Cinq années de ma vie, 1894-1899
Paris, 23 février 1895.
Mon cher Alfred,
J'ai été profondément affectée en apprenant, aussitôt mon retour, que tu avais quitté l'île de Ré. Tu étais bien loin de moi, il est vrai, et cependant je pouvais te voir chaque semaine et ces entrevues étaient ardemment attendues. Je lisais dans tes yeux tes atroces souffrances et je ne rêvais qu'à te les diminuer un peu. Maintenant je n'ai plus qu'un espoir, qu'un désir, venir te rejoindre, t'exhorter à la patience et à force d'affection et de tendresse te faire attendre avec calme l'heure de la réhabilitation. Voici maintenant ta dernière étape de souffrance, j'espère au moins que sur le bateau, pendant cette longue traversée, tu auras rencontré des gens humains, que la pensée d'un innocent, d'un martyr, aura attendris!...
Pas une seconde ne se passe, mon mari adoré, sans que ma pensée ne soit avec toi. Mes journées et mes nuits se passent en angoisses continues pour ta santé, pour ton moral. Pense que je ne sais rien de toi et que je ne saurai rien de toi jusqu'à ton arrivée!...
Paris, 26 février 1895.
Jour et nuit je pense à toi, je partage tes souffrances, j'ai des angoisses atroces en te sentant t'éloigner ainsi, naviguer sur une mer peut-être déchaînée et augmenter ainsi tes tortures morales par un malaise physique. Par quelle fatalité nous trouvons nous aussi cruellement éprouvés?...
J'ai hâte d'être près de toi et de pouvoir dominer un peu par mon affection, ma tendresse, notre immense chagrin; j'ai demandé au ministre des colonies l'autorisation de te rejoindre, la loi permettant aux femmes et enfants des déportés de les accompagner; je ne vois pas qu'il puisse y avoir d'objection à cet égard; aussi j'attends ma réponse avec une impatience fébrile...
Paris, 28 février 1895.
Te décrire ma tristesse, mon chagrin à mesure que je te sens t'éloigner m'est impossible; mes journées se passent en réflexions atroces, mes nuits en cauchemars épouvantables; les enfants seuls par leurs gentilles manières, leur âme si fraîche, arrivent à me rappeler que j'ai un grand devoir à remplir et que je n'ai pas le droit de me laisser aller; je me ressaisis alors et je tiens à cœur de les élever comme tu as toujours désiré le faire, de suivre tes excellents conseils, d'en faire de nobles cœurs, de façon qu'à ton retour tu trouves ces petites âmes telles que tu les rêvais.
Paris, 5 mars 1895.
Je t'ai expédié avec ma dernière lettre un paquet de revues de toutes sortes qui t'intéresseront et qui t'aideront dans la mesure du possible à te faire trouver les heures un peu moins longues en attendant que tu reçoives la bonne nouvelle de la découverte du coupable. Pourvu, mon Dieu, que la vie qui t'attend là-bas ne soit pas trop pénible, que tu ne manques pas du strict nécessaire et que tu supportes physiquement les rigueurs qui te seront imposées...
Depuis que tu as quitté la France mes souffrances ont doublé, rien ne peut égaler les angoisses affreuses qui me torturent. Je serais mille fois moins malheureuse si j'étais avec toi; je saurais au moins comment tu te trouves, quel est ton état de santé, ton moral, et mes inquiétudes de ce côté seraient au moins calmées...
Lucie.
Suite de mon Journal.
Samedi 15 juin 1895.
Je suis resté enfermé toute la semaine dans mon cabanon, par suite de la présence des forçats qui sont venus travailler à la caserne des surveillants.
Tous les supplices.
Cette nuit, coliques sèches qui me tordaient sur mon lit.
Mercredi 19 juin 1895.
Chaleur sèche; la saison des pluies tire à sa fin. Je suis couvert de boutons produits par les piqûres des moustiques et autres insectes.
Mais tout cela n'est rien! Que sont les souffrances physiques à côté de mes horribles tortures morales? des infiniment petits.
C'est mon cerveau, c'est mon cœur qui souffrent et hurlent de douleur. Quand donc découvrira-t-on le coupable, quand donc connaîtrai-je enfin la vérité sur cette tragique histoire? Vivrai-je jusque là? J'en doute parfois, tant je sens tout mon être se dissoudre dans une désespérance terrible. Et ma pauvre et chère Lucie, et mes enfants! Non, je ne les abandonnerai pas; je soutiendrai les miens de toute l'ardeur de mon âme tant que j'aurai ombre de forces. Il me faut tout mon honneur, tout l'honneur de mes enfants.
Samedi 22 juin, 11 heures soir
Impossible de dormir. Je suis enfermé dès six heures et demie du soir, éclairé seulement par le fanal du corps de garde. D'ailleurs, je ne puis faire de l'anglais toute la nuit, les quelques revues qui me parviennent sont bien vite lues.
Puis toute la nuit, c'est un va et vient continu dans le corps de garde, un bruit incessant de portes brusquement ouvertes, puis verrouillées. D'abord, la relève toutes les deux heures du surveillant de garde; en outre, le surveillant de ronde vient signer chaque heure au corps de garde. Ces allées et venues continuelles, ces grincements de serrures deviennent comme des choses fantasmagoriques dans mes cauchemars.
Quand finira ce martyre aussi horrible qu'immérité?
Mardi 25 juin 1895.
Les condamnés viennent de nouveau travailler dans l'île. Me voilà enfermé dans mon cabanon.
Vendredi 28 juin 1895.
Toujours enfermé, à cause de la présence des condamnés ici!
J'arrive, à force de volonté, en tendant mes nerfs, à travailler l'anglais trois ou quatre heures par jour, mais, le reste du temps, ma pensée se reporte toujours à cet horrible drame. Il me semble parfois que le cœur, que le cerveau vont éclater.
Samedi 29 juin 1895.
Je viens de voir passer le courrier venant de France. Comme ce mot fait tressaillir mon âme. Penser que ma patrie, à laquelle j'ai consacré toutes mes forces, toute mon intelligence, peut me croire un vil gredin! Ah! c'est parfois trop lourd pour des épaules humaines.
Jeudi 4 juillet 1895.
Je n'ai pas eu la force d'écrire ces jours-ci, tant j'ai été bouleversé, en recevant enfin, après une si longue attente, des lettres relativement récentes de ma femme, de toute ma famille; les dernières lettres reçues datent du 25 mai, on a enfin prévenu ma famille que les lettres devaient passer par la voie du Ministère.
Toujours rien; le coupable n'est pas découvert. Je souffre de toutes les tortures de ma famille, comme des miennes propres. Je ne parle même pas des mille misères de chaque jour, qui sont autant de blessures pour mon cœur ulcéré.
Mais je ne lâcherai pas pied; il faut que j'insuffle l'énergie à ma femme, je veux l'honneur de mon nom, de mes enfants.
*
* *
Voici quelques extraits des lettres que je reçus de ma femme à cette date:
Paris, 25 mars 1895.
J'espère que cette lettre te trouvera en bonne santé... J'attends de mon côté avec une très grande impatience la nouvelle de ton arrivée, elle ne peut plus tarder, car voilà bientôt trois semaines que tu es en route. Quel calvaire tu as traversé et quels moments épouvantables tu as encore à passer jusqu'à ce que nous arrivions à la vérité...
Mathieu ne peut se décider à s'absenter. Je sais combien tu l'as toujours aimé, combien tu admirais son beau caractère...
Paris, 27 mars 1895.
J'ai le cœur déchiré en pensant à tes souffrances, au chagrin que tu dois ressentir tout seul, exilé, n'ayant même pas une âme auprès de toi qui puisse te soutenir, te donner de l'espoir, du courage. Je voudrais tant être près de toi, partager ta douleur et la diminuer un peu par ma présence. Je t'assure que ma pensée est bien plus aux îles du Salut qu'ici; je vis là-bas avec toi, je cherche à te voir dans cette île perdue, à me représenter ta vie...
Paris, 6 avril 1895.
J'ai lu ce matin, non sans émotion, le récit de ton arrivée aux îles du Salut; d'après les journaux, c'est l'île du Diable qui t'a été réservée. Mais si la nouvelle de ton arrivée est parvenue jusqu'en France, je n'ai encore absolument rien reçu de toi. Je ne puis te dire combien je souffre ainsi, séparée complètement de mon mari tant aimé, privée totalement de nouvelles et ne sachant comment tu supportes cet horrible martyre...
Ton abnégation si admirable, ton courage si héroïque, ton âme si énergique nous donnent des forces pour accomplir la tâche qui nous incombe; nous la mènerons à bien, j'en suis sûre...
Paris, 12 avril 1895.
Toujours sans nouvelles de toi, c'est terrible. Il va y avoir deux mois que je t'ai vu et depuis rien, absolument rien. Pas une ligne de ton écriture, m'apportant quelque chose de toi, c'est bien dur!...
Pour moi ce sont des angoisses terribles de te sentir aussi malheureux; mon cœur, tout mon être est torturé à cette pensée...
Paris, 21 avril 1895.
21 avril! Cette date me rappelle d'excellents souvenirs. Il y a aujourd'hui cinq ans nous étions heureux, parfaitement contents; quatre ans et demi se sont écoulés d'une existence délicieuse, nous ne connaissions que le bonheur. Puis, tout à coup, le coup de foudre, un effondrement épouvantable. Je t'ai toujours dit que je n'avais rien à désirer, que je possédais tout. Eh bien, cette fois je forme des vœux ardents, ce ne sont plus des désirs, c'est une supplication, une prière que j'adresse à Dieu pour que cette année nous ramène le bonheur, pour que notre honneur qui nous a été dérobé nous soit rendu, pour que tu retrouves, avec la force, la joie, le bonheur, la santé...
Paris, 24 avril 1895.
Je n'ai encore rien reçu de toi et je suis navrée. Chaque matin j'espère, j'attends. Chaque soir je me couche avec la même déception. Ah! mon pauvre cœur, comme il est torturé...
Paris, 26 avril 1895.
... Je viens de passer la journée la plus épouvantable de mon existence. Un journal n'a-t-il pas annoncé que tu étais malade! Les tortures que j'ai subies après cette lecture sont indescriptibles. Te sentir malade là-bas, seul, n'avoir même pas la consolation de te soigner, de te faire du bien, c'était atroce. Mon cœur, tout mon être, me faisait horriblement mal. Moi qui t'avais supplié de vivre, qui n'avais plus qu'un espoir, celui de te voir encore heureux et de contribuer à ce bonheur; toutes les idées les plus noires m'ont passé par la tête. Affolée, je me suis adressée au ministère des colonies. La nouvelle était fausse...
Quand m'arrivera ta première lettre? Je l'attends avec une impatience enfantine...
Paris, 5 mai 1895.
La lettre que j'attends de toi, depuis ton arrivée, avec une si grande impatience, ne m'est pas encore parvenue. Depuis que je sais que le courrier français est arrivé (depuis le 23 avril), j'ai des battements de cœur chaque fois que le facteur arrive et chaque fois j'ai le même désappointement. Il en est de même pour mon autorisation de venir te rejoindre; le ministre des colonies n'a pas encore répondu à mes deux demandes successives qui datent du mois de février! Que faire? Que penser?
Ton petit Pierre fait tous les soirs une ardente prière pour demander ton prompt retour. Le pauvre petit, qui a l'habitude que tout lui sourie dans la vie, ne comprend pas pourquoi ses vœux n'ont pas été exaucés; il la répète deux fois, de peur de ne l'avoir pas dite assez bien...
Paris 9 mai 1895.
Enfin j'ai reçu une lettre de toi. Je ne puis te dire quelle joie j'ai éprouvée et combien mon cœur a battu en revoyant ton écriture chérie, en lisant ces lignes que tu avais écrites, les premières qui me parviennent depuis ton arrivée, c'est-à-dire depuis près de deux mois. Tes souffrances, tes tortures, je les partage.
Lucie.
Suite de mon Journal.
Samedi 6 juillet 1895.
Toujours cette vie atroce de suspicion, de surveillance continuelle, de mille piqûres journalières. Mon cœur bout de colère et d'indignation et je suis obligé pour moi-même, pour ma dignité, de n'en rien laisser paraître.
Dimanche 7 juillet 1895.
Les forçats ont enfin terminé leurs travaux. Aussi, hier et aujourd'hui, ai-je lavé mes torchons, nettoyé ma vaisselle à l'eau chaude, ravaudé mon linge qui est dans un piteux état.
Mercredi 10 juillet 1895.
Les vexations de tout genre recommencent de plus belle. Je ne puis plus me promener autour de ma case, je ne peux plus m'asseoir derrière ma case, devant la mer, seul endroit où il faisait frais et de l'ombre. Enfin je suis mis au régime des forçats, c'est-à-dire plus de café, plus de cassonade; un morceau de pain de deuxième qualité chaque jour et deux fois par semaine 250 grammes de viande. Les autres jours, endaubage ou lard conservé. Il est possible que ce nouveau régime comporte aussi la suppression des vivres de conserve que je recevais de Cayenne.
Je ne sortirai plus de mon cabanon, je vivrai de pain et d'eau; cela durera tant que cela pourra.
Vendredi 12 juin 1895.
Ce n'est point, paraît-il, la ration des forçats qui m'est délivrée, mais une ration spéciale pour moi. Enfin, cela ne comporte pas la suppression des vivres de conserve que je reçois de Cayenne.
Mais peu importe tout cela.
Ce sont mes nerfs, mon cerveau, mon cœur qui souffrent!
Impossible d'aller m'asseoir au seul endroit où il y avait un peu d'ombre dans la journée, où le vent de la mer qui me fouettait la figure faisait écho aux vibrations de mon âme.
Même jour, soir.
Je viens de recevoir des vivres de conserve de Cayenne. Mais qu'importe la nourriture du corps, le martyre qu'on me fait endurer est effroyable. On doit me garder, m'empêcher de partir—si tant est que j'en aie jamais manifesté l'intention, car la seule chose que je cherche, que je veux, c'est mon honneur—mais je suis poursuivi partout, tout ce que je fais est critiqué, matière à suspicion. Quand je marche trop vite, on dit que j'épuise le surveillant qui doit m'accompagner; quand je déclare alors que je ne sortirai plus de mon cabanon, on menace de me punir! Enfin le jour de la lumière finira bien par arriver, par venir.
Dimanche 14 juillet 1895.
J'ai vu flotter partout le drapeau tricolore, ce drapeau que j'ai servi avec honneur, avec loyauté. Ma douleur est telle, que la plume me tombe des mains; il y a des sensations qui n'ont pas de mots pour être exprimées.
Mardi 16 juillet 1895.
Les chaleurs deviennent terribles. La partie de l'île qui m'est réservée est complètement découverte; les cocotiers ne s'étendent que dans l'autre partie.
Je passe la plus grande partie des journées dans mon cabanon. Et rien à lire! Les revues du mois dernier ne me sont pas parvenues.
Et pendant ce temps, que deviennent ma femme, mes enfants?
Et toujours ce silence de tombe autour de moi.
Samedi 20 juillet 1895.
Les journées s'écoulent terriblement monotones dans l'attente anxieuse d'un meilleur lendemain.
Ma seule occupation est de travailler un peu l'anglais.
C'est la tombe, avec la douleur en plus d'avoir encore un cœur.
Pluie torrentielle dans la soirée, suivie d'une buée chaude et accablante. Fièvre pour moi.
Dimanche 21 juillet 1895.
Fièvre toute la nuit dernière; envie de vomir continuelle. Les surveillants paraissent au moins aussi déprimés que moi par le climat.
Mardi 23 juillet 1895.
Encore une mauvaise nuit. Douleur rhumatismale, plutôt nerveuse, qui se déplaçait constamment, tantôt intercostale, tantôt se fixant entre les deux épaules. Mais je lutterai aussi contre mon corps; je veux vivre, voir la fin.
Mercredi 24 juillet 1895.
Le spleen me prend aussi. Jamais une figure sympathique, jamais ouvrir la bouche, comprimer nuit et jour son cerveau et son cœur!
Dimanche 28 juillet 1895.
Le courrier venant de France vient d'arriver. Mais mes lettres vont d'abord à Cayenne, puis reviennent ici, quoique déjà lues et contrôlées en France.
Lundi 29 juillet 1895.
Toujours la même chose, hélas! Les journées, les nuits se passent à lutter avec moi-même, à éteindre les bouillonnements de mon cerveau, à étouffer les impatiences de mon cœur, à surmonter enfin les horreurs de la vie.
Soir.
Journée lourde, étouffante, énervante au suprême degré. Mes nerfs sont tendus comme des cordes à violon. Nous sommes dans la saison sèche et cela va durer jusqu'en janvier. Espérons qu'à ce moment tout sera fini.
Mardi 30 juillet 1895.
Un surveillant vient de partir, accablé par les fièvres du pays. C'est le deuxième qui est obligé de s'en aller depuis que je suis ici. Je le regrette, car c'était un brave homme, faisant strictement le service qui lui était imposé, mais loyalement, avec tact et mesure.
Mercredi 31 juillet 1895.
Toute la nuit dernière, j'ai rêvé de toi, ma chère Lucie, de nos enfants. J'attends avec une impatience fébrile le courrier venant de Cayenne. J'espère qu'il m'apportera mes lettres. Les nouvelles seront-elles bonnes? A-t-on enfin la piste du misérable qui a commis cet horrible forfait?
Jeudi 1er août, midi.
Le courrier venant de Cayenne est arrivé ce matin à 7 h. 1/4.
M'apporte-t-il mes lettres et quelles nouvelles? Jusqu'à présent, je n'ai encore rien reçu.
4 heures 1/2.
Toujours rien. Terribles heures d'attente.
9 heures du soir.
Rien ne m'est parvenu. Quelle amère déception!
Vendredi 2 août 1895, matin.
Quelle horrible nuit je viens de passer! Et il faut que je lutte toujours et encore. J'ai parfois de folles envies de sangloter, tant ma douleur est immense, mais il faut que je ravale mes pleurs, car j'ai honte de ma faiblesse devant les surveillants qui me gardent nuit et jour.
Pas même un instant seul avec ma douleur!
Ces secousses m'épuisent et aujourd'hui je suis brisé de corps et d'âme. Et cependant je vais écrire à Lucie, lui cacher mes douleurs, lui crier courage. Il faut que nos enfants entrent dans la vie la tête haute et fière, quoi qu'il advienne de moi.
7 heures soir.
Mon courrier était arrivé, on vient seulement de me l'apporter. Toujours rien. Mais j'aurai la patience qu'il faut; la machination dont je suis la victime doit être découverte, il faut qu'elle le soit.
Je saurai souffrir encore.
*
* *
Voici quelques extraits des lettres de ma femme, que je reçus le 2 août au soir:
Paris, 6 juin 1895.
J'attends avec une bien vive anxiété quelques bonnes lettres de toi et des nouvelles qui me rassurent un peu sur ta santé pour laquelle je me fais tant de soucis. Le bateau est arrivé le 23 mai, nous sommes aujourd'hui le 6 juin et ton courrier ne m'est pas encore parvenu. Chaque fois le facteur me donne une nouvelle émotion, émotion bien inutile. Ma pensée n'est que vers toi, ma vie pour toi...
Paris, 7 juin 1895.
... Je viens d'être interrompue en t'écrivant par l'arrivée de tes excellentes lettres... C'est dans ton énergie que je puise des forces, c'est toi qui me soutiens... D'autre part, si je puis vivre séparée ainsi de toi, torturée par tes cruelles souffrances, c'est que mon espoir est immense, ma confiance en l'avenir absolue. Mais je souffre tellement d'être séparée de toi, que j'ai adressé une nouvelle demande pour venir partager ton exil. J'aurai au moins le bonheur de vivre de ta vie, d'être auprès de toi, de te témoigner mon immense affection.
Je passe des heures à lire et relire tes bonnes lettres; elles sont ma consolation en attendant le bonheur de venir te retrouver...
Lucie.
Quand je vis la situation qui m'était faite aux îles du Salut, je ne me fis aucune illusion sur la suite qui serait donnée aux demandes faites par ma femme pour venir me rejoindre. Je compris qu'elles seraient constamment repoussées.
Suite de mon Journal.
Samedi 3 août 1895.
Je n'ai pas fermé l'œil de la nuit. Ces émotions me brisent.
Voir tant de douleurs accumulées si injustement autour de soi, et ne rien pouvoir faire pour les dissiper!
Samedi 4 août 1895.
Je viens de passer deux heures, de 5 h. 1/2 à 7 h. 1/2, à laver mes torchons, mes pantalons de drap, ma vaisselle. Ces efforts me brisent, mais me font du bien quand même. Ah! je lutte tant que je peux contre le climat, contre mes tortures, car je voudrais avant de succomber savoir que mon honneur m'est rendu.
Mais que ces journées et ces nuits sont longues!
Je n'ai pas reçu de revue depuis deux mois, je n'ai rien à lire.
Je n'ouvre jamais la bouche, plus silencieux qu'un trappiste.
J'avais fait demander à Cayenne une boîte d'instruments de menuiserie afin de pouvoir m'occuper un peu physiquement. Ils m'ont été refusés. Pourquoi? Encore une énigme que je ne veux pas chercher à résoudre. Je me trouve depuis neuf mois devant tant d'énigmes qui déroutent ma raison, que je préfère éteindre mon cerveau et vivre en inconscient.
Lundi 5 août 1895.
La chaleur devient terrible et je me sens si brisé, si las de cet effroyable martyre que je supporte depuis neuf mois.
Samedi 10 août 1895.
Je ne sais jusqu'où j'irai, tant mon cœur, mon cerveau me font souffrir, tant ce drame affreux déroute ma raison, tant toutes mes croyances en la justice humaine, en l'honnêteté, au bien, ont sombré devant des faits aussi horribles.
Si donc je succombe et que ces lignes te parviennent, ma chère Lucie, crois bien que j'aurai fait tout ce qui est humainement possible pour résister à un aussi long et aussi pénible martyre.
Sois alors courageuse et forte, que tes enfants deviennent ta consolation, qu'ils t'inspirent ton devoir.
Quand on a la conscience pour soi, d'avoir toujours et partout fait son devoir, on peut se présenter partout la tête haute, on doit revendiquer son bien, notre honneur.
Lundi 2 septembre 1895.
Il y a bien longtemps que je n'ai rien ajouté à mon journal.
A quoi bon? Je lutte pour vivre, si horrible que soit ma situation, si broyé que soit mon cœur, car je voudrais voir, entre ma femme et mes enfants, au milieu des miens, le jour où l'honneur nous sera rendu.
Mais souhaitons que cela ait un terme, mon cœur est bien malade. Hier j'ai eu une syncope, mon cœur a tout d'un coup cessé de battre. Je me sentais partir, sans souffrance. Qu'était-ce au juste, je n'ai pu m'en rendre compte moi-même.
J'attends mon courrier.
Vendredi 6 septembre 1895.
Je n'ai toujours pas de lettres! Il n'existe pas de mots pour exprimer un martyre pareil! Heureux les morts!
Et être obligé de vivre jusqu'à mon dernier souffle, tant que mon cœur battra!
Samedi 7 septembre 1895.
Je viens de recevoir les lettres. Le coupable n'est pas encore découvert.
*
* *
(Quelques extraits des lettres de ma femme reçues à cette date.)
Paris, 8 juillet 1895.
Tes lettres de mai et du 3 juin me sont parvenues. Elles m'ont fait un bien immense. Il me semblait que je t'entendais parler, que ta voix chérie résonnait à mes oreilles; il me parvenait enfin quelque chose de toi, tes pensées si nobles et si belles venaient se refléter dans mon esprit. Te dire que je n'ai pas pleuré en recevant ces lignes si impatiemment attendues serait mentir; mais j'ai vu avec un bonheur immense que tu t'étais ressaisi. Tu es si vaillant que tu nous soutiens tous. Ton exemple nous fortifie dans la tâche que nous nous sommes tracée... J'ai été touchée jusqu'au fond de l'âme de la lettre que tu as écrite à notre Pierre; lui était enchanté et sa petite physionomie d'enfant s'éclaire quand je lui relis tes lignes, il les sait par cœur. Quand il parle de toi, il y met toute son ardeur.Paris, 10 juillet 1895.
Je viens encore te dire courage et patience; avec une grande volonté, beaucoup d'énergie, nous surmonterons toutes les difficultés, nous arriverons à nous rendre maîtres de cet effroyable mystère qui nous a si profondément atteints. C'est mon but, mon unique désir, mon idée fixe, celle de Mathieu, de tous, que de te donner le suprême bonheur de voir ton innocence éclater au grand jour. Je veux arriver à démasquer les coupables d'une infamie pareille, d'une monstruosité sans exemple. Si nous n'étions pas nous-mêmes les victimes d'un si horrible crime, je n'admettrais pas qu'il pût exister des hommes assez bas, assez lâches, assez pervers, pour arracher l'honneur d'une famille qui était fière de son nom intact, pour laisser condamner un officier irréprochable, sans que leurs consciences au moment décisif ne leur arrachent un cri d'aveu.Lucie.
Suite de mon Journal.
22 septembre 1895.
Palpitations de cœur toute la nuit dernière. Aussi suis-je bien fatigué ce matin.
Vraiment l'esprit reste perplexe devant de pareils faits.
Condamné sur une preuve d'écriture, voilà bientôt un an que je demande justice, et cette justice, que je réclame, ce n'est pas une discussion sur l'écriture, mais la recherche, la découverte du misérable qui a écrit cette lettre infâme. Le gouvernement a tous les moyens pour cela. Nous ne sommes pas en face d'un crime banal, dont on ne connaisse ni tenants ni aboutissants. Les aboutissants sont connus, donc la lumière peut être faite, quand on voudra bien la faire.
D'ailleurs, le moyen m'importe peu.
C'est là où mon esprit, ma raison se perdent, c'est qu'on n'ait pas encore fait cette lumière, éclairci cet horrible drame.
Ah! cette justice que je demande, il me la faut, pour mes enfants, pour les miens, et je resterai debout, jusqu'à mon dernier souffle, si horrible que soit mon supplice, pour la réclamer.
Mais quelle vie pour un homme qui ne place l'honneur de personne au-dessus du sien!
La mort certes eût été un bienfait! Je n'ai même pas le droit d'y penser.
27 septembre 1895.
Un supplice pareil finit par dépasser la limite des forces humaines. C'est renouveler chaque jour les angoisses de l'agonie, c'est faire descendre un innocent tout vivant dans la tombe.
Ah! je laisse leurs consciences comme juges à ceux qui m'ont fait condamner sur une preuve d'écriture, sans preuves tangibles, sans témoins, sans mobile pour faire concevoir un acte aussi infâme.
Si encore, après ma condamnation, comme on me l'a promis au nom du ministre de la Guerre, on avait poursuivi résolument, activement les recherches pour démasquer le coupable!
Et puis, il y a la voie diplomatique.
Un gouvernement a tous les moyens nécessaires pour éclairer un pareil mystère; c'est son devoir strict et absolu.
Ah! l'humanité, avec ses passions et ses haines, avec ses laideurs morales!
Ah! les hommes, avec leurs intérêts personnels qui les guident! peu leur importe tout le reste.
De la justice! C'est bon quand on a le temps, ou que cela ne gêne pas, ne nuit à personne!
Parfois je suis tellement écœuré, tellement las, que j'ai envie de m'étendre, de me laisser aller et d'en finir ainsi avec la vie, sans y porter atteinte moi-même, car ce droit, hélas! je ne l'ai, je ne l'aurai jamais.
Ce supplice devient trop horrible.
Il faut que cela finisse. Il faut que ma femme fasse entendre sa voix, la voix d'innocents qui demandent justice.
Si je n'avais que ma vie à disputer, je ne lutterais certes pas ainsi; mais c'est pour mon honneur que je vis, et je lutterai pied à pied.
Les peines du corps ne sont rien, celles du cœur sont atroces.
29 septembre 1895.
Violentes palpitations du cœur ce matin. J'étouffais. La machine lutte, combien de temps durera-t-elle encore?
La nuit dernière aussi, j'ai eu un horrible cauchemar, dans lequel je t'appelais à grands cris, ma pauvre et chère Lucie!
Ah! s'il n'y avait que moi, mon dégoût des hommes et des choses est tellement profond que je n'aspirerais plus qu'au grand repos, au repos éternel.
1er octobre 1895.
Je ne sais plus comment traduire mes sensations. Les heures me paraissent des siècles.
5 octobre 1895.
J'ai reçu les lettres de ma famille. Toujours rien. Il s'élevait de toutes ces lettres un tel cri d'agonie, un tel cri de souffrances, que tout mon être en a été profondément secoué.
Aussi, je viens d'adresser la lettre suivante à Monsieur le Président de la République:
«Accusé, puis condamné sur une preuve d'écriture, pour le crime le plus infâme qu'un soldat puisse commettre, j'ai déclaré et je déclare encore que je n'ai pas écrit la lettre qu'on m'impute, que je n'ai jamais forfait à l'honneur.
«Depuis un an, je lutte, seul avec ma conscience, contre la fatalité la plus épouvantable qui puisse s'acharner après un homme.
«Je ne parle pas des souffrances physiques, elles ne sont rien; les peines du cœur sont tout.
«Souffrir ainsi est déjà épouvantable, mais sentir souffrir tous les siens autour de soi, est horrible. C'est l'agonie de toute une famille pour un crime abominable que je n'ai jamais commis.
«Je ne viens solliciter ni grâces, ni faveurs, ni convictions morales; je demande, je supplie qu'on fasse la lumière pleine, entière, sur cette machination dont ma famille et moi sommes les malheureuses et épouvantables victimes.
«Si j'ai vécu, Monsieur le Président, si j'arrive encore à vivre, c'est que le devoir sacré que j'ai à remplir vis-à-vis de tous les miens remplit mon âme et la gouverne; autrement j'aurais déjà succombé sous un fardeau trop lourd pour des épaules humaines.
«Au nom de mon honneur arraché par une erreur épouvantable, au nom de ma femme, au nom de mes enfants—oh! Monsieur le Président, rien qu'à cette dernière pensée, mon cœur de père, de Français, d'honnête homme, rugit et hurle de douleur—je vous demande justice, et cette justice pour laquelle je vous sollicite, avec toute mon âme, avec toutes les forces de mon cœur, les mains jointes dans une prière suprême, c'est de faire faire la lumière sur cette tragique histoire, de faire cesser ainsi le martyre effroyable d'un soldat et d'une famille pour lesquels l'honneur est tout.»
J'écris aussi à Lucie d'agir par elle-même, énergiquement, résolument, car ce martyre finira par nous jeter tous par terre.
On me dit que je pense plus aux souffrances des autres qu'aux miennes propres. Ah! certes oui, car si j'étais seul au monde, si je me laissais aller à ne penser qu'à moi, il y a longtemps que ma tombe serait creusée.
Ce qui me donne précisément ma force, c'est la pensée de Lucie, celle de mes enfants.
Ah! mes chers enfants! Mourir, peu m'importe. Mais avant de mourir, je veux savoir que le nom de mes enfants est lavé de cette souillure.
*
* *
Quelques extraits des lettres de ma femme que je reçus en octobre:
Paris, 4 août 1895.
Je n'ai pas la patience d'attendre ton courrier pour t'écrire, j'ai besoin de causer un peu avec toi, de me rapprocher de ton âme si belle, si éprouvée, et de puiser en toi une nouvelle provision de force et de courage.
Paris, 12 août 1895..
Enfin, j'ai reçu tes lettres, je les dévore, je les lis, je les relis, avec une avidité insatiable.
Quand pourrai-je, par ma sollicitude, par mon affection, effacer complètement en toi le souvenir de ces atroces journées, de cette terrible année qui a tracé dans ton cœur une blessure si profonde. Je voudrais pouvoir tripler mes forces pour hâter ce moment si anxieusement attendu et montrer au monde entier que nous sommes purs de cette boue infâme que l'on nous a jetée à la face...
Paris, 19 août 1895.
Quand je veux diminuer un peu l'énervement de l'attente, quand je veux atténuer ma fièvre d'impatience, c'est auprès de toi que je viens reprendre du calme, de nouvelles forces.
Ce qui me navre, c'est de penser que seul, loin de tous ceux que tu aimes et qui t'aiment de toute leur âme, tu es en proie à une attente terrible; tu te tortures l'esprit à éclaircir ce mystère et ton pauvre cœur si bon, ta conscience si droite, ne peuvent croire à tant d'infamie...
Lucie.
Suite de mon Journal.
6 octobre 1895.
Chaleur terrible. Les heures sont de plomb.
14 octobre 1895.
Vent violent. Impossible de sortir. Journée d'une longueur terrible.
26 octobre 1895.
Je ne sais plus comment je vis. Mon cerveau est broyé. Ah! dire que je ne souffre pas au delà de toute expression, que souvent je n'aspire pas au repos éternel, que cette lutte entre mon dégoût profond des hommes et des choses, et mon devoir n'est pas terrible, ce serait mentir!
Mais chaque fois que je défaille, dans mes longues nuits ou dans mes journées solitaires, chaque fois que ma raison, ébranlée par tant de secousses, se demande enfin comment, après une vie de travail, d'honneur, il est possible que j'en sois là, et qu'alors je voudrais fermer les yeux pour ne plus voir, pour ne plus penser, pour ne plus souffrir enfin, je me raidis dans un effort violent de tout l'être et je me crie à moi-même: «Tu n'es pas seul, tu es père, tu dois défendre ton honneur, celui de ta femme, de tes enfants» et je repars d'un nouvel élan, pour retomber, hélas! un peu plus loin, et repartir encore.
Voilà ma vie journalière.
30 octobre 1895.
Spasmes violents du cœur.
Temps lourd qui abat toute énergie. Temps de transition, avant la saison des pluies, la plus mauvaise période aussi à la Guyane. Me jettera-t-elle définitivement par terre?
Nuit du 2 au 3 novembre 1895.
Le courrier venant de Cayenne est arrivé, mais pas de lettres.
Je crois qu'il est impossible de se figurer la déception poignante que l'on éprouve, quand, après avoir attendu pendant un long mois, anxieusement, des nouvelles des siens, rien ne vient.
Enfin, il est entré tant de douleurs dans mon âme depuis plus d'un an que je n'en suis plus à compter avec les plaies de mon cœur.
Cependant, cette émotion, que je devrais connaître, tant elle s'est fréquemment renouvelée, m'a tant brisé que quoique je sois levé depuis ce matin à cinq heures et demie, quoique j'aie marché au moins six heures pour briser mes nerfs, il m'est impossible de dormir.
Quel supplice, et combien de temps durera-t-il encore?
4 novembre 1895.
Chaleur terrible, au moins 45°.
Rien de plus déprimant, rien qui use autant les énergies du cœur et de l'âme, que ces longs silences angoissés, sans jamais entendre parole humaine, sans jamais voir figure amie, ou seulement sympathique.
7 novembre 1895.
Qu'est devenu le courrier qui m'est adressé? Où s'est-il arrêté? Est-il resté à Paris ou à Cayenne? Autant de questions angoissantes que je me pose, presque à chaque heure du jour.
Je me demande souvent si je suis éveillé ou si je rêve, tant tout ce qui se passe depuis un an est incroyable, inimaginable.
Avoir abandonné son pays, l'Alsace, avoir quitté une situation indépendante au milieu des siens, avoir servi sa patrie avec tout son cœur, toute son intelligence, pour se voir un beau jour accusé, puis condamné pour un crime aussi infâme qu'odieux, sur la foi de l'écriture d'un papier suspect, n'y a-t-il pas de quoi démoraliser un homme à jamais!
Mais je suis obligé de résister, de lutter, pour ma chère Lucie, pour mes enfants.
9 novembre 1895.
Journée terriblement longue. Premières pluies. Obligé de me confiner dans mon cabanon. Rien à lire. Les livres annoncés par la lettre du mois d'août ne me sont pas encore parvenus.
15 novembre 1895.
J'ai enfin reçu mon courrier. Le coupable n'est pas encore découvert.
Enfin, j'irai jusqu'au bout de mes forces qui déclinent chaque jour; c'est une lutte incessante pour pouvoir résister à cet isolement profond, à ce silence perpétuel, sous un climat qui abat toute énergie, n'ayant rien à faire, rien à lire, en tête à tête avec mes tristes et décevantes pensées.
*
* *
Quelques extraits des lettres de ma femme, que je reçus le 15 novembre 1895:
Paris, 5 septembre 1895.
Que de longues heures, que de pénibles journées nous avons traversées depuis le jour où le malheur effroyable est venu nous atterrer comme un coup de massue! Espérons que nous avons enfin gravi le plus dur de notre calvaire; nous avons traversé les plus atroces angoisses, nous avons trouvé en notre conscience la force de supporter le plus pénible des martyres; Dieu qui nous a si cruellement éprouvés nous donnera la volonté d'accomplir jusqu'au bout notre devoir...
Je comprends tes angoisses et je les partage; comme toi j'ai des moments terribles où la patience m'échappe, tant je trouve le temps long et les heures d'attente cruelles, mais alors je pense à toi, au bel exemple de courage et de volonté que tu me donnes et je puise des forces dans ton amour...
Paris, 25 septembre 1895.
C'est la dernière lettre que je t'écris avant de t'expédier ce courrier; je fais des vœux ardents pour qu'il te trouve en bonne santé et toujours fort et courageux; je ne puis venir te rejoindre, je n'ai pas encore l'autorisation. Pour moi cette attente est cruelle, et c'est une amère déception à ajouter à tant d'autres...
Lucie.
Au bas de cette lettre, se trouvaient les quelques lignes suivantes de mon frère Mathieu:
J'ai reçu ta bonne lettre, mon cher frère, et ce m'est une grande consolation et un grand réconfort de te savoir si fort et si courageux. Ce n'est pas espère que je te dis: aie foi, aie confiance! Il est impossible qu'un innocent paye pour un coupable.
Il n'est pas de jour que je ne sois avec toi de pensée et de cœur.
Mathieu.
Suite de mon journal
30 novembre 1895.
Je ne veux pas parler des piqûres journalières, car je les méprise. Il me suffit de demander n'importe quelle chose insignifiante, de nécessité banale, au surveillant-chef, pour voir ma demande aussitôt repoussée. Aussi je ne renouvelle jamais aucune demande, préférant me passer de tout, n'ayant à m'humilier devant personne.
Mais ma raison finira par sombrer sous cet incroyable martyre.
3 décembre 1895.
Je n'ai pas encore reçu le courrier du mois d'octobre. Journée lugubre, pluie incessante. Le cerveau se rompt, le cœur se brise.
Le ciel est noir comme de l'encre, l'atmosphère embrumée; vraie journée de mort, d'enterrement.
Combien souvent me revient à l'esprit cette exclamation de Schopenhauer, qui, à la vue des iniquités humaines, s'écriait:
«Si Dieu a créé le monde, je ne voudrais pas être Dieu.»
Le courrier venant de Cayenne est arrivé, paraît-il, mais n'a pas apporté mes lettres. Que de douleurs!
Rien à lire, rien pour échapper à mes pensées. Ni livres, ni revues ne me parviennent plus.
Je marche dans la journée jusqu'à épuisement de forces, pour calmer mon cerveau, pour briser mes nerfs.
5 décembre 1895.
Vraiment, je me demande ce que valent les consciences d'aujourd'hui?
Dire qu'il y a des hommes, soi-disant honnêtes, comme le nommé Bertillon, qui ont osé jurer, sans restriction, que du moment où c'était ressemblant à mon écriture, il n'y avait que moi ayant pu écrire cette lettre infâme. Preuves morales ou autres, peu leur importait.
Ah! j'espère que le jour où le véritable coupable sera démasqué, s'il reste un peu de cœur à ces hommes-là, ils trouveront encore une balle de pistolet pour se la loger dans la tête, pour se faire justice à eux-mêmes d'avoir fait souffrir un pareil martyre à un homme, à toute une famille.
7 décembre 1895.
Ah! j'en ai souvent assez de cette vie de suspicion continuelle, de surveillance ininterrompue ni de jour, ni de nuit, traité en bête fauve comme le plus vil des criminels.
8 décembre 1895.
Les névralgies de la tête augmentent chaque jour et me font atrocement souffrir. Quel martyre de toutes les heures, de toutes les minutes!
Et toujours ce silence de tombe, sans entendre voix humaine.
Une parole sympathique, un regard ami, apportent quelquefois un léger baume aux plus cruelles blessures et en endorment pour un temps les cuisantes douleurs. Ici rien.
9 décembre 1895.
Toujours pas de lettres. Elles sont probablement restées à Cayenne où elles traînent pendant une quinzaine de jours. Le courrier a passé sous mes yeux venant de France, le 29 novembre, et depuis ce moment les lettres doivent être à Cayenne.
Même jour, 6 heures soir.
Le deuxième courrier venant de Cayenne est arrivé aujourd'hui à une heure. M'apporte-t-il cette fois mon courrier et quelles sont les nouvelles?
11 décembre, 6 heures soir.
Pas de lettres! mon cœur est labouré, déchiré.
12 décembre 1895, matin.
Mon courrier n'est effectivement pas arrivé. Où est-il resté? J'ai fait télégraphier à Cayenne pour le demander.
Même jour, soir.
Mon courrier est resté en France! Mon cœur me fait souffrir comme si on le labourait à coups de poignard.
Oh! cette plainte incessante de la mer. Quel écho à mon âme ulcérée!
Une colère si sourde et si âpre envahit parfois mon cœur contre l'iniquité humaine, que je voudrais m'arracher la peau pour oublier, dans une douleur physique, cette horrible torture morale.
13 décembre 1895.
On finira certainement par me tuer à force de souffrances, ou par m'obliger à me tuer pour échapper à la folie. Je laisserai l'opprobre de ma mort au commandant du Paty, à Bertillon, à tous ceux qui ont trempé dans cette iniquité.
Chaque nuit, je rêve à ma femme, à mes enfants. Mais quels terribles réveils! Quand j'entr'ouvre les yeux, que je me vois dans ce cabanon, j'ai un moment d'angoisse tellement horrible, que je voudrais fermer les yeux à jamais, pour ne plus voir, pour ne plus penser.
Soir.
Spasmes violents du cœur, nombreux étouffements.
14 décembre 1895.
Je demande à prendre un bain, ainsi que j'y ai été autorisé, sur la demande du médecin. Non, me fait répondre le surveillant-chef. Quelques instants après, il y allait lui-même. Je ne sais pourquoi je m'abaisse à lui demander quoi que ce soit. Jusqu'à présent, je ne renouvelais aucune demande; dorénavant, je n'en ferai plus.
16 décembre 1895.
De dix heures à trois heures, les heures sont terribles et rien pour faire diversion à mes décevantes pensées.
18 décembre 1895.
Cher petit Pierre, chère petite Jeanne, chère Lucie, comme je vous vois tous trois par la pensée, comme votre souvenir me donne la force de tout subir, de tout supporter.
20 décembre 1895.
Aucune avanie ne m'est épargnée. Quand je reçois mon linge, lavé à l'île Royale, on le déplie, on le fouille de toutes façons, puis on me le jette ainsi qu'à un vil criminel.
Chaque fois que je contemple la mer, me revient le souvenir des bons et heureux moments que j'y ai passés avec ma femme, avec mes enfants. Je me vois promenant mon petit Pierre sur la plage, jouant et gambadant avec lui, faisant de beaux rêves d'avenir pour lui.
Puis me revient l'horrible situation présente, l'infamie jetée sur mon nom, sur celui de mes enfants; mes yeux se troublent, le sang afflue au cerveau, le cœur bat à se rompre, l'indignation s'empare de mon être. Il faut que la lumière soit faite, il faut que la vérité soit découverte, quel que soit notre supplice.
22 décembre 1895.
Toujours aucune nouvelle des miens. Le silence de tombe. Quelle nuit épouvantable je viens de passer! Ces allées et venues, durant la nuit, des surveillants dans le poste, les lumières qui passent et repassent, alimentent mes cauchemars.
25 décembre 1895.
Hélas! toujours la même chose, pas de lettres. Le courrier anglais a passé il y a deux jours; mes lettres ne sont probablement pas encore arrivées car je pense que, sans cela, on me les eût remises; que penser, que croire?
La pluie tombe en permanence.
Pendant une éclaircie, je sors pour me détendre un peu. Il tombait encore quelques gouttes d'eau. Le chef arrive et dit au surveillant qui m'accompagne: «Il ne faut pas rester dehors quand il pleut.» Dans quelle consigne est-ce écrit? Mais je dédaigne de répondre, tant je me place au-dessus de toutes ces petitesses, de toutes ces mesquineries journalières.
Nuit du 26 au 27 décembre 1895.
Impossible de dormir.
Dans quel cauchemar vis-je depuis bientôt quinze mois et quand prendra-t-il fin?
28 décembre 1895.
Quelle profonde lassitude! Mon cerveau est broyé. Que se passe-t-il? Pourquoi les lettres du mois d'octobre ne me sont-elles pas parvenues? Oh! Lucie, si tu lis ces lignes, si je succombe avant le terme de cet effroyable martyre, tu pourras mesurer tout ce que j'ai souffert!
Dans les nombreux moments où je défaille, dans ce profond dégoût de toutes choses, trois noms que je murmure tout bas me réveillent, relèvent mon énergie et me donnent des forces toujours nouvelles: Lucie, Pierre, Jeanne.
Même jour, 11 heures matin.
Je viens de voir passer le courrier venant de France. Mais, hélas! mes lettres vont d'abord à Cayenne. Enfin, j'espère que le premier courrier venant de Cayenne me les apportera et que j'aurai enfin des nouvelles de ma chère femme, de mes enfants, des miens; que je saurai si l'énigme de cette monstrueuse affaire est résolue, si j'aperçois enfin un terme à cet effroyable supplice.
Dimanche 29 décembre 1895.
Quelle bonne journée je passais le Dimanche, au milieu des miens, à jouer avec mes enfants!
Mon petit Pierre a maintenant tout près de cinq ans; c'est presque un grand garçon. J'attendais avec impatience ce moment pour l'emmener avec moi, causer avec lui, ouvrir sa jeune intelligence, lui donner le culte du beau, du vrai, lui faire une âme tellement haute que les laideurs de la vie ne puissent l'entamer; où est tout cela, et cet éternel pourquoi?
30 décembre 1895.
Le sang me brûle la peau, la fièvre me dévore. Quand donc ce supplice finira-t-il?
Même jour, soir.
Mes nerfs me font tellement souffrir que je crains de me coucher. Ce silence de tombe, sans nouvelles depuis trois mois des miens, sans rien à lire, m'écrase et m'accable.
Il me faut rassembler toutes mes forces pour résister toujours et encore, murmurer tout bas ces trois noms, mon talisman: Lucie, Pierre, Jeanne.
31 décembre 1895.
Quelle horrible nuit! Des rêves étranges, des cauchemars absurdes suivis d'abondantes transpirations.
J'ai vu arriver ce matin, aux premières heures du jour, le bateau venant de Cayenne. Depuis ce matin, je suis dans une anxiété étrange, je me demande à chaque instant si j'ai enfin des nouvelles des miens.
Et le cœur bat à se rompre, dans cette attente angoissée.
1er janvier 1896.
J'ai enfin reçu hier au soir les lettres d'octobre et de novembre. Toujours rien; la vérité n'est pas encore découverte.
Mais aussi quelle douleur j'ai causée à Lucie par mes dernières lettres; comme je lui arrache l'âme par mon impatience, et la sienne est cependant aussi grande que la mienne!
*
* *
Voici quelques extraits des lettres de ma femme que je reçus le 1er janvier 1896:
Paris, 10 octobre 1895.
Ce courrier, mon cher mari, ne m'a apporté qu'une seule lettre de toi; celle que tu m'as écrite le 5 août ne m'est pas parvenue; comme toujours ces chères lignes écrites de ta main, la seule manifestation que j'aie de ton existence, viennent me réconforter, ton courage ravive le mien, ton énergie me donne des forces pour supporter la lutte...
Paris, 15 octobre 1895.
Cette date me rappelle de si pénibles souvenirs que je ne puis me passer de venir un moment auprès de toi. Je me sens mieux, et il me semble que je te fais du bien à toi aussi. Je ne veux plus te reparler de ces horribles journées que nous avons supportées chacun souffrant de son côté; il vaut mieux ne plus y penser, la plaie est toujours ouverte et il est inutile de la rendre plus cuisante encore; mais je veux te dire que nous sommes pleins de confiance et d'espoir, que notre volonté d'arriver nous fera triompher des obstacles et que nous aurons enfin raison des misérables qui ont commis ce crime infâme...
Paris, 25 octobre 1895.
Les mois sont longs lorsqu'on souffre aussi cruellement; ils se ressemblent tous par leur monotonie, leur tristesse. Voici un nouveau courrier; comme les précédents, il t'apportera des paroles d'espoir et l'écho de notre immense affection... L'attente est longue et atroce, mais compte sur nous, elle ne sera pas vaine...
Paris, 10 novembre 1895.
Je lis et relis la seule lettre que j'aie de toi, la seule que ce courrier m'ait remise et que je viens de recevoir seulement ce matin. C'est bien peu, mais je suis encore trop heureuse de posséder ce pauvre petit écho de ta personne chérie. Je ne doute pas que tu sois venu souvent causer avec moi, si pénible que cela puisse t'être d'écrire, ne pouvant rien me dire, et t'abstenant de déverser ton cœur de crainte de me faire trop mal.
Pourquoi ne pas me remettre ces lettres qui sont ma seule consolation? Pourquoi rendre encore plus pénible la situation de deux êtres déjà si malheureux?...
Nos petits Pierre et Jeanne continuent à être de bons et braves enfants pleins de cœur, aimables pour tout le monde; ils ont bonne mine tous deux, deviennent de jour en jour plus grands et plus forts. Quel bonheur ce sera pour toi quand nous aurons enfin fait connaître la vérité, de tenir dans tes bras ces chers petits êtres que tu aimes tant, pour qui tu souffres si cruellement et qui te rendront par leur affection la vie heureuse et douce.
Paris, 25 novembre 1895, minuit.
Je dois remettre les lettres demain matin pour qu'elles prennent le bateau du 9 décembre, et malgré l'heure avancée de la nuit, je ne puis m'empêcher de venir causer encore une fois avec toi. C'est pour moi un déchirement que de laisser partir ces lignes inanimées, banales et froides qui sont si loin de répondre à ma pensée, à ma tendresse, à mon affection. Je ne peux t'exprimer ce que je ressens pour toi, le sentiment est trop violent pour que je puisse le décrire; mais il me semble que je ne suis plus qu'une partie de moi-même: mon âme, mon cœur sont là-bas, dans ces îles lointaines, auprès de toi, mon mari bien aimé. Ma pensée nuit et jour est avec toi; cela m'aide à vivre et m'est un puissant soutien...
Lucie.
Suite de mon Journal.
8 janvier 1896.
Les journées, les nuits s'écoulent terribles, monotones, d'une longueur qui n'en finit pas. Le jour, j'attends avec impatience la nuit, espérant goûter quelque repos dans le sommeil; la nuit, j'attends, avec non moins d'impatience, le jour, espérant calmer mes nerfs par un peu d'activité.
En lisant et relisant toutes les lettres de ce dernier courrier, j'ai compris combien ma disparition serait un choc terrible pour les miens; que mon devoir, envers et contre tout, était de résister jusqu'à mon dernier souffle.
12 janvier 1896.
Réponse de M. le Président de la République à la supplique que je lui ai adressée le 5 octobre 1895:
«Repoussée, sans commentaires.»
24 janvier 1896.
Je n'ai plus rien à ajouter; les heures se ressemblent dans l'attente angoissante, énervante d'un meilleur lendemain.
27 janvier 1896.
J'ai enfin reçu un colis sérieux de livres; il m'est parvenu après de longs mois d'attente.
J'arrive ainsi, en forçant ma pensée à se fixer, à donner quelques instants de repos à mon cerveau; mais, hélas! je ne puis plus lire longtemps, tant tout est ébranlé en moi.
2 février 1896.
Le courrier venant de Cayenne est arrivé; il n'y a pas de lettres pour moi.
12 février 1896.
Je viens seulement de recevoir mon courrier. Toujours rien, et il faut que je lutte, que je résiste toujours.
*
* *
Quelques extraits de lettres de ma femme reçues à cette date.
Paris, 9 décembre 1895.
Comme toujours, tes lettres attendues avec une vive anxiété, m'ont causé une forte émotion, un rayon de bonheur, le seul instant de détente et de joie que j'aie durant ces longs mois, ces journées lourdes et pénibles. Lorsque je lis ces lignes si pleines de volonté et d'énergie, je sens que ton être tout entier vibre avec moi; ton activité morale entretient mes forces et il me semble qu'elles sont doublées par la puissance de ta volonté...
Paris, 19 décembre 1895.
L'année dernière, à cette date, nous espérions être arrivés à la fin de notre calvaire. Nous avions mis notre confiance entière dans la justice, l'abominable erreur qui a été commise nous a remplis de stupeur. Une année entière s'est passée dans les plus atroces souffrances, tant par la blessure indigne qu'on nous a faite que pour la vie cruelle à laquelle tu es exposé physiquement et moralement...
Paris, 25 décembre 1895.
Je ne puis m'empêcher avant le départ du courrier de venir encore une fois causer avec toi. Ce sont toujours les mêmes choses que je te redis, mais qu'importe, je te parle, je me rapproche de toi pendant un instant et cela me fait du bien...
Je ne t'ai pour ainsi dire pas parlé des enfants et ce sont cependant eux qui nous rattachent à la vie, c'est pour ces pauvres petits que nous supportons cette situation intolérable, et Dieu merci, ils ne s'en doutent pas. Tout est joie pour eux, ils chantent, ils rient, ils bavardent, ils animent la maison...
Lucie.
Suite de mon Journal.
28 février 1896.
Plus rien à lire. Journées, nuits, tout se ressemble. Je n'ouvre jamais la bouche, je ne demande même plus rien. Mes conversations se bornaient à demander si le courrier était arrivé ou non? Mais on m'interdit de parler ou du moins, ce qui est la même chose, on interdit aux surveillants de répondre à des questions aussi banales, aussi insignifiantes que celles que je faisais.
Je voudrais bien vivre jusqu'au jour de la découverte de la vérité, pour hurler ma douleur, les supplices qu'on m'inflige.
3 mars, 6 heures soir.
Le courrier venant de Cayenne est arrivé ce matin à neuf heures. Ai-je des lettres?
4 mars 1896.
Pas de lettres. Quel supplice atroce, trop souvent renouvelé.
8 mars 1896.
Journées lugubres. Tout m'est interdit, le tête-à-tête perpétuel avec mes pensées.
9 mars 1896.
J'ai vu arriver ce matin, de très bonne heure, le canot du commandant du pénitencier. Était-ce enfin quelque chose pour moi?
Hélas, ce n'était rien; une simple visite de logement.
Je ne vis plus que par une tension inouïe des nerfs, de la volonté, dans l'attente anxieuse de la fin de ces tortures sans nom.
12 mars 1896.
Je viens de recevoir enfin mon courrier. Toujours rien, hélas!
*
* *
Extraits des lettres de ma femme reçues à cette date:
Paris, 1er janvier 1896.
Cette journée du 1er janvier est encore plus longue, plus pénible. Pourquoi? je me le demande; les raisons de souffrir sont les mêmes, qu'il fasse jour, qu'il fasse nuit; tant que ton innocence ne sera pas reconnue, le poids qui nous oppresse est trop lourd pour que nous puissions prendre part à la vie extérieure et faire une différence entre les jours quels qu'ils soient. Et cependant nous sommes sous une impression plus triste encore. Sans doute, cela tient à ce que ces journées, chez des êtres qui s'aiment tendrement, sont des moments de très grand bonheur, de grande joie, et nous, si malheureux, si cruellement atteints, nous éprouvons plus vivement encore le besoin de nous rapprocher, de nous soutenir et de maintenir nos forces par une solide affection...
Paris, 7 janvier 1896.
Je viens de recevoir tes lettres. Comme toujours elles m'ont remuée jusqu'au plus profond de l'âme; ma joie et mon émotion sont intenses lorsque j'aperçois ta chère écriture, lorsque je me pénètre de ta pensée...
Tes lettres montrent une grande énergie, mais comme je sens percer ton impatience et comme je la comprends. Comment pourrait-il en être autrement? Livré à toi-même, dans un isolement complet, rongé continuellement par des angoisses atroces, ne connaissant rien de l'infamie commise et qui nous rend si malheureux, arraché à tous les tiens en plein bonheur, la situation est certes la plus épouvantable qui puisse exister!...
Lucie.
A la dernière lettre du courrier du mois de janvier étaient jointes les lignes suivantes de mon frère:
Mon cher frère,
Oui, comme tu le dis dans ta lettre du 20 novembre, toute ma volonté, toute mon intelligence sont tendues vers un seul but: découvrir la vérité et nous y arriverons.
Je ne puis que me répéter jusqu'au jour où je pourrai te dire: la vérité est connue, la lumière est faite; mais il faut que tu vives jusqu'à ce jour, il faut que tu tendes toutes les forces de ton être pour résister à tes tortures morales et physiques et ce n'est pas au-dessus de ton courage...
Mathieu.
Suite de mon Journal.
15 mars 1896, 4 heures du matin.
Impossible de dormir. Ma tête est horriblement fatiguée par cette terrible inactivité physique et intellectuelle.
Les envois de livres que Lucie m'annonçait dans ses trois derniers courriers ne me sont pas encore parvenus. D'ailleurs mon cerveau est si fatigué, si ébranlé, qu'il m'est impossible de lire pendant un long temps. Cependant ces quelques instants où je puis échapper à mes pensées me procurent un léger soulagement.
27 mars 1896.
Je viens enfin de recevoir l'envoi de livres que comportait l'expédition faite le 25 novembre 1895.
5 avril 1896.
Le courrier du mois de février vient de me parvenir. Le coupable n'est toujours pas démasqué.
Quelles que soient mes souffrances, il faut que la lumière se fasse; donc, arrière toutes les plaintes!
*
* *
Extraits des lettres de ma femme reçues le 5 avril:
Paris, 11 février 1896.
Je n'ai pas encore reçu tes lettres du mois de décembre; je ne me plaindrai pas des tortures que me fait endurer ce retard, c'est inutile, personne ne peut comprendre à quel point les souffrances causées par l'inquiétude sont vives; il n'y a rien de plus atroce que d'être privé des nouvelles d'un être que l'on sait très malheureux, et dont la vie m'est cent fois plus chère que la mienne propre...
Souvent, dans mes heures de calme, je me demande pourquoi nous sommes si éprouvés, pour quelle raison nous sommes appelés à supporter un supplice à côté duquel la mort serait douce...
Paris, 18 février 1896.
Je suis toujours sans nouvelles de toi; cependant je sais que les lettres que tu m'as écrites sont au ministère depuis plus de trois semaines; je suis bien impatiente de les avoir et de recevoir enfin ma consolation de chaque mois, chaque retard apporté dans le courrier me cause de pénibles émotions...
Paris, 25 février 1896.
A l'instant même où je terminais ma dernière lettre pour le départ du courrier, on m'apporte enfin tes lettres. Merci de tout cœur de ton admirable fermeté, des lignes si rassurantes que tu m'envoies...
Lucie.
Suite de mon Journal.
5 mai 1897.
Je n'ai plus rien à dire. Tout se ressemble dans son atrocité.
Quelle horrible vie! Pas un moment de repos, ni de jour ni de nuit. Jusqu'à ces derniers temps, les surveillants restaient assis la nuit dans le corps de garde, je n'étais réveillé que toutes les heures. Maintenant ils doivent marcher sans jamais s'arrêter; la plupart sont en sabots!
*
* *
Puis, le journal s'arrête pendant plus de deux mois. Les journées se passaient également tristes, également angoissantes, mais je gardais la ferme volonté de lutter, de ne me laisser abattre par aucun des supplices qui m'étaient infligés. Je fus en outre atteint en juin de forts accès de fièvre, qui provoquèrent même des congestions cérébrales.
Voici quelques extraits des lettres de ma femme que je reçus en mai et juin 1896:
Paris, 29 février 1896.
Lorsque j'ai reçu ton courrier de décembre, mes lettres étaient toutes prêtes à partir; les quelques lignes que j'ai encore pu y ajouter n'ont pu t'exprimer qu'insuffisamment le bonheur, la joie immense qu'il m'a procurés. Tes paroles affectueuses m'ont bien émue. Lorsqu'on est bien malheureux, lorsqu'on a le cœur déchiré, l'âme triste, rien n'est plus doux que de sentir au milieu de tous ses chagrins une affection sûre, un dévouement intense, dont toutes les forces vives, la volonté, l'intelligence, sont concentrées et tendues pour vous soutenir et vous apportent, à défaut d'un aide efficace, un secours moral, qui, présent à toute heure, décuple les forces et vous empêche de défaillir lâchement dans les moments de douleur trop grande...
Paris, 20 mars 1896.
Tu peux t'imaginer l'angoisse que j'éprouve quand je vois arriver la deuxième quinzaine du mois, ce qui signifie pour moi le départ du courrier. Tant que ce moment n'est pas tout proche, j'espère même jusqu'à la dernière minute pouvoir t'annoncer le terme de tes souffrances, la fin de notre chagrin. Et puis, les lettres s'en vont, elles sont comme toujours vides de nouvelles, et un atroce déchirement se fait en moi à la pensée de la profonde déception que tu vas avoir...
Paris, 1er avril 1896.
J'ai vu partir avec une grande tristesse le dernier courrier; jusqu'au dernier instant j'avais espéré pouvoir te mettre une parole réconfortante...
Mais courage, je te le demande avec toute la force, toutes les supplications de ta femme qui t'adore, au nom de tes enfants bien-aimés, qui t'aiment déjà de tout leur petit cœur et qui auront pour toi une reconnaissance infinie, lorsqu'ils comprendront la grandeur du sacrifice que tu leur as fait. Pour moi, je ne pourrai assez te dire quelle admiration j'ai pour toi, avec quelle tendresse ma pensée t'accompagne nuit et jour, combien je souffre de te sentir malheureux. Tes chagrins, ta douleur, toutes les sensations qui te torturent trouvent un écho dans mon être et me font subir des angoisses atroces. Rien ne peut me consoler de ne pouvoir vivre auprès de toi, de ne pas être là pour te soutenir, pour éviter les défaillances, pour atténuer tes souffrances. Dans cet épouvantable malheur, c'eût été pour moi un bien grand apaisement que de pouvoir t'entourer, de te faire sentir à tous moments qu'une nature aimante et dévouée veillait à tes côtés, toujours prête à entendre tes plaintes, à recevoir le débordement de ta douleur, de ta peine. Eh bien, cette affection si intense que j'aurais tant voulu t'apporter pendant ces chagrins, s'accroît encore si cela est possible par les angoisses atroces que me donnent la distance qui nous sépare, le manque de nouvelles, la vie si triste, si isolée que tu subis. Je renonce enfin à te décrire cet ensemble d'impressions; elles sont trop douloureuses pour que je vienne t'en affecter, trop intenses et trop profondes pour les confier à cette feuille de papier si froide et si banale...
Lucie.
Suite de mon Journal.
26 juillet 1896.
Voilà bien longtemps que je n'ai rien ajouté à mon journal.
Mes pensées, mes sentiments, ma tristesse sont les mêmes; mais si la faiblesse physique et cérébrale s'accentue chaque jour, ma volonté reste toujours aussi forte.
Je n'ai même pas reçu ce mois-ci les lettres de ma femme.
2 août 1896.
Enfin je viens de recevoir les courriers de mai et de juin. Toujours encore rien, peu importe. Je lutterai contre mon corps, contre mon cerveau, contre mon cœur, tant qu'il me restera ombre de forces, tant qu'on ne m'aura pas jeté dans la tombe, car je veux voir la fin de ce sinistre drame.
Je souhaite pour nous tous que ce moment ne tarde plus.
*
* *
Extraits des lettres de ma femme reçues le 2 août 1896.
Paris, 10 juin 1896.
Je t'écris, encore toute troublée par tes chères et bonnes lettres que je viens de recevoir. Au premier moment, quand je vois ton écriture chérie, quand je lis ces lignes qui m'apportent ta pensée, les seules nouvelles que j'aie pendant un grand mois, je suis comme folle de chagrin, ma tête gonflée ne comprend plus, je pleure à chaudes larmes. Puis je me ressaisis, j'ai honte de m'être laissée abattre par l'émotion, honte de ma faiblesse et je puise dans ta fermeté, dans ton énergie, dans ma puissante affection, une nouvelle provision de courage. Néanmoins, tes lettres me font un bien énorme, et si l'émotion me brise, j'ai le bonheur de te lire, l'illusion d'entendre quelques instants ta voix aimée...
Paris, 25 juin 1896.
J'ajoute encore quelques lignes à mes lettres avant le départ du courrier; je tiens à te dire que je suis forte, que ma volonté est inébranlable, que j'arriverai à te faire rendre ton honneur, et je te supplie d'avoir avec moi cet espoir absolu en l'avenir, cette foi qui nous fait accepter les plus dures situations pour arriver à rendre à nos enfants un nom sans tache, un nom respecté...
Lucie.
Suite de mon Journal.
30 août 1896.
Voici de nouveau cette période si énervante où j'attends mon courrier, où je me demande quel jour il me parviendra, et quelles nouvelles il m'apportera?
Quel pénible mois d'août ma pauvre Lucie a dû avoir! D'abord, la lettre que je lui ai écrite au commencement de juillet, au milieu des fièvres qui me tenaient depuis une dizaine de jours, et ne recevant pas mon courrier. C'était tout à la fois, venant ajouter à mes tortures. Je n'ai pas su me contenir, me dominer et lui ai encore jeté mes cris de détresse et de douleur, comme si elle ne souffrait pas déjà assez, comme si son impatience de voir arriver la fin de cet horrible drame n'était pas aussi grande que la mienne. Ma pauvre et chère Lucie! Puis le jour de sa fête a dû passer bien tristement. Je croyais qu'il ne m'était plus possible de souffrir davantage que je souffre; ce jour-là cependant a été encore plus atroce que les autres. Si je ne m'étais pas retenu avec une volonté farouche, comprimant mon cœur, tout mon être, j'aurais hurlé de douleur, tant ma souffrance était âpre, vive, violente.
A travers l'espace, ma chère Lucie, je t'envoie en ce moment l'expression de ma profonde affection, de toute ma tendresse, et ce cri toujours le même, ardent, invariable: Courage et courage!
Devant le but à atteindre, toute la vérité, tout l'honneur de notre nom, souffrances, tortures sans nom, tout doit disparaître, tout doit s'effacer.
1er septembre 1896.
Journée atrocement longue, dans l'attente, comme chaque mois, de mon courrier, à me demander aussi ce qu'il m'apportera?
Je suis comme cristallisé dans ma douleur; je suis obligé de concentrer toutes mes forces pour ne plus penser, pour ne plus voir.
Quelle douleur, quel supplice, pour toute une famille dont la vie tout entière est une vie d'honneur, de droiture, de loyauté.
Mercredi 2 septembre 1896, 10 heures matin.
Les nerfs m'ont fait horriblement souffrir toute la nuit; j'aurais voulu les calmer ce matin en marchant un peu. Mais il tombe une pluie torrentielle, extraordinaire à cette période de l'année, car nous sommes dans la saison sèche.
Et de nouveau plus rien à lire.
Aucun de tous les envois de livres, faits par ma chère Lucie depuis le mois de mars, ne m'est encore parvenu. Rien enfin pour tuer l'atroce longueur des heures. J'avais demandé, il y a longtemps, n'importe quel travail manuel pour m'occuper un peu; il ne m'a pas été répondu!
Je scrute l'horizon, à travers le grillage de la lucarne, pour voir si je n'apercevrai pas quelque fumée, l'annonce de l'arrivée du courrier venant de Cayenne.
Même jour, midi.
J'aperçois à l'horizon du côté de Cayenne un panache de fumée. Ce doit être le courrier.
Même jour, 7 heures soir.
Le courrier est arrivé en rade à une heure du soir; je n'ai toujours pas de lettres, je pense qu'il ne me les a pas apportées. Quel infernal supplice!
Mais au-dessus de tout, plane immuablement le souci de notre honneur; le but est là, invariable, quelles que soient toutes nos souffrances.
Jeudi 3 septembre, 6 heures matin.
Nuit horrible de fièvre et de délire.
9 heures matin.
Le canot est arrivé et n'a toujours pas apporté mes lettres. Il est donc évident qu'elles sont restées à Cayenne, où elles sont depuis le 28 du mois dernier.
Vendredi 4 septembre 1896.
J'ai reçu hier au soir le courrier qui était arrivé et il n'y avait qu'une seule des lettres que ma chère Lucie m'a écrites. Comme on sent chez tous une souffrance horrible, un désespoir farouche, de ne pas encore pouvoir m'annoncer la découverte du coupable, le terme de nos tortures à tous.
L'eau me perlait du front à la lecture des lettres des membres de ma famille, les jambes tremblaient sous moi.
Est-il possible que des êtres humains puissent souffrir ainsi et d'une manière aussi imméritée?
Devant une situation aussi atroce, les mots n'ont plus aucune valeur; on ne souffre même plus, tant on est hébété.
Oh! ma pauvre Lucie, oh! mes chers et bons enfants.
Ah! que le poids de toutes ces tortures sans nom retombe sur ceux qui ont poursuivi ainsi un innocent, toute sa famille, le jour où la lumière sera faite, où le coupable sera démasqué.
Samedi 5 septembre 1896.
Je viens d'écrire trois longues lettres, successivement, à ma chère Lucie, pour lui dire de ne pas se laisser abattre, mais d'agir, de faire appel à tous les concours, car une situation pareille, supportée depuis si longtemps, devient trop écrasante, trop atroce. Il s'agit de l'honneur de notre nom, de la vie de nos enfants; devant ce but, tout doit se taire, tout ce qui gronde dans nos cœurs, tout ce qui bouleverse nos esprits, tout ce qui fait monter l'amertume du cœur aux lèvres.
Je ne parle même plus de mes journées, de mes nuits; tout se ressemble dans son atrocité.
Dimanche 6 septembre 1896.
Je viens d'être prévenu que je ne pourrai plus me promener dans la partie de l'île qui m'était réservée, je ne pourrai plus marcher qu'autour de ma case.
Combien de temps résisterai-je encore? Je n'en sais rien! Je souhaite que cet horrible supplice finisse bientôt, sinon je lègue mes enfants à la France, à la patrie, que j'ai toujours servie avec dévouement, avec loyauté, en suppliant de toute mon âme, de toutes mes forces, ceux qui sont à la tête des affaires de notre pays de faire la lumière la plus complète sur cet effroyable drame. Et ce jour-là, à eux de comprendre ce que des êtres humains ont souffert d'atroces tortures imméritées et de reporter sur mes pauvres enfants toute la pitié que mérite une pareille infortune.
Même jour, 2 heures soir.
Que ma tête me fait souffrir, comme la mort me serait douce.
Oh! ma chère Lucie, mes pauvres enfants, tous les chers miens.
Qu'ai-je donc fait sur terre pour être appelé à souffrir ainsi?
Lundi 7 septembre 1896.
J'ai été mis aux fers hier au soir!
Pourquoi, je l'ignore?
Depuis que je suis ici, j'ai toujours suivi strictement le chemin qui m'était tracé, observé intégralement les consignes qui m'étaient données.
Comment ne suis-je pas devenu fou dans la longueur de cette nuit atroce? Quelle force nous donnent la conscience, le sentiment du devoir à remplir vis-à-vis de ses enfants!
Innocent, mon devoir est d'aller jusqu'au bout de mes forces, tant que l'on ne m'aura pas tué; je remplirai simplement mon devoir.
Quant à ceux qui se sont constitués ainsi mes bourreaux, ah! je leur laisse leur conscience pour juge quand la lumière sera faite, la vérité découverte, car, tôt ou tard, tout se découvre dans la vie.
Même jour.
Tout ce que je souffre est horrible, mais je n'ai même plus de colère contre ceux qui font ainsi supplicier un innocent, une grande pitié seulement.
Mardi 8 septembre 1896.
Ces nuits aux fers! Je ne parle même pas du supplice physique, mais quel supplice moral! Et sans aucune explication, sans savoir pourquoi, sans savoir pour quelle cause! Dans quel horrible et atroce cauchemar vis-je depuis tantôt deux ans?
Enfin, mon devoir est d'aller jusqu'à la limite de mes forces; j'irai, tout simplement.
Quelle agonie morale, pour un innocent, pire que toutes les agonies physiques!
Et dans cette détresse profonde de tout mon être, je vous envoie encore toute l'expression de mon affection, de mon amour, ma chère Lucie, mes chers et adorés enfants.
Même jour, 2 heures soir.
Mon cerveau est tellement frappé, tellement bouleversé par tout ce qui m'arrive depuis bientôt deux ans, que je n'en peux plus, que tout défaille en moi.
C'est vraiment trop pour des épaules humaines.
Que ne suis-je dans la tombe. Oh! le repos éternel!
Encore une fois, quand la lumière sera faite, oh! je lègue mes enfants à la France, à ma chère patrie.
Mon cher petit Pierre, ma chère petite Jeanne, ma chère Lucie, vous tous que j'aime du plus profond de mon cœur, de toute l'ardeur de mon âme, croyez bien, si ces lignes vous parviennent, que j'aurai fait tout ce qui est humainement possible pour résister.
Mercredi 9 septembre 1896.
Le commandant des îles est venu hier soir[3]. Il m'a dit que la mesure qui était prise à mon égard n'était pas une punition, mais «une mesure de sûreté», car l'administration n'avait aucune plainte à élever contre moi.
La mise aux fers, une mesure de sûreté! Quand je suis déjà gardé nuit et jour comme une bête fauve par un surveillant armé d'un revolver et d'un fusil! Non, il faut dire les choses comme elles sont. C'est une mesure de haine, de torture, ordonnée de Paris par ceux qui ne pouvant frapper une famille, frappent un innocent, parce que ni lui, ni sa famille, ne veulent, ne doivent s'incliner devant la plus épouvantable des erreurs judiciaires qui ait jamais été commise.
Qui est-ce qui s'est constitué ainsi mon bourreau, le bourreau des miens, je ne saurais le dire.
On sent bien que l'administration locale (sauf le surveillant-chef, spécialement envoyé de Paris) a elle-même l'horreur de mesures aussi arbitraires, aussi inhumaines, mais qu'elle est obligée de m'appliquer, n'ayant pas à discuter avec des consignes qui lui sont imposées.
Non, la responsabilité monte plus haut, à l'auteur, ou aux auteurs de ces consignes inhumaines.
Enfin, quels que soient les supplices, les tortures physiques et morales qu'on m'inflige, mon devoir, celui des miens, reste toujours le même: il est de demander, de vouloir la lumière la plus éclatante sur cet effroyable drame, en innocents qui n'ont rien à craindre, qui ne craignent rien, puisque la seule chose qu'ils demandent, c'est la vérité.
Quand je pense à tout cela, je n'ai même plus de colère; une immense pitié seulement pour ceux qui torturent ainsi tant d'êtres humains. Quels remords ils se préparent quand la lumière sera faite, car l'histoire, elle, ne connaît pas de secrets.
Tout est si triste en moi, mon cœur tellement labouré, mon cerveau tellement broyé, que c'est avec peine que je puis encore rassembler mes idées; c'est vraiment trop souffrir, et toujours devant moi cette énigme épouvantable.
Jeudi 10 septembre 1896.
Je suis tellement las, tellement brisé de corps et d'âme, que j'arrête aujourd'hui ce Journal, ne pouvant prévoir jusqu'où iront mes forces, quel jour mon cerveau éclatera sous le poids de tant de tortures.
Je le termine en adressant à Monsieur le Président de la République cette supplique suprême, au cas où je succomberais avant d'avoir vu la fin de cet horrible drame:
«Monsieur le Président de la République,
«Je me permets de vous demander que ce journal, écrit au jour le jour, soit remis à ma femme.
«On y trouvera peut-être, Monsieur le Président, des cris de colère, d'épouvante contre la condamnation la plus effroyable qui ait jamais frappé un être humain, et un être humain qui n'a jamais forfait à l'honneur. Je ne me sens plus le courage de le relire, de refaire cet horrible voyage.
«Je ne récrimine aujourd'hui contre personne; chacun a cru agir dans la plénitude de ses droits, de sa conscience.
«Je déclare simplement encore que je suis innocent de ce crime abominable, et je ne demande toujours qu'une chose, toujours la même, la recherche du véritable coupable, l'auteur de cet abominable forfait.
«Et le jour où la lumière sera faite, je, demande qu'on reporte sur ma chère femme, sur mes chers enfants, toute la pitié que pourra inspirer une si grande infortune.»
FIN DU JOURNAL.
VIII
Les journées s'écoulèrent ainsi, tristes et douloureuses, pendant la première période de ma captivité aux îles du Salut. Je recevais chaque trimestre quelques livres qui m'étaient adressés par ma femme, mais je n'avais aucune occupation physique; les nuits surtout, qui sous ce climat sont presque invariablement de douze heures, étaient atrocement longues. Dans le courant de juillet 1895, j'avais fait une demande pour que l'on me permît d'acheter quelques outils de menuiserie; un refus catégorique me fut opposé par le Directeur du Service pénitentiaire, sous prétexte que les outils pouvaient constituer des moyens d'évasion. Je ne me vois pas m'évadant sur un rabot d'une île où j'étais gardé à vue nuit et jour!
A l'automne de 1896, le régime déjà si sévère auquel j'étais soumis devint plus rigoureux encore.
Le 4 septembre 1896, l'administration pénitentiaire reçut de M. André Lebon, ministre des Colonies, l'ordre de me maintenir jusqu'à nouvel ordre enfermé dans ma case nuit et jour, avec double boucle de nuit, d'entourer le périmètre du promenoir autour de ma case d'une solide palissade avec sentinelle intérieure en plus du surveillant de garde dans ma case. En outre, on suspendit la remise des lettres et des envois qui m'étaient adressés; la transmission de ma correspondance ne devait plus être opérée qu'en copie.
Conformément à ces instructions, je fus enfermé nuit et jour dans ma case, sans même une minute de promenade. Cette réclusion absolue fut maintenue durant tout le temps que nécessita l'arrivée des bois et la construction de la palissade, c'est-à-dire environ deux mois et demi. La chaleur fut cette année-là particulièrement torride; elle était si grande dans la case que les surveillants de garde firent plainte sur plainte, déclarant qu'ils sentaient leur crâne éclater; on dut, sur leurs réclamations, arroser chaque jour l'intérieur du tambour accolé à ma case, dans lequel ils se tenaient. Quant à moi, je fondais littéralement.
A dater du 6 septembre, je fus mis à la double boucle de nuit, et ce supplice, qui dura près de deux mois, consista dans les mesures suivantes. Deux fers en forme d'U, AA, furent fixés par leur partie inférieure aux côtés du lit. Dans ces fers s'engageait une barre en fer B, à laquelle étaient fixées deux boucles CC.
A l'extrémité de la barre, d'un côté un plein terminal D, de l'autre côté un cadenas E, de telle sorte que la barre était fixée aux fers A A et par suite au lit. Quand les pieds étaient donc engagés dans les deux boucles, je n'avais plus la possibilité de remuer; j'étais invariablement fixé au lit. Le supplice était horrible, surtout par ces nuits torrides. Bientôt les boucles très serrées aux chevilles me blessèrent.
La case fut entourée d'une palissade de 2m,50 de hauteur, distante de 1m,50 environ de la case. Cette palissade dépassait de beaucoup en hauteur les petites fenêtres grillées de la case, qui étaient à environ 1 mètre au-dessus du sol, de telle sorte que je n'eus plus ni air ni lumière dans l'intérieur de la case. En dehors de cette première palissade complètement jointe, qui était une palissade de défense, fut construite une deuxième palissade, non moins jointe, d'égale hauteur, et qui, comme la première, me cachait toute vue du dehors. Dans l'intérieur de cette dernière palissade, qui constituait ainsi un petit promenoir, je reçus, après environ trois mois de réclusion absolue, l'autorisation de circuler dans le jour, sous un soleil ardent, sans trace d'ombre, et toujours accompagné par le surveillant de garde.
Jusqu'au 4 septembre 1896, je n'avais occupé ma case que la nuit et aux heures trop chaudes de la journée. En dehors des heures que je consacrais à de petites promenades dans les 200 mètres de l'île qui m'avaient été réservés, je m'asseyais souvent à l'ombre de la case, face à la mer, et si mes pensées étaient tristes et obsédantes, si souvent je grelottais la fièvre, j'avais du moins cette consolation, dans mon extrême douleur, de voir la mer, de laisser errer ma vue sur les flots, de sentir souvent mon âme se soulever, les jours de tempête, avec les ondes furieuses. A partir du 4 septembre 1896, plus rien; la vue de la mer, du dehors, m'est interdite, j'étouffe dans ma case où je n'ai plus ni air ni lumière. Uniquement le promenoir entre deux palissades, dans la journée, en plein soleil, sans apparence d'ombre.
Dans le courant du mois de juin 1896, j'avais eu de violents accès de fièvre, suivis de congestion cérébrale. Dans une de ces nuits tragiques de douleur et de fièvre, je voulus me lever; je tombai comme une masse sur le sol de la case et y restai évanoui. Le surveillant de garde dut me relever inanimé et couvert de sang. Les jours qui suivirent, l'estomac se refusa à toute nourriture. Je dépéris beaucoup et ma santé fut fortement ébranlée. J'étais encore extrêmement faible quand furent prises les mesures arbitraires et inhumaines du mois de septembre 1896; aussi fût-ce une nouvelle chute. C'est dans ces conditions que je crus ne pas pouvoir aller plus loin; quelles que soient la volonté et l'énergie d'un homme, les forces humaines ont une limite et celle-ci était dépassée. Aussi arrêtai-je mon journal avec mission de le remettre à ma femme. D'ailleurs, peu de jours après, tous mes papiers furent saisis; je n'eus plus en ma possession qu'une quantité limitée de papier, papier numéroté et paraphé comme depuis le premier jour, mais que je dus remettre aussitôt qu'il était écrit, avant de pouvoir en recevoir d'autre.
Mais dans une de ces longues nuits de torture, où cloué sur mon lit, le sommeil fuyant mes paupières, je cherchais l'étoile directrice, le guide des instants de suprême résolution, je la vis tout à coup lumineuse luire devant moi et me dicter mon devoir: «Aujourd'hui moins que jamais, tu n'as le droit de déserter ton poste, moins que jamais tu n'as le droit d'abréger, fût-ce d'un seul jour, ta vie triste et misérable. Quels que soient les supplices qu'on t'inflige, il faut que tu marches, jusqu'à ce qu'on te jette dans la tombe, il faut que tu restes debout devant tes bourreaux, tant que tu auras ombre de forces, épave vivante à maintenir sous leurs yeux, par l'intangible souveraineté de l'âme.»
Dès lors, je pris la résolution de lutter plus énergiquement que jamais.
Dans la période qui s'écoula ensuite, depuis le mois de septembre 1896 jusqu'en août 1897, la surveillance directe devint chaque jour plus rigoureuse.
Le nombre des surveillants avait été au début, outre le surveillant chef, de 5 surveillants; il fut porté à 6, puis à 10 surveillants, dans le courant de l'année 1897. Il fut encore augmenté plus tard. Jusqu'en 1896, je reçus des livres chaque trimestre, envoyés par ma femme. A dater du mois de septembre 1896, ces envois furent supprimés. On me prévint, il est vrai, que j'étais autorisé à faire, chaque trimestre, une demande de vingt livres qui seraient achetés à mes frais; je fis une première demande qui ne me parvint que plusieurs mois après, une seconde qui mit encore un plus grand nombre de mois pour me parvenir, enfin une troisième à laquelle il ne fut jamais répondu. Dès lors je dus vivre sur le fonds qui s'était créé avec les premiers envois reçus.
Ce fonds comprenait, outre un certain nombre de Revues littéraires et scientifiques, quelques livres de lecture courante, les Etudes sur la littérature contemporaine de Schérer, l'Histoire de la littérature de Lanson, quelques œuvres de Balzac, les Mémoires de Barras, la petite Critique de Janin, une Histoire de la peinture, l'Histoire des Francs, les Récits des temps mérovingiens d'Augustin Thierry, les tomes VII et VIII de l'Histoire générale du IVe siècle jusqu'à nos jours de Lavisse et Rambaud, les Essais de Montaigne, et surtout les œuvres complètes de Shakespeare. Je n'ai jamais aussi bien compris le grand écrivain que durant cette époque si tragique; je le lus et le relus; Hamlet et le roi Lear m'apparurent avec toute leur puissance dramatique.
Je refis aussi des sciences, et ne possédant pas les livres nécessaires, je dus reconstituer les éléments du calcul intégral et différentiel.
J'obligeais ainsi, par moments—trop courts, hélas!—mon cerveau à s'absorber dans un ordre d'idées tout différent de celui qui l'occupait habituellement.
Mes livres, au bout de peu de temps, furent en assez piteux état; les bêtes y établissaient domicile, les rongeaient et y déposaient leurs œufs.
Les animaux pullulaient dans ma case; les moustiques, au moment de la saison des pluies, les fourmis, en toute saison, en nombre si considérable que j'avais dû isoler ma table, en en plaçant les pieds dans de vieilles boîtes de conserves, remplies de pétrole.
L'eau avait été insuffisante, car les fourmis formaient chaîne à la surface, et dès que la chaîne était complète, les fourmis traversaient comme sur un pont.
La bête la plus malfaisante était l'araignée crabe; sa morsure est venimeuse. L'araignée crabe est un animal dont le corps a l'aspect de celui du crabe, les pattes la longueur de celle de l'araignée. L'ensemble est de la grosseur d'une main d'homme. J'en tuai de nombreuses dans ma case, où elles pénétraient par l'intervalle entre la toiture et les murs.
En résumé, après les coups de massue du mois de septembre 1896, j'eus un moment de détresse, puis un relèvement d'énergie morale, l'âme se dressant plus pure et plus hautaine dans ses revendications.
En octobre, j'écrivis à ma femme:
Iles du Salut, 3 octobre 1896.
Je n'ai pas encore reçu le courrier du mois d'août. Je veux cependant t'écrire quelques mots et t'envoyer l'écho de mon immense affection.
Je t'ai écrit le mois dernier et t'ai ouvert mon cœur, dit toutes mes pensées. Je ne saurais rien y ajouter. J'espère qu'on t'apportera ce concours que tu as le devoir de demander, et je ne puis souhaiter qu'une chose: c'est d'apprendre bientôt que la lumière est faite sur celle horrible affaire. Ce que je veux te dire encore, c'est qu'il ne faut pas que l'horrible acuité de nos souffrances dénature nos cœurs. Il faut que notre nom, que nous-mêmes sortions de cette horrible aventure tels que nous étions quand on nous y a fait entrer.
Mais, devant de telles souffrances, il faut que les courages grandissent, non pour récriminer ni pour se plaindre, mais pour demander, vouloir enfin la lumière sur cet horrible drame, démasquer celui ou ceux dont nous sommes les victimes.
Si je t'écris souvent et si longuement, c'est qu'il y a une chose que je voudrais pouvoir exprimer mieux que je ne le fais, c'est que forts de nos consciences il faut que nous nous élevions au-dessus de tout, sans gémir, sans nous plaindre, en gens de cœur qui souffrent le martyre, qui peuvent y succomber, en faisant simplement notre devoir, et ce devoir, si, pour moi, il est de tenir debout, tant que je pourrai, il est pour toi, pour vous tous, de vouloir la lumière sur ce lugubre drame, en faisant appel à tous les concours, car vraiment je doute que des êtres humains aient jamais souffert plus que nous.
Iles du Salut, 5 octobre 1896.
Je viens de recevoir à l'instant ta chère et bonne lettre du mois d'août, ainsi que toutes celles de la famille, et c'est sous l'impression profonde non seulement des souffrances que nous endurons tous, mais de la douleur que je t'ai causée par ma lettre du 6 juillet, que je t'écris.
Ah! chère Lucie, comme l'être humain est faible, comme il est parfois lâche et égoïste. Ainsi que je te l'ai dit, je crois, j'étais à ce moment en proie aux fièvres qui me brûlaient corps et cerveau, moi dont l'esprit est si frappé, dont les tortures sont si grandes. Et alors, dans cette détresse profonde de tout l'être, où l'on aurait besoin d'une main amie, d'une figure sympathique, halluciné par la fièvre, par la douleur, ne recevant pas ton courrier, il a fallu que je te jette mes cris de douleur que je ne pouvais exhaler ailleurs.
Je me ressaisis, d'ailleurs, je suis redevenu ce que j'étais, ce que je resterai jusqu'au dernier souffle.
Comme je te l'ai dit dans ma lettre d'avant-hier, il faut que, forts de nos consciences, nous nous élevions au-dessus de tout, mais avec cette volonté ferme, inflexible de faire éclater mon innocence aux yeux de la France entière.
Il faut que notre nom sorte de cette horrible aventure tel qu'il était quand on l'y a fait entrer; il faut que nos enfants entrent dans la vie la tête haute et fière.
Quant aux conseils que je puis te donner, que je t'ai développés dans mes lettres précédentes, tu dois bien comprendre que les seuls conseils que je puisse te donner sont ceux que me suggère mon cœur. Tu es, vous êtes tous mieux placés, mieux conseillés, pour savoir ce que vous avez à faire.
Je souhaite avec toi que cette situation atroce ne tarde pas trop à s'éclaircir, que nos souffrances à tous aient bientôt un terme. Quoi qu'il en soit, il faut avoir cette foi qui fait diminuer toutes les souffrances, surmonter toutes les douleurs, pour arriver à rendre à nos enfants un nom sans tache, un nom respecté.
Alfred.
La lettre de ma femme, que je reçus le 5 octobre 1896, était une lettre datée du 13 août, la seule qui me parvint de toutes les lettres que m'écrivit ma femme durant ce mois. J'en extrais ce simple passage:
Paris, 13 août 1896.
Je reçois à l'instant ta lettre du 6 juillet, et c'est les yeux encore tout gonflés de larmes que je t'écris. Pauvre, pauvre cher mari, quel calvaire tu supportes, à quel martyre tu es soumis. C'est tellement atroce, tellement épouvantable, que cette pensée seule m'affole.
Lucie.
En novembre, je ne reçus pas une seule des lettres que ma femme m'écrivit en septembre; elles ne me parvinrent jamais.
En décembre, je reçus, parmi toutes les lettres du mois d'octobre de ma femme, une seule lettre, celle du 10 octobre, dont voici un extrait:
Paris, 10 octobre 1896.
J'attends avec une bien vive anxiété des lettres de toi. Songe que je n'ai pas de tes nouvelles depuis le 9 août, c'est-à-dire depuis près de deux mois et demi; ce sont de longues semaines d'inquiétudes, celles qui s'écoulent entre chaque courrier, et chaque jour de retard m'apporte d'autres angoisses.
Lucie.
Le 4 janvier 1897, j'écrivis à ma femme:
Iles du Salut, 4 janvier 1897.
Je viens de recevoir tes lettres de novembre ainsi que celles de la famille. L'émotion profonde qu'elles me causent est toujours la même: indescriptible.
Comme toi, ma chère Lucie, ma pensée ne te quitte pas, ne quitte pas nos chers enfants, vous tous, et quand mon cœur n'en peut plus, est à bout de forces pour résister à ce martyre qui broie le cœur sans s'arrêter comme le grain sous la meule, qui déchire tout ce qu'on a de plus noble, de plus pur, de plus élevé, qui brise tous les ressorts de l'âme, je me crie à moi-même toujours les mêmes paroles: «Si atroce que soit ton supplice, marche encore afin de pouvoir mourir tranquille, sachant que tu laisses à tes enfants un nom honoré, un nom respecté.»
Mon cœur, tu le connais, il n'a pas changé, C'est celui d'un soldat, indifférent à toutes les souffrances physiques, qui met l'honneur avant, au-dessus de tout, qui a vécu, qui a résisté à cet effondrement effroyable, invraisemblable, de tout ce qui fait le Français, l'homme, de ce qui seul enfin permet de vivre, parce qu'il était père et qu'il faut que l'honneur soit rendu au nom que portent nos enfants.
Je t'ai écrit longuement déjà, j'ai essayé de te résumer lucidement, de t'exposer pourquoi ma confiance, ma foi, étaient absolues, aussi bien dans les efforts des uns, que dans ceux des autres, car, crois-le bien, aies-en l'absolue certitude, l'appel que j'ai encore fait, au nom de nos enfants, crée un devoir auquel des hommes de cœur ne se soustraient jamais; d'autre part, je connais trop tous les sentiments qui vous animent pour penser jamais qu'il puisse y avoir un moment de lassitude chez aucun, tant que la vérité ne sera pas découverte.
Donc, tous les cœurs, toutes les énergies vont converger vers le but suprême, courir sus à la bête jusqu'à ce qu'elle soit forcée: l'auteur ou les auteurs de ce crime infâme. Mais, hélas! comme je te l'ai dit aussi, si ma confiance est absolue, les énergies du cœur, celles du cerveau, ont des limites, dans une situation aussi atrocement épouvantable, supportée depuis si longtemps. Je sais aussi ce que tu souffres et c'est horrible.
Or, il n'est pas en ton pouvoir d'abréger mon martyre, le nôtre. Le gouvernement seul possède des moyens d'investigation assez puissants, assez décisifs pour le faire, s'il ne veut pas qu'un Français, qui ne demande à sa patrie que la justice, la pleine lumière, toute la vérité sur ce lugubre drame, qui n'a plus qu'une chose à demander à la vie, voir encore pour ses chers petits le jour où l'honneur leur sera rendu, ne succombe sous une situation aussi écrasante, pour un crime abominable qu'il n'a pas commis.
J'espère donc que le gouvernement aussi t'apportera son concours. Quoiqu'il en soit de moi, je ne puis donc que te répéter de toutes les forces de mon âme d'avoir confiance, d'être toujours courageuse et forte et t'embrasser de tout mon cœur, de toutes mes forces, comme je t'aime, ainsi que nos chers et adorés enfants.
Alfred.
J'extrais des lettres que je reçus de ma femme à cette date les passages qui suivent:
Paris, 12 novembre 1896.
Je viens de recevoir tes bonnes lettres des 3 et 5 octobre; je suis encore tout impressionnée et heureuse de m'être laissée aller quelques instants à l'émotion si douce que me causent tes paroles. Je t'en prie, mon mari bien-aimé, ne pense pas à ma douleur, aux souffrances que je puis endurer; comme je te l'ai déjà dit, ma personnalité n'est que secondaire et je serais navrée d'ajouter encore par mes plaintes une douleur de plus à tes tortures. Ne te préoccupe donc pas de moi; tu as besoin de toutes tes forces, de tout ton courage, pour résister à cette lutte morale, si pénible, si dure, pour ne pas te laisser déprimer par la fatigue physique, par le climat, par les privations de toutes sortes qui te sont imposées.
Paris, 24 novembre 1895.
Je voudrais pouvoir venir causer avec toi tous les jours... Mais à quoi bon répéter constamment les mêmes choses? Je sais très bien que mes lettres se ressemblent, qu'elles sont toutes imprégnées de la même idée, l'unique idée qui nous occupe tous, celle dont dépendent nos vies, celles de nos enfants, l'avenir de toute une famille. Comme toi, je ne puis m'attacher qu'à une chose, à ta réhabilitation, je ne poursuis qu'un but, celui de te faire rendre ton honneur; en dehors de cette pensée fixe, qui me hante, rien ne m'intéresse, rien ne me touche...Lucie.
Puis en février:
Paris, 15 décembre 1896.
J'espérais recevoir ce mois encore quelques bonnes lettres de toi; je me réjouissais de lire une bonne causerie; n'ayant rien reçu, j'ai repris tes lettres du mois d'octobre, je les ai lues et relues.
Paris, 25 décembre 1896.
Une fois encore je vais remettre le courrier pour qu'il te soit envoyé, avec l'amer chagrin de ne pouvoir te donner encore la nouvelle que tu désires, que nous attendons avec tant d'anxiété, celle de ta réhabilitation. Je sais que ce sera pour toi une nouvelle déception, une prolongation de tes souffrances, c'est pourquoi j'en suis doublement navrée... Pauvre ami, j'ai des angoisses affreuses, des serrements de cœur épouvantables devant ton supplice que toutes nos activités, nos volontés ne peuvent abréger.
Lucie.
Au mois de mars 1897, on me fit attendre jusqu'au 28 du mois la remise des lettres du mois de janvier de ma femme. Pour la première fois, ces lettres m'étaient transmises seulement en copie. Jusqu'à quel point le texte, écrit par une main banale, représente-t-il le texte original? C'est ce que je ne saurais dire[4]. Je ressentis vivement ce nouvel outrage, venant après tant d'autres, et j'en fus blessé jusqu'au plus profond de mon âme; mais rien ne put amoindrir ma volonté.
J'écrivis à ma femme:
Iles du Salut, 28 mars 1897.
Après une longue et anxieuse attente, je viens de recevoir la copie de deux lettres de toi, du mois de janvier. Tu te plains de ce que je ne t'écris plus longuement. Je t'ai écrit de nombreuses lettres fin janvier, peut-être te seront-elles parvenues maintenant.
Et puis, les sentiments qui sont dans nos cœurs, qui régissent nos âmes, nous les connaissons. D'ailleurs, nous avons épuisé tous deux, nous tous enfin, la coupe de toutes les souffrances.
Tu me demandes encore, ma chère Lucie, de te parler longuement de moi. Je ne le puis, hélas! Lorsqu'on souffre aussi atrocement, quand on supporte de telles misères morales, il est impossible de savoir la veille où l'on sera le lendemain.
Tu me pardonneras aussi si je n'ai pas toujours été stoïque, si souvent je t'ai fait partager mon extrême douleur, à toi qui souffrais déjà tant. Mais c'était parfois trop, et j'étais trop seul.
Mais aujourd'hui, comme hier, arrière toutes les plaintes, toutes les récriminations. La vie n'est rien, il faut que tu triomphes de toutes tes douleurs, quelles qu'elles puissent être, de toutes tes souffrances, comme une âme humaine très haute et très pure, qui a un devoir sacré à remplir.
Sois invinciblement forte et vaillante, les yeux fixés droit devant toi, vers le but, sans regarder ni à droite, ni à gauche.
Ah! je sais bien que tu n'es aussi qu'un être humain; mais quand la douleur devient trop grande, si les épreuves que l'avenir te réserve sont trop fortes, regarde nos chers enfants et dis-toi qu'il faut que tu vives, qu'il faut que tu sois là, leur soutien, jusqu'au jour où la patrie reconnaîtra ce que j'ai été, ce que je suis...
Mais ce que je veux te répéter de toutes les forces de mon âme, de cette voix que tu devras toujours entendre, c'est courage et courage! Ta patience, ta volonté, les nôtres, ne devront jamais se lasser jusqu'à ce que la vérité tout entière soit révélée et reconnue.
Ce que je ne saurais assez mettre dans mes lettres, c'est tout ce que mon cœur contient d'affection pour toi, pour tous. Si j'ai pu résister jusqu'ici à tant de misères morales, c'est que j'ai puisé cette force dans ta pensée, dans celle des enfants...
Alfred.
Des deux lettres de ma femme, copiées par une main banale, reçues seulement le 28 mars, j'extrais le passage suivant:
Paris, 1er janvier 1897.
Aujourd'hui, plus particulièrement encore, j'ai besoin de venir auprès de toi, de me rapprocher, de m'entretenir de nos chagrins, comme aussi de nos espérances. Cette journée plus triste, par cela même qu'elle me rappelle d'excellents souvenirs bien lointains déjà, je voudrais la passer tout entière à causer avec toi, elle me semblerait moins longue, moins amère; je ne saurais exprimer à nouveau des vœux répétés si souvent et depuis si longtemps. J'appelle de toutes mes forces le moment si tardif où nous pourrons enfin vivre en paix, où je pourrai te rendre un nom honoré, où je pourrai te serrer dans mes bras... Espérons que cette nouvelle année nous apportera la réalisation de nos vœux...
Dans l'attente continuelle dans laquelle je vis, tes lettres seules peuvent m'apporter un peu de détente; c'est quelque chose de toi, c'est une petite parcelle de ta pensée qui vient me retrouver, me consoler pendant un long mois...
Lucie.
Je n'avais pu me rendre compte, par les quelques lettres copiées que j'avais reçues, des événements qui se passaient vers cette époque en France; je les rappelle sommairement:
L'article de l'Éclair du 15 septembre 1896, révélant la communication aux juges seuls, dans la salle des délibérations, d'une pièce secrète;
La courageuse initiative de Bernard Lazare, publiant, en novembre 1896, sa brochure: Une erreur judiciaire.
La publication, par le Matin du 10 novembre 1896, du fac-similé du bordereau;
L'interpellation Castelin, du 18 novembre, à la Chambre des députés.
Je n'appris ces événements qu'à mon retour, en 1899.
Ni ma femme, ni personne en dehors du ministère de la Guerre, ne connaissait alors la découverte du véritable traître par le lieutenant-colonel Picquart, l'héroïque conduite de cet admirable officier et les criminelles manœuvres qui l'empêchèrent d'aboutir dans l'œuvre de vérité et de justice.
Puis les lettres originales reprennent. En avril, je reçus une seule lettre de ma femme, celle du 20 février dont je donne un extrait; j'appris par cette lettre que mes lettres étaient également transmises en copie:
Paris, 20 février 1897.
J'ai eu la joie de recevoir une bonne et nouvelle lettre de toi, j'en suis encore tout heureuse, bien qu'il ne m'ait été communiqué qu'une copie. C'était toujours une grande satisfaction pour moi que de voir ton écriture, il me semblait que je tenais ainsi une parcelle de toi; une copie supprime tout le caractère intime de la lettre et vous ôte l'impression que peut seul donner le travail machinal et tout personnel qui accompagne la pensée. C'est cette impression qui me manque lorsque la lettre est copiée par une main indifférente et ce m'est une des choses les plus pénibles parmi tous les chagrins secondaires que j'ai eus à subir...
Lucie.
En mai, j'écrivis à ma femme:
Iles du Salut, 4 mai 1897.
Je viens de recevoir ton courrier de mars, celui de la famille, et c'est toujours avec la même émotion poignante, avec la même douleur que je te lis, que je vous lis tous, tant nos cœurs sont blessés, déchirés par tant de souffrances.
Je t'ai déjà écrit il y a quelques jours en attendant tes chères lettres et je te disais que je ne voulais ni chercher, ni comprendre, ni savoir pourquoi l'on me faisait succomber ainsi sous tous les supplices. Mais si dans la force de ma conscience, dans le sentiment de mon devoir, j'ai pu m'élever ainsi au-dessus de tout, étouffer toujours et encore mon cœur, éteindre toutes les révoltes de mon être, il ne s'ensuit pas que mon cœur n'ait profondément souffert, que tout, hélas! ne soit en lambeaux.
Mais aussi je t'ai dit qu'il n'entrait jamais un moment de découragement dans mon âme, qu'il n'en doit pas plus entrer dans la tienne, dans les vôtres à tous.
Oui, il est atroce de souffrir ainsi, oui, tout cela est épouvantable et déroute toutes les croyances en ce qui fait la vie noble et belle; mais aujourd'hui il ne saurait y avoir d'autre consolation pour les uns comme pour les autres que la découverte de la vérité, la pleine lumière.
Quelle que soit donc ta douleur, quelles que puissent être vos souffrances à tous, dis-toi qu'il y a un devoir sacré à remplir que rien ne saurait ébranler: ce devoir est de rétablir un nom, dans toute son intégrité, aux yeux de la France entière.
Maintenant, te dire tout ce que mon cœur contient pour toi, pour nos enfants, pour vous tous, c'est inutile, n'est-ce pas?
Dans le bonheur, on ne s'aperçoit même pas de toute la profondeur, de toute la puissance de tendresse qui réside au fond du cœur pour ceux que l'on aime. Il faut le malheur, le sentiment des souffrances qu'endurent ceux pour qui l'on donnerait jusqu'à la dernière goutte de son sang, pour en comprendre la force, pour en saisir la puissance. Si tu savais combien j'ai dû appeler à mon aide, dans les moments de détresse, ta pensée, celle des enfants, pour me forcer à vivre encore, pour accepter ce que je n'aurais jamais accepté sans le sentiment du devoir.
Et cela me ramène toujours à cela, ma chérie: fais ton devoir, héroïquement, invinciblement, comme une âme humaine très haute et très fière qui est mère et qui veut que le nom qu'elle porte, que portent ses enfants, soit lavé de cette horrible souillure.
Donc, à toi, comme à tous, toujours et encore, courage et courage...
Alfred.
Quelques extraits des lettres de ma femme que je reçus à cette date:
Paris, 5 mars 1897.
Je voulais attendre, pour venir causer avec toi, l'arrivée de ton courrier, mais je ne puis tenir d'impatience, je suis incapable de m'imposer un supplice aussi long; j'ai besoin de me détendre, de venir près de toi, de réchauffer mon cœur auprès du tien et de ne pas me concentrer, sans un instant de repos, dans la pensée affolante de cette longue, interminable séparation. Quand je t'écris, au moins, j'ai quelques instants d'illusion, la plume, l'imagination, la tension de la volonté me transportent près de toi, là, tout près, comme je voudrais être, te soutenant, te consolant, te rassurant sur l'avenir, et t'apportant tout l'espoir que mon cœur contient renfermé et que je voudrais tant te communiquer. C'est un moment bien fugitif, mais ce bonheur d'être auprès de toi, je le possède ainsi quelques instants et je me sens revivre...
Lucie.
Paris, 16 mars 1897.
J'étais venue causer avec toi il y a quelques jours, j'étais alors dans l'angoisse de l'attente de nouvelles; je les ai reçues, ces chères lettres si attendues, si ardemment désirées. Depuis, je me pénètre de tes paroles, je ne me lasse pas de te relire; ce sont mes seuls bons instants, ceux que je vis un peu plus près de toi.
Comme le mois dernier, je n'ai pas eu la joie de voir ton écriture, c'est une copie qui m'a été transmise, et tu peux t'imaginer ce que mon cœur saigne d'être privée de cette seule consolation qui, jusqu'à cet été, ne m'avait pas été refusée. Quel chemin d'amertume et de douleur nous avons à traverser; ce sont de petites choses qu'on devrait passer sous silence si on les compare à la grandeur de notre tâche; mais pour des natures sensibles toutes ces blessures n'en sont pas moins cuisantes.
Puisqu'il le faut, ne nous arrêtons pas à cela, et puisque nous sommes malheureusement appelés à remplir un devoir sacré par respect pour notre nom, pour celui que portent nos enfants, élevons-nous à la hauteur de notre mission et ne nous abaissons pas à envisager toutes ces misères. Si nous sommes anéantis par le chagrin, ayons au moins la satisfaction du devoir accompli, raidissons-nous dans la tranquillité de notre conscience, et gardons toute notre énergie, toute notre force, pour mener à bien notre réhabilitation...
Lucie.
En juin 1897 eut lieu une alerte qui eût pu avoir les suites les plus tragiques. Les consignes disaient qu'à la moindre démonstration de ma part, où de celle de l'extérieur, pour une tentative d'évasion, je courrais risque même de la vie. Le surveillant de garde devait, même par les moyens les plus décisifs, prévenir l'enlèvement ou l'évasion. On comprend donc combien étaient dangereuses, avec de pareilles consignes, les alertes causées dans le service du personnel préposé à ma garde. Ces consignes étaient d'ailleurs odieuses, car je ne pouvais être rendu responsable d'une tentative venant de l'extérieur, si elle se fût produite, à laquelle j'eusse été totalement étranger.
Le 6 juin, vers neuf heures du soir, une fusée fut lancée de l'île Royale. On prétendit qu'une goélette avait été aperçue dans le golfe formé par l'île Saint-Joseph et l'île du Diable. Le commandant du pénitencier donna l'ordre de tirer dessus à blanc et de prendre les postes de combat. Lui-même vint renforcer, avec un personnel supplémentaire, le détachement de l'île du Diable. J'étais couché et enfermé dans ma case avec le surveillant de garde, comme d'habitude chaque nuit; je fus réveillé en sursaut par les coups de canon suivis de coups de fusil, et je vis le surveillant de garde, les armes prêtes, me regarder fixement. Je demandai: «Qu'y a-t-il?». Le surveillant de garde ne me répondit pas. Mais comme je ne me préoccupais pas des incidents qui se passaient autour de moi, la pensée tendue vers un seul but: mon honneur, je m'étendis de nouveau sur mon lit. Heureusement peut-être; le surveillant de garde avait des consignes rigoureuses et l'on peut se demander s'il n'eût pas tiré sur moi, si, surpris par ces bruits insolites, je m'étais jeté à bas du lit.
Le 10 août 1807, j'écrivis à ma femme: