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Comment on construit une maison

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The Project Gutenberg eBook of Comment on construit une maison

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Title: Comment on construit une maison

Author: Eugène-Emmanuel Viollet-le-Duc

Release date: July 21, 2008 [eBook #26101]
Most recently updated: January 3, 2021

Language: French

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at http://gallica.bnf.fr

*** START OF THE PROJECT GUTENBERG EBOOK COMMENT ON CONSTRUIT UNE MAISON ***

COMMENT ON CONSTRUIT

UNE

MAISON

(HISTOIRE D’UNE MAISON)

PAR

EUGÈNE VIOLLET-LE-DUC

Ouvrage orné de 62 dessins par l'auteur.

Ouvrage adopté par le Ministère de l'Instruction publique pour les bibliothèques publiques, scolaires et populaires et par la Ville de Paris pour les distributions de prix.
dessin

Paris, J. Hetzel, 1887

Table des matières

CHAP.I.M. Paul a une idée.
II.Avec un peu d’aide l’idée de M. Paul se développe.
III.L’arbre de la science.
IV.Des idées de M. Paul en matière d’art, et comment elles furent modifiées.
V.M. Paul suit un cours de construction pratique.
  Première leçon.
  Deuxième leçon.
VI.Comme quoi M. Paul est induit à établir certaines différences entre la morale et la construction.
  Troisième leçon.
VII.Plantation de la maison et opérations sur le terrain.
VIII.M. Paul réfléchit.
IX.M. Paul, inspecteur des travaux.
X.M. Paul commence à comprendre.
XI.La construction en élévation.
XII.De quelques observations adressées au grand cousin par M. Paul et des réponses qui y furent faites.
XIII.La visite au chantier.
XIV.M. Paul éprouve le besoin de se perfectionner dans l’art du dessin.
XV.L’étude des escaliers.
XVI.Le critique.
XVII.M. Paul demande ce que c’est que l’architecture.
XVIII.Études théoriques.
XIX.Suite des études théoriques.
XX.Lacune.
XXI.Reprise des travaux.—la charpente.
XXII.La fumisterie.
XXIII.Cantine.
XXIV.La menuiserie.
XXV.Des nouvelles connaissances acquises par M. Paul pendant son voyage.
XXVI.La couverture et la plomberie.
XXVII.L’ordre dans l’achèvement des travaux.
XXVIII.L’inauguration de la maison.
  Définition de quelques termes techniques employés dans ce volume.
  Notes.
Le vieux Château LE VIEUX CHÂTEAU

CHAPITRE I

M. PAUL A UNE IDÉE

C’est un bon temps que le temps des vacances. Le ciel est doux; la campagne revêt sa plus aimable parure; les fruits sont mûrs. Tout sourit au lycéen qui, dans son bagage, apporte les preuves de l’utile emploi de son temps.

Chacun le félicite de ses succès et lui fait entrevoir, au delà de ses six semaines de repos, des labeurs attrayants couronnés par une brillante carrière.

Oui, c’est un bon temps; il semble alors que l’air est plus léger, le soleil plus brillant, les prairies plus vertes. La pluie maussade paraît chargée de senteurs délicieuses.

Sitôt le jour paru, on s’empresse d’aller revoir les coins aimés du parc, et la fontaine, et le petit lac, et la ferme; de s’enquérir des chevaux, du bateau, des plantations.

On cause avec la fermière, qui vous présente, en souriant, une belle galette toute chaude. On suit le garde-chasse, qui vous raconte les histoires du voisinage tout en faisant sa tournée. Les clochettes des troupeaux vous charment, aussi bien que la chanson monotone du petit pâtre qui a grandi et aspire au grade de pasteur attitré.

Oui, c’est un bon temps... Mais, les premiers jours passés, l’ombrage des beaux arbres, une campagne aimée, les longues promenades, les histoires du garde-chasse et le bateau même se voilent d’un secret ennui, si une occupation favorite ne vient point vous saisir. Il appartient à la vieillesse seule de se complaire dans les souvenirs et de trouver des joies toujours nouvelles dans la contemplation des champs et des bois.

La provision des souvenirs est vite épuisée par la jeunesse, et la méditation inactive n’est pas son fait.

M. Paul, à seize ans, ne faisait point ces réflexions à part lui; mais après huit jours passés à la campagne chez son père, châtelain cultivateur, possesseur d’une belle terre dans le Berri, il avait à peu près épuisé la somme des impressions qu’avait fait naître en lui le retour dans le domaine paternel. Pendant toute l’année scolaire, combien n’avait-il pas fait de projets ajournés aux prochaines vacances? Il lui semblait qu’il n’aurait pas assez de six semaines pour les réaliser. Que de choses il avait à revoir, à dire, à faire. Et cependant en huit jours tout était vu, dit et fait.

D’ailleurs, mariée depuis peu, sa sœur aînée était partie avec son mari pour un long voyage, et quant à Lucie, sa sœur cadette, elle paraissait plus préoccupée de sa poupée et du trousseau d’icelle, que des pensées de monsieur son frère.

Il avait plu tout le jour; la ferme, visitée pour la cinquième fois par M. Paul, lui avait paru fort triste et sombre. Les poules, abritées le long des murs, semblaient pensives, et même, les canards barbottant dans une boue saumâtre étaient silencieux. Le garde, sorti pour tuer un lièvre, avait bien emmené avec lui M. Paul, mais tous deux étaient rentrés bredouilles, passablement mouillés. M. Paul avait, non sans un certain désappointement, trouvé les histoires du garde longues et diffuses, d’autant qu’il les entendait pour la troisième fois sans beaucoup de variantes. Ajoutez à cela que le vétérinaire avait déclaré, le matin, que le poney de M. Paul devait garder l’écurie pendant une semaine, à la suite d’un refroidissement.

On avait bien lu le journal après dîner, mais M. Paul ne trouvait qu’un intérêt médiocre aux nuances de la politique, et, quant aux faits divers, ils étaient déplorablement insignifiants.

M. de Gandelau (c’est le nom du père de Paul) était trop préoccupé des détails de son exploitation et peut-être aussi des soins qu’il était obligé de prendre de sa goutte pour chercher à soulever le voile d’ennui qui flottait devant les regards de monsieur son fils, et Mme de Gandelau, restée sous la triste impression du départ récent de sa fille aînée, travaillait avec une sorte d’acharnement à un ouvrage de tapisserie dont la destination était inconnue à tous et peut-être aussi à la personne qui posait si attentivement points contre points.

«Vous avez reçu une lettre de Marie? fit M. de Gandelau en laissant là le journal.

—Oui, mon ami, ce soir... Ils sont ravis, le temps les favorise et ils ont, me dit-elle, fait les plus jolies excursions dans l’Oberland. Ils doivent maintenant passer le Simplon pour se rendre en Italie. Marie m’écrira de Baveno, hôtel de...

—Très bien, et la santé?

—Excellente.

—Et leur projet est toujours de se rendre à Constantinople pour cette affaire importante?

—Oui; N... a reçu, paraît-il, une lettre pressante; leur séjour en Italie ne sera qu’un passage. Ils comptent s’embarquer à Naples dans un mois au plus tard. Cependant, leur retour ne pourrait s’effectuer, me dit Marie, que dans un an. Elle m’annonce cela sans paraître autrement affectée de la longueur de cette absence; j’en éprouve, mon ami, un serrement de cœur que tous les meilleurs raisonnements ne peuvent atténuer.

—Bon! croyez-vous, chère amie, que nous marions nos enfants pour nous? Et cela n’était-il pas convenu? On dit que peu d’affections sont assez fortes pour résister à la vie commune, en voyage. N... est un digne et brave garçon, travailleur et un peu ambitieux, ce qui n’est pas un mal; Marie l’aime, elle est intelligente et se porte bien. Ils subiront l’épreuve avec succès, je n’en doute pas, et nous reviendrons comme deux bons camarades, ayant appris à se bien connaître, à s’entr’aider et à se suffire; avec ce grain d’indépendance qui est nécessaire pour vivre en bon accord avec ses proches.

—Vous avez probablement raison, mon ami; mais cette longue absence n’en est pas moins douloureuse, et cette année me semblera un peu longue... Je serai, malgré tout, bien heureuse quand je pourrai m’occuper de préparer leur appartement ici et que je n’aurai plus que peu de jours à compter pour les revoir.

—Sans doute, sans doute; et moi aussi je les embrasserai de bon cœur, ces chers amis... et Paul donc!... Mais, puisqu’il est décidé que nous ne les reverrons que dans un an, ce serait une belle occasion pour reprendre mon projet.

—Lequel, mon ami? Serait-ce la construction de cette maison que vous vouliez faire bâtir, là-bas, sur ce morceau de terre qui fait partie de la dot de Marie?... Ne faites pas cela, je vous en supplie. Nous avons ici bien assez de place pour les loger, eux et leurs enfants, s’il leur en vient. Et, après cette longue absence, ce serait une nouvelle douleur pour moi de savoir Marie établie loin de nous, de ne l’avoir pas près de moi. D’ailleurs, son mari ne peut rester les trois quarts de l’année à la campagne. Ses occupations ne le lui permettent pas. Marie serait donc seule souvent. Que voulez-vous qu’elle fasse dans une maison, son mari absent?

—Elle fera, ma bonne amie, ce que vous avez fait vous-même quand mes affaires m’appelaient trop souvent hors de ce domaine; et cependant alors nous étions jeunes. Elle s’occupera de sa maison, elle prendra l’habitude de gérer son bien, elle sera occupée, responsable; partant contente d’elle-même et heureuse de ce qu’elle aura su créer autour d’elle... Croyez-moi; j’ai vu les plus tendres affections de famille s’user et s’éteindre dans cette vie commune des enfants mariés, auprès de leurs ascendants. L’épouse tient à être maîtresse incontestée chez elle, et c’est là un sentiment sain et vrai; il faut se garder d’aller à l’encontre. La femme sagement élevée ayant charge de maison, la responsabilité et l’indépendance qui est la conséquence de toute responsabilité, sait mieux se garder que celle que l’on tient toute sa vie en tutelle. Marie serait très bien ici, très heureuse d’y être, et son mari non moins tranquille de la savoir près de nous, mais elle ne serait pas chez elle. Une jeune fille n’est bien à sa place qu’auprès de sa mère, une épouse n’est à sa place que dans sa maison. Et même chez sa mère alors, elle passe dans la catégorie des invités. Et, en admettant (chose difficile) que de cette existence mixte il ne résulte pas de froissements, il est du moins certain qu’il en découle le désintéressement des choses pratiques, la nonchalance, l’ennui même et tous les dangers qui en sont la conséquence.

«Vous avez trop bien élevé votre fille, pour qu’elle ne désire pas ardemment remplir tous ses devoirs; vous lui avez toujours montré une activité trop attentive pour qu’elle ne veuille pas, à son tour, déployer la sienne. Donnons-lui-en donc les moyens. Ne serez-vous pas plus heureuse de la voir bien tenir et diriger sa maison, nous y recevoir gaiement, que de la trouver sans cesse ici, sur vos pas, désœuvrée; juge tacite et respectueux si vous voulez, mais juge de vos façons d’être et de faire? Croyez-vous que son mari aura autant de plaisir à venir la retrouver ici dans les moments qu’il pourra dérober aux affaires, qu’il en éprouvera en la voyant chez elle, toute heureuse de lui montrer ce qu’elle aura pu faire pendant ses absences; toute occupée de rendre chaque jour plus agréable, plus commode, le logis commun? Ne voyez-vous pas, en y pensant un peu, que les jeunes femmes de ce temps, qui ont donné, quoique bien nées, les plus tristes exemples, sont celles, le plus souvent, dont les premières années de mariage se sont passées ainsi, sans foyer propre, menant cette existence qui n’est ni celle de la jeune fille ni celle de la maîtresse de maison, responsable,... ménagère, pour appeler les choses par leur vrai nom?»

Quelques larmes avaient mouillé la broderie de Mme de Gandelau. «Vous avez encore raison, mon ami, dit-elle en tendant la main à son mari; ce que vous ferez sera bien fait.»

M. Paul, tout en feuilletant un journal illustré, n’avait pas perdu un mot de cette conversation. L’idée de voir élever une maison, pour sa sœur aînée, lui souriait fort. Et déjà, dans sa jeune imagination, en face du vieux manoir paternel, cette maison future lui apparaissait comme un palais des fées, toute coquette et parée, pleine de lumière et de gaieté.

Il faut dire que l’habitation de M. de Gandelau n’avait rien qui pût charmer les yeux. Agrandie successivement, deux longues ailes assez maussades d’aspect se soudaient gauchement à un corps de logis principal, autrefois château, dont deux tours démantelées et couronnées par des toits bas flanquaient les angles. Entre les deux ailes et ce logis principal s’ouvrait une cour basse, toujours humide, fermée par une vieille grille et un reste de fossé consacré à alimenter la cuisine de plantes potagères. Une troisième aile, en prolongement du vieux bâtiment aux tours, bâtie par M. Gandelau peu après son mariage, contenait les appartements privés des propriétaires; c’était la partie la plus gaie du château. Le salon, la salle à manger, le billard et le cabinet de monsieur étaient installés dans le vieux corps principal. Quant aux deux ailes parallèles, elles contenaient des chambres s’ouvrant sur des couloirs irréguliers et qui, n’étant pas de plain-pied dans leur longueur, exigeaient une certaine attention si l’on prétendait circuler sans accidents.

Le lendemain matin, M. Paul, en allant s’enquérir de l’état de santé de son poney, voit entrer dans la cour le père Branchu menant une petite charrette pleine de morceaux de bois, de sacs de plâtre et d’outils.

«Qu’allez-vous donc faire de tout cela, père Branchu?

—Je m’en viens réparer la fuie, monsieur Paul.

—Ah! si je vous aidais?

—Non pas, monsieur Paul, vous saliriez vos habits; vous pourriez vous blesser... C’est pas votre affaire... Mais pas défendu de nous regarder travailler, si c’est votre plaisir!

—Ça doit être amusant de bâtir!

—Pour un amusage, c’est pas un amusage; mais pour une ennuyance, c’est pas non plus une ennuyance; quand on travaille pour une bonne maïon comme la maïon de votre papa, qu’on a sa payette, qu’on a une bouteille de vin quand il fait chaud, que le bourgeois ne ramone pas le monde... ça va. On fait sa jornée et on ramasse ses outils sans rancœur. Mais quand faut avoir des raisons avec des pétouillons, on s’ennuie tout de même... car faut payer le marcandier. Vous créyez bien, monsieur Paul, que ce plâtre qui est dans la charrote, faut que je le paye au plâtrier, que cette brique, faut que je la paye au chaufournier, et ainsi du tout. Si le bourgeois fait attendre ses écus, faut brêter partout pour avoir de l’argent et on est dans l’embarras. Mais il est bon que je m’embauche, excusez; mon garçon est là qui m’attend.

—Est-ce que vous pourriez bâtir une grande maison, père Branchu?

—Voire! tout de même, monsieur Paul; j’ai bien bâti celle au maire, qui est grande assez!»

Cependant M. Paul ne trouve plus, comme la veille, les heures un peu longues; il a une idée. La maison projetée pour sa sœur ne lui sort pas de l’esprit; il la voit, tantôt sous forme d’un palais, tantôt d’un manoir à tourelles, tantôt d’un chalet tout entouré de lierres et de clématites avec force balcons découpés. M. Paul a un grand cousin qui est architecte; il l’a vu travailler souvent sur une planchette; sous sa main, les bâtiments s’élevaient comme par enchantement. Cela ne lui a pas paru trop difficile. Le grand cousin a, dans la chambre qu’il occupe quand il vient au château, les outils qui lui sont nécessaires. M. Paul va essayer de mettre sur le papier un de ces projets qu’il entrevoit. Mais une première difficulté se présente. Il faudrait savoir ce qui conviendrait à la sœur; est-ce un manoir seigneurial avec tours et créneaux, un chalet ou une villa italienne? Si l’on prétend lui ménager une surprise, encore faut-il qu’elle lui soit agréable. Après une bonne heure de méditations, M. Paul pense, non sans quelque raison, qu’il convient d’aller trouver son père. «Là, là, tu es bien pressé, dit le père, après les premiers mots de Paul. Eh! la chose n’est point si avancée. Tu veux faire un projet de maison pour Marie; soit, essaye donc. Mais avant tout, il serait bon alors de savoir ce que désire ta sœur, comment elle entend que sa maison soit distribuée. Il ne me déplaît point d’ailleurs de brusquer un peu les choses. Nous allons lui envoyer une dépêche.

TÉLÉGRAMME.

Baveno Italie, de X..., Mad. N..., hôtel de..., Paul veut bâtir maison ici pour Marie, envoyer programme. de Gandelau.

Vingt heures après, on recevait au château le télégramme suivant:

X... de Baveno. M. de Gandelau à... Arrivés ce matin, bonne santé. Paul a excellente idée. Rez-de-chaussée: vestibule, salon, salle à manger, office, cuisine pas dans sous-sol, billard, cabinet de travail. Premier: deux grandes chambres, deux cabinets toilette, bains; petite chambre, cabinet de toilette; lingerie, garde-robes; combles, chambres, armoires trop. Escalier pas casse-cou. Marie N...

Sans douter un instant que sa sœur n’eût pris au sérieux la demande qui lui avait été adressée et sa propre réponse, M. Paul se met résolûment à l’œuvre et, installé dans la chambre du grand cousin, il essaye, en rassemblant toutes ses connaissances en dessin linéaire, de réaliser sur le papier le programme envoyé. La chose présente des difficultés assez sérieuses pour qu’il soit nécessaire de faire prévenir à deux reprises M. Paul que le déjeuner est servi. L’après-midi s’écoule avec rapidité, et, au moment du dîner, M. Paul descend au salon avec une belle feuille de papier passablement couverte de plans et de façades.

«Voilà qui me paraît très beau, dit M. de Gandelau en déroulant le vélin; mais ton cousin arrive demain et, mieux que moi, il pourra critiquer ton projet.»

Toute la nuit, M. Paul fut fort agité. Il rêva palais, s’élevant sous sa direction. Mais, à sa bâtisse, il manquait toujours quelque chose. Là, les fenêtres faisaient absolument défaut; ailleurs, l’escalier n’était qu’une échelle branlante, et sa sœur Marie ne voulait pas y monter. Plus loin, les plafonds étaient si bas qu’on ne pouvait se tenir debout, tandis que d’autres étaient si hauts que cela lui faisait peur. Le père Branchu riait et remuait les murs avec sa main pour montrer qu’ils n’étaient point solides. Les cheminées fumaient horriblement, et la petite sœur demandait impérieusement une chambre pour sa poupée.

M. Paul avait revu son projet aussitôt levé et il lui paraissait beaucoup moins bon que la veille; il rougissait à l’idée de le montrer au grand cousin qui arrivait pour l’heure du déjeuner; il hésitait et songeait à détruire ce travail assidu de toute une journée.

«Père, je crois que mon cousin se moquera de moi si je lui montre mon dessin.

—Mon ami, répliqua M. de Gandelau, quand on a fait ce qu’on peut, du mieux que l’on peut, il ne faut pas reculer devant la critique, c’est le seul moyen de constater l’insuffisance de ce que l’on sait, et, par conséquent, d’acquérir les connaissances qui nous manquent. Si tu croyais en une matinée être devenu architecte, tu serais un sot; mais si, après avoir fait un effort pour exprimer par le dessin ou autrement une idée que tu crois bonne, tu hésitais à soumettre cette expression à plus habile que toi, dans la crainte de provoquer plus de critiques que d’éloges, ce ne serait pas là de la modestie, mais un sentiment d’orgueil très mal placé, car il te priverai de conseils qui ne peuvent être que précieux, à ton âge surtout.»

Le grand cousin arrivé, il n’en fallut pas moins que M. de Gandelau dît à son fils d’apporter son essai, pour que l’architecte en herbe se décidât à dérouler de nouveau la feuille de papier couverte, la veille, de dessins si péniblement tracés.

«Eh! mais, petit cousin, dit le nouveau venu, est-ce que vous voudriez vous faire architecte? Prenez garde! tout n’est pas couleur de rose dans le métier comme sur votre papier.»

En peu de mots, le grand cousin fut mis au fait.

«Mais cela est très bien! Voilà le salon, le vestibule. Je ne comprends pas bien l’escalier; mais c’est un détail. Et les façades? Mais c’est un palais, cela; des colonnes, des balustrades. Il n’y a plus qu’à mettre la main à l’œuvre!

—Vrai! cousin; si nous prévenions le père Branchu? Il travaille ici près.

—Doucement, ce n’est là qu’une esquisse... Et les projets définitifs; et les devis; et les détails d’exécution? Il faut procéder avec ordre. Sachez, petit cousin, que plus on tient à ce qu’une construction s’élève rapidement, plus il est utile que toute chose soit parfaitement arrêtée à l’avance. Rappelez-vous les ennuis de votre voisin le comte de..., qui, depuis six ans, recommence son château chaque printemps sans pouvoir arriver à le terminer, parce qu’il n’a pas su d’abord indiquer tout ce qu’il voulait, que son architecte n’a pas eu le courage de faire adopter une bonne fois un projet étudié, et qu’il s’est prêté à tous les caprices ou plutôt à tous les avis officieux que les amis de la maison ne manquaient pas d’ouvrir, celui-ci sur la dimension des pièces, celui-là sur l’emplacement des escaliers, cet autre sur le style, sur la décoration... Nous n’avons qu’un an devant nous, il faut donc ne commencer qu’avec la certitude de ne pas faire de fausses manœuvres, puis il faut que votre sœur approuve le projet. Voyons un peu, convenons d’abord du système de construction que vous voudrez adopter. Puisque nous sommes pressés, nous n’avons guère le choix; nous ne pouvons songer à élever la maison en pierres de taille du bas en haut: cela serait trop long et trop cher. Il faut nous en tenir à une construction simple et d’une exécution rapide. Cela entre-t-il dans vos idées? Vous placez sur votre façade des colonnes; pour quoi faire? Si elles forment portique, celui-ci rendra les appartements tristes et sombres; si elles sont engagées, elles ne servent à rien ici. Et cette balustrade posée sur les corniches supérieures, que fait-elle là? Est-ce que vous comptez que madame votre sœur se promènera dans les chéneaux? Cela est bon pour les chats... Et, dites-moi? sur ce plan, je vois que, du vestibule, il faut passer par la salle à manger pour aller au salon. Mais si, pendant qu’on est à table, il arrive des visites, il faudra donc les prier d’attendre à la porte ou les inviter à regarder manger les hôtes... Bon! la cuisine s’ouvre sur le billard. Allons, il nous faut étudier cela plus à fond; voulez-vous que nous nous y mettions? À nous deux, la besogne ira peut-être plus vite, et vous me donnerez de bonnes idées; car, mieux que moi, vous connaissez les goûts et les habitudes de votre sœur aînée. Vous pourrez ainsi suppléer au laconisme du programme qui nous est donné. Pensez-y, et demain matin, de bonne heure, nous procéderons à la rédaction du projet.»

CHAPITRE II

AVEC UN PEU D’AIDE L’IDÉE DE M. PAUL SE DÉVELOPPE

En effet, de grand matin, Paul entrait dans la chambre de son cousin. Tout était préparé: planchette, T, équerres, compas et crayons.

«...Mettez-vous là, petit cousin, vous allez traduire sur le papier le résultat de nos méditations, puisque vous savez si bien vous servir de nos outils. Procédons méthodiquement. D’abord, vous connaissez sans doute le terrain sur lequel votre père entend faire bâtir la maison de campagne de madame votre sœur?

—Oui, c’est là-bas, au delà du bois, à trois kilomètres d’ici, ce petit vallon au fond duquel coule le ru qui fait tourner le moulin de Michaud.

—Montrez-moi un peu cela sur la carte du domaine... la voici.

—Vous voyez, mon cousin, c’est là. Sur le plateau, du côté sud, sont les terres labourées, puis le terrain descend un peu au nord vers le ru. Il y a ici une belle source d’eau vive qui sort du bois situé à l’ouest. Sur la pente du plateau et le fond du vallon sont des prairies avec quelques arbres.

—De quel côté est la vue la plus agréable?

—Vers le fond du vallon, au sud-est.

—Comment d’ici arrive-t-on à cette prairie?

—En traversant le bois; puis, on descend au fond du vallon par ce chemin; on traverse un pont qui est ici, puis on monte par le plateau obliquement par cette voie.

—Bien; donc il faut placer la maison presque au sommet de la pente faisant face au nord, en l’abritant des vents du nord-ouest sous le bois voisin. L’entrée devra faire face à la route qui monte; mais il faut que nous disposions les pièces principales de l’habitation du côté de l’exposition la plus favorable qui est celle du sud-est; de plus, nous devons profiter de la vue ouverte de ce même côté, et ne pas négliger la source d’eau vive qui descend sur la droite vers le fond du vallon; nous allons donc nous en approcher et planter la maison sur ce repos que la nature a disposé si favorablement pour nous, à quelques mètres en contre-bas du plateau. Nous serons ainsi passablement abrités des vents du sud-ouest et nous n’aurons pas devant la maison la plaine, assez triste, qui s’étend à perte de vue. Ceci arrêté, voyons le programme... Aucune dimension de pièce n’est indiquée; c’est donc à nous d’y songer. D’après ce que votre père m’a dit, il entend que cette maison doit être une demeure permanente, c’est-à-dire habitable l’été comme l’hiver, et contenir, par conséquent, tout ce qui convient à un grand propriétaire terrien. Il compte affecter à sa construction une somme de deux cent mille francs environ; c’est donc une affaire qui demande une étude sérieuse, d’autant que madame votre sœur et son mari tiennent au confort. J’ai été reçu chez eux, à Paris, et j’ai trouvé une maison admirablement tenue, mais où rien n’est donné à la vanité, au paraître. Nous pouvons donc partir de ces données.—Commençons par le plan du rez-de-chaussée... La pièce principale est le salon, le lieu de réunion de la famille. Nous ne pouvons lui donner moins de cinq mètres de largeur sur sept à huit mètres de longueur... Tracez d’abord le parallélogramme sur ces dimensions... Ah! mais non! pas comme cela, à vue de nez... Prenez une échelle[1]

Sur ce mot, le petit cousin regarda son maître d’un air interrogateur.

«J’oubliais! vous ne savez peut-être pas bien ce que l’on entend par échelle? Je vois en effet que votre plan ne paraît pas en avoir tenu compte. Écoutez-moi donc: quand on veut bâtir une maison, un édifice quelconque, on donne à l’architecte un programme, c’est-à-dire une liste complète de toutes les pièces et des services qui sont nécessaires. On ne se contente pas de cela, on dit: telle pièce aura tant de largeur sur tant de longueur, ou occupera une surface de... afin de pouvoir contenir tant de personnes. S’il s’agit, par exemple, d’une salle à manger, on dira qu’elle doit contenir 10, 15, 20, 25 personnes à table. S’il s’agit d’une chambre à coucher, on dira qu’elle doit, outre le lit, bien entendu, contenir tels meubles ou occuper une surface de 30 mètres, 36 mètres, etc. Or vous savez qu’une surface de 36 mètres est donnée par un carré de 6 mètres de côté ou par un parallélogramme de 7 mètres sur 5m,15 environ, ou de 9 mètres sur 4. Mais dans ce dernier cas cette pièce n’aurait plus les dimensions convenables à une chambre, mais bien celles d’une galerie. Donc, indépendamment de la surface nécessaire à une pièce, il faut qu’il y ait, entre sa largeur et sa longueur, certains rapports indiqués par la destination. Un salon, une chambre à coucher, peuvent être carrés; mais une salle à manger, du moment qu’elle est destinée à contenir plus de dix personnes à table, doit être plus longue que large, par la raison qu’une table augmente en longueur suivant le nombre des convives, mais non en largeur. Il faut donc mettre des rallonges à la salle comme on en met à la table. Comprenez-vous? Bien... Dès lors, l’architecte, pour dresser son plan, ne fût-il qu’une esquisse, adopte une échelle, c’est-à-dire qu’il divise, sur son papier, une ligne en parties égales, figurant chacune un mètre. Et, pour économiser le temps ou pour simplifier le travail, on prend, pour chacune de ces divisions, le deux-centième ou le centième ou le cinquantième d’un mètre. Dans le premier cas on dit: échelle de cinq millimètres ou d’un demi-centimètre pour mètre, ou échelle au deux-centième; dans le second, on dit: échelle de un centimètre pour mètre, ou échelle au centième; dans le troisième, on dit: échelle de deux centimètres pour mètre ou échelle au cinquantième. Ainsi vous dressez un plan deux cents, cent ou cinquante fois plus petit que ne sera l’exécution. Il n’est pas besoin d’ajouter qu’on peut faire des échelles dans des rapports proportionnels, à l’infini; d’un, de deux, de trois millimètres pour mètre comme pour 10 mètres, pour 100 mètres et 1 000 mètres, ce qui se fait lorsqu’il s’agit de dresser des cartes. De même qu’on donne des détails à l’échelle de 50 centimètres pour mètre ou à moitié de l’exécution; de 20 centimètres pour mètre ou au cinquième de l’exécution, etc. L’échelle adoptée, l’architecte donne ainsi à chaque partie du plan les dimensions relatives exactes. S’il a adopté l’échelle de un centimètre pour mètre et qu’il veuille indiquer une porte de 1m,30 de largeur, il prend 0m,013. Comprenez-vous bien cela? Je n’en suis pas certain; mais la pratique vous mettra au fait en quelques heures. Pour vous bien indiquer l’utilité de l’échelle, je prends votre plan. Votre salon est un parallélogramme. Je suppose qu’il ait 6 mètres sur 8, c’est à peu près la proportion relative des deux côtés. Un huitième du grand côté pris avec le compas est un mètre. Je reporte cette dimension sur votre façade et je trouve que votre rez-de-chaussée a 9 mètres de hauteur. Or, vous figurez-vous ce que ce serait, je ne dirai pas votre salon, mais votre vestibule qui n’a guère que 4 mètres de côtés avec une élévation[2] de 9 mètres entre le pavé et le plafond? Ce serait un puits. Votre élévation n’est donc pas en rapport d’échelle avec votre plan. Prenez, pour le salon de votre sœur, vingt-huit millimètres sur cette règle graduée, ce qui donnera cinq mètres soixante centimètres à l’échelle de cinq millimètres pour mètre. Bien; voilà le petit côté du salon. Prenez maintenant quarante-un millimètres sur la même règle, ce qui donnera huit mètres vingt centimètres; ce sera le grand côté. Votre parallélogramme est tracé maintenant dans des dimensions relatives parfaitement exactes. Vous allez entourer cette pièce de murs[3], car on ne peut guère donner aux planchers ordinaires une plus grande portée; il faut donc des murs pour recevoir les solives [4]. Un mur en moellons dans lequel il faut faire passer des tuyaux de cheminée ne peut avoir moins d’un demi-mètre ou cinquante centimètres d’épaisseur. Votre salon se tiendra ainsi tout seul debout. Après le salon vient la salle à manger comme importance. Où allons-nous la placer? Il faut, surtout à la campagne, qu’on y entre directement du salon. Sera-ce à droite, sera-ce à gauche?... Vous n’en savez rien, ni moi non plus. Cependant le hasard ne peut trancher la question. Raisonnons donc un peu... Il est tout simple de mettre la cuisine à proximité de la salle à manger. Mais la cuisine est un service incommode. Quand on n’est pas à table, il ne faut ni sentir l’odeur des mets, ni entendre le bruit des personnes affectées à ce service. La cuisine doit donc être, d’une part, non loin de la salle à manger, d’autre part, assez éloignée de l’habitation pour qu’on n’ait point à en soupçonner l’existence. De plus, il faut, à proximité de la cuisine, la cour de service, les communs, le poulailler, un petit potager, des laveries, etc. Il importe aussi que la cuisine ne soit pas placée à l’exposition du midi. N’oublions pas que madame votre sœur, qui s’entend à diriger une maison, a eu la précaution de dire dans le programme laconique qu’elle envoie: «Cuisine, pas sous-sol!» Elle a raison, les cuisines en sous-sol sont malsaines pour ceux qui s’y tiennent, difficilement surveillées et répandent leur odeur dans les rez-de-chaussée. Nous la placerons donc de plain-pied avec la salle à manger, mais sans communication directe avec celle-ci pour éviter l’odeur et le bruit. Examinons notre terrain, son orientation, ses vues. L’orientation la plus fâcheuse pour l’habitation et celle qui, dans le cas présent, offre la vue la moins agréable, est celle du nord-ouest. Nous planterons donc le salon ayant son angle extérieur vers le sud-est, et à la droite, nous placerons la salle à manger; à la suite, la cuisine qui sera ainsi vers le nord. Ne vous pressez pas de tracer ces services, car il faut savoir dans quels rapports ils devront se trouver soit avec le salon soit avec le vestibule. On nous demande une salle de billard. Elle sera bien, en pendant, vers le sud-est, avec la salle à manger. Il nous faut aussi le vestibule, un cabinet pour votre beau-frère à proximité de l’entrée. Si nous plantons la salle à manger et la salle de billard qui doivent avoir à peu près la dimension donnée au salon, juxtaposées dans la longueur avec celui-ci, ce salon ne sera éclairé que par un de ses petits côtés, car il nous faut en avant placer le vestibule. Or, ce salon sera triste et n’aura qu’une seule vue directe sur la campagne. Traçons donc la salle à manger et la salle de billard perpendiculairement au salon, en laissant déborder celui-ci du côté de la bonne orientation. Donnons à chacune de ces deux pièces sept mètres de longueur sur cinq mètres cinquante centimètres de largeur. Ce sont des dimensions convenables. Puis tracez en avant du salon un vestibule dont nous fixerons tout à l’heure la surface.

«Cherchons maintenant à donner aux murs de ces pièces la position exigée par la construction. Du salon, nous devons entrer dans la salle à manger et dans la salle de billard,—qui est aussi un lieu de réunion.—Il faut donc que l’ouverture du salon dans la salle de billard soit assez large pour que les personnes placées dans chacune de ces pièces soient réunies sans se gêner. Mais il faut aussi que de la salle de billard on puisse sortir dans le vestibule sans passer par le salon, et de même pour la salle à manger. Nous avons dit qu’il fallait des vues latérales au salon, qui a 8m,20c de longueur. Si nous prenons 2m,40c pour les vues latérales, plus 0m,50c pour l’épaisseur du mur de la salle de billard ou de la salle à manger, il restera 5m,30c jusqu’à la cloison d’entrée du salon; notre salle de billard comme la salle à manger ayant 5m,50c de largeur, ces pièces déborderont la cloison d’entrée du salon de 0m,20c. Cela ne fait rien... Traçons le second mur, toujours de 0m,50c d’épaisseur. Voilà les trois pièces principales plantées. Dans l’axe de la salle de billard, nous ferons une ouverture sur le salon, de 2m,60c. Sur le côté du mur séparatif de la salle à manger, nous ouvrirons une porte de 1m,30c sur la salle à manger, à 0m,20c de la cloison séparant le salon du vestibule. Ainsi entrerons-nous dans cette salle à manger, non dans l’axe, mais latéralement, ce qui est plus commode; car vous savez que, lorsqu’on se dirige vers la table ou qu’on sort de dîner, les messieurs offrent le bras aux dames. Il est donc bon qu’en sortant ou en entrant on n’ait pas un obstacle qui puisse entraver la marche de ces couples. La porte donnant du salon sur la salle à manger ne sera plus dans l’axe de l’ouverture donnant du salon dans la salle de billard; mais cela m’est égal. Cette porte sera en pendant avec la fenêtre s’ouvrant de ce côté sur le dehors, et au milieu nous placerons la cheminée. Du vestibule, nous ouvrirons une porte centrale sur le salon.

«En avant, le long du mur de la salle de billard, plaçons le cabinet de votre beau-frère avec une petite antichambre où il pourra faire attendre les personnes qui ont affaire à lui sans les laisser vaguer dans le vestibule. Cependant, du côté de la salle à manger, nous placerons l’office. Il faut que le cabinet de travail ait au moins 3m,90c de largeur. Nous ferons déborder un peu le vestibule pour former avant-corps.

«Il est une grosse question dans toute habitation: c’est l’escalier. L’escalier doit être proportionné à cette habitation; ni trop vaste, ni trop exigu. Il faut qu’il ne prenne pas une place inutile, qu’il donne un accès facile aux étages supérieurs et qu’il soit apparent. Si, dans votre vestibule, qui est très grand: 4m,90c sur 5m,50c, nous prenions une partie de notre escalier, celui-ci serait très apparent et nous gagnerions de la place. Il faut que l’emmarchement d’un escalier, pour une habitation de cette importance, ait au moins 1m,30c de largeur... Mais il faut aussi que du vestibule nous puissions communiquer directement à la salle à manger, à l’office et à tous les services placés du côté droit du plan. Réservons un couloir de 1m,30c et posons la première marche. La hauteur du rez-de-chaussée entre les deux sols doit être, en raison de la dimension des pièces, 4m,50c; ce qui donnera de vide 4m,20c, en réservant 0m,30c pour l’épaisseur du plancher du premier. Les marches d’un escalier facile doivent avoir environ 0m,15c de hauteur. Pour monter 4m,50c, il nous faut donc compter trente marches. Chaque marche doit avoir 0m,25c à 0m,30c de pas. Il faut donc que l’escalier nous fournisse un développement de 7m,50c pour des marches de 0m,25c de pas ou de 9m,00 pour des marches de 0m,30c, puisque nous comptons trente marches. Prenons une moyenne: soit 8m,25c. Il s’agit de trouver ce développement de 8m,25c au moins. Nous établirons donc un pavillon à l’angle du vestibule, assez saillant pour qu’en gironnant autour d’un noyau [5],—qui sera dans la prolongation du mur de droite du salon,—nous arrivions au premier étage en débouchant dans l’antichambre de ce premier étage... Je vous trace cet escalier sur lequel nous reviendrons. Les quinze premières marches viennent dans l’alignement du noyau et du mur, et nous permettent de placer, au-dessous de la dernière partie du giron[6], les water-closets pour les maîtres à rez-de-chaussée.

«Sur le couloir à la suite, nous placerons l’office. Puis l’escalier de service en tour ronde; puis l’office de service, puis la cuisine en aile, un fournil et une laverie, une buanderie avec sortie pour la cuisine sur le potager. En retour, nous planterons une écurie pour trois chevaux, une remise pour deux voitures, une sellerie, et un petit escalier de service pour monter dans les logements du cocher, du palefrenier et dans le magasin à fourrages placés sous le comble. À côté de l’écurie, nous réserverons une descente directe à la cour et au garde-manger, puis des water-closets pour les gens.

«Nous allons séparer tous ces services de l’habitation par un mur d’appui avec treillage, au droit de l’escalier de service en tour ronde; ce qui nous donnera une cour pour la cuisine, l’écurie et les remises. En avant, nous allons réserver un espace pour la basse-cour, le poulailler, le trou à fumier...

«Maintenant que le plan de notre rez-de-chaussée est tracé, cherchons à l’améliorer dans ses détails.

«Il serait fort agréable d’avoir au bout du salon, sur le jardin, une loge fermée. Rien ne nous interdit d’en tracer une autre au bout de la salle de billard, avec un divan où les messieurs pourraient fumer, et une troisième au bout de la salle à manger, ce qui permettrait de recevoir les plats par un tour, de l’office de service, et de disposer les buffets et tables à découper.

«Nous utiliserons ces appendices au premier étage.

«Mais, du salon ou de la salle de billard, il faut pouvoir descendre directement dans le jardin. Je vous avoue que je ne suis pas très partisan de ces perrons, brûlants s’il fait soleil, et fort désagréables par le vent et la pluie; si donc, latéralement à la salle de billard, nous placions dans l’angle qu’elle forme avec le salon, une serre avec escalier intérieur, il me semble que ce serait là une assez bonne disposition? Ainsi, du salon ou de la salle de billard, on passerait dans cette serre où l’on pourrait prendre le café quand le temps est mauvais, et, à couvert, on descendrait dans le jardin. Quelques fleurs et arbustes placés le long de la partie vitrée donneraient de la gaîté à la salle de billard sans lui enlever du jour. Mais, en avant du vestibule, nous mettrons un vrai perron, que nous aurons le soin d’abriter; ce que la position de l’escalier nous permettra de faire en toute sécurité.

«Traçons tout cela, à peu près correctement; ce sera à revoir quand nous aurons étudié le premier étage dont les dispositions peuvent nous obliger à modifier quelques-unes de celles du rez-de-chaussée. (fig. 1)[7].

Fig. 1. Fig 1 Fig. 2. Fig 2 Fig. 1—Plan du rez-de-chaussée.
Fig. 2—Plan du premier étage

«Comme les murs doivent monter de fond, vous allez poser, sur ce plan du rez-de-chaussée, un papier à calquer pour éviter une perte de temps. Vous aurez ainsi, sous les yeux et sous votre crayon, la construction sur laquelle il convient de s’établir, et nous verrons de suite s’il y a lieu de modifier quelques parties de ce plan inférieur.

«Voilà qui est fait. Traçons d’abord l’arrivée de l’escalier; la dernière des trente marches dont nous avons besoin s’aligne avec le mur de droite du vestibule; c’est la marche palière qui donnera dans l’antichambre placée au-dessus du vestibule. Au-dessus du salon, nous disposerons la chambre de la maîtresse du logis; mais, comme cette chambre serait trop vaste, nous profiterons de l’espace qui nous est donné pour établir une deuxième cloison, ce qui donnera doubles portes et un bel espace pour placer des armoires, dont les dames n’ont jamais de trop. Pour donner du jour dans cet espace, nous vitrerons une partie haute de la cloison qui clôt l’antichambre. Ces doubles portes feront que Madame sera plus retirée dans son appartement et n’entendra pas le bruit des allants et des venants. De plus, cette seconde antichambre privée nous permettra d’établir une communication directe avec l’appartement de Monsieur, que nous placerons du côté de la belle orientation, c’est-à-dire au-dessus de la salle de billard.

«Comme aussi cette surface est trop grande, nous prendrons, aux dépens de l’espace libre, un cabinet de toilette pour Madame, avec baignoire; et nous entrerons chez Monsieur directement de l’antichambre par un couloir privé qui s’ouvrira en même temps dans le cabinet de toilette de Madame, dans celui de Monsieur, placé au-dessus du cabinet de travail, dans la chambre à coucher et dans les deux water-closets réservés à ces deux appartements. Ainsi, les deux portes donnant sur l’antichambre, fermées, les maîtres de la maison seront complètement chez eux. Répétant le corridor du rez-de-chaussée à droite, nous établirons une communication de l’antichambre avec l’escalier de service, avec la lingerie (grave affaire) que nous placerons au-dessus de la cuisine, avec une grande garde-robe pour Madame à droite de sa chambre, et une chambre d’enfants (car il faut tout prévoir), laquelle, ainsi que la garde-robe, seront placées au-dessus de la salle à manger. La loge ou bretêche[8] du rez-de-chaussée nous fera un beau cabinet de toilette pour cette chambre d’enfants ou d’amis au premier étage, et celle de la salle de billard fera une annexe fort agréable à la chambre de Monsieur. Quant à la loge du salon, nous la couvrirons par une terrasse, ce qui donnera à la chambre de Madame un beau balcon où l’on pourra placer en été une banne et des fleurs (fig. 2)[9].

«Vous voyez, petit cousin, que notre plan commence à s’ordonner. Voici bientôt l’heure du déjeuner, allez faire un tour de promenade, et, dans l’après-midi, nous reprendrons notre travail, c’est-à-dire que nous passerons aux élévations.»

En descendant au jardin, M. Paul examinait la maison paternelle avec une attention toute nouvelle. Il n’avait jamais songé auparavant à observer les distributions de ce logis. Il supputait la place perdue par ces couloirs sans fin; il voyait, de ci et de là, des coins sombres et sans destination. L’escalier débouchait mal. Au rez-de-chaussée, il fallait connaître les êtres de l’habitation pour le trouver. La cuisine était à une distance énorme de la salle à manger, et, pour communiquer de l’une à l’autre, il fallait traverser un passage de voitures, descendre deux marches et en monter six. Cela lui parut barbare pour la première fois de sa vie. M. Paul, tout en se promenant et attendant le tintement de la cloche du déjeuner, se demandait si son père ne ferait pas bien aussi de démolir son vieux manoir pour bâtir une maison sur un plan nouveau composé par lui-même avec les conseils du grand cousin. Il énumérait une à une toutes les fautes de distribution de la maison paternelle, ses trop nombreux casse-cou. Il voyait le salon sombre, flanqué des deux côtés par les deux vieilles tours qui masquaient les vues latérales, le petit cabinet de son père éclairé par une fenêtre étroite et précédé d’une assez grande pièce sans emploi et qui servait de fruitier à l’automne; bien d’autres défauts encore...

«Eh bien, lui dit son père, dès qu’on fut à table, il paraît que vous avez déjà travaillé ce matin?»

M. Paul, tout pénétré de son sujet, fit une description assez exacte du plan dressé, mais ne put terminer sans se livrer à des appréciations critiques à l’endroit de l’habitation paternelle.

CHAPITRE III

L’ARBRE DE LA SCIENCE

Sa mère le regardait d’un air étonné; quant au père, il devint sérieux et parla ainsi: «Paul, cette maison plaît à ta mère, telle qu’elle est; elle me plaît aussi à moi; vous y êtes nés tous trois, tes sœurs et toi; mon père me l’a laissée, et je n’y ai ajouté que ce qui nous était nécessaire. Il n’est pas un coin de cette habitation qui ne me rappelle un souvenir de bonheur ou de tristesse; elle est consacrée par le travail de trois générations d’honnêtes gens. Tous les habitants du pays, qui veulent bien l’appeler le Château, savent qu’ils y trouvent du pain quand ils en manquent, des vêtements pour leurs petits enfants, des conseils dans leurs différends, et des secours s’ils sont malades. Ils n’ont pas besoin qu’on leur indique l’escalier qui monte à l’appartement de ta mère ou à mon cabinet, car ils le connaissent comme nous; ils savent comme nous où se trouvent ces casse-cou que tu signales et ne se perdent pas dans les longs couloirs. Si la cuisine est un peu trop éloignée de la salle à manger, elle est assez vaste pour contenir les moissonneurs quand ils arrivent pour souper et les pasteurs quand ils viennent régler leurs comptes. Je ne me crois pas le droit de changer tout cela; car cette maison est la maison de tous ici, et tu ne dois pas oublier plus que moi qu’en 1793, mon grand-père y resta seul avec sa femme et mon père, sans être inquiétés, tandis que tous les châteaux voisins étaient abandonnés et pillés.

«Quand nous ne serons plus de ce monde, ta mère et moi, vous ferez de cette vieille maison ce que vous jugerez convenable; mais, si j’ai un conseil à vous donner, gardez-la telle qu’elle est, car elle peut rester debout plus longtemps que vous et que vos enfants. Gardez-la, car il faudrait que vous fissiez bien des fautes pour qu’elle ne fût plus une protection pour notre famille.

«Je sais, aussi bien et mieux que toi probablement, tout ce qui lui manque pour être une habitation dans le goût du jour, et, si je venais à la vendre à quelque riche propriétaire, il est probable que celui-ci s’empresserait de la démolir pour bâtir une maison ou un château plus confortable et mieux approprié aux habitudes de notre temps. Ce que cet acquéreur pourrait faire, moi je ne le puis, je ne le dois pas faire.

«Ces bonnes gens qui viennent ici me causer avec leurs sabots aux pieds, leur limousine sur le dos et qui protégeraient au besoin (ils me l’ont prouvé) ma vieille maison, ne viendraient plus dans une habitation neuve qu’ils ne connaîtraient pas et où tout serait fait pour leur causer de l’effarement, sinon de l’envie. Je me déshabituerais de les voir, et, s’il me semble tout naturel de recevoir à toute heure leur visite dans ce logis qui ne rappelle que le passé et où tout est simple et un peu gauche comme eux, il me paraîtrait probablement étrange de les introduire dans des appartements disposés et décorés suivant la mode du jour.

«L’habitude des yeux est quelque chose qu’il ne faut point heurter, les gens du pays réunissent dans leur pensée l’habitant et sa maison; changez celle-ci, ils ne reconnaîtront plus celui-là.

«Ton cousin sait encore mieux que toi et moi quels sont les défauts de notre vieux manoir, et comment on pourrait le rendre beaucoup plus attrayant, et cependant jamais il ne m’a fait songer qu’on y pût apporter des modifications, parce qu’il comprend comme moi qu’en changeant quelque chose à ces bâtisses, on causerait autour de nous un trouble dans des habitudes prises, qui ne pourrait qu’être fâcheux.

«Te voilà en deux ou trois heures devenu architecte, et avant de savoir si tu pourras faire mieux que ce qui existe, tu penses à démolir. Plus de modestie; quand tu auras longtemps étudié et beaucoup vu, tu sauras que l’habitation doit être, pour l’homme ou pour sa famille, un vêtement fait à sa mesure, et que, quand un logis est en parfaite concordance avec les mœurs et les habitudes de ceux qu’il abrite sous son toit, il est excellent. Combien ai-je vu de ces propriétaires qui, en détruisant la maison laissée par leurs pères, pour la remplacer par une habitation conforme, pensaient-ils, aux exigences du moment, brisaient du même coup le lien qui rattachait leur famille aux humbles habitants du voisinage!»

À ces arguments, M. Paul, pour toute réplique, alla embrasser son père et sa mère; et c’était ce qu’il avait de mieux à faire.

«Je ne comprends pas bien,» dit Paul à son cousin, lorsqu’ils furent tous deux dans le parc après déjeuner, «pourquoi mon père désire alors faire bâtir une maison pour ma sœur, puisqu’il trouve si nécessaire de conserver pour lui et pour nous le vieux manoir où nous sommes nés.

—Ceci est délicat; mais vous êtes, petit cousin, en âge de le comprendre. D’abord votre sœur Marie porte aujourd’hui un autre nom que le vôtre; or, un nom connu, respecté, est, pour le voisinage, comme la vieille maison à laquelle il se trouve pour ainsi dire attaché. Si vous n’existiez pas et que votre père et votre mère ne fussent plus de ce monde, Mme N., votre sœur, en venant habiter cette terre avec son mari, pourrait impunément démolir la vieille maison et en bâtir une neuve, car il ne lui serait pas plus difficile de faire accepter cette maison neuve que le nom du nouveau propriétaire. Elle devrait renouer de nouveaux liens avec tout ce petit monde qui vous entoure, et par conséquent établir entre ce monde et sa nouvelle famille des rapports autres probablement que ceux qui existent aujourd’hui entre votre père et les gens de votre voisinage. Les relations de votre père avec les paysans berrichons au milieu desquels il a toujours vécu, résultent de traditions transmises par plusieurs générations sans interruption. Il peut obtenir d’eux, par suite, des services, leur inspirer une confiance qui ne seraient point accordés à de nouveaux venus, à un autre nom que le sien; de même aussi ces campagnards acceptent sans défiance des bienfaits qu’ils savent, par une longue expérience, être désintéressés. Le vieux manoir occupé par une personne étrangère, par un nom nouveau, perdrait le prestige si justement apprécié par votre père; donc il n’y aurait nul avantage à conserver au vieux domaine sa physionomie. Aussi M. de Gandelau, qui ne fait rien légèrement, a-t-il bien compris qu’un jour ou l’autre, et par la force des choses, sa maison ne pourrait convenir à ses enfants, et, avant de la laisser disparaître, il en élève une nouvelle pour votre sœur; maison à laquelle on s’habituera peu à peu dans le pays, qui formera un nouveau noyau; car Mme Marie sait se faire aimer et est connue ici de tous par ses belles qualités. On se fera aux habitudes plus modernes des hôtes du manoir neuf, et personne ne trouvera étrange, alors, qu’on modifie ou qu’on démolisse le vieux. Votre père ménage une transition entre des mœurs qui s’affaiblissent même dans les campagnes, mœurs vivantes encore cependant, et celles qui les doivent remplacer. Vous voyez donc que, s’il tient au passé, s’il essaye d’en conserver les bons côtés, il ne croit pas à sa perpétuité et prévoit le moment ou il disparaîtra forcément, en présence des mœurs et des nécessités de l’époque. Autant paraissent naturelles les façons d’être de votre père parce qu’elles résultent d’habitudes non interrompues pendant plusieurs générations, autant il serait difficile à un nouveau venu de se conformer à ces habitudes. D’ailleurs ce domaine, que M. de Gandelau a si bien su faire fructifier, qu’il a augmenté, sera forcément divisé entre ses trois enfants lorsqu’il n’y sera plus. Déjà en a-t-il détaché une partie qui compose la dot de votre sœur. Eh bien, il entend que cette partie, dès à présent, soit mise en harmonie, par l’habitation que nous allons construire, avec les usages des nouveaux propriétaires qui sont jeunes et ont nécessairement des façons d’être différentes de celles qui conviennent encore à votre père. Plus tard, vous apprécierez toutes ces choses. Allons travailler.»

Paul cherchait à mettre en ordre, dans sa tête, les graves propos que tenait son cousin. Il se rappelait la conversation des jours précédents, entre M. de Gandelau et sa mère, et des idées, toutes nouvelles pour lui, le préoccupaient visiblement. Quoi qu’il en soit, la vieille maison prenait à ses yeux une apparence vénérable, et il songeait à bien autre chose qu’à lui reprocher ses mauvaises distributions et ses dehors assez maussades.

CHAPITRE IV

DES IDÉES DE M. PAUL EN MATIÈRE D’ART, ET COMMENT ELLES FURENTMODIFIÉES

«Avant de reprendre le crayon, dit le grand cousin, dès que l’on fut réinstallé dans le cabinet de travail, il faut savoir ce que vous voulez. Nous avons tracé l’esquisse des plans. Nous savons qu’ils peuvent s’élever, que la construction ne présentera pas de difficultés; que les murs séparatifs des étages sont d’aplomb les uns sur les autres; que les portées des planchers sont raisonnables, que les ouvertures sont aux places convenables. C’est très bien... Maintenant, voyez-vous ces plans en élévation? C’est-à-dire voyez-vous la maison debout, avec ses étages, ses combles, ses baies, etc.?

—Mais... non.

—Eh bien, il faudrait d’abord vous représenter cette bâtisse comme si elle existait réellement... Je sais que cela ne vous est guère possible, puisque beaucoup d’architectes ne sont pas plus avancés que vous lorsqu’ils ont tracé sur le papier les plans horizontaux, et qu’en traçant ces plans, ils ne voient pas leur bâtisse s’élever en idée. Réfléchissez un peu, examinez bien ces figures, et tâchez, par la pensée, de leur donner, en élévation, une apparence quelconque avant de vous servir du crayon... Prenez votre temps. J’ai une lettre à écrire, quelques comptes à mettre en ordre; pendant ce temps-là, tâchez de me donner l’élévation d’une des faces de la maison, de celle de l’entrée par exemple, côté nord, et nous raisonnerons sur ce projet. Je ne vous recommande qu’une chose, c’est de ne rien mettre sur le papier sans avoir réfléchi, au préalable, sur la convenance, l’utilité de ce que vous projetterez.

«Allons, courage; et n’oubliez pas l’échelle de proportion!»

M. Paul était fort embarrassé, et trouvait la besogne bien difficile. Les idées, qui lui étaient venues abondamment lors de son premier projet, lui refusaient leur service. Cependant, au bout d’une bonne heure et demie, il présentait à son cousin un croquis.

«Cela pourrait être plus mauvais, dit le grand cousin. Vous avez donné 4m,50 de hauteur au rez-de-chaussée entre planchers, c’est bien ce que nous avions dit; mais pourquoi la même hauteur au premier étage? Les pièces sont plus petites, on est mieux aéré; donc il n’est pas besoin de donner à cet étage une hauteur pareille, et 4 mètres suffiraient largement. Puis, pourquoi des fenêtres rondes à rez-de-chaussée? Les fenêtres rondes sont difficiles à garnir de châssis, et cela s’arrange mal avec les fermetures, volets, jalousies ou persiennes. Bon! vos fenêtres de l’escalier principal ne ressautent pas et seraient coupées au milieu par l’emmarchement, ce qui empêcherait de les ouvrir et ferait que, d’un coup de pied, on pourrait casser un carreau. Puis votre cage d’escalier[10] ne s’élève pas au-dessus de la corniche et ne pourrait permettre d’entrer dans l’étage sous combles. Il en est de même pour l’escalier de service. Vos combles sont faits en bresis[11], c’est-à-dire avec deux pentes. Cela ne vaut pas grand’chose dans des pays comme ceux-ci. Il faut des combles à pente simple et sans arêtiers[12] qui exigent un entretien difficile. Mieux valent les pignons[13]. Vous avez marqué des chaînes de pierre aux angles. Je n’y vois pas de mal; mais comment construirez-vous vos tableaux[14] de croisées encadrées par des sortes de pilastres? Aucune souche de cheminée[15] ne dépasse votre comble; cependant vous sentez qu’il faudra bien qu’on les voie. Vos mansardes sont trop basses et on se cognerait la tête pour regarder dehors. Faut-il que les linteaux[16] de ces lucarnes soient au moins à 2 mètres au-dessus du plancher? Et pourquoi des lucarnes ovales? Cela est fort incommode et difficile à fermer. Vous avez indiqué le perron en perspective, comme font les Chinois; mais c’est un détail. En quoi bâtirez-vous vos murs? Est-ce en pierre de taille, en moellons, en pierre et moellons ou en pierre et briques?

«Étudions cela ensemble. Lorsque l’on compose un plan par-terre ou horizontal, indépendamment des distributions, la chose dont il faut se préoccuper, c’est de savoir comment on couvrira les bâtiments. Car ce qui importe le plus dans une construction, c’est le moyen de la couvrir, puisque toute construction destinée à un usage intérieur est un abri. Cela est indiscutable, n’est-ce pas? Eh bien, dans votre bâtisse, dont les plans sont maintenant sous vos yeux, que voyez-vous dans la masse du corps principal? Deux parallélogrammes qui se coupent ainsi (fig. 3). Un premier parallélogramme a b c d, coupé par un second parallélogramme e f g h. Nous laissons de côté les bretêches et les escaliers. Donc si nous montons des pignons sur les murs a c, b d, dont les rampants seront égaux à la ligne a c, nous aurons deux triangles équilatéraux dont les bases seront a c et b d, et les pentes à 60°, ce qui est la pente la plus convenable pour de l’ardoise, en ce que la neige ne s’y arrête pas et que cette pente ne donne pas de prise au vent. Si, de même, sur les murs e f, g h, nous élevons deux pignons ayant une pente semblable, ces murs étant moins longs que ne sont ceux a c, b d, les triangles seront plus petits et leur sommet n’atteindra pas la hauteur des premiers. Alors le comble élevé sur le plus petit parallélogramme pénétrera celui élevé sur le grand et formera par ces pénétrations des angles rentrants que nous appelons noues; je trace ces noues en i k, k l, m n, m o. Car les pentes des deux combles étant égales, en projection horizontale, ces noues partageront l’angle droit en deux angles égaux; vous savez assez de géométrie pour comprendre cela.

Fig. 3.Fig. 3

«Voilà donc la manière la plus simple de couvrir notre bâtiment; or, en fait de couvertures, les plus simples sont les meilleures. Maintenant pour que nos deux escaliers permettent de pénétrer sous ces combles, il faut que leur cage, autrement dit leur enveloppe de maçonnerie, s’élève au-dessus de la corniche du bâtiment et fournisse un étage supplémentaire, pour eux seuls. Donc nous élèverons ces cages et nous établirons pour elles des combles spéciaux. L’un, celui du grand escalier, sera en pyramide à base quadrangulaire, et l’autre, celui du petit, sera conique.

«Rien ne nous empêche d’élever sur les deux murs q z, s t, des loges ou bretêches, de petits pignons, toujours avec une même pente de 60°, et de couvrir ces loges par deux petits combles qui s’appuieront sur les grands pignons a c, b d. Quant au bâtiment affecté à la cuisine au rez-de-chaussée et à la lingerie au premier étage, nous suivrons la même méthode, et, élevant un pignon sur le mur u v, nous aurons un comble sur ce logis, à deux pentes qui viendra de même s’appuyer sur le grand pignon b d. Nous aurons alors une rencontre à la base du comble sur la loge s t et de celui sur le bâtiment de la lingerie. Nous formerons un appentis, pour éviter les chéneaux intérieurs, lequel pénétrera ces deux combles et rejettera les eaux en t. Donc la projection horizontale de cet ensemble de combles sera le tracé que vous voyez sur notre figure 3. Les souches des cheminées traverseront ces combles, ainsi que je vous l’indique, et ces souches, pour que les cheminées ne fument pas, doivent s’élever au moins au niveau du faîtage[17], c’est-à-dire au-dessus de l’arête supérieure du comble le plus élevé. Quant aux couvertures des dépendances, étant plus basses puisqu’elles n’ont qu’un rez-de-chaussée, nous n’avons pas à nous en préoccuper pour le moment.

«Remarquons que ces pignons, s’élevant verticalement, nous permettront de disposer sous les combles des chambres d’amis très convenables, indépendamment des chambres de domestiques qu’il faudra ménager, en les éclairant par des lucarnes; tandis que nous pourrons avoir pour les chambres donnant sur les pignons, de belles fenêtres avec balcons, si cela nous convient.

«Cela décidé en principe, il serait bon de distribuer cet étage sous combles. Mettez un morceau de papier à calquer sur le plan du premier étage. Bien; maintenant, tracez tous les gros murs qui, nécessairement, doivent s’élever jusqu’à la couverture, puisqu’ils portent des cheminées. Tracez, à un mètre en dedans des murs goutterots, c’est-à-dire qui ne portent pas pignons, une ligne, laquelle indique la place perdue par suite de l’inclinaison du comble; vous allez ainsi avoir l’espace dont vous pouvez disposer. Le grand escalier va monter à cet étage, ainsi que l’escalier de service. À partir du gros mur de refend qui, du grand escalier, va joindre l’angle du corps principal vers le sud-est, qui est la belle orientation, nous allons disposer les chambres d’amis, lesquelles formeront ainsi un quartier séparé mis en communication avec les appartements par le grand escalier. Nous pouvons, dans cette partie, obtenir deux belles chambres A et B, avec leurs cabinets de toilette a et b; puis deux plus petites chambres C et D, possédant toutes une cheminée. N’oublions pas le water-closet pour ces appartements, en W. De l’autre part, et en communication directe avec l’escalier de service, nous pourrons trouver facilement quatre chambres de domestiques E, F, G, H, des débarras I, et un water-closet L, pour les gens (fig. 4).

«Au-dessus du bâtiment des remises et écuries et de la buanderie, nous pourrons aussi, dans les combles, disposer de trois ou quatre chambres de domestiques, cocher, palefrenier, etc.

Fig. 4 Fig. 4
Fig 5. Fig 5. Fig. 4—Plan de l'étage sous combles.
Fig 5.—Façade, côté de l'arrivée.

«Maintenant, il convient d’esquisser les façades.

«Nous élèverons le sol du rez-de-chaussée d’un mètre cinquante centimètres au-dessus du sol extérieur, pour que nos caves soient convenablement aérées et pour soustraire ce rez-de-chaussée à l’humidité du terrain. Nous donnerons au rez-de-chaussée 4m,20c de hauteur sous plafond. Tracez à ce niveau un bandeau horizontal de 0m,30c de hauteur qui sera l’épaisseur du plancher. Aux pièces du premier étage, qui sont plus petites que celles du rez-de-chaussée, nous donnerons 3m,70c entre planchers. Puis tracez l’épaisseur de la corniche avec sa tablette, 0m,55c. Alors commenceront les combles, dont la hauteur sera fixée par celles des pignons. En prenant la face sur l’entrée, projetez verticalement les angles du bâtiment, les portes et fenêtres d’après le plan. Voilà l’ossature de cette façade disposée.»

Le grand cousin prend alors la planchette et esquisse la façade (fig. 5).

Tout cela fut bientôt mis au net à une petite échelle pour être envoyé à Mme Marie N..., afin d’avoir son avis, et de procéder à l’exécution dès qu’on aurait reçu la réponse.

M. Paul commençait à entrevoir quelques-unes des difficultés que fait naître le moindre projet de bâtisse et se demandait comment le père Branchu, qui savait tout juste écrire et compter, avait pu arriver à construire la maison de M. le Maire, laquelle, cependant, n’avait pas trop mauvaise apparence.

Le grand cousin, interrogé sur ce point, répondit ainsi à M. Paul: «Le père Branchu possède la pratique de son métier; c’est un bon maçon de campagne qui a commencé par porter l’oiseau sur ses épaules, qui est fils de maçon et fait ce qu’il a vu faire à son père. Il est d’ailleurs intelligent, laborieux et probe. Par la pratique seule, il est arrivé à bâtir comme on bâtit au pays, et peut-être un peu mieux, parce qu’il raisonne volontiers sur ce qu’il fait. Il observe; ce n’est ni un sot, ni un vaniteux; il évite les fautes des uns et imite les qualités des autres. Vous le verrez à l’œuvre, et vous serez parfois surpris de la justesse de ses observations, de l’insistance qu’il met à défendre son opinion et des moyens pratiques dont il sait faire usage. Si on lui donne des instructions et qu’il n’en comprenne pas parfaitement le sens, il ne dit mot, mais revient le lendemain vous expliquer ce qu’il a cru saisir, vous forçant ainsi à reprendre un à un tous les points douteux, à compléter tous les renseignements incomplets ou vagues. J’aime le père Branchu à cause de la ténacité qu’il met à vouloir comprendre ce qu’on lui ordonne, et ce qui le rend importun pour quelques-uns me semble une qualité précieuse, car, avec lui, il faut avoir tout prévu, avoir réponse à toute objection et savoir de tous points ce que l’on veut. Il a abandonné les travaux du châtelain de..., votre voisin, parce qu’on lui faisait défaire aujourd’hui ce qu’on avait ordonné hier. Interrogez-le à ce sujet: il est curieux à entendre; ce bonhomme qui n’a que la pratique la plus élémentaire de son métier, mais qui la possède à fond, qui connaît bien les matériaux du pays et la manière de les mettre en œuvre, vous dira que l’architecte de ce château interminable est un ignorant, et il vous le prouvera à sa manière. Et cependant il est clair que cet architecte en sait beaucoup plus long que le père Branchu.

«En règle générale, quand on donne un ordre, il faut avoir sept fois pensé aux objections dont il peut être l’objet; autrement, on trouve parfois un père Branchu qui, du premier mot, vous montre que vous n’avez été qu’un étourdi. Un architecte a bien la ressource de fermer la bouche aux faiseurs d’objections lorsqu’ils sont placés sous sa direction; mais imposer silence aux gens n’est pas leur démontrer qu’ils ont tort, surtout si, à quelques jours de distance, le directeur de l’œuvre donne des ordres contradictoires. Chacun possède sa dose d’amour-propre dont il faut tenir compte. Autant un inférieur est flatté et vous sait gré de l’attention que vous apportez à écouter ses observations lorsqu’elles sont fondées, autant il est disposé à vous croire incapable si vous les repoussez sans examen; surtout si, peu après, le fait démontre à cet inférieur qu’il pouvait avoir raison. Il n’est qu’un moyen d’établir la discipline dans un chantier: c’est de prouver à tous qu’on en sait plus qu’eux et qu’on tient compte des difficultés de l’exécution.»

CHAPITRE V

M. PAUL SUIT UN COURS DE CONSTRUCTION PRATIQUE

Cependant, les lettres, les journaux apportaient chaque matin les plus tristes nouvelles. Depuis huit jours, le territoire était envahi par l’ennemi. Bâtir n’était guère de saison. M. de Gandelau voyait entrer à chaque instant, dans son cabinet, des paysans qui venaient lui faire part de leurs craintes et chercher des conseils. Les jeunes gars étaient appelés pour être incorporés dans la mobile. Les usines du voisinage se fermaient faute de bras. On rencontrait sur les chemins des groupes de paysans et de paysannes qui, contrairement aux habitudes paisibles de cette province, parlaient avec animation; quelques-unes de ces femmes pleuraient. Les travaux des champs étaient suspendus; on sentait partout comme un frémissement douloureux; on voyait dans les chaumières des lumières à une heure avancée de la nuit; on entendait des voix qui s’appelaient. Les bestiaux rentraient plus tôt que d’habitude et sortaient tard le matin. Sur les chemins, dès que deux hommes se rencontraient, ils s’arrêtaient longtemps pour causer. Quelquefois, au lieu de s’en aller chacun de leur côté, ils hâtaient le pas ensemble et se dirigeaient vers le bourg voisin.

C’était le 20 du mois d’août 1870; en entrant chez son père de bon matin, M. Paul le trouva plus soucieux encore que les jours précédents; et ce n’était pas seulement sa goutte aggravée qui causait son souci. Le cousin était là. «Les uns sont trop vieux, les autres sont trop jeunes. Si cet enfant avait quatre ou cinq ans de plus, dit M. de Gandelau en embrassant son fils, je l’enverrais avec tous ces jeunes gars qui sont appelés sous les drapeaux; mais il est trop jeune, heureusement pour sa mère... Ce sera long! dit-on; Dieu sait ce qu’il adviendra de notre pauvre pays engagé dans une guerre insensée: mais nous n’avons qu’un parti à prendre: rester ici au milieu de toutes ces familles anxieuses et privées de leurs enfants; attendre et tâcher d’occuper tout ce monde qui perd un peu la tête. Ne nous abandonnons pas, ne cédons pas à des inquiétudes stériles; travaillons, c’est le remède à tous les maux; et le malheur ne nous trouvera pas plus dépourvus de courage après des journées de labeur qu’après l’oisiveté fiévreuse. Je prévois que Paul ne pourra rentrer de sitôt à son lycée, à Paris. Vous, grand cousin, rien ne vous oblige à demeurer en ce moment plutôt dans un lieu que dans un autre. Vos affaires vont être suspendues partout; restez ici, où vous pourrez vous rendre utile aussi longtemps que le pays n’aura pas besoin de vous.

«Qui sait? Si les choses traînent en longueur, nous essayerons quand même de bâtir la maison de Marie; ce sera une occasion de faire travailler des bras inoccupés. Vous pourrez enseigner, par la pratique, à Paul, les éléments de la construction. Nous manquerons peut-être de ce nerf indispensable pour bâtir: l’argent. Eh bien! cela nous mettra dans la nécessité de chercher les moyens de nous en passer. Nous avons les matières premières, nous avons des bras et de quoi les nourrir quelque temps. Ne nous laissons donc pas aller au découragement et à d’inutiles récriminations; travaillons, nous n’en serons que mieux préparés si, dans un suprême effort, il faut recourir à tous, vieillards et enfants, pour défendre le sol.»

Mme de Gandelau joignant ses instances à celles de son mari, il ne fut pas difficile de décider le grand cousin à venir s’établir au château. En effet, trois jours après, le grand cousin, ayant été régler quelques affaires, revenait avec une ample provision de papier et d’instruments nécessaires à l’exécution des détails d’une bâtisse.

Il fallait attendre que le projet envoyé à la sœur de Paul revînt approuvé ou amendé pour se mettre à l’œuvre. Il fut décidé que pendant cet intervalle, le grand cousin donnerait à Paul les premières notions de la construction d’une habitation, que ce cours serait fait le matin, et que, dans l’après-midi, notre architecte en herbe rédigerait la leçon, laquelle serait corrigée en famille le soir. Ainsi les journées devaient-elles être bien remplies.

Première leçon.

«Si vous le voulez bien, petit cousin, nous ferons nos leçons en nous promenant, et pour cause.»

Cette façon de procéder plut tout d’abord à M. Paul qui n’était pas habitué au lycée à cette manière d’enseigner. La perspective d’un cours fait entre quatre murs, rédigé entre quatre murs, corrigé entre quatre murs ne lui avait pas semblé tout d’abord se concilier avec l’idée que l’on se fait, à seize ans, des heures consacrées aux vacances, et bien que l’architecture lui parût une fort belle chose après ses premiers essais; qu’il fût assez fier de penser que son projet était peut-être à ce moment sous les yeux de sa sœur Marie et de son beau-frère, cependant, au moment où il se dirigeait vers l’appartement de son cousin, il avait regardé d’un œil de convoitise les grands arbres du parc et les prairies verdoyantes qui brillaient entre leurs troncs noirs. Un soupir de satisfaction s’échappa de sa poitrine en descendant l’escalier du château.

«Allons-nous-en tout doucement vers la partie du domaine où nous devons bâtir la maison, reprit le grand cousin, dès qu’ils furent dehors; la connaissance du terrain est la première de toutes celles que l’architecte doit posséder. Il y a, comme vous savez, plusieurs natures de terrains; les uns sont résistants, les autres mous et compressibles à différents degrés. Les roches forment les terrains les plus fermes et sur lesquels on peut bâtir en toute assurance, à la condition toutefois que ces roches n’aient pas été excavées ou dérangées. On donne le nom de sol vierge à tous les terrains que l’on rencontre dans l’état où les phénomènes géologiques les ont placés, le nom de sol de rapport ou de remblai[18] à tout terrain qui a été bouleversé ou apporté par la main de l’homme, par la végétation ou des alluvions torrentielles brusques. En règle générale, il ne faut fonder que sur le sol vierge, et cependant, parmi ceux-ci, il en est dont on doit se défier, comme je vous l’expliquerai tout à l’heure.

«Il faut donc s’appliquer à distinguer un sol vierge d’un sol rapporté ou bouleversé; pour ce faire, certaines connaissances de géologie élémentaire sont indispensables[19]. Ainsi, les roches cristallisées, les granits, les gneiss, les schistes cristallins demeurent dans l’état où le refroidissement du globe et les soulèvements de sa croûte les ont placés. Les grès, les calcaires, les marnes, les sables, même les argiles, déposés par les eaux sous une énorme pression, sont stratifiés, c’est-à-dire déposés par couches, comme des assises d’une construction, et présentent une assiette excellente. Le coteau que nous avons là sur notre droite, et vers lequel s’étend le bois de votre sœur, présente, vous le voyez d’ici, des escarpements érodés par les eaux du ru que nous allons traverser; remarquez que la pierre qui paraît dénudée, se présente par lits à peu près horizontaux. C’est un calcaire jurassique excellent pour bâtir, mais sur lequel aussi on peut s’appuyer en toute sécurité. Ainsi, dans ces bancs[20], peut-on creuser des caves et se servir de ce qu’on a extrait de l’excavation pour élever les murs. Ici nous marchons sur des argiles sablonneuses entremêlées de pierre meulière. Cela forme aussi un très bon sol qui n’est pas compressible. Il en est autrement des argiles pures, non qu’elles soient compressibles; mais, si elles ne sont pas encaissées, si, par exemple, elles se trouvent sur une déclivité du sol, par l’effet des eaux qui s’infiltrent entre leurs couches, elles glissent et la maison qu’on a élevée sur leur surface descend avec elles. On voit parfois ainsi, sur des rampes argileuses, des villages tout entiers qui descendent dans la vallée. Il faut donc apporter une grande attention à la manière de fonder sur les argiles si l’on veut éviter ces dangers. Parfois aussi, lorsqu’elles sont fortement comprimées par une construction lourde, les argiles s’affaissent sous leur poids pour se relever d’autant un peu plus loin, par un mouvement de bascule. Les sables marins, purs, fins ou graveleux, sont excellents pour recevoir des fondations, parce que le sable se tasse naturellement pour peu qu’il soit mouillé. Si bien qu’on peut former, au besoin, un sol factice en apportant de bonnes couches de sable marin sur un sol douteux, et en mouillant fortement ces couches. Plus le sable est fin et dépourvu d’argile et meilleur est-il, car tous ces petits grains lourds, égaux, ne laissent entre eux que des intervalles très faibles et se touchent par plusieurs points. Si le poids comprime la couche de sable et la force à se tasser, ce tassement est régulier et par conséquent sans danger. La construction descend ainsi de quelques millimètres suivant son poids, mais ne se disloque pas parce qu’elle s’enfonce régulièrement. Les alluvions formées par des cours d’eau peu rapides, c’est-à-dire par des rivières ou par des lacs, composent aussi de bons sols, parce que les couches de gravier ou de limon ont été déposées peu à peu et bien tassées par le poids du liquide qui les charriait. Il en est tout autrement des sols marécageux, car les eaux n’ayant pas de courant, ont permis à des végétaux de pousser dans leurs lits. Ces végétaux venant à mourir sont remplacés chaque année par d’autres. Il se forme alors des couches successives de détritus sous une pression minime, qui laissent entre elles des cavités innombrables, comme serait un amas de foin pourri. On désigne ces dépôts sous le nom de tourbières. Là-dessus on ne peut rien asseoir, car ces dépôts s’affaissent sous la moindre charge. Tenez! nous voici près du ru, sur un point qui présente ce phénomène... Frappez du pied sur ce sol gazonné dru... Vous sentez que la terre sonne creux et s’ébranle sous le choc. Quelquefois ces tourbières atteignent des profondeurs telles par l’accumulation des détritus végétaux, qu’on ne peut en atteindre le fond; si vous bâtissez là-dessus, votre construction s’enfoncera peu à peu, et souvent inégalement, en raison de la déclivité du sous-sol, de telle sorte que la bâtisse s’inclinera d’un côté. C’est ainsi qu’à Pise, à Bologne en Italie, des tours se sont inclinées pendant qu’on les élevait, jusqu’au moment où la tourbe a été complètement comprimée sous la charge. Quand on trouve ces sols, ou bien il faut enlever la tourbe jusqu’à ce qu’on trouve la roche ou le gravier, ou bien il faut enfoncer des pilotis très rapprochés les uns des autres, comme un jeu de quilles, jusqu’à ce que les pieux refusent d’entrer plus avant. Alors, sur les têtes de ces pilotis, on établit ce qu’on appelle un radier, sorte de châssis de charpente, entre lequel on coule du béton[21] et sur lequel on pose les premières assises de maçonnerie. Des villes entières sont ainsi bâties: Venise, Amsterdam, ne reposent que sur des forêts de pilotis enfoncés dans une vase spongieuse parce qu’elle s’est formée sous une mince nappe d’eau qui n’avait pas assez de puissance pour la comprimer.

«Mais il ne suffit pas de reconnaître la nature du sol sur lequel on doit établir une construction; il faut examiner les cours d’eau sous-jacents, ou comment se comportent les écoulements des eaux pluviales sur leur surface ou dans leurs interstices. La présence d’un banc d’argile, si faible qu’il soit, entre des couches calcaires, de grès ou de sable, doit préoccuper le constructeur, car ces bancs étant étanches, c’est-à-dire ne laissant pas pénétrer l’eau des pluies dans leur épaisseur, favorisent des courants ou nappes d’eau, qui peuvent occasionner les désordres les plus fâcheux dans les fondations. Examinez ici près, le long de l’escarpement, cette couche verdâtre... C’est de l’argile, elle est très mince et ne peut point retenir les eaux; mais supposez qu’elle ait 50 centimètres d’épaisseur. Les pluies, qui pénétreront facilement à travers le gravier placé au-dessus, s’arrêteront sur cette couche et feront leur chemin suivant le plan d’inclinaison de cette couche d’argile; peu à peu elles formeront des cavités comme de petites grottes, et un courant caché. Si vous faites un mur de cave ou de fondation qui descende au-dessous de cette nappe d’eau, celle-ci viendra se heurter contre votre mur, le pénétrera, quoi que vous fassiez, et remplira vos caves. C’est pourquoi, dans ce cas, il sera nécessaire, au préalable, de détourner cette nappe d’eau, en la recueillant dans un égout pour l’éloigner de vos constructions. Prêtez-moi votre carnet afin que je vous indique clairement, par un tracé, ce que je vous dis ici (fig. 6). Soit A B la couche d’argile, C D la couche de gravier ou de sable perméable. Il se formera une nappe d’eau courante, après chaque averse, de E en F. Cette nappe sera arrêtée par le mur de fondation ou de cave G H, et le traversera bientôt, puisqu’elle ne peut ni remonter, ni traverser l’argile. Il faut donc, en I, établir un égout transversal avec ouvertures en amont par lesquelles ces eaux s’introduiront dans le chenal, ainsi que vous le démontre le tracé K. Cet égout dirigera les eaux recueillies où bon vous semblera et laissera le mur G H parfaitement sec. Vous comprenez, n’est-ce pas?...

Fig. 6 Fig. 6

«Mais si vous fondez en plein dans l’argile, faut-il prendre des précautions autrement sérieuses; car, ainsi que je vous le disais tout à l’heure, il peut se faire que le banc d’argile tout entier vienne à glisser.

«Les bancs d’argile glissent, surtout lorsqu’en coupe[22] ils présentent la section que je trace ainsi (fig. 7): soit A un banc de roche, B un banc d’argile. Les eaux pluviales qui tombent en amont, de D en C, passeront en C sous ce banc d’argile; et, si les pluies sont persistantes, elles formeront de C en E une couche molle, grasse, savonneuse, de telle sorte que le banc d’argile C B E glissera sur cette couche par son propre poids, mais surtout si, en G, on l’a chargé d’une construction.

Fig. 7 Fig. 7

«Comment parer à ce danger? 1º en recueillant les eaux en C dans un égout ou une pierrée, de telle sorte qu’elles ne puissent passer sous le banc d’argile si celui-ci est très épais; 2º s’il n’a qu’une épaisseur de quelques mètres, en descendant le mur de fondation H jusqu’au roc ou gravier, et en faisant en I un égout collecteur, comme il vient d’être dit tout à l’heure. Alors le triangle d’argile C I K ne pourra glisser, retenu par le mur bien assis et chargé. La partie argileuse en aval, n’étant pas mouillée par dessous, ne glissera pas. Mais faut-il que ce mur H et son égout I soient assez épais pour résister à la charge du triangle C I K.

«Vous sentez donc combien il est important de se rendre compte des terrains sur lesquels on opère; et combien il est essentiel qu’un architecte possède quelques connaissances en géologie. Rappelez-vous bien ceci, car les architectes de la génération qui nous précède dédaignent ces études et s’en rapportent à leurs entrepreneurs en bien des cas.

«Nous parlerons aussi des terrains vaseux, plats, pénétrés d’eau et que l’on ne peut fouiller parce qu’ils n’ont guère que la consistance d’une boue compacte et dans lesquels plus on creuse, moins on rencontre de résistance. Quand ces terrains ne sont pas tourbiers, qu’ils ne contiennent guère de détritus de végétaux, qu’ils sont toujours pénétrés de la même quantité d’eau, on peut fonder dessus, car l’eau n’est pas compressible. Votre construction est alors comme un bateau: toute la question consiste à empêcher l’eau de s’échapper, de fuir sous le poids de la bâtisse comme elle fuit sous le poids d’un bateau. Quand vous vous plongez dans une baignoire à moitié pleine, l’eau remonte le long des bords d’une quantité égale au volume de votre corps. Mais supposez qu’une planche, découpant exactement le contour de votre corps, empêche l’eau de remonter autour de vous, vous ne pourrez entrer dans l’eau et cette eau vous portera sur sa surface. Eh bien, quand on doit bâtir sur un sol boueux, le problème consiste à empêcher cette boue de remonter autour de la maison à mesure qu’elle s’enfoncerait. Il faut encore un tracé pour vous expliquer les moyens propres à obtenir, en ce cas particulier, un bon résultat (fig. 8).

«Nous avons creusé dans un sol de remblais A, c’est-à-dire sur lequel on ne saurait bâtir avec sécurité. En B, nous atteignons le sol vierge; mais ce sol est très humide, c’est une ancienne vase pénétrée d’eau et dans laquelle on enfonce en marchant. Plus nous enlevons de cette vase et plus nous la trouvons molle. Une sonde enfoncée à deux ou trois mètres donne toujours le même fond, et les trous que l’on fait se remplissent d’eau immédiatement. Des pilotis battus s’enfoncent jusqu’à la tête. Or, vous pensez bien que, pour élever une construction ordinaire, on ne peut dépenser en fondations le double de ce que coûterait la bâtisse elle-même. Il faut donc aviser... Alors nous ferons, pour recevoir les murs qui forment le périmètre de la maison, une tranchée de 0m,50 à 0m,60c de profondeur environ, ainsi que je le trace en E; puis, dans ces tranchées et sur toute la surface de la construction, nous coulerons du béton ayant une épaisseur de 0m,60 à 0m,80c entre les tranchées, comme je le trace en F. Nous aurons fait ainsi comme un couvercle d’une matière homogène qui empêchera la vase G H, comprise sous ces bords, de remonter. Le poids du remblai A se chargera de comprimer le reste. Ainsi pourrez-vous, sur ce plateau, élever vos constructions en toute sécurité.

«Vous me demanderez peut-être ce que c’est que du béton et comment on le fait? Vous apprendrez cela plus tard.»

Fig. 8.Fig. 8.

Tout en causant et faisant des croquis, Paul et le grand cousin étaient arrivés sur les rampes du coteau où devait s’élever la maison.

«La situation est bonne, dit le cousin. Nous avons un excellent sol calcaire d’où nous pourrons même tirer de la pierre ou du moellon propre à bâtir. Voilà, sur les basses rampes, des argiles sablonneuses assez nettes, avec lesquelles nous ferons de la brique. Voilà la source d’eau vive qui vient du bois et qui sort de dessous le dernier des bancs calcaires; nous pourrons facilement la capter, l’amener le long de la maison où elle sera doublement utile, car elle nous donnera de l’eau pour les besoins des habitants et entraînera, dans un égout, toutes les eaux ménagères et les immondices que nous enverrons se perdre dans cette ancienne excavation que je vois sur notre gauche.

«Toutefois nous devrons procéder après examen, car il me semble que ces bancs ont été déjà exploités sur quelques points. Nous pourrions bien rencontrer de ces excavations de carrières faites sans soin, comme cela n’arrive que trop souvent dans les campagnes.

—Comment, dit Paul, reconnaît-on la pierre bonne à bâtir?

—Cela n’est pas toujours aisé, et il en est de ces connaissances comme de beaucoup d’autres: l’expérience doit confirmer la théorie. Parmi les pierres calcaires, lesquelles comprennent généralement, avec certains grès, les matériaux que l’on peut facilement exploiter et tailler, les unes sont dures, d’autres tendres; mais les plus dures ne sont pas toujours celles qui résistent le mieux à l’action du temps. Beaucoup de calcaires contiennent de l’argile, et, celle-ci retenant l’eau, lorsque surviennent les gelées ces parties argileuses gonflent et font éclater les blocs dont la pâte est composée de carbonate de chaux et aussi de silice en plus ou moins grande quantité. Les calcaires purgés d’argile sont ceux qui résistent le mieux à l’humidité et qui ne craignent pas la gelée. Quand, comme ici, on peut voir les bancs dépouillés par une érosion, il est facile de reconnaître ceux qui sont bons de ceux qui sont défectueux. Ainsi remarquez ce gros bloc noirâtre dont la tranche unie et nue depuis des siècles s’est couverte de lichens; il est d’une excellente qualité, car les lichens ne viennent que très lentement; donc pour qu’ils aient pu s’attacher à cette pierre et lui donner cette apparence grise mouchetée, il a fallu que le calcaire ait résisté aux actions décomposantes de l’atmosphère. Au-dessus, voyez ce banc d’un blanc presque pur et qui paraît si sain. Eh bien, il n’a cette belle apparence que parce que, à chaque gelée, il a laissé tomber sa peau, que sa surface s’est décomposée. Allez toucher ce roc, vous verrez qu’il vous restera aux mains une poussière blanche... C’est ainsi, n’est-ce pas? Dès lors la qualité de ce bloc est mauvaise, et vous voyez en effet, qu’au-dessous, l’herbe est jonchée de petites exfoliations de calcaires, tandis que le gazon, sous le bloc gris, est pur de toute poussière. Il est donc très utile à un architecte, quand il veut bâtir, d’aller voir les carrières et comment les bancs qui les composent se comportent à l’air libre; or, entre nous, c’est ce que nos confrères ne font guère.»

Deuxième leçon.

La méthode adoptée par le grand cousin, pour donner à M. Paul les premières notions sur la construction, plaisait fort à celui-ci. La veille il avait assez bien transcrit, dans la journée, tout ce que le maître avait pris soin de lui expliquer sur le terrain. Il avait même ajouté assez adroitement des figures à son texte; les corrections avaient été faites rapidement après dîner. Mais ce jour-là, une pluie serrée ne permettait guère de sortir, et le grand cousin décida que la deuxième leçon serait faite dans la maison. «Aussi bien, dit-il, nous aurons devant les yeux des exemples suffisants; le château nous les fournira. Nous allons le visiter de la cave au grenier et nous en étudierons les matériaux aussi bien que les moyens de construction, soit pour les critiquer s’ils sont mauvais, soit pour en prendre note s’ils sont bons.» Quand le maître et l’élève furent descendus dans les sous-sols, le grand cousin commença ainsi: «Voyez comme ce mur de cave, qui donne sur la cour, est humide et comme les mortiers qui joignent les pierres sont tombés presque partout et surtout vers le haut. Cela tient à deux causes: 1º on n’a pas eu la précaution, en élevant ces murs, de les bien enduire à l’extérieur de manière à faire glisser les eaux du sol jusqu’à la base; 2º on n’a pas employé dans la construction des mortiers faits avec de la chaux hydraulique. Il y a en effet deux natures principales de chaux: la chaux dite grasse et la chaux hydraulique; la première est obtenue par la cuisson de calcaires compacts que l’on trouve habituellement au sommet des bancs; on l’appelle grasse parce qu’elle est glutineuse lorsqu’elle est éteinte et s’attache au rabot avec lequel on la corroie; cette chaux, étant noyée dans l’eau, bout et jette une épaisse vapeur, comme vous avez pu voir, et, mêlée au sable, prend lentement. Employés au-dessus du sol, les mortiers faits avec cette chaux deviennent fort durs à la longue, mais conservent plus ou moins pendant un temps une certaine plasticité. Toutefois ces mortiers, prenant lentement, sont facilement délayés par les eaux, et ne peuvent alors jamais devenir durs. Les chaux hydrauliques obtenues par la cuisson de calcaires argileux, mêlées au sable, prennent au contraire rapidement une grande dureté et se maintiennent d’autant mieux que les mortiers sont dans des lieux humides. Aussi appelle-t-on cette chaux hydraulique parce qu’on l’emploie pour toutes les maçonneries que l’on établit dans l’eau. On fait des chaux hydrauliques factices quand le sol ne fournit pas des calcaires argileux, eu broyant une certaine quantité d’argile avec les calcaires propres à faire de la chaux ordinaire. On reconnaît la chaux hydraulique en l’éteignant, c’est-à-dire en la mêlant avec de l’eau; alors elle fuse sans presque produire de vapeur.

C’est avec la chaux hydraulique qu’on fait les bétons dont je vous parlais hier. Ayant préparé le mortier, on y mêle une certaine quantité de cailloux durs, de la grosseur d’un œuf environ; on corroie le tout et on jette le mélange dans les fouilles où on le pilonne avec des dames de bois. Si la chaux est bonne et que le béton soit bien fait, on compose ainsi un véritable rocher qui ressemble aux conglomérats ou poudingues produits naturellement. L’eau traversant difficilement ces bétons lorsqu’ils ont pris de la consistance, on peut ainsi éviter les infiltrations sous-jacentes qui se produisent dans les caves faites dans des terrains très humides.

«Si le mur que vous voyez là eût été maçonné en mortier fait avec de la chaux hydraulique, il serait net et les joints[23] en seraient aussi durs que la pierre elle-même. Vous comprendrez facilement que quand les eaux, ont peu à peu détrempé et fait couler les mortiers des lits et joints à la base d’un mur, les pierres qui le composent tassent, et que tout le reste de la bâtisse en souffre. C’est pourquoi la façade de maison, sur la cour, présente un bon nombre de fissures que l’on rebouche de temps à autre, mais sans pouvoir, bien entendu, détruire la cause du mal.

Fig. 9. Fig. 9.

«Vous voyez que le mur de cave qui reçoit le berceau de la voûte est très épais, bien plus épais que n’est le mur du rez-de-chaussée. Ce dernier n’a guère que 0m,60c d’épaisseur, tandis que celui-ci a trois pieds anciens, près d’un mètre. Ce supplément d’épaisseur est donné à l’intérieur en grande partie pour recevoir ce que nous appelons les sommiers de la voûte. Un croquis vous fera comprendre la raison de cette disposition (fig. 9). Soit A l’épaisseur du mur d’une maison à rez-de-chaussée et que cette épaisseur ait 0m,50c; si l’on veut faire des caves sous ce rez-de-chaussée, le sol intérieur étant en B et le sol extérieur en C, il sera bon, d’abord, d’indiquer le sol intérieur par une saillie, une plus forte épaisseur donnée à ce mur du côté extérieur; soit 0m,05c. En A’ le mur aura donc 0m,55c. Votre berceau de cave étant tracé en D, il faut réserver en E un repos d’au moins 0m,20c, pour recevoir les premiers claveaux des sommiers de la voûte; puis il est bon de donner du côté des terres une plus forte saillie pour bien asseoir le soubassement[24]; cette saillie étant de 0m,05c, nous aurons en F 0m,60c d’épaisseur et en G 0m,80c au moins, car il ne faut point que le mur, qui s’élève, porte sur les lits obliques de la voûte, autrement n’aurait-il pas une bonne assiette et serait-il affamé, comme nous disons, ou réduit d’épaisseur par cet arc qui le viendrait pénétrer ainsi que nous le montre le tracé I. Mais venez par ici dans cet autre caveau qui appartient à la partie la plus ancienne du château et qui est bâti en belles pierres. Le constructeur n’a pas voulu perdre de place à l’intérieur, et, bâtissant en pierres d’appareil[25], il a entendu ne pas prodiguer les matériaux; qu’a-t-il fait (fig. 10)? Il n’a donné à son mur de cave que l’épaisseur de celui du rez-de-chaussée: de distance en distance, il a posé de gros corbeaux[26] à 0m,60c au-dessus du sol; sur ces corbeaux, il a bandé des arcs de 0m,25c de saillie, et sur ces arcs, qui remplacent le surplus d’épaisseur ou le contre-mur dont je vous parlais tout à l’heure, il a bandé son berceau de voûte[27]. Ce croquis perspectif nous fera bien saisir ce système de structure. Ainsi le mur supérieur laisse-t-il la voûte indépendante et s’élève d’aplomb sur ses parements[28] inférieurs.

Fig. 10.Fig. 10.

«Vous avez compris, n’est-ce pas? Eh bien, allons voir ce petit escalier que peut-être vous n’avez jamais examiné attentivement. Il a quatre pieds anciens de largeur, ou 1m,30c, ce qui était la largeur suffisante pour descendre facilement les queues de vin. Voyez (fig. 11): la voûte rampante se compose d’autant d’arcs superposés qu’il y a de marches; cela est très bien vu, solide, et facile à construire. En effet, quand on a posé les marches en pierre, sur celles-ci on établit successivement un même cintre de bois qui, bien entendu, ressaute à chaque marche, et, sur ce cintre, on pose un arc, ce qui se fait rapidement, les pierres étant taillées d’avance. Ainsi les arcs suivent le profil de ces marches, et en une journée le cintre étant reporté, après la fermeture de chaque arc, sur la marche suivante, en commençant par celle du bas, deux hommes peuvent bander cinq ou six de ces arcs. S’il y a douze marches, en deux jours on peut donc fermer cette voûte rampante. Voici comme il faut indiquer cette construction en coupe perspective et en géométral dans votre résumé d’aujourd’hui, A et B.

Fig. 11.Fig. 11.

«Montons au rez-de-chaussée: voyez à l’intérieur comme les murs laissent paraître des efflorescences qui ressemblent à du coton cardé. C’est le salpêtre qui se forme dans l’intérieur de la pierre et qui, par l’effet de l’humidité du sol, se cristallise sur le parement. Ce salpêtre altère la pierre, finit par la ronger, et fait tomber toute peinture que l’on prétendrait apposer sur la paroi intérieure. On fait des enduits hydrofuges pour arrêter l’effet du salpêtre, mais ces moyens ne font que retarder un peu son apparition sans détruire le mal, et cet enduit tombe bientôt comme une croûte. Il faut donc, quand on construit, à la campagne surtout, empêcher l’humidité du sol de remonter dans l’épaisseur des murs et l’arrêter au niveau du sol. On a essayé parfois d’interposer une couche de bitume entre les pierres du soubassement aux lieu et place du lit de mortier pour éviter l’aspiration de l’humidité par les pierres, ce qu’on appelle la capillarité; mais ce moyen est très insuffisant. Le bitume s’échappe sous la charge, parce qu’il ne durcit pas assez pour résister à cette charge, ou bien il s’altère et se combine avec la chaux. Le mieux est d’interposer, entre les premières assises inférieures d’un soubassement, un lit d’ardoises pris dans la couche de mortier. L’ardoise arrête complètement cet effet de capillarité et l’humidité ne peut remonter dans les murs.

«Regardez maintenant ce mur de face, sur la cour... Il forme comme une bosse à la hauteur du plancher du premier étage. Nous disons alors que c’est un mur qui boucle. Au lieu de se maintenir dans un plan vertical, comme cela devrait être, il a rondi; pourquoi? parce qu’il a été poussé par une force agissant de l’intérieur à l’extérieur. Quelle est cette force? Ce pourrait être une voûte, mais il n’y a pas ici de voûte au rez-de-chaussée. Ce ne peut donc être que le plancher. On ne comprend guère, au premier abord, comment un plancher, qui est un plan horizontal, peut pousser. Car pour pousser, il faudrait supposer que ce plancher s’étend dans un sens, ce qui ne peut être. Mais voici ce qui arrive. Suivez-moi bien... Autrefois, pour établir un plancher, on posait de grosses poutres d’un mur à l’autre, et, sur ces poutres, des pièces de bois plus légères, qu’on appelle solives; puis on chargeait ces solives d’une couche de terre, de gravier ou de sable, et là-dessus on formait une aire en mortier pour recevoir le carrelage. Tout cela est très lourd. Or, comme une pièce de bois, même d’un fort équarrissage, fléchit à la longue sous son propre poids, c’est-à-dire, de droite qu’elle était, devient courbe, à plus forte raison se courbe-t-elle lorsqu’on la charge. Plus elle se courbe et plus elle exerce une pression sur le parement intérieur des murs dans lesquels on a dû l’encastrer. C’est cette pression sur le parement intérieur qui tend à pousser le mur en dehors. Mais, si comme ici, pour soulager la portée des poutres, on a placé dessous des liens[29] de bois (fig. 12), cet effet de poussée est d’autant plus sensible que le bras de levier est plus long. Je vois bien que vous ne comprenez pas parfaitement. Un croquis va vous mettre au fait. Soit A la coupe du mur, ou si vous aimez mieux, son épaisseur. Si la poutre vient à se courber suivant la ligne C D, il se produit une pression en D qui est traduite par une poussée en F et le rondissement du mur comme je vous l’indique par les courbes ponctuées. Supposez même qu’à la place du lien E, nous ayons un corbeau de pierre; l’effet produit sera le même, mais moins puissant, à moins que la queue de ce corbeau ne prenne toute l’épaisseur du mur, comme je vous le marque en I, et que cette queue K soit chargée de telle sorte que cette charge neutralise la pression que la poutre exerce à l’extrémité L. C’est ce qui n’a pas été fait ici, où, à la place du lien de bois, on a mis un corbeau. Ce corbeau n’a qu’une médiocre prise dans le mur, et celui-ci, bâti en petits matériaux assez mal maçonnés, n’a pas une consistance suffisante pour résister à la poussée qu’exerce le rondissement des poutres. Mais pourquoi, me direz-vous, cet effet s’est-il produit à la hauteur du plancher du premier étage et ne s’est-il pas produit au-dessus? Parce que, par l’effet du bouclement que nous signalons ici, le mur s’est incliné au-dessus vers l’intérieur, et qu’il a ainsi serré le second plancher, ses parements s’étant placés, par leur inclinaison même, perpendiculairement à la direction courbe des poutres supérieures, comme je vous le marque en M, en exagérant l’effet pour bien vous le faire saisir.

Fig. 12.Fig. 12.

«Vous voyez que chaque détail mérite attention et qu’il faut se rendre compte de tout dans les constructions.

«En toutes choses, on n’apprend à éviter le mal qu’en l’analysant et cherchant ses causes, en constatant ses effets; c’est pourquoi, pour devenir un bon constructeur, il ne suffit pas de se familiariser avec les règles de la construction qui ne peuvent prévoir tous les cas; il faut voir beaucoup, beaucoup observer, constater les points défectueux dans les bâtisses anciennes; de même, les médecins n’arrivent-ils à définir une bonne constitution physique qu’en étudiant les maladies et leurs causes. Nous n’apprécions ce qui est bon le plus souvent que par la connaissance du mal, si bien qu’en l’absence du mal, nous pouvons admettre que le bon existe. Un vieux maître architecte qui, quand j’avais à peu près votre âge, voulait bien m’aider de ses conseils, me disait souvent: «Mon ami, je puis vous dire ce qu’il faut éviter dans l’art de bâtir; quant à vous expliquer en quoi consiste le bon et le beau, c’est affaire à vous de le trouver. Si vous êtes né architecte, vous saurez bien le découvrir; sinon, tout ce que je pourrais vous montrer, les exemples que je placerais sous vos yeux ne vous donneraient pas du talent.» Et le maître parlait sagement. La vue des plus belles œuvres d’architecture peut fausser l’esprit des étudiants si, en les leur montrant, on ne leur explique pas comment leurs auteurs sont arrivés à les faire belles, parce qu’ils ont évité de tomber dans telles et telles fautes.

«Mais en voilà assez pour votre rédaction de ce jour. Mettez ces croquis au net, en regard de votre texte, et nous verrons cela ce soir.»

CHAPITRE VI

COMME QUOI M. PAUL EST INDUIT À ÉTABLIR CERTAINES DIFFÉRENCES ENTRE LA MORALE ET LA CONSTRUCTION

Lorsque le soir, le compte rendu rédigé par Paul fut lu en famille, M. de Gandelau interrompit la lecture à cette phrase infidèlement reproduite: «Le bien n’est que l’absence du mal.»

«Oh! oh! dit le père: la charité est autre chose que l’absence du mal. Si tu ne donnes rien au pauvre qui te demande du pain; si, sachant nager, tu ne cherches pas à sauver un homme qui se noie, tu ne fais pas de mal, mais tu ne fais pas le bien.

—Ce n’est pas, reprit le grand cousin en souriant, tout à fait ce que j’ai dit à Paul. À propos des défauts constatés dans les constructions, j’ai dit, je crois, que le bon est l’absence du mal; c’est-à-dire qu’en fait de constructions, et peut-être en beaucoup d’autres choses qui tiennent à l’ordre purement matériel, éviter ce qui est mauvais, c’est faire bien, mais non le bien. J’avoue d’ailleurs que je n’ai pas suffisamment développé ma pensée.

«Deux choses sont nécessaires pour devenir un bon constructeur: un esprit juste—ce qui tient à la nature morale de chacun de nous,—et l’expérience que l’on acquiert.

«L’observation et l’expérience qui en sont la conséquence nous servent à reconnaître le mal et à l’éviter; mais si, malgré cela, on n’est pas doué d’un esprit juste, ordonné naturellement, l’expérience, en permettant de se garder du mal, ne suffit pas à elle seule pour trouver ce qui est bon.

«D’ailleurs si, en morale, le bien est absolu et indépendant des circonstances, il n’en est pas de même en construction. Ce qui est bon ici est mauvais ailleurs, en raison du climat, des habitudes, de la qualité des matériaux et de la façon dont ils se comportent suivant telle ou telle circonstance locale. S’il est bon, par exemple, de couvrir un comble en ardoises dans un climat tempéré et humide, ce procédé ne vaut rien dans un climat chaud, sec et venteux. Des constructions de bois seront excellentes dans telles situations, mauvaises dans d’autres. S’il est bon, dans les habitations, d’ouvrir des jours larges, de vitrer de grandes surfaces sous les climats du nord, parce que la lumière est voilée, cela est mauvais dans des contrées méridionales où la lumière est intense et où il faut se garantir contre la chaleur. Si donc on peut faire un code de morale, on ne peut établir des règles absolues en construction, et c’est pourquoi l’expérience, le raisonnement et la réflexion doivent toujours intervenir lorsqu’on prétend bâtir. Bien souvent de jeunes architectes m’ont demandé quel était le meilleur traité de construction à consulter. Il n’y en a point, leur disais-je, par la raison qu’un traité ne saurait prévoir tous les cas, toutes les circonstances particulières qui se présentent dans la carrière de l’architecte. Le traité établit des règles; mais, quatre-vingt-dix-neuf fois sur cent, vous vous trouvez en face de l’exception et n’avez plus que faire de la règle. Un traité de construction est bon pour habituer l’esprit à concevoir et à faire exécuter suivant certaines méthodes; il vous donne les moyens de résoudre les problèmes posés; mais ne les résout pas, ou du moins n’en résout qu’un seul sur mille. C’est donc à l’intelligence, à l’observation à suppléer, en ces mille cas présentés, à ce que la règle ne peut prévoir.»

Troisième leçon

«Hier, dit le grand cousin à Paul, lorsque celui-ci entra dans sa chambre, nous avons visité les caves et le rez-de-chaussée, aujourd’hui nous irons nous promener dans les greniers du château. Mais d’abord je vais vous montrer ce qu’on entend par une ferme[30] de charpente... La ferme la plus simple (fig. 13) se compose de quatre pièces de bois: deux arbalétriers[31], un entrait[32] et un poinçon[33]. Les deux pièces inclinées A sont les arbalétriers, la pièce horizontale B l’entrait, et la pièce verticale C le poinçon. Les bouts supérieurs des arbalétriers s’assemblent dans le poinçon, ainsi que je vous le fais voir par le détail D, c’est-à-dire à l’aide de deux tenons[34] E qui entrent dans deux mortaises[35] F et d’un épaulement G qui fait que toute la force du bois bute dans l’encoche I que nous appelons embrèvement[36]. Les bouts inférieurs des arbalétriers s’assemblent de même aux deux extrémités de l’entrait, ainsi que nous le fait voir cet autre détail H. Le poinçon s’assemble aussi par un tenon, dans le milieu de l’entrait, mais librement et sans appuyer sur cet entrait. Les tenons entrés dans les mortaises, on enfonce des chevilles de bois dans les trous que je vous marque, pour bien relier le tout. Plus vous appuyez sur le sommet M, plus vous tendez à faire écarter du pied les deux arbalétriers; mais ceux-ci étant fixés aux deux bouts de l’entrait, raidissent celui-ci comme la corde d’un arc. Donc cet entrait est d’autant moins disposé à se courber qu’il est mieux tendu, et le poinçon n’est là que pour le suspendre à son milieu et pour assembler la tête des arbalétriers. Mais de M en N ces arbalétriers peuvent fléchir sous le bois de la couverture: alors on ajoute deux liens O P qui arrêtent cette flexion en reportant les charges sur le poinçon, de telle sorte que celui-ci est à son tour tendu de M en P. Le bois ne pouvant s’allonger, le point P est fixe, donc les deux points O le sont aussi.

Fig. 13.Fig.13

«Maintenant que vous savez ce qu’est la ferme la plus simple, montons dans les combles.»

Ces combles étaient vieux, réparés, consolidés bien des fois, et formaient un enchevêtrement de charpentes assez difficile à comprendre. «Autrefois, dit le grand cousin, il y a plus d’un siècle, on faisait les charpentes ainsi que vous le voyez ici: chaque chevron[37] portant ferme, c’est-à-dire que chacun des chevrons composait une ferme, sauf l’entrait que l’on ne plaçait que de distance en distance. Alors le bois était à foison et on ne songeait guère à l’économiser. Aujourd’hui il est moins commun et il est difficile de se procurer un nombre considérable de pièces d’une grande dimension. Les belles futaies qui couvraient le sol de la France ont été gaspillées sottement et les bois longs d’essence de chêne sont rares. Il a donc fallu les économiser. Aussi a-t-on pris le parti d’établir des fermes solides à une distance de 4 mètres environ l’une de l’autre. Sur ces fermes on a placé des pannes qui sont ces pièces horizontales que vous voyez de ce côté, et, sur ces pannes, des chevrons plus ou moins longs ont été posés pour recevoir le lattis des tuiles ou la volige de l’ardoise. Mais toute charpente de comble doit être établie sur des semelles, qui sont ces pièces horizontales reposant sur la tête des murs, qui relient et isolent les entraits de la maçonnerie, car il faut observer que les bois se conservent indéfiniment à l’air libre, sec, mais qu’ils se pourrissent rapidement au contact d’un corps humide comme est la pierre. Voyez ici cette pièce de bois presque engagée dans la maçonnerie, elle est à moitié réduite à l’état d’amadou, tandis que l’arbalétrier au-dessus qui est à l’air libre, à l’air sec, est aussi pur de pourriture que s’il était neuf.

Fig. 14. Fig. 14.

«On faisait autrefois les planchers en plaçant des solives reposant sur des poutres et les murs. Ces solives et ces poutres restaient apparentes, ainsi que vous pouvez le voir encore dans la cuisine et la grande salle du rez-de-chaussée qui sert de dépôt. L’air circulait donc autour de ces bois et ceux-ci pouvaient durer des siècles. Mais on a trouvé que ces bois apparents n’étaient point agréables à la vue, qu’ils n’étaient point propres et permettaient aux araignées de tendre leurs toiles dans leurs intervalles. On a donc cloué des lattes sous ces solives et on a couvert ce lattis d’un enduit que nous appelons le plafond. Les bois ainsi enfermés, privés d’air, se sont échauffés (comme on dit en terme de charpenterie), c’est-à-dire qu’ils ont fermenté, et la pourriture les a bientôt attaqués. Si bien que des planchers à solives apparentes, qui avaient résisté à l’action du temps pendant des siècles, sont tombés de pourriture au bout de peu de temps du moment qu’ils ont été enfermés. J’ajouterai qu’autrefois, avant d’employer des bois dans les constructions, on avait la précaution de les laisser plusieurs années dehors à l’action de la pluie et du soleil. On les faisait baigner même un certain temps dans l’eau, afin de les purger de la sève (car la sève est le ferment qui cause la pourriture du bois). Quand ces bois écorcés et grossièrement équarris étaient restés à l’air pendant cinq ou six ans, on les employait. Mais nous sommes pressés à cette heure, et on met en œuvre des bois qui souvent n’ont pas une année de coupe. Ils ne sont pas secs, ont gardé leur sève, et, si on les enferme alors, ils fermentent rapidement, si bien qu’en quelques années les plus grosses poutres sont complètement pourries. Aussi les architectes prudents hésitent à employer du bois pour les planchers. Cependant leur emploi—même à l’état de dessication imparfaite—n’aurait pas de graves inconvénients si on ne les enfermait pas entre des enduits. Le pis qui pourrait arriver, ce serait des gerçures et des chantournements. Ils sécheraient employés, comme ils auraient séché à l’air libre.

«Il n’y a donc pas grand inconvénient à employer des bois fraîchement coupés pour des charpentes de combles, lesquelles sont généralement laissées libres. Elles sèchent sur place. Elles se déforment, mais ne pourrissent pas.

«Comme nous ne pourrons trouver, pour la maison de votre sœur, des bois absolument secs, nous ferons donc des planchers à solives apparentes et nous tâcherons, par des moyens simples et peu dispendieux, de leur donner une apparence qui ne soit pas désagréable.

«Mais il faut que vous compreniez bien quelles sont les qualités des bois. Je ne vous dirai pas que la nature a fait pousser ces grands végétaux que nous employons, pour notre agrément ou nos besoins. La nature s’est, je crois, fort peu préoccupée de savoir si le chêne, le sapin nous seraient bons à quelque chose; et si l’intelligence humaine a su tirer parti de ces matériaux qui croissent devant nos yeux, c’est après avoir reconnu et constaté par l’expérience leurs propriétés. Malheureusement il semblerait que les résultats de cette expérience ne tendent pas à s’accroître, et, à voir la façon dont on emploie le plus habituellement ces bois aujourd’hui, on pourrait admettre que nous sommes moins instruits que nos devanciers ou que nous avons perdu cette habitude de l’observation avec laquelle ils étaient familiers.

«Le bois étant un composé de fibres plus ou moins lâches ou serrées, possède une puissance de résistance considérable à une pression qui s’exerce suivant la longueur de ses fibres, mais il fléchit ou s’écrase facilement au contraire sous une pression exercée sur le travers de ces mêmes fibres. Ainsi, une bûche de 0m,10c de diamètre, d’une longueur d’un mètre, posée debout, supportera sans s’écraser ou se tordre une pression de plusieurs milliers de kilogrammes, tandis que le même poids brisera ou écrasera cette bûche posée horizontalement, comme vous écraseriez une tige de roseau sous votre pied. Prenez un fétu de paille bien sain, de 0m,10c de longueur, et posez votre doigt sur un bout en tenant ce fétu verticalement sur une table; il vous faudra appuyer assez fortement pour le faire fléchir, tandis que la moindre pression exercée sur ce même fétu, s’il est posé horizontalement, l’aplatira. Le fétu est un tube. L’arbre est composé d’une série de tubes les uns dans les autres. Plus ces tubes sont nombreux, serrés, fins, plus le tronc résiste à une pression, soit dans le sens de la longueur, soit dans le sens de l’épaisseur. Mais ceci nous indique que, pour conserver au bois ses qualités de résistance, il faut l’employer tel que la nature le donne, et c’est bien ainsi, en effet, qu’on procédait jadis. Chaque pièce de charpente était prise dans un brin d’arbre plus ou moins gros, suivant le besoin, mais on ne refendait pas les arbres dans leur longueur pour composer plusieurs pièces de charpente; car le cœur étant plus dur et compacte que n’est l’aubier (qui est l’enveloppe spongieuse placée sous l’écorce), et les couches concentriques du bois étant d’autant plus serrées et résistantes qu’elles avoisinent le cœur, si vous fendez un arbre en deux dans sa longueur, une des parois est beaucoup plus résistante que l’autre, l’équilibre est rompu et la flexion se produit facilement sous la charge. Les couches externes étant les plus récentes, celles-ci sont plus spongieuses et plus lâches de tissus que ne le sont les couches anciennes qui avoisinent le cœur; par conséquent la dessiccation opère sur ces couches externes un retrait plus considérable que sur les couches internes; de là, courbure. Soit A (fig. 14) une pièce de bois refendue, les couches B sont plus dures, plus compactes que celles C qui contiennent plus d’humidité et dont les fibres sont plus molles. En séchant, cette pièce de bois produira donc une concavité du côté externe, ainsi que je vous marque en D. Si le bois est laissé entier comme je le trace en E, les effets se neutraliseront et la pièce se conservera droite.

Fig. 15. Fig.15

«Voyez cette charpente ancienne dont les chevrons portent ferme (fig. 15): les sablières[38] A sont équarries dans des brins de chêne, le cœur étant au centre. Il en est de même des chevrons B, des entraits C, des faux entraits D, des poinçons E, des blochets[39] F et des jambettes G; aussi toutes ces pièces ont conservé leur rigidité et aucune d’elles ne s’est courbée parce qu’elles ont été employées sèches et en brins non refendus. Voyez au contraire cette panne H posée sur cette ferme I d’une date récente, elle est courbée, non pas tant à cause du poids des chevrons qu’elle porte, que parce qu’elle est refendue et que le charpentier a maladroitement posé le cœur du côté intérieur. S’il eût fait le contraire, si le cœur eût été posé du côté du chevronnage, il est à croire que cette panne n’aurait point fléchi, peut-être même aurait-elle pris du raide, c’est-à-dire qu’elle serait convexe sur sa face externe. Mais les charpentiers sont des hommes et ils n’aiment point à se donner du travail quand ils croient pouvoir l’éviter. Celui qui a posé cette panne a trouvé plus commode de la placer sur son plan de sciage au lieu de la retourner et de mettre ce plan sous les chevrons.

«Considérant cette qualité du bois, et du bois de chêne notamment, dont les fibres internes sont plus dures et plus serrées que ne sont les couches externes, quand on veut poser une pièce de bois horizontalement sur deux points d’appui ou piliers, et lui donner toute la résistance dont elle est susceptible pour porter un poids agissant sur son milieu, on la débite à la scie en deux, dans sa longueur, et, retournant les faces à l’extérieur, on boulonne ensemble ces deux pièces, ainsi que je vous l’indique ici (fig. 16). Alors les cœurs étant en dehors et les deux pièces tendant à se courber en formant deux surfaces convexes, ainsi que vous le voyez en A (fig. 17), si elles sont bien serrées par des boulons[40] munis de bonnes platines, elles sont obligées de rester droites; la puissance de courbure de l’une neutralise la puissance de courbure de l’autre, ces deux efforts contraires tendent à donner plus de raide à la pièce, d’autant que, si vous prenez un bois quelque peu courbé naturellement et que vous placiez ces deux pièces de telle sorte que la concavité soit en dessous, après les avoir, bien entendu, chevauchées, mettant la queue de l’une contre la tête de l’autre, vous aurez donné à cette pièce de bois toute la résistance dont elle est susceptible.

Fig. 16.Fig.16
Fig. 17.Fig.17.

«C’est d’après cette méthode qu’il faut poser les moises[41] et toutes pièces doubles. Ici, par exemple (fig. 18), vous voyez que l’on a placé avec raison une paire de moises en mettant les sciages en dehors pour remplacer un entrait pourri. Nous appelons moises des pièces de bois qui, doublées habituellement, pincent deux ou plusieurs membres d’une charpente. Ces moises A saisissent au moyen d’entailles à mi-bois les arbalétriers B, le poinçon C et les deux liens D. Des boulons en fer avec écrous serrent exactement les entailles des moises comme feraient des mâchoires, contre les bois qu’il s’agissait de maintenir à leur place. Mais en voilà assez pour aujourd’hui, et vous aurez fort à faire de mettre au net, d’ici à ce soir, cette leçon de charpenterie.»

Fig. 18. Fig.18.

CHAPITRE VII

PLANTATION DE LA MAISON ET OPÉRATIONS SUR LE TERRAIN

Le lendemain, on recevait de Mme Marie N... une lettre datée de Naples, qui exprimait les plus vives et les plus patriotiques appréhensions à propos des derniers événements. La sœur de M. Paul engageait la famille à venir la rejoindre à Naples; son mari ne pouvait rentrer en France en ce moment; la mission qui l’appelait à Constantinople ne souffrait aucun délai et le forçait à s’embarquer très prochainement. Cette lettre se terminait ainsi: «Nous avons reçu les projets de Paul; il nous semble s’être un peu fait aider par notre cousin. Cela me plairait fort, à mon mari et à moi, si jamais on pouvait mettre la main à l’œuvre; mais qui peut aujourd’hui, dans notre pauvre pays, songer à bâtir? Venez bien plutôt nous trouver.»

«Eh bien, dit M. de Gandelau après la lecture de cette lettre, voilà vos projets approuvés, passons sans retard à l’exécution. Si MM. les Prussiens viennent jusqu’ici et qu’ils mettent le feu, suivant leur coutume, à notre vieille maison, ils ne brûleront pas les murs d’une bâtisse à peine commencée, et ce que nous aurons dépensé pour l’élever n’entrera pas dans leurs poches.»

Le grand cousin aidé de Paul qui faisait les calculs—jamais il n’en avait tant fait—rédigea le devis, qui donna un chiffre de 175 000 fr. La terrasse et la maçonnerie entraient dans la dépense prévue pour 85 000 fr.

Le père Branchu fut appelé: «C’est un homme bien comme il faut, monsieur votre père,» dit-il à Paul, lorsqu’il fut convenu qu’on commencerait dès le lendemain, «il fait travailler le monde quand on est obligé de renvoyer les ouvriers valides de partout et que les vieux comme moi, qui ne peuvent plus se battre, vont jeûner tout l’hiver. J’vas boire un bon pichet à sa santé avec Jean Godard le charpentier, qui sera rudement content tout de même!»

Le reste de la journée fut employé à mettre les cotes principales sur le plan, afin de pouvoir tracer les fouilles.

Le père Branchu, le lendemain, se trouvait sur le terrain, muni de cordeaux, de piquets, de clous, de broches, d’une grande équerre et d’un niveau d’eau quand arrivèrent Paul et son cousin, de bon matin.

«Vous voyez, dit à Paul le grand cousin, que les cotes indiquent sur ce plan les distances entre les axes des murs. Consultant ces mesures, nous allons, sur le terrain, planter ces axes à l’aide de cordeaux attachés à ce que nous appelons des broches (fig. 19), lesquelles se composent de deux piquets fichés solidement en terre et d’une traverse. La direction d’un des axes étant arrêtée suivant l’orientation qu’il nous convient de choisir, la disposition des autres axes s’ensuivra d’après les distances tracées sur le plan et les retours d’équerre.»

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