Comment on construit une maison
Le grand cousin eut bientôt fait d’arrêter la ligne d’axe A de la salle à manger et de la salle de billard, suivant l’orientation convenable. Puis, sur cette première ligne d’axe, il en fit établir une autre à angle droit, au moyen d’un petit graphomètre, laquelle fut la ligne d’axe du salon et du vestibule. Une fois ces deux lignes arrêtées, les autres furent disposées au moyen des cotes inscrites d’avance sur le plan. Les axes des murs principaux se trouvaient ainsi tracés sur le terrain par des cordeaux, attachés aux broches.
Comme on devait établir des caves sous tout le bâtiment principal, le grand cousin se contenta d’ordonner au père Branchu de fouiller tout le terrain à une distance de 1m,00 en dehors des lignes du périmètre. Deux terrassiers, avec leurs pioches, se mirent donc à tracer immédiatement la fouille. «Si vous trouvez (comme ce n’est pas douteux), dit-il aux terrassiers, de la roche à une faible profondeur et qu’elle soit de bonne qualité, vous aurez le soin de ne point la gâcher; exploitez-la comme du moellon, nous nous en servirons et nous vous payerons la fouille en conséquence. Si vous trouvez de la caillasse, faites-la sauter à la mine, et mettez de côté pour en faire usage les meilleurs morceaux. Demain ou après-demain, nous vous donnerons le plan et le profil des caves. En attendant, approvisionnez-vous de briques, de chaux et de sable; vous savez que dans ce pays-ci il est prudent de s’y prendre d’avance pour avoir ces matériaux à temps. Nous voilà en septembre et il faut que nos caves soient faites au moins avant les premières gelées.
«Ainsi donc, ajouta le grand cousin en s’adressant à Paul, au moment où ils revenaient vers la maison, je vous nomme inspecteur des travaux, et voici en quoi consistent vos fonctions: vous viendrez sur le terrain tous les matins et vous veillerez d’abord à ce que les ordres donnés devant vous soient strictement exécutés. Ainsi, vous aurez à reconnaître la quantité de moellon qu’on extraira de la fouille, à faire empiler proprement ce moellon sur 1m,00 d’épaisseur, une largeur de 2m,00 et une longueur indéfinie suivant le rendement de la carrière. Ayant ainsi chaque jour constaté l’augmentation du cube, nous serons assurés qu’il n’en sera rien détourné. Vous aurez dans votre poche un carnet sur lequel vous marquerez cette augmentation journalière, et vous ferez parafer chaque feuillet par le père Branchu. Ce n’est donc, pour le moment, qu’une surveillance; mais vos fonctions se compliqueront au fur et à mesure de l’avancement des travaux. S’il arrive des matériaux, vous reconnaîtrez la quantité soit comme nombre, si c’est de la brique, soit au cube, si c’est du sable ou de la chaux. À cet effet, je vais vous faire porter sur le chantier une de ces caisses de cantonnier qui ont 1m,00 sur 1m,00 et 0m,50c de hauteur. Chaque caisse remplie donnera donc un demi-mètre.
«Vous direz au père Branchu qu’il ait à élever une baraque en planches qui servira de magasin pour ses outils et permettra de mettre la chaux à couvert en attendant qu’on l’éteigne. Si nous avions un entrepreneur-adjudicataire ou avec lequel un marché aurait été passé, nous n’aurions pas à nous inquiéter de la quantité ou du cube des matériaux amenés sur le chantier; mais ici, nous sommes obligés d’employer les moyens élémentaires, car le père Branchu ne peut faire des avances de fonds. Nous lui donnerons les matériaux que nous achèterons ou qui proviennent de nos ressources, en compte. Vous sentez qu’il ne faut pas que ces matériaux soient détournés ou gaspillés. Nous lui payons seulement la mise en œuvre. Cela exige de notre part plus d’attention et de surveillance, mais nous sommes assurés au moins de ne pas être trompés sur la qualité des matériaux par un entrepreneur qui croirait peut-être avoir intérêt à nous fournir, s’il les achetait, de la marchandise d’une valeur inférieure à celle que nous aurions portée au devis.
«Nous nous engagerons de même avec le charpentier. Votre père m’a dit qu’il avait quelques brins de chêne coupés depuis plus de deux ans et mis en chantier près de la ferme de Noiret. Allons les voir, nous marquerons ceux qui pourront être employés. Notre plan coté nous donne les longueurs des solives des planchers.»
En passant le long du ru qui coule dans la petite vallée, le grand cousin regardait attentivement ses berges et en frappait les parois avec le bout ferré de son bâton. «Qu’est-ce que vous voyez donc là? dit Paul.—Je crois que nous trouverons ici de bons matériaux pour faire les voûtes des caves... Voyez cette pierre jaunâtre, poreuse comme une éponge. C’est un cadeau que nous fait ce cours d’eau si modeste. Il entraîne dans ses eaux du carbonate de chaux, qui vient chaque jour s’incruster sur les herbes et détritus de végétaux qui se trouvent sur ses bords et son lit. Ce ruisseau forme ainsi un tuf léger, très poreux, qui est mou et friable tant qu’il reste à l’humidité, mais qui acquiert une certaine dureté en séchant. Autrefois ce ruisseau était plus gros qu’il n’est aujourd’hui, et il me paraît avoir déposé une assez belle épaisseur de ce tuf qui apparaît sur ses rives actuelles. Prenez ce morceau et regardez-le attentivement... Vous voyez qu’il est rempli de cavités, de petites galeries cylindriques, ce sont les brindilles de végétaux autour desquelles s’est déposé le carbonate de chaux. Ces brindilles sont pourries et détruites depuis longtemps, l’enveloppe est restée et durcit à l’air. Observez comme ce moellon est léger, composé de cellules qui ne sont guère plus épaisses que des coquilles d’œuf. Cependant, essayez de l’écraser sous votre talon... Il résiste et à peine si la pression émousse ses aspérités. Eh bien, faites-le sécher, et dans huit jours il résistera bien mieux. Il faudra un bon coup de marteau pour le briser.
«Cette matière est la meilleure peut-être pour faire des voûtes, à cause de sa légèreté, de sa résistance, de ses cavités et de cette âpreté qui font que le mortier adhère si bien aux joints qu’on ne saurait l’en détacher et que le tout, suffisamment sec, semble ne former qu’une seule pièce.
«Nous enverrons deux terrassiers pour en exploiter quelques mètres. Ce n’est pas difficile; et quand ce tuf est humide sur son lit naturel, on le débite avec la plus grande rapidité en briquettes.»
On arriva bientôt à la ferme de Noiret; là, en effet, le long du mur de la grange, sous un appentis, étaient empilées des pièces de bois, grossièrement équarries et noircies par l’humidité. Le grand cousin en marqua un certain nombre avec son couteau, laissant de côté celles qui étaient torses, noueuses ou roulées.
»Qu’est-ce donc qu’une pièce de bois roulée?» dit Paul.
—Les bois roulés sont ceux dont les fibres tournent en spirale autour du cœur. Vous comprenez que les fibres du bois n’étant pas verticales et formant des spirales plus ou moins prononcées, perdent leur propriété de résistance: ces fibres, à cause du parcours qu’elles font, lequel n’est point régulier, se disjoignent et laissent entre elles de profondes gerçures. Ces bois sont donc rejetés comme défectueux, ainsi que ceux qui sont attaqués au cœur ou qui ont ce qu’on appelle des malandres, c’est-à-dire des parties malades entre leurs couches, sorte d’ulcères intérieurs qui d’abord enlèvent au bois son homogénéité de résistance et qui développent autour d’eux la pourriture. Il arrive souvent que l’on ne voie pas les malandres et qu’en peu de temps des bois de charpente qui paraissent très-sains tombent en poussière. Ces maladies cependant étant fréquentes ou rares en raison des terrains sur lesquels les bois ont poussé, il est essentiel de savoir la provenance des charpentes que l’on emploie dans les constructions. Telle forêt produit des bois de chêne admirables en apparence, mais qui pourrissent rapidement; telle autre en fournit qui sont toujours sains. En général les bois poussés dans des sols légers et secs sont bons; ceux qui viennent dans les terrains humides, argileux, sont mauvais.
«Vous ferez mettre de côté ces bois roulés et tors; ils seront bons pour faire les cintres des caves; ils ne sont propres qu’à cela ou à être brûlés. Quant à ces brins de sapin, ils serviront à faire nos échafauds.»
Il était tard, les deux compagnons demandèrent à déjeuner à la ferme. Pendant qu’on mettait la table: «Expliquez-moi donc, cousin, comment vous vous servez du graphomètre.
—Lorsqu’il s’agit d’une opération comme celle que nous venons de faire, c’est la chose du monde la plus simple. J’ai prié le père Branchu de faire porter mon instrument au château, pour ne pas en être chargé toute la matinée, mais il n’est pas besoin de l’avoir là pour vous faire comprendre comment on opère. Vous savez que le graphomètre se compose d’un cercle gradué, divisé en 360 degrés. Ce cercle, mobile sur son centre, est muni d’un niveau à bulle d’air et, au-dessus, d’une lunette, qui tous deux pivotent horizontalement sur le centre du cercle. Le niveau et l’axe de la lunette sont parfaitement parallèles au plan du cercle. On pose celui-ci sur un pied à trois branches et on établit tout d’abord le cercle horizontalement au moyen de trois vis de rappel et en faisant pivoter le niveau. Il faut que la bulle d’air soit toujours au centre sous quelque degré du cercle qu’on tourne le tube. Ceci fait, et le pied étant placé au point marqué sur le terrain,—ce qu’on vérifie au moyen d’un fil à plomb passant par le centre du plateau,—on dirige la lunette sur un point fixé et où est placée une mire. Le verre de la lunette est croisé par deux cheveux à angle droit qui en marquent le centre. Il faut que l’intersection des deux cheveux tombe sur le point que l’on vise. Mais au préalable, l’indicateur ou vernier, qui tient à la base de la lunette, est placé sur le zéro du cercle. C’est donc l’ensemble de l’instrument qu’on a fait tourner. Alors, si l’on veut, par exemple, former un angle droit sur la ligne réunissant le point où l’on est placé avec la première mire, on fait pivoter la lunette jusqu’à ce que son indicateur soit à 90 degrés (le quart du cercle). On envoie un homme avec une autre mire dans la direction de la lunette, et on fait porter cette mire à droite ou à gauche jusqu’à ce que son milieu soit exactement sur la ligne du cheveu vertical de la lunette. On fait fixer cette mire. Il est donc certain alors que la ligne tirée du point où vous êtes placé avec la seconde mire forme un angle droit avec la première ligne de base, puisque deux diamètres coupant à angle droit un cercle divisé en 360 degrés donnent 90 degrés pour chaque quart du cercle. À l’aide de cet instrument, ayant, au préalable, indiqué, sur le plan d’un bâtiment qu’il s’agit de planter, les angles que forment certaines lignes entre elles, partant d’un point, on peut donc reporter ces angles sur le terrain. Supposez qu’il s’agisse de planter un portique demi-circulaire. Ayant posé le centre et tracé le demi-cercle sur le terrain, en plaçant le graphomètre sur ce centre, vous pourrez envoyer des lignes qui couperont régulièrement cette circonférence et indiqueraient, par exemple, l’axe des colonnes ou piliers. Puisque du point A au point B vous avez 180 degrés (fig. 20), vous diviserez ces 180 degrés en autant de parties que vous voudrez sur le cercle du graphomètre, et le centre de la lunette vous donnera, à grande distance, les mêmes divisions sur le portique demi-circulaire. Par cette raison que le graphomètre sert à planter un bâtiment, il sert à relever un terrain. En effet, supposez que la base E F soit une longueur connue, que vous avez mesurée: plaçant votre instrument en E, vous visez avec la lunette un point C, soit un arbre, un clocher, un piquet; vous avez donc le nombre de degrés sur le cercle que comprend l’angle C E F. Vous reportez cet angle sur la planchette; puis transportant l’instrument sur le point F, de là vous visez ce même point C; vous obtenez de même l’angle C F E, qui, reporté sur la planchette, vous donne exactement la position du point C et la distance inconnue qu’il y a entre E et C, entre F et C; dès lors l’une ou l’autre de ces longueurs vous servent de base à leur tour, et opérant du point C et du point F, en visant un quatrième point D, vous connaissez les longueurs C D et F D. Ainsi pouvez-vous opérer sur toute une contrée; c’est ce qu’on appelle triangulation: la première opération à faire pour établir la carte d’un pays. Mais nous entrons là dans un autre domaine. Allons déjeuner!»
CHAPITRE VIII
M. PAUL RÉFLÉCHIT
L’omelette au jambon dévorée, M. Paul demeurait silencieux.
«Eh mais, petit confrère, vous m’avez l’air de regarder quelque chose en dehors du monde réel; est-ce encore la faim qui vous donne ce regard pensif, et vous faut-il une seconde omelette?
—Non; je n’ai plus soif ni faim, mais je trouve déjà difficile de comprendre ce que vous m’expliquez avec tant de complaisance depuis quelques jours; il y a des points qui m’échappent, et je me demande si je pourrai vous être bon à quelque chose dans la construction que vous élevez. Il me semble que j’aurais beaucoup à apprendre; le peu que vous m’avez enseigné s’embrouille dans ma tête et nous n’avons pas encore mis la main à l’œuvre.
—Déjà découragé... allons donc! chaque jour suffit à sa peine, et une construction ne s’élève pas tellement vite que vous ne puissiez chaque soir augmenter peu à peu votre provision de connaissances pratiques, sans confusion.
«Tout cela se classera dans votre cerveau, car la tête est une merveilleuse boîte; plus on l’emplit, plus elle s’élargit; et chaque chose classée dans la case qui est destinée à la recevoir se retrouve toujours. La question est de bien ranger ses casiers et de n’y placer que des objets scrupuleusement étudiés et triés.
«Mais il faut tous les jours mettre au net le travail fait et ne rien laisser pour le lendemain. La besogne dont je vous charge, c’est-à-dire la constatation journalière de tout ce qui entre au chantier et de l’emploi des matériaux, ce que nous appelons les attachements, n’est qu’une question d’exactitude et de soin. L’important est de ne se point laisser déborder. Deux heures au plus vous suffiront par jour pour prendre les notes sur place. Deux autres heures pour mettre ces notes au net. Vous voyez qu’il vous restera encore trois ou quatre heures pour vous occuper des détails d’exécution et pour courir les champs.
—Est-ce que vous avez commencé à apprendre l’architecture de cette façon?
—Oh que non pas!
«En sortant du collège je suis entré chez un architecte, un patron, qui m’a fait pendant deux ans copier des dessins de monuments dont on ne m’indiquait ni l’âge, ni le pays, ni l’usage; puis passer des teintes. Pendant ce temps-là j’ai suivi des cours de mathématiques, de géométrie, de dessin d’après l’ornement. J’ai pu alors entrer à l’École des Beaux-Arts où l’on n’enseigne pas grand’chose, mais où l’on fait faire des concours pour obtenir des médailles et le grand prix, si l’on peut. Je suis resté là trois ans, total cinq. Cependant j’avais besoin de gagner ma vie, car je n’avais que juste de quoi payer mon loyer et acheter de quoi me vêtir. Il me fallait donc faire la place, c’est-à-dire travailler à tant l’heure, chez un architecte très occupé. Là, je faisais des calques, et encore des calques, puis parfois quelques détails d’exécution; Dieu sait comme! car je n’avais jamais vu exécuter la moindre partie d’une bâtisse. Mais le patron n’était pas difficile et les entrepreneurs suppléaient par leur expérience à ce qui manquait à ces détails. Voyant que tout cela ne me conduirait pas, par un court chemin, à apprendre mon métier, et ayant eu la chance d’hériter de quelques milliers de francs, je me mis à voyager, à étudier l’architecture sur les monuments bâtis, non plus sur ceux que l’on me montrait sur le papier. J’observais, je comparais, je regardais faire les praticiens, je courais voir les édifices qui croulaient, afin de reconnaître in animâ vili les causes de leur ruine.
«Au bout de cinq autres années, je savais assez mon métier pour essayer de le pratiquer. Total: dix ans; et je n’avais pas bâti une niche à chien. Un protecteur me fit entrer dans une agence des travaux de l’État, où je voyais employer des méthodes qui n’étaient guère d’accord avec les observations que j’avais pu recueillir pendant mes études sur l’architecture des temps passés. Si par hasard je me permettais à cet égard des observations, on me regardait de travers. Si bien que je ne restai pas là longtemps, d’autant plus qu’il se présentait pour moi une belle occasion d’utiliser ce que j’avais appris.
«Une grande compagnie faisait faire des constructions d’usines très importantes. Elle avait un architecte qui prétendait lui bâtir des monuments romains; cela la gênait un peu. Cette compagnie ne tenait pas essentiellement à ériger dans les plaines de la Loire des édifices rappelant la splendeur de Rome. Je fus présenté aux directeurs; ils m’expliquèrent leur programme. J’écoutai, je travaillai, comme un nègre qui travaille, à acquérir tout ce qui me manquait pour satisfaire mes clients. Je courus les usines, j’allai chez les grands entrepreneurs, j’étudiai les matériaux; enfin je fournis un premier projet qui plut, mais qui cependant ne me plairait guère aujourd’hui. On se mit à l’œuvre; l’étude assidue, la présence continuelle sur les chantiers, me donnèrent ce qui me manquait, si bien qu’on fut content de mes premiers travaux. La plupart de ces messieurs possédaient des hôtels et des châteaux. Je devins leur architecte et j’eus bientôt ainsi une belle clientèle et plus de travaux que je n’en pouvais faire, d’autant que je crois qu’il faut toujours étudier, raisonner, améliorer, et, à ce compte, plus on avance, plus on trouve devant soi des difficultés.
—Alors, comment est-ce qu’on étudie l’architecture?
—Mais comme cela... en en faisant... Du moins jusqu’à présent en France n’emploie-t-on pas d’autre méthode, et peut-être est-ce la meilleure.
—Mais comment apprennent à construire ceux qui ne vont pas, comme vous l’avez fait, courir le monde, et qui suivent l’enseignement habituel?
—Ils n’apprennent pas à construire. On ne leur apprend qu’à concevoir et projeter des monuments inexécutables, sous le prétexte de conserver les traditions du grand art; et quand ils sont las de mettre ces conceptions sur le papier, on leur donne une place dans une agence, où ils font ce que vous allez faire, seulement ils le font avec dégoût, parce qu’ils visaient bien autre chose.
—Mais, en commençant comme je vais commencer, est-ce que je pourrais ensuite étudier la... comment dirais-je?
—La théorie, l’art, en un mot? Certes, vous le pourrez beaucoup plus facilement, car le peu de pratique que vous aurez acquis en bâtissant une maison, ou en la voyant bâtir des fondations au faîte, vous permettra de comprendre bien des choses qui, sans la pratique, sont inexplicables dans l’étude de l’art. Cela vous donnera l’habitude de raisonner et de vous rendre compte de certaines formes, de certaines dispositions commandées par les nécessités de la pratique. Formes et dispositions qui paraissent être de pures fantaisies aux yeux de ceux qui n’ont aucune idée de ces nécessités.
«Comment apprend-on à parler aux enfants? Est-ce en leur expliquant les règles de la grammaire à l’âge de trois ans? Non, c’est en leur parlant et en les obligeant à parler pour exprimer leurs désirs ou leurs besoins. Quand ils parlent comme vous et moi, à peu près, on leur explique le mécanisme et les règles du langage, et alors ils peuvent écrire correctement. Mais avant d’apprendre par suite de quelles lois les mots doivent être placés, et comment on doit les écrire pour composer une phrase, ils connaissaient la signification de chacun d’eux.
«Si en France nous n’avions pas, sur l’enseignement, les idées les plus singulières, nous commencerions, lorsqu’il s’agit de l’étude de l’architecture, par le commencement et non par la queue. Nous donnerions aux jeunes gens ces méthodes pratiques élémentaires de l’art de bâtir, avant de leur faire copier le Parthénon ou les thermes d’Antonin Caracalla qui, à défaut de ces premières notions pratiques, ne sont pour eux que des images; nous formerions ainsi ces jeunes esprits à raisonner et à reconnaître tout ce qui leur manque, au lieu d’exciter leur vanité naissante par des exercices purement théoriques ou d’art, alors qu’ils ne peuvent se rendre compte des formes qu’on leur donne comme des modèles.
—Une maison comme celle que nous allons construire est, il me semble, bien peu de chose; et une pareille construction ne peut guère fournir les renseignements qui doivent être nécessaires, si on élève un grand monument?
—Ne croyez pas cela, petit cousin: la construction, en dehors de certaines connaissances scientifiques et pratiques que vous pourrez étudier à loisir, n’est autre chose qu’une méthode, qu’une habitude de raisonner, qu’une obéissance aux règles du bon sens. Encore faut-il avoir du bon sens et le consulter. Malheureusement il est une école d’architectes qui dédaigne cette faculté naturelle, en prétendant qu’elle entrave l’inspiration... car nous avons parmi nous des fantaisistes, comme il s’en trouve dans les lettres et chez les peintres ou les sculpteurs; mais si la fantaisie est permise aux gens de lettres et aux artistes, car elle ne fait de tort à personne, en architecture c’est autre chose; elle coûte cher, et c’est vous et moi qui payons. Nous avons dès lors le droit de la trouver au moins inopportune. Il faut tout autant exercer les facultés du raisonnement et recourir au bon sens pour élever une maison que pour construire le Louvre, de même que l’on peut montrer du tact et de l’esprit dans une lettre aussi bien que dans un gros volume.
«La valeur de l’architecte ne s’estime pas par la quantité de mètres cubes de pierre qu’il met en œuvre. La grosseur du monument ne fait rien à l’affaire.
—Ainsi vous admettez qu’il faut autant de mérite pour bâtir une petite maison que pour élever un vaste palais?
—Je ne dis pas cela; je dis que les facultés, la raison, la juste mesure, l’exacte appréciation des éléments disponibles et leur bon emploi, se manifestent aussi bien dans la construction de la maison la plus modeste que dans l’édification du plus magnifique monument.
—Je pourrai donc apprendre beaucoup en suivant la construction de la maison de ma sœur?
—Certainement: 1º parce qu’on apprend beaucoup quand on a la volonté d’apprendre; 2º parce que, dans une maison comme dans le plus vaste des palais, il vous faudra voir passer devant vos yeux tous les corps d’état, depuis le terrassier jusqu’au peintre décorateur. Que le menuisier fasse vingt portes ou deux cents, si vous voulez bien vous rendre compte de la manière de faire une porte, de la ferrer et de la poser, une seule suffit, il n’est pas besoin que vous en voyiez mille.
—Mais cependant nous ne ferons pas ici, par exemple, des portes comme celles qui ferment les appartements d’un souverain?
—Non; mais le principe de structure est ou doit être le même pour les unes comme pour les autres, et c’est quand on s’écarte de ces principes que l’on tombe dans la fantaisie et les non-sens. Quand vous saurez comment se fait une porte de menuiserie, vous verrez que sa structure tient à la nature de la matière employée: le bois, et à la destination. Après cela vous pourrez étudier comment les maîtres se sont servis de ces éléments et comment (sans sortir du principe) ils ont produit des œuvres simples ou très riches; vous pourrez faire comme eux, si vous avez du talent, et chercher des applications nouvelles. Mais avant tout, faut-il savoir comment se fabrique une porte et ne pas copier au hasard, avant ces premières connaissances pratiques, les formes diverses qui ont été adoptées, bonnes ou mauvaises.»
Paul resta pensif tout le reste du jour; il était évident qu’il entrevoyait de grosses difficultés et que la construction de la maison de sa sœur prenait, dans son esprit, des proportions inquiétantes. Rentré au château, il regardait les portes, les fenêtres, les boiseries, comme s’il n’eût jamais rien vu de pareil, et plus il regardait, plus cela lui paraissait embrouillé, compliqué, difficile à comprendre. Il ne s’était jamais demandé par quels artifices ces morceaux de bois s’assemblaient, se tenaient ensemble, et ne trouvait guère de solutions satisfaisantes aux questions qu’il s’adressait à lui-même.
CHAPITRE IX
M. PAUL, INSPECTEUR DES TRAVAUX
«Allez voir, mon cher Paul, où en sont les fouilles, ce matin, dit le grand cousin, le surlendemain de la visite sur le terrain, et vous m’en rendrez compte. Emportez avec vous un mètre et un carnet; vous prendrez des notes et mesures sur ce qui est fait. Vous examinerez le terrain et me direz si l’on trouve des bancs de pierre près de la surface du sol, ou si les terres meubles sont profondes. Pendant ce temps-là je vais esquisser le plan des caves. Mais prenez le calque du plan du rez-de-chaussée de la maison, et, sur ce plan, vous me marquerez ce que l’on a commencé à fouiller et ce que l’on trouve. Ça ne doit pas être bien avancé; mais cependant des déblais seront déjà faits puisque j’ai dit au père Branchu de mettre autant de terrassiers qu’il en pourrait trouver, afin de nous conformer aux intentions de votre père.»
Un peu embarrassé de ses nouvelles fonctions, M. Paul arriva bientôt sur le terrain. Aidé du père Branchu, il prit les mesures des fouilles, indiqua comme il put les profondeurs et nota les points où on trouvait le roc et les terres meubles. Cela lui prit deux bonnes heures.
«Eh bien, dit le grand cousin, quand on fut installé dans le cabinet de travail, après déjeuner, voilà le plan des caves (fig. 21). Voyons un peu comment cela va s’arranger avec ce que vous avez trouvé sur place, et si nous devons faire des modifications à ce plan. Bon, le roc est presque à fleur du sol vers le sud, et les terres meubles atteignent assez régulièrement une profondeur de 3 mètres vers le nord de nos bâtiments. Nous allons donc asseoir les caves sous le salon, la salle à manger et la salle de billard, à même le roc calcaire, en taillant celui-ci, et nous fonderons les parties antérieures, et notamment celles du bâtiment des écuries et remises, sur une bonne maçonnerie.
«Voici (fig. 21) le plan des caves; vous voyez ces lignes d’axes, elles indiquent les axes des murs à rez-de-chaussée et ne devront plus varier. Les cotes d’épaisseur des murs sont écrites, partant toujours de ces axes. Aussi, voyez-vous que ces cotes sont plus fortes là où le mur de cave doit porter la retombée des berceaux de caves, conformément à ce que je vous ai expliqué l’autre jour.
«Nous avons un petit cours d’eau qui va alimenter les services de la maison, au moyen d’un réservoir que nous placerons le plus haut possible. Nous n’avons pas encore fait le nivellement; mais, à vue de nez, j’estime, en raison des chutes de ce ruisseau et de la rapidité de son cours, qu’à 100 mètres de la maison le réservoir approvisionnera l’eau de façon que celle-ci puisse arriver par des conduits au niveau du premier étage. C’est à vérifier. Autrement nous aurons recours à une pompe mue par un manège ou un moulin à vent. Nous conduirons ensuite ce cours d’eau dans un égout, le long des murs nord de la maison, ainsi que vous le voyez en A, de telle sorte que cet égout recueille les eaux ménagères de la maison par un conduit B et reçoive les chutes des water-closets en C, en D et en E. L’eau courante entraînera ainsi ces immondices dans un bassin que nous établirons en contre-bas dans le potager. Car ces eaux reposées sont excellentes pour arroser, ne vous en déplaise, les légumes.
«Sur le plan, j’ai indiqué en G les profils[42] des berceaux de caves. Celles-ci auront 1m,50c jusqu’à la naissance des voûtes, et les berceaux auront 1m,50c de flèche.
Ces caves auront donc sous clef 3 mètres, ce qui est très beau, d’autant que le terrain est sec. On pourra donc utiliser ces caves, non seulement pour y placer les vins, mais des légumes, un garde-manger, etc. Le sol de notre rez-de-chaussée étant à 1m,50c au-dessus du sol extérieur, il nous sera facile d’aérer ces caves par des soupiraux, ainsi que je l’ai marqué en H.
On y descendra par l’escalier droit situé près de la buanderie et par l’escalier de service compris dans la tourelle. L’escalier droit servira pour descendre les provisions, et l’escalier à vis pour monter dans l’office les vins et autres choses.
«Avez-vous vu si le père Branchu a eu le soin de faire ranger régulièrement les matériaux extraits des fouilles?
—Oui; il n’a trouvé jusqu’à présent que des plaquettes de ce qu’il appelle de la caillasse, mais il les fait empiler et m’a dit que ce serait bien bon pour faire les murs de fondation.
—Il a raison; cette caillasse est sujette à geler à l’air libre, mais elle est dure et se comporte bien dans des caves; puis, elle permet une bonne maçonnerie parce qu’elle est litée, c’est-à-dire qu’elle est naturellement extraite en petits bancs parallèles de 10 à 15 centimètres d’épaisseur.
—C’est bien ce qu’il m’a dit; mais il a ajouté que cela mange beaucoup de mortier, et je n’ai pas bien compris ce qu’il entendait par là.
—En effet, plus les moellons sont minces, plus ils exigent de lits de mortier entre eux; mais si vous avez observé ces plaquettes, vous avez vu qu’elles sont extrêmement rugueuses et criblées de cavités sur leurs surfaces de délits. Il faut que le mortier soit donc abondant entre chaque lit, pour bien remplir ces rugosités et cavités; et c’est en cela même que cette maçonnerie, quand on n’économise pas le mortier, est excellente; ces surfaces rugueuses adhèrent à ce mortier bien mieux que ne peuvent le faire des surfaces lisses; elles font corps avec lui, et bientôt l’ensemble ne forme qu’une masse. Mais il faut ne pas épargner la chaux et le sable, et c’est ce qui fait dire au père Branchu que ce moellon mange beaucoup de mortier.
—Le père Branchu a dit aussi qu’il trouvait de la pierre bonne pour faire de la chaux, sur les bancs calcaires propres à bâtir, et demande s’il faut la mettre de côté.
—Certainement; si le chaufournier du Moulin ne peut nous fournir de la chaux, nous en ferons; ce n’est pas difficile, puisque nous avons des fagots en quantité provenant des dernières coupes.
—Le père Branchu m’a aussi demandé où il fallait transporter les déblais.
—Vous lui direz, demain matin, qu’il les dépose en cavaliers[43] à la droite et à la gauche des fouilles; nous en aurons besoin pour niveler les abords de la maison.
—Qu’est-ce qu’un cavalier?
—C’est une éminence factice que l’on dispose suivant une épaisseur et une hauteur régulières, de manière à pouvoir en prendre facilement le cube. Ainsi, quand on fait les déblais à la brouette—et c’est, vous l’avez vu, le moyen que nous employons—on trace la surface que doit occuper ce cavalier sur le sol: soit en A B (fig. 22) comme longueur et C D comme largeur. Cela fait, le point B étant le plus éloigné de celui où le déblai s’opère, les brouetteurs disposent les premières terres en B, laissant une inclinaison au remblai assez douce pour que les brouettes puissent être poussées pleines sans trop de peine.
Ainsi obtiennent-ils peu à peu un remblai A E B. Alors, du milieu F, moitié de la pente A E, ils laissent un chemin a b de 1m,50c de largeur pour le va-et-vient des brouettes, puis ils remblayent le triangle A G F par couches inclinées. Ils terminent en remplissant le triangle G F E. Reste le chemin g D h i à remplir, ce que font les pelleteurs, au fur et à mesure de l’apport des terres sur ce chemin même.
Le cavalier étant ainsi parfaitement régulier, ses pentes sont données par la terre coulante, c’est-à-dire qu’elles forment avec l’horizon des angles de 40° environ, suivant la nature du remblai. Le cavalier étant achevé et ayant, je suppose, 10 mètres à mi-hauteur, de l en m, et 4 mètres à mi-hauteur de sa largeur de n en b, en multipliant 10 mètres par 4 mètres on obtient 40 mètres de surface à ce niveau moyen. Multipliant ce chiffre par 2 mètres, hauteur du cavalier, nous trouvons 80 mètres cubes. Vous savez donc ainsi que vous avez remué cette quantité de terre, et par conséquent ce que vous avez à payer, si c’est au mètre cube que vous faites vos déblais et remblais, ou à quel prix vous revient le mètre cube de terre remuée, si c’est à la journée que vous faites le travail.
—Alors ce cube donne celui de la fouille?
—Pas tout à fait. La terre comprimée, tassée sur le sol naturel, cube moins que celle qui a été remuée et qui laisse entre les matières du remblai beaucoup de vides. On dit alors que la terre enlevée foisonne plus ou moins. Le sable de mer ne foisonne pas, tandis qu’une terre caillouteuse mêlée de détritus végétaux foisonne beaucoup. Il faut donc, dans vos attachements, tenir compte du vide de la fouille pour avoir le cube de la terre enlevée et cuber les cavaliers pour connaître, quand nous les utiliserons, la masse de terre que nous aurons à transporter ailleurs.
«Vous allez maintenant mettre ce plan des caves à une échelle de 2 centimètres par mètre, afin de pouvoir écrire et attacher bien lisiblement les cotes; puis, je vous indiquerai sur ce plan les points où il faudra poser des libages.
—Qu’est-ce que c’est que des libages?
—On désigne ainsi la pierre de taille que l’on place en fondation et qui n’est taillée que sur ses lits, c’est-à-dire qui ne présente pas de parements vus. Une pierre de taille possède toujours deux lits, qui sont ses surfaces horizontales; un ou plusieurs parements, qui sont les surfaces vues, et ses joints, qui sont les surfaces séparatives. Ainsi, supposons une pierre d’angle, portant pilastre et ayant la forme que je vous indique ici (fig. 23); les surfaces a b c d e f, g h i j k l sont les lits supérieur et inférieur. Les surfaces a l b g, b g c h, c d h i, d e i j, sont les parements vus, et les surfaces e f j k, a f k l sont les joints: les pierres voisines venant toucher ces surfaces.
Or vous sentez que, quand on place des pierres sous le sol, en fondation, il n’est pas nécessaire de tailler des parements qui ne seraient visibles que pour les taupes.
On fait donc l’économie de cette taille; c’est-à-dire qu’on laisse la pierre brute sur ses faces verticales et qu’on ne taille que les lits de pose.
On choisit pour ces libages des pierres solides, résistantes aux charges, mais qui peuvent être d’ailleurs très grossières de pâte et même sensibles à la gelée ou gélives, comme nous disons, et qui ne pourraient être employées à l’air sans inconvénients; sous terre, ces pierres sont préservées de l’action de la gelée.
Mais il faut avoir le soin, plus encore pour ces pierres que pour celles en élévation, de les bien placer suivant leur lit[44] de carrière et suivant leur position stratifiée naturelle; autrement elles pourraient se briser ou s’écraser sous la charge des maçonneries supérieures.
Quand notre plan sera fait, nous indiquerons par une couleur particulière les parties où nous demanderons que l’on pose des libages.
Ce seront les angles, les jonctions de murs qui reçoivent les charges relativement les plus considérables.
Entre ces libages, la maçonnerie sera élevée simplement en moellons.
«Le sol étant bon, nous nous contenterons de fonder à 50 centimètres seulement au-dessous de l’aire des caves. Mais, dès que nous aurons atteint ce niveau, les pierres de taille auront nécessairement des parements vus dans ces caves; ces matériaux ne seront plus des libages, mais des pierres de taille. Nous ne prendrons pas les plus belles et les plus fines, mais les plus résistantes à la charge, et qui dans cette contrée-ci sont les plus grossières d’aspect. Nous mettrons de la pierre de taille dans nos caves, aux angles, aux jambages[45] des portes et des soupiraux, aux noyaux des escaliers.
«Mais vous avez assez de besogne pour aujourd’hui et demain matin... Ah! j’oubliais! Si le père Branchu rencontre des sources ou pleurs qui le gênent, prévenez-m’en, parce que nous établirons tout de suite les égouts pour les recueillir. Cela nous fixera sur le niveau à donner au radier de notre collecteur.
—Qu’est-ce qu’un radier?
—C’est la partie d’un canal, d’une écluse ou d’un égout sur laquelle l’eau coule; c’est le fond, qui doit être établi assez ferme et solide pour que la force du courant ne l’affouille pas. Il faut donc faire les radiers des égouts en bonnes pierres plates, ou, ce qui vaut mieux encore, en ciment hydraulique quand on peut s’en procurer, parce que l’eau trouve le moyen de passer entre les joints des pierres, tandis que si le ciment est bien employé, il ne forme, sur toute la longueur du canal, qu’une masse homogène parfaitement étanche. On a le soin, d’ailleurs, de donner au radier d’un égout une coupe légèrement concave se raccordant, sans angles, aux parois; car l’eau profite des angles pour opérer son œuvre de destruction. Puis ceux-ci, lorsqu’on veut curer les canaux souterrains, ne se nettoient pas facilement. La meilleure forme à donner à un égout est celle-ci en coupe (fig. 24).»
CHAPITRE X
M. PAUL COMMENCE À COMPRENDRE
Malgré les nouvelles de la guerre qui, chaque jour, prenait un caractère plus menaçant, M. de Gandelau tenait à ce que les travaux ne fussent pas interrompus, et les habitants du château trouvaient dans l’exécution des projets dressés par le grand cousin et M. Paul, une distraction utile aux tristes préoccupations qui les assiégeaient.
Le soir, après la lecture du journal qui enregistrait, hélas! désastres sur désastres, chacun demeurait silencieux, les yeux attachés sur le foyer; mais bientôt, faisant un effort de volonté, M. de Gandelau demandait où en était la maison. C’était Paul, en sa qualité d’inspecteur des travaux, qui rendait compte des opérations du jour, et il commençait à s’occuper de cette tâche avec assez d’exactitude et de clarté. Il montrait ses carnets d’attachements qui, grâce aux corrections du grand cousin, n’étaient pas trop mal rédigés, et qui, à l’aide d’un résumé journalier, indiquaient les dépenses faites.
Le sol fouillé avait fourni jusqu’alors assez de matériaux pour qu’il n’eût pas été nécessaire d’en faire venir des carrières voisines. Vers le 15 septembre, on voyait déjà les murs des caves se dessiner dans la fouille, et il était temps de songer aux soubassements extérieurs en élévation et aux voûtes des caves, pour la construction desquelles il fallait des cintres en bois. Le charpentier fut donc invité à faire venir des scieurs de long pour débiter des troncs de peupliers qui, coupés depuis quelque temps, étaient tenus en réserve. La meilleure partie du bois fut sciée en planches minces pour faire de la volige qui serait employée en son temps, et les dosses, c’est-à-dire les parties voisines de l’écorce, furent disposées pour faire les cintres des caves. Comme les plans ne donnaient que deux berceaux dont les arcs fussent différents, les épures furent bientôt faites, et le charpentier prépara ces cintres qu’on mit au levage au moment où les murs des caves atteignaient le niveau des naissances des voûtes. Ces cintres furent taillés conformément à la figure 25, c’est-à-dire composés, chacun, d’un entrait A, d’un poinçon B, de deux arbalétriers C, et de moises D, qui vinrent pincer les courbes formées de dosses de peuplier clouées, comme il est tracé en E, et fixées en G et en H sur le poinçon, au moyen d’une entaille F, et sur l’entrait par une broche de fer. Sur ces cintres portés sur des chevalets K, et espacés l’un de l’autre de 1m,50c, on posa des couchis[46], c’est-à-dire des madriers L de 8 centimètres d’épaisseur, pour recevoir les voûtes que l’on fit en tuffeau exploité le long du ru, et auxquelles on donna 20 centimètres d’épaisseur, avec bonne chappe de mortier par-dessus. Il fallut ménager dans les reins de la voûte les pénétrations des soupiraux, travail qui donna beaucoup de mal à Paul, ou plutôt qu’il eut quelque peine à comprendre et à rapporter sur ses attachements; car, pour le père Branchu, il ne parut pas s’inquiéter beaucoup de cette besogne.
Le grand cousin avait donné le tracé des soupiraux en même temps que le profil du soubassement de 1m,50c de hauteur au-dessus du sol extérieur.
Ce tracé donnait, en coupe A et en plan B, la figure 26. Il fallut que le grand cousin expliquât ce tracé à son inspecteur, qui ne le comprenait pas du premier coup. «La lumière venant du ciel suivant un angle de 45° en moyenne, c’est suivant cet angle qu’il faut éclairer les caves, dit le grand cousin. Le soubassement se composant: d’une assise D à moitié engagée sous le sol, de deux assises franches E F, et d’une assise portant la retraite, nous donnons au mur de cave, portant naissance des berceaux, 0m,90c. Le mur au-dessus du sol intérieur ayant 0m,60c, ce mur donne 0m,30c de chaque côté de l’axe invariable; mais le soubassement ayant 0m,10c de saillie extérieurement, de l’axe au parement extérieur de ce soubassement, il y aura 0m,40c. Intérieurement, le mur descend à plomb jusqu’au sommier qui porte les berceaux. Il faut 0m,20c pour recevoir ceux-ci. Donc, de l’axe au-dessous de la naissance des berceaux, il y aura 0m,50c intérieurement, et 0m,40c extérieurement: total, 0m,90c. L’assise basse se dégageant au-dessus du sol extérieur de 0m,15c, puisque le soubassement doit avoir 1m,50c, il reste au-dessus de ces 0m,15c, 1m,35c; laquelle cote divisée en trois donne pour chaque assise 0m,45c. Je prends l’ouverture du soupirail dans la seconde assise, j’entaille la troisième de 0m,10c par un chanfrein, pour prendre du jour, ainsi que nous l’indique la face extérieure M, et la coupe. Je taille la première assise en retraite à 45°, comme il est tracé en I, en laissant un tableau a de 0m,25c, ainsi que vous le voyez sur le plan. Puis, en arrière de ce tableau, je pose un linteau avec un chanfrein de même, comme il est tracé en O, et j’ai le soin de laisser en b deux feuillures[47] de 0m,05c, pour poser des châssis ou grilles si l’on veut. Du fond de ces feuillures, j’ébrase le soupirail, qui n’a que 0m,80c d’ouverture à l’extérieur, jusqu’à 1m,00. Je trace en coupe une ligne inclinée m n 0m,20c au-dessus du linteau O, lesquels 0m,20c seront la flèche de l’arc du voûtain qui pénétrera dans le berceau et dont la courbe en projection horizontale donnera le tracé X. Ainsi, cet arc X recevra la poussée des claveaux du berceau et la reportera sur les deux joues P. Le père Branchu n’aura qu’à tracer cette courbe X sur les couchis des cintres pour former son voûtain.»
Il n’était pas bien certain que Paul saisît parfaitement cette explication répétée plusieurs fois, et il ne la comprit parfaitement que quand il vit le père Branchu maçonner les soupiraux et que ceux-ci apparurent décintrés (fig. 27).
«Je vous sauve les difficultés, dit le grand cousin, qui voyait bien que Paul comprenait difficilement la construction des caves, car la structure des voûtes, de leurs pénétrations, est une affaire qui demande d’assez longues études. Nous n’avons fait que des berceaux simples, et vous remarquerez que les portes des caves donnent toutes dans des tympans et non sur des murs recevant des retombées de voûtes. Avec les difficultés, j’évite aussi des dépenses inutiles. Nous poserons de la pierre dure en soubassement, mais vous remarquerez que, sauf dans les angles et pour les soupiraux, elle n’est qu’en revêtement, ne fait pas parpaing, c’est-à-dire ne prend pas toute l’épaisseur du mur. Nous avons d’excellent moellon, qui, avec le bon mortier que nous employons, est plus résistant qu’il n’est nécessaire pour porter deux étages et un comble. En laissant ce moellon former des harpes saillies à l’intérieur, nous les relions mieux aux reins des berceaux (fig. 28), et nous économisons ainsi la pierre de taille. En élévation, au-dessus du soubassement, vous verrez encore comme on peut, quand on veut, épargner la pierre de taille, tout en faisant d’excellentes constructions. Nous trouvons d’ailleurs sur les plateaux environnants, des bancs minces de calcaire, qui se délient régulièrement suivant une hauteur de 0m,15c à 0m,20c et qui sont excellents pour faire du moellon smillé. Nous appelons moellon smillé ou piqué, celui que l’on pose avec parements vus, lits et joints taillés d’une façon quelque peu rustique. Derrière ce moellon parementé qui donne un petit appareil agréable à l’œil, et dont la rusticité contraste avec la pureté de la pierre de taille, on pose du moellon ordinaire. Ainsi obtient-on, dans les contrées où ce moellon se trouve naturellement en carrière, des maçonneries peu dispendieuses. Mais il est puéril de s’amuser à poser du moellon piqué là où la pierre de taille tendre abonde et où il la faut débiter en petits morceaux pour obtenir cette apparence. Vous comprenez que ce n’est pas procéder suivant le sens commun, de s’amuser à couper en petits morceaux de gros blocs de pierre, et que, quand les carrières ne donnent que de ceux-là, il est raisonnable de les employer en raison de leurs dimensions et de conformer la construction à la nature et à la hauteur de ces pierres. Ici, nous avons, quand nous voulons les demander, de gros blocs, mais ils ne sont pas communs. Nous devons donc nous en tenir, autant que possible, à la qualité des matériaux que le sol nous fournit en abondance.»
L’égout était fait, les voûtes se fermaient; les descentes de caves étaient posées; le soubassement s’élevait à plus d’un mètre au-dessus du sol. Il fallait songer à l’étude des détails des élévations. Celle sur le jardin n’était projetée qu’en croquis. Paul espérait qu’elle aurait un aspect plus régulier que n’avait celle sur l’entrée. Il en fit l’observation, car M. Paul avait vu dans les environs de Paris quantité de maisons de campagne qui lui semblaient ravissantes, avec leurs quatre poivrières aux angles, leur porche bien au milieu de la façade, et leur crête en zinc sur le faîtage. Il avait trop bonne opinion du savoir du grand cousin pour se permettre de critiquer la façade de la maison de sa sœur, ainsi qu’elle était projetée du côté de l’entrée; mais dans son for intérieur, il eût préféré quelque chose de plus conforme aux lois de la symétrie. Ces baies de toutes formes et dimensions choquaient quelque peu son goût. Lorsque la façade sur le jardin (fig. 29) fut tracée, façade qui, cette fois, présentait un aspect symétrique, Paul déclara en être satisfait, et le soir, la famille étant réunie, il demanda pourquoi la façade du côté de l’entrée ne donnait pas les dispositions symétriques qui le charmaient du côté du jardin. «Parce que, répondit le grand cousin, le plan nous donne, du côté du jardin, des pièces en pendant, dont les dimensions sont pareilles et la destination équivalente, tandis que du côté de l’entrée nous avons, juxtaposés, des services très différents. Vous soulevez là, petit cousin, une grosse question. Deux méthodes sont à suivre... Ou bien vous projetez une boîte architectonique symétrique, dans laquelle vous cherchez, du mieux que vous pouvez, à distribuer les services nécessaires à une habitation... Ou bien vous disposez ces services en plan, suivant leur importance, leur place relative et les rapports à établir entre eux, et vous élevez la boîte en raison de ces services sans vous préoccuper d’obtenir un aspect symétrique. Lorsqu’il s’agit d’élever un monument dont l’aspect extérieur devra conserver une grande unité, il est bon de chercher à satisfaire aux règles de la symétrie et de faire que cet édifice n’ait pas l’air d’avoir été bâti de pièces et de morceaux. Dans une habitation privée, la règle impérieuse est de satisfaire d’abord au besoin de ses habitants et de ne pas faire de dépenses inutiles. Les habitations des anciens, non plus que celles du moyen âge, ne sont symétriques. La symétrie appliquée quand même à l’architecture privée est une invention moderne, une question de vanité, une fausse interprétation des règles suivies aux belles époques de l’art. Les maisons de Pompéi ne sont point symétriques; la maison de campagne, la villa dont Pline nous a laissé une description complète, ne donnait pas un ensemble symétrique. Les châteaux, manoirs et maisons élevés pendant le moyen âge ne sont rien moins que symétriques. Enfin, en Angleterre, en Hollande, en Suède, en Hanovre et dans une bonne partie de l’Allemagne, vous pourrez visiter quantité d’habitations merveilleusement appropriées aux besoins de leurs hôtes, qui sont construites sans souci de la symétrie, mais qui n’en sont pas moins fort commodes et gracieuses d’aspect, par cela même qu’elles indiquent clairement leur destination.
«Je sais qu’il est bon nombre de personnes très disposées à souffrir une gêne de chaque jour pour avoir le vain plaisir de montrer au dehors des façades régulières et monumentales; mais je crois que madame votre sœur n’est point de ces personnes-là, et c’est pourquoi je n’ai pas hésité à procéder suivant ce que je crois être la loi du sens commun, lorsque nous avons fait les projets de son habitation. Avec son sourire tranquille et un peu ironique, je la vois me demander:
«Pourquoi donc, cher cousin, m’avez-vous percé dans cette petite pièce une si grande fenêtre? Il faudra en boucher la moitié...» Ou: «Pourquoi ne m’avez-vous pas ouvert une baie de ce côté, où la vue est si jolie?...»
«Si je lui répondais que ç’a été pour satisfaire aux règles de la symétrie, son sourire pourrait bien passer au rire le plus franc et, in petto, peut-être penserait-elle que monsieur son cousin est un sot avec ses lois de symétrie.
—Hélas! dit M. de Gandelau, ils sont trop nombreux dans notre pays ceux qui font avant tout passer les questions de vanité, et c’est bien une des causes de nos malheurs. Paraître est la grosse affaire, et tel petit bourgeois retiré qui se fait bâtir une maison de campagne veut avoir ses tourelles régulièrement disposées aux angles d’un bâtiment symétrique, mais dans lequel il est fort mal logé, et entend-il qu’on appellera cette bâtisse incommode... le château, et sacrifiera-t-il le bien-être intérieur à la satisfaction de montrer au dehors de mauvaises sculptures de plâtre, des ornements de zinc sur les toits et quantité de colifichets que tous les printemps il faudra remettre à neuf. Faites-nous donc, cher cousin, une bonne maison, bien abritée contre le soleil et la pluie, bien sèche en dedans, et où rien ne soit donné à ce luxe de mauvais aloi, mille fois plus offensant encore dans nos campagnes qu’il ne l’est à la ville.»
CHAPITRE XI
LA CONSTRUCTION EN ÉLÉVATION
«Il est entendu que nous élevons nos murs extérieurs en pierre de taille et moellon piqué,» dit le grand cousin pendant qu’on arrasait le rez-de-chaussée. «Nous avons sur le sol une bonne partie des matériaux. Pour les pierres de grand échantillon, nous les ferons venir des carrières du Blanc, qui ne sont qu’à quelques kilomètres d’ici. Nos angles, nos tableaux de portes et de fenêtres, nos bandeaux, corniches, lucarnes et rampants de pignons, seront faits en pierre de taille. Commençons par les angles; voici comment vous allez donner l’appareil au père Branchu, c’est bien simple. En ce pays, on débite les pierres d’échantillon, c’est-à-dire que les carrières les envoient d’après une mesure donnée d’avance, et le prix est d’autant moins élevé par cube que ce débit est plus uniforme et facile. Or, nos murs, dans la hauteur du rez-de-chaussée, ont 0m,60c d’épaisseur: donc (fig. 30), soit A un angle; vous demanderez toutes les pierres pour les élever, du même échantillon, ayant 0m,85c de long sur 0m,60c de large, et une hauteur moyenne de 0m,46c, qui est la hauteur la plus ordinaire des carrières du pays. Et ces pierres d’angles seront posées ainsi que je vous le marque ici, l’une a b c d, l’autre au dessus a e f g, d’où il résultera que chaque pierre formera alternativement d’un côté et de l’autre une harpe[48] de 0m,25c. Le moellon smillé ayant une hauteur de banc de 0m,15c environ, nous aurons trois rangs de ce moellon dans la hauteur de chaque assise de pierre, et la construction se montera comme nous l’indique le tracé perspectif B. Entre le socle et le bandeau du premier étage, nous avons 4m,20c; donc neuf assises de pierre, plus les lits, feront la hauteur. Voyons comment nous allons disposer nos tableaux de fenêtres. Il faut songer à placer les persiennes, dont, à la campagne, on ne saurait se passer et qui, développées sur les façades, produisent un fâcheux effet, se détériorent très promptement et sont embarrassantes lorsqu’il s’agit de les fermer ou de les ouvrir, en imposant aux habitants une gymnastique dont on se passerait volontiers. Il faut des ébrasements intérieurs suffisants pour que les croisées n’affleurent pas les murs et laissent un espace entre elles et les rideaux. Nos fenêtres les plus larges ont 1m,26c entre tableaux; nos murs à rez-de-chaussée ont 0m,60c d’épaisseur; nous ne pouvons donc ranger les persiennes dans les tableaux qu’à la condition de diviser chacun de leurs vantaux on deux ou trois feuilles. Seules, les persiennes faites de lames de tôle nous permettront d’obtenir ce résultat, parce que trois lames de tôle repliées sur elles-mêmes n’ont qu’une épaisseur, y compris les vides laissés par le jeu des charnières de 0m,05c.
Voici donc, en plan, comment nous tracerons les jambages des fenêtres (fig. 31): le dehors étant en A, nous laisserons un renfort B pour masquer les feuilles de persiennes repliées dans les tableaux de 0m,10c. Nous donnerons 0m,27c pour le logement de ces feuilles en C. Puis viendra le dormant[49] de la fenêtre, 0m,06c d’épaisseur; total, 0m,43. Il nous restera encore 0m,17c d’ébrasement à l’intérieur, en D.
«Voici en E comment nous appareillerons ces baies: une pierre d’appui d’un seul morceau en F, puis une assise G de 0m,40c à 0m,45c de hauteur faisant harpe dans le moellon; une pierre en délit H, n’ayant que l’épaisseur du tableau; une troisième assise I comme celle G; enfin le linteau. Nous ne donnerons à celui-ci que l’épaisseur du tableau, c’est-à-dire 0m,37c; il nous restera par derrière 0m,23c, juste la place pour bander un arc de briques K (celles-ci ayant 0m,22c et avec le joint 0m,23c). Cet arc portera nos solives, s’il y en a qui doivent s’engager sur les murs de face, et il empêchera la rupture des linteaux. D’ailleurs, nous passerons un chaînage L sous ceux-ci. Je trouve le chaînage plus efficace à ce niveau qu’à la hauteur du plancher. Un chaînage est un nerf de fer qu’on pose dans l’épaisseur des murs pour relier toute la construction et la brider. On n’en place pas toujours dans les maisons que l’on construit aux champs, et on a tort, car c’est une bien faible économie que l’on fait là; et une construction non chaînée est sujette à se lézarder facilement. Mais quand il en sera temps, nous reparlerons de cela. Mettez ces croquis au net, faites-les-moi voir, et nous donnerons ces détails au père Branchu.
«Il est nécessaire aussi que nous sachions comment nous ferons les planchers. À Paris, aujourd’hui, on fait tous les planchers en fer à double T, et, pour des portées de 5 à 6 mètres, on prend du fer de 0m,12c à 0m,14c de section verticale. On hourde ces fers espacés de 0m,70c environ et réunis de mètre en mètre par des entretoises en fer carré de 0m,018, par des remplissages en plâtras[50] noyés dans du plâtre; cela est bon assurément, mais nous n’avons ici ni de ces fers que l’on se procure aisément dans les grands centres, ni ce plâtre de Paris dont on abuse peut-être dans la capitale, mais qui n’en est pas moins une excellente matière lorsqu’elle est bien employée, à l’intérieur surtout. Il nous faut faire des planchers en bois. Mais je vous ai dit déjà que les bois qui n’ont pas longtemps été lavés et qui n’ont guère que deux ans de coupe, se pourrissent très rapidement lorsqu’ils sont enfermés, principalement dans leurs portées, c’est-à-dire à leurs extrémités engagées dans les murs. Il faut, pour que nos planchers ne nous donnent pas d’inquiétudes sur leur durée, que nous laissions ces bois apparents et que nous ne les engagions pas dans les murs. Nous adopterons donc le système des lambourdes[51] appliquées aux murs, pour recevoir les portées des solives, et, comme nous possédons des bois de brin, nous nous contenterons de les laver à la scie sur deux faces et nous les poserons sur la diagonale ainsi que je vous l’indique ici (fig. 32). Pour des portées de cinq à six mètres qui sont les plus grandes que nous ayons, des bois carrés de 0m,18c seront suffisants. Si nous jugeons qu’ils ne le soient pas, nous poserons une poutre intermédiaire; ce sera à voir. Ces solives posées sur leur diagonale ont d’ailleurs leur maximum de résistance à la flexion. Nous les espacerons d’axe en axe de 0m,50c. Leurs portées reposeront dans les entailles pratiquées dans les lambourdes, ainsi que je le marque en A, et les entrevous[52], qui sont les intervalles entre les solives, seront faits en briques posées de plat, hourdées en mortier et enduites. On peut décorer ces plafonds de filets peints qui les rendent légers et agréables à la vue (voir en H et fig. 32 bis). Ces solives, ainsi posées, ne donnent pas des angles rentrants difficiles à tenir propres et entre lesquels les araignées tendent leurs toiles. Un coup de tête de loup nettoie parfaitement ces entrevous.
«Quant aux lambourdes B, appliquées contre le mur, comme vous l’indique la section C, elles seront maintenues en place par des corbelets D espacés de 1m,00 au plus et par des pattes à scellement I pour empêcher le dévers de ces bois. Cela nous tiendra lieu de ces corniches traînées en plâtre, qui ne sont bonnes à rien et que nous ne pourrions faire exécuter convenablement ici, où les bons ouvriers plâtriers font défaut. Quand il faudra supporter des cloisons supérieures, nous poserons une solive exceptionnelle dont je vous trace la section en E composée de deux pièces a et b, avec un fer feuillard entre deux, le tout serré par des boulons d de distance en distance. Ces sortes de solives sont d’une parfaite rigidité.
«Les solives posant sur des lambourdes, nous n’avons pas besoin de nous préoccuper des baies, mais il nous faudra des chevêtres[53] au droit des tuyaux de cheminée et sous les âtres, et, pour recevoir ces chevêtres, des solives d’enchevêtrure[54]. Vous comprenez bien qu’on ne saurait sans danger poser des pièces de bois sous des foyers de cheminée. Alors, on place des deux côtés des montants[55] de ces cheminées, à une distance de 0m,30c des âtres, des solives plus fortes qui reçoivent à 0m,80c ou 0m,90c du mur, pour franchir la largeur du foyer, une pièce qu’on appelle chevêtre, dans laquelle viennent s’assembler les solives.
Comme solives d’enchevêtrure, nous prendrons le type précédemment indiqué en E; nous renforcerons (fig. 33) cette solive à sa portée d’une doublure D portant sur un bon corbeau de pierre. Nous relierons les deux pièces E et D par un étrier[56] en fer F, puis nous assemblerons le chevêtre par un tenon H dans la mortaise G. Ce chevêtre recevra, comme les lambourdes, les portées des solives en I. L’espace G K sera le dessous de l’âtre de la cheminée supérieure; il aura 0m,80c de largeur et sera hourdée en brique avec entretoises de fer L. Ces solives d’enchevêtrure E devront être engagées dans le mur de 0m,10c environ pour les raidir et relier la structure, mais dans le voisinage des tuyaux de cheminée nous n’avons pas à craindre les effets de l’humidité sur le bois. En résumé, voici l’aspect de ces solives et chevêtres au-dessous des foyers de cheminée (fig. 34).»
Tout cela, il ne faut pas le dissimuler, paraissait quelque peu étrange à Paul, habitué à l’immuable plafond uni et blanc, et qui ne s’était jamais douté que ces surfaces planes puissent masquer une pareille ossature.
CHAPITRE XII
DE QUELQUES OBSERVATIONS ADRESSÉES AU GRAND COUSIN PAR M. PAUL ET DES RÉPONSES QUI Y FURENT FAITES
Paul, la tête penchée sur le papier couvert de croquis, les mains entre ses genoux, ne laissait pas de penser, à part lui, que son cousin noircissait beaucoup de papier pour faire des plafonds, lesquels lui avaient toujours semblé la chose du monde la plus simple et la moins susceptible de complications. Entre une feuille de papier blanc tendue sur une planche et un plafond, M. Paul ne faisait guère la distinction, dans son esprit. Aussi, quand le grand cousin lui eut répété la formule: «Comprenez-vous bien?» Paul hésita quelque peu, dit: «Je crois que oui!» et ajouta après une pause:
«Mais, cousin, pourquoi ne pas faire des planchers et plafonds comme partout?
—Cela vous semble compliqué, mon ami, répondit le grand cousin, et vous voudriez simplifier la besogne.
—Ce n’est pas tout à fait cela, reprit Paul, mais comment fait-on ordinairement; est-ce qu’on emploie tous ces moyens? Je n’ai pas vu ce que vous appelez les lambourdes, et les solives d’enchevêtrure, et les chevêtres, et les corbeaux dans aucun des plafonds de ma connaissance; alors, on peut donc s’en passer?
—On ne se passe de rien de tout cela dans les plafonds faits de charpente, mais on le cache sous un enduit de plâtre; et, comme je vous le disais, cette enveloppe de plâtre est une des causes de la ruine des planchers de bois. Dans tous ces planchers, il y a des solives d’enchevêtrure et des chevêtres au droit des tuyaux de cheminée et des âtres; il y a aussi parfois des lambourdes; tout cela est relié à force de ferrements, pour se tenir entre deux surfaces planes ayant entre elles le moins d’épaisseur possible. À Paris, où les maisons sont bien sèches, ce mode passe encore; mais à la campagne, on peut difficilement se soustraire à l’humidité; ces sortes de planchers enfermés risquent de tomber bientôt en pourriture. Il faut aérer les bois, je vous le répète, pour les conserver longtemps. Cette anatomie du plancher de bois existe dans tous ceux que l’on construit avec ces matériaux, seulement vous ne la voyez pas. Or il est bon, en architecture, de se servir des nécessités de la construction comme d’un moyen décoratif, d’accuser franchement ces nécessités. Il n’y a pas de honte à les faire voir, et c’est une marque de bon goût, de bon sens et de savoir, de les montrer en les faisant entrer dans la décoration de l’œuvre. À vrai dire même, il n’y a, pour les gens de goût et de sens, que cette décoration qui soit satisfaisante, parce qu’elle est motivée.
«On s’est habitué en France à juger tout, et les choses d’art par-dessus tout, avec ce qu’on appelle: le sentiment. Cela est commode pour une certaine quantité de personnes qui se mêlent de parler sur les choses d’art sans avoir jamais tenu ni un compas, ni un crayon, ni un ébauchoir ou un pinceau, et les gens du métier se sont peu à peu déshabitués de raisonner, trouvant plus simple de s’en rapporter aux jugements de ces amateurs qui noircissent des pages pour ne rien dire, mais flattent par-ci par-là le goût du public en le faussant. Peu à peu, les architectes eux-mêmes, qui sont de tous les artistes ceux qui ont plus particulièrement à faire intervenir le raisonnement dans leurs conceptions, ont pris l’habitude de ne se préoccuper que des apparences et de ne plus tenter de faire concorder celles-ci avec les nécessités de la structure. Bientôt, ces nécessités les ont gênés; ils les ont dissimulées si bien, que le squelette d’un édifice, dirai-je, n’a plus été en concordance avec l’enveloppe qu’il revêt. Il y a la structure qu’on abandonne souvent à des entrepreneurs qui s’en tirent comme ils peuvent, mais naturellement en obéissant à leurs intérêts, et la forme qui s’applique tant bien que mal à cette structure. Eh bien, nous ne suivrons point cet exemple, si vous le permettez, et nous ferons une bâtisse, si modeste qu’elle soit, dans laquelle on ne pourra trouver un détail qui ne soit la conséquence soit d’une nécessité de la structure, soit des besoins des habitants. Il ne nous en coûtera pas plus, et, la chose finie, nous dormirons tranquilles, parce que nous n’aurons rien de caché, rien de factice, rien d’inutile, et que l’individu-édifice que nous aurons bâti nous laissera toujours voir ses organes et comment ces organes fonctionnent.
—Comment se fait-il, alors, reprit Paul, que tant d’architectes ne montrent pas, ainsi que vous voulez le faire ici, ces... nécessités de la construction, les dissimulent, et... pourquoi agissent-ils de la sorte? qui les y oblige?
—Ce serait bien long de vous expliquer cela...»
M. de Gandelau entra sur ces derniers mots de la conversation...
«Nous avons des nouvelles de plus en plus mauvaises, dit-il, les armées allemandes se répandent partout; il faut nous attendre à voir ici les ennemis. Pauvre France! Mais que disiez-vous?
—Rien, répondit le grand cousin, qui ait de l’intérêt, en présence de nos désastres... Je cherchais à faire comprendre à Paul qu’en architecture, il ne faut dissimuler aucun des moyens de structure, et qu’il est même dans l’intérêt de cet art de s’en servir comme de motifs de décoration; en un mot, qu’il faut être sincère, raisonner et ne se fier qu’à soi...
—Certes! reprit M. de Gandelau, vous mettez le doigt sur notre plaie vive... Raisonner, ne se fier qu’à soi, se rendre compte de chaque chose et de chaque fait par l’étude et le travail, ne rien livrer au hasard, tout examiner, ne rien dissimuler à soi-même et aux autres, ne pas prendre des phrases pour des faits... ne pas se croire abrités par la tradition ou la routine... Oui, voilà ce qu’il eût fallu faire... Il est trop tard. Et qui sait si, après les malheurs que je prévois, notre pays retrouvera assez d’élasticité, de patience et de sagesse pour laisser là le sentiment et s’en tenir à la raison et au travail sérieux! Tâchez d’apprendre à Paul à raisonner, de l’habituer à la méthode, de lui donner l’amour du travail de l’esprit; qu’il soit architecte, ingénieur, militaire, industriel ou agriculteur comme moi, vous lui aurez rendu le plus grand service. Surtout, qu’il ne devienne pas un demi-savant, un demi-artiste ou un demi-praticien, écrivant ou parlant sur tout, et incapable de rien faire par lui-même. Travaillez! Plus les nouvelles que nous recevons prennent un caractère sinistre, plus elles pèsent sur notre cœur, et plus il faut nous attacher à un travail utile et pratique. Les lamentations ne servent à rien! Travaillez!
—Allons visiter le chantier,» dit le grand cousin, qui voyait que Paul demeurait pensif et n’était guère disposé à se remettre au travail.
CHAPITRE XIII
LA VISITE AU CHANTIER
La bâtisse commençait à prendre tournure; le plan se dessinait au-dessus du sol. Une vingtaine de maçons et tailleurs de pierre, quatre charpentiers, des garçons, animaient ce coin de la campagne. Puis, arrivaient des charrettes remplies de briques, de sable, de chaux. Deux scieurs de long débitaient des troncs d’arbres en madriers; une petite forge mobile abritée derrière un bouquet d’arbres était allumée et réparait les outils, en attendant qu’elle eût à forger des étriers, crampons, pattes, brides et plates-bandes. Un beau soleil d’automne répandait sur cet atelier une lumière chaude et un peu voilée. Ce spectacle parvint à effacer de l’esprit de Paul les tristes impressions laissées par les paroles de son père. Sous cet aspect, le travail ne lui paraissait pas revêtir les formes sévères et âpres qui avaient d’abord effarouché un peu notre écolier en vacances. En inspecteur attentif, Paul se mit donc à suivre son cousin sur le tas[57] (fig. 35), en écoutant avec grand soin ses observations.
«Voilà, père Branchu, dit le grand cousin, une pierre qu’il ne faut pas poser, elle a un fil, et, comme elle va servir de linteau je n’en veux point.
—Eh, m’sieu l’architecte, il ne va pas ben loin le fil!
—Qu’il aille près ou loin, je n’en veux pas, vous entendez? Paul, vous veillerez à ce qu’on ne la pose pas... Voyez-vous bien cette petite fêlure à peine apparente, frappez avec ce marteau des deux côtés... Bon! le son que rend la pierre est mat de ce côté; eh bien, cela vous prouve qu’il y a solution de continuité, et, la gelée aidant, ce morceau de droite se détachera de son voisin... Voici des briques que vous ne laisserez pas employer: voyez comme elles sont gercées; puis, ces points blancs... ce sont des parcelles de calcaire, que le feu a converties en chaux. À l’action de l’humidité, ces parcelles de chaux gonflent et font éclater la brique. Vous aurez soin, avant de laisser employer les briques, de les faire bien mouiller. Celles qui contiennent des parties de chaux tomberont en morceaux, et, par conséquent ne seront pas mises en œuvre.
—Mais, mon bon m’sieu, dit le père Branchu, c’est pas ma faute à moi, j’suis pas dans la brique!
—Non; mais c’est à vous de renvoyer celles qui sont défectueuses au chaufournier et de ne pas les lui payer, puisque vous vous êtes chargé de cette fourniture: cela lui apprendra à bien purger sa terre des débris de calcaire.—Voilà du sable qui contient de l’argile; voyez comme il tient aux doigts! Père Branchu, je ne veux que de bon sable, bien âpre; vous savez bien où il y en a. Vous avez fait prendre celui-ci à côté, il n’est bon que pour mettre dans les reins des voûtes des caves, comme remplissage; ne le laissez pas employer dans le mortier, vous entendez, Paul! Il faut pour le mortier de l’arène bien grenue, propre, dont les grains n’adhèrent pas les uns aux autres; et encore, avant de l’employer, faites jeter dessus les tas quelques seaux d’eau. Veillez aussi à ce qu’on ne corroie pas le mortier sur la terre, mais sur une aire de madriers. Vous l’avez fait ainsi, c’est bien, mais il ne faut pas procéder autrement; si vous êtes pressés, dans ce cas, une aire étant insuffisante, établissez-en deux. Faites bien attention aussi, Paul, à ce que les pierres soient toutes posées à bain de mortier.
—Oh! soyez ben tranquille, m’sieu l’architecte, je n’faisons pas autrement.
—Oui, je le sais, pour les constructions en soubassement et en pierre dure, cela va tout seul, mais en élévation vos ouvriers posent volontiers les pierres sur cales et ils les coulent en mortier clair, c’est plus vite fait. Faites-y bien attention, Paul! Toutes les pierres doivent être posées à leur place, sur cales épaisses en forme de coin, laissant un vide de six à huit centimètres; le mortier doit être étendu là-dessous sur toute la surface et avoir une épaisseur de 0m,02c environ, puis on retire les quatre cales, et la pierre s’asseyant sur le mortier, il faut le damer avec une grosse masse de bois jusqu’à ce que le joint n’ait qu’un centimètre d’épaisseur partout et que l’excès de mortier ait débordé tout autour...
—Voilà des lits maigres, père Branchu; il faut les faire retailler.
—Qu’est-ce qu’un lit maigre? dit Paul, tout bas, à son cousin.
—C’est un lit de pose, concave;» et prenant son calepin:
«Tenez (fig. 36), vous comprenez que, si le lit d’une pierre donne la section A B, le milieu C étant plus creux que les bords, cette pierre pose sur ceux-ci seulement; dès lors, si la charge est quelque peu forte, les cornes D E éclatent; nous disons alors que la pierre s’épauffre. Il vaut mieux que les lits soient faits comme je vous le trace en G, et ne portent pas sur leurs arêtes.
«Jusqu’à présent, père Branchu, vous avez élevé vos constructions avec des plans inclinés; mais nous montons, il va nous falloir des échafaudages.
«Puisque nous construisons en moellon piqué, ne mettant de la pierre de taille, au-dessus du soubassement, qu’aux angles et aux tableaux des croisées ou des portes, vous laisserez des trous de boulins[58] entre ces moellons piqués. Alors vous n’aurez besoin que d’échasses[59] et de boulins. Pour le montage, le charpentier va vous faire une équipe, et vous emploierez le monte-charge que je vous ferai venir de Châteauroux, où je n’en ai que faire en ce moment.
—Si ça vous fait rien, m’sieu l’architecte, j’préférons not’mécanique.
—Quoi!... votre diable de roue, dans laquelle vous mettez deux hommes comme des écureuils?
—Tout de même.
—Comme vous voudrez, mais je n’en ferai pas moins venir le monte-charge; vous essayerez.
«De fait, dit tout bas le grand cousin à Paul, sa mécanique qui date, je crois, de la tour de Babel, monte les charges, quand elles ne sont pas trop pesantes, beaucoup plus facilement que ne le font nos engins, et comme nous n’avons pas de fortes pierres à monter, nous ne le contrarierons pas sur ce point.» Et se tournant vers le maître maçon:
«Il est bien entendu, père Branchu, que nous ne faisons pas de ravalements, sauf pour quelques moulures très délicates de chanfreins, s’il y a lieu; vous poserez vos pierres toutes taillées, et qu’il n’y ait plus que des balèvres à enlever par-ci par-là.
—Entendu, m’sieu l’architecte, entendu, c’est à ma convenance.
—Tant mieux, j’en suis aise.» Et s’adressant à Paul:
«Je ne connais rien de plus funeste que cette habitude prise dans quelques grandes villes de ravaler les constructions. Des blocs grossiers sont posés; puis, quand tout cela est monté, on vient couper, rogner, tondre, racler, moulurer et sculpter ces masses informes en dépit de l’appareil, le plus souvent; sans compter qu’on enlève ainsi, à la pierre douce notamment, la croûte dure et résistante aux intempéries qu’elle forme à sa surface lorsqu’elle est fraîchement taillée au sortir de la carrière; croûte qui ne se reforme plus lorsque les matériaux l’ont une fois produite et ont jeté ce qu’on appelle leur eau de carrière. Heureusement, dans beaucoup de nos provinces, on a conservé cette habitude excellente de tailler, une fois pour toutes, chaque pierre sur le chantier suivant la forme définitive qu’elle doit conserver, et, posée, l’outil du tailleur de pierre n’y touche plus. Indépendamment de l’avantage que je viens de vous signaler, cette méthode exige plus de soin et d’attention de la part des appareilleurs, et il n’est pas possible alors de faire passer des lits ou des joints à tort et à travers. Chaque pierre doit ainsi posséder sa fonction et par suite la forme convenable à la place. Puis enfin, quand une construction est montée, elle est terminée; il n’y a plus à y revenir. Il faut dire aussi que cette méthode exige de la part de l’architecte une étude complète et terminée de chaque partie de l’œuvre à mesure qu’il fournit l’ordonnance des parties de la structure.
CHAPITRE XIV
M. PAUL ÉPROUVE LE BESOIN DE SE PERFECTIONNER DANS L’ART DU DESSIN
Une chose surprenait Paul, c’était la facilité avec laquelle son cousin exprimait par quelques coups de crayon ce qu’il voulait faire comprendre. Ses croquis perspectifs, surtout, lui semblaient merveilleux, et à part lui, notre architecte en herbe cherchait à indiquer sur le papier les figures dont il voulait se rendre compte; mais, à son grand désappointement, il n’arrivait qu’à produire de véritables fouillis de lignes auxquels lui-même ne comprenait rien un quart d’heure après les avoir tracées. Et cependant, pour rédiger ses attachements auxquels le cousin attachait de l’importance, il sentait que les moyens employés par son chef lui seraient d’une grande utilité s’il pouvait les posséder[60].
Un jour donc, après avoir passé plusieurs heures sur le chantier à essayer de se rendre compte, par des croquis, de la figure des pierres taillées, sans parvenir à obtenir un résultat qui le satisfît à peu près, Paul entra chez son cousin.
«Je sens bien, lui dit-il, que ce qu’on m’a enseigné de dessin linéaire ne me suffit pas pour rendre sur le papier les figures que vous savez si rapidement expliquer par un croquis; apprenez-moi donc, mon cousin, comment il faut s’y prendre pour reproduire clairement ce qu’on a devant les yeux ou ce qu’on veut expliquer.
—J’aime à vous voir ce désir d’apprendre, petit cousin, c’est la moitié du chemin de fait; mais ce n’est que la moitié et... la moins difficile. Je ne vous enseignerai pas en huit jours, ni même en six mois, l’art de dessiner sans difficultés, soit les objets que vous voyez, soit ceux que vous imaginez dans votre cerveau; mais je vous donnerai la méthode à suivre, et avec du travail, beaucoup de travail et du temps, vous arriverez, sinon à la perfection, au moins à la clarté et à la précision. Dessiner, c’est, non pas voir, mais regarder. Tous ceux qui ne sont pas aveugles voient; combien y a-t-il de gens qui savent voir, ou qui réfléchissent en voyant? Bien peu, assurément, parce qu’on ne nous habitue pas, dès l’enfance, à cet exercice. Tous les animaux d’un ordre supérieur voient comme nous, puisqu’à bien peu de chose près ils ont des yeux faits comme les nôtres; ils ont même la mémoire des yeux, puisqu’ils reconnaissent les objets ou les êtres qu’ils aiment, qu’ils redoutent ou dont ils font leur proie. Mais je ne pense pas que les animaux se rendent compte des corps ou des surfaces autrement que par une faculté instinctive, sans que ce que nous appelons le raisonnement intervienne. Beaucoup de nos semblables ne voient pas autrement, et c’est leur faute, puisqu’ils pourraient raisonner. Mais il ne s’agit pas de cela... Voici la méthode que je vous propose:
«Vous savez ce que c’est qu’un triangle, qu’un carré; vous avez étudié la géométrie élémentaire et vous me paraissez la connaître passablement, puisque j’ai vu que vous compreniez les plans, les coupes et même les projections des corps sur plan vertical ou horizontal, puisque mes croquis vous sont intelligibles; vous allez donc prendre des cartes à jouer, et traçant à une échelle quelconque, sur chacune d’elles, les diverses faces d’une pierre que vous verrez tailler, vous découperez ces surfaces avec des ciseaux, et à l’aide de languettes de papier et de la colle, vous les assemblerez de manière à représenter tel ou tel de ces morceaux de pierres taillées. Ce petit modèle vous sera donc bien connu, vous saurez comment ses surfaces se joignent, quels sont les angles qu’elles forment. Le soir, à la lampe, vous placerez ces petits modèles devant vous, de toutes les manières, et vous les copierez tels qu’ils se présentent à vos yeux, ayant le soin d’indiquer, par un trait ponctué, les lignes de réunion des surfaces que vous ne voyez pas. Tenez, voici sur ma table un rhomboèdre en bois, lequel, comme vous le savez et le voyez, se compose de six faces semblables et égales dont les côtés sont égaux, chacune de ces faces donnant deux triangles équilatéraux réunis à la base. Voyez (fig. 37), je saisis ce corps entre mes doigts par ses deux sommets; si je vous le montre de manière qu’une de ses faces soit parallèle au plan de vision, les deux autres faces se présenteront obliquement (voir en A); vous voyez donc trois faces, mais il en est trois autres par derrière qui vous sont cachées. Comment se présenteraient-elles, si ce corps était transparent, ainsi que l’indiquent les lignes ponctuées? Si je fais pivoter le rhomboèdre entre mes doigts, de manière que deux faces soient perpendiculaires au plan de vision, ainsi: (voir en B), je ne verrai plus que deux faces, deux autres me seront dérobées et deux suivant les deux lignes ab, cd. Maintenant je présente le rhomboèdre sans qu’aucune de ses faces se trouve parallèle ou perpendiculaire au plan de vision, ainsi: (voir en C). Eh bien, je verrai encore trois faces, mais en raccourci, déformées par la perspective, et les trois autres seront indiquées par les lignes ponctuées. Faites donc le soir autant de petits modèles que vous pourrez, reproduisant les pierres que vous avez vues sur le chantier, et copiez ces petits modèles dans tous les sens. Jetez-les au hasard sur la table, plusieurs ensemble, et copiez ce que vous voyez; indiquez ce qui vous est caché par un trait ponctué ou plus fin. Quand vous aurez fait cela pendant huit jours, bien des difficultés vous seront déjà familières. Après nous verrons.»
Cette méthode plut fort à Paul, qui, sans perdre de temps, à l’aide de quelques-uns de ses relevés, se mit à faire un petit modèle d’une des pierres dont il avait mesuré les faces. C’était un sommier d’arc avec parement en retour. Il obtint, non sans peine, un assez joli petit modèle de carton qu’il établit fièrement sur la table de famille après dîner et qu’il copia d’abord sur le lit de pose, puis en le plaçant de différentes façons (fig. 38). Il serait resté à la besogne toute la nuit, tant cela l’occupait et lui faisait faire des découvertes intéressantes, si, à onze heures, Mme de Gandelau n’eût donné le signal du départ. Paul eut quelque peine à s’endormir, et son sommeil fut rempli de modèles de carton fort compliqués, qu’il cherchait à assembler sans pouvoir y parvenir. Aussi se leva-t-il assez tard, et en entrant dans la chambre du grand cousin il ne manqua pas de mettre l’heure avancée sur le compte de sa mauvaise nuit. «Bon, dit le grand cousin, vous avez la fièvre de la géométrie descriptive, tant mieux; on ne l’apprend bien qu’avec passion. Nous la travaillerons ensemble quand les froids auront suspendu notre construction, et que le mauvais temps nous enfermera ici. Il faut qu’un architecte arrive à se servir de la géométrie descriptive, comme on écrit l’orthographe, sans s’en préoccuper. Il faut que la perspective lui soit absolument familière. On ne saurait savoir l’une et l’autre trop tôt, et ce n’est que pendant la première jeunesse qu’on peut apprendre ces choses-là de manière que l’on n’ait plus à y songer, dût-on vivre cent ans. Vous êtes bon nageur, et si vous tombez à l’eau, vous n’avez pas besoin de vous dire quels sont les mouvements qu’il faut faire pour vous tenir à la surface et pour vous diriger; eh bien, c’est de cette façon qu’il faut savoir la géométrie et la perspective. Seulement, il convient de donner un peu plus de temps à la pratique de cette partie essentielle de notre art qu’il n’en faut pour savoir nager comme une grenouille.»
CHAPITRE XV
L’ÉTUDE DES ESCALIERS
Il était temps de donner les détails nécessaires à l’exécution des escaliers. Le grand cousin avait dit à Paul de préparer ces détails; mais Paul, comme on peut le supposer, ne s’en était pas tiré à son honneur et n’avait fourni que des traits parfaitement inintelligibles aux autres aussi bien qu’à lui-même, malgré les indications sommaires fournies par l’architecte en chef.
«Allons, dit le grand cousin, il faut nous mettre à cette besogne ensemble.
«Le père Branchu et le charpentier demandent les détails.
«Prenons d’abord le grand escalier et traçons sa cage (fig. 39). Nous avons pour la hauteur du rez-de-chaussée, compris l’épaisseur du plancher, 4m,50c, les marches ne doivent pas avoir plus de 0m,15c de hauteur chacune; il nous faut donc compter trente marches pour arriver du sol du rez-de-chaussée au sol du premier étage. De largeur ou de pas, suivant le terme admis dans les constructions, une marche doit avoir de 25 à 30 centimètres, pour donner une montée facile. Donc trente marches donnent 7m,50c ou 9 mètres de développement. Je crois vous avoir déjà dit cela quand nous avons tracé le plan du rez-de-chaussée. Si nous prenons le milieu de l’espace réservé aux marches, sur notre plan, nous trouvons juste 9 mètres. Traçant donc les marches sur cette ligne milieu et leur donnant 275 millimètres de pas, nous pouvons trouver deux paliers dans les angles en A, A’; nous ferons gironner ces marches de manière à éviter les angles aigus près du noyau. La première marche sera en B, la dernière en C. En D, nous ferons sous l’emmarchement la cloison qui permettra d’établir le water-closet en A’. Puisque, à ce palier A’, nous avons monté 18 marches (chacune ayant 15 centimètres de hauteur), nous aurons pour ce water-closet 2m,50c sous plafond, ce qui est plus que suffisant. Nous l’éclairerons par une fenêtre E. Les deux baies F éclaireront l’escalier et suivront le niveau des marches, comme l’indique l’élévation. Car rien n’est plus ridicule et plus incommode que de couper les fenêtres par les marches d’un escalier, et, bien que cela soit pratiqué tous les jours dans nos habitations, c’est là un de ces contre-sens que tout constructeur doit éviter. Du couloir de service G, on entrera dans le water-closet par la porte H.
«Traçons maintenant l’élévation ou plutôt la projection verticale de cet escalier. Voici comment on procède: on trace la cage en élévation, puis on divise la hauteur à monter en autant de parties qu’il doit y avoir de marches, ainsi que je le fais en I. Projetant horizontalement ces divisions sur l’élévation, et verticalement les bouts des marches avec la cage et le noyau, indiqués au plan, on obtient par la rencontre de ces deux projections le tracé des marches le long de la cage et contre le noyau.
«Voilà qui est fait. La dernière marche est donc en K au niveau du plancher du premier étage. Pour monter au deuxième étage, nous avons 4m,00 à monter d’un plancher à l’autre; donnant 0m,156 à chaque marche, nous trouvons 26 marches, plus une fraction de millimètre dont il n’y a pas à tenir compte. Donc, nous conserverons en plan le tracé de la première révolution à partir de la marche L, ce qui donne 13 marches jusqu’au point M. De ce point nous tracerons les 13 autres marches pour faire le nombre de 26, comme je le marque sur le bout de plan supplémentaire en N. Puis, pour l’élévation, nous procéderons comme ci-dessus. Nous obtiendrons alors le tracé général de V en X pour les deux étages. Le tracé établi, il s’agit de savoir en quelle matière nous ferons ces marches? Étant comprises entre des murs et un noyau qui est un mur lui-même, nous pouvons, si bon nous semble, les faire en pierre de taille d’un seul morceau chacune. Toutefois, cela n’est guère praticable en ce pays parce que nous nous procurerions difficilement de la pierre dure, compacte, fine, bonne pour cet objet. Nous nous contenterons donc de faire seule la première marche en pierre, et, quant aux autres, nous les ferons en charpente, en les recouvrant de bonnes tablettes de chêne; et pour ne pas les sceller dans les murs, nous ménagerons un bandeau saillant en maçonnerie formant crémaillère[61] le long des murs et du noyau pour recevoir la partie de leurs abouts, ainsi que je vous l’indique ici (fig. 40). On lattera ces marches laissées brutes par-dessous, rabotées seulement sur la face ou contre-marche[62] A. Afin qu’elles ne puissent branler sur leur repos de maçonnerie, nous les fixerons avec des pattes B, lesquelles seront masquées par la tablette formant pas et entreront dans les trous de scellements C.
«Quant à l’escalier de service en limaçon, nous le ferons en pierre dure, chaque marche portant noyau, ainsi que je vous le marque ici (fig. 41).
«Maintenant essayez de mettre tout cela au net pour pouvoir donner promptement les détails au maçon et au charpentier.»
Avec bien de la peine, Paul parvint à faire un tracé assez complet sur les indications fournies par le grand cousin; mais celui-ci fut obligé d’y mettre souvent la main, car son inspecteur n’était pas de première force en géométrie descriptive élémentaire, et ces projections lui offraient à chaque instant des difficultés. Paul s’embrouillait dans ses lignes, prenait un point pour un autre, et eût maintes fois laissé de côté compas, équerre et tire-ligne, si le grand cousin n’avait été là pour le remettre sur la voie.
CHAPITRE XVI
LE CRITIQUE
On était à la fin de novembre et le temps avait jusqu’alors permis à nos constructeurs de ne pas perdre un jour. Le soleil d’automne favorisait l’entreprise et la maison s’élevait déjà sur quelques points, à la hauteur des linteaux des fenêtres du rez-de-chaussée. Cependant, il fallait toute la volonté de M. de Gandelau pour que les travaux ne fussent pas suspendus. Le petit chantier se dégarnissait peu à peu des ouvriers valides appelés sous les drapeaux. Ceux qui demeuraient perdaient du temps et avaient l’esprit ailleurs. On ne pouvait plus guère faire de charrois, tous les chevaux et charrettes étant réquisitionnés. Le pays était sillonné des corps qui se dirigeaient sur la Loire. Bien des heures se passaient en causeries et chacun attendait anxieusement des nouvelles de la guerre. Elles étaient de plus en plus sombres. Cependant, Orléans avait été réoccupé par les troupes françaises et tout espoir ne paraissait pas encore perdu. Paris résistait. Sur ces entrefaites, arrivait au château de M. de Gandelau un nouveau personnage, ami de la famille, qui, ayant eu sa propriété occupée et dévastée par les Allemands, avait dû l’abandonner crainte de pis, et, se dirigeant vers l’ouest de la France où il avait des parents, s’arrêta en passant chez M. de Gandelau. C’était un homme de cinquante à soixante ans, grand, d’un aspect froid, bien qu’un sourire perpétuel semblât stéréotypé sur sa figure. On eût pu le prendre pour un diplomate de la vieille roche.
Le nouveau venu avait beaucoup lu, beaucoup voyagé, savait un peu de tout, faisait partie de plusieurs sociétés savantes, son opinion était d’un certain poids dans son département; il avait prétendu à la députation, s’était lancé dans l’industrie et y avait perdu de grosses sommes, puis dans l’agriculture, et, les restes de sa fortune risquant de s’y engloutir, il se contentait de prendre le côté théorique des choses et de faire paraître des brochures sur toutes les questions, imprimées à ses frais et répandues à profusion. Chacun de ses opuscules prétendait invariablement donner une solution simple à toutes les difficultés, soit dans le domaine de la politique, des sciences, de l’industrie, du commerce et même des arts. Il avait fait bâtir, et les architectes lui paraissant impropres à pratiquer l’art de la construction, dépensiers, imbus de préjugés, lui seul avait dirigé ses bâtisses; faisant ses marchés, traitant directement avec les fournisseurs, donnant les plans, surveillant les travaux. Cette fantaisie lui avait coûté assez gros et un beau jour sa bâtisse s’écroulait. Les ingénieurs ne possédant pas plus sa confiance que les architectes, il avait voulu tracer des voies sur ses domaines et les faire exécuter d’après un système à lui. Ses essais en ce genre n’avaient pas eu plus de succès que ses tentatives en construction. Les chemins persistaient à être impraticables. Mais M. Durosay (c’était son nom) était de ces personnages auxquels l’expérience n’enseigne pas grand’chose, fût-elle faite à leurs dépens. Au demeurant, c’était un honnête homme, extrêmement poli, obligeant, généreux même, surtout envers ceux qui avaient l’art de flatter ses travers, et qui par intérêt ou conviction le considéraient comme un juge infaillible en toutes matières.
Quelqu’un fût-il venu le consulter sur un sujet au moment de monter en wagon, qu’il eût laissé partir le train plutôt que de ne pas rendre un arrêt avec considérants. Seulement il jugeait toute chose d’après un système admis à priori, et n’écoutait que d’une oreille distraite les raisons particulières qui eussent pu modifier ce système. Il admettait d’ailleurs la discussion et ne manifestait pas la moindre impatience si on ne partageait pas son opinion. Souvent il répétait cet aphorisme: «Que du choc des idées contraires jaillit la lumière,» mais il entendait bien la fournir toujours et ne la recevoir jamais.
Lorsqu’il fut installé dans le château pour quelques heures et qu’on eut épuisé les tristes sujets de conversation qui étaient à l’ordre du jour, on en vint à parler de la maison de Paul (c’est ainsi qu’on la désignait en famille). M. Durosay demanda à voir les projets. «Ça me connaît un peu, la bâtisse; je sais ce que c’est,» dit-il.
Le grand cousin ébaucha un sourire, mais le nouveau venu n’y prit pas garde, ses mésaventures comme constructeur n’ayant laissé dans son esprit aucune trace fâcheuse.
«Voilà qui est très bien,» dit M. Durosay quand on lui eut expliqué les plans et qu’il les eut examinés. «J’ai vu en Belgique des maisons qui ressemblent un peu à ceci. Il y a là de très bonnes idées; ce sera une fort agréable habitation si messieurs les Prussiens veulent bien vous la laisser achever... Me permettez-vous quelques observations?...
—Sans aucun doute.
—Ce n’est pas que j’aie la moindre prétention à vous faire rien changer à ces plans, qui me semblent excellents... Mais j’ai beaucoup vu, beaucoup comparé... Eh bien, pour vous exprimer franchement ma première impression... il me semble que ceci a plutôt le caractère d’une maison de ville, d’un hôtel, que d’une maison des champs... Vous m’excuserez, n’est-ce pas?... Je ne comprends pas une maison de campagne ainsi fermée, j’y voudrais voir un portique autour, au moins une large véranda; des fenêtres plus ouvertes, l’expression mieux sentie de la vie extérieure.
—Eh, mon cher ami, dit M. de Gandelau, je compte bien que mes enfants viendront passer ici une bonne partie de l’année; il ne s’agit pas pour eux de posséder une de ces habitations dans lesquelles on demeure seulement pendant deux ou trois mois d’été et où l’on reçoit les oisifs de la ville; il leur faut une bonne maison bien close et couverte, où ils puissent résider en toute saison.
—Certainement, c’est sagement pensé; mais que vous semble de ces villas du nord de l’Italie où le climat est assez rude cependant en hiver et au printemps, qui n’en sont pas moins délicieuses avec leurs portiques, leurs terrasses, leurs larges vestibules bien ouverts, leurs loges donnant sur la campagne? Toutes ces habitations ont grand air, ennoblissent la vie, pourrait-on dire, élargissent les idées étroites, auxquelles notre époque n’est que trop portée... Puis, ne vous paraît-il pas que ce défaut de symétrie est trop accusé, au moins sur l’une des façades? Que cela ressemble un peu à des constructions faites les unes après les autres, en vue de satisfaire à des besoins successifs; qu’enfin cela manque peut-être de cette unité que l’on doit trouver en toute œuvre d’art?
—Mais ce n’est pas une œuvre d’art que je prétends laisser à ma fille; c’est une bonne maison, commode et solide.
—Soit. Vous conviendrez cependant que si l’on peut réunir les deux qualités, on ne saurait s’en plaindre. Pour une personne distinguée et charmante de tous points comme est madame votre fille, il ne messied pas d’habiter une maison qui reflète à l’extérieur ce charme et cette distinction. Il ne vous déplairait pas, quand vous irez visiter Mme Marie, de voir de loin la petite famille qui lui viendra, groupée autour d’elle sous un portique d’une délicate architecture ou sous une loggia... Ceci me semble être plutôt la maison de quelque grave échevin flamand. Il y a dans ces pignons une certaine austérité qui...
—Allons donc, mon cher ami, des pignons ne sont pas austères; ce sont des pignons, voilà tout.
—Si fait, ces pignons et leurs grands toits ont une sévérité qui ne s’accorde pas à l’idée qu’on se fait d’une maison de plaisance.
—Mais ce n’est pas une maison de plaisance; c’est une maison faite pour les gens qui la doivent habiter, non pour les badauds, d’autant que par ici nous n’en voyons point.
—N’importe, j’eusse aimé réchauffer ces dehors, un peu froids d’aspect, par des saillies ajourées, des loges, une galerie couverte avec terrasse au-dessus.
—Réchauffer, réchauffer, c’est bientôt dit, mais on y attrape des rhumatismes sous vos galeries. Cela est bon à Nice ou à Menton, mais n’a rien de pratique dans nos campagnes. Il est bon que le soleil frappe les murs de nos habitations, et vos portiques sont des serres à champignons.
—Je vois, reprit M. Durosay, après une pause, que vous avez toujours, mon cher ami, le goût de ce que vous appelez le côté pratique des choses. Et cependant, voyez quelle bonne occasion de donner à madame votre fille une de ces habitations qui, sans négliger les satisfactions matérielles de la vie, posséderait ce parfum d’art qui se trouve trop rarement dans nos provinces. Un peu d’élégance extérieure est un charme puissant qui laisse dans les esprits une trace indélébile. C’est ainsi que les populations de l’Italie conservent la poésie des époques brillantes de leur civilisation. Elles savent, au besoin, sacrifier une partie de ce que nous appelons le confort, des nécessités de la vie matérielle, pour conserver parmi elles ces belles traditions du grand art.
—Je ne sais ce que sont les traditions du grand art, et si ces traditions nous préservent de la pluie, du vent ou du soleil, et je vous avoue que vos villas italiennes des environs de Vérone et de Venise m’ont paru fort tristes et maussades avec leurs colonnades et leurs contrevents fermés. Je n’ai jamais eu l’envie de les visiter, car je suppose qu’on s’y trouve fort mal à l’aise. Si cela est fait pour présenter aux touristes des modèles d’architecture, je le veux bien, mais je n’ai pas la prétention d’amuser ou d’intéresser les touristes, et ma fille partage mes idées à ce sujet.
—Peut-être... cependant madame votre fille visite en ce moment l’Italie; elle doit séjourner sur les bords du Bosphore; qui sait si, en revenant ici, elle ne serait point ravie de retrouver comme un souvenir des impressions qu’elle n’aura pas manqué d’éprouver là-bas, et si la surprise que vous lui ménagez n’aurait pas plus de prix si vous lui rappeliez quelque peu ces impressions? Qu’en pensez-vous, monsieur l’architecte?
—Moi, dit le grand cousin, j’écoute et ne puis qu’être ravi de vous entendre si bien discourir sur notre art.
—Ainsi donc, vous partageriez mon opinion, et vous seriez disposé à donner à cette habitation si bien distribuée par vos soins quelques agréments extérieurs qui peut-être lui font défaut?
—Je ne dis pas cela. M. de Gandelau nous a, suivant son habitude, laissé toute liberté, et n’a fait que me donner le chiffre de la somme qu’il ne voulait pas dépasser. D’ailleurs, le programme accepté, on ne nous a imposé ni une sévérité excessive, ni interdit l’emploi de ce que vous considérez comme les agréments extérieurs d’une habitation.
—Eh bien, si mon ami, avec son esprit positif, ne paraît pas sensible à ses agréments, ne pensez-vous pas, vous, artiste, qu’il y aurait ici l’occasion d’ajouter quelque chose à ces façades, peut-être un peu sévères d’aspect, et que certainement, à l’aide de votre talent, vous sauriez rendre moins froides? Vous connaissez l’Italie, vous avez visité Pompéi; ne trouvez-vous pas dans l’architecture de ces contrées mille motifs dont on peut s’inspirer, des exemples ravissants, des...?
—Oui, j’ai visité l’Italie et la France, et je vous avoue que je n’ai jamais pu être sensible aux œuvres d’architecture de ces contrées, qu’autant qu’elles conservaient l’empreinte des mœurs, des usages de ceux qui les ont su produire. Vous parlez de Pompéi. Ce qui m’a vivement touché dans les restes de cette bourgade des provinces Italiques, c’est précisément cette qualité. Ces petites habitations sont bien celles qui convenaient aux habitudes de l’antiquité, au moment où elles ont été élevées, au climat sous lequel on les construisait. Mais de cette étude, je déduis que puisque nous ne sommes point sur les rivages du golfe de Naples et que nous avons des habitudes fort différentes de celles qui convenaient aux Pompéiens, nos demeures ne sauraient en aucune façon rappeler les leurs; que, par exemple, s’il était fort agréable de souper dans un triclinium ouvert et abrité du vent par un velum, nous ne saurions disposer, dans le département de l’Indre, des salles à manger sur ce modèle; que s’il était fort doux de coucher dans une chambre occupant quatre ou cinq mètres de surface dont on laissait la porte ouverte sur une cour entourée d’un portique, cela serait incommode chez nous, et qu’on risquerait fort de s’enrhumer si on laissait la porte ouverte, ou d’étouffer si on la fermait.
«Mais puisque vous avez dit un mot des habitations antiques, permettez-moi de vous faire observer que celles de Pompéi, même les plus riches, ne manifestent à l’extérieur aucune de ces dispositions monumentales que vous paraissez aimer. Les anciens gardaient pour l’intérieur le luxe dont ils prétendaient jouir, et il ne paraît pas qu’ils se soient préoccupés d’en montrer quelque chose aux passants. Je ne sais pas trop ce que pouvaient être leurs villæ, leurs maisons de campagne; mais tout me porte à croire, d’après des débris conservés, qu’elles ne sacrifiaient point à cette vanité toute moderne de montrer au dehors des formes d’architecture de nature à impressionner les badauds.
«Je crois que ces palais des champs qui semblent vous avoir séduit, dans l’Italie du nord, sont des œuvres de vanité bien plus que des demeures propres aux usages de ceux qui les ont élevées; de fait, elles n’ont guère été habitées, et l’état de délabrement où vous les voyez ne date pas d’hier. Élevées par la vanité, l’envie de paraître, elles n’ont duré, comme habitations, que ce que durent les œuvres dues à la vanité, c’est-à-dire quelques années de la vie d’un homme, après quoi elles ont été abandonnées.
—Vous donnez le nom de vanité, répliqua M. Durosay, à ce que je crois être l’amour de l’art: le désir de montrer l’œuvre d’art.
—Nous ne nous entendrons jamais probablement sur ce point; je crois que l’art, répondit le grand cousin, consiste, en architecture du moins, à être vrai et simple. Vous ne voyez qu’une forme qui vous séduit ou vous déplaît; je cherche autre chose, ou plutôt j’observe d’abord si cette forme est bien l’expression d’un besoin, si elle a sa raison d’être, et elle ne me séduit qu’autant que cette condition est remplie, selon mon jugement.
—Alors une grange est, pour vous, une œuvre d’art?
—Certes, si elle est bien faite pour ce qu’elle doit abriter, à mes yeux elle vaut plus qu’un palais incommode, qui d’ailleurs est décoré de colonnades et de frontons.
—Vous devriez aller en Amérique.
—Peut-être ferais-je sagement, si je savais que là on cherchât simplement à bâtir en raison des goûts et des besoins des habitants. Mais en Amérique, comme partout aujourd’hui, on manifeste des prétentions au style et on copie ce qu’on croit être le beau par excellence, c’est-à-dire qu’on applique, à tort et à travers, des traditions dont on ne cherche pas l’origine ou le principe.
—Allons, dit M. de Gandelau qui trouvait la discussion un peu longue, nous voilà bien loin de la maison de Paul; pour vous satisfaire, quand vous viendrez voir ma fille dans sa nouvelle habitation, nous ferons élever devant une des façades un portique de carton, et nous placerons sous son ombre des Berrichonnes déguisées en Vénitiennes, mêlées à quelques seigneurs en robe écarlate, jouant de la viole d’amour et du basson. Il est temps d’aller nous reposer, il se fait tard.»
CHAPITRE XVII
M. PAUL DEMANDE CE QUE C’EST QUE L’ARCHITECTURE
Le grand cousin s’attendait bien à ce que Paul reviendrait sur la discussion de la veille au soir, et, en effet, en allant tous deux, de bon matin, visiter les travaux, Paul ne manqua pas de tâter le terrain. Mais il ne savait pas trop ce qu’il voulait demander. Le grand cousin ne l’aidait pas, il prétendait lui laisser tout le loisir de résumer ses idées.
«Est-ce que M. Durosay se connaît en architecture? dit enfin Paul.
—Mais il en parle comme une personne à laquelle cet art n’est pas étranger.
—Cependant vous n’avez pas paru lui accorder ce qu’il demandait.
—Et que demandait-il?
—Mais... vous le savez bien... Il aurait désiré que la maison de Marie fût... plus...
—Plus quoi?
—Plus... moins sévère; qu’elle eût un portique, une loggia... Qu’est-ce qu’une loggia?
—C’est un large balcon couvert et le plus souvent fermé des deux côtés, mais s’ouvrant sur sa face, soit au rez-de-chaussée, soit aux étages supérieurs, sur la voie publique ou la campagne.
—Pourquoi ne ferait-on pas une loggia à la maison de Marie?
—On pourrait en faire une ou plusieurs.
—Alors?
—Alors il faudra nécessairement la placer devant une des pièces, soit le salon, par exemple au rez-de-chaussée, au milieu de la façade sur le jardin, et au premier devant la grande chambre à coucher.
—Est-ce que cela ne ferait pas bon effet?
—Peut-être; mais la pièce à la suite, qui s’ouvrirait sur cette loge, serait triste et sombre, puisque ses fenêtres donneraient sous son plafond.
—Ah oui, c’est vrai; mais au fait, nous en avons des loges au bout du salon, de la salle de billard et de la salle à manger.
—Oui, seulement elles sont fermées au lieu d’être ouvertes sur le dehors, et ces pièces bénéficient de leur surface. Ces loges sont alors des cages, ce qu’on appelait autrefois des bretêches. On a ainsi tous les avantages d’une loge, sans en avoir, dans notre climat, les inconvénients.
—Pourquoi n’avez-vous pas dit cela à M. Durosay?
—Mais il le voyait de reste; il n’était pas besoin de le lui dire.
—Il aurait voulu aussi un portique.
—Pour quoi faire?
—Je ne sais pas... Il disait que cela serait joli, que ma sœur et ses enfants seraient groupés là-dessous, et que de loin cela ferait très bien.
—Et serait-il très agréable à madame votre sœur de faire très bien de loin?
—Oh, je crois que cela lui serait indifférent.
—Et pour qui faisons-nous la maison?
—Mais pour ma sœur.
—Et non pour les flâneurs, n’est-ce pas? Or ce portique aurait les inconvénients des loges, il rendrait sombres et tristes les pièces qui s’ouvriraient sous les arcades ou colonnades. Donc, comme on vit plus souvent chez nous dans les pièces que sous un portique, ce serait payer un peu cher le plaisir de former des groupes agréables aux yeux des gens qui passent.
—Sans doute. D’ailleurs, devant la salle de billard, nous avons une serre avec descente au jardin qui peut servir de portique, sans assombrir la pièce, puisque ce sera vitré.
—Assurément.
—M. Durosay n’y a pas fait attention peut-être.
—Si fait, mais ce n’est pas monumental. Il eût voulu un vrai portique couvert, à la façon des portiques italiens.
—Il semble aimer beaucoup l’architecture italienne?
—Laquelle?
—Mais celle dont il parlait.
—C’est qu’il y a bien des sortes d’architecture en Italie, suivant les époques, les latitudes et les usages des populations de la péninsule.
—Vous ne le lui avez pas fait observer.
—Il doit le savoir.
—Je vois bien que vous ne prenez pas au sérieux les opinions de M. Durosay.
—M. Durosay est un homme recommandable, ses opinions sont sincères et par conséquent je les prends au sérieux; seulement il apprécie les choses à un point de vue qui n’est point le mien. Il juge les questions d’art comme un homme du monde, avec son sentiment, et je crois que pour nous, architectes, il les faut juger avec le raisonnement. Le sentiment ne raisonne pas; c’est comme la foi; donc nous ne saurions nous entendre, puisque nous parlons chacun une langue différente.»
La lumière ne se faisait pas dans l’esprit de Paul. Jusqu’alors il avait pensé que l’architecture s’apprenait comme on apprend la grammaire et l’orthographe, et voilà que son cousin lui déclarait qu’il y avait plusieurs langages, et qu’en supposant que l’on sût l’un des deux, l’autre demeurait inintelligible. Il ne comprenait pas comment le raisonnement avait à intervenir dans une affaire toute de forme, d’apparence, et il ne savait même comment poser à son cousin des questions à ce sujet, qui pussent l’éclairer. Il s’en allait donc la tête baissée, abattant, avec son bâton, les chardons jaunis qui encombraient les bords du chemin. Le cousin, de son côté, ne paraissant pas désireux de rompre le silence, on arriva ainsi au chantier; il était presque désert.
«Il a gelé la nuitée passée, dit le père Branchu, et ça va prendre dur.
—Eh bien, il faut couvrir les maçonneries avec du fumier ou du chaume et nous nous arrêterons. Mettez des plats-bords sur les murs, le chaume par-dessus et des dosses avec des moellons de distance en distance. Ayez le soin que les plats-bords débordent les parements des murs. Si vous n’avez pas assez de chaume, mettez de la terre sur les plats-bords ou des mottes de gazon. Pour les voûtes des caves, répandez dessus une bonne couche de terre avec pentes, et ménagez quelques ouvertures dans les reins pour que la pluie ou l’eau des fontes de neiges puisse s’écouler. Allons! vivement, faites-moi disposer tout cela, que ce soit terminé demain soir; puis nous nous reposerons jusqu’à la fin des froids.—Aussi bien, dit le père Branchu, tous les gars sont partis et n’y a plus au chantier que des impotents.
«Cette suspension des travaux, dit le grand cousin, en reprenant le chemin du château, va nous permettre d’étudier les détails de la construction sans nous presser.
—Oui, répondit Paul; mais je voudrais bien savoir comment vous vous y prenez, lorsqu’il s’agit de tracer un détail?
—Vous l’avez bien vu, depuis deux mois que nous en faisons?
—Pas tout à fait: j’entends bien que vous dites ce que vous voulez, et ce que vous voulez se trouve tracé sur le papier; j’ai essayé de faire de même, et, tout en sachant bien ce que je voulais, il ne venait rien sur le papier, et même ce que je traçais me faisait oublier ce que j’avais dans l’esprit. Cependant, pour chaque chose que l’on veut faire en architecture, il doit y avoir un moyen, un procédé, un... comment dirais-je? une recette...
—Allons donc! vous y voilà. Vous voyez bien, petit cousin, que l’on croit comprendre et vouloir, bien que l’on ne sache réellement pas toujours ce que l’on veut, que l’on ne comprenne pas nettement une proposition; depuis ce matin votre pensée tourne autour de cette question que vous venez seulement de m’adresser; j’ai voulu vous laisser le loisir de la préciser; il a fallu que votre cerveau travaillât. Maintenant, grâce à l’effort que vous avez fait, vous saisirez mieux ce que je puis vous répondre. Vous vous rappelez ces deux vers de Boileau:
Ce que l’on conçoit bien s’énonce clairement,
Et les mots pour le dire arrivent aisément,
et qui peuvent s’appliquer à tous les arts? L’important est de s’habituer à concevoir avec netteté; le malheur est qu’on apprend à faire une phrase avant d’apprendre à raisonner, et qu’on veut exprimer sa pensée avant qu’elle ait été entièrement élaborée dans le cerveau. Alors on croit suppléer à ce qu’il y a d’incomplet dans cette pensée, par un heureux assemblage de mots; en architecture on songe à des formes qui ont paru attrayantes, avant de savoir si elles rendront exactement ce que demande la raison, l’observation rigoureuse d’une nécessité de construction ou d’un besoin. S’il s’agit d’un discours, le vulgaire est facilement entraîné par une phrase brillante et ne s’aperçoit que trop tard du vide que recouvre cette forme séduisante. S’il s’agit d’architecture, de même aussi le vulgaire est séduit par un aspect pittoresque et une forme attrayante, et s’aperçoit à ses dépens des défauts de l’édifice. M. Durosay, tout pénétré de certaines formes qui l’avaient séduit comme touriste, n’a jamais songé à se demander si ces apparences étaient en harmonie avec les besoins auxquels il faut satisfaire, avec les nécessités de la structure; il n’a vu que le tour de la phrase et n’a point cherché si derrière elle il y avait une idée mûrie. Nous aurions donc pu discuter ainsi des journées sans espérer nous convaincre, lui ne s’occupant que de la forme ou de la façon dont la phrase est tournée, mais ne cherchant pas si cette forme a une signification, si cette phrase exprime une pensée nette. Tout est là, cher cousin; et, suivant ma manière de voir, notre pays, si voisin d’une ruine totale, ne se relèvera que du jour où il réfléchira avant de parler. Nous bâtissons des édifices immenses qui emploient des sommes fabuleuses et nous ne savons pas clairement ce qu’ils devront contenir. Ou plutôt, nous songerons à faire la boîte, quitte à l’utiliser pour tel ou tel usage. Et remarquez bien que cette fâcheuse habitude ne s’applique pas qu’aux monuments. Combien est-il d’honorables bourgeois, comme M. Durosay, qui, s’ils ont à se faire bâtir une maison, se préoccupent d’abord d’élever un chalet, ou une villa italienne, ou un cottage anglais, suivant leur fantaisie du moment, sans trop savoir si dans cette boîte ils vivront commodément? Ainsi verrez-vous des villas italiennes dans le nord de la France et des chalets suisses à Nice. Apprenez à raisonner, à observer d’abord, et vous serez un bon avocat, un bon médecin, un bon militaire, un bon architecte. Si la nature vous a doué du génie, tant mieux, ce sera un magnifique complément à vos facultés; mais si vous n’avez pas pris l’habitude de raisonner, le génie ne vous servira de rien, ou plutôt il ne saurait se développer. Or pour apprendre à raisonner, il faut travailler beaucoup et longtemps, et ne se pas laisser séduire par les apparences, si attrayantes qu’elles soient. Malheureusement notre éducation, notre instruction en France nous portent à nous contenter des apparences, à nous appuyer sur des traditions considérées comme articles de foi et que l’on ne saurait, par conséquent, discuter. Vous trouverez partout en face de vous le portique de M. Durosay. L’armée, l’administration, les lettres, la politique, les arts ont leur portique qu’il vous faudra accepter pour faire n’importe quoi ou entrer n’importe où; à moins que vous n’ayez assez d’énergie, de puissance de travail, d’indépendance de caractère, d’intelligence des affaires, de ténacité et par suite d’autorité, pour dire: Je n’accepte votre portique qu’autant que je jugerai utile de m’en servir. Et pour en revenir à votre question: «Y a-t-il, en architecture, des recettes, des procédés?» Je vous répondrai qu’il y a des procédés pratiques propres à la construction; mais comme les matériaux, les moyens d’exécution se modifient tous les jours, ces procédés doivent suivre ces variations. Quant à l’architecture, il y a une méthode à suivre dans tous les cas qui se présentent, il n’y a pas de recettes, de procédés. Cette méthode n’est autre chose que l’application de votre faculté de raisonner à tous ces cas particuliers; car ce qui est bon en telle circonstance ne l’est pas en telle autre. C’est donc sur l’observation de ces circonstances, des faits, des habitudes, du climat, des conditions d’hygiène que s’appuiera votre raisonnement avant de concevoir l’œuvre. Et quand cette opération sera complète et coordonnée dans votre cerveau, alors vous mettrez sans hésitation sur le papier le résultat de ce labeur intellectuel.
—Je crois bien saisir ce que vous dites, mais par où commencer?
—En prenant l’habitude d’observer tout et de réfléchir sur tout ce que vous voyez, entendez ou lisez. Quand vous avez devant vous un fossé que vous voudriez franchir, ne vous demandez-vous pas intérieurement si vos jarrets vous permettront de sauter sur l’autre bord; ne savez-vous pas, par suite d’observations précédentes, si vous pourrez ou non franchir ce fossé et ne vous décidez-vous pas pour l’un ou l’autre parti? Le résultat de ces observations établit donc une conviction chez vous qui vous permet d’agir sans hésitation. Vous ne vous demandez pas, avant de sauter, si Achille ou Roland, au dire des poètes, ont franchi des intervalles beaucoup plus larges. C’est vous, ce sont vos forces que vous consultez, non celles des héros, sous peine de tomber dans l’eau. Eh bien, si vous avez une maison à bâtir pour une personne que vous connaissez, vous vous dites d’abord qu’une maison est faite pour abriter les gens, puis vous vous représentez les habitudes du propriétaire, vous supputez le nombre de pièces qu’il lui faut, quels sont les rapports nécessaires entre elles. Vous savez s’il vit seul ou s’il reçoit beaucoup de monde, s’il habitera la maison en telle saison, s’il aime ses aises ou s’il vit très modestement, s’il a un nombreux domestique ou s’il se fait servir par une seule personne, etc.; et quand vous aurez bien médité sur toutes ces conditions essentielles, vous chercherez à mettre sur le papier le résultat de vos observations. Mais si vous vous occupez d’abord de placer cet homme et sa famille dans une maison de Pompéi ou dans un manoir du moyen âge, il y a beaucoup à parier que vous lui élèverez une habitation incommode, que vous serez contraint de torturer les services pour les arranger dans une construction appartenant à une époque et à une civilisation différentes de notre civilisation et de notre temps.
—Je comprends bien; et cependant on apprend comment il faut faire une porte, une fenêtre, un escalier.
—C’est-à-dire qu’on explique comment, avant nous, d’autres hommes s’y sont pris pour faire une porte, un escalier, un plancher; mais on ne prétend pas, et on ne doit pas prétendre, en vous enseignant les moyens employés par nos prédécesseurs, vous imposer de faire exactement ce qu’ils ont fait, puisque vous possédez peut-être des matériaux qu’ils n’avaient pas et que vos usages diffèrent des leurs. On vous dit, on doit vous dire: «Voilà les résultats de l’expérience acquise depuis l’antiquité jusqu’à notre temps; partez de là, faites comme ont fait vos devanciers, appliquez votre faculté de raisonner à l’emploi des connaissances acquises, mais en obéissant à ce que réclame le temps présent. Il ne vous est pas permis d’ignorer ce qui s’est fait avant vous, c’est une masse commune, un bien acquis, il faut en connaître l’étendue et la valeur; mais ajoutez-y l’apport de votre intelligence, faites un pas en avant, ne rétrogradez pas.»—Eh bien, pour ne pas rétrograder en architecture, il n’est qu’un moyen: c’est de faire que l’art soit l’expression fidèle des nécessités du temps où l’on vit, que l’édifice soit bien l’enveloppe de ce qu’il doit contenir.
—N’est-ce pas ce que l’on fait?
—Pas précisément; nous sommes un peu comme ces gens qui ont hérité de leurs ascendants d’un très riche mobilier, fort respectable et respecté, qui le gardent et s’en servent, bien que ce mobilier leur soit fort incommode et ne corresponde plus aux habitudes du jour; qui ont même préposé quelqu’un à la garde de ces vieilleries, avec charge de ne les pas laisser modifier. Si vous voulez alors, vous, maître de la maison, changer l’étoffe ou envoyer quelques-uns de ces objets plus gênants qu’utiles au grenier, le gardien que vous payez, que vous logez, prend un air digne et déclare que les fonctions dont vous l’avez investi, qu’il tient à remplir correctement, lui interdisent de laisser faire ces modifications ou suppressions; qu’il est de son honneur de ne pas laisser dilapider ou changer ces bibelots, puisqu’il est préposé à leur conservation. Pour avoir la paix chez vous, vous continuez à vous servir de ces meubles insupportables et vous gardez leur gardien.
—Je ne comprends pas parfaitement.
—Vous comprendrez plus tard. Tenez-vous seulement pour averti. Si vous entrez dans quelque vieil hôtel tout bourré de meubles hors d’usage, gardez-vous de les critiquer; si les maîtres de la maison se contentent de sourire, le préposé à la garde de ces curiosités fera si bien que vous n’y pourrez remettre les pieds.»
CHAPITRE XVIII
ÉTUDES THÉORIQUES
Le froid, les circonstances obligeaient d’interrompre les travaux. L’hiver pouvait être long. Le grand cousin et Paul se préparèrent donc à employer fructueusement ces loisirs forcés. Il fut décidé entre eux que non seulement on mettrait au net tous les détails nécessaires à l’achèvement des travaux, mais que le grand cousin profiterait de ces jours d’hiver pour donner à Paul bien des notions qui lui manquaient comme inspecteur des travaux.
Paul prenait chaque jour plus d’intérêt à ce travail. Jusqu’à ce moment, l’exécution avait suivi le labeur de cabinet, et l’exemple, la pratique venaient appuyer la théorie; mais il sentait bien que toute son attention et son désir de seconder le maître de l’œuvre ne suffisaient pas, et qu’à chaque pas il se trouvait en présence d’une difficulté. Plus le travail avançait, plus son impuissance lui semblait complète. Il se mit donc à l’œuvre avec la bonne envie d’apprendre, d’autant que tout ce qui l’entourait prenait un aspect plus triste et désolé. Paul n’avait point séjourné un hiver à la campagne; s’il venait dans sa famille aux fêtes du premier de l’an, les quelques jours passés au château de son père étaient si vite écoulés qu’il n’avait pas le loisir de se préoccuper de l’aspect des champs. D’ailleurs on recevait, à cette occasion, des amis; sa sœur aînée animait la maison; tout le monde était en fête. Il n’en était plus ainsi au commencement de décembre 1870; les villages des environs étaient déserts, ou occupés pendant quelques heures par des troupes mal vêtues, mourant de faim, allant combattre le plus souvent sans enthousiasme, laissant des traînards, des malades dans les chaumières. Puis c’étaient de longues files de voitures qui semblaient autant de convois funèbres.
La neige commençait à couvrir les champs et assourdissait les bruits lointains. Rarement un paysan se présentait-il au château; le facteur y venait encore régulièrement, et les lettres et journaux qu’il apportait ne faisaient qu’assombrir les visages. Parfois on logeait des mobiles ou des soldats, tous étaient muets; les officiers eux-mêmes demandaient à rester dans leur chambre, prétextant la fatigue, et ne descendaient pas au salon. M. de Gandelau, levé de grand matin, en dépit de sa goutte, semblait se multiplier; il était chez les fermiers, à la ville voisine, facilitant les transports, organisant des hôpitaux, approvisionnant des denrées, levant les difficultés imposées par la routine. «Faites travailler Paul, mon ami, disait-il chaque soir au grand cousin; c’est tout ce que je réclame de votre amitié, et c’est beaucoup; mais faites-le, je vous en prie.»
En effet, les journées se passaient en grande partie à étudier quelques questions de constructions; puis l’architecte et son inspecteur allaient faire une promenade avant la nuit, pendant laquelle le grand cousin ne manquait pas d’entamer quelque sujet intéressant. La campagne, les phénomènes naturels étaient le sujet habituel de ces conversations; et ainsi Paul apprenait à observer, à réfléchir, et il s’apercevait chaque jour combien il faut recueillir de connaissances pour faire peu de chose. Le grand cousin ne manquait pas de lui répéter souvent ceci: «Plus vous saurez, plus vous reconnaîtrez qu’il vous manque de savoir; et la limite de la science, c’est d’acquérir la conviction qu’on ne sait rien.
—Alors, répondit Paul un jour, à quoi sert d’apprendre?
—À être modeste; à remplir la vie d’autre chose que des préoccupations de la vanité; à se rendre quelque peu utile à ses semblables, sans exiger d’eux la reconnaissance.»
Le grand cousin faisait beaucoup dessiner Paul, et toujours d’après nature ou d’après des tracés préparés devant son élève, car il n’avait apporté avec lui aucun dessin d’architecture. Puis, Paul mettait au net les attachements des parties déjà élevées de la construction. Ainsi se rendait-il un compte exact de la structure de chacun des morceaux de pierre mis en œuvre.
Paul commençait donc à tracer proprement un détail d’architecture, et son cousin ne manquait jamais de répondre à chacune des questions qui lui étaient adressées. Paul eut bientôt laissé de côté toute timidité ou, si l’on veut, tout amour-propre, et, ne craignant plus de montrer son peu de savoir, il multipliait ses questions. Le grand cousin avait pour habitude d’attendre, pour faire une leçon sur un sujet, que son jeune inspecteur demandât à être éclairé. Il voulait que l’intelligence de son élève fût déjà préparée par la nécessité de savoir, avant d’enseigner. Aussi bien ces leçons traitaient de sujets très divers, mais le grand cousin avait le soin de les relier toutes par l’exposé de principes généraux qui revenaient sans cesse.
Un jour, Paul voulut savoir ce que c’est qu’un ordre et ce qu’on entend par ce mot, en architecture.
«Vous me faites là, petit cousin, une grosse question, à laquelle je ne sais trop si je répondrai de manière à vous éclairer. On peut entendre en architecture ce mot de deux manières: ordre signifie, si l’on veut, ordonnance, corrélation entre les parties. Mais je pense que ce n’est pas ainsi que vous l’entendez; vous me demandez probablement en quoi consistent ce qu’on appelle vulgairement les ordres d’architecture? L’idée d’ordre dans votre esprit implique une série de colonnes ou supports verticaux, portant un entablement ou une plate-bande horizontale! C’est bien cela, n’est-ce pas?
—Oui, c’est cela.
—Eh bien, à des époques reculées, les architectes ont eu la pensée, fort naturelle, d’élever des points d’appui verticaux, et de poser de l’un à l’autre sur leur sommet des traverses, soit de bois, soit de pierre; sur cette claire-voie ils ont établi un toit. Cela formait un abri ouvert par le bas, couvert: ce que nous appelons une halle. Mais comme en bien des cas il fallait aussi fermer ces espaces couverts, en arrière de ces points d’appui verticaux on a bâti des murs en laissant, entre eux et les supports isolés, un espace libre qu’on appelle portique. C’est ainsi, par exemple, que sont conçus certains temples des Grecs. Peu à peu, le génie des architectes, l’étude, l’observation de l’effet extérieur, ont fait donner à ces points d’appui verticaux et à ce qu’ils supportent, c’est-à-dire, à l’entablement, des proportions relatives, délicates, harmoniques, d’où l’on a déduit des lois; car, notez bien que l’exemple précède toujours la règle, que la règle n’est que le résultat de l’expérience. Les Grecs ont ainsi trouvé trois ordres: le Ionien, le Dorique et le Corinthien, qui possèdent chacun leur système harmonique de proportion et leur ornementation. Ces systèmes ne sont pas tellement absolus chez les Grecs qu’ils n’empiètent souvent l’un sur l’autre.
«Mais les Romains qui étaient des gens d’ordre et prétendaient l’imposer en tout et partout, en prenant ces dispositions aux Grecs, ont voulu formuler d’une manière à peu près absolue ces trois systèmes. Cela simplifiait les choses, et les Romains aimaient à enfermer les choses d’art dans un cadre administratif. On a fait pis, quand au seizième siècle on s’est mis à étudier l’antiquité; on a prétendu à tout jamais fixer les rapports entre les divers membres de chacun de ces ordres, et, pour laisser une certaine latitude aux architectes, on en a même ajouté deux aux trois premiers, qui sont: le Toscan et le Composite. Ces ordres momifiés ont été appliqués n’importe où et n’importe comment, ainsi qu’on attache une tapisserie à une muraille pour la décorer. Les architectes se sont souvent plus préoccupés de placer un ordre sur une façade que de disposer convenablement le bâtiment élevé derrière cette devanture. La colonnade du Louvre est certainement ce qui a été fait de plus contraire à la raison en ce genre, puisque son ordonnance n’a aucun rapport avec ce qu’elle couvre, et que cet immense portique, situé au premier étage, ne sert absolument qu’à obscurcir les jours ouverts dans sa longueur et que vous ne voyez jamais personne se promener sur son aire. Mais il fallait être majestueux quand même, alors. Nous ne sommes pas entièrement revenus de ces folies graves, et vous voyez encore aujourd’hui des ordres placés, sans qu’il soit possible de dire pourquoi, devant des bâtiments qui se passeraient volontiers de cette décoration parasite destinée à prouver au public qu’il existe des ordres et des architectes pour les mettre en proportion, suivant la formule.
«Mais vous étudierez ces parties de l’architecture un peu plus tard. Je crois que c’est une mauvaise méthode d’enseigner l’art de mettre des fleurs dans le discours, avant de savoir exprimer clairement sa pensée, et c’est ainsi qu’ont fait des auteurs ou des orateurs qui prennent le galimatias pour la saine rhétorique; des architectes qui, avant de songer à satisfaire pleinement aux exigences de la construction, à étudier les besoins de leur temps, s’amusent à reproduire des formes dont ils n’ont pas approfondi les origines, la raison d’être et le sens véritable. Pour le moment, tenons-nous terre à terre. Il s’agit d’une maison, non d’un temple ou d’une basilique. Il s’agit d’en étudier toutes les parties. La tâche nous suffit.
«Nous avons le loisir de bien étudier les détails de notre bâtisse, puisque le froid nous oblige à fermer le chantier. La construction, mon ami, c’est l’art de prévoir. Le bon constructeur est celui qui ne livre rien au hasard, qui n’ajourne aucune solution et qui sait donner à chaque fonction sa place, sa valeur par rapport à l’ensemble, et cela au moment opportun. Nous avons tracé les plans aux divers étages, nous avons donné les détails nécessaires à la construction des parties inférieures de la maison; maintenant, il nous faut combiner les détails des élévations avec l’ensemble. Nous allons donc, d’abord, établir le profil exact des murs de face, avec la hauteur des planchers, les niveaux des chaînages et les souches des combles.»
Le grand cousin, qui, comme on peut le supposer, avait par avance conçu, sinon tracé toutes les parties de la construction, eut bientôt fait d’établir ce profil devant Paul, qui s’émerveillait toujours de voir avec quelle promptitude son patron arrivait à tracer sur le papier un détail de construction. Il en fit l’observation encore cette fois.
«Comment pouvez-vous ainsi indiquer sans hésiter l’arrangement de toutes ces parties de la bâtisse? dit-il.