Consuelo, Tome 2 (1861)
The Project Gutenberg eBook of Consuelo, Tome 2 (1861)
Title: Consuelo, Tome 2 (1861)
Author: George Sand
Release date: August 23, 2004 [eBook #13258]
Most recently updated: October 28, 2024
Language: French
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CONSUELO
PAR
GEORGE SAND
TOME DEUXIÈME
1856
XL.
Cependant, en se voyant surveillée par Wenceslawa comme elle ne l'avait jamais été, Consuelo craignit d'être contrariée par un zèle malentendu, et se composa un maintien plus froid, grâce auquel il lui fut possible, dans la journées, d'échapper à son attention, et de prendre, d'un pied léger, la route du Schreckenstein. Elle n'avait pas d'autre idée dans ce moment que de rencontrer Zdenko, de l'amener à une explication, et de savoir définitivement s'il voulait la conduire auprès d'Albert. Elle le trouva assez près du château, sur le sentier qui menait au Schreckenstein. Il semblait venir à sa rencontre, et lui adressa la parole en bohémien avec beaucoup de volubilité.
«Hélas! je ne te comprends pas, lui dit Consuelo lorsqu'elle put placer un mot; je sais à peine l'allemand, cette dure langue que tu hais comme l'esclavage et qui est triste pour moi comme l'exil. Mais, puisque nous ne pouvons nous entendre autrement, consens à la parler avec moi; nous la parlons aussi mal l'un que l'autre: je te promets d'apprendre le bohémien, si tu veux me l'enseigner.»
A ces paroles qui lui étaient sympathiques, Zdenko devint sérieux, et tendant à Consuelo une main sèche et calleuse qu'elle n'hésita point à serrer dans la sienne:
«Bonne fille de Dieu, lui dit-il en allemand, je t'apprendrai ma langue et toutes mes chansons. Laquelle veux-tu que je te dise pour commencer?»
Consuelo pensa devoir se prêter à sa fantaisie en se servant des mêmes figures pour l'interroger.
«Je veux que tu me chantes, lui dit-elle, la ballade du comte Albert.
—Il y a, répondit-il, plus de deux cent mille ballades sur mon frère
Albert. Je ne puis pas te les apprendre; tu ne les comprendrais pas.
J'en fais tous les jours de nouvelles, qui ne ressemblent jamais aux
anciennes. Demande-moi toute autre chose.
—Pourquoi ne te comprendrais-je pas? Je suis la consolation. Je me nomme Consuelo pour toi, entends-tu? et pour le comte Albert qui seul ici me connaît.
—Toi, Consuelo? dit Zdenko avec un rire moqueur. Oh! tu ne sais ce que tu dis. La délivrance est enchaînée….
—Je sais cela. La consolation est impitoyable. Mais toi, tu ne sais rien, Zdenko. La délivrance a rompu ses chaînes, la consolation a brisé ses fers.
—Mensonge, mensonge! folies, paroles allemandes! reprit Zdenko en réprimant ses rires et ses gambades. Tu ne sais pas chanter.
—Si fait, je sais chanter, repartit Consuelo. Tiens, écoute.»
Et elle lui chanta la première phrase de sa chanson sur les trois montagnes, qu'elle avait bien retenue, avec les paroles qu'Amélie l'avait aidée à retrouver et à prononcer.
Zdenko l'écouta avec ravissement, et lui dit en soupirant:
«Je t'aime beaucoup, ma soeur, beaucoup, beaucoup! Veux-tu que je t'apprenne une autre chanson?
—Oui, celle du comte Albert, en allemand d'abord; tu me l'apprendras après en bohémien.
—Comment commence-t-elle?» dit Zdenko en la regardant avec malice.
Consuelo commença l'air de la chanson de la veille:
«Il y a là-bas, là-bas, une âme en travail et en peine….»
«Oh! celle-là est d'hier; je ne la sais plus aujourd'hui, dit Zdenko en l'interrompant.
—Eh bien! dis-moi celle d'aujourd'hui.
—Les premiers mots? Il faut me dire les premiers mots.
—Les premiers mots! les voici, tiens: Le comte Albert est là-bas, là-bas dans la grotte de Schreckenstein….»
A peine eut-elle prononcé ces paroles que Zdenko changea tout à coup de visage et d'attitude; ses yeux brillèrent d'indignation. Il fit trois pas en arrière, éleva ses mains au-dessus de sa tête, comme pour maudire Consuelo, et se mit à lui parler bohémien dans toute l'énergie de la colère et de la menace.
Effrayée d'abord, mais voyant qu'il s'éloignait, Consuelo voulut le rappeler et le suivre. Il se retourna avec fureur, et, ramassant une énorme pierre qu'il parut soulever sans effort avec ses bras maigres et débiles:
«Zdenko n'a jamais fait de mal à personne, s'écria-t-il en allemand; Zdenko ne voudrait pas briser l'aile d'une pauvre mouche, et si un petit enfant voulait le tuer, il se laisserait tuer par un petit enfant. Mais si tu me regardes encore, si tu me dis un mot de plus, fille du mal, menteuse, Autrichienne, Zdenko t'écrasera comme un ver de terre, dût-il se jeter ensuite dans le torrent pour laver son corps et son âme du sang humain répandu.»
Consuelo, épouvantée, prit la fuite, et rencontra au bas du sentier un paysan qui, s'étonnant de la voir courir ainsi pâle et comme poursuivie, lui demanda si elle avait rencontré un loup.
Consuelo, voulant savoir si Zdenko était sujet à des accès de démence furieuse, lui dit qu'elle avait rencontré l'innocent, et qu'il l'avait effrayée.
«Vous ne devez pas avoir peur de l'innocent, répondit le paysan en
souriant de ce qu'il prenait pour une pusillanimité de petite maîtresse.
Zdenko n'est pas méchant: toujours il rit, ou il chante, ou il raconte
Des histoires que l'on ne comprend pas et qui sont bien belles.
—Mais il se fâche quelquefois, et alors il menace et il jette des pierres?
—Jamais, jamais, répondit le paysan; cela n'est jamais arrivé et n'arrivera jamais. Il ne faut point avoir peur de Zdenko, Zdenko est innocent comme un ange.»
Quand elle fut remise de son trouble, Consuelo reconnut que ce paysan devait avoir raison, et qu'elle venait de provoquer, par une parole imprudente, le premier, le seul accès de fureur qu'eut jamais éprouvé l'innocent Zdenko. Elle se le reprocha amèrement. «J'ai été trop pressée, se dit-elle; j'ai éveillé, dans l'âme paisible de cet homme privé de ce qu'on appelle fièrement la raison, une souffrance qu'il ne connaissait pas encore, et qui peut maintenant s'emparer de lui à la moindre occasion. Il n'était que maniaque, je l'ai peut-être rendu fou.»
Mais elle devint plus triste encore en pensant aux motifs de la colère de Zdenko. Il était bien certain désormais qu'elle avait deviné juste en plaçant la retraite d'Albert au Schreckenstein. Mais avec quel soin jaloux et ombrageux Albert et Zdenko voulaient cacher ce secret, même à elle! Elle n'était donc pas exceptée de cette proscription, elle n'avait donc aucune influence sur le comte Albert; et cette inspiration qu'il avait eue de la nommer sa consolation, ce soin de la faire appeler la veille par une chanson symbolique de Zdenko, cette confidence qu'il avait faite à son fou du nom de Consuelo, tout cela n'était donc chez lui que la fantaisie du moment, sans qu'une aspiration véritable et constante lui désignât une personne plus qu'une autre pour sa libératrice et sa consolation? Ce nom même de consolation, prononcé et comme deviné par lui, était une affaire de pur hasard. Elle n'avait caché à personne qu'elle fût Espagnole, et que sa langue maternelle lui fût demeurée plus familière encore que l'italien. Albert, enthousiasmé par son chant, et ne connaissant pas d'expression plus énergique que celle qui exprimait l'idée dont son âme était avide et son imagination remplie, la lui avait adressée dans une langue qu'il connaissait parfaitement et que personne autour de lui ne pouvait entendre, excepté elle.
Consuelo ne s'était jamais fait d'illusion extraordinaire à cet égard. Cependant une rencontre si délicate et si ingénieuse du hasard lui avait semblé avoir quelque chose de providentiel, et sa propre imagination s'en était emparée sans trop d'examen.
Maintenant tout était remis en question. Albert avait-il oublié, dans une nouvelle phase de son exaltation, l'exaltation qu'il avait éprouvée pour elle? Était-elle désormais inutile à son soulagement, impuissante pour son salut? ou bien Zdenko, qui lui avait paru si intelligent et si empressé jusque-là à seconder les desseins d'Albert, était-il lui-même plus tristement et plus sérieusement fou que Consuelo n'avait voulu le supposer? Exécutait-il les ordres de son ami, ou bien les oubliait-il complètement, en interdisant avec fureur à la jeune fille l'approche du Schreckenstein et le soupçon de la vérité?
—Eh bien, lui dit Amélie tout bas lorsqu'elle fut de retour, avez-vous vu passer Albert dans les nuages du couchant? Est-ce la nuit prochaine que, par une conjuration puissante, vous le ferez descendre par la cheminée?
—Peut-être! lui répondit Consuelo avec un peu d'humeur. C'était la première fois de sa vie qu'elle sentait son orgueil blessé. Elle avait mis à son entreprise un dévouement si pur, un entraînement si magnanime, qu'elle souffrait à l'idée d'être raillée et méprisée pour n'avoir pas réussi.
Elle fut triste toute la soirée; et la chanoinesse, qui remarqua ce changement, ne manqua pas de l'attribuer à la crainte d'avoir laissé deviner le sentiment funeste éclos dans son coeur.
La chanoinesse se trompait étrangement. Si Consuelo avait ressenti la moindre atteinte d'un amour nouveau, elle n'eût connu ni cette foi vive, ni cette confiance sainte qui jusque-là l'avaient guidée et soutenue. Jamais peut-être elle n'avait, au contraire, éprouvé le retour amer de son ancienne passion plus fortement que dans ces circonstances où elle cherchait à s'en distraire par des actes d'héroïsme et une sorte de fanatisme d'humanité.
En rentrant le soir dans sa chambre, elle trouva sur son épinette un vieux livre doré et armorié qu'elle crut aussitôt reconnaître pour celui qu'elle avait vu prendre dans le cabinet d'Albert et emporter par Zdenko la nuit précédente. Elle l'ouvrit à l'endroit où le signet était posé: c'était le psaume de la pénitence qui commence ainsi: De profondis clamavi ad te Et ces mots latins étaient soulignés avec une encre qui semblait fraîche, car elle avait un peu collé au verso de la page suivante. Elle feuilleta tout le volume, qui était une fameuse bible ancienne, dite de Kralic, éditée en 1579, et n'y trouva aucune autre indication, aucune note marginale, aucun billet. Mais ce simple cri parti de l'abîme, et pour ainsi dire des profondeurs de la terre, n'était-il pas assez significatif, assez éloquent? Quelle contradiction régnait donc entre le voeu formel et constant d'Albert et la conduite récente de Zdenko?
Consuelo s'arrêta à sa dernière supposition. Albert, malade et accablé au fond du souterrain, qu'elle présumait placé sous le Schreckenstein, y était peut-être retenu par la tendresse insensée de Zdenko. Il était peut-être la proie de ce fou, qui le chérissait à sa manière, en le tenant prisonnier, en cédant parfois à son désir de revoir la lumière, en exécutant ses messages auprès de Consuelo, et en s'opposant tout à coup au succès de ses démarches par une terreur où un caprice inexplicable. Eh bien, se dit-elle, j'irai, dussé-je affronter les dangers réels; j'irai, dussé-je faire une imprudence ridicule aux yeux des sots et des égoïstes; j'irai, dussé-je y être humiliée par l'indifférence de celui qui m'appelle. Humiliée! et comment pourrais-je l'être, s'il est réellement aussi fou lui-même que le pauvre Zdenko? Je n'aurai sujet que de les plaindre l'un et l'autre, et j'aurai fait mon devoir. J'aurai obéi à la voix de Dieu qui m'inspire, et à sa main qui me pousse avec une force irrésistible.
L'état fébrile où elle s'était trouvée tous les jours précédents, et qui, depuis sa dernière rencontre malencontreuse avec Zdenko, avait fait place à une langueur pénible, se manifesta de nouveau dans son âme et dans son corps. Elle retrouva toutes ses forces; et, cachant à Amélie et le livre, et son enthousiasme, et son dessein, elle échangea des paroles enjouées avec elle, la laissa s'endormir, et partit pour la source des Pleurs, munie d'une petite lanterne sourde qu'elle s'était procurée le matin même.
Elle attendit assez longtemps, et fut forcée par le froid de rentrer plusieurs fois dans le cabinet d'Albert, pour ranimer par un air plus tiède ses membres engourdis. Elle osa jeter un regard sur cet énorme amas de livres, non pas rangés sur des rayons comme dans une bibliothèque, mais jetés pêle-mêle sur le carreau, au milieu de la chambre, avec une sorte de mépris et de dégoût. Elle se hasardai à en ouvrir quelques-uns. Ils étaient presque tous écrits en latin, et Consuelo put tout au plus présumer que c'étaient des ouvrages de controverse religieuse, émanés de l'église romaine ou approuvés par elle. Elle essayait d'en comprendre les titres, lorsqu'elle entendit enfin bouillonner l'eau de la fontaine. Elle y courut, ferma sa lanterne, se cacha derrière le garde-fou, et attendit l'arrivée de Zdenko. Cette fois, il ne s'arrêta ni dans le parterre, ni dans le cabinet. Il traversa les deux pièces, et sortit de l'appartement d'Albert pour aller, ainsi que le sut plus tard Consuelo, regarder et écouter, à la porte de l'oratoire et à celle de la chambre à coucher du comte Christian, si le vieillard priait dans la douleur ou reposait tranquillement. C'était une sollicitude qu'il prenait souvent sur son compte, et sans qu'Albert eût songé à la lui imposer, comme on le verra par la suite.
Consuelo ne délibéra point sur le parti qu'elle avait à prendre; son plan était arrêté. Elle ne se fiait plus à la raison ni à la bienveillance de Zdenko; elle voulait parvenir jusqu'à celui qu'elle supposait prisonnier, seul et sans garde. Il n'y avait sans doute qu'un chemin pour aller sous terre de la citerne du château à celle du Schreckenstein. Si ce chemin était difficile ou périlleux, du moins il était praticable, puisque Zdenko y passait toutes les nuits. Il l'était surtout avec de la lumière; et Consuelo s'était pourvue de bougies, d'un morceau de fer, d'amadou, et d'une pierre pour avoir de la lumière en cas d'accident. Ce qui lui donnait la certitude d'arriver par cette route souterraine au Schreckenstein, c'était une ancienne histoire qu'elle avait entendu raconter à la chanoinesse, d'un siège soutenu jadis par l'ordre teutonique. Ces chevaliers, disait Wenceslawa, avaient dans leur Réfectoire même une citerne qui leur apportait toujours de l'eau d'une montagne voisine; et lorsque leurs espions voulaient effectuer une sortie pour observer l'ennemi, ils desséchaient la citerne, passaient par ses conduits souterrains, et allaient sortir dans un village qui était dans leur dépendance. Consuelo se rappelait que, selon la chronique du pays, le village qui couvrait la colline appelée Schreckenstein depuis l'incendie dépendait de la forteresse des Géants, et avait avec lui de secrètes intelligences en temps de siége. Elle était donc dans la logique et dans la vérité en cherchant cette communication et cette issue.
Elle profita de l'absence de Zdenko pour descendre dans le puits. Auparavant elle se mit à genoux, recommanda son âme à Dieu, fit naïvement un grand signe de croix, comme elle l'avait fait dans la coulisse du théâtre de San-Samuel avant de paraître pour la première fois sur la scène; puis elle descendit bravement l'escalier tournant et rapide, cherchant à la muraille les points d'appui qu'elle avait vu prendre à Zdenko, et ne regardant point au-dessous d'elle de peur d'avoir le vertige. Elle atteignit la chaîne de fer sans accident; et lorsqu'elle l'eut saisie, elle se sentit plus tranquille, et eut le sang-froid de regarder au fond du puits. Il y avait encore de l'eau, et cette découverte lui causa un instant d'émoi. Mais la réflexion lui vint aussitôt. Le puits pouvait être, très-profond; mais l'ouverture du souterrain qui amenait Zdenko ne devait être située qu'à une certaine distance au-dessous du sol. Elle avait déjà descendu cinquante marches avec cette adresse et cette agilité que n'ont pas les jeunes filles élevées dans les salons, mais que les enfants du peuple acquièrent dans leurs jeux, et dont ils conservent toute leur vie la hardiesse confiante. Le seul danger véritable était de glisser sur les marches humides. Consuelo avait trouvé dans un coin, en furetant, un vieux chapeau à larges bords que le baron Frédérick avait longtemps porté à la chasse. Elle l'avait coupé, et s'en était fait des semelles qu'elle avait Attachées à ses souliers avec des cordons en manière de cothurnes. Elle avait remarqué une chaussure analogue aux pieds de Zdenko dans sa dernière expédition nocturne. Avec ces semelles de feutre, Zdenko marchait sans faire aucun bruit dans les corridors du château, et c'est pour cela qu'il lui avait semblé glisser comme une ombre plutôt que marcher comme un homme. C'était aussi jadis la coutume des Hussites de chausser ainsi leurs espions, et même leurs chevaux, lorsqu'ils effectuaient une surprise chez l'ennemi.
A la cinquante-deuxième marche, Consuelo trouva une dalle plus large et une arcade basse en ogive. Elle n'hésita point à y entrer, et à s'avancer à demi courbée dans une galerie souterraine étroite et basse, toute dégouttante de l'eau qui venait d'y couler, travaillée et voûtée de main d'homme avec une grande solidité.
Elle y marchait sans obstacle et sans terreur depuis environ cinq minutes, lorsqu'il lui sembla entendre un léger bruit derrière elle. C'était peut-être Zdenko qui redescendait et qui reprenait le chemin du Schreckenstein. Mais elle avait de l'avance sur lui, et doubla le pas Pour n'être pas atteinte par ce dangereux compagnon de voyage. Il ne pouvait pas se douter qu'elle l'eût devancé. Il n'avait pas de raison pour courir après elle; et pendant qu'il s'amuserait à chanter et à marmotter tout seul ses complaintes et ses interminables histoires, elle aurait le temps d'arriver et de se mettre sous la protection d'Albert.
Mais le bruit qu'elle avait entendu augmenta, et devint semblable à celui de l'eau qui gronde, lutte, et s'élance. Qu'était-il donc arrivé? Zdenko s'était-il aperçu de son dessein? Avait-il lâché l'écluse pour l'arrêter et l'engloutir? Mais il n'avait pu le faire avant d'avoir passé lui-même, et il était derrière elle. Cette réflexion n'était pas très rassurante. Zdenko était capable de se dévouer à la mort, de se noyer avec elle plutôt que de trahir la retraite d'Albert. Cependant Consuelo ne voyait point de pelle, point d'écluse, pas une pierre sur son chemin qui put retenir l'eau, et la faire ensuite écouler. Cette eau ne pouvait être qu'en avant de son chemin, et le bruit venait de derrière elle. Cependant il grandissait, il montait, il approchait avec le rugissement du tonnerre.
Tout à coup Consuelo, frappée d'une horrible découverte, s'aperçut que la galerie, au lieu de monter, descendait d'abord en pente douce, et puis de plus en plus rapidement. L'infortunée s'était trompée de chemin. Dans son empressement et dans la vapeur épaisse qui s'exhalait du fond de la citerne, elle n'avait pas vu une seconde ogive, beaucoup plus large, et située vis-à-vis de celle qu'elle avait prise. Elle s'était enfoncée dans le canal qui servait de déversoir à l'eau du puits, au lieu de remonter celui qui conduisait au réservoir ou à la source. Zdenko, s'en allant par une route opposée, venait de lever tranquillement la pelle; l'eau tombait en cascade au fond de la citerne, et déjà la citerne était remplie jusqu'à la hauteur du déversoir; déjà elle se précipitait dans la galerie où Consuelo fuyait éperdue et glacée d'épouvante. Bientôt cette galerie, dont la dimension était ménagée de manière à ce que la citerne, perdant moins d'eau qu'elle n'en recevait de l'autre bouche, put se remplir, allait se remplir à son tour. Dans un instant, dans un clin d'oeil, le déversoir serait inondé, et la pente continuait à s'abaisser vers des abîmes où l'eau tendait à se précipiter. La voûte, encore suintante, annonçait assez que l'eau la remplissait tout entière, qu'il n'y avait pas de salut possible, et que la vitesse de ses pas ne sauverait pas la malheureuse fugitive de l'impétuosité du torrent. L'air était déjà intercepté par la masse d'eau qui arrivait à grand bruit. Une chaleur étouffante arrêtait la respiration, et suspendait la vie autant que la peur et le désespoir. Déjà le rugissement de l'onde déchaînée grondait aux oreilles de Consuelo; déjà une écume rousse, sinistre avant-coureur du flot, ruisselait sur le pavé, et devançait la course incertaine et ralentie de la victime consternée.
XLI.
«O ma mère, s'écria-t-elle, ouvre-moi tes bras! O Anzoleto, je t'ai aimé!
O mon Dieu, dédommage-moi dans une vie meilleure!».
A peine avait-elle jeté vers le ciel ce cri d'agonie, qu'elle trébuche et se frappe à un obstacle inattendu. O surprise! ô bonté divine! c'est un escalier étroit et raide, qui monte à l'une des parois du souterrain, et qu'elle gravit avec les ailes de la peur et de l'espérance. La voûte s'élève sur son front; le torrent se précipite, heurte l'escalier que Consuelo a eu le temps de franchir, en dévore les dix premières marches, mouille jusqu'à la cheville les pieds agiles qui le fuient, et, parvenu enfin au sommet de la voûte surbaissée que Consuelo a laissée derrière elle, s'engouffre dans les ténèbres, et tombe avec un fracas épouvantable dans un réservoir profond que l'héroïque enfant domine d'une petite plate-forme où elle est arrivée sur ses genoux et dans l'obscurité.
Car son flambeau s'est éteint. Un coup de vent furieux a précédé l'irruption de la masse d'eau. Consuelo s'est laissée tomber sur la dernière marche, soutenue jusque-là par l'instinct conservateur de la vie, mais ignorant encore si elle est sauvée, si ce fracas de la cataracte est un nouveau désastre qui va l'atteindre, et si cette pluie froide qui en rejaillit jusqu'à elle, et qui baigne ses cheveux, est la main glacée de la mort qui s'étend sur sa tête.
Cependant le réservoir se remplit peu à peu, jusqu'à d'autres déversoirs plus profonds, qui emportent encore au loin dans les entrailles de la terre le courant de la source abondante. Le bruit diminue; les vapeurs se dissipent; un murmure sonore, mais plus harmonieux qu'effrayant, se répand dans les cavernes. D'une main convulsive, Consuelo est parvenue à rallumer son flambeau. Son coeur frappe encore violemment sa poitrine; mais son courage s'est ranimé. A genoux, elle remercie Dieu et sa mère. Elle examine enfin le lieu où elle se trouve, et promène la clarté vacillante de sa lanterne sur les objets environnants.
Une vaste grotte creusée par la nature sert de voûte à un abîme que la source lointaine du Schreckenstein alimente, et où elle se perd dans les entrailles du rocher. Cet abîme est si profond qu'on ne voit plus l'eau qu'il engouffre; mais quand on y jette une pierre, elle roule pendant deux minutes, et produit en s'y plongeant une explosion semblable à celle du canon. Les échos de la caverne le répètent longtemps, et le clapotement sinistre de l'eau invisible dure plus longtemps encore. On dirait les aboiements de la meute infernale. Sur une des parois de la grotte, un sentier étroit et difficile, taillé dans le roc, côtoie le précipice, et s'enfonce dans une nouvelle galerie ténébreuse, où le travail de l'homme cesse entièrement, et qui se détourne des courants d'eau et de leur chute, en remontant vers des régions plus élevées.
C'est la route que Consuelo doit prendre. Il n'y en a point d'autre: l'eau a fermé et rempli entièrement celle qu'elle vient de suivre. Il est impossible d'attendre dans la grotte le retour de Zdenko. L'humidité en est mortelle, et déjà le flambeau pâlit, pétille et menace de s'éteindre sans pouvoir se rallumer.
Consuelo n'est point paralysée par l'horreur de cette situation. Elle pense bien qu'elle n'est plus sur la route du Schreckenstein. Ces galeries souterraines qui s'ouvrent devant elle sont un jeu de la nature, et conduisent à des impasses ou à un labyrinthe dont elle ne retrouvera jamais l'issue. Elle s'y hasardera pourtant, ne fût-ce que pour trouver un asile plus sain jusqu'à la nuit prochaine. La nuit prochaine, Zdenko reviendra; il arrêtera le courant, la galerie sera vidée, et la captive pourra revenir sur ses pas et revoir la lumière des étoiles.
Consuelo s'enfonça donc dans les mystères du souterrain avec un nouveau courage, attentive cette fois à tous les accidents du sol, et s'attachant à suivre toujours les pentes ascendantes, sans se laisser détourner par les galeries en apparence plus spacieuses et plus directes qui s'offraient à chaque instant. De cette manière elle était sûre de ne plus rencontrer de courants d'eau, et de pouvoir revenir sur ses pas.
Elle marchait au milieu de mille obstacles: des pierres énormes encombraient sa route, et déchiraient ses pieds; des chauves-souris gigantesques, arrachées de leur morne sommeil par la clarté de la lanterne, venaient par bataillons s'y frapper, et tourbillonner comme des esprits de ténèbres autour de la voyageuse. Après les premières émotions de la surprise, à chaque nouvelle terreur, elle sentait grandir son courage. Quelquefois elle gravissait d'énormes blocs de pierre détachés d'immenses voûtes crevassées, qui montraient d'autres blocs menaçants, retenus à peine dans leurs fissures élargies à vingt pieds au-dessus de sa tête; d'autres fois la voûte se resserrait et s'abaissait au point que Consuelo était forcée de ramper dans un air rare et brûlant pour s'y frayer un passage. Elle marchait ainsi depuis une demi-heure, lorsqu'au détour d'un angle resserré, où son corps svelte et souple eut de la peine à passer, elle retomba de Charybde en Scylla, en se trouvant face à face avec Zdenko: Zdenko d'abord pétrifié de surprise et glacé de terreur, bientôt indigné, furieux et menaçant comme elle l'avait déjà vu.
Dans ce labyrinthe, parmi ces obstacles sans nombre, à la clarté vacillante d'un flambeau que le manque d'air étouffait à chaque instant, la fuite était impossible. Consuelo songea à se défendre corps à corps contre une tentative de meurtre. Les yeux égarés, la bouche écumante de Zdenko, annonçaient assez qu'il ne s'arrêterait pas cette fois à la menace. Il prit tout à coup une résolution étrangement féroce: il se mit à ramasser de grosses pierres, et à les placer l'une sur l'autre, entre lui et Consuelo, pour murer l'étroite galerie où elle se trouvait. De cette manière, il était sûr qu'en ne vidant plus la citerne durant plusieurs jours, il la ferait périr de faim, comme l'abeille qui enferme le frelon indiscret dans sa cellule, en apposant une cloison de cire à l'entrée.
Mais c'était avec du granit que Zdenko bâtissait, et il s'en acquittait avec une rapidité prodigieuse. La force athlétique que cet homme si maigre, et en apparence si débile, trahissait en ramassant et en arrangeant ces blocs, prouvait trop bien à Consuelo que la résistance était impossible, et qu'il valait mieux espérer de trouver une autre issue en retournant sur ses pas, que de se porter aux dernières extrémités en l'irritant. Elle essaya de l'attendrir, de le persuader et de le dominer par ses paroles.
«Zdenko, lui disait-elle, que fais-tu là, insensé? Albert te reprochera ma mort. Albert m'attend et m'appelle. Je suis son amie, sa consolation et son salut. Tu perds ton ami et ton frère en me perdant.»
Mais Zdenko, craignant de se laisser gagner, et résolu de continuer son oeuvre, se mit à chanter dans sa langue sur un air vif et animé, tout en bâtissant d'une main active et légère son mur cyclopéen.
Une dernière pierre manquait pour assurer l'édifice. Consuelo le regardait faire avec consternation. Jamais, pensait-elle, je ne pourrai démolir ce mur. Il me faudrait les mains d'un géant. La dernière pierre fut posée, et bientôt elle s'aperçut que Zdenko en bâtissait un second, adossé au premier. C'était toute une carrière, toute une forteresse qu'il allait entasser entre elle et Albert. Il chantait toujours, et paraissait prendre un plaisir extrême à son ouvrage.
Une inspiration merveilleuse vint enfin à Consuelo. Elle se rappela la fameuse formule hérétique qu'elle s'était fait expliquer par Amélie, et qui avait tant scandalisé le chapelain.
«Zdenko! s'écria-t-elle en bohémien, à travers une des fentes du mur mal joint qui la séparait déjà de lui; ami Zdenko, que celui à qui on a fait tort te salue!»
A peine cette parole fut-elle prononcée, qu'elle opéra sur Zdenko comme un charme magique; il laissa tomber l'énorme bloc qu'il tenait, en poussant un profond soupir, et il se mit à démolir son mur avec plus de promptitude encore qu'il ne l'avait élevé; puis, tendant la main à Consuelo, il l'aida en silence à franchir cette ruine, après quoi il la regarda attentivement, soupira étrangement, et, lui remettant trois clefs liées ensemble par un ruban rouge, il lui montra le chemin devant elle, en lui disant:
«Que celui à qui on a fait tort te salue!
—Ne veux-tu pas me servir de guide? lui dit-elle. Conduis-moi vers ton maître.»
Zdenko secoua la tête en disant:
«Je n'ai pas de maître, j'avais un ami. Tu me le prends. La destinée s'accomplit. Va où Dieu te pousse; moi, je vais pleurer ici jusqu'à ce que tu reviennes.»
Et, s'asseyant sur les décombres, il mit sa tête dans ses mains, et ne voulut plus dire un mot.
Consuelo ne s'arrêta pas longtemps pour le consoler. Elle craignait le retour de sa fureur; et, profitant de ce moment où elle le tenait en respect, certaine enfin d'être sur la route du Schreckenstein, elle partit comme un trait. Dans sa marche incertaine et pénible, Consuelo n'avait pas fait beaucoup de chemin; car Zdenko, se dirigeant par une route beaucoup plus longue mais inaccessible à l'eau, s'était rencontré avec elle au point de jonction des deux souterrains, qui faisaient, l'un par un détour bien ménagé, et creusé de main d'homme dans le roc, l'autre, affreux, bizarre, et plein de dangers, le tour du château, de ses vastes dépendances, et de la colline sur laquelle il était assis. Consuelo ne se doutait guère qu'elle était en cet instant sous le parc, et cependant elle en franchissait les grilles et les fossés par une voie que toutes les clefs et toutes les précautions de la chanoinesse ne pouvaient plus lui fermer. Elle eut la pensée, au bout de quelque trajet sur cette nouvelle route, de retourner sur ses pas, et de renoncer à une entreprise déjà si traversée, et qui avait failli lui devenir si funeste. De nouveaux obstacles l'attendaient peut-être encore. Le mauvais vouloir de Zdenko pouvait se réveiller. Et s'il allait courir après elle! s'il allait élever un nouveau mur pour empêcher son retour! Au lieu qu'en abandonnant son projet, en lui demandant de lui frayer le chemin vers la citerne, et de remettre cette citerne à sec pour qu'elle pût monter, elle avait de grandes chances pour le trouver docile et bienveillant. Mais elle était encore trop sous l'émotion du moment pour se résoudre à revoir ce fantasque personnage. La peur qu'il lui avait causée augmentait à mesure qu'elle s'éloignait de lui; et après avoir affronté sa vengeance avec une présence d'esprit miraculeuse, elle faiblissait en se la représentant. Elle fuyait donc devant lui, n'ayant plus le courage de tenter ce qu'il eût fallu faire pour se le rendre favorable, et n'aspirant qu'à trouver une de ces portes magiques dont il lui avait cédé les clefs, afin de mettre une barrière entre elle et le retour de sa démence.
Mais n'allait-elle pas trouver Albert, cet autre fou qu'elle s'était obstinée témérairement à croire doux et traitable, dans une position analogue à celle de Zdenko envers elle? Il y avait un voile épais sur toute cette aventure; et, revenue de l'attrait romanesque qui avait contribué à l'y pousser, Consuelo se demandait si elle n'était pas la plus folle des trois, de s'être précipitée dans cet abîme de dangers et de mystères, sans être sûre d'un résultat favorable et d'un succès fructueux.
Cependant elle suivait un souterrain spacieux et admirablement creusé par les fortes mains des hommes du moyen âge. Tous les rochers étaient percés par un entaillement ogival surbaissé avec beaucoup de caractère et de régularité. Les portions moins compactes, les veines crayeuses du sol, tous les endroits où l'éboulement eût été possible, étaient soutenus par une construction en pierre de taille à rinceaux croisés, que liaient ensemble des clefs de voûte quadrangulaires en granit. Consuelo, ne perdait pas son temps à admirer ce travail immense, exécuté avec une solidité qui défiait encore bien des siècles. Elle ne se demandait pas non plus comment les possesseurs actuels du château pouvaient ignorer l'existence d'une construction si importante. Elle eût pu se l'expliquer, en se rappelant que tous les papiers historiques de cette famille et de cette propriété avaient été détruits plus de cent ans auparavant, à l'époque de l'introduction de la réforme en Bohème; mais elle ne regardait plus autour d'elle, et ne pensait presque plus qu'à son propre salut, satisfaite seulement de trouver un sol uni, un air respirable, et un libre espace pour courir. Elle avait encore assez de chemin à faire, quoique cette route directe vers le Schreckenstein fût beaucoup plus courte que le sentier tortueux de la montagne. Elle le trouvait bien long; et, ne pouvant plus s'orienter, elle ignorait même si cette route la conduisait au Schreckenstein ou à un terme beaucoup plus éloigné de son expédition.
Au bout d'un quart d'heure de marche, elle vit de nouveau la voûte s'élever, et le travail de l'architecte cesser entièrement. C'était pourtant encore l'ouvrage des hommes que ces vastes carrières, ces grottes majestueuses qu'il lui fallait traverser. Mais envahies par la végétation, et recevant l'air extérieur par de nombreuses fissures, elles avaient un aspect moins sinistre que les galeries. Il y avait là mille moyens de se cacher et de se soustraire aux poursuites d'un adversaire irrité. Mais un bruit d'eau courante vint faire tressaillir Consuelo; et si elle eût pu plaisanter dans une pareille situation, elle se fût avoué à elle-même que jamais le baron Frédérick, au retour de la chasse, n'avait eu plus d'horreur de l'eau qu'elle n'en éprouvait en cet instant.
Cependant elle fit bientôt usage de sa raison. Elle n'avait fait que monter depuis qu'elle avait quitté le précipice, au moment d'être submergée. A moins que Zdenko n'eût à son service une machine hydraulique d'une puissance et d'une étendue incompréhensible, il ne pouvait pas faire remonter vers elle son terrible auxiliaire, le torrent. Il était bien évident d'ailleurs qu'elle devait rencontrer quelque part le courant de la source, l'écluse, ou la source elle-même; et si elle eût pu réfléchir davantage, elle se fût étonnée de n'avoir pas encore trouvé sur son chemin cette onde mystérieuse, cette source des Pleurs qui alimentait la citerne.
C'est que la source avait son courant dans les veines inconnues des montagnes, et que la galerie, coupant à angle droit, ne la rencontrait qu'aux approches de la citerne d'abord, et ensuite sous le Schreckenstein, ainsi qu'il arriva enfin à Consuelo. L'écluse était donc loin derrière elle, sur la route que Zdenko avait parcourue seul, et Consuelo approchait de cette source, que depuis des siècles aucun autre homme qu'Albert ou Zdenko n'avait vue. Elle eut bientôt rejoint le courant, et cette fois elle le côtoya sans terreur et sans danger.
Un sentier de sable frais et fin remontait le cours de cette eau limpide et transparente, qui courait avec un bruit généreux dans un lit convenablement encaissé. Là, reparaissait le travail de l'homme. Ce sentier était relevé en talus dans des terres fraîches et fertiles; car de belles plantes aquatiques, des pariétaires énormes, des ronces sauvages fleuries dans ce lieu abrité, sans souci de la rigueur de la saison, bordaient le torrent d'une marge verdoyante. L'air extérieur pénétrait par une multitude de fentes et de crevasses suffisantes pour entretenir la vie de la végétation, mais trop étroites pour laisser passage à l'oeil curieux qui les aurait cherchées du dehors. C'était comme une serre chaude naturelle, préservée par ses voûtes du froid et des neiges, mais suffisamment aérée par mille soupiraux imperceptibles. On eût dit qu'un soin complaisant avait protégé la vie de ces belles plantes, et débarrassé le sable que le torrent rejetait sur ces rives des graviers qui offensent le pied; et on ne se fût pas trompé dans cette supposition. C'était Zdenko qui avait rendu gracieux, faciles et sûrs les abords de la retraite d'Albert.
Consuelo commençait à ressentir l'influence bienfaisante qu'un aspect moins sinistre et déjà poétique des objets extérieurs produisait sur son imagination bouleversée par de cruelles terreurs. En voyant les pâles rayons de la lune se glisser ça et là dans les fentes des roches, et se briser sur les eaux tremblotantes, en sentant l'air de la forêt frémir par intervalles sur les plantes immobiles que l'eau n'atteignait pas, en se sentant toujours plus près de la surface de la terre, elle se sentait renaître, et l'accueil qui l'attendait au terme de son héroïque pèlerinage, se peignait dans son esprit sous des couleurs moins sombres. Enfin, elle vit le sentier se détourner brusquement de la rive, entrer dans une courte galerie maçonnée fraîchement, et finir à une petite porte qui semblait de métal, tant elle était froide, et qu'encadrait gracieusement un grand lierre terrestre.
Quand elle se vit au bout de ses fatigues et de ses irrésolutions, quand elle appuya sa main épuisée sur ce dernier obstacle, qui pouvait céder à l'instant même, car elle tenait la clef de cette porte dans son autre main, Consuelo hésita et sentit une timidité plus difficile à vaincre que toutes ses terreurs. Elle allait donc pénétrer seule dans un lieu fermé à tout regard, à toute pensée humaine, pour y surprendre le sommeil ou la rêverie d'un homme qu'elle connaissait à peine; qui n'était ni son père, ni son frère, ni son époux; qui l'aimait peut-être, et qu'elle ne pouvait ni ne voulait aimer. Dieu m'a entraînée et conduite ici, pensait-elle, au milieu des plus épouvantables périls. C'est par sa volonté plus encore que par sa protection que j'y suis parvenue. J'y viens avec une âme fervente, une résolution pleine de charité, un coeur tranquille, une conscience pure, un désintéressement à toute épreuve. C'est peut-être la mort qui m'y attend, et cependant cette pensée ne m'effraie pas. Ma vie est désolée, et je la perdrais sans trop de regrets; je l'ai éprouvé il n'y a qu'un instant, et depuis une heure je me vois dévouée à un affreux trépas avec une tranquillité à laquelle je ne m'étais point préparée. C'est peut-être une grâce que Dieu m'envoie à mon dernier moment. Je Vais tomber peut-être sous les coups d'un furieux, et je marche à cette catastrophe avec la fermeté d'un martyr. Je crois ardemment à la vie éternelle, et je sens que si je péris ici, victime d'un dévouement inutile peut-être, mais profondément religieux, je serai récompensée dans une vie plus heureuse. Qui m'arrête? et pourquoi éprouvé-je donc un trouble inexprimable, comme si j'allais commettre une faute et rougir devant celui que je viens sauver?
C'est ainsi que Consuelo, trop pudique pour bien comprendre sa pudeur, luttait contre elle-même, et se faisait presque un reproche de la délicatesse de son émotion. Il ne lui venait cependant pas à l'esprit qu'elle pût courir des dangers plus affreux pour elle que celui de la mort. Sa chasteté n'admettait pas la pensée qu'elle pût devenir la proie des passions brutales d'un insensé. Mais elle éprouvait instinctivement la crainte de paraître obéir à un sentiment moins élevé, moins divin que celui dont elle était animée. Elle mit pourtant la clef dans la serrure; mais elle essaya plus de dix fois de l'y faire tourner sans pouvoir s'y résoudre. Une fatigue accablante, une défaillance extrême de tout son être, achevaient de lui faire perdre sa résolution au moment d'en recevoir le prix: sur la terre, par un grand acte de charité; dans le ciel, par une mort sublime.
XLII.
Cependant elle prit son parti. Elle avait trois clefs. Il y avait donc trois portes et deux pièces à traverser avant celle où elle supposait Albert prisonnier. Elle aurait encore le temps de s'arrêter, si la force lui manquait.
Elle pénétra dans une salle voûtée, qui n'offrait d'autre ameublement qu'un lit de fougère sèche sur lequel était jetée une peau de mouton. Une paire de chaussures à l'ancienne mode, dans un délabrement remarquable, lui servit d'indice pour reconnaître la chambre à coucher de Zdenko. Elle reconnut aussi le petit panier qu'elle avait porté rempli de fruits sur la pierre d'Épouvante, et qui, au bout de deux jours, en avait enfin disparu. Elle se décida à ouvrir la seconde porte, après avoir refermé la première avec soin; car elle songeait toujours avec effroi au retour possible du possesseur farouche de cette demeure. La seconde pièce où elle entra était voûtée comme la première, mais les murs étaient revêtus de nattes et de claies garnies de mousse. Un poêle y répandait une chaleur suffisante, et c'était sans doute le tuyau creusé dans le roc qui produisait au sommet du Schreckenstein cette lueur fugitive que Consuelo avait observée. Le lit d'Albert était, comme celui de Zdenko, formé d'un amas de feuilles et d'herbes desséchées; mais Zdenko l'avait couvert de magnifiques peaux d'ours, en dépit de l'égalité absolue qu'Albert exigeait dans leurs habitudes, et que Zdenko acceptait en tout ce qui ne chagrinait pas la tendresse passionnée qu'il lui portait et la préférence de sollicitude qu'il lui donnait sur lui-même. Consuelo fut reçue dans cette chambre par Cynabre, qui, en entendant tourner la clef dans la serrure, s'était posté sur le seuil, l'oreille dressée et l'oeil inquiet. Mais Cynabre avait reçu de son maître une éducation particulière: c'était un ami, et non pas un gardien. Il lui avait été si sévèrement interdit dès son enfance de hurler et d'aboyer, qu'il avait perdu tout à fait cette habitude naturelle aux êtres de son espèce. Si on eût approché d'Albert avec des intentions malveillantes, il eût retrouvé la voix; si on l'eût attaqué, il l'eût défendu avec fureur. Mais prudent et circonspect comme un solitaire, il ne faisait jamais le moindre bruit sans être sûr de son fait, et sans avoir examiné et flairé les gens avec attention. Il approcha de Consuelo avec un regard pénétrant qui avait quelque chose d'humain, respira son vêtement et surtout sa main qui avait tenu longtemps les clefs touchées par Zdenko; et, complètement rassuré par cette circonstance, il s'abandonna au souvenir bienveillant qu'il avait conservé d'elle, en lui jetant ses deux grosses pattes velues sur les épaules, avec une joie affable et silencieuse, tandis qu'il balayait lentement la terre de sa queue superbe. Après cet accueil grave et honnête, il alla se recoucher sur le bord de la peau d'ours qui couvrait le lit de son maître, et s'y étendit avec la nonchalance de la vieillesse, non sans suivre des yeux pourtant tous les pas et tous les mouvements de Consuelo.
Avant d'oser approcher de la troisième porte, Consuelo jeta un regard sur l'arrangement de cet ermitage, afin d'y chercher quelque révélation sur l'état moral de l'homme qui l'occupait. Elle n'y trouva aucune trace de démence ni de désespoir. Une grande propreté, une sorte d'ordre y régnait. Il y avait un manteau et des vêtements de rechange accrochés à des cornes d'aurochs, curiosités qu'Albert avait rapportées du fond de la Lithuanie; et qui servaient de porte-manteaux. Ses livres nombreux étaient bien rangés sur une bibliothèque en planches brutes, que soutenaient de grosses branches artistement agencées par une main rustique et intelligente. La table, les deux chaises, étaient de la même matière et du même travail. Un herbier et des livres de musique anciens, tout à fait inconnus à Consuelo, avec des titres et des paroles slaves, achevaient de révéler les habitudes paisibles, simples et studieuses de l'anachorète. Une lampe de fer curieuse par son antiquité, était suspendue au milieu de la voûte, et brûlait dans l'éternelle nuit de ce sanctuaire mélancolique.
Consuelo remarqua encore qu'il n'y avait aucune arme dans ce lieu. Malgré le goût des riches habitants de ces forêts pour la chasse et pour les objets de luxe qui en accompagnent le divertissement, Albert n'avait pas un fusil, pas un couteau; et son vieux chien n'avait jamais appris la grande science, en raison de quoi Cynabre était un sujet de mépris et de pitié pour le baron Frédérick. Albert avait horreur du sang; et quoiqu'il parût jouir de la vie moins que personne, il avait pour l'idée de la vie en général un respect religieux et sans bornes. Il ne pouvait ni donner ni voir donner la mort, même aux derniers animaux de la création. Il eût aimé toutes les sciences naturelles; mais il s'arrêtait à la minéralogie et à la botanique. L'entomologie lui paraissait déjà une science trop cruelle, et il n'eût jamais pu sacrifier la vie d'un insecte à sa curiosité.
Consuelo savait ces particularités. Elle se les rappelait en voyant les attributs des innocentes occupations d'Albert. Non, je n'aurai pas peur, se disait-elle, d'un être si doux et si pacifique. Ceci est la cellule d'un saint, et non le cachot d'un fou. Mais plus elle se rassurait sur la nature de sa maladie mentale, plus elle se sentait troublée et confuse. Elle regrettait presque de ne point trouver là un aliéné, ou un moribond; et la certitude de se présenter à un homme véritable la faisait hésiter de plus en plus.
Elle rêvait depuis quelques minutes, ne sachant comment s'annoncer, lorsque le son d'un admirable instrument vint frapper son oreille: c'était un Stradivarius chantant un air sublime de tristesse et de grandeur sous une main pure et savante. Jamais Consuelo n'avait entendu un violon si parfait, un virtuose si touchant et si simple. Ce chant lui était inconnu; mais à ses formes étranges et naïves, elle jugea qu'il devait être plus ancien que toute l'ancienne musique qu'elle connaissait. Elle écoutait avec ravissement, et s'expliquait maintenant pourquoi Albert l'avait si bien comprise dès la première phrase qu'il lui avait entendu chanter. C'est qu'il avait la révélation de la vraie, de la grande musique. Il pouvait n'être pas savant à tous égards, il pouvait ne pas connaître les ressources éblouissantes de l'art; mais il avait en lui le souffle divin, l'intelligence et l'amour du beau. Quand il eut fini, Consuelo, rassurée entièrement et animée d'une sympathie plus vive, allait se hasarder à frapper à la porte qui la séparait encore de lui, lorsque cette porte s'ouvrit lentement, et elle vit le jeune comte s'avancer la tête penchée, les yeux baissés vers la terre, avec son violon et son archet dans ses mains pendantes. Sa pâleur était effrayante, ses cheveux et ses habits dans un désordre que Consuelo n'avait pas encore vu. Son air préoccupé, son attitude brisée et abattue, la nonchalance désespérée de ses mouvements, annonçaient sinon l'aliénation complète, du moins le désordre et l'abandon de la volonté humaine. On eût dit un de ces spectres muets et privés de mémoire, auxquels croient les peuples slaves, qui entrent machinalement la nuit dans les maisons, et que l'on voit agir sans suite et sans but, obéir comme par instinct aux anciennes habitudes de leur vie, sans reconnaître et sans voir leurs amis et leurs serviteurs terrifiés qui fuient ou les regardent en silence, glacés par l'étonnement et la crainte.
Telle fut Consuelo en voyant le comte Albert, et en s'apercevant qu'il ne la voyait pas, bien qu'elle fût à deux pas de lui. Cynabre s'était levé, il léchait la main de son maître. Albert lui dit quelques paroles amicales en bohémien; puis, suivant du regard les mouvements du chien qui reportait ses discrètes caresses vers Consuelo, il regarda attentivement les pieds de cette jeune fille qui étaient chaussés à peu près en ce moment comme ceux de Zdenko, et, sans lever la tête, il lui dit en bohémien quelques paroles qu'elle ne comprit pas, mais qui semblaient une demande et qui se terminaient par son nom.
En le voyant dans cet état, Consuelo sentit disparaître sa timidité. Tout entière à la compassion, elle ne vit plus que le malade à l'âme déchirée qui l'appelait encore sans la reconnaître; et, posant sa main sur le bras du jeune homme avec confiance et fermeté, elle lui dit en espagnol de sa voix pure et pénétrante:
«Voici Consuelo.»
XLIII.
A peine Consuelo se fut-elle nommée, que le comte Albert, levant les yeux au ciel et la regardant au visage, changea tout à coup d'attitude et d'expression. Il laissa tomber à terre son précieux violon avec autant d'indifférence que s'il n'en eût jamais connu l'usage; et joignant les mains avec un air d'attendrissement profond et de respectueuse douleur:
«C'est donc enfin toi que je revois dans ce lieu d'exil et de souffrance, ô ma pauvre Wanda! s'écria-t-il en poussant un soupir qui semblait briser sa poitrine. Chère, chère et malheureuse soeur! victime infortunée que j'ai vengée trop tard, et que je n'ai pas su défendre! Ah! Tu le sais, toi, l'infâme qui t'a outragée a péri dans les tourments, et ma main s'est impitoyablement baignée dans le sang de ses complices. J'ai ouvert la veine profonde de l'Église maudite; j'ai lavé ton affront, le mien, et celui de mon peuple, dans des fleuves de sang. Que veux-tu de plus, âme inquiète et vindicative? Le temps du zèle et de la colère est passé; nous voici aux jours du repentir et de l'expiation. Demande-moi des larmes et des prières; ne me demande plus de sang: j'ai horreur du sang désormais, et je n'en veux plus répandre! Non! non! pas une seule goutte! Jean Ziska ne remplira plus son calice que de pleurs inépuisables et de sanglots amers!»
En parlant ainsi, avec des yeux égarés et des traits animés par une exaltation soudaine, Albert tournait autour de Consuelo, et reculait avec une sorte d'épouvante chaque fois qu'elle faisait un mouvement pour arrêter cette bizarre conjuration.
Il ne fallut pas à Consuelo de longues réflexions pour comprendre la tournure que prenait la démence de son hôte. Elle s'était fait assez souvent raconter l'histoire de Jean Ziska pour savoir qu'une soeur de ce redoutable fanatique, religieuse avant l'explosion de la guerre hussite, avait péri de douleur et de honte dans son couvent, outragée par un moine abominable, et que la vie de Ziska avait été une longue et solennelle vengeance de ce crime. Dans ce moment, Albert, ramené par je ne sais quelle transition d'idées, à sa fantaisie dominante, se croyait Jean Ziska, et s'adressait à elle comme à l'ombre de Wanda, sa sœur infortunée.
Elle résolut de ne point contrarier brusquement son illusion:
«Albert, lui dit-elle, car ton nom n'est plus Jean, de même que le mien n'est plus Wanda, regarde-moi bien, et reconnais que j'ai changé, ainsi que toi, de visage et de caractère. Ce que tu viens de me dire, je venais pour te le rappeler. Oui, le temps du zèle et de la fureur est passé. La justice humaine est plus que satisfaite; et c'est le jour de la justice divine que je t'annonce maintenant; Dieu nous commande le pardon et l'oubli. Ces souvenirs funestes, cette obstination à exercer en toi une faculté qu'il n'a point donnée aux autres hommes, cette mémoire scrupuleuse et farouche que tu gardes de tes existences antérieures, Dieu s'en offense, et te la retire, parce que tu en as abusé. M'entends-tu, Albert, et me comprends-tu, maintenant?
—O ma mère! répondit Albert, pâle et tremblant, en tombant sur ses genoux et en regardant toujours Consuelo avec un effroi extraordinaire, je vous entends et je comprends vos paroles. Je vois que vous vous transformez, pour me convaincre et me soumettre. Non, vous n'êtes plus la Wanda de Ziska, la vierge outragée, la religieuse gémissante. Vous êtes Wanda de Prachatitz, que les hommes ont appelée comtesse de Rudolstadt, Et qui a porté dans son sein l'infortuné qu'ils appellent aujourd'hui Albert.
—Ce n'est point par le caprice des hommes que vous vous appelez ainsi, reprit Consuelo avec fermeté; car c'est Dieu qui vous a fait revivre dans d'autres conditions et avec de nouveaux devoirs. Ces devoirs, vous ne les connaissez pas, Albert, ou vous les méprisez. Vous remontez le cours des âges avec un orgueil impie; vous aspirez à pénétrer les secrets de la destinée; vous croyez vous égaler à Dieu en embrassant d'un coup d'œil et le présent et le passé. Moi, je vous le dis; et c'est la vérité, c'est la foi qui m'inspirent: cette pensée rétrograde est un crime et une témérité. Cette mémoire surnaturelle que vous vous attribuez est une illusion. Vous avez pris quelques lueurs vagues et fugitives pour la certitude, et votre imagination vous a trompé. Votre orgueil a bâti un édifice de chimères, lorsque vous vous êtes attribué les plus grands rôles dans l'histoire de vos ancêtres. Prenez garde de n'être point ce que vous croyez. Craignez que, pour vous punir, la science éternelle ne vous ouvre les yeux un instant, et ne vous fasse voir dans votre vie antérieure des fautes moins illustres et des sujets de remords moins glorieux que ceux dont vous osez vous vanter.»
Albert écouta ce discours avec un recueillement craintif, le visage dans ses mains, et les genoux enfoncés dans la terre.
«Parlez! parlez! voix du ciel que j'entends et que je ne reconnais plus! murmura-t-il en accents étouffés. Si vous êtes l'ange de la montagne, si vous êtes, comme je le crois, la figure céleste qui m'est apparue si souvent sur la pierre d'Épouvante, parlez; commandez à ma volonté, à ma conscience, à mon imagination. Vous savez bien que je cherche la lumière avec angoisse, et que si je m'égare dans les ténèbres, c'est à force de vouloir les dissiper pour vous atteindre.
—Un peu d'humilité, de confiance et de soumission aux arrêts éternels de la science incompréhensible aux hommes, voilà le chemin de la vérité pour vous, Albert. Renoncez dans votre âme, et renoncez-y fermement une fois pour toutes, à vouloir vous connaître au delà de cette existence passagère qui vous est imposée; et vous redeviendrez agréable à Dieu, utile aux autres hommes, tranquille avec vous-même. Abaissez votre science superbe; et sans perdre la foi à votre immortalité, sans douter de la bonté divine, qui pardonne au passé et protège l'avenir, attachez-vous à rendre féconde et humaine cette vie présente que vous méprisez, lorsque vous devriez la respecter et vous y donner tout entier, avec votre force, votre abnégation et votre charité. Maintenant, Albert, regardez-moi, et que vos yeux soient dessillés. Je ne suis plus ni votre soeur, ni votre mère; je suis une amie que le ciel vous a envoyée, et qu'il a conduite ici par des voies miraculeuses pour vous arracher à l'orgueil et à la démence. Regardez-moi, et dites-moi, dans votre âme et conscience, qui je suis et comment je m'appelle.»
Albert, tremblant et éperdu, leva la tête, et la regarda encore, mais avec moins d'égarement et de terreur que les premières fois.
«Vous me faites franchir des abîmes, lui dit-il; vous confondez par des paroles profondes ma raison, que je croyais supérieure (pour mon malheur) à celle des autres hommes, et vous m'ordonnez de connaître et de comprendre le temps présent et les choses humaines. Je ne le puis. Pour perdre la mémoire de certaines phases de ma vie, il faut que je subisse des crises terribles; et, pour retrouver le sentiment d'une phase nouvelle, il faut que je me transforme par des efforts qui me conduisent à l'agonie. Si vous m'ordonnez, au nom d'une puissance que je sens supérieure à la mienne, d'assimiler ma pensée à la vôtre, il faut que j'obéisse; mais je connais ces luttes épouvantables, et je sais que la mort est au bout. Ayez pitié de moi, vous qui agissez sur moi par un charme souverain; aidez-moi, ou je succombe. Dites-moi qui vous êtes, car je ne vous connais pas; je ne me souviens pas de vous avoir jamais vue: je ne sais de quel sexe vous êtes; et vous voilà devant moi comme une statue mystérieuse dont j'essaie vainement de retrouver le type dans mes souvenirs. Aidez-moi, aidez-moi, car je me sens mourir.»
En parlant ainsi, Albert, dont le visage s'était d'abord coloré d'un éclat fébrile, redevint d'une pâleur effrayante. Il étendit les mains vers Consuelo; mais il les abaissa aussitôt vers la terre pour se soutenir, comme atteint d'une irrésistible défaillance.
Consuelo, en s'initiant peu à peu aux secrets de sa maladie mentale, se sentit vivifiée et comme inspirée par une force et une intelligence nouvelles. Elle lui prit les mains, et, le forçant de se relever, elle le conduisit vers le siége qui était auprès de la table. Il s'y laissa tomber, accablé d'une fatigue inouïe, et se courba en avant comme s'il eût été près de s'évanouir. Cette lutte dont il parlait n'était que trop réelle. Albert avait la faculté de retrouver sa raison et de repousser les suggestions de la fièvre qui dévorait son cerveau; mais il n'y parvenait pas sans des efforts et des souffrances qui épuisaient ses organes. Quand cette réaction s'opérait d'elle-même, il en sortait rafraîchi et comme renouvelé; mais quand il la provoquait par une résolution de sa volonté encore puissante, son corps succombait sous la crise, et la catalepsie s'emparait de tous ses membres. Consuelo comprit ce qui se passait en lui:
«Albert, lui dit-elle en posant sa main froide sur cette tête brûlante, je vous connais, et cela suffit. Je m'intéresse à vous, et cela doit vous suffire aussi quant à présent. Je vous défends de faire aucun effort de volonté pour me reconnaître et me parler. Écoutez-moi seulement; et si mes paroles vous semblent obscures, attendez que je m'explique, et ne vous pressez pas d'en savoir le sens. Je ne vous demande qu'une soumission passive et l'abandon entier de votre réflexion. Pouvez-vous descendre dans votre coeur, et y concentrer toute votre existence?
—Oh! que vous me faites de bien! répondit Albert. Parlez-moi encore, parlez-moi toujours ainsi. Vous tenez mon âme dans vos mains. Qui que vous soyez, gardez-la, et ne la laissez point s'échapper; car elle irait frapper aux portes de l'Éternité, et s'y briserait. Dites-moi qui vous êtes, dites-le-moi bien vite; et, si je ne le comprends pas, expliquez-le-moi: car, malgré moi, je le cherche et je m'agite.
—Je suis Consuelo, répondit la jeune fille, et vous le savez, puisque vous me parlez d'instinct une langue que seule autour de vous je puis comprendre. Je suis une amie que vous avez attendue longtemps, et que vous avez reconnue un jour qu'elle chantait. Depuis ce jour-là, vous avez quitté votre famille, et vous êtes venu vous cacher ici. Depuis ce jour, je vous ai cherché; et vous m'avez fait appeler par Zdenko à diverses reprises, sans que Zdenko, qui exécutait vos ordres à certains égards, ait voulu me conduire vers vous. J'y suis parvenue à travers mille dangers….
—Vous n'avez pas pu y parvenir si Zdenko ne l'a pas voulu, reprit Albert en soulevant son corps appesanti et affaissé sur la table. Vous êtes un rêve, je le vois bien, et tout ce que j'entends là se passe dans mon imagination. O mon Dieu! vous me bercez de joies trompeuses, et tout à coup le désordre et l'incohérence de mes songes se révèlent à moi-même, je me retrouve seul, seul au monde, avec mon désespoir et ma folie! Oh! Consuelo, Consuelo! rêve funeste et délicieux! Où est l'être qui porte ton nom et qui revêt parfois ta figure? Non, tu n'existes qu'en moi, et c'est mon délire qui t'a créé!».
Albert retomba sur ses bras étendus, qui se raidirent et devinrent froids comme le marbre.
Consuelo le voyait approcher de la crise léthargique, et se sentait elle-même si épuisée, si prête à défaillir, qu'elle craignait de ne pouvoir plus conjurer cette crise. Elle essaya de ranimer les mains d'Albert dans ses mains qui n'étaient guère plus vivantes.
«Mon Dieu! dit-elle d'une voix éteinte et avec un coeur brisé, assiste deux malheureux qui ne peuvent presque plus rien l'un pour l'autre!»
Elle se voyait seule, enfermée avec un mourant, mourante elle-même, et ne pouvant plus attendre de secours pour elle et pour lui que de Zdenko dont le retour lui semblait encore plus effrayant que désirable.
Sa prière parut frapper Albert d'une émotion inattendue.
«Quelqu'un prie à côté de moi, dit-il en essayant de soulever sa tête accablée. Je ne suis pas seul! oh non, je ne suis pas seul, ajouta-t-il en regardant la main de Consuelo enlacée aux siennes. Main secourable, pitié mystérieuse, sympathie humaine, fraternelle! tu rends mon agonie bien douce et mon coeur bien reconnaissant!»
Il colla ses lèvres glacées sur la main de Consuelo, et resta longtemps ainsi.
Une émotion pudique rendit à Consuelo le sentiment de la vie. Elle n'osa point retirer sa main à cet infortuné; mais, partagée entre son embarras et son épuisement, ne pouvant plus se tenir debout, elle fut forcée de s'appuyer sur lui et de poser son autre main sur l'épaule d'Albert.
«Je me sens renaître, dit Albert au bout de quelques instants. Il me semble que je suis dans les bras de ma mère. O ma tante Wenceslawa! Si c'est vous qui êtes auprès de moi, pardonnez-moi de vous avoir oubliée, vous et mon père, et toute ma famille, dont les noms même étaient sortis de ma mémoire. Je reviens à vous, ne me quittez pas; mais rendez-moi Consuelo; Consuelo, celle que j'avais tant attendue, celle que j'avais Enfin trouvée … et que je ne retrouve plus, et sans qui je ne puis plus respirer!»
Consuelo voulut lui parler; mais à mesure que la mémoire et la force d'Albert semblaient se réveiller, la vie de Consuelo semblait s'éteindre. Tant de frayeurs, de fatigues, d'émotions et d'efforts surhumains l’avaient brisée, qu'elle ne pouvait plus lutter. La parole expira sur ses lèvres, elle sentit ses jambes fléchir, ses yeux se troubler. Elle tomba sur ses genoux à côté d'Albert, et sa tête mourante vint frapper le sein du jeune homme. Aussitôt Albert, sortant comme d'un songe, la vit, la reconnut, poussa un cri profond, et, se ranimant, la pressa dans ses bras avec énergie. A travers les voiles de la mort qui semblaient s'étendre sur ses paupières, Consuelo vit sa joie, et n'en fut point effrayée. C'était une joie sainte et rayonnante de chasteté. Elle ferma les yeux, et tomba dans un état d'anéantissement qui n'était ni le sommeil ni la veille, mais une sorte d'indifférence et d'insensibilité pour toutes les choses présentes.
XLIV.
Lorsqu'elle reprit l'usage de ses facultés, se voyant assise sur un lit assez dur, et ne pouvant encore soulever ses paupières, elle essaya de rassembler ses souvenirs. Mais la prostration avait été si complète, que ses facultés revinrent lentement; et, comme si la somme de fatigues et d'émotions qu'elle avait supportées depuis un certain temps fût arrivée à dépasser ses forces, elle tenta vainement de se rappeler ce qu'elle était devenue depuis qu'elle avait quitté Venise. Son départ même de cette patrie adoptive, où elle avait coulé des jours si doux, lui apparut comme un songe; et ce fut pour elle un soulagement (hélas! trop court) de pouvoir douter un instant de son exil et des malheurs qui l'avaient causé. Elle se persuada donc qu'elle était encore dans sa pauvre chambre de la Corte-Minelli, sur le grabat de sa mère, et qu'après avoir eu avec Anzoleto une scène violente et amère dont le souvenir confus flottait dans Son esprit, elle revenait à la vie et à l'espérance en le sentant près d'elle, en entendant sa respiration entrecoupée, et les douces paroles qu'il lui adressait à voix basse. Une joie languissante et pleine de délices pénétra son cœur à cette pensée, et elle se souleva avec effort pour regarder son ami repentant et pour lui tendre la main. Mais elle ne pressa qu'une main froide et inconnue; et, au lieu du riant soleil qu'elle était habituée à voir briller couleur de rose à travers son rideau blanc, elle ne vit qu'une clarté sépulcrale, tombant d'une voûte sombre et nageant dans une atmosphère humide; elle sentit sous ses bras la rude dépouille des animaux sauvages, et, dans un horrible silence, la pâle figure d'Albert se pencha vers elle comme un spectre.
Consuelo se crut descendue vivante dans le tombeau; elle ferma les yeux, et retomba sur le lit de feuilles sèches, avec un douloureux gémissement. Il lui fallut encore plusieurs minutes pour comprendre où elle était, et à quel hôte sinistre elle se trouvait confiée. La peur, que l'enthousiasme de son dévouement avait combattue et dominée jusque-là, s'empara d'elle, au point qu'elle craignit de rouvrir les yeux et de voir quelque affreux spectacle, des apprêts de mort, un sépulcre ouvert devant elle. Elle sentit quelque chose sur son front, et y porta la main. C'était une guirlande de feuillage dont Albert l'avait couronnée. Elle l'ôta pour la regarder, et vit une branche de cyprès.
«Je t'ai crue morte, ô mon âme, ô ma consolation! lui dit Albert en s'agenouillant auprès d'elle, et j'ai voulu avant de te suivre dans le tombeau te parer des emblèmes de l'hyménée. Les fleurs ne croissent point autour de moi, Consuelo. Les noirs cyprès étaient les seuls rameaux où ma main pût cueillir ta couronne de fiancée. La voilà, ne la repousse pas. Si nous devons mourir ici, laisse-moi te jurer que, rendu à la vie, je n'aurais jamais eu d'autre épouse que toi, et que je meurs avec toi, uni à toi par un serment indissoluble.
—Fiancés, unis! s'écria Consuelo terrifiée en jetant des regards consternés autour d'elle: qui donc a prononcé cet arrêt? qui donc a célébré cet hyménée?
—C'est la destinée, mon ange, répondit Albert avec une douceur et une tristesse inexprimables. Ne songe pas à t'y soustraire. C'est une destinée bien étrange pour toi, et pour moi encore plus. Tu ne me comprends pas, Consuelo, et il faut pourtant que tu apprennes la vérité. Tu m'as défendu tout à l'heure de chercher dans le passé; tu m'as interdit le souvenir de ces jours écoulés qu'on appelle la nuit des siècles. Mon être t'a obéi, et je ne sais plus rien désormais de ma vie antérieure. Mais ma vie présente, je l'ai interrogée, je la connais; je l'ai vue tout entière d'un regard, elle m'est apparue en un instant pendant que tu reposais dans les bras de la mort. Ta destinée, Consuelo, est de m'appartenir, et cependant tu ne seras jamais à moi. Tu ne m'aimes pas, tu ne m'aimeras jamais comme je t'aime. Ton amour pour moi n'est que de la charité, ton dévouement de l'héroïsme. Tu es une sainte que Dieu m'envoie, et jamais tu ne seras une femme pour moi. Je dois mourir consumé d'un amour que tu ne peux partager; et cependant, Consuelo, tu seras mon épouse comme tu es déjà ma fiancée, soit que nous périssions ici et que ta pitié consente à me donner ce titre d'époux qu'un baiser ne doit jamais sceller, soit que nous revoyions le soleil, et que ta conscience t'ordonne d'accomplir les desseins de Dieu envers moi.
—Comte Albert, dit Consuelo en essayant de quitter ce lit couvert de peaux d'ours noirs qui ressemblaient à un drap mortuaire, je ne sais si c'est l'enthousiasme d'une reconnaissance trop vive ou la suite de votre délire qui vous fait parler ainsi. Je n'ai plus la force de combattre vos illusions; et si elles doivent se tourner contre moi, contre moi qui suis venue, au péril de ma vie, vous secourir et vous consoler, je sens que je ne pourrai plus vous disputer ni mes jours ni ma liberté. Si ma vue vous irrite et si Dieu m'abandonne, que la volonté de Dieu soit faite! Vous qui croyez savoir tant de choses, vous ne savez pas combien ma vie est empoisonnée, et avec combien peu de regrets j'en ferais le sacrifice!
—Je sais que tu es bien malheureuse, ô ma pauvre sainte! je sais que tu portes au front une couronne d'épines que je ne puis en arracher. La cause et la suite de tes malheurs, je les ignore, et je ne te les demande pas. Mais je t'aimerais bien peu, je serais bien peu digne de ta compassion, si, dès le jour où je t'ai rencontrée, je n'avais pas pressenti et reconnu en toi la tristesse qui remplit ton âme et abreuve ta vie. Que peux-tu craindre de moi, Consuelo de mon âme? Toi, si ferme et si sage, toi à qui Dieu a inspiré des paroles qui m'ont subjugué et ranimé en un instant, tu sens donc défaillir étrangement la lumière de ta foi et de ta raison, puisque tu redoutes ton ami, ton serviteur et ton esclave? Reviens à toi, mon ange; regarde-moi. Me voici à tes pieds, et pour toujours, le front dans la poussière. Que veux-tu, qu'ordonnes-tu? Veux-tu sortir d'ici à l'instant même, sans que je te suive, sans que je reparaisse jamais devant toi? Quel sacrifice exiges-tu? Quel serment veux-tu que je te fasse? Je puis te promettre tout et t'obéir en tout. Oui, Consuelo, je peux même devenir un homme tranquille, soumis, et, en apparence, aussi raisonnable que les autres. Est-ce ainsi que je te serai moins amer et moins effrayant? Jusqu'ici je n'ai jamais pu ce que j'ai voulu; mais tout ce que tu voudras désormais me sera accordé. Je mourrai peut-être en me transformant selon ton désir; mais c'est à mon tour de te dire que ma vie a toujours été empoisonnée, et que je ne pourrais pas la regretter en la perdant pour toi.
—Cher et généreux Albert, dit Consuelo rassurée et attendrie, expliquez-vous mieux, et faites enfin que je connaisse le fond de cette âme impénétrable. Vous êtes à mes yeux un homme supérieur à tous les autres; et, dès le premier instant où je vous ai vu, j'ai senti pour vous un respect et une sympathie que je n'ai point de raisons pour vous dissimuler. J'ai toujours entendu dire que vous étiez insensé, je n'ai pas pu le croire. Tout ce qu'on me racontait de vous ajoutait à mon estime et à ma confiance. Cependant il m'a bien fallu reconnaître que vous étiez accablé d'un mal moral profond et bizarre. Je me suis, présomptueusement persuadée que je pouvais adoucir ce mal. Vous-même avez travaillé à me le faire croire. Je suis venue vous trouver, et voilà que vous me dites sur moi et sur vous-même des choses d'une profondeur et d'une vérité qui me rempliraient d'une vénération sans bornes, si vous n'y mêliez des idées étranges, empreintes d'un esprit de fatalisme que je ne saurais partager. Dirai-je tout sans vous blesser et sans vous faire souffrir?…
—Dites tout, Consuelo; je sais d'avance ce que vous avez à me dire.
—Eh bien, je le dirai, car je me l'étais promis. Tous ceux qui vous aiment désespèrent de vous. Ils croient devoir respecter, c'est-à-dire ménager, ce qu'ils appellent votre démence; ils craignent de vous exaspérer, en vous laissant voir qu'ils la connaissent, la plaignent, et la redoutent. Moi, je n'y crois pas, et je ne puis trembler en vous demandant pourquoi, étant si sage, vous avez parfois les dehors d'un insensé; pourquoi, étant si bon, vous faites les actes de l'ingratitude et de l'orgueil; pourquoi, étant si éclairé et si religieux, vous vous abandonnez aux rêveries d'un esprit malade et désespéré; pourquoi, enfin, vous voilà seul, enseveli vivant dans un caveau lugubre, loin de votre famille qui vous cherche et vous pleure, loin de vos semblables que vous chérissez avec un zèle ardent, loin de moi, enfin, que vous appeliez, que vous dites aimer, et qui n'ai pu parvenir jusqu'à vous sans des miracles de volonté et une protection divine?
—Vous me demandez le secret de ma vie, le mot de ma destinée, et vous le savez mieux que moi, Consuelo! C'est de vous que j'attendais la révélation de mon être, et vous m'interrogez! Oh! je vous comprends; vous voulez m'amener à une confession, à un repentir efficace, à une résolution victorieuse. Vous serez obéie. Mais ce n'est pas à l'instant même que je puis me connaître, me juger, et me transformer de la sorte. Donnez-moi quelques jours, quelques heures du moins, pour vous apprendre et pour m'apprendre à moi-même si je suis fou, ou si je jouis de ma raison. Hélas! hélas! l'un et l'autre sont vrais, et mon malheur est de n'en pouvoir douter! mais de savoir si je dois perdre entièrement le jugement et la volonté, ou si je puis triompher du démon qui m'obsède, voilà ce que je ne puis en cet instant. Prenez pitié de moi, Consuelo! je suis encore sous le coup d'une émotion plus puissante que moi-même. J'ignore ce que je vous ai dit; j'ignore combien d'heures se sont écoulées depuis que vous êtes ici; j'ignore comment vous pouvez y être sans Zdenko, qui ne voulait pas vous y amener; j'ignore même dans quel monde erraient mes pensées quand vous m'êtes apparue. Hélas! j'ignore depuis combien de siècles je suis enfermé ici, luttant avec des souffrances inouïes, contre le fléau qui me dévore! Ces souffrances, je n'en ai même plus conscience quand elles sont passées; il ne m'en reste qu'une fatigue terrible, une stupeur, et comme un effroi que je voudrais chasser…. Consuelo, laissez-moi m'oublier, ne fût-ce que pour quelques instants. Mes idées s'éclairciront, ma langue se déliera. Je vous le promets, je vous le jure. Ménagez-moi cette lumière de la réalité longtemps éclipsée dans d'affreuses ténèbres, et que mes yeux ne peuvent soutenir encore! Vous m'avez ordonné de concentrer toute ma vie dans mon coeur. Oui! vous m'avez dit cela; ma raison et ma mémoire ne datent plus que du moment où vous m'avez parlé. Eh bien, cette parole a fait descendre un calme angélique dans mon sein. Mon coeur vit tout entier maintenant, quoique mon esprit sommeille encore. Je crains de vous parler de moi; je pourrais m'égarer et vous effrayer encore par mes rêveries. Je veux ne vivre que par le sentiment, et c'est une vie inconnue pour moi; ce serait une vie de délices, si je pouvais m'y abandonner sans vous déplaire. Ah! Consuelo, pourquoi m'avez-vous dit de concentrer toute ma vie dans mon coeur? Expliquez-vous vous-même; laissez-moi ne m'occuper que de vous, ne voir et ne comprendre que vous … aimer, enfin. O mon Dieu! j'aime! j'aime un être vivant, semblable à moi! je l'aime de toute la puissance de mon être! Je puis concentrer sur lui toute l'ardeur, toute la sainteté de mon affection! C'est bien assez de bonheur pour moi comme cela, et je n'ai pas la folie de demander davantage!
—Eh bien, cher Albert, reposez votre pauvre âme dans ce doux sentiment d'une tendresse paisible et fraternelle. Dieu m'est témoin que vous le pouvez sans crainte et sans danger; car je sens pour vous une amitié fervente, une sorte de vénération que les discours frivoles et les vains jugements du vulgaire ne sauraient ébranler. Vous avez compris, par une sorte d'intuition divine et mystérieuse, que ma vie était brisée par la douleur; vous l'avez dit, et c'est la vérité suprême qui a mis cette parole dans votre bouche. Je ne puis pas vous aimer autrement que comme un frère; mais ne dites pas que c'est la charité, la pitié seule qui me guide. Si l'humanité et la compassion m'ont donné le courage de venir ici, une sympathie, une estime particulière pour vos vertus, me donnent aussi le courage et le droit de vous parler comme je fais. Abjurez donc dès à présent et pour toujours l'illusion où vous êtes sur votre propre sentiment. Ne parlez pas d'amour, ne parlez pas d'hyménée. Mon passé, mes souvenirs, rendent le premier impossible; la différence de nos conditions rendrait le second humiliant et inacceptable pour moi. En revenant sur de telles rêveries, vous rendriez mon dévouement pour vous téméraire, coupable peut-être. Scellons par une promesse sacrée cet engagement que je prends d'être votre soeur, votre amie, votre consolatrice, quand vous serez disposé à m'ouvrir votre coeur; votre garde-malade, quand la souffrance vous rendra sombre et taciturne. Jurez que vous ne verrez pas en moi autre chose, et que vous ne m'aimerez pas autrement.
—Femme généreuse, dit Albert en pâlissant, tu comptes bien sur mon courage, et tu connais bien mon amour, en me demandant une pareille promesse. Je serais capable de mentir pour la première fois de ma vie; je pourrais m'avilir jusqu'à prononcer un faux serment, si tu l'exigeais de moi. Mais tu ne l'exigeras pas, Consuelo; tu comprendras que ce serait mettre dans ma vie une agitation nouvelle, et dans ma conscience un remords qui ne l'a pas encore souillée. Ne t'inquiète pas de la manière dont je t'aime, je l'ignore tout le premier; seulement, je sens que retirer le nom d'amour à cette affection serait dire un blasphème. Je me soumets à tout le reste: j'accepte ta pitié, tes soins, ta bonté, ton amitié paisible; je ne te parlerai que comme tu le permettras; je ne te dirai pas une seule parole qui te trouble; je n'aurai pas pour toi un seul regard qui doive faire baisser tes yeux; je ne toucherai jamais ta main, si le contact de la mienne te déplaît; je n'effleurerai pas même ton vêtement, si tu crains d'être flétrie par mon souffle. Mais tu aurais tort de me traiter avec cette méfiance, et tu ferais mieux d'entretenir en moi cette douceur d'émotions qui me vivifie, et dont tu ne peux rien craindre. Je comprends bien que ta pudeur s'alarmerait de l'expression d'un amour que tu ne veux point partager; je sais que ta fierté repousserait les témoignages d'une passion que tu ne veux ni provoquer ni encourager. Sois donc tranquille, et jure sans crainte d'être ma soeur et ma consolatrice: je jure d'être ton frère et ton serviteur. Ne m'en demande pas davantage; je ne serai ni indiscret ni importun. Il me suffira que tu saches que tu peux me commander et me gouverner despotiquement … comme on ne gouverne pas un frère, mais comme on dispose d'un être qui s'est donné à vous tout entier et pour toujours.»
XLV.
Ce langage rassurait Consuelo sur le présent, mais ne la laissait pas sans appréhension pour l'avenir. L'abnégation fanatique d'Albert prenait sa source dans une passion profonde et invincible, sur laquelle le sérieux de son caractère et l'expression solennelle de sa physionomie ne pouvaient laisser aucun doute. Consuelo, interdite, quoique doucement émue, se demandait si elle pourrait continuer à consacrer ses soins à cet homme épris d'elle sans réserve et sans détour. Elle n'avait jamais traité légèrement dans sa pensée ces sortes de relations, et elle voyait qu'avec Albert aucune femme n'eût pu les braver sans de graves conséquences. Elle ne doutait ni de sa loyauté ni de ses promesses; mais le calme qu'elle s'était flattée de lui rendre devait être inconciliable avec un amour si ardent et l'impossibilité où elle se voyait d'y répondre. Elle lui tendit la main en soupirant, et resta pensive, les yeux attachés à terre, plongée dans une méditation mélancolique.
«Albert, lui dit-elle enfin en relevant ses regards sur lui, et en trouvant les siens remplis d'une attente pleine d'angoisse et de douleur, vous ne me connaissez pas, quand vous voulez me charger d'un rôle qui me convient si peu. Une femme capable d'en abuser serait seule capable de l'accepter. Je ne suis ni coquette ni orgueilleuse, je ne crois pas être vaine, et je n'ai aucun esprit de domination. Votre amour me flatterait, si je pouvais le partager; et si cela était, je vous le dirais tout de suite. Vous affliger par l'assurance réitérée du contraire est, dans la situation où je vous trouve, un acte de cruauté froide que vous auriez bien dû m'épargner, et qui m'est cependant imposé par ma conscience, quoique mon coeur le déteste, et se déchire en l'accomplissant. Plaignez-moi d'être forcée de vous affliger, de vous offenser, peut-être, en un moment où je voudrais donner ma vie pour vous rendre le bonheur et la santé.
—Je le sais, enfant sublime, répondit Albert avec un triste sourire. Tu es si bonne et si grande, que tu donnerais ta vie pour le dernier des hommes; mais ta conscience, je sais bien qu'elle ne pliera pour personne. Ne crains donc pas de m'offenser, en me dévoilant cette rigidité que j'admire, cette froideur stoïque que ta vertu conserve au milieu de la plus touchante pitié. Quant à m'affliger, cela n'est pas en ton pouvoir, Consuelo. Je ne me suis point fait d'illusions; je suis habitué aux plus atroces douleurs; je sais que ma vie est dévouée aux sacrifices les plus cuisants. Ne me traite donc pas comme un homme faible, comme un enfant sans coeur et sans fierté, en me répétant ce que je sais de reste, que tu n'auras jamais d'amour pour moi. Je sais toute ta vie, Consuelo, bien que je ne connaisse ni ton nom, ni ta famille, ni aucun fait matériel qui te concerne. Je sais l'histoire de ton âme; le reste ne m'intéresse pas. Tu as aimé, tu aimes encore, et tu aimeras toujours un être dont je ne sais rien, dont je ne veux rien savoir, et auquel je ne te disputerai que si tu me l'ordonnes. Mais sache, Consuelo, que tu ne seras jamais ni à lui, ni à moi, ni à toi-même. Dieu t'a réservé une existence à part, dont je ne cherche ni ne prévois les circonstances; mais dont je connais le but et la fin. Esclave et victime de ta grandeur d'âme, tu n'en recueilleras jamais d'autre récompense en cette vie que la conscience de ta force et le sentiment de ta bonté. Malheureuse au dire du monde, tu seras, en dépit de tout, la plus calme et la plus heureuse des créatures humaines, parce que tu seras toujours la plus juste et la meilleure. Car les méchants et les lâches sont seuls à plaindre, ô ma soeur chérie, et la parole du Christ sera vraie, tant que l'humanité sera injuste et aveugle: Heureux ceux qui sont persécutés! heureux ceux qui pleurent et qui travaillent dans la peine!»
La force et la dignité qui rayonnaient sur le front large et majestueux d'Albert exercèrent en ce moment une si puissante fascination sur Consuelo, qu'elle oublia ce rôle de fière souveraine et d'amie austère qui lui était imposé, pour se courber sous la puissance de cet homme inspiré par la foi et l'enthousiasme. Elle se soutenait à peine, encore brisée par la fatigue, et toute vaincue par l'émotion. Elle se laissa glisser sur ses genoux, déjà pliés par l'engourdissement de la lassitude, et, joignant les mains, elle se mit à prier tout haut avec effusion.
«Si c'est toi, mon Dieu, s'écria-t-elle, qui mets cette prophétie dans la bouche d'un saint, que ta volonté soit faite et qu'elle soit bénie! Je t'ai demandé le bonheur dans mon enfance, sous une face riante et puérile, tu me le réservais sous une face rude et sévère, que je ne pouvais pas comprendre. Fais que mes yeux s'ouvrent et que mon coeur se soumette. Cette destinée qui me semblait si injuste et qui se révèle peu à peu, je saurai l'accepter, mon Dieu, et ne te demander que ce que l'homme a le droit d'attendre de ton amour et de ta justice: la foi, l'espérance et la charité.»
En priant ainsi, Consuelo se sentit baignée de larmes. Elle ne chercha point à les retenir. Après tant d'agitation et de fièvre, elle avait besoin de cette crise, qui la soulagea en l'affaiblissant encore. Albert pria et pleura avec elle, en bénissant ces larmes qu'il avait si longtemps versée dans la solitude, et qui se mêlaient enfin à celles d'un être généreux et pur.
«Et maintenant, lui dit Consuelo en se relevant, c'est assez penser à nous-mêmes. Il est temps de nous occuper des autres, et de nous rappeler nos devoirs. J'ai promis de vous ramener à vos parents, qui gémissent dans la désolation, et qui déjà prient pour vous comme pour un mort. Ne voulez-vous pas leur rendre le repos et la joie, mon cher Albert? Ne voulez-vous pas me suivre?
—Déjà! s'écria le jeune comte avec amertume; déjà nous séparer! Déjà quitter cet asile sacré où Dieu seul est entre nous, cette cellule que je chéris depuis que tu m'y es apparue, ce sanctuaire d'un bonheur que je ne retrouverai peut-être jamais, pour rentrer dans la vie froide et fausse des préjugés et des convenances! Ah! pas encore, mon âme, ma vie! Encore un jour, encore un siècle de délices. Laisse-moi oublier ici qu'il existe un monde de mensonge et d'iniquité, qui me poursuit comme un rêve funeste; laisse-moi revenir lentement et par degrés à ce qu'ils appellent la raison. Je ne me sens pas encore assez fort pour supporter la vue de leur soleil et le spectacle de leur démence. J'ai besoin de te contempler, de t'écouter encore. D'ailleurs je n'ai jamais quitté ma retraite par une résolution soudaine et sans de longues réflexions; ma retraite affreuse et bienfaisante, lieu d'expiation terrible et salutaire, où j'arrive en courant et sans détourner la tête, où je me plonge avec une joie sauvage, et dont je m'éloigne toujours avec des hésitations trop fondées et des regrets trop durables! Tu ne sais pas quels liens puissants m'attachent à cette prison volontaire, Consuelo! tu ne sais pas qu'il y a ici un moi que j'y laisse, et qui est le véritable Albert, et qui n'en saurait sortir; un moi que j'y retrouve toujours, et dont le spectre me rappelle et m'obsède quand je suis ailleurs. Ici est ma conscience, ma foi, ma lumière, ma vie sérieuse en un mot. J'y apporte le désespoir, la peur, la folie; elles s'y acharnent souvent après moi, et m'y livrent une lutte effroyable. Mais vois-tu, derrière cette porte, il y a un tabernacle où je les dompte et où je me retrempe. J'y entre souillé et assailli par le vertige; j'en sors purifié, et nul ne sait au prix de quelles tortures j'en rapporte la patience et la soumission. Ne m'arrache pas d'ici, Consuelo; permets que je m'en éloigne à pas lents et après avoir prié.
—Entrons-y, et prions ensemble, dit Consuelo. Nous partirons aussitôt après. L'heure s'avance, le jour est peut-être près de paraître. Il faut qu'on ignore le chemin qui vous ramène au château, il faut qu'on ne vous voie pas rentrer, il faut peut-être aussi qu'on ne nous voie pas rentrer ensemble: car je ne veux pas trahir le secret de votre retraite, Albert, et jusqu'ici nul ne se doute de ma découverte. Je ne veux pas être interrogée, je ne veux pas mentir. Il faut que j'aie le droit de me renfermer dans un respectueux silence vis-à-vis de vos parents, et de leur laisser croire que mes promesses n'étaient que des pressentiments et des rêves. Si on me voyait revenir avec vous, ma discrétion passerait pour de la révolte; et quoique je sois capable de tout braver pour vous, Albert, je ne veux pas sans nécessité m'aliéner la confiance et l'affection de votre famille. Hâtons-nous donc; je suis épuisée de fatigue, et si je demeurais plus longtemps ici, je pourrais perdre le reste de force dont j'ai besoin pour faire ce nouveau trajet. Allons, priez, vous dis-je, et partons.
—Tu es épuisée de fatigue! repose-toi donc ici, ma bien-aimée! Dors, je veillerai sur toi religieusement; ou si ma présence t'inquiète, tu m'enfermeras dans la grotte voisine. Tu mettras cette porte de fer entre toi et moi; et tant que tu ne me rappelleras pas, je prierai pour toi dans mon église.
—Et pendant que vous prierez, pendant que je me livrerai au repos, votre père subira encore de longues heures d'agonie, pâle et immobile, comme je l'ai vu une fois, courbé sous la vieillesse et la douleur, pressant de ses genoux affaiblis le pavé de son oratoire, et semblant attendre que la nouvelle de votre mort vienne lui arracher son dernier souffle! Et votre pauvre tante s'agitera dans une sorte de fièvre à monter sur tous les donjons pour vous chercher des yeux sur les sentiers de la montagne! Et ce matin encore on s'abordera dans le château, et on se séparera le soir avec le désespoir dans les yeux et la mort dans l'âme! Albert, vous n'aimez donc pas vos parents, puisque vous les faites languir et souffrir ainsi sans pitié ou sans remords?
—Consuelo, Consuelo! s'écria Albert en paraissant sortir d'un songe, ne parle pas ainsi, tu me fais un mal affreux. Quel crime ai-je donc commis? quels désastres ai-je donc causés? pourquoi sont-ils si inquiets? Combien d'heures se sont donc écoulées depuis celle où je les ai quittés?
—Vous demandez combien d'heures! demandez combien de jours, combien de nuits, et presque combien de semaines!
—Des jours, des nuits! Taisez-vous, Consuelo, ne m'apprenez pas mon malheur! Je savais bien que je perdais ici la juste notion du temps, et que la mémoire de ce qui se passe sur la face de la terre ne descendait point dans ce sépulcre…. Mais je ne croyais pas que la durée de cet oubli et de cette ignorance pût être comptée par jours et par semaines.
—N'est-ce pas un oubli volontaire, mon ami? Rien ne vous rappelle ici les jours qui s'effacent et se renouvellent, d'éternelles ténèbres y entretiennent la nuit. Vous n'avez même pas, je crois, un sablier pour compter les heures. Ce soin d'écarter les moyens de mesurer le temps n'est-il pas une précaution farouche pour échapper aux cris de la nature et aux reproches de la conscience?
—Je l'avoue, j'ai besoin d'abjurer, quand je viens ici, tout ce qu'il y a en moi de purement humain. Mais je ne savais pas, mon Dieu! que la douleur et la méditation pussent absorber mon âme au point de me faire paraître indistinctement les heures longues comme des jours, ou les jours rapides comme des heures. Quel homme suis-je donc, et comment ne m'a-t-on jamais éclairé sur cette nouvelle disgrâce de mon organisation?
—Cette disgrâce est, au contraire, la preuve d'une grande puissance intellectuelle, mais détournée de son emploi et consacrée à de funestes préoccupations. On s'est imposé de vous cacher les maux dont vous êtes la cause; on a cru devoir respecter votre souffrance en vous taisant celle d'autrui. Mais, selon moi, c'était vous traiter avec trop peu d'estime, c'était douter de votre coeur; et moi qui n'en doute pas, Albert, je ne vous cache rien.
—Partons! Consuelo, partons! dit Albert en jetant précipitamment son manteau sur ses épaules. Je suis un malheureux! J'ai fait souffrir mon père que j'adore, ma tante que je chéris! Je suis à peine digne de les revoir! Ah! plutôt que de renouveler de pareilles cruautés, je m'imposerais le sacrifice de ne jamais revenir ici! Mais non, je suis heureux; car j'ai rencontré un cœur ami, pour m'avertir et me réhabiliter. Quelqu'un enfin m'a dit la vérité sur moi-même, et me la dira toujours, n'est-ce pas, ma soeur chérie?
—Toujours, Albert, je vous le jure.
—Bonté divine! et l'être qui vient à mon secours est celui-là seul que je puis écouter et croire! Dieu sait ce qu'il fait! Ignorant ma folie, j'ai toujours accusé celle des autres. Hélas! mon noble père, lui-même, m'aurait appris ce que vous venez de m'apprendre, Consuelo, que je ne l'aurais pas cru! C'est que vous êtes la vérité et la vie, c'est que vous seule pouvez porter en moi la conviction, et donner à mon esprit troublé la sécurité céleste qui émane de vous.
—Partons, dit Consuelo en l'aidant à agrafer son manteau, que sa main convulsive et distraite ne pouvait fixer sur son épaule.
—Oui, partons, dit-il en la regardant d'un oeil attendri remplir ce soin amical; mais auparavant, jure-moi, Consuelo, que si je reviens ici, tu ne m'y abandonneras pas; jure que tu viendras m'y chercher encore, fut-ce pour m'accabler de reproches, pour m'appeler ingrat, parricide, et me dire que je suis indigne de ta sollicitude. Oh! ne me laisse plus en proie à moi-même! tu vois bien que tu as tout pouvoir sur moi, et qu'un mot de ta bouche me persuade et me guérit mieux que ne feraient des siècles de méditation et de prière.
—Vous allez me jurer, vous, lui répondit Consuelo en appuyant sur ses deux épaules ses mains enhardies par l'épaisseur du manteau; et en lui souriant avec expansion, de ne jamais revenir ici sans moi!
—Tu y reviendras donc avec moi, s'écria-t-il en la regardant avec ivresse, mais sans oser l'entourer de ses bras: jure-le-moi, et moi je fais le serment de ne jamais quitter le toit de mon père sans ton ordre ou ta permission.
—Eh bien, que Dieu entende et reçoive cette mutuelle promesse, répondit Consuelo transportée de joie. Nous reviendrons prier dans votre église, Albert, et vous m'enseignerez à prier; car personne ne me l'a appris, et j'ai de connaître Dieu un besoin qui me consume. Vous me révélerez le ciel, mon ami, et moi je vous rappellerai, quand il le faudra, les choses terrestres et les devoirs de la vie humaine.
—Divine soeur! dit Albert, les yeux noyés de larmes délicieuses, va! Je n'ai rien à t'apprendre, et c'est toi qui dois me confesser, me connaître, et me régénérer! C'est toi qui m'enseigneras tout, même la prière. Ah! Je n'ai plus besoin d'être seul pour élever mon âme à Dieu. Je n'ai plus besoin de me prosterner sur les ossements de mes pères, pour comprendre et sentir l'immortalité. Il me suffit de te regarder pour que mon âme vivifiée monte vers le ciel comme un hymne de reconnaissance et un encens de purification.»
Consuelo l'entraîna; elle-même ouvrit et referma les portes.
«A moi, Cynabre!»dit Albert à son fidèle compagnon en lui présentant une lanterne, mieux construite que celle dont s'était munie Consuelo, et mieux appropriée au genre de voyage qu'elle devait protéger. L'animal intelligent prit d'un air de fierté satisfaite l'anse du fanal, et se mit à marcher en avant d'un pas égal, s'arrêtant chaque fois que son maître s'arrêtait, hâtant ou ralentissant son allure au gré de la sienne, et gardant le milieu du chemin, pour ne jamais compromettre son précieux dépôt en le heurtant contre les rochers et les broussailles.
Consuelo avait bien de la peine à marcher; elle se sentait brisée; et sans le bras d'Albert, qui la soutenait et l'enlevait à chaque instant, elle serait tombée dix fois. Ils redescendirent ensemble le courant de la source, en côtoyant ses marges gracieuses et fraîches.
«C'est Zdenko, lui dit Albert, qui soigne avec amour la naïade de ces grottes mystérieuses. Il aplanit son lit souvent encombré de gravier et de coquillages. Il entretient les pâles fleurs qui naissent sous ses pas, et les protège contre ses embrassements parfois un peu rudes.»
Consuelo regarda le ciel à travers les fentes du rocher. Elle vit briller une étoile.
«C'est Aldébaram, l'étoile des Zingari, lui dit Albert. Le jour ne paraîtra que dans une heure.
—C'est mon étoile, répondit Consuelo; car je suis, non de race, mais de condition, une sorte de Zingara, mon cher comte. Ma mère ne portait pas d'autre nom à Venise, quoiqu'elle se révoltât contre cette appellation, injurieuse, selon ses préjugés espagnols. Et moi j'étais, je suis encore connue dans ce pays-là, sous le titre de Zingarella.
—Que n'es-tu en effet un enfant de cette race persécutée! Répondit
Albert: je t'aimerais encore davantage, s'il était possible!»
Consuelo, qui avait cru bien faire en rappelant au comte de Rudolstadt La différence de leurs origines et de leurs conditions, se souvint de ce qu'Amélie lui avait appris des sympathies d'Albert pour les pauvres et les vagabonds. Elle craignit de s'être abandonnée involontairement à un sentiment de coquetterie instinctive, et garda le silence.
Mais Albert le rompit au bout de quelques instants.
«Ce que vous venez de m'apprendre, dit-il, a réveillé en moi, par je ne sais quel enchaînement d'idées, un souvenir de ma jeunesse, assez puéril, mais qu'il faut que je vous raconte, parce que, depuis que je vous ai vue, il s'est présenté plusieurs fois à ma mémoire avec une sorte d'insistance. Appuyez-vous sur moi davantage, pendant que je vous parlerai, chère soeur.
«J'avais environ quinze ans; je revenais seul, un soir, par un des sentiers qui côtoient le Schreckenstein, et qui serpentent sur les collines, dans la direction du château. Je vis devant moi une femme grande et maigre, misérablement vêtue, qui portait un fardeau sur ses épaules, et qui s'arrêtait de roche en roche pour s'asseoir et reprendre haleine. Je l'abordai. Elle était belle, quoique hâlée par le soleil et flétrie par la misère et le souci. Il y avait sous ses haillons une sorte de fierté douloureuse; et lorsqu'elle me tendit la main, elle eut l'air de commander à ma pitié plutôt que de l'implorer. Je n'avais plus rien dans ma bourse, et je la priai de venir avec moi jusqu'au château, où je pourrais lui offrir des secours, des aliments, et un gîte pour la nuit.
«—Je l'aime mieux ainsi, me répondit-elle avec un accent étranger que je pris pour celui des vagabonds égyptiens; car je ne savais pas à cette époque les langues que j'ai apprises depuis dans mes voyages. Je pourrai, ajouta-t-elle, vous payer l'hospitalité que vous m'offrez, en vous faisant entendre quelques chansons des divers pays que j'ai parcourus. Je demande rarement l'aumône; il faut que j'y sois forcée par une extrême détresse.
—Pauvre femme! lui dis-je, vous portez un fardeau bien lourd; vos pauvres pieds presque nus sont blessés. Donnez-moi ce paquet, je le porterai jusqu'à ma demeure, et vous marcherez plus librement.
—Ce fardeau devient tous les jours plus pesant, répondit-elle avec un sourire mélancolique qui l'embellit tout à fait; mais je ne m'en plains pas. Je le porte depuis plusieurs années, et j'ai fait des centaines de lieues avec lui sans regretter ma peine. Je ne le confie jamais à personne; mais vous avez l'air d'un enfant si bon, que je vous le prêterai jusque là-bas.
A ces mots, elle ôta l'agrafe du manteau qui la couvrait tout entière, et qui ne laissait passer que le manche de sa guitare. Je vis alors un enfant de cinq à six ans, pâle et hâlé comme sa mère, mais d'une physionomie douce et calme qui me remplit le coeur d'attendrissement. C'était une petite fille toute déguenillée, maigre, mais forte, et qui dormait du sommeil des anges sur ce dos brûlant et brisé de la chanteuse ambulante. Je la pris dans mes bras, et j'eus bien de la peine à l'y garder: car, en s'éveillant, et en se voyant sur un sein étranger, elle se débattit et pleura. Mais sa mère lui parla dans sa langue pour la rassurer. Mes caresses et mes soins la consolèrent, et nous étions les meilleurs amis du monde en arrivant au château. Quand la pauvre femme eut soupé, elle coucha son enfant dans un lit que je lui avais fait préparer, fit une espèce de toilette bizarre, plus triste encore que ses haillons, et vint dans la salle où nous mangions, chanter des romances espagnoles, françaises et allemandes, avec une belle voix, un accent ferme, et une franchise de sentiment qui nous charmèrent. Ma bonne tante eut pour elle mille soins et mille attentions. Elle y parut sensible, mais ne dépouilla pas sa fierté, et ne fit à nos questions que des réponses évasives. Son enfant m'intéressait plus qu'elle encore. J'aurais voulu le revoir, l'amuser, et même le garder. Je ne sais quelle tendre sollicitude s'éveillait en moi pour ce pauvre petit être, voyageur et misérable sur la terre. Je rêvai de lui toute la nuit, et dès le matin je courus pour le voir. Mais déjà la Zingara était partie, et je gravis la montagne sans pouvoir la découvrir. Elle s'était levée avant le jour, et avait pris la route du sud, avec son enfant et ma guitare, que je lui avais donnée, la sienne étant brisée à son grand regret.
—Albert! Albert! s'écria Consuelo saisie d'une émotion extraordinaire. Cette guitare est à Venise chez mon maître Porpora, qui me la conserve, et à qui je la redemanderai pour ne jamais m'en séparer. Elle est en ébène, avec un chiffre incrusté en argent, un chiffre que je me rappelle bien: «A.R.» Ma mère, qui manquait de mémoire, pour avoir vu trop de choses, ne se souvenait ni de votre nom, ni de celui de votre château, ni même du pays où cette aventure lui était arrivée. Mais elle m'a souvent parlé de l'hospitalité qu'elle avait reçue chez le possesseur de cette guitare, et de la charité touchante d'un jeune et beau seigneur qui m'avait portée dans ses bras pendant une demi-lieue, en causant avec elle comme avec son égale. O mon cher Albert! je me souviens aussi de tout cela! A chaque parole de votre récit, ces images, longtemps assoupies dans mon cerveau, se sont réveillées une à une; et voilà pourquoi vos montagnes ne pouvaient pas sembler absolument nouvelles à mes yeux; voilà pourquoi je m'efforçais en vain de savoir la cause des souvenirs confus qui venaient m'assaillir dans ce paysage; voilà pourquoi surtout j'ai senti pour vous, à la première vue, mon coeur tressaillir et mon front s'incliner respectueusement, comme si j'eusse retrouvé un ami et un protecteur longtemps perdu et regretté.
—Crois-tu donc, Consuelo, lui dit Albert en la pressant contre son sein, que je ne t'aie pas reconnue dès le premier instant? En vain tu as grandi, en vain tu t'es transformée et embellie avec les années. J'ai une mémoire (présent merveilleux, quoique souvent funeste!) qui n'a pas besoin des yeux et des paroles pour s'exercer à travers l'espace des siècles et des jours. Je ne savais pas que tu étais ma Zingarella chérie; mais je savais bien que je t'avais déjà connue, déjà aimée, déjà pressée sur mon coeur, qui, dès ce moment, s'est attaché et identifié au tien, à mon insu, pour toute ma vie.
XLVI.
En parlant ainsi, ils arrivèrent à l'embranchement des deux routes où Consuelo avait rencontré Zdenko, et de loin ils aperçurent la lueur de sa lanterne, qu'il avait posée à terre à côté de lui. Consuelo, connaissant désormais les caprices dangereux et la force athlétique de l'innocent, se pressa involontairement contre Albert, en signalant cet indice de son approche.
—Pourquoi craignez-vous cette douce et affectueuse créature? lui dit le jeune comte, surpris et heureux pourtant de cette frayeur. Zdenko vous chérit, quoique depuis la nuit dernière un mauvais rêve qu'il a fait l'ait rendu récalcitrant à mes désirs, et un peu hostile au généreux projet que vous formiez de venir me chercher: mais il a la soumission d'un enfant dès que j'insiste auprès de lui, et vous allez le voir à vos pieds si je dis un mot.
—Ne l'humiliez pas devant moi, répondit Consuelo; n'aggravez pas l'aversion que je lui inspire. Quand nous l'aurons dépassé, je vous dirai quels motifs sérieux j'ai de le craindre et de l'éviter désormais.
—Zdenko est un être quasi céleste, reprit Albert, et je ne pourrai jamais le croire redoutable pour qui que ce soit. Son état d'extase perpétuelle lui donne la pureté et la charité des anges.
—Cet état d'extase que j'admire moi-même, Albert, est une maladie quand il se prolonge. Ne vous abusez pas à cet égard. Dieu ne veut pas que l'homme abjure ainsi le sentiment et la conscience de sa vie réelle pour s'élever trop souvent à de vagues conceptions d'un monde idéal. La démence et la fureur sont au bout de ces sortes d'ivresses, comme un châtiment de l'orgueil et de l'oisiveté.»
Cynabre s'arrêta devant Zdenko, et le regarda d'un air affectueux, attendant quelque caresse que cet ami ne daigna pas lui accorder. Il avait la tête dans ses deux mains, dans la même attitude et sur le même rocher où Consuelo l'avait laissé. Albert lui adressa la parole en bohémien, et il répondit à peine. Il secouait la tête d'un air découragé; ses joues étaient inondées de larmes, et il ne voulait pas seulement regarder Consuelo. Albert éleva la voix, et l'interpella avec force; mais il y Avait plus d'exhortation et de tendresse que de commandement et de reproche dans les indexions de sa voix. Zdenko se leva enfin, et alla tendre la main à Consuelo, qui la lui serra en tremblant.
«Maintenant, lui dit-il en allemand, en la regardant avec douceur, quoique avec tristesse, tu ne dois plus me craindre: mais tu me fais bien du mal, et je sens que ta main est pleine de nos malheurs.»
Il marcha devant eux, en échangeant de temps en temps quelques paroles avec Albert. Ils suivaient la galerie solide et spacieuse que Consuelo n'avait pas encore parcourue de ce côté, et qui les conduisit à une voûte ronde, où ils retrouvèrent l'eau de la source, affluant dans un vaste bassin fait de main d'homme, et revêtu de pierres taillées. Elle s'en échappait par deux courants, dont l'un se perdait dans les cavernes, et l'autre se dirigeait vers la citerne du château. Ce fut celui-là que Zdenko ferma, en replaçant de sa main herculéenne trois énormes pierres qu'il dérangeait lorsqu'il voulait tarir la citerne jusqu'au niveau de l'arcade et de l'escalier par où l'on remontait à la terrasse d'Albert.
«Asseyons-nous ici, dit le comte à sa compagne, pour donner à l'eau du puits le temps de s'écouler par un déversoir….
—Que je connais trop bien, dit Consuelo en frissonnant de la tête aux pieds.
—Que voulez-vous dire? demanda Albert en la regardant avec surprise.
—Je vous l'apprendrai plus tard, répondit Consuelo. Je ne veux pas vous attrister et vous émouvoir maintenant par l'idée des périls que j'ai surmontés….
—Mais que veut-elle dire? s'écria Albert épouvanté, en regardant Zdenko.»
Zdenko répondit en bohémien d'un air d'indifférence, en pétrissant Avec ses longues mains brunes des amas de glaise qu'il plaçait dans l'interstice des pierres de son écluse, pour hâter l'écoulement de la citerne.
«Expliquez-vous, Consuelo, dit Albert avec agitation; je ne peux rien comprendre à ce qu'il me dit. Il prétend que ce n'est pas lui qui vous a amenée jusqu'ici, que vous y êtes venue par des souterrains que je sais impénétrables, et où une femme délicate n'eût jamais osé se hasarder ni pu se diriger. Il dit (grand Dieu! que ne dit-il pas, le malheureux), que c'est le destin qui vous a conduite, et que l'archange Michel (qu'il appelle le superbe et le dominateur) vous a fait passer à travers l'eau et les abîmes.
—Il est possible, répondit Consuelo avec un sourire, que l'archange Michel s'en soit mêlé; car il est certain que je suis venue par le déversoir de la fontaine, que j'ai devancé le torrent à la course, que je me suis crue perdue deux ou trois fois, que j'ai traversé des cavernes et des carrières où j'ai pensé devoir être étouffée ou engloutie à chaque pas; et pourtant ces dangers n'étaient pas plus affreux que la colère de Zdenko lorsque le hasard ou la Providence m'ont fait retrouver la bonne route.»
Ici, Consuelo, qui s'exprimait toujours en espagnol avec Albert, lui raconta en peu de mots l'accueil que son pacifique Zdenko lui avait fait, et la tentative de l'enterrer vivante, qu'il avait presque entièrement exécutée, au moment où elle avait eu la présence d'esprit de l'apaiser par une phrase singulièrement hérétique. Une sueur froide ruissela sur le front d'Albert en apprenant ces détails incroyables, et il lança plusieurs fois sur Zdenko des regards terribles, comme s'il eût voulu l'anéantir. Zdenko, en les rencontrant, prit une étrange expression de révolte et de dédain. Consuelo trembla de voir ces deux insensés se tourner l'un contre l'autre; car, malgré la haute sagesse et l'exquisité de sentiments qui inspiraient la plupart des discours d'Albert, il était bien évident pour elle que sa raison avait reçu de graves atteintes dont elle ne se relèverait peut-être jamais entièrement. Elle essaya de les réconcilier en leur disant à chacun des paroles affectueuses. Mais Albert, se levant, et remettant les clefs de son ermitage à Zdenko, lui adressa quelques mots très-froids, auxquels Zdenko se soumit à l'instant même. Il reprit sa lanterne, et s'éloigna en chantant des airs bizarres sur des paroles incompréhensibles.
«Consuelo, dit Albert lorsqu'il l'eut perdu de vue, si ce fidèle animal qui se couche à vos pieds devenait enragé; oui, si mon pauvre Cynabre compromettait votre vie par une fureur involontaire, il me faudrait bien le tuer; et croyez que je n'hésiterais pas, quoique ma main n'ait jamais versé de sang, même celui des êtres inférieurs à l'homme…. Soyez donc tranquille, aucun danger ne vous menacera plus.
—De quoi parlez-vous, Albert? répondit la jeune fille inquiète de cette allusion imprévue. Je ne crains plus rien. Zdenko est encore un homme, bien qu'il ait perdu la raison par sa faute peut-être, et aussi un peu par la vôtre. Ne parlez ni de sang ni de châtiment. C'est à vous de le ramener à la vérité et de le guérir au lieu d'encourager son délire. Venez, partons; je tremble que le jour ne se lève et ne nous surprenne à notre arrivée.
—Tu as raison, dit Albert en reprenant sa route. La sagesse parle par ta bouche, Consuelo. Ma folie a été contagieuse pour cet infortuné, et il était temps que tu vinsses-nous tirer de cet abîme où nous roulions tous les deux. Guéri par toi, je tâcherai de guérir Zdenko…. Et si pourtant je n'y réussis point, si sa démence met encore ta vie en péril, quoique Zdenko soit un homme devant Dieu, et un ange dans sa tendresse pour moi, quoiqu'il soit le seul véritable ami que j'aie eu jusqu'ici sur la terre … sois certaine, Consuelo, que je l'arracherai de mes entrailles et que tu ne le reverras jamais.
—Assez, assez, Albert! murmura Consuelo, incapable après tant de frayeurs de supporter une frayeur nouvelle. N'arrêtez pas votre pensée sur de pareilles suppositions. J'aimerais mieux cent fois perdre la vie que de mettre dans la vôtre une nécessité et un désespoir semblables.»
Albert ne l'écoutait point, et semblait égaré. Il oubliait de la soutenir, et ne la voyait plus défaillir et se heurter à chaque pas. Il était absorbé par l'idée des dangers qu'elle avait courus pour lui; et dans sa terreur en se les retraçant, dans sa sollicitude ardente, dans sa reconnaissance exaltée, il marchait rapidement, faisant retentir le souterrain de ses exclamations entrecoupées, et la laissant se traîner derrière lui avec des efforts de plus en plus pénibles.
Dans cette situation cruelle, Consuelo pensa à Zdenko, qui était derrière elle, et qui pouvait revenir sur ses pas; au torrent, qu'il tenait toujours pour ainsi dire dans sa main, et qu'il pouvait déchaîner encore une fois au moment où elle remonterait le puits seule et privée du secours d'Albert. Car celui-ci, en proie à une fantaisie nouvelle, semblait la voir devant lui et suivre un fantôme trompeur, tandis qu'il l'abandonnait dans les ténèbres. C'en était trop pour une femme, et pour Consuelo elle-même. Cynabre marchait aussi vite que son maître, et fuyait emportant le flambeau; Consuelo avait laissé le sien dans la cellule. Le chemin faisait des angles nombreux, derrière lesquels la clarté disparaissait à chaque instant. Consuelo heurta contre un de ces angles, tomba, et ne put se relever. Le froid de la mort parcourut tous ses membres. Une dernière appréhension se présenta rapidement à son esprit. Zdenko, pour cacher l'escalier et l'issue de la citerne, avait probablement reçu l'ordre de lâcher l'écluse après un temps déterminé. Lors même que la haine ne l'inspirerait pas, il devait obéir par habitude à cette précaution nécessaire. C'en est donc fait, pensa Consuelo en faisant de vaines tentatives pour se traîner sur ses genoux. Je suis la proie d'un destin impitoyable. Je ne sortirai plus de ce souterrain funeste; mes yeux ne reverront plus la lumière du ciel.
Déjà un voile plus épais que celui des ténèbres extérieures s'étendait sur sa vue, ses mains s'engourdissaient, et une apathie qui ressemblait au dernier sommeil suspendait ses terreurs. Tout à coup elle se sent pressée et soulevée dans des bras puissants, qui la saisissent et l'entraînent vers la citerne. Un sein embrasé palpite contre le sien, et le réchauffe; une voix amie et caressante lui adresse de tendres paroles; Cynabre bondit devant elle en agitant la lumière. C'est Albert, qui, revenu à lui, l'emporte et la sauve, avec la passion d'une mère qui vient de perdre et de retrouver son enfant. En trois minutes ils arrivèrent au canal où l'eau de la source venait de s'épancher; ils atteignirent l'arcade et l'escalier de la citerne. Cynabre, habitué à cette dangereuse ascension, s'élança le premier, comme s'il eût craint d'entraver les pas de son maître en se tenant trop près de lui. Albert, portant Consuelo d'un bras et se cramponnant de l'autre à la chaîne, remonta cette spirale au fond de laquelle l'eau s'agitait déjà pour remonter aussi. Ce n'était pas le moindre des dangers que Consuelo eût traversés; mais elle n'avait plus peur. Albert était doué d'une force musculaire auprès de laquelle celle de Zdenko n'était qu'un jeu, et dans ce moment il était animé d'une puissance surnaturelle. Lorsqu'il déposa son précieux fardeau sur la margelle du puits, à la clarté de l'aube naissante, Consuelo respirant enfin, et se détachant de sa poitrine haletante, essuya avec son voile son large front baigné de sueur.
«Ami, lui dit-elle avec tendresse, sans vous j'allais mourir, et vous m'avez rendu tout ce que j'ai fait pour vous; mais je sens maintenant votre fatigue plus que vous-même, et il me semble que je vais y succomber à votre place.
—O ma petite Zingarella! lui dit Albert avec enthousiasme en baisant le voile qu'elle appuyait sur son visage, tu es aussi légère dans mes bras que le jour où je t'ai descendue du Schreckenstein pour te faire entrer dans ce château.
—D'où vous ne sortirez plus sans ma permission. Albert, n'oubliez pas vos serments!
—Ni toi les tiens, lui répondit-il en s'agenouillant devant elle.»
Il l'aida à s'envelopper avec le voile et à traverser sa chambre, d'où elle s'échappa furtive pour regagner la sienne propre. On commençait à s'éveiller dans le château. Déjà la chanoinesse faisait entendre à l'étage inférieur une toux sèche et perçante, signal de son lever. Consuelo eut le bonheur de n'être vue ni entendue de personne. La crainte lui fit retrouver des ailes pour se réfugier dans son appartement. D'une main agitée elle se débarrassa de ses vêtements souillés et déchirés, et les cacha dans un coffre dont elle ôta la clef. Elle recouvra la force et la mémoire nécessaires pour faire disparaître toute trace de son mystérieux voyage. Mais à peine eut-elle laissé tomber sa tête accablée sur son chevet, qu'un sommeil lourd et brûlant plein de rêves fantastiques et d'événements épouvantables, vint l'y clouer sous le poids de la fièvre envahissante et inexorable.
XLVII.
Cependant la chanoinesse Wenceslawa, après une demi-heure d'oraisons, monta l'escalier, et, suivant sa coutume, consacra le premier soin de sa journée à son cher neveu. Elle se dirigea vers la porte de sa chambre, et colla son oreille contre la serrure, quoique avec moins d'espérance que jamais d'entendre les légers bruits qui devaient lui annoncer son retour. Quelles furent sa surprise et sa joie, lorsqu'elle saisit le son égal de sa respiration durant le sommeil! Elle fit un grand signe de croix, et se hasarda à tourner doucement la clef dans la serrure, et à s'avancer sur la pointe du pied. Elle vit Albert paisiblement endormi dans son lit, et Cynabre couché en rond sur le fauteuil voisin. Elle n'éveilla ni l'un ni l'autre, et courut trouver le comte Christian, qui, prosterné dans son oratoire, demandait avec sa résignation accoutumée que son fils lui fût rendu, soit dans le ciel, soit sur la terre.
«Mon frère, lui dit-elle à voix basse en s'agenouillant auprès de lui, suspendez vos prières, et cherchez dans votre coeur les plus ferventes bénédictions. Dieu vous a exaucé!»
Elle n'eut pas besoin de s'expliquer davantage. Le vieillard, se retournant vers elle, et rencontrant ses petits yeux clairs animés d'une joie profonde et sympathique, leva ses mains desséchées vers l'autel, en s'écriant d'une voix éteinte:
«Mon Dieu, vous m'avez rendu mon fils!»
Et tous deux, par une même inspiration, se mirent à réciter alternativement à demi-voix les versets du beau cantique de Siméon: Maintenant je puis mourir, etc.
On résolut de ne pas réveiller Albert. On appela le baron, le chapelain, tous les serviteurs, et l'on écouta dévotement la messe d'actions de grâces dans la chapelle du château. Amélie apprit avec une joie sincère le retour de son cousin; mais elle trouva fort injuste que, pour célébrer pieusement cet heureux événement, on la fît lever à cinq heures du matin pour avaler une messe durant laquelle il lui fallut étouffer bien des bâillements.
«Pourquoi votre amie, la bonne Porporina, ne s'est-elle pas unie à nous pour remercier la Providence? dit le comte Christian à sa nièce lorsque la messe fut finie.
—J'ai essayé de la réveiller, répondit Amélie. Je l'ai appelée, secouée, et avertie de toutes les façons; mais je n'ai jamais pu lui rien faire comprendre, ni la décider à ouvrir les yeux. Si elle n'était brûlante et rouge comme le feu, je l'aurais crue morte. Il faut qu'elle ait bien mal dormi cette nuit et qu'elle ait la fièvre.
—Elle est malade, en ce cas, cette digne personne! reprit le vieux comte. Ma chère soeur Wenceslawa, vous devriez aller la voir et lui porter les soins que son état réclame. A Dieu ne plaise qu'un si beau jour soit attristé par la souffrance de cette noble fille!
—J'irai, mon frère, répondit la chanoinesse, qui ne disait plus un mot et ne faisait plus un pas à propos de Consuelo sans consulter les regards du chapelain. Mais ne vous tourmentez pas, Christian; ce ne sera rien! La signora Nina est très nerveuse. Elle sera bientôt guérie.
—N'est-ce pas pourtant une chose bien singulière, dit-elle au chapelain un instant après, lorsqu'elle put le prendre à part, que cette fille ait prédit le retour d'Albert avec tant d'assurance et de vérité! Monsieur le chapelain, nous nous sommes peut-être trompés sur son compte. C'est peut-être une espèce de sainte qui a des révélations?
—Une sainte serait venue entendre la messe, au lieu d'avoir la fièvre dans un pareil moment, objecta le chapelain d'un air profond.»
Cette remarque judicieuse arracha un soupir à la chanoinesse. Elle alla néanmoins voir Consuelo, et lui trouva une fièvre brûlante, accompagnée d'une somnolence invincible. Le chapelain fut appelé, et déclara qu'elle serait fort malade si cette fièvre continuait. Il interrogea la jeune baronne pour savoir si sa voisine de chambre n'avait pas eu une nuit très agitée.
«Tout au contraire, répondit Amélie, je ne l'ai pas entendue remuer. Je m'attendais, d'après ses prédictions et les beaux contes qu'elle nous faisait depuis quelques jours, à entendre le sabbat danser dans son appartement.
Mais il faut que le diable l'ait emportée bien loin d'ici, ou qu'elle ait affaire à des lutins fort bien appris, car elle n'a pas bougé, que je sache, et mon sommeil n'a pas été troublé un seul instant.»
Ces plaisanteries parurent de fort mauvais goût au chapelain; et la chanoinesse, que son coeur sauvait des travers de son esprit, les trouva déplacées au chevet d'une compagne gravement malade. Elle n'en témoigna pourtant rien, attribuant l'aigreur de sa nièce à une jalousie trop bien fondée; et elle demanda au chapelain quels médicaments il fallait administrer à la Porporina.
Il ordonna un calmant, qu'il fut impossible de lui faire avaler. Ses dents étaient contractées, et sa bouche livide repoussait tout breuvage. Le chapelain prononça que c'était un mauvais signe. Mais avec une apathie malheureusement trop contagieuse dans cette maison, il remit à un nouvel examen le jugement qu'il pouvait porter sur la malade: On verra; il faut attendre; on ne peut encore rien décider. Telles étaient les sentences favorites de l'Esculape tonsuré.
«Si cela continue, répéta-t-il en quittant la chambre de Consuelo, il faudra songer à appeler un médecin; car je ne prendrai pas sur moi de soigner un cas extraordinaire d'affection morale. Je prierai pour cette demoiselle; et peut-être dans la situation d'esprit où elle s'est trouvée depuis ces derniers temps, devons-nous attendre de Dieu seul des secours plus efficaces que ceux de l'art.»
On laissa une servante auprès de Consuelo, et on alla se préparer à déjeuner. La chanoinesse pétrit elle-même le plus beau gâteau qui fût jamais sorti de ses mains savantes. Elle se flattait qu'Albert, après un long jeûne, mangerait avec plaisir ce mets favori. La belle Amélie fit une toilette éblouissante de fraîcheur, en se disant que son cousin aurait peut-être quelque regret de l'avoir offensée et irritée quand il la retrouverait si séduisante. Chacun songeait à ménager quelque agréable surprise au jeune comte; et l'on oublia le seul être dont on eut dû s'occuper, la pauvre Consuelo, à qui on était redevable de son retour, et qu'Albert allait être impatient de revoir.
Albert s'éveilla bientôt, et au lieu de faire d'inutiles efforts pour se rappeler les événements de la veille, comme il lui arrivait toujours après les accès de démence qui le conduisaient à sa demeure souterraine, il retrouva promptement la mémoire de son amour et du bonheur que Consuelo lui avait donné. Il se leva à la hâte, s'habilla, se parfuma, et courut se jeter dans les bras de son père et de sa tante. La joie de ces bons parents fut portée au comble lorsqu'ils virent qu'Albert jouissait de toute sa raison, qu'il avait conscience de sa longue absence, et qu'il leur en demandait pardon avec une ardente tendresse, leur promettant de ne plus leur causer jamais ce chagrin et ces inquiétudes. Il vit les transports qu'excitait ce retour au sentiment de la réalité. Mais il remarqua les ménagements qu'on s'obstinait à garder pour lui cacher sa position, et il se sentit un peu humilié d'être traité encore comme un enfant, lorsqu'il se sentait redevenu un homme. Il se soumit à ce châtiment trop léger pour le mal qu'il avait causé, en se disant que c'était un avertissement salutaire, et que Consuelo lui saurait gré de le comprendre et de l'accepter.
Lorsqu'il s'assit à table, au milieu des caresses, des larmes de bonheur, et des soins empressés de sa famille, il chercha des yeux avec anxiété celle qui était devenue nécessaire à sa vie et à son repos. 11 vit sa place vide, et n'osa demander pourquoi la Porporina ne descendait pas. Cependant la chanoinesse, qui le voyait tourner la tête et tressaillir chaque fois qu'on ouvrait les portes, crut devoir éloigner de lui toute inquiétude en lui disant que leur jeune hôtesse avait mal dormi, qu'elle se reposait, et souhaitait garder le lit une partie de la journée.
Albert comprit bien que sa libératrice devait être accablée de fatigue, et néanmoins l'effroi se peignit sur son visage à cette nouvelle.
«Ma tante, dit-il, ne pouvant contenir plus longtemps son émotion, je pense que si la fille adoptive du Porpora était sérieusement indisposée, nous ne serions pas tous ici, occupés tranquillement à manger et à causer autour d'une table.
—Rassurez-vous donc, Albert, dit Amélie en rougissant de dépit, la Nina est occupée à rêver de vous, et à augurer votre retour qu'elle attend en dormant, tandis que-nous le fêtons ici dans la joie.»
Albert devint pâle d'indignation, et lançant à sa cousine un regard foudroyant:
«Si quelqu'un ici m'a attendu en dormant, dit-il, ce n'est pas la personne que vous nommez qui doit en être remerciée; la fraîcheur de vos joues, ma belle cousine, atteste que vous n'avez pas perdu en mon absence une heure de sommeil, et que vous ne sauriez avoir en ce moment aucun besoin de repos. Je vous en rends grâce de tout mon coeur; car il me serait très-pénible de vous en demander pardon comme j'en demande pardon, avec honte et douleur à tous les autres membres et amis de ma famille.
—Grand merci de l'exception, repartit Amélie, vermeille de colère: je m'efforcerai de la mériter toujours, en gardant mes veilles et mes soucis pour quelqu'un qui puisse m'en savoir gré, et ne pas s'en faire un jeu.»
Cette petite altercation, qui n'était pas nouvelle entre Albert et sa fiancée, mais qui n'avait jamais été aussi vive de part et d'autre, jeta, malgré tous les efforts qu'on fit pour en distraire Albert, de la tristesse et de la contrainte sur le reste de la matinée. La chanoinesse alla voir plusieurs fois sa malade, et la trouva toujours plus brûlante et plus accablée. Amélie, que l'inquiétude d'Albert blessait comme une injure personnelle, alla pleurer dans sa chambre. Le chapelain se prononça au point de dire à la chanoinesse qu'il faudrait envoyer chercher un médecin le soir, si la fièvre ne cédait pas. Le comte Christian retint son fils auprès de lui, pour le distraire d'une sollicitude qu'il ne comprenait pas et qu'il croyait encore maladive. Mais en l'enchaînant à ses côtés par des paroles affectueuses, le bon vieillard ne sut pas trouver le moindre sujet de conversation et d'épanchement avec cet esprit qu'il n'avait jamais voulu sonder, dans la crainte d'être vaincu et dominé par une raison supérieure à la sienne en matière de religion. Il est bien vrai que le comte Christian appelait folie et révolte cette vive lumière qui perçait au milieu des bizarreries d'Albert, et dont les faibles yeux d'un rigide catholique n'eussent pu soutenir l'éclat; mais il se raidissait contre la sympathie qui l'excitait à l'interroger sérieusement. Chaque fois qu'il avait essayé de redresser ses hérésies, il avait été réduit au silence par des arguments pleins de droiture et de fermeté. La nature ne l'avait point fait éloquent. Il n'avait pas cette faconde animée qui entretient la controverse, encore moins ce charlatanisme de discussion qui, à défaut de logique, en impose par un air de science et des fanfaronnades de certitude. Naïf et modeste, il se laissait fermer la bouche; il se reprochait de n'avoir pas mis à profit les années de sa jeunesse pour s'instruire de ces choses profondes qu'Albert lui opposait; et, certain qu'il y avait dans les abîmes de la science théologique des trésors de vérité, dont un plus habile et plus érudit que lui eût pu écraser l'hérésie d'Albert, il se cramponnait à sa foi ébranlée, se rejetant, pour se dispenser d'agir plus énergiquement, sur son ignorance et sa simplicité, qui enorgueillissaient trop le rebelle et lui faisaient ainsi plus de mal que de bien.
Leur entretien, vingt fois interrompu par une sorte de crainte mutuelle, et vingt fois repris avec effort de part et d'autre, finit donc par tomber de lui-même. Le vieux Christian s'assoupit sur son fauteuil, et Albert le quitta pour aller s'informer de l'état de Consuelo, qui l'alarmait d'autant plus qu'on faisait plus d'efforts pour le lui cacher.
Il passa plus de deux heures à errer dans les corridors du château, guettant la chanoinesse et le chapelain au passage pour leur demander des nouvelles. Le chapelain s'obstinait à lui répondre avec concision et réserve; la chanoinesse se composait un visage riant dès qu'elle l'apercevait, et affectait de lui parler d'autre chose, pour le tromper par une apparence de sécurité. Mais Albert voyait bien qu'elle commençait à se tourmenter sérieusement, qu'elle faisait des voyages toujours plus fréquents à la chambre de Consuelo; et il remarquait qu'on ne craignait pas d'ouvrir et de fermer à chaque instant les portes, comme si ce sommeil prétendu paisible et nécessaire, n'eût pu être troublé par le bruit et l'agitation.
Il s'enhardit jusqu'à approcher de cette chambre où il eût donné sa vie pour pénétrer un seul instant. Elle était précédée d'une première pièce, et séparée du corridor par deux portes épaisses qui ne laissaient de passage ni à l'œil ni à l'oreille. La chanoinesse, remarquant cette tentative, avait tout fermé et verrouillé, et ne se rendait plus auprès de la malade qu'en passant par la chambre d'Amélie qui y était contiguë, et où Albert n'eût été chercher des renseignements qu'avec une mortelle répugnance. Enfin, le voyant exaspéré, et craignant le retour de son mal, elle prit sur elle de mentir; et, tout en demandant pardon à Dieu dans son coeur, elle lui annonça que la malade allait beaucoup mieux, et qu'elle se promettait de descendre pour dîner avec la famille.
Albert ne se méfia pas des paroles de sa tante, dont les lèvres pures n'avaient jamais offensé la vérité ouvertement comme elles venaient de le faire; et il alla retrouver le vieux comte, en hâtant de tous ses voeux l'heure qui devait lui rendre Consuelo et le bonheur.
Mais cette heure sonna en vain; Consuelo ne parut point. La chanoinesse, faisant de rapides progrès dans l'art du mensonge, raconta qu'elle s'était levée, mais qu'elle s'était sentie un peu faible, et avait préféré dîner dans sa chambre. On feignit même de lui envoyer une part choisie des mets les plus délicats. Ces ruses triomphèrent de l'effroi d'Albert. Quoiqu'il éprouvât une tristesse accablante et comme un pressentiment d'un malheur inouï, il se soumit, et fit des efforts pour paraître calme.
Le soir, Wenceslawa vint, avec un air de satisfaction qui n'était presque plus joué, dire que la Porporina était mieux; qu'elle n'avait plus le teint animé, que son pouls était plutôt faible que plein, et qu'elle passerait certainement une excellente nuit. «Pourquoi donc suis-je glacé de terreur, malgré ces bonnes nouvelles?» pensa le jeune comte en prenant congé de ses parents à l'heure accoutumée.
Le fait est que la bonne chanoinesse, qui, malgré sa maigreur et sa difformité, n'avait jamais été malade de sa vie, n'entendait rien du tout aux maladies des autres. Elle voyait Consuelo passer d'une rougeur dévorante à une pâleur bleuâtre, son sang agité se congeler dans ses artères, et sa poitrine, trop oppressée pour se soulever sous l'effort de la respiration, paraître calme et immobile. Un instant elle l'avait crue guérie, et avait annoncé cette nouvelle avec une confiance enfantine. Mais le chapelain, qui en savait quelque peu davantage, voyait bien Que ce repos apparent était l'avant-coureur d'une crise violente. Dès qu'Albert se fut retiré, il avertit la chanoinesse que le moment était venu d'envoyer chercher le médecin. Malheureusement la ville était éloignée, la nuit obscure, les chemins détestables, et Hanz bien lent, malgré son zèle. L'orage s'éleva, la pluie tomba par torrents. Le vieux cheval que montait le vieux serviteur s'effraya, trébucha vingt fois, et finit par s'égarer dans les bois avec son maître consterné, qui prenait toutes les collines pour le Schreckenstein, et tous les éclairs pour le vol flamboyant d'un mauvais esprit. Ce ne fut qu'au grand jour que Hanz retrouva sa route. Il approcha, au trot le plus allongé qu'il put faire prendre à sa monture, de la ville, où dormait profondément le médecin; celui-ci s'éveilla, se para lentement, et se mit enfin en route. On avait perdu à décider et à effectuer tout ceci vingt-quatre heures.
Albert essaya vainement de dormir. Une inquiétude dévorante et les Bruits sinistres de l'orage le tinrent éveillé toute la nuit. Il n'osait descendre, craignant encore de scandaliser sa tante, qui lui avait fait un sermon le matin, sur l'inconvenance de ses importunités auprès de l'appartement de deux demoiselles. Il laissa sa porte ouverte, et entendit plusieurs fois des pas à l'étage inférieur. Il courait sur l'escalier; mais ne voyant personne et n'entendant plus rien, il s'efforçait de se rassurer, et de mettre sur le compte du vent et de la pluie ces bruits trompeurs qui l'avaient effrayé. Depuis que Consuelo l'avait exigé, il soignait sa raison, sa santé morale, avec patience et fermeté. Il repoussait les agitations et les craintes, et tâchait de s'élever au-dessus de son amour, par la force dé son amour même. Mais tout à coup, au milieu des roulements de la foudre et du craquement de l'antique charpente du château qui gémissait sous l'effort de l'ouragan, un long cri déchirant s'élève jusqu'à lui, et pénètre dans ses entrailles comme un coup de poignard. Albert, qui s'était jeté tout habillé sur son lit avec la résolution de s'endormir, bondit, s'élance, franchit l'escalier comme un trait, et frappe à la porte de Consuelo. Le silence était rétabli; personne ne venait ouvrir. Albert croyait encore avoir rêvé; mais un nouveau cri, plus affreux, plus sinistre encore que le premier, vint déchirer son coeur. Il n'hésite plus, fait le tour par un corridor sombre, arrive à la porte d'Amélie, la secoue et se nomme. Il entend pousser un verrou, et la voix d'Amélie lui ordonne impérieusement de s'éloigner. Cependant les cris et les gémissements redoublent: c'est la voix de Consuelo en proie à un supplice intolérable. Il entend son propre nom s'exhaler avec désespoir de cette bouche adorée. Il pousse la porte avec rage, fait sauter serrure et verrou, et, repoussant Amélie, qui joue la pudeur outragée en se voyant surprise en robe de chambre de damas et en coiffe de dentelles, il la fait tomber sur son sofa, et s'élance dans la chambre de Consuelo, pâle comme un spectre, et les cheveux dressés sur la tête.
XLVIII.
Consuelo, en proie à un délire épouvantable, se débattait dans les bras des deux plus vigoureuses servantes de la maison, qui avaient grand'peine à l'empêcher de se jeter hors de son lit. Tourmentée, ainsi qu'il arrive dans certains cas de fièvre cérébrale, par des terreurs inouïes, la malheureuse enfant voulait fuir les visions dont elle était assaillie; elle croyait voir, dans les personnes qui s'efforçaient de la retenir et de la rassurer, des ennemis, des monstres acharnés à sa perte. Le chapelain consterné, qui la croyait prête à retomber foudroyée par son mal, répétait déjà auprès d'elle les prières des agonisants: elle le prenait pour Zdenko construisant le mur qui devait l'ensevelir, en psalmodiant ses chansons mystérieuses. La chanoinesse tremblante, qui joignait ses faibles efforts à ceux des autres femmes pour la retenir dans son lit, lui apparaissait comme le fantôme des deux Wanda, la soeur de Ziska et la mère d'Albert, se montrant tour à tour dans la grotte du solitaire, et lui reprochant d'usurper leurs droits et d'envahir leur domaine. Ses exclamations, ses gémissements, et ses prières délirantes et incompréhensibles pour les assistants, étaient en rapport direct avec les pensées et les objets qui l'avaient si vivement agitée et frappée la nuit précédente. Elle entendait gronder le torrent, et avec ses bras elle imitait le mouvement de nager. Elle secouait sa noire chevelure éparse sur épaules, et croyait en voir tomber des flots d'écume. Toujours elle sentait Zdenko derrière elle, occupé à ouvrir l'écluse, ou devant elle, acharné à lui fermer le chemin. Elle ne parlait que d'eau et de pierres, avec une continuité d'images qui faisait dire au chapelain en secouant la tête:«Voilà un rêve bien long et bien pénible. Je ne sais pourquoi elle s'est tant préoccupé l'esprit dernièrement de cette citerne; c'était sans doute un commencement de fièvre, et vous voyez que son délire a toujours cet objet en vue.»
Au moment où Albert entra éperdu dans sa chambre, Consuelo, épuisée de fatigue, ne faisait plus entendre que des mots inarticulés qui se terminaient par des cris sauvages. La puissance de la volonté ne gouvernant plus ses terreurs, comme au moment où elle les avait affrontées, elle en subissait l'effet rétroactif avec une intensité horrible. Elle retrouvait cependant une sorte de réflexion tirée de son délire même, et se prenait à appeler Albert d'une voix si pleine et si vibrante que toute la maison semblait en devoir être ébranlée sur ses fondements; puis ses cris se perdaient en de longs sanglots qui paraissaient la suffoquer, bien que ses yeux hagards fussent secs et d'un éclat effrayant.
«Me voici, me voici!» s'écria Albert en se précipitant vers son lit.
Consuelo l'entendit, reprit toute son énergie, et, s'imaginant aussitôt qu'il fuyait devant elle, se dégagea des mains qui la tenaient, avec cette rapidité de mouvements et cette force musculaire que donne aux êtres les plus faibles le transport de la fièvre. Elle bondit au milieu de la chambre, échevelée, les pieds nus, le corps enveloppé d'une légère robe de nuit blanche et froissée, qui lui donnait l'air d'un spectre échappé de la tombe; et au moment où on croyait la ressaisir, elle sauta par-dessus l'épinette qui se trouvait devant elle, avec l'agilité d'un chat sauvage, atteignit la fenêtre qu'elle prenait pour l'ouverture de la fatale citerne, y posa un pied, étendit les bras, et, criant de nouveau le nom d'Albert au milieu de la nuit orageuse et sinistre, elle allait se précipiter, lorsque Albert, encore plus agile et plus fort qu'elle, l'entoura de ses bras et la reporta sur son lit. Elle ne le reconnut pas; mais elle ne fit aucune résistance, et cessa de crier. Albert lui prodigua en espagnol les plus doux noms et les plus ferventes prières: elle l'écoutait, les yeux fixes et sans le voir ni lui répondre; mais tout à coup, se relevant et se plaçant à genoux sur son lit, elle se mit à chanter une strophe du Te Deum de Haendel qu'elle avait récemment lue et admirée. Jamais sa voix n'avait eu plus d'expression et plus d'éclat. Jamais elle n'avait été aussi belle que dans cette attitude extatique, avec ses cheveux flottants, ses joues embrasées du feu de la fièvre, et ses yeux qui semblaient lire dans le ciel entr'ouvert pour eux seuls. La chanoinesse en fut émue au point de s'agenouiller elle-même au pied du lit en fondant en larmes; et le chapelain, malgré son peu de sympathie, courba la tête et fut saisi d'un respect religieux. A peine Consuelo eut-elle fini la strophe, qu'elle fit un grand soupir; une joie divine brilla sur son visage.
«Je suis sauvée!» s'écria-t-elle; et elle tomba à la renverse, pâle et froide comme le marbre, les yeux encore ouverts mais éteints, les lèvres bleues et les bras raides.
Un instant de silence et de stupeur succéda à cette scène. Amélie, qui, debout et immobile sur le seuil de sa chambre, avait assisté, sans oser faire un pas, à ce spectacle effrayant, tomba évanouie d'horreur. La chanoinesse et les deux femmes coururent à elle pour la secourir. Consuelo resta étendue et livide, appuyée sur le bras d'Albert qui avait laissé tomber son front sur le sein de l'agonisante et ne paraissait pas plus vivant qu'elle. La chanoinesse n'eut pas plus tôt fait déposer Amélie sur son lit, qu'elle revint sur le seuil de la chambre de Consuelo.
«Eh bien, monsieur le chapelain? dit-elle d'un air abattu.
—Madame, c'est la mort! répondit le chapelain d'une voix profonde, en laissant retomber le bras de Consuelo dont il venait d'interroger le pouls avec attention.
—Non, ce n'est pas la mort! non, mille fois non! s'écria Albert en se soulevant impétueusement. J'ai consulté son coeur, mieux que vous n'avez consulté son bras. Il bat encore; elle respire, elle vit. Oh! elle vivra! Ce n'est pas ainsi, ce n'est pas maintenant qu'elle doit finir. Qui donc a eu la témérité de croire que Dieu avait prononcé sa mort? Voici le moment de la soigner efficacement. Monsieur le chapelain, donnez-moi votre boîte. Je sais ce qu'il lui faut, et vous ne le savez pas. Malheureux que vous êtes, obéissez-moi! Vous ne l'avez pas secourue; vous pouviez empêcher l'invasion de cette horrible crise; vous ne l'avez pas fait, vous ne l'avez pas voulu; vous m'avez caché son mal, vous m'avez tous trompé. Vous vouliez donc la perdre? Votre lâche prudence, votre hideuse apathie, vous ont lié la langue et les mains! Donnez-moi votre boîte, vous dis-je, et laissez-moi agir.»
Et comme le chapelain hésitait à lui remettre ces médicaments qui, sous la main inexpérimentée d'un homme exalté et à demi fou, pouvaient devenir des poisons, il la lui arracha violemment. Sourd aux observations de sa tante, il choisit et dosa lui-même les calmants impérieux qui pouvaient agir avec promptitude. Albert était plus savant en beaucoup de choses qu'on ne le pensait. Il avait étudié sur lui-même, à une époque de sa vie où il se rendait encore compte des fréquents désordres de son cerveau, l'effet des révulsifs les plus énergiques. Inspiré par un jugement prompt, par un zèle courageux et absolu, il administra la potion que le chapelain n'eût jamais osé conseiller. Il réussit, avec une patience et une douceur incroyables, à desserrer les dents de la malade, et à lui faire avaler quelques gouttes de ce remède efficace. Au bout d'une heure, pendant laquelle il réitéra plusieurs fois le traitement, Consuelo respirait librement; ses mains avaient repris de la tiédeur, et ses traits de l'élasticité. Elle n'entendait et ne sentait rien encore, mais son accablement était une sorte de sommeil, et une pâle coloration revenait à ses lèvres. Le médecin arriva, et, voyant le cas sérieux, déclara qu'on l'avait appelé bien tard et qu'il ne répondait de rien. Il eût fallu pratiquer une saignée la veille; maintenant le moment n'était plus favorable. Sans aucun doute la saignée ramènerait la crise. Ceci devenait embarrassant.
«Elle la ramènera, dit Albert; et cependant il faut saigner.»
Le médecin allemand, lourd personnage plein d'estime pour lui-même, et habitué, dans son pays, où il n'avait point de concurrent, à être écouté comme un oracle, souleva son épaisse paupière, et regarda en clignotant celui qui se permettait de trancher ainsi la question.
«Je vous dis qu'il faut saigner, reprit Albert avec force. Avec ou sans la saignée la crise doit revenir.
—Permettez, dit le docteur Wetzelius; ceci n'est pas aussi certain que vous paraissez le croire.»
Et il sourit d'un air un peu dédaigneux et ironique.
«Si la crise ne revient pas, tout est perdu, repartit Albert; vous devez le savoir. Cette somnolence conduit droit à l'engourdissement des facultés du cerveau, à la paralysie, et à la mort. Votre devoir est de vous emparer de la maladie, d'en ranimer l'intensité pour la combattre, de lutter enfin! Sans cela, que venez-vous faire ici? Les prières et les sépultures ne sont pas de votre ressort. Saignez, ou je saigne moi-même.»
Le docteur savait bien qu'Albert raisonnait juste, et il avait eu tout d'abord l'intention de saigner; mais il ne convenait pas à un homme de son importance de prononcer et d'exécuter aussi vite. C'eût été donner à penser que le cas était simple et le traitement facile, et notre Allemand avait coutume de feindre de grandes perplexités, un pénible examen, afin de sortir de là triomphant, comme par une soudaine illumination de son génie, afin de faire répéter ce que mille fois il avait fait dire de lui: «La maladie était si avancée, si dangereuse, que le docteur Wetzelius lui-même ne savait à quoi se résoudre. Nul autre que lui n'eût saisi le moment et deviné le remède. C'est un homme bien prudent, bien savant, bien fort. Il n'a pas son pareil, même à Vienne!»
Quand il se vit contrarié, et mis au pied du mur sans façon par l'impatience d'Albert:
«Si vous êtes médecin, lui répondit-il, et si vous avez autorité ici, je ne vois pas pourquoi l'on m'a fait appeler, et je m'en retourne chez moi.
—Si vous ne voulez point vous décider en temps opportun, vous pouvez vous retirer, dit Albert.»
Le docteur Wetzelius, profondément blessé d'avoir été associé à un confrère inconnu, qui le traitait avec si peu de déférence, se leva et passa dans la chambre d'Amélie, pour s'occuper des nerfs de cette jeune personne, qui le demandait instamment, et pour prendre congé de la chanoinesse; mais celle-ci le retint.
«Hélas! mon cher docteur, lui dit-elle, vous ne pouvez pas nous abandonner dans une pareille situation. Voyez quelle responsabilité pèse sur nous! Mon neveu vous a offensé; mais devez-vous prendre au sérieux la vivacité d'un homme si peu maître de lui-même?…
—Est-ce donc là le comte Albert? demanda le docteur stupéfait. Je ne l'aurais jamais reconnu. Il est tellement changé!…
—Sans doute; depuis près de dix ans que vous ne l'avez vu, il s'est fait en lui bien du changement.
—Je le croyais complètement rétabli, dit le docteur avec malignité; car on ne m'a pas fait appeler une seule fois depuis son retour.
—Ah! mon cher docteur! vous savez bien qu'Albert n'a jamais voulu se soumettre aux arrêts de la science.
—Et cependant le voilà médecin lui-même, à ce que je vois?
—Il a quelques notions de tout; mais il porte en tout sa précipitation bouillante. L'état affreux où il vient de voir cette jeune fille l'a beaucoup troublé; autrement vous l'eussiez trouvé plus poli, plus sensé, et plus reconnaissant des soins que vous lui avez donnés dans son enfance.
—Je crains qu'il n'en ait plus besoin que jamais,» reprit le docteur, qui, malgré son respect pour la famille et le château, aimait mieux affliger la chanoinesse par cette dure réflexion, que de quitter son attitude dédaigneuse, et de renoncer à la petite vengeance de traiter Albert comme un insensé.
La chanoinesse souffrit de cette cruauté, d'autant plus que le dépit du docteur pouvait lui faire divulguer l'état de son neveu, qu'elle prenait tant de peine pour dissimuler. Elle se soumit pour le désarmer, et lui demanda humblement ce qu'il pensait de cette saignée conseillée par Albert.
«Je pense que c'est une absurdité pour le moment, dit le docteur, qui voulait garder l'initiative et laisser tomber l'arrêt en toute liberté de sa bouche révérée. J'attendrai une heure ou deux; je ne perdrai pas de vue la malade, et si le moment se présente, fût-ce plus tôt que je ne pense, j'agirai; mais dans la crise présente, l'état du pouls ne me permet pas de rien préciser.
—Vous nous restez donc? Béni soyez-vous, excellent docteur!
—Du moment que mon adversaire est le jeune comte, dit le docteur en souriant d'un air de pitié protectrice, je ne m'étonne plus de rien, et je laisse dire.»
Il allait rentrer dans la chambre de Consuelo, dont le chapelain avait poussé la porte pour qu'Albert n'entendît pas ce colloque, lorsque le chapelain lui-même, pâle et tout effaré, quitta la malade et vint trouver le docteur.
«Au nom du ciel! docteur, s'écria-t-il, venez employer votre autorité; la mienne est méconnue, et la voix de Dieu même le serait, je crois, par le comte Albert. Le voilà qui s'obstine à saigner la moribonde, malgré votre défense; et il va le faire si, par je ne sais quelle force ou quelle adresse, nous ne réussissons à l'arrêter. Dieu sait s'il a jamais touché une lancette. Il va l'estropier; s'il ne la tue sur le coup par une émission de sang pratiquée hors de propos.
—Oui-da! dit le docteur d'un ton goguenard, et en se traînant pesamment vers la porte avec l'enjouement égoïste et blessant d'un homme que le coeur n'inspire point. Nous allons donc en voir de belles, si je ne lui fais pas quelque conte pour le mettre à la raison.»
Mais lorsqu'il arriva auprès du lit, Albert avait sa lancette rougie entre ses dents: d'une main il soutenait le bras de Consuelo, et de l'autre l'assiette. La veine était ouverte, un sang noir coulait en abondance.
Le chapelain voulut murmurer, s'exclamer, prendre le ciel à témoin. Le docteur essaya de plaisanter et de distraire Albert, pensant prendre son temps pour fermer la veine, sauf à la rouvrir un instant après quand son caprice et sa vanité pourraient s'emparer du succès. Mais Albert le tint à distance par la seule expression de son regard; et dès qu'il eut tiré la quantité de sang voulue, il plaça l'appareil avec toute la dextérité d'un opérateur exercé; puis il replia doucement le bras de Consuelo dans les couvertures, et, passant un flacon à la chanoinesse pour qu'elle le tint près des narines de la malade, il appela le chapelain et le docteur dans la chambre d'Amélie:
«Messieurs, leur dit-il, vous ne pouvez être d'aucune utilité à la personne que je soigne. L'irrésolution ou les préjugés paralysent votre zèle et votre savoir. Je vous déclare que je prends tout sur moi, et que je ne veux être ni distrait ni contrarié dans l'accomplissement d'une tâche aussi sérieuse. Je prie donc monsieur le chapelain de réciter ses prières, et monsieur le docteur d'administrer ses potions à ma cousine. Je ne souffrirai plus qu'on fasse des pronostics et des apprêts de mort Autour du lit d'une personne qui va reprendre connaissance tout à l'heure. Qu'on se le tienne pour dit. Si j'offense ici un savant, si je suis coupable envers un ami, j'en demanderai pardon quand je pourrai songer à moi-même.»
Après avoir parlé ainsi, d'un ton dont le calme et la douceur contrastaient avec la sécheresse de ses paroles, Albert rentra dans l'appartement de Consuelo, ferma la porte, mit la clef dans sa poche, et dit à la chanoinesse: «Personne n'entrera ici, et personne n'en sortira sans ma volonté.»
XLIX.
La chanoinesse, interdite, n'osa lui répondre un seul mot. Il y avait dans son air et dans son maintien quelque chose de si absolu, que la bonne tante en eut peur et se mit à lui obéir d'instinct avec un empressement et une ponctualité sans exemple. Le médecin, voyant son autorité complètement méconnue, et ne se souciant pas, comme il le raconta plus tard, d'entrer en lutte avec un furieux, prit le sage parti de se retirer. Le chapelain alla dire des prières, et Albert, secondé par sa tante et par les deux femmes de service, passa toute la journée auprès de sa malade, sans ralentir ses soins un seul instant. Après quelques heures de calme, la crise d'exaltation revint presque aussi forte que la nuit précédente; mais elle dura moins longtemps, et lorsqu'elle eut cédé à l'effet de puissants réactifs, Albert engagea la chanoinesse à aller se coucher et à lui envoyer seulement une nouvelle femme pour l'aider pendant que les deux autres iraient se reposer.
«Ne voulez-vous donc pas vous reposer aussi, Albert? demanda Wenceslawa en tremblant.
—Non, ma chère tante, répondit-il; je n'en ai aucun besoin.
—Hélas! reprit-elle, vous vous tuez, mon enfant! Voici une étrangère qui nous coûte bien cher! ajouta-t-elle en s'éloignant enhardie par l'inattention du jeune comte.»
Il consentit cependant à prendre quelques aliments, pour ne pas perdre les forces dont il se sentait avoir besoin. Il mangea debout dans le corridor, l'oeil attaché sur la porte; et dès qu'il eut fini, il jeta sa serviette par terre et rentra. Il avait fermé désormais la communication entre la chambre de Consuelo et celle d'Amélie, et ne laissait plus passer que par la galerie le peu de personnes auxquelles il donnait accès. Amélie voulut pourtant être admise, et feignit de rendre quelques soins à sa compagne; mais elle s'y prenait si gauchement, et à chaque mouvement fébrile de Consuelo elle témoignait tant d'effroi de la voir retomber dans les convulsions, qu'Albert, impatienté, la pria de ne se mêler de rien, et d'aller dans sa chambre s'occuper d'elle-même.
«Dans ma chambre! répondit Amélie; et lors même que la bienséance ne me défendrait pas de me coucher quand vous êtes là séparé de moi par une seule porte, presque installé chez moi, pensez-vous que je puisse goûter un repos bien paisible avec ces cris affreux et cette épouvantable agonie à mes oreilles?»
Albert haussa les épaules, et lui répondit qu'il y avait beaucoup d'autres appartements dans le château; qu'elle pouvait s'emparer du meilleur, en attendant qu'on pût transporter la malade dans une chambre où son voisinage n'incommoderait personne.
Amélie, pleine de dépit, suivit ce conseil. La vue des soins délicats, et pour ainsi dire maternels, qu'Albert rendait à sa rivale, lui était plus pénible que tout le reste.
«O ma tante! dit-elle en se jetant dans les bras de la chanoinesse, lorsque celle-ci l'eut installée dans sa propre chambre à coucher, où elle se fit dresser un lit à côté d'elle, nous ne connaissions pas Albert. Il nous montre maintenant comme il sait aimer!»
Pendant plusieurs jours, Consuelo fut entre la vie et la mort; mais Albert combattit le mal avec une persévérance et une habileté qui devaient en triompher. Il l'arracha enfin à cette rude épreuve; et dès qu'elle fut hors de danger, il la fit transporter dans une tour du château où le soleil donnait plus longtemps, et d'où la vue était encore plus belle et plus vaste que de toutes les autres croisées. Cette chambre, meublée à l'antique, était aussi plus conforme aux goûts sérieux de Consuelo que celle dont on avait disposé pour elle dans le principe: et il y avait longtemps qu'elle avait laissé percer son désir de l'habiter. Elle y fut à l'abri des importunités de sa compagne, et, malgré la présence continuelle d'une femme que l'on relevait chaque matin et chaque soir, elle put passer dans une sorte de tête-à-tête avec celui qui l'avait sauvée, les jours languissants et doux de sa convalescence. Ils parlaient toujours espagnol ensemble, et l'expression délicate et tendre de la passion d'Albert était plus douce à l'oreille de Consuelo dans cette langue, qui lui rappelait sa patrie, son enfance et sa mère. Pénétrée d'une vive reconnaissance, affaiblie par des souffrances où Albert l'avait seul assistée et soulagée efficacement, elle se laissait aller à cette molle quiétude qui suit les grandes crises. Sa mémoire se réveillait peu à peu, mais sous un voile qui n'était pas partout également léger. Par exemple, si elle se retraçait avec un plaisir pur et légitime l'appui et le dévouement d'Albert dans les principales rencontres de leur liaison, elle ne voyait les égarements de sa raison, et le fond trop sérieux de sa passion pour elle, qu'à travers un nuage épais. Il y avait même des heures où, après l'affaissement du sommeil ou sous l'effet des potions assoupissantes, elle s'imaginait encore avoir rêvé tout ce qui pouvait mêler de la méfiance et de la crainte à l'image de son généreux ami. Elle s'était tellement habituée à sa présence et à ses soins, que, s'il s'absentait à sa prière pour prendre ses repas en famille, elle se sentait malade et agitée jusqu'à son retour. Elle s'imaginait que les calmants qu'il lui administrait avaient un effet contraire, s'il ne les préparait et s'il ne les lui versait de sa propre main; et quand il les lui présentait lui-même, elle lui disait avec ce sourire lent et profond, et si touchant sur un beau visage encore à demi couvert des ombres de la mort:
«Je crois bien maintenant, Albert, que vous avez la science des enchantements; car il suffit que vous ordonniez à une goutte d'eau de m'être salutaire, pour qu'aussitôt elle fasse passer en moi le calme et la force qui sont en vous.»
Albert était heureux pour la première fois de sa vie; et comme si son âme eût été puissante pour la joie autant qu'elle l'avait été pour la douleur, il était, à cette époque de ravissement et d'ivresse, l'homme le plus fortuné qu'il y eût sur la terre. Cette chambre, où il voyait sa bien-aimée à toute heure et sans témoins importuns, était devenue pour lui un lieu de délices. La nuit, aussitôt qu'il avait fait semblant de se retirer et que tout le monde était couché dans la maison, il la traversait à pas furtifs; et, tandis que la garde chargée de veiller dormait profondément, il se glissait derrière le lit de sa chère Consuelo, et la regardait sommeiller, pâle et penchée comme une fleur après l'orage. Il s'installait dans un grand fauteuil qu'il avait soin de laisser toujours là en partant; et il y passait la nuit entière, dormant d'un sommeil si léger qu'au moindre mouvement de la malade il était courbé vers elle pour entendre les faibles mots qu'elle venait d'articuler; ou bien sa main toute prête recevait la main qui le cherchait, lorsque Consuelo, agitée de quelque rêve, témoignait un reste d'inquiétude. Si la garde se réveillait, Albert lui disait toujours qu'il venait d'entrer, et elle se persuadait qu'il faisait une ou deux visites par nuit à sa malade, tandis qu'il ne passait pas une demi-heure dans sa propre chambre. Consuelo partageait cette illusion. Quoiqu'elle s'aperçût bien plus souvent que sa gardienne de la présence d'Albert, elle était encore si faible qu'elle se laissait aisément tromper par lui sur la fréquence et la durée de ces visites. Quelquefois, au milieu de la nuit, lorsqu'elle le suppliait d'aller se coucher, il lui disait que le jour était près de paraître et que lui-même venait de se lever. Grâce à ces délicates tromperies, Consuelo ne souffrait jamais de son absence, et elle ne s'inquiétait pas de la fatigue qu'il devait ressentir.
Cette fatigue était, malgré tout, si légère, qu'Albert ne s'en apercevait pas. L'amour donne des forces au plus faible; et outre qu'Albert était d'une force d'organisation exceptionnelle, jamais poitrine humaine n'avait logé un amour plus vaste et plus vivifiant que le sien. Lorsqu'aux premiers feux du soleil Consuelo s'était lentement traînée à sa chaise longue, près de la fenêtre entr'ouverte, Albert venait s'asseoir derrière elle, et cherchait dans la course des nuages ou dans le pourpre des rayons, à saisir les pensées que l'aspect du ciel inspirait à sa silencieuse amie. Quelquefois il prenait furtivement un bout du voile dont elle enveloppait sa tête, et dont un vent tiède faisait flotter les plis sur le dossier du sofa. Albert penchait son front comme pour se reposer, et collait sa bouche contre le voile. Un jour, Consuelo, en le lui retirant pour le ramener sur sa poitrine, s'étonna de le trouver chaud et humide, et, se retournant avec plus de vivacité qu'elle n'en mettait dans ses mouvements depuis l'accablement de sa maladie, elle surprit une émotion extraordinaire sur le visage de son ami. Ses joues étaient animées, un feu dévorant couvait dans ses yeux, et sa poitrine était soulevée par de violentes palpitations…. Albert maîtrisa rapidement son trouble: mais il avait eu le temps de voir l'effroi se peindre dans les traits de Consuelo. Cette observation l'affligea profondément. Il eût mieux aimé la voir armée de dédain et de sévérité qu'assiégée d'un reste de crainte et de méfiance. Il résolut de veiller sur lui-même avec assez de soin pour que le souvenir de son délire ne vînt plus alarmer celle qui l'en avait guéri au péril et presque au prix de sa propre raison et de sa propre vie.
Il y parvint, grâce à une puissance que n'eût pas trouvée un homme placé dans une situation d'esprit plus calme. Habitué dès longtemps à concentrer l'impétuosité de ses émotions, et à faire de sa volonté un usage d'autant plus énergique qu'il lui était plus souvent disputé par les mystérieuses atteintes de son mal, il exerçait sur lui-même un empire dont on ne lui tenait pas assez de compte. On ignorait la fréquence et la force des accès qu'il avait su dompter chaque jour, jusqu'au moment où, dominé par la violence du désespoir et de l'égarement, il fuyait vers sa caverne inconnue, vainqueur encore dans sa défaite, puisqu'il conservait assez de respect envers lui-même pour dérober à tous les yeux le spectacle de sa chute. Albert était un fou de l'espèce la plus malheureuse et la plus respectable. Il connaissait sa folie, et la sentait venir jusqu'à ce qu'elle l'eût envahi complètement. Encore gardait-il, au milieu de ses accès, le vague instinct et le souvenir confus d'un monde réel, où il ne voulait pas se montrer tant qu'il ne sentait pas ses rapports avec lui entièrement rétablis. Ce souvenir de la vie actuelle et positive, nous l'avons tous, lorsque les rêves d'un sommeil pénible nous jettent dans la vie des fictions et du délire. Nous nous débattons parfois contre ces chimères et ces terreurs de la nuit, tout en nous disant qu'elles sont l'effet du cauchemar, et en faisant des efforts pour nous réveiller; mais un pouvoir ennemi semble nous saisir à plusieurs reprises, et nous replonger dans cette horrible léthargie, où des spectacles toujours plus lugubres et des douleurs toujours plus poignantes nous assiègent et nous torturent.
C'est dans une alternative analogue que s'écoulait la vie puissante et misérable de cet homme incompris, qu'une tendresse active, délicate, et intelligente, pouvait seule sauver de ses propres détresses. Cette tendresse s'était enfin manifestée dans son existence. Consuelo était vraiment l'âme candide qui semblait avoir été formée pour trouver le difficile accès de cette âme sombre et jusque là fermée à toute sympathie complète. Il y avait dans la sollicitude qu'un enthousiasme romanesque avait fait naître d'abord chez cette jeune fille, et dans l'amitié respectueuse que la reconnaissance lui inspirait depuis sa maladie, quelque chose de suave et de touchant que Dieu, sans doute, savait particulièrement propre à la guérison d'Albert. Il est fort probable que si Consuelo, oublieuse du passé, eût partagé l'ardeur de sa passion, des transports si nouveaux dans sa vie, et une joie si subite, l'eussent exalté de la manière la plus funeste. L'amitié discrète et chaste qu'elle lui portait devait avoir pour son salut des effets plus lents, mais plus sûrs. C'était un frein en même temps qu'un bienfait; et s'il y avait une sorte d'ivresse dans le coeur renouvelé de ce jeune homme, il s'y mêlait une idée de devoir et de sacrifice qui donnait à sa pensée d'autres aliments, et à sa volonté un autre but que ceux qui l'avaient dévoré jusque là. Il éprouvait donc, à la fois, le bonheur d'être aimé comme il ne l'avait jamais été, la douleur de ne pas l'être avec l'emportement qu'il ressentait lui-même, et la crainte de perdre ce bonheur en ne paraissant pas s'en contenter. Ce triple effet de son amour remplit bientôt son âme, au point de n'y plus laisser de place pour les rêveries vers lesquelles son inaction et son isolement l'avaient forcé pendant si longtemps de se tourner. Il en fut délivré comme par la force d'un enchantement; car il les oublia, et l'image de celle qu'il aimait tint ses maux à distance, et sembla s'être placée entre eux et lui, comme un bouclier céleste.
Le repos d'esprit et le calme de sentiment qui étaient si nécessaires au rétablissement de la jeune malade ne furent donc plus que bien légèrement et bien rarement troublés par les agitations secrètes de son médecin. Comme le héros fabuleux, Consuelo était descendue dans le Tartare pour en tirer son ami, et elle en avait rapporté l'épouvante et l'égarement. A son tour il s'efforça de la délivrer des sinistres hôtes qui l'avaient suivie, et il y parvint à force de soins délicats et de respect passionné. Ils recommençaient ensemble une vie nouvelle, appuyés l'un sur l'autre, n'osant guère regarder en arrière, et ne se sentant pas la force de se replonger par la pensée dans cet abîme qu'ils venaient de parcourir. L'avenir était un nouvel abîme, non moins mystérieux et terrible, qu'ils n'osaient pas interroger non plus. Mais le présent, comme un temps de grâce que le ciel leur accordait, se laissait doucement savourer.
L.
Il s'en fallait de beaucoup que les autres habitants du château fussent aussi tranquilles. Amélie était furieuse, et ne daignait plus rendre la moindre visite à la malade. Elle affectait de ne point adresser la parole à Albert, de ne jamais tourner les yeux vers lui, et de ne pas même répondre à son salut du matin et du soir. Ce qu'il y eut de plus affreux, c'est qu'Albert ne parut pas faire la moindre attention à son dépit.
La chanoinesse, voyant la passion bien évidente et pour ainsi dire déclarée de son neveu pour l'aventurière, n'avait plus un moment de repos. Elle se creusait l'esprit pour imaginer un moyen de faire cesser le danger et le scandale; et, à cet effet, elle avait de longues conférences avec le chapelain. Mais celui-ci ne désirait pas très-vivement la fin d'un tel état de choses. Il avait été longtemps inutile et inaperçu dans les soucis de la famille. Son rôle reprenait une sorte d'importance depuis ces nouvelles agitations, et il pouvait enfin se livrer au plaisir d'espionner, de révéler, d'avertir, de prédire, de conseiller, en un mot de remuer à son gré les intérêts domestiques, en ayant l'air de ne toucher à rien, et en se mettant à couvert de l'indignation du jeune comte derrière les jupes de la vieille tante. A eux deux, ils trouvaient sans cesse de nouveaux sujets de crainte, de nouveaux motifs de précaution, et jamais aucun moyen de salut. Chaque jour, la bonne Wenceslawa abordait son neveu avec une explication décisive au bord des lèvres, et chaque jour un sourire moqueur ou un regard glacial faisait expirer la parole et avorter le projet. A chaque instant elle guettait l'occasion de se glisser auprès de Consuelo, pour lui adresser une réprimande adroite et ferme; à chaque instant Albert, comme averti par un démon familier, venait se placer sur le seuil de la chambre, et du seul froncement de son sourcil, comme le Jupiter Olympien, il faisait tomber le courroux et glaçait le courage des divinités contraires à sa chère Ilion. La chanoinesse avait cependant entamé plusieurs fois la conversation avec la malade; et comme les moments où elle pouvait la voir tête à tête étaient rares, elle avait mis le temps à profit en lui adressant des réflexions assez saugrenues, qu'elle croyait très-significatives. Mais Consuelo était si éloignée de l'ambition qu'on lui supposait, qu'elle n'y avait rien compris. Son étonnement, son air de candeur et de confiance, désarmaient tout de suite la bonne chanoinesse, qui, de sa vie, n'avait pu résister à un accent de franchise ou à une caresse cordiale. Elle s'en allait, toute confuse, avouer sa défaite au chapelain, et le reste de la journée se passait à faire des résolutions pour le lendemain.
Cependant Albert, devinant fort bien ce manège, et voyant que Consuelo commençait à s'en étonner, et à s'en inquiéter, prit le parti de le faire cesser. Il guetta un jour Wenceslawa au passage; et pendant qu'elle croyait tromper sa surveillance en surprenant Consuelo seule de grand matin, il se montra tout à coup, au moment où elle mettait la main sur la clef pour entrer dans la chambre de la malade.
«Ma bonne tante, lui dit-il en s'emparant de cette main et en la portant à ses lèvres, j'ai à vous dire bien bas une chose qui vous intéresse. C'est que la vie et la santé de la personne qui repose ici près me sont plus précieuses que ma propre vie et que mon propre bonheur. Je sais fort bien que votre confesseur vous fait un cas de conscience de contrarier mon dévouement pour elle, et de détruire l'effet de mes soins. Sans cela, votre noble coeur n'eût jamais conçu la pensée de compromettre par des paroles amères et des reproches injustes le rétablissement d'une malade à peine hors de danger. Mais puisque le fanatisme ou la petitesse d'un prêtre peuvent faire de tels prodiges que de transformer en cruauté aveugle la piété la plus sincère et la charité la plus pure, je m'opposerai de tout mon pouvoir au crime dont ma pauvre tante consent à se faire l'instrument. Je garderai ma malade la nuit et le jour, je ne la quitterai plus d'un instant; et si malgré mon zèle on réussit à me l'enlever, je jure, par tout ce qu'il y a de plus redoutable à la croyance humaine, que je sortirai de la maison de mes pères pour n'y jamais rentrer. Je pense que quand vous aurez fait connaître ma détermination à M. le chapelain, il cessera de vous tourmenter et de combattre les généreux instincts de votre coeur maternel.»
La chanoinesse stupéfaite ne put répondre à ce discours qu'en fondant en larmes. Albert l'avait emmenée à l'extrémité de la galerie, afin que cette explication ne fût pas entendue de Consuelo. Elle se plaignit vivement du ton de révolte et de menace que son neveu prenait avec elle, et voulut profiter de l'occasion pour lui démontrer la folie de son attachement pour une personne d'aussi basse extraction que la Nina.
«Ma tante, lui répondit Albert en souriant, vous oubliez que si nous sommes issus du sang royal des Podiebrad, nos ancêtres les monarques ne l'ont été que par la grâce des paysans révoltés et des soldats aventuriers. Un Podiebrad ne doit donc jamais voir dans sa glorieuse origine qu'un motif de plus pour se rapprocher du faible et du pauvre, puisque c'est là que sa force et sa puissance ont planté leurs racines, il n'y a pas si longtemps qu'il puisse déjà l'avoir oublié.»
Quand Wenceslawa raconta au chapelain cette orageuse conférence, il fut d'avis de ne pas exaspérer le jeune comte en insistant auprès de lui, et de ne pas le pousser à la révolte en tourmentant sa protégée.
«C'est au comte Christian lui-même qu'il faut adresser vos représentations, dit-il. L'excès de votre tendresse a trop enhardi le fils; que la sagesse de vos remontrances éveille enfin l'inquiétude du père, afin qu'il prenne à l'égard de la dangereuse personne des mesures décisives.
—Croyez-vous donc, reprit la chanoinesse, que je ne me sois pas encore avisée de ce moyen? Mais, hélas! mon frère a vieilli de quinze ans pendant les quinze jours de la dernière disparition d'Albert. Son esprit a tellement baissé, qu'il n'est plus possible de lui faire rien comprendre à demi-mot. Il semble qu'il fasse une sorte de résistance aveugle et muette à l'idée d'un chagrin nouveau; il se réjouit comme un enfant d'avoir retrouvé son fils, et de l'entendre raisonner en apparence comme un homme sensé. Il le croit guéri radicalement, et ne s'aperçoit pas que le pauvre Albert est en proie à un nouveau genre de folie plus funeste que l'autre. La sécurité de mon frère à cet égard est si profonde, et il en jouit si naïvement, que je ne me suis pas encore senti le courage de la détruire, en lui ouvrant les yeux tout à fait sur ce qui se passe. Il me semble que cette ouverture, lui venant de vous, serait écoutée avec plus de résignation, et qu'accompagnée de vos exhortations religieuses, elle serait plus efficace et moins pénible.
—Une telle ouverture est trop délicate, répondit le chapelain, pour être abordée par un pauvre prêtre comme moi. Dans la bouche d'une soeur, elle sera beaucoup mieux placée, et votre seigneurie saura en adoucir l'amertume par les expressions d'une tendresse que je ne puis me permettre d'exprimer familièrement à l'auguste chef de la famille.»
Ces deux graves personnages perdirent plusieurs jours à se renvoyer le soin d'attacher le grelot; et pendant ces irrésolutions où la lenteur et l'apathie de leurs habitudes trouvaient bien un peu leur compte, l'amour faisait de rapides progrès dans le coeur d'Albert. La santé de Consuelo se rétablissait à vue d'oeil, et rien ne venait troubler les douceurs d'une intimité que la surveillance des argus les plus farouches n'eût pu rendre plus chaste et plus réservée qu'elle ne l'était par le seul fait d'une pudeur vraie et d'un amour profond.
Cependant la baronne Amélie ne pouvant plus supporter l'humiliation de son rôle, demandait vivement à son père de la reconduire à Prague. Le baron Frédérick, lui préférait le séjour des forêts à celui des villes, lui promettait tout ce qu'elle voulait, et remettait chaque jour au lendemain la notification et les apprêts de son départ. La jeune fille vit qu'il fallait brusquer les choses, et s'avisa d'un expédient inattendu. Elle s'entendit avec sa soubrette, jeune Française, passablement fine et décidée; et un matin, au moment où son père partait pour la chasse, elle le pria de la conduire en voiture au château d'une dame de leur connaissance, à qui elle devait depuis longtemps une visite. Le baron eut bien un peu de peine à quitter son fusil et sa gibecière pour changer sa toilette et l'emploi de sa journée. Mais il se flatta que cet acte de condescendance rendrait Amélie moins exigeante; que la distraction de cette promenade emporterait sa mauvaise humeur, et l'aiderait à passer sans trop murmurer quelques jours de plus au château des Géants. Quand le brave homme avait une semaine devant lui, il croyait avoir assuré l'indépendance de toute sa vie; sa prévoyance n'allait point au delà. Il se résigna donc à renvoyer Saphyr et Panthère au chenil; et Attila, le faucon, retourna sur son perchoir d'un air mutin et mécontent qui arracha un gros soupir à son maître.
Enfin le baron monte en voiture avec sa fille, et au bout de trois tours de roue s'endort profondément selon son habitude en pareille circonstance. Aussitôt le cocher reçoit d'Amélie l'ordre de tourner bride et de se Diriger vers la poste la plus voisine. On y arrive après deux heures de marche rapide; et lorsque le baron ouvre les yeux, il voit des chevaux de poste attelés à son brancard tout prêts à l'emporter sur la route de Prague.
«Eh bien, qu'est-ce? où sommes-nous? où allons-nous? Amélie, ma chère enfant, quelle distraction est la vôtre? Que signifie ce caprice, ou cette plaisanterie?»
A toutes les questions de son père la jeune baronne ne répondait que par des éclats de rire et des caresses enfantines. Enfin, quand elle vit le postillon à cheval et la voiture rouler légèrement sur le sable de la grande route, elle prit un air sérieux, et d'un ton fort décidé elle parla ainsi:
«Cher papa, ne vous inquiétez de rien. Tous nos paquets ont été fort bien faits. Les coffres de la voiture sont remplis de tous les effets nécessaires au voyage. Il ne reste au château des Géants que vos armes et vos bêtes, dont vous n'avez que faire à Prague, et que d'ailleurs on vous renverra dès que vous les redemanderez. Une lettre sera remise à mon oncle Christian, à l'heure de son déjeuner. Elle est tournée de manière à lui faire comprendre la nécessité de notre départ, sans l'affliger trop, et sans le fâcher contre vous ni contre moi. Maintenant je vous demande humblement pardon de vous avoir trompé; mais il y avait près d'un mois que vous aviez consenti à ce que j'exécute en cet instant. Je ne contrarie donc pas vos volontés en retournant à Prague dans un moment où vous n'y songiez pas précisément, mais où vous êtes enchanté, je gage, d'être délivré de tous les ennuis qu'entraînent la dissolution et les préparatifs d'un déplacement. Ma position devenait intolérable, et vous ne vous en aperceviez pas. Voilà mon excuse et ma justification. Daignez m'embrasser et ne pas me regarder avec ces yeux courroucés qui me font peur.»
En parlant ainsi, Amélie étouffait, ainsi que sa suivante, une forte envie de rire; car jamais le baron n'avait eu un regard de colère pour qui que ce fût, à plus forte raison pour sa fille chérie. Il roulait en ce moment de gros yeux effarés et, il faut l'avouer, un peu hébétés par la surprise. S'il éprouvait quelque contrariété de se voir jouer de la sorte, et un chagrin réel de quitter son frère et sa soeur aussi brusquement, sans leur avoir dit adieu, il était si émerveillé de ce qui arrivait, que son mécontentement se changeait en admiration, et il ne pouvait que dire:
«Mais comment avez-vous fait pour arranger tout cela sans que j'en aie eu le moindre soupçon? Pardieu, j'étais loin de croire, en ôtant mes bottes et en faisant rentrer mon cheval, que je partais pour Prague, et que je ne dînerais pas ce soir avec mon frère! Voilà une singulière aventure, et personne ne voudra me croire quand je la raconterai … Mais où avez-vous mis mon bonnet de voyage, Amélie, et comment voulez-vous que je dorme dans la voiture avec ce chapeau galonné sur les oreilles?
—Votre bonnet? le voici, cher papa, dit la jeune espiègle en lui présentant sa toque fourrée, qu'il mit à l'instant sur son chef avec une naïve satisfaction.
—Mais ma bouteille de voyage? vous l'avez oubliée certainement, méchante petite fille?
—Oh! certainement non, s'écria-t-elle en lui présentant un large flacon de cristal, garni de cuir de Russie, et monté en argent; je l'ai remplie moi-même du meilleur vin de Hongrie qui soit dans la cave de ma tante. Goûtez plutôt, c'est celui que vous préférez.
—Et ma pipe? et mon sac de tabac turc?
—Rien ne manque, dit la soubrette. Monsieur le baron trouvera tout dans les poches de la voiture; nous n'avons rien oublié, rien négligé pour qu'il fit le voyage agréablement.
—A la bonne heure!, dit le baron en chargeant sa pipe; ce n'en est pas moins une grande scélératesse que vous faites là, ma chère Amélie. Vous rendez votre père ridicule, et vous êtes cause que tout le monde va se moquer de moi.
—Cher papa, répondit Amélie, c'est moi qui suis bien ridicule aux yeux du monde, quand je parais m'obstiner à épouser un aimable cousin qui ne daigne pas me regardez, et qui, sous mes yeux, fait une cour assidue à ma maîtresse de musique. Il y a assez longtemps que je subis cette humiliation, et je ne sais trop s'il est beaucoup de filles de mon rang, de mon air et de mon âge, qui n'en eussent pas pris un dépit plus sérieux. Ce que je sais fort bien, c'est qu'il y a des filles qui s'ennuient moins que je ne le fais depuis dix-huit mois, et qui, pour en finir, prennent la fuite ou se font enlever. Moi, je me contente de fuir en enlevant mon père. C'est plus nouveau et plus honnête: qu'en pense mon cher papa?
—Tu as le diable au corps!» répondit le baron en embrassant sa fille; et il fit le reste du voyage fort gaiement, buvant, fumant et dormant tour à tour, sans se plaindre et sans s'étonner davantage.
Cet événement ne produisit pas autant d'effet dans la famille que la petite baronne s'en était flattée. Pour commencer par le comte Albert, il eût pu passer une semaine sans y prendre garde; et lorsque la chanoinesse le lui annonça, il se contenta de dire:
«Voici la seule chose spirituelle que la spirituelle Amélie ait su faire depuis qu'elle a mis le pied ici. Quant à mon bon oncle, j'espère qu'il ne sera pas longtemps sans nous revenir.
—Moi, je regrette mon frère, dit le vieux Christian, parce qu'à mon âge on compte par semaines et par jours. Ce qui ne vous paraît pas longtemps, Albert, peut être pour moi l'éternité, et je ne suis pas aussi sûr que Vous de revoir mon pacifique et insouciant Frédérick. Allons! Amélie l'a voulu, ajouta-t-il en repliant et jetant de côté avec un sourire la lettre singulièrement cajoleuse et méchante que la jeune baronne lui avait laissée: rancune de femme ne pardonne pas. Vous n'étiez pas nés l'un pour l'autre, mes enfants, et mes doux rêves se sont envolés!»
En parlant ainsi, le vieux comte regardait son fils avec une sorte d'enjouement mélancolique, comme pour surprendre quelque trace de regret dans ses yeux. Mais il n'en trouva aucune; et Albert, en lui pressant le bras avec tendresse, lui fit comprendre qu'il le remerciait de renoncer à des projets si contraires à son inclination.
«Que ta volonté soit faite, mon Dieu, reprit le vieillard, et que ton coeur soit libre, mon fils! Tu te portes bien, tu parais calme et heureux désormais parmi nous. Je mourrai consolé, et la reconnaissance de ton père te portera bonheur après notre séparation.
—Ne parlez pas de séparation, mon père! s'écria le jeune comte, dont les yeux se remplirent subitement de larmes. Je n'ai pas la force de supporter cette idée.»
La chanoinesse, qui commençait à s'attendrir, fut aiguillonnée en cet instant par un regard du chapelain, qui se leva et sortit du salon avec une discrétion affectée.
C'était lui donner l'ordre et le signal. Elle pensa, non sans douleur et sans effroi, que le moment était venu de parler; et, fermant les yeux comme une personne qui se jette par la fenêtre pour échapper à l'incendie, elle commença ainsi en balbutiant et en devenant plus pâle que de coutume:
«Certainement Albert chérit tendrement son père, et il ne voudrait pas lui causer un chagrin mortel….»
Albert leva la tête, et regarda sa tante avec des yeux si clairs et si pénétrants, qu'elle fut toute décontenancée, et n'en put dire davantage. Le vieux comte parut ne pas avoir entendu cette réflexion bizarre, et, dans le silence qui suivit, la pauvre Wenceslawa resta tremblante sous le regard de son neveu, comme la perdrix sous l'arrêt du chien qui la fascine et l'enchaîne.
Mais le comte Christian, sortant de sa rêverie au bout de quelques instants, répondit à sa soeur comme si elle eût continué de parler, ou comme s'il eût pu lire dans son esprit les révélations qu'elle voulait lui faire.
«Chère soeur, dit-il, si j'ai un conseil à vous donner, c'est de ne pas vous tourmenter de choses auxquelles vous n'entendez rien. Vous n'avez su de votre vie ce que c'était qu'une inclination de coeur, et l'austérité d'une chanoinesse n'est pas la règle qui convient à un jeune homme.
—Dieu vivant! murmura la chanoinesse bouleversée, ou mon frère ne veut pas me comprendre, ou sa raison et sa piété l'abandonnent. Serait-il possible qu'il voulût encourager par sa faiblesse ou traiter légèrement….
—Quoi? ma tante, dit Albert d'un ton ferme et avec une physionomie sévère. Parlez, puisque vous êtes condamnée à le faire. Formulez clairement votre pensée. Il faut que cette contrainte finisse, et que nous nous connaissions les uns les autres.
—Non, ma soeur, ne parlez pas, répondit le comte Christian; vous n'avez rien de neuf à me dire. Il y a longtemps que je vous entends à merveille sans en avoir l'air. Le moment n'est pas venu de s'expliquer sur ce sujet. Quand il en sera temps, je sais ce que j'aurai à faire.»
Il affecta aussitôt de parler d'autre chose, et laissa la chanoinesse consternée, Albert incertain et troublé.
Quand le chapelain sut de quelle manière le chef de la famille avait reçu l'avis indirect qu'il lui avait fait donner, il fut saisi de crainte. Le comte Christian, sous un air d'indolence et d'irrésolution, n'avait Jamais été un homme faible. Parfois on l'avait vu sortir d'une sorte de Somnolence par des actes de sagesse et d'énergie. Le prêtre eut peur d'avoir été trop loin et d'être réprimandé. Il s'attacha donc à détruire son ouvrage au plus vite, et à persuader à la chanoinesse de ne plus se mêler de rien. Quinze jours s'écoulèrent de la manière la plus paisible, sans que rien pût faire pressentir à Consuelo qu'elle était un sujet de trouble dans la famille. Albert continua ses soins assidus auprès d'elle, et lui annonça le départ d'Amélie comme une absence passagère dont il ne lui fit pas soupçonner le motif. Elle commença à sortir de sa chambre; et la première fois qu'elle se promena dans le jardin, le vieux Christian soutint de son bras faible et tremblant les pas chancelants de la convalescente.
LI.
Ce fut un bien beau jour pour Albert que celui où il vit sa Consuelo reprendre à la vie, appuyée sur le bras de son vieux père, et lui tendre la main en présence de sa famille, en disant avec un sourire ineffable:
«Voici celui qui m'a sauvée, et qui m'a soignée comme si j'étais sa soeur.»
Mais ce jour, qui fut l'apogée de son bonheur, changea tout à coup, et plus qu'il ne l'avait voulu prévoir, ses relations avec Consuelo. Désormais associée aux occupations et rendue aux habitudes de la famille, elle ne se trouva plus que rarement seule avec lui. Le vieux comte, qui paraissait avoir pris pour elle une prédilection plus vive qu'avant sa maladie, l'entourait de ses soins avec une sorte de galanterie paternelle dont elle se sentait profondément touchée. La chanoinesse, qui ne disait plus rien, ne s'en faisait pas moins un devoir de veiller sur tous ses pas, et de venir se mettre en tiers dans tous ses entretiens avec Albert. Enfin, comme celui-ci ne donnait plus aucun signe d'aliénation mentale, On se livra au plaisir de recevoir et même d'attirer les parents et les voisins, longtemps négligés. On mit une sorte d'ostentation naïve et tendre à leur montrer combien le jeune comte de Rudolstadt était redevenu sociable et gracieux; et Consuelo paraissant exiger de lui, par ses regards et son exemple, qu'il remplit le voeu de ses parents, il lui fallut bien reprendre les manières d'un homme du monde et d'un châtelain hospitalier.
Cette rapide transformation lui coûta extrêmement. Il s'y résigna pour obéir à celle qu'il aimait. Mais il eût voulu en être récompensé par des entretiens plus longs et des épanchements plus complets. Il supportait patiemment des journées de contrainte et d'ennui, pour obtenir d'elle le soir un mot d'approbation et de remerciement. Mais, quand la chanoinesse venait, comme un spectre importun, se placer entre eux, et lui arracher cette pure jouissance, il sentait son âme s'aigrir et sa force l'abandonner. Il passait des nuits cruelles, et souvent il approchait de la citerne, qui n'avait pas cessé d'être pleine et limpide depuis le jour où il l'avait remontée portant Consuelo dans ses bras. Plongé dans une morne rêverie, il maudissait presque le serment qu'il avait fait de ne plus retourner à son ermitage. Il s'effrayait de se sentir malheureux, et de ne pouvoir ensevelir le secret de sa douleur dans les entrailles de la terre.
L'altération de ses traits, après ces insomnies, le retour passager, mais de plus en plus fréquent, de son air sombre et distrait, ne pouvaient manquer de frapper ses parents et son amie. Mais celle-ci avait trouvé le moyen de dissiper ces nuages, et de reprendre son empire chaque fois qu'elle était menacée de le perdre. Elle se mettait à chanter; et aussitôt le jeune comte, charmé ou subjugué, se soulageait par des pleurs, ou s'animait d'un nouvel enthousiasme. Ce remède était infaillible, et, quand il pouvait lui dire quelques mots à la dérobée:
«Consuelo, s'écriait-il, tu connais le chemin de mon âme. Tu possèdes la puissance refusée au vulgaire, et tu la possèdes plus qu'aucun être vivant en ce monde. Tu parles le langage divin, tu sais exprimer les sentiments les plus sublimes, et communiquer les émotions puissantes de ton âme inspirée. Chante donc toujours quand tu me vois succomber. Les paroles que tu prononces dans tes chants ont peu de sens pour moi; elles ne sont qu'un thème abrégé, une indication incomplète, sur lesquels la pensée musicale s'exerce et se développe. Je les écoute à peine; ce que j'entends, ce qui pénètre au fond de mon coeur, c'est ta voix, c'est ton accent, c'est ton inspiration. La musique dit tout ce que l'âme rêve et pressent de plus mystérieux et de plus élevé. C'est la manifestation d'un ordre d'idées et de sentiments supérieurs à ce que la parole humaine pourrait exprimer. C'est la révélation de l'infini; et, quand tu chantes, je n'appartiens plus à l'humanité que par ce que l'humanité a puisé de divin et d'éternel dans le sein du Créateur. Tout ce que ta bouche me refuse de consolation et d'encouragement dans le cours ordinaire de la vie, tout ce que la tyrannie sociale défend à ton coeur de me révéler, tes chants me le rendent au centuple. Tu me communiques alors tout ton être, et mon âme te possède dans la joie et dans la douleur, dans la foi et dans la crainte; dans le transport de l'enthousiasme et dans les langueurs de la rêverie.»
Quelquefois Albert disait ces choses à Consuelo en espagnol, en présence de sa famille. Mais la contrariété évidente que donnaient à la chanoinesse ces sortes d'a parte, et le sentiment de la convenance, empêchaient la jeune fille d'y répondre. Un jour enfin elle se trouva seule avec lui au jardin, et comme il lui parlait encore du bonheur qu'il éprouvait à l'entendre chanter:
«Puisque la musique est un langage plus complet et plus persuasif que la parole, lui dit-elle, pourquoi ne le parlez-vous jamais avec moi, vous qui le connaissez peut-être encore mieux?
—Que voulez-vous dire, Consuelo? s'écria le jeune comte frappé de surprise. Je ne suis musicien qu'en vous écoutant.
—Ne cherchez pas à me tromper, reprit-elle: je n'ai jamais entendu tirer d'un violon une voix divinement humaine qu'une seule fois dans ma vie, et c'était par vous, Albert; c'était dans la grotte du Schreckenstein. Je vous ai entendu ce jour-là, avant que vous m'ayez vue. J'ai surpris votre secret; il faut que vous me le pardonniez, et que vous me fassiez entendre encore cet admirable chant, dont j'ai retenu quelques phrases, et qui m'a révélé des beautés inconnues dans la musique.»
Consuelo essaya à demi-voix ces phrases, dont elle se souvenait confusément et qu'Albert reconnut aussitôt.
«C'est un cantique populaire sur des paroles hussitiques, lui dit-il. Les vers sont de mon ancêtre Hyncko Podiebrad, le fils du roi Georges, et l'un des poètes de la patrie. Nous avons une foule de poésies admirables de Streye, de Simon Lomnicky, et de plusieurs autres, qui ont été mis à l'index par la police impériale. Ces chants religieux et nationaux, mis en musique par les génies inconnus de la Bohême, ne se sont pas tous conservés dans la mémoire des Bohémiens. Le peuple en a retenu quelques-uns, et Zdenko, qui est doué d'une mémoire et d'un sentiment musical extraordinaires, en sait par tradition un assez grand nombre que j'ai recueillis et notés. Ils sont bien beaux, et vous aurez du plaisir à les connaître. Mais je ne pourrai vous les faire entendre que dans mon ermitage. C'est là qu'est mon violon et toute ma musique. J'ai des recueils manuscrits fort précieux des vieux auteurs catholiques et protestants. Je gage que vous ne connaissez ni Josquin, dont Luther nous a transmis plusieurs thèmes dans ses chorals, ni Claude le jeune, ni Arcadelt, ni George Rhaw, ni Benoît Ducis, ni Jean de Weiss. Cette curieuse exploration ne vous engagera-t-elle pas, chère Consuelo, à venir revoir ma grotte, dont je suis exilé depuis si longtemps, et visiter mon église, que vous ne connaissez pas encore non plus?»
Cette proposition, tout en piquant la curiosité de la jeune artiste, fut écoutée en tremblant. Cette affreuse grotte lui rappelait des souvenirs qu'elle ne pouvait se retracer sans frissonner, et l'idée d'y retourner seule avec Albert, malgré toute la confiance qu'elle avait prise en lui, lui causa une émotion pénible dont il s'aperçut bien vite.
«Vous avez de la répugnance pour ce pèlerinage, que vous m'aviez pourtant promis de renouveler; n'en parlons plus, dit-il. Fidèle à mon serment, je ne le ferai pas sans vous.
—Vous me rappelez le mien, Albert, reprit-elle; je le tiendrai dès que vous l'exigerez. Mais, mon cher docteur, vous devez songer que je n'ai pas encore la force nécessaire. Ne voudrez-vous donc pas auparavant me faire voir cette musique curieuse, et entendre cet admirable artiste qui joue du violon beaucoup mieux que je ne chante?
—Je ne sais pas si vous raillez, chère soeur; mais je sais bien que vous ne m'entendrez pas ailleurs que dans ma grotte. C'est là que j'ai essayé de faire parler selon mon coeur cet instrument dont j'ignorais le sens, après avoir eu pendant plusieurs années un professeur brillant et frivole, chèrement payé par mon père. C'est là que j'ai compris ce que c'est que la musique, et quelle sacrilège dérision une grande partie des hommes y a substituée. Quant à moi, j'avoue qu'il me serait impossible de tirer un son de mon violon, si je n'étais prosterné en esprit devant la Divinité. Même si je vous voyais froide à mes côtés, attentive seulement à la forme des morceaux que je joue, et curieuse d'examiner le plus ou moins de talent que je puis avoir, je jouerais si mal que je doute que vous pussiez m'écouter. Je n'ai jamais, depuis que je sais un peu m'en servir, touché cet instrument, consacré pour moi à la louange du Seigneur ou au cri de ma prière ardente, sans me sentir transporté dans le monde idéal, et sans obéir au souffle d'une sorte d'inspiration mystérieuse que je ne puis appeler à mon gré, et qui me quitte sans que j'aie aucun moyen de la soumettre et de la fixer. Demandez-moi la plus simple phrase quand je suis de sang-froid, et, malgré le désir que j'aurai de vous complaire, ma mémoire me trahira, mes doigts deviendront aussi incertains que ceux d'un enfant qui essaie ses premières notes.
—Je ne suis pas indigne, répondit Consuelo attentive et pénétrée, de comprendre votre manière d'envisager la musique. J'espère bien pouvoir m'associer à votre prière avec une âme assez recueillie et assez fervente pour que ma présence ne refroidisse pas votre inspiration. Ah! pourquoi mon maître Porpora ne peut-il entendre ce que vous dites sur l'art sacré, mon cher Albert! il serait à vos genoux. Et pourtant ce grand artiste lui-même ne pousse pas la rigidité aussi loin que vous, et il croit que le chanteur et le virtuose doivent puiser le souffle qui les anime dans la sympathie et l'admiration de l'auditoire qui les écoute.
—C'est peut-être que le Porpora, quoi qu'il en dise, confond en musique le sentiment religieux avec la pensée humaine; c'est peut-être aussi qu'il entend la musique sacrée en catholique; et si j'étais à son point de vue, je raisonnerais comme lui. Si j'étais en communion de foi et de sympathie avec un peuple professant un culte qui serait le mien, je chercherais, dans le contact de ces âmes animées du même sentiment religieux que moi, une inspiration que jusqu'ici j'ai été forcé de chercher dans la solitude, et que par conséquent j'ai imparfaitement rencontrée. Si j'ai jamais le bonheur d'unir, dans une prière selon mon coeur, ta voix divine, Consuelo, aux accents de mon violon, sans aucun doute je m'élèverai plus haut que je n'ai jamais fait, et ma prière sera plus digne de la Divinité. Mais n'oublie pas, chère enfant, que jusqu'ici mes croyances ont été abominables à tous les êtres qui m'environnent; ceux qu'elles n'auraient pas scandalisés en auraient fait un sujet de moquerie. Voilà pourquoi j'ai caché, comme un secret entre Dieu, le pauvre Zdenko, et moi, le faible don que je possède. Mon père aime la musique, et voudrait que cet instrument, aussi sacré pour moi que les cistres des mystères d'Eleusis, servît à son amusement. Que deviendrais-je, grand Dieu! s'il me fallait accompagner une cavatine à Amélie, et que deviendrait mon père si je lui jouais un de ces vieux airs hussitiques qui ont mené tant de Bohémiens aux mines ou au supplice, ou un cantique plus moderne de nos pères luthériens, dont il rougit de descendre? Hélas! Consuelo, je ne sais guère de choses plus nouvelles. Il en existe sans doute; et d'admirables. Ce que vous m'apprenez de Haendel et des autres grands maîtres dont vous êtes nourrie me paraît supérieur, à beaucoup d'égards, à ce que j'ai à vous enseigner à mon tour. Mais, pour connaître et apprendre cette musique, il eût fallu me mettre en relation avec un nouveau monde musical; et c'est avec vous seule que je pourrai me résoudre à y entrer, pour y chercher les trésors longtemps ignorés ou dédaignés que vous allez verser sur moi à pleines mains.
—Et moi, dit Consuelo en souriant, je crois que je ne me chargerai point de cette éducation. Ce que j'ai entendu dans la grotte est si beau, si grand, si unique en son genre, que je craindrais de mettre du gravier dans une source de cristal et de diamant. O Albert! Je vois bien que vous en savez plus que moi-même en musique. Mais maintenant, ne me direz-vous rien de cette musique profane dont je suis forcée de faire profession? Je crains de découvrir que, dans celle-là comme dans l'autre, j'ai été jusqu'à ce jour au-dessous de ma mission, en y portant la même ignorance ou la même légèreté.
—Bien loin de le croire, Consuelo, je regarde votre rôle comme sacré; et comme votre profession est la plus sublime qu'une femme puisse embrasser, votre âme est la plus digne d'en remplir le sacerdoce.
—Attendez, attendez, cher comte, reprit Consuelo en souriant. De ce que je vous ai parlé souvent du couvent où j'ai appris la musique, et de l'église où j'ai chanté les louanges du Seigneur, vous en concluez que je m'étais destinée au service des autels, ou aux modestes enseignements du cloître. Mais si je vous apprenais que la Zingarella, fidèle à son origine, était vouée au hasard dès son enfance, et que toute son éducation a été un mélange de travaux religieux et profanes auxquels sa volonté portait une égale ardeur, insouciante d'aboutir au monastère ou au théâtre….
—Certain que Dieu a mis son sceau sur ton front, et qu'il t'a vouée à la sainteté dès le ventre de ta mère, je m'inquiéterais fort peu pour toi du hasard des choses humaines, et je garderais la conviction que tu dois être sainte sur le théâtre aussi bien que dans le cloître.
—Eh quoi! l'austérité de vos pensées ne s'effraierait pas du contact d'une comédienne!
—A l'aurore des religions, reprit-il, le théâtre et le temple sont un même sanctuaire. Dans la pureté des idées premières, les cérémonies du culte sont le spectacle des peuples; les arts prennent naissance au pied des autels; la danse elle-même, cet art aujourd'hui consacré à des idées d'impure volupté, est la musique des sens dans les fêtes des dieux. La musique et la poésie sont les plus hautes expressions de la foi, et la femme douée de génie et de beauté est prêtresse, sibylle et initiatrice. A ces formes sévères et grandes du passé ont succédé d'absurdes et coupables distinctions: la religion romaine a proscrit la beauté de ses fêtes, et la femme de ses solennités; au lieu de diriger et d'ennoblir l'amour, elle l'a banni et condamné. La beauté, la femme et l'amour, ne pouvaient perdre leur empire. Les hommes leur ont élevé d'autres temples qu'ils ont appelés théâtres et où nul autre dieu n'est venu présider. Est-ce votre faute, Consuelo, si ces gymnases sont devenus des antres de corruption? La nature, qui poursuit ses prodiges sans s'inquiéter de l'accueil que recevront ses chefs-d'œuvre parmi les hommes, vous avait formée pour briller entre toutes les femmes, et pour répandre sur le monde les trésors de la puissance et du génie. Le cloître et le tombeau sont synonymes. Vous ne pouviez, sans commettre un suicide, ensevelir les dons de la Providence. Vous avez dû chercher votre essor dans un air plus libre. La manifestation est la condition de certaines existences, le voeu de la nature les y pousse irrésistiblement; et la volonté de Dieu à cet égard est si positive, qu'il leur retire les facultés dont il les avait douées, dès qu'elles en méconnaissent l'usage. L'artiste dépérit et s'éteint dans l'obscurité, comme le penseur s'égare et s'exaspère dans la solitude absolue, comme tout esprit humain se détériore et se détruit dans l'isolement et la claustration. Allez donc au théâtre, Consuelo, si vous voulez, et subissez-en l'apparente flétrissure avec la résignation d'une âme pieuse, destinée à souffrir, à chercher vainement sa patrie en ce monde d'aujourd'hui, mais forcée de fuir les ténèbres qui ne sont pas l'élément de sa vie, et hors desquelles le souffle de l'Esprit Saint la rejette impérieusement.
Albert parla longtemps ainsi avec animation, entraînant Consuelo à pas rapides sous les ombrages de la garenne. Il n'eut pas de peine à lui communiquer l'enthousiasme qu'il portait dans le sentiment de l'art, et à lui faire oublier la répugnance qu'elle avait eue d'abord à retourner à la grotte. En voyant qu'il le désirait vivement, elle se mit à désirer elle-même de se retrouver seule assez longtemps avec lui pour entendre les idées que cet homme ardent et timide n'osait émettre que devant elle. C'étaient des idées bien nouvelles pour Consuelo, et peut-être l'étaient-elles tout à fait dans la bouche d'un patricien de ce temps et de ce pays. Elles ne frappaient cependant la jeune artiste que comme une formule franche et hardie des sentiments qui fermentaient en elle. Dévote et comédienne, elle entendait chaque jour la chanoinesse et le chapelain damner sans rémission les histrions et les baladins ses confrères. En se voyant réhabilitée, comme elle croyait avoir droit de l'être, par un homme sérieux et pénétré, elle sentit sa poitrine s'élargir et son coeur y battre plus à l'aise, comme s'il l'eût fait entrer dans la véritable région de sa vie. Ses yeux s'humectaient de larmes, et ses joues brillaient d'une vive et sainte rougeur, lorsqu'elle aperçut au fond d'une allée la chanoinesse qui la cherchait.
«Ah! ma prêtresse! lui dit Albert en serrant contre sa poitrine ce bras enlacé au sien, vous viendrez prier dans mon église!
—Oui, lui répondit-elle, j'irai certainement.
—Et quand donc?
—Quand vous voudrez. Jugez-vous que je sois de force à entreprendre ce nouvel exploit?
—Oui; car nous irons au Schreckenstein en plein jour et par une route moins dangereuse que la citerne. Vous sentez-vous le courage d'être levée demain avec l'aube et de franchir les portes aussitôt qu'elles seront ouvertes? Je serai dans ces buissons, que vous voyez d'ici au flanc de la colline, là où vous apercevez une croix de pierre, et je vous servirai de guide.
—Eh bien, je vous le promets, répondit Consuelo non sans un dernier battement de coeur.
—Il fait bien frais ce soir pour une aussi longue promenade, dit la chanoinesse en les abordant.»
Albert ne répondit rien; il ne savait pas feindre. Consuelo, qui ne se sentait pas troublée par le genre d'émotion qu'elle éprouvait, passa hardiment son autre bras sous celui de la chanoinesse, et lui donna un gros baiser sur l'épaule. Wenceslawa eût bien voulu lui battre froid; mais elle subissait malgré elle l'ascendant de cette âme droite et affectueuse. Elle soupira, et, en rentrant, elle alla dire une prière pour sa conversion.