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Collection complète des oeuvres de l'Abbé de Mably, Volume 4 (of 15)

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The Project Gutenberg eBook of Collection complète des oeuvres de l'Abbé de Mably, Volume 4 (of 15)

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Title: Collection complète des oeuvres de l'Abbé de Mably, Volume 4 (of 15)

Author: Gabriel Bonnot de Mably

Editor: Guillaume Arnoux

Release date: March 8, 2017 [eBook #54311]
Most recently updated: October 23, 2024

Language: French

Credits: Produced by Chuck Greif, Hans Pieterse and the Online
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*** START OF THE PROJECT GUTENBERG EBOOK COLLECTION COMPLÈTE DES OEUVRES DE L'ABBÉ DE MABLY, VOLUME 4 (OF 15) ***

Au lecteur

Table

L’image de couverture a été réalisée pour cette édition électronique.
Elle appartient au domaine public.

COLLECTION
COMPLETE
DES ŒUVRES
DE
L’ABBÉ DE MABLY.


TOME QUATRIEME,

Contenant les Observations sur l’histoire des Grecs et des Romains.

A PARIS,

De l’imprimerie de Ch. Desbriere, rue et place
Croix, chaussée du Montblanc, ci-devant d’Antin.


L’an III de la République,
(1794 à 1795.)

OBSERVATIONS
SUR

L’HISTOIRE DE LA GRECE.


A MONSIEUR
L’ABBÉ DE R***.

Il y a déjà plusieurs années, mon cher abbé, que je vous ai offert la première ébauche de mon travail sur l’Histoire de l’ancienne Grèce; mais je me suis aperçu depuis combien ce présent étoit peu digne de vous. Horace étoit un grand maître; et j’ai appris par mon expérience qu’il est dangereux de ne pas laisser mûrir pendant plusieurs années ses écrits dans son porte-feuille: nonum prematur in annum. Il est impossible de juger avec justice un ouvrage qu’on vient de finir; il faut l’oublier; on le revoit alors de sang-froid et avec les nouvelles connoissances qu’on a acquises; notre amour-propre d’auteur ne nous dérobe plus nos erreurs et nos fautes; il nous les présente, au contraire, comme autant de preuves des progrès que nous avons faits.

L’ouvrage que je vous adresse aujourd’hui n’est encore qu’une suite de réflexions sur les mœurs, le gouvernement et la politique de la Grèce; j’y recherche les causes générales et particulières de sa prospérité et de ses malheurs. Il m’arrive souvent aujourd’hui de louer ce que j’ai blâmé dans mes premières observations, et de blâmer les mêmes choses que j’ai louées; c’est qu’il y a eu un temps où je regardois de certaines maximes sur la grandeur, la puissance et la fortune des états, comme autant de vérités incontestables; et qu’après quinze ans de méditations sur les mêmes objets, je suis parvenu à ne les voir que comme des erreurs que nos passions et l’habitude ont consacrées.

Laissez vos Grecs, m’a-t-on dit plusieurs fois, leur histoire est usée. Qui ne connoît pas Lacédémone, Lycurgue, Athènes, Solon, Thèbes, Epaminondas, la ligue des Achéens et Aratus? On est las d’entendre parler de la bataille de Salamine et de la guerre du Péloponèse. Pouvois-je, mon cher abbé, me rendre à ces conseils? Quand on a mal réussi en traitant un beau sujet, est-il possible de ne pas recommencer son ouvrage? J’aurois pu laisser mes Observations sur les Grecs, telles qu’elles étoient, s’il n’avoit été question que de corriger des fautes d’écrivain; mais il falloit ne pas laisser subsister une doctrine dangereuse: des maximes fausses en politique intéressent trop le bonheur des hommes pour qu’un auteur ne doive pas se rétracter quand il parvient à connoître la vérité.

Ce seroit un grand malheur, si on se lassoit d’étudier les Grecs et les Romains; l’histoire de ces deux peuples est une grande école de morale et de politique: on n’y voit pas seulement jusqu’où peuvent s’élever les vertus et les talens des hommes sous les lois d’un sage gouvernement, leurs fautes mêmes serviront éternellement de leçons aux hommes. Puissent les princes, en voyant les suites funestes de l’ambition de Sparte et d’Athènes, et des divisions des Grecs, connoître et aimer les devoirs de la société! Je sais que la plupart des faits intéressans de ces deux nations sont connus de tout le monde, et qu’on fatiguera son lecteur, quand on les racontera après les historiens anciens: mais fera-t-on un ouvrage désagréable et inutile aux personnes qui aiment à penser, quand on cherchera à développer les causes de ces grands événemens? Cette matière est inépuisable et sera toujours nouvelle. Je ne vous présente, mon cher abbé, qu’un foible essai, et je ne doute point que des écrivains plus habiles que moi ne trouvent encore dans l’histoire de la Grèce une abondante moisson de réflexions nouvelles, et également utiles à la morale et à la politique.

En vous donnant une marque publique des sentimens d’estime et de tendresse que j’ai pour vous, pourquoi ne voulez-vous pas, mon cher abbé, que j’aie le plaisir de parler des bonnes qualités de mon ami? Il faut me taire, puisque vous le désirez, et je sacrifie à votre délicatesse tous les éloges que vous méritez. Si l’ouvrage nouveau que j’ai fait sur les Grecs est digne de l’attention du public, je serai d’autant plus charmé d’avoir corrigé mes fautes, que rien ne peut être plus agréable pour moi que de penser que ce monument que j’élève à notre amitié, étant lié à un ouvrage digne de vivre, perpétuera le souvenir des sentimens inviolables qui nous unissent.


SOMMAIRES.

LIVRE PREMIER.

Mœurs et gouvernement des premiers Grecs. Des causes qui contribuèrent à ne faire de toute la Grèce qu’une république fédérative, dont Lacédémone devient la capitale. Réflexions sur cette forme de gouvernement. De la guerre de Xercès.

page 1


LIVRE II.

Rivalité entre Athènes et Lacédémone. Examen de l’administration de Cimon et de Périclès. De la guerre du Péloponèse. Décadence des Spartiates. L’empire qu’ils ont acquis sur la Grèce est détruit par les Thébains.

63


LIVRE III.

Des causes qui, après la décadence d’Athènes et de Sparte, empêchèrent que la Grèce ne rétablît son gouvernement fédératif. Situation de la Macédoine. Examen de la conduite de Philippe. Réflexions sur Alexandre.

123


LIVRE IV.

Situation des Grecs après la mort d’Alexandre et sous ses successeurs. De l’origine, des mœurs et des lois de la ligue des Achéens. Les affaires des Romains commencent à être mêlées à celles des Grecs; la Grèce devient une province Romaine.

186



OBSERVATIONS
SUR

L’HISTOIRE DE LA GRECE.


LIVRE PREMIER.


L’histoire nous représente les premiers Grecs, comme des hommes errans de contrées en contrées. Ils ne cultivoient point la terre, ils n’avoient aucune demeure fixe, et, n’étant liés par aucun commerce, aucune police, aucune loi, ne marchoient qu’armés, et ne connoissoient d’autre droit que celui de la force: tels ont été tous les peuples à leur naissance, tels sont encore les sauvages d’Amérique, que la fréquentation des Européens n’a pas civilisés. Quelques maux que se fissent les différentes hordes des Grecs, ils n’étoient pas cependant eux-mêmes leurs plus grands ennemis; les habitans des îles voisines, encore plus barbares, faisoient, s’il en faut croire les historiens, des descentes fréquentes sur les côtes de la Grèce; souvent la passion de piller, ou plutôt de faire le dégât, les portoit jusques dans l’intérieur du pays, et ils croyoient par leurs ravages, y laisser des monumens honorables de leur valeur.

Quelques écrivains ont voulu remonter au-delà de ces siècles de barbarie, et Dicéarque, qui selon Porphyre, est de tous les philosophes celui qui a peint les premières mœurs des Grecs avec le plus de fidélité, en fait des sages qui menoient une vie tranquille et innocente, tandis que la terre, attentive à leurs besoins, prodiguoit ses fruits sans culture. Cet âge d’or, qui n’auroit jamais dû être qu’une rêverie des poëtes, étoit un dogme de l’ancienne philosophie. Platon établit l’empire de la justice et du bonheur chez les premiers hommes; mais on sait aujourd’hui ce qu’il faut penser de ces lits de verdure, de ces concerts, de ce doux loisir qui faisoit le charme d’une société où les passions étoient inconnues.

Depuis que Minos, prince assez recommandable par sa justice, pour que la fable en ait fait le juge des enfers, avoit appris aux Crétois à être heureux en obéissant à des lois dont toute l’antiquité a admiré la sagesse; la Crète enorgueillie n’avoit pu se défendre de mépriser ses voisins, et le sentiment de sa supériorité lui avoit inspiré l’envie de les asservir. Le petit-fils de ce prince, nommé aussi Minos, mit à profit l’ambition naissante de ses sujets pour étendre son empire; il construisit des barques, exerça les Crétois au pilotage et à la discipline militaire, conquit les îles voisines de son royaume, et fit respecter ses lois en y établissant des colonies. Intéressé à entretenir la communication libre entre les parties séparées de ses états, il purgea la mer des pirates qui l’infestoient; et en affermissant ainsi sa domination, devint, sans le savoir, le bienfaiteur des Grecs, dont les côtes ne furent pas insultées. Ce peuple, délivré d’une partie de ses maux, n’eut plus à craindre que sa propre férocité, et la jouissance d’un premier bien lui donna le désir de l’accroître.

L’Attique, pays ingrat et stérile, fut moins exposée que les autres provinces de la Grèce aux incursions de ses ennemis; les familles qui s’y réfugièrent ne subsistoient qu’avec peine des productions naturelles de la terre; mais leur pauvreté, dit Thucydide, leur valut un repos favorable aux progrès de la société; leur industrie fut aiguisée, et elles renoncèrent les premières à la vie errante. Leur exemple instruisit de proche en proche le reste de la Grèce; et à mesure que les peuples cultivateurs se multiplièrent et formèrent des espèces de républiques capables de défendre leurs cabanes et leurs moissons, le pillage devint un exercice plus difficile et plus dangereux. Les brigands, trompés dans leurs espérances, comptèrent moins sur leurs forces; ils ne rapportèrent souvent aucun butin de leurs courses; et la nécessité les obligea enfin de pourvoir à leur subsistance en cultivant la terre: ils s’attachèrent aux contrées qu’ils défrichoient, et tous les Grecs eurent des demeures et des possessions fixes.

Je passe rapidement sur des siècles, où la Grèce encore plongée dans la plus profonde ignorance des devoirs de l’humanité, possédoit cependant ces héros et ces demi-dieux, si célèbres dans ses traditions fabuleuses. L’homme le plus digne de la reconnoissance et de l’hommage des Grecs, ce fut celui qui leur apprit qu’ils avoient une origine commune. Cette doctrine apprivoisa les esprits; les hameaux, qui formoient autant de sociétés indépendantes et ennemies les unes des autres, cessèrent de se haïr, et commencèrent à contracter des alliances. Des bienfaits mutuels leur persuadèrent qu’ils ne formoient qu’un même peuple; et l’on vit bientôt que la Grèce entière, se croyant offensée par l’injure que Pâris fit à Ménélas, se ligua pour en tirer vengeance. Les esprits, à cette époque, avoient déjà fait des progrès considérables; et quoique les héros d’Homère conservassent encore des mœurs barbares, les Grecs cultivoient déjà des arts qui demandent du génie.

Au retour de l’expédition de Troye, on auroit dit que les dieux protecteurs du royaume et de la famille de Priam, en vouloient venger les malheurs en ruinant la Grèce. Elle éprouva en effet différentes révolutions capables d’étouffer les principes grossiers du gouvernement, de morale, d’ordre et de subordination qu’elle avoit adoptés, et que la paix seule pouvoit perfectionner. La discorde arma tous les Grecs les uns contre les autres; la guerre fit périr plusieurs peuples, ou les força d’abandonner les contrées qu’ils commençoient à nommer leur patrie. C’est ainsi que les Béotiens, chassés d’Arne par les Thessaliens, s’établirent dans la Calmeïde, à laquelle ils donnèrent leur nom. Le Péloponèse changea de face par le rappel des Héraclides; les peuples de cette province, vaincus ou effrayés, abandonnèrent leur pays; et ces hommes, qui n’avoient pu défendre leurs possessions, furent assez forts ou assez braves pour en conquérir de nouvelles. La Grèce, incapable en quelque sorte de suffire à ses habitans, se trouva encore pleine de peuples exilés et errans qui cherchoient une retraite, et qui, ne pouvant subsister que par le pillage, avoient repris les anciennes mœurs de leurs pères. Les vaincus furent souvent détruits; des victoires, toujours achetées par beaucoup de sang, affoiblirent les vainqueurs mêmes, et les peuples épuisés reprirent enfin des demeures fixes: mais le souvenir des injures et des maux qu’ils s’étoient faits, multiplièrent entre eux les causes de haine et de division, et deux bourgades ne furent point voisines sans être ennemies.

Heureusement pour les Grecs, que ne faisant encore la guerre que par brutalité et par emportement, aucune vue d’ambition ne leur mettoit les armes à la main; s’ils avoient voulu faire des conquêtes les uns sur les autres, leurs querelles se seroient perpétuées. La haine et la vengeance, plus promptes et moins réfléchies que l’ambition, sont moins durables dans le cœur humain; et la plupart des villes, lassées de leurs divisions qui diminuoient leur fortune au lieu de l’accroître, renouvellèrent leurs anciennes alliances. On cultiva ses héritages avec moins de trouble, une tranquillité passagère fit connoître le prix d’une paix durable; on étudia les moyens de l’affermir; l’intérêt apprit aux différens peuples à être moins injustes; et pendant qu’il s’établissoit entr’eux des fêtes, des solennités, des sacrifices communs et un droit des gens, les lois se perfectionnoient dans chaque ville; et les Grecs, plus instruits de leurs devoirs, se préparoient insensiblement à former des sociétés plus régulières.

La Grèce n’avoit connu jusqu’alors qu’un gouvernement militaire; c’est-à-dire, que le capitaine d’une république en étoit le magistrat, parce que tous les Grecs n’étoient que soldats; mais commençant avec la paix à devenir citoyens, ils eurent de nouveaux besoins, ils craignirent de nouveaux dangers, et il fallut substituer de nouvelles lois aux anciennes qui ne suffisoient plus. Les capitaines qui, sous le nom de rois, avoient joui d’un pouvoir continuel et très-étendu pendant les temps de guerre et de trouble, le virent diminuer pendant la paix, et leurs fonctions cessèrent en quelque sorte. Ils voulurent sans doute réparer la perte qu’ils faisoient, et retrouver dans les citoyens l’obéissance à laquelle ils avoient accoutumé les soldats; mais les peuples de leur côté apprenant à sentir le prix de la liberté civile, par l’abus même que les chefs faisoient déjà de leur autorité, craignirent d’être esclaves dans les villes où les lois ne seroient pas supérieures au magistrat. Plus l’inquiétude dont les esprits étoient agités annonçoit une révolution prochaine, plus les rois faisoient des efforts pour retenir le pouvoir prêt à s’échapper de leurs mains; mais la rusticité de leurs mœurs ne leur ayant pas permis de se façonner aux secrets de la dissimulation et de la tyrannie, leur ambition souleva des hommes pauvres, courageux, et dont la fierté n’étoit point émoussée par cette foule de besoins inutiles et de passions timides qui asservirent leurs descendans.

A peine quelques villes eurent-elles secoué le joug de leurs capitaines, que toute la Grèce voulut être libre. Un peuple ne se contenta pas de se gouverner par ses lois, soit qu’il crût sa liberté intéressée à ne pas souffrir chez ses voisins l’exemple contagieux de la tyrannie; soit, comme il est plus vraisemblable, qu’il ne suivît que cette sorte d’enthousiasme auquel on s’abandonne dans la première chaleur d’une révolution, il offrit ses secours à quiconque voulut se défaire de ses rois. L’amour de l’indépendance devint dès-lors le caractère distinctif des Grecs; le nom même de la royauté leur fut odieux; et une ville opprimée par un tyran, auroit, en quelque sorte, été un affront pour toute la Grèce.

Sans cette révolution, qui fit prendre aux Grecs un génie tout nouveau, il est vraisemblable qu’ils auroient eu le sort de tous ces peuples obscurs, dont nous ignorons l’histoire et même le nom. Quelque roi d’Argos, de Micène, de Corinthe, de Thèbes ou de quelqu’autre ville, auroit subjugué ses voisins, et affermi son autorité sur ses sujets. La Grèce, despotiquement gouvernée, n’auroit produit, ni les lois, ni les talens, ni les vertus que la liberté et l’émulation y firent naître; rampant dans sa foiblesse, ou ignorant l’art de se servir de ses forces, elle auroit langui dans la servitude, et attendu avec nonchalance qu’un étranger en fît une province de son empire.

Les services mutuels que les Grecs se rendirent, dans le cours de ces révolutions, achevèrent d’amortir les haines qui avoient divisé leurs républiques; et dès qu’ils cessoient de se haïr, leur foiblesse et leur amour de la patrie, les invitoient de concert à s’unir par une alliance générale, comme les peuples de plusieurs de leurs provinces, étoient déjà unis par des alliances particulières. Sans parler des villes qui envoyoient des députés au jeux d’Olimpie, de Corinthe et de Némée, pour offrir les mêmes sacrifices aux mêmes divinités, et resserrer les nœuds de leur amitié; on étoit témoin depuis long-temps du bonheur des différens peuples qu’Amphictyon, troisième roi d’Athènes, avoit unis par une confédération étroite. Leurs députés se rendoient tous les ans à Delphes et aux Thermopyles pour y délibérer sur leurs affaires générales et particulières; et ces alliés, fidèles au serment par lequel ils s’engagoient de ne se jamais faire aucun tort, d’embrasser au contraire leur défense, et de venger de concert les injures faites au temple de Delphes, voyoient prospérer de jour en jour leurs affaires domestiques, et étoient craints, aimés et respectés au-dehors. Les nouvelles républiques demandèrent à l’envi à s’associer à cette ligue pour jouir de sa protection; et les assemblées amphictyoniques devinrent, si je puis parler ainsi, les états-généraux de la Grèce; cent villes libres et indépendantes ne formèrent enfin qu’une même république fédérative, et dont le corps Helvétique nous retrace aujourd’hui une image assez ressemblante.

Quelqu’avantage que les Grecs retirassent de leur confédération, quelque bien qu’ils s’en promissent pour l’avenir, il s’en falloit cependant beaucoup que leur nouveau gouvernement pût suffire à tous leurs besoins, et écarter tous les dangers que devoit craindre une politique prévoyante et éclairée. Si le conseil des amphictyons communiqua une partie de sa sagesse, de sa justice et de son désintéressement à ses nouveaux associés, il prit sans doute à son tour quelques-uns de leurs vices. Borné à l’exercice d’une simple médiation, n’ayant ni le droit de dicter des lois générales à la Grèce, ni les forces nécessaires pour faire obéir à ses décrets, il avoit pu autrefois tenir étroitement unies quelques villes égales en réputation, qui aimoient la paix, et qui avoient le même gouvernement, les mêmes craintes et les mêmes ennemis; mais il ne devoit plus avoir le même succès, dès qu’on en eut ouvert l’entrée aux ministres d’une foule de républiques inégales en forces, et qui se gouvernoient par des principes opposés. Il y a mille institutions politiques, dont on perd tout le fruit dès qu’on veut les étendre au-delà de certaines bornes: n’est-il pas vraisemblable que si les provinces voisines de la Suisse se cantonnoient, l’alliance helvétique en seroit affoiblie?

Si les Grecs continuèrent à cultiver la paix, ou du moins s’il ne s’éleva entre eux que des querelles passagères et peu importantes, ce ne fut pas l’ouvrage seul du gouvernement amphictyonique. L’ancienne habitude qu’ils avoient contractée d’envoyer des colonies au-dehors, et leurs dissentions domestiques depuis l’établissement de la liberté sur les ruines de la monarchie, y contribuèrent également; et toutes ces causes à la fois concoururent à entretenir l’union.

Pausanias rapporte que le plus jeune des fils de Lycaon, Oénotrus, prince audacieux, entreprenant, et plein de cette espérance qui fait les héros, ayant obtenu de Nyctimus son frère, des vaisseaux et des soldats, imagina, le premier d’entre les Grecs, d’aller jeter les fondemens d’un nouvel état dans une terre étrangère. Les vents le portèrent en Italie, et il y régna avec gloire. Le succès de ces aventuriers fut admiré; leur fortune fit naître une émulation générale; et tout ce que la Grèce eut de citoyens inquiets et ambitieux, qui auroient communiqué leur inquiétude et leur ambition à leur patrie, ne songea, après même que la royauté eut été détruite, qu’à former des colonies que leur éloignement, de nouveaux intérêts et l’esprit d’indépendance qu’elles avoient apporté de leur première patrie, rendoient bientôt étrangères à leurs métropoles. Tandis que les Grecs peuploient à l’envi l’Italie et les côtes d’Afrique et d’Asie, leurs villes, qui n’étoient jamais surchargées de citoyens, ne sentoient point la nécessité d’acquérir de nouveaux domaines pour fournir à leur subsistance; et cette foiblesse, qui les rendoit incapables de faire longues guerres, ne leur permettoit pas de s’accoutumer insensiblement à l’ambition, et de porter dans leurs entreprises cette constance opiniâtre, sans laquelle un peuple n’est jamais ambitieux et conquérant.

Chaque ville, nouvellement associée au conseil amphictyonique, étoit d’ailleurs trop occupée de son administration intérieure pour songer à inquiéter ses voisins. Le hasard seul avoit décidé du gouvernement, quand elles s’affranchirent de la tyrannie de leurs capitaines; et les lois s’étoient faites à la hâte, sans règle et sans principe. Chacun avoit tâché de profiter de la révolution pour s’emparer de l’autorité; et quand le calme commença à se rétablir dans les esprits, tout le monde fut mécontent en examinant sa situation. Il s’élevoit de tout côté des querelles entre les nobles et le peuple, les riches et les pauvres, les magistrats et les citoyens; il n’étoit continuellement question que de régler leurs droits et leur fortune. Des prétentions opposées, des plaintes, des craintes ou des espérances toujours nouvelles empêchoient que les républiques ne prissent une forme stable; à peine avoit-on fait une loi, qu’on sentoit la nécessité de la révoquer ou de la modifier; les nouvelles lois avoient bientôt le même sort que celles qu’elles avoient détruites; et à la faveur de ces troubles, dont toutes les villes étoient agitées, les amphictyons réussissoient sans peine à entretenir la paix entr’elles.

Cependant il étoit impossible que, de ce grand nombre de républiques, il n’y en eût enfin quelqu’une qui ne parvînt à prendre une forme sage et fixe de gouvernement; et ne devoit-on pas craindre qu’elle n’abusât de la régularité de ses lois, de ses forces et des désordres des autres peuples, pour avoir de l’ambition? Quel auroit été alors le pouvoir du conseil amphictyonique; puisqu’il ne put prévenir les funestes effets de la rivalité d’Athènes et de Lacédémone, dans un temps que la république fédérative des Grecs paroissoit solidement affermie par une habitude de plusieurs siècles? Il pouvoit encore arriver que le parti qui dominoit dans une ville se fît un systême de distraire le peuple de ses intérêts domestiques, en l’occupant par des entreprises au-dehors: ce fut le sort des Romains, qui inquiétèrent leurs voisins par des guerres continuelles, pour avoir la paix chez eux.

D’ailleurs, si la Grèce étoit attaquée par une puissance étrangère, n’est-il pas vraisemblable, qu’en voulant réunir pour la défense commune, des peuples libres, indépendans et jaloux de leur dignité, jamais les amphictyons n’auroient réussi à les plier à une certaine subordination, sans laquelle les Grecs n’auroient cependant opposé à leurs ennemis que la moitié de leurs forces, ou des soldats divisés? Dans la crainte de se donner un maître, aucune république n’auroit voulu reconnoître un chef; toutes auroient aspiré au commandement; aucune n’auroit consenti à obéir; et faute d’un ressort principal qui les unît, qui réglât leur conduite, et tour-à-tour en rallentît ou en précipitât les mouvemens, elles seroient devenues la proie des étrangers.

Ce qui manquoit aux Grecs, ce fut Lycurgue qui le leur procura; et le gouvernement qu’il établit à Sparte, le rendit en quelque sorte le législateur de la Grèce entière. Quand cet homme célèbre se vit à la tête des affaires de sa patrie, depuis la mort de Polydecte son frère jusqu’à la naissance de Charilaüs son neveu, Lacédémone n’étoit pas dans une situation moins fâcheuse que les autres républiques de la Grèce. Les deux rois, qu’elle n’avoit pas détruits, parce que leur autorité partagée les avoit rendus moins entreprenans que les autres princes, prétendoient être les tyrans des lois; et leurs sujets, confondant la liberté avec la licence, ne vouloient reconnoître aucune autorité. Chaque faction s’emparoit tour-à-tour de la puissance souveraine, et le gouvernement, toujours abandonné à la tyrannie ou à l’anarchie, passoit tour-à-tour avec violence d’un excès à l’autre.

Ce ne fut qu’à son retour de Crète et d’Egypte, pays alors les plus célèbres dans le monde, et dont Lycurgue étoit allé étudier les mœurs et les loix, qu’il médita la réforme des Spartiates. Il ne pensa point comme les autres législateurs qui parurent après lui dans la Grèce, et qui, ne cherchant par des ménagemens timides qu’à contenter à la fois tous les citoyens, ne satisfirent personne, laissèrent subsister le germe de toutes les divisions, ou ne corrigèrent un abus, que pour en favoriser un autre. La politique doit sans doute consulter la disposition des esprits, et ne pas offenser les mœurs publiques, quand elle donne des lois à un grand état; parce que le génie de la nation y est nécessairement plus fort que le législateur: mais lorsqu’il ne s’agit que d’une poignée de citoyens, qui ne compose, pour ainsi dire, qu’une famille dans les murs d’une même ville, elle n’a pas besoin de la même condescendance. Lycurgue opposa son génie à celui des Spartiates, et osa former le projet hardi d’en faire un peuple nouveau. Il ne crut pas impossible de les intéresser tous, par l’espérance ou par la crainte, à la révolution qu’il méditoit. Il trouva quelques amis dignes de se rendre avec leurs armes dans la place publique où il devoit publier ses lois; et, sans autre droit que celui que donnent l’amour du bien et le salut de la patrie, il contraignit les Lacédémoniens à devenir sages et heureux.

Lycurgue laissa subsister la double royauté en usage à Lacédémone, et dont deux branches de la famille d’Hercule étoient en possession. En même temps qu’il donnoit à ces princes, comme généraux, un pouvoir absolu à la tête des armées, il les réduisit, comme magistrats, à n’être avec le sénat que les instrumens ou les ministres des lois. Ce fut au corps même de la nation que ce législateur remit l’autorité souveraine, c’est-à-dire, le droit de faire des lois, d’ordonner la paix et la guerre, et de créer les magistrats auxquels elle devoit obéir. Mais afin que le peuple fût plus tranquille sur sa situation, et que, sous prétexte de conserver sa liberté, il ne se livrât point à une défiance inquiète et orageuse, Lycurgue établit en sa faveur cinq éphores ou inspecteurs; ils étoient spécialement chargés d’empêcher que les rois et les sénateurs, en abusant du pouvoir exécutif, ne parvinssent à se mettre au-dessus des lois ou à les violer; leur magistrature étoit annuelle, pour qu’ils fussent en même temps plus attentifs à leurs devoirs, et moins entreprenans; et ils entretenoient ainsi la république dans cette sécurité qui ne donne à tous les citoyens qu’un même intérêt.

Le sénat, composé de vingt-huit citoyens choisis par le peuple, et qui devoient avoir soixante ans accomplis, exerçoit les magistratures civiles, servoit de conseil aux deux rois, à qui il n’étoit permis de rien entreprendre sans son consentement; et portoit seul aux assemblées publiques les matières sur lesquelles le peuple devoit délibérer et résoudre.

La république de Lycurgue, ainsi que Polybe l’a dit depuis de la république romaine, réunissant tous les avantages dont l’aristocratie, la royauté et la démocratie ne peuvent jamais posséder qu’une foible partie, quand elles ne se confondent pas pour ne former qu’un seul gouvernement, n’eut aucun des vices qui leur sont naturels. La souveraineté dont le peuple jouissoit le portoit sans effort à tout ce que l’amour de la liberté et de la patrie peut produire de grand et de magnanime dans un état purement populaire. Mais, par une suite de l’équilibre établi entre les différens pouvoirs, dès que la partie démocratique du gouvernement vouloit abuser de son autorité, elle se trouvoit sans force, et contrainte par la puissance des magistrats. Aussi ne vit-on point dans Lacédémone ces caprices, ces emportemens, ces terreurs paniques, ces violences qui déshonoroient la plupart des républiques de la Grèce. Par une suite de ce même équilibre des pouvoirs, les magistrats à leur tour tout-puissans, quand la loi marchoit devant eux, se trouvoient sous la main impérieuse du peuple dès qu’ils s’écartoient de la règle. Tous les ordres de l’état s’aidoient, s’éclairoient, se perfectionnoient mutuellement par la censure qu’ils exerçoient les uns sur les autres. Les grands abus étoient impossibles, parce qu’on avoit prévu les plus petits. Le sénat, qui devoit à la vigilance des éphores sa modération et sa sagesse dans l’exercice de la puissance exécutrice, rendoit à son tour la multitude capable de discuter et de connoître ses vrais intérêts, de se fixer à des principes, et de conserver le même esprit. Les rois n’avoient aucun pouvoir s’ils n’étoient pas les organes du sénat, et donnoient cependant aux armées cette action prompte et diligente, qui est l’ame des opérations et des succès militaires, mais presque toujours inconnue chez les peuples libres.

Quelque sage que fût ce systême, dont Lycurgue avoit pris la première idée chez les Crétois, il n’en espéra rien si les anciennes mœurs subsistoient. Quel eût été en effet le fruit de l’ordre qu’il avoit établi pour rendre les lois seules puissantes et seules souveraines, si les richesses et le luxe, toujours liés ensemble, et toujours suivis de la dépravation des mœurs, de l’inégalité des citoyens, et par conséquent de la tyrannie et de la servitude, eussent encore appris aux Spartiates à mépriser ou à éluder leurs nouvelles lois? Le peuple, avili par la misère, auroit bientôt été incapable de conserver sa dignité; il eût vendu ses suffrages, ses droits et sa liberté au plus offrant. Le sénat, dont les places n’étoient destinées qu’à honorer les hommes les plus vertueux, n’auroit été ouvert qu’aux plus riches. On auroit acheté les magistratures pour satisfaire sa vanité, ou pour faire un trafic honteux de son pouvoir. Les rois, en favorisant la corruption, pour ne trouver que des esclaves soumis à leurs caprices, auroient sacrifié impunément la patrie à leurs intérêts particuliers. C’est en Egypte que Lycurgue s’instruisit du pouvoir des mœurs dans la société; et c’est pour n’avoir pas connu, comme ce législateur, l’action réciproque des lois sur les mœurs, et des mœurs sur les lois, que plusieurs peuples n’ont tiré qu’un médiocre avantage des soins qu’ils ont pris de balancer différens pouvoirs dans l’état, et de les tenir en équilibre.

Pour rendre les citoyens dignes d’être véritablement libres, Lycurgue établit une parfaite égalité dans leur fortune; mais il ne se borna point à faire un nouveau partage des terres. La nature ne donnant pas sans doute à tous les Lacédémoniens les mêmes passions, ni la même industrie à faire valoir leurs héritages, il craignit que l’avarice n’accumulât bientôt les possessions; et pour que Sparte ne jouît pas d’une réforme passagère, il descendit, pour ainsi dire, jusque dans le fond du cœur des citoyens, et y étouffa le germe de l’amour des richesses.

Lycurgue proscrivit l’usage de l’or et de l’argent, et donna cours à une monnoie de fer. Il établit des repas publics, où chaque citoyen fut contraint de donner un exemple continuel de tempérance et d’austérité. Il voulut que les meubles des Spartiates ne fussent travaillés qu’avec la coignée et la scie; il borna, en un mot, tous leurs besoins à ceux que la nature exige indispensablement. Dès-lors les arts qui servent au luxe abandonnèrent la Laconie; les richesses devenues inutiles parurent méprisables, et Sparte devint une forteresse inaccessible à la corruption. Les enfans, formés par une éducation publique, se faisoient en naissant une habitude de la vertu de leurs pères. Les femmes que les lois ont toujours dégradées en ménageant trop leur foiblesse, et par qui le relâchement des mœurs s’est introduit dans presque tous les états, étoient faites à Sparte pour animer et soutenir la vertu des hommes. Les exercices les plus violens, en leur donnant un tempérament fort et robuste, les élevoient au-dessus de leur sexe, et préparoient leur ame à la patience, au courage et à la fermeté des héros.

L’amour de la pauvreté devoit rendre les Spartiates indifférens sur les dépouilles et les tributs des vaincus; ne vivant que du produit de leurs terres, ne possédant qu’une monnoie inconnue hors de chez eux, et n’ayant aucuns fonds de réserve, il leur étoit impossible de porter la guerre loin de leur territoire. La loi qui leur défendoit de donner le droit de citoyens à des étrangers, les empêchoit de réparer les pertes que leur causoit la victoire même; tout les invitoit donc à regarder la paix comme le bien le plus précieux pour les hommes. Lycurgue cependant ne s’en reposa point sur des motifs si propres à retenir sa patrie dans les bornes de la justice et de la modération. Il connoissoit trop bien le cœur humain et ce qui fait la prospérité constante des états, pour ne pas se défier des prestiges séducteurs de l’ambition, passion toujours féconde en espérances et en promesses, mais qui détruit en peu de temps un peuple, si elle est malheureuse; et qui ne peut avoir des succès, sans dégénérer en avarice et en brigandage, changer les mœurs et la condition des citoyens, et ruiner les principes du gouvernement. Le législateur fit une loi expresse, par laquelle il n’étoit permis aux Lacédémoniens de faire la guerre que pour leur défense, et leur enjoignoit de ne jamais profiter de la victoire, en poursuivant une armée mise en déroute.

Cette précaution, en apparence outrée, étoit cependant nécessaire; car pour rendre Lacédémone aussi forte qu’elle pouvoit l’être, Lycurgue en avoit fait plutôt un camp qu’une ville. On s’y formoit continuellement à tous les exercices de la guerre; toute autre occupation y étoit méprisée. Tout citoyen étoit soldat. Être incapable de supporter la faim, l’intempérie des saisons et les fatigues les plus longues; ne pas savoir mourir pour la patrie, et vendre cher sa vie aux ennemis, c’eût été une infamie. Il pouvoit aisément arriver que les Spartiates, emportés et trompés par leur courage, abusassent pour s’agrandir des qualités qu’on ne leur avoit données que pour se défendre. Plus une nation brave et guerrière est naturellement disposée à ne pas chercher la gloire dans la pratique de la justice et de la modération, plus Lycurgue devoit recommander la paix en faisant des soldats.

Quoique le portrait que je viens de faire de Lacédémone ne soit qu’ébauché, il est cependant aisé de juger du respect, ou plutôt de l’admiration que les Spartiates durent inspirer à toute la Grèce. On oublia la dureté avec laquelle ils avoient autrefois traité les citoyens d’Hélos, dont ils retenoient encore les descendans dans l’esclavage. Les deux guerres mêmes qu’ils firent aux Messéniens, depuis la réforme de Lycurgue, et qui ne finirent que par la ruine entière d’Ithome et d’Ira, et par la fuite ou la servitude de tous les habitans de la Messénie, ne furent regardées que comme des momens de distraction, qu’un long exercice de vertu avoit réparés.

Hercule, dit Plutarque, parcouroit le monde, et avec sa seule massue il y exterminoit les tyrans et les brigands; et Sparte avec sa pauvreté exerçoit un pareil empire sur la Grèce. Sa justice, sa modération et son courage y étoient si bien connus, que sans avoir besoin d’armer ses citoyens, ni de les mettre en campagne, elle calmoit souvent par le ministère d’un seul envoyé les séditions domestiques des Grecs, contraignoit les tyrans à abandonner l’autorité qu’ils avoient usurpée, et terminoit les querelles élevées entre deux villes.

Cette espèce de médiation, toujours favorable à l’ordre, valut d’autant plus à Lacédémone une supériorité marquée sur les autres républiques, qu’elles étoient continuellement obligées de recourir à sa protection. Heureuses tour-à-tour par ses bienfaits, aucune d’elles ne refusa de se conduire par ses conseils. Il est beau pour l’humanité, et c’est une grande leçon de morale et de politique, de voir un peuple qui ne doit sa fortune qu’à son amour pour la justice et à sa bienfaisance. Lacédémone acquit dans la Grèce l’autorité qui manquoit au conseil amphictyonique pour en tenir unies toutes les parties. Tandis qu’on s’accoutumoit à obéir aux Spartiates, parce qu’il eût été insensé de ne pas respecter leur sagesse et leur courage, la subordination s’établissoit de toutes parts; leur ville devenoit insensiblement la capitale de la Grèce; et jouissant sans contestation du commandement de ses armées réunies, pouvoit donner à la république fédérative des Grecs toute la force dont elle étoit susceptible.

Aujourd’hui qu’on juge faussement en Europe de la force des états, plus par l’étendue du territoire et le nombre des citoyens que par la sagesse des lois, on croira sans doute que les Grecs, qui n’occupoient qu’une petite province, ne pouvoient conserver leur liberté qu’autant qu’il ne se formeroit dans leur voisinage aucune puissance assez considérable pour les subjuguer; et on en conclura qu’ils devoient s’accroître et faire des conquêtes. Après avoir loué la modération des Spartiates, parce qu’elle leur valut l’empire de la Grèce, on blâmera cette même modération, parce qu’elle retenoit les Grecs dans leur première foiblesse, tandis que par une suite de ces révolutions éternelles qui changent la face du monde, leurs voisins tendoient continuellement à s’agrandir.

Mais, sans examiner ce qui fait la puissance réelle d’un état, qu’on fasse d’abord attention que les ressorts d’une république fédérative sont si nombreux, si compliqués, si lens dans leurs mouvemens, qu’elle ne peut s’occuper avec succès que d’elle-même. Falloit-il que les Spartiates invitassent la Grèce à faire des conquêtes, qui, sans enrichir aucune de ses villes en particulier, auroient rendu leur communauté plus puissante? La prudence ne permettoit pas de le tenter; tout le monde le sait, un intérêt éloigné ne frappe jamais la multitude; un intérêt général ne la remue que foiblement.

Quand on seroit parvenu dans une assemblée générale des amphictyons à donner aux Grecs la passion de faire des conquêtes en commun, les obstacles sans nombre, attachés à cette entreprise, les en auroient bientôt dégoûtés. Une république fédérative se défend avec succès, parce que le grand objet de sa conservation, lorsqu’on attaque sa liberté, ne donne à toutes ses parties qu’un même intérêt. La guerre défensive n’exige qu’une sorte de sagesse lente, dont une ligue est capable; d’ailleurs le danger précipite alors ses démarches en lui donnant un zèle plus ardent pour le bien public, et l’oblige de passer par-dessus bien des formalités, dont elle ne se départ jamais dans d’autres circonstances. La guerre offensive, loin d’unir plus étroitement des confédérés, les divise au contraire presque toujours. En commençant une entreprise, chacun tâche d’y contribuer le moins qu’il lui est possible, et veut cependant en retirer le principal avantage. On se fait un mérite de tromper avec adresse ses alliés, et de remplir mal ses engagemens. Soit qu’on réussisse, soit qu’on échoue, personne ne se rend justice; personne ne veut être la cause des disgraces qu’on a essuyées; tout le monde veut être l’auteur des succès heureux, et des confédérés finissent par se haïr.

Les Grecs pouvoient-ils former des projets d’agrandissement au-dehors, sans que leurs républiques n’eussent commencé à se diviser, & à concevoir les uns contre les autres des haines implacables? Chaque ville auroit eu des ennemis à ses portes, et n’auroit acquis que des sujets qui l’auroient mal servie. Loin de blâmer, ne faut-il donc pas louer la modération des Spartiates et des autres Grecs, s’ils pouvoient trouver en eux-mêmes les ressources nécessaires contre les efforts des puissances les plus considérables?

La Grèce étoit assez étendue pour qu’elle ne manquât pas de soldats, et ses terres assez sagement distribuées entre différens états, pour que les lois pussent y être religieusement observées; voilà ce qui devoit faire sa force. Imaginez cette province pleine de républiques sans faste et sans luxe, et peuplée de citoyens soldats qui n’aiment que la justice, la gloire, leur liberté et leur patrie: que lui importe qu’il se forme de grandes puissances dans son voisinage? Répéterai-je ici ce qu’on trouve dans d’autres ouvrages politiques, que le luxe, inévitable dans les grands états, les énerve; que les lois doivent y languir, & que leurs forces sont nécessairement engourdies?

Elle se forma enfin, cette grande puissance. Au milieu de toutes ces nations d’Asie, qui n’étoient recommandables que par leurs richesses, il étoit un peuple peu nombreux, mais dont le pays fermé à l’avarice, au luxe, à la mollesse, servoit d’asyle aux talens, au courage et aux autres vertus que le despotisme avoit bannies de chez ses voisins. Cyrus en étoit le roi; mais trompé par son ambition, il ne connut pas le bonheur de régner sur les Perses seuls. La conquête du royaume des Lydiens rendit ce prince maître des richesses de Crésus, et lui soumit l’Asie mineure. Il porta la guerre contre la Syrie, la réduisit en province, de même que l’Arabie, détruisit la puissance des Assyriens, s’empara de Babylone; et son empire, qui s’étendit enfin sur tous ces vastes pays qui sont compris entre l’Inde, la mer Caspienne, le Pont-Euxin, la mer Egée, l’Ethiopie et la mer d’Arabie, ne fut séparé de la Grèce que par un bras de mer qui n’étoit qu’une foible barrière.

L’histoire de Cyrus ne nous est parvenue que défigurée par les contes puériles dont Hérodote a cru l’orner, ou embellie par le pinceau d’un historien philosophe, qui a peut-être moins songé à nous instruire de la vérité qu’à donner des leçons aux rois pour leur apprendre, s’il se peut, d’être dignes de leur fortune. Quoi qu’il en soit, on voit que ce prince, ayant rempli l’Asie entière du bruit de ses exploits, a eu le sort des hommes extraordinaires, dont l’histoire est plus mêlée de fictions et de merveilleux, à mesure que la grandeur de leurs actions a moins besoin de ces ridicules ornemens pour intéresser. Cyrus a certainement été un des personnages de l’antiquité les plus illustres par ses talens; et quand il eut formé son vaste empire, à quels dangers les Grecs auroient-ils été exposés, si toutes les villes eussent profité de l’exemple que leur donnoit Lacédémone pour perfectionner leur gouvernement? Cyrus, quoique maître de l’Asie, n’avoit de force véritable que les Perses; le reste de ses sujets doit n’être compté pour rien.

Plus la domination de ce prince étoit étendue, moins sa puissance devoit être formidable; il laissa à Cambyse, son fils et son successeur, une trop grande fortune pour qu’il n’en fût pas accablé. Il ne faut point imposer à un homme des devoirs qui passent les forces de l’humanité; et Cyrus lui-même n’auroit pu empêcher les ressorts du gouvernement de se relâcher. Plus la rupture entre les Perses et les Grecs étoit différée, moins elle devoit être dangereuse pour ces derniers; peut-être que les successeurs de Cyrus, écrasés sous le poids de leur grandeur, de leurs vices et de leurs entreprises, auroient renoncé à l’ambition de faire des conquêtes, avant que de pouvoir porter la guerre dans la Grèce, si elle eût eu la sagesse de ne s’occuper que d’elle-même.

La rupture éclata à l’occasion des colonies établies sur les côtes de l’Asie mineure. Elles ne formoient point un même corps de république avec leurs métropoles, dont elles avoient négligé l’alliance; et quoiqu’elles n’eussent aucune des qualités que doit avoir un peuple libre, elles souffroient impatiemment la domination des rois de Perse. Aristagoras, homme aussi téméraire qu’ambitieux, ne cessoit d’exciter les habitans de Milet à la révolte; et ses émissaires, dont il avoit rempli la Grèce, obtinrent sans peine des Athéniens les secours qu’ils demandoient en faveur des Grecs d’Asie, qui, pour la plupart, tiroient leur origine de l’Attique. Athènes venoit de secouer le joug des Pisistrates; elle étoit encore dans l’ivresse d’une liberté naissante, et son dernier tyran, Hippias, avoit trouvé un asyle et même une protection marquée chez Artapherne, gouverneur de Lydie. Cette république promit sa protection aux colonies, et leur révolte éclata par la prise de Sardis, qui fut réduite en cendres.

Darius, qui occupoit alors le trône de Perse, se vengea aisément de cette injure; Milet, abandonné à la colère et à l’avarice des soldats, fut traité avec la dernière rigueur. Le vainqueur, après avoir soumis l’Yonie, et s’être emparé de toutes les îles voisines, voulut étendre la punition sur la Grèce même; il y dépêcha des hérauts pour demander la terre et l’eau, c’est-à-dire, pour lui ordonner de se soumettre à son empire. Loin de se repentir, les Athéniens se préparèrent à la guerre, et marchant jusqu’à Marathon, où les Perses s’étoient déjà avancés, les défirent sous la conduite de Miltiade.

Darius frémit de colère en apprenant l’affront que ses troupes venoient de recevoir; il se préparoit à fondre une seconde fois sur la Grèce avec des forces plus considérables, lorsqu’il fut surpris par la mort; et Xercès, en montant sur le trône, ne vit que l’injure que les Athéniens avoient faite à son père. Un de ses principaux officiers fut chargé de lui en rappeler tous les jours le souvenir. «Si j’oublie, disoit le prince, l’embrasement de Sardis, les courses que les Grecs d’Europe ont eu la témérité de faire en Asie, et la bataille de Marathon, ne croyez pas qu’ils soient touchés de ma modération; leur orgueil, qui voit sans frayeur ma puissance, en seroit plus hardi à m’insulter. Ma générosité passeroit pour crainte ou pour impuissance; et ces peuples, que je négligerois de châtier, entreroient encore à main armée dans l’Asie. Il n’est plus possible, ni aux Perses ni aux Grecs, de se regarder d’un œil indifférent; trop de haine les divise; trop de soupçons les empêchent de se réconcilier: la Perse doit obéir à la Grèce, ou la Grèce devenir une province de Perse.»

Quelqu’impatient que fût Xercès de porter la guerre dans la Grèce, il employa encore quatre ans aux préparatifs de son expédition; et rassembla, pour ainsi dire, toutes les forces de l’Asie. Son armée de terre, selon Hérodote, étoit composée de dix-sept cent mille combattans; et son armée navale, qui montoit à cinq cent mille hommes, étoit portée sur douze cens vaisseaux, suivis de trois mille bâtimens de transport. Il y a apparence que ce dénombrement des forces de Xercès est exagéré: mais en s’en rapportant au récit des autres historiens, ce prince avoit une armée encore assez considérable pour devoir aspirer à la conquête de l’Europe entière, s’il suffisoit de pouvoir rassembler une grande multitude d’hommes pour être conquérant et faire de grandes choses.

Sparte étoit toujours religieusement attachée aux institutions les plus rigides de Lycurgue, et tous ses citoyens ressembloient à ces trois cens héros qui se dévouèrent à la défense des Thermopyles. Athènes tenoit le second rang parmi les Grecs, et n’avoit jamais été dans un état si florissant. Occupée du soin de recouvrer sa liberté et de laver la honte de son esclavage, elle avoit acquis sous la tyrannie des Pisistrates toutes les vertus qui peuvent illustrer une ville libre, et dont il est si difficile aujourd’hui de nous faire une idée fidelle. Ses citoyens, épris à l’envi d’un redoublement d’amour-propre pour la patrie, se conduisirent avec une magnanimité qui leur tint lieu du gouvernement et des lois qui leur manquoient. Les cabales, les partis se turent; il n’y eut de récompense, d’honneur, de gloire, que pour les vertus et les talens. La bataille de Marathon augmenta encore leur courage; et quand Xercès descendit dans la Grèce, rien n’étoit impossible aux Athéniens pour conserver leur réputation.

Si toutes les républiques de la Grèce, sans ressembler à Lacédémone et à Athènes, eussent seulement été capables d’obéir à leurs ordres, ou même de ne les pas trahir, le projet du roi de Perse eût sans doute été téméraire et insensé. Mais il s’en falloit bien que tous les Grecs pussent voir l’orage dont ils étoient menacés, et n’en être pas intimidés.

Sparte n’avoit pas profité de son crédit pour faire adopter par ses voisins les vertus et les établissemens qui lui étoient particuliers; elle pouvoit corriger la plupart des lois injustes et des coutumes pernicieuses qui s’étoient établies chez les Grecs; mais à peine sa sagesse lui eut-elle acquis l’empire, qu’elle songea à le conserver par les moyens ordinaires de l’ambition: et sans doute il ne peut point y avoir de vertu pure chez les hommes, puisque celle des Spartiates ne le fut pas. Leur république éprouvoit tous les jours que l’administration défectueuse des villes de la Grèce laissoit les unes dans une extrême médiocrité, obligeoit les autres de lui demander des secours, et les tenoit toutes à son égard dans une vraie subordination; elle craignit de paroître moins nécessaire qu’elle ne l’étoit, et de voir anéantir son autorité, si le gouvernement des Grecs devenoit aussi sage qu’il pouvoit l’être. Elle voulut qu’on ne pût point se passer de sa protection; jamais elle ne chercha à tarir la source des divisions qui troubloient les Athéniens; et quand ils parurent acquérir trop de réputation, après avoir secoué le joug des Pisistrates, elle en fut assez jalouse pour tenter de leur donner un maître en rétablissant Hippias.

Je ne puis m’empêcher de le remarquer; il est malheureux que Lycurgue, en donnant à ses citoyens les lois les plus sages, ne leur en ait pas développé les conséquences les plus éloignées. «Pratiquez religieusement, devoit-il leur dire, les lois dont vous venez de jurer l’observation en présence des dieux; elles seront votre sûreté, et vous ne serez exposés à aucun des revers qu’éprouvent les autres peuples. Je vous promets même qu’en vous rendant dignes de la confiance de la Grèce, elles vous en mériteront l’empire; mais alors, craignez de vous laisser corrompre par ce commencement de prospérité. Les vices des Grecs les subordonneront à votre autorité; mais gardez-vous de croire que ces vices soient nécessaires à votre grandeur. Vous formez une république trop excellente pour que vos voisins puissent vous égaler; et quand tous les Grecs deviendroient des Spartiates, votre bonheur n’en seroit-il pas plus affermi, puisque vous vous trouveriez entourés de peuples qui, sans avarice et sans ambition, se feroient une loi de respecter et de défendre votre liberté?

«Si vous craignez de voir naître de nouvelles vertus dans la Grèce, soyez sûrs que, vous défiant de votre vertu même, vous aurez bientôt recours à cette politique frauduleuse, dont les ressources et les moyens sont d’abord équivoques, incertains et à la fin ruineux. Soyez sûrs que plus vous ferez d’efforts pour corriger les mœurs des Grecs, et faire régner la justice dans leurs villes, plus vous les trouverez dociles à votre empire, parce qu’aucun soupçon, aucune crainte ne les empêchera de se livrer sans réserve à leur reconnoissance et à votre générosité.

«Je vous ordonne, devoit ajouter Lycurgue, de travailler à rendre tous les Grecs vertueux; et ce n’est que par-là que vous pourrez vous-mêmes ne vous pas lasser de votre vertu. Je veux qu’on regarde comme traître à la patrie commune, et à Lacédémone en particulier, quiconque voudroit vous persuader qu’il vous importe que les Grecs ne soient ni aussi courageux, ni aussi justes que vous l’êtes. Si les vices de vos voisins peuvent vous donner de la considération, elle sera passagère; et dans mille occasions, ces vices vous inquiéteront et vous gêneront. Si pour dominer dans la Grèce, vous l’empêchez de devenir aussi forte qu’elle peut l’être, vous ressemblerez à un despote imbécille, qui, pour opprimer plus aisément ses sujets, les met dans l’impuissance de le servir. Votre empire sera mal affermi, et vous le perdrez, si un ennemi étranger vous attaque avec des forces considérables.»

Quelques villes avoient profité de l’exemple que leur donnoit Lacédémone, pour inspirer à leurs citoyens l’amour de la liberté et du bien public; mais quand la guerre Médique commença, la plupart n’étoient point encore parvenues à fixer leurs lois et à se faire un gouvernement régulier. Les unes, toujours jalouses de leurs voisins, ou gouvernées depuis leur naissance par les intrigues de leurs magistrats et des principaux citoyens, devoient tout sacrifier aux intérêts de leurs passions ou de leurs cabales; les autres, engourdies par une longue paix, et livrées au commerce et aux arts, ne doutoient pas que le moment fatal pour la Grèce ne fût arrivé; et ces républiques se liguèrent avec les Perses pour prendre un parti opposé à celui de leurs ennemis, ou pour prévenir leur ruine. Tels furent les habitans de la Thessalie et de l’Etolie, les Dolopes, les Eniens, les Perèbes, les Locriens, les Magnètes, les Méliens, les Phtiotes, les Thébains, et tous ceux de la Béotie, à l’exception des Thespiens et des Platéens. Dans le Péloponèse même, les Argiens et les Achéens se déclarèrent en faveur de Xercès.

La confédération des Grecs fut dissoute par la défection des peuples que je viens de nommer; et l’effroi qui devoit naturellement en résulter, auroit dû perdre toutes les républiques. Il le faut avouer, quelque magnanimité qu’on suppose aux Spartiates, aux Athéniens, et à leurs alliés, étoit-il vraisemblable qu’avec des intelligences dans toute la Grèce, et pouvant vaincre les Grecs par les Grecs mêmes, Xercès échouât dans son entreprise?

Je sais ce que plusieurs historiens ont imaginé pour donner l’explication de l’issue extraordinaire qu’eut la guerre Médique. Ils représentent les soldats de l’Asie moins comme des hommes, que comme des femmes abîmées dans le luxe et la mollesse. Mais si la Perse n’étoit plus ce qu’elle avoit été sous le règne de Cyrus, elle n’étoit pas cependant tombée dans cet état de léthargie et de mort, où Alexandre la trouva depuis. Xénophon reproche aux successeurs de Xercès plusieurs vices que n’avoient point eu ses prédécesseurs. Si le faste, la foiblesse et l’orgueil de Cambyse n’avoient été propres qu’à déshonorer le trône de son père, Darius, qui lui succéda, avoit aimé la gloire. La Perse, il est vrai, avoit perdu l’élite de ses troupes dans ses guerres malheureuses contre les Ammoniens et les Scythes: mais ne restoit-il, sous le règne de Xercès, aucune des milices que Cyrus avoit formées? L’esprit de ce prince, qui avoit vivifié l’Asie, étoit-il entièrement éteint? Une nation qui avoit toujours fait la guerre devoit au moins conserver une tradition de son ancienne discipline, et avoir quelques soldats aguerris. Hérodote lui-même ne dit-il pas que la vertu étoit encore estimée chez les Perses, et que le courage et les talens y servoient de degrés pour parvenir aux honneurs? Plusieurs soldats se distinguèrent encore dans la guerre Médique par des actions d’une rare valeur, et des corps entiers de milice suivirent leur exemple.

Nous ne connoissons plus aujourd’hui ce que c’est que subjuguer une nation libre. Depuis que la monarchie est le gouvernement général de l’Europe, que tout est sujet et non citoyen, et que les esprits sont également énervés par l’avarice et la mollesse, on ne porte la guerre que dans des provinces accoutumées à obéir, et défendues par des mercenaires. Les républiques même qui sont sous nos yeux n’offrent qu’un amas de bourgeois attachés à des fonctions civiles; le désespoir ne peut plus y enfanter des prodiges, et on ne doit pas s’attendre à trouver des peuples qui préfèrent leur ruine à la perte de leur liberté. Les Spartiates et les Athéniens vouloient mourir libres; mais quel pouvoit être le fruit de leur héroïsme? A force de sacrifier des hommes pour s’emparer des Thermopyles, Xercès s’en rendit le maître; en suivant la même méthode, il devoit avoir par-tout le même succès.

Plus on examine la situation de la Grèce divisée, plus on est convaincu qu’il lui étoit impossible d’échapper à la ruine dont elle étoit menacée. Ce qui sauva les Grecs, c’est la supériorité seule de Thémistocle sur Xercès, et de Pausanias sur Mardonius; et ce n’est qu’en comparant ces hommes célèbres qu’on expliquera le dénouement peu vraisemblable de la guerre Médique.

Thémistocle étoit né avec une passion extrême pour la gloire; impatient de se signaler, la bataille que Miltiade avoit gagnée à Marathon l’empêchoit, dit-on, de dormir. Il réunit en lui toutes les qualités qui font un grand homme; et personne, c’est l’éloge que lui donne Thucydide, n’a mieux mérité l’admiration de la postérité. Une espèce d’instinct sûr, le plus rare des talens, lui faisoit toujours prendre le meilleur parti; son courage n’étoit jamais étonné, parce que sa prudence, qui avoit remédié à tous les obstacles en les prévoyant, le rendoit supérieur à tous les événemens.

Tandis qu’Athènes se livroit à la joie d’avoir humilié Darius, Thémistocle ne regarda la victoire de Marathon que comme le pronostic d’un orage prochain; mais il se garda bien de troubler l’ivresse de ses concitoyens, en les menaçant de la vengeance du roi de Perse; ils vouloient être flattés, et ne pas prévoir des malheurs. On lui auroit fait un crime ou un ridicule de sa prévoyance; il profite du crédit qu’il a sur le peuple et de l’orgueil qu’augmentoit sa prospérité, pour l’irriter contre Egine, république alors puissante sur mer. Il conduit pas à pas les Athéniens à lui déclarer la guerre, et les oblige par ce moyen à se faire une marine qui fera leur salut et celui de la Grèce.

En effet, si Xercès, maître de la mer, eut pu tenter à son gré des descentes sur les côtes du Péloponèse et de l’Attique, dans le temps que son armée de terre pénétroit dans la Phocide, les Grecs n’auroient su ni où rassembler, ni où porter leurs forces; et chaque peuple, menacé d’une invasion, se seroit tenu sur ses terres pour les défendre. Chaque peuple, ainsi séparé des autres, n’eût senti que sa foiblesse, et n’auroit espéré aucun secours. Une consternation générale auroit glacé les esprits; et il ne faut point douter que plusieurs villes qui restèrent fidelles à la Grèce, n’eussent alors sacrifié l’intérêt commun de la patrie à leur salut particulier, en suivant l’exemple des républiques qui s’étoient alliées aux Perses.

Un moins grand homme que Thémistocle se seroit contenté de pourvoir à la défense d’Athènes; ses fortifications, son port, ses arsenaux, ses vivres l’auroient entièrement occupé. Lui, au contraire, toujours plein des principes qui font la force d’une république fédérative, regarda la Grèce comme le boulevart des Athéniens. Si elle est subjuguée, il sent qu’Athènes seule ne subsistera pas. En paroissant sacrifier sa patrie, il la sert utilement, parce qu’il met les Grecs en état de se défendre, et que s’ils ne succombent pas, Athènes victorieuse sera couverte de gloire.

Je ne sais si on a fait assez attention à la magnanimité que durent avoir les Athéniens pour transporter leurs femmes, leurs enfans et leurs vieillards à Salamine et à Tresène, tandis qu’eux-mêmes restant sans patrie, ou plutôt la livrant à la fureur des Barbares, se réfugioient dans des vaisseaux construits de la charpente de leurs maisons. Cette résolution, dont peu de personnes étoient capables de pénétrer la sagesse, n’offroit à tout le reste que l’image humiliante et terrible d’une fuite, ou plutôt d’une ruine entière. Il faut se transporter à ces temps reculés et en connoître les préjugés, si on veut juger des obstacles puissans et sans nombre que Thémistocle dût rencontrer, pour engager ses concitoyens à abandonner leurs maisons, leurs temples, leurs dieux et les tombeaux de leurs pères. La Grèce n’avoit rien à espérer, si ce général n’eût eu tous les talens et toutes les sortes d’esprit. Il falloit qu’occupé des idées les plus relevées, et des combinaisons les plus difficiles de la politique et de la guerre, il eût recours aux adresses de l’insinuation et de l’intrigue pour persuader des hommes incapables de l’entendre. Ne pouvant élever la multitude à penser comme lui, il falloit la subjuguer par l’autorité, intéresser sa religion, faire parler les dieux, et remplir la Grèce d’oracles favorables à ses desseins.

Après avoir forcé le passage des Thermopyles, les Perses se répandirent dans la Grèce, qu’ils ravagèrent. Delphes ne dut son salut qu’à un orage subit que les Barbares effrayés regardèrent comme un signe de la colère du dieu qui protégeoit cette ville, et qu’ils offensoient. Ils réduisirent en cendres Thespie et Platée; la citadelle d’Athènes fut emportée l’épée à la main, malgré les prodiges de valeur que firent quelques Athéniens qui n’avoient pu se résoudre à abandonner leur patrie, et il n’y eut plus que le Péloponèse qui fût fermé aux Perses.

Les Grecs n’avoient à opposer à la flotte innombrable de Xercès que trois cent quatre-vingt voiles, commandées, au nom de Lacédémone, par un général incapable d’en faire les fonctions. Soit qu’Euribiade, frappé de la foiblesse de ses forces, et n’écoutant que sa crainte; se crût trop près des ennemis; soit qu’il pensât follement que pour mettre le Péloponèse en sûreté, il falloit croiser sur ses côtes, ou se placer en station près de Pylos et de Phère, pour être à portée de protéger également toutes les parties de cette province, il voulut abandonner le détroit de Salamine. Thémistocle s’y opposa avec une extrême vigueur. Il représenta aux Grecs que ce n’étoit que dans ces bras de mer que le petit nombre de leurs vaisseaux défieroit avec succès la supériorité des Perses. Il fit voir que les Barbares ne pouvoient se porter sur les côtes de la Messénie, de l’Elide ou de l’Achaïe, sans s’exposer à voir enlever leurs convois, tant que la flotte des Grecs resteroit à Salamine. Il démontra qu’il étoit de la plus grande importance d’intimider ceux d’Argos, dont la trahison n’étoit que trop connue; et qu’il valoit autant abandonner la Grèce aux Perses, que de s’éloigner de l’isthme de Corinthe, tandis que Xercès portoit toute son armée de ce côté-là pour s’ouvrir l’entrée du Péloponèse. En effet, si Euribiade eût abandonné le golfe de Salamine, les Barbares s’y seroient placés; ils auroient en même temps assiégé Corinthe par terre et par mer; et quelque défense opiniâtre que les Grecs eussent faite, Xercès auroit enfin triomphé, comme aux Thermopyles, de leur habileté et de leur désespoir.

Les remontrances de Thémistocle étoient inutiles; et il ne parvint à faire échouer le projet d’Euribiade, qu’en faisant auprès de Xercès le personnage d’un traître; dernier effort où peut se porter l’amour de la patrie dans un grand homme. Il donna avis à ce prince que les Grecs cherchoient à se retirer, et qu’il se hâtât de les attaquer s’il vouloit empêcher leur retraite; que la division qui régnoit sur la flotte des Grecs lui préparoit une victoire aisée, et qu’il y trouveroit même des amis ardens à le servir.

Xercès donna dans le piége, et Euribiade fut obligé de combattre. Tandis que les Grecs, qui ne pouvoient être enveloppés dans ce détroit, agissoient tous à la fois, les Barbares, trop resserrés pour déployer leurs forces, n’en mettoient en mouvement qu’une petite partie. La défaite de leur première ligne porta le désordre dans le reste de la flotte, qui fut bientôt mise en fuite et dispersée.

Ce qui rendit la journée de Salamine décisive, ce fut l’imbécillité de Xercès. La perte qu’il venoit de faire étoit considérable; mais en ramassant les débris de sa flotte, ne lui restoit-il pas assez de vaisseaux pour être encore le maître de la mer? Pourquoi pense-t-il que tout est perdu? Son armée de terre n’avoit reçu aucun échec, et presque toute la Grèce étoit soumise. Si ce prince n’eût pas été le plus lâche et le plus stupide des hommes, seroit-il tombé dans le second piége que lui tendit Thémistocle, en l’avertissant que les Grecs se préparoient à rompre le pont qu’il avoit jeté sur le Bosphore? Il étoit évident qu’ils ne seroient pas assez mal habiles pour retenir chez eux un ennemi puissant, après l’avoir mis dans la nécessité de vaincre ou de périr. Quelques armées qu’ait un prince tel que Xercès, il est destiné à être vaincu par un Thémistocle. Les forces les plus redoutables sont entre ses mains, comme la massue d’Hercule dans celles d’un enfant qui ne peut la soulever. Xercès prit la fuite; et laissant Mardonius dans la Grèce avec trois cent mille hommes, sans y comprendre les alliés, il songea moins à la soumettre qu’à l’occuper pendant sa retraite, et l’empêcher de porter ses armes en Asie.

L’armée de Mardonius, encore si capable d’effrayer les Grecs, s’ils n’eussent pas échappé à un plus grand danger, leur parut méprisable après que Xercès eut repassé la mer avec ses principales forces. Ils ne doutèrent plus de la victoire; et les Perses consternés commençoient au contraire à désespérer du succès. Cependant la Grèce étoit toujours pleine de traîtres, qui, n’osant se repentir de leur infidélité, continuoient à servir les Barbares. Les Spartiates et les Athéniens avoient besoin d’une sagesse extrême pour ne pas abuser de leur courage. Une imprudence de leur part pouvoit redonner de la confiance à leurs ennemis, et leur faire retrouver en eux-mêmes des forces et des ressources que Mardonius sembloit ignorer. Le salut des Grecs ne dépendoit donc plus que de l’habileté dans la guerre; et de ce côté, Pausanias, qui commandoit leur armée, étoit bien supérieur au général des Perses.

Je sais que ce capitaine, ébloui dans la suite par les présens et les promesses de Xercès, trahit les intérêts de la Grèce, et aspira même à se rendre le tyran de sa patrie. J’ajouterai, qu’intimidé, non par ses remords, mais par les difficultés de son entreprise, il se repentit quelquefois des projets qu’il avoit formés, sans avoir jamais la sagesse d’y renoncer. Tour-à-tour entraîné par son ambition, et retenu par sa crainte, il ne montra dans sa conduite que cette foiblesse et cette irrésolution qui mettent le comble à la honte d’un conjuré, et le rendent aussi méprisable qu’odieux.

Tel étoit Pausanias, comme homme d’état; mais il n’est que trop ordinaire de trouver des hommes qui, grands et petits à différens égards, méritent à la fois l’admiration et le mépris. Si la nature lui avoit refusé les talens nécessaires à un citoyen qui médite et prépare une révolution dans sa république, elle lui avoit prodigué ceux d’un grand capitaine. Tandis que Mardonius, toujours incertain, ne sait prendre aucun parti, qu’il négocie lorsqu’il faut combattre, et qu’en un mot il ignore l’art d’employer ses forces, Pausanias est actif, vigilant et intrépide à la tête de son armée. Il pénètre les vues de Mardonius, l’entoure de piéges, le presse de tout côté, et le réduit enfin à combattre à Platée, lieu étroit, où ses forces, qui ne peuvent agir, lui deviennent inutiles; et d’où il n’échappa que quarante mille Perses sous la conduite d’Arthabase, tout le reste ayant été taillé en pièces.

Le même jour que Pausanias triomphoit à Platée, Léotichides, roi de Sparte, et Xantippe, Athénien, remportèrent à Micale une victoire complète sur les Perses. Le général Lacédémonien, qui ignoroit ce qui se passoit dans la Grèce, fit publier sur les côtes d’Asie que Mardonius étoit défait; et que les Grecs étant délivrés du joug dont la Perse les avoit menacés, les colonies devoient à leur tour songer à recouvrer leur liberté. Diodore remarque que ce ne fut ni la valeur des Grecs, ni leur habileté dans la guerre qui les firent vaincre en cette occasion. La victoire étoit douteuse; les Samiens et les Milésiens la décidèrent en se tournant du côté des Grecs. Les Perses effrayés par cette défection imprévue, s’ébranlèrent, et sur le champ tous les Grecs d’Asie se joignirent à ceux d’Europe pour accabler leurs ennemis communs.

Xercès, qui s’étoit arrêté à Sardis, n’eut pas plutôt appris la défaite entière de ses armées, qu’il ne s’y crut plus en sûreté; et se réfugiant avec précipitation à Ecbatane, sema dans ses provinces l’effroi qui l’accompagnoit. Plus ce prince avoit joui avec complaisance du spectacle de sa puissance et de sa grandeur, à la vue des forces qu’il avoit rassemblées contre les Grecs, plus ils se sentit humilié par ses disgraces. Il avoit aspiré à conquérir le monde entier; et croyant déjà voir les Spartiates et les Athéniens au milieu de ses états, il n’osoit presque plus espérer de conserver l’héritage de son père; Salamine, Platée, Micale, noms effrayans, rappelèrent le souvenir des malheurs que la Perse avoit éprouvés en faisant la guerre contre l’Éthiopie, les Ammoniens et les Scythes. Les idées d’ambition et de conquête que Cyrus avoit données à ses successeurs s’effacèrent de tous les esprits; et Xercès ne laissa à ses héritiers que sa lâcheté et son découragement.

La Grèce ne pouvoit se déguiser le danger auquel l’avoit exposée l’infidélité de quelques-unes de ses villes; elle venoit d’éprouver ce que peuvent les vertus et les talens, fruits de la liberté: pour affermir et perpétuer son bonheur, elle devoit donc s’attacher avec plus de force à ses anciens principes, et ne songer qu’à rétablir l’alliance presque détruite de tous ses peuples. Elle eut la sagesse de tempérer la loi par laquelle elle avoit condamné à une amende de la dixième partie de leurs biens, tous ceux qui se rendroient aux Perses, ou qui leur accorderoient leur amitié. L’exécution de ce décret n’auroit été propre qu’à renouveler et multiplier les anciennes divisions, en allumant une guerre civile dans la Grèce. Les vainqueurs des Perses furent indulgens; ils épargnèrent les peuples, et ne traitèrent en coupables que les magistrats qui les avoient gagés à trahir leur devoir.

Les Grecs eurent encore la modération de ne pas approuver les Lacédémoniens, qui, par une politique indigne d’eux, demandoient que les Amphictyons chassassent de leur assemblée les députés des villes qui s’étoient liguées avec les Perses. Faire des mécontens dans la Grèce, c’étoit rompre les liens de sa confédération, et conserver dans son sein des alliés aux étrangers. Malgré cette sagesse, si digne d’un peuple libre, la république fédérative des Grecs étoit prête à se dissoudre. Les Perses, si je puis parler ainsi, avoient infecté l’air de la Grèce; et on auroit dit que Xercès, pour se venger de ses défaites, avoit soufflé, en fuyant, l’esprit de discorde sur Athènes et Lacédémone.

Les dépouilles de Platée donnèrent aux Grecs l’amour des richesses; les Spartiates eux-mêmes osèrent prendre une part dans le butin, et profaner leur ville par l’or des Perses, tandis que les Athéniens, ne se doutant pas qu’une trop grande prospérité annonce presque toujours aux états une décadence prochaine, se livroient à une présomption insensée. Leur république, toujours ardente à s’agiter, et que le repos fatiguoit, se croyoit dès sa naissance destinée à gouverner le monde entier; et pensant jouir d’avance de cet empire qu’elle ambitionnoit, engageoit par serment ses citoyens à regarder comme leur domaine tous les pays où il croît des vignes, des oliviers et du froment. Cette ambition puérile ouvroit l’ame des Athéniens aux plus grandes espérances; et après les prodiges de sagesse et de courage qu’ils avoient faits pendant la guerre Médique, s’ils n’aspirèrent pas ouvertement à vouloir dominer dans la Grèce, ils paroissoient mécontens de n’y occuper qu’une place subalterne. Quand avec leurs femmes, leurs vieillards et leurs enfans, ils revinrent prendre possession de leurs demeures ruinées, Lacédémone, d’autant plus jalouse de son autorité, qu’ils avoient acquis plus de gloire, voulut les empêcher de rétablir les murailles et les défenses de leur ville. «Si Xercès, disoient les Spartiates, en cachant leurs vrais sentimens sous le voile du bien public, nous fait encore la guerre pour se venger de ses défaites, les Athéniens seront encore obligés d’abandonner leur ville; mais ne croyez pas que les Perses se contentent alors d’en détruire les fortifications. Instruits par l’expérience, ils les augmenteront au contraire, et se feront parmi nous une place d’armes qu’il sera impossible de leur arracher, et d’où ils tiendront toute la Grèce en échec.»

Athènes, pour fruit de la générosité avec laquelle elle s’étoit dévouée au salut des Grecs, n’auroit été qu’une ville ouverte et incapable de se défendre et de protéger l’Attique, si Thémistocle n’eût réussi, en trompant les Lacédémoniens, à la rétablir dans son premier état. Il se rendit chez eux en qualité d’ambassadeur; et tandis qu’il les amusoit par les longueurs affectées de sa négociation, les Athéniens travaillèrent sans relâche à relever leurs murailles. La nouvelle en fut portée à Lacédémone; Thémistocle accusa d’abord des esprits jaloux et mal-intentionnés de répandre des bruits propres à troubler la tranquillité de la Grèce. Quand il apprit enfin que les travaux de sa patrie étoient assez avancés pour qu’on n’osât plus demander de les détruire ou de les abandonner: «Pourquoi, dit-il aux Lacédémoniens, tant de plaintes inutiles? Si vous pensez que je vous trompe, par un récit infidelle, que ne faites-vous partir pour l’Attique quelques-uns de vos citoyens? ils s’instruiront de la vérité sur les lieux, et leur rapport terminera enfin nos contestations.» On crut Thémistocle, et Athènes reçut les commissaires Spartiates comme autant d’otages qui répondroient du traitement qu’on feroit à son ambassadeur. Aucune des deux républiques n’osa se plaindre; mais l’injustice et la mauvaise foi de leurs procédés commencèrent à changer leur jalousie en haine, et leur apprirent tout ce qu’elles avoient à craindre l’une de l’autre.

Les Spartiates, toujours attachés aux institutions de Lycurgue, trouvoient dans leurs lois mêmes, un frein à leur jalousie, leur haine et leur ambition naissantes; mais il n’en étoit pas ainsi des Athéniens. Polybe compare avec raison leur république à un vaisseau que personne ne commande, ou dans lequel tout le monde est le maître de la manœuvre. Les uns, dit cet historien, veulent continuer leur route, les autres veulent aborder au prochain rivage; ceux-ci resserrent les voiles, ceux-là les déploient; et dans cette confusion, le vaisseau qui vogue sans destination, au gré des vents, est toujours prêt à échouer contre quelqu’écueil.

En effet, Athènes, toujours emportée par les événemens et ses passions, n’étoit point encore parvenue à fixer les principes de son gouvernement. A sa naissance même, ses citoyens avoient commencé à être divisés; tandis que les habitans de la montagne vouloient remettre toute l’autorité entre les mains de la multitude, ceux de la plaine n’aspiroient, au contraire, qu’à établir une aristocratie rigoureuse; et les citoyens qui habitoient la côte, plus sages que les autres, demandoient qu’on partageât le pouvoir entre les riches et le peuple; et qu’à la faveur d’un gouvernement mixte, dont tous les pouvoirs se tempéroient mutuellement, on prévînt la tyrannie des magistrats et la licence des citoyens.

Aucun parti n’ayant eu assez de force ou d’adresse pour triompher des autres, les Athéniens, toujours ennemis de leurs lois incertaines, semblèrent n’avoir d’autre règle de conduite que par l’exemple des caprices de leurs pères; et au milieu des révolutions continuelles dont ils furent agités, ils s’étoient accoutumés à être vains, impétueux, inconsidérés, ambitieux, volages, aussi extrêmes dans leurs vices que dans leurs vertus, ou plutôt à n’avoir aucun caractère. Lassés enfin de leurs désordres domestiques, ils avoient eu recours à Solon, et le chargèrent de leur donner des lois; mais en tentant de remédier aux maux de la république, ce législateur imprudent ne fit que les pallier, ou plutôt donna une nouvelle force aux anciens vices du gouvernement.

En laissant aux assemblées du peuple le droit de faire les lois, d’élire les magistrats, et de régler les affaires générales, telles que la paix, la guerre, les alliances, &c. il distribua les citoyens en différentes classes, suivant la différence de leur fortune, et ordonna que les magistratures ne fussent conférées qu’à ceux qui recueilloient au moins de leurs terres deux cent mesures de froment, d’huile ou de vin. Tandis que Solon sembloit éloigner prudemment de l’administration des affaires ceux qui devoient prendre le moins d’intérêt au bien public, et que, par différentes lois il affectoit de rétablir l’aréopage dans sa première dignité, et de donner aux magistrats la force et le crédit nécessaires pour maintenir la subordination et l’ordre; il accorda, en effet, au peuple, la permission de mépriser et ses lois et ses magistrats. Autoriser les appels des sentences, des décrets et des ordres de tous les juges, aux assemblées toujours tumultueuses de la place publique, n’étoit-ce pas conférer une magistrature toute-puissante à une multitude ignorante, volage, jalouse de la fortune des riches, toujours dupe de quelque intrigant, et toujours gouvernée par les citoyens les plus inquiets ou les plus adroits à flatter ses vices? N’étoit-ce pas, sous le nom de la démocratie, établir une véritable anarchie? Quand le législateur auroit publié, relativement à tous les objets particuliers de la société, les lois les plus propres à la rendre heureuse, c’eût été sans succès; parce qu’il étoit impossible que la haine, la faveur, l’ignorance et l’emportement qui agiteroient les assemblées publiques, laissassent établir et subsister des règles constantes de jurisprudence. A l’autorité des lois, on devoit bientôt opposer l’autorité des jugemens du peuple, et la porte étoit ouverte à tous les abus.

Solon créa un sénat composé de cent citoyens de chaque tribu; et cette compagnie, chargée de l’administration des affaires, de préparer les matières qu’on devoit porter à l’assemblée publique, et d’éclairer et de guider le peuple dans les délibérations, auroit en effet procuré de grands avantages au gouvernement, si le législateur avoit eu l’art d’en combiner de telle façon l’autorité avec celle du peuple, qu’elles se balançassent sans se détruire. Solon auroit dû avoir l’attention de rendre les assemblées de la place moins fréquentes qu’elles ne l’avoient été jusqu’alors. Un sénat, qui, sans compter les convocations extraordinaires que tout magistrat et tout général d’armée pouvoit demander, étoit obligé d’assembler quatre fois le peuple dans une pritonie, c’est-à-dire, dans l’espace de trente-six jours, n’étoit guère propre à se faire respecter; le peuple le voyoit de trop près, et le jugeoit trop souvent. Solon l’avoit encore dégradé et rendu inutile, en permettant à tout citoyen, âgé de cinquante ans, de haranguer dans la place publique. L’éloquence devoit se former une magistrature supérieure à celle du sénat; et à la faveur d’une transition familière à son art, égarer les esprits sur des objets étrangers, et soumettre la sagesse du magistrat aux caprices du peuple.

Solon eut la honte de voir lui-même la tyrannie des Pisistrates s’élever sur les ruines de son foible gouvernement. Si des causes particulières, depuis qu’Athènes avoit recouvré sa liberté, lui firent exécuter des entreprises dont le peuple le plus sagement gouverné est à peine capable, ce ne devoit être qu’un avantage passager. Cette ville, idolâtre et ennemie des talens et des vertus, n’avoit imaginé aucun autre moyen pour conserver sa liberté sans nuire à l’émulation, que d’accorder les plus grands honneurs à qui serviroit la patrie d’une manière distinguée, et de punir cependant par le ban de l’ostracisme, ou un exil de dix ans, quiconque en auroit trop bien mérité. Aristide, depuis la défaite de Xercès, avoit fait porter une loi, par laquelle tout citoyen, quelle que fût sa fortune, pouvoit aspirer aux magistratures. Ainsi le gouvernement, encore plus vicieux qu’il ne l’étoit en sortant des mains de Solon, devoit reproduire encore de plus grands maux, quand l’engouement qui portoit les Athéniens au bien, seroit dissipé.

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