Collection complète des oeuvres de l'Abbé de Mably, Volume 4 (of 15)
OBSERVATIONS
SUR
LES ROMAINS.
LIVRE PREMIER.
Quand Romulus jeta les fondemens de Rome, l’Italie, composée de presqu’autant d’états différens qu’il y avoit de villes, offroit une image de la société naissante. Chaque république n’y possédoit guère que les terres nécessaires pour nourrir ses habitans; ils vivoient du travail de leurs mains, et la pauvreté ne permettant encore qu’à peu de passions d’agir, tenoit lieu de cette foule d’institutions, par lesquelles la politique a dû réprimer depuis les vices qui sont une suite nécessaire de la politesse et du luxe des grands états.
Une valeur brutale fut la seule vertu des esclaves fugitifs et des brigands à qui Rome servit d’asyle; ce n’étoit pas des citoyens, mais des soldats unis par le désir commun de piller. Plus ils avoient besoin d’apprendre à obéir, moins il étoit aisé de les accoutumer au joug des lois, et Romulus qui craignoit leur indocilité, ne parut législateur que pour se démettre de l’autorité qui sembloit lui appartenir. Après avoir distribué Rome, selon ses différens quartiers, en tribus[1] et en curies, dont chacune devoit, à la pluralité des voix, former un suffrage dans les assemblées du champ de Mars et de la place publique; il laissa aux Romains tout ce qui constitue en effet l’autorité souveraine, c’est-à-dire, le droit d’ordonner de la guerre et de la paix, de faire ou de changer les lois, et de choisir les magistrats. Mais ce prince ambitieux étoit trop jaloux du commandement, pour ne pas retirer d’une main ce qu’il accordoit de l’autre à ses sujets; et tandis que cédant à la nécessité, il feignoit de n’être que l’organe de leur volonté, il aspiroit en secret à être l’ame de leurs mouvemens.
La création d’un sénat et les prérogatives qui lui furent accordées, telle que de servir de conseil au prince, de porter aux assemblées de la nation les matières sur lesquelles elle devoit délibérer, d’être chargé d’en exécuter les ordres, ou d’en faire observer les lois, loin de porter atteinte à la liberté publique, auroient affermi ses fondemens, si le peuple eût disposé des places du sénat. Mais comme Romulus avoit lui-même choisi les premiers sénateurs, il se réserva le droit de nommer à son gré leurs successeurs; et l’on imagine sans peine combien ce nouveau privilége dut augmenter le crédit d’un prince qui étoit déjà le premier juge de ses citoyens, général d’armée et chef de la religion. On briguoit sa faveur pour obtenir une place dans le sénat; Romulus, qui ne devoit être qu’un magistrat, eut des courtisans; et plus leur nombre se multiplia, plus son autorité fut grande dans les comices.
Sans doute que ce prince, qui voyoit avec plaisir l’orgueil des nouveaux sénateurs, et avec quel soin ils cherchoient à former un corps séparé du peuple, sentit que s’il réussissoit à établir une distinction entre les familles Romaines, et à former une noblesse dont la qualité propre est dans tous les temps et dans tous les lieux de mépriser le peuple, il en résulteroit des haines et une diversité d’intérêts avantageuse à son autorité. Il affecta donc pendant tout son règne de n’élever à la dignité de sénateurs que les fils de ceux qui en avoient été honorés. Numa suivit cet exemple sans avoir les mêmes vues; et sous ses successeurs, les familles qui descendoient des deux cents sénateurs que Romulus avoit créés, abusant d’un usage qui leur étoit favorable, se crurent seules en droit d’entrer dans le sénat. Ces prétentions choquèrent le peuple, et quand il en murmura, Tarquin l’ancien, qui ne songeoit qu’à faire disparoître l’égalité, le seul principe solide de la liberté, créa cent nouveaux sénateurs[2] dans l’ordre des plébéïens; et satisfaisant par cette politique les familles puissantes du peuple, qui souffroient impatiemment l’orgueil et les distinctions des patriciens, il assura l’état encore douteux de la noblesse[3].
Dès-lors un prince habile à profiter des passions des Romains, ne fut plus réduit à n’être que le ministre de la république; il dominoit les nobles par l’ambition qu’ils avoient d’entrer dans le sénat, et tour-à-tour, il pouvoit, suivant les circonstances, se servir de son crédit auprès des sénateurs pour étendre son empire sur les plébéïens, et de l’autorité de ceux-ci pour intimider le sénat et lui en imposer. Quelque considérables que fussent ces progrès de l’autorité royale, ils ne nuisoient point encore au bien public. Le peuple gouverné sans qu’il s’en aperçut, conservoit cette dignité, qui seule est capable de le rendre bon citoyen: la noblesse, toujours contenue dans le devoir par le prince et par le peuple, n’osoit, malgré son orgueil et sa puissance, s’abandonner à des prétentions immodérées; et le prince obligé de mesurer toutes ses démarches, et de n’agir que par insinuation, ne laissoit craindre de sa part ni injustice ni violence. En un mot, toutes les parties de l’état étoient contraintes de se respecter les unes les autres, et de cet intérêt particulier de chaque ordre de la nation, naissoit naturellement le remède des maux passagers que produisoient les passions.
Ce ne devoit être qu’un prince méchant qui tentât d’altérer cette constitution; sa ruine cependant fut l’ouvrage d’un prince modéré, de Servius Tullius même, qui, au rapport des historiens, avoit songé à abdiquer la couronne, pour ne laisser au-dessus de ses sujets que les lois, dont deux magistrats annuels devoient être les ministres. Soit que sans en prévoir les suites fâcheuses, il fût entraîné par le projet de ses prédécesseurs d’agrandir le pouvoir des patriciens; soit que fatigué des mouvemens et des débats de la place publique, il craignît qu’ils ne dégénérassent en séditions, ou qu’il crût juste de confier toute l’administration de la république à ceux qui, par leur fortune, y devoient prendre un plus grand intérêt; il ne travailla qu’à abaisser les plébéïens, et il y réussit sous prétexte de faire un établissement qui leur fut avantageux.
Il faut se rappeler que dans le partage que Romulus fit du territoire de Rome, chaque citoyen eut deux arpens de terre, et que les fortunes étant égales, chacun contribua également aux charges de l’état. Depuis il s’étoit fait de grands changemens dans les possessions; et quoique plusieurs familles ne jouissent d’aucun domaine, tandis que d’autres avoient considérablement augmenté le leur, on suivoit toujours la même méthode à l’égard des subsides. Tullius en fit aisément sentir l’injustice; le peuple demanda un remède à ce désordre, qui lui paroissoit intolérable; et la noblesse, peut-être instruite des desseins secrets du prince, ou qui craignoit d’engager par sa résistance les plébéïens à demander un nouveau partage des terres, consentit à payer les impositions d’une manière proportionnée à ses richesses.
Tullius fit le cens, c’est-à-dire, le dénombrement des citoyens, et chacun donna une déclaration fidelle de ses biens. Après cette opération, rien n’étoit plus aisé que d’asseoir les impôts avec égalité, sans rien changer à l’ancienne distribution des Romains en tribus et en curies: mais Tullius, qui se proposoit un autre but, imagina de partager ses sujets en six classes à raison de leurs richesses, et subdivisa ensuite ces six classes en cent quatre-vingt-treize centuries, qui paieroient chacune la même imposition. La noblesse, enrichie par ses usures[4], et qui s’étoit emparée de la plupart des terres conquises, composa donc elle seule un plus grand nombre de centuries que le peuple entier; et elle devoit par conséquent être maîtresse des délibérations du champ de Mars et de la place publique, dès que Tullius, profitant de la faveur qu’avoit acquis sa politique artificieuse, auroit introduit l’usage de convoquer les comices par centuries[5]. Cette pernicieuse nouveauté fut établie, et les plébéïens, qui jusque-là avoient possédé toute l’autorité, parce qu’ils avoient dans chaque tribu ou dans chaque curie un nombre de voix beaucoup supérieur à celui des patriciens, se trouvèrent même privés du droit de suffrage; car il arriva très-rarement depuis, que pour former les décrets des assemblées publiques, on fut obligé de consulter quelqu’une des quatre-vingt-treize dernières centuries qui comprenoient les plébéïens[6].
Un changement si considérable dans la constitution des Romains devoit causer leur perte. Si le peuple, las de comparoître inutilement dans les comices, se portoit à quelqu’entreprise violente pour recouvrer son autorité, il étoit à craindre qu’il n’ébranlât l’état encore mal affermi. S’il se soumettoit patiemment à sa nouvelle servitude, il falloit qu’il tombât dans cette espèce d’engourdissement qui rend le citoyen inutile à sa patrie. La noblesse, de son côté, n’avoit acquis le frivole avantage de faire un corps séparé des plébéïens, et d’opiner seule dans les affaires de la république, que pour se mettre dans la nécessité d’obéir servilement à ses rois. Vouloit-elle se servir de son pouvoir et s’opposer à leur volonté? la simple menace de convoquer les comices par tribus ou par curies, c’est-à-dire, de la confondre avec le peuple, servoit d’entrave à son ambition. L’autorité royale acquérant donc de jour en jour de nouvelles forces, étoit prête à tout envahir; et cependant la politique ne découvre point ce qui auroit rendu les Romains supérieurs à leurs voisins, ni pu soumettre enfin le monde à leur domination, s’ils eussent continué d’obéir à des rois qui n’auroient pas été les simples magistrats d’un état libre. Le gouvernement monarchique est nécessaire à un peuple trop corrompu par l’avarice, le luxe et le goût des plaisirs pour aimer sa patrie; mais il n’est point fait pour une nation pauvre, foible, grossière et dont les citoyens n’ont encore ni art, ni industrie, ni fortune qui les occupent dans le sein de leur famille. D’ailleurs Rome, prenant les passions de ses maîtres, et gouvernée par des princes d’un caractère différent, n’auroit eu aucune maxime constante ni aucune vue suivie. Elle auroit passé au hasard de la guerre à la paix. Sans parler des rois méchans, imbécilles ou voluptueux qui auroient avili leur trône et déshonoré leurs sujets, les Romains auroient eu à craindre jusqu’aux vertus de quelques-uns de leurs rois; de nouveaux Numa auroient fermé le temple de Janus, quand il eût fallu accabler un ennemi. Un prince eût eu un courage héroïque dans des circonstances où il n’eut fallu qu’être prudent, et l’autre n’eût montré que de la prudence quand il auroit fallu être audacieux. En un mot, les Romains, sans caractère, sans vertus, mais heureux ou malheureux suivant qu’on les eût bien ou mal gouvernés, c’est-à-dire, n’ayant que rarement des succès, auroient enfin subi eux-mêmes le sort des peuples qu’ils soumirent.
Le mépris par lequel les grands se vengèrent de la haine que leur montroit le peuple, et leur indifférence commune pour le bien public, suites nécessaires des changemens survenus dans le gouvernement, donnèrent à Tarquin l’audace d’usurper la couronne[7], et l’espérance d’asservir sa patrie. Il eut la politique d’un usurpateur; il flatta les soldats et les enrichit pour les attacher à ses intérêts; et tandis qu’il amusoit la multitude par des fêtes et en élevant des édifices publics, il fit périr les patriciens qui lui portoient ombrage, et n’épargna que ceux qui, n’ayant ni le courage de venger leur patrie, ni la lâcheté d’être les témoins tranquilles de sa servitude, s’étoient eux-mêmes exilés de Rome. On ne peut refuser à ce prince des talens supérieurs. Il avoit presqu’accoutumé les Romains au pouvoir arbitraire; l’usage des comices étoit oublié, et il est vraisemblable qu’il auroit affermi sa domination, si son fils, se bornant à faire à un ordre de citoyens des injures qui auroient flatté le ressentiment et la jalousie de l’autre, n’eût commis une action infâme qui fut un affront commun pour tous les Romains, et souleva à la fois tous les esprits.
Les Tarquins furent chassés de Rome par un décret public[8]; le peuple pilla leur palais; la haine qu’on portoit au roi, s’étendit sur la royauté même, et on dévoua aux Dieux infernaux quiconque entreprendroit de la rétablir. Tant d’emportement sembloit annoncer le retour de la liberté; mais la ruine d’un tyran n’est presque jamais la ruine de la tyrannie; et les causes qui avoient préparé à Rome le despotisme de Tarquin, empêchoient qu’on ne pût y rétablir les principes d’une sage république. La révolution, il est vrai, ne donna d’abord qu’un même esprit aux nobles et aux plébéïens; mais c’est que leur péril fut d’abord le même. Ils montreront le même zèle et le même courage, tant qu’il s’agira de défendre leur ville et de repousser le tyran; mais dès que le calme sera rétabli, les anciennes jalousies renaîtront; et tandis que le sénat voudra gouverner, les plébéïens prétendront être libres.
Brutus auroit fait une faute énorme, si dans le moment que tous les yeux étoient fixés sur lui, il eût tenté, pour établir une vraie liberté dans Rome, de ramener entre les citoyens l’égalité qui avoit fait leur bonheur avant la distinction des Romains en familles nobles et en familles plébéïennes, et l’établissement des centuries. Laisser entrevoir aux patriciens qu’il falloit renoncer à leurs prérogatives, tandis qu’ils se flattoient de posséder tout le pouvoir dont les rois avoient joui; ou faire soupçonner au peuple que les comices ne se convoqueroient plus par tribus et par curies, dans le temps qu’il s’armoit pour conquérir sa liberté, c’eût été distraire les deux ordres de la république de l’objet qui devoit les occuper entièrement, les aigrir l’un contre l’autre, et faire, en un mot, une diversion en faveur de Tarquin et de la tyrannie. Brutus prit sagement le parti contradictoire de satisfaire à la fois les prétentions du sénat, et de persuader aux plébéïens qu’ils n’obéiront plus qu’aux lois qu’ils auront faites. Je conçois que par cette conduite les lois et les préjugés des Romains doivent se trouver en opposition, et que des droits que Brutus donne au sénat, et des espérances dont il enivre le peuple, il résultera des dissentions domestiques. N’importe, Brutus est justifié, parce que Tarquin est aux portes de Rome, qu’il rassemble des forces formidables, et que les querelles des Romains ne sont qu’un mal éloigné. Le temps, des circonstances heureuses, mille événemens imprévus pourront remédier au vice du gouvernement; mais l’union seule des citoyens de Rome peut triompher de Tarquin.
Quelque puissance qu’eussent acquis le sénat et la noblesse, le peuple crut d’abord être libre, parce qu’il étoit heureux. On le ménagea avec un soin extrême tant qu’on craignit Tarquin; mais tout changea de face quand on apprit sa mort[9]. Le vice commun des hommes c’est de ne juger de leur autorité que par l’abus qu’ils en font, et les grands auroient cru n’avoir rien gagné par l’exil des rois, s’ils n’avoient gouverné aussi despotiquement qu’eux. Les consuls ne convoquèrent les comices que par centuries, et dans ces assemblées où la noblesse dominoit, elle souscrivoit à toutes les propositions du sénat, qui, pour la récompenser de sa complaisance, lui permettoit à son tour d’exercer toutes sortes de violences sur les plébéïens. On les chassoit de leur héritage, on les condamnoit à l’esclavage ou à des peines ignominieuses; chaque patricien étoit un nouveau Tarquin; mais le peuple, encore tout plein des promesses de Brutus et de l’orgueil que lui avoient inspiré les bienfaits de Publicola[10], n’avoit pas acheté sa liberté par une guerre qui fit éclater tant d’héroïsme, pour porter avec lâcheté le joug d’une foule de tyrans.
Rome paroissoit en quelque sorte entourée d’écueils, et il étoit bien difficile qu’elle pût tous les éviter. Si le sénat et la noblesse se conduisoient avec assez d’adresse et de courage pour conserver l’autorité qu’ils avoient usurpée, le peuple devoit tomber dans une servitude encore plus fâcheuse que celle qu’il avoit éprouvée sous les Tarquins: car l’aristocratie, si elle n’est tempérée par de sages institutions, est toujours plus dure que la monarchie. Les plébéïens méprisés, accablés, et par conséquent mauvais citoyens d’une patrie qu’ils n’auroient point aimée, n’auroient senti aucun avantage à obéir plutôt au sénat et aux patriciens qu’aux ennemis même de Rome. Les Volsques, les Hernites, les Fidenates auroient été des voisins dangereux; ils se seroient servis, pour ruiner la république, du vice intérieur du gouvernement qui auroit détaché de ses intérêts la plus grande partie des citoyens. L’état qui, dans des commencemens encore si foibles, avoit besoin de chaque citoyen, et de multiplier ses forces et ses talens par l’émulation qu’inspire la liberté, n’auroit armé que des esclaves pour sa défense; mais des esclaves n’ont jamais bien défendu leur patrie. Ainsi le sénat sans ressources dans les dangers, eût enfin perdu la république, et vu passer dans les mains de quelqu’un de ses ennemis cette puissance qu’il n’auroit pas voulu partager avec les plébéïens.
Que le peuple, au contraire, aigri par les injures qu’il recevoit de la noblesse, et presque toujours extrême, dès qu’une fois il est ambitieux, eût accablé le sénat pour en secouer le joug, le sort des Romains n’auroit pas été plus heureux. Le gouvernement eût été changé en une pure démocratie, et tous les ouvrages des politiques ne respirent que le mépris pour cette police, toujours voisine de l’anarchie, et où la multitude, abusant à son gré de l’autorité souveraine, a tantôt toutes les fureurs et tous les caprices d’un tyran, et tantôt toute la foiblesse d’un prince imbécille.
Il étoit encore plus à craindre que la république romaine n’éprouvât les mêmes révolutions qui causèrent tant de maux dans la plupart des villes de la Grèce, après que la royauté y eut été détruite. Le gouvernement n’y prit aucune forme assurée, et les nobles et le peuple, tour-à-tour maîtres de l’état, ne s’appliquoient qu’à se ruiner réciproquement. Si les Romains avoient été exposés aux mêmes désordres, toujours esclaves ou tyrans, et entièrement occupés de leurs haines domestiques, ils auroient, comme les Grecs, sacrifié leur patrie aux intérêts particuliers des factions et des partis qui l’auroient déchirée.
Heureusement l’horreur que les violences de Tarquin avoient inspirée contre la royauté, subsistoit encore dans toute sa force, quand le peuple commença à se plaindre des injures qu’il éprouvoit des patriciens. Il ne se trouva par conséquent dans la république ni un Sp. Cassius[11], ni aucun de ces ambitieux, qui, se faisant dans la suite un art d’envenimer les esprits, ne cherchoient, à la faveur des dissentions, qu’à se faire un parti qui les mît en état d’usurper la souveraineté. Peut-être eût-il été facile dans la naissance des troubles, de surprendre le peuple, et de l’engager dans quelque démarche qui l’auroit nécessairement porté aux plus grands excès; mais il en étoit incapable tant qu’il se conduiroit par son propre sentiment. Les plébéïens, sans qu’ils s’en défiassent, étoient accoutumés à respecter le sénat[12]. Ils estimoient l’avantage d’une naissance illustre, en haïssant ceux qui le possédoient; et la pompe des magistratures et du commandement en imposoit, malgré eux, à leur imagination. D’ailleurs, après avoir défendu Rome aux dépens de tout son sang, chaque citoyen l’aimoit comme l’ouvrage de ses mains, la regardoit comme un trophée élevé à sa valeur, et se croyoit en quelque sorte comptable de l’élévation à laquelle elle étoit destinée sur la foi de plusieurs oracles.
Le peuple, las de demander et d’espérer quelque soulagement, se contenta donc de s’exiler de sa patrie, lorsqu’il ne tenoit qu’à lui de se venger de la dureté de ses tyrans et de les punir. Cette conduite n’annonçoit pas des vues ambitieuses de la part de la multitude; mais c’étoit n’échapper à un danger que pour tomber dans un autre. Il étoit naturel que la noblesse abusât de la modération des plébéïens pour cimenter sa puissance; et elle y eût réussi sans peine, en feignant d’en abandonner une partie. Heureusement les sénateurs ne virent pas du même œil la retraite du peuple sur le Mont-Sacré[13]. Les uns, qui avoient pour chef Appius Claudius, homme dur et inflexible, vouloient follement qu’on punît, ou du moins qu’on méprisât les révoltes; les autres, à qui Menenius, Agrippa et la famille des Valériens inspirèrent leurs sentimens, n’avoient que de la crainte et tâchoient en vain de la déguiser sous le dehors de la prudence. Il se présentoit un milieu entre la rigueur indiscrette d’Appius et la foiblesse timide des Valériens, et c’étoit de prévenir les demandes du peuple par quelque bienfait, tel qu’une loi qui eût aboli une partie des dettes, diminué l’usure, ou donné aux plus pauvres citoyens quelques domaines de la république. La fermentation des esprits ne permit pas de prendre ce parti, et le sénat s’écarta de ses intérêts pour se livrer à de longs débats. Plus un parti mit de chaleur à défendre son sentiment, plus l’autre s’opiniâtra à ne se pas rendre. Tandis qu’on délibère, qu’on s’offense, et que de deux avis opposés il s’en forme enfin un troisième, qui décèle à la fois la crainte du sénat et son extrême répugnance à rendre justice aux mécontens, les plébéïens ont eu le temps de réfléchir sur leur situation et de connoître leurs forces. Ils se rappellent les promesses vaines par lesquelles on les a trompés si souvent; ils se sont donnés des chefs; ils ne se plaignent plus seulement du passé, ils s’occupent de l’avenir; il faut calmer leurs alarmes, assurer leur sort, et le sénat est enfin forcé de traiter avec eux, et en leur accordant des magistrats, de leur donner un pouvoir qui leur inspirera nécessairement de l’ambition.
Les députés du sénat s’imaginèrent gagner beaucoup, en profitant de l’empressement indiscret que le peuple témoignoit de rentrer dans Rome, pour ne stipuler que d’une manière vague les priviléges et les droits des tribuns qu’il venoit d’élire. Mais si la noblesse, par cette politique, croyoit ne rien donner ou se réserver un prétexte de revenir contre ses engagemens dans des circonstances plus favorables, le peuple, de son côté, pensoit avoir obtenu beaucoup plus qu’on ne lui avoit accordé. Chaque parti devoit étendre ses prétentions à la faveur de l’obscurité ou de l’indécision des articles qu’on avoit arrêtés; et la république, dont les maux n’étoient que palliés, alloit être encore troublée par les entreprises des mécontens.
Les tribuns n’avoient ni marque extérieure de magistrature, ni même de tribunal. Assis humblement à la porte du sénat, il ne leur étoit permis d’y entrer que quand les consuls les y appeloient, et toute leur fonction consistoit à s’opposer aux décrets de ce corps, lorsqu’ils les croyoient nuisibles aux intérêts des plébéïens. Peut-être étoit-il encore temps de faire oublier le tribunal. Que les grands n’eussent pas continué à vouloir dominer impérieusement, et le peuple n’auroit pas senti le besoin d’avoir un protecteur. Ce fut l’orgueil de la noblesse qui irrita l’ambition des tribuns, et leur fit imaginer les prérogatives dont ils devoient jouir en qualité de défenseurs du peuple. Marcius Coriolan étoit un des plus honnêtes hommes de la république; cependant il ouvrit l’avis odieux, pendant une famine dont Rome étoit affligée, de ne secourir le peuple qu’à condition qu’il renonçât aux droits qu’il avoit usurpés sur le Mont-Sacré: à ce trait, qu’on juge de l’esprit des grands; mais plus ils travailloient à avilir et ruiner les tribuns, plus ces magistrats sentirent que la défensive à laquelle ils étoient réduits ne mettoit pas leur ordre en sûreté; et que, pour se défendre avec avantage, il falloit oser attaquer. Ils firent un effort, et bientôt ils s’arrogèrent le privilége de convoquer les comices, et de les assembler par tribus dans les affaires qui intéressoient directement le peuple, tels que l’élection des magistrats ou les procès qui leur étoient intentés, les appels autorisés par la loi Valeria, et l’établissement des lois générales.
Ces succès des tribuns changèrent toute la forme du gouvernement, et dès que le peuple fut rentré dans l’exercice de la souveraineté dont il avoit joui avant la création des centuries, Rome commença à offrir le spectacle d’une république parfaite. J’ai tâché de développer, dans un autre ouvrage,[14] l’art avec lequel Lycurgue, en confiant au peuple de Sparte toute l’autorité publique, avoit cependant purgé cette démocratie des vices qui lui sont naturels, et l’enrichit même de tous les avantages qui paroissent les plus propres à l’aristocratie et au gouvernement monarchique. Je dois remarquer, dans celui-ci, que le hasard produisit à Rome ce que le plus sage des législateurs avoit fait dans sa patrie. Lycurgue voulut que le peuple fût l’arbitre de toutes les opérations de la république, afin qu’il eût les vertus que l’amour de la liberté et de la patrie donne à des hommes libres; mais les différentes branches de l’autorité publique, dont un peuple entier est incapable de faire usage avec sagesse, il les confia à différens magistrats, et composa ainsi un gouvernement mixte, dont les parties tempérées les unes par les autres, ne pouvoient ni négliger leurs devoirs, ni abuser de leur crédit. Sparte avoit deux rois, Rome eut deux consuls; et ces rois et ces consuls, sous des noms différens, n’exerçoient que la même magistrature. Sujets pendant la paix, et soumis aux lois dont ils devoient faire respecter l’empire, le peuple étoit leur juge; et ce n’étoit qu’à la tête des armées que la république leur confioit cette puissance suprême, sans laquelle un général ne peut avoir de grands succès; et elle possédoit ainsi ce que la monarchie a de plus avantageux. Quelles que fussent les prérogatives du sénat de Lacédémone, celles du sénat Romain n’étoient pas moins considérables. Il étoit chargé du soin de manier les deniers publics, de représenter toute la majesté de l’état, de recevoir les ambassadeurs et d’en envoyer, d’ébaucher les affaires, de les poursuivre après qu’elles avoient été approuvées dans la place publique, et enfin, de porter par provision des décrets qui avoient force de loi, à moins qu’on n’en appelât devant le peuple. Ces deux compagnies respectables étoient l’ame de leur nation; elles la conduisoient et la conservoient au milieu des écueils dont la démocratie est environnée. Elles rendoient le peuple capable de discuter ses intérêts, de se fixer à des principes certains, et de conserver le même esprit. Polybe a dit que si on considère le pouvoir des consuls, celui du sénat et l’autorité du peuple, on croira tour à tour que le gouvernement des Romains est monarchique, aristocratique et populaire. Il en réunissoit en effet tous les avantages, et la république trouvoit à la fois en elle-même cette action prompte[15] et diligente qui caractérise la monarchie, cette perpétuité du même esprit qui n’est connue que dans l’aristocratie, et ce zèle, ce feu, cet enthousiasme que produit la seule démocratie.
Si tout concouroit chez les Spartiates à affermir de jour en jour le gouvernement dont je viens de faire l’éloge, il n’en étoit pas de même chez les Romains; et la manière dont il s’étoit formé, sembloit annoncer sa ruine. Une révolution aussi importante que le rétablissement des comices par tribus, n’avoit pu se faire sans exciter de grands mouvemens dans la place publique. Le sénat opposa une extrême résistance aux entreprises des tribuns; et ces magistrats, qui ne pouvoient réussir qu’en franchissant toutes les bornes, poussèrent l’attentat jusqu’à violer la majesté des consuls[16]. Les injures faites et souffertes de part et d’autre dans cette occasion, étoient trop atroces pour ne devoir pas être suivies de nouvelles violences. Il étoit naturel que le peuple, emporté par sa haine et ses succès, abusât de sa victoire, et ne voulût souffrir dans la république d’autre pouvoir que le sien. Il auroit certainement ruiné le gouvernement, en anéantissant le sénat, si un autre objet n’avoit fait une diversion favorable à cette compagnie, et mis à couvert ses priviléges et ceux des consuls.
Comme le rétablissement des comices par tribus faisoit beaucoup moins de tort aux sénateurs qu’aux simples patriciens, qu’il laissoit aux uns la pompe et les ornemens de l’empire avec une part considérable dans l’administration des affaires, et qu’il enlevoit aux autres toute l’autorité qu’ils avoient eue dans les assemblées du champ de Mars ou de la place publique, leur conduite devoit être différente. Le sénat, composé des hommes les plus graves de la république, avoit d’ailleurs de la modération, parce qu’il pouvoit faire parler en faveur de ses prérogatives des usages anciens et des lois respectées. Mais la noblesse, qui ne devoit son origine qu’à un abus, et dont toute la grandeur, si je puis m’exprimer ainsi, avoit été acquise furtivement, n’avoit que la force, au défaut de titres, pour défendre ses prétendus droits. Elle agit donc avec tant d’emportement, que les sénateurs, malgré leur résistance aux demandes du peuple, ne parurent faire que l’office de médiateurs entre les patriciens et les tribuns.
Cette conduite, différente de la part des grands, décida de celle du peuple. Il cessa d’attaquer le sénat, pour se livrer tout entier au plaisir d’humilier la noblesse. Les patriciens s’étoient attribués plusieurs prérogatives particulières, et pouvoient seuls être revêtus de la dignité de sénateur, des magistratures curules et des sacerdoces; les tribuns furent occupés à détruire successivement tous ces priviléges, et malgré les querelles qui continuèrent dans la place publique, et même avec tant d’animosité que la plupart des historiens ne doutent pas que la république ne fût toujours à la veille de périr par une guerre civile, les principes du gouvernement acquirent de jour en jour plus de solidité. Les pertes que faisoit la noblesse, devoient en quelque sorte affermir les droits des consuls et du sénat; car plus le peuple se flattoit de partager avec les patriciens les magistratures et les autres places distinguées de l’état, plus il devoit être attentif à ne les pas avilir.
Les Romains n’avoient pas pris les armes les uns contre les autres, dans un temps que les plébéïens n’avoient d’autre voie que la violence pour secouer le joug qu’on leur imposoit, ou quand les tribuns, bornés à mettre opposition aux décrets du sénat, suspendoient l’action du gouvernement et faisoient tomber la république dans une espèce d’anarchie; comment dans la suite en seroit-on donc venu à cette extrémité? Le peuple ne devoit pas commencer la guerre civile, parce qu’il avoit un tribunal où il pouvoit citer ses ennemis, et se venger juridiquement des injures qu’il en avoit reçues; et la manière dont il attaquoit les patriciens empêchoit que, de leur côté, ceux-ci ne commissent les premières hostilités.
Quoique les plébéïens eussent des forces suffisantes pour accabler en un moment la noblesse, il étoit impossible, malgré la haine qu’ils lui portoient, qu’ils osassent en concevoir le projet. Le cœur ne s’ouvre à l’ambition que par degrés; c’est un premier avantage qui invite à en obtenir un second, et quelle monstrueuse contradiction ne trouveroit-on pas entre un décret violent, par lequel les tribuns auroient demandé qu’on abolît à la fois tous les priviléges des patriciens, et la modération extrême que le peuple fit voir dans sa retraite sur le Mont-Sacré? Ce peuple, au contraire, après avoir remporté un avantage, paroissoit souvent honteux de son triomphe. Quelquefois il réparoit le tort qu’il faisoit à la noblesse, et choisissoit ses tribuns dans son corps. On peut se rappeler qu’il n’éleva au tribunal militaire que des patriciens[17], malgré la vivacité avec laquelle il avoit voulu partager avec eux les honneurs des faisceaux; et pour ne pas l’effaroucher, les tribuns étoient obligés de lui cacher une partie de leur ambition. La noblesse ne se trouvant donc jamais menacée de perdre subitement et à la fois tous ses priviléges, n’eut jamais intérêt de prendre un parti désespéré. Chaque événement prépare celui qui doit le suivre; c’est ainsi que la loi qui permit aux plébéïens d’aspirer au tribunat militaire, annonce qu’ils seront un jour consuls, et console d’avance la noblesse de cette révolution.
En lisant l’histoire Romaine, on ne fait pas assez attention que les Romains avoient les mains liées par la forme même de leur gouvernement, depuis que les tribuns avoient rétabli l’usage de convoquer les comices par tribus. La voix de chaque citoyen se comptoit dans les délibérations de la place publique. La liberté qu’il avoit de se plaindre, de murmurer, de donner et d’expliquer ses raisons, étoit une sorte de transpiration salutaire à tout le corps de la république, et qui empêchoit que les humeurs ne s’y amassassent. On juge mal de la situation des Romains par celle des peuples qui sont aujourd’hui sous nos yeux. On ne voit pas qu’une fermentation utile chez un peuple pauvre et qui n’est pas corrompu, perdra nécessairement une nation où l’avarice et le luxe ont étouffé l’amour du bien public. Aujourd’hui des provinces entières ne composent qu’une seule société; une petite partie des citoyens y engloutit toutes les richesses de l’état, tandis que le reste, avili par sa misère ou par ses emplois, ne subsiste que par les vices des riches, n’obéit que parce qu’on l’opprime, et ne possède qu’une industrie qui ne l’attache à aucune patrie ni à aucun gouvernement; s’il se formoit dans un pareil état les mêmes dissensions que dans la république Romaine, comment s’y trouveroit-il cette relation, ce commerce, ces liaisons qui unissoient les Romains, et qui ouvroient mille voies à la conciliation, tant que l’état fut pour ainsi dire renfermé dans les murs d’une même ville? Les querelles des Romains dégénéreroient en guerres civiles dans la plupart des états de l’Europe, parce qu’on n’y est pas libre, et que, trouvant des mœurs déjà corrompues, elles les rendroient encore plus vicieuses. Les Romains, au contraire, étoient vertueux, et leurs dissentions en ruinant les prérogatives de la naissance, qui ne peuvent jamais être considérées qu’aux dépens de l’honneur, du mérite et des talents[18], ne leur donnèrent qu’un goût plus vif pour la vertu.
Lorsque le peuple, disent les historiens, voulut partager avec la noblesse l’honneur des magistratures, il travailla à s’en rendre digne, et les patriciens de leur côté cherchèrent à éloigner les plébéïens, en tâchant de les surpasser autant par l’éclat de leurs vertus que par celui de la naissance. Plus il y avoit de dignités pour lesquelles il étoit permis aux plébéïens de concourir avec les nobles, plus les talents étoient excités; et de cette émulation générale sortit cette foule de grands hommes qui firent la grandeur de la république. L’attention scrupuleuse avec laquelle les deux ordres de citoyens s’examinoient réciproquement, tendit tous les ressorts du gouvernement. Les grands, n’osant plus usurper les terres conquises, s’accoutumèrent à une médiocrité de fortune, qui, pendant long-temps écarta le luxe. On acquit de la gloire et de la considération sans avoir besoin de richesses. La pauvreté fut même honorable; et les citoyens, toujours occupés d’affaires publiques, virent avec plus d’indifférence leurs intérêts domestiques, et sans effort contractèrent l’habitude d’y préférer le bien public.
La vengeance, la haine, l’orgueil, la jalousie, l’avarice et d’autres passions, dont on doit, ce semble, n’attendre que des effets funestes, en se heurtant les unes les autres, multiplièrent les lois et en affermirent l’empire. De bonnes lois auroient rendu les Romains simplement sages et libres; mais l’espèce de commotion dans laquelle le bon ordre fut établi éleva leur caractère et en fit des héros. Des lois sagement combinées entr’elles suffisoient pour retenir les magistrats dans les bornes du devoir et des bienséances; mais il falloit quelque chose de plus pour faire ces consuls, qui se dévouoient au salut de la patrie, ou qui sacrifioient la vie de leurs fils au maintien de la discipline. Il s’établissoit de nouvelles magistratures, qui ne furent d’abord créées que pour servir de dédommagement à la noblesse qu’on privoit de quelque privilége, et qui devinrent d’une utilité infinie à tout le corps de la république; parce qu’elles affermissoient la liberté, en établissant une sorte d’équilibre entre les magistratures.
Je ne dois pas passer légèrement sur l’établissement des censeurs, qui, n’étant destinés qu’à faire le cens ou le dénombrement des citoyens dans l’absence des consuls, s’attribuèrent bientôt la réformation des mœurs. Les deux ordres de la république leur furent également soumis. Ils ouvroient l’entrée du sénat au citoyen qui méritoit cette distinction, et en chassoient un sénateur qui se rendoit indigne de sa place. Ils ôtoient aux chevaliers les marques de leur dignité, et faisoient descendre un simple plébéïen dans une tribu moins honorable que celle où il avoit été inscrit. La vigilance de ces magistrats combattit utilement l’inconstance naturelle des hommes, et cette espèce de lassitude et d’assoupissement, d’autant plus dangereuse dans un état, que sans violer ouvertement les lois, elle commence par en diminuer la force, les laisse tomber peu à peu dans l’oubli, et les abroge enfin entièrement, sans qu’on puisse assigner l’époque de leur chûte. Les censeurs ne punissoient pas des fautes, mais ce qui pouvoit conduire à la licence, et ils formoient comme une large barrière entre les Romains et la corruption. Aussi la république se fit-elle une habitude de cette austérité de mœurs qui lui a valu encore plus de succès sur ses ennemis que d’éloges de la part de la postérité.
Qu’on me permette encore quelques réflexions sur un objet aussi intéressant que le prétendu danger que coururent les Romains pendant le cours de leurs dissentions. Comme ils avoient plusieurs besoins également pressants, qu’il étoit nécessaire d’établir une jurisprudence certaine, et des lois fixes, car jusqu’aux décemvirs[19] les magistrats n’avoient suivi d’autres règles dans leurs jugements que celles que semble prescrire l’équité naturelle; qu’il falloit pourvoir à la subsistance d’une foule de citoyens sans patrimoine; que tantôt on étoit occupé d’un réglement général de police, ou d’une accusation intentée contre quelque magistrat qui s’étoit rendu désagréable aux tribuns; une affaire servoit de diversion à l’autre, et le peuple paroissoit quelquefois oublier son grand projet d’humilier les patriciens. D’ailleurs il s’en falloit beaucoup que les tribuns se conduisissent avec une prudence propre à désespérer la noblesse et à lui faire prendre un parti violent; si, pour augmenter leurs forces, ils augmentent le nombre de leurs collègues, ils ne font au contraire que s’affoiblir, et ouvrent à la noblesse une voie plus sûre et plus facile d’arrêter leurs progrès par eux-mêmes[20]. Proscrivent-ils la loi odieuse[21] qui ne permettoit pas au peuple de contracter des alliances avec les familles patriciennes? Ils le font avant que d’avoir dépouillé leurs ennemis de leurs prérogatives, et par-là ils se mettent dans le cas de les attaquer ensuite avec moins de succès. Dans une république en effet où tout avoit concouru pendant long-temps à faire respecter la noblesse, l’avantage de s’allier avec elle devoit lui faire un grand nombre de créatures, et retirer du parti du peuple les plus puissants plébéïens: aussi remarque-t-on que les querelles des Romains commençèrent dès-lors à être moins vives. Il seroit trop long de relever en détail toutes les fautes que firent les tribuns, et qui s’opposoient au succès de leur entreprise[22].
Les mouvemens de la place, malgré tout ce que je viens de dire, étoient-ils trop vifs ou trop opiniâtres? Quelque événement imprévu y remédioit. Les voisins de Rome, qui croyoient cette circonstance favorable à leur ambition ou à leur vengeance, se jetoient sur ses terres; mais il s’agit pour chaque Romain de défendre son patrimoine, ses champs, sa récolte, le peuple n’écoute plus ses tribuns, et à son retour de la guerre ne reprend pas avec la même chaleur l’affaire qu’il a abandonnée. Dans les cas encore plus pressans, le sénat avoit la ressource de créer un dictateur[23], c’est-à-dire un roi plutôt qu’un magistrat, qui, n’étant obligé de consulter ni le sénat, ni le peuple, ni les magistrats dont toutes les fonctions cessoient, se servoit de son autorité suprême pour suspendre le cours des querelles de la place, et tourner les esprits vers un autre objet.
La lenteur même avec laquelle les tribuns firent leurs progrès, est encore une preuve que la république Romaine ne fut point exposée à périr par une guerre civile. En effet, il s’écoula près d’un siècle et demi[24] depuis l’établissement de ces magistrats jusqu’au tribunat de Licinius Stolon et de Sextius, époque où les plébéïens obtinrent de partager avec la noblesse le consulat et toutes les magistratures; encore fallut-il que la fortune elle-même hâtât la conclusion de ce grand ouvrage.
Tite-Live rapporte que Fabius Ambustus, chef de la maison Fabienne, avoit marié une de ses filles à un patricien nommé Ser. Sulpicius, et l’autre à C. Licinius Stolon, simple plébéïen. Un jour que celle-ci se trouvoit chez sa sœur dans le moment que Sulpicius, alors tribun militaire, revenoit du sénat, les licteurs frappèrent à la porte avec leurs faisceaux pour annoncer son retour. La jeune Fabia parut effrayée de ce bruit, auquel elle n’étoit pas accoutumée, et sa sœur la rassura d’un air malin qui lui fit sentir tout l’intervalle qu’il y avoit entr’elles deux. La femme de Stolon, vivement piquée, n’eut le courage ni de mépriser la vanité de sa sœur, ni de cacher son chagrin, quoiqu’elle eût honte d’en laisser pénétrer les motifs. Son père et son mari, à force de prières, lui arrachèrent enfin son secret; elle avoua qu’elle ne pouvoit penser, sans un dépit mortel, qu’étant née du même sang que la femme de Sulpicius, les premières magistratures de la république fussent interdites à son mari. Fabius entra par foiblesse dans tous les projets de son gendre, que son amour pour Fabia rendit ambitieux. Stolon s’associe L. Sextius, que son courage et son éloquence mettoient en état de tout entreprendre. Ils briguent ensemble le tribunat; et à peine se virent-ils à la tête du peuple, qu’ils proposèrent et firent passer une loi qui ordonnoit que la république ne seroit désormais gouvernée que par des consuls, et que l’un des deux seroit nécessairement tiré du corps du peuple.
Dès-lors le sénat fut ouvert sans nulle différence aux plébéïens et aux patriciens. Censeurs, pontifes, préteurs[25], il n’y eut plus de magistratures qu’ils ne possédassent, et ils jouirent même des honneurs de la dictature. La naissance ne donnant plus de privilége particulier, la distinction établie entre la noblesse et le peuple disparut, et fit place à la plus parfaite égalité. Leurs droits furent confondus et les mêmes: ils ne purent plus avoir des intérêts différens; et c’est à cette époque que les dissentions de la place cessèrent, et que Rome jouit enfin d’un calme heureux.
Les tribuns n’avoient jamais attaqué la dignité du sénat et des consuls, que pour abaisser plus sûrement la noblesse; et loin de continuer à les avilir, la vanité des successeurs de Stolon et des plébéïens les plus considérables étoit intéressée à en augmenter le crédit. S’il subsistoit encore quelque sujet de contestation dans la république, ce ne pouvoit être qu’au sujet des lois agraires. Mais ces lois, proposées d’abord par le consul Sp. Cassius, et qui, jusqu’au tribunat de Licinius Stolon, n’avoient eu aucun succès, étoient tombées dans le décri, soit parce qu’on s’étoit accoutumé à les voir rejeter, soit parce que l’exécution en étoit impratiquable. En effet, dans un temps aussi grossier que les premiers siècles de la république Romaine, où l’on ne connoissoit point encore les titres de possession, ni les dépôts publics des engagemens des citoyens, il étoit impossible d’établir une juste distinction entre le légitime patrimoine de chaque particulier, et ce qu’il avoit acquis par des voies illicites. D’ailleurs, Licinius avoit mis fin à cette affaire en portant deux lois, dont l’une ordonnoit aux créanciers de déduire du principal de leurs créances les intérêts qu’ils avoient touchés; et l’autre défendoit de posséder plus de cinq cents arpens de terre.
Les Romains avoient déjà subjugué une partie considérable de l’Italie, quand le tribunat de Licinius expira; et quelques puissans que fussent les peuples auxquels ils feroient désormais la guerre, ils devoient encore les soumettre. La sagesse de leur gouvernement leur donnoit une supériorité infinie sur leurs ennemis; et jusqu’à la seconde guerre Punique, Rome n’éprouva que quelques revers contre lesquels elle trouva en elle-même des ressources aussi sûres que promptes. Annibal lui-même, après plusieurs victoires, fut enfin contraint d’abandonner le projet de brûler le capitole pour aller défendre les murs de Carthage. Vaincu à Zama, il porta inutilement en Asie sa haine contre les Romains. Philippe, défait à la journée de Cynoscéphale, eut recours à leur clémence; et quand Persée voulut relever la Macédoine de l’abaissement où elle étoit tombée, il fut vaincu et orna avec ses enfans le triomphe de Paul Emile. Antiochus, trop heureux d’obtenir la paix, ne régna plus en-deçà du mont Taurus. Popilius fit trembler son fils au milieu d’une armée victorieuse, et le traita en vaincu. Carthage n’étoit plus qu’un amas de ruines. Rome enfin régnoit presque sur tout l’univers; mais elle-même étoit chancelante dans sa haute fortune; et tandis qu’elle effrayoit les nations, un philosophe qui auroit examiné les fondemens de sa grandeur, auroit lui-même été effrayé du sort qui attendoit les Romains.
Si la république de Lacédémone, malgré les lois austères et sages de Lycurgue, auxquelles elle obéissoit religieusement depuis sept siècles, ne put asservir la Grèce, et résister en même temps à l’attrait d’imposer des tributs[26], et de s’enrichir des dépouilles de ses ennemis, comment seroit-il possible que les Romains, chez qui l’amour de la pauvreté n’avoit jamais été une vraie passion, comme dans les Spartiates, n’eussent pas abusé de même de leurs victoires? Sparte se flattoit de pouvoir être riche et d’avoir un trésor qu’elle destinoit à faire des entreprises considérables contre ses ennemis, sans que ses citoyens renonçassent à leur ancien mépris pour les richesses: elle se trompoit; et la loi sévère qu’elle porta, et qui sous peine de la vie défendoit aux particuliers de posséder aucune pièce d’or ou d’argent, fut bientôt violée impunément. Les Romains, beaucoup moins attentifs à se précautionner contre les charmes de l’avarice, devoient donc agrandir leur fortune domestique à mesure que leur république agrandiroit son empire et ses richesses.
Tant que les Romains ne vainquirent que des peuples aussi pauvres qu’eux, leur gouvernement mérita tous les éloges que je lui ai donnés; mais les principes en furent détruits, dès qu’ils eurent porté la guerre en Afrique et en Asie: les vices de ces riches provinces passèrent à Rome avec leurs dépouilles. Il se développa dans le cœur des Romains de nouvelles passions; les besoins s’accrurent et se multiplièrent; les goûts se raffinèrent, les superfluités devinrent nécessaires, et l’ancienne austérité des mœurs ne fut plus qu’une rusticité brutale. Quand cette contagion eut gagné le peuple, qu’il eut appris des grands à vouloir être voluptueux, et qu’il regarda sa pauvreté comme le dernier des opprobres, il fut prêt à faire toutes sortes de lâchetés pour acquérir de ces richesses que la cupidité des citoyens faisoit regarder comme le premier des biens. L’autorité dont il jouissoit ne servit plus que d’instrument à ses passions. La puissance publique passa bientôt entre les mains des riches, qui, marchandant et achetant les magistratures et les suffrages dans les comices, se virent les arbitres de l’état; et sous les apparences trompeuses de l’ancien gouvernement, les Romains obéirent en effet à une véritable aristocratie.
D’un côté, une foule de particuliers se sont emparés des richesses des vaincus et des contributions des provinces; de l’autre, la loi Licinia, qui ne permet de posséder que cinq cents arpens de terre, n’a point été abrogée par une loi contraire. Ici, on lit les réglemens les plus sages contre le luxe; là, des citoyens plus riches que des rois forcent, par un faste imposant, les lois à se taire. La république avoit été autrefois partagée en patriciens et en plébéïens; elle le fut alors en citoyens riches et en citoyens pauvres. L’espérance d’être libres, que Brutus avoit donnée aux plébéïens, fut le titre dont ils se servirent pour reprendre leur première dignité, et forcer la noblesse à renoncer à ses prérogatives. La loi Licinia devenoit un titre aussi fort en faveur des pauvres, dès que, las d’acheter par des complaisances les bienfaits des riches, ils concevroient le dessein de partager leur fortune. Il s’est donc formé une nouvelle source de dissentions dans la république Romaine; les lois et les mœurs sont une seconde fois en opposition: les Romains doivent donc être agités sur le partage des richesses comme ils l’ont été sur leur partage de l’autorité. Mais le gouvernement ne met plus de frein à leur passion, et il faudroit bien peu connoître le cœur humain et la sympathie que les vices ont les uns pour les autres pour penser que ces nouveaux troubles ne fussent pas aussi funestes aux Romains corrompus, que les premiers avoient été avantageux aux Romains vertueux.
Ce n’étoit pas cependant de ce côté-là seul que la république étoit menacée de sa ruine. La vaste étendue de sa domination l’exposoit encore à de plus grands dangers; elle lui avoit fait perdre l’autorité quelle avoit sur les magistrats; et si les Romains ne succomboient pas sous leurs mauvaises mœurs, ils devoient se voir opprimer par leurs proconsuls.
Quelqu’étendu, dit Polybe, que fût le pouvoir d’un consul à la tête de son armée, il lui étoit impossible d’en abuser, tant que l’empire des Romains fut renfermé dans l’Italie. Le sénat, sous les yeux duquel il est, et qui l’observe, n’a qu’à retirer les secours qu’il donne à l’armée, pour faire échouer un général dont il soupçonneroit la fidélité. La sûreté publique, à cet égard, naissoit donc de ce que l’Italie ne mettoit pas les consuls en état d’y subsister par eux-mêmes, ni de cacher pendant long-temps leurs entreprises. Voilà ce qui tenoit leur autorité en équilibre avec la puissance de la république, ou plutôt ce qui les rendoit toujours sujets. Mais ce contre-poids du pouvoir consulaire s’affoiblit quand les armées passèrent les mers. Les consuls, qui n’avoient été que consuls en Italie, furent dans les provinces éloignées, consuls, préteurs, censeurs, édiles, le sénat et le peuple. Ils traitoient avec les nations voisines, de leur commandement, disposoient de leurs conquêtes, distribuoient à leur gré les couronnes, et régloient l’état des tributs et de contributions. Ils commandoient dans de riches provinces, qui les mirent en état de pourvoir par eux-mêmes à tous les besoins de leur armée; aussi César et Crassus, avec les seules forces de leur gouvernement, firent-ils la guerre sans le consentement de la république dont les secours leur étoient devenus inutiles.
La puissance énorme que les consuls s’attribuoient ne causa aucune alarme aux Romains, parce qu’elle étoit favorable aux progrès de leurs armes et à l’agrandissement de leur empire, et qu’emportés par leur ambition, ils ne jugeoient de leurs intérêts que par les succès de leurs légions. L’aveuglement de la république alla si loin, qu’au lieu d’établir quelque nouvelle proportion qui lui conservât sa supériorité sur les consuls, elle ne fut bientôt frappée que des inconvéniens attachés à la durée annuelle de leur magistrature. «N’est-il pas insensé, disoit-on à Rome, qu’esclaves d’une misérable habitude, nous nous comportions aujourd’hui de même que si nous avions encore à faire avec les Sabins, les Volsques ou les Fidenates? Nos pères avoient raison de changer tous les ans de généraux, puisque leurs guerres les plus difficiles se terminoient dans une seule campagne. Nos ennemis actuellement ne peuvent être vaincus que par une longue suite de succès. Pourquoi rappelons-nous donc à la fin de sa magistrature un consul qui n’a eu que le temps d’ébaucher son entreprise, de s’instruire du pays où il fait la guerre, de connoître le fort et le foible des armées qui lui sont opposées, et qui va mettre à profit ses connoissances? Nous lui donnons un successeur dont les vues sont souvent opposées aux siennes, qui perdra une partie de son année à préparer ses succès, et qui sera rappelé à son tour avant que d’avoir rien exécuté.» Ces discours frappèrent les tribuns; et ces magistrats s’opposèrent à ce qu’on rappelât Flaminius de la Grèce. «Sulpicius, dirent-ils, a consumé presque tout le temps de son consulat à chercher les ennemis: Villius, son successeur, n’a pas eu le temps d’en venir aux mains; à la veille de combattre, il a été obligé de céder le commandement à un nouveau consul qui auroit cru se déshonorer, s’il n’eût qu’exécuté les projets de son prédécesseur. Enfin, ajoutoient-ils, la Macédoine, prête à subir le joug, va se relever, et peut-être devenir invincible à la faveur de nos caprices, et tous les succès passés de Flaminius sont perdus pour nous, si on ne le continue dans sa magistrature.» L’usage des proconsuls fut établi, et des magistrats qui possédoient déjà une puissance formidable à la république, en furent revêtus assez long-temps pour qu’il leur fût enfin aisé de la retenir, de braver les lois et d’opprimer leurs concitoyens.
Malgré tant de vices réunis qui précipitoient la chûte de la république Romaine, elle fut encore tranquille et même florissante pendant quelque temps; et il faut l’attribuer à plusieurs causes particulières. Telle est la probité que l’ancien gouvernement avoit fait naître, et qui ne fut pas subitement étouffée par la décadence des lois. L’habitude d’avoir de bonnes mœurs fit succéder à leur ruine une hypocrisie qui les imitoit. Vicieux chez soi, on empruntoit en public le masque de la vertu. Avant que la multitude conçut le dessein de dépouiller les riches, il falloit qu’elle eût secoué l’espèce d’étonnement et d’admiration que leurs richesses lui inspiroient. L’ambition ne devoit point être la première passion des riches. Il est un certain ordre dans les passions, et la monstrueuse avidité des grands à piller également la république, ses ennemis et ses alliés, les préparoit aux voluptés et non pas à la tyrannie. Il falloit un certain temps pour que le luxe appauvrît ces voluptueux, qui possédoient toutes les richesses du monde. Quand ce moment fatal sera arrivé, il faudra faire des violences pour avoir encore de quoi être voluptueux, et ce sera alors que parmi une multitude de citoyens qui trouveront dans la confusion et les troubles de l’état, plus d’honneurs et de richesses que la république ne leur en offrira pour les attacher à ses intérêts, l’ambition commencera à se développer. Pour qu’il se forme des tyrans dans Rome, il faut qu’on y puisse se flatter d’usurper la souveraineté, et il ne sera permis de l’espérer que quand Rome sera remplie d’une vile populace, chassée de ses héritages et honteuse de sa pauvreté, et que les armées, composées de ces citoyens méprisables, aimeront autant piller Rome que Carthage ou Numance.
Ce qui empêcha les Romains de prévenir, lorsqu’il en étoit encore temps, les maux dont la république étoit menacée, c’est que ce fut sa prospérité même qui ruina les principes de son gouvernement; et rarement un peuple est-il assez sage pour se défier de sa prospérité, et la regarder comme un commencement de décadence. Quand le premier Scipion eut soumis l’Afrique, les Romains devoient soupçonner qu’ils éprouveroient bientôt quelque révolution. Mais la défaite d’Annibal et de Carthage laissoit-elle d’autre sentiment que celui de la joie? Tandis que toute la république, enivrée de ses succès, croyoit toucher à cette monarchie universelle promise par les Dieux, auroit-on entendu les remontrances d’un citoyen, qui, lisant dans l’avenir à travers la prospérité présente, eût annoncé que Rome étoit prête à périr?
Parmi tant de causes de leur ruine, les Romains n’aperçurent que la corruption des mœurs; et à ce torrent, qui s’enfloit de jour en jour, quelques honnêtes gens n’opposèrent pour toute digue que l’exemple impuissant, je dirois presque ridicule de leurs vertus, et quelques anciennes lois que les Romains regardoient déjà comme des témoignages de la grossièreté de leurs pères. Que servoit-il à Caton le censeur de s’écrier continuellement: «Nos ancêtres, ô nos ancêtres! ô temps! ô mœurs!» et de déclamer contre le luxe en faveur de la loi Oppia? On pardonne au chagrin d’un poëte[27] de conseiller aux Romains de jeter leurs trésors dans la mer, ou d’en orner le capitole; mais un censeur, un homme d’état, peut-il penser que la jouissance des richesses et des voluptés sera moins persuasive que son éloquence? Il ne s’agissoit pas d’empêcher la révolution des mœurs et du gouvernement, elle étoit inévitable; mais il falloit la rendre moins fâcheuse et la retarder.
Après la seconde guerre Punique, il se présentoit une voie bien simple pour conserver à la république son ancien gouvernement, ou du moins pour empêcher que les changemens qu’il devoit éprouver ne produisissent ces désordres effrayans qui firent succéder à la liberté la tyrannie la plus accablante. Au lieu de ces commissaires que les Romains envoyoient quelquefois dans leurs nouvelles conquêtes pour en régler les affaires, ils auroient dû tenir constamment dans les provinces où ils avoient des armées un certain nombre de sénateurs pour y représenter la majesté de leur corps. Ces députés, en jouissant dans l’étendue de leur département de la même autorité que le sénat de Rome avoit en Italie, n’auraient laissé aux proconsuls que le même degré de pouvoir qu’avoient eu les premiers consuls qui soumirent les peuples voisins de Rome. Ces sénateurs auroient été les maîtres du gouvernement civil dans les provinces vaincues; ils auroient traité avec les alliés et les étrangers, et reçu les impôts, les contributions et les tributs. Ils auroient été chargés de la paie des soldats, et de leur fournir des armes et des subsistances; les proconsuls leur auroient par conséquent été soumis.
Il n’étoit pas moins aisé de retenir ce sénat provincial dans son devoir, et de le rendre dépendant du sénat de Rome. La famille de ces sénateurs auroit été un otage de leur fidélité. On eût rappelé tous les ans les trois plus anciens commissaires; on en eût substitué trois nouveaux à leur place, et, en supposant ce sénat provincial composé de douze sénateurs, chacun d’eux n’auroit été en fonction que pendant quatre ans, et toujours avec de nouveaux collègues; ce qui les auroit empêché de rien entreprendre contre la république, à laquelle ils seroient demeurés soumis, malgré la supériorité qu’ils auroient eue sur les généraux d’armée.
On devine sans peine tout ce qu’un établissement, si propre à réprimer l’ambition des proconsuls, sans rien retrancher du pouvoir que doit avoir un général d’armée, auroit produit d’avantageux à mille autres égards. Les provinces n’auroient point été exposées aux concussions énormes de leurs gouverneurs et des proconsuls. Les richesses, transportées peu-à-peu à Rome, n’y auroient pas fait cette irruption violente et subite, qui ne laissa le temps, ni de prévoir le danger, ni de réfléchir sur la situation où l’on se trouvoit, ni de faire des lois. Le changement des mœurs se fût fait d’une manière insensible; les usages nouveaux que l’élévation des Romains et leurs nouvelles passions rendoient nécessaires, se seroient établis sans révolter les esprits, et les lois auroient été oubliées, et non pas violées avec emportement. Non-seulement on eût prévenu les guerres civiles, que l’indépendance des généraux alluma, mais, si quelque tribun ambitieux avoit tenté de remuer, et, sous prétexte de faire revivre les anciennes lois, de s’emparer du gouvernement et d’établir sa tyrannie, le sénat, qui auroit été réellement le maître de toute l’autorité, en ayant les armées à sa disposition, l’auroit arrêté dès le premier pas.
LIVRE SECOND.
Les troubles pouvoient d’abord éclater par quelqu’entreprise des armées sur la liberté publique; et vraisemblablement la seule raison qui s’y opposa, c’est que cette conduite étoit trop ouvertement criminelle, trop contraire à la manière de penser des Romains, en un mot, trop nouvelle. Cette espèce d’étonnement, qui précède toujours les actions injustes, inusitées et importantes, et qui fit balancer l’ambitieux César, lui-même, sur les bords du Rubicon, quoiqu’il fut enhardi par l’exemple d’une guerre civile et les vœux d’une partie de la république, retint sans doute beaucoup de généraux dans le devoir, depuis le premier Scipion jusqu’à Sylla.
Il subsistoit, au contraire, parmi les Romains, une tradition avantageuse des anciennes querelles de la noblesse et du peuple; et non-seulement elle étoit propre à rendre excusable un tribun séditieux, mais à le faire même regarder comme le vengeur de la justice et des lois. L’ambition pouvoit donc se montrer avec moins de danger et plus de décence, en excitant des émotions populaires; et dès-lors, il étoit naturel que les désordres qui devoient perdre la république Romaine, et dont je vais tâcher de démêler l’enchaînement, commençassent par les tribuns.
Quelques historiens disent que Cornélie reprochoit souvent à Tibérius Gracchus, son fils, son indifférence pour le bien public, tandis que sa patrie avoit besoin d’un réformateur; et qu’en retirant de l’oubli les réglemens qui avoient fait la grandeur des Romains, il pouvoit se rendre aussi illustre que les plus grands capitaines. D’autres prétendent qu’en voyageant dans l’Italie, il fut touché de l’état déplorable où il vit les campagnes. Elles étoient désertes, ou cultivées seulement par des esclaves. Tibérius, témoin des suites funestes du luxe, crut, dit-on, qu’il ne falloit pas différer d’un moment à rétablir l’autorité des lois. Il est plus juste de penser que l’ambition seule l’inspira. S’il se couvrit du masque de réformateur, ce fut pour se concilier la faveur de la multitude, et par-là se rendre le maître d’une république dont le gouvernement n’étoit plus susceptible d’aucune réforme avantageuse, et à qui sa liberté commençoit d’être à charge.
C’est avec le téméraire projet d’arracher aux riches leur fortune, et de les réduire à ne posséder encore que cinq cens arpens de terre, que Tibérius brigua et obtint le tribunat. Cette entreprise étoit sage de la part d’un ambitieux qui avoit besoin de présenter un grand intérêt pour émouvoir de grandes passions; mais elle étoit insensée dans un magistrat qui n’auroit voulu que soulager la misère du peuple, et pourvoir à sa subsistance. Tout ce que Rome renfermoit de citoyens, que la loi Licinia offensoit, se souleva contre Tibérius, qui étoit devenu l’idole de la multitude. Pour les uns, c’est un séditieux qu’il faut faire périr, et ils l’accusent d’aspirer à la tyrannie; pour les autres, c’est le père de la patrie, c’est l’ennemi des tyrans et le défenseur de la liberté. Si le tribun n’eût eu que de bonnes intentions, il auroit dès-lors renoncé à son entreprise. Pouvoit-il être assez peu éclairé pour ne pas voir que les riches consentiroient plutôt à perdre l’état, qu’à se dépouiller de leurs richesses? Les injures de ses ennemis lui donnèrent de la colère, les éloges de ses partisans augmentèrent sa confiance; et Tibérius, à la fois aigri et flatté, devint plus entreprenant. Content jusqu’alors de gémir sur les maux des Romains, de tendre en apparence une main secourable aux malheureux, de peindre avec adresse la cupidité des grands, ou de faire voir combien il étoit injuste que tant de citoyens d’une république qui étoit maîtresse du monde fussent plongés dans la misère, il avoit plutôt paru se laisser emporter par les sentimens du peuple, que lui inspirèrent les siens; actuellement il l’invite lui-même à tout oser. La cuirasse dont il est couvert, et qu’il fait adroitement apercevoir, en feignant de la cacher, avertit continuellement la multitude que les grands sont capables d’un assassinat, et que l’occasion de ramener l’égalité est arrivée, mais qu’un moment peut la faire disparoître. Il faut que les lois se plient aux volontés de Tibérius; il viole en tyran celles qui lui sont contraires. Si Marcus-Octavius, son collègue, met opposition à ses décrets, il le prend à partie, l’accuse de trahir les intérêts du peuple, et le fait déposer.
La loi Licinia fut rétablie, et des triumvirs, chargés de la mettre en exécution, étoient même nommés. Il s’en falloit bien, cependant, que le triomphe du tribun fût assuré; il croyoit avoir vaincu les riches, et il n’avoit fait que les réduire au désespoir; il devoit craindre quelque violence de leur part, et il n’avoit pris aucune mesure pour la prévenir ou la repousser. C’est dans ces circonstances qu’Attale, roi de Pergame, nomma, en mourant, le peuple romain son héritier. Tibérius, enhardi par ses premiers succès, et pour achever de se rendre le tyran de Rome, se proposa aussitôt de partager cette succession entre les plus pauvres citoyens; mais le seul projet de cette loi trouvant les esprits dans une extrême fermentation, excita de si grands mouvemens, que le tribun connut enfin le péril dont il étoit menacé. Son tribunal même lui paroît un asyle peu sûr contre ses ennemis, et le tumulte de la place, ne lui permettant pas de se faire entendre, il porta à plusieurs reprises ses mains à la tête, pour avertir le peuple qu’on en veut à sa vie, et qu’il faut prendre les armes et le défendre. A ce geste, les riches croient rencontrer le prétexte heureux qu’ils cherchoient depuis long-temps, d’accabler Tibérius à force ouverte. Ils publient qu’il s’est emparé du diadême d’Attale, et feignent d’être persuadés qu’il demande à la multitude de le couronner roi de Rome. Il n’est plus question que de sauver la liberté prête à périr; et Scipion Nasica, accompagné de tous les prétendus ennemis de la royauté, fond les armes à la main, sur la populace qui entouroit le tribunal de Tibérius. Elle est dissipée sans peine; et son magistrat, obligé de céder à l’orage et de prendre la fuite, est assassiné par un de ses collègues.[28]
Caïus Gracchus ne sollicita le tribunat que quand il se crut en état de venger son frère; mais il trouva cette magistrature prodigieusement avilie entre ses mains. Il devoit être le magistrat du peuple, et il n’étoit que le chef d’une populace chassée de ses héritages, accablée de besoins, timide lorsqu’elle n’étoit pas emportée, et qui n’avoit plus aucune part à l’administration publique. Les tribuns, successeurs de Tibérius, avoient été des hommes riches, mais avares et non pas ambitieux; ainsi, bien loin de proposer encore le rétablissement de la loi Licinia, de flatter la cupidité de la multitude, et d’entretenir l’esprit d’audace et de révolte, auquel elle commençoit à s’accoutumer, ils entrèrent dans la ligue que les riches avoient formée pour résister plus efficacement aux lois qui les condamnoient, et avoient contribué de tout leur pouvoir à affermir l’empire absolu auquel elle aspiroit.
Caïus, à qui le gouvernement actuel de la république ne fournissoit aucune ressource propre à rendre à sa magistrature son ancien lustre, et le crédit dont son ambition avoit besoin, imagina de donner le droit de bourgeoisie Romaine à plusieurs peuples considérables du voisinage de Rome. Dès-lors, le tribun, secondé de ses nouveaux partisans, releva le courage du peuple, menaça les riches des principales forces de l’Italie, et fut en état de les accabler.
Il se seroit rendu aussi puissant que Sylla et César le furent dans la suite, si, instruit par la fin tragique de son frère, de ses intérêts, de la situation des Romains, et de ce qu’il avoit à craindre de la part des grands, il eût jugé que tout tempérament ruineroit une entreprise aussi audacieuse que la sienne, et que la force seule, pouvoit le faire réussir. Mais, soit que les esprits ne lui parussent pas d’abord assez préparés à la guerre civile, ou qu’il eût plus l’ambition d’un magistrat que d’un homme de guerre; soit qu’il se flattât d’intimider les riches, par son alliance avec les Italiens, et de les dominer sans se couvrir de l’opprobre de les avoir vaincus par les armes; il voulut procéder dans les formes usitées, et laissa à ses ennemis une ressource contre les coups qu’il vouloit leur porter.
Ils se gardèrent bien de lui susciter un Octavius qui s’opposât à la publication de ses réglemens. Au contraire, dès que Caïus proposoit une loi favorable à la multitude ou aux étrangers, Livius Drusus, son collègue, se faisoit une règle d’enchérir sur ses demandes, et de publier en même temps qu’il n’étoit que l’organe du sénat. Dupe de cette politique, la populace ne savoit à qui elle devoit s’attacher, et elle ne put agir, parce qu’elle avoit trop de protecteurs. Caïus, dont la considération diminuoit à proportion que celle de son rival augmentoit, se vit réduit à franchir toutes les bornes. Il se proposoit de porter dans son troisième tribunat, des lois, qui, en ruinant entièrement le sénat et les riches, devoient lui rendre toute la confiance du peuple et confondre Drusus; mais on pénétra ses intentions; ses collègues supprimèrent une partie des bulletins qui le continuoient dans sa magistrature, et dès-lors, sa perte fut jurée. Quoique sans caractère, Caïus continua le rôle dangereux de protecteur du peuple; et ce ne fut plus qu’un perturbateur du repos public qu’il étoit aisé d’accabler. Pour se soutenir, il appela, mais trop tard, les Italiens à son secours. On prit les armes, et la défaite de son parti auroit assuré, pour toujours, le triomphe des riches, si les excès auxquels on venoit de se porter, n’avoient dévoilé toute la foiblesse de la république, et fait connoître que ce n’étoit plus par les lois, mais par la force que tout devoit s’y décider.
Avant le tribunat de Caïus, le peuple murmuroit contre l’injustice des citoyens qui avoient envahi les richesses de l’état; mais ses plaintes étoient toujours tempérées par les sentimens pusillanimes que lui inspiroit sa pauvreté. Il avoit, malgré lui, de la déférence pour les riches, et peu-à-peu il se seroit accoutumé à les respecter, et à croire que tous les avantages de la société doivent être faits pour eux. Depuis les derniers troubles, il ne regardoit plus les grands que comme des voleurs publics dont la fortune étoit élevée sur ses ruines. Autrefois il auroit été touché du décret que porta le sénat, et par lequel il étoit ordonné qu’on n’inquiéteroit plus les propriétaires des terres, à condition qu’ils paieroient une certaine redevance qui seroit partagée entre les plus pauvres citoyens; aujourd’hui il dédaigne les bienfaits, ne veut rien tenir que de lui-même; et ce n’est plus de leurs richesses seulement, qu’il veut dépouiller les riches, il songe à leur enlever l’autorité qu’ils ont usurpée. La multitude paroît indomptable, parce qu’elle espère de retrouver un Gracchus dans cette foule de patriciens ruinés par leurs débauches, et qui, réduits à n’avoir que les mêmes intérêts, que les plus vils plébéïens, ont besoin comme eux d’une révolution, et les invitent à ne pas perdre l’espérance. Cette populace ne craint point de reprendre une seconde fois les armes; elle présume de ses forces, et compte sur le mécontentement et les secours des Italiens, qu’on venoit de priver du droit de bourgeoisie Romaine. En effet, ces peuples étoient indignes de l’injure qu’ils avoient reçue; et leur ressentiment, qui croissoit à mesure que les Romains paroissoient plus divisés, en fomentoit les divisions.
Les riches, cependant, loin d’opposer à la multitude cette union qui fait seule toute la sûreté de l’aristocratie, formoient mille partis différens; et le sénat, sous la protection duquel ils gouvernoient la république, n’étant composé que d’hommes amollis par les délices, et occupés de leurs affaires domestiques, n’osoit avoir une conduite digne de lui et du danger dont il étoit menacé. Tour à tour, sage, emporté et imprudent, il sentoit échapper de ses mains un pouvoir dont il ne savoit pas faire usage, et le peuple s’en saisissoit sans avoir l’art de le retenir. Il se fait donc de l’un à l’autre un flux et reflux perpétuels de tyrannie et de servitude; et cette confusion subsistera jusqu’à ce que quelque citoyen, sous prétexte de défendre et de venger le sénat ou le peuple[29], s’empare de cette puissance qui est comme suspendue entre eux, et que ni l’un ni l’autre ne peut conserver.
C’est dans ces circonstances que Marius commença à se rendre illustre. Quoique d’une naissance obscure, il portoit dans le cœur une ambition qui ne devoit pas être satisfaite par sept consulats. Il s’étoit fait soldat; et passant successivement par tous les grades de la milice, il en avoit rempli les fonctions avec la supériorité d’un homme né pour être le plus grand capitaine de la république. Ennemi de tout plaisir par une sorte de férocité qui le rendoit encore plus dur pour lui-même que pour les autres; infatigable dans le travail, diligent, actif, parce que le repos lui paroissoit insupportable; son courage, quoique extrême, étoit la qualité qu’on remarquoit le moins.
La réputation de Marius passa des armées à Rome, et le peuple fut d’autant plus flatté de la gloire qu’acquéroit un citoyen de son ordre, qu’éprouvant dans la fortune une vicissitude continuelle, il avoit besoin d’un chef qui pût le protéger. Ce capitaine détestoit les grands, comme autant de compétiteurs dont le crédit et les intrigues devoient lui fermer l’entrée des magistratures qu’il méritoit mieux qu’eux. Ils méprisent, disoit-il, ma naissance et ma fortune, et moi je méprise leurs personnes. L’emportement de Marius le servit utilement; le peuple l’éleva au tribunat; et il ne cessa de déclamer contre l’avidité et l’orgueil des riches avec cette éloquence grossière, mais persuasive, que donnent les seules passions.
Si la république ne fut pas dès-lors opprimée, ce n’est pas qu’elle eût en elle-même quelque principe capable de la conserver contre les attaques d’un tyran qui auroit joint les talens militaires de Marius à la politique des Gracques; mais Marius n’avoit pas cette sorte d’ambition qui fait aspirer à la tyrannie. Il étoit ambitieux en citoyen; il vouloit que la république subsistât, qu’elle fût bien servie, et qu’elle triomphât de ses ennemis; mais il vouloit que toute la gloire lui en fût due, et il n’auroit pas permis à un autre de la servir aussi bien que lui. Avec ces vues, il n’entreprit point de rétablir les lois des Gracques; il lui étoit inutile d’exciter des troubles qui, ne laissant aucune voie de conciliation entre les partis opposés, eussent obligé le peuple et les Italiens à lui déférer la puissance souveraine; il se borna à servir assez bien la multitude pour se concilier sa faveur et être sûr de ses suffrages quand il aspireroit aux plus hautes magistratures.
Marius fut fait consul, et on lui donna en même temps le commandement de l’armée de Numidie. Après avoir pacifié l’Afrique, il fut créé consul une seconde fois, et chargé de s’opposer à l’irruption des Cimbres et des Teutons. Marius s’étoit accoutumé au commandement; et ses triomphes, ne servant qu’à le rendre plus avide de gloire, il eut toujours besoin du peuple; et pour conserver son affection, il fut à la tête du sénat plus tribun que consul. On doit me pardonner les détails dans lesquels je vais entrer. Avant que les Romains fussent corrompus, c’étoit dans les principes mêmes de leur gouvernement qu’il falloit chercher les causes de leurs révolutions. Désormais que Rome est menacée de sa ruine par mille côtés différens, que ses citoyens sont plus forts que les lois, et qu’au lieu d’imprimer son caractère aux événemens, elle reçoit l’empreinte de celui des hommes qui la gouvernent, c’est dans les passions de ces hommes, et dans les circonstances où ils se sont trouvés, qu’on doit étudier les ressorts qui font mouvoir la république.
Les grands, à qui le caractère farouche et inquiet de Marius étoit insupportable, s’attachèrent ridiculement plutôt à le mortifier qu’à ruiner son parti; et pour l’attaquer par l’endroit le plus sensible, ils attribuèrent à Sylla tout le succès de la guerre de Numidie. C’étoit lui, en effet, qui, n’étant encore que questeur de l’armée que commandoit Marius, avoit engagé Bocchus à livrer Jugurtha aux Romains. Le peuple se crut offensé de l’injure qu’on faisoit à son protecteur; et pour le venger, il publia que, sans lui, les armées Romaines n’auroient eu que des revers en Afrique. Cette dispute frivole, mais propre à faire connoître combien les Romains étoient différens de leurs ancêtres, devint l’affaire la plus importante de la république; il n’est question que de la gloire et des services de Marius et de Sylla; et ces deux hommes, acharnés à se perdre l’un l’autre, se trouvent par-là les maîtres de Rome.
Sylla étoit recommandable par une naissance illustre, et avec des talens pour la guerre, peut-être égaux à ceux de Marius, il étoit d’un caractère tout opposé. Sans être amolli par les plaisirs auxquels il s’étoit abandonné dans sa première jeunesse, il n’avoit rapporté de leur commerce que ces grâces qui s’associent rarement au grand mérite, et pour lesquelles Marius avoit un mépris[30] qui l’éloigna d’abord de Sylla. L’un transportoit son génie par-tout, et n’avoit qu’une manière de conduire ses intérêts. L’autre, doué d’une souplesse naturelle qui le rendoit propre à passer sans effort d’un caractère, ou plutôt d’un personnage à l’autre, prenoit l’esprit des conjonctures où il se trouvoit, et il sembloit qu’elles ne développassent que successivement ses passions. Marius n’avoit d’amis que par intérêt, et il les abandonnoit sans pudeur, et sans avoir su les forcer adroitement à mériter leur disgrace. Sylla, au contraire, se piquoit envers les siens d’une fidélité inviolable. Marius eut les vices que les chefs de factions se permettent quelquefois; il fut jaloux, envieux, ingrat, perfide, cruel; mais ces vices naissoient du fond de son cœur; au lieu de partir, comme dans Sylla, de l’esprit seulement, et suivant le besoin des circonstances, ils firent la perte de l’un, et établirent la fortune de l’autre.
Tandis que Marius continuoit à décrier grossièrement les grands, Sylla ne songea point à les défendre aux dépens du peuple; sa conduite fut plus habile. Etant le seul homme de la république qu’ils pussent opposer à Marius, il jugea inutile de leur faire sa cour. Sentant même que son ennemi profiteroit de son dévouement au sénat, pour accroître sa faveur auprès du peuple, il rechercha lui-même l’amitié de la multitude. Il lui prodigua ses richesses, flatta ses goûts, sembla favoriser ses prétentions, et fut, en un mot, le courtisan des citoyens dont il devoit être bientôt le tyran. Par cette politique adroite, Sylla, toujours sûr de l’affection des grands, grossissoit le nombre de ses créatures des partisans qu’il débauchoit à Marius, et se mettoit en état d’écraser son ennemi, en réunissant tous les esprits en sa faveur.
Sur ces entrefaites, Bocchus consacra à Jupiter Capitolin une statue de la victoire, et quelques tableaux qui représentoient la manière dont il avoit remis Jugurtha entre les mains de Sylla. Marius, déjà indigné que son ennemi eût fait graver cet événement sur une pierre, qui lui servoit de cachet, voulut faire enlever ces monumens du capitole. Sylla s’y opposa; et cette contestation puérile, tant l’esprit de parti est propre à rabaisser les hommes, auroit allumé la guerre civile, si les peuples d’Italie, qui croyoient cette conjoncture favorable à leur ambition et à leur vengeance, n’eussent pris, de concert, les armes pour se faire rendre le droit de bourgeoisie Romaine dont on les avoit privés. Cette affaire fit diversion aux querelles de Marius et de Sylla, parce que ni l’un ni l’autre n’osa encore paroître plus occupé de ses intérêts personnels que de ceux de la république.
Sylla, qui donna dans la guerre sociale les preuves les plus complètes de sa capacité et de son bonheur, fut élevé au consulat, et chargé de commander l’armée destinée contre Mithridate. A ce coup imprévu, Marius croit n’être plus qu’un soldat. Il se ligue avec un tribun du peuple, nommé P. Sulpitius, homme sans honneur, hardi, violent, mais habile, et ils complotent ensemble d’enlever à Sylla le commandement qu’on venoit de lui décerner.
Le succès d’une pareille entreprise ne pouvoit être que l’ouvrage de la violence, et il falloit nécessairement troubler la république, afin que, sous prétexte d’y rétablir ensuite l’ordre, Marius et son complice fissent de nouveaux arrangemens et disposassent à leur gré des emplois. Heureusement pour eux les mêmes causes qui avoient armé les Romains les uns contre les autres sous les Gracques, subsistoient encore; et sans parler de la loi Licinia ni du partage des terres, sujets éternels de discorde, on pouvoit toujours compter sur les Italiens, à qui on venoit d’accorder le titre de citoyens Romains, mais non pas de la manière qu’ils le désiroient. Les articles de la paix portoient qu’on feroit huit nouvelles tribus de ces nouveaux citoyens; c’étoit ne leur accorder qu’un honneur inutile, puisque les Romains, qui composoient trente-cinq tribus, restoient absolument les maîtres du gouvernement[31]. Les peuples d’Italie demandoient donc à être distribués dans les anciennes tribus; mais comme leur nombre y auroit été beaucoup plus considérable que celui des Romains naturels, et qu’ainsi ils auroient eu la principale influence dans les affaires, et se seroient même emparés de toute l’autorité, les Romains ne pouvoient se prêter à leurs vœux; et plutôt que de consentir à devenir les sujets des peuples qu’ils avoient vaincus, ils auroient préféré de les subjuguer une seconde fois.
C’est sur cette contrariété d’intérêts, qui, n’étant susceptible d’aucun accommodement, devoit se décider par la force, que Sulpitius fonda ses espérances. Il publie qu’il doit proposer la loi que désiroient les alliés; il les invite à se rendre à Rome, pour favoriser sa proposition, et leur ordonne de se rendre armés dans la place; et au premier murmure qu’excitera la loi, de fondre sur les mécontens. La république ne s’étoit point encore trouvée dans une si monstrueuse confusion. Les Romains n’osoient paroître, et les alliés croyoient affermir leurs droits en se portant aux plus grands excès. Au milieu de ce tumulte, Sulpitius oublia la fin pour laquelle il l’avoit fait naître. Le point décisif, c’étoit de se saisir de la personne de Sylla; il le laissa s’échapper, et ce général alla se mettre à la tête de l’armée qu’il avoit formée, et qui étoit prête à s’embarquer, tandis que le tribun abusoit en tyran d’une victoire qu’il n’avoit pas encore remportée.
Sulpitius, après avoir rétabli quelqu’apparence de calme dans la république, fit enfin donner à Marius la commission de porter la guerre contre Mithridate; mais la joie de ce général fut courte. Il apprit en frémissant de colère, que les officiers qu’il avoit envoyés à l’armée pour y prendre en son nom le commandement, avoient été massacrés par les soldats de Sylla. Il s’en venge sur les parens et les créatures de son ennemi; c’étoit commencer la guerre civile en soldat, et non en politique. Marius devoit-il s’attendre que Sylla, à la tête d’une armée, laisseroit égorger tous ses amis? Content de se venger sans songer à se défendre, il ne voit point l’abîme auquel il touche, et il ne lui reste d’autre ressource que la fuite, quand son ennemi se présente aux portes de Rome.
Sylla s’y comporta avec toute la hauteur d’un souverain qui châtie une ville révoltée. Il proscrit Marius, Sulpitius et leurs partisans, les déclare ennemis de la patrie, et met leur tête à prix; il casse la loi qui incorporoit les alliés dans les anciennes tribus; et pour ôter au peuple un pouvoir dont il n’étoit plus digne, il avilit les tribuns, en leur interdisant l’entrée de toute autre magistrature, leur défend de rien proposer dans la place publique sans l’aveu du sénat, et ordonne que les élections ne se fassent désormais que par centuries.
Le despotisme de Sylla étoit un prodige encore trop nouveau aux yeux des Romains, accoutumés à l’anarchie, pour qu’ils ne passassent pas promptement de la surprise à l’indignation. Le peuple murmuroit en tremblant; et le sénat, qui sentit toute sa foiblesse, laissa voir qu’il auroit mieux aimé craindre des tribuns, que remercier Sylla des faveurs accablantes qu’il en recevoit. Ce général eut peur à son tour de la consternation qu’il avoit répandue; il craignit qu’on ne soulevât contre lui des soldats citoyens qui n’étoient pas encore familiarisés avec les excès de la guerre civile; et profitant de la lenteur de ses concitoyens à le punir, il abandonna Rome pour porter la guerre contre Mithridate.
Je ne m’étendrai pas davantage sur ce morceau de l’histoire Romaine. Ce que j’ai dit développe assez la situation de la république. Tout le monde sait qu’après le départ de Sylla, elle fut gouvernée par le consul Cornelius Cinna, homme qui avoit toutes les passions qui font aspirer à la tyrannie, et aucun des talens qui peuvent y conduire. Je ne sais s’il est une passion plus avilissante que l’ambition, quand elle n’est soutenue ni par un grand génie, ni par l’amour de la gloire. Cinna ébauchoit par étourderie des entreprises dont le poids l’accabloit; ce n’étoit, pour le dire en un mot, qu’un intrigant destiné, malgré sa qualité de consul, à n’avoir jamais dans un parti qu’une place subalterne. Ayant vu que Marius et Sylla s’étoient rendus les maîtres de la république à la faveur des troubles, il crut qu’il ne falloit qu’en exciter de nouveaux pour jouir de la même autorité. Mais à peine se faisoit-il craindre, qu’il fut obligé de sortir de Rome pour mettre ses jours à couvert, et de confier le soin de sa vengeance à Marius, qui s’empara une seconde fois du gouvernement de la république, et dont le parti fut enfin exterminé par Sylla à son retour d’Asie.
Rien n’est plus affreux que le tableau que commence à présenter l’histoire Romaine, et l’on se sent encore frissonner d’horreur au détail des proscriptions abominables de Sylla[32].
Ce capitaine, après avoir exercé la vengeance la plus cruelle sur ses égaux, eut l’audace d’abdiquer la puissance souveraine dont il avoit joui sous le titre de dictateur perpétuel. Ce dernier trait de la vie de Sylla prouve, si je ne me trompe, qu’avec une ambition médiocre, il fit la plus haute fortune où un homme puisse aspirer. Si la soif de dominer l’eût rendu le maître du monde, cette passion, qui auroit été extrême, n’eût pu être satisfaite par aucune grandeur humaine. Plus on cherche à pénétrer le caractère de Sylla, plus on est porté à croire que s’il eût été libre de se livrer à son penchant naturel, il n’auroit recherché, comme Lucullus, à acquérir de la gloire, que pour rendre respectable à ses concitoyens l’oisiveté d’une vie voluptueuse. Ce fut la haine de Marius qui décida du sort de Sylla. Moins d’emportement dans le premier, pour se faire donner le commandement de la guerre contre Mithridate, eût laissé au second toute la gloire d’être un bon citoyen. Pour se venger des cruautés de son ennemi, il les surpasse; et ne trouvant plus de sûreté que dans l’autorité suprême, il s’en saisit; c’est un port où il se réfugie pour échapper à l’orage, et il ne l’abandonne que quand il croit le calme rétabli.
La dictature perpétuelle de Sylla forme une époque remarquable chez les Romains. Souvent ce qui est capable d’arrêter le plus grand courage, paroît facile à des hommes médiocres, après que l’exemple les a instruits et enhardis. C’est, poussés malgré eux par les événemens, sans avoir d’objet déterminé et sans savoir même où ils arriveroient, que Marius et Sylla se firent la guerre, et se trouvèrent revêtus de la puissance publique. Mais tous les Romains voudront désormais marcher sur leurs traces. La fortune de Sylla donna une vaste ambition à tous les ambitieux qui le suivirent, et qui se seroient auparavant contentés de la préture ou du consulat. De nouveaux Cinna aspireront à la dictature perpétuelle, et les consuls Lutatius Catulus et M. Emilius Lepidus auroient été des tyrans despotiques, si l’un ou l’autre eût eu quelqu’un des talens de Marius ou de Sylla. On peut déjà appliquer à ce temps ce que Cicéron dit de celui qui suivit la mort de César: «Nous éprouvons[33], écrit-il à Atticus, ce qui n’est jamais arrivé à aucun autre peuple; la liberté nous est rendue, et la république est cependant détruite; l’esprit de tyrannie survit le tyran.»
Quand l’exemple funeste que donna Sylla n’auroit point été contagieux, les vices avec lesquels les Romains s’étoient familiarisés, pendant le cours des proscriptions, leur auroient bientôt donné un nouveau maître. Les magistrats ne regardoient leur magistrature, qu’ils avoient achetée, que comme l’instrument de leur fortune domestique. Les censeurs n’osoient exercer leur ministère[34]; les lois se taisoient, et rien ne se décidoit que par les passions de quelques femmes déshonorées. Tout le monde connoît Claudia, cette célèbre intrigante, que ses débauches auroient rendue infâme dans un siècle moins corrompu, et qui trouva cependant le secret de vendre ses faveurs, et de gagner par leur secours, des amis à son frère, avec qui elle étoit accusée d’avoir un commerce incestueux. L’histoire n’a point dédaigné de conserver les noms d’une Précia et de mille autres courtisannes qui gouvernoient impérieusement la république par leurs amans. Les citoyens les moins dangereux, étoient ceux qui, occupés de leurs seuls plaisirs, sans songer que leur fortune étoit attachée à celle de l’état, croyoient, selon l’expression de Cicéron[35], être des demi-dieux, si les poissons qu’ils nourrissoient à grands frais dans leurs viviers, étoient assez apprivoisés pour leur venir en quelque sorte manger dans la main. Le reste étoit des hommes, abîmés de dettes et de débauches, et qui, regardant Rome comme une ville abandonnée au pillage, enhardirent Catilina à former sa conjuration, ou furent ses complices. Caton seul avoit de l’honneur; mais se conduisant en citoyen de la république de Platon[36] parmi des brigands, sa vertu ne lui fournissoit que des ressources impuissantes, et contrarioit même ses bonnes intentions. Le peuple, impatient de recouvrer son autorité, pour en faire un trafic scandaleux, ne pouvoit s’accoutumer à l’aristocratie de Sylla. Depuis que ce dictateur, à son retour d’Asie, avoit distribué les terres des citoyens à ses soldats, il n’y avoit plus d’armée qui ne regardât la guerre civile comme un avantage; et les légions n’auroient pas souffert qu’on eût limité le pouvoir des généraux. Aux secousses qui ébranloient le gouvernement, le sénat jugea qu’il devoit s’élever mille nouveaux tyrans; et cette compagnie, qui ne sentoit que sa foiblesse, crut qu’elle devoit se faire un protecteur, et opposer un nom considérable aux citoyens remuans et ambitieux.
Crassus et Pompée étoient alors les deux personnages les plus importans de Rome. Le premier calculoit le produit des magistratures, et les remplissoit plutôt en banquier qu’en homme d’état. Quelques talens qu’il eût d’ailleurs, on sent que son avance devoit le rendre aussi incapable de défendre les intérêts du sénat, que d’être l’auteur d’une révolution. Pompée, au contraire, à qui ses concitoyens donnèrent le surnom de grand, avoit déjà surpris leur admiration. Quelques actions, qui dans sa jeunesse annonçoient de grandes qualités, une physionomie noble, où l’on prétendoit démêler des traits d’Alexandre, la faveur de Sylla, un esprit vif et souple, des manières insinuantes et fastueuses, quoique populaires, du courage, beaucoup de libéralité, une attention singulière à être partout, mais principalement l’imbécillité du peuple, dont la haine ou l’amour est toujours extrême dans les temps difficiles; voilà ce qui avoit rendu Pompée l’idole des Romains.
Il s’étoit fait la plus haute réputation à la guerre, en se présentant toujours à propos pour consommer les entreprises de la république, et recueillir le fruit des succès que d’autres avoient préparés. Les Romains crurent qu’il avoit ruiné le parti de Sertorius, quoique ce grand homme ne le regardât que comme un écolier,[37] «qu’il vouloit, disoit-il, renvoyer à ses parens bien corrigé de sa présomption.» Après la guerre des pirates, la reconnoissance du peuple confondit l’importance du service que lui avoit rendu Pompée avec sa capacité, il jugea[38] de la difficulté de la guerre que ce général avoit terminée, par l’étendue du pouvoir qu’il lui avoit accordé. Tygranes étoit vaincu, ses états étoient ouverts aux armées Romaines, Mithridate n’avoit plus de ressources; et Pompée, dérobant à Lucullus la gloire qu’il alloit acquérir, prolonge la guerre par des fautes. Il oublie Mithridate, pour s’arrêter chez de petits rois qui implorent sa protection; et sa vanité, satisfaite de leurs respects, s’occupe gravement (qu’on me permette cette expression) de leurs tracasseries, lorsqu’il falloit poursuivre Mithridate. Il ne termine enfin cette guerre que quand son ennemi, trahi par sa famille, se donne la mort par désespoir. L’appareil extraordinaire du triomphe de Pompée (car jamais on n’avoit tant vu de dépouilles ni de captifs) cacha ses fautes aux yeux des Romains; et comme on décerna dix jours d’actions de graces publiques, le double de ce qu’on avoit pratiqué jusqu’alors, le peuple crut que Pompée surpassoit du double tous les généraux précédens.
Il fut aussi mauvais citoyen qu’il le pouvoit être, mais non pas aussi mauvais que le permettoit la situation malheureuse de la république. On lui sut gré, après ce qu’on avoit éprouvé de la part des autres généraux, de ce qu’il licencia ses soldats en entrant en Italie, et ne vint point à Rome pour y dominer par la force. Parce qu’il ne fut ni un Sylla, ni un Marius, quoiqu’il eût des intentions plus criminelles, on l’érigea en père de la patrie. Il souhaitoit la dictature, mais il n’osoit l’usurper. Sa lente ambition, ou plutôt sa vanité, se repaissoit de l’espérance d’y parvenir un jour, et ne laissoit craindre aucune violence, pourvu qu’on lui permît, en attendant, d’être le premier citoyen de la république.
Soit que Pompée, enhardi par tant de faveur, dédaignât l’empire que lui avoit donné le sénat, et ne voulût tenir son autorité que de lui-même; soit qu’il craignît qu’une trop grande tranquillité n’altérât son crédit, ou qu’il crût que les anciennes dissentions des Romains le rendroient plus nécessaire, il cassa les lois de Sylla; et en rendant aux tribuns leur première dignité, invita le peuple à reprendre son orgueil, son indocilité et son ambition. Cette conduite, si blâmée par Cicéron, et en effet, si contraire aux intérêts actuels des Romains, étoit sage dans les principes de son auteur. Vain et présomptueux, il devoit se flatter d’asservir les deux ordres de l’état l’un par l’autre, dès que leurs anciennes querelles recommenceroient, de balancer leurs avantages, et d’en être l’arbitre. Quelques historiens l’ont même soupçonné d’avoir eu des vues plus criminelles; ils ont cru qu’il avoit voulu exciter des troubles pour faire sentir aux Romains les inconvéniens de leur liberté; et en les lassant de leur condition, les forcer à lui offrir la dictature perpétuelle.
Quoi qu’il en soit, si Pompée avoit eu autant de génie que de présomption, il auroit eu le succès dont il se flattoit; mais loin d’être l’ame des mouvemens de la place publique, il ne sut pas même en prévoir le cours. Toujours embarrassé au milieu des débats du sénat et du peuple, il n’en impose à aucun parti; tandis que César, qui travaille sourdement à dominer, profite seul de sa politique.
Sylla avoit découvert en César plusieurs Marius. A peine étoit-il connu à Rome, qu’il l’avoit déjà remplie de ses intrigues. Il tenoit par des liaisons secrètes à tous les partis, multiplioit les vices des Romains: jusqu’à ses foiblesses, avoit l’art de se rendre tout utile, et dirigeoit les complots dont à peine il paroissoit le complice. C’est un objet digne d’occuper un philosophe, que de démêler, à travers l’obscurité dont César s’enveloppe, et les moyens bas auxquels il a recours pour s’élever à la dictature, ce courage héroïque et cette élévation d’ame qui ne parurent que quand il y parvint. Il eut dès sa jeunesse la même audace, la même ambition et la même ardeur de se signaler et de dominer qu’Alexandre; mais dans le prince, ces passions sont libres, et elles sont captives dans le citoyen. Où l’un commande, il faut que l’autre insinue. Le premier doit se montrer tout entier aux Macédoniens, pour les rendre dignes d’exécuter ses projets; le second doit respecter les préjugés de ses concitoyens, ménager leurs vices, et les rassurer contre son mérite et ses talens, pour les préparer à lui obéir.
Quelqu’habile que fût César, il sentit combien il auroit de peine, dans une république où les affaires changeoient chaque jour de face, à former un parti qui pût contre-balancer ceux de Pompée et de Crassus. Il jugea, et c’est le chef-d’œuvre de sa politique, qu’il falloit réunir ces deux hommes, et qu’en qualité de médiateur, il lui seroit aisé de profiter de leurs anciens soupçons de débaucher leurs amis, et de se rendre, en un mot, le maître de la ligue, dès qu’il serviroit de point de réunion à ses chefs.
Crassus se prêta aux ouvertures de César, avec tout l’empressement d’un homme, qui, n’ayant encore joué qu’un second rôle, se trouve associé au premier. Pompée devoit voir qu’il n’y avoit qu’à perdre pour lui dans cette association; de supérieur qu’il étoit à Crassus et à César, il se rendoit leur égal; mais sa présomption ordinaire et sa timidité ne lui représentèrent ces deux collègues que comme deux instrumens ou deux appuis de sa fortune. Le triumvirat fut formé, Crassus, Pompée et César s’obligèrent à n’avoir qu’un même intérêt, à ne former que les mêmes entreprises, et à se soutenir mutuellement de tout leur crédit. Dès-lors toute la puissance du sénat et du peuple passa dans les mains des triumvirs; et le gouvernement, tantôt aristocratique, tantôt populaire, ou plutôt l’anarchie fut changée en une vraie oligarchie.
Pompée s’aperçut enfin du piége dans lequel il étoit tombé[39]. Il voulut rompre avec César, dont le pouvoir lui faisoit ombrage; mais il n’en étoit plus temps: et en se dégageant du triumvirat, il n’eût occupé dans la république qu’une place subalterne. Le grand Pompée n’est plus que l’instrument de la fortune de César. Il est content de remuer sans agir; il cabale, il intrigue, mais sans succès. Bientôt il jouit avec une espèce de stupidité de la puissance qu’il ne peut retenir. Il craint de s’en apercevoir; et l’on diroit que sa vanité, venant au secours de son ambition alarmée, lui persuade qu’il a fait la fortune de César, parce que César a ruiné la sienne.
Ce dernier s’étoit rendu trop puissant dans son gouvernement des Gaules, pour que la république pût lui donner un successeur, ou rejeter impunément ses demandes, quelque contraires qu’elles fussent aux usages les plus respectés. Les amis de Crassus, qui avoit péri dans son expédition contre les Parthes, lui étoient étroitement attachés. Il avoit fait passer à Rome des sommes immenses, avec lesquelles ses partisans corrompoient les magistrats ou achetoient les magistratures; son armée lui étoit aveuglément dévouée; il remuoit à son gré tous ces citoyens, dont la fortune étoit sans ressource, si la république n’étoit pas ruinée; toute sa conduite, en un mot, dévoiloit ses projets ambitieux. Plus on craignit de voir usurper par César la puissance souveraine, plus le parti de Pompée, qui s’étoit enfin déclaré son ennemi, parut se rétablir et prendre de nouvelles forces. Il devint même le parti de la république; car les citoyens qui vouloient se soustraire à la tyrannie, n’étant pas en état de se défendre par eux-mêmes, se trouvèrent contraints de s’unir à Pompée, comme au protecteur des lois, ou du moins comme à l’ennemi le moins déclaré et le moins dangereux du bien public.
Ce général, enivré d’un accroissement de crédit qui ne devoit que lui faire sentir combien il étoit déchu, crut, au contraire, qu’il ne tenoit enfin qu’à lui de perdre son rival, et d’asservir ensuite ses concitoyens[40], en s’emparant de la dictature perpétuelle qu’ils différoient trop de lui donner. Plein de ces idées, il ne désiroit pas la guerre avec moins de passion que César, dont la fortune ne pouvoit plus croître ni se soutenir par les mêmes moyens qui l’avoient formée. L’un et l’autre sont persuadés que les armes doivent les dépouiller de toute leur grandeur, ou les rendre les maîtres absolus de Rome: et si la république est encore tranquille, c’est qu’aucun d’eux ne veut passer pour l’auteur de la rupture.
César demanda dans ces circonstances qu’on lui conservât son gouvernement, ou qu’il lui fût permis de se mettre sur les rangs pour le consulat, sans se rendre à Rome, ni abandonner le commandement de son armée, chose jusqu’alors inouïe, et qu’il ne feignoit de souhaiter qu’afin qu’on lui fournît quelque prétexte de faire la guerre. C’étoit le desservir que de consentir à l’une ou à l’autre de ces propositions; car le consulat, s’il l’eût obtenu, ne l’auroit point dédommagé de ce qu’il eût perdu en quittant les Gaules; et las de cette province, il s’y seroit cru exilé, dès qu’obligé d’être tranquille, il n’en auroit pas regardé le gouvernement comme un passage à la souveraineté. En portant le sénat à tout refuser, Pompée se flatta de réduire son ennemi à mener une vie privée, ou s’il désobéissoit, de rejeter sur lui tout ce que la guerre civile auroit d’odieux. Il se trompoit: César, plus habile, ne prend le parti ni d’obéir, ni de désobéir au sénat; il offre d’abandonner les Gaules et de licencier ses troupes, pourvu que Pompée désarme de son côté et se démette de son gouvernement d’Espagne. Cette proposition artificieuse produisit l’effet qu’en attendoit son auteur. Les gens bien intentionnés pour la république la trouvèrent raisonnable; et Pompée, trop peu éclairé pour oser y souscrire, fut réduit à laisser voir ses mauvaises intentions, et à se charger du blâme de sacrifier le repos public à ses intérêts personnels. Que ne consentoit-il à tout? Croire que César parlât sincèrement, c’est une stupidité; il se seroit sûrement rétracté. Les esprits s’échauffent, les affaires se brouillent, le sénat porte un décret contre César, le tribun Marc-Antoine s’y oppose, la guerre est allumée.
Pompée voit approcher César de Rome sans daigner le craindre: «Quand je le voudrai, disoit-il au sénat, qui étoit assez sage pour être consterné, je le rendrai plus petit que je ne l’ai fait grand.» Toujours persuadé qu’il gouverne la république, il n’aperçoit pas que Rome va avoir un maître. La veille même que son ennemi doit le chasser d’Italie, il imagine encore qu’il n’a qu’à se montrer pour que César soit abandonné de son armée, ou que la terre enfantera des légions quand il la frappera avec le pied.
Ne trouvant point alors un ennemi plus qu’à demi-vaincu, Pompée parut véritablement tel qu’il étoit. Tandis que César voit tout, prévient tout, exécute avec diligence, et croit n’avoir rien fait tant qu’il lui reste quelque chose à faire, Pompée[41], dans la crainte de prendre un mauvais parti n’en prend aucun, et se laisse emporter par le cours des événemens. Son armée est composée de citoyens et non de soldats. Elle ne songeoit pas au combat, mais à l’emploi des richesses que la victoire alloit lui donner. On s’y disputoit les dépouilles de César. Les uns vouloient sa charge de grand pontife, les autres son gouvernement des Gaules; ceux-ci ses jardins, ceux-là sa maison délicieuse de Bayes; et on n’attendoit que la bataille pour se mettre en possession de tous les biens que possédoient les ennemis. L’armée de César ne vouloit que vaincre; elle est formée de ces légions qui ont subjugué les Gaules, intimidé les Germains et les Bretons.
Il n’appartient qu’à un homme consommé dans le métier de la guerre de faire remarquer toute la sagesse des opérations de César. Il n’est pas besoin des mêmes connoissances pour juger Pompée; ses fautes sont grossières; mais la plus grossière sans doute, ce fut, lorsqu’il devoit rester sur la défensive, de céder aux plaintes et aux murmures de ses soldats, qui l’accusoient de timidité et d’irrésolution, et de les mener malgré lui au combat. La journée de Pharsale[42], en soumettant la république Romaine à César, le rendit maître du monde entier, qu’elle avoit soumis à sa domination. Sous le titre de dictateur perpétuel, ce général fut un monarque absolu, et les Romains n’eurent d’autre voie qu’un assassinat pour le punir de sa tyrannie et se venger.
Cicéron se plaint amèrement dans plusieurs de ses lettres, de la manière dont Brutus et Cassius avoient projeté, conduit et exécuté leur conjuration contre César. «Tant que nous voudrons consulter la clémence, écrit-il au premier[43], nous verrons renaître des guerres civiles et des ennemis de la liberté. Vous le savez, je voulois que vous fussiez délivrés du tyran et de la tyrannie; pour vous, vous avez eu une modération dangereuse dans des conjonctures où tout devoit être tranchant et décisif; et notre situation présente fait voir qui avoit raison de vous ou de moi. Nos conjurés, marque-t-il à Atticus, ont exécuté un projet d’enfant avec un courage héroïque; pourquoi n’ont-ils pas porté la coignée jusqu’aux racines même de l’arbre?»
En effet, s’ils se fussent conduits en hommes d’état, il n’est pas douteux qu’ils n’eussent compris dans leur projet les favoris de César, les instrumens de sa tyrannie, et tout ce qui devoit aspirer à lui succéder. Mais Brutus, le vengeur des lois, ne croyoit pas qu’il lui fût permis de les violer, en punissant comme des tyrans des citoyens qui ne l’étoient pas encore[44]. Le sénat devoit oser davantage. Il est malheureusement des conjonctures désespérées, où la politique ordonne de punir les intentions, et jusqu’au pouvoir de faire le mal; le sénat, en proscrivant la mémoire de César, auroit dû faire périr Antoine et étouffer les espérances du jeune Octave.
Quelque prudente qu’eût été cette conduite, il faut cependant en convenir, elle eût été incapable de rétablir la république. Les Romains étoient trop vicieux pour se passer d’un maître[45]. On ne pouvoit leur rendre que cette ombre de liberté, dont ils abusoient de la manière la plus funeste depuis les troubles des Gracques; et leur rendre cette ombre de liberté, c’étoit les exposer à repasser, après de nouveaux désordres et de nouvelles proscriptions, sous le joug du nouveau tyran. «Si César et Pompée, dit un des plus grands génies qu’ait produit notre nation[46] avoient pensé comme Caton, d’autres auroient pensé comme César et Pompée.» On peut faire le même raisonnement au sujet d’Antoine et d’Octave: si on les eût fait périr, ou qu’ils eussent été citoyens, d’autres auroient établi la monarchie sur les ruines de la république. Il n’y avoit plus de liberté à espérer pour les Romains, à moins que quelque citoyen, après s’être rendu le maître de tout, ne changeât entièrement la forme de l’état, et en abandonnant toutes les conquêtes, ne les contraignît à reprendre les mœurs et la pauvreté de leurs ancêtres. Mais quand cette réforme eût été praticable, devoit-il se trouver quelque Romain assez vertueux pour se donner la peine d’usurper le pouvoir souverain, et n’en faire qu’un pareil usage?
Je n’aurois qu’à rapporter ici les honneurs singuliers qu’on accorda à César, pour faire voir qu’il ne restoit plus dans la république la moindre étincelle de génie qui doit animer des républicains. César est le tyran de sa patrie, et on l’en appelle le père; par la constitution même du gouvernement, chaque citoyen est obligé à le punir de son attentat, et sa personne est déclarée sacrée et inviolable. On veut qu’il assiste aux spectacles dans une chaise dorée, et une couronne d’or sur la tête. Ce n’est là encore qu’une légère ébauche de ce que fait faire la flatterie. Dans une ville où la violence faite à Lucrèce avoit autrefois soulevé tous les esprits contre Tarquin, on délibère actuellement de donner à César un empire absolu sur la pudeur de toutes les femmes Romaines. On mêle dans les cérémonies publiques ses images à celles des Dieux; on lui établit un temple, des autels et des prêtres.
Je sais que quelques écrivains ont cru découvrir dans ces bassesses abominables une politique adroite, qui ne cherchoit qu’à rendre César odieux; mais c’est, je crois, se tromper, puisque le peuple pleura sa mort, et que le sénat conserva à sa mémoire les mêmes honneurs qu’il avoit prodigués à sa personne, et porta ce décret absurde[47], par lequel il approuve et condamne à la fois César et ses meurtriers, ses lois et les vengeurs de la liberté.
L’imbécillité des conjurés et la mollesse du sénat mirent entre les mains d’Antoine toute la puissance de César. Dépositaire de son testament et revêtu du consulat, rien ne put lui résister. Sous prétexte de remplir les volontés du dictateur, il se rend le maître de la populace et des légions, et fait trembler le sénat. Il exécute ce que César lui-même n’auroit osé entreprendre ni penser[48], et dispose enfin de tout si souverainement, que les conjurés ne trouvant plus de sûreté dans Rome, sont obligés de chercher un asyle dans leur gouvernement.
Cicéron, qui dans ces circonstances commença à gouverner le sénat, trouva les affaires dans un chaos énorme[49]. Sans principes, sans règle, sans objet; tous les jours on prenoit un nouveau parti sans en prendre jamais un plus sage, et tous les jours les maux de la république se multiplioient. Quelqu’insensé que lui eût paru ce décret plein de contradictions dont je viens de parler, il ne laissa pas que d’y conformer sa conduite. Il fait charger Octave de porter la guerre contre Antoine, et engage le sénat à lui accorder les distinctions les plus flatteuses, quoiqu’il sente que par cette politique il affoiblit les conjurés, c’est-à-dire, le parti de la liberté[50], et qu’il prévoie même qu’Octave ne se verra pas plutôt en état de se faire craindre d’Antoine, qu’il sera de son intérêt de se réconcilier avec lui, pour accabler de concert Brutus et Cassius, leurs véritables ennemis, et se rendre les maîtres du peuple Romain en rétablissant la tyrannie de César.
Il seroit assez difficile d’expliquer une conduite aussi extraordinaire que celle de Cicéron, si d’ailleurs on ne connoissoit son caractère, et les intérêts particuliers qui devoient le faire agir dans cette occasion. Cicéron devoit à sa vanité et à sa philosophie les qualités qui font les bons citoyens dans un état tranquille; mais sa timidité naturelle le privoit de celles qui peuvent rendre un citoyen dangereux ou utile à sa patrie dans des temps orageux, où il faut avoir plus de courage que de prudence. Les périls de la république se grossissoient ou se diminuoient à ses yeux, suivant qu’il y étoit plus ou moins intéressé personnellement. De-là vient qu’il n’eut jamais une règle fixe pour distinguer la timidité de la prudence, ni le courage de la témérité. Tantôt conduit par les lumières de son esprit, et tantôt entraîné par les foiblesses de son cœur, il n’eut qu’une politique propre à prendre des demi-partis, et à pallier les maux de la république.
Il montra de la fermeté contre Catilina; mais outre qu’il n’ignoroit ni les projets, ni les pensées mêmes de ce conjuré, il étoit soutenu par l’éclat de son action et de sa magistrature, par le sénat et les vœux de tout le peuple. Il eut cependant besoin de faire un effort sur lui-même; et c’est cet effort de courage qui, lui paroissant héroïque, lui inspira sans doute pour son consulat cette admiration puérile dont il fatiguoit ses amis. Après son exil il se livra naturellement à son caractère, et sa conduite[51] fut d’autant plus foible que sa disgrace avoit fait une impression très-forte sur son esprit, et que ne pouvant par vanité se résoudre à mener une vie privée, l’ingratitude de ses concitoyens lui avoit cependant donné du dégoût pour l’administration des affaires publiques.
Dans le commencement de la guerre civile de César et de Pompée, il cherche à contenter tout le monde, ne satisfait personne, et craint et souhaite en même temps de jouer le rôle qu’exigeoit de lui sa dignité de consulaire. Il veut être neutre; il se repent de ne pas suivre Pompée, n’ose se déclarer en faveur de César, et croit toujours avoir pris le plus mauvais parti. Dans les troubles qui suivirent la mort de César, il ne lui fut pas possible de se conduire d’une manière plus digne de lui et plus avantageuse pour la république. Entouré d’hommes jaloux, envieux, qui n’osoient rien espérer, et presqu’accoutumés à l’esclavage, la crainte publique augmenta sa timidité[52]. Plein de mépris pour la conjuration de Brutus et de Cassius, et ne les regardant que comme des déserteurs depuis qu’ils s’étoient retirés dans leur gouvernement, Cicéron ne les jugea plus capables de défendre avec succès les intérêts publics contre un homme aussi entreprenant et aussi habile qu’Antoine, son ennemi personnel; et il favorise Octave dans le dessein de s’en faire un protecteur, si les conjurés sont opprimés. Brutus développe habilement tous les ressorts de cette politique, lorsqu’il accuse Cicéron de regarder la mort[53], l’exil et la pauvreté comme les plus grands des maux; de craindre moins la ruine de la liberté que l’élévation d’Antoine, et de pouvoir s’accommoder d’un maître qui auroit des complaisances pour lui, qui le distingueroit, qui le flatteroit, et lui témoigneroit quelque considération en le chargeant de chaînes.
La situation des Romains devint telle, que Cicéron, en écrivant à Brutus, fut enfin forcé de convenir que cette guerre étoit accompagnée de symptômes plus fâcheux que toutes celles qui l’avoient précédé. «Quel que fût, dit-il, l’événement des troubles domestiques dont notre siècle a été témoin[54], on pouvoit toujours espérer de voir subsister quelque ombre de république; aujourd’hui, tout est changé. Si nous sommes vainqueurs, je ne devine point quel sera notre sort; mais si nous sommes vaincus, il n’est plus question de liberté.»
Ce fut Lepidus qui, après la défaite d’Antoine à Modène, forma le projet de le réconcilier avec Octave. Cette négociation ne devoit pas éprouver de grandes difficultés. L’un échappoit par-là à sa ruine entière pour gouverner l’univers avec deux collègues dont il méprisoit l’incapacité ou la jeunesse; et l’autre savoit qu’en continuant à défendre le parti de la liberté contre les vengeurs de César, sa fortune resteroit bornée à celle de citoyen.
Le second triumvirat fut formé; Antoine, Octave et Lepidus partagèrent entr’eux les provinces de la république, à l’exception de celles que possédoient les conjurés. Lepidus joignit la Gaule Narbonnoise à son gouvernement d’Espagne. Antoine eut dans son partage le reste des Gaules; l’Afrique et les isles de la Méditerranée échurent à Octave. Lepidus, qui avoit été fait consul, se rendit à Rome pour gouverner l’Italie, tandis que ses collègues portèrent la guerre contre Brutus et Cassius.
Lepidus éprouva bientôt que ce sont les armées, et non pas les magistratures qui donnent du crédit pendant les guerres civiles. Dans le nouveau partage des provinces qui se fit après la défaite des conjurés, il fut trop heureux de conserver l’Espagne, et Octave le dépouilla même de ce gouvernement, sans lui faire la guerre. Pour perdre un homme qui devoit sa fortune au hasard et non à son mérite, il ne fallut employer que la ruse et l’intrigue. L’abaissement de Lepidus dévoiloit les projets d’Octave; Antoine en auroit dû être inquiet; mais cet élève de César avoit oublié son ambition et sa gloire. Enivré de plaisirs, esclave de Cléopatre, il ne connoissoit plus d’autre bonheur que de lui plaire et de l’aimer. Maître du destin de l’Orient, et au milieu du faste asiatique, il n’imaginoit point qu’il dût songer à sa sûreté. Son rival, cependant, méditoit sa ruine, et la bataille d’Actium soumit l’univers à un seul homme.
La conduite d’Octave, qui établit irrévocablement la monarchie sur les ruines de la république, et à qui ses sujets donnèrent depuis le nom d’Auguste, mérite une attention particulière. Il étoit d’une naissance peu relevée, et la raison est confondue, en pensant qu’il n’avoit que dix-huit ans, lorsqu’il quitta Apollonie, où il faisoit ses études, pour se rendre à Rome, et y recueillir la succession de César, son père adoptif. On lui représente que cette ville ne doit être qu’un précipice pour lui; on lui met sous les yeux la fin tragique du dictateur et la haine des conjurés; on le menace de l’ambition même des amis de César. «J’ai tout prévu, répondit-il froidement, et les dieux défendront la justice de ma cause.» Comment ce jeune homme peut-il se flatter de former un troisième parti en sa faveur, tandis que toute la république est partagée entre Antoine et Brutus? Est-il vraisemblable qu’il puisse lutter contre Antoine, qui, sous prétexte d’exécuter les volontés de César, dispose à son gré de sa succession, et attache à sa fortune tous ceux qui aiment la leur? Son nom, ses droits, ne sont-ce pas autant de titres qui doivent le rendre odieux aux partisans de Brutus et de la liberté? N’auroit-il pas été insensé de compter sur la protection de Cicéron, et d’attendre de la part d’un consulaire si illustre la conduite molle et peu raisonnée dont j’ai parlé? Personne dans Rome n’étant attaché aux lois de César ni à la république par le même motif, ceux qui tendoient en apparence au même but vouloient secrètement y arriver par des chemins différens. Octave, si je puis m’exprimer ainsi, saisit le joint des différentes cabales, dont les deux partis étoient composés. Il sème des soupçons, forme des liaisons, fait naître des haines, promet, flatte, menace, persuade, divise, unit, et parvient enfin par son habileté à partager la considération des premiers magistrats, à balancer le crédit de Brutus, et à se faire craindre d’Antoine.
C’est un spectacle bien surprenant de voir conquérir l’univers à un homme qui n’a pas le courage de se trouver à une bataille, après avoir affronté avec intrépidité de plus grands dangers au milieu de Rome. Sa lâcheté ne nuisit point à sa fortune, parce qu’Hirtius, Pansa, Antoine et Agrippa furent braves, surent vaincre, et qu’il eut l’art de profiter seul de leurs victoires. Sa prudence, qui, dans un jour de combat, ne lui présentoit aucun secours contre l’épée ou les dards de l’ennemi, l’abandonnoit tout entier à la crainte; mais dans les autres espèces de dangers, sa timidité naturelle disparoissoit devant la foule infinie de ressources et d’expédiens que lui prodiguoit le génie le plus heureusement formé pour l’intrigue et le commandement.
Né avec une ambition qui occupoit toutes ses pensées, il ne fut point partagé par d’autres passions; du moins elles obéissoient toutes à celle-là, d’où elles sembloient naître. En le délivrant de ces fougues, souvent trop familières aux grands hommes, et souvent si dangereuses, sa timidité l’entretenoit dans cette espèce de calme si utile à un ambitieux, pour tracer et faire exécuter à propos les plus grands projets. Il prit, sans effort, et par l’effet naturel d’une lumière supérieure, toutes les formes qu’exigeoit l’état de ses affaires. Il n’avoit aucune des vertus qui font l’honnête homme; il n’avoit aucun des vices qui le dégradent; toujours prêt à se revêtir de la vertu ou du vice que le temps et les circonstances lui rendent utile, il est tour-à-tour l’ami et l’ennemi d’Antoine, de Cicéron, de Lepidus et des conjurés. Sans haïr ni aimer Agrippa, dont le mérite trop éclatant lui devenoit suspect, il lui est indifférent de le faire périr, ou de se l’attacher par le mariage de sa fille. Il est cruel sans aimer le sang; il ne fait cesser de le répandre ni par lassitude ni par remords, et il pardonne quand il juge qu’il lui est aussi utile de pardonner, qu’il auroit été auparavant dangereux pour lui de ne pas purger la république des citoyens inquiets, jaloux de leur liberté, vertueux, prudens ou courageux, que son usurpation et sa puissance devoient offenser.
L’autorité souveraine, entre les mains d’Auguste, étoit formée par l’assemblage de toutes les magistratures de l’ancienne république. En qualité d’empereur, il avoit droit de faire la guerre et la paix, étoit le général de toutes les armées, levoit des contributions pour leur entretien, disposoit de tous les grades militaires, avoit seul les honneurs du triomphe[55], et jouissoit enfin de toutes les prérogatives de la dictature, dont le nom étoit devenu odieux. Revêtu de la dignité de prince du sénat, et souvent consul, il étoit l’ame de cette compagnie, et possédoit toute son autorité. Comme censeur, il n’y avoit aucun citoyen qui ne lui fût soumis: il étoit aussi puissant sur la noblesse que sur le peuple, n’étoit gêné par aucune loi, et châtioit arbitrairement. Initié à tous les sacerdoces, il avoit l’intendance de la religion; et dépositaire de tout le pouvoir du peuple, par son titre de tribun, sa personne étoit sacrée et inviolable. De-là, il résultoit la puissance la plus étendue que jamais monarque ait possédée; et comme les Romains n’avoient pu agir autrefois que par le ministère de leurs magistrats, ils ne devoient désormais avoir de mouvement que par leurs empereurs.
Auguste répandit ses bienfaits sur les armées et sur le peuple; il ramena l’abondance; il fit de grandes fortunes à quelques particuliers, et en fit espérer à tous. La paix fut publiée, le temple de Janus fermé, et les citoyens, occupés des fêtes et des spectacles qu’on leur prodiguoit, ne se rappelèrent le souvenir de la république, qu’avec les idées de proscriptions, de massacres, de guerres civiles, de brigandages et concussions. Un peuple heureux ne se demande point s’il est libre, ou si son bonheur durera; et les Romains, bien loin de trembler en voyant la puissance sans bornes que possédoit Auguste, la regardèrent comme le principe de la sûreté publique. Ce prince saisit avec adresse le moment où ses sujets comparoient leurs maux passés à la prospérité présente; et en feignant de délibérer sérieusement s’il devoit conserver l’empire ou rétablir la république, il leur tendit un piége, fit regarder sa fortune sans jalousie, et cessa en quelque sorte d’être un usurpateur.
César eut l’audace puérile de dire que la république ne subsistoit plus, et que sa volonté devoit servir de loi. Maître de tout, il avoit la foiblesse de vouloir que les Romains en fussent persuadés. La conduite d’Auguste me paroît bien plus habile. Comme si ses forces eussent succombé sous un poids que son ambition trouvoit léger, il ne se charge du gouvernement que pour dix ans. Il refuse la dictature que le peuple lui défère[56], et ne veut point être appelé du nom de seigneur[57]. Il ne se conduit en apparence que par les conseils du sénat, lui renvoie les ambassadeurs de quelques rois et de quelques nations libres, et lui laisse l’administration des provinces du centre de l’empire. Il rend au peuple ses assemblées, feint de le consulter sur les lois qu’il veut porter, et lui permet d’élire ses magistrats. Affectant, en un mot, de ne paroître que le ministre des lois et de la république, il tâche de persuader à ses sujets qu’elles subsistent toujours. Il respecte les coutumes anciennes, et cache son pouvoir jusqu’à comparoître devant les juges en qualité de témoin, et ne dédaigne pas de plaider lui-même pour des accusés qu’il pouvoit absoudre par un seul mot.
César agit conséquemment au projet odieux qu’il avoit formé d’asservir sa patrie, lorsqu’il travaille à en multiplier les vices. Un usurpateur doit en effet tout avilir pour s’élever; mais pour se soutenir après son usurpation, il doit intéresser les hommes à son sort; et ce n’est jamais en les rendant méchans et méprisables qu’il y réussit. Pourquoi ne veut-il laisser aux Romains que les qualités nécessaires aux plus vils esclaves? C’étoit armer contre lui tout citoyen qui conservoit quelque sentiment de sa dignité. Pourquoi continuer à remplir le sénat d’hommes obscurs, étrangers et déshonorés, et ne pas opposer des lois sages à la licence qu’avoient produite les guerres civiles? C’étoit laisser subsister des désordres capables de le ruiner, puisqu’ils avoient ruiné la république dont il possédoit tout le pouvoir. Auguste affermit son empire, en redonnant de la dignité aux Romains; il invite plusieurs sénateurs à se faire eux-mêmes justice, et se bannir du sénat. Ces citoyens, décriés par leurs débauches, ruinés de dettes, et à qui César avoit coutume de dire qu’il n’y avoit qu’une guerre civile qui pût rétablir leur fortune, s’accoutumèrent peu-à-peu à leur situation, et finirent par l’aimer. Rome enfin donna des larmes à la mort d’Auguste; et d’un prince qui n’auroit jamais dû naître, on dit qu’il n’auroit jamais dû mourir.
LIVRE TROISIÈME.
On a vu des peuples libres perdre le privilége de se gouverner par eux-mêmes, et cependant ne pas éprouver les ravages du despotisme; c’est que la perte de leur liberté n’a pas été l’ouvrage d’une révolution subite et orageuse, mais de plusieurs siècles, pendant lesquels il y a eu entre le prince et ses sujets un balancement de puissance qui empêchoit que les esprits, en s’irritant, ne se portassent à des extrémités fâcheuses. Il se faisoit, si je puis parler ainsi, un mélange des usages anciens et des usages nouveaux, et ils se tempéroient réciproquement. Quand une loi commençoit à être oubliée, les mœurs qu’elle avoit fait naître en tenoient encore la place. Comme le gouvernement s’altéroit d’une manière insensible, les sujets conservoient une certaine dignité qui les faisoit respecter, et le prince étoit suprême législateur, sans pouvoir abuser de toute sa puissance. Il se trouvoit lié par les lois fondamentales de sa nation; il craignoit de choquer les usages anciens; ses sujets avoient des droits et des priviléges à lui opposer; en un mot, il n’y eut point de tyran, quoiqu’il n’y eût plus de liberté.
Tel a été le sort de plusieurs nations: mais chez les Romains la liberté fut détruite par trois batailles sanglantes[58], et on passa si brusquement de l’anarchie sous la domination du vainqueur, que toutes les passions furent à la fois effarouchées; toutes les lois, tous les usages, en même temps tous les préjugés renversés; et on ne put trouver dans les mœurs aucune barrière contre le despotisme. C’est un simple citoyen, qui, sans autre droit que la force et son audace, se rend le maître de ses égaux. Il devoit donc soulever contre lui tous les esprits; et pour échapper au châtiment qu’il mérite, il faut qu’il s’empare de toute l’autorité. Auguste fut forcé à ne laisser aux Romains qu’une image trompeuse de l’ancienne liberté. Si le sénat ou le peuple eût encore joui de quelque pouvoir réel, il s’en seroit servi pour dépouiller le prince des prérogatives qu’il affectoit. De nouvelles dissentions auroient troublé le repos public, et pour n’en être pas la victime, Auguste auroit enfin senti la nécessité de posséder une puissance sans bornes.
Les vertus et les vices d’un peuple, sont, dans le moment qu’il éprouve une révolution, la mesure de la liberté ou de la servitude qu’il en doit attendre. C’est l’amour héroïque du bien public, le respect pour les lois, le mépris des richesses et la fierté de l’ame, qui sont les fondemens du gouvernement libre. C’est l’indifférence pour le bien public, la crainte des lois qu’on hait, l’amour des richesses et la bassesse des sentimens, qui sont comme autant de chaînes qui garrottent un peuple, et le rendent esclave. Qu’on y réfléchisse, c’est du point différent où ces vertus et ces vices sont portés, que résultent les mœurs convenables à chaque espèce de gouvernement. Les vertus nobles, austères et rigides, du républicain, réduiroient le monarque à n’être qu’un simple magistrat; les vices bas et lâches de l’esclave le rendroient despotique.
Après ce que j’ai rapporté jusqu’ici de la corruption infâme de Rome, et de ses proscriptions qui avoient fait périr tout ce qui restoit d’honnêtes gens dans la république, on jugera sans peine, que les mœurs, loin de favoriser un reste de liberté, et de seconder la modération qu’affectoit Auguste, précipitoient au contraire les Romains au-devant du joug. Peu contens, en effet, que le prince, ainsi que je l’ai dit, eût réuni en sa personne le pouvoir de toutes les magistratures; ce qui supposoit au moins, que, malgré sa vaste autorité, il étoit le ministre de la république et devoit gouverner conformément aux lois, ils voulurent que son autorité lui fût propre et qu’il ne la tînt point de ses magistratures. Il fut réglé que, dans le temps où Auguste ne seroit pas revêtu du consulat, il auroit toujours douze licteurs, et seroit assis entre deux consuls. On l’autorise à convoquer extraordinairement le sénat[59], et il lui est permis, sans avoir égard aux lois, de faire tout ce qu’il croira avantageux à la république, et convenable à la majesté des choses divines et humaines, publiques et particulières.
Peut-être que si Auguste avoit eu plusieurs successeurs dignes de lui, et qui, à son exemple, eussent compris que l’excès du pouvoir en prépare la ruine[60], il se seroit formé peu-à-peu dans l’empire des usages, des règles, des bienséances, qui, en établissant une confiance réciproque entre le prince et les sujets, auroient servi de frein aux passions. Mais plus on admire la sagesse avec laquelle Auguste se prescrivit des bornes dans l’administration d’une puissance, qui, par elle-même, n’en connoissoit point, moins on doit espérer de la retrouver dans ses successeurs. Croyons-en Marc-Aurèle, dont les vertus ont honoré le trône et l’humanité: il regardoit comme un prodige de pouvoir tout, et de ne vouloir que le bien. Cependant, si les successeurs d’Auguste abusent de leur pouvoir, ils seront nécessairement des monstres qui effraieront la nature. Ce despotisme raffiné et artificieux qui se déguise, qui craint de se montrer, qui flatte avant que d’accabler; ce despotisme, en un mot, qui ressemble à ces poisons lents dont on sent les effets sans en pénétrer la cause, n’étoit point fait pour eux. Les proscriptions de Sylla et les cruautés du second triumvirat sont des modèles justifiés par le succès, et qui les préparent à se porter aux violences les plus ouvertes et les plus odieuses. Les Romains, quoique voluptueux, étoient cruels; et les maîtres d’un peuple qui aimoit le sang[61], passion heureusement inconnue aujourd’hui chez les nations civilisées, ne se lasseront jamais d’en répandre.
Tibère avoit assez de talens pour régner avec gloire, s’il eût hérité d’un trône occupé légitimement par ses pères; mais ne succédant qu’aux droits usurpés par Auguste, il se crut lui-même un usurpateur. Bien loin de remarquer que les Romains, accoutumés à obéir par une servitude de 40 ans, se disputoient à l’envi le détestable avantage de servir d’instrument à la tyrannie, il ne vit autour de lui qu’un peuple farouche qui avoit refusé le diadême à César, et contraint Auguste à paroître au sénat et en public, couvert d’une cuirasse; il n’entendit que quelques voix qui osoient encore appeler Brutus et Cassius les derniers Romains, et il craignit de trouver des citoyens qui se crussent liés par le serment[62] que le premier Brutus avoit fait prêter de ne jamais souffrir de maître dans Rome. Tibère ne voyoit de tous côtés que des dangers, et la timidité avec laquelle il étoit né, devenant par-là aussi forte que son ambition, il donna aux Romains le spectacle ridicule d’un ambitieux qui ne pouvoit se passer de la souveraineté, et qui n’osoit s’en emparer.
Il a déjà fait mourir Agrippa, petit-fils d’Auguste, comme un rival; par des menées sourdes, il dispose de toutes les forces de l’état, et cependant il feint encore de refuser l’empire[63]. «Auguste, dit-il, au sénat, étoit seul capable de le gouverner sans secours, et en travaillant sous ses yeux et sous ses ordres aux affaires de la république, je n’ai appris qu’à connoître ma foiblesse. Dans une ville aussi féconde que la nôtre en grands hommes, un seul citoyen ne doit point être chargé de toute l’administration publique, et j’attends d’apprendre du sénat quel département il me destine.» C’étoit la crainte de passer pour un tyran, et d’en subir le sort qui dictoit ce discours à Tibère: mais à peine l’a-t-il prononcé, que son ambition en est alarmée. Il craint de s’être compromis; il craint d’en avoir trop dit; il revient sur ses pas; mais en demandant l’empire, il ne s’exprime que d’une manière ambiguë[64], captieuse, énigmatique; et cet homme, capable de faire périr le sénat, s’il ne l’eût deviné, n’accepte enfin le pouvoir absolu que pour un temps. Il se garde bien d’en fixer le terme à cinq ou à dix ans comme Auguste: il croiroit donner un titre contre lui aux Romains. «Je ne consens, dit-il, à me charger de ce fardeau[65], que jusqu’au temps où vous jugerez vous-mêmes qu’il est juste d’accorder à ma vieillesse quelque repos.»
Tibère, toujours persuadé qu’il n’étoit pas assez puissant, et qu’il le paroissoit trop, fut en perpétuelle contradiction avec lui-même. Il ne parle que de la dignité de la république, flatte le sénat, et étale avec éloquence les devoirs d’un prince[66], tandis qu’il ne travaille secrètement qu’à tout opprimer. Fait-il quelqu’injustice, qu’il croit nécessaire à l’agrandissement de son pouvoir? c’est à la faveur de quelque loi qu’il détourne de son sens naturel. Il laisse aux consuls, aux préteurs et aux magistrats subalternes l’exercice de leurs fonctions; mais il s’indigne s’ils ne sont pas des instruments aveugles de sa volonté. Il craint également la vertu[67] et le vice dans les personnes qu’il destine aux emplois; et ne les trouvant jamais telles qu’il les désireroit, il ne leur permet pas quelquefois de prendre possession des charges qu’il leur a données.
Tibère, toujours déchiré par des passions opposées, se flatta de calmer ses alarmes en sacrifiant à sa sûreté quelques hommes qui lui étoient suspects; mais ses craintes, au contraire, se multiplièrent. Plus il sentit qu’il devenoit odieux, moins son inquiétude sanguinaire connut de bornes, et Rome devint enfin le théâtre de toutes les horreurs où se peut abandonner le despotisme produit par la timidité. Croyant arrêter les progrès de la haine publique, il porta cette loi insensée qui défendoit aux parents des personnes condamnées à mort de les pleurer. Pour tenir les hommes attachés à la vertu, la morale leur interdit souvent des actions en elles-mêmes indifférentes, mais qui les préparoient au vice; la politique de Tibère abusa de ces principes de prévoyance; il crut rendre sa personne plus sacrée en faisant révérer ses images mêmes et celles de son prédécesseur. On punit de mort deux citoyens, dont l’un, en vendant ses jardins, avoit aussi vendu la statue d’Auguste qui y étoit placée; le crime de l’autre fut d’avoir battu un esclave qui avoit par hasard sur lui une monnoie où étoit gravée la tête de Tibère. Ce prince fit un crime capital à un poëte d’avoir maltraité Agamemnon dans une tragédie, tant il vouloit sans doute qu’on respectât la qualité de prince, ou craignoit qu’on ne s’accoutumât par degrés à le mépriser lui-même.
La république avoit eu une loi de lèse-majesté contre ceux qui auroient trahi ses armées, excité des séditions, ou avili le nom Romain par une administration infidelle. Dans ces temps heureux, dit Tacite, on ne punissoit que les actions et non pas les paroles; mais la satire, qui n’est jamais odieuse chez un peuple vertueux, et qui sert souvent de barrière contre les mauvaises mœurs, ayant paru intolérable à des hommes corrompus, qui ne vouloient point être troublés dans la jouissance de leurs vices, Auguste, plus intéressé que tout autre à la proscrire, mit les libelles au nombre des crimes compris dans la loi de lèse-majesté. Tibère, enhardi par cet exemple, étendit le sens de cette loi terrible, et tout ce qui le choqua devint crime de lèse-majesté. Rien ne fut innocent aux yeux de ce tyran, entouré de délateurs qui flattoient ses soupçons. Ces misérables, favorisés, protégés et enrichis par la part qu’ils obtenoient dans la confiscation des biens des accusés, firent envier leur sort à force de se faire craindre. Ils cessèrent en quelque sorte d’être infâmes; et plus leur nombre se multiplia, plus il fallut trouver de coupables. Les paroles les plus innocentes devinrent des crimes; on voulut pénétrer jusques dans le fond des pensées, et le citoyen ne fut point sûr de n’être pas criminel, quoiqu’il n’eût ni agi ni parlé.
Caligula monta sur le trône, et ce serpent, pour me servir des expressions de Tibère[68], qui devoit dévorer les Romains, et être un Phaéton pour le monde entier, poursuivit l’innocence sans faire semblant de la respecter, comme son prédécesseur qui la calomnioit avant de l’opprimer. Il souhaitoit que le peuple Romain n’eût qu’une tête pour l’abattre d’un seul coup d’épée, et que son règne fût signalé par quelque calamité publique: n’en étoit-ce pas une assez grande que le monde fût gouverné par cette bête féroce? Cet insensé prétendoit avoir un commerce de galanterie avec la lune; et se croyant tour à tour Jupiter, Junon, Diane ou Vénus, il se fit prêtre de lui-même, et se sacrifioit tous les jours les plus rares animaux. On vit paroître un nouveau crime d’état, ce fut d’être riche; on enleva aux citoyens toutes leurs richesses; mais la violence n’étant plus enfin d’un assez grand rapport, Caligula fit de son palais un lieu de prostitution, et vendit à la canaille de Rome de jeunes filles et de jeunes garçons de la naissance la plus distinguée.
Je passe rapidement sur ces règnes abominables. Claudius monta sur le trône: ce n’étoit qu’un homme ébauché, disoit Antonia; jamais prince ne fut plus méprisable; le sang coula; il fallut servir Messaline et punir les infidélités, l’impuissance ou le mépris de ses amants. Esclave plutôt qu’époux de l’ambitieuse Agrippine, il devint tyran par foiblesse, et parce qu’elle en avoit tous les vices; ou, pour mieux m’exprimer, cette princesse et les affranchis qui la dominoient, se servirent de sa main et de sa puissance pour contenter leurs passions.
Rome respira pendant les premières années du règne de Néron. Ce prince prit Auguste pour modèle; il est clément, libéral, populaire; il respecte les lois; il connoît qu’il est fait pour travailler au bonheur des Romains. Mais bientôt il est corrompu par les flatteries de ses courtisans: ces hommes pervers, qui ne sont rien, si leur maître n’est vicieux, enhardissent Néron au crime; ils lui montrent l’exemple contagieux de ses prédécesseurs, et en commençant à être méchant, il ne juge déjà de l’étendue de sa puissance que par l’énormité des attentats qu’il médite. Tout fut dégradé: Caligula n’avoit que projeté de faire son cheval consul, et Néron fit ses chevaux sénateurs[69]. Les consulaires servoient le premier en habit d’esclaves; mais cette ignominie étoit renfermée dans les murs du palais. Néron, au contraire, les immole à la risée publique, en les obligeant de faire avec lui sur le théâtre ou dans le cirque un métier déshonorant parmi les Romains. «Quelle indignité, s’écrie Dion Cassius, que le maître du monde, des sénateurs et leurs femmes ne soient que des vils histrions! Les étrangers étonnés, continue-t-il, se montroient au doigt les descendans des grands hommes qui les avoient vaincus. Voilà le petit-fils de Paul-Emile, disoit le Macédonien, et le Grec ne lui répondoit qu’en montrant un fils de Mummius. Tandis que le Sicilien siffloit un Claudius, et l’Epirote un Appius, les Asiatiques, les Espagnols et les Carthaginois se croyoient vengés de leur défaite, en voyant un Lucius, un Publius, un Scipion réduits à jouer les rôles de quelques misérables farceurs.»
Tous ces empereurs furent cruels; mais il y a cependant différentes nuances dans ce point principal de leur caractère, et je dois les faire remarquer; la cruauté de Tibère, à force de paroître mystérieuse et réfléchie, avoit quelque chose de politique; celle de Caligula partoit plus d’un cœur qui aime à se repaître de sang. Tous deux font frémir, celui-ci par sa hardiesse à assassiner, l’autre par l’adresse avec laquelle il cherchoit à déguiser ses noirceurs. Néron, cruel comme Caligula par tempérament, et par réflexion comme Tibère, avoit réduit sa fureur en art et en principes; tandis que Claudius, entraîné par l’exemple, et méchant par les vices d’autrui, avoit répandu le sang dont il ne connoissoit pas de prix.
Il n’est pas possible de tracer un tableau de la situation malheureuse où se trouvoit l’empire. Toutes les richesses étoient devenues le butin des délateurs, des pantomimes et des courtisanes. Le titre de citoyen Romain étoit méprisable, parce qu’il n’étoit plus porté que par des affranchis ou des fils d’affranchis, et que les provinces, selon l’expression de Dion, avoient acheté le droit de bourgeoisie romaine pour un têt de pot cassé. Le peuple de Rome étoit une populace effrénée, accablée de besoins, qui ne subsistoit que par les bienfaits, c’est-à-dire, par les crimes des empereurs[70], et qui trouvoit tout juste, pourvu qu’on respectât sa paresse, qu’on lui donnât du pain, et qu’on lui prodiguât les fêtes et les spectacles. Le sénat étoit rempli de barbares et d’hommes à peine sortis de l’esclavage, qui portoient encore sur leurs épaules les cicatrices des coups de fouet qu’ils avoient reçus de leurs maîtres. Les empereurs, ne voyant personne qui ne fût plus digne qu’eux de régner, craignirent tous leurs sujets, comme autant de compétiteurs à l’empire, et les punirent, s’ils furent assez audacieux pour laisser voir quelque vertu ou quelque talent. Les emplois, les magistratures, les commandemens devinrent autant de piéges dans lesquels il fallut perdre ou son honneur ou sa vie. Le sort malheureux de Germanicus apprit à tout ce qui auroit voulu être honnête homme, que le plus grand crime étoit de faire trop bien son devoir. Les magistrats le négligèrent par politique. Les généraux, pour ménager la jalousie et la timidité des empereurs, se hâtèrent de corrompre eux-mêmes la discipline militaire, et les rassurèrent en faisant voir qu’ils n’avoient aucune autorité sur les soldats.
On est peut-être déjà surpris que l’empire, en proie à tous les vices que produit le despotisme le plus intolérable, et qui portoit par conséquent en lui-même mille causes de destruction, ne se précipite pas aussi promptement vers sa ruine que plusieurs états moins corrompus, dont l’histoire nous a appris les malheurs. Mais il faut faire attention que Rome reprit en quelque sorte toute sa grandeur sous le règne d’Auguste. Ce prince pacifia l’Espagne et les Gaules, et soumit la Pannonie et l’Illirie. Il dompta l’inquiétude des peuples des Alpes, força les Daces à ne plus faire d’incursions sur les terres de l’empire, et porta ses armes jusqu’à l’Elbe. Les Parthes oublièrent leur haine contre les Romains, et leur donnèrent même des marques de crainte et de respect. Les Indiens et les Scythes, peuples dont le nom étoit à peine connu à Rome, y vinrent demander l’amitié d’Auguste. Les Germains, moins terribles qu’ils ne le furent dans la suite, n’étoient point encore poussés sur les provinces Romaines par les peuples du Nord, qui tombèrent dans la Germanie. En un mot, les premiers successeurs d’Auguste, profitant de la réputation de sagesse[71] et de désintéressement que ce prince avoit acquise aux Romains, n’avoient à redouter aucun ennemi étranger.
A l’égard des maux domestiques qui devoient perdre l’empire, il faut descendre dans quelques détails plus particuliers pour comprendre comment, au lieu de se diviser en plusieurs parties indépendantes, il continuoit à ne former qu’un seul corps. Rome ayant pris de chaque peuple qu’elle avoit vaincu le vice qui le distinguoit, étoit devenue une école dangereuse où toutes les provinces étoient allées perdre les mœurs. C’est ainsi que les vices des Asiatiques et des Africains avoient corrompu les Gaules, l’Espagne et tous les pays qui se seroient sûrement affranchis de la domination Romaine, si on n’eût amolli leur courage par les voluptés. Le même despotisme, dont les empereurs accabloient l’Italie, leurs officiers l’exerçoient dans les provinces. Elles étoient au pillage[72], et il ne leur restoit d’autre passion qu’une crainte abrutissante, parce que leurs maux étoient portés à cet excès qui ne permet pas même de se livrer au désespoir. Dans cette situation, elles n’auroient pu secouer le joug et se démembrer de l’empire, qu’avec le secours des généraux qui y commandoient, et qui auroient voulu s’y former un état; mais ce projet ne devoit pas se présenter à l’esprit de ces officiers. Outre que la plupart étoient des esclaves aussi lâches que le maître qui les employoit, et qu’une avarice sordide étoit leur seule passion, la manière de penser de leurs armées s’y opposoit.
Quoique les soldats en effet regrettassent le temps des guerres civiles où ils s’étoient enrichis des dépouilles des citoyens; qu’ils ne pussent souffrir de n’être employés contre les étrangers qu’à des entreprises qui ne leur valoient aucun butin, et qu’ils eussent voulu avoir à leur tête un Sylla, un Marius, un César; un usurpateur, en un mot, qui fût obligé d’acheter leurs bras, et non pas obéir à un prince qui jouissoit voluptueusement de sa fortune, ils conservoient quelque reste de l’ancien esprit de la république, parce que le despotisme ne s’étoit point étendu jusque sur eux, et qu’on les ménageoit. Les légions pensoient ne rien devoir aux empereurs, mais elles se croyoient destinées à conserver l’empire. Qu’on leur eût proposé de marcher à Rome pour détrôner Tibère, Caligula, Claudius ou Néron, on n’eût trouvé que des hommes empressés à obéir; mais elles auroient regardé et puni comme un traître un général qui auroit voulu s’emparer de quelque province; et la même armée qui offrit l’empire à Germanicus, n’auroit pas consenti à le ruiner par des démembremens.
En parlant de ce qui concourut à tenir unies toutes les parties de l’empire, j’ai développé, si je ne me trompe, un vice nouveau dans sa constitution, et ce vice, c’est l’esprit de brigandage joint à l’indépendance dont les légions se flattoient, et à l’orgueil qui leur persuadoit qu’elles étoient en droit de disposer de la dignité impériale[73], puisque la fortune de l’empire étoit entre leurs mains; le premier exemple de la révolte des armées contre des empereurs détestés et méprisés, devoit être contagieux, et tous les généraux ne devoient pas avoir la modération de Germanicus et de Blesus[74]. Il falloit donc s’attendre à voir allumer de toutes parts des guerres cruelles, qui, sans rien changer à la tyrannie des empereurs, exposeroient encore les citoyens à celle des légions altérées de sang et de butin.
Tibère, instruit par la sédition des soldats, de l’esprit dont ils étoient animés, leur laissa voir sa crainte, les caressa, les flatta, tandis qu’il ne devoit travailler qu’à les rendre dociles, en leur imposant le joug que portoit le reste de l’empire. Je sais combien une pareille entreprise étoit difficile; mais Tibère ne devoit-il pas au moins tenter de prendre quelques mesures pour prévenir les maux dont lui et ses successeurs étoient menacés. Au lieu de ne faire qu’une armée de toutes les milices qui étoient sur une même frontière, il auroit dû les partager en deux ou trois corps indépendans, dont chacun auroit eu son général, et même des priviléges particuliers qui les auroient rendus jaloux et ennemis les uns des autres. Les armées, retenues ainsi par la crainte qu’elles se seroient réciproquement inspirée, auroient appris peu-à-peu à obéir. Il eût été impossible que deux ou trois généraux, entre lesquels il étoit aisé d’établir une rivalité constante, eussent conspiré au même dessein. Si l’un d’eux n’eût écouté que son ambition, et eût voulu usurper l’empire, il auroit d’abord trouvé dans sa province même des ennemis à combattre. L’empereur, en voyant de loin l’orage se former, auroit eu le temps de songer à sa sûreté, de fortifier les armées attachées à son service, ou de faire passer en Italie une partie des forces de quelqu’autre province.
Tacite rapporte que sous le règne de Tibère, Sévérus Cecinna proposa au sénat de faire une loi, par laquelle il fût ordonné aux généraux et aux gouverneurs de province de laisser leurs femmes à Rome. «Elles portent avec elles, disoit-il, ce luxe, cette mollesse, cette avarice qui les rendent si dangereuses parmi nous; mais ces passions, plus libres dans les provinces que sous nos yeux, y énervent également la discipline militaire et le gouvernement civil. Chaque femme y fait un trafic honteux de la puissance de son mari, et du crédit qu’elle a sur son esprit: après avoir vendu les emplois, elle vend encore des dispenses d’en remplir les fonctions.
Bien loin de rejeter un projet pareil, Tibère auroit dû ajouter à la loi de Cecinna, qu’un général d’armée ne seroit même jamais suivi de ses enfans. Sa famille auroit été à Rome un otage de sa fidélité. La gloire des armes et les commandemens n’auroient pas été héréditaires; les fils ensevelis dans l’obscurité et les débauches de Rome auroient servi de contrepoids à la réputation du père. La noblesse eût été dégradée, il n’y eût plus eu dans l’empire d’autre distinction que la faveur du prince; et les capitaines, élevés au commandement par la fortune, auroient moins songé à s’élever plus haut.
Je n’ose entrer dans les détails de cette monstrueuse politique, si connue aujourd’hui chez les puissances d’Asie, et qui étoit nécessaire à des hommes aussi incapables que Tibère et ses successeurs, de gouverner avec quelqu’apparence de justice et de modération: l’art dont ils avoient besoin est odieux, et je souillerois mes écrits, si j’en développois les principes.
Tibère négligea par timidité d’affermir la fortune des empereurs; et Caligula et Claudius n’étant que des monstres aussi stupides que furieux, crurent assez pourvoir à leur sûreté s’ils écrasoient tout ce qui les approchoit. Ni l’un ni l’autre n’éprouva le sort de Néron, les armées obéirent; et il est surprenant que Caïus Julius Vindex ait cru le premier devoir venger le genre humain opprimé.
Cet illustre Gaulois gémissoit depuis long-temps des maux de sa patrie. Brave, fier, entreprenant, il rassembla tout ce que les Gaules avoient encore d’honnêtes gens, et leur proposa la perte de Néron. «Mes compagnons, leur dit-il, ce monstre a pillé toute la terre dont il est le tyran. La plus grande partie du sénat Romain a péri par ses ordres, et il a fait mourir sa mère après s’être souillé d’un inceste avec elle. Je ne vous parlerai pas des meurtres, des concussions et des rapines de Néron; qui pourroit compter ses attentats? Mais j’en suis témoin moi-même, et vous devez le croire: j’ai vu cet homme (si on peut donner ce nom à la femme de Pythagore) j’ai vu cet homme infâme en habit d’histrion, chanter des vers sur le théâtre, faire le rôle d’un esclave et d’une courtisanne, être chargé de fers, devenir enceinte et accoucher. Il a fait tout ce que les fables nous racontent de plus épouvantable. Qui de vous donnera les noms de César et d’Auguste à ce Thieste, à cet Œdipe, à cet Alcméon, à cet Oreste? sortez de votre assoupissement, mes compagnons, par votre patience à souffrir les crimes de Néron, vous deviendrez enfin ses complices; ayez pitié de vous-mêmes. Rome attend que vous la secouriez, et justifiez la sagesse des dieux en délivrant toute la terre d’esclavage.»
Vindex donna l’empire à Galba, et cet homme foible, irrésolu et mou dans sa conduite, quoiqu’il se fût acquis assez de réputation dans le commandement des armées, fit voir combien la fortune des empereurs étoit mal affermie; il eût manqué la sienne, s’il eût été possible de n’être pas heureux en attaquant Néron[75]. Dès qu’il n’est plus soutenu par les conseils et le courage de Vindex, qui malheureusement avoit été tué dans le commencement de son entreprise, il ne sait prendre aucun parti. Il faut que les Romains l’encouragent eux-mêmes à consommer sa révolte, et l’appellent à leur secours. Il n’ose poursuivre sa marche et s’approcher de Rome que quand il apprend que le sénat, plus courageux que lui, a condamné le tyran à mort, et que Néron fugitif est abandonné de tout le monde.
Galba fut dans l’empire ce que Sylla avoit été dans la république; celui-ci fit connoître aux Romains qu’ils n’étoient plus dignes d’être libres, et donna le premier exemple de la tyrannie. L’autre donna le premier exemple de la révolte et de la chûte d’un empereur; et en montant sans droit sur le trône, il avertit toute la terre qu’il ne falloit qu’oser l’imiter. Il rendit plus vif dans les armées le goût qu’elles avoient pour la guerre civile, et dévoila un secret funeste aux Romains, en leur apprenant qu’un empereur pouvoit être proclamé hors de Rome[76], ce sans le consentement du sénat.
Quoique moins affermi sur le trône qu’aucun de ses prédécesseurs, Galba ne prit aucune précaution pour sa sûreté. Il se livra, au contraire, à trois hommes obscurs que les Romains appeloient ses pédagogues, et qui tous trois, le gouvernant tour-à-tour avec des vices différens, firent voir le prince dans le passage continuel d’un vice à un autre. Méprisé des citoyens, il se rendit odieux aux soldats, par son avarice. Depuis qu’ils avoient fait un empereur, ils exigeoient des ménagemens extrêmes; et ils firent un crime à Galba, d’une certaine dignité dans le commandement, dont il avoit contracté l’habitude à la tête des légions d’Espagne.
Othon, prodigue, avare, ambitieux, adroit, capable de tout entreprendre, quand il ne falloit que des crimes pour réussir, voulut régner. Il gagna par les flatteries les plus basses la garde prétorienne, et se fit proclamer empereur; mais le moment de son élévation fut presque celui de sa chûte. Dès que Vitellius apprit la mort de Galba, il demanda l’empire à l’armée qu’il commandoit en Germanie. Othon, voyant approcher son ennemi, eut recours au sénat, et tenta en quelque sorte de s’en faire un protecteur; mais que pouvoit ce corps dans l’avilissement où il étoit tombé?
Vitellius étoit d’une naissance honteuse ou du moins obscure. Vendu par son père, le plus insigne flatteur de Rome, pour servir aux plaisirs d’un prince dont il attendoit sa fortune, c’est dans la cour de Caprée qu’il se façonna à cette scélératesse qui devoit lui mériter la confiance et le mépris de Caligula et de Néron. Son élévation fit soulever les légions qui étoient à Moésie et en Pannonie; et Vespasien, qui commandoit dans la Judée, fut salué empereur. Vitellius ne lui fit pas acheter chèrement l’empire. La débauche qui l’avoit abruti lui fit voir sa ruine avec stupidité; il ne sut point, à l’exemple d’Othon, sortir pour un moment de son ivresse; et cachant son désespoir sous une apparence de courage et de fermeté, laisser douter à la postérité s’il n’étoit point mort en grand homme.
Tant de révolutions consécutives, toujours heureuses, et dans lesquelles les légions avoient toujours disposé à leur gré de l’empire, assurèrent en quelque sorte aux soldats le droit qu’ils croyoient déjà avoir de faire des empereurs. Ils disoient, en faveur de leur prétention, que la dignité d’empereur étoit purement militaire; et que dans le temps de la république, les armées, de leur propre mouvement, la conféroient ou la refusoient à leurs généraux. Ils se rappeloient qu’après la mort de Caligula quelques gardes des cohortes prétoriennes qui étoient entrées dans le palais pour piller, rencontrèrent Claudius, et le saluèrent empereur, tandis que les sénateurs étoient inutilement assemblés pour établir une nouvelle forme de gouvernement. Néron leur fournissoit un titre encore plus fort; il s’étoit fait proclamer par les troupes avant que de se rendre au sénat[77]; et quand Galba avoit voulu s’associer Pison, ce ne fut ni aux magistrats ni aux sénateurs qu’il eut recours; il se transporta dans le camp des gardes prétoriennes pour faire autoriser son décret.
Dans un état où depuis long-temps on ne connoissoit point d’autre droit que celui de la force, et où le pouvoir arbitraire n’avoit fait de tous les citoyens que des esclaves timides, toutes les entreprises des armées devoient paroître légitimes, et rien ne pouvoit leur résister. Les gens de guerre auroient commencé à gouverner tyranniquement, dès qu’ils eurent disposé de l’empire en faveur de quelques-uns de leurs généraux, si la sagesse de Vespasien et de ses successeurs n’eût mis un frein à ce désordre naissant. Vespasien ne répandit point de sang; il s’appliqua à réparer, par son économie, les maux qu’avoient causé les profusions et les rapines de ses prédécesseurs; il corrigea plusieurs abus, respecta le sénat, fit revivre les loix anéanties; et par sa vigilance et son adresse, contint les armées dans le devoir. Titus son fils chassa de Rome tous les délateurs; il ne suffit plus d’être calomnié pour être traité en coupable. Un prince qui croyoit avoir perdu les journées où il n’avoit pas fait quelque heureux, ne crut point qu’on pût se rendre criminel de lèse-majesté. Plein de respect pour ses sujets, ses vertus et le bonheur public firent sa sûreté; les légions furent dociles, parce qu’une révolte les eût rendu odieuses.
L’empire commençoit à être heureux, et Domitien le replongea dans toutes les horreurs qu’il avoit éprouvées sous Néron. On vit renaître les proscriptions, les délateurs, les concussions et les crimes de lèse-majesté. On ne put avoir la réputation de philosophe sans périr. On punit de mort une femme pour s’être déshabillée devant la statue de l’empereur. Nouveau genre de tyrannie! Domitien, entouré d’astrologues, faisoit tirer l’horoscope de tous les grands de l’empire, et ces charlatans ne leur sauvoient la vie qu’en leur prédisant des humiliations et des calamités.
Ce monstre se seroit vu enfin enlever l’empire par la révolte des armées, quoiqu’en augmentant leur paie il partageât avec elles le fruit de ses violences, si ses domestiques, las de le craindre malgré les bienfaits qu’ils en recevoient, n’en eussent purgé la terre. Nerva, qui lui succéda, gouverna avec une extrême modération; il savoit qu’un peuple libre fait la grandeur d’un prince qui s’en fait aimer. Il invita chaque citoyen à aller reprendre dans le palais ce que Domitien lui avoit volé. Il diminua le nombre des fêtes, des spectacles et des dépenses inutiles. Il ne souffrit point que la flatterie lui élevât de statue ni d’arc de triomphe, et il avoit raison de dire qu’il ne craindroit point d’abdiquer l’empire, et de rendre compte comme simple citoyen, de la conduite qu’il avoit tenue comme empereur. Mais ce qui met le comble à l’éloge de Nerva, c’est qu’il adopta Trajan, prince qui doit servir de modèle à tous les rois, et tel que la providence le donne à un peuple, quand elle veut le rendre heureux. Il unissoit tous les talens de l’homme d’état et du grand capitaine, aux vertus du philosophe. Il se fit respecter et aimer des armées; il les occupa par des entreprises importantes; et au bruit de leurs victoires, on auroit dit que les Romains se trouvoient transportés au temps des Scipions et des Emile. Adrien profita du bon ordre que Trajan avoit établi dans les affaires; et quoiqu’il abandonnât les conquêtes de son prédécesseur, et qu’on lui ait reproché la mort de quelques personnes considérables, son règne fut tranquille et florissant. Brave, libéral, prudent, il parcourt sans cesse les provinces de l’empire, et est présent partout où sa présence est utile. Il bâtit de nouvelles villes, ou répare les anciennes, met les frontières à couvert des incursions des Barbares, oblige les gouverneurs de province à réparer leurs injustices, veille à la discipline, la conserve, la fait aimer, et contient les généraux dans le devoir. Antonin, qu’il avoit adopté, fut le père de ses sujets, et méritoit d’avoir pour successeur Marc-Aurèle, qui, dans le calme des passions que lui avoit procuré la philosophie stoïcienne, ne connut d’autre bonheur que le bonheur public. Nerva, Trajan, Antonin et Marc-Aurèle étoient persuadés que les lois sont au-dessus du prince, et que qui ne sait pas leur obéir, est indigne de gouverner des hommes. Ne se proposant d’autre objet que celui même qui a formé les sociétés, ils ne se regardoient (pour me servir de l’expression de l’un d’eux) que comme les hommes d’affaires de la république. «Je vous donne cette épée, disoit Marc-Aurèle, au chef du prétoire, pour me défendre tant que je m’acquitterai fidellement de mon devoir; mais elle doit servir à me punir, si j’oublie que ma fonction est de faire le bonheur des Romains.» On voit dans Dion que le même prince étant prêt de partir de Rome pour porter la guerre en Scythie, demanda permission au sénat de prendre de l’argent dans l’épargne: «car, disoit-il, tant s’en faut que rien m’appartienne en propre, que la maison même que j’habite est à vous.»
Ce que ces princes faisoient par principe d’équité, des ambitieux ou des hommes timides auroient dû le faire par politique. Pour étouffer l’esprit d’indépendance et de révolte répandu dans les armées, il falloit redonner au sénat cette majesté imposante qui l’avoit autrefois rendu l’ame de la république, et intéresser le peuple par sa propre liberté, à respecter les lois, et à conserver les droits du chef de l’empire[78]. La fortune des empereurs auroit eu alors un double rempart. Une révolte contre eux seroit devenue un attentat contre tous les Romains, et le prince auroit tenu dans ses mains toutes les forces des citoyens pour défendre sa dignité.
Après la mort de Trajan, qui ne s’étoit point désigné de successeur, les Romains recueillirent encore le fruit de sa sagesse; et la modération que les armées firent voir, fut l’ouvrage de la sienne. Elles n’entreprirent rien contre l’autorité publique; et le sénat, que le prince leur avoit appris à respecter, élut librement un empereur. Ce succès augmenta sa confiance; il crut pouvoir montrer impunément quelque vertu; il parla avec exécration de la tyrannie; et cette compagnie, qui avoit adoré Caligula et Néron comme des dieux, refusa d’abord l’apothéose à Adrien, et ne consentit à lui en accorder les honneurs qu’après avoir résisté plusieurs fois aux sollicitations d’Antonin.
Il s’en falloit bien cependant que le sénat reparût avec la même dignité qu’il avoit conservée sous Auguste. L’habitude de ramper étoit prise; et son courage, ne partant point d’un sentiment intérieur et vif pour le bien, ne paroissoit, si je puis m’exprimer ainsi, qu’une qualité d’emprunt. Les Antonins, à l’exemple de Nerva et de Trajan, avoient beau encourager les sénateurs à être libres et oser se faire respecter, il étoit impossible de soutenir pendant long-temps, dans un certain degré d’élévation[79], des ames avilies par le despotisme des prédécesseurs de Vespasien. A peine le sénat avoit-il commencé quelqu’action généreuse, que, fatigué par l’effort qu’il avoit fait, il retomboit dans une sorte d’anéantissement qui lui paroissoit doux, parce qu’il y étoit accoutumé, et qu’il n’en pouvoit sortir que par la pratique des vertus qui lui étoient les plus étrangères.
Les esprits n’ayant plus cette vigueur qui fait saisir et conserver avec force les impressions qu’on leur donne, les Romains, sans caractère, devoient cesser d’être heureux dès qu’ils cesseroient d’être gouvernés par des philosophes. Par quel moyen Trajan et Marc-Aurèle auroient-ils pu donner quelque consistance aux affaires de l’empire? Ils auroient inutilement porté les lois les plus solennelles pour fixer les prérogatives du sénat, et établir, en un mot, une telle forme de gouvernement, qu’un empereur, loin d’être tenté d’abuser de sa puissance, fût toujours retenu dans son devoir: leurs lois n’auroient pas produit un effet plus salutaire que leurs exemples. Marc-Aurèle sentit cette vérité; et jugeant par la lâcheté des Romains des vices qu’auroient ses successeurs, et du pouvoir qu’acquerroient les armées, ce fut aux légions et non au sénat, qu’il recommanda en mourant son fils et sa fortune.
Commode eut tous les vices, parce qu’il prit tous ceux de ses favoris; et les sénateurs ne furent que des esclaves sous ce nouveau Néron. Il n’eut d’autre art, pour se soutenir pendant près de treize ans, que d’augmenter les priviléges des troupes, et de les enrichir des dépouilles de l’empire. Mais ce qui fit son salut devoit faire la perte de ses successeurs. Les soldats sentirent mieux que jamais combien ils étoient puissans, et de quel intérêt il étoit pour un prince de les ménager. Accoutumés aux profusions de Commode, s’étant fait de nouveaux besoins, et n’étant retenus par aucune crainte, il étoit naturel qu’ils vendissent l’empire après sa mort. Pertinax le mérita par ses libéralités; mais il voulut être un empereur plutôt qu’un chef de brigands, et il fut massacré par sa garde, après trois mois de règne.
L’empire fut alors mis à l’encan. «Sulpitianus, disoient les soldats du prétoire à Didius Julien, nous offre tant, que voulez-vous y ajouter? Allant ensuite à Sulpitianus: Julien, lui disoient-ils, est plus libéral que vous; voilà la somme qu’il nous présente; de combien prétendez-vous enchérir sur lui? La couronne impériale appartiendra au plus offrant et dernier enchérisseur.» C’est ainsi que Julien parvint à l’empire; et le chemin, dès ce moment, en fut ouvert à tout homme qui se flatta de pouvoir faire assez de concussions pour s’acquitter de la dette qu’il contractoit avec une armée. Othon avoit dû son élévation aux intrigues de deux soldats[80]: les soldats travailleront actuellement pour eux-mêmes, et une émeute les portera sur le trône. La majesté en fut bientôt dégradée par l’avilissement qu’y répandirent des hommes tout à la fois les plus lâches et de la naissance la plus basse. La superstition donna une nouvelle force à ces désordres, et les rêveries des devins et des astrologues servirent de titres pour usurper l’empire. Il parut mille séditieux qui seroient morts inconnus dans leur oisive obscurité, s’ils ne s’étoient crus obligés de justifier, par des séditions et des révoltes, les vaines promesses qui leur avoient donné de l’ambition.
Comme les empereurs s’étoient emparés de toute l’autorité du sénat et du peuple opprimé, et qu’ils n’étoient cependant eux-mêmes que les esclaves des légions, depuis qu’elles disposoient à leur gré de l’empire, toute la puissance souveraine se trouva entre les mains des soldats, et l’empereur ne fut que le premier magistrat de cette démocratie monstrueuse. Si le gouvernement où le peuple est maître de tout, est sujet à tant d’abus que les politiques les plus sages n’ont point craint de dire que la démocratie, abandonnée à elle-même, est presque toujours la plus intolérable des tyrannies, que doit-on penser d’un gouvernement militaire, où le soldat plus brutal, aussi ignorant et plus inconstant que le peuple, jouit de la souveraine puissance? La milice Romaine, depuis le règne de Tibère, n’étoit composée que de la portion la plus méprisable des citoyens. Encouragée au mal par les mauvais empereurs et par le pouvoir qu’elle avoit acquis, ce ne fut plus qu’une multitude de brigands qui se crut tout permis.
La réputation que conservoit Rome fit penser que, pour être empereur, il falloit en être le maître; ainsi une armée avoit à peine conféré à un de ses chefs la dignité impériale, qu’il marchoit en Italie dans le dessein d’y faire reconnoître son autorité, et Rome ne fut plus la capitale de l’empire que pour voir fondre sur elle tous les orages qui se formoient dans les provinces. La tyrannie d’un Caligula, d’un Néron, d’un Domitien avoit eu ses bornes; maintenant des armées entières, héritières de leur fureur et de leur pouvoir, qui ont des intérêts opposés, et qui croient avoir le même droit de faire des empereurs, ravagent toutes les provinces, et combattent entre elles pour soutenir le maître que chacune d’elles s’est donné, et que chacune sacrifiera dans une autre occasion à son avarice ou aux murmures d’un simple tribun. Une foule de princes ne fait que paroître sur le trône; d’autres ont à peine le temps de se revêtir des ornemens impériaux; et sous le règne de Gallien, on compta jusqu’à trente tyrans, qui, pendant l’espace de sept à huit ans, se disputèrent l’empire.
Il seroit inutile de donner une idée du génie et de la conduite des empereurs qui régnèrent dans ces temps orageux. Puisque Titus, Trajan, Antonin et Marc-Aurèle ne purent, malgré leurs talens et leurs bonnes intentions, purger le gouvernement Romain de ses vices, on doit juger que leurs successeurs les plus sages, toujours à la veille d’éprouver quelque violence ou quelque trahison, et qui ne jouissoient que d’une autorité précaire, n’auroient tenté qu’infructueusement de travailler au bonheur de l’empire. Occupés de leurs dangers personnels, leur politique et leur courage se bornèrent à veiller à leur propre sûreté.
Les gens de guerre auroient conservé l’autorité qu’ils avoient usurpée, si, ne formant dans l’empire qu’un même corps, ils n’eussent eu qu’un même intérêt; mais comme la vaste étendue de la domination des Romains ne permettoit pas de transporter les légions d’une frontière à l’autre, on les avoit rendues sédentaires dans différentes provinces, et elles formèrent ainsi des armées entre lesquelles il n’y eut aucune liaison. Dès que l’une eut fait un empereur, les autres prétendirent avoir le même droit; et leurs divisions continuelles empêchèrent qu’elles n’acquissent des priviléges fixes et certains, ou du moins qu’il ne s’établît quelque espèce de règle et d’ordre dans leur brigandage.
A force de ravager l’Italie et les provinces, les soldats n’y trouvèrent plus rien à piller; et les ambitieux, de leur côté, eurent de jour en jour plus de peine à amasser l’argent nécessaire pour corrompre les légions. L’espérance d’un grand butin n’animant plus les uns, et les autres ne pouvant plus marchander l’empire avec la même facilité, les armées furent moins portées à troubler l’état. Les empereurs profitèrent de ces dispositions pour les accoutumer à obéir, et ils consentirent même à se dépouiller d’une partie de leur puissance, afin de mieux conserver l’autre. Marc-Aurèle, en prenant Lucius Verus pour collègue, avoit donné l’exemple des associations. Cet usage fut suivi par plusieurs de ses successeurs, et Dioclétien régla enfin qu’il y auroit désormais deux empereurs[81] qui gouverneroient l’empire en commun, et deux Césars qui seroient leurs lieutenans et leurs héritiers présomptifs. Par-là, les armées les plus considérables étoient commandées par des princes intéressés à maintenir le gouvernement, et ces armées contenoient les autres dans le devoir.
L’empire ne cessa d’être le jouet des passions de la milice, que pour se voir opprimer par celles des empereurs. Le sang, il est vrai, ne fut pas prodigué comme sous les premiers successeurs d’Auguste; mais si le despotisme parut moins terrible, parce qu’il n’osoit se servir des gens de guerre pour ses ministres, il n’en fut pas moins destructif: il portoit partout la misère, la faim, la honte et l’anéantissement. Les empereurs, plus affermis sur le trône, ne songèrent à réformer aucun abus, et se livrèrent tout entiers au faste, à la mollesse, à l’orgueil et au goût de tous les plaisirs. Il fallut que l’empire, épuisé par une longue suite de calamités domestiques, et dont les provinces étoient tour à tour ravagées par les courses des Barbares, rassasiât l’avidité insatiable de plusieurs princes qui régnoient à la fois. Ces empereurs ne furent bientôt que des idoles ridicules, parées des ornemens impériaux. Tout leur pouvoir passa entre les mains de leurs ministres, des femmes de leurs palais et de leurs favoris; et chacun d’eux en abusa pour contenter une passion différente.
Je ne sais si je dois m’étendre en réflexions sur la nouvelle forme qu’avoit prise le gouvernement sous le règne de Dioclétien. Tout le monde sait que le partage de la puissance souveraine, entre les princes égaux, n’est propre, dans tous les temps et dans tous les pays, qu’à causer des soupçons et des jalousies, à préparer et faire naître des révolutions, et donner, en un mot, une carrière plus libre aux passions, en relâchant les ressorts du commandement.
Dioclétien fut le premier la victime de sa politique; Galère, dont la dignité de César n’avoit fait qu’irriter l’ambition, ne put attendre sa mort ni celle de Maximien pour régner; il les contraignit à abdiquer l’empire, et se fit proclamer empereur avec Constance son collègue. L’injustice de ces princes les rendit suspects l’un à l’autre; il n’y eut aucune communication entr’eux; l’un gouverna l’Orient et l’autre l’Occident, et ces deux parties de l’empire commencèrent à former deux puissances, en quelque sorte indépendantes. Si Constance eût eu autant de courage, de fermeté et d’ambition que Galère, les Romains auroient dès-lors été en proie aux guerres civiles qui s’allumèrent immédiatement après sa mort, et qui causèrent de grands ravages sous les règnes suivans.
Les divisions des empereurs firent connoître leur foiblesse, et en donnant de la confiance aux armées, leur rendirent leur ancien génie. Elles recommencèrent à disposer de l’empire; et jusqu’au règne d’Augustule, dernier empereur d’Occident, on vit plusieurs rebelles soutenir par les armes le titre que les légions leur avoient donné. Les désordres ne se succédèrent plus dans l’empire, ils y régnèrent tous à la fois. On y éprouva en même temps les ravages du despotisme et de l’anarchie.
Ce qui met le comble aux maux que cause le despotisme, c’est que tout en annonce la durée dans une nation, dès qu’une fois elle est tombée dans l’esclavage. Plus le maître qui l’opprime sent qu’elle est en droit de réclamer contre l’autorité qu’il exerce, plus il cherche à l’humilier; et quand la crainte s’est emparée des esprits, une stupidité générale devient un obstacle insurmontable à toute réforme avantageuse. On a vu la preuve de cette triste vérité lorsque j’ai parlé des efforts inutiles que firent Nerva, Trajan et les deux Antonins pour diminuer leur pouvoir: le sénat et le peuple n’avoient pas le courage de conserver la partie de l’autorité que ces princes leur remettoient. Ce n’est que dans les mouvemens convulsifs d’une révolte qu’un peuple pourroit recouvrer son courage et sa liberté; mais c’est le désespoir seul qui peut les exciter, et le désespoir est toujours une passion trop aveugle et trop passagère pour en rien espérer. Le tyran est quelquefois accablé, mais la tyrannie subsiste. C’est ainsi que les Romains ne font périr souvent un empereur que pour lui donner un successeur plus vicieux; et ce qui est arrivé dans l’empire, arrivera éternellement dans les pays qui obéissent au même gouvernement.
Le despotisme a sans doute ses révolutions, mais elles n’en changent jamais que la forme. Tout se termine à faire passer du despote aux ministres de ses volontés la puissance qu’il possédoit: l’instrument dont il se sert pour tout opprimer doit l’opprimer à son tour. Toute l’histoire des empereurs Romains atteste cette vérité; et pour la démontrer, il suffiroit d’examiner quelles passions subsistent ou s’éteignent sous le pouvoir arbitraire, leur jeu, et par conséquent les effets qu’elles doivent produire.
LIVRE QUATRIÈME.
Ce seroit vouloir ne connoître que bien imparfaitement un peuple établi par la force des armes, et accru par des guerres continuelles, que de s’arrêter à ce que j’ai dit jusqu’ici. Je tâcherai dans la suite de cet ouvrage de développer la politique de la république Romaine, de faire connoître ses ennemis, et de démêler les causes de son agrandissement. Les Grecs avoient tort de penser que les Romains ne dussent leur élévation qu’aux caprices de la fortune. Un particulier peut tout devoir au hasard, une seule circonstance heureuse décidant quelquefois de son sort; mais dès qu’une nation a combattu pendant plusieurs siècles contre des peuples différens par leur gouvernement, leur caractère, leurs forces et leur discipline, et qu’elle les a successivement soumis, ses progrès sont nécessairement l’ouvrage de son mérite. Les Romains ont vaincu l’univers, parce qu’ils ont trouvé par-tout des hommes moins sagement gouvernés qu’eux. Qu’on suppose autant de vertus à Carthage qu’à Rome, et dans l’une et l’autre ville les mêmes ressources et la même discipline; jamais la fortune n’auroit penché d’aucun côté; l’univers eût été partagé entre ces deux républiques, jusqu’à ce qu’elles se fussent mutuellement ruinées: c’est le courage et la générosité des Romains qui triomphèrent de la timidité et de l’avarice des Carthaginois.
Rome devoit former une société guerrière; les brigands qui vinrent la peupler manquoient de tout, et il falloit qu’ils conquissent des terres et des femmes. Plus ils étoient odieux à leurs voisins, plus ils sentirent la nécessité d’être soldats. A l’exception de Numa, tous les successeurs de Romulus aimèrent la guerre; et bientôt l’exil de Tarquin, et les efforts que fit ce prince pour soumettre ses sujets révoltés, rendirent la république de Brutus absolument militaire. Les récompenses, les honneurs, les distinctions ne furent accordés qu’aux qualités guerrières; et parce que, dans le danger dont Rome étoit menacée, on n’avoit besoin que de soldats, tout le reste devint méprisable.
Il n’est point de peuple, quelque modération qu’il affecte, qui ne voulût s’étendre et subjuguer ses voisins; car rien ne flatte plus agréablement toutes les passions du cœur humain que des conquêtes: à plus forte raison une ambition agissante doit-elle accompagner un gouvernement où le citoyen est soldat et le magistrat capitaine, à moins qu’elle n’y soit réprimée avec autant d’habileté qu’elle le fut à Lacédémone par les institutions de Lycurgue. Les Spartiates, quoique soldats, ne devoient prendre les armes que pour se défendre; et leurs lois étoient telles, qu’il leur importoit peu de subjuguer la Grèce[82], et de se faire des sujets. Les Romains, au contraire, regardoient leurs voisins comme des hommes destinés à leur obéir; et l’on se rappelle sans doute qu’ils ne possédoient encore que quelques arpens de terre au-delà de leurs murailles, et subsistoient en partie du butin pris sur leurs ennemis, qu’ils se repaissoient déjà de l’idée de parvenir à la monarchie universelle.
Le sénat s’étant défait de Romulus, craignit une révolte de la part du peuple; et pour la prévenir, il publia que ce prince avoit été enlevé au ciel. Un témoin aposté assura même par serment que Romulus lui avoit apparu avec tous les attributs d’une divinité, et prédit que sa ville deviendroit la maîtresse du monde. Ce qui n’étoit qu’une espérance flatteuse pour les Romains devint un article fondamental de leur religion, après que Tarquin le superbe eut jeté les fondemens du Capitole. Il y trouva les statues de plusieurs Dieux; et craignant de leur déplaire s’il les enlevoit, sans leur consentement, du lieu qu’elles occupoient, il consulta les augures. Ces prêtres traitèrent cette affaire avec une extrême gravité; ils firent plusieurs cérémonies, et demandèrent enfin à ces divinités si elles trouveroient bon de céder leur demeure à Jupiter. Mars, la jeunesse et le Dieu Terme, dit-on, ne voulurent point abandonner le capitole. Ce procédé, peu respectueux de la part de ces Dieux subalternes envers Jupiter, étonna, et peut-être scandalisa les Romains; il fallut l’expliquer, et les raisonnemens des augures formèrent une espèce de prédiction qui annonçoit que le peuple de Romulus, dont Mars étoit le père, ne céderoit jamais une place qu’il auroit occupée; que la jeunesse Romaine seroit invincible, et que le Dieu Terme, protégeant les frontières de l’état, ne permettroit jamais qu’elles fussent envahies.
C’est sur la foi de ces présages ridicules, mais respectés, que les Romains regardèrent toute la terre comme leur domaine, et se préparèrent à triompher de tous les peuples. Heureusement, pour l’honneur des augures, Rome se trouva dans des circonstances toujours propres à nourrir son ambition, et qui ne lui permirent pas de s’amollir par la paix. Ces dissentions de la noblesse et du peuple, qui perfectionnèrent le gouvernement de la république, ne contribuèrent pas moins à la rendre conquérante. Les peuples voisins, trompés sur la nature des querelles qui agitoient les Romains, et se flattant toujours de toucher au moment favorable à leur vengeance, se jetoient souvent sur leurs terres, et empêchoient qu’ils ne prissent l’habitude de négliger leurs ennemis pour ne s’occuper que de leurs affaires domestiques. D’ailleurs, les patriciens, presque toujours humiliés dans la place publique, et qui ne conservoient leur ancienne supériorité sur le peuple que dans les armées, s’appliquèrent à le distraire par des guerres continuelles, de l’ambition que lui inspiroient la paix et les tribuns. On se fit une habitude de ne souffrir impunément aucune injure; il fallut que le territoire des alliés fût aussi respecté que celui de la république même; et les Romains accordèrent généreusement leur protection à toutes les villes qui leur demandoient quelques secours. Le collége des prêtres Fécialiens, que Numa avoit établi pour juger de la justice de la guerre, établit un droit des gens, austère et rigoureux. Si la république conserva les sages formalités qu’Ancus Marcius avoit prescrites[83] pour les déclarations de guerre, elle en fit usage d’une manière si impérieuse et si arrogante, qu’elles furent plutôt un obstacle à la conciliation qu’un moyen de prévenir les ruptures. La bonne foi des Romains devint fière, et ils ne se piquèrent que d’une fermeté inébranlable.
La république, occupée par des guerres continuelles, devoit naturellement faire une étude particulière de tout ce qui pouvoit contribuer à lui former de bonnes armées. Peut-être que les querelles de la place publique et du champ de Mars furent encore aussi utiles aux progrès de la discipline militaire chez les Romains, que les méditations mêmes de leurs consuls. Pour faire sentir au peuple qu’il étoit toujours soumis en quelque chose, les patriciens rendirent la discipline plus sévère, veillèrent avec une exactitude scrupuleuse à ce qu’elle fût observée, et en punirent la moindre infraction avec d’autant plus de rigueur qu’ils se vengeoient par-là secrètement dans les camps de quelque injure qu’ils avoient reçue dans Rome.
C’est à l’ordre merveilleux que les Romains établirent dans leurs armées, que Vegèce attribue la conquête de l’univers. Ce n’est, dit-il, ni la multitude des soldats, ni même le courage, qui donnent la victoire, mais l’art et l’exercice: et c’est par leur discipline que les Romains dissipèrent les nombreuses armées des Gaulois, qu’ils vainquirent les Espagnols, dont le tempérament est plus propre à la guerre que celui des peuples d’Italie; soumirent les Africains, auxquels ils furent toujours inférieurs en ruses et en richesses; et les Grecs mêmes, dont les lumières étoient bien supérieures aux leurs. Vegèce auroit dû ajouter que c’est à cette même discipline que la république fut redevable de faire quelquefois des fautes impunément, parce que la victoire les réparoit toutes; et de conserver dans les revers cette confiance qui ne lui permit jamais de consentir à une paix honteuse.
La discipline militaire des Romains mérite donc toute l’attention des politiques; elle est si sage, je dis même si philosophique, qu’il suffit d’entrer dans quelque détail sur la méthode que la république Romaine employoit à se former des soldats, pour voir d’un coup-d’œil tout ce qu’on peut imaginer de plus parfait sur cette matière.
Quelque pressant que fût l’intérêt qui portoit chaque citoyen à se sacrifier au bien[84] public, la république ne s’en reposa point sur ces motifs généraux, qui, pour être remarqués, demandent des réflexions qu’un danger éminent peut faire perdre de vue. Elle sembla ne pas faire attention aux principes de son gouvernement, qui rendoient propres à tous les citoyens la gloire et la honte, les avantages et les pertes de l’état; il fut expressément ordonné au soldat de vaincre ou de mourir, et il lui fut impossible d’éluder la force de cette loi. Un lâche qui fuit et qui perd ses armes, ne craint que la mort; et c’est par la crainte d’une mort certaine et honteuse qu’il faut le forcer à ne pas craindre une mort glorieuse, et en le réduisant au désespoir, l’accoutumer à ne trouver son salut que dans les efforts d’un grand courage. Il seroit insensé de vouloir tirer des sons justes et harmonieux d’un instrument qui n’est pas accordé; de même la république Romaine n’établit cet ordre sévère dans ses armées qu’après y avoir préparé ses citoyens, et leur avoir rendu facile l’exécution de ses lois.
Etant tous destinés aux armes par leur naissance, leurs pères les formoient dès le berceau aux qualités qui font le soldat, et sans lesquelles on ne pouvoit même parvenir aux magistratures les plus subalternes[85]. La frugalité, la tempérance et des travaux continuels leur formoient un tempérament sain et robuste. La dureté de la vie domestique les préparoit aux fatigues de la guerre. Les délassemens et les plaisirs de la paix étoient des jeux militaires. Tout le monde connoît les exercices du champ de Mars. On s’y exerçoit au saut, à la course, au pugilat. On s’y accoutumoit à porter des fardeaux; on s’y formoit à l’escrime et à lancer un javelot; et les jeunes Romains, couverts de sueur, se délassoient de leur fatigue en traversant deux ou trois fois le Tibre à la nage. Tout respiroit la guerre à Rome pendant la paix; on n’y étoit citoyen que pour être soldat. On formoit les jeunes gens à faire vingt ou vingt-quatre mille en cinq heures; et si on mettoit une différence entre la paix et la guerre, ce n’étoit que pour faire trouver le temps de celle-ci plus doux; aussi les Romains faisoient-ils dans la paix leurs exercices militaires avec des armes une fois plus pesantes que celles dont ils se servoient à la guerre.
Avec de pareils citoyens, il semble que la république auroit pu, sans examen, composer ses armées des premiers volontaires qui s’y seroient présentés; mais elle voulut que l’honneur d’être choisi pour la milice fût une récompense des talents qu’on avoit montrés dans le champ de Mars; que le soldat eût une réputation à conserver, et que l’estime qu’on lui témoignoit fût un gage de sa fidélité et de son zèle à remplir ses devoirs.
Tous les ans, dès que les consuls étoient créés, ils nommoient vingt-quatre tribuns militaires, dont les uns devoient avoir servi au moins cinq ans et les autres onze. Après qu’ils avoient partagé entr’eux le commandement des quatre légions qu’on alloit former, les consuls convoquoient au capitole ou au champ de Mars tous les citoyens qui, par leur âge[86], étoient obligés de porter les armes. Ils se rangeoient par tribus, et on tiroit au sort l’ordre dans lequel chaque tribu présenteroit ses soldats. Celle qui se trouvoit la première en rang choisissoit elle-même les quatre citoyens qu’elle croyoit les plus propres à la guerre; et les six tribuns qui devoient commander la première légion, prenoient de ces quatre soldats celui qu’ils estimoient davantage. Les tribuns de la seconde et de la troisième légion faisoient successivement leur choix, et le citoyen qui n’avoit pas été préféré à ses compagnons entroit dans la quatrième légion. Une nouvelle tribu présentoit quatre soldats; la seconde légion choisissoit la première. La troisième et la quatrième légion avoient le même avantage à leur tour; et jusqu’à ce que les légions fussent complètes[87], chaque tribu nommoit successivement quatre soldats. On procédoit ensuite à la création des officiers subalternes; et les tribuns les choisissoient eux-mêmes parmi les soldats qui avoient le plus de réputation.
Après avoir mis tant de soin à former ses armées, la république Romaine fut en état d’établir la discipline la plus austère. Pour être servie, elle n’eut pas besoin d’avoir de ces lâches condescendances qui ont perdu tant d’états. Trouvant dans ses citoyens des soldats tout exercés, elle ne se relâcha sur aucune des précautions qu’elle jugeoit nécessaires à leur salut. Qu’on lise dans les historiens le détail des fonctions auxquelles le sénat Romain étoit assujetti, et l’on verra que la république regarda constamment le repos et l’oisiveté comme ses plus redoutables ennemis. Les consuls ne préparoient les légions à la victoire qu’en les rendant infatigables; et plutôt que de les laisser sans agir, ils leur auroient fait entreprendre des ouvrages inutiles[88]. Un exercice continuel fait les bons soldats, parce qu’il les remplit d’idées relatives à leur métier, et leur apprend à mépriser les dangers en les familiarisant avec la peine. Le passage de la fatigue au repos les énerve; il offre des objets de comparaison qu’il est difficile de rapprocher, sans que la paresse, cette passion si commune et si puissante dans les hommes, ne s’accroisse, n’apprenne à murmurer, et n’amollisse l’ame après avoir amolli le corps.
Les hommes ne sont braves que par art; et vouloir qu’ils se fassent un jeu insensé de courir à la mort, c’est aller au-delà du but que doit se proposer la politique, ou n’exciter qu’un courage d’enthousiasme qui ne peut durer. Loin de songer à détruire cet éloignement que la nature inspire pour le danger et la douleur, la république Romaine sembloit le respecter. C’est en donnant à ses soldats d’excellentes épées, et en les mettant, pour ainsi dire, en sûreté sous leur bouclier, leur casque et leur cuirasse[89], qu’elle animoit leur confiance contre des ennemis moins précautionnés qu’eux. Dès-lors, il étoit plus aisé d’unir et d’échauffer dans leur cœur les passions qui, pour me servir de ce terme, entrent dans la composition du courage.
Les Romains y intéressoient la religion, et le serment que chaque soldat prêtoit entre les mains du consul, de ne point fuir, de ne point abandonner ses armes, et d’obéir à tous les ordres des ses supérieurs[90], ajoutoit à l’infamie de la lâcheté le sceau de l’impiété. La république prodiguoit les récompenses, mais avec discernement. Elles n’étoient point arbitraires; c’eût été les rendre méprisables. La loi même récompensoit, et l’on n’avoit ni à soupçonner l’indulgence des généraux, ni à craindre leurs caprices. Ce n’étoit point par des largesses en argent, ou par une distribution plus abondante en vivres qu’on récompensoit le soldat, c’eût été exciter son avarice et son intempérance, et pour animer le courage, réveiller des passions qui doivent l’amortir. Le soldat qui sauve dans le combat un citoyen prêt à périr, obtient une autre couronne que celui qui est monté le premier sur le mur d’une ville assiégée, ou qui a le premier forcé le camp des ennemis. Les lances, les boucliers, les harnois, les coupes, les colliers sont autant de prix différens pour différentes actions. Les escarmouches, les batailles, les siéges ont les leurs; et le courage du soldat Romain, toujours excité par un nouvel objet, ne peut jamais se relâcher.
Ceux qui avoient été honorés de quelque marque de valeur assistoient aux jeux et aux spectacles avec un habit particulier, et exposoient dans leurs maisons, avec les dépouilles qu’ils avoient remportées sur les ennemis, les prix que les consuls leur avoient donnés. Ces espèces de monumens domestiques nourrissoient une noble émulation entre tous les citoyens; et les fils, élevés au milieu des témoins de la gloire de leurs pères, apprenoient promptement leur devoir et ce que la république attendoit d’eux.
Les récompenses étoient d’autant plus propres à porter les Romains aux grandes choses, qu’ils ne pouvoient subir un châtiment militaire sans être deshonorés. Il y avoit peu de cas pour lesquels le consul prononçât peine de mort; mais le soldat que les tribuns avoient condamné à la bastonnade pour avoir manqué à une de ses fonctions[91], ou pour quelqu’autre faute plus légère, étoit chassé de l’armée, et n’osoit retourner à Rome, où un parent eût cru partager son infamie en lui ouvrant sa maison. Les Romains ignoroient cette méthode pernicieuse de réhabiliter un coupable en le faisant passer sous le drapeau; l’espérance du pardon rend négligent sur les devoirs, si elle n’invite même à les mépriser; et la honte dont on est lavé par une simple cérémonie, n’est point un affront. On diroit que les peuples modernes n’ont songé qu’à avoir beaucoup de soldats; les Romains n’en vouloient que de parfaits. Si toute une cohorte Romaine est coupable, on la décime, ou bien on la fait camper hors des retranchemens; elle n’est nourrie que d’orge, et c’est à elle de se réhabiliter par quelqu’action éclatante.
Il n’est pas surprenant qu’en commandant de pareils soldats, les consuls aient fait souvent des fautes impunément. Sylla avouoit que le courage seul et l’intelligence de son armée l’avoient fait vaincre dans des occasions où il n’osoit presque espérer de n’être pas défait. Combien de fois n’est-il point arrivé parmi nous qu’un général auroit payé moins chèrement un moment de distraction, et tiré même un parti avantageux d’une méprise, s’il avoit eu sous ses ordres ces légions, que les marches les plus longues et les plus précipitées ne fatiguoient point, qui pouvoient se suffire à elles-mêmes, qu’aucun obstacle n’arrêtoit, et qui, pendant l’abondance et le calme de la paix, s’étoient endurcies contre la faim, la soif et l’intempérie des saisons? Les vertus des soldats Romains inspiroient à leurs consuls cette confiance qui étend les vues et qui fait entreprendre de grandes choses. Le génie de nos généraux modernes est, au contraire, rétréci par l’impuissance où sont leurs armées de rien exécuter de difficile; notre luxe, nos mauvaises mœurs, en un mot, sont des entraves pour eux.
Aujourd’hui que les milices, par une suite nécessaire du gouvernement établi en Europe, sont composées de la partie la plus vile des citoyens, on auroit plus besoin que jamais de l’art de la république Romaine, pour donner à nos soldats les sentimens qui étoient comme naturels aux siens. Sous prétexte que depuis l’invention des armes à feu le soldat a moins besoin de force et d’agilité, les modernes ont en quelque sorte laissé dégrader la nature. On n’a pas fait attention que les qualités qui accompagnent ces dispositions du corps, et qu’on ne trouve qu’avec elles, servent de ressort à l’ame, et sont toujours également nécessaires. Comme nos soldats recrutés dans les villes, et que la débauche ou leur profession ont souvent amollis[92], ne pourroient ni porter tout l’équipage d’un soldat Romain, ni faire les mêmes exercices; ils ne doivent avoir ni les qualités de l’ame ni celles du corps qu’exige toujours la guerre; aussi arrive-t-il tous les jours qu’une armée soit ruinée sans avoir reçu d’échec, ou, si elle se comporte vaillamment un jour de combat, qu’elle ne sache pas l’attendre avec patience.
C’est en ne se départant jamais des maximes que je viens d’exposer, que la république Romaine assura ses triomphes. Après les pertes les plus considérables, elle redoubla de sévérité. Les soldats que Pyrrhus avoit fait prisonniers descendirent dans un ordre inférieur; les chevaliers servirent dans l’infanterie; les légionnaires passèrent au rang des Velites, et chacun d’eux n’eut d’autre voie pour remonter à son premier grade que de tuer deux ennemis, et de s’emparer de leurs dépouilles.
La république, plus épuisée encore après la journée de Cannes, exila en Sicile ceux qui avoient fui. Elle étoit obligée d’avoir sur pied vingt-trois légions; et quoiqu’elle n’eût plus de citoyens, et se vît abandonnée de presque tous ses alliés, elle ne voulut point traiter du rachat des soldats qui s’étoient rendus prisonniers. On pourroit peut-être m’objecter que les Romains n’ignoroient pas qu’Annibal en étoit embarrassé, et avoit d’ailleurs un extrême besoin d’argent; mais le reste de leurs conduite démontre que c’est par un autre sentiment qu’ils furent inflexibles. Rome, dans les malheurs, n’étoit pas capable de déroger aux réglemens qu’elle avoit cru nécessaires pour les prévenir[93], au contraire, elle en sentoit davantage l’utilité. Elle jugea avec raison qu’après cette première grâce, les prisonniers d’Annibal pourroient espérer qu’une seconde lâcheté seroit une seconde fois pardonnée. Elle aima mieux armer ses esclaves, que cet exemple de sévérité, le don de la liberté, et le décret qu’elle fit de vaincre ou de mourir devoient rendre invincibles.
Les Romains, dit Salluste, punirent plus souvent des excès de valeur que des lâchetés, et la république, pendant long-temps, dut plutôt ses victoires à cette rigidité austère qu’à l’intelligence de ses consuls. Si elle y perdit quelques avantages particuliers, elle y gagna d’établir dans ses armées une subordination extrême, et plus précieuse encore par les maux qu’elle fit éviter que par les biens qu’elle produisit. La rigueur de Manlius, qui punit de mort la victoire de son propre fils, fut aussi utile à la conservation de la discipline militaire, que la vertu farouche du premier Brutus l’avoit été à l’établissement du gouvernement politique.
Après plusieurs succès, il se forma naturellement dans l’esprit des soldats Romains une certaine confiance qui leur persuada que la victoire leur appartenoit, et que les augures et la religion ne leur promettoient pas en vain l’empire du monde. Ce sentiment élevé de l’ame est la disposition la plus favorable à la guerre; il donne l’ardeur propre à attaquer, ou la fermeté nécessaire pour soutenir un choc; et il est suivi dans la défaite d’un dépit qui rallie avec courage des soldats qu’une force supérieure avoit ébranlés.
Sans doute que si l’histoire nous instruisoit dans un certain détail des mœurs, de la discipline et du gouvernement des petits peuples que la république Romaine soumit dans l’Italie, nous y découvririons les causes de leur ruine. Les Volsques, les Eques, les Fidenates, les Latins, les Sabins, les Falisques furent les premiers ennemis des Romains; c’étoient des peuples aguerris, vaillans, et qui défendirent, il est vrai, leur liberté avec une extrême opiniâtreté; mais ils n’avoient pas vraisemblablement une discipline militaire aussi sage que celle des Romains. Les querelles qui régnoient à Rome entre la noblesse et le peuple y multiplioient, ainsi que je l’ai fait voir, les talens, et donnoient aux vertus l’activité des passions; les Romains, en un mot, se comportoient avec toute la chaleur d’un peuple qui se forme, et leurs ennemis avec le flegme d’un peuple qui suit par habitude une route qui lui est tracée depuis long-temps. Tandis que le gouvernement de la république Romaine fait de nouveaux progrès, et devient de jour en jour plus capable de former et de conduire des entreprises avec sagesse, combien de ses ennemis furent les victimes de leurs caprices, s’ils obéissoient aux lois d’une pure démocratie; ou virent sacrifier leur liberté aux passions et aux intérêts particuliers de leurs magistrats, si leur gouvernement étoit aristocratique? Ces peuples sembloient se relever pour faire la guerre à la république Romaine, et c’est là une des principales causes de leur perte. Les Romains devoient être supérieurs, parce qu’ils opposoient à des armées toujours nouvelles, ou énervées par la paix, des soldats qu’un exercice continuel des armes rendoit invincibles.
Au couchant, le territoire de Rome confinoit à celui des Toscans, dont la république étoit composée de plusieurs villes libres, indépendantes, qui se gouvernoient chacune par des lois et des magistrats particuliers, mais qui avoient un conseil commun, chargé des affaires générales de la ligue. Les Toscans avoient possédé autrefois toute l’Insubrie; mais, abusant de leurs avantages, à peine furent-ils heureux, que leurs mœurs s’amollirent, et leur gouvernement se relâcha. Les Gaulois, qui dans ces circonstances firent une irruption en Italie sous la conduite de Bellovèse[94], s’emparèrent de cette partie de l’Insubrie, que les Romains nommèrent depuis la Gaule cisalpine. Les mêmes raisons qui avoient donné de la supériorité aux Gaulois sur les Toscans, devoient en donner aux Romains; c’est-à-dire, que les Toscans ne pouvoient agir avec assez de célérité pour prévenir leurs ennemis, et les faire échouer. Ils perdoient nécessairement à régler leurs intérêts et convenir de leurs opérations un temps où il auroit fallu agir. Les Toscans délibéroient encore que les consuls avoient déjà remporté quelqu’avantage; étant donc toujours sur la défensive contre un peuple qui attaquoit toujours, ils devoient enfin être vaincus.