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Comment on construit une maison

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Fig. 42.—Coupe des murs de face et détails. Fig. 42.—Coupe des murs de face et détails.

—Parce que j’y ai pensé, et que je me suis représenté toutes ces parties en traçant ou en vous faisant tracer les ensembles. Si elles ne sont pas sur le papier, elles sont dans ma tête; et quand il s’agit de les rendre intelligibles pour ceux qui sont chargés de l’exécution, je n’ai qu’à écrire, pour ainsi dire, ce que je sais d’avance par cœur. Et c’est toujours ainsi qu’il est utile de procéder. Voyez ce profil et ces quelques détails (fig. 42); examinons cela ensemble: vous reconnaîtrez bientôt que vous-même avez déjà vu tout ce que contient cette feuille de papier, et qu’avec un peu d’attention vous pourriez coordonner ces diverses parties. Vous voyez figurer l’épaisseur du mur à rez-de-chaussée, avec son axe ponctué; la hauteur de l’allége A et de son appui, la disposition du tableau de la fenêtre, son linteau, la hauteur du plancher, son épaisseur. Le bandeau B était à fixer; il doit avoir l’épaisseur de ce plancher, il s’accuse au dehors. Puis, réduisant les murs de face à 80 centimètres au premier étage, nous posons une assise de retraite en C; l’allége semblable à celle du rez-de-chaussée. La hauteur du premier étage de sol à sol a déjà été fixée. Le membre D inférieur de la corniche accuse l’épaisseur du deuxième plancher; reste à placer au-dessus la tablette en pierre dure qui reçoit le chéneau. Quant à la fenêtre de ce premier étage, elle est construite comme celle du rez-de-chaussée, seulement l’ébrasement est moins profond de 10 centimètres, puisque ce mur a 10 centimètres de moins d’épaisseur. Son linteau est le même, ainsi que les tableaux qui doivent recevoir les persiennes de tôle, et les chaînages passent sous ces linteaux. Comme nous avons des pignons, les corniches ne peuvent retourner et doivent s’arrêter contre une saillie E, laquelle, en s’élevant au-dessus du comble, permet de poser le chaperon F qui aura un filet saillant pour couvrir la rencontre de l’ardoise avec ce pignon. Je trace donc en G l’angle du bâtiment avec cette saillie E’, et l’appareil en besace dont nous avons parlé. Comme je prévois que les solives auront trop de portée en quelques points, je suppose les poutres H intermédiaires, pour les recevoir, et les cerceaux I pour soulager la portée de ces poutres.

«J’ai tracé en K le bandeau du premier étage avec les saillies cotées de l’axe du mur, l’assise de retraite au-dessus, puis en L la corniche et la tablette de couronnement. Vous observerez que cette tablette donne une pente vers l’extérieur, sous le chéneau, afin que, s’il survient une fuite, les eaux s’écoulent au dehors et ne pénètrent pas dans la maçonnerie. Cette tablette porte un larmier a aussi bien que le bandeau, afin que l’eau de pluie ne puisse baver le long des murs. Ces profils seront d’ailleurs tracés grandeur d’exécution pour le tailleur de pierres. C’est sur le bahut M que reposeront les lucarnes qui éclaireront l’étage du comble. Quant à la charpente, dont je ne trace ici qu’une amorce, je vous indiquerai ce qu’elle doit être. Prenez donc ces croquis et faites-en des dessins cotés à l’échelle de 5 centimètres pour mètre, afin qu’ils puissent servir à l’exécution.

«Pendant ce temps-là, je vais vous disposer un autre croquis perspectif des bretêches ou loges de la salle de billard et de la salle à manger, à l’aide duquel vous devrez établir ces détails. Nous verrons comment vous vous en tirerez.

«Les Anglais, dans leurs habitations de campagne, emploient volontiers ces sortes de cages saillantes ajourées. Ils les appellent bow-window et les construisent souvent en encorbellement. Tenez... voici un croquis, dans ce carnet, d’un bow-window d’une maison de Lincoln qui date du seizième siècle (fig. 43). Cette loge saillante portée sur un cul-de-lampe est terminée par un petit terrasson qui forme balcon au premier étage. Remarquez, en passant, comme cette construction est bien entendue. Cette partie de l’Angleterre possède de la pierre, mais cependant les matériaux sont moins communs que n’est la brique. Le constructeur n’a employé ces matériaux chers que pour la bretêche qu’il ne pouvait guère élever en brique et pour les jambages et linteaux des fenêtres. Le reste de la bâtisse est élevé en brique.

«Mais nous donnons trop de saillie à vos bretêches pour qu’il soit possible de les porter en encorbellement.

Fig. 43.—Un window. Fig. 43.—Un window.

—Qu’est-ce que vous appelez un encorbellement?

—C’est une construction en saillie ne portant pas de fond, mais soutenue par des corbeaux, d’où lui vient le nom d’encorbellement. Le poids de la maçonnerie qui s’appuie sur la queue, ou la partie engagée des corbeaux, permet d’établir sur leur partie saillante une construction qui, étant moins lourde que celle reposant sur leur queue, est ainsi maintenue sans faire craindre une bascule. Encore faut-il calculer la longueur du bras de levier, c’est-à-dire le rapport de la saillie des corbeaux avec le poids qui maintient leur queue et celui qui repose sur leur tête. Bien entendu, plus les corbeaux sont saillants, plus le poids posé sur leur extrémité extérieure a d’action sur celui qui maintient la bascule. Si bien qu’un poids très minime posé à l’extrémité d’un corbeau très saillant pourrait faire basculer une construction lourde posée à la queue. Aussi a-t-on remplacé souvent les corbeaux par des trompes, c’est-à-dire par un système d’appareil qui reporte les poids extrêmes sur les murs.

L’architecte qui a composé le window que je viens de vous faire voir ne s’est pas préoccupé de ces combinaisons. Il a fait ce qu’on appelle un cul-de-lampe, c’est-à-dire une pyramide renversée, au moyen de trois assises en encorbellement, ou si vous voulez en saillie l’une sur l’autre, de manière à obtenir une portion d’un polygone. Sur ce plateau, il a élevé sa claire-voie qui n’a guère que 0m,24c d’épaisseur. Le cul-de-lampe étant engagé dans la construction du mur, supporte, à cause du poids de celui-ci, la claire-voie, sans basculer. On employait beaucoup ces sortes de balcons fermés pendant le moyen âge, parce qu’ils donnaient de la place dans les étages supérieurs sans empiéter sur le sol de la voie publique et parce qu’ils donnaient des vues de flancs. Si les règlements de voirie ne permettent plus d’établir ces saillies dans nos villes, rien n’empêche d’en ménager lorsque nous construisons à la campagne. Encore faut-il que ce soit motivé. Pour nous, dans le cas présent, ces constructions en encorbellement n’ont pas d’objet, et il nous en coûtera moins de faire porter nos bretêches de fond.»

Fig. 44.—Bretêche de la salle de billard. Fig. 44.—Bretêche de la salle de billard.

Une heure plus tard, le grand cousin remettait à Paul le croquis ci-joint (fig. 44) donnant la disposition de la bretêche de la salle de billard, afin qu’il en étudiât la construction. Ce travail demanda beaucoup d’attention à notre inspecteur des travaux, et il ne put le mener à bonne fin qu’après avoir demandé bien des avis et renseignements au grand cousin.

CHAPITRE XIX

SUITE DES ÉTUDES THÉORIQUES

La saison, de plus en plus rigoureuse, ne permettait pas de reprendre les travaux. Les constructions commencées étaient cachées sous une couche épaisse de chaume et de terre que recouvrait un manteau de neige. Les journées se passaient à faire les détails qui devaient être remis au père Branchu et au charpentier lorsque le temps permettrait de reprendre les travaux. Pendant les longues soirées, on s’entretenait de questions théoriques, touchant l’art de bâtir, lorsque la famille était rassemblée et qu’on s’était mis au courant des nouvelles du moment. C’était pour Paul un moyen de s’instruire et pour la famille une distraction au milieu des préoccupations qui pesaient sur tous en ces tristes circonstances. Paul avait vu son cousin tracer dans la journée un certain nombre de profils, grandeur d’exécution; et comme lui-même avait des dessins à mettre au net, il ne s’était pas interrompu pour questionner le patron. Mais le soir, Paul demanda quel était le procédé à employer pour tracer ces profils.—«Vous voudriez toujours qu’on vous donnât des recettes, Paul, lui répondit le grand cousin. Or, il n’y a pas plus de recettes pour tracer des profils qu’il n’y en a pour toutes les autres parties de la construction. Il y a des conditions imposées par la destination, la nature des matériaux, la manière de les mettre en œuvre, l’usage et l’effet à obtenir. À ces conditions joignez le bon sens, l’observation et l’étude, vous tracerez des profils.

«Reprenons, si vous voulez, ces conditions une à une.

«La destination: Un profil est fait, vous le devez supposer, pour remplir un objet; si vous tracez une corniche, c’est pour couronner un mur, porter un chéneau ou l’avancée d’un toit; éloigner les eaux pluviales de ce mur; donc il faut que cette corniche soit assez saillante pour remplir cet objet.—La nature des matériaux: il est clair que, si vous possédez des pierres résistantes, tenaces, fournies en larges morceaux, ou des pierres menues et friables, vous ne pourrez donner le même profil à ces deux natures différentes de matériaux. La manière de mettre en œuvre ces pierres doit également influer sur la forme à donner à ce profil. S’il nous faut monter les pierres à l’aide de moyens très simples, primitifs, qui ne permettent pas d’élever des poids considérables à d’assez grandes hauteurs, ou si vous possédez ces moyens: dans le premier cas, il vous faudra éviter les profils qui exigent de grands blocs; dans le second, vous les pourrez adopter.—L’usage: Vous devez nécessairement tenir compte des usages de la localité où vous bâtissez, parce que ces usages résultent le plus souvent d’une observation judicieuse des conditions imposées par le climat, par les besoins, le mode de travail et la nature même des matériaux. J’entends par usages, non certaines méthodes importées qui sont affaire de mode, et ne sont pas la conséquence de ces conditions, mais bien celles qui sont fournies, comme je viens de le dire, par une observation longue et judicieuse.—L’effet à obtenir: L’architecte habile peut, à l’aide du tracé d’un profil, donner un aspect robuste ou délicat à une construction. Il doit toujours subordonner le tracé à l’échelle de cette construction et à celle des matériaux. Il est ridicule de prétendre obtenir de grands profils si l’on ne possède que des pierres basses de banc ou d’une nature peu résistante, comme il est absurde de profiler délicatement des pierres grossières et dont la taille est difficile.

«Vous voyez donc que la recette, en ceci comme en tout ce qui touche à l’art de bâtir, est d’abord de raisonner.

«Les Athéniens, qui ont bâti des monuments en marbre blanc, ont pu se permettre des délicatesses dans le tracé de leurs profils qui ne sauraient s’appliquer au calcaire grossier de nos pays. Et quand les Grecs ont bâti des édifices en pierres d’une nature poreuse ou à gros grains, ils ont eu le soin de revêtir les tailles d’un enduit très fin qui leur permettait de cacher la grossièreté de la matière. Mais, s’ils pouvaient employer ce procédé sous un climat doux où il ne gèle jamais, cela ne saurait être pratiqué chez nous, où le thermomètre descend en moyenne, pendant deux mois d’hiver, à 4° au-dessous de zéro, et où, à certains jours, comme en ce moment, il atteint 15°. Il faudrait refaire ces enduits tous les printemps.

«Nos architectes du moyen âge qui ne suivaient pas l’enseignement dit classique, que l’on professe aujourd’hui à notre École des Beaux-Arts, et qui n’allaient pas étudier l’art de bâtir propre à la France à Rome et à Athènes, avaient cherché le tracé des profils qui convient à nos matériaux et à notre climat, ce qui semble assez rationnel; or, ce tracé... ils l’ont très bien trouvé et appliqué. Je vais vous en fournir la preuve.

«D’abord, comme ils ne faisaient pas de ravalements, ainsi que je vous l’ai dit, mais qu’ils posaient les pierres toutes taillées sans qu’il y eût à y retoucher une fois en place, ils avaient dû, nécessairement, tracer chaque profil dans la hauteur d’une assise. Si celles-ci étaient hautes, leurs profils pouvaient être grands; si elles étaient basses, leurs profils étaient petits.

«Prenons, par exemple, un bandeau. On appelle bandeau une assise de pierre qui indique un plancher, un repos intermédiaire dans la hauteur d’un mur. Et ce n’est pas sans raison qu’au niveau d’un plancher on pose une assise qui forme saillie au dehors: 1º parce qu’il est bon de donner plus de force au mur à ce niveau qui reçoit des entailles; 2º parce qu’il faut arraser la construction à ce même niveau, la régler pour monter un nouvel étage. Mais il ne faut pas que cette assise arrête les eaux pluviales et provoque ainsi la pénétration de l’humidité dans les murs; au contraire, il faut qu’elle soit profilée de telle sorte que cette humidité soit éloignée, afin de ne pas pourrir les bois. Voici donc (fig. 45 en A) comment les architectes qui songeaient plutôt à satisfaire aux nécessités de la construction qu’à emprunter des formes à des édifices sans relations avec les conditions imposées par notre climat et notre genre de structure, profilaient habituellement un bandeau. Ils traçaient la ligne a b suivant un angle de 60°. Du point c ils abaissaient sur cette ligne a b une perpendiculaire c b. L’angle a b c était alors un angle droit. Prenant de b en d une longueur plus ou moins étendue, suivant la résistance de la pierre, ils évidaient la moulure e que nous appelons coupe-larme ou mouchette; de telle sorte que l’eau de pluie tombant sur la surface inclinée a b, ne s’y arrêtait pas, suivait la pente b d et tombait forcément en d sur le sol, puisqu’elle ne pouvait remonter dans la gorge. Donc, le parement du mur c f était garanti. S’agissait-il d’une corniche (voir en B), on établissait une première assise g destinée à supporter la saillie de la tablette h, puis on posait, en seconde assise, cette tablette h, en ayant soin de ménager un coupe-larme en i. Si cette tablette devait recevoir un chéneau de métal ou de pierre, on avait le soin de tailler une pente de j en k, en laissant le lit horizontal au droit des joints, ainsi que vous l’indique le tracé perspectif C. Le chéneau portait donc sur ces réserves l, et, s’il venait à laisser échapper les eaux par les joints, ces infiltrations trouvant la pente k j, la suivaient, arrivaient au coupe-larme i, et tombaient sur le sol sans pénétrer dans l’épaisseur du mur. Suivant que la pierre employée était dure ou tendre, les moulures étaient plus ou moins vives ou molles. Ainsi, je suppose ici que le profil a été taillé dans une pierre d’une dureté médiocre, tandis que, si cette pierre est très résistante, vous pourrez accentuer le profil comme je l’indique en D. Vous obtiendrez alors un effet plus vif, des ombres plus noires, des clairs plus brillants. Mais il faut toujours penser, en traçant les profils extérieurs, à la projection des rayons solaires.

Fig. 45. Fig. 45.

«Si, par exemple, vous tracez un profil tel que celui-ci, en E, il est évident que les rayons solaires étant suivant la direction O P, toutes vos moulures demeureront dans l’ombre et ne produiront aucun effet. Mais dès que le soleil s’abaissera suivant une direction plus inclinée R S, toutes les moulures recevront des filets de lumière à peu près égaux, et le profil donnera une succession d’ombres et de clairs uniformes qui n’indiqueront point la saillie. Mais si vous tracez ce profil conformément à la figure F, les rayons solaires, suivant la même direction o’ p’, rencontreront les saillies n m qui seront lumineuses, et cette direction s’abaissant, vous aurez toujours des différences de rapport entre les ombres et les lumières. Je ne vous donne ici que des vues générales; c’est à vous d’observer et de tirer profit de vos observations quand vous aurez l’occasion d’étudier les monuments.

«Il est aussi fort important de subordonner le tracé des profils à la nature des matériaux employés. Vous ne pouvez donner à une matière moulée, coulée ou traînée comme le plâtre ou les ciments et mortiers, les profils qui conviennent à de la pierre. Ces matières enduites ne se prêtent qu’à un moulurage fin et peu saillant. De même, si vous donnez des profils pour des ouvrages de bois, il faut les tracer en raison de la qualité ligneuse et tenace de cette matière, éviter les trop larges surfaces; il ne faut pas perdre de vue que le bois se prête à un travail délicat, n’est mis en œuvre qu’en pièces relativement peu épaisses, et demande, pour être travaillé convenablement, l’emploi d’outils étroits, tels que les ciseaux, les rabots, la varlope, lesquels courent suivant le fil et ne sauraient engager des surfaces étendues en largeur. En tout ceci, l’économie est d’accord avec le sens commun et le bon effet produit; car, s’il vous plaît d’imposer un tracé de profil qui ne s’accorde pas à la matière mise en œuvre, vous provoquerez l’emploi de procédés inusités, difficiles, et par conséquent dispendieux, et votre œuvre paraît pénible, cherchée, laborieuse. Il est des architectes qui pensent étonner en adoptant ainsi des procédés qui ne concordent pas avec les matériaux qu’ils mettent en œuvre; qui, s’ils construisent en briques, s’évertuent à donner l’aspect d’une construction de pierre à leur bâtisse; qui prétendent simuler du marbre avec de la menuiserie, ou de la menuiserie avec des enduits; qui semblent enfin prendre à tâche de donner à chacune des matières employées les formes qui ne sont pas appropriées à leurs qualités. Rendez-vous compte de ces procédés fâcheux, pour les éviter toujours, si vous voulez être architecte. Le goût faussé chez la plupart des gens du monde qui se mêlent de faire bâtir, est souvent un obstacle à l’emploi des méthodes sensées, car malheureusement, chez nous, les études classiques ont poussé les artistes dans cette voie fausse, et, par suite, le public s’est pris de passion pour les tristes résultats auxquels elle conduit; si bien qu’il est difficile souvent de faire entendre raison aux clients et de procéder suivant ce que commande une juste observation de l’emploi des matériaux. N’importe, il est des questions sur lesquelles un architecte qui respecte son art ne doit jamais céder.

—C’est, en effet, dit M. de Gandelau, une étrange manie chez certaines gens qui font bâtir, de prétendre imposer les fantaisies les plus burlesques à leurs architectes; et cela ne date pas d’aujourd’hui, puisque Philibert Delorme s’en plaignait déjà de son temps.

—Philibert Delorme, répliqua Paul, est, je crois, l’architecte qui a bâti le palais des Tuileries.

—Oui, en partie du moins, reprit le grand cousin; mais vous avez son livre, me semble-t-il, dans votre bibliothèque?

—Certes; je vais vous le chercher.» M. de Gandelau ne tarda guère à rentrer au salon, muni du vénérable in-folio.

«Tiens, dit-il à son fils, je te le donne, et tu feras bien de méditer ces pages. Voici le titre de la Préface: «Singuliers advertissements pour ceux qui légèrement entreprennent de bastir sans l’advis et conseil des doctes architectes; et des faultes qu’ils commettent, et inconvénients qui en adviennent.» C’est le commencement de ta bibliothèque d’architecte, si tu dois choisir cette carrière; et tu ne pourrais avoir sous les yeux un ouvrage mieux fait pour inspirer des sentiments droits, le respect de la profession. Je ne saurais en parler au point de vue du métier, auquel je n’entends rien; mais en lisant quelques-unes de ces pages, je me suis du moins épargné cette prétention dispendieuse de certains propriétaires à vouloir diriger eux-mêmes leurs bâtisses.

—La sincérité de Philibert Delorme ne lui a pas été profitable, répliqua le grand cousin.

—Soit; mais il a laissé un livre qui le fait estimer comme homme, indépendamment de son mérite comme architecte, trois cents ans après la publication, puisqu’il est daté de 1576; cet avantage se paye par quelques désagréments pendant la vie, car on ne sait gré aux gens de dire des vérités que quand ils ne sont plus là pour recevoir de l’opinion le prix de leur sincérité.

—Hum... alors il ne faut pas être surpris si peu de personnes osent énoncer ces vérités, et si les architectes,... puisqu’ils sont sur le tapis, préfèrent à cette gloire posthume, le calme et le bien-être que leur procurent, leur vie durant, des complaisances envers leur clients, dussent-elles donner à ceux-ci des regrets tardifs, ou leur occasionner des dépenses inutiles.

—Allons, allons, dit M. de Gandelau, vous n’êtes pas de ces architectes, vous qui parlez, et cependant vous avez encore une belle et bonne clientèle; je ne sais si dans trois siècles on parlera de vous, mais je sais qu’on vous estime aujourd’hui.

—Alors votre jugement de tout à l’heure n’est pas absolu?

—Non, certes...; l’esprit de conduite est pour beaucoup en tout ceci, et il y a manière de dire des vérités... Convenez cependant que vous avez manqué plus d’une affaire pour avoir été trop sincère à ses débuts?

—Sans nul doute; il est même à croire que si je n’avais pas été servi par certaines circonstances favorables qui m’ont mis en rapport avec des clients habitués à traiter de grandes affaires, avec des hommes à l’esprit trop élevé et sérieux pour s’occuper des détails de notre métier, je n’aurais pas grand’chose à faire. À un point de vue général, vous avez raison, et la plupart des personnes qui font bâtir redoutent de s’adresser à des architectes sachant bien leur métier, mais d’un caractère indépendant. Ce qu’elles cherchent (et en ceci les femmes ont une influence souvent fâcheuse), ce sont des médiocrités complaisantes, qui se prêtent à toutes leurs fantaisies, quitte à s’en repentir peu après.

—Vous nous attaquez à tort, reprit Mme de Gandelau, les femmes n’ont pas la prétention de se connaître en architecture, et elles ne demandent qu’un bon aménagement des intérieurs; ce qui est assez naturel, puisqu’elles ont la direction des affaires de la maison et que, plus que personne, elles souffrent des distributions incommodes ou mauvaises des habitations.

—D’accord; mais, d’une part, les maîtresses de maison demandant des distributions à leur convenance, souvent compliquées et exigeant des dispositions particulières; et de l’autre, les maîtres voulant des dehors qui présentent tel style ou tel aspect dont ils sont férus, il est difficile, sinon impossible, de concilier ces deux exigences qui, souvent, se contrarient; le malheureux architecte, désirant contenter tout le monde, accorder des volontés contradictoires, n’obtient rien de bon, et, l’œuvre achevée, chacun de son côté lui jette la pierre. Combien de fois n’ai-je pas été appelé pour réparer les bévues, les malfaçons qui étaient la conséquence de ces tiraillements et des complaisances funestes de l’architecte? On voulait bien me dire alors qu’on était désolé de ne m’avoir pas pris pour diriger l’entreprise. Il était un peu tard, et cet exemple ne servait pas à d’autres.

—Que faire? reprit Mme de Gandelau. Si les choses se passent ainsi que vous le dites, vous offrez à Paul une carrière qui me semble n’être qu’une impasse; et à moins qu’il n’obtienne des travaux du gouvernement...

—Oh! c’est là une chance trop éventuelle, et une carrière qui dépend du gouvernement n’en est pas une. Il faut qu’un homme puisse se tirer d’affaire sans compter sur cet appui très précaire. Puis, les élus sont en petit nombre.

—Alors?

—Alors il faut enseigner, il faut faire pénétrer le savoir, la raison, l’habitude de réfléchir, partout, et surtout au sein des générations qui s’élèvent. Quand les gens du monde, quand les personnes qui font bâtir et qui, par conséquent, sont favorisées de la fortune, en sauront un peu plus qu’elles n’en savent, elles s’apercevront qu’il leur reste tout à apprendre en quelque branche que ce soit des connaissances, que le mieux est de s’en rapporter aux hommes spéciaux pour traiter des questions spéciales, et de les laisser faire. Il n’est personne qui, autour d’un blessé, se permette de donner un avis au chirurgien sur la manière de pratiquer une opération. Pourquoi chacun se mêle-t-il de donner son opinion à un architecte sur la façon dont il devra conduire une entreprise?

—Ce n’est pas tout à fait la même chose.

—À peu près; seulement, Madame, comme il s’agit de la vie, on ne souffle mot devant le chirurgien; et comme il ne s’agit que de la bourse, parfois de la santé, mais à échéance, devant l’architecte, chacun dit son mot.

—Nous voilà loin des profils,» dit M. de Gandelau en se levant.

CHAPITRE XX

LACUNE

Peu de jours après cette conversation, un corps assez nombreux de troupe traversa la contrée. Les Allemands manœuvraient sur les deux rives de la Loire, ils menaçaient Tours. Un officier général vint loger chez M. de Gandelau, il connaissait le grand cousin. Celui-ci souffrait impatiemment de l’inactivité à laquelle il était réduit depuis que la guerre prenait une tournure si funeste.

Il eut avec cet officier général un assez long entretien le soir, et le lendemain matin il déclara à M. de Gandelau qu’il partait avec le corps qui traversait le pays; qu’on manquait d’officiers du génie, et qu’à la rigueur il pouvait en remplir les fonctions; que le général, son ami, approuvait fort sa détermination et que, dans des circonstances aussi graves, il croyait de son devoir de ne pas hésiter à partir, puisqu’il pouvait rendre quelques services. M. de Gandelau n’essaya pas de le retenir, il comprenait trop bien les sentiments qui dominaient son hôte.

«Que ferons-nous de Paul? lui dit-il.

—Vous avez dans votre bibliothèque une édition latine de Vitruve?

—Oui.

—Eh bien, confiez-la-moi; je vais, en une heure, avant mon départ, expliquer à Paul comment il devra travailler sur ce traité: cela l’empêchera d’oublier ce qu’il sait de latin, et il en tirera profit pour les études que nous avons commencées.

—Excellente idée.

—Vous exigerez de Paul que deux fois par semaine il vous remette la traduction d’un chapitre avec figures explicatives dessinées, cela lui entretiendra la main et occupera son esprit. Je ne pense pas que cette traduction puisse faire oublier même celle de Perrault: mais n’importe, il ne perdra pas tout à fait son temps. Dès que je pourrai revenir, vous me reverrez.»

Paul était désolé du départ du grand cousin et de ne pouvoir le suivre; il aurait bien voulu continuer ses études sur l’art de bâtir par un cours d’ingénieur militaire sur le terrain, mais c’eût été un embarras pour le grand cousin, et Mme de Gandelau en serait morte d’inquiétude. Paul fut nanti de l’édition de Vitruve, et le travail auquel il devait se consacrer lui fut expliqué.

Deux heures après, le grand cousin, muni d’une petite valise se mettait en marche avec son ami le général, dont le corps se dirigeait vers Châteauroux. De part et d’autre on s’était bien promis d’écrire.

On croira sans peine que la maison de M. de Gandelau prit l’aspect le plus triste après ce départ précipité. Le maître avait, dès le début de la guerre, équipé et fait partir tous les gens valides. Il n’y avait plus dans ce logis que deux ou trois vieux serviteurs et quelques femmes qui la plupart avait leurs maris ou leurs enfants à l’armée. M. et Mme de Gandelau n’allaient plus au salon, dans lequel des lits avaient été disposés pour des blessés, en cas qu’il en vînt. La famille se réunissait dans la chambre de Mme de Gandelau et on mangeait dans une petite pièce servant habituellement d’office.

Paul, le grand cousin parti, alla faire une visite au chantier. Il était désert; la neige couvrait les tas de moellons, les pierres de taille et les charpentes éparses. Les murs montés à une certaine hauteur, protégés par du chaume, surmontés d’une crête de neige, leurs parements brunis par l’opposition de la nappe blanche qui les entourait, quelques morceaux de bois noircis par l’humidité, donnaient à ces constructions ébauchées l’aspect des débris d’un incendie.

Bien qu’à l’âge de Paul on ne soit pas facilement accessible aux sombres pensées, le pauvre garçon ne put, en face de cette solitude, retenir ses larmes. Il revoyait par la pensée ce chantier si animé un mois auparavant, les gars occupés à leur ouvrage. Tous étaient partis. L’âme de cette future maison qui représentait pour lui la joie de la famille venait de le quitter.

Malgré le froid, il s’assit sur une pierre, et, la tête dans ses mains, de tristes pensées l’assiégeaient. C’était la première douleur, le premier dur mécompte qu’il éprouvât; il lui semblait que tout était fini, qu’il n’y eût plus pour lui ni espoir, ni bonheur possible au monde.

Une main appuyée sur son épaule le fit tressaillir; il leva la tête, son père était derrière lui. Le premier mouvement de Paul fut de se jeter dans ses bras en sanglotant. «Voyons, Paul, mon enfant, calme-toi, lui dit M. de Gandelau. Nous vivons dans un temps d’épreuves; qui sait celles qui nous sont réservées? À peine si, pour nous, elles ont commencé. Pense donc combien il est en ce moment de douleurs en France! Que sont nos inquiétudes et nos chagrins auprès de ces angoisses? Réserve tes larmes, peut-être n’auras-tu que trop l’occasion d’en répandre. Il est toujours temps de se désoler. J’ai vu que tu te dirigeais de ce côté et je t’ai suivi, prévoyant ton chagrin... Mais qu’est cela? rien, ou bien peu de chose... Remets-toi courageusement au travail, seul, puisque notre ami a dû nous quitter pour remplir un devoir sacré. Il reviendra; tu as appris à l’aimer et à l’estimer davantage, montre-lui que tu es digne de l’affection qu’il t’a marquée, en lui remettant alors un travail sérieux.

«Certes, il serait touché de ton chagrin, où il entre pour une bonne part; sois assuré qu’il sera plus touché encore de voir que tu as scrupuleusement suivi ses dernières instructions, et que sa présence n’est pas le seul mobile qui te fasse aimer le travail.»

Le père et le fils regagnèrent la maison. Les conseils de M. de Gandelau, le soin qu’il mettait à faire entrevoir à Paul des temps meilleurs, avaient peu à peu rendu à celui-ci, sinon la gaieté, au moins le calme et le désir de bien faire. M. de Gandelau craignait surtout pour son fils le découragement, cette tristesse vague, inféconde, dont la jeunesse aime parfois à se nourrir et qui énerve les âmes les mieux douées.

Il entra donc dans la chambre de Paul, et prenant le Vitruve laissé sur la table, il se mit à le parcourir. M. de Gandelau savait beaucoup, quoiqu’il ne fît en aucune circonstance parade de ses connaissances. C’est un bien qu’il réservait pour lui. Familier avec les auteurs de l’antiquité, il pouvait lire, sinon expliquer en architecte dans toutes ses parties, le texte de Vitruve: «Tiens, dit-il à Paul, voilà un chapitre qui doit être intéressant et qui peut t’enseigner beaucoup de choses, c’est le chapitre VIII: de generibus structurae et earum qualitatibus, modis ac locis. Comment traduirais-tu ce titre?

Des genres de constructions, de leurs qualités suivant les usages et les localités, répondit Paul.

—Oui, c’est cela; mais en parcourant ce chapitre, je vois qu’il n’est question que de la maçonnerie; l’auteur, en se servant du mot structura, ne me paraît avoir voulu s’occuper que des constructions faites en briques ou en moellons. Il serait mieux, sans doute, de traduire ainsi: Des différents genres de maçonnerie, des propriétés de cette structure, en raison des usages et des circonstances locales.

«Eh bien, mets-toi à traduire ce huitième chapitre. Je vois que l’auteur a décrit les natures de maçonneries dont il recommande l’emploi en telle ou telle circonstance. Il faudra donc joindre des figures à ta traduction. Allons! bon courage et suppose que ton cousin est là tout prêt à rectifier tes erreurs.»

Paul se mit donc à la besogne, en essayant de rendre par des croquis chacune des descriptions de Vitruve. Il va sans dire que cela lui donnait beaucoup de peine; bien des mots lui étaient étrangers et le dictionnaire ne l’aidait que très incomplètement s’il s’agissait d’en connaître le sens exact. Cependant peu à peu ce travail l’attachait. Il cherchait, pour comprendre, à se rappeler des bâtisses qu’il avait vues; il se souvenait de quelques instructions données par le grand cousin; et, tant bien que mal, il mettait sur le papier, en regard de la traduction, des croquis passablement tracés, s’ils n’étaient pas la véritable expression de la description donnée par l’auteur.

Ainsi, pendant la fin du mois de décembre et le commencement de janvier, parvint-il à traduire une douzaine de chapitres que son père lui indiqua, en illustrant son texte. Cela lui donnait grande envie de connaître les monuments contemporains de l’auteur, et regardait-il avec attention un certain nombre de gravures de Piranesi d’après les antiquités de Rome, que son père possédait. M. de Gandelau avait conseillé à Paul d’écrire les questions que sa lecture faisait naître dans son esprit, pour les soumettre à son cousin dès son retour. Ses jours s’écoulaient ainsi rapidement; et bien que la tristesse et l’inquiétude assombrissent toutes les heures, M. de Gandelau s’occupant sans cesse au dehors à soulager des misères, à organiser la lutte contre les envahisseurs; Paul travaillant avec courage, et voyant son cahier grossir; Mme de Gandelau ayant organisé un atelier de lingerie avec les femmes du village, pour nos malheureux soldats dépourvus de tout, la nuit venue, les membres de la famille se réunissaient encore avec cette secrète joie que procure un devoir accompli. Vers les derniers jours de janvier, un journal annonça aux hôtes du château qu’un armistice était signé. Si cette nouvelle annonçait la fin de la lutte, elle présageait le commencement des humiliations les plus dures. Aussi fut-elle accueillie plutôt avec tristesse qu’avec un sentiment de soulagement.

Peu de jours après, le grand cousin revenait au château. Il n’est besoin de dire qu’il y fut accueilli à bras ouverts. Paul surtout manifestait sa joie. On parla de reprendre les travaux. Les dernières lettres de Mme Marie annonçaient qu’elle serait de retour vers la fin de l’hiver suivant. Ces lettres, toutes remplies des sentiments d’inquiétude, des angoisses éprouvées loin de la France, ne disaient pas un mot de la maison future. Si donc on la pouvait achever, la surprise serait complète. Pendant les jours de repos dont le grand cousin avait le plus grand besoin, celui-ci revit et corrigea la traduction de Paul, rectifia ses croquis. Le tout fut mis au net et on atteignit ainsi les premiers jours de mars, où il fut décidé qu’on rouvrirait le chantier.

CHAPITRE XXI

REPRISE DES TRAVAUX.—LA CHARPENTE

Vers la mi-mars, le temps étant beau, les travaux furent repris et il fallut donner les détails nécessaires à la confection des planchers et combles au charpentier, pour n’être point retardés. Paul comprenait plus vite les croquis donnés par le grand cousin, et il commençait à pouvoir se rendre utile. Puis il avait pris l’excellente habitude de demander des explications quand au premier abord il ne croyait pas pouvoir interpréter fidèlement un tracé sommaire; et le grand cousin ne marchandait pas les éclaircissements ou commentaires. Sa patience était inépuisable. Cependant chaque fois que Paul était embarrassé et ne savait résoudre une question difficile, avant de le mettre sur la voie, le grand cousin le laissait chercher pendant un temps raisonnable.

«Réfléchissez, lui disait-il, vous trouverez toujours une solution; si elle n’est pas la bonne, je viendrai à votre aide; mais il faut de vous-même trouver quelque chose. On ne saisit bien une solution donnée par celui qui sait, que quand on a tourné autour, qu’on a fait quelques efforts pour résoudre soi-même le problème posé. C’est un exercice préalable nécessaire, et qui dispose l’esprit à comprendre. Faites une coupe générale du bâtiment principal sur la salle de billard et le cabinet de votre beau-frère, c’est-à-dire une coupe transversale qui indiquera les murs, les planchers, les cheminées et les combles. Vous possédez à peu près tous les éléments nécessaires. Essayez de coordonner tout cela, afin de bien vous rendre compte de toutes les parties du bâtiment. Je ne prétends voir cette coupe que quand vous aurez terminé. Alors seulement je la corrigerai et cette correction vous profitera.»

Se servant donc des détails déjà tracés, Paul établit la coupe transversale, non sans peine; mais les charpentes du comble étaient singulièrement conçues, leur composition lui semblait difficile et compliquée. Il n’avait su comment fermer l’ouverture large réunissant la salle de billard au salon. Les lucarnes de combles lui causaient des embarras sérieux. Puis il avait beaucoup de peine à imaginer dans son esprit l’emmanchement de toutes ces parties. Quelque effort qu’il fît, il ne se représentait pas nettement la position de chaque chose. Il n’était pas satisfait; et il le dit franchement à son cousin.

«J’espère bien, répondit celui-ci, que vous n’êtes pas satisfait! Ce serait mauvais signe, car cela prouverait que vous n’avez pas beaucoup cherché. Vos murs sont bien à leur place suivant le profil que nous avons adopté. Mais les charpentes, les lucarnes!... tout cela ne pourrait tenir et manque de simplicité. Pourquoi tant de pièces de bois?... Vous êtes-vous rendu compte de leur utilité? Nous avons des murs, profitons-en. Pourquoi ne pas vous servir, pour porter en partie la charpente du comble, du mur qui sépare la salle de billard du cabinet de travail, d’autant que ce mur reçoit des tuyaux de cheminée qu’il faut nécessairement conduire au-dessus de la couverture? Vous n’avez pas songé aux cheminées; c’est une étourderie, car vous les voyez marquées sur les plans du rez-de-chaussée, du premier étage et des combles.

—J’y ai bien songé, répondit Paul, mais je n’ai su comment les faire passer.

—Alors vous ne les avez pas tracées, c’est un moyen d’éviter la difficulté; mais vous savez qu’il faut bien cependant qu’elles traversent le comble? Voilà ce que je n’admets pas; mettre de côté une question, ce n’est pas la résoudre. Allons, revoyons tout cela ensemble.»

Fig. 46.—Coupe générale de la maison. Fig. 46.—Coupe générale de la maison.

La coupe fut bientôt rectifiée (fig. 46), et le grand cousin ne manqua pas de la meubler des détails que devaient recevoir les pièces sur lesquelles la section était faite: ce qui plut fort à Paul qui voyait ainsi la salle de billard terminée, avec son ouverture sur le salon, le cabinet de son beau-frère avec ses portes; puis, au-dessus, la chambre à coucher de celui-ci, son cabinet de toilette et les deux chambres des combles. Ce tracé lui parut charmant; il lui semblait déjà qu’il entrait dans les pièces et qu’il jouissait de la surprise de sa sœur en examinant ces intérieurs. Il voulait montrer à l’instant même toutes ces jolies choses à Mme de Gandelau; mais le grand cousin l’engagea à prendre patience.

Fig. 47. Fig. 47.
Fig. 48. Fig. 48.

«Tout cela, lui dit-il, ne signifie rien, ce n’est qu’une image; il faudra donner les détails de ces boiseries, de ces arrangements intérieurs, et à l’étude il y aura beaucoup à revoir. Laissez un peu ces intérieurs et examinons la charpente des combles. Établissons-la en plan (fig. 47). Les murs A B sont les pignons qui doivent porter les pannes. Nous avons en C D deux murs de refend qui forment également pignons et recevront de même les pannes. Mais les espaces E C sont trop larges pour recevoir de E en C des pannes. Entre eux, nous comptons 6m,60c; or, les pannes ne doivent pas avoir plus de 4 mètres de portée si l’on veut éviter leur flexion. Il faut donc poser des fermes intermédiaires en G H, le long des jouées des lucarnes milieux I. Ainsi les pannes de A en G n’auront que 4 mètres de longueur, et nous pourrons les soulager par des liens du côté des pignons extrêmes. De K en L nous aurons des branches de noues à la pénétration des combles. Établissons d’abord les fermes G H (fig. 48). La hauteur entre planchers de l’étage du comble devra avoir 3 mètres. Nous poserons donc les deux jambes A sur deux semelles reliées par un tirant qui passera sous le parquet. Sur ces jambes, un entrait B; puis pour relier les jambes avec l’entrait, les moises C. À l’extrémité de cet entrait porteront les pannes D. Les arbalétriers E s’assembleront sur cet entrait et viendront saisir le poinçon F. Sous les secondes pannes H, il faudra placer des moises G, formant entrait retroussé. Le faîtage I portera sur ce poinçon avec liens en écharpe. Ces pannes porteront de l’autre bout sur les pignons. Ainsi pourrons-nous poser le chevronnage qui recevra la volige et l’ardoise. Ces pièces (entraits, entraits retroussés, arbalétriers), pourront passer à travers le mur longitudinal K recevant les tuyaux de cheminée et réciproquement, la charpente étayera ce mur et celui-ci soulagera et raidera la charpente. Pour le milieu du bâtiment, ayant les deux murs C D, il nous suffira de poser le faîtage L avec les deux liens-décharges M assemblés aux extrémités d’une filière N qui arrêtera leur écartement. Nous poserons au même niveau les filières a b (voir la fig. 47) qui recevront les faîtages O des combles en pénétration. Ces filières seront de même déchargées par des liens R. C’est sur ces faîtages O que viendront s’assembler les branches de noues S rabattues en S’. Le chevronnage sera ainsi bien établi partout, et nous n’aurons, relativement à la surface du bâtiment, que peu de bois à mettre en œuvre, puisque nous nous servons autant que possible des murs intérieurs. Les pignons nous permettent d’éviter les croupes difficiles à bien établir et à couvrir, et qui demandent beaucoup de bois. Reste le comble de l’escalier. Pour vous faire comprendre la manière de le construire, je vais vous en donner le tracé perspectif. Ce comble porte sur des murs qui s’élèvent au-dessus de la corniche du bâtiment, mais il pénètre le toit de ce bâtiment principal en X (voir la fig. 47). Vous observerez, en examinant le tracé (fig. 39), que les murs de l’escalier laissent un angle sans point d’appui, sur le vestibule. Il faudra donc porter l’arêtier du comble sur ce vide. À cet effet, nous placerons une fermette sur les deux têtes du mur, laquelle recevra l’about de cet arêtier postérieur V indiqué sur la figure 47. Cette disposition est visible dans le tracé perspectif (fig. 49), qui donne la tour carrée de l’escalier principal avec sa charpente. Nous élèverons le noyau barlong A de cet escalier jusqu’au niveau de la corniche. Nous poserons sur les murs les sablières B; puis des trois angles jusqu’au noyau, les semelles C. Sur les abouts assemblés à mi-bois de ces semelles, nous élèverons les deux poinçons D et les trois arêtiers E. Le pied des deux poinçons sera réuni par les moises F. Quant à l’arêtier postérieur G, il viendra s’assembler sur la face du poinçon de la fermette, ainsi que je vous le trace en G’; et pour que cette fermette ne soit pas poussée par cet arêtier, des moises H réuniront la tête du poinçon de la fermette au poinçon du comble D’. Sur les angles des arêtiers, en I, il faudra fixer des chantignolles pour poser les abouts K des pannes qui soulageront la portée des chevrons.

Fig. 49.—Comble du grand escalier. Fig. 49.—Comble du grand escalier.

«En L vous voyez le pignon qui doit se joindre au comble de l’escalier, et n’oubliez pas qu’il faut incruster, le long des murs contre lesquels se tracent les couvertures en pénétration, des filets M en pierre, qui forment solins[63] au-dessus de ces couvertures pour empêcher les eaux pluviales de passer entre l’ardoise et le mur. On fait le plus souvent ces solins en plâtre ou en mortier, sur la couverture même; mais celle-ci étant sujette à des mouvements, ces solins se décollent et il faut les refaire sans cesse. Incrustés dans la maçonnerie au-dessus des pentes de la couverture, ils recouvrent la jonction de l’ardoise ou de la tuile avec les murs et, étant indépendants, ils ne sont pas sujets à se dégrader par suite des mouvements de la charpente.

«Vous allez tracer ces charpentes à une échelle de 0m,02c pour mètre; je corrigerai vos dessins, et nous les donnerons au charpentier pour qu’il dispose ses bois le plus tôt possible. Nous indiquerons les grosseurs de ces bois. Ainsi, les arbalétriers devront avoir 0m,20c x 0m,18c les moises 0m,08c x 0m,18c, les poinçons 0m,18c x 0m,18c, l’entrait de même, les jambes 0m,20c x 0m,20c, les chevrons 0m,08c x 0m,10c. Les pannes 0m,20c x 0m,20c au maximum et sans aubier ni flâches.

—Qu’appelez-vous flâches?

—Ce sont les dépressions, les manques de matière qui apparaissent aux arêtes lorsqu’on équarrit des bois quelque peu tors, et qui laissent ainsi de l’aubier visible sur ces arêtes et même une concavité, ainsi que je vous le marque ici en A (fig. 50).

Fig. 50. Fig. 50.

Vous aurez le soin de ne pas tolérer les flâches dans les bois que le charpentier devra mettre en œuvre pour les combles et solives.

«En étudiant nos planchers, je vois que pour la salle de billard, pour la salle à manger et pour le salon, nous ferons sagement de poser dans chacune de ces pièces deux poutres pour recevoir les solives, en raison de la portée et des cloisons posées au-dessus de ces planchers. Vous vous rappelez que nous avons réservé cette question et que, dans le détail (fig. 42) et dans la coupe (fig. 46), nous avons admis la présence de ces poutres. Les solives, dans ces trois pièces, au lieu de porter d’un mur latéral à l’autre, porteront des murs-pignons sur ces poutres. Mais ces poutres prises dans les meilleurs chênes, finissent toujours par fléchir, ce qui est au moins très désagréable à l’œil. Nous les ferons donc chacune de deux pièces refendues, ainsi que je vous l’ai montré pour les poitraux, et, entre les deux pièces, nous intercalerons une lame de tôle. Cela nous permettra de nous servir de ces poutres comme de lambourdes et d’assembler les solives sur leurs faces, au lieu de les poser par-dessus, et par conséquent de ne pas avoir sous les plafonds une saillie trop prononcée. Ainsi (fig. 51), ayant deux pièces A de 0m,15c x 0m,30c, nous intercalerons une lame de tôle B de 0m,003mm d’épaisseur. Nous boulonnerons le tout ensemble de distance en distance, comme il est marqué en D, et, dans les embrèvements C, nous poserons les abouts des solives E. On clouera quelques plates-bandes en fer pour réunir ces abouts les uns aux autres, et nous obtiendrons de la sorte des planchers parfaitement rigides. Des corbeaux soulageront les portées des poutres qui n’entreront dans l’épaisseur des murs que de 0m,15c. Encore un détail à préparer pour le charpentier. Vous veillerez à ce que les bouts des poutres engagés dans la maçonnerie soient imprimés au minium, et que ces bouts soient enfermés dans une boîte de zinc nº 14 pour empêcher l’humidité des murs de pénétrer le fil du bois. Voilà de la besogne taillée, mettez tout cela au net; demain, quand j’aurai revu vos tracés, nous ferons venir Jean Godard et nous irons choisir les bois dans la réserve coupée de votre père.»

Fig. 51. Fig. 51.

En effet, le lendemain, Paul présenta ses dessins. Il fallut bien y faire d’assez nombreuses corrections, mais cependant le grand cousin le félicita. Paul se donnait de la peine, cherchait à bien comprendre, et s’il ne trouvait pas toujours les solutions les plus simples et les plus naturelles, au moins prouvait-il qu’il réfléchissait avant de rien mettre sur le papier.

Jean Godard appelé, les tracés lui furent présentés. Quelques explications lui furent données, après quoi le grand cousin lui demanda s’il n’avait pas quelques observations à faire. Jean Godard se grattait l’oreille et ne disait mot.

«Y a-t-il dans tout cela quelque chose que vous ne compreniez pas bien, ou qui vous paraisse défectueux? lui dit le grand cousin.

—Non point, monsieur l’architecte, mais voilà tout de même des planchers qui ne vont point suivant l’usance; ça sera difficile... nous n’avons pas l’habitude... et vous sentez... c’est pas de la charpenterie ordinaire.

—Ce qui veut dire qu’il faudra vous la payer plus cher que celle des planchers faits suivant votre méthode?

—Dame... vous sentez... il y a de la main-d’œuvre tout de même... tous ces bois-là, faut que ça soit lavé à la scie, raboté peut-être.

—Examinez bien, Jean. Il faut que les solives soient lavées à la scie sur deux faces seulement, les deux faces vues; or, toutes les solives ordinaires sont prises dans des sciages. Si nous vous demandions de fournir le bois, vous pourriez prétendre que vous ne trouveriez pas des solives disposées ainsi; mais il s’agit de prendre dans des bois qui sont à nous. Si ce sont des bois de brin, il suffira que vous laviez deux faces ainsi (fig. 52); il m’importe peu que vous laissiez équarries grossièrement et seulement purgées d’aubier les faces A. Si vous prenez vos solives dans de gros bois (fig. 53), vous n’aurez qu’à les fendre à la scie comme je le trace ici en B. Mais je préfère prendre des bois de brin parce qu’ils ne tirent pas à cœur comme le feront nécessairement ceux refendus en quatre; et je crois que nous aurons assez des premiers pour n’être point contraints d’employer ce dernier moyen. Nous n’aurons donc à vous payer que les sciages de deux faces comme pour les solives que vous employez habituellement. Quant aux poutres, elles ne seront de même lavées à la scie que sur deux faces, car, si nous les prenons dans un seul brin, nous mettrons les deux sciages en dehors (fig. 54), et la feuille de tôle étant interposée en D, par-dessous, nous rapporterons une planche moulurée C pour masquer la jonction et les flâches s’il y en a. Pour les embrèvements triangulaires à faire en E, ils sont moins difficiles à façonner que ne le sont des mortaises et, les solives portant en plein, n’ont pas de tenons. Il en est de même pour les lambourdes qui, le long des murs, reçoivent les abouts des solives et remplacent les corniches... Eh bien, qu’en dites-vous?

Fig. 52. Fig. 52.
Fig. 53. Fig. 53.

—Dame... c’est pas toujours du plancher comme partout.

Fig. 54. Fig. 54.

—Qu’est-ce que cela fait, s’ils ne vous donnent pas plus de mal à établir? Nous tiendrons attachement du temps que vous passerez, puisque nous fournissons le bois, et, par conséquent, vous êtes assurés de ne rien perdre. Rendez-vous bien compte, et, si vous le voulez, nous pourrons faire un marché. Nous vous payerons la façon au mètre cube comme pour des planchers ordinaires, ou bien nous tiendrons attachement du temps employé en main-d’œuvre et nous vous payerons ce temps... Choisissez!»

Jean Godard tourna longtemps son chapeau, regarda les feuilles de papier dans tous les sens, se gratta derechef l’oreille droite, puis la gauche, et, après une bonne demi-heure, déclara qu’il consentait à ce qu’on lui payât la façon de ces planchers au prix des planchers ordinaires, en raison du cube mis en œuvre.—«Et vous avez raison, dit le grand cousin; car si vous dirigez bien votre travail, si vous ne faites pas de fausses manœuvres, vous gagnerez plus à ce marché que si nous vous payions en régie, par la raison que, pour établir ces sortes de planchers, à cube égal, il y a moins de main-d’œuvre que dans ceux que vous faites habituellement, surtout en ce pays-ci.» Jean Godard demanda cependant qu’il lui fût accordé une plus-value pour les lambourdes destinées à remplacer les scellements bruts dans les murs. «Soit, dit le grand cousin; nous faisons l’économie des corniches en plâtre, il est juste que nous vous en tenions compte.» Il fut donc résolu qu’on payerait à part la façon des lambourdes, c’est-à-dire leurs embrèvements et chanfreins.

Fig. 55. Fig. 55.

Dès le lendemain, quatre lames de scies étaient en mouvement pour débiter les bois mis en réserve. Le chantier avait repris toute son activité. Restait, pour la maçonnerie, un détail de lucarne à fournir et qui fut bientôt fait (fig. 55), puis le passage des tuyaux de cheminée.

Le grand cousin, en donnant à Paul le détail des lucarnes, coupe A et face extérieure B, attira son attention sur leur construction. Montées sur un bahut de 0m,50c d’épaisseur, elles devaient se composer de deux piédroits, en trois assises chacun. Les deux premières assises conserveraient un filet C, destiné à recouvrir l’ardoise de la couverture et à former solins. Sur ces deux jambages porteraient le linteau et deux pierres faisant corbelets. Deux morceaux, sur ce linteau, recevraient les petits gâbles latéraux et composeraient les jambages de l’ouverture supérieure destinée à donner de l’air dans les greniers. Le couronnement serait fait en deux assises, avec fleuron de terminaison. La coupe indiquait comment les glacis des rampants formeraient solins sur les petits combles de ces lucarnes par derrière et mouchette sur la face, pour empêcher l’eau de pluie de couler le long des parements.

CHAPITRE XXII

LA FUMISTERIE

«Pourquoi, demanda Paul au grand cousin, les cheminées fument-elles?

—Vous voulez me demander plutôt, répondit celui-ci, pourquoi certaines cheminées fument? Beaucoup de causes contribuent à faire fumer les cheminées, tandis qu’il n’est qu’une condition pour qu’elles ne fument pas. C’est donc à remplir cette condition qu’il faut s’attacher. Or, voici cette condition: tuyau de fumée proportionné au foyer et alimentation de celui-ci par une quantité d’air proportionnée à la combustion. Si le tuyau est trop étroit pour la quantité de fumée que donne la combustion, cette fumée ne s’élève pas assez facilement, sa marche ascensionnelle est ralentie par le frottement et, le débit étant insuffisant pour la production, il y a débordement de fumée en dehors de la cheminée. On active la combustion et, par suite, l’élévation de la fumée par un courant d’air extérieur qui vient frapper le bois ou le charbon. Le feu bien allumé chauffe la colonne d’air qui remplit la cheminée, et plus cette colonne est échauffée, plus l’air est léger et plus il tend à monter.

«C’est ce qui fait que dans certaines cheminées mal établies, il faut un certain temps pour que la fumée prenne son cours, c’est-à-dire qu’il faut que la colonne d’air soit échauffée. Et, en attendant qu’elle le soit, la fumée passe non dans le tuyau, mais dans la pièce: alors on ouvre une fenêtre pour alimenter d’air le foyer, celui-ci s’allume, chauffe le tuyau et la fumée prend son cours. C’est pourquoi aussi toutes les cheminées neuves fument. Les tuyaux en maçonnerie sont humides, froids, l’air qu’ils contiennent est lourd; il faut un certain temps pour l’alléger, le pénétrer de calorique.

«Au lieu d’ouvrir une fenêtre pour activer le feu (ce qui est un moyen passablement primitif), on établit pour chaque foyer une ventouse, c’est-à-dire qu’on lui donne un canal par lequel l’air extérieur vient frapper le combustible dès que se développe la moindre chaleur, comme celle, par exemple, d’un morceau de papier allumé. Aussitôt cet air extérieur est appelé pour remplir le vide que produit le commencement de combustion, et il active le feu en apportant son oxygène. Plus le feu s’anime, plus le courant d’air est rapide; plus cet air arrive rapidement, plus le bois ou le charbon brûle vivement. La ventouse est pour une cheminée ce qu’est pour un feu de forge le soufflet. Mais il n’en faut pas moins que la ventouse, aussi bien que le tuyau de fumée, soient en rapport avec le foyer. Si le tuyau de fumée est trop étroit, il y a engorgement de fumée; celle-ci déborde. S’il est trop large, il ne s’échauffe pas bien également; puis les courants d’air extérieurs, les vents exercent une pression à son orifice supérieur qui neutralise l’action de tirage; la fumée rabat. Si la ventouse est trop étroite pour l’étendue du foyer, elle n’amène pas la quantité d’air nécessaire à la combustion; le feu est languissant, il chauffe incomplètement, et la fumée tiède ne monte pas assez vite. Si cette ventouse est trop large, ou elle amène un volume d’air trop considérable dont l’oxygène n’est employé qu’incomplètement: alors une partie de l’air froid passe dans le tuyau de fumée et n’active pas le tirage; ou, s’il y a des changements de température, la ventouse attire l’air de la cheminée au lieu d’apporter celui du dehors. Il y a renversement, et la cheminée fume horriblement.»

C’était le soir, après dîner, devant l’âtre que le grand cousin développait cette théorie. «Cela me paraît simple, dit Mme de Gandelau; mais alors pourquoi donc la cheminée de ma chambre, que j’ai maintes fois fait retoucher, fume-t-elle à certains jours?

—Parce que votre chambre, madame, est située dans l’aile neuve de la maison dont les combles sont plus bas que ceux du vieux corps de logis. On n’a pu monter le tuyau de fumée assez haut pour qu’il dépassât les faîtages des combles de l’ancien bâtiment, car cette cheminée isolée n’eût pas résisté aux bourrasques. Quand le vent vient de votre côté, il trouve l’obstacle que lui oppose la bâtisse plus élevée, il rebondit: il y a remous et, en tourbillonnant sur lui-même, il s’engouffre dans le tuyau de votre cheminée, ou tout au moins fait obstacle, par moments, au passage de la fumée. Dans ce cas il faut bifurquer les tuyaux; la pression du vent ne s’exerçant jamais également sur les deux orifices, l’air en s’engouffrant dans l’un, fait passer violemment la fumée par l’autre. Je ne connais pas d’autre moyen; je vous l’ai déjà proposé, mais vous avez trouvé, non sans raison, que ces tuyaux qui semblent lever deux bras désespérés vers le ciel, seraient forts laids, et vous vous êtes résignée à être enfumée quand souffle une forte bourrasque de l’ouest.

—Le fumiste a cependant posé un tuyau de tôle avec un chapeau tournant... ce qu’il appelle, je crois, une gueule de loup; il m’avait assuré que cela marcherait à merveille, mais c’était pire qu’avant.

—Sans doute, quand il y a remous de vent, tourbillons, par suite d’un obstacle, comme ici, cette gueule de loup s’affole, tourne en tous sens et, dans ses mouvements brusques, elle présente parfois, ne fût-ce qu’une seconde, sa bouche à la bourrasque. Cette bouche remplit alors l’office d’un entonnoir, et l’air, se précipitant dans le tuyau, renvoie la fumée par bouffées jusqu’au milieu de la chambre.

—C’est bien cela; vous croyez donc qu’il faudra accepter ces deux affreux tuyaux?

—Assurément. Il y a des villes, voisines de montagnes, dont toutes les maisons, si hautes qu’elles soient, se trouvent dans ces conditions. Genève par exemple, bâtie entre le Salève et le Jura, est dominée, bien qu’à grande distance, par ces montagnes. Les vents violents qui régnent parfois sur le lac s’engouffrent entre ces deux chaînes, tourbillonnent, ressautent, poussent des rafales en tous sens, si bien que les Genevois sont obligés de couronner leurs cheminées par ces tuyaux doubles, qui de loin présentent l’aspect d’une forêt d’anciens télégraphes.

—J’espère bien que vous établirez les cheminées dans la nouvelle maison, de façon qu’elles ne fument pas. Vous savez que Marie prendrait fort mal la chose.

—Nous ferons en sorte; d’abord les conditions locales sont bonnes; nous ne sommes pas dominés, nous n’avons pas à craindre les remous du vent; le long du plateau sur lequel nous bâtissons, les brises sont régulières; puis nous n’avons que des couvertures simples, hautes, et tous les tuyaux dépassent le faîtage. Nous établirons ces tuyaux en briques avec de bonnes sections. Rien ne nous force à les dévier sensiblement; ils s’élèvent verticalement ou peu s’en faut. Puis enfin, nous aurons un système de ventouses établi depuis le sous-sol, au frais; car il faut encore faire attention à ceci; quand des ventouses sont, par exemple, ouvertes au midi, il arrive que l’air qu’elles reçoivent du dehors, même pendant l’hiver, est plus chaud que celui de la pièce où on allume du feu; alors la ventouse attire la fumée, qui rabat dans la pièce. Tout au moins ne peut-on allumer le feu. Le bois noircit et ne brûle pas.

«On emploie beaucoup à Paris maintenant le tuyau unique de fumée pour plusieurs foyers placés l’un sur l’autre et, parallèlement, un tuyau de ventilation qui dirige un embranchement sur chacun de ces foyers. Cela est bon surtout dans les maisons où l’on pose jusqu’à cinq foyers les uns au-dessus des autres, en ce qu’on évite ainsi d’affaiblir considérablement les murs par la quantité de tuyaux juxtaposés. Les foyers s’attirent réciproquement et ce système ne donne pas de fumée dans les pièces. Faut-il que ces tuyaux aient une section proportionnée à tous les foyers, c’est-à-dire qu’ils aient environ, pour cinq cheminées ordinaires superposées, une section de 0m,16c superficiels, soit un carré de 0m,40c de côtés. Mais ici, où nous n’avons que trois étages et de la place, je préfère adapter les tuyaux particuliers à chaque cheminée; d’autant qu’avec le système à tuyau unique il est nécessaire que toutes les cheminées soient allumées: ce qui a toujours lieu dans une grande ville. Faute de ce, il arrive, dans les changements brusques de température, que la fumée passe dans un foyer supérieur ou inférieur au lieu de suivre la colonne verticale. On remédie à cet inconvénient, qui n’est d’ailleurs qu’accidentel, par des trappes bien établies.

—Mais, dit Paul, est-ce que cet air froid des ventouses ne refroidit pas les pièces?

—Cet air froid arrive dans le foyer même, non dans la pièce; il est évident que si l’on ne fait pas de feu, cette ventouse donne de l’air froid qui contribue à abaisser la température d’une pièce; on peut la fermer par une trappe. Mais retenez bien ceci: pour faire du feu, pour brûler du bois ou du charbon ou quoi que ce soit, il faut de l’oxygène, vous avez appris cela dans vos cours de chimie et de physique; donc il faut de l’air; sans air, pas de feu. Autrefois on ne se donnait pas la peine d’établir des ventouses pour les foyers, parce que l’air arrivait dans les pièces par les dessous de portes, par des fenêtres mal fermées, et aussi parce que les pièces, étant très vastes, contenaient un cube d’air assez considérable pour alimenter longtemps un foyer. Puis, disons-le, les cheminées de nos aïeux fumaient passablement. Aujourd’hui nous sommes plus délicats, nous voulons des pièces peu étendues, bien fermées, nous redoutons les courants d’air; c’est bien, mais la cheminée en exige un, courant d’air, sans quoi son combustible ne brûle pas et ne vous chauffe pas. Il est évident que cette colonne d’air froid que vous appelez pour activer la combustion entraîne, en s’élevant dans le tuyau de fumée, une quantité notable de chaleur. Aussi a-t-on inventé plusieurs systèmes pour faire que cet air chauffé ne s’en aille pas rapidement. On le fait tourner dans des tuyaux, on le force à séjourner le plus longtemps possible, ou du moins à laisser, sur les parois des couloirs nombreux qu’il parcourt, une partie du calorique qu’il a absorbé. Ces couloirs chauffent à leur tour une cavité, une chambre qui les enveloppe et qui est aussi alimentée d’air. Cet air, dilaté par la chaleur, tend à s’extravaser. On lui ouvre des issues, qui sont les bouches de chaleur.

«C’est là le principe des calorifères.

—À propos de calorifère, dit Mme de Gandelau, vous comptez en établir un dans la nouvelle maison?

—Certainement; sa place est marquée dans le plan des caves au-dessous du vestibule et son tuyau de fumée passe dans l’angle intérieur du grand escalier. Un calorifère est indispensable dans une maison de campagne, surtout lorsqu’on n’y habite pas tout l’hiver. C’est le moyen d’éviter de nombreuses détériorations. Il suffit, pendant la saison humide et froide, de chauffer une ou deux fois par semaine pour entretenir les intérieurs bien secs.

—Est-ce que vous ne pensez pas que la chaleur des calorifères est malsaine?

—L’air chaud émis par les calorifères est malsain parce qu’en se chauffant, il a perdu une partie de son oxygène, et que l’oxygène nous est aussi nécessaire pour vivre qu’il est nécessaire aux matières combustibles pour brûler. On évite une partie des accidents causés sur l’économie animale par l’air désoxygéné en le faisant passer, au sortir du récipient de chauffe, sur des bassins remplis d’eau, mais ce moyen est un palliatif et on perd ainsi une partie de la chaleur. On peut aussi adopter les calorifères à la vapeur qui n’ont pas les inconvénients que je vous signale. Mais leur établissement est plus dispendieux.

«Je ne considère les calorifères à air chaud bons que pour chauffer des pièces où on ne séjourne pas, des vestibules, des escaliers, des galeries; mais si l’on établit des bouches dans les salons, les salles à manger et les chambres à coucher, il faut se garder de les ouvrir pendant l’habitation. Ne les ouvrez que pour sécher les intérieurs lorsque vous vous absentez; après quoi, ouvrez les fenêtres et fermez les bouches de chaleur en même temps que vous fermerez les fenêtres.

—Et les bains, comment les chaufferez-vous?

—Au moyen d’une chaudière disposée près du calorifère, avec colonne d’ascension jusqu’aux cabinets de bain du premier étage qui sont presque au-dessus du foyer.

—Vous avez aussi des bains pour les gens?

—Oui, au-dessous du fournil et de la buanderie, en sous-sol.

—Je vois que vous avez tout prévu... Voilà une conversation, à propos de fumisterie, que tu feras bien de résumer dans tes notes, Paul!

—Ainsi ferai-je, mère.»

CHAPITRE XXIII

CANTINE

Malgré les derniers désastres, la vie semblait revenir comme par enchantement dans les villes et campagnes. Partout chacun se remettait au travail pour réparer le temps perdu. Si l’on conservait le souvenir ineffaçable des malheurs qui avaient failli tarir toutes les sources de richesses en France, un instinct patriotique faisait redoubler d’efforts pour réparer tant de ruines sans se livrer à de vaines récriminations. Tous ceux qui parcoururent la France pendant ces mois de février et de mars 1871 pouvaient comparer le pays à l’une de ces fourmilières qu’un maladroit a bouleversées du pied. Ces merveilleux insectes n’emploient pas leur temps alors à se lamenter; ils se mettent aussitôt à l’œuvre, et si vous repassez le lendemain, les traces du cataclysme qui a failli détruire la colonie ont disparu.

Mais dans les derniers jours de mars, les journaux apportèrent au château les nouvelles désastreuses de Paris. M. de Gandelau avait songé à renvoyer son fils au lycée. Bien qu’il lui fût démontré que Paul ne perdait pas son temps, il lui semblait fâcheux d’interrompre pendant plus longtemps ses études classiques. Les dernières nouvelles ne permettaient pas à M. de Gandelau d’hésiter. Paul continuerait à travailler avec son cousin qui, de son côté, se décidait à séjourner au château en attendant les événements.

M. de Gandelau, aimé et respecté dans tout le voisinage, n’avait, en ce qui le concernait, aucune inquiétude. Quelques mauvaises figures s’étaient présentées dans les villages des environs, mais, pour ces émissaires, il n’y avait rien à faire; aussi disparurent-ils bientôt. Le père Branchu et Jean Godard étaient venus au château déclarer à M. de Gandelau, que les ouvriers le suppliaient de ne pas suspendre les travaux, et qu’ils consentiraient, si l’argent manquait, à attendre de meilleurs jours. Ils ne demandaient, pour l’instant, que la soupe et du pain. En effet, M. de Gandelau, ayant fait de grands sacrifices pendant la guerre, ne disposait pas en ce moment de sommes assez rondes pour pouvoir faire des payes régulières en raison de l’activité donnée aux travaux. Il pouvait tout au plus faire face aux dépenses des fournitures. Il fut donc décidé qu’on établirait une cantine près du chantier, que M. de Gandelau fournirait la farine, le bois, de la viande deux fois par semaine, des légumes, du lard, et que chaque ouvrier recevrait autant de portions que sa famille et lui en exigeraient pour vivre. Chaque portion fut évaluée au prix coûtant, et le surplus serait payé en argent plus tard d’après les rôles bien établis et contrôlés. Une demi-douzaine d’ouvriers qui n’étaient pas de la contrée n’acceptèrent pas cet arrangement et quittèrent le chantier. Les autres, ayant pleine confiance en la loyauté de M. de Gandelau, souscrivirent à ce marché, d’autant plus qu’ils voyaient ainsi en perspective les résultats d’économies forcées: une épargne. Paul fut chargé de ce nouveau détail, et de cumuler les fonctions d’inspecteur avec celles de pourvoyeur. Son cousin le mit au courant de la comptabilité qu’il devait tenir, afin que tous les intérêts fussent sauvegardés.

Fier de ce nouvel emploi, il s’en acquittait bien. Levé à cinq heures du matin, monté sur son poney, on le voyait courir du château au moulin, du moulin au village voisin, du village au chantier; chaque soir il rendait compte à son père des livraisons du jour et à son cousin des attachements pris sur le tas.

Cette existence fortifiait son corps; la responsabilité dont il se voyait chargé mûrissait son esprit. Vers la fin de mai on aurait eu de la peine à reconnaître en ce jeune homme robuste, sérieux, attentif, le petit collégien désœuvré du mois d’août précédent.

Un matin, le grand cousin lui dit: «Il vous faudra aller à Châteauroux, car nous n’avons pas ici de menuisiers capables d’exécuter nos travaux. Je vous donnerai un mot pour un bon entrepreneur de menuiserie résidant en cette ville, vous vous entendrez avec lui, mais il faut d’abord que nos détails soient prêts.»

CHAPITRE XXIV

LA MENUISERIE

«Tous les détails de la menuiserie, continua le grand cousin, devraient être donnés avant de commencer la construction d’une maison, car la première condition d’une œuvre de menuiserie est de choisir les bois et de n’employer que ceux qui sont bien secs et débités depuis plusieurs années. Nous sommes pris de court et nous n’avons pu nous occuper de cette partie importante de notre construction. Heureusement je connais à Châteauroux un menuisier qui possède des bois en magasin, qui en est avare et ne les emploie qu’à bon escient; j’obtiendrai de lui de nous les fournir. Votre père lui a rendu quelques services; il ne fera donc pas, je pense, de difficultés pour prendre dans ses magasins les bois secs et de bonne qualité qu’il réserve avec un soin jaloux pour les bonnes occasions.

«Mais s’il est nécessaire de n’employer, dans les œuvres de menuiserie, que des bois sans défauts et bien secs, il ne l’est pas moins de combiner ces sortes d’ouvrages en raison de la nature des matériaux et de ne pas sortir des conditions qu’ils imposent. Les bois sont débités suivant certaines dimensions données par l’usage et la grosseur des arbres. Ainsi, par exemple, une planche n’a en largeur que de 0m,20c à 0m,25c (8 pouces anciens), parce que les arbres propres à la menuiserie n’ont guère plus que ce diamètre, aubier déduit; donc, si l’on fait des panneaux, il est sage de ne leur pas donner plus de 0m,20c à 0m,25c de largeur, afin de les prendre dans une planche. Si, pour faire un panneau, on assemble deux ou plusieurs planches, celles-ci, en séchant, se disjoindront et laisseront voir entre elles un intervalle; tandis qu’en donnant seulement à chaque panneau la largeur d’une planche, en admettant que celle-ci subisse un retrait, ce retrait se produit dans la languette et il n’y a pas disjonction. Faut-il toutefois que ces languettes soient assez larges pour qu’elles puissent subir le retrait sans sortir de la feuillure. Vous allez mieux comprendre tout à l’heure.

«Dans le dernier siècle, on a fait beaucoup de portes à grands cadres, c’est-à-dire dont les panneaux, encadrés par des moulures, ont une largeur de 0m,40c à 0m,50c; c’était la mode. Mais on n’employait alors que des bois très secs, coupés et débités depuis un grand nombre d’années, et ces panneaux, faits de deux planches assemblées ou simplement jointives, ne subissaient pas de retraits. Vous voyez des portes ainsi faites dans le salon de votre père, et il n’en est qu’une dont le panneau se soit ouvert. Aujourd’hui, pour or ou argent, on ne trouve plus de ces bois; il faut donc en prendre son parti et renoncer à ces larges panneaux. Ou, si on veut absolument en faire, faut-il les prendre dans du bois blanc, dans du grisard qui est une sorte de peuplier, parce que ce bois sèche vite, ne se fend pas, ne coffine pas, ce qui veut dire qu’il ne se courbe pas en travers du fil. Mais le grisard est un bois tendre qui se pique des vers assez facilement, surtout à la campagne. Tenons-nous-en donc au chêne et combinons nos portes de telle sorte que les panneaux n’aient que 0m,20c environ de largeur. Nous avons des portes à deux battants et des portes à un battant. Celles à deux battants ont 1m,20c de largeur; celles à un battant 0m,80c à 1m,00. Leur hauteur varie entre 2m,10c et 2m,20c; car il est fort inutile de leur donner plus, puisqu’on ne se promène pas dans les appartements avec des croix et bannières et que la taille humaine ne dépasse guère 1m,80c. Les trop hautes portes ont bien des inconvénients; elles sont sujettes à voiler, elles se ferment difficilement, et, s’il fait froid, chaque fois qu’on les ouvre, elles laissent pénétrer dans les intérieurs un cube considérable d’air humide et glacial qui refroidit d’autant les pièces habitées.

Fig. 56. Fig. 56.

«Commençons donc par tracer une porte à deux battants. Nous ferons les bâtis et traverses de cette porte en bois de 0m,04c d’épaisseur (ancien 2 pouces). On appelle bâtis (fig. 56), les pièces d’encadrement, battements[64] ou battants, les pièces A; traverses, les pièces horizontales intermédiaires; chaque montant aura 0m,11c de largeur, les petits montants intermédiaires, 0m,05c. Chaque vantail, en déduisant 0m,015mm pour la feuillure milieu, aura donc 0m,595mm puisque la porte doit avoir en largeur 1m,20c; déduisant 0m,11c + 0m,05c + 0m,095mm pour les trois montants, total: 0m,255mm, il reste pour les deux panneaux 0m,34c, et pour chacun d’eux 0m,17c. Il faut poser la traverse de façon que son axe soit à 1m,00 au-dessus du sol; car c’est sur cette traverse que se pose la serrure, et il est nécessaire de donner à cette traverse 0m,15c de large, afin que, déduction faite des moulures, soit 0m,05c, il reste encore 0m,10c pour la place de cette serrure dont la boîte a généralement 0m,08c à 0m,10c de largeur. Ces sortes de portes sont dites: à panneaux de glaces; tous les assemblages étant faits d’équerre, sans onglets, les panneaux étant étroits, ces portes ne jouent pas et se maintiennent parfaitement.

Fig. 57. Fig. 57.

Voici le détail de ces assemblages (fig. 57): soit A le jambage en maçonnerie de la baie; on pose un dormant B scellé à l’aide de pattes à ce jambage. C’est sur lui que sont fixées à l’aide de vis les paumelles C sur lesquelles roulent les vantaux. D est le bâti; EE les battants; F le montant intermédiaire; G les panneaux avec leurs languettes embrevées. Les chambranles H forment feuillure autour du bâti. On rapporte le long de la feuillure des battants les moulures I destinées à donner à cette feuillure plus de résistance et à présenter un arrondi qui n’écorche pas les mains ou n’éraille pas les vêtements. En K, je vous indique la traverse haute avec son tenon L entrant dans une mortaise en M qui doit traverser le battant. Au droit de l’assemblage du montant intermédiaire N, la moulure O est coupée d’équerre pour laisser passer la tête de ce montant, dont le tenon P entre dans une mortaise R. En S, vous voyez les feuillures dans lesquelles viennent s’embrever les languettes T des panneaux, lesquels sont renforcés à une certaine distance de ces languettes, comme vous le voyez en V, de telle sorte que leur épaisseur soit de 0m,022mm. Vous observerez que les chanfreins X des montants s’arrêtent au-dessous des assemblages pour laisser au bois toute sa force au droit de ceux-ci. Pour des portes de cette dimension, il nous faudra trois paumelles par vantail.

«Cet aperçu vous donne la clef de toute la menuiserie de bâtiment ordinaire et bonne. La règle est simple, ne jamais affaiblir les bois au droit des assemblages, faire toujours ceux-ci d’équerre et ne pas dépasser les dimensions données par les bois débites.

Fig. 58. Fig. 58.

«Nos portes à un vantail seront établies d’après ce système. Il nous reste à nous occuper des croisées. Nous suivrons le même principe, c’est-à-dire que nous éviterons les assemblages défectueux d’onglet, que tous ces assemblages seront d’équerre. Voici (fig. 58) une de ces croisées qui se composent d’un dormant A scellé dans la feuillure de maçonnerie B et d’un châssis à deux battants. L’épaisseur des bois de ce châssis sera de 0m,04c et les montants de battements se réuniront à gueule de loup. Pour éviter la pose de verres d’une trop grande dimension, ou la nécessité de poser des glaces, nous diviserons les battants par un petit bois C. Les détails de ces châssis de croisée vous seront nécessaires; je vous les présente tracés par la figure 59.

Fig. 59. Fig. 59.

«En A, j’ai marqué la feuillure du tableau de la fenêtre; en B, le dormant; en C, l’un des montants qui entre par une languette dans le dormant pour arrêter le passage de l’air; en D, le montant du battement de droite avec sa gueule de loup et le battement E de gauche. C’est sur le renfort interne F que l’on pose la crémone. Le détail G vous donne le profil de la traverse d’appui du dormant et celui de H de la traverse basse des châssis de croisée avec son jet-d’eau[65] destiné à empêcher l’eau de pluie ou de neige de pénétrer dans l’intérieur. Mais comme il arrive que, malgré cette précaution, la pluie violemment poussée par le vent atteint la feuillure et est chassée à l’intérieur, il faut ménager dans cette feuillure un petit canal a avec deux exutoires, pour que l’eau ne puisse se répandre sur la paroi interne de l’allége I. Afin de masquer la jonction de la traverse d’appui de bois avec l’appui de pierre, nous rapporterons la cymaise K. En L, je vous marque l’assemblage de la traverse basse du châssis avec le montant, et en M, celui de petit bois avec ce même montant. Vous remarquerez en O les feuillures externes pour recevoir le verre et les chanfreins P avec arrêts à l’intérieur pour laisser aux assemblages toute leur force. Outre les trois paumelles nécessaires à chaque vantail, il faut compter des équerres entaillées hautes et basses pour empêcher les châssis de donner du nez, c’est-à-dire de fatiguer les assemblages et de peser sur le milieu de la croisée, car le verre ne peut remplir l’office des panneaux de porte qui raidissent les bâtis. Au contraire, par son poids, le verre tend à déformer ces châssis.

«Vous allez donc, mon cher Paul, vous mettre à ces détails, je rectifierai vos tracés; puis, muni de ces dessins, vous irez à Châteauroux et vous soumettrez tout cela à l’entrepreneur de menuiserie qui fera ses prix. Vous compléterez les dessins par des explications en retenant bien ce que je vous ai dit et vous rapporterez les propositions de votre entrepreneur. Je vous adresserai d’ailleurs à Châteauroux à un ingénieur de mes amis chez lequel vous serez reçu comme un parent et qui pourra compléter les renseignements qui vous manquent.»

Mme de Gandelau eut quelque peine à consentir au voyage de Paul; mais, sur les assurances que l’ami du grand cousin serait prévenu et qu’il serait à la gare pour recevoir le futur architecte, que celui-ci séjournerait au milieu d’une famille heureuse de le recevoir, la permission fut accordée. D’ailleurs le voyage ne serait que de trois ou quatre jours et Châteauroux est à quatre-vingts kilomètres de la propriété de M. de Gandelau.

CHAPITRE XXV

DES NOUVELLES CONNAISSANCES ACQUISES PAR M. PAUL PENDANT SON VOYAGE

Paul en savait assez déjà pour redouter un peu de se trouver seul chargé d’une mission qu’il considérait comme passablement importante. Il eût été fort simple d’écrire à l’entrepreneur de menuiserie de venir au château, mais le grand cousin avait demandé à M. de Gandelau d’envoyer Paul le trouver, afin de mettre à l’épreuve son inspecteur et savoir comment il se tirerait d’affaire. Le grand cousin avait amplement donné ses instructions, les avait fait répéter plusieurs fois; Paul avait pris note des points importants. Il était muni des plans pour donner le nombre des baies, les mains des portes, les surfaces des parquets, les développements des lambris, des cimaises, des plinthes, etc.

En arrivant à Châteauroux, vers dix heures du matin, Paul trouva en effet l’ingénieur, M. Victorien, l’ami du grand cousin, qui l’attendait à la gare.

M. Victorien était un homme jeune encore, bien que ses cheveux coupés en brosse fussent grisonnants. Un teint basané, l’œil clair, le nez aquilin, donnaient à sa physionomie un certain air martial qui plut tout d’abord à notre apprenti architecte. Une lettre du grand cousin l’avait informé des circonstances qui faisaient que Paul s’adonnait depuis six mois à la bâtisse; M. Victorien connaissait un peu M. de Gandelau et professait pour son caractère une estime particulière. Il n’en fallait pas tant pour qu’il reçût le voyageur comme un jeune frère. Mme Victorien, petite femme brune et rondelette, qui semblait être l’antithèse de son mari, grand et sec, ne trouvait rien d’assez bon pour son hôte. À déjeuner, Paul eut à répondre à toutes les questions qui lui furent adressées... Comment on avait supporté au château les épreuves dernières,... ce qu’était la maison nouvelle,... si elle était avancée... combien on y employait d’ouvriers... comment se faisaient les travaux? Paul répondit du mieux qu’il put et se hasarda même à faire quelques croquis pour expliquer à ses hôtes et la situation de la maison neuve et son degré d’avancement.

«Mais, lui dit M. Victorien, je vois que vous avez profité des leçons de votre cousin, l’homme de ma connaissance qui fait le plus rapidement un croquis explicatif.»

Ce compliment encouragea Paul, qui raconta comment s’était faite jusqu’à ce jour son éducation d’architecte.

«Nous avons tout le temps demain d’aller voir votre menuisier; si vous voulez, vous m’accompagnerez sur des travaux d’éclusage que je fais faire à deux lieues d’ici. Cela pourra vous intéresser.»

Paul s’empressa d’accepter, bien que Mme Victorien se récriât et prétendît que son jeune hôte devait être fatigué, qu’il fallait le laisser reposer; qu’il s’était levé de grand matin, etc.

«Allons donc! dit M. Victorien: fatigué... à son âge, avec cette mine, et parce qu’il est resté deux heures assis dans un wagon? Prépare-nous un bon dîner pour notre retour vers sept heures et tu verras si notre ami n’y fait pas honneur. Ne nous a-t-il pas dit, d’ailleurs, qu’il était à cinq heures sur pied chaque matin et qu’il courait tout le jour? Partons!»

Un petit char à bancs entraîna bientôt nos deux compagnons loin de la ville.

«Ainsi donc, dit M. Victorien à la première côte, votre cousin n’a pas été autrement fatigué de sa courte campagne. Je ne l’ai vu qu’un instant lorsqu’il est passé ici avec son corps... C’est un homme énergique, mais je sais qu’il ne se ménage pas toujours assez... Comme il s’explique clairement... n’est-ce pas?... Il y a plaisir à prendre de lui des leçons. Nous avons été camarades, et il a hésité quelque temps s’il se ferait architecte ou ingénieur civil. Il était capable d’être l’un ou l’autre.

—Quelle est donc la différence entre un architecte et un ingénieur? hasarda Paul.

—Diable, vous me faites là une question à laquelle il est difficile de répondre... Laissez-moi vous dire un apologue.

«Il y avait autrefois deux petits jumeaux qui se ressemblaient si bien que leur mère les confondait. Non seulement ils avaient les mêmes traits, la même taille, la même démarche, mais aussi les mêmes goûts et les mêmes aptitudes. Il fallait travailler de ses mains, car les parents étaient pauvres. Tous deux se firent maçons. Ils devinrent habiles, et ce qu’ils faisaient, chacun, était également bien. Le père, qui était un esprit étroit, pensa que ces quatre mains qui travaillaient aux mêmes ouvrages avec une égale perfection, produiraient davantage et mieux encore en divisant le travail par paires de mains. Donc, à l’une des paires il dit: «Vous, vous ne ferez que les travaux au-dessous du sol;» à l’autre: «Vous ne ferez que les travaux au-dessus du sol.» Les frères pensèrent que cela n’avait guère de sens, puisqu’ils s’aidaient aussi bien dans un cas que dans l’autre; mais comme ils étaient enfants soumis, ils obéirent. Seulement, ces ouvriers qui jusqu’alors étaient d’accord et se prêtaient un mutuel concours au bénéfice de l’ouvrage, ne cessèrent de se disputer depuis lors. Celui qui travaillait au-dessus des caves trouvait qu’on ne lui préparait pas convenablement ses fondements, et celui qui établissait ceux-ci prétendait qu’on ne tenait pas compte des conditions de leur structure. Si bien qu’ils se séparèrent, et chacun d’eux, ayant pris l’habitude de la spécialité qu’on lui avait imposée, demeura impropre à faire autre chose.

—Je crois saisir votre apologue, mais...

—Mais cela ne vous explique pas pourquoi on établit une différence entre un ingénieur et un architecte. De fait, un ingénieur habile peut être un bon architecte, comme un architecte savant doit être un bon ingénieur. Les ingénieurs font les ponts, les canaux, les travaux de ports, les endiguements, ce qui ne les empêche pas d’élever des phares, de bâtir des usines, des magasins et bien d’autres constructions. Les architectes devraient savoir faire toutes ces choses-là; ils les faisaient jadis, parce qu’alors les frères jumeaux n’étaient pas séparés, ou plutôt qu’ils ne faisaient qu’une seule et même personne. Mais depuis que cette unique individualité s’est divisée, les deux moitiés vont chacune de leur côté. Si les ingénieurs bâtissent un pont, les architectes disent qu’il est laid et ils n’ont pas toujours tort de le dire. Si les architectes élèvent un palais, les ingénieurs trouvent, non sans raison, que les matériaux y sont maladroitement employés, sans économie et sans une connaissance exacte de leurs propriétés de durée ou de résistance.

—Mais pourquoi les ingénieurs font-ils des ponts que les architectes ne trouvent pas beaux?

—Parce que la question d’art a été séparée de la question de science, de calcul, par ce père à l’esprit borné qui a cru que les deux choses ne pouvaient tenir dans un même cerveau. Aux architectes on a dit: «Vous serez artistes, ne voyez que la forme, ne vous occupez que de la forme;» aux ingénieurs on a dit: «Vous ne vous occuperez que de la science et de l’application scientifique; la forme ne vous regarde pas, laissez cela aux artistes qui rêvent les yeux ouverts et sont impropres à raisonner.»

«Ah! cela semble étrange à votre jeune esprit, je le vois bien. C’est tout simplement absurde, par cette raison que l’art de l’architecture n’est qu’une conséquence de l’art de construire, c’est-à-dire d’employer les matériaux suivant leurs qualités ou leurs propriétés, et que les formes d’architecture dérivent notoirement de ce judicieux emploi... Mais, mon jeune ami, en prenant de l’âge vous en verrez bien d’autres dans notre pauvre pays tout embourbé dans les routines... Psst! Coco en route! c’est tout plaine maintenant!»

On arriva bientôt à l’éclusage. Deux batardeaux, l’un en aval, l’autre en amont, barraient le cours d’eau; un gros siphon en fonte faisait passer le courant par-dessus les travailleurs occupés à fonder les murs (bajoyers) formant la chambre de l’écluse; Paul se fit expliquer la fonction de ce siphon, ce qu’il eut vite compris, puisqu’il en avait fait avec des tuyaux de plume et de la cire, et avait ainsi vidé des verres d’eau. Il n’avait jamais supposé que ce petit appareil hydraulique pût recevoir une si formidable application. Il vit comment se faisait le béton que l’on coulait sous les murs latéraux de la chambre, c’est-à-dire de l’espace compris entre les deux portes d’écluse. Un cheval tirait sur un grand levier de bois qui faisait mouvoir un arbre en fer pivotant dans un cylindre vertical, et qui, étant muni de palettes, mêlait la chaux éteinte avec le sable introduit au sommet de ce cylindre. Une vanne laissait, par le bas, s’échapper le mortier bien corroyé dans des brouettes que des hommes transportaient sur une aire de madriers où on le mêlait avec une quantité double de cailloux, au moyen de râteaux. Puis d’autres ouvriers transportaient le béton bien mélangé, jusqu’à une trémie qui le conduisait au fond de la fouille où d’autres ouvriers l’étalaient par couches et le pilonnaient à l’aide de dames de bois. Paul se fit expliquer également la disposition des portes, le radier, le busc ou seuil sur lequel devaient butter les vantaux busqués de l’écluse, c’est-à-dire présentant un angle obtus vers l’amont, pour résister à l’action du courant. Il vit l’atelier des charpentiers où l’on mettait les portes d’écluse sur épure. Tout en surveillant ses ouvrages et donnant ses ordres, M. Victorien expliquait à Paul la fonction de chaque partie du travail, et celui-ci prenait des notes et faisait des croquis sur son carnet, pour conserver le souvenir de ce qu’il entendait et voyait. Cette attention de Paul parut faire plaisir à M. Victorien. Aussi, quand on remonta en voiture pour rentrer à la ville, l’ingénieur ne manqua pas de compléter ses explications. Il lui décrivit les portes d’écluse des ports de mer, comment on en faisait actuellement qui avait jusqu’à trente mètres et plus d’ouverture, partie en fer, partie en bois, ou entièrement en fer, et promit de lui montrer, à la maison, les tracés de quelques-uns de ces éclusages. Les deux voyageurs en vinrent à parler des ponts et comment on parvenait à fonder leurs piles au milieu d’un courant.

M. Victorien lui fit comprendre comment, à l’aide des moyens fournis par l’industrie moderne, on arrivait à fonder des piles au milieu de fleuves larges, profonds et rapides, où, autrefois, on ne considérait pas cette opération comme praticable; comment on coulait des tubes en tôle jumeaux, verticalement, de façon que leur extrémité inférieure touchât le fond; comment, à l’aide de machines puissantes, on comprimait l’air dans ces énormes colonnes creuses, de manière à en chasser l’eau, et comment alors on établissait une maçonnerie remplissant ces cylindres, de telle sorte qu’on obtenait ainsi des piles parfaitement solides, stables, et pouvant résister à de fortes charges; que, la tôle devant se détruire à la longue, les colonnes de maçonnerie demeuraient intactes, ayant eu le temps de prendre une parfaite consistance.

Les explications de M. Victorien ouvraient ainsi à Paul un nouvel horizon d’études, et il se demandait s’il aurait jamais le temps d’apprendre toutes ces choses, car M. Victorien ne manquait pas de lui répéter à chaque instant qu’un architecte ne devait pas ignorer ces moyens de construction, parce qu’il pouvait se faire qu’il eût à les employer. Aussi paraissait-il préoccupé. M. Victorien s’en aperçut et lui dit: «Parlons d’autre chose, car il me semble que vous êtes un peu fatigué.

—Non point, reprit Paul, mais j’ai eu de la peine à mettre dans ma tête tout ce que mon cousin me disait, quand il s’agissait seulement de bâtir une maison, et je croyais que, quand j’aurais bien compris les choses diverses qu’il m’expliquait, j’aurais le résumé de tout ce que je devais apprendre, et voilà que je m’aperçois qu’il est bien d’autres choses relatives à la construction, qu’il est nécessaire de savoir, et... dame...

—Et cela vous inquiète, vous effraye... Prenez le temps, ne cherchez pas à comprendre tout à la fois: écoutez attentivement, voilà tout. Peu à peu cela se débrouillera dans votre esprit, se classera. Soyez tranquille,... les jeunes cerveaux sont composés d’une quantité de tiroirs vides. On ne doit demander à la jeunesse que de les ouvrir; chaque connaissance vient d’elle-même se classer dans celui qui lui convient. Plus tard, on n’a plus que la peine d’ouvrir le tiroir qui contient telle ou telle chose emmagasinée presque sans qu’on s’en doute; on la trouve intacte, propre à être employée à l’usage convenable. Seulement, il faut toujours tenir tous ses tiroirs ouverts à l’époque de la cueillette, époque qui est courte. Si on laisse fermés les tiroirs pendant la première jeunesse, c’est-à-dire de douze à vingt-cinq ans, plus tard, c’est une rude besogne que de les remplir, car les serrures sont rouillées; ou ils se sont remplis, on ne sait comment, d’un fatras inutile dont on n’a que faire.» Ainsi devisant, les deux voyageurs rentrèrent à la maison où Mme Victorien leur avait fait préparer un bon souper, égayé par la présence de deux bambins revenus de l’école, et qui furent bientôt au mieux avec Paul.

La journée suivante fut consacrée à voir l’entrepreneur de menuiserie, à lui expliquer les détails apportés et à préparer les marchés, ce à quoi M. Victorien aida quelque peu Paul. Cependant, celui-ci, bien stylé par son cousin, se tira de sa mission à son honneur, et il fut très flatté quand, au sortir de la conférence, l’entrepreneur ne l’appela plus que monsieur l’Inspecteur, en lui donnant toutes sortes d’explications techniques que Paul ne comprenait pas toujours, ce dont il se garda bien de rien laisser paraître, se réservant de demander à son cousin les éclaircissements qui lui faisaient défaut.

On alla voir le surlendemain matin quelques édifices curieux dans les environs, et le soir, à neuf heures, Paul rentrait au château, sa valise pleine de renseignements que M. Victorien lui avait donnés sur les ponts, les écluses, les matériaux du pays et leur emploi.

CHAPITRE XXVI

LA COUVERTURE ET LA PLOMBERIE

Bien qu’au mois de juin il fût possible de rentrer au lycée, à Paris, Mme de Gandelau insista pour que son fils restât l’été près d’elle. Elle craignait le typhus. Puis, on n’était pas sans inquiétudes sur la tranquillité de la grande ville, si cruellement éprouvée et ravagée. Un instituteur des environs, homme plus instruit que ne le sont en général ces modestes délégués de l’instruction publique, vint donc chaque jour donner une ou deux heures de leçons à Paul pour qu’il n’oubliât pas ce qu’il savait de latin, et le reste du temps fut consacré à la surveillance des travaux qui avançaient à vue d’œil. Les murs étaient élevés, les planchers posés, on commençait le levage de la charpente des combles; et s’il n’y avait plus autant de détails à donner aux ouvriers, la surveillance devait être plus minutieuse, d’autant que le grand cousin ne laissait rien passer et voulait qu’on lui rendît compte de chaque chose. Parfois, quand Paul revenait du chantier, le grand cousin lui demandait s’il avait vu telle ou telle partie; si Paul hésitait, il lui disait: «Eh bien! mon ami, il faut retourner voir cela et m’en rendre compte, non demain, mais tout de suite.» Et Paul enfourchait son poney. Aussi avait-il pris l’habitude, pour éviter ces allées et venues qui lui semblaient au moins monotones, de ne rentrer qu’après avoir examiné en détail tous les points qui pouvaient provoquer une question de la part du grand cousin. C’était surtout sur les chaînages que celui-ci avait fixé l’attention de Paul. Il lui demandait à plusieurs reprises comment les ancres étaient posées; et si les explications ne concordaient pas, il fallait retourner au chantier et ne pas le quitter que les choses ne fussent placées devant les yeux de l’inspecteur, ainsi qu’il avait été ordonné. D’ailleurs, les visites au chantier en compagnie de Paul avaient lieu trois fois par semaine, et, sur place, les instructions étaient données devant lui aux entrepreneurs. Le grand cousin avait toujours le soin de faire répéter ces instructions par son inspecteur, pour être assuré qu’elles étaient comprises.

Il fallut s’occuper des chéneaux, des écoulements des eaux pluviales et de la couverture.

«Les couvertures sont généralement assez mal faites dans les constructions de province, dit le grand cousin, et surtout les ouvrages de plomberie; aussi aurons-nous à prendre souci de cette partie importante de notre bâtisse, car une maison mal couverte est comme un homme incomplètement ou mal vêtu. L’un et l’autre contractent des maladies incurables. Ici nous n’avons pas de bons plombiers-couvreurs, il faudra se décider à en faire venir de Paris; cela nous coûtera un peu plus cher; mais, au fond, c’est une économie, car nous éviterons des réparations incessantes et des malfaçons irréparables. Nous adopterons la couverture en ardoises à crochets.

«On pose vulgairement l’ardoise sur de la volige de sapin ou de bois blanc, à l’aide de clous; mais pour enfoncer ces clous dans la volige, il faut percer l’ardoise de deux trous, puisqu’on maintient chacune d’elles avec deux clous. Sous l’effort du vent, les ardoises battent, élargissent les trous et finissent par échapper la tête de ces clous; alors elles tombent. Pour replacer une seule ardoise, il faut en enlever plusieurs, et la dernière doit nécessairement être percée de trous dans le pureau, c’est-à-dire sur la partie vue de l’ardoise. Avec les crochets, on évite ces inconvénients, et les réparations peuvent être faites par la première personne venue. Ces crochets sont fabriqués en cuivre rouge, ce qui permet de les ouvrir et de les fermer plus de vingt-cinq fois sans les casser. De plus, l’ardoise étant maintenue à sa pince, c’est-à-dire à sa partie inférieure, ne ballotte plus sous l’action du vent, et aucun effort ne la peut déranger. Dans le système ordinaire de couverture en ardoises, il y a, l’une sur l’autre, trois épaisseurs de chacune de ces lames. Le pureau étant de 0m,11c, les ardoises ont donc 0m,33c de longueur. Pour poser de l’ardoise à crochets, au lieu de volige, on cloue des lattes sur les chevrons, espacées de 0m,11c l’une de l’autre, d’axe en axe (fig. 60). Vous voyez ainsi en A la position des lattes et celle de chaque ardoise.

Fig. 60. Fig. 60.
Fig. 61.

Les crochets passent dans l’intervalle laissé entre ces ardoises et viennent saisir chacune de leurs extrémités. En coupe, je vous montre en B, moitié d’exécution, le lattis C cloué sur les chevrons, et le crochet dont la pointe est enfoncée dans ce lattis, avec son retour E retenant la pince de l’ardoise. Cela va donc de soi pour les pans, mais non pour les retours, arêtiers ou noues. Quand on a des noues et des arêtiers, les ardoises n’étant pas flexibles, il faut employer du plomb ou du zinc; le premier de ces métaux vaut beaucoup mieux que l’autre et est moins sujet à se briser ou à s’altérer. Pour les arêtiers, on cloue des noquets, qui sont des lames de plomb pliées sur le bois, remplaçant l’ardoise et chevauchées avec celle-ci; pour les noues, on étend dans l’angle rentrant, une lame de plomb sur laquelle, des deux côtés, viennent poser les ardoises. Mais vous étudierez les détails infinis de la couverture quand les ouvriers seront à la besogne, car ces sortes de travaux exigent des soins minutieux; on a à lutter contre un ennemi subtil: l’eau. Celle-ci cherche toutes les issues, elle profite de chaque négligence pour s’introduire chez vous; d’autant que, poussée par le vent, elle acquiert une puissance et une activité qu’elle n’aurait pas si elle tombait verticalement, en bonne et sage pluie. Aussi, sous les climats où les ondées sont douces, ne tombent que par des temps calmes, les couvertures sont naïves, n’exigent pas les précautions innombrables que réclament nos contrées; et c’est pourquoi j’adopte le système d’ardoises à crochets. Ici, les vents ouest et nord-ouest sont violents, chassent la pluie et la neige sous un angle de 30°. Les ardoises retenues seulement à la tête, bâillent, se soulèvent au pureau; et la pluie et la neige d’entrer. C’est pourquoi aussi nous avons donné à nos combles un angle de 60°: car la pluie, chassée violemment, arrive généralement perpendiculairement à cette inclinaison et ne risque pas alors de s’introduire sous les pureaux.

«L’établissement des chéneaux exige encore une grande attention. Il faut donner à leur fond une inclinaison suffisante, soit 0m,03c par mètre, pour assurer l’écoulement; mais il faut aussi à chaque lame de métal plomb ou zinc, qui forme le canal, un ressaut, une petite marche de 0m,04c à 0m,05c afin que l’eau ne s’introduise pas sous les jointures. Ces nécessités exigent donc que l’on donne aux chéneaux une profondeur suffisante pour trouver en bas de ces pentes des points culminants aux chutes ou tuyaux de descente, et que ces tuyaux ne soient pas trop distants les uns des autres pour ne pas faire faire à l’eau de trop longs parcours. De plus, il faut ménager sur la paroi externe des chéneaux, des exutoires ou petites gargouilles de trop-plein, pour que si la neige ou la glace vient à encombrer les orifices des tuyaux, l’eau trouve à s’écouler. Il est prudent d’ailleurs de donner au revers interne du chéneau une hauteur plus grande qu’au bord externe, pour qu’en aucun cas, l’eau n’entre à l’intérieur. Voici donc (fig. 61) le profil que nous donnerons à nos chéneaux. Le bahut A ayant 0m,40c de hauteur, la planche formant la rive externe du chéneau aura 0m,33c. Vous vous rappelez que sur la tablette de corniche nous laissons une pente donnant un vide entre chaque joint, pour aérer le dessous du chéneau et pour faciliter l’écoulement des eaux, s’il survient une fuite. Donc, notre chéneau se composera d’une planche de chêne B formant fond, d’une rive C formant la face, et d’un boudin rapporté sur le champ de la rive. Cette planche de face sera légèrement inclinée, pour que le plomb du chéneau tende moins à s’affaisser.

Fig. 61. Fig. 61.

«La chute du comble étant en D, nos lames de plomb seront fixées en E à l’aide de clous, suivront la coupe du canal et viendront se retourner en G en formant agrafure. Nous poserons sur la face une autre lame de plomb qui formera de même agrafure en H, puis en I avec des agrafes de zinc clouées sur la planche. Ces lames de plomb seront maintenues sur cette face à l’aide de vis dont les têtes seront masquées par des mamelons a soudés; puis un boudin K se prendra dans les deux agrafures G et H.

«Au préalable, les fonds et rives externes des chéneaux seront réunis par des équerres en fer L, entaillées, lesquelles seront scellées à la base du bahut. Ces équerres seront posées en dehors et non en dedans du chéneau. C’est de distance en distance, sur ces faces du chéneau, que nous percerons les trous pour recevoir les petites gargouilles de trop-plein M.

«Les tuyaux de descente posés dans les angles rentrants du bâtiment viendront emmancher leur orifice supérieur dans un vide ménagé dans la corniche, ainsi que vous l’indique le détail N. Un manchon de plomb réunira le fond du chéneau avec cet orifice des tuyaux de fonte et ne sera soudé, bien entendu, qu’avec ce fond de chéneau, restant libre à sa partie pénétrant dans le tuyau. Pour obtenir les pentes nécessaires dans le fond du chéneau, on établira des renformis de plâtre avec arrêts pour les ressauts, au droit de chaque lame, ainsi que vous voyez en O. Chacune de ces lames ne devra pas dépasser une longueur de 3m,00.

«Les faîtages des combles et des lucarnes seront de même établis en plomb et agrafés ainsi que vous l’indique le tracé P. On cloue d’abord deux languettes de plomb b, couvrant l’ardoise d, puis on roule les parties laissées libres de ces languettes avec des feuilles de plomb g, qui elles-mêmes viennent s’agrafer en h avec la lame i qui couvre le faîtage. Celle-ci est, de plus, maintenue par des vis dont la tête est masquée par un morceau de plomb; ainsi elle ne peut être dérangée par le vent.

«Je ne fais que vous indiquer ici les points principaux de l’industrie du couvreur-plombier, laquelle est fort délicate et exige des soins infinis. Vous étudierez cela par le menu pendant l’exécution, quand nous aurons de bons ouvriers à l’œuvre. Parmi ceux de Paris, il en est d’une habileté remarquable. Ce sont eux qui établiront aussi dans la maison les distributions d’eau, les water-closets, bains, etc. Mais je dois vous faire une recommandation importante: Les plombs posés sur du bois de chêne non flotté s’oxydent avec une rapidité prodigieuse. L’acide acétique que contient ce bois fait passer, en quelques mois, les lames de plomb superposées à l’état de blanc de céruse, surtout si ce bois n’est pas suffisamment ventilé sur la face opposée. Je vous désignerai donc les bois qu’il faudra seuls laisser employer pour les chéneaux et les chanlattes des faîtages. Nous prendrons des vieux bois provenant des démolitions de l’ancien moulin, et qui, débités, seront dans les conditions convenables, car ces bois ont depuis longtemps jeté leur sève.

«Votre emploi d’inspecteur consistera surtout, lorsque les ouvriers plombiers commenceront leur travail, à peser scrupuleusement les métaux apportés et à faire emmagasiner devant vous les rognures. Ces hommes, habitués à se préoccuper de la main d’œuvre, travaillent un peu en artistes, ils négligent volontiers les intérêts matériels; ils laissent traîner le plomb, l’étain dans tous les coins du chantier. Vous sentez qu’il ne faut pas exposer nos garçons de campagne à de fâcheuses tentatives.

«Il faudra donc que vous pesiez toutes les matières à leur entrée, puis les rognures. Celles-ci devront être emmagasinées devant vous en lieu bien fermé. La différence entre le poids entré et celui des restes compose la fourniture due, puisque la plomberie se paye au poids.

«Le marché du menuisier, que vous m’avez rapporté, indique l’envoi des parquets, portes et fenêtres pour la fin d’août, je crois?

—Oui, et l’entrepreneur m’a dit que, pour les parquets, ayant beaucoup de bois approvisionné, il pourrait commencer à poser dès le 1er août.

—Ce serait trop tôt, il faut laisser un peu sécher toute la bâtisse. Cet entrepreneur est assez actif; s’il commence au 1er septembre, il aura fini au 1er octobre; nous ferons alors venir les peintres, et au 1er décembre notre maison peut être considérée comme terminée.

«Il faudra penser aussi au marbrier, pour lui commander les chambranles des cheminées. Ce n’est pas trop tôt. Avez-vous donné au menuisier les dimensions des foyers de ces cheminées?

—Oui, elles étaient marquées sur les plans.

—Eh bien, faites un double de ces plans et nous l’enverrons au marbrier. Il faudra encore, pour cette fourniture, avoir affaire à une maison de Paris; ce sera moins cher et nous aurons plus de choix. C’est une chose bien fâcheuse que d’être toujours obligé de recourir à Paris aujourd’hui, pour cent questions de détail qui intéressent la construction.

«Mais, sauf dans quelques grands centres comme Lyon, Tours, Bordeaux, Rouen, Nantes, Marseille, où l’on trouve des maisons assez bien montées, en province il n’y a rien. Ce n’était pas ainsi autrefois; c’est un des fruits de notre système de centralisation à outrance.

«J’essaye, tant que je le puis, de réagir contre cette funeste tendance; mais, quand on est pressé, il faut nécessairement revenir à ces grands centres de l’industrie du bâtiment. Pour avoir nos marbres de cheminées à Châteauroux, ou même à Tours, il faudrait attendre six mois et nous les payerions plus cher. Le fournisseur auquel nous nous adresserions ne manquerait pas de recourir à Paris; autant aller à la source nous-mêmes. Pour le vestibule-serre, sur le jardin, pour la marquise, sur l’entrée, avec des détails bien faits, notre serrurier les établira; c’est un ouvrier intelligent. Les charpentiers et les serruriers sont généralement bons en province.

—Pourquoi cela?

—Parce que les charpentiers ont conservé leur organisation en corporations, ou au moins quelque chose d’équivalent, et qu’il faut, pour entrer dans ce corps, subir des épreuves.

«Quant aux serruriers, dans les provinces, ils ont maintenu l’habitude de la forge; et la forge, c’est toute la serrurerie. Dans les grandes villes au contraire, on s’est pris de passion pour la fonte, et les ouvriers de bâtiments se sont déshabitués du menu travail de forge. Ils n’ont plus été qu’ajusteurs. Cependant, depuis quelques années, il y a réaction, et vous avez pu voir, à l’Exposition de 1867, des pièces de forge d’une excellente exécution. Mais les architectes, eux aussi, se sont déshabitués de ces sortes d’ouvrages, et bien peu savent comment on travaille le fer au marteau, comment se fait une soudure; ils donnent à leurs entrepreneurs des détails inexécutables ou qui leur imposent, sans profit, des difficultés nombreuses. Il faudrait donc que les architectes connussent les moyens de fabrication de chacune des industries qu’ils emploient, et ce n’est pas à l’École des Beaux-Arts qu’on leur apprend cela. On trouve meilleur de leur persuader que la matière est faite pour obéir à toutes les fantaisies de l’artiste; cela évite des explications et rend l’enseignement moins compliqué. Le contribuable, le propriétaire qui fait bâtir, payent cette belle doctrine un peu cher, et les industries de bâtiment sans haute direction se fourvoient en essayant de réaliser les fantaisies de ces messieurs.»

CHAPITRE XXVII

L’ORDRE DANS l’ACHÈVEMENT DES TRAVAUX

Plus les ouvrages approchaient de leur terme, plus le travail du bureau se compliquait. Quand Paul avait vu que presque tous les détails étaient donnés aux entrepreneurs, il avait pensé qu’il n’y aurait plus pour lui qu’à surveiller la façon, la mise en place de chaque partie, d’après les instructions du grand cousin; mais le travail du bureau, qui, pendant les premiers mois, prenait deux ou trois heures par jour, se compliquait. Il fallait mettre les attachements en ordre, afin d’établir les comptes; il fallait, pour ne pas perdre de temps, écrire ou donner des ordres aux ouvriers pour qu’ils arrivassent au moment même où on en avait besoin, et pussent, en certains cas, travailler de concert. Le menuisier avait envoyé à la fin d’août une partie des portes et croisées, presque tous les parquets. On avait dû dès lors commander au serrurier, les équerres, les pentures, les pattes à scellement, faire venir de Tours de la quincaillerie: paumelles, crémones, serrures, verrous, fiches, couplets, etc., et pour que ces commandes fussent bien remplies, envoyer aux fournisseurs les mesures de chacune de ces pièces, en raison de la force du bois et de la nature des objets. Le grand cousin était allé à Tours pour choisir les échantillons de cette quincaillerie. Le menuisier et le serrurier devaient travailler simultanément; et souvent, n’étant pas habitués à être pressés, il était nécessaire de régler le travail de chacun pour qu’ils ne perdissent pas de temps. Les couvreurs étaient arrivés, et, à chaque instant, ils réclamaient le concours du maçon ou du charpentier. Comme les journées qu’on leur payait étaient chères, il était important de ne pas leur laisser de prétextes pour flâner.

Le grand cousin avait donc enseigné à Paul comment, chaque soir, il devait se rendre compte des travaux de diverses natures à exécuter le lendemain, et comment il devait distribuer à chacun son rôle avant de quitter le chantier. Cette nécessité de tout prévoir avait paru à Paul un travail difficile; mais son esprit s’était mis peu à peu à cette besogne et il arrivait assez bien à supputer les ouvrages qu’il s’agissait d’achever sans encombre.

Le grand cousin l’avait prévenu qu’il ne fallait pas compter sur les ouvriers pour l’aider dans cette direction méthodique, et il en avait en effet reconnu que la plupart, au moment de faire un travail, ne pouvaient s’y livrer, parce que tel corps d’état qui devait préparer la place n’avait pas été prévenu et n’avait rien disposé. Alors les heures se passaient à courir les uns après les autres.

«L’ouvrier, disait à Paul le grand cousin, est de sa nature imprévoyant, comme tous ceux qui ont pris l’habitude d’être commandés et qui n’ont pas de responsabilité. Il n’ignore pas ce qui lui sera nécessaire pour faire tel ou tel travail, et cependant il arrive jusqu’au moment de l’exécution, sans s’être préoccupé de savoir s’il possédera les éléments appropriés à son labeur. Aussi, est-ce lorsque plusieurs corps d’état travaillent simultanément dans un chantier, qu’il faut, de la part de l’architecte, de la méthode, de l’ordre et de la prévision; autrement on perd beaucoup de temps; les ouvriers se gênent au lieu de s’entr’aider; chacun d’eux fait sa besogne sans souci de l’opportunité. On est sujet à faire recommencer deux ou trois fois un même travail.»

Les fumistes étaient arrivés, et quoique tout eût été prévu dans la construction pour le passage des tuyaux de fumée, pour la ventilation et les tuyaux de chaleur du calorifère, ces ouvriers avaient sans cesse recours au maçon. Or, le grand cousin, ayant tout fait disposer, avait bien recommandé à son inspecteur de ne pas tolérer que les fumistes, suivant leur habitude, perçassent des trous à tout propos pour passer leurs tuyaux, leurs appareils, sans se soucier de la construction et des portées des planchers. Mais ceux-ci ne trouvaient pas les passages, d’autant qu’ils ne les cherchaient guère; il fallait que le père Branchu vînt et leur indiquât les conduits, ouvrît les bouches, élargît celle-ci, rétrécît celle-là. Puis les plombiers posèrent les tuyaux des eaux et il fallut leur percer des murs, faire des trous de scellements. Puis c’étaient les menuisiers qui réclamaient aussi le maçon pour sceller les bâtis, les huisseries. Il était nécessaire de mettre de l’ordre dans tout cela, car le père Branchu y perdait la tête et passait d’une besogne à l’autre sans achever la première. Cette phase de son emploi mit donc Paul au courant de bien des détails de la construction auxquels il ne songeait guère quelques mois auparavant.

À la fin de septembre, la menuiserie était fort avancée, la couverture entièrement terminée, et l’on n’aurait plus bientôt qu’à s’occuper de la peinture. Les attachements étaient en ordre, de manière à pouvoir établir promptement les mémoires.

Cependant M. de Gandelau pensait à faire rentrer son fils au lycée à la fin des vacances; il devait nécessairement achever ses études; et si cette année n’avait pas été perdue pour Paul, il était encore trop jeune pour se mettre à l’étude de l’architecture, en admettant qu’il voulût embrasser cette carrière. La question fut donc mise sur le tapis vers les derniers jours de septembre, le soir, en famille. Le grand cousin dit, avec raison, que Paul avait appris tout ce qu’il pouvait apprendre sur ce petit chantier; que restât-il plus longtemps à la campagne, il verrait les peintres faire les impressions, les enduits, poser les couches de peinture, et que cela ne pouvait lui être d’une grande utilité. Que d’ailleurs, Mme Marie ne devant revenir qu’au printemps, il était sage de laisser sécher la construction avant de faire des décorations intérieures et poser les tentures.

L’idée de rentrer au lycée souriait médiocrement à Paul, après une année passée à cette vie active et presque toujours en plein air; mais il sentait au fond qu’il n’eût pas été sage de faire autrement. M. et Mme de Gandelau avaient d’ailleurs des affaires à régler à Paris, et y passeraient une partie de l’hiver.

Il fut donc résolu que le grand cousin resterait le temps nécessaire pour faire terminer l’œuvre, de manière que rien ne périclitât pendant la mauvaise saison, et que Paul partirait avec ses parents aux premiers jours d’octobre.

On ne commencerait les peintures qu’après les grands froids. Le grand cousin se chargeait de faire surveiller ces ouvrages et de voir les travaux lui-même pendant ses séjours à Châteauroux, où une affaire assez importante l’appelait vers la fin de l’hiver.

Tout ainsi réglé, Paul, le cœur un peu gros, quitta sa chère maison le 2 octobre, et retourna au lycée. La plupart de ses camarades avaient passé comme lui presque toute l’année hors Paris, et leurs études avaient été suspendues; mais bien peu avaient employé utilement leur temps. Aussi, quand Paul raconta ce qu’il avait fait pendant ces douze mois, beaucoup le raillèrent, quelques-uns ne le crurent pas, mais tous ne l’appelèrent plus que monsieur l’architecte.

Pendant cette année, il avait un peu appris à raisonner, à réfléchir avant de parler et à écouter ceux qui en savaient plus long que lui; aussi trouva-t-il ses anciens camarades quelque peu futiles et légers. Un jour de sortie, il fit part de cette observation à son père, avec un certain mélange de vanité et de tristesse. M. de Gandelau le devina et ne laissa pas échapper cette occasion de rectifier le mauvais côté de sa pensée.

«Il est possible, lui dit-il, que tes camarades n’aient pas eu la bonne fortune de trouver, comme toi, quelqu’un qui ait pris la peine de les faire travailler et de mûrir leur esprit; mais ce serait un tort impardonnable et nuisible à toi-même surtout, de paraître dédaigner ceux qui, sur un seul point, en savent moins que toi. Qui sait si, sur d’autres points, ils n’ont pas acquis une supériorité qui t’échappe? Il ne s’agit pas dans le monde (et le lycée est un petit monde fait comme le grand) de se renfermer en son propre savoir et d’en tirer vanité, mais de découvrir celui des autres, pour tâcher d’en prendre sa part. Il ne s’agit pas de briller parce que l’on sait ou croit savoir, et de ne s’attirer par suite que l’envie des sots et le sourire des gens sensés, mais de faire briller le savoir des autres. On tire de cette façon d’être un double profit: on se fait aimer et on s’instruit.

«Que tes camarades ne sachent pas comme toi ce qu’est la construction d’une maison, cela n’a rien de surprenant; mais tu avoueras que cette connaissance est mince, et peut-être sur d’autres matières ont-ils des idées plus justes et plus avancées que ne sont les tiennes. Il eût été ridicule de cacher à tes camarades la nature de tes occupations pendant ton séjour à la campagne, mais à quoi bon insister là-dessus?... Si l’un d’eux, plus désireux de s’instruire, te fait des questions, si tu vois qu’il prend un intérêt sérieux à ce que tu lui répondras, satisfais son désir; mais, vis-à-vis des indifférents, tiens-toi sur la réserve toujours, sinon tu prêtes à rire. Il est une expression vulgaire, mais qui est juste: on fait poser les gens qui tirent vanité de ce qu’ils savent, c’est-à-dire qu’on les fait discourir, non pour satisfaire une curiosité légitime, mais pour prendre occasion de se moquer d’eux... Retiens bien cela, car c’est vrai, au lycée comme partout.

«Si en effet l’esprit s’est développé chez toi plus que chez tes camarades, il est un moyen facile de rendre le fait apparent pour tous, c’est d’acquérir plus rapidement qu’eux l’instruction également répartie entre vous. Obtiens les premières places dans toutes tes classes, personne ne raillera, et chacun reconnaîtra qu’en effet cette année, stérile pour tant d’autres, a été fructueuse pour toi.»

Paul comprit, et, rentré au lycée, il laissa pour le moment ses souvenirs d’architecte; il montra bientôt, en effet, que son esprit s’était développé, et au premier de l’an il arriva chez son père avec des notes excellentes.

Toutefois ses camarades lui avaient définitivement appliqué le sobriquet de l’architecte.

«Eh bien, se disait-il en lui-même, lorsqu’on l’appelait ainsi, je leur prouverai qu’ils ne se trompent pas, et je deviendrai un architecte.»

CHAPITRE XXVIII

L’INAUGURATION DE LA MAISON

Les choses s’étaient passées ainsi qu’il avait été convenu; les peintures de la maison, commencées dans les premiers jours de février par le beau temps, étaient achevées en avril, ainsi que tous les travaux accessoires. M. de Gandelau, qui était retourné à ses champs à la fin de janvier, avait fait planter le petit parc autour de la maison, et avait commandé les meubles les plus indispensables à l’habitation, voulant laisser a sa fille le soin de choisir elle-même les objets qui devaient être l’expression de son goût.

Mme Marie avait annoncé son retour pour le mois d’avril, puis pour le mois de mai. Entre sa mère et elle, il n’avait pas été question, dans leur correspondance, de la maison, depuis la guerre. Mme Marie n’avait probablement pas pris au sérieux ce qui lui avait été écrit à ce propos; puis les événements désastreux des années 1870 et 1871 semblaient avoir entièrement fait oublier ces projets de part et d’autre.

Paul tenait beaucoup à une surprise et avait supplié Mme de Gandelau de ne rien dire de la maison à sa fille. Bien entendu, Mme de Gandelau s’était facilement rendue à ce désir.

On écrivit donc à Mme Marie que la famille ne serait réunie au château que pour les fêtes de la Pentecôte, et que jusqu’à ce moment, son père ayant quelques voyages à faire, elle ne se pressât pas de rentrer en France avant cette époque. De Vienne, Mme de Gandelau reçut, le 8 mai, une lettre qui lui annonçait que sa fille et son mari descendraient à la station la plus rapprochée du château le 19 au matin, jour de la Pentecôte.

Grande fut la joie de Paul lorsqu’il reçut cette nouvelle. Il pourrait être alors dans la famille et jouir de la surprise de sa sœur; car il craignait surtout que celle-ci n’arrivât pendant qu’il serait au lycée. Cela lui eût semblé désastreux. Aussi avec quelle ardeur se mit-il au travail dans les jours qui le séparaient encore de la Pentecôte! Il voulait arriver au château avec une des premières places dans sa classe, afin que tout le monde fût heureux.

Le jour de la sortie, impatiemment attendu, arriva. M. de Gandelau, en raison de l’éloignement et des bonnes notes de Paul, avait obtenu que son fils lui fût envoyé le samedi matin. Paul rentra donc au château à midi, après plus de sept mois d’absence. Le grand cousin avait été invité pour cette fête de famille, cela va sans dire. C’est tout au plus si Paul prit le temps d’embrasser sa mère, son père, sa petite sœur, et de déjeuner; il grillait d’aller voir la maison.

«Sois donc tranquille, lui répétait sa mère, elle t’attendra.» Pendant le déjeuner, son père lui adressait des questions à propos de ses études; mais Paul, de son côté, accablait son cousin de demandes.

«Et les menuiseries, font-elles bien? Et la peinture? De quelle couleur est le salon? Et le plombier? A-t-il mis sur le toit la crête qu’il promettait?

—Vous allez voir tout cela tout à l’heure, et d’ici à la nuit vous avez le temps de tout examiner en détail... Un peu de patience! Un architecte doit, avant tout, être patient.»

L’aspect de la maison nouvelle était bien changé depuis le départ de Paul. Les abords, déblayés, étaient soigneusement sablés. Les plates-bandes verdissaient, et quelques vieux arbres ayant pu être conservés dans les environs, il semblait, en arrivant, que cette habitation fût déjà occupée. Paul ne put s’empêcher de sauter de joie en voyant comme la bâtisse était coquette et pittoresque. En débouchant dans le vallon, il se mit à courir pour voir les choses de plus près, et le grand cousin n’arriva sur le perron que quelques minutes après lui. Paul n’avait vu ni la marquise de l’entrée, ni le vestibule-serre donnant sur la salle de billard. Les plomberies n’étaient pas entièrement achevées lorsqu’il était parti, les épis et les crêtes manquaient. Les lucarnes n’étaient pas couronnées de leurs fleurons. À peine les croisées étaient-elles posées, mais la vitrerie manquait. Ces derniers ouvrages sont comme la marge dont on entoure un dessin, ou le cadre qui sertit un tableau; pour les yeux peu exercés, ce dernier accessoire met chaque partie à son plan, nettoie l’ensemble et donne l’unité qui semblait faire défaut.

Paul était satisfait de l’aspect extérieur.

L’intérieur, quoique simple, d’après les instructions précises de M. de Gandelau, avait bon air; nulle apparence d’ornements en pâtes ni de dorures. Autour du vestibule régnait un lambris bas en chêne qui se mariait aux chambranles des portes. Les bois de celles-ci et de ce lambris avaient conservé leur couleur naturelle et étaient simplement passés à l’huile de lin et à l’encaustique. Au-dessus du lambris, les murs peints couleur pierre rehaussés de quelques filets rouges donnaient à cette entrée un aspect propre et gai qui invitait à pousser plus avant. Le salon était entouré d’un lambris de 1m,50c de hauteur peint en blanc; la cheminée, large et haute, pouvait chauffer une nombreuse réunion. Le chambranle était revêtu de bois et, sur son manteau élevé, dans un cadre de chêne, on avait fait peindre assez joliment une vue, à vol d’oiseau, du domaine de M. de Gandelau. Le plafond, avec ses deux poutres et ses solives couvertes de tons clairs rehaussés de filets noirs et blancs, grandissait la pièce, lui donnait un aspect chaud, habitable, et prenait, sous les jours frisants, des lumières et des ombres d’une couleur ambrée. Entre ce plafond et le lambris blanc était posée une tenture de toile peinte. La cheminée se détachait en vigueur sur ces fonds. L’entrée du salon eût été quelque peu sombre si la large ouverture donnant dans la salle de billard ne l’eût éclairée d’un grand jour tamisé par les plantes qui garnissaient la petite serre-vestibule. Mais ce qui donnait à ce salon un caractère qui séduisit tout d’abord Paul, c’était la bretêche, toute brillante de lumière, et autour de laquelle régnait un divan de toile perse. La salle de billard était aussi entourée d’un lambris de chêne apparent, et les tentures de même en toile peinte. Une portière fermant la bretêche permettait de se retirer dans cette pièce comme dans un petit boudoir, d’où la vue se présentait charmante de trois côtés. Les plantes placées dans la serre ne laissaient pénétrer dans cette salle de billard, du côté du midi, qu’un jour doux et tranquille. La salle à manger avait été décorée à peu près comme la salle de billard, et deux grands buffets de chêne se reliaient avec le lambris dans les deux enfoncements réservés pour les recevoir.

Paul s’empressa de monter à la chambre de sa sœur. Entièrement tendue de perse, avec un simple stylobate brun, cette pièce était d’une grande simplicité. Le plafond, établi comme ceux du rez-de-chaussée, lui donnait toutefois une physionomie originale et gaie.

Paul voulut tout voir et, au bout d’une heure, son cousin le laissa vaguer à son aise dans la maison, ayant donné rendez-vous à quelques ouvriers pour régler certains détails.

Le soleil était déjà bas quand on songea à retourner au château.

«Eh bien, petit cousin, êtes-vous satisfait de votre œuvre? a-t-on fait les choses, en votre absence, ainsi que vous l’entendiez?—Je voudrais bien, répondit Paul, que ce fût en réalité mon œuvre, et je regrette de n’avoir pu suivre le travail jusqu’au bout, car il me semble, en voyant la chose terminée, qu’il n’y avait presque rien de fait quand je suis parti.—Il en est, mon ami, des bâtisses comme de toutes les œuvres humaines... Vous savez le dicton: Finis coronat opus. Le tout est de finir. Ce n’est pas ce qui demande le plus de travail et de savoir, mais c’est ce qui exige peut-être le plus de persistance, de méthode et de soins, ainsi que je crois vous l’avoir déjà dit. Vous m’avez été réellement utile pendant la construction, je puis vous le dire sans flatterie, parce que vous avez mis à comprendre et à faire exécuter les instructions données par moi, du zèle et toute votre intelligence. Mais vous n’auriez pas eu à vous occuper sérieusement pendant l’achèvement de l’œuvre, puisque la plupart des objets posés en dernier lieu ont été faits à l’atelier et sont arrivés prêts; il ne faut donc pas avoir de regrets; vous auriez perdu votre temps ici, tandis que, paraît-il, vous l’avez bien employé au lycée.

—Je n’avais jamais vu de ces tentures de toiles peintes... cela fait très bien; on croirait voir des tapisseries.

—Oui, je ne sais trop pourquoi on a laissé perdre ce genre de tentures qui autrefois était fort usité, car vous pensez bien que tout le monde ne pouvait avoir des tapisseries de Flandre ou des Gobelins, non plus que des cuirs de Cordoue. Ces sortes de tentures coûtaient fort cher, tandis que les toiles peintes ne coûtent pas beaucoup plus que du papier de tenture et moins que des étoffes meublantes, la perse exceptée. Mais on ne peut guère tendre un salon, une salle à manger avec de la perse; cela n’est pas assez solide à l’œil; c’est bon pour une chambre à coucher. Il faut, dans les grandes pièces, des tentures qui aient un aspect velouté, chaud, solide.

—Et ces toiles peintes sont solides?

—D’aspect, oui, et aussi en réalité; la preuve est que vous pourrez en voir à Reims, qui datent du quinzième siècle et qui sont d’une parfaite conservation.

—Mais comment s’y prend-on pour faire ces tentures?

On choisit des toiles canevas, ou treillis ou croisées, à gros grains, faites exprès, assez semblables aux toiles avec lesquelles on fabrique les sacs. On tend ces toiles sur un plancher, avec des pointes; on les encolle, c’est-à-dire qu’on passe dessus une couche de colle de peau avec un peu de blanc d’Espagne. Puis quand cet encollage est sec, on procède à la détrempe comme pour la décoration de théâtre. On peut ainsi peindre tout ce que l’on veut, des semis, comme nous avons fait ici; cela ne coûte pas gros, puisqu’on se sert de pochoirs; ou des ornements, des paysages, des fleurs, des figures même. Le prix de la matière est peu de chose, et le plus ou moins de valeur de ces tentures dépend du travail de l’artiste. Quand cela est sec, on roule les toiles et on les envoie partout sans grands frais; puis, sur place, on les retend sur des châssis très minces, ce que nous appelons des porte-tapisseries. Il y a donc isolement entre le mur et la tenture, ce qui est nécessaire à la campagne où les papiers collés se gâtent toujours; d’autant que, si on ne chauffe pas les pièces en hiver et que l’on craigne l’humidité, on détend les toiles, on les roule et on les range en lieu sec, pour les replacer au printemps, comme on fait des tapisseries.

—J’ai cru, en ouvrant la porte du salon, que vous aviez fait mettre des tapisseries.

—C’est qu’en effet le gros grain de la toile reproduit assez le point de la tapisserie et que la détrempe prend les tons mats de la laine. Au total, les tentures de notre maison ne coûtent guère plus que les papiers de haut prix que l’on fabrique aujourd’hui et cela dure plus longtemps; sans compter qu’on est assuré de ne pas voir sa tenture chez tout le monde.

—C’est vrai, souvent en entrant dans un salon, j’ai reconnu un papier que j’avais vu ailleurs. Mais, dites-moi, cousin: j’ai remarqué aussi que vous aviez fait poser des paratonnerres?

—Certes, cela est prudent. J’en ai fait placer deux: un sur le comble de l’escalier, et l’autre sur le milieu du grand faîtage.

—Un seul n’eût pas suffi?

—Je ne le crois pas, par cette raison que les paratonnerres ne protègent que les points qui sont renfermés dans un cône dont ils sont le sommet; du moins, c’est ce que l’on admet. Car, entre nous, les physiciens ne sont pas parfaitement d’accord sur l’effet du fluide électrique, sur le degré d’efficacité des paratonnerres et sur les précautions à prendre lorsqu’on les établit. Je m’en tiens à ma propre expérience, qui m’a démontré que jamais un édifice, si exposé qu’il fût, n’était foudroyé lorsque les paratonnerres sont nombreux, que les conducteurs sont suffisants, qu’ils sont mis en communication les uns avec les autres et que leur extrémité inférieure plonge dans l’eau ou dans une terre très humide. Vous savez que l’eau est conducteur de l’électricité; si le fil du paratonnerre se termine dans une terre sèche, l’électricité s’accumule et produit des étincelles en retour qui sont très dangereuses. Le même effet se produit s’il y a des interruptions dans le fil conducteur; le paratonnerre produit alors l’effet d’une bouteille de Leyde, il se charge et devient plus dangereux qu’utile. On a recommandé aussi les attaches avec isolateurs en verre; mais je n’ai jamais vu que des paratonnerres, bien établis d’ailleurs, causassent des accidents faute d’isolateurs. Je considère cette précaution comme superflue, par cette raison que le fluide cherche sa voie la plus directe. Le fil établi dans de bonnes conditions est cette voie; aussi ne faut-il pas lui faire faire des détours brusques, anguleux, et, autant que possible, il faut le mener par le plus court chemin et celui qui se rapproche le plus de la verticale, dans le sol humide.»

À dîner, il ne fut question que de la maison neuve et de l’arrivée de Mme Marie. On discuta fort comment on s’y prendrait pour que la surprise fût complète. Puis le cérémonial fut réglé. M. de Gandelau y avait songé. Les entrepreneurs et chefs d’atelier du pays qui avaient travaillé à la maison étaient convoqués, et un dîner leur serait offert dans le jardin. L’instituteur qui avait donné ses soins à Paul, le maire, le curé de la commune, et quelques voisins et amis, entre autres M. Durosay, qui avait reparu dans le pays, étaient priés de venir assister à l’inauguration. Les ouvriers n’avaient pas été oubliés, ils recevraient tous une gratification; il y aurait le soir un bal dans le nouveau parc pour tous les gens du pays, avec les rafraîchissements obligés, et les pauvres de la commune recevraient, dès le matin, des distributions en nature.

Paul craignait fort que sa sœur n’eût quelque soupçon de la surprise qu’on lui ménageait; que, si on se taisait au sujet de la maison dont, avant la guerre, il avait été question dans les lettres écrites à Mme Marie, ce silence ne lui parût suspect.—«Il a raison, dit Mme de Gandelau. Si Marie nous demande ce qu’est devenu ce projet et le programme qu’elle avait envoyé, si elle s’informe de nos occupations pendant l’année dernière, nous serons obligés d’accumuler mensonges sur mensonges; nous nous couperons, et d’ailleurs cela me répugne un peu de ne pas lui parler sincèrement. Nous ne saurons pas mentir pendant deux ou trois heures; puis, Lucie nous trahira.

—Oh! non, répondit Lucie, je ne dirai rien, bien sûr.

—Tes yeux parleront pour toi, chère enfant. J’arrangerai cela. Vous me laisserez quelques instants seule avec Marie. Je lui dirai que Paul, pour s’occuper pendant ses vacances trop prolongées, a bâti une petite maison, avec les conseils de son cousin. Je lui laisserai supposer que c’est quelque fantaisie de collégien. Elle ne pensera qu’à un amusement, se figurera quelque petit modèle de construction assez bien réussi. On pourra donc en parler à l’aise, sur le ton de la plaisanterie. Puis, après déjeuner, nous lui proposerons d’aller voir la maison de Paul.»

C’est ainsi que les choses furent réglées.

Paul dormit peu pendant cette nuit quoiqu’il fût parti de Paris de grand matin et qu’il eût usé et abusé de ses jambes tout le jour.

Le 19 mai 1872, à 9 heures 40 minutes, M. et Mme N... descendaient à la gare de X..., où M. de Gandelau les attendait avec une bonne calèche. Vingt minutes après on entrait dans la cour du château. Inutile de dire les embrassades, les joies entremêlées de larmes, prodiguées pendant les premières minutes de ce retour.

Mme de Gandelau avait fait arranger les chambres des époux avec tout le soin dont elle était capable, comme s’ils dussent faire un long séjour au château.

La mère ne manqua pas de trouver sa fille embellie; Mme Marie trouva Paul grandi, presque un homme, et Mlle Lucie presque une jeune fille.

Grâce à Mme de Gandelau, pendant le déjeuner, il ne fut question de la maison de Paul que comme d’un incident sans conséquence. On parla des voyages, de la guerre. Après vingt-deux mois d’absence, les sujets de conversation ne manquaient pas. Mais Paul était agité, distrait; sa sœur en fit la remarque. Paul rougit jusqu’au blanc des yeux.

«Je crois que Paul médite quelque chose, dit M. N...,»

M. et Mme de Gandelau se regardèrent en souriant.

«Qu’y a-t-il donc, dit Mme Marie... une conspiration?

—Peut-être, répondit Mme de Gandelau, mais laisse-nous le plaisir de la mener à bonne fin.

—Conspirez, maman, je vous aiderai de tout mon cœur.»

Il n’y avait pas à parler, pour le moment, de la promenade projetée, car on se trahissait. Mme de Gandelau proposa à sa fille de prendre quelque repos dont elle devait avoir besoin. M. N... demanda la permission d’expédier certaines lettres urgentes et le château rentra dans le silence. La journée était chaude et on n’entendait plus que le bourdonnement des insectes sur les pelouses. Paul cependant ne pouvait tenir en place.

«Vous n’êtes pas encore un diplomate, lui dit son cousin. Diable! tenez-vous en repos. Il n’y a plus que vous qui bougiez dans la maison. Vous allez vous trahir, si vous continuez. Allez-vous-en dans votre chambre, prenez un livre... ennuyeux; vous vous endormirez et le temps passera.

—Mais tous les invités qui attendent là-bas.

—Ah oui, c’est vrai! Eh bien montez à cheval, courez jusqu’à la maison, dites à tous les invités d’admirer les merveilles du nouveau domaine et de prendre patience. Dites que madame votre sœur est un peu fatiguée et qu’elle ne fera son apparition que dans l’après-midi. Puis revenez.»

Paul ne se le fit pas répéter, tant l’immobilité lui semblait chose impossible. Il aurait donné à ce moment dix ans de sa vie pour que sa sœur se décidât à monter en voiture.

On ne saurait dire ce que pensait le poney de l’allure que Paul lui fit prendre par cette chaleur de 25 degrés à l’ombre. Il arriva écumant à la maison neuve, si bien que la plupart des personnes déjà réunies crurent à quelque fâcheuse nouvelle. Quand Paul, de l’air le plus effaré du monde, leur dit que Mme Marie devait retarder son entrée de quelques heures, parce qu’elle se reposait:

«Si ce n’est que cela, dirent-ils tous, rien ne presse, et c’est bien naturel, après un si long voyage.»

Puis chacun voulut avoir des nouvelles des arrivants, puis on demandait à Paul de voir ceci et cela. Paul bouillait.

«Vous n’allez pas remonter à cheval dans l’état où vous êtes, lui dit le maire; vous voilà en nage et votre poney est blanc d’écume; reposez-vous un peu et buvez un coup de vin.»

Il fallut se rendre, car M. le maire, de son côté, avait apporté un panier de petit vin de Saumur. On trinqua à la santé des nouveaux arrivés et à la prospérité de la maison, si bien que Paul perdit là une heure. Enfin il put reprendre le chemin du château, même allure. Mais, en atteignant la crête du plateau, il vit de loin la calèche qui se dirigeait du côté de la maison. Il fit un détour afin de prendre les promeneurs à revers, et les atteignit au moment où le nouveau domaine allait leur apparaître. «Voilà, dit sa sœur, un cavalier bien échauffé, d’où vient-il? Est-ce lui qui dirige toute la conspiration?—Certainement, répondit sa mère, regarde!»

En effet, on voyait se dessiner la silhouette de la maison de Paul, avec ses toits d’ardoises étincelants aux rayons du soleil... Il y eut un silence et, il faut le dire, un peu d’émotion.

«Je m’en doutais,» dit Mme Marie, en embrassant sa mère et M. de Gandelau. «Ainsi donc, pendant vos angoisses de l’an dernier, vous pensiez à nous, à ce point de réaliser ce projet de maison que j’avais cru n’être qu’une idée en l’air? Et Paul!

—Paul reprit M. de Gandelau, Paul a travaillé, et a pris sa bonne part dans la réussite du projet. Si jamais il devient un architecte distingué, tu eu auras été la cause première.

—Et vous, mon ami, dit Mme de Gandelau à son gendre, qui lui baisait tendrement la main, vous ne dites rien!

—M. de Gandelau m’en avait écrit, et j’étais dans le secret; Marie peut vous dire si je l’ai bien gardé!

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