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Collection complète des oeuvres de l'Abbé de Mably, Volume 4 (of 15)

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LIVRE SECOND.

Les Grecs, autrefois bornés à eux-mêmes, et qui ne s’étoient jamais servi dans leurs querelles particulières que de leurs forces de terre, faisoient peu de cas des vaisseaux et des matelots, qu’on n’avoit employés qu’aux affaires de commerce; mais la guerre Médique leur donna de nouveaux intérêts et une nouvelle politique. Ils craignirent le ressentiment de la cour de Perse; ils regardèrent comme un affront l’espèce de servitude où Xercès tenoit leurs colonies; et soit pour se faire une barrière plus forte, soit pour s’ouvrir l’entrée de l’Asie, ils contractèrent avec elles une alliance étroite. Quand la Grèce n’auroit pas dû son salut à la bataille de Salamine, elle auroit désormais considéré ses flottes comme le rempart le plus sûr contre les barbares, et comme un lien nécessaire pour unir une foule de peuples séparés par la mer, les rapprocher en quelque sorte les uns des autres, et les mettre à portée de se secourir.

Cette nouvelle manière de penser porta atteinte à l’autorité dont Sparte avoit joui jusque-là. Quelque gloire que cette république eût acquise dans la guerre Médique, quelqu’ancienne et bien fondée que fût sa réputation, elle se trouvoit dégradée par la seule raison qu’elle n’avoit ni vaisseaux, ni fonds nécessaires pour l’entretien d’une marine. On commençoit à négliger sa protection, tandis qu’Athènes, à la faveur de ses flottes nombreuses, attiroit au contraire tous les regards sur elle, et sembloit avoir déjà usurpé la prééminence dont l’autre étoit encore en possession.

Athènes n’auroit joui que d’une considération peu durable, si les Spartiates n’avoient opposé à son ambition que leurs anciennes vertus. Cette république imprudente, qui devoit perdre sa puissance par l’abus qu’elle en feroit, auroit été bientôt contrainte par les événemens de reprendre la place subalterne qu’elle avoit occupée dans la ligue de la Grèce. La crainte qu’on avoit de la vengeance de Xercès, étoit une terreur panique, et ne pouvoit subsister long-temps. Les colonies d’Asie, accoutumées à la paix, et jalouses de leur liberté, devoient se lasser de la protection inquiète et tyrannique des Athéniens. Les Grecs détrompés auroient bientôt ouvert les yeux sur la faute qu’ils faisoient, de négliger une république qui les gouvernoit depuis six cens ans avec sagesse, pour se livrer à la conduite d’une ville dont le peuple, accoutumé par le vice de ses lois à n’agir que par caprice et par passion, étoit incapable d’être à la tête de leurs affaires. Plus les Spartiates auroient souffert patiemment l’espèce de tort que leur faisoit le crédit naissant d’Athènes, plus on seroit revenu à eux avec confiance et avec empressement.

Ils ne surent pas qu’il faut supporter des maux passagers, et se garder de les aigrir par des remèdes imprudens; ils ignorèrent que, quelque révolution que paroisse éprouver un état, il n’est point déchu quand il conserve religieusement les institutions auxquelles il a dû sa puissance. Leur jalousie contre les Athéniens les prépara à commettre une injustice contre la Grèce entière. Au lieu de ne confier le commandement de l’armée destinée à porter la guerre en Asie et rendre la liberté aux colonies, qu’à un général propre à faire aimer et respecter le pouvoir de sa patrie, ils en chargèrent Pausanias, que le butin fait à Platée avoit déjà corrompu, et qui, se vendant aux lieutenans de Xercès, se comporta avec autant de hauteur et de dureté à l’égard des Grecs, que de foiblesse et de ménagement envers les Perses. Il éclata un soulèvement universel; et Lacédémone, voulant en quelque sorte punir tous les Grecs de l’ambition qu’elle craignoit dans les seuls Athéniens, refusa d’écouter les plaintes qu’on lui portoit contre son général: elle crut qu’il falloit appesantir le joug, parce qu’elle craignit qu’on ne voulût le secouer.

Cette conduite fut comparée à celle d’Athènes, où Aristide et Cimon, après que Thémistocle eut été condamné à subir la peine de l’ostracisme, avoient acquis le plus grand crédit. Tous les Grecs, à l’exception de ceux du Péloponèse, implorèrent sa protection; et pour se délivrer de la tyrannie de Pausanias, ils offrirent à un peuple qui vraisemblablement se seroit contenté de commander les armées sur mer, comme Sparte les commandoit sur terre, de ne plus aller à la guerre que sous ses ordres.

Quoique les Lacédémoniens ne songeassent plus à conserver l’empire de la Grèce par les mêmes moyens qu’ils l’avoient autrefois acquis, et que les Athéniens fussent assez enivrés de leur fortune pour se livrer aux plus vastes espérances, la Grèce continuoit à jouir de la paix. L’ancien esprit du gouvernement fédératif faisoit faire encore par habitude à ces deux peuples mille efforts pour n’en pas venir à une rupture ouverte. Quelqu’attachés que fussent les Grecs à la ville dont ils étoient citoyens, ils ne croyoient point encore qu’il leur fût permis de sacrifier à ses intérêts ceux de la Grèce entière, qui étoit la patrie commune. Athènes et Sparte, quoique rivales et déjà ennemies, se bornoient cependant à s’observer et s’inquiéter; si elles se faisoient une injure, elles se hâtoient de la réparer à moitié. A l’exemple des autres villes, elles étoient accoutumées à s’appeler elles-mêmes les deux mains, les deux bras ou les deux yeux de la Grèce; elles en concluoient que si l’une ou l’autre périssoit, la Grèce seroit boiteuse, manchote ou borgne; et leur imagination effrayée par cette image, tempéroit la fougue de leur ambition et de leur jalousie.

Lacédémone, d’ailleurs, toujours lente à se décider par la forme même de ses délibérations, se conduisoit depuis trop long-temps par des principes de modération et de justice, pour s’abandonner légèrement à son ambition. Elle ne pouvoit se déguiser qu’elle étoit trop foible pour humilier un ennemi dont les succès avoient augmenté la confiance et le courage, et qui, disposant de presque toutes les forces de la Grèce, pouvoit, avec le secours de ses vaisseaux, faire des descentes dans toutes les parties du Péloponèse, et étoit gouvernée dans ce moment par des hommes du mérite le plus éminent. Les Athéniens, de leur côté, devoient voir avec une sorte de frayeur la réputation de Lacédémone. Si, par la nature de leur gouvernement, un caprice devoit souvent décider de leurs résolutions, le caprice alors à la mode dans leur place publique, étoit d’obéir aveuglément aux magistrats à qui ils avoient donné leur confiance; et après toutes les grandes choses qu’ils avoient faites depuis l’exil des Pisistrates, ils se connoissoient trop bien en mérite, pour se laisser gouverner par des hommes qui n’auroient pas prévu dans quels malheurs une guerre contre Lacédémone auroit jeté leur patrie et la Grèce entière.

Quoique Thémistocle haït les Lacédémoniens, et vit avec plaisir que sa patrie qu’il gouvernoit devînt la puissance dominante de la Grèce, il ne l’invita point à repousser par les armes les premières injures que lui firent les Spartiates. L’élévation de son ame ne lui permit pas de songer à se rendre nécessaire par une trahison. Il connoissoit les Athéniens, peuple incapable d’être heureux sans abuser de son bonheur; et il sentit que ce seroit servir leurs passions et non pas leurs vrais intérêts, que de les mettre à la tête d’une république fédérative, dont tous les mouvemens ne peuvent être ménagés avec trop de circonspection.

Aristide, encore plus vertueux que Thémistocle à qui il succédoit, n’eut point d’autre principe de politique que les règles de la plus exacte morale, et respecta l’ancienne autorité de Lacédémone. Cimon, aussi bon citoyen qu’Aristide, fit tous ses efforts pour étouffer dans sa naissance la rivalité ruineuse des deux républiques, et conserver l’ancien systême de la Grèce. Il combattit avec succès l’ambition de ses citoyens, en les occupant en Asie contre les Perses. Il loua publiquement la simplicité, la tempérance et la modération des Spartiates dont il avoit les mœurs. La Laconie essuya un tremblement de terre qui y fit périr plus de vingt mille hommes, et il ne travailla qu’à l’aider à réparer ses pertes. Les Ilotes et les Messéniens se révoltèrent; et tandis que l’orateur Ephialte vouloit qu’on laissât succomber Lacédémone, Cimon s’en déclara le protecteur, pour la réconcilier avec sa patrie. Il engagea les Athéniens à lui donner des secours, et à lui pardonner même l’injure dont elle paya leur générosité, en les soupçonnant d’être les amis secrets de ses esclaves révoltés.

Maître d’une fortune considérable, économe dans sa maison, prodigue au-dehors, il joignoit à l’intégrité et aux lumières d’un grand magistrat, les talens les plus rares et les plus nécessaires à la guerre. Il eut l’avantage singulier de remporter le même jour deux victoires, l’une sur mer et l’autre sur terre. Des succès trop brillans en Asie lui firent enfin des ennemis dans l’Attique; on rendit ses vertus suspectes, on craignit ses talens; et Athènes donna sa confiance à l’homme qui avoit tramé et conduit l’intrigue qui perdoit Cimon. C’étoit Périclès, à qui une justesse exquise d’esprit fournissoit toujours les plus sûrs moyens pour parvenir à son but. Capable d’emprunter les sentimens qui lui étoient les plus étrangers, d’embrasser à la fois plusieurs objets, et de les combiner avec une précision extrême; grand capitaine, plus grand orateur encore, Athènes n’avoit point eu de citoyen qui eût réuni plus de talens propres à gouverner la multitude. Mais toutes ces grandes qualités, employées à servir l’ambition encore plus grande de Périclès, devinrent le fléau de sa patrie et de la Grèce.

Il avoit remarqué que, par un mêlange de désintéressement et d’avarice, de fermeté et de condescendance, la plupart des magistrats qui l’avoient précédé dans l’administration des affaires, n’avoient joui que d’une faveur incertaine; et que ceux qui s’étoient constamment occupés du bien public dans leur régence, avoient toujours éprouvé une disgrace éclatante. Au lieu d’être à demi-vertueux et à demi-méchant, d’irriter le peuple dans une occasion, et de lui faire dans l’autre une cour servile, il se fit une règle constante de tout sacrifier à la passion qu’il avoit de gouverner sa république.

Il s’agissoit de faire oublier les prodigalités de Cimon; et Périclès, qui ne jouissoit que d’un patrimoine médiocre, imagina d’être prodigue des richesses de l’état. Il fit donner au peuple des rétributions pour assister aux jugemens. La multitude, dont la fureur de juger s’empara, ne quitta plus la place publique que pour courir aux théâtres. Solon vouloit que le peuple fût laborieux; il avoit chargé l’Aréopage de s’informer des occupations de chaque citoyen, et de punir ceux qui ne travailleroient pas. Le père qui n’avoit pas fait apprendre un métier à son fils, étoit privé par les lois de ses droits naturels sur lui, et ne pouvoit en exiger aucun secours dans sa vieillesse. Le législateur avoit sans doute espéré que le peuple, occupé par quelque profession, seroit moins empressé de se trouver sur la place publique, et laisseroit ainsi une plus grande autorité au sénat et aux magistrats. Ces vues ne touchèrent pas Périclès. Il lui importoit peu qu’après avoir détruit le goût et l’habitude du travail, l’oisiveté du peuple dût un jour multiplier les vices de la démocratie, pourvu que sa reconnoissance présente l’attachât plus fortement à son bienfaiteur. La multitude, toujours aveugle et toujours passionnée dans ses jugemens, devoit avilir tous les tribunaux, et ne s’occuper désormais sur la place qu’à commenter, expliquer, modifier et éluder les lois, qui par-là resteroient sans forces; et c’est ce que désiroit Périclès, qui paroîtroit plus grand quand l’autorité de tous les magistrats seroit avilie, et qui vouloit n’être gêné dans son administration par aucune loi. Il prévoyoit avec plaisir qu’Athènes, au milieu des fêtes, des spectacles, des plaisirs, perdroit les mœurs convenables à un état libre; que les arts inutiles seroient bientôt les plus estimés, et que les Athéniens, distraits de leurs devoirs, n’aspireroient enfin qu’à la gloire puérile et dangereuse d’être le peuple le plus poli et le plus aimable de la Grèce; moins la république seroit attentive à l’administration des affaires, plus son premier magistrat devoit avoir d’autorité.

Cet adroit tyran d’Athènes étoit cependant trop habile pour compter sur la faveur du peuple, s’il ne travailloit continuellement à s’affermir. Son grand art consista à caresser la multitude pour imposer silence à ses rivaux, et à n’embarquer la république que dans des entreprises dont le succès lui parut certain. Quelque puissante que fut son éloquence, un revers qui auroit interrompu les fêtes d’Athènes, tari les sources de son luxe, ou porté l’ennemi dans l’Attique, auroit déconcerté l’orateur; et le peuple, qui ne voit que le moment présent, et ne juge que par les événemens, auroit été capable, dans une agitation convulsive de sa colère ou de sa crainte, de renverser l’idole qu’il adoroit.

Dès-lors Périclès ne vit pas avec moins de chagrin que Cimon, mais par d’autres motifs, la rivalité qui s’étoit formée entre sa patrie et Lacédémone. Il jugea que si les Spartiates, secondés des forces du Péloponèse, en venoient à une rupture ouverte, la qualité de chef d’Athènes deviendroit un fardeau trop pesant, et qu’il succomberoit peut-être sous le poids d’une guerre entreprise contre un peuple qu’on croyoit invincible.

A l’exemple de Cimon, il réussit d’abord à se rendre maître de la haine des Athéniens contre Lacédémone, en les occupant par des expéditions contre les Perses; mais ces succès mêmes, plus ils étoient brillans, plus ils aigrissoient la jalousie des Spartiates. Leur patience se lassoit enfin de voir triompher leurs ennemis en Asie; ils étoient fatigués du bruit de leurs exploits et des éloges que leur donnoit la Grèce; et il n’y avoit plus à Sparte qu’un petit nombre de citoyens attachés aux anciennes lois de Lycurgue, et éclairés sur les vrais intérêts de la Grèce et de leur patrie, qui conservât de la modération. Ce parti trop foible n’auroit pu empêcher que la république ne commençât la guerre, si Périclès n’eût adroitement profité du commencement de corruption que le butin fait à Platée avoit fait naître à Lacédémone; il y envoya tous les ans dix talens, qu’il distribua à tous ceux qui voulurent se laisser corrompre, et à qui il ordonna de penser et de parler comme les gens de bien.

Mais cette paix, d’abord favorable aux vues de Périclès, devint enfin elle-même un nouvel embarras pour lui. D’un côté, la guerre contre les Perses commençoit à passer de mode, quoiqu’elle offrît des victoires faciles et un butin considérable; ce qui sembloit devoir satisfaire à-la-fois le double goût des Athéniens pour la gloire de leurs armes et la magnificence de leurs spectacles. De l’autre, il étoit dangereux de laisser la république dans une trop grande oisiveté. Applaudir ou critiquer une pièce de théâtre, un tableau, une statue, un édifice; contredire l’aréopage, juger quelques procès particuliers, ce n’étoit pas assez pour occuper des esprits volages et accoutumés à l’agitation. Il falloit aux Athéniens des armées en campagne, des succès, des défaites, des espérances et des craintes, ou leur inquiétude naturelle les rendoit trop difficiles à conduire.

Heureusement pour Périclès, les alliés d’Athènes n’étoient pas aussi contens de son administration que les Athéniens. Les colonies d’Asie ne blâmoient ni le luxe, ni les plaisirs auxquels la république se livroit; mais elles trouvoient mauvais de payer les frais de ses fêtes et de ses spectacles, et que Périclès leur demandât plus de six cent talens de contribution pour ne procurer que des amusemens frivoles à des citoyens, tandis que Cimon s’étoit contenté de soixante pour faire la guerre aux Barbares. Périclès se fit un art de réduire au désespoir des peuples qui ne pouvoient se soulever contre Athènes sans se perdre. Outre qu’il n’y avoit aucune liaison entr’eux, et qu’il leur étoit par conséquent impossible d’agir de concert, ils n’avoient jamais eu d’ambition; et contens de recouvrer leur liberté, ils avoient obtenu de Cimon de ne contribuer qu’en argent et en vaisseaux à la guerre que la Grèce avoit faite en leur faveur au roi de Perse. Les colonies, accoutumées par-là au repos et à toutes les douceurs d’une vie tranquille, avoient perdu l’usage de manier les armes, et, selon la judicieuse remarque de Thucydide, se trouvant même épuisées par les contributions auxquelles elles s’étoient soumises, ne pouvoient se dérober au joug des Athéniens, s’ils vouloient les traiter plutôt en sujets qu’en alliés.

En représentant les justes plaintes de ces peuples malheureux, comme un attentat intolérable, et propre à ruiner toute espèce de subordination, Périclès les rendit facilement odieux. Il engagea les Athéniens dans une guerre qui devoit affermir son crédit, parce qu’elle devoit leur procurer sans cesse des succès certains, et leur promettoit un grand empire. En effet, leur république, contente de gagner des batailles et de prendre des villes, n’importe à quel prix, ignoroit trop ses intérêts pour s’apercevoir que les avantages qu’elle remportoit sur ses alliés, annonçoient sa décadence, et que leur révolte la ramenoit au même point de foiblesse où elle s’étoit vue avant la guerre Médique.

Athènes auroit repris sans s’en apercevoir la seconde place qu’elle occupoit autrefois dans la ligue fédérative des Grecs, si cette guerre qui la rendoit odieuse eût duré assez long-temps pour que ses alliés, se détachant successivement de son alliance, l’eussent privée de tout secours étranger. Mais les Athéniens avoient des succès continuels, et la crainte retenoit encore la plupart des colonies sous le joug, lorsque Périclès eut besoin de donner à sa république une occupation plus importante.

Le temps arriva où il devoit rendre compte de son administration, et cette opération étoit délicate. Ce n’est pas qu’il se fût enrichi aux dépens de l’état; mais soit négligence de sa part, soit infidélité dans les subalternes qu’il avoit employés au maniement des deniers publics, on ne trouvoit point l’emploi de plusieurs sommes considérables, et les revenus de la république étoient diminués. Il étoit humiliant pour Périclès de montrer aux Athéniens que leurs finances étoient en mauvais ordre; et c’étoit prodigieusement décrier la prodigalité, les fêtes, les jeux, et les spectacles, que d’avouer qu’ils n’avoient enfin abouti qu’à ruiner la république et ses alliés.

Tout le monde se rappelle le mot d’Alcibiade à ce sujet. Il s’étoit présenté chez Périclès pour le voir; et on lui dit qu’il ne recevoit personne, étant accablé d’affaires, et occupé à penser comment il rendroit ses comptes. S’il m’en croyoit, répondit Alcibiade, il songeroit bien plutôt comment il n’en rendroit point. Cette plaisanterie servit de conseil à Périclès, et il ne pensa qu’à distraire les Athéniens de leurs affaires domestiques par quelqu’entreprise importante au-dehors. Malheureusement aucune ville voisine n’osoit remuer; les unes intimidées par les exemples de sévérité qu’Athènes avoit donnés, les autres retenues par le peu d’intérêt que Lacédémone sembloit prendre à leurs affaires, et par la lenteur avec laquelle cette république agissoit, renfermoient leur ressentiment, en attendant des circonstances plus favorables; et Périclès fut réduit à la dure extrémité d’irriter la jalousie des Spartiates mêmes qu’il redoutoit.

Il savoit que les Corinthiens n’avoient pas oublié les torts qu’Athènes leur avoit fait dans la guerre de Corcyre, qui étoit à peine terminée; et il espéra qu’en faisant le siége de Potipée, place de la plus grande importance pour eux, il les forceroit à prendre les armes. En même temps qu’il insulte un des peuples les plus puissans du Péloponèse, il ne fait plus passer d’argent à Lacédémone; et ses pensionnaires, qui se seroient vengés, en continuant à parler d’une manière propre à conserver la paix, se turent mal-habilement, et servirent Périclès.

Les Spartiates, qu’aucun obstacle n’empêchoit plus de se livrer à leur haine, convoquèrent une assemblée générale de leurs alliés, pour délibérer sur la situation du Péloponèse, et les dangers dont la Grèce entière étoit menacée. Les Corinthiens parlèrent avec plus de chaleur que tous les autres, «Spartiates, dirent-ils, vous êtes les libérateurs de la Grèce, vous en êtes les protecteurs; mais renoncez à ces titres, ou hâtez-vous de réparer les maux que nous souffrons, et que vous auriez dû prévenir. Il est temps que votre bonne foi ne soit plus la dupe de l’ambition des Athéniens; n’attendez pas pour nous venger que vos ennemis aient détruit votre puissance. Connoissez ces Athéniens qui ne veulent de liberté que pour eux, et qui sont les plus grands ennemis de la Grèce. Toujours hardis, toujours entreprenans, toujours pressés d’agir; un succès, un revers, tout augmente également leur confiance et leur ambition. Ils croient que leur république décheoit quand elle ne s’agrandit pas; ils se regardent dès aujourd’hui comme les maîtres des villes qui sont à leur bienséance, et qu’ils espèrent de subjuguer. A cette ambition impatiente, qu’opposez-vous, Spartiates? une lenteur extrême. Quel en sera le fruit? la défection de vos alliés et l’élévation de vos ennemis. Réduits enfin à vos seules forces, vous tenterez, mais trop tard, d’échapper au sort que plusieurs peuples ont déjà subi. Les villes qui vous implorent aujourd’hui, soumises alors aux Athéniens, serviront elles-mêmes à vous opprimer. Les dieux auroient-ils donné inutilement aux hommes le talent de prévoir l’avenir, en étudiant le passé? Pour être modérés envers des ennemis qui ne cessent de vous insulter, ne soyez pas injustes à l’égard de vos alliés, qui ne veulent que vous servir. Vous nous devez votre protection; la foi des traités, la religion des sermens vous y obligent, et nous en réclamons aujourd’hui les effets pour votre propre avantage.»

Les ambassadeurs qu’Athènes avoit envoyés à cette assemblée, agirent conformément aux vues de Périclès. Se contentant de parler vaguement de leur désir de la paix, pour ne pas paroître, s’il étoit possible, les auteurs de la guerre, ils ne firent aucune proposition qui tendît à faire voir qu’ils étoient prêts à entrer en négociation, qu’ils désiroient de réparer leurs injustices, et de rassurer les esprits sur l’avenir. Toujours pleins des journées de Marathon et de Salamine, ils ne dissimulèrent pas qu’il étoit juste qu’une république, qui avoit sauvé deux fois la Grèce, en eût l’empire.

«C’est de tout temps, dirent-ils, que les plus forts sont les maîtres; nous ne sommes pas les auteurs de cette loi, elle est fondée dans la nature.» A les en croire, on eût dit que la majesté du commandement s’avilissoit par la modération, la justice et la bienfaisance. Ce discours sauvage, et digne d’un satrape de Perse, qui parle à des esclaves, indigna des hommes qui vouloient être libres; et Lacédémone porta un décret, par lequel elle prenoit sous sa protection Corinthe, Potidée, Egine et Mégare.

Périclès, à qui tout réussissoit, profita de cette démarche de Lacédémone pour faire prendre aux Athéniens une résolution extrême. Après avoir représenté sous de fausses couleurs sa conduite et celles des villes du Péloponèse: «Il ne s’agit point, dit-il au peuple le plus orgueilleux de la Grèce, de montrer une lâche condescendance aux volontés des Lacédémoniens. S’ils ne nous enjoignoient pas de quitter Potidée, d’affranchir Egine, et de révoquer le décret que nous avons porté contre Mégare, nous pourrions peut-être, sans nous faire tort, ne consulter que notre modération; mais puisque Lacédémone croit encore jouir de son ancien empire, et donne des ordres, Athènes doit désobéir pour ne pas se déshonorer. Si vous cédez aux menaces de la guerre, on croira que vous vous êtes rendus à la crainte; on vous fera de nouvelles demandes, qu’il faudra rejeter pour ne pas plier sous le joug. Vous pouvez aujourd’hui écarter le péril qui vous menace, en donnant un exemple de vigueur qui intimidera vos alliés, et instruira pour toujours les Lacédémoniens du succès qu’ils doivent se promettre de leur orgueil; mais peut-être que demain il n’en sera plus temps.»

Dès qu’Athènes et Lacédémone en étoient venues à une rupture ouverte, il ne falloit plus espérer que, sans la ruine entière de l’une ou de l’autre de ces républiques, l’ancien gouvernement fédératif des Grecs pût se rétablir et subsister. Quoique les intérêts particuliers de Périclès et de Corinthe eussent fait prendre les armes, cette guerre étoit, en effet, une guerre de rivalité entre Sparte et Athènes; elle devoit ranimer une jalousie qui avoit été retenue et non pas éteinte; et plus les Spartiates et les Athéniens étoient braves, plus leur haine en s’aigrissant devoit être implacable. La première hostilité devenoit une source éternelle de divisions. Les monarchies peuvent oublier les injures qu’elles ont reçues, parce que le prince imprime son caractère à sa nation, et qu’il peut n’être ni vindicatif, ni ambitieux, ni jaloux; mais dans des républiques telles que celles de la Grèce, où la multitude gouverne, quel magistrat pouvoit résister au torrent de l’opinion publique, et le détourner? Les Grecs ne devoient plus avoir d’autre politique que celle de leurs passions.

C’est sous ce point de vue que Périclès auroit dû commencer et conduire ses opérations. Il falloit pénétrer quel alloit être l’objet, l’ame et le début de la guerre. N’en faire supporter les maux qu’à Mégare, Egine et Potidée, c’étoit une démarche fausse. Brûler les vaisseaux et les moissons de Corinthe, c’étoit ne point décider à qui appartiendroit l’empire de la Grèce, et cependant c’étoit pour cet empire qu’on alloit combattre. Athènes devoit donc adresser directement tous ses coups à sa rivale, dont la chûte auroit été suivie de l’obéissance de ses alliés; mais Périclès, gouverné par la seule passion de dominer dans sa patrie, craignit de se jeter dans de trop grands embarras, ou de se mettre dans des entraves, s’il proposoit le dessein d’humilier les Spartiates au point de les réduire à reconnoître la supériorité des Athéniens. S’il eût une fois fait concevoir cette espérance téméraire, il n’auroit plus été le maître d’y renoncer, sans se déshonorer et perdre son crédit. Il ne forma qu’un plan vague, pour se laisser la liberté de changer de vue selon les événemens, d’avancer ou de reculer à son gré, et de prendre chaque jour, le parti le plus favorable à ses intérêts.

Les Lacédémoniens ne se rendirent pas de leur côté un compte plus sage de la guerre qu’ils avoient entreprise. Quand ils devoient se hâter de commencer les hostilités pour prévenir leurs ennemis, ils perdirent un temps précieux en négociations inutiles. Les ambassadeurs qu’ils envoyèrent à Athènes, tantôt demandèrent qu’elle réparât je ne sais quel sacrilège, dont les prêtres de Delphes se plaignoient; tantôt l’invitèrent à lever le siége de Potidée, à rendre la liberté aux Eginètes et aux Mégariens, ou proposèrent seulement de faire un traité, par lequel on s’engageroit à ne faire aucune entreprise préjudiciable à la liberté de la Grèce. Au lieu de ne traiter en ennemis que les alliés d’Athènes qui s’opiniâtreroient à rester fidelles à leurs premiers engagemens, ils étendirent également leur sévérité sur ceux qui n’attendoient qu’une invitation et des secours pour secouer le joug des Athéniens. Cette faute étoit énorme; ce ne fut pas cependant la plus considérable que firent les Spartiates. Tandis qu’ils devoient paroître ne combattre que pour la liberté des Grecs, ils recherchèrent scandaleusement l’amitié de la cour de Perse, et lui abandonnèrent les colonies d’Asie, que Cimon avoit rendues libres. N’étoit-ce pas mériter la haine, et peut-être même le mépris de la Grèce?

Sans doute que dans le détail des opérations particulières de cette guerre, les généraux de Lacédémone et d’Athènes firent ce que la plus grande habileté exigeoit d’eux, et il ne m’appartient pas de les juger; mais il est vrai que l’histoire offre peu de guerres dont les vues générales aient été préparées et conduites avec moins d’intelligence. Démosthènes reprocha dans la suite aux Athéniens de faire la guerre à Philippe, de la même manière que les barbares se battent au pugilat. «Un de ces athlètes grossiers, disoit-il, est-il atteint en quelqu’endroit? il est tout occupé du coup qu’il reçoit. Le frappe-t-on ailleurs? il y porte la main. Mais parer, mais regarder fixement son ennemi ou le prévenir, il ne le sait ni ne l’ose. Vous de même, Athéniens, si on vous annonce Philippe dans la Chersonèse, vous formez un décret pour secourir la Chersonèse. Si vous apprenez qu’il occupe les Thermopyles, pareil décret en faveur des Thermopyles. S’il tourne de quelqu’autre côté que ce puisse être, vous le suivez en gens qui sont à sa solde et à ses ordres. Mais apprenez que si un général d’armée marche à la tête des troupes, un politique doit marcher à la tête des affaires.»

Athènes et Lacédémone commencèrent à mériter les mêmes reproches pendant la guerre du Péloponèse. Elles se perdent continuellement de vue, et n’entreprennent rien de décisif. L’une attend pour former un projet que l’autre soit entrée en campagne. On fait des courses dans l’Attique ou dans la Laconie; et toutes les entreprises ne sont en quelque sorte que des diversions, sans qu’il y ait d’attaque principale. Tandis qu’Archidamus se porte chez les Platéens, et se jette sur l’Acarnanie, les Athéniens font une irruption dans la Calcide et dans la Béotie. Si quelqu’un de leurs alliés se révolte, toute leur attention est portée de ce côté-là. Tantôt le théâtre de la guerre est dans l’île de Lesbos, sur le territoire de Mégare, dans l’île de Corcyre; tantôt chez les Etoliens, dans la Béotie ou dans la Thrace. A force d’entamer des entreprises différentes, chaque république divise trop ses armées, et se met dans l’impuissance de profiter de ses avantages. On est heureux d’un côté, malheureux de l’autre; on n’a que des succès balancés par des pertes à-peu-près égales. Athènes et Lacédémone, affoiblies, ne peuvent s’imposer la loi l’une à l’autre; cependant, leur haine augmente et s’irrite par les efforts impuissans qu’elles font pour la satisfaire; et leur ambition infructueuse rompt enfin, d’une manière sensible, tous les ressorts du gouvernement de la Grèce.

Si Périclès avoit vécu, Athènes vraisemblablement ne seroit point tombée dans l’avilissement où ses successeurs la précipitèrent. Quelque contraires que fussent ses entreprises aux intérêts de sa patrie, il les exécutoit avec une sorte d’éclat et de courage capable d’éblouir la multitude. Peut-être que cet homme, dont la Grèce admiroit avec justice les talens supérieurs, se seroit enhardi peu-à-peu, en voyant les fautes, la lenteur et les irrésolutions des Spartiates; peut-être auroit-il cru enfin ne pas se compromettre, en formant des plans de campagne propres à déterminer décisivement la querelle des deux républiques, qui s’étoient fait trop de mal pour cesser de se haïr. Sa régence avoit fait une plaie mortelle à la Grèce; et sa mort, qui survint au commencement de la troisième année de la guerre, ne laissa aucune espérance d’y voir appliquer un remède efficace. Il ne se présenta pour succéder à Périclès, qu’une foule de petits ambitieux, qui, sans talens, sans connoissances, sans droiture dans le cœur, sans élévation dans l’esprit, crurent qu’il suffisoit de savoir être intrigant, d’avilir le mérite et de flatter les goûts de la multitude, pour être en état de gouverner une république.

Périclès avoit toujours soigneusement écarté le mérite, pour n’appeler sous lui, à l’administration des affaires, que des personnes dévouées à ses volontés et incapables de lui faire ombrage; mais ce n’étoit pas-là la seule cause qui eût étouffé le génie dans Athènes, ou du moins qui l’eût écarté du gouvernement de la république. La loi de l’ostracisme ne produisit d’abord aucun mauvais effet, parce que l’habitude étoit prise de n’aimer que la gloire et la liberté; et tant qu’il avoit fallu être homme d’état à Athènes, pour y avoir de la considération, on s’étoit exposé sans crainte à l’exil et à l’ingratitude de ses concitoyens. Mais depuis que les Athéniens s’étoient passionnés, sous la régence de Périclès, pour la philosophie et les beaux arts, jusqu’au point d’accorder à ceux qui s’y distinguoient la même estime qu’aux plus grands capitaines et aux plus grands magistrats, les gens sensés, à qui on avoit ouvert une voie moins dangereuse pour acquérir de la gloire, pensèrent comme le père de Thémistocle, qui voyoit avec chagrin que son fils aspirât aux emplois d’une république ingrate, qui n’encourageoit le mérite que par des récompenses trompeuses. Il menoit quelquefois son fils, dit Plutarque, sur le rivage de la mer; et lui faisant remarquer les vieilles galères qu’on y laissoit pourrir, les comparoit aux hommes d’état, qui sont toujours négligés, dès qu’ils ne sont plus utiles. Tout homme de bien dût penser de même dans un ville où l’ambition avilie par les intrigans n’étoit plus associée à l’amour de la gloire.

Il auroit été d’ailleurs bien difficile que les Athéniens, occupés de plaisirs, de jeux, de fêtes et de spectacles, depuis que leur avarice et leur prodigalité mettoient les alliés à contribution, se fussent encore formés aux grandes choses. Leur puissance sur mer, qui devoit servir de rempart à la Grèce, servoit, dit Xénophon, à raffiner leur goût pour les voluptés; on trouvoit sur leurs tables tout ce que la Sicile, l’Italie, l’île de Chypre, l’Egypte, la Lydie et les côtes de l’Hellespont ont de plus rare et de plus exquis: les mœurs d’une ville, abandonnée au luxe, peuvent produire des hommes aimables, mais non pas de grands hommes.

Quoi qu’il en soit, Cléon, dont tous les historiens parlent avec un extrême mépris, prit une espèce d’ascendant sur tous ceux, qui, comme lui, voulurent s’emparer de l’autorité que Périclès avoit possédée. Sa fortune donna de la confiance à tous les intrigans; et pour s’élever ou pour ruiner son adversaire, on n’employa plus que la ruse, la flatterie, le mensonge, la calomnie, et tous ces moyens bas qui peuvent conduire aux honneurs dans une république corrompue, mais qui ne peuvent y maintenir, à moins qu’elle ne soit parvenue au comble de la corruption. Le peuple, agité par les cabales et les partis formés pour le tromper, se défit de cette sorte de paresse avec laquelle il s’étoit livré jusque-là au citoyen qui avoit gagné sa confiance. Il se défia de tout le monde, se tint sur ses gardes, devint intraitable, et ne put ni gouverner ni être gouverné.

Cléon étoit prêt à perdre la république, lorsque les citoyens les plus considérables, dont il s’étoit déclaré l’ennemi, pour gagner la faveur de la multitude, lui suscitèrent un concurrent; mais ils n’eurent rien de mieux à lui opposer que Nicias, à qui une timidité excessive faisoit craindre la présence du peuple. On peut juger par-là, combien il étoit propre au rôle qu’on lui destinoit. Il avoit des vertus, des talens, de l’éloquence; mais, par je ne sais quelle défiance pusillanime de lui-même, il n’osoit se montrer tel qu’il étoit. Avec son insolence bruyante, Cléon écrasoit la modestie de Nicias; on pardonne à l’un ses rapines, on ne s’aperçoit pas du désintéressement de l’autre. Brave soldat, mais capitaine irrésolu, toute entreprise paroissoit impossible à Nicias; quand il commençoit enfin à agir, le moment le plus favorable étoit déjà passé. Il ne sait que douter, délibérer, et à peine a-t-il fait l’effort de se décider, qu’il croit déjà entrevoir un meilleur parti, qu’il abandonne encore pour un autre. Cléon, au contraire, ne doutoit de rien; entreprise sage ou téméraire, moyens prudents ou insensés, tout lui est égal. Enfin, toute Athènes, indécise ou partagée entre les vertus et les talens timides de Nicias, et les vices et l’ineptie effrontée de Cléon, n’ose prendre une résolution, ou prend un mauvais parti si elle agit.

Alcibiade se mit bientôt sur les rangs. Ce n’étoit pas un ambitieux, mais un homme vain qui vouloit faire du bruit et occuper les Athéniens. Sa valeur, son éloquence, tout dans lui étoit embelli par des graces. Abandonné aux voluptés de la table et de l’amour, jaloux des agréments et d’une certaine élégance de mœurs qui en annonce presque toujours la ruine, il sembloit ne se mêler des affaires de la république, que pour se délasser des plaisirs. Il avoit l’esprit d’un grand homme; mais son ame, dont les ressorts étoient devenus incapables d’une application constante, ne pouvoit s’élever au grand que par boutade. J’ai bien de la peine à croire qu’un homme assez souple pour être à Sparte aussi dur et aussi sévère qu’un Spartiate, dans l’Ionie aussi recherché dans les plaisirs qu’un Ionien, qui donnoit en Thrace des exemples de rusticité, et qui dans l’Asie faisoit envier son luxe élégant par les satrapes du roi de Perse, fût propre à faire un grand homme. Quoiqu’il eût fréquenté l’école de Socrate, il n’étoit guère persuadé qu’il y eût dans le monde d’autre bien ni d’autre mal que ses plaisirs et ses chagrins. On sait le mot de Timon le misanthrope: «Courage, mon cher ami, lui dit-il en lui touchant la main, je te sais gré du crédit que tu acquiers; deviens l’homme à la mode, tu me feras raison de nos insensés d’Athéniens.» Tout est perdu, en effet, quand un homme du caractère d’Alcibiade parvient à la tête des affaires. Les grâces accréditent les vices; la décadence des mœurs entraîne celle des lois; les talens agréables sont seuls honorés et protégés, et le gouvernement sans principes ne se conduit que par saillies.

Avec de pareils administrateurs, les Athéniens ne tentèrent plus que des projets informes et mal conçus. Ils éprouvèrent la défection de plusieurs de leurs alliés, craignirent la révolte des autres; et après dix campagnes infructueuses, la malheureuse journée d’Amphipolis auroit dû leur faire perdre l’espérance chimérique de dominer dans la Grèce. Les Lacédémoniens, de leur côté, sans renoncer à leur ambition, étoient las de la guerre, qui avoit ruiné leurs affaires. Leurs esclaves désertoient chaque jour, et ils n’avoient plus la même autorité qu’autrefois sur leurs alliés. Cléon et Brasidas, ces ennemis éternels de la paix, étoient morts. Nicias, que les périls et les révolutions de la guerre alarmoient, désiroit de jouir sans trouble du crédit qu’il avoit acquis; et Plistianax, roi de Sparte, avoit mille raisons particulières pour travailler à la pacification de la Grèce.

Les Spartiates et les Athéniens ne conclurent qu’une trève; et cependant le traité de paix le plus solennellement juré n’auroit été qu’un foible garant de la tranquillité publique. Ces deux peuples, toujours pleins d’ambition et de défiance, loin de réunir leurs forces, ainsi qu’ils en étoient convenus, pour hâter l’exécution de leur traité, auquel les alliés refusoient de souscrire, ne cherchèrent au contraire eux-mêmes que des prétextes pour éluder leurs engagements. Ils se firent un art de se nuire en secret; et malgré leur alliance, toujours à la veille de reprendre les armes, ils ne jouissoient que d’une paix trompeuse; lorsqu’Athènes, frappée d’une espèce de vertige, fit tout à coup un effort, et leva une armée formidable pour s’emparer de la Sicile.

Il y avoit déjà long-temps que cette conquête flattoit l’ambition des Athéniens; et Périclès avoit eu besoin de toute son autorité pour les détourner de cette entreprise. «Que vous importe, disoit Nicias, des affaires de Sicile? Nous éprouvons depuis long-temps que la république est fatiguée par la multitude de ses alliés. Les Léontins et les Egestins sont, il est vrai, inquiétés chez eux; et leurs ambassadeurs nous font de justes plaintes de la tyrannie de Syracuse; mais cette tyrannie, de quel malheur menace-t-elle Athènes? Est-il temps de songer à faire des conquêtes éloignées, quand tout nous avertit de pourvoir à notre propre sûreté? Pouvons-nous croire que nous jouissons de la paix, pendant que toute la Grèce est en feu? Toujours à la veille de prendre part à la guerre qui subsiste entre nos alliés et ceux de Lacédémone, soit parce que nous ne savons pas nous faire obéir, soit parce que nous ne voulons pas qu’on nous obéisse, nous sommes certains que les Spartiates nous détestent; par quelle inconséquence voulons-nous donc transporter nos forces hors de l’Attique, tandis que nous devrions les y rappeler si elles en étoient éloignées? Voulons-nous par notre foiblesse inviter nos ennemis à rompre un traité qui les gêne? Voulons-nous nous mettre hors d’état de repousser les armées du Péloponèse, quand elles entreront dans l’Attique?»

Les Athéniens n’étoient plus capables de goûter ces sages réflexions; Alcibiade les avoit enivrés de ses folles espérances. Prévoir les obstacles et les périls de cette expédition téméraire, c’étoit être mauvais citoyen. La république, aussi ennuyée de sa trève avec Lacédémone qu’elle avoit été fatiguée de la guerre, se flattoit de se dédommager aux dépens des Syracusains, des pertes que les Spartiates lui avoient fait faire. Elle ne doutoit point que la conquête de la Sicile ne fût l’ouvrage d’une campagne; et regardant Syracuse comme une place d’armes d’où elle devoit étendre son empire sur l’Italie et sur l’Afrique, elle se préparoit déjà à retomber sur le Péloponèse avec les forces de ces provinces soumises.

Autant que le projet de cette guerre étoit insensé en lui-même, autant les moyens qu’on choisit pour l’exécuter furent-ils extravagants. Avant le départ de leur flotte, les Athéniens portèrent un décret par lequel il étoit ordonné, qu’après avoir détruit Syracuse et Sélinunte, on en vendroit les habitants, et qu’on exigeroit un tribut de toutes les autres villes de Sicile. C’étoit inviter les Syracusains et les Sélinuntins à se défendre jusqu’à la dernière extrémité; et en les réduisant au désespoir, les rendre invincibles, s’il leur restoit quelque moyen de l’être. C’étoit aliéner le cœur des Siciliens, se priver de leurs secours contre Sélinunte et Syracuse, et ne leur donner avec ces deux villes qu’un même intérêt et une même cause à défendre.

Puisque les Athéniens n’avoient point un Thémistocle qui pût, à force de sagesse et de talents, faire réussir une entreprise commencée sous de si mauvais auspices, cette guerre ne pouvoit laisser quelque foible espérance de succès, qu’autant qu’elle seroit conduite par Alcibiade, dont le courage et le génie étoient propres à faire naître de ces événements bizarres, de ces révolutions extraordinaires, de ces coups inattendus de la fortune, qui confondent quelquefois la raison et changent la nature des choses. Mais à peine ce général étoit-il abordé en Sicile, que ses ennemis, qui avoient conjuré sa perte, et mis dans leurs intérêts les prêtres et la religion, réussirent à le faire rappeler, en lui intentant une action criminelle devant le peuple. Nicias, qui avoit regardé cette guerre comme une espèce de délire de la part de ses concitoyens, partagea le commandement avec Lamachus, soldat entreprenant, qui croyoit qu’un courage opiniâtre vient à bout de tout, et que la circonstance la plus favorable pour agir, étoit toujours celle où il se trouvoit.

Ce capitaine ayant été tué, Nicias fut effrayé de se trouver seul à la tête de l’armée; toujours opposé à un collègue aussi ardent que Lamachus, il avoit été obligé d’avoir un sentiment; il n’en eut plus quand tout roula sur lui. Il demande des secours et des collègues; et en les attendant il demeure dans l’inaction, ou ne s’occupe que de projets de retraite. Démosthène et Eurimédon lui furent envoyés; et ces généraux, d’un caractère trop opposé pour être unis et penser de concert, auroient fait avorter une entreprise aisée.

Les Syracusains, secourus par les Corinthiens et les Spartiates, et commandés par Gylippe, firent lever le siége de leur ville. Les Athéniens, défaits à différentes reprises sur mer et sur terre, et en quelque sorte prisonniers dans la Sicile, où ils ne pouvoient recevoir aucune subsistance, et d’où toute retraite leur étoit fermée, se virent obligés de se livrer à la discrétion des ennemis. Les soldats furent vendus comme des esclaves ou envoyés aux carrières, et les deux généraux, Nicias et Démosthène, n’échappèrent au supplice qu’on leur préparoit, qu’en se donnant eux-mêmes la mort.

Cependant, la trève entre Athènes et Lacédémone ne subsistoit plus; et la première de ces républiques, poussée, pour ainsi dire, à sa ruine par une fatalité aveugle, n’avoit consulté que sa haine et sa témérité, dans le temps qu’elle avoit le plus d’intérêt de ménager ses anciens ennemis. Les Spartiates ne donnoient encore que de foibles secours à Syracuse, dont les ambassadeurs sollicitoient une diversion puissante; ils résistoient encore à leur haine et aux intrigues d’Alcibiade, qui, pour se venger de sa patrie, ne travailloit qu’à lui susciter des ennemis. Au lieu de profiter de ces dispositions pour changer la trève en une paix durable, les Athéniens, dont les affaires commençoient à aller mal en Sicile, commirent eux-mêmes les premières hostilités, en faisant une descente dans la Laconie.

Après les dépenses et les pertes énormes qu’ils avoient faites en Sicile, il étoit impossible que leur république fût en état de se défendre contre les Lacédémoniens. Ses finances étoient épuisées; elle manquoit d’hommes propres à porter les armes. Sans vaisseaux, sans matelots, à peine pouvoit-elle tirer quelques subsistances par mer; et l’Attique cependant n’étoit point cultivée, depuis que les Lacédémoniens, suivant le conseil d’Alcibiade, qui s’étoit réfugié chez eux, avoit fortifié Décalie, d’où ils ravageoient impunément tout le pays. Les Athéniens, méprisés de leurs alliés, furent abandonnés de ceux qui, jusque-là, avoient eu la constance de leur rester attachés. Sparte, à qui les Syracusains prêtèrent, pour se venger, une nombreuse flotte, avoit à son tour l’empire de la mer, et les ambassadeurs de Tyssapherne, satrape de l’Asie mineure, lui offroient des secours, et la sollicitoient de ruiner Athènes de fond en comble.

Au milieu de tant de maux, la division la plus cruelle éclata entre les Athéniens. Le peuple accusoit les riches de tous les désastres que souffroit la république; les riches en accusoient l’insolence du peuple, et publioient qu’il n’y avoit plus de salut à espérer, si on ne lui enlevoit une autorité, dont il ne cesseroit jamais d’abuser. Pisandre se mit à leur tête, abolit le gouvernement populaire, et confia le pouvoir souverain à un conseil dont il fut le chef, et qui, pour confirmer la servitude du peuple, employa inutilement tout ce que la tyrannie a de plus dur. Les esprits irrités et non pas soumis se révoltèrent avec une violence nouvelle; et si les Spartiates avoient attaqué le Pyrée, pendant que la fureur des factions se signaloit par les plus grands excès, les Athéniens, dit Thucydide, auroient succombé avant que d’avoir pu se réunir et prendre un parti: mais, poursuit le même historien, ce n’est pas la première fois que la lenteur naturelle de Lacédémone lui a fait perdre ses avantages.

Sa supériorité s’évanouit bientôt. Les Syracusains rappelèrent leurs troupes pour se défendre contre les Carthaginois; et Alcibiade, qui avoit éprouvé des mépris depuis l’abaissement de sa patrie, craignit d’être écrasé sous ses ruines, si elle succomboit, et éclaira Tyssapherne sur les intérêts de la Perse. Il lui fit sentir que, bien loin de mettre fin à la guerre qui désolait la Grèce, et de prêter des secours trop abondans aux Spartiates contre les Athéniens, il devoit nourrir la rivalité des deux républiques; les tenir en équilibre, balancer leurs avantages, et les consumer l’une par l’autre pour les obliger à rechercher à l’envi la protection du roi de Perse, qui deviendroit le médiateur, ou plutôt l’arbitre de la Grèce.

Alcibiade revint à Athènes dans ces circonstances; et le peuple, qui ne savoit à qui donner sa confiance, vola au-devant de lui, et en fit son idole, parce qu’il l’avoit persécuté. Le courage succède aussitôt à l’abattement; le général a déjà fait passer ses espérances dans tous les esprits; on fait un dernier effort; tout s’arme; on cherche l’ennemi; on est impatient de vaincre ou de mourir, et les Athéniens remportent une victoire assez considérable pour obliger leurs ennemis à demander la paix.

«Il est temps, ô Athéniens! dirent les ambassadeurs de Sparte, que nous terminions nos longues querelles; la guerre nous est également funeste; elle a diminué notre crédit dans la Grèce; et quand elle vous fait perdre vos alliés, n’espérez pas qu’elle vous donne l’empire que vous affectez; les dieux veulent sans doute que l’une de nos deux villes n’obéisse pas à l’autre. Que votre dernier avantage ne ferme pas vos cœurs à la paix; il seroit imprudent de compter sur la fortune, et les uns et les autres nous n’avons que trop éprouvé son inconstance. Jugez-nous, mais jugez-vous en même temps avec équité. Nous cultivons les terres abondantes du Péloponèse, et vous ne possédez que le territoire stérile de l’Attique. La guerre vous a fait perdre plusieurs de vos alliés qui ont recherché notre amitié. Le roi le plus riche et le plus puissant de la terre vous avance les frais ce la guerre; et vous n’avez plus pour tributaires que quelques peuples que vos besoins ont appauvris. Telle est notre situation respective, et cependant nous vous demandons la paix, sans prétendre abuser de nos avantages. De part et d’autre, restons les maîtres des villes que nous possédions avant la guerre; rendons-nous nos prisonniers en nombre égal, et retirons les garnisons que nous avons mises dans quelques places qui ne nous appartiennent pas.»

Athènes rejeta les propositions des Spartiates, non pas parce que, ne remontant point à la source des divisions, elles étoient incapables d’établir une paix solide entre les deux peuples, mais par une confiance et une ambition également présomptueuses. Cette république croyoit ne pouvoir essuyer aucun revers sous les ordres d’Alcibiade, et ce général, en effet, fut heureux dans ses entreprises; mais elle ne connoissoit pas sa propre inconstance. Alcibiade, qui, par une conduite inconsidérée, fournissoit toujours à ses ennemis des moyens de le perdre, fut disgracié une seconde fois; et précisément, dans le temps que Cyrus le jeune, gouverneur de la Basse-Asie, méditant une révolte contre son frère Artaxercès Mnemon, donna une flotte considérable aux Lacédémoniens, pour attirer à son service les peuples du Péloponèse, et que Lysandre commençoit à gouverner les affaires de Lacédémone.

Ce général fit enfin comprendre à sa patrie l’erreur de la conduite qu’elle avoit tenue jusque-là. Il jugeoit que dans une guerre qui duroit depuis si long-temps, et soutenue avec tant de haine et d’opiniâtreté, il n’y avoit plus qu’un parti extrême qui fût prudent; et que Lacédémone et Athènes s’étant fait trop d’injures pour se réconcilier sincèrement, il falloit que l’une fût immolée à l’autre. Il publioit qu’il ne s’agissoit point des intérêts de quelques alliés, mais de l’empire de la Grèce: que les Athéniens n’y renonceroient pas s’ils n’étoient qu’humiliés; qu’il étoit indispensable de leur ôter toute espérance en les ruinant entièrement; et que la paix, à toute autre condition, ne seroit qu’une trève passagère, et vraisemblablement violée dans des circonstances où Lacédémone ne seroit peut-être pas en état de se défendre. Lysandre ne regarda donc chaque succès que comme un pas qui le conduisoit à se rendre le maître d’Athènes. S’il défait le reste de ses forces maritimes, c’est dans la vue de la bloquer par mer, tandis qu’Agis et Pausanias l’assiégeront par terre.

Le moment fatal pour Athènes arriva. Réduite aux abois, elle n’a plus le courage de s’ensevelir sous ses ruines, ressource unique qui lui restoit pour retrouver la victoire. Elle mendia la paix, consentit à démolir ses fortifications et les murailles du Pyrée, affranchit les villes qui lui payoient tribut, rappela ses bannis, livra toutes ses galères, à la réserve de douze, et s’engagea à ne plus faire la guerre que sous les ordres des Lacédémoniens. Enfin, Lysandre mit le dernier sceau à l’abaissement de cette république, en confiant toute l’autorité à trente citoyens, qui ne pouvoient la conserver qu’en obéissant servilement à ses ordres.

Athènes servit de théâtre à la fureur de trente tyrans qui firent périr tous ceux dont ils craignoient le courage, ou dont ils vouloient confisquer les biens. Cette ville, pleine de trophées élevés à la valeur et à l’amour de la liberté, ne renferma plus qu’une vile populace; on ne voyoit, de tout côté, que des misérables accablés de besoins, à qui la régence de Périclès avoit fait perdre l’habitude du travail et donné le goût des plaisirs, et qui regrettoient leur oisiveté et leurs spectacles, et non pas leur liberté.

Trasybule, que Pausanias appelle le plus sage et le plus courageux des Athéniens, conjura pour le salut de sa patrie. A la tête de soixante exilés comme lui, il détruisit la tyrannie, et rendit la liberté aux Athéniens. Mais pouvoit-il rendre à des hommes familiarisés avec les affronts et la honte, les mœurs et le courage convenables à un peuple libre? La démocratie va devenir l’empire d’une multitude insolente, et qui ne sera plus touchée de la gloire de ses pères. Tout mérite va être dégradé. Les talens militaires, les vertus civiles ne seront comptés pour rien. Les poëtes, les musiciens, les comédiens, les décorateurs de théâtre deviendront les maîtres de la république. M’est-il permis d’anticiper sur les temps? Eubule fera bientôt passer ce décret infame, par lequel les fonds destinés à la guerre furent appliqués à l’usage des spectacles, et qui portoit peine de mort contre quiconque oseroit seulement en proposer la révocation. Cette indifférence léthargique pour le bien public, que Démosthènes reproche aux Athéniens, est devenue l’esprit général de la république. «Vos Panathénées et Bacchanales, leur dira bientôt cet orateur, se célèbrent toujours avec magnificence, et le jour même qui leur est destiné. Vous avez tout prévu; aucune difficulté ne vous arrête. S’agit-il de vos spectacles? la distribution des rôles est une affaire discutée avec une attention extrême, et personne de vous n’ignore le nom du citoyen que chaque tribu a choisi pour présider aux répétitions de ses musiciens et de ses athlétes. Est-il question de votre sûreté, et de prévenir un ennemi qui menace ouvertement votre liberté? Vous cessez d’être attentifs; les délibérations vous fatiguent; vous ne prévoyez rien; et si vous portez enfin un décret, il ne s’exécute jamais qu’en partie et trop tard.»

Pendant que les Spartiates se livroient à la joie, et croyoient régner désormais sans contestation sur la Grèce: «Défions-nous de nos triomphes, auroit dû leur dire un sénateur digne de la place qu’il occupoit dans sa patrie. Une confiance immodérée accompagne toujours la prospérité; et c’est pour s’y être livrés aveuglément après la guerre Médique, que les Athéniens ont voulu vous enlever l’empire de la Grèce. Vous voyez quel est aujourd’hui le fruit de leur ambition; craignons que la nôtre n’ait pas un succès plus heureux. Nous venons de vaincre, et nous touchons peut-être au moment de notre ruine. Que nous sommes déjà loin de la prospérité, si nous pensons que nos passions soient plus sages que les lois de Lycurgue! Si l’ambition n’eut pu contribuer au bonheur de la république, nous auroit-il ordonné de ne songer qu’à notre conservation?

«Dans un gouvernement tel que celui de la Grèce, où toutes les villes sont également jalouses de leur liberté, il n’y a que l’estime et la confiance qui puissent vous les soumettre aujourd’hui, comme elles les ont autrefois soumises à vos pères. Qu’attendez-vous de la ruse? avec quelque art qu’elle soit apprêtée, elle sera bientôt démasquée. Aurez-vous recours à la force? elle échouera nécessairement; votre triomphe même en est la preuve. Dans quel épuisement n’êtes-vous pas tombés pour humilier Athènes? A quels travaux, à quels revers ne vous exposez-vous pas, si la conquête de chaque ville vous coûte aussi cher que celle d’Athènes? Pourquoi vous flattez-vous que l’asservissement des Athéniens prépare celui de la Grèce entière? Nous avons vu les Grecs, alarmés de nos divisions et de nos projets, former des ligues et pourvoir à leur sûreté; s’ils sont consternés dans ce moment, soyez sûrs qu’à cette consternation succédera bientôt une juste indignation: elle est déjà dans leur cœur.

«Mais je veux que les dieux, aussi injustes que nous, favorisent nos ambitieuses entreprises; vous dominerez sur la Grèce par la terreur; mais vous devez prévoir, dès ce moment, que vous ne pourrez conserver votre empire qu’en humiliant assez les esprits, pour qu’ils n’aient plus le courage nécessaire pour oser secouer votre joug. Dans quelle foiblesse ne jetterez-vous donc pas la Grèce, qui n’est puissante que parce qu’elle est libre? Si le roi de Perse tente une seconde fois de l’asservir, s’il se présente un autre ennemi sur nos frontières, quelles forces leur opposerez-vous? Avec vos esclaves, retrouverez-vous Salamine, Platée et Micale? Je ne vous prédis point des malheurs imaginaires; ce que vous venez d’éprouver dans la guerre du Péloponèse suffit pour vous instruire de vos intérêts. Tant que nous avons été fidellement attachés aux lois de Lycurgue, et que nous n’avons travaillé qu’à tenir la Grèce unie, rien n’a été capable d’altérer notre bonheur; et, malgré le petit nombre de nos citoyens, et le territoire borné que nous possédons, nos forces ont été insurmontables. Dès que vous n’avez voulu consulter que votre jalousie, votre ambition et votre haine, vous avez été obligés de mendier la protection de la Perse que vous aviez vaincue; vous vous êtes vus réduits à rechercher la paix en combattant pour l’empire, et vous n’avez pu contraindre vos alliés à observer la trève que vous avez conclue avec les Athéniens.

«Ouvrons les yeux sur notre situation; hâtons-nous, Spartiates, de jurer sur les autels des Dieux que nous observerons les lois de Lycurgue; et que, renonçant à une ambition funeste, qui nous donneroit bientôt tous les vices des autres peuples, nous allons respecter la liberté de la Grèce, et affermir son gouvernement ébranlé.

«Hâtons-nous d’assembler les Grecs; et loin de paroître devant eux avec la joie insultante d’un vainqueur, n’y paroissons qu’en habits de deuil, et honteux de l’état déplorable où la nécessité nous a forcés de réduire les Athéniens. En avouant nos torts avec ce peuple, dont nous n’aurions pas dû irriter l’ambition par notre jalousie, publions, qu’après les fatales divisions qui avoient éclaté, il étoit nécessaire de sacrifier l’implacable Athènes au repos public. En condamnant généreusement notre injustice à l’égard de la Grèce entière, sur laquelle nous n’avons aucun droit, regagnons par notre repentir la confiance que nous avons perdue par notre imprudente ambition. Prouvons que nous sommes incapables de commettre une seconde fois les mêmes fautes. Que tous les Grecs soient libres, et qu’ils n’en puissent douter, en nous voyant nous-mêmes travailler à réparer les ruines d’Athènes.»

Lacédémone, quoiqu’enivrée de ses succès, auroit encore été capable de suivre ces conseils, s’ils lui eussent été donnés par le général qui venoit de la faire triompher; mais jamais Spartiate n’eut moins les mœurs de sa patrie que Lysandre. Sermens, traités, honneur, vertu, perfidie, tout ce que les hommes ont de plus saint ou de plus odieux, n’étoient que des vains noms pour lui. La qualité de citoyen lui parut trop basse, et il aspiroit à la couronne, non pas en tyran qui veut l’usurper par la force, mais en intrigant adroit, et sous prétexte de corriger le gouvernement de ses abus. Son projet, disent les historiens, étoit de décrier l’hérédité au trône, comme une loi grossière et barbare qui confioit souvent les rênes de l’état à un enfant, à un vieillard, ou à un homme capable à peine d’être citoyen; tandis que le bonheur de la société exige que la royauté soit le prix du mérite.

Pour préparer les esprit à une révolution si importante, il falloit donner du goût pour les nouveautés, affoiblir le pouvoir des lois de Lycurgue, corrompre les mœurs et faire agir toutes les passions. Dans le moment qu’après tant de travaux, les Spartiates triomphoient de leurs ennemis, et que leur prospérité les rendoit moins attentifs sur eux-mêmes, il fut aisé à Lysandre de les tromper. Bien loin de les ramener à leurs anciens principes, il leur persuada, au contraire, que d’autres temps et d’autres circonstances exigeoient d’eux un nouveau génie et une nouvelle politique. Ils transportèrent dans leur ville les dépouilles de leurs ennemis; ils levèrent des tributs sur leurs alliés; et commençant à penser que ceux qui possèdent l’autorité doivent en retirer le principal avantage, ils se préparoient à exercer sur la Grèce un empire aussi dur que celui des Athéniens. Tandis qu’en amassant un trésor, ils croyoient, sur la foi de Lysandre, se mettre seulement en état d’avoir une marine puissante, de porter la guerre loin de leur territoire, et d’étendre leur puissance, ils ne faisoient en effet que servir les vues d’un ambitieux qui n’avoit rien à espérer, tant que ses concitoyens pauvres et contens de leur pauvreté, n’auroient aucun intérêt de ruiner les lois et de sacrifier l’état à leurs fortunes domestiques.

Lysandre persuada aux Lacédémoniens que tous les maux de la Grèce étoient nés de la trop grande liberté des Grecs; que pour empêcher leurs villes de trahir désormais leur devoir, il falloit y détruire le gouvernement populaire, et confier à des magistrats, qu’il seroit facile de gagner ou d’intimider, l’autorité dont le peuple ne peut jamais jouir avec sagesse. Il fit espérer aux Spartiates que les républiques consternées par la chûte d’Athènes, dont elles avoient craint et admiré la puissance, subiroient, sans oser se plaindre, le sort auquel on les destineroit. Il les condamna à perdre leurs lois et leur gouvernement; et les régens qu’il y établit furent autant d’instrumens de son ambition, qui devoient donner à la Grèce les mouvemens qu’il désireroit.

La mort de Lysandre préserva les Spartiates des malheurs dont sa tyrannie les menaçoit; mais ils se trouvèrent avec un empire qu’il leur étoit impossible de conserver. Ils avoient au-dehors des ennemis nombreux, et au-dedans des vices encore plus dangereux. Quoiqu’on fût convenu, dit Plutarque, que les richesses qu’on avoit apportées à Lacédémone seroient destinées aux seuls besoins de l’état, et qu’un citoyen convaincu de posséder quelque pièce d’or ou d’argent seroit puni de mort, l’or et l’argent se répandirent promptement du trésor public chez les citoyens, et avec l’avarice portèrent la dépravation des mœurs dans leurs maisons. Comment pouvoit-on espérer, ajoute sagement cet historien, que le particulier méprisât des richesses que le public estimoit? Que servoit-il que la loi veillât à la porte des Spartiates pour fermer à l’or l’entrée de leurs maisons, pendant qu’on ouvroit leur ame à la cupidité?

On se feroit cependant une peinture infidelle des désordres auxquels la république de Sparte se livra dans ces commencemens de corruption, si on en jugeoit par ceux que l’avarice et le luxe ont produits dans d’autres états. L’austérité des Lacédémoniens ne se façonnoit que lentement à cette élégance recherchée des plaisirs et des voluptés, qui accompagne l’oisiveté et l’abondance. Les richesses ne ruinèrent d’abord que quelques lois de Lycurgue; et l’habitude des bonnes mœurs laissoit encore à des vices nouveaux une sorte de timidité qui en retardoit les progrès. De sorte que Lacédémone auroit présenté dans sa corruption même un spectacle digne de l’admiration des Grecs, s’ils eussent moins fait attention aux vertus qu’elle avoit abandonnées, qu’à celles qui lui restoient. Quoiqu’on n’osât pas encore jouir, on amassoit sourdement; et le citoyen, en attendant, pour étaler une fortune scandaleuse, que le nombre des coupables pût braver et opprimer la loi, étoit déjà plus attaché à son trésor qu’à la république. On ne voyoit qu’avec nonchalance le bien public; un peuple qui commence à se réformer est capable d’exécuter de grandes choses, malgré les vices dont il n’a pu encore se corriger; mais un peuple qui dégénère et se corrompt, ne retire presqu’aucun avantage des vertus qu’il n’a pas encore perdues.

Quand Lacédémone n’auroit eu d’autre vice que cette ambition qui lui faisoit affecter ouvertement l’empire de la Grèce, je sais qu’entourée de peuples inquiets, jaloux et courageux, qui souffroient impatiemment son despotisme, elle devoit perdre son autorité. Je ne la blâme pas d’avoir enfin succombé, puisque sa perte étoit inévitable; mais je la blâme de n’avoir pris aucune des précautions que lui prescrivoit la prudence la plus commune, pour prévenir, ou du moins reculer les dangers dont elle étoit menacée. Puisque les Spartiates étoient trop fortement attachés à leur ambition et à leur avarice pour rétablir l’ancien gouvernement; puisque leurs intérêts étoient désormais contraires à ceux du reste de la Grèce, et qu’ils ne pouvoient point s’en faire un rempart contre les Barbares, ils devoient donc recourir à cette politique de ruse et d’adresse, dont l’histoire offre tant de modèles, et qui est la seule que nous connoissons aujourd’hui en Europe; ils devoient donc diviser leurs voisins, et former des ligues et des alliances avec les étrangers. Sans parler des Thraces et des Macédoniens, il falloit que Lacédémone désavouât l’entretien du jeune Cyrus, et les Grecs qui l’avoient suivi dans son expédition; il falloit gagner les satrapes de l’Asie mineure, rechercher l’amitié d’Artaxercès, et consentir de dépendre et de relever, pour ainsi dire, de sa couronne, pour régner sur la Grèce. Dans un ordre de choses tout nouveau, les Spartiates conservèrent leurs anciens principes à l’égard des étrangers et en faisant la guerre aux Perses, ils ébranlèrent et firent mépriser leur autorité dans la Grèce.

Dès qu’Agésilas commença à se rendre redoutable en Asie, Artaxercès arma une flotte dont il donna le commandement à Conon, Athénien, qui s’étoit réfugié dans ses états. Il dépêcha en même temps le Rhodien Timocrate dans la Grèce, pour y exciter un soulèvement contre Lacédémone. Cet émissaire, chargé d’y répandre des sommes considérables, mit les Athéniens en état de relever leurs murailles, et engagea sans peine les principaux citoyens de Thèbes, de Corinthe, d’Argos, &c. à faire une diversion dans le Péloponèse, en faveur de la cour de Perse. La victoire que les alliés remportèrent à Haliarte causa un tel effroi aux Spartiates, qu’ils ordonnèrent à Agésilas d’abandonner ses conquêtes pour venir à leur secours. Les alliés, battus à leur tour à Némée et à Coronée, ne demandèrent pas la paix; et malgré ces deux avantages, l’empire des Lacédémoniens étoit tellement ébranlé, que le roi de Perse, qui avoit craint qu’Agésilas ne les chassât de ses états, fit dans la Grèce divisée, le rôle que leur république y auroit fait si elle eût continué à aimer la justice, c’est-à-dire, qu’il en fût l’arbitre. Il ordonna que toutes les villes fussent libres et se gouvernassent par leurs lois; les alliés, qui ne pouvoient se livrer à leur ressentiment, et continuer la guerre sans recevoir des subsides de la Perse, et les Spartiates qui étoient épuisés, souscrivirent également aux conditions qu’on leur imposoit: tel étoit l’avilissement où les vices et les divisions des Grecs les avoient jetés.

En cédant à la nécessité, Lacédémone, toujours ambitieuse, et que ses disgraces n’avoient point éclairée sur ses intérêts, ne posa les armes que dans le dessein de les reprendre à la première occasion favorable. Elle se présenta bientôt: la cour de Perse ayant cessé de s’occuper des Grecs qu’elle ne craignoit plus, Olynthe, Philionte, la Corinthie, l’Attique, l’Argolide, la Béotie, toute la Grèce, en un mot, éprouva la supériorité des Spartiates; et c’est de la forteresse de Cadmée, où ils avoient établi les tyrans qui régnoient en leur nom sur la ville de Thèbes, que partit enfin le coup fatal qui devoit détruire leur puissance.

On peut voir dans les historiens à quels excès les tyrans de Cadmée se portèrent, et avec combien de courage et d’habileté Pélopidas les fit périr, et reprit cette citadelle avant que les Lacédémoniens pussent la secourir. Cet acte d’hostilité fut l’origine d’une petite guerre, dans laquelle les Thébains eurent de fréquens avantages. La manière dont Agésilas se conduisit feroit conjecturer que les succès qu’il avoit eus en Asie étoient moins l’ouvrage de sa capacité que de l’ascendant des Grecs sur les Perses, si on ne pouvoit accuser son grand âge d’avoir éteint ce feu, cette activité, cette prévoyance, dont Xénophon nous a laissé un bel éloge. Ce prince n’entreprit rien de grand ni de décisif; on lui reproche avec raison que ses courses sur les terres des Thébains n’étoient propres qu’à essayer leur courage, et leur apprendre la guerre.

Thèbes fut alors gouvernée par Pélopidas et Epaminondas. Il étoit naturel que dans une ville corrompue, ou plutôt qui n’avoit jamais eu de sages lois, et qui étoit divisée par des factions, ces deux grands hommes fussent rivaux, et que leur jalousie nuisît aux affaires de leur patrie; mais leur vertu, égale à leurs talens, ne leur donna qu’un même intérêt, et les unit par les liens de la plus étroite amitié. Pélopidas méprisoit les richesses, au milieu desquelles il étoit né; Epaminondas eût craint que la fortune ne troublât par ses faveurs la pauvreté philosophique dont il jouissoit. Le premier, impétueux, actif, ardent à la guerre, et savant dans toutes ses parties, aimoit moins sa réputation que sa patrie; éloge rare: il sut gré à son ami d’être plus utile que lui aux Thébains. Epaminondas, de son côté, sembloit ignorer la supériorité de ses talens. Il avoit passé, malgré lui, des écoles de la philosophie au gouvernement de l’état, et joignoit les vertus de Socrate au courage, aux lumières et aux talens de Thémistocle.

Pélopidas gagna la bataille de Tegyre; et ce fut, dit Plutarque, un essai de cette fameuse journée de Leuctres qui décida de la fortune des Lacédémoniens. Jusqu’alors un citoyen qui auroit fui devant l’ennemi, ou perdu ses armes, devoit être noté d’infamie. Exclu des magistratures, des assemblées publiques, et, pour ainsi dire, du commerce des hommes, une famille auroit cru partager sa honte en s’alliant avec lui par le mariage. Il étoit permis à tous les citoyens qui le rencontroient de le frapper, et la loi lui refusoit le droit de se défendre. Le nombre des citoyens qui se deshonorèrent à Leuctres effraya Agésilas. Voyant la république épuisée d’hommes, il ouvrit l’avis de laisser pour cette fois sans exécution la loi qui flétrissoit la lâcheté; et pour conserver quelques défenseurs inutiles à la patrie, acheva de perdre un gouvernement, dont les vertus militaires devoient être le principal ressort, depuis que les Spartiates n’avoient plus le mépris des richesses, l’amour de la pauvreté et la modération que Lycurgue leur avoit donnés. On ne peut lire l’histoire de ce peuple, célèbre et le plus vertueux de l’antiquité, et voir sa fin malheureuse, quand il se croit parvenu au faîte de la puissance, sans se sentir attendri sur le sort de l’humanité et la fragilité de nos vertus. C’est aux hommes destinés à gouverner les états qu’il appartient de puiser dans ces grands événemens les lumières nécessaires pour rendre les peuples vraiment heureux et puissans.

Epaminondas confirma l’abaissement de Sparte, en bâtissant, sur la frontière de la Laconie, Mégalopolis, qu’il peupla des Arcadiens, auparavant distribués en petites bourgades, et qui, après leur réunion, connurent leurs forces, et furent en état de se venger des injures que Lacédémone leur avoit faites. Il rappela dans le Péloponèse les Messéniens, qui, dispersés depuis près de trois siècles dans la Grèce ou dans les provinces voisines, conservoient, par une espèce de prodige, leurs mœurs, le souvenir des grandes actions d’Aristomène, leur haine contre les Spartiates, et l’espérance de se venger et de les accabler.

Les Lacédémoniens, encore défaits à Mantinée par les Thébains, tombèrent dans l’avilissement le plus honteux, dès que l’éphore Epitadeus, ouvrant une libre carrière à l’avarice, eût porté une loi par laquelle il étoit permis de vendre ses possessions, et d’en disposer par testament. L’avidité des riches envahit toute la Laconie, et les citoyens sans patrimoine mendièrent servilement leur faveur, ou excitèrent des séditions pour recouvrer les biens qu’ils avoient perdus. Les mains des Spartiates que Lycurgue avoit destinées à ne manier que l’épée, la lance et le bouclier, se deshonorèrent parmi les instrumens des arts que le luxe introduisit dans la Laconie étonnée.


LIVRE TROISIÈME.

Thèbes, après ses victoires, auroit réformé son gouvernement et ses lois; elle auroit eu une armée de terre comme Lacédémone, et une flotte comme Athènes; elle auroit pris subitement les mœurs et la politique que doit avoir une puissance dominante, qu’elle n’auroit pu conserver l’empire de la Grèce. Cette république, trop long-temps décriée par la pesanteur d’esprit de ses citoyens, ses divisions domestiques et son alliance avec Xercès, n’avoit point préparé les Grecs à avoir pour elle ce respect, ouvrage du temps, qui doit servir de base à l’élévation d’un état, et dont rien ne tient la place. Epaminondas, toujours juste et maître de lui-même dans ses plus grands succès, ne fut jamais tenté d’en abuser. Condamnant la dureté des Athéniens et des Spartiates à l’égard de leurs alliés et de leurs ennemis, il traita avec la plus grande humanité Orchomène et les villes de la Phocide, de la Locride et de l’Etolie; il laissa à chaque peuple ses lois, ses magistrats et son gouvernement; il ne chercha qu’à rendre chère et précieuse l’alliance de sa patrie, et cependant personne ne tint compte aux Thébains des vertus de leur général.

«Athènes a été humiliée, disoit aux Thessaliens, Jason, tyran de Phères; la grandeur de Sparte n’est plus; les Thébains s’élèvent, et je prévois leur décadence: songez donc à votre tour à vous emparer de l’autorité qu’ils vont perdre.» Ce que Jason disoit imprudemment aux Thessaliens, il n’y avoit point de magistrat dans la Grèce qui ne le dît à sa république; il n’y avoit point de ville qui ne crût devoir aspirer à la même fortune que les Thébains; aucune n’étoit assez sage pour être effrayée de l’abaissement des Athéniens et des Spartiates, et toutes se flattoient follement d’affermir leur empire par une ambition plus habile. C’est ce que vouloit dire Démosthènes, quand il se plaignoit qu’il s’élevât de toutes parts des puissances qui se vantoient de prendre la Grèce sous leur protection, et qui ne cherchoient en effet qu’à opprimer, ou du moins à subjuguer leurs voisins. «Les Grecs, disoit-il, sont actuellement leurs plus grands ennemis. Argos, Thèbes, Corinthe, Lacédémone, l’Arcadie, l’Attique, chaque contrée, je n’en excepte aucune, se fait des intérêts à part.»

Cette anarchie, ainsi que le remarque Diodore, étoit l’ouvrage du traité qu’Athènes et Lacédémone avoient conclu la dixième année de la guerre du Péloponèse, et par lequel elles avoient sacrifié à une avidité mal-entendue les intérêts de leurs alliés. En convenant de rester saisies des places qu’elles occupoient, elles se réservèrent, par une clause expresse, la faculté de changer leurs conventions, ou de dresser de nouveaux articles suivant que le bien de leurs affaires l’exigeoit. Il n’en avoit pas fallu d’avantage, ajoute le même historien, pour répandre l’alarme dans toute la Grèce. L’abus que ces deux républiques faisoient depuis long-temps de leur puissance, fit croire qu’elles ne se réconcilioient que pour opprimer de concert leurs alliés, ou en partager les dépouilles; et on ne songea qu’à former des ligues contre la tyrannie qu’on craignoit. Argos, Thèbes, Corinthe et Elis étoient à la tête de ces négociations, et cent alliances particulières que firent les Grecs, achevèrent de ruiner leur alliance générale. Le conseil des amphictyons ne conserva aucun crédit; les peuples les plus puissans dédaignèrent d’y envoyer leurs députés; les autres n’y parurent que pour faire des plaintes inutiles; et on ne vit de tout côté que des assemblées particulières qui étoient autant de conjurations contre la Grèce.

Il étoit d’autant plus difficile de voir rétablir l’ordre détruit par tant d’intérêts opposés, et une longue suite d’injustices, que les factions qui s’étoient formées dans la plupart des républiques ne laissoient plus aucune autorité aux lois. Dès les premières années de la guerre du Péloponèse, dit Thucydide, il avoit éclaté des querelles funestes entre les Corcyréens. Sous prétexte d’étendre et de conserver les droits du peuple, ou de n’élever que les plus honnêtes gens aux charges de la république, les magistrats et les citoyens les plus accrédités, qui ne songeoient en effet qu’à se rendre plus puissans et plus riches, n’eurent point d’autre règle de conduite que leur intérêt particulier. L’avarice et l’ambition formèrent des partis, qui, s’accréditant peu-à-peu sous la protection d’Athènes et de Lacédémone, devinrent bientôt incapables de se réconcilier. Les Spartiates favorisoient l’aristocratie, c’est-à-dire, le pouvoir des magistrats, et vouloient que le sénat eût la principale part aux affaires de Corcyre, parce qu’une longue expérience leur avoit appris qu’on ne peut jamais compter sur les engagemens d’une république où la multitude gouverne. Les Athéniens, au contraire, appuyoient de tout leur crédit les prétentions du peuple, et les établissemens les plus favorables à la démocratie; soit parce qu’ils avoient eux-mêmes ce gouvernement, soit simplement pour contrarier les Lacédémoniens leurs ennemis.

Cette maladie des Corcyréens, continue Thucydide, étoit devenue une sorte de contagion qui infecta rapidement toute la Grèce. La crainte que les nobles, les riches et le peuple avoient toujours eue les uns des autres, depuis qu’ils avoient secoué le joug de leurs capitaines, avoit, dans tous les temps, excité quelques séditions; mais ces troubles n’eurent presque jamais des suites fâcheuses, tant que Lacédémone, attachée à ses devoirs, n’interposa sa médiation que pour rapprocher les esprits et favoriser la justice; et qu’Athènes, occupée de ses propres révolutions, négligeoit les affaires de ses voisins. Tout changea de face, dès que ces deux républiques regardèrent les différens partis qui divisoient Corcyre, comme des moyens dont leur ambition pouvoit se servir pour se faire des partisans. Il n’y eut plus d’intrigant ni d’ambitieux dans la Grèce qui ne comptât sur la protection des Spartiates ou des Athéniens, s’il excitoit des troubles dans sa patrie; cette espérance les enhardit, et toutes les villes tombèrent dans une extrême anarchie.

On se fit des prétentions excessives, et on les soutint avec opiniâtreté. Aux raisons de ses adversaires, le parti qui avoit tort n’opposoit que des clameurs insolentes et tumultueuses, et réduisoit ses ennemis au désespoir. On prit des armes pour se rendre aux assemblées, et on s’y porta aux dernières extrémités, parce que la faction qui avoit l’avantage, ne se bornant pas à affermir son pouvoir, vouloit encore goûter le plaisir de se venger des injures qu’elle avoit reçues. Les vices et les vertus changèrent subitement de nom; l’emportement fut appelé courage, et la fourberie prudence. L’homme modéré passa pour un lâche, l’effronté pour un ami zélé, et la politique devint l’art de faire et non de repousser le mal. Il n’étoit permis à aucun citoyen d’être neutre et homme de bien; et les sermens ne furent que des piéges tendus à la crédulité. Enfin, selon le rapport du même historien, s’il y avoit quelque consolation dans ces malheurs, c’est que les esprits les plus grossiers avoient souvent l’avantage; se défiant de leur capacité, ils recouroient à des remèdes prompts et violents, tandis que leurs ennemis étoient les dupes de leur finesse et de leurs artifices.

Ces désordres, dit Diodore, s’accrurent encore quand les Thébains, après la mort d’Epaminondas, déchurent subitement de l’élévation où ce capitaine les avoit portés. Tous les jours quelque ville bannissoit une partie de ses citoyens; et ces proscrits, errans de contrées en contrées, cherchoient des ennemis à leur patrie. Dans le moment qu’ils s’y attendoient le moins, ils étoient rappelés par une faction qui avoit besoin de leur secours pour se maintenir à la tête du gouvernement, et qui bientôt après succomboit elle-même dans une nouvelle révolution.

Chaque république avoit autant d’intérêts différens que de partis qui la divisoient. Ces intérêts, multipliés à l’infini, se croisoient, se choquoient, se détruisoient continuellement. Vous étiez aujourd’hui l’allié d’une ville, et demain elle étoit votre ennemie. Vos partisans ont été bannis ou massacrés, et une faction contraire gouverne déjà les affaires par des principes opposés. Chaque jour voit entamer quelques nouvelles négociations; chaque nouvelle négociation, en donnant de nouvelles craintes et de nouvelles espérances, prépare une nouvelle révolution qui en produira mille; et la politique, toujours incertaine, ne peut donner aucun conseil ni prendre aucune résolution salutaire.

Les Grecs, ramenés à ces temps de troubles dont j’ai parlé au commencement de cet ouvrage, étoient trop pleins de haine et de défiance les uns pour les autres, pour former une seconde fois les nœuds de cette confédération qui avoit fait leur force. Dès qu’un peuple libre est assez corrompu pour ne vouloir plus obéir à ses lois, il se familiarise avec ses vices; il les aime, et il est rare qu’un citoyen ou qu’un magistrat ait assez de courage pour lutter contre les préjugés, les coutumes et les passions qui règnent impérieusement sur une multitude indocile, et assez de crédit pour persuader à ses concitoyens de remonter, en faisant un effort sur eux-mêmes, au point dont ils sont déchus. Si une seule république est, en quelque sorte, incapable de réforme, que pourroit-on espérer de la Grèce, qui renfermoit autant de républiques que de villes? L’histoire entière offre à peine trois ou quatre exemples de peuples libres qui aient souffert qu’un législateur les privât de leurs erreurs et de leurs abus.

Il falloit que les Grecs apprissent, par des expériences multipliées, à se désabuser de leur ambition, de leur avarice, de leur politique frauduleuse, et à force de malheurs, recommençassent à se lasser de leur situation présente. En attendant cette révolution, qui devoit être d’autant plus lente, qu’ils avoient été plus vertueux et qu’ils étoient plus éclairés sur les devoirs de la société, ils devoient se déchirer eux-mêmes par leurs guerres domestiques; et leur foiblesse, suite nécessaire de leurs divisions, les exposoit à devenir la proie des étrangers.

Heureusement pour la Grèce, il ne restoit pour l’Asie aucune étincelle du génie ambitieux de Cyrus; les rois de Perse s’étoient livrés depuis long-temps à une oisiveté voluptueuse. Ils se renfermoient dans leurs palais, et laissoient régner sous leur nom des ministres avares, cruels, ignorans, infidelles et occupés à retenir dans l’esclavage des provinces qui y étoient accoutumées. Artaxercès, surnommé Longuemain, ayant été invité par les Grecs mêmes de prendre part à leurs querelles, se contenta de les armer les uns contre les autres, de balancer leurs avantages et de nourrir leur rivalité. Il pouvoit les subjuguer, et il ne voulut que les occuper chez eux et les empêcher de passer en Asie; ce ne fut point sa modération, ce fut sa crainte qui lui inspira cette politique. Xercès II et Sogdian ne firent que paroître sur le trône, qu’ils déshonorèrent par leurs débauches et leurs cruautés. A ces deux monstres avoit succédé Darius-Nothus; c’étoit un esclave couvert des ornemens royaux. Fait pour obéir, chacun voulut le gouverner, et il ne secoua le joug de quelques eunuques qui en avoient fait l’instrument de leurs injustices, que pour passer sous celui de sa femme.

Artaxercès-Memnon auroit pu venger la Perse; mais à mesure que les vices d’une liberté mal réglée se multiplioient dans la Grèce, l’Asie de son côté paroissoit de jour en jour plus dégradée par les vices du despotisme. Ce prince étoit d’ailleurs incapable de former un projet hardi; la retraite des dix mille, après la défaite de Cyrus le jeune, et les victoires d’Agésilas, l’avoient accoutumé à trembler au seul nom des Grecs. L’Illyrie, l’Epire et la Thrace étoient toujours occupées à faire la guerre à leurs anciens ennemis, sans pouvoir obtenir des avantages décisifs. Enfin, la Macédoine, qui n’avoit encore joui d’aucune considération, se trouvoit dans la situation la plus fâcheuse, lorsque les nœuds de l’ancien gouvernement des Grecs furent rompus.

Amyntas, père de Philippe, avoit été un prince foible: accablé par la puissance des Illyriens, et prêt à perdre sa couronne, il ne lui resta d’autre ressource pour se venger de ses défaites et faire des ennemis à ses vainqueurs, que de céder ses états aux Olynthiens. Après avoir éprouvé les plus cruels revers, il fut rétabli sur le trône par les Thessaliens; il continua à régner avec la molle timidité d’un homme qui a vu de près sa ruine, et qui n’a dû son salut qu’à des secours étrangers. Alexandre, son fils aîné, lui succéda, et ses sujets ne surent pas obéir à un roi qui ne savoit pas commander. En même temps qu’il éprouvoit l’ascendant des Illyriens, une partie de la Macédoine se révolta, et ses états étoient presqu’entièrement envahis par ses ennemis quand il mourut.

Moins digne encore de son rang que le prince auquel il succédoit, Perdiccas n’avoit aucun talent propre à le faire respecter, même dans les circonstances où il n’auroit eu à gouverner qu’un peuple heureux et soumis. Ptolomée, fils naturel d’Amyntas, se cantonna dans une province de la Macédoine, et s’y rendit indépendant. Pausanias, prince du sang, qui avoit été banni, rentra dans le royaume à la faveur des troubles qui le divisoient, et se fit un parti considérable des mécontens et de cette foule d’hommes obscurs et inquiets qui ont tout à espérer et rien à perdre dans une révolution. Perdiccas fut tué dans une bataille qu’il livra aux Illyriens; et la Macédoine étoit assez malheureuse pour regarder sa mort comme un malheur, parce que sa couronne passoit sur la tête d’un enfant.

Pausanias, que tout favorisoit, aspira alors ouvertement au trône; et Argée, autre prince du sang, et qui avoit la même ambition, leva une armée pour prévenir son rival. Les étrangers profitèrent de ces divisions domestiques, et ils avoient déjà pénétré dans le cœur de l’état, lorsque Philippe, le dernier des fils d’Amyntas, et qui étoit en otage à Thèbes, s’échappa pour aller au secours du royaume de ses pères. Qui croiroit, en jetant les yeux sur ce pays malheureux, qu’on y dût bientôt forger les chaînes qui devoient asservir la Grèce et l’Asie entière? A peine Philippe parut-il en Macédoine, qu’on s’y ressentit de sa présence. Il fut fait régent du royaume pendant la minorité du jeune Amyntas, son neveu; mais les Macédoniens éprouvant bientôt combien il leur importoit d’obéir à un prince tel que Philippe, lui déférèrent la couronne.

Quelque que fut la situation de la Macédoine, ses maux n’étoient point incurables comme ceux de la Grèce. Les prédécesseurs de Philippe n’avoient pas exercé sur leurs sujets cette autorité aveugle et absolue qui dégradoit l’humanité dans la Perse; et quand les monarchies ne sont pas encore dégénérées en ce despotisme qui ôte à l’ame tous ses ressorts, le citoyen conserve le sentiment de la vertu et du courage, et le prince se crée, lorsqu’il le veut, une nation nouvelle. Le peuple, accoutumé à obéir sans lâcheté, et qui n’est point son propre législateur, ne résiste jamais aux exemples de ses maîtres. Il sort de son assoupissement, quitte ses vices, et, sans qu’il s’en aperçoive, prend un nouveau caractère et la vertu qu’on veut lui donner.

Jamais prince ne fut plus propre que Philippe à produire de ces heureuses révolutions. Loin que les talens avec lesquels il étoit né eussent été étouffés par une mauvaise éducation, les malheurs de sa famille avoient servi à les développer et les étendre. Elevé dans une république où le peuple, jaloux de sa liberté, méprise la monarchie, il n’y vit rien de cet orgueil, de ce faste, de cette flatterie qui assiégent les cours, enivrent les princes de leur puissance, et leur persuadent qu’ils sont assez grands par leur place, pour n’avoir pas besoin d’une autre sorte de grandeur. Témoin des ménagemens avec lesquels le magistrat d’une démocratie exerce l’autorité qui lui est confiée, insinue ses sentimens, et subjugue avec art une multitude qui est son maître, il feignit sur le trône cette modération, cette patience, cette douceur et ce respect pour les lois, qui donneront toujours une puissance sans bornes à un prince qui ne voudra paroître que le ministre de la justice.

Tandis que Philippe fait la guerre à Argée, homme opiniâtre, ambitieux et brave, qu’on ne peut réduire qu’en l’accablant, c’est par des négociations qu’il travaille à ruiner Pausanias. En même temps qu’il prodigue l’argent et les promesses pour détacher la Thrace des intérêts de ce rebelle, il le flatte, lui donne des espérances, et le retient dans l’inaction jusqu’à ce qu’il puisse le menacer de ses forces réunies. Obligé de conquérir son royaume, Philippe commence par préparer à la victoire des soldats accoutumés à fuir; il leur donne du courage, en mettant en honneur dans son armée la patience, la frugalité, l’obéissance et les exercices du corps. Pour leur inspirer de la confiance et leur apprendre à se respecter eux-mêmes, il leur témoigne d’avance une estime qu’ils ne méritent pas encore: il essaie peu à peu leur bravoure, et les façonne à l’art de vaincre, en combattant lui-même à leur tête. Formé, en un mot, à la guerre sous Epaminondas, il transporta en Macédoine la discipline que les Thébains devoient à ce grand homme, et il inventa la phalange.

Cet ordre de bataille, qui parut si redoutable à Paul Emile, dans un temps cependant qu’on l’avoit affoibli en voulant le perfectionner, ne formoit à sa naissance qu’une masse de six à sept mille hommes rangés sur seize de profondeur. Tous les phalangistes, serrés les uns contre les autres, étoient armés de longues piques; celles de la dernière ligne débordoient de deux pieds la première, et les autres à proportion; de sorte que la phalange, offrant un front hérissé d’armes sans nombre, paroissoit inaccessible à ses ennemis, et devoit accabler par son poids tout ce qui se présentoit devant elle.

Polybe a comparé cette ordonnance à celle des Romains; et il préfère celle-ci, parce que la phalange devoit rarement trouver un terrein qui lui convînt pour combattre. Une hauteur, un fossé, une fondrière, une haie, un ruisseau, tout en rompoit l’ordre. Sans aucun obstacle étranger, il étoit même très-difficile, soit qu’elle se mît en mouvement pour attaquer, soit qu’elle reculât elle-même devant l’ennemi, qu’elle ne souffrît pas quelque flottement dans sa marche; et dès qu’elle cessoit d’être unie, elle étoit vaincue. Il étoit aisé de pénétrer dans les intervalles qu’elle laissoit en se rompant; et le soldat phalangiste, qui ne pouvoit faire aucune évolution, se rallier en ordre, ni combattre corps à corps avec avantage, à cause de la longueur de ses armes, devoit fuir ou se laisser tuer sans se défendre.

Cette critique de Polybe étoit très-judicieuse dans le temps qu’il la fit. Les successeurs de Philippe, en portant la phalange à seize mille hommes, avoient infiniment multiplié les obstacles qui s’opposoient à sa marche et à ses manœuvres. Il est vrai même que la manière des Romains, de ranger leurs armées sur trois lignes, et par corps séparés également, propres à combattre sur tous les terreins, à faire toutes les évolutions, à se protéger réciproquement, à agir séparément ou ensemble, selon les besoins, et à se transporter avec célérité d’un lieu à un autre, étoit sans doute plus simple, plus savante, et leur donnoit un grand avantage. Mais cette ordonnance ne convient qu’à des troupes extrêmement exercées, et accoutumées à la discipline la plus exacte. Les Macédoniens n’étoient point tels quand Philippe parvint à la couronne; il falloit leur faire un ordre de bataille qui, par sa nature, leur inspirât de la confiance, et n’exigeât presqu’aucune expérience dans le maniement des armes et les manœuvres de la guerre.

Dès que la tranquillité fut rétablie dans l’intérieur de la Macédoine, Philippe s’appliqua à en faire valoir toutes les parties; il craignit de donner des forces à un abus, s’il l’attaquoit sans être sûr de le ruiner. Il feint de ne pas voir le vice dont il ne peut extirper la racine, et ne songe à établir un ordre utile, qu’après avoir trouvé le moyen de l’affermir. Il fait des lois, et a déjà préparé les esprits à leur obéir; il imprime un nouveau mouvement à la Macédoine, et rien n’y demeure oisif et inutile: telle est la marche d’une ambition éclairée qui se prépare des succès certains; avant que d’élever l’édifice, elle en a jeté les fondemens.

Philippe avoit réussi à ruiner les plus grands ennemis de la Macédoine, je veux dire, la paresse de ses sujets, leur timidité et leur indifférence pour le bien public; mais il n’avoit point tenté ces grandes entreprises en philosophe politique qui ne cherche que la prospérité de l’état et le bonheur des citoyens: c’étoit un ambitieux qui ne vouloit qu’associer les Macédoniens à son ambition pour en faire les instrumens de sa fortune, et dès-lors il se présenta un écueil bien dangereux pour lui. Ce prince avoit visité les principales républiques de la Grèce; il en avoit étudié par lui-même le génie, les intérêts, les forces, la foiblesse et les ressources. Il connoissoit la situation d’Athènes; il avoit été témoin de la décadence de Sparte; il voyoit que Thèbes ne conservoit, après la mort d’Epaminondas, que l’orgueil d’une grande fortune. Toute la Grèce, ainsi qu’on l’a vu, divisée par les passions funestes qu’avoit fait naître la guerre du Péloponèse, sembloit se précipiter au-devant du joug, et ne demander qu’un maître. En y entrant, on étoit sûr d’y trouver des alliés. Quelles espérances ne pouvoit pas concevoir Philippe? Après avoir subjugué la nation la plus célèbre de la terre, il devoit se flatter qu’aucun de ses ennemis n’oseroit lui résister.

Qu’on me permette de le remarquer, l’histoire offre mille exemples d’états, qui, malgré les avantages très-considérables qu’ils ont obtenus à la guerre, sont restés dans leur première obscurité, et se sont même ruinés, pour avoir ignoré qu’il y a dans la politique un art supérieur à celui de gagner des batailles, une science plus utile que les forces, la science de les employer. C’est cet art, que savoient si bien les Romains, de ménager leurs forces, de les déployer à propos, et de ne se jamais faire un nouvel ennemi avant que d’avoir accablé celui qui les avoit offensés. Philippe sut, comme eux, qu’il faut observer un ordre pour ne point avoir de succès infructueux; que telle opération, difficile et inutile par elle-même, en l’entreprenant la première, deviendroit aisée, confirmeroit les avantages précédens, et en assureroit de nouveaux, si on la faisoit précéder par une autre entreprise. Que, si ce prince en effet eût d’abord attaqué les Grecs, les anciens ennemis de la Macédoine n’auroient pas manqué de recommencer leurs hostilités. Péoniens, Thraces, Illyriens, eussent été autant d’auxiliaires de la Grèce; et Philippe, obligé de suspendre ses efforts d’un côté pour marcher de l’autre, se seroit mis dans la nécessité de diviser ses forces. Allant sans cesse des Grecs aux Barbares et des Barbares aux Grecs, sans pouvoir rien finir, il eût multiplié les obstacles qui s’opposoient à son ambition. S’il n’eût pas échoué, il auroit fallu du moins vaincre à la fois et avec beaucoup de peine, des ennemis qu’on pouvoit plus aisément accabler les uns après les autres.

Philippe tourne d’abord ses forces contre les Péoniens, et les subjugue. Il attaque ensuite les Illyriens, défait à leur tour les Thraces, enlève aux uns et aux autres les conquêtes qu’ils avoient faites sur la Macédoine, détruit leurs principales forteresses, en construit sur ses frontières; et ce n’est qu’après avoir humilié les Barbares, et mis ses provinces en sûreté, qu’il médita la conquête de la Grèce.

La plupart des entreprises échouent parce qu’on commence à les exécuter dans le moment même qu’on en conçoit le projet; n’ayant pas prévu d’avance les obstacles, rien ne se trouve préparé pour les vaincre. On se hâte de faire des dispositions, et cependant on ne voit encore les objets que confusément, et à travers la passion dont on est trompé. Hors d’état de résister aux premiers accidens qui surviennent, on s’en trouve accablé; on obéit aux événemens, au lieu d’en être le maître; et la politique, aussi incertaine que la fortune, n’a plus de règle. Plus communément encore, les états n’ont qu’un but vague et indéterminé de s’agrandir, et dès-lors, une puissance sans alliés et suspecte à tous ses voisins, ne sait jamais précisément à quel peuple elle aura affaire; elle ne peut diriger ses vues au même point, préparer par des négociations le progrès de ses armes, ni jouir de tous les avantages qui lui sont naturels. Il est rare, enfin, qu’un peuple sache profiter de tous les vices de ses ennemis, et en les attaquant par leur foible, ait l’habileté de n’opposer que le côté par lequel il leur est supérieur.

Philippe médita long-temps son entreprise contre les Grecs. Il se dispose à les attaquer, et il veut qu’on le croie occupé d’idées étrangères à la guerre. Sous prétexte que ses finances sont épuisées, et qu’il veut bâtir des palais et les orner de tout ce que les arts ont de plus précieux, il fait dans toutes les villes de la Grèce des emprunts considérables à gros intérêt, et tient par-là entre ses mains, la fortune des principaux citoyens de chaque république. Il se fait des pensionnaires, en ne paroissant avoir que des créanciers; il cherche à multiplier les vices des Grecs, pour les affoiblir, et croit être déjà maître d’une ville, quand il y a corrompu quelques magistrats.

Avec quelque soin qu’il eût exercé les Macédoniens à la guerre, il ne voulut jamais vaincre par la force, que les difficultés que sa prudence ne pouvoit lever. Dans la crainte qu’il ne se forme quelque ligue contre lui, il s’étudie à aigrir les jalousies et les haines qui divisoient les Grecs. Pour leur donner de nouvelles espérances, de nouvelles craintes, de nouveaux intérêts, il flatte l’orgueil d’une république, promet sa protection à celle-ci, recherche l’amitié de l’autre, refuse, accorde ou retire ses secours, suivant qu’il lui importe de hâter ou de retarder les mouvemens de ses alliés et de ses ennemis. Tantôt il soumet un peuple par ses bienfaits; c’est le sort des Thessaliens qu’il délivre de leurs tyrans, et qu’il fait rétablir dans le conseil des Amphictyons. Tantôt il semble ne se prêter qu’à regret à l’exécution des desseins qu’il a lui-même inspirés. S’il porte la guerre dans une province de la Grèce, il s’y est fait appeler; c’est ainsi qu’il n’entre dans le Péloponèse qu’à la prière de Messène et de Mégalopolis, que les Lacédémoniens inquiétoient. Sent-il l’importance de s’emparer d’une ville? Il ne cherche point à l’irriter; il lui offre, au contraire, son amitié, et chatouille adroitement son ambition pour la brouiller avec ses voisins. Mais à peine cette malheureuse république, trop fière de l’alliance de la Macédoine, a-t-elle donné dans le piége qu’on lui a tendu, que Philippe, faisant jouer les ressorts qu’il a préparés pour se ménager une rupture, ou feignant de prendre la défense des opprimés, détruit son ennemi sans se rendre odieux. Les Olynthiens furent les dupes de cette politique, lorsque comptant trop sur sa protection, ils indisposèrent contr’eux ceux de Potidée.

Jamais prince, pour se rendre impénétrable, ne sut mieux que Philippe l’art de varier sa conduite, sans abandonner ses principes: négociations, alliances, paix, trèves, hostilités, retraites, inaction; tout est employé tour-à-tour, et tout le conduit également au but, duquel il paroît toujours s’éloigner. Habile à manier les passions, à faire naître des lueurs, des doutes, des craintes, des espérances, à confondre ou à séparer les objets, ses ennemis sont toujours des ambitieux, et ses alliés des ingrats; et il recueille seul tout le fruit des guerres où il n’étoit qu’auxiliaire.

Le plus grand pas que Philippe fit pour parvenir à la domination de la Grèce, ce fut de se faire charger par les Thébains de venger le temple de Delphes, du sacrilège des Phocéens qui labouroient à leur profit une partie du territoire de Cirrée, consacré à Apollon, et qui, persistant dans leur impiété, refusoient de payer l’amende à laquelle ils avoient été condamnés par les Amphictyons. La guerre sacrée duroit depuis dix ans; presque tous les peuples de la Grèce y avoient déjà pris part, et des succès partagés sembloient devoir l’éterniser, lorsque les Thébains épuisés eurent enfin recours à Philippe. Ce prince entra dans la Locride à la tête d’une armée considérable; et Phalæcus, général des Phocéens, n’étant pas en état de livrer bataille à un ennemi qui le serroit de près, fit des propositions d’accommodement. On lui permit de se retirer de la Phocide avec les soldats qu’il soudoyoit aux dépens des richesses qu’il avoit pillées dans le temple de Delphes; et les Phocéens, après sa retraite, furent obligés de recevoir la loi de Philippe et des Thébains. Le droit de députer au conseil Amphictionique, que perdirent les vaincus, fut annexé pour toujours à la Macédoine, qui partagea encore avec les Béotiens et les Thessaliens la prérogative de présider aux jeux pythiques, dont les Corinthiens furent privés en punition des secours qu’ils avoient prêtés aux Phocéens.

Ces deux avantages par eux-mêmes paroissoient peu considérables; mais ils changeoient en quelque sorte de nature entre les mains de Philippe. Les jeux pythiques, de même que les autres solennités de la Grèce, ne se passoient plus, il est vrai, qu’en spectacles et en fêtes inutiles; mais, puisque les Grecs étoient devenus assez frivoles pour en faire un objet important, il n’étoit pas indifférent à un prince aussi adroit que Philippe d’y présider, et d’avoir en quelque sorte l’intendance de leurs plaisirs. Quoique l’assemblée des Amphictyons ne conservât quelqu’autorité qu’autant que ses décrets intéressoient la religion, et que les coupables envers les dieux avoient des ennemis puissans parmi les hommes, Philippe gagnoit beaucoup à y être agrégé. Quel prince étoit plus propre à profiter des superstitions populaires? Il n’étoit plus, pour ainsi dire, étranger à la Grèce; sans se rendre suspect, il pouvoit prendre part à toutes ses affaires, relever peu à peu la dignité des Amphictyons, et leur rendre leurs anciennes prérogatives pour en faire un instrument utile à son ambition.

Les prêtres et toutes les personnes dévouées au culte du temple de Delphes avoient déjà commencé à exalter le respect et le zèle de Philippe pour les dieux; ses pensionnaires vantèrent alors sa modération et sa justice, et il ne fut plus question dans la Grèce que du retour du siècle d’or. Les citoyens, lassés de leurs troubles domestiques, se flattèrent de voir affermir la paix, tandis que les ambitieux, les intrigans, les chefs de parti, se félicitant en secret du crédit qu’avoit acquis leur protecteur, prévoyoient une révolution prochaine, et contribuoient par leurs éloges à tromper tous les esprits. En un mot, tel étoit, si je puis parler ainsi, l’engouement des Grecs pour Philippe, que Démosthènes, son plus grand ennemi, et qui, pendant la guerre sacrée, avoit déclamé contre lui en faveur des Phocéens, changea subitement de langage. Au lieu de pousser encore les Athéniens à la guerre, il parla de paix; il prononça un discours pour les engager à reconnoître la nouvelle dignité de Philippe, et le décret par lequel les Amphictyons l’avoient reçu dans leur assemblée.

Jusqu’alors il n’y avoit eu dans la Grèce que cet orateur, qui, démêlant les projets ambitieux de la Macédoine, aperçût les dangers dont la liberté de sa patrie étoit menacée. Si un homme eût été capable de retirer les Athéniens de l’avilissement où le goût des plaisirs les avoit jetés, de rendre aux Grecs leur ancien courage, et de ne leur redonner qu’un même intérêt, c’eût été Démosthènes, dont les discours embrasés échauffent encore aujourd’hui le lecteur. Mais il parloit à des sourds, et graces aux libéralités plus éloquentes de Philippe, dès que l’orateur proposoit en tonnant de faire des alliances, de former des ligues, de lever des armées et d’équiper des galères, mille voix s’écrioient que la paix est le plus grand des biens, et qu’il ne falloit pas sacrifier le moment présent à des craintes imaginaires sur l’avenir. Démosthènes parloit à l’amour de la gloire, à l’amour de la patrie, à l’amour de la liberté, et ces vertus n’existoient plus dans la Grèce: les pensionnaires de Philippe remuoient, au contraire, et intéressoient en sa faveur la paresse, l’avarice et la mollesse.

Quand ce prince s’y seroit pris avec moins d’habileté pour cacher les projets de son ambition, falloit-il espérer de réunir encore les Grecs, et de former contre la Macédoine une ligue générale, comme on avoit fait autrefois contre la Perse? «Quelqu’estimable, dit Polybe, que soit Démosthènes par beaucoup d’endroits, on ne peut l’excuser d’avoir prodigué le nom infame de traître aux citoyens les plus accrédités de plusieurs républiques, parce qu’ils étoient unis d’intérêt avec Philippe. Tous ces magistrats, dont Démosthènes a voulu flétrir la réputation, pouvoient aisément justifier une conduite, qui, après les changemens survenus dans le systême politique de la Grèce, a augmenté les forces et la puissance de leur patrie, ou qui l’a sauvé de sa ruine. Si les Messéniens et les Arcadiens ont pensé que leurs intérêts n’étoient pas les mêmes que ceux d’Athènes; s’ils ont préféré d’implorer la protection de Philippe, à se laisser asservir par les Lacédémoniens; s’ils ont négligé un mal éloigné pour chercher un remède à celui qui les pressoit; Démosthènes devoit-il leur en faire un crime? Cet orateur se trompoit grossièrement, s’il a voulu que tous les Grecs consultassent les intérêts des Athéniens en ménageant ceux de leur ville.»

Si chaque république, après la ruine du gouvernement fédératif, ne devoit plus compter que sur elle-même, et n’avoit pour voisins que des ennemis, pourquoi Démosthènes se croyoit-il en droit d’exiger que les Thessaliens, placés sur la frontière de la Macédoine, et que Philippe avoit délivrés de leurs tyrans, fussent ingrats, et s’exposassent les premiers à tous les maux de la guerre, pour donner inutilement à la Grèce un exemple de courage, et paroître attachés à des principes d’union qui ne subsistoient plus? Si les Argiens implorèrent la protection de Philippe, c’est que Lacédémone vouloit être encore le tyran du Péloponèse; et que ne pouvant former d’alliance sûre avec aucune république de la Grèce, la Macédoine seule devoit leur donner d’utiles secours. Si les Thébains se lièrent avec Philippe, c’est qu’ils virent que les Grecs ne vouloient plus être libres, que tous aspiroient à la tyrannie, et qu’ils crurent prudent de ne pas offenser l’ennemi le plus puissant de la liberté publique.

Comment Démosthènes ne sentoit-il pas que les injures dont il accabloit les principaux magistrats de Messène, de Mégalopolis, de Thèbes, d’Argos, de Thessalie, etc. loin de préparer les esprits aux alliances qu’il méditoit, n’étoient propres qu’à multiplier les haines et les querelles domestiques de la Grèce? Après avoir fait l’épreuve de la foiblesse, de l’irrésolution et de la lâcheté des Athéniens, pourquoi vouloit-il que les autres villes fissent pour eux ce qu’ils ne faisoient pas pour eux-mêmes? Après avoir connu par expérience l’inutilité des ambassades dont il fatiguoit la Grèce, que ne changeoit-il de vues? Et peut-on ne le pas mépriser comme politique et comme citoyen, dans le moment même qu’on l’admire comme orateur!

Il osa proposer aux Athéniens de lever deux mille hommes d’infanterie et deux cents cavaliers, dont un tiers seroit composé de citoyens, et d’équiper dix galères légèrement armées. «Je ne forme pas, disoit-il, de plus grandes demandes, car notre situation présente ne nous permet pas d’avoir des forces capables d’attaquer Philippe en rase campagne.» Quel étoit donc le dessein de Démosthènes? «Nous devons, continue-t-il, nous borner à faire de simples courses.» Etrange projet! qui, au lieu de courage, ne devoit donner aux Athéniens qu’une inquiétude ridicule; qui, loin d’inspirer de la crainte à un ennemi dont on avouoit la supériorité, n’étoit capable que de l’irriter, et auroit justifié son ambition. Démosthènes espéroit-il que ce foible effort ranimeroit le courage de la Grèce, et lui donneroit de la confiance et de l’émulation? Il n’attendoit rien lui-même de ses entreprises; puisque dans le grand nombre d’exordes qu’il composoit d’avance, et dont il se servoit ensuite dans l’occasion, on en trouve à peine deux ou trois qu’il eût préparés en cas d’un événement heureux. Polybe lui reproche de n’avoir eu pour politique qu’un emportement téméraire. Les Athéniens, dit cet historien, cédant enfin aux sollicitations de leur orateur, se roidirent contre Philippe; ils furent battus à Chéronée, et n’auroient conservé ni leurs maisons, ni leurs temples, ni leur qualité de citoyens, si le vainqueur n’eût consulté sa générosité.

J’aime mieux le sens admirable de Phocion, qui, aussi grand capitaine que Démosthènes étoit mauvais soldat, se mettoit à la portée de ses concitoyens, et leur conseilloit la paix, quoique la guerre dût le placer à la tête des affaires de la république. Je suis d’avis, disoit-il un jour aux Athéniens, que vous fassiez en sorte d’être les plus forts, ou que vous sachiez gagner l’amitié de ceux qui le sont. Ne vous plaignez pas de vos alliés, mais de vous-mêmes, dont la mollesse accrédite tous les abus; mais de vos généraux, dont le brigandage soulève contre vous les peuples mêmes qui périront si vous succombez. Je vous conseillerai la guerre, disoit-il une autre fois, quand vous serez capables de la faire; quand je verrai les jeunes gens disposés à obéir et bien résolus à ne pas abandonner leur rang, les riches contribuer volontairement aux besoins de la république, et les orateurs ne pas piller le public.

Voilà toute la politique de ce grand homme, qui ne jugeoit point des forces et des ressources d’un état par ces accès momentanés de courage et de confiance qu’un caprice donne et détruit, mais par ses mœurs ordinaires et les habitudes que des loix constantes lui ont fait contracter. Phocion regardoit sa république et la Grèce entière comme des malades auxquels il ne s’agit pas de rendre brusquement la santé; mais dont il faut prolonger la vie et rétablir peu-à-peu le tempérament par un régime sage et circonspect. Affoiblies en effet par une longue suite de maux, elles devoient nécessairement succomber dans une crise occasionnée par des remèdes violents. Phocion auroit permis à un peuple vertueux de se livrer au désespoir, parce qu’il est en droit d’en attendre son salut; mais il savoit qu’une république corrompue est téméraire, si elle ose seulement tenter une entreprise difficile.

Quoique par sa conduite inconsidérée, Démosthènes augmentât les divisions des Grecs, et par conséquent servît ainsi lui-même l’ambition de Philippe; ce prince, qui étoit sûr de remuer la Grèce par le moyen de ses pensionnaires et de ses alliés, et d’y susciter des troubles à son gré, n’oublia rien pour attacher cet orateur à ses intérêts, ou du moins pour lui fermer la bouche. Il pouvoit se passer des services que lui rendoit Démosthènes, et il craignoit cette éloquence impétueuse qui le représentoit comme un tyran. Il ne vouloit pas qu’on entretînt l’orgueil des Grecs, en leur rappelant le souvenir des grandes actions de leurs pères. Leur parler du prix de la liberté, c’étoit le contraindre à n’agir qu’avec une circonspection incommode pour un ambitieux. Plus Philippe s’appliquoit à lasser la Grèce de sa liberté, et à lui inspirer une certaine indolence qui la préparât à obéir quand elle seroit vaincue, plus il voyoit avec chagrin que l’orateur Athénien dévoilât ses projets, apprît d’avance aux Grecs à rougir un jour de la servitude qu’ils ne pouvoient éviter, et rendît en quelque sorte incertain le fruit de ses victoires, en les préparant à être inquiets et séditieux.

D’ailleurs, ce prince avoit vu dans les dernières guerres, que Sparte, Athènes, Thèbes et d’autres républiques avoient tour-à-tour imploré la protection de la Perse, et s’étoient servies de ses forces pour perdre leurs ennemis. Cette politique n’avoit plus rien d’odieux; et il étoit naturel qu’après avoir cherché inutilement dans la Grèce des ressources contre la Macédoine, Démosthènes se jetât entre les bras des satrapes d’Asie. Philippe avoit d’autant plus lieu d’appréhender une pareille démarche de la part de cet orateur, qu’il passoit pour avoir des liaisons étroites avec la cour de Perse, et même pour être son pensionnaire.

Si cette puissance venoit à se mêler des affaires de la Grèce, les projets de Philippe étoient renversés, ou du moins l’exécution en devenoit beaucoup plus difficile. Les richesses immenses de l’Asie auroient aisément réuni toutes les républiques divisées, parce que leurs magistrats avoient la même passion de s’enrichir. Au lieu de vaincre les Grecs par les Grecs mêmes, Philippe auroit été obligé de les attaquer réunis; et pour les asservir, il eût même fallu triompher des Perses.

L’événement justifia les craintes de Philippe. Démosthènes ouvrit l’avis d’envoyer des ambassadeurs au roi de Perse, pour lui représenter combien il lui importoit de ne pas souffrir l’agrandissement de la Macédoine, et le presser de donner des secours aux Athéniens. L’orateur, qui n’avoit d’abord que tâté la disposition des esprits, insista dans un autre discours sur la nécessité de cette résolution, qui fut enfin approuvée par la république. La négociation des Athéniens réussit; et Philippe ayant formé les siéges importans de Périnthe et de Bisance, se vit troubler dans ces opérations par les secours que la Perse et la république d’Athènes envoyèrent aux assiégés.

C’est alors que ce prince fit voir toute la sagesse dont il étoit capable. Il jugea qu’en s’opiniâtrant à son entreprise, il irriteroit ses ennemis, les uniroit plus étroitement, et les forceroit à faire par passion ce que leur courage ni leur prudence ne leur feroient jamais entreprendre. Pour conjurer l’orage qu’il voyoit se former, il lève le siége des places qu’il serroit déjà de près, et tourna ses armes contre les Scythes.

Les Athéniens, d’autant plus vains qu’ils étoient plus lâches, ne doutèrent point que la nouvelle expédition de Philippe ne fût un coup de désespoir; ils crurent qu’humilié de sa disgrace, il alloit cacher sa honte dans la Scythie; en voyant entreprendre la guerre contre un peuple qui ne cultive point la terre, qui n’a aucune habitation fixe, qui chasse devant lui ses troupeaux, et n’abandonne à ses ennemis que des déserts où ils ne peuvent subsister, on se flatta que la Macédoine étoit perdue. Si Philippe cependant ne veut pas s’engager dans une entreprise sérieuse contre les Scythes, et commencer des hostilités inutiles qui l’auroient empêché de se porter à son gré dans la Grèce, les Athéniens prennent sa prudence pour une preuve de sa consternation, et s’applaudissent déjà de son embarras. La cour de Perse, de son côté, étoit trop accoutumée à la flatterie la plus servile pour ne pas persuader à l’imbécille Ochus qu’il avoit triomphé de Philippe. Moins ce prétendu triomphe avoit coûté de peine, plus le monarque orgueilleux crut qu’il étoit inutile de déployer de plus grandes forces, et que la terreur de son nom suffisoit pour suspendre l’ambition de Philippe. L’orgueil des alliés et leur joie les empêchèrent de prendre des mesures pour l’avenir; et, comme l’avoit prévu leur ennemi, le lien qui les unissoit, se relâcha.

Philippe cependant qui les observoit de la Scythie, médite sa vengeance; mais afin de faire une diversion plus prompte dans les esprits, et de mieux séparer Athènes de la Perse, il voulut occuper les Grecs d’une affaire à laquelle il sembloit lui-même ne prendre aucun intérêt. Se servant du crédit qu’il a sur les Amphictyons, il fait déclarer la guerre aux Locriens d’Amphysse, qui s’étoient emparés de quelques champs consacrés au temple de Delphes, et engage le conseil à donner le commandement de l’armée à Cottyphe, homme vendu aux volontés de la Macédoine. Ce courtisan, docile à ses instructions, traîne la guerre en longueur, ne se permet aucun succès, et laisse même prendre assez d’avantages aux Locriens, pour que les gens religieux craignent un scandale, et que la majesté du Dieu de Delphes ne soit pas vengée. Les esprits s’échauffent aux clameurs des partisans d’Apollon et de Philippe; on ne parle dans toute la Grèce que de faire un effort général pour exterminer des sacriléges. Les Locriens rappellent le souvenir des Phocéens; Philippe a vaincu ceux-ci, il peut seul réduire les autres; le vœu public lui défère le commandement, ses ennemis n’osent s’y opposer dans la crainte d’y être accusés d’impiété, et les Amphictyons ont enfin recours à lui.

Autant que ce prince avoit fui jusque-là l’éclat, autant chercha-t-il à intimider ses ennemis par l’appareil de son expédition, dès qu’avoué par les états de la Grèce, et comme vengeur de l’injure faite au temple de Delphes, il put se livrer à son ambition. A peine eut-il défait les Locriens, que, sous prétexte de forcer les Athéniens à se détacher de l’alliance des rebelles, il entra avec toutes ses forces dans la Phocide, et s’empara d’Elatée, avant qu’on eût pénétré ses véritables desseins.

Cette nouvelle, et celle de sa marche du côté de l’Attique, furent portées à Athènes au milieu de la nuit; et les magistrats consternés la firent sur le champ publier par les crieurs publics: tout s’émeut, tout s’agite dans la ville; et sans attendre de convocation, les citoyens se rendent au lieu des assemblées, où règne d’abord un morne silence. Aucun des orateurs n’avoit le courage de monter dans la tribune, lorsque Démosthènes, enhardi par le peuple qui fixoit ses regards sur lui, prit la parole, exhorta ses concitoyens à ne pas désespérer du salut de la patrie, et proposa d’envoyer une ambassade aux Thébains pour leur demander des secours contre un ennemi qui ne daignoit plus cacher son ambition, et dont la nouvelle entreprise ne menaçoit pas moins leur liberté que celle de l’Attique. Le peuple approuva ce projet par ses acclamations; et Démosthènes réussit sans peine à former une ligue avec une république que Philippe commençoit à maltraiter, depuis qu’il l’avoit rendue odieuse au reste de la Béotie. Les deux alliés semblèrent reprendre le génie qu’ils avoient eu sous Thémistocle et Epaminondas; ils combattirent avec une valeur héroïque à Chéronée, mais la fortune se déclara contr’eux.

Philippe, toujours attentif à diviser ses ennemis, et tempérer par sa clémence la sévérité à laquelle le bien de ses affaires le contraignoit quelquefois, prévint les Athéniens par des bienfaits, leur renvoya leurs prisonniers sans rançon, et leur offrit un accommodement avantageux, tandis qu’il poursuivit les Thébains avec une extrême chaleur, et ne leur accorda la paix, qu’après avoir mis garnison dans leur ville.

Ce prince occupoit les postes les plus avantageux de la Grèce, ses troupes étoient accoutumées à vaincre, toutes les républiques trembloient au nom du vainqueur, ou louoient sa modération. Il s’en falloit bien cependant que cet empire de la Macédoine fût solidement affermi; et il étoit plus difficile de rendre les Grecs patiens sous le joug, que de les avoir vaincus. Leurs vices et leurs divisions les avoient conduits à la servitude, sans qu’ils s’en aperçussent; mais la présence d’un maître pouvoit leur rendre leur ancien génie, en les éclairant sur leur sort; et un peuple n’est jamais plus redoutable, que quand il combat pour recouvrer sa liberté perdue, avant que de s’être accoutumé à obéir. Au milieu d’une nation volage, inquiète, orgueilleuse, téméraire et aguerrie, le moindre événement étoit capable de causer une révolution, ou du moins des révoltes toujours nouvelles qui auroient enfin épuisé les forces de la Macédoine, ou qui l’auroient mise dans la nécessité de combattre encore long-temps avant que de pouvoir profiter de ses victoires.

Philippe ne se laissa point enivrer par ses succès; semblable à ces Romains si savans dans l’art de manier à leur gré les nations, et qui, quelques siècles après, asservirent les Grecs, il connoissoit tous les milieux par lesquels un peuple doit passer de la liberté à la servitude, et la lenteur avec laquelle il faut le conduire pour l’accoutumer à être docile. Il tempéra l’orgueil de sa victoire; il rappela à lui les esprits que sa prospérité sembloit effaroucher; il tâcha de persuader aux Grecs qu’il n’avoit fait jusque-là la guerre, et n’avoit vaincu, que pour les délivrer de leurs tyrans, et protéger leur indépendance. Le chef-d’œuvre de sa politique, ce fut de les brouiller avec la cour de Perse. En rallumant leur ancienne haine contre cette puissance, en les conduisant à la conquête de l’Asie, il flattoit leur orgueil, les distrayoit de la perte de leur liberté, donnoit un aliment à leur inquiétude naturelle, et s’emparoit de toutes les forces que la Grèce auroit pu tourner contre lui.

Après la conquête des Satrapies de l’Asie mineure, la Grèce, placée dans le centre de la puissance Macédonienne, sans alliés, sans voisins, sans espérance de secours étrangers, devoit se voir dans l’impuissance de recouvrer sa liberté: elle auroit bientôt éprouvé, sous la main de Philippe, cette servitude pesante à laquelle les Romains la condamnèrent. La république la plus considérable n’auroit pu exciter qu’une émeute, et tous les Grecs auroient bientôt connu le danger et les inconvéniens de ces commotions passagères dont la tyrannie se sert toujours pour étendre ses droits et les affermir. En récompensant d’une main, en châtiant de l’autre, Philippe auroit lassé la constance de ses ennemis, et augmenté le nombre de ses partisans. Il lui auroit suffi d’éloigner les uns des magistratures, et d’y porter les autres par son crédit, pour jouir enfin de cette autorité absolue dont les ambitieux sont si jaloux, et qui est cependant l’avant-coureur de leur foiblesse, de leur décadence et de leur ruine.

Je ne sais si jamais l’ambition d’un homme a présenté un spectacle aussi intéressant que le règne de Philippe. Que de prudence, que de courage dans tout le détail de la conduite de ce prince! Quelle justesse dans le plan d’élévation qu’il s’étoit proposé! On ne peut trop admirer sa constance à le suivre. Quelle connoissance du cœur humain! Quelle habileté à le remuer et à profiter des passions! Tout prince qui, avec le même génie, se conduira par les mêmes principes, aura sans doute les mêmes succès; il sera la terreur de ses voisins: il vaincra ses ennemis; il fera des conquêtes. Et je m’attacherois à démêler, autant qu’il m’est possible, les ressorts de cette politique malheureuse, si l’objet qu’elle se propose ne paroissoit petit, méprisable, et même condamnable aux yeux de cette politique supérieure, qui ne s’occupe point à servir les passions du monarque, mais à rendre les états heureux. En effet, qu’a fait Philippe pour le bonheur de la Macédoine et de sa maison? Ne songeant qu’à sa fortune particulière, ne travaillant qu’à satisfaire son ambition, il ne s’est servi des plus grands talens et des ressources les plus rares du génie, que pour élever un édifice qui devoit s’écrouler bientôt après lui. Les hommes entendent mal les intérêts de l’humanité, lorsqu’admirant imprudemment des difficultés surmontées, ils louent sans restriction des talens dont l’emploi a été pernicieux.

Importoit-il à la famille de Philippe ou à son royaume, qu’il établît un grand empire? En se rendant puissant, il n’a fait que jeter le germe d’une foule de guerres, et préparer dans le monde des révolutions et des dévastations. S’il n’eût eu pour successeur qu’un homme ordinaire, tout le fruit de ses travaux eût été perdu en un jour. Il laissa sa couronne à un héros, et l’avoit rendu assez puissant pour conquérir l’Asie; mais ces conquêtes n’ont pas été possédées par les enfans d’Alexandre et par la Macédoine. Les héritiers de ce prince ont péri misérablement; et leur état, renfermé une seconde fois dans ses premières limites ne conserva de son ancienne fortune qu’une ambition démesurée qui l’affoiblissoit, et il devint enfin la proie des Romains. Si Philippe eût eu un successeur digne de lui, c’est-à-dire, qui eût affermi sa domination sur la Grèce, au lieu d’aspirer à la conquête du monde entier, il faudroit donc le louer d’avoir eu l’art d’avilir les Grecs, et détruit ce reste de courage qu’ils devoient à leur liberté. Enfin, pourquoi ne blâmeroit-on pas l’usage que Philippe a fait de ses talens, puisque la fortune à laquelle il aspiroit n’étoit propre qu’à corrompre ses successeurs, et rendre les devoirs de la royauté plus pénibles?

Que la gloire de ce prince auroit été grande, si après s’être fait naturaliser dans la Grèce par son entrée au conseil des Amphictyons, il n’eût ambitionné que la sorte d’empire que Lacédémone avoit eue, et n’eût travaillé, faisant revivre l’esprit d’union, qu’à rétablir l’ancienne confédération des Grecs! Il étoit temps de songer à cette réforme; les républiques, assez puissantes pour avoir eu de l’ambition, avoient déjà éprouvé assez de malheurs pour juger qu’elles n’avoient formé que des projets chimériques. Toutes sentoient la nécessité de faire des alliances; de-là leurs négociations perpétuelles; et si leurs liaisons étoient incertaines, c’est qu’aucune ville n’avoit ni assez de force ni assez de sagesse pour inspirer de la confiance aux autres, et les protéger efficacement. Quelles louanges Philippe n’auroit-il pas méritées, si, après avoir eu l’habileté de corriger son royaume de ses vices, il eût affermi ses établissemens, en donnant aux lois cette autorité dont il étoit si jaloux; s’il eût empêché que ses successeurs n’abusassent un jour de la fortune qu’il leur laissoit, et que devenant, pour ainsi dire, l’auteur de tout le bien qu’ils feroient, il n’eût composé qu’un seul peuple de ses anciens sujets, et des Grecs! Ce prince auroit été égal à Lycurgue. La Macédoine, heureuse au-dedans, auroit été en sûreté contre les étrangers; ses forces unies à celles de la Grèce auroient suffi pour repousser leurs injures, et vraisemblablement la grandeur romaine se seroit brisée contre cette masse d’états libres et florissans.

Philippe nommé général des Grecs, pour porter la guerre en Asie, y avoit déjà fait passer quelques-uns de ses généraux, et se préparoit à les suivre avec une armée formidable, lorsqu’il fut assassiné. En apprenant cette nouvelle, les Thraces, les Péoniens, les Illyriens, et les Taulentiens prirent à l’envi les armes, et auroient détruit la puissance mal affermie des Macédoniens, si Philippe n’eût eu Alexandre pour successeur. Les Grecs, de leur côté, crurent avoir déjà recouvré leur liberté. Les Athéniens, animés par Démosthènes, ne vouloient plus obéir à un général étranger; et en se liguant avec Attalus, frère de la seconde femme de Philippe, et ennemi d’Alexandre, se flattoient de susciter assez de troubles en Macédoine, pour que la Grèce pût aisément rétablir son indépendance. Les Etoliens se hâtèrent de rappeler dans l’Acarnanie les citoyens que Philippe en avoit bannis. Les Ambraciotes chassèrent la garnison que ce prince tenoit chez eux. Ceux d’Argos et d’Elis, les Spartiates et les Arcadiens donnèrent dans le Péloponèse l’exemple de la révolte; et les Thébains, refusant à Alexandre le titre de général qu’ils avoient accordé à son père, portèrent un décret par lequel il étoit ordonné aux Macédoniens qui occupoient Cadmée, de sortir de cette forteresse.

Les Grecs se livroient ainsi à l’espérance que le jeune successeur de Philippe seroit retenu dans ses états par la guerre que lui faisoient les Barbares; mais rien ne lui résiste, Thraces, Illyriens, Péoniens, Taulentiens, tout est déjà châtié, tout est rentré dans le devoir. Alexandre paroît dans la Grèce, et les Thébains, à son approche, ne lèvent point le siége qu’ils avoient mis devant Cadmée. Ils insultent ce prince, et sont eux-mêmes assiégés dans leur ville. Malgré tous les prodiges de valeur que peut inspirer le désespoir, ils furent emportés l’épée à la main, et leur malheureuse patrie servit de théâtre à toutes les horreurs de la guerre. Le soldat fut passé au fil de l’épée. On arracha les femmes, les enfans, les vieillards, des temples qui leur servoient d’asyle, pour être vendus à l’encan. Aucun Grec ne put, sous peine de la vie, recevoir chez lui un Thébain fugitif, et Thèbes réduite en cendres, ne fut plus qu’un monceau de ruines. La liberté de la Grèce paroissoit détruite; et Alexandre, profitant de la consternation qu’il avoit répandue, se fait donner le titre de général qu’avoit eu son père, et marche à la conquête de la Perse.

S’il suffit souvent d’un prince imbécille ou méchant pour perdre la monarchie la plus solidement affermie, comment l’empire de Cyrus auroit-il pu résister aux forces avec lesquelles Philippe s’étoit préparé à l’attaquer? A des princes méprisables, dont j’ai déjà eu occasion de parler, avoit succédé Ochus. Son avénement au trône offrit un spectacle effrayant à la Perse. Ce monstre fit périr ceux de ses frères qui étoient moins indignes que lui de régner, et étendit ensuite ses proscriptions sur le reste de sa famille. Tout dégoûtant du sang de ses parens et de ses sujets, il s’abandonna aux voluptés. Il n’y avoit dans toute la Perse qu’un homme aussi abominable qu’Ochus, c’étoit l’eunuque Bagoas son favori. L’inhumanité et la scélératesse avec lesquelles il fit périr son maître, excitent un frémissement d’horreur; mais on se rassure, en voyant qu’il n’en falloit pas moins pour venger dignement les Perses des maux qu’ils avoient soufferts. Arsès monta en tremblant sur le trône de ses pères; et Bagoas, qui le fit bientôt périr, donna la couronne à Darius-Codoman, destiné à voir la ruine de l’empire des Perses.

Il s’en faut beaucoup que les historiens parlent de Darius avec le même mépris que de ses prédécesseurs. C’étoit au contraire un prince brave, généreux, et même capable de consulter la justice et de respecter les droits de l’humanité en possédant un pouvoir sans bornes. Mais irrésolu et peu éclairé, il manquoit des qualités nécessaires pour gouverner dans des temps difficiles. Darius monta sur le trône presqu’en même temps qu’Alexandre succéda à Philippe; et quand ç’auroit été un grand homme, comment auroit-il pu conjurer l’orage dont il étoit menacé? Par quel art auroit-il corrigé subitement les vices invétérés de la Perse, intéressé des esclaves au bien de l’état, et donné, en un mot, à l’empire des ressorts capables de le mouvoir? Il ne pouvoit opposer à son ennemi que des armées sans courage, sans discipline, accoutumées à fuir devant les Grecs, et des courtisans empressés à profiter des foiblesses de leur maître, et des malheurs publics pour satisfaire leur avarice et la jalousie qui les divisoit; en un mot, des hommes sans patrie, qui savoient, par une longue expérience, qu’ils ne partageroient jamais la prospérité du prince.

Alexandre passa en Asie avec trente mille hommes d’infanterie et cinq mille chevaux. Darius fut vaincu, la Perse conquise par les armes des Macédoniens, et cependant le projet de Philippe ne fut pas exécuté. Ce prince, je l’ai déjà dit, méditoit des conquêtes en Asie pour affermir son autorité dans la Grèce; et c’est en conquérant qui ne songe au contraire qu’à tout renverser, sans vouloir rien établir, qu’Alexandre entra dans les états de Darius. Il soumet des provinces sans penser comment il les conservera; il se contente de les opprimer par la terreur de son nom; il forme un empire, dont toutes les parties sont prêtes à se séparer.

Philippe avoit projeté son expédition, en joignant à ses propres forces deux cent trente mille Grecs; et par cette politique, non-seulement il étoit sûr d’accabler Darius, mais il enlevoit encore à la Grèce des soldats qui étoient suspects à la Macédoine, y prévenoit toute révolte, et, en l’affoiblissant, l’accoutumoit insensiblement à obéir. Son fils, au contraire, ne laisse dans ses états que douze mille hommes sous le commandement d’Antipater, pour retenir dans l’obéissance un pays dont il connoissoit le penchant à la sédition, et qui, plein de citoyens jaloux de leur liberté et de soldats aguerris, devoit tenter par son exemple d’exciter la Thrace, l’Illyrie, &c. à secouer le joug. Cependant un de nos plus illustres écrivains le loue «d’avoir mis peu de choses au hasard dans le commencement de son entreprise, et de n’avoir employé que tard la témérité comme un moyen de réussir.» Quand sera-t-on donc téméraire, s’il est prudent de vouloir conquérir l’Asie avec trente-cinq mille hommes, et d’envahir les provinces étrangères, sans avoir mis les siennes en sûreté? Les Grecs qui opposèrent à Xercès des forces quatre fois plus considérables, les prodiguoient donc inutilement; étoient-ils moins braves, moins disciplinés que les soldats d’Alexandre? avoient-ils besoin de lever des armées plus nombreuses?

Si Darius, en effet, eût eu assez de courage pour ne point se laisser intimider par la témérité imposante d’Alexandre, et que docile au sage conseil de Memnon, il eût, à l’exemple d’un de ses prédécesseurs, répandu de l’argent dans la Grèce pour l’engager à faire une diversion en faveur de l’Asie, et armé pour la défense de la Perse des soldats que son ennemi avoit eu l’imprudence de ne pas prendre à son service; il est vraisemblable que l’expédition téméraire d’Alexandre n’auroit pas eu un sort plus heureux que celle d’Agésilas. Celui-ci fut obligé d’abandonner ses conquêtes pour aller au secours de Sparte, et l’autre auroit été forcé de courir à la défense de son royaume, et se seroit épuisé pour subjuguer la Grèce, que l’argent de Darius auroit tenue unie.

Qu’Alexandre ait été un grand capitaine, personne n’en doute; mais il pourroit avoir été un guerrier très-sage dans le détail de chacune de ses opérations, et un politique très-imprudent dans le plan général de ses entreprises. On loue, par exemple, ce prince «d’avoir profité de la bataille d’Issus pour s’emparer de l’Egypte, que Darius avoit laissée dégarnie de troupes, pendant qu’il assembloit des armées innombrables dans un autre univers.» Mais il me semble que c’est louer une faute. Pourquoi se jeter sur un pays ouvert, et qui sans effort devoit appartenir aux Macédoniens, si Darius étoit vaincu? Pourquoi laisser à son ennemi le temps de respirer, de réparer et de rassembler ses forces? Alexandre devoit poursuivre Darius après la bataille d’Issus, avec la même chaleur et la même célérité qu’il le poursuivit après la bataille d’Arbelles. Pendant qu’il fait le siége inutile de Tyr, qu’il perd un temps précieux en Egypte et dans le temple de Jupiter Hammon, Darius lève huit cent mille hommes de pied et deux cent mille hommes de cavalerie, les arme, les exerce, et reparoissant dans les plaines d’Arbelles beaucoup plus fort que dans celle d’Issus, force son ennemi à exposer sa fortune et sa réputation aux hasards d’une seconde bataille, tandis qu’il avoit pu rendre la première décisive.

Alexandre peut avoir montré dans le cours de ses exploits tous les talens qui forment le plus grand des capitaines; mais il n’en est pas moins vrai, que n’être pas satisfait de la monarchie de Cyrus, pénétrer dans les Indes, méditer la conquête de l’Afrique, vouloir asservir l’Espagne et les Gaules, traverser les Alpes, et rentrer dans la Macédoine par l’Italie vaincue, c’étoit s’éloigner prodigieusement des vues de Philippe, et n’y rien substituer de raisonnable. Qu’est-ce que des conquêtes dont l’unique objet est de ravager la terre? Quel nom assez odieux donnera-t-on à un conquérant, qui regarde toujours en avant, et ne jette jamais les yeux derrière lui, qui marchant avec le bruit et l’impétuosité d’un torrent débordé, s’écoule, disparoît de même, et ne laisse après lui que des ruines? Qu’espéroit Alexandre? Ne sentoit-il pas que des conquêtes si rapides, si étendues et si disproportionnées aux forces des Macédoniens, ne pouvoient se conserver? S’il ignoroit une vérité si triviale, s’il ne démêla point les ressorts et le but de la politique de son père, ce héros devoit avoir des lumières bien bornées; si rien de tout cela, au contraire, n’échappoit à sa pénétration, et ne pût cependant modérer ses désirs; ce n’est qu’un furieux que les hommes doivent haïr.

Darius ayant offert à Alexandre dix mille talens et la moitié de son empire, Parménion pensoit qu’il étoit sage de ne pas rejeter ces offres. «Je les accepterois, dit-il, si j’étois Alexandre; et moi aussi, répliqua Alexandre, si j’étois Parménion.» Cette réponse peu sensée a été admirée, parce qu’elle déploie, en quelque sorte, tout le caractère d’Alexandre, et porte à notre esprit l’idée d’une ambition et d’un courage sans bornes. Philippe auroit pensé comme Parménion; et faisant la paix avec Darius, auroit du moins tenté de former une monarchie, dont la trop grande étendue n’eût pas été un obstacle insurmontable à sa prospérité et à sa conservation.

Si on rapproche sous un même point de vue les deux princes dont je parle, qu’on remarque entr’eux une étrange disproportion! Dans Philippe, je vois un homme supérieur à tous les événemens. La fortune ne peut lui opposer d’obstacle qu’il n’ait prévu, et qu’il ne surmonte par sa sagesse, sa patience, son courage ou son activité. Je découvre un génie vaste, dont toutes les entreprises sont liées et se prêtent une force mutuelle. Ce qu’il exécute, prépare toujours le succès de l’entreprise qu’il va commencer. Dans Alexandre, je ne vois qu’un guerrier extraordinaire, qui n’a qu’une manière, et dont le courage téméraire et impatient (qu’on me permette cette expression) tranche par-tout le nœud gordien que Philippe eût dénoué. L’excès de toutes ses qualités surprend notre imagination, et le fait paroître grand, parce qu’il fait sentir à ceux qui le considèrent, la foiblesse de leur caractère: au lieu de ne donner que de la surprise à ce phénomène rare, nous lui donnons de l’admiration.

Qu’on suppose Philippe dans l’Asie à la tête des forces de la Grèce. Si sa sagesse paroît d’abord moins capable d’imposer à Darius, que l’enthousiasme d’Alexandre, elle le conduira cependant au même but. L’audace d’Alexandre lui réussit, parce qu’elle excita dans son ennemi la crainte, passion qui resserre l’esprit, glace l’imagination, et engourdit toutes les facultés de l’ame. Philippe eût entouré Darius de piéges et de précipices. Il eût profité des divisions qui régnoient dans l’Asie, dont les provinces désunies par leurs mœurs, leurs lois, leur religion, n’avoient aucune relation entr’elles. Il eût tenté l’ambition et l’avarice de ces satrapes orgueilleux et avides qui gouvernoient les provinces de l’empire sans être attachés à son gouvernement; il eût marchandé leurs villes, et, comme on l’a dit, faisant autant la guerre en marchand qu’en capitaine, il eût peut-être ruiné la monarchie de Perse, sans vaincre Darius les armes à la main.

Placez Alexandre dans les mêmes circonstances où s’est trouvé son père, et la Macédoine, qui n’avoit pas entièrement succombé sous l’imbécillité de ses derniers rois, sera écrasée par le courage d’Alexandre. Qu’un de ses amis veuille profiter de sa foiblesse et de la confusion de ses affaires, il courra à la vengeance avant que de l’avoir préparée. Il seroit inutile de parcourir ici toutes les conjonctures délicates où Philippe s’est trouvé; je me borne à rappeler la levée des siéges de Périnthe et de Bisance: Alexandre étoit-il capable d’une pareille conduite?

Il abandonna enfin les mœurs des Grecs ou des Macédoniens, et prit celles des Perses. Quelques écrivains, pour sauver la gloire de ce héros, ont imaginé que ce changement fut l’ouvrage de sa politique, et qu’il ne songeoit qu’à gagner la confiance des Barbares pour affermir son empire. Mais, quand ce seroient-là en effet les vues secrètes qui produisirent cette révolution, l’erreur d’Alexandre seroit-elle moins grossière? Pour plaire aux Perses, étoit-il prudent de choquer les Macédoniens? Donner aux vainqueurs les mœurs des vaincus, c’est préparer leur ruine, c’est la rendre certaine; et l’on veut qu’Alexandre, ignorant cette vérité commune, ait regardé la corruption et l’avilissement des Macédoniens comme le fondement de sa puissance. Les Asiatiques, accoutumés à ramper sous le despotisme, devoient porter leurs chaînes avec docilité. Les Grecs seuls méritoient des ménagemens. Braves, aguerris et jaloux de leur liberté, ils tentèrent de secouer le joug de la Macédoine dans le temps même qu’Alexandre remplissoit l’Asie de la terreur de son nom; et les Perses, patiens et dociles sous la main qui les opprimoit, ne songèrent jamais à se révolter: que leur importoit le sort de leur maître? La révolution qui faisoit passer la couronne de Darius sur la tête d’Alexandre n’étoit point une révolution pour l’état, il restoit dans la même situation.

Quel avantage, dit un politique célèbre, les Perses auroient-ils trouvé à obéir plutôt à la famille de Darius, qu’à celle d’Alexandre? Pourquoi auroient-ils voulu venger la ruine d’un maître qu’ils ne devoient pas aimer? Qui réussit, continue Machiavel, à détrôner un prince despotique, ne craint point, en occupant sa place, de se voir enlever sa proie. Le vaincu n’avoit commandé qu’à des hommes timides qui n’auront point le courage de le venger. Il avoit seul possédé toute l’autorité; et personne, après sa chûte, n’aura assez de crédit pour armer le peuple, se mettre à sa tête, et tenter de renverser la fortune du vainqueur. En effet, ce fut l’ambition des généraux Macédoniens, et non l’indocilité des Perses, qui produisit, sous les successeurs d’Alexandre, une longue suite de révolutions.

Le changement de ce prince fut une vraie corruption, ouvrage d’une fortune trop grande pour un homme. Il venoit de gagner la bataille d’Issus; et n’ayant encore l’ame ouverte qu’à la passion de conquérir, il ne put cependant s’empêcher d’être ébloui des richesses que lui offroit la tente de Darius, et de dire à ceux qui l’accompagnoient, que c’étoit-là ce qu’on devoit appeler régner. Qu’après ce mot, le héros me paroît un homme ordinaire! La prospérité développa le germe de corruption qu’il portoit dans le cœur. Maître de tout, Alexandre voulut enfin jouir. Ce n’est point par politique qu’il brûla Persépolis, se livra aux voluptés de la table, rassembla dans son palais trois ou quatre cens des plus belles femmes de son empire, qui, tous les soirs, venoient essayer sur lui le pouvoir de leurs charmes; et que ne se croyant plus un homme, il voulut exiger de ses courtisans le culte qu’on rendoit à Bacchus et à Hercule.

Malgré ce que dit Plutarque, qu’on ne pense pas que ce héros songeât à lier étroitement les différentes provinces de son empire, pour n’en former qu’un seul corps qui dût éternellement subsister; Diodore nous fait connoître les mémoires qu’Alexandre a laissés, et qui contenoient les projets qu’il devoit exécuter. Il s’agissoit de rendre de nouveaux honneurs funèbres à la mémoire d’Ephestion, d’élever à Philippe un tombeau qui égalât en grandeur les pyramides d’Egypte, de bâtir différens temples, de porter la guerre en Afrique, en Espagne, en Sicile; et, pour l’exécution de ce dessein, de construire mille vaisseaux plus grands que les galères ordinaires, et de préparer des ports à cette flotte, qui devoit se rendre maîtresse de la Méditerranée. Alexandre indiquoit les moyens de peupler les nouvelles villes qu’il avoit bâties, et projetoit de faire passer en Asie des peuplades d’Européens, et en Europe des colonies d’Asiatiques.

Rien n’indique dans ces mémoires les vues du fondateur d’une monarchie durable; ils ne contiennent que les projets d’un homme vain qui veut étonner les hommes, et d’un ambitieux qui ne peut se lasser de faire des conquêtes. Est-ce en subjuguant une nouvelle province, qu’on affermit un empire déjà trop étendu? Quel respect Alexandre a-t-il marqué pour la justice et les lois? Quels soins a-t-il pris pour former un gouvernement? A quelle marque reconnoît-on en lui le génie d’un législateur? «Alexandre, répond un écrivain célèbre, laissa aux vaincus leurs lois civiles, et quelquefois leur gouvernement; il respecta les traditions anciennes et tous les monumens de la gloire ou de la vanité des peuples.» Et de-là est-il permis de conclure qu’Alexandre ait été un législateur? Suffit-il de ne pas détruire toutes les lois et les gouvernemens des peuples qu’on asservit, pour acquérir la réputation d’un législateur? Alexandre auroit été insensé, s’il n’eût pas senti l’impossibilité de donner en un jour de nouvelles lois à la moitié du monde. Faut-il lui prodiguer des éloges, parce qu’il n’a pas eu la brutalité absurde de quelques conquérans, qui ont cru que ce n’étoit pas régner que de ne pas faire taire toutes les lois en leur présence? Cette sagesse qu’on veut admirer dans Alexandre, est commune; et les Barbares, qui ont envahi l’empire romain, l’ont eue. Alexandre, toujours pressé de faire de nouvelles conquêtes, n’avoit pas eu le temps de faire des lois. Pourquoi auroit-il détruit les monumens de la gloire ou de la vanité des peuples? C’eût été avilir la réputation des vaincus, et ternir la gloire de ses triomphes.

Alexandre, il est vrai, a bâti des villes et établi des colonies grecques dans ses conquêtes; mais pourquoi fait-on honneur à sa politique des ouvrages de sa vanité? Ses conquêtes étoient-elles faites sur des peuples inquiets, indociles et belliqueux, qu’il fallût contenir dans le devoir par des garnisons et des forteresses? Ces Grecs et ces Macédoniens, transplantés dans la Perse et dans l’Egypte, n’étoient-ils pas plus propres à y donner des exemples de révolte que de soumission? Alexandre ne songeoit en effet qu’à élever des monumens à sa gloire. Ces villes qu’il bâtissoit, ces colonies qu’il formoit, il ne les regardoit que comme les trophées que les Grecs avoient coutume d’élever dans les lieux où ils avoient gagné une bataille.

Comment pourroit-on trouver le génie et les vues d’un législateur ou d’un politique qui embrasse un long avenir, dans un prince qui, loin de régler la succession de son empire, et de remédier aux maux que lui présageoit l’ambition de ses lieutenans, prévoyoit, au contraire, avec une sorte de joie leurs divisions, et regardoit leurs guerres civiles comme les jeux funèbres dont on devoit honorer ses funérailles? N’étoit-ce pas en donner le signal, que d’appeler vaguement à sa succession le plus digne de lui succéder? Il est bien vraisemblable qu’Alexandre crut qu’il importoit à sa gloire que son successeur fût moins puissant que lui, et qu’il se formât plusieurs monarchies considérables des débris de son seul empire.


LIVRE QUATRIÈME.

La terreur que répandit le nom d’Alexandre, l’admiration que mille qualités héroïques avoient inspirée pour sa personne, et l’espèce d’enthousiasme qui échauffoit son armée, étoient les seuls liens qui tinssent unies en un seul corps toutes les parties de l’empire de Macédoine. Ce prince régna peu de temps; et quand il mourut, sa monarchie étoit encore trop nouvelle pour avoir des coutumes qui eussent acquis force de lois. Tout le monde sait que Perdiccas, à qui Alexandre avoit remis en mourant son anneau, fut chargé de la régence de l’état. On plaça à la fois sur le trône Aridée, fils de Philippe, et l’enfant encore au berceau qu’Alexandre avoit eu de Roxane, et le gouvernement des satrapies fut confié aux principaux officiers.

Il étoit impossible qu’il n’arrivât pas bientôt quelque révolution dans ce gouvernement. Le camp d’Alexandre n’avoit pas été une école où l’on eût appris à être juste et modéré, et les lieutenans d’un héros qui regardoit le courage et la force comme des titres légitimes pour régner par-tout où il y avoit des hommes, devoient être ivres d’ambition. Pouvoient-ils reconnoître long-temps l’autorité d’un enfant ou de l’imbécille Aridée, qui leur paroissoit aussi méprisable qu’Alexandre leur avoit paru grand? Borner leur pouvoir dans leurs satrapies, c’eût été relâcher les ressorts du gouvernement. On n’avoit eu vraisemblablement sous le règne d’Alexandre, aucune idée de ces sages établissements, par lesquels on tempère l’autorité pour en prévenir les abus; et quand cette politique auroit été connue, par quelle voie le régent auroit-il réussi à la mettre en pratique? C’étoit dans Perdiccas un défaut que rien ne pouvoit réparer, que d’avoir été l’égal des gouverneurs de province; on devoit être jaloux de sa puissance et tenté de s’en affranchir, si on la craignoit; et on devoit la mépriser, si on ne la redoutoit pas. Les menaces de Perdiccas étoient vaines contre des hommes qui étoient les maîtres de lever des armées dans leurs provinces; et ses promesses les touchoient peu, parce qu’ils attendoient de leur ambition une plus grande fortune, que de leur fidélité au gouvernement.

Si les gouverneurs de province, dans la crainte de se rendre odieux, n’osoient se soulever contre une autorité légitime, chacun cependant se faisoit dans sa satrapie, des règles d’administration, suivant qu’il importoit à ses intérêts particuliers. Chacun eût ses armées et ses forteresses, et refusa de rendre compte des tributs et des impôts qu’il faisoit lever par ses officiers. On ne se borne point à être sujet, quand on possède les forces et les richesses d’un roi. Les satrapes firent entr’eux des traités d’alliance et de ligue, et Perdiccas de son côté fut obligé de négocier pour conserver quelqu’ombre de crédit à la régence: en un mot, la monarchie des Macédoniens, quoiqu’unie encore en apparence; et ne formant qu’un corps, étoit déjà réellement partagée en différens états indépendans et jaloux les uns des autres.

Antigone, qui avoit en partage la Pamphylie, la Lycie, et la province appelée la Grande-Phrygie, étoit, de tous les grands de l’empire, celui dont l’ambition souffroit le plus impatiemment la paix. Il ne cessoit de représenter Perdiccas comme un tyran qui, sous de vains prétextes, ne cherchoit qu’à dépouiller les grands de leurs gouvernemens, et y placer ses créatures, pour se défaire ensuite sans obstacle des deux rois, et usurper leur couronne. Les soupçons, la haine, l’esprit de révolte et d’indépendance avoient fait de tels progrès, que Perdiccas ne pouvoit conserver l’autorité dont il étoit revêtu, s’il ne l’augmentoit en humiliant ses rivaux; il falloit faire un exemple; il rassembla ses forces et marcha avec une armée considérable pour soumettre l’Egypte.

Sa dureté et son orgueil l’avoient rendu odieux à ses propres soldats; et les mauvais succès qu’il eut au commencement de son expédition, achevèrent de les soulever contre lui. On compara sa conduite à celle de Ptolomée, qui, par sa prudence, son courage, sa justice et son humanité, se faisoit également aimer et respecter dans son gouvernement. Les principaux officiers excitèrent une sédition générale; et Perdiccas ayant été assassiné, l’armée offrit la régence à Ptolomée même à qui elle faisoit la guerre.

Ce prince, car on peut commencer à lui donner ce nom, quoiqu’il ne le prît pas encore, refusa prudemment une dignité dont il ne pouvoit soutenir les prérogatives, sans se rendre l’ennemi de tous les gouverneurs de province; et qui, en ne lui donnant qu’un pouvoir imaginaire et contesté sur l’empire entier d’Alexandre, l’auroit vraisemblablement exposé à perdre l’Egypte. La régence fut déférée à Aridée et à Pithon, chefs de la conjuration qui avoit fait périr Perdiccas; mais, soit que des affaires particulières appelassent ces deux hommes ailleurs, soit qu’ils fussent accablés du poids de leur dignité, ils s’en démirent entre les mains d’Antipater, gouverneur de Macédoine, et qui étoit passé d’Europe en Asie à la tête d’une armée, pour faire une diversion en faveur de Ptolomée, et attaquer Eumènes et les autres généraux qui étoient restés attachés à Perdiccas.

Antipater, aussi habile que Ptolomée, ne sacrifia point la fortune dont il jouissoit aux intérêts de la régence. Instruit des projets des rebelles par les relations qu’il entretenoit avec eux, il jugea que le démembrement de la monarchie d’Alexandre étoit inévitable. Il vit du danger à renoncer à d’anciennes liaisons, pour former des alliances nouvelles et douteuses avec les amis de Perdiccas; et ne balançant point à abandonner les affaires générales de l’empire, il parut ne vouloir régner que sur la Macédoine. Bien loin de pacifier les troubles de l’Asie, il les crut favorables à l’affermissement de son autorité en Europe; il les augmenta en dépouillant Eumènes, Alcétas et les autres généraux de ce parti des provinces qu’ils possédoient, pour les donner aux ennemis les plus déclarés de Perdiccas: les uns n’étoient pas dans la disposition d’abandonner leurs gouvernemens sur un simple ordre du régent, et les autres devoient tout tenter pour s’en mettre en possession. Antigone avoit été fait général de l’armée que les deux rois tenoient en Asie, moins pour faire respecter leur pouvoir que pour le détruire; et Cassandre, fils d’Antipater, étoit son lieutenant. Tandis que l’ambition de ces deux hommes n’annonçoit que de nouvelles divisions, des guerres et un démembrement prochain des conquêtes d’Alexandre, le régent repassa en Europe avec les deux rois qu’il avoit sous sa garde, et qui étoient en quelque sorte ses prisonniers.

Les Grecs se seroient conduits avec prudence, s’ils eussent attendu à vouloir recouvrer leur liberté, que les premiers différents dont je viens de parler, et qu’il étoit aisé de prévoir, eussent éclaté en Asie. Phocion ne négligea rien pour réprimer l’ardeur avec laquelle les Athéniens se portèrent à prendre les armes, lorsqu’ils reçurent les premières nouvelles de la mort d’Alexandre. «Si Alexandre, leur disoit-il, est mort aujourd’hui, il le sera encore demain et après demain.» Mais on étoit las de la domination des Macédoniens; les Grecs sentoient la faute qu’ils avoient faite de laisser accabler Darius, et ils vouloient réparer une négligence par une témérité. Démosthènes, qui avoit été rappelé de son exil, fit valoir, avec son éloquence ordinaire, les maux et la honte de la servitude; et les Athéniens, qui se reprochoient comme une lâcheté de n’avoir pas secondé quelques années auparavant les Spartiates et leur roi Agis, quand ils avoient succombé en faisant la guerre pour la liberté de la Grèce, se livrèrent à l’emportement de leur orateur.

La république déclare la guerre aux Macédoniens, elle ordonne, par un décret que toutes les villes soient affranchies des garnisons étrangères qui les occupoient; elle construit une flotte, fait prendre les armes à tous les citoyens qui n’avoient pas quarante ans passés, et envoye des ambassadeurs dans toute la Grèce pour l’inviter à secouer le joug en faisant un effort général. Les Athéniens eurent pour alliés les Etoliens, les Thessaliens, les Phtiotes, les Méléens, ceux de la Doride, de la Phocide et de la Locride, les Ænians, les Alissiens, les Dolopes, les Athamantes, les Leucadiens, les Molosses, quelques cantons de l’Illyrie et de la Thrace; et dans le Péloponèse, les Argiens, les Sycioniens, les Eléens, les Messéniens et ceux d’Acté. Léosthène, général de cette ligue, remporta une victoire complète sur Antipater, qui n’eut point d’autre ressource que de se retirer avec les débris de son armée dans Lamia, où les confédérés allèrent l’assiéger.

Tandis que les Grecs se livroient à la joie, Phocion n’avoit-il pas raison de dire «qu’il auroit voulu avoir gagné cette bataille qui couvroit de gloire Léosthène, mais qu’il seroit honteux de l’avoir conseillée.» Qu’espéroient les alliés? Leur révolte contre l’empire de Macédoine, dont toutes les parties étoient encore unies et gouvernées par des hommes dignes de succéder à Philippe et à Alexandre, ne pouvoit être qu’une émeute dont ils seroient sévèrement châtiés. En effet, la nouvelle du succès de Léosthène fut à peine portée en Asie, que Léonatus, gouverneur de la Phrygie Hellespontique, se hâta de passer en Europe avec une armée de vingt-deux mille hommes. Ce secours fut encore battu par Antiphile, qui avoit pris le commandement des Grecs après la mort de Léosthène, tué au siége de Lamia; mais Clytus armoit déjà une flotte considérable, et Cratère, gouverneur de Cilicie, amenoit à Antipater mille Perses aguerris, quinze cents chevaux, et dix mille Macédoniens, dont plus de la moitié avoit suivi Alexandre dans toutes ses expéditions.

La Macédoine se vengea d’autant plus aisément de ses premières disgraces, que les confédérés, aussi présomptueux après leurs deux victoires qu’ils avoient été téméraires en commençant la guerre, crurent avoir recouvré leur liberté avant que d’avoir travaillé à l’affermir. Leur armée fut entièrement défaite, et la consternation succéda à l’audace, quand Antipater eut déclaré qu’il ne traiteroit point d’une paix générale, mais qu’il écouteroit en particulier les ambassadeurs que chaque ville lui enverroit: celles qui firent les premières des propositions, éprouvèrent la clémence du vainqueur, et il n’en fallut pas davantage pour dissoudre la ligue des Grecs. Chaque république se hâta de traiter aux dépens des autres; et les Athéniens, qui quittèrent les derniers les armes, furent contraints de laisser Antipater l’arbitre des conditions de la paix. Il fit transporter en Thrace vingt-deux mille citoyens, qui, n’ayant aucune fortune, étoient toujours prêts à se soulever contre l’administration présente. Il substitua l’aristocratie au gouvernement populaire, et mit une garnison Macédonienne dans le fort de Munychie. Mais quand ce général et les secours que Léonatus, Clytus et Cratère lui donnèrent, auroient encore été battus à plusieurs reprises, il n’est pas douteux qu’on ne lui eût envoyé d’Asie de nouvelles armées; et que la Grèce, affoiblie par ses propres victoires, et qui n’avoit plus aucune de ses anciennes vertus, n’eût enfin été obligée de recevoir la loi du vainqueur.

Si les Athéniens, au contraire, avoient attendu, pour se soulever, que les querelles des lieutenans d’Alexandre eussent éclaté, ils auroient pu espérer d’attirer dans leur alliance plusieurs républiques, qui, prévoyant les suites malheureuses de la guerre Lamiaque, furent neutres, ou restèrent attachées à la Macédoine. Antipater n’auroit reçu aucun secours d’Asie, parce que tous les gouverneurs de province y auroient eu besoin de leurs forces. Les Grecs auroient eu l’avantage d’attaquer la Macédoine dans le moment qu’elle auroit été dégarnie de ses troupes; car il ne faut point douter qu’Antipater, intéressé à s’opposer à l’ambition de Perdiccas, et à favoriser la révolte de Ptolomée et d’Antigone, dont le succès importoit à tous les ambitieux de l’empire, ne fût passé en Asie aux premiers bruits de guerre qui se seroient répandus. La Grèce entière auroit alors joué le rôle important que firent les Etoliens, dont Antipater et Perdiccas sollicitèrent à l’envi l’amitié et l’alliance, dès que les premiers troubles eurent commencé.

Un succès, dans ces circonstances, n’auroit pas été infructueux; et les Grecs, favorisés et soutenus contre la Macédoine par le parti attaché à l’empire, auroient pu recouvrer et affermir leur liberté. Consternés, au contraire, par le vain effort qu’ils avoient fait pour secouer le joug, et affoiblis par le châtiment dont on avoit puni leur révolte, ils ne trouvèrent en eux-mêmes aucune ressource, quand la guerre fut allumée entre les successeurs d’Alexandre. Ils étoient trop humiliés pour qu’on eût quelque raison de les ménager; et si quelques-unes de leurs républiques furent soupçonnées d’aspirer à l’indépendance, on ne manqua point de les accabler. La Grèce servit de théâtre à la guerre; et quels que fussent les événemens, elle en fut toujours la victime. Les villes qui avoient conservé jusques-là une apparence de liberté avec la forme ordinaire de leur gouvernement, furent la proie de mille tyrans qui s’emparèrent de l’autorité souveraine, à la faveur des troubles qui agitèrent l’empire d’Alexandre, et dont je ne parlerai qu’autant qu’il est nécessaire pour faire connoître la situation des Grecs.

Antipater ne survécut pas long-temps à son élévation; et au lieu de remettre en mourant la régence générale de l’empire et le gouvernement particulier de la Macédoine à son fils, il y appela Polypercon. Cassandre, indigné de la prétendue injustice de son père, brûloit de se venger, et de s’emparer d’un royaume qu’il regardoit comme son patrimoine; mais n’ayant encore rempli que des postes subalternes, argent, vaisseaux, soldats, tout lui manquoit. En même temps qu’il cachoit son ambition, en paroissant content de sa fortune, il négocioit secrètement en Egypte avec Ptolomée, tâchoit de gagner Séléucus, gouverneur de Babylone, et demandoit des secours à Antigone, qui s’étoit en quelque sorte rendu le maître de l’Asie par les avantages qu’il avoit eus sur Alcétas, Eumènes et Attalus. Ces princes, ne cherchant qu’à entretenir des troubles qui les rendoient indépendans, devoient voir avec d’autant plus de plaisir l’ambition de Cassandre, que Polypercon avoit renoncé à la politique d’Antipater. Soit que le nouveau régent fût la dupe du pouvoir imaginaire de sa dignité, soit qu’il fût attaché par principe de devoir aux intérêts des deux rois, il se déclara l’ami du parti de Perdiccas; et les usurpateurs, pour se venger, donnèrent une armée à Cassandre, et le mirent en état de faire une entreprise sur la Macédoine.

Polypercon prévit la guerre dont il étoit menacé; et craignant que les garnisons qu’Antipater avoit mises dans les postes les plus avantageux de la Grèce ne favorisassent Cassandre, porta un décret, par lequel il substituoit le gouvernement populaire à l’aristocratie établie dans la plupart des républiques depuis la guerre Lamiaque. Il leur ordonnoit de rappeler leurs exilés, de bannir leurs magistrats, et de s’engager par serment à ne jamais rien entreprendre contre les intérêts de la Macédoine. Le régent se flattoit que la Grèce, reconnoissante de la liberté qu’il lui rendoit, alloit être attachée à son sort, et deviendroit le boulevart de la Macédoine; mais son décret ne servit qu’à multiplier les désordres, en renouvellant l’usage des proscriptions et des bannissemens. Les villes, agitées par de nouvelles dissentions, ne purent prendre aucune forme de gouvernement, et l’anarchie devint générale chez les Grecs.

Cependant Polypercon, mal affermi dans son gouvernement, fut obligé de l’abandonner à l’approche de Cassandre, et il se retira dans le Péloponèse avec les troupes qu’il s’étoit attachées, et les richesses qu’il put enlever du trésor des rois de Macédoine. Il appela à son service tout ce qu’il y avoit de Grecs, qui, par une suite de leurs révolutions, n’ayant ni patrie, ni fortune, n’avoient d’autre ressource que de vendre leurs services à quelque général, et pour lesquels Philippe avoit dit que la guerre étoit un temps de paix.

Tandis que le régent de l’empire ne faisoit, dans le Péloponèse, que le rôle d’un aventurier, et que la Macédoine éprouvoit chaque jour de nouvelles révolutions dans lesquelles toute la famille d’Alexandre périt enfin de la manière la plus tragique, Antigone défit Eumènes, Alcétas et Attalus, et dissipa jusqu’aux derniers restes des partisans de Perdiccas et du gouvernement. Après tant de succès, ce capitaine se trouvoit le maître de l’Asie; la monarchie seule pouvoit satisfaire son ambition. Cassandre, Ptolomée, Séléucus et Lysimaque étoient autant de rivaux incommodes, dont il ne voyoit la fortune qu’avec chagrin. Soit que la Macédoine lui offrît une carrière plus brillante par la réputation qu’elle avoit acquise sous Philippe et Alexandre, soit qu’il crût que ce royaume donneroit à ses rois un droit sur les provinces qui en avoient été démembrées, ce fut à Cassandre qu’Antigone résolut de déclarer d’abord la guerre.

Il rechercha l’alliance de Polypercon, lui fournit des secours pour l’aider à se soutenir dans le Péloponèse; mais afin d’attirer en même temps dans son parti les villes de la Grèce, il leur ordonna, par un décret, d’être libres, et les affranchit des garnisons étrangères dont elles étoient opprimées. Son fils Démétrius, surnommé Poliorcète, passa à deux reprises dans la Grèce pour y mettre ce décret en exécution. Ce jeune héros enleva, il est vrai, à Ptolomée la plupart des places où il tenoit garnison, et chassa Cassandre de celles qu’il occupoit; mais les Grecs n’en étoient pas moins malheureux; les armées, qui ravageoient leur pays, leur ôtoient la liberté que d’inutiles décrets leur attribuoient; et tout leur avantage, si c’en est un, étoit de changer de joug et de voir leurs ennemis se déchirer tour à tour, et se punir de leur ambition.

Cassandre, prêt à se voir chasser de la Macédoine, retira Ptolomée, Séléucus et Lysimaque, de l’espèce d’aveuglement dans lequel ils étoient, et leur fit sentir que le danger dont il étoit menacé leur étoit commun, et que sa chûte entraîneroit la leur. Il leur représenta qu’Antigone étoit trop ambitieux pour que la Macédoine servît de terme à ses conquêtes, et qu’il étoit temps ou jamais de se réunir contre cet oppresseur. Ces quatre princes se liguèrent, et la célèbre bataille d’Ipsus décida enfin de la succession d’Alexandre d’une manière fixe: Antigone défait, perdit la vie dans le combat, et ses ennemis partagèrent sa dépouille.

La Grèce se seroit vu délivrée de cette foule de tyrans qui l’opprimoient à la fois, ou du moins elle auroit commencé à se ressentir de quelques avantages de la paix, sous la protection des rois de Macédoine à qui elle étoit échue en partage, si elle n’eut été destinée à servir de théâtre aux aventures singulières d’un prince sur qui la fortune sembloit vouloir épuiser tous ses caprices. Démétrius Poliorcète n’avoit recueilli, des débris de la fortune de son père, que Tyr, l’île de Chypre et quelques domaines très-bornés sur les côtes d’Asie; mais son ambition, son courage et l’espérance lui restoient; et depuis le règne d’Alexandre, c’étoient autant de titres pour aspirer à se faire des royaumes. Il entra dans la Grèce, où il avoit des amis et des intelligences; et tandis qu’à la tête d’une armée d’aventuriers dignes de lui, il étoit occupé à y faire des conquêtes, il perdit ses autres états. La fortune l’en dédommagea; les fils de Cassandre, au sujet de sa succession, lui ouvrirent le chemin du trône de Macédoine. Chassé de ce royaume, après y avoir régné sept ans, son inquiétude le vit passer en Asie pour y conquérir un nouvel établissement, et il laissa à son fils Antigone Gonatas des forces avec lesquelles il se maintint dans la Grèce. C’est ce prince qui, au rapport des historiens, ne se contentant pas de substituer l’aristocratie au gouvernement populaire, établit des tyrans dans la plupart des villes, ou se déclara le protecteur de tous ceux qui voulurent usurper l’autorité souveraine dans leur patrie. Avec leur secours, il se rendit assez puissant pour s’emparer de la Macédoine après la mort de Sosthène, s’y affermir, et laisser enfin ce royaume à ses descendans.

La Grèce, qui n’avoit point encore renoncé à l’espérance d’être libre, mais toujours agitée par de nouvelles révolutions, sembloit n’avoir à craindre que l’ambition et la tyrannie des successeurs d’Alexandre, lorsqu’elle vit fondre sur elle un orage formé à l’autre extrémité de l’Europe. Il parut sur les frontières de la Thessalie deux cens mille Gaulois que Brennus commandoit. Ces Barbares n’avoient point d’autre objet que de vivre de pillage, et de mettre, pour ainsi dire, la terre entière à contribution. De tout temps l’inquiétude naturelle des Gaulois les avoit fait sortir de leur pays, et la Grèce se rappeloit avec terreur les ravages qu’ils avoient faits autrefois dans la Thrace, l’Illyrie et la Macédoine. Le danger étoit commun pour tous les Grecs, un intérêt commun devoit les réunir; mais la situation déplorable de plusieurs républiques leur lioit les mains, et il n’y eut que les Béotiens, les Locriens, les Etoliens, ceux de Mégare et de la Phocide, et les Athéniens qui prirent les armes pour repousser de concert ces nouveaux ennemis.

Les Gaulois, ayant passé sans obstacle le Sperchius, vinrent camper près d’Héraclée; et dans la bataille qu’ils livrèrent aux Grecs, on vit tout l’avantage que la discipline, l’exercice et l’art donnent sur un courage farouche qui ne sait que braver la mort. Les Gaulois, dit Pausanias, combattirent avec fureur; l’audace étoit peinte sur le visage des mourans, et plusieurs arrachoient de leurs plaies le trait dont ils étoient mortellement blessés, pour le lancer encore contre leurs ennemis.

Cette disgrace et celle qu’ils éprouvèrent quelques jours après, en voulant forcer le passage des Thermopyles, que les Etoliens défendoient, ne les dégoûtèrent point de leur entreprise. Brennus détacha de son armée un corps de quarante mille hommes, qui se porta dans l’Etolie pour la contraindre à rappeler ses soldats; mais cette diversion ne lui auroit point ouvert l’intérieur de la Grèce, si les Héracléotes, lassés de voir leur pays servir de théâtre à la guerre, n’eussent conduit eux-mêmes les Gaulois par le chemin que les Perses avoient pris autrefois dans la guerre de Xercès. Un brouillard épais favorisoit la marche des Barbares, et ils fondirent inopinément sur les Phocéens, qui occupoient aux Thermopyles le même poste que le courage de Léonidas et de trois cens Spartiates a rendu si fameux. Les Phocéens, quoique surpris, se défendirent d’abord avec beaucoup de bravoure; mais obligés enfin de céder au nombre qui les accabloit, ils portèrent en fuyant l’alarme dans le camp des Grecs, qui sur le champ se dispersèrent honteusement sans oser attendre l’ennemi.

Les Gaulois s’avancèrent sous les murailles de Delphes, et la Grèce ne dut son salut qu’aux prêtres d’Apollon. Ils ranimèrent le courage des Delphiens, en promettant que leur dieu les secourroit par des prodiges, et la fortune acquitta leurs promesses. Il s’éleva une tempête terrible pendant la nuit; la foudre tomba à plusieurs reprises dans le camp des Gaulois, et le terrein où il étoit assis éprouva un tremblement de terre. Les Etoliens et les Phocéens, qui ne doutèrent point qu’Apollon ne combattît pour eux, attaquèrent les Gaulois effrayés à la pointe du jour. Brennus fut blessé, ses soldats fuirent, la nuit les arrêta enfin; et saisis d’une terreur panique, ils s’égorgèrent les uns les autres, en croyant se défendre contre les Grecs. Poursuivis par la faim, ils n’osèrent s’arrêter à leur camp d’Héraclée, et ils furent défaits une seconde fois par les Etoliens et les Phocéens en repassant le Sperchius. Brennus, ne consultant alors que son désespoir, s’empoisonna, et les restes de son armée périrent dans les embuscades que les Thessaliens et les Maliens leur dressèrent.

Peut-être que les Grecs, toujours jaloux de leur liberté, et éclairés sur leurs intérêts par une longue suite de calamités, auroient été capables de faire un retour sur eux-mêmes, de reprendre leur ancienne politique et de se réunir, si quelque peuple recommandable par sa réputation eût rendu à la Grèce entière les mêmes services que les Etoliens lui rendirent pendant la guerre des Gaulois. Le moment paroissoit favorable. Les forces des successeurs d’Alexandre étoient bien moins redoutables que ne l’avoient été celles d’Alexandre et de son père: le même esprit d’ambition et de conquête ne les animoit plus, depuis que la bataille d’Ipsus avoit fait succéder le goût de la paix à leurs anciennes divisions. Les princes, qui avoient partagé l’Asie entr’eux, s’occupoient déjà plus à jouir de leur fortune qu’à l’agrandir; et la Macédoine, réduite à ses premières possessions, et fatiguée des malheurs que lui avoient valu les prospérités d’Alexandre, n’étoit pas gouvernée par un Philippe. Les tyrans, qui s’étoient élevés dans plusieurs cantons de la Grèce, craignoient leurs concitoyens, et n’attendoient du dehors qu’une foible protection. Enfin il étoit naturel que la défaite des Gaulois rendît à la Grèce une extrême confiance, et que la république qui l’avoit sauvée, profitât de son courage pour former une nouvelle confédération; mais les mœurs des Etoliens étoient trop atroces, pour que les Grecs pussent se fier à ce peuple, et le regarder comme le protecteur de la liberté. Plus les Etoliens firent de grandes choses, plus ils se firent redouter de leurs voisins; on les haïssoit presqu’autant que les Gaulois; ils avoient conservé cet esprit de piraterie et de brigandage, que les autres Grecs avoient perdu en formant des sociétés régulières.

Les Etoliens, dit Polybe, sont plutôt des bêtes féroces que des hommes. Justice, droit, alliances, traités, sermens, ce sont de vains noms, l’objet de leur mépris. Accoutumés à ne vivre que de butin, ils ne font grace à leurs alliés que quand ils trouvent à contenter leur avarice chez leurs ennemis. Tant que la Grèce ne forma qu’une seule république sous l’administration de Sparte, ces brigands, qui occupoient un terrein ingrat entre l’Acarnanie et la Locride, n’exercèrent leurs violences que dans la Macédoine, l’Illyrie et les îles qui avoient le moins de relation avec le continent. Ils s’enhardirent quand les Grecs furent affoiblis par leurs guerres domestiques; et mettant d’abord à contribution quelques quartiers du Péloponèse, tels que l’Achaïe et l’Elide, ils désolèrent bientôt toute cette province; et à la faveur des alliances qu’ils eurent toujours dans la suite avec quelqu’un des successeurs d’Alexandre, ils firent enfin des courses dans toute la Grèce, et y commirent les plus grands excès.

Etrange effet de ce caprice bizarre qui enchaîne les événemens humains, ou plutôt de l’aveuglement des hommes, qui ont besoin que le malheur les instruise de leur devoir, et les pousse malgré eux vers le bonheur. C’est par leurs injustices et leurs violences mêmes que les Etoliens servirent la Grèce, puisque ce fut pour n’en être pas les victimes, que les villes les plus considérables de l’Achaïe jetèrent entr’elles les fondemens d’une ligue qui sembla faire revivre l’ancien gouvernement des Grecs. Étant parvenue à remplir dans le Péloponèse la place que Lacédémone et Athènes avoient autrefois occupée dans la Grèce entière, il est nécessaire d’en faire connoître les mœurs, les lois et les progrès.

Ainsi que toutes les autres contrées de la Grèce, l’Achaïe eut d’abord des capitaines ou des rois. Ces princes descendoient d’Oreste, et leur famille conserva la couronne jusqu’aux fils d’Ogygès, qui, s’étant rendus odieux, furent chassés de leurs états. Les Achéens commencèrent alors à être libres. Leurs villes avoient les mêmes poids, les mêmes mesures, les mêmes lois, le même esprit et les mêmes intérêts: chacune d’elles forma cependant une république indépendante, qui eut son gouvernement, son territoire et ses magistrats particuliers. Les distinctions que la monarchie avoit introduites entre les citoyens disparurent; il n’y eut plus de nobles qui prétendissent avoir des priviléges, et dans chaque ville l’assemblée générale du peuple posséda la souveraineté. Cette démocratie, toujours si orageuse dans le reste de la Grèce, ne causa aucun désordre dans l’Achaïe, soit parce que les lois étoient établies sur de sages proportions, et qu’en donnant aux magistrats assez d’autorité pour se faire obéir, on ne leur en avoit pas assez laissé pour en pouvoir abuser; soit parce que les Achéens, toujours exposés aux injures des Etoliens leurs voisins, n’avoient pas le loisir de s’occuper de querelles domestiques, et que le conseil général de leur association apportoit un soin extrême à les prévenir ou à les étouffer dans leur naissance.

Chacune de ces républiques renonça au privilége de contracter des alliances particulières avec les étrangers, et toutes convinrent qu’une extrême égalité serviroit de fondement à leur union, et que la puissance ou l’ancienneté d’une ville ne lui donneroit aucune prérogative sur les autres. On créa un sénat commun de la nation; il s’assembloit deux fois l’an à Egium, au commencement du printemps et de l’automne, et il étoit composé des députés de chaque république en nombre égal. Cette assemblée ordonnoit la guerre ou la paix, contractoit seule les alliances, faisoit des lois pour administrer sa police particulière, envoyoit des ambassadeurs ou recevoit ceux qui étoient adressés aux Achéens. S’il survenoit quelqu’affaire importante et imprévue dans le temps que le sénat ne tenoit pas ses séances, les deux préteurs le convoquoient extraordinairement. Ces magistrats, dont l’autorité étoit annuelle, commandoient les armées; et quoiqu’ils ne pussent rien entreprendre sans la participation de dix commissaires qui formoient leur conseil, ils paroissoient en quelque sorte dépositaires de toute la puissance publique, dès que le sénat auquel ils présidoient n’étoit pas assemblé.

Les Achéens ne vouloient ni acquérir de grandes richesses, ni se rendre redoutables par leurs exploits; ils n’aspiroient qu’à un bonheur obscur, le seul vraisemblablement pour lequel les hommes soient faits. Leur sénat, obligé de conformer sa conduite à l’esprit général de la nation, fut sans ambition, et par conséquent juste sans effort. C’est son attachement à la justice qui le fit respecter, et lui valut souvent l’honneur d’être l’arbitre des querelles qui s’élevoient dans le Péloponèse, dans les autres provinces de la Grèce, et même chez les étrangers.

Ce peuple ne s’étant rendu suspect ni à Philippe, ni à son fils, ces princes lui laissèrent ses lois, son gouvernement, je dirois presque sa liberté; mais il n’échappa pas aux malheurs que la Grèce éprouva sous leurs successeurs. Les villes d’Achaïe sentirent le contre-coup des révolutions fréquentes qui agitèrent la Macédoine: les unes reçurent garnison de Polypercon, de Démétrius, de Cassandre, et depuis d’Antigone Gonatas; les autres virent naître des tyrans dans leur sein. La diversité de leur fortune leur donna des intérêts différens; leurs maîtres en eurent souvent d’opposés, et tout lien fut rompu entr’elles.

Dyme, cependant, Patras, Tritée et Phare ayant trouvé des conjonctures heureuses pour secouer le joug, renouvellèrent leur alliance; et, en se mettant en état de repousser les insultes des Etoliens, jetèrent les fondemens d’une seconde ligue, qui, malgré les vices actuels des Grecs, se proposa pour modèle la première, et en prit les mœurs, les lois et la politique. Les Egéens s’étant délivrés, cinq ans après, de la garnison qui les opprimoit, se joignirent à cette république naissante, qui s’agrandit encore par l’association des Caryniens et des Bouriens, qui avoient massacré leurs tyrans. Quelques villes du Péloponèse demandèrent, comme une faveur, à être reçues dans la ligue; d’autres attendirent qu’on leur eût ouvert les yeux sur leurs intérêts, ou qu’on leur fît même une sorte de violence dont elles eurent bientôt lieu de s’applaudir.

Tandis que la Macédoine, occupée de ses affaires domestiques, ne pouvoit donner qu’une attention légère à celles de la Grèce, la ligue des Achéens, dit Polybe, auroit fait des progrès plus considérables, si ses magistrats avoient profité de ces circonstances avec plus d’habileté et de courage. Soit que l’abaissement des Grecs et leurs divisions fissent croire aux deux préteurs qu’il seroit téméraire, ou du moins inutile de vouloir rappeler les anciens principes, soit que, jaloux les uns des autres, ils ne pussent exécuter aucun projet important, ils restèrent dans une inaction infructueuse. La ligue ne s’associa aucun nouveau peuple, et elle ne prit une face nouvelle, en acquérant des alliés, que quand elle fit la faute heureuse de ne confier qu’à un seul préteur l’administration de toutes ses affaires.

Ce fut quatre ans après cette réforme dans le gouvernement, qu’Aratus délivra Sycione, sa patrie, du tyran Nicoclès qui s’en étoit rendu le maître, et l’unit à la ligue des Achéens. Les talens de ce grand homme l’élevèrent à la préture. Les Achéens, convaincus de sa probité, crurent ne pas manquer aux règles de la prudence, en rendant, pour ainsi dire, sa magistrature perpétuelle; et il offrit à la Grèce un spectacle tout à fait extraordinaire. Sans ambition, sans désir de faire des conquêtes, les Achéens déclarèrent une sorte de guerre à tous les tyrans du Péloponèse. Ils surprirent plusieurs villes, les affranchirent, et se crurent assez payés des frais et des périls de leurs entreprises, en les unissant à une société dans laquelle elles jouissoient de la même indépendance et des mêmes prérogatives que les villes les plus anciennement alliées. Plusieurs tyrans ne se trouvant plus en sûreté, sur-tout après la mort de Démétrius, roi de Macédoine, qui les protégeoit, se démirent eux-mêmes de leur autorité.

Au changement subit qui se fit dans le Péloponèse, au rôle important que commençoient à faire les Achéens, on eût dit que les peuples de la Grèce, épris d’une nouvelle passion pour la liberté, et instruits par l’expérience, touchoient au moment heureux de ne plus former qu’une seule république. La jalousie et les intrigues de Lacédémone et d’Athènes s’y opposèrent; quoiqu’avilies et dégradées par leurs vices, ces deux villes conservoient tout leur ancien orgueil, et souffroient impatiemment que l’Achaïe, autrefois si inférieure à la Laconie et à l’Attique, voulût occuper une place qu’elles espéroient vainement de reprendre. La modération des Achéens, si capable de gagner l’estime et la confiance des Grecs, auroit enfin triomphé de tous les obstacles, si ce peuple, à l’exemple des anciens Spartiates, avoit eu l’art de se faire des généraux et une discipline savante et rigide. Jamais il n’avoit été plus nécessaire à une république qui vouloit prendre l’ascendant dans la Grèce, et devenir le point de ralliement de tous ses peuples, de faire fleurir les talens et les vertus militaires; mais l’amour des Achéens pour la paix, les portoit à cultiver avec plus de soin les fonctions civiles du citoyen, que les qualités propres à faire des hommes de guerre. Une sorte d’indolence les empêchoit de former des entreprises hardies; et, en paroissant se défier de leurs forces, ils n’inspiroient aux autres qu’une médiocre confiance. Bornés à exécuter des projets plus sûrs que brillans, ils ne faisoient point naître cette admiration dont les Grecs avoient besoin pour renoncer à leurs petites jalousies, et secouer une timidité et un découragement auxquels les malheurs des temps, les exploits d’Alexandre et la puissance de ses successeurs les avoient accoutumés.

Aratus, qu’on peut regarder comme l’auteur de la seconde association des Achéens, contribua beaucoup à entretenir cet esprit. C’étoit, dit Polybe, l’homme le plus propre à conduire les affaires d’une république. Une justesse exquise de jugement le portoit toujours à prendre le parti le plus convenable dans des dissentions civiles. Habile à ménager les passions différentes des personnes avec lesquelles il traitoit, il parloit avec grâce, savoit se taire, et possédoit l’art de se faire des amis et de se les attacher. Savant à former des partis, tendre des piéges à un ennemi et le prendre au dépourvu, rien n’égaloit son activité et son courage dans la conduite et l’exécution de ces sortes de projets. Aratus, si supérieur par toutes ces parties, n’étoit plus qu’un homme médiocre à la tête d’une armée. Irrésolu quand il falloit agir à force ouverte, une timidité subite suspendoit en quelque sorte l’action de son esprit, et quoiqu’il ait rempli le Péloponèse de ses trophées, peu de capitaines ont eu cependant moins de talens que lui pour la guerre. Polybe auroit dû ajouter qu’Aratus se rendoit justice, et sentoit son embarras à la tête d’une armée. Il l’avouoit lui-même; l’histoire en fait foi; et il étoit naturel que, pour se mettre à son aise, toutes ses vues se tournassent vers la paix, et qu’il nourrît dans les Achéens les sentimens de crainte auxquels leur ligue devoit sa naissance.

Pour prévenir les dangers que les institutions trop peu militaires des Achéens leur préparoient, tandis qu’ils avoient à leurs portes, dans la personne des rois de Macédoine, un ennemi redoutable qui n’épioit qu’une occasion favorable de les asservir, Aratus mit habilement à profit la rivalité qui régnoit entre les successeurs d’Alexandre. Quoique l’ambition de ces princes parût satisfaite du partage dont ils étoient convenus après la bataille d’Ipsus, ils se défioient continuellement les uns des autres. Ils s’observoient mutuellement avec cette politique inquiète qui agite aujourd’hui l’Europe; chacun d’eux aspiroit à étendre son empire, et vouloit empêcher que les autres ne fissent de nouvelles acquisitions: on avoit déjà notre politique de l’équilibre. Les cours d’Egypte et de Syrie étoient principalement attentives aux démarches des rois de Macédoine, qui, se regardant comme les vrais successeurs d’Alexandre, croyoient avoir des droits sur les provinces démembrées de son empire, et se promettoient de les faire rentrer sous leur domination, dès que l’asservissement de la Grèce entière les mettroit en état d’en rassembler les forces, et de reprendre le projet formé par Philippe et exécuté par Alexandre.

Ces puissances voyoient donc avec plaisir que, loin de fléchir sous le joug, le Péloponèse formât encore des ligues favorables à sa liberté, et qu’en se défendant contre la Macédoine, il leur servît de rempart; elles devoient protéger les Achéens, Aratus le comprit; et par les alliances qu’il contracta avec les rois d’Egypte et de Syrie, il se fit craindre et respecter par Antigone Gonatas et son fils Démétrius.

Quelque sage que fût cette politique, il s’en falloit beaucoup qu’elle rassurât entièrement Aratus sur le sort de l’Achaïe. Il pouvoir arriver que les protecteurs ou les alliés de la ligue Achéenne se brouillassent, ou, qu’occupés chez eux par quelques affaires importantes, ils se vissent forcés à négliger celles de la Grèce, dans le temps que le Péloponèse auroit le plus grand besoin de leur secours. Les peuples libres, quand leur gouvernement n’est pas une pure démocratie, ont une sorte de constance dans leurs principes et dans leur conduite, qui sert de règle et de boussole à leurs alliés et à leurs ennemis, et qui en fixe jusqu’à un certain point les craintes et les espérances; mais les princes absolus n’écoutent souvent que leur volonté, et leur volonté est toujours incertaine; ils prennent quelquefois pour l’intérêt de leur état l’intérêt de leurs passions, et leurs passions varient et changent au gré des circonstances et des personnes qui les entourent. Le hasard pouvoit donner aux Macédoniens un roi actif, guerrier et entreprenant, tandis que l’Egypte et l’Asie obéiroient à des monarques paresseux et timides; et de quels malheurs n’auroit pas alors été menacée la république des Achéens? Il n’étoit pas impossible que, par des négociations adroites, un roi de Macédoine trompât les alliés de la Grèce sur leurs intérêts, corrompît et achetât, par des présens, les ministres et les généraux d’Egypte et de Syrie, et se préparât ainsi la conquête du Péloponèse. Qui peut prévoir tous les caprices de la fortune et tous les dangers des états? Il arriva, en effet, dans le Péloponèse, un événement imprévu qui força Aratus à changer de politique: je veux parler de la révolution qui se fit à Lacédémone, sous le règne de Cléomène.

On ne retrouvoit, depuis long-temps, dans cette ville, aucun vestige des anciennes mœurs. Le roi Agis ayant voulu y faire revivre les lois de Lycurgue, avoit excité contre lui un soulèvement général; et la mort tragique dont les Spartiates punirent sa vertu, sembloit avoir mis le dernier sceau à leur avilissement. Cléomène cependant ne se laissa point décourager, et son ambition lui fit entreprendre une réforme qu’Agis n’avoit méditée que par amour du bien public. Il abolit les dettes, fit un nouveau partage des terres; et les citoyens qu’il avoit retirés de la misère, et à qui il faisoit espérer une fortune considérable, en leur promettant les dépouilles des peuples voisins, furent subitement frappés d’une espèce d’enthousiasme. Lacédémone prit une face nouvelle; elle parut une seconde fois peuplée de soldats, dont le courage et la confiance mirent leur chef en état de faire une entreprise digne de son ambition et de ses talens; et Cléomène tourna toutes ses forces contre les Achéens, qui s’étoient emparés de l’empire du Péloponèse.

Aratus sentit sur le champ que les rois de Syrie et d’Egypte, avec lesquels il étoit lié, n’avoient pas le même intérêt de défendre la confédération Achéenne contre la république de Sparte, que contre la Macédoine. Il importoit peu en effet à ces princes que chaque ville du Péloponèse prît tour à tour l’ascendant sur les autres, pourvu que la Macédoine restât toujours dans son premier état: peut-être même devoient-ils favoriser une république qui, après avoir recouvré sa réputation, paroîtroit bien plus propre que la ligue des Achéens à réunir les Grecs contre la Macédoine, et à favoriser leur indépendance.

Quand Aratus auroit d’ailleurs compté sur la protection de ses alliés, il se seroit perdu un temps considérable à envoyer des ambassadeurs et à négocier, pendant que Cléomène, actif, diligent, infatigable, poussoit la guerre avec vigueur, et ne perdoit pas un instant. En supposant même, contre toute apparence, que les cours de Syrie et d’Alexandrie se fussent hâtées de secourir les Achéens, il me semble qu’il y auroit eu beaucoup d’imprudence de la part d’Aratus, d’appeler leurs armées dans le Péloponèse. Il est évident, si je ne me trompe, que la Macédoine n’auroit pas vu sans inquiétude l’arrivée de ses ennemis dans la Grèce; montrer en cette occasion de la crainte ou une indifférence imbécille sur le sort du Péloponèse, c’eût été inviter les étrangers à y faire des établissemens, et même à porter leurs armes jusque dans le cœur de la Macédoine. Quand Antigone Doson auroit désiré sincèrement la paix, il n’auroit donc pu se dispenser de venir au secours des Spartiates; la guerre particulière des Lacédémoniens et des Achéens seroit devenue nécessairement une guerre générale entre les successeurs d’Alexandre; et quelque puissance qui eût eu l’avantage, elle en auroit sûrement abusé pour opprimer à la fois la république de Sparte, la ligue des Achéens et tout le Péloponèse.

On ne peut, je crois, donner trop de louanges à Aratus pour avoir recouru à la protection de la Macédoine même, dans une conjoncture fâcheuse où il s’agissoit du salut des Achéens. Plutarque ne pense pas ainsi. «Aratus, dit-il, devoit plutôt tout céder à Cléomène, que de remplir une seconde fois le Péloponèse de Macédoniens. Quel que fût ce prince, ajoute-t-il, il descendoit d’Hercule; il étoit né à Lacédémone, et il auroit été plus glorieux pour les Péloponésiens d’obéir au dernier des Spartiates qu’à un roi de Macédoine.»

Plutarque, grand peintre des hommes célèbres, dont il nous a tracé la vie, mais quelquefois politique médiocre, ne se persuade-t-il pas trop aisément qu’il étoit possible d’engager les Achéens à reconnoître le pouvoir de Cléomène? Il faut s’en rapporter à Polybe, historien presque contemporain, et consommé dans les affaires de la guerre et de la paix. Il nous apprend que ce prince, devenu odieux à toute la Grèce, étoit regardé avec raison comme le tyran de sa patrie et l’ennemi de ses voisins: en vain ses partisans prétendoient-ils le justifier par l’exemple de Lycurgue, qui autrefois avoit fait une sainte violence aux Spartiates pour réformer leurs lois et leurs mœurs. Dans ce législateur on reconnoissoit un père de la patrie, parce qu’il s’étoit oublié lui-même dans son entreprise, pour ne s’occuper que du bien public et du soin de rendre ses concitoyens aussi vertueux que lui-même. Cléomène, au contraire, commença sa réforme par empoisonner Euridamas, son collègue à la royauté. Il dépouilla tyranniquement les sénateurs de leur pouvoir, et en créa d’autres à qui il ne laissa qu’un vain titre; il se défit des éphores; et profitant, comme auteur de la révolution, du crédit qu’elle lui donnoit, pour se rendre absolu dans sa patrie, s’il fit quelques lois sages, ce fut en tyran injuste, dissimulé et sans foi.

Si ce prince, semblable au portrait infidelle qu’en fait Plutarque, avoit en effet rétabli le gouvernement de Lycurgue, Lacédémone, bien loin de vouloir asservir les Achéens, n’auroit demandé qu’à s’associer à leur ligue, et c’eût été le plus grand bonheur de la Grèce. Mais dès que Cléomène, avare, ambitieux, empoisonneur, paroissoit aux yeux des Grecs souillé de tant de vices, je voudrois que Plutarque nous apprît par quel secret, à la place d’Aratus, il eût persuadé aux villes de la confédération achéenne de renoncer à leur liberté. Qu’importoit aux peuples du Péloponèse que les Spartiates eussent repris leur ancien courage et leur discipline militaire, si ces vertus nouvelles ne devoient servir que d’instrumens à l’ambition de Cléomène? Lacédémone n’en devoit paroître que plus odieuse à ses voisins.

Plutarque ignoroit-il qu’un peuple ne se dépouille jamais volontairement de son indépendance, et que plutôt que de se soumettre à un maître qui veut l’envahir par la force, il se fera lui-même un tyran? Tel est le cours des passions dans le cœur des hommes. D’ailleurs la ligue des Achéens étoit composée de plusieurs villes qui auroient préféré de s’ensevelir sous leurs ruines, au chagrin de renoncer à la haine invétérée qu’elles avoient contre les Spartiates: peut-être n’auroient-elles perdu qu’avec peine leur ressentiment, quand Lacédémone, sous la main d’un second Lycurgue, auroit repris à la fois toutes ses anciennes vertus. Polybe nous avertit que si Aratus n’eût pas recherché la protection des Macédoniens, Messène et Mégalopolis alloient y recourir, en se séparant de la ligue. Toutes les autres villes du Péloponèse ne devoient-elles pas avoir à peu près la même politique; puisque Cléomène, en promettant d’abolir les dettes et de faire un nouveau partage des terres dans ses conquêtes, avoit soulevé contre lui les citoyens qui jouissoient de la principale autorité dans le Péloponèse?

Ce qui a le plus vivement frappé Plutarque, c’est qu’après la défaite entière de Cléomène et des Spartiates à Sélasie, Antigone, surnommé Doson, et régent de la Macédoine pendant la minorité de Philippe, fils de Démétrius, mit en quelque sorte des entraves au Péloponèse. Sans doute que les peuples de la ligue Achéenne dûrent voir avec inquiétude les garnisons que Philippe tenoit à Corinthe et à Orchomène; sans doute que leur liberté en souffrit; mais est-ce un motif suffisant pour condamner Aratus? Les Péloponésiens auroient-ils été plus libres et plus heureux en se livrant à la foi de Lacédémone? La cour de Macédoine respecta leur gouvernement, leurs lois, leurs coutumes et leurs magistrats; l’ambitieux Cléomène n’auroit-il pas au contraire abusé insolemment de ses avantages?

Aratus a été un des plus grands personnages de l’antiquité; mais tel est le sort des hommes d’état, qu’on les juge souvent sans considérer que la politique, soumise à la fatalité des circonstances qui l’enchaînent, ne voit quelquefois autour d’elle que des écueils, et n’a de choix à faire qu’entre des malheurs. Aratus fait prendre à sa république, trop foible pour résister à Cléomène, le seul parti qui pouvoit prévenir sa ruine; il la retient sur le bord du précipice, il l’empêche d’y tomber; et on le blâme, parce que les Achéens, en conservant leur liberté, se trouvent forcés d’avoir des ménagemens pour la cour de Macédoine.

Puisqu’enfin les vices avec lesquels la Grèce s’étoit familiarisée ne lui permettoient plus de reprendre ce sage gouvernement qui l’avoit rendue autrefois heureuse et puissante, on regardera l’alliance que les Achéens contractèrent avec Antigone Doson comme l’événement le plus heureux pour les Grecs et les Macédoniens, si on fait attention à la guerre qui s’éleva bientôt entre les deux peuples les plus puissans du monde, et qui, préparant un maître aux nations, devoit leur donner de nouveaux intérêts.

Tandis que la Grèce s’occupoit du spectacle que lui présentoit la descente des Carthaginois en Italie, et qu’incertaine entre le génie d’Annibal et le génie de la république Romaine, elle ne prévoyoit point encore qu’elle seroit un jour la victime de cette guerre: «qu’il seroit à souhaiter, disoit Agelaüs de Naupacte, que les Dieux commençassent à nous inspirer des sentimens d’union et de concorde, afin que, réunissant nos forces, notre patrie se trouve à couvert des insultes des Barbares! Il n’est pas besoin, ajoutoit-il, de beaucoup de politique pour prévoir que le vainqueur, quel qu’il soit, Carthaginois ou Romain, ne se bornera point à l’empire de l’Italie et de la Sicile. Son ambition s’y trouveroit trop à l’étroit; il portera ses armes dans notre patrie. Si la nue qui nous menace du côté de l’occident vient à fondre sur nous, craignons de ne pouvoir résister à l’orage. Nous ne serons plus les maîtres de faire la guerre, ni de traiter de la paix à notre gré; nous serons condamnés à obéir.»

Pour justifier les justes alarmes d’Agelaüs, il suffiroit de faire connoître ici le génie des Romains, de rechercher les causes de la grandeur de ce peuple ambitieux, qui, étant parvenu de l’état le plus bas à la plus haute élévation, et poussé par les ressorts de son gouvernement à s’étendre, ne pouvoit cesser de vaincre qu’après avoir tout soumis, ou qu’après avoir été lui-même vaincu par sa prospérité. Les Romains en effet marchoient à la monarchie universelle; toutes leurs institutions en faisoient une nation guerrière qui devoit haïr le repos, parce que la guerre, loin de l’épuiser, multiplioit, par une espèce de prodige, ses forces et ses ressources. Ils avoient contracté depuis leur naissance l’habitude de se mêler dans les affaires qui devoient en apparence leur paroître indifférentes; il étoit impossible d’être leurs voisins, sans devenir leurs ennemis, ou leurs sujets sous le nom d’alliés; et leur ambition extrême étoit toujours cachée sous le voile de la justice, de la modération et de la magnanimité: la manière dont ils avoient subjugué l’Italie, la Sicile et la Sardaigne, apprenoit ce qu’ils feroient en s’agrandissant, et qu’ils retomberoient sur la Grèce ou sur la Macédoine dès qu’ils auroient vaincu l’Afrique.

«La Grèce ni la Macédoine, disoit Agelaüs, ne pourront jamais résister séparément aux forces du vainqueur. Nous avons besoin de votre secours, continuoit-il, en adressant la parole à Philippe, pour nous soutenir contre les barbares. Les Dieux vous ont mis en état de protéger notre liberté, profitez de cette faveur; mais en défendant les Grecs, songez que vous travaillez pour vous-même; songez que votre royaume trouvera à son tour dans leur amitié toutes les ressources nécessaires à sa grandeur. La bonne-foi doit être votre seule politique. Si les Grecs soupçonnent que vous ne défendiez l’entrée de leur pays aux étrangers que pour vous en réserver la conquête, je vous annonce que tout est perdu. Nos villes alarmées ne craindront point de s’allier aux Barbares; et la douceur de se venger de vous, les fera courir à leur ruine, pourvu qu’elles vous perdent.»

C’étoit à Philippe, instruit par le conseil d’Agelaüs, à qui ses lumières découvroient l’avenir, qu’il appartenoit de faire le rôle de Thémistocle dans une conjoncture si critique: quoiqu’il ne dût pas avoir affaire à des Xercès, à des Mardonius, ni à des soldats d’Asie, il auroit encore opposé aux légions romaines des hommes capables de les étonner, et peut-être même de mettre des bornes à leurs conquêtes, s’il eût continué à se conduire les principes sages et modérés qui illustrèrent le commencement de son règne, et qu’Antigone Doson lui avoit donnés.

La nature, disent les historiens, avoit réuni dans Philippe toutes les qualités qui honorent le trône. Il avoit l’esprit vif, étendu et pénétrant. Une valeur héroïque étoit d’autant plus propre à lui gagner les cœurs, qu’il possédoit en même temps cet art enchanteur de plaire, fruit de l’affabilité, jointe à la puissance et aux talens. Il aimoit la gloire avec passion, et ne pensoit pas qu’elle pût être unie à l’injustice. Une sage modération écartoit tous les soupçons qui auroient pu tenir les Grecs en garde contre lui. Tant de vertus disparurent en un jour; phénomène, si je puis parler ainsi, d’autant plus surprenant, que ce prince, entouré depuis long-temps de ces hommes vils qui ne peuvent s’élever à la fortune, qu’en rendant leur maître aussi méprisable qu’eux, sembloit avoir un caractère éprouvé.

Démétrius de Phare chatouilla l’ambition de Philippe, en lui faisant envisager la conquête de l’Italie comme une entreprise aisée après la bataille de Cannes. Les Romains, s’il falloit l’en croire, ne pouvoient se relever de leurs pertes; et il étoit impossible à une république aussi mal gouvernée que Carthage, d’affermir son empire sur les vaincus, et de conserver sa proie, si Philippe tentoit de la lui enlever. Ce prince, enivré des espérances que lui donnoit Démétrius, négligea sur-le-champ ses vrais intérêts, pour faire autant de fautes qu’il fit de démarches. Au lieu de profiter de ses avantages sur les Etoliens, et de les réduire à ne pouvoir plus troubler la paix de la Grèce, et la bonne intelligence qui régnoit entre le Péloponèse et la Macédoine, il rechercha leur amitié, et se rendit suspect, en faisant alliance avec un peuple qui étoit odieux à tous les Grecs: étrange conduite! de se brouiller avec ses voisins, parce qu’on médite la conquête d’une province éloignée.

Si Philippe croyoit que le génie puissant d’Annibal dût détruire la république Romaine, il devoit attendre, pour se livrer à son ambition, que l’Italie fût soumise à des marchands, qu’Annibal mourût, et que les Carthaginois cessassent d’être redoutables. S’il se défioit au contraire des succès de ce général, et que par une connoissance plus profonde du gouvernement, des mœurs et de la politique des Romains, il jugeât que leurs ressources étoient plus grandes que leurs pertes, et qu’il falloit les détruire pour les empêcher de devenir les maîtres du monde; il devoit sans doute, en se liguant avec Annibal, l’aider de toutes ses forces, et faire en sa faveur les efforts que Carthage elle-même auroit dû faire.

Cependant, il se laissa effrayer par les premières menaces que lui firent les Romains, en apprenant son traité, et passa d’une extrême confiance à une crainte extrême, quand il vit qu’ils conservoient les plus grandes espérances dans les plus grands malheurs, et qu’à demi vaincus, ils avoient le courage d’insulter les côtes de son royaume. Il se repentit de son entreprise; et n’y renonçant qu’à moitié, ne fit encore que de nouvelles fautes pour réparer celles qu’il avoit déjà faites. Juge-t-il qu’il doit se préparer à la guerre et se mettre en état de défense contre les Romains? Il oublie les sages conseils d’Agelaüs, croit que pour augmenter ses forces, il faut commencer par asservir la Grèce, et se fait follement un nouvel ennemi.

Chaque démarche de Philippe ne sert qu’à multiplier ses embarras et ses dangers. Il ne cherche que des prétextes pour subjuguer la Grèce; il s’indigne de la paix qui y règne, fait naître des troubles et ranime les anciennes divisions. Si les Messéniens ont dans leur ville des querelles domestiques, «n’avez-vous pas, dit-il aux riches, des lois pour réprimer l’insolence de la multitude? Manquez-vous de bras, dit-il au peuple, pour vous faire justice de vos tyrans?» Il fait empoisonner Aratus, Euryclide et Micon; ces attentats le rendirent infâme, et ses alliés devinrent ses ennemis. Les Achéens, malgré leur patience, se soulevèrent; et sous la conduite d’un aussi grand capitaine que Philopemen, qu’on a appelé le dernier des Grecs, et qui avoit pris Epaminondas pour modèle, ils défendirent leur liberté avec plus de courage que les Grecs n’auroient osé l’espérer. Philippe, dont toutes les espérances étoient évanouies, voyoit que l’Italie échappoit aux Carthaginois; il ne pouvoit réduire les Achéens, il redoutoit la vengeance des Romains: ses revers l’aigrirent, et ne consultant que sa colère et sa crainte, il devint enfin par désespoir le plus odieux des tyrans.

La république romaine conservoit encore cette austérité de mœurs qui l’a rendue si puissante, quand les Etoliens, l’Achaïe et Athènes l’invitèrent à les venger des violences de Philippe. Rome, enrichie des dépouilles de Carthage, pouvoit suffire aux frais des guerres les plus dispendieuses. Ses richesses renfermées dans le trésor public, n’avoient pas encore porté la corruption dans les maisons des citoyens. L’union la plus intime subsistoit entr’eux; et les dangers dont Annibal les avoit menacés, n’avoient fait que donner une nouvelle force aux ressorts du gouvernement. Les Romains, enfin, étoient plus persuadés que jamais que tout étoit possible à leur patience, à leur amour pour la gloire, et au courage de leurs légions. Quelque légère connoissance qu’on ait, de la seconde guerre punique, on doit sentir quelle étrange disproportion il y avoit entre les forces de la Macédoine et celles de la république Romaine, secondée par une partie des Grecs: aussi Philippe fut-il vaincu et obligé de souscrire aux conditions d’une paix humiliante, qui lui fit perdre les places qu’il occupoit dans la Grèce, le laissa sans vaisseaux et épuisa ses finances.

Les Romains essayèrent dès-lors, sur les Grecs, cette politique adroite et savante qui avoit déjà trompé et asservi tant de nations. Sous prétexte de rendre à chaque ville sa liberté, ses lois et son gouvernement, ils défendirent toute alliance, et mirent par-là la Grèce dans l’impuissance d’avoir un même intérêt et de se réunir. La république Romaine commença à dominer les Grecs par les Grecs mêmes; ce fut par leurs vices qu’elle voulut d’abord les avilir et les affoiblir, afin de les opprimer plus aisément par la force des armes. Elle se fit des partisans zélés, dans chaque ville, en comblant de bienfaits les citoyens qui lui furent les plus attachés. L’histoire a conservé les noms de plusieurs de ces hommes infâmes, qui, tour-à-tour délateurs de leurs concitoyens à Rome, et artisans de la tyrannie dans leur patrie, prétendoient qu’il n’y avoit plus dans la Grèce d’autre droit, d’autres lois, d’autres mœurs, d’autres usages que la volonté des Romains. Au moindre différend qui s’élevoit, la république offroit sa médiation pour accoutumer les Grecs à la reconnoître pour juge; ne parloit que de paix, parce qu’elle vouloit avoir seule le privilége de faire la guerre; donnoit des conseils, hasardoit quelquefois des ordres, mais toujours dans des circonstances favorables, et en cachant son ambition sous le voile spécieux du bien public.

Les Etoliens s’étoient promis de grands avantages en favorisant les armes des Romains contre Philippe; et pour toute récompense, ils se virent forcés à ne plus troubler la Grèce par leurs brigandages, et à périr de misère s’ils ne s’accoutumoient au travail, et ne réparoient par une industrie honnête les maux que leur faisoit la paix. Ils se crurent accablés sous une tyrannie insupportable; ils méditèrent une révolte; mais n’espérant pas de secouer le joug des Romains sans un secours étranger, ils firent passer quelques-uns de leurs citoyens à la cour de Syrie, pour engager Antiochus à prendre les armes contre la république Romaine. La défaite de ce prince, lui fit perdre l’Asie mineure; et les Grecs, désormais sans ressources, se trouvèrent enveloppés de toutes parts de la puissance des Romains.

Le premier fruit que les vainqueurs retirèrent de cet avantage, ce fut la ruine des Etoliens. La république Romaine leur accorda la paix, mais à condition que toujours prêts à marcher sous ses ordres, ils ne donneroient jamais aucun secours à ses ennemis ni à ceux de ses alliés. La ligue Etolienne paya deux cens talens aux Romains, et s’obligea de leur en donner encore trois cens dans l’espace de six années. Elle livra quarante de ses principaux citoyens qui furent envoyés à Rome, et il ne lui fut permis de choisir ses magistrats que parmi ses otages. Les villes de la confédération qui avoient désapprouvé son alliance avec Antiochus, furent déclarées libres. Enfin, les Romains donnèrent aux Acarnaniens, pour prix de leur fidélité, la ville et le territoire des Eniades. Ne pouvant plus offenser leurs voisins, les Etoliens, dit Polybe, tournèrent leur fureur contr’eux-mêmes; et leurs discordes domestiques les portèrent aux violences les plus atroces. Ce peuple acheva de venger les Grecs de son inhumanité, et on ne vit, dans toute l’Etolie, qu’injustices, confusion, meurtres et assassinats.

Les Grecs, toujours jaloux de leur liberté, et cependant de jour en jour moins libres, connurent la faute qu’ils avoient faite d’implorer la protection de la république Romaine contre Philippe: pour se venger d’un ennemi auquel ils pouvoient résister, ils s’étoient donné un maître auquel il falloit obéir. Ils virent avec joie que Persée tentât de sortir de l’abaissement où les Romains le tenoient; mais ce prince téméraire et timide fut vaincu comme Philippe son père, et traité avec plus de rigueur. Il orna le triomphe de Paul Emile; le trône de Philippe et d’Alexandre ne subsista plus; la Macédoine, qui avoit subjugué l’Asie entière, devint une province romaine: les vainqueurs en transportèrent les habitans d’une contrée dans l’autre pour la rendre docile et obéissante; et la Grèce vit avec frayeur une image du sort qui l’attendoit, si elle essayoit de se soulever contre une république, qui, commençant à perdre ses mœurs, commençoit à ne plus respecter ses lois; et que l’excès de sa prospérité invitoit déjà à abuser de son pouvoir.

Le sénat Romain prit l’habitude de citer devant lui les villes entre lesquelles il s’élevoit quelque différend; il ne proposoit que des conseils, il ne parloit que comme arbitre; mais les Grecs éprouvèrent que c’étoit un crime que de ne pas obéir. Au milieu de cet assujetissement général, la ligue seule des Achéens se piquoit d’un reste de liberté: elle régloit encore ses affaires domestiques, et faisoit des alliances, sans consulter le sénat; elle croyoit avoir des droits; elle en parloit sans cesse, et cependant étoit assez prudente pour n’oser presque pas en jouir. «Si ce que les Romains exigent de nous,» disoient d’après Philopemen les Achéens les plus accrédités dans leur nation, «est conforme aux lois, à la justice et aux traités que nous avons passés avec eux, ne balançons point à leur montrer une sage déférence; mais si leurs prétentions blessent notre liberté et nos usages, faisons-leur connoître les raisons que nous avons de ne pas nous y soumettre. Remontrances, prières, bon droit, tout est-il inutile; prenons les dieux à témoins de l’injustice qu’on nous fait, mais obéissons encore, et cédons à la violence, ou plutôt à la nécessité.»

Ce mêlange de soumission et de fermeté, de crainte et de courage, rendoit les Achéens suspects; et c’étoit par sa sagesse à prévenir les plus petits dangers que la république Romaine cimentoit chaque jour la grandeur de sa fortune. Elle craignit donc que l’orgueil des Achéens, s’il n’étoit réprimé, ne devînt contagieux dans la Grèce, et n’y réveillât le souvenir de son ancienne indépendance. D’ailleurs elle étoit parvenue à une trop haute élévation, et tous les peuples étoient trop humiliés devant elle, pour qu’elle ne confondît pas les remontrances et la rebellion. Se plaindre, c’étoit lui manquer de respect; et tout ce que l’Achaïe avoit d’honnêtes gens et de bons citoyens fut condamné par un décret de bannissement à abandonner sa patrie.

Cet exemple de sévérité auroit dû étouffer jusqu’à l’espérance de la liberté dans le Péloponèse; il y aigrit au contraire les esprits. On se plaignit, on murmura sans retenue; et comme si on eût voulu s’essayer à la révolte, en s’accoutumant à mépriser les Romains, on publia que leur empire n’étoit que l’ouvrage de la fortune. Quelqu’insensée que fut cette manière de penser, elle devoit s’accréditer chez un peuple vain, et qui, traitant les étrangers de barbares, se flattoit de posséder seul tous les talents. Les Achéens ne tardèrent pas à être les victimes de leur vanité. La république Romaine, qui ne cherchoit qu’une occasion de les humilier, profita du différent qui s’étoit élevé entr’eux et les Spartiates, pour nommer des commissaires qui, sous prétexte de les juger, étoient chargés d’affoiblir la confédération Achéenne, et de détacher de son alliance le plus de villes qu’il seroit possible, mais sur-tout Sparte, Argos, Corinthe, Orchomène et Héraclée.

Les Achéens osèrent donner des marques de mépris aux députés de Rome; mais cette république, dont la politique savoit si bien pousser à sa ruine un peuple assez sage pour s’en éloigner, et feindre de prêter une main secourable à celui qui s’y précipitoit de lui-même, dissimula l’injure qu’on avoit faite à ses ministres. Le sénat nomma de nouveaux commissaires, qu’il chargea de se conduire avec beaucoup de douceur, et d’inviter seulement les Achéens à rappeler leurs troupes, et cesser les hostilités qu’ils avoient commencées sur le territoire de Sparte.

Par cette conduite, en apparence si modérée, les Romains ne cherchoient qu’à mettre l’Achaïe dans son tort, et justifier l’extrême sévérité dont ils vouloient user à son égard. Plus ils affectoient de ménagemens et de modération, plus les Achéens enhardis montrèrent de fierté et d’insolence. Diéus et Critolaüs gouvernoient alors la ligue; et Polybe nous les dépeint comme deux scélérats, dont l’empire étoit absolu sur tout ce qu’il y avoit de citoyens déshonorés ou assez ruinés pour n’avoir rien à perdre dans la ruine de leur patrie. On crut, sur la foi de ces deux hommes, que la douceur affectée de la république romaine n’étoit que le fruit de sa crainte. Ils persuadèrent aux Achéens, qu’occupée par une troisième guerre contre un peuple aussi puissant que les Carthaginois, elle avoit d’abord tâché d’intimider les Grecs par une ambassade fastueuse; mais que cette voye ne lui ayant pas réussi, elle avoit envoyé de nouveaux ambassadeurs, dont la conduite plus modérée faisoit voir que les Romains n’osoient se faire de nouveaux ennemis, et se repentoient d’avoir ébranlé par leur tyrannie l’empire qu’ils avoient pris sur la Grèce, et dont il étoit temps qu’elle s’affranchit. «Puisque Rome tremble, disoient-ils, il faut renoncer aujourd’hui et sans retour à la liberté, ou profiter de cette dernière occasion pour la défendre et l’affermir.» Ces sentimens passèrent dans tous les cœurs, et les seconds députés des Romains n’eurent pas un succès plus heureux que les premiers.

Métellus qui commandoit en Macédoine, n’oublia rien pour dissiper l’erreur des Achéens, et les porter à obéir; mais tous ses efforts étant infructueux, il fit enfin marcher contr’eux les légions. L’Achaïe de son côté s’étoit préparée à la guerre; les armées se joignirent dans la Locride; et malgré l’échec considérable que les Achéens y reçurent, ils ne désespérèrent pas encore de leur salut. Critolaüs avoit été tué; Diéus, son collègue, rassembla à la hâte les débris de l’armée battue; et armant jusqu’aux esclaves, se crut en état de défier encore une fois la fortune des Romains.

Métellus, qui s’étoit avancé près de Corinthe, ne se lassoit point de faire de nouvelles propositions de paix, lorsque Mummius prit le commandement de l’armée. Ce consul, aussi fameux dans la Grèce par la rusticité de ses mœurs et son ignorance pour les arts qui la charmoient, que par la dureté dont il usa à son égard, défit entièrement les Achéens; et leur consternation égala après la bataille la confiance téméraire avec laquelle ils s’y étoient présentés.

Il étoit naturel que ce qui avoit échappé à l’épée des romains, se réfugiât dans Corinthe; et en défendant une place qui étoit la clef du Péloponèse, fit une résistance assez vigoureuse pour obtenir une capitulation honorable, ou justifier la témérité qui lui avoit mis les armes à la main. Mais les soldats consternés s’y crurent trop près de leurs vainqueurs; ils fuirent en se débandant dans l’intérieur du Péloponèse, et la plupart des Corinthiens, à qui l’effroi de l’armée s’étoit communiqué, abandonnèrent eux-mêmes leur ville. Mummius la livra au pillage. Tout citoyen qui n’avoit pas fui fut passé au fil de l’épée; femmes, filles, enfans, tout fut vendu. La superbe Corinthe fut réduite en cendres, et la liberté des Grecs ensevelie sous ses ruines. On abattit les murailles de toutes les villes qui avoient eu part à la révolte. Le gouvernement populaire fut aboli par-tout. En un mot, la Grèce perdit ses lois et ses magistrats, et, gouvernée par un prêteur, devint une province Romaine, sous le nom de province d’Achaïe.

Tel fut le sort de la nation peut-être la plus illustre de l’antiquité, et dont la réputation, dans sa décadence même, donna de la jalousie aux Romains. Est-il un peuple dont l’histoire offre aux méditations de la politique des maximes plus sûres et en plus grand nombre sur tout ce qui peut faire le bonheur ou le malheur des sociétés? Depuis Lycurgue, jusqu’au temps malheureux que l’ambition alluma la guerre du Péloponèse, s’il s’éleva quelques querelles entre les Grecs, les haines et les vengeances ne furent point implacables; leurs institutions étoient telles, que la raison reprenant promptement son empire sur les passions, la paix étoit rétablie avant qu’on eût éprouvé l’impuissance de continuer la guerre, ou conçu l’espérance de faire des conquêtes. L’amour de la paix, toujours uni à l’amour de la gloire, ne dégénéra point pendant ces temps heureux en une indolence molle et oisive, qui, en rendant la Grèce méprisable à ses voisins, lui auroit fait des ennemis. Les Grecs, préparés par leurs jeux aux exercices de la guerre, étoient toujours prêts à défendre leur patrie; ils auroient plutôt péri que de souffrir un affront; et par une espèce de prodige, ces citoyens soldats n’abusoient cependant, ni de leur courage, ni de leur discipline, ni de leurs avantages contre leurs voisins, et ne songeoient point à les dépouiller de leurs biens.

La Grèce n’a eu presqu’aucune république qui ne se soit rendue célèbre. Je ne parlerai point d’Athènes, de Corinthe, de l’Arcadie, de la Béotie, etc. Mais quelle société offrit jamais à la raison un spectacle plus noble, plus sublime que Lacédémone? Pendant près de six cents ans les lois de Lycurgue, les plus sages qui aient été données aux hommes, y furent observées avec la fidélité la plus religieuse. Quel peuple aussi attaché à toutes les vertus que les Spartiates, donna jamais des exemples si grands, si continuels de modération, de patience, de courage, de magnanimité, de tempérance, de justice, de mépris des richesses, et d’amour de la liberté et de la patrie? En lisant leur histoire, nous nous sentons échauffer; si nous portons encore dans le cœur quelque germe de vertu, notre ame s’élève, et semble vouloir franchir les limites étroites dans lesquelles la corruption de notre siècle nous retient.

Quoi qu’en dise un des plus judicieux écrivains de l’antiquité, qui cherche à diminuer la gloire des Grecs, leur histoire ne tire point son principal lustre du génie et de l’art des grands hommes qui l’ont écrite. Peut-on jeter les yeux sur tout le corps de la nation Grecque, et ne pas avouer qu’elle s’élève quelquefois au-dessus des forces de l’humanité? On voit quelquefois tout un peuple être magnanime comme Thémistocle, et juste comme Aristide. Salluste nieroit-il que Marathon, les Thermopyles, Salamine, Platée, Micale, la retraite des dix mille, et tant d’autres exploits exécutés dans le sein même de la Grèce pendant le cours de ses guerres domestiques, ne soient au-dessus des louanges que leur ont données les historiens? Les Romains n’ont vaincu les Grecs que par les Grecs mêmes. Mais quelle auroit été la fortune de ces conquérants, si au lieu de porter la guerre dans la Grèce corrompue par mille vices, et affoiblie par ses haines et ses divisions intestines, ils y avoient trouvé ces capitaines, ces soldats, ces magistrats, ces citoyens qui avoient triomphé des armes de Xercès? Le courage auroit alors été opposé au courage; la discipline à la discipline; la tempérance à la tempérance; les lumières aux lumières; l’amour de la liberté, de la patrie et de la gloire, à l’amour de la liberté, de la patrie et de la gloire.

Un éloge particulier que mérite la Grèce, c’est d’avoir produit les plus grands hommes dont l’histoire doive conserver le souvenir. Je n’en excepte pas la république Romaine, dont le gouvernement étoit toutefois si propre à échauffer les esprits, exciter les talents, et les produire dans tout leur jour. Qu’opposera-t-elle à un Lycurgue, à un Thémistocle, à un Cimon, à un Epaminondas, etc? On peut dire que la grandeur des Romains est l’ouvrage de toute la république; aucun citoyen de Rome ne s’élève au-dessus de son siècle et de la sagesse de l’état, pour prendre un nouvel essor et lui donner une face nouvelle. Chaque Romain n’est sage, n’est grand que par la sagesse et le courage du gouvernement; il suit la route tracée, et le plus grand homme ne fait qu’y avancer de quelques pas plus que les autres. Dans la Grèce, au contraire, je vois souvent de ces génies vastes, puissans et créateurs, qui résistent au torrent de l’habitude, qui se prêtent à tous les besoins différens de l’état, qui s’ouvrent un chemin nouveau, et qui, en se portant dans l’avenir, se rendent les maîtres des événemens. La Grèce n’a éprouvé aucun malheur qui n’ait été prévu long-temps d’avance par quelqu’un de ses magistrats; et plusieurs citoyens ont retiré leur patrie du mépris où elle étoit tombée, et l’ont fait paroître avec le plus grand éclat. Quel est au contraire le Romain qui ait dit à sa république, que ses conquêtes devoient la mener à sa ruine? Quand le gouvernement se déformoit, quand on abandonnoit aux proconsuls une autorité qui devoit les affranchir du joug des lois, quel Romain a prédit que la république seroit vaincue par ses propres armées. Quand Rome chanceloit dans sa décadence, quel citoyen est venu à son secours, et a opposé sa sagesse à la fatalité qui sembloit l’entraîner?

Dès que les Romains cessèrent d’être libres, ils devinrent les plus lâches des esclaves. Les Grecs, asservis par Philippe et Alexandre, ne désespérèrent pas de recouvrer leur liberté; ils surent en effet se rendre indépendans sous les successeurs de ces princes. S’il s’éleva mille tyrans dans la Grèce, il s’éleva aussi mille Trasibule.

Ecrasée enfin sous le poids de ses propres divisions et de la puissance Romaine, la Grèce conserva une sorte d’empire, mais bien honorable sur ses vainqueurs. Ses lumières et son goût pour les lettres, la philosophie et les arts la vengèrent, pour ainsi dire, de sa défaite, et soumirent à leur tour l’orgueil des Romains. Les vainqueurs devinrent les disciples des vaincus, et apprirent une langue que les Homère, les Pindare, les Thucydide, les Xenophon, les Démosthènes, les Platon, les Euripide, etc. avoient embellie de toutes les graces de leur esprit. Des orateurs qui charmoient déjà Rome allèrent puiser chez les Grecs ce goût fin et délicat, peut-être le plus rare des talens, et ces secrets de l’art qui donnent au génie une nouvelle force; ils allèrent, en un mot, se former au talent enchanteur de tout embellir. Dans les écoles de philosophie, où les romains les plus distingués se dépouilloient de leurs préjugés, ils apprenoient à respecter les Grecs; ils rapportoient dans leur patrie leur reconnoissance et leur admiration, et Rome rendoit son joug plus léger; elle craignoit d’abuser des droits de la victoire, et par ses bienfaits distinguoit la Grèce des autres provinces qu’elle avoit soumises. Quelle gloire pour les lettres d’avoir épargné au pays qui les a cultivées des maux dont ses législateurs, ses magistrats et ses capitaines n’avoient pu le garantir? Elles sont vengées du mépris que leur témoigne l’ignorance; et sûres d’être respectées quand il se trouvera d’aussi justes appréciateurs du mérite que les Romains.

Fin des Observations sur l’histoire de la Grèce.


OBSERVATIONS
SUR
LES ROMAINS.


AVERTISSEMENT.

Il y a dix ans que je fis imprimer des réflexions sur l’Histoire Romaine et sur l’Histoire de France, sous le titre de Parallèle des Romains et des Français. Le public, qui se plaît quelquefois à encourager les jeunes écrivains, fit à mon ouvrage un accueil favorable; mais je ne fus pas long-temps à m’apercevoir que ce que je prenois pour une justice de sa part n’étoit qu’une grâce. Quelques personnes, dont je respecte infiniment les lumières, me firent l’honneur de me croire digne de leurs critiques, et quand, avec ce secours, je vins à revoir mon ouvrage de sang-froid, je trouvai qu’un plan que j’avois jugé très-judicieux, n’étoit en aucune façon raisonnable. Nul ordre, nulle liaison dans les idées, des répétitions sans nombre, des objets présentés sous un faux jour; ce n’étoit pas là les seuls défauts où m’avoit fait tomber la manie du parallèle. Je m’étois vu forcé à passer sous silence plusieurs choses nécessaires, pour faire connoître les peuples dont j’examinois l’histoire, et ce qui est un bien plus grand mal, d’en dire plusieurs que je n’aurois pas dû penser. Au lieu de vouloir corriger mon parallèle incorrigible, pour en faire une nouvelle édition, j’ai cru qu’il falloit composer deux ouvrages tout nouveaux. Je donne aujourd’hui ce qui regarde les Romains; heureux, si en voulant réparer une première faute je n’en fais pas une seconde!

Qualis status urbis, quæ mens exercituum, quis habitus provinciarum, quid in toto terrarum orbe validum, quid ægrum fuerit, ut non modo casus eventusque rerum, sed ratio etiam causæque noscantur.

(Tac. Hist. Liv. I.)

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