Consuelo, Tome 2 (1861)
—Dieu soit avec vous, la jolie fille! répondit le guide, qui avait eu le temps de rouler entre ses doigts l'argent qu'il venait de recevoir. Quand mes pauvres chevaux devraient en crever, je suis content de vous avoir rendu service.—Je suis pourtant fâché, se dit-il quand elle eut disparu dans l'obscurité, de ne pas avoir aperçu le bout de son nez; je voudrais savoir si elle est assez jolie pour se faire enlever. Elle m'a fait peur d'abord avec son voile noir et son pas résolu; aussi ils m'avaient fait tant de contes à l'office, que je ne savais plus où j'en étais. Sont-ils superstitieux et simples, ces gens-là, avec leurs revenants et leur homme noir du chêne de Schreckenstein! Bah! j'y ai passé plus de cent fois, et je ne l'ai jamais vu! J'avais bien soin de baisser la tête, et de regarder du côté du ravin quand je passais au pied de la montagne.»
En faisant ces réflexions naïves, le guide, après avoir donné l'avoine à ses chevaux, et s'être administré à lui-même, dans un cabaret voisin, une large pinte d'hydromel pour se réveiller, reprit le chemin de Riesenburg, sans trop se presser, ainsi que Consuelo l'avait bien espéré et prévu tout en lui recommandant de faire diligence. Le brave garçon, à mesure qu'il s'éloignait d'elle, se perdait en conjectures sur l'aventure romanesque dont il venait d'être l'entremetteur. Peu à peu les vapeurs de la nuit, et peut-être aussi celles de la boisson fermentée, lui firent paraître cette aventure plus merveilleuse encore. «Il serait plaisant, pensait-il, que cette femme noire fût un homme, et cet homme le revenant du château, le fantôme noir du Schreckenstein? On dit qu'il joue toutes sortes de mauvais tours aux voyageurs de nuit, et le vieux Hanz m'a juré l'avoir vu plus de dix fois dans son écurie lorsqu'il allait donner l'avoine aux chevaux du vieux baron d’Albert avant le jour. Diable! ce ne serait pas si plaisant! la rencontre et la société de ces êtres-là est toujours suivie de quelque malheur. Si mon pauvre grison a porté Satan cette nuit, il en mourra pour sûr. Il me semble qu'il jette déjà du feu par les naseaux; pourvu qu'il ne prenne pas le mors aux dents! Pardieu! je suis curieux d'arriver au château, pour voir si, au lieu de l'argent que cette diablesse m'a donné, je ne vais pas trouver des feuilles sèches dans ma poche. Et si l'on venait me dire que la signora Porporina dort bien tranquillement dans son lit au lieu de courir sur la route de Prague, qui serait pris, du diable ou de moi? Le fait est qu'elle galopait comme le vent, et qu'elle a disparu en me quittant, comme si elle se fût enfoncée sous terre.»
LXII.
Anzoleto n'avait pas manqué de se lever à minuit, de prendre son stylet, de se parfumer, et d'éteindre son flambeau. Mais au moment où il crut pouvoir ouvrir sa porte sans bruit (il avait déjà remarqué que la serrure était douce et fonctionnait très discrètement), il fut fort étonné de ne pouvoir imprimer à la clef le plus léger mouvement. Il s'y brisa les doigts, et s'y épuisa de fatigue, au risque d'éveiller quelqu'un en secouant trop fortement la porte. Tout fut inutile. Son appartement n'avait pas d'autre issue; la fenêtre donnait sur les jardins à une élévation de cinquante pieds, parfaitement nue et impossible à franchir; la seule pensée en donnait le vertige.
«Ceci n'est pas l'ouvrage du hasard, se dit Anzoleto après avoir encore inutilement essayé d'ébranler sa porte. Que ce soit Consuelo (et ce serait bon signe; sa peur me répondrait de sa faiblesse) ou que ce soit le comte Albert, tous deux me le paieront à la fois!»
II prit le parti de se rendormir. Le dépit l'en empêcha; et peut-être Aussi un certain malaise voisin de la crainte. Si Albert était l'auteur de cette précaution, lui seul n'était pas dupe, dans la maison, de ses rapports fraternels avec Consuelo. Cette dernière avait paru véritablement épouvantée en l'avertissant de prendre garde à cet homme terrible. Anzoleto avait beau se dire qu'étant fou, le jeune comte ne mettrait peut-être pas de suite dans ses idées, ou qu'étant d'une illustre naissance, il ne voudrait pas, suivant le préjugé du temps, se commettre dans une partie d'honneur avec un comédien; ces suppositions ne le rassuraient point. Albert lui avait paru un fou bien tranquille et bien maître de lui-même; et quant à ses préjugés, il fallait qu'ils ne fussent pas fort enracinés pour lui permettre de vouloir épouser une comédienne. Anzoleto commença donc à craindre sérieusement d'avoir maille à partir avec lui, avant d'en venir à ses fins, et de se faire quelque mauvaise affaire en pure perte. Ce dénouement lui paraissait plus honteux que funeste. Il avait appris à manier l'épée, et se flattait de tenir tête à quelque homme de qualité que ce fût. Néanmoins il ne se sentit pas tranquille, et ne dormit pas.
Vers cinq heures du matin, il crut entendre des pas dans le corridor, et peu après sa porte s'ouvrit sans bruit et sans difficulté. Il ne faisait pas encore bien jour; et en voyant un homme entrer dans sa chambre avec aussi peu de cérémonie, Anzoleto crut que le moment décisif était venu. Il sauta sur son stylet en bondissant comme un taureau. Mais il reconnut aussitôt, à la lueur du crépuscule, son guide qui lui faisait signe de parler bas et de ne pas faire de bruit.
«Que veux-tu dire avec tes simagrées, et que me veux-tu, imbécile? Dit
Anzoleto avec humeur. Comment as-tu fait pour entrer ici?
—Eh! par où, si ce n'est pas la porte, mon bon seigneur?
—La porte était fermée à clef.
—Mais vous aviez laissé la clef en dehors.
—Impossible! la voilà sur ma table.
—Belle merveille! il y en a une autre.
—Et qui donc m'a joué le tour de m'enfermer ainsi? Il n'y avait qu'une clef hier soir: serait-ce toi, en venant chercher ma valise?
—Je jure que ce n'est pas moi, et que je n'ai pas vu de clef.
—Ce sera donc le diable! Mais que me veux-tu avec ton air affairé et mystérieux? Je ne t'ai pas fait appeler.
—Vous ne me laissez pas le temps de parler! Vous me voyez, d'ailleurs, et vous savez bien sans doute ce que je vous veux. La signora est arrivée sans encombre à Tusta, et, suivant ses ordres, me voici avec mes chevaux pour vous y conduire.»
Il fallut bien quelques instants pour qu'Anzoleto comprit de quoi il s'agissait; mais il s'accommoda assez vite de la vérité pour empêcher que son guide, dont les craintes superstitieuses s'effaçaient d'ailleurs avec les ombres de la nuit, ne retombât dans ses perplexités à l'égard d'une malice du diable. Le drôle avait commencé par examiner et par faire sonner sur les pavés de l'écurie l'argent de Consuelo, et il se tenait pour content de son marché avec l'enfer. Anzoleto comprit à demi-mot, et pensa que la fugitive avait été de son côté surveillée de manière à ne pouvoir l'avertir de sa résolution; que, menacée, poussée à bout peut-être par son jaloux, elle avait saisi un moment propice pour déjouer tous ses efforts, s'évader et prendre la clef des champs.
«Quoi qu'il en soit, dit-il, il n'y a ni à douter ni à balancer. Les avis qu'elle me fait donner par cet homme, qui l'a conduite sur la route de Prague, sont clairs et précis. Victoire! si je puis toutefois sortir d'ici pour la rejoindre sans être forcé de croiser l'épée!»
Il s'arma jusqu'aux dents: et, tandis qu'il s'apprêtait à la hâte, il envoya son guide en éclaireur pour voir si les chemins étaient libres. Sur sa réponse que tout le monde paraissait encore livré au sommeil, excepté le gardien du pont qui venait de lui ouvrir, Anzoleto descendit sans bruit, remonta à cheval, et ne rencontra dans les cours qu'un palefrenier, qu'il appela pour lui donner quelque argent, afin de ne pas laisser à son départ l'apparence d'une fuite.
«Par saint Wenceslas! dit ce serviteur au guide, voilà une étrange chose, les chevaux sont couverts de sueur en sortant de l'écurie comme s'ils avaient couru toute la nuit.
—C'est votre diable noir qui sera venu les panser, répondit l'autre.
—C'est donc cela, reprit le palefrenier, que j'ai entendu un bruit épouvantable toute la nuit de ce côté-là! Je n'ai pas osé venir voir; mais j'ai entendu la herse crier, et le pont-levis s'abattre, tout comme je vous vois dans ce moment-ci: si bien que j'ai cru que c'était vous qui partiez, et que je ne m'attendais guère à vous revoir ce matin.»
Au pont-levis, ce fut une autre observation du gardien.
«Votre seigneurie est donc double? demanda cet homme en se frottant les yeux. Je l'ai vue partir vers minuit, et je la vois encore une fois.
—Vous avez rêvé, mon brave homme, dit Anzoleto en lui faisant aussi une gratification. Je ne serais pas parti sans vous prier de boire à ma santé.
—Votre seigneurie me fait trop d'honneur, dit le portier, qui écorchait un peu l'italien.
—C'est égal, dit-il au guide dans sa langue, j'en ai vu deux cette nuit!
—Et prends garde d'en voir quatre la nuit prochaine, répondit le guide en suivant Anzoleto au galop sur le pont: Le diable noir fait de ces tours-là aux dormeurs de ton espèce.»
Anzoleto, bien averti et bien renseigné par son guide, gagna Tusta ou Tauss; car c'est, je crois, la même ville. Il la traversa après avoir congédié son homme et prit des chevaux de poste, s'abstint de faire aucune question durant dix lieues, et, au terme, désigné, s'arrêta pour déjeuner (car il n'en pouvait plus), et pour demander une madame Wolf qui devait être par là avec une voiture.
Personne ne put lui en donner des nouvelles, et pour cause.
Il y avait bien une madame Wolf dans le village; mais elle était établie depuis cinquante ans dans la ville, et tenait une boutique de mercerie. Anzoleto, brisé, exténué, pensa que Consuelo n'avait pas jugé à propos de s'arrêter en cet endroit. Il demanda une voiture à louer, il n'y en avait pas. Force lui fut de remonter à cheval, et de faire une nouvelle course à franc étrier. Il regardait comme impossible de ne pas rencontrer à chaque instant la bienheureuse voiture, où il pourrait s'élancer et se dédommager de ses anxiétés et de ses fatigues. Mais il rencontra fort peu de voyageurs, et dans aucune voiture il ne vit Consuelo. Enfin, vaincu par l'excès de la lassitude, et ne trouvant de voiture de louage nulle part, il prit le parti de s'arrêter, mortellement vexé, et d'attendre dans une bourgade, au bord de la route, que Consuelo vînt le rejoindre; car il pensait l'avoir dépassée. Il eut le loisir de maudire, tout le reste du jour et toute la nuit suivante, les femmes, les auberges, les jaloux et les chemins. Le lendemain, il trouva une voiture publique de passage, et continua de courir vers Prague, sans être plus heureux. Nous le laisserons cheminer vers le nord, en proie à une véritable rage et à une mortelle impatience mêlée d'espoir, pour revenir un instant nous-mêmes au château, et voir l'effet du départ de Consuelo sur les habitants de cette demeure.
On peut penser que le comte Albert n'avait pas plus dormi que les deux autres personnages de cette brusque aventure. Après s'être muni d'une double clef de la chambre d'Anzoleto, il l'avait enfermé de dehors, et ne s'était plus inquiété de ses tentatives, sachant bien qu'à moins que Consuelo elle-même ne s'en mêlât, nul n'irait le délivrer. A l'égard de cette première possibilité dont l'idée le faisait frémir, Albert eut l'excessive délicatesse de ne pas vouloir faire d'imprudente découverte.
«Si elle l'aime à ce point, pensa-t-il, je n'ai plus à lutter; que mon sort s'accomplisse! Je le saurai assez tôt, car elle est sincère; et demain elle refusera ouvertement les offres que je lui ai faites aujourd'hui. Si elle est seulement persécutée et menacée par cet homme dangereux, la voilà du moins pour une nuit à l'abri de ses poursuites. Maintenant, quelque bruit furtif que j'entende autour de moi, je ne bougerai pas, et je ne me rendrai point odieux; je n'infligerai pas à cette infortunée le supplice de la honte, en me montrant devant elle sans être appelé. Non! je ne jouerai point le rôle d'un espion lâche, d'un jaloux soupçonneux, lorsque jusqu'ici ses refus, ses irrésolutions, ne m'ont donné aucun droit sur elle. Je ne sais qu'une chose, rassurante pour mon honneur, effrayante pour mon amour; c'est que je ne serai pas trompé. Ame de celle que j'aime, toi qui résides à la fois dans le sein de la plus parfaite des femmes et dans les entrailles du Dieu universel, si, à travers les mystères et les ombres de la pensée humaine, tu peux lire en moi à cette heure, ton sentiment intérieur doit te dire que j'aime trop pour ne pas croire à ta parole!»
Le courageux Albert tint religieusement l'engagement qu'il venait de prendre avec lui-même; et bien qu'il crût entendre les pas de Consuelo à l'étage inférieur au moment de sa fuite, et quelque autre bruit moins explicable du côté de la herse, il souffrit, pria, et contint de ses mains jointes son coeur bondissant dans sa poitrine.
Lorsque le jour parut, il entendit marcher et ouvrir les portes du côté d'Anzoleto.
«L'infâme, se dit-il, la quitte sans pudeur et sans précaution! Il semble qu'il veuille afficher sa victoire! Ah! le mal qu'il me fait ne serait rien, si une autre âme, plus précieuse et plus chère que la mienne, ne devait pas être souillée par son amour.»
A l'heure où le comte Christian avait coutume de se lever, Albert se rendit auprès de lui, avec l'intention, non de l'avertir de ce qui se passait, mais de l'engager à provoquer une nouvelle explication avec Consuelo. Il était sûr qu'elle ne mentirait pas. Il pensait qu'elle devait désirer cette explication, et s'apprêtait à la soulager de son trouble, à la consoler même de sa honte, et à feindre une résignation qui pût adoucir l'amertume de leurs adieux. Albert ne se demandait pas ce qu'il deviendrait après. Il sentait que ou sa raison, ou sa vie, ne supporterait pas un pareil coup, et il ne craignait pas d'éprouver une douleur au-dessus de ses forces.
Il trouva son père au moment où il entrait dans son oratoire. La lettre posée sur le coussin frappa leurs yeux en même temps. Ils la saisirent et la lurent ensemble. Le vieillard en fut atterré, croyant que son fils ne supporterait pas l'événement; mais Albert, qui s'était préparé à un plus grand malheur, fut calme, résigné et ferme dans sa confiance.
«Elle est pure, dit-il; elle veut m'aimer. Elle sent que mon amour est vrai et ma foi inébranlable. Dieu la sauvera du danger. Acceptons cette promesse, mon père, et restons tranquilles. Ne craignez pas pour moi; je serai plus fort que ma douleur, et je commanderai aux inquiétudes si elles s'emparent de moi.
—Mon fils, dit le vieillard attendri, nous voici devant l'image du Dieu de tes pères. Tu as accepté d'autres croyances, et je ne te les ai jamais reprochées avec amertume, tu le sais, quoique mon coeur en ait bien souffert. Je vais me prosterner devant l'effigie de ce Dieu sur laquelle je t'ai promis, dans la nuit qui a précédé celle-ci, de faire tout ce qui dépendrait de moi pour que ton amour fût écouté et sanctifié par un noeud respectable. J'ai tenu ma promesse, et je te la renouvelle. Je vais encore prier pour que le Tout-Puissant exauce tes voeux, et les miens ne contrediront pas ma demande. Ne te joindras-tu pas à moi dans cette heure solennelle qui décidera peut-être dans les cieux des destinées de ton amour sur la terre? O toi, mon noble enfant, à qui l'Éternel a conservé toutes les vertus, malgré les épreuves qu'il a laissé subir à ta foi première! toi que j'ai vu, dans ton enfance, agenouillé à mes côtés sur la tombe de ta mère, et priant comme un jeune ange ce maître souverain dont tu ne doutais pas alors! refuseras-tu aujourd'hui d'élever ta voix vers lui, pour que la mienne ne soit pas inutile?
—Mon père, répondit Albert en pressant le vieillard dans ses bras, si notre foi diffère quant à la forme et aux dogmes, nos âmes restent toujours d'accord sur un principe éternel et divin. Vous servez un Dieu de sagesse et de bonté, un idéal de perfection, de science, et de justice, que je n'ai jamais cessé d'adorer.—O divin crucifié, dit-il en s'agenouillant auprès de son père devant l'image de Jésus; toi que les hommes adorent comme le Verbe, et que je révère comme la plus noble et la plus pure manifestation de l'amour universel parmi nous! entends ma prière, toi dont la pensée vit éternellement en Dieu et en nous! Bénis les instincts justes et les intentions droites! Plains la perversité qui triomphe, et soutiens l'innocence qui combat! Qu'il en soit de mon bonheur ce que Dieu voudra! Mais, ô Dieu humain! que ton influence dirige et anime les coeurs qui n'ont d'autre force et d'autre consolation que ton passage et ton exemple sur la terre!»
LXIII.
Anzoleto poursuivait sa route vers Prague en pure perte; car aussitôt après avoir donné à son guide les instructions trompeuses qu'elle jugeait nécessaires au succès de son entreprise, Consuelo avait pris, sur la gauche, un chemin qu'elle connaissait, pour avoir accompagné deux fois en voiture la baronne Amélie à un château voisin de la petite ville de Tauss. Ce château était le but le plus éloigné des rares courses qu'elle avait eu occasion de faire durant son séjour à Riesenburg. Aussi l'aspect de ces parages et la direction des routes qui les traversaient, s'étaient-ils présentés naturellement à sa mémoire, lorsqu'elle avait conçu et réalisé à la hâte le téméraire projet de sa fuite. Elle se rappelait qu'en la promenant sur la terrasse de ce château, la dame qui l'habitait lui avait dit, tout en lui faisant admirer la vaste étendue des terres qu'on découvrait au loin: Ce beau chemin planté que vous voyez là-bas, et qui se perd à l'horizon, va rejoindre la route du Midi, et c'est par là que nous nous rendons à Vienne. Consuelo, avec cette indication et ce souvenir précis, était donc certaine de ne pas s'égarer, et de regagner à une certaine distance la route par laquelle elle était venue en Bohême. Elle atteignit le château de Biola, longea les cours du parc, retrouva sans peine, malgré l'obscurité, le chemin planté; et avant le jour elle avait réussi à mettre entre elle et le point dont elle voulait s'éloigner une distance de trois lieues environ à vol d'oiseau. Jeune, forte, et habituée dès l'enfance à de longues marches, soutenue d'ailleurs par une volonté audacieuse, elle vit poindre le jour sans éprouver beaucoup de fatigue. Le ciel était serein, les chemins secs, et couverts d'un sable assez doux aux pieds. Le galop du cheval, auquel elle n'était point habituée, l'avait un peu brisée; mais on sait que la marche, en pareil cas, est meilleure que le repos, et que, pour les tempéraments énergiques, une fatigue délasse d'une autre.
Cependant, à mesure que les étoiles pâlissaient, et que le crépuscule achevait de s'éclaircir, elle commençait à s'effrayer de son isolement. Elle s'était sentie bien tranquille dans les ténèbres. Toujours aux aguets, elle s'était crue sûre, en cas de poursuite, de pouvoir se cacher avant d'être aperçue; mais au jour, forcée de traverser de vastes espaces découverts, elle n'osait plus suivre la route battue; d'autant plus qu'elle vit bientôt des groupes se montrer au loin, et se répandre comme des points noirs sur la raie blanche que dessinait le chemin au milieu des terres encore assombries. Si peu loin de Riesenburg, elle pouvait être reconnue par le premier passant; et elle prit le parti de se jeter dans un sentier qui lui sembla devoir abréger son chemin, en allant couper à angle droit le détour que la route faisait autour d'une colline. Elle marcha encore ainsi près d'une heure sans rencontrer personne, et entra dans un endroit boisé, où elle put espérer de se dérober facilement aux regards.
«Si je pouvais ainsi gagner, pensait-elle, une avance de huit à dix lieues sans être découverte, je marcherais ensuite tranquillement sur la grande route; et, à la première occasion favorable, je louerais une voiture et des chevaux.»
Cette pensée lui fit porter la main à sa poche pour y prendre sa bourse, Et calculer ce qu'après son généreux paiement au guide qui l'avait fait Sortir de Riesenburg, il lui restait d'argent pour entreprendre ce long et Difficile voyage. Elle ne s'était pas encore donné le temps d'y réfléchir; et si elle eût fait toutes les réflexions que suggérait la prudence, eût-elle résolu cette fuite aventureuse? Mais quelles furent sa surprise et sa consternation, lorsqu'elle trouva sa bourse beaucoup plus légère qu'elle ne l'avait supposé! Dans son empressement, elle n'avait emporté tout au plus que la moitié de la petite somme qu'elle possédait; ou bien elle avait donné au guide, dans l'obscurité, des pièces d'or pour de l'argent; ou bien encore, en ouvrant sa bourse pour le payer, elle avait laissé tomber dans la poussière de la route une partie de sa fortune. Tant il y a qu'après avoir bien compté et recompté sans pouvoir se faire illusion sur ses faibles ressources, elle reconnut qu'il fallait faire à pied toute la route de Vienne.
Cette découverte lui causa un peu de découragement, non pas à cause de la fatigue, qu'elle ne redoutait point, mais à cause des dangers, inséparables pour une jeune femme, d'une aussi longue route pédestre. La peur que jusque là elle avait surmontée, en se persuadant que bientôt elle pourrait se mettre dans une voiture à l'abri des aventures de grand chemin, commença à parler plus haut qu'elle ne l'avait prévu dans l'effervescence de ses idées; et, comme vaincue pour la première fois de sa vie par l'effroi de sa misère et de sa faiblesse, elle se mit à marcher précipitamment, cherchant les taillis les plus sombres pour se réfugier en cas d'attaque.
Pour comble d'inquiétude, elle s'aperçut bientôt qu'elle ne suivait plus aucun sentier battu, et qu'elle marchait au hasard dans un bois de plus en plus profond et désert. Si cette morne solitude la rassurait à certains égards, l'incertitude de sa direction lui faisait appréhender de revenir sur ses pas et de se rapprocher à son insu du château des Géants. Anzoleto y était peut-être encore: un soupçon, un accident, une idée de vengeance contre Albert pouvaient l'y avoir retenu. D'ailleurs Albert lui-même n'était-il pas à craindre dans ce premier moment de trouble et de désespoir? Consuelo savait bien qu'il se soumettrait à son arrêt; mais si elle allait se montrer aux environs du château, et qu'on vînt dire au jeune comte qu'elle était encore là, à portée d'être atteinte et ramenée, n'accourrait-il pas pour la vaincre par ses supplications et ses larmes? Fallait-il exposer ce noble jeune homme, et sa famille, et sa propre fierté, au scandale et au ridicule d'une entreprise avortée aussitôt que conçue? Le retour d'Anzoleto viendrait peut-être d'ailleurs ramener au bout de quelques jours les embarras inextricables et les dangers d'une situation qu'elle venait de trancher par un coup de tête hardi et généreux. Il fallait donc tout souffrir et s'exposer à tout plutôt que de revenir à Riesenburg.
Résolue de chercher attentivement la direction de Vienne, et de la suivre à tout prix, elle s'arrêta dans un endroit couvert et mystérieux, où une petite source jaillissait entre des rochers ombragés de vieux arbres. Les alentours semblaient un peu battus par de petits pieds d'animaux. Étaient-ce les troupeaux du voisinage ou les bêtes de la forêt qui Venaient boire parfois à cette fontaine cachée? Consuelo s'en approcha, et, s'agenouillant sur les pierres humectées, trompa la faim, qui commençait à se faire sentir, en buvant de cette eau froide et limpide. Puis, restant pliée sur ses genoux, elle médita un peu sur sa situation.
«Je suis bien folle et bien vaine, se dit-elle, si je ne puis réaliser ce que j'ai conçu. Eh quoi! sera-t-il dit que la fille de ma mère se soit efféminée dans les douceurs de la vie, au point de ne pouvoir plus braver le soleil, la faim, la fatigue, et les périls? J'ai fait de si beaux rêves d'indigence et de liberté au sein de ce bien-être qui m'oppressait, et dont j'aspirais toujours à sortir! Et voilà que je m'épouvante dès les premiers pas? N'est-ce pas là le métier pour lequel je suis née, «courir, pâtir, et oser?» Qu'y a-t-il de changé en moi depuis le temps où je marchais avant le jour avec ma pauvre mère, souvent à jeun! et où nous buvions aux petites fontaines des chemins pour nous donner des forces? Voilà vraiment une belle Zingara, qui n'est bonne qu'à chanter sur les théâtres, à dormir sur le duvet, et à voyager en carrosse! Quels dangers redoutais-je avec ma mère? Ne me disait-elle pas, quand nous rencontrions des gens de mauvaise mine: «Ne crains rien; ceux qui ne possèdent rien n'ont rien qui les menace, et les misérables ne se font pas la guerre entre eux?» Elle était encore jeune et belle dans ce temps là! est-ce que je l'ai jamais vue insultée par les passants? Les plus méchants hommes respectent les êtres sans défense. Et comment font tant de pauvres filles mendiantes qui courent les chemins, et qui n'ont que la protection de Dieu? Serais-je comme ces demoiselles qui n'osent faire un pas dehors sans croire que tout l'univers, enivré de leurs charmes, va se mettre à les poursuivre! Est-ce à dire que parce qu'on est seule, et les pieds sur la terre commune, on doit être avilie, et renoncer à l'honneur quand on n'a pas le moyen de s'entourer de gardiens? D'ailleurs ma mère était forte comme un homme; elle se serait défendue comme un lion. Ne puis-je pas être courageuse et forte, moi qui n'ai dans les veines que du bon sang plébéien? Est-ce qu'on ne peut pas toujours se tuer quand on est menacée de perdre plus que la vie? Et puis, je suis encore dans un pays tranquille, dont les habitants sont doux et charitables; et quand je serai sur des terres inconnues, j'aurai bien du malheur si je ne rencontre pas, à l'heure du danger, quelqu'un de ces êtres droit et généreux, comme Dieu en place partout pour servir de providence aux faibles et aux opprimés. Allons! Du courage. Pour aujourd'hui je n'ai à lutter que contre la faim. Je ne veux entrer dans une cabane, pour acheter du pain, qu'à la fin de cette journée, quand il fera sombre et que je serai bien loin, bien loin. Je connais la faim, et je sais y résister, malgré les éternels festins auxquels on voulait m'habituer à Riesenburg. Une journée est bientôt passée. Quand la chaleur sera venue, et mes jambes épuisées, je me rappellerai l'axiome philosophique que j'ai si souvent entendu dans mon enfance: «Qui dort dîne.» Je me cacherai dans quelque trou de rocher, et je te ferai bien voir, ô ma pauvre mère qui veilles sur moi et voyages invisible à mes côtés, à cette heure, que je sais encore faire la sieste sans sofa et sans coussins!»
Tout en devisant ainsi avec elle-même, la pauvre enfant oubliait un peu ses peines de coeur. Le sentiment d'une grande victoire remportée sur elle-même lui faisait déjà paraître Anzoleto moins redoutable. Il lui semblait même qu'à partir du moment où elle avait déjoué ses séductions, elle sentait son âme allégée de ce funeste attachement; et, dans les travaux de son projet romanesque, elle trouvait une sorte de gaieté mélancolique, qui lui faisait répéter tout bas à chaque instant: «Mon corps souffre, mais il sauve mon âme. L'oiseau qui ne peut se défendre a des ailes pour se sauver, et, quand il est dans les plaines de l'air, il se rit des pièges et des embûches.»
Le souvenir d'Albert, l'idée de son effroi et de sa douleur, se présentaient différemment à l'esprit de Consuelo; mais elle combattait de toute sa force l'attendrissement qui la gagnait à cette pensée. Elle avait formé la résolution de repousser son image, tant qu'elle ne se serait pas mise à l'abri d'un repentir trop prompt et d'une tendresse imprudente.
«Cher Albert, ami sublime, disait-elle, je ne puis m'empêcher de soupirer profondément quand je me représente ta souffrance! Mais c'est à Vienne seulement que je m'arrêterai à la partager et à la plaindre. C'est à Vienne que je permettrai à mon coeur de me dire combien il te vénère et te regrette!»
«Allons, en marche!» se dit Consuelo en essayant de se lever. Mais deux ou trois fois elle tenta en vain d'abandonner cette fontaine si sauvage et si jolie, dont le doux bruissement semblait l'inviter à prolonger les instants de son repos. Le sommeil, qu'elle avait voulu remettre à l'heure de midi, appesantissait ses paupières; et la faim, qu'elle n'était plus habituée à supporter aussi bien qu'elle s'en flattait, la jetait dans une irrésistible défaillance. Elle voulait en vain se faire illusion à cet égard. Elle n'avait presque rien mangé la veille; trop d'agitations et d'anxiétés ne lui avaient pas permis d'y songer. Un voile s'étendait sur ses yeux; une sueur froide et pénible alanguissait tout son corps. Elle céda à la fatigue sans en avoir conscience; et tout en formant une dernière résolution de se relever et de reprendre sa marche, ses membres s'affaissèrent sur l'herbe, sa tête retomba sur son petit paquet de voyage, et elle s'endormit profondément. Le soleil, rouge et chaud, comme il est parfois dans ces courts étés de Bohème, montait gaiement dans le ciel; la fontaine bouillonnait sur les cailloux, comme si elle eût voulu bercer de sa chanson monotone le sommeil de la voyageuse, et les oiseaux voltigeaient en chantant aussi leurs refrains babillards au-dessus de sa tête.
LXIV.
Il y avait presque trois heures que l'oublieuse fille reposait ainsi, lorsqu'un autre bruit que celui de la fontaine et des oiseaux jaseurs la tira de sa léthargie. Elle entr'ouvrit les yeux sans avoir la force de se relever, sans comprendre encore où elle était, et vit à deux pas d'elle un homme courbé sur les rochers, occupé à boire à la source comme elle avait fait elle-même, sans plus de cérémonie et de recherche que de placer sa bouche au courant de l'eau. Le premier sentiment de Consuelo fut la frayeur; mais le second coup d'oeil jeté sur l'hôte de sa retraite lui rendit la confiance. Car, soit qu'il eût déjà regardé à loisir les traits de la voyageuse durant son sommeil, soit qu'il ne prît pas grand intérêt à cette rencontre, il ne paraissait pas faire beaucoup d'attention à elle. D'ailleurs, c'était moins un homme qu'un enfant; il paraissait âgé de quinze ou seize ans tout au plus, était fort petit, maigre, extrêmement jaune et hâlé, et sa figure, qui n'était ni belle ni laide, n'annonçait rien dans cet instant qu'une tranquille insouciance.
Par un mouvement instinctif, Consuelo ramena son voile sur sa figure, et ne changea pas d'attitude, pensant que si le voyageur ne s'occupait pas d'elle plus qu'il ne semblait disposé à le faire, il valait mieux feindre de dormir que de s'attirer des questions embarrassantes. A travers son voile, elle ne perdait cependant pas un des mouvements de l'inconnu, attendant qu'il reprit son bissac et son bâton déposés sur l'herbe, et qu'il continuât son chemin.
Mais elle vit bientôt qu'il était résolu à se reposer aussi, et même à déjeuner, car il ouvrit son petit sac de pèlerin, et en tira un gros morceau de pain bis, qu'il se mit à couper avec gravité et à ronger à belles dents, tout en jetant de temps en temps sur la dormeuse un regard assez timide, et en prenant le soin de ne pas faire de bruit en ouvrant et en fermant son couteau à ressort, comme s'il eût craint de la réveiller en sursaut. Cette marque de déférence rendit une pleine confiance à Consuelo, et la vue de ce pain que son compagnon mangeait de si bon coeur, réveilla en elle les angoisses de la faim. Après s'être bien assurée, à la toilette délabrée de l'enfant et à sa chaussure poudreuse, que c'était un pauvre voyageur étranger au pays, elle jugea que la Providence lui envoyait un secours inespéré, dont elle devait profiter. Le morceau de pain était énorme, et l'enfant pouvait, sans rabattre beaucoup de son appétit, lui en céder une petite portion. Elle se releva donc, affecta de se frotter les yeux comme si elle s'éveillait à l'instant même, et regarda le jeune gars d'un air assuré, afin de lui imposer, au cas où il perdrait le respect dont jusque là il avait fait preuve.
Cette précaution n'était pas nécessaire. Dès qu'il vit la dormeuse debout, l'enfant se troubla un peu, baissa les yeux, les releva avec effort à plusieurs reprises, et enfin, enhardi par la physionomie de Consuelo qui demeurait irrésistiblement bonne et sympathique, en dépit, du soin qu'elle prenait de la composer, il lui adressa la parole d'un son de voix si doux et si harmonieux, que la jeune musicienne fut subitement impressionnée en sa faveur.
«Eh bien, Mademoiselle, lui dit-il en souriant, vous voilà donc enfin réveillée? Vous dormiez là de si bon coeur, que si ce n'eût été la crainte d'être impoli, j'en aurais fait autant de mon côté.
—Si vous êtes aussi obligeant que poli, lui répondit Consuelo en prenant un ton maternel, vous allez me rendre un petit service.
—Tout ce que vous voudrez, reprit le jeune voyageur, à qui le son de voix de Consuelo parut également agréable et pénétrant.
—Vous allez me vendre un petit morceau de votre déjeuner, repartit
Consuelo, si vous le pouvez sans vous priver.
—Vous le vendre! s'écria l'enfant tout surpris et en rougissant: oh! Si j'avais un déjeuner, je ne vous le vendrais pas! je ne suis pas aubergiste; mais je voudrais vous l'offrir et vous le donner.
—Vous me le donnerez donc, à condition que je vous donnerai en échange de quoi acheter un meilleur déjeuner.
—Non pas, non pas, reprit-il. Vous moquez-vous? Êtes-vous trop fière pour accepter de moi un pauvre morceau de pain? Hélas! vous voyez, je n'ai que cela à vous offrir.
—Eh bien, je l'accepte, dit Consuelo en tendant la main; votre bon cœur me ferait rougir d'y mettre de la fierté.
—Tenez, tenez! ma belle demoiselle, s'écria le jeune homme tout joyeux. Prenez le pain et le couteau, et taillez vous-même. Mais n'y mettez pas de façons, au moins! Je ne suis pas gros mangeur, et j'en avais là pour toute ma journée.
—Mais aurez-vous la facilité d'en acheter d'autre pour votre journée?
—Est-ce qu'on ne trouve pas du pain partout? Allons, mangez donc, si vous voulez me faire plaisir!»
Consuelo ne se fit pas prier davantage; et, sentant bien que ce serait mal reconnaître l'élan fraternel de son amphitryon que de ne pas manger en sa compagnie, elle se rassit non loin de lui, et se mit à dévorer ce pain, au prix duquel les mets les plus succulents qu'elle eût jamais goûtés à la table des riches lui parurent fades et grossiers.
«Quel bon appétit vous avez! dit l'enfant; cela fait plaisir à voir. Eh bien, j'ai du bonheur de vous avoir rencontrée; cela me rend tout content. Tenez, croyez-moi, mangeons-le tout; nous retrouverons bien une maison sur la route aujourd'hui, quoique ce pays semble un désert.
—Vous ne le connaissez donc pas? dit Consuelo d'un air d'indifférence.
—C'est la première fois que j'y passe, quoique je connaisse la route de Vienne à Pilsen, que je viens de faire, et que je reprends maintenant pour retourner là-bas.
—Où, là-bas? à Vienne?
—Oui, à Vienne; est-ce que vous y allez aussi?»
Consuelo, incertaine si elle accepterait ce compagnon de voyage, ou si elle l'éviterait, feignit d'être distraite pour ne pas répondre tout de suite.
«Bah! qu'est-ce que je dis? reprit le jeune homme. Une belle demoiselle comme vous n'irait pas comme cela toute seule à Vienne. Cependant vous êtes en voyage; car vous avez un paquet comme moi, et vous êtes à pied comme moi!»
Consuelo, décidée à éluder ses questions jusqu'à ce qu'elle vît à quel point elle pouvait se fier à lui, prit le parti de répondre à une interrogation par une autre.
«Est-ce que vous êtes de Pilsen? lui demanda-t-elle.
—Non, répondit l'enfant qui n'avait aucun instinct ni aucun motif de méfiance; je suis de Rohrau en Hongrie; mon père y est charron de son métier.
—Et comment voyagez-vous si loin de chez vous? Vous ne suivez donc pas l'état de votre père?
—Oui et non. Mon père est charron, et je ne le suis pas; mais il est en même temps musicien, et j'aspire à l'être.
—Musicien? Bravo! c'est un bel état!
—C'est peut-être le vôtre aussi?
—Vous n'alliez pourtant pas étudier la musique à Pilsen, qu'on dit être une triste ville de guerre?
—Oh, non! J'ai été chargé d'une commission pour cet endroit-là, et je m'en retourne à Vienne pour tâcher d'y gagner ma vie, tout en continuant mes études musicales.
—Quelle partie avez-vous embrassée? la musique vocale ou instrumentale?
—L'une et l'autre jusqu'à présent. J'ai une assez bonne voix; et tenez, j'ai là un pauvre petit violon sur lequel je me fais comprendre. Mais mon ambition est grande, et je voudrais aller plus loin que tout cela.
—Composer, peut-être?
—Vous l'avez dit. Je n'ai dans la tête que cette maudite composition. Je vais vous montrer que j'ai encore dans mon sac un bon compagnon de voyage; c'est un gros livre que j'ai coupé par morceaux, afin de pouvoir en emporter quelques fragments en courant le pays; et quand je suis fatigué de marcher, je m'assieds dans un coin et j'étudie un peu; cela me repose.
—C'est fort bien vu. Je parie que c'est le Gradus ad Parnassum de Fuchs?
—Précisément. Ah! je vois bien que vous vous y connaissez, et je suis sûr à présent que vous êtes musicienne, vous aussi. Tout à l'heure, pendant que vous dormiez, je vous regardais, et je me disais: Voilà une figure qui n'est pas allemande; c'est une figure méridionale, italienne peut-être; et qui plus est, c'est une figure d'artiste! Aussi vous m'avez fait bien plaisir en me demandant de mon pain; et je vois maintenant que vous avez l'accent étranger, quoique vous parliez l'allemand on ne peut mieux.
—Vous pourriez vous y tromper. Vous n'avez pas non plus la figure allemande, vous avez le teint d'un Italien, et cependant….
—Oh! vous êtes bien honnête, mademoiselle. J'ai le teint d'un Africain, et mes camarades de choeur de Saint-Etienne avaient coutume de m'appeler le Maure. Mais pour en revenir à ce que je disais, quand je vous ai trouvée là dormant toute seule au milieu du bois, j'ai été un peu étonné. Et puis je me suis fait mille idées sur vous: c'est peut-être, pensais-je, ma bonne étoile qui m'a conduit ici pour y rencontrer une bonne âme qui peut m'être secourable. Enfin … vous dirai-je tout?
—Dites sans rien craindre.
—Vous voyant trop bien habillée et trop blanche de visage pour une pauvre coureuse de chemins, voyant cependant que vous aviez un paquet, je me suis imaginé que vous deviez être quelque personne attachée à une autre personne étrangère … et artiste! Oh! une grande artiste, celle-là, que je cherche à voir, et dont la protection serait mon salut et ma joie. Voyons, mademoiselle, avouez-moi la vérité! Vous êtes de quelque château voisin, et vous alliez ou vous veniez de faire quelque commission aux environs? Et vous connaissez certainement, oh, oui! vous devez connaître le château des Géants.
—Riesenburg? Vous allez à Riesenburg?
—Je cherche à y aller, du moins; car je me suis si bien égaré dans ce maudit bois, malgré les indications qu'on m'avait données à Klatau, que je ne sais si j'en sortirai. Heureusement vous connaissez Riesenburg, et vous aurez la bonté de me dire si j'en suis encore bien loin.
—Mais que voulez-vous aller faire, à Riesenburg?
—Je veux aller voir la Porporina.
—En vérité!»
Et Consuelo, craignant de se trahir devant un voyageur qui pourrait parler d'elle au château des Géants, se reprit pour demander d'un air indifférent:
«Et qu'est-ce que cette Porporina, s'il vous plaît?
—Vous ne le savez pas? Hélas! je vois bien que vous êtes tout à fait étrangère en ce pays. Mais, puisque vous êtes musicienne et que vous connaissez le nom de Fuchs, vous connaissez bien sans doute celui du Porpora?
—Et vous, vous connaissez le Porpora?
—Pas encore, et c'est parce que je voudrais le connaître que je cherche à obtenir la protection de son élève fameuse et chérie, la signora Porporina.
—Contez-moi donc comment cette idée vous est venue. Je pourrai peut-être chercher avec vous à approcher de ce château et de cette Porporina.
—Je vais vous conter toute mon histoire. Je suis, comme je vous l'ai dit, fils d'un brave charron, et natif d'un petit bourg aux confins de l'Autriche et de la Hongrie. Mon père est sacristain et organiste de son village; ma mère, qui a été cuisinière chez le seigneur de notre endroit, a une belle voix; et mon père, pour se reposer de son travail, l'accompagnait le soir sur la harpe. Le goût de la musique m'est venu ainsi tout naturellement, et je me rappelle que mon plus grand plaisir, quand j'étais tout petit enfant, c'était de faire ma partie dans nos concerts de famille sur un morceau de bois que je raclais avec un bout de latte, me figurant que je tenais un violon et un archet dans mes mains et que j'en tirais des sons magnifiques. Oh, oui! il me semble encore que mes chères bûches n'étaient pas muettes, et qu'une voix divine, que les autres n'entendaient pas, s'exhalait autour de moi et m'enivrait des plus célestes mélodies.
«Notre cousin Franck, maître d'école à Haimburg, vint nous voir, un jour que je jouais ainsi de mon violon imaginaire, et s'amusa de l'espèce d'extase où j'étais plongé. Il prétendit que c'était le présage d'un talent prodigieux, et il m'emmena à Haimburg, où, pendant trois ans, il me donna une bien rude éducation musicale, je vous assure! Quels beaux points d'orgue, avec traits et fioritures, il exécutait avec son bâton à marquer la mesure, sur mes doigts et sur mes oreilles! Cependant je ne me rebutais pas. J'apprenais à lire, à écrire; j'avais un violon véritable, dont j'apprenais aussi l'usage élémentaire, ainsi que les premiers principes du chant, et ceux de la langue latine. Je faisais d'aussi rapides progrès qu'il m'était possible avec un maître aussi peu endurant que mon cousin Franck.
«J'avais environ huit ans, lorsque le hasard, ou plutôt la Providence, à laquelle j'ai toujours cru en bon chrétien, amena chez mon cousin M. Reuter, le maître de chapelle de la cathédrale de Vienne. On me présenta à lui comme une petite merveille, et lorsque j'eus déchiffré facilement un morceau à première vue, il me prit en amitié, m'emmena à Vienne, et me fit entrer à Saint-Etienne comme enfant de choeur.
«Nous n'avions là que deux heures de travail par jour; et, le reste du temps, abandonnés à nous-mêmes, nous pouvions vagabonder en liberté. Mais la passion de la musique étouffait en moi les goûts dissipés et la paresse de l'enfance. Occupé à jouer sur la place avec mes camarades, à peine entendais-je les sons de l'orgue, que je quittais tout pour rentrer dans l'église, et me délecter à écouter les chants et l'harmonie. Je m'oubliais le soir dans la rue, sous les fenêtres d'où partaient les bruits entrecoupés d'un concert, ou seulement les sons d'une voix agréable; j'étais curieux, j'étais avide de connaître et de comprendre tout ce qui frappait mon oreille. Je voulais surtout composer. A treize ans, sans connaître aucune des règles, j'osai bien écrire une messe dont je montrai la partition à notre maître Reuter. Il se moqua de moi, et me conseilla d'apprendre avant de créer. Cela lui était bien facile à dire. Je n'avais pas le moyen de payer un maître, et mes parents étaient trop pauvres pour m'envoyer l'argent nécessaire à la fois à mon entretien et à mon éducation. Enfin, je reçus d'eux un jour six florins, avec lesquels j'achetai le livre que vous voyez, et celui de Mattheson; je me mis à les étudier avec ardeur, et j'y pris un plaisir extrême. Ma voix progressait et passait pour la plus belle du choeur. Au milieu des doutes et des incertitudes de l'ignorance que je m'efforçais de dissiper, je sentais bien mon cerveau se développer, et des idées éclore en moi; mais j'approchais avec effroi de l'âge où il faudrait, conformément aux règlements de la chapelle, sortir de la maîtrise, et me voyant sans ressources, sans protection, et sans maîtres, je me demandais si ces huit années de travail à la cathédrale n'allaient pas être mes dernières études, et s'il ne faudrait pas retourner chez mes parents pour y apprendre l'état de charron. Pour comble de chagrin, je voyais bien que maître Reuter, au lieu de s'intéresser à moi, ne me traitait plus qu'avec dureté, et ne songeait qu'à hâter le moment fatal de mon renvoi. J'ignore les causes de cette antipathie, que je n'ai méritée en rien. Quelques-uns de mes camarades avaient la légèreté de me dire qu'il était jaloux de moi, parce qu'il trouvait dans mes essais de composition une sorte de révélation du génie musical, et qu'il avait coutume de haïr et de décourager les jeunes gens chez lesquels il découvrait un élan supérieur au sien propre. Je suis loin d'accepter cette vaniteuse interprétation de ma disgrâce; mais je crois bien que j'avais commis une faute en lui montrant mes essais. Il me prit pour un ambitieux sans cervelle et un présomptueux impertinent.
—Et puis, dit Consuelo en interrompant le narrateur, les vieux précepteurs n'aiment pas les élèves qui ont l'air de comprendre plus vite qu'ils n'enseignent. Mais dites-moi votre nom, mon enfant.
—Je m'appelle Joseph.
—Joseph qui?
—Joseph Haydn.
—Je veux me rappeler ce nom, afin de savoir un jour, si vous devenez quelque chose, à quoi m'en tenir sur l'aversion de votre maître, et sur l'intérêt que m'inspire votre histoire. Continuez-la, je vous prie.»
Le jeune Haydn reprit en ces termes, tandis que Consuelo, frappée Du rapport de leurs destinées de pauvres et d'artistes, regardait attentivement la physionomie de l'enfant de choeur. Cette figure chétive et bilieuse prenait, dans l'épanchement du récit, une singulière animation. Ses yeux bleus pétillaient d'une finesse à la fois maligne et bienveillante, et rien dans sa manière d'être et de dire n'annonçait un esprit ordinaire.
LXV.
«Quoi qu'il en soit des causes de l'antipathie de maître Reuter, il me la témoigna bien durement, et pour une faute bien légère. J'avais des ciseaux neufs, et, comme un véritable écolier, je les essayais sur tout ce qui me tombait sous la main. Un de mes camarades ayant le dos tourné, et sa longue queue, dont il était très-vain, venant toujours à balayer les caractères que je traçais avec de la craie sur mon ardoise, j'eus une idée rapide, fatale! ce fut l'affaire d'un instant. Crac! voilà mes ciseaux ouverts, voilà la queue par terre. Le maître suivait tous mes mouvements de son oeil de vautour. Avant que mon pauvre camarade se fût aperçu de la perte douloureuse qu'il venait de faire, j'étais déjà réprimandé, noté d'infamie, et renvoyé sans autre forme de procès.
«Je sortis de maîtrise au mois de novembre de l'année dernière, à sept heures du soir, et me trouvai sur la place, sans argent et sans autre vêtement que les méchants habits que j'avais sur le corps. J'eus un moment de désespoir. Je m'imaginai, en me voyant grondé et chassé avec tant de colère et de scandale, que j'avais commis une faute énorme. Je me mis à pleurer de toute mon âme cette mèche de cheveux et ce bout de ruban tombés sous mes fatals ciseaux. Mon camarade, dont j'avais ainsi déshonoré le chef, passa auprès de moi en pleurant aussi. Jamais on n'a répandu tant de larmes, jamais on n'a éprouvé tant de regrets et de remords pour une queue à la prussienne. J'eus envie d'aller me jeter dans ses bras, à ses pieds! Je ne l'osai pas, et je cachai ma honte dans l'ombre. Peut-être le pauvre Garçon pleurait-il ma disgrâce encore plus que sa chevelure.
«Je passai la nuit sur le pavé; et, comme je soupirais, le lendemain matin, en songeant à la nécessité et à l'impossibilité de déjeuner, je fus abordé par Keller, le perruquier de la maîtrise de Saint-Etienne. Il venait de coiffer maître Reuter, et celui-ci, toujours furieux contre moi, ne lui avait parlé que de la terrible aventure de la queue coupée. Aussi le facétieux Keller, en apercevant ma piteuse figure, partit d'un grand éclat de rire, et m'accabla de ses sarcasmes.—«Oui-da! me cria-t-il d'aussi loin qu'il me vit, voilà donc le fléau des perruquiers, l'ennemi général et particulier de tous ceux qui, comme moi, font profession d'entretenir la beauté de la chevelure! Hé! mon petit bourreau des queues, mon bon saccageur de toupets! venez ici un peu que je coupe tous vos beaux cheveux noirs, pour remplacer toutes les queues qui tomberont sous vos coups!» J'étais désespéré, furieux. Je cachai mon visage dans mes mains, et, me croyant l'objet de la vindicte publique, j'allais m'enfuir, lorsque le bon Keller m'arrêtant: «Où allez-vous ainsi, petit malheureux? me dit-il d'une voix adoucie; Qu'allez-vous devenir sans pain, sans amis, sans vêtements, et avec un pareil crime sur la conscience? Allons, j'ai pitié de vous, surtout à cause de votre belle voix, que j'ai pris si souvent plaisir à entendre à la cathédrale: venez chez moi. Je n'ai pour moi, ma femme et mes enfants, qu'une chambre au cinquième étage. C'est encore plus qu'il ne nous en faut, car la mansarde que je loue au sixième n'est pas occupée. Vous vous en accommoderez, et vous mangerez avec nous jusqu'à ce que vous ayez trouvé de l'ouvrage; à condition toutefois que vous respecterez les cheveux de mes clients, et que vous n'essaierez pas vos grands ciseaux sur mes perruques.»
«Je suivis mon généreux Keller, mon sauveur, mon père! Outre le logement et la table, il eut la bonté, tout pauvre artisan qu'il était lui-même, de m'avancer quelque argent afin que je pusse continuer mes études. Je louai un mauvais clavecin tout rongé des vers; et, réfugié dans mon galetas avec mon Fuchs et mon Mattheson, je me livrai sans contrainte à mon ardeur pour la composition. C'est de ce moment que je puis me considérer comme le protégé de la Providence. Les six premières sonates d'Emmanuel Bach ont fait mes délices pendant tout cet hiver, et je crois les avoir bien comprises. En même temps, le ciel, récompensant mon zèle et ma persévérance, a permis que je trouvasse un peu d'occupation pour vivre et m'acquitter envers mon cher hôte. J'ai joué de l'orgue tous les dimanches à la chapelle du comte de Haugwitz, après avoir fait le matin ma partie de premier violon à l'église des Pères de la Miséricorde. En outre, j'ai trouvé deux protecteurs. L'un est un abbé qui fait beaucoup de vers italiens, très-beaux à ce qu'on assure, et qui est fort bien vu de sa majesté et l'impératrice-reine. On l'appelle M. de Métastasio; et comme il demeure dans la même maison que Keller et moi, je donne des leçons à une jeune personne qu'on dit être sa nièce. Mon autre protecteur est monseigneur l'ambassadeur de Venise.
—Il signor Corner? demanda Consuelo vivement.
—Ah! vous le connaissez? reprit Haydn; c'est M. l'abbé de Métastasio qui m'a introduit dans cette maison. Mes petits talents y ont plu, et son excellence m'a promis de me faire avoir des leçons de maître Porpora, qui est en ce moment aux bains de Manensdorf avec madame Wilhelmine, la femme ou la maîtresse de son excellence. Cette promesse m'avait comblé de joie; devenir l'élève d'un aussi grand professeur, du premier maître de chant de l'univers! Apprendre la composition, les principes purs et corrects de l'art italien! Je me regardais comme sauvé, je bénissais mon étoile, je me croyais déjà un grand maître moi-même. Mais, hélas! Malgré les bonnes intentions de son excellence, sa promesse n'a pas été aussi facile à réaliser que je m'en flattais; et si je ne trouve une recommandation plus puissante auprès du Porpora, je crains bien de ne jamais approcher seulement de sa personne. On dit que cet illustre maître est d'un caractère bizarre; et qu'autant il se montre attentif, généreux et dévoué à certains élèves, autant il est capricieux et cruel pour certains autres. Il paraît que maître Reuter n'est rien au prix du Porpora, et je tremble à la seule idée de le voir. Cependant, quoiqu'il ait commencé par refuser net les propositions de l'ambassadeur à mon sujet, et qu'il ait signifié ne vouloir plus faire d'élèves, comme je sais que monseigneur Corner insistera, j'espère encore, et je suis déterminé à subir patiemment les plus cruelles mortifications, pourvu qu'il m'enseigne quelque chose en me grondant.
—Vous avez formé là, dit Consuelo, une salutaire résolution. On ne vous a pas exagéré les manières brusques et l'aspect terrible de ce grand maître. Mais vous avez raison d'espérer; car si vous avez de la patience, une soumission aveugle, et les véritables dispositions musicales que je pressens en vous, si vous ne perdez pas la tête au milieu des premières bourrasques, et que vous réussissiez à lui montrer de l'intelligence et de la rapidité de jugement, au bout de trois ou quatre leçons, je vous promets qu'il sera pour vous le plus doux et le plus consciencieux des maîtres. Peut-être même, si votre coeur répond, comme je le crois, à votre esprit, Porpora deviendra pour vous un ami solide, un père équitable et bienfaisant.
—Oh! vous me comblez de joie. Je vois bien que vous le connaissez, et vous devez aussi connaître sa fameuse élève, la nouvelle comtesse de Rudolstadt … la Porporina….
—Mais où avez-vous donc entendu parler de cette Porporina, et qu'attendez-vous d'elle?
—J'attends d'elle une lettre pour le Porpora, et sa protection active auprès de lui, quand elle viendra à Vienne; car elle va y venir sans doute après son mariage avec le riche seigneur de Riesenburg.
—D'où savez-vous ce mariage?
—Par le plus grand hasard du monde. Il faut vous dire que, le mois dernier, mon ami Keller apprit qu'un parent qu'il avait à Pilsen venait de mourir, lui laissant un peu de bien. Keller n'avait ni le temps ni le moyen de faire le voyage, et n'osait s'y déterminer, dans la crainte que la succession ne valût pas les frais de son déplacement et la perte de son temps. Je venais de recevoir quelque argent de mon travail. Je lui ai offert de faire le voyage, et de prendre en main ses intérêts. J'ai donc été à Pilsen; et, dans une semaine que j'y ai passée, j'ai eu la satisfaction de voir réaliser l'héritage de Keller. C'est peu de chose sans doute, mais ce peu n'est pas à dédaigner pour lui; et je lui rapporte les titres d'une petite propriété qu'il pourra faire vendre ou exploiter selon qu'il le jugera à propos. En revenant de Pilsen, je me suis trouvé hier soir dans un endroit qu'on appelle Klatau, et où j'ai passé la nuit. Il y avait eu un marché dans la journée, et l'auberge était pleine de monde. J'étais assis auprès d'une table où mangeait un gros homme, qu'on traitait de docteur Wetzelius, et qui est bien le plus grand gourmand et le plus grand bavard que j'aie jamais rencontré. «Savez-vous la nouvelle? disait-il à ses voisins: le comte Albert de Rudolstadt, celui qui est fou, archi-fou, et quasi enragé, épouse la maîtresse de musique de sa cousine, une aventurière, une mendiante, qui a été, dit-on, comédienne en Italie, et qui s'est fait enlever par le vieux musicien Porpora, lequel s'en est dégoûté et l'a envoyée faire ses couches à Riesenburg. On a tenu l'événement fort secret; et d'abord, comme on ne comprenait rien à la maladie et aux convulsions de la demoiselle que l'on croyait très-vertueuse, on m'a fait appeler comme pour une fièvre putride et maligne. Mais à peine avais-je tâté le pouls de la malade, que le comte Albert, qui savait sans doute à quoi s'en tenir sur cette vertu-là, m'a repoussé en se jetant sur moi comme un furieux, et n'a pas souffert que je rentrasse dans l'appartement. Tout s'est passé fort secrètement. Je crois que la vieille chanoinesse a fait l'office de sage-femme; la pauvre dame ne s'était jamais vue à pareille fête. L'enfant a disparu. Mais ce qu'il y a d'admirable, c'est que le jeune comte, qui, vous le savez tous, ne connaît pas la mesure du temps, et prend les mois pour des années, s'est imaginé être le père de cet enfant-là, et a parlé si énergiquement à sa famille, que, plutôt que de le voir retomber dans ses accès de fureur, on a consenti à ce beau mariage.»
—Oh! c'est horrible, C'est infâme! s'écria Consuelo hors d'elle-même; c'est un tissu d'abominables calomnies et d'absurdités révoltantes!
—Ne croyez pas que j'y aie ajouté foi un instant, repartit Joseph Haydn; la figure de ce vieux docteur était aussi sotte que méchante, et, avant qu'on l'eût démenti, j'étais déjà sûr qu'il ne débitait que des faussetés et des folies. Mais à peine avait-il achevé son conte, que cinq ou six jeunes gens qui l'entouraient ont pris le parti de la jeune personne; et c'est ainsi que j'ai appris la vérité. C'était à qui louerait la beauté, la grâce, la pudeur, l'esprit et l'incomparable talent de la Porporina. Tous approuvaient la passion du comte Albert pour elle, enviaient son bonheur, et admiraient le vieux comte d'avoir consenti à cette union. Le docteur Wetzelius a été traité de radoteur et d'insensé; et comme on parlait de la grande estime de maître Porpora pour une élève à laquelle il a voulu donner son nom, je me suis mis dans la tête d'aller à Riesenburg, de me jeter aux pieds de la future ou peut-être de la nouvelle comtesse (car on dit que le mariage a été déjà célébré, mais qu'on le tient encore secret pour ne pas indisposer la cour), et de lui raconter mon histoire, pour obtenir d'elle la faveur de devenir l'élève de son illustre maître.»
Consuelo resta quelques instants pensive; les dernières paroles de Joseph à propos de la cour l'avaient frappée. Mais revenant bientôt à lui:
«Mon enfant, lui dit-elle, n'allez point à Riesenburg, vous n'y trouveriez pas la Porporina. Elle n'est point mariée avec le comte de Rudolstadt, et rien n'est moins assuré que ce mariage-là. Il en a été question, il est vrai, et je crois que les fiancés étaient dignes l'un de l'autre; mais la Porporina, quoiqu'elle eût pour le comte Albert une amitié solide, une estime profonde et un respect sans bornes, n'a pas crû devoir se décider légèrement à une chose aussi sérieuse. Elle a pesé, d'une part, le tort qu'elle ferait à cette illustre famille, en lui faisant perdre les bonnes grâces et peut-être la protection de l'impératrice, en même temps que l'estime des autres seigneurs et la considération de tout le pays; de l'autre, le mal qu'elle se ferait à elle-même, en renonçant à exercer l'art divin qu'elle avait étudié avec passion et embrassé avec courage. Elle s'est dit que le sacrifice était grand de part et d'autre, et qu'avant de s'y jeter tête baissée, elle devait consulter le Porpora, et donner au jeune comte le temps de savoir si sa passion résisterait à l'absence; de sorte qu'elle est partie pour Vienne à l'improviste, à pied, sans guide et presque sans argent, mais avec l'espérance de rendre le repos et la raison à celui qui l'aime, et n'emportant, de toutes les richesses qui lui étaient offertes, que le témoignage de sa conscience et la fierté de sa condition d'artiste.
—Oh! c'est une véritable artiste, en effet! c'est une forte tête et une âme noble, si elle a agi ainsi! s'écria Joseph en fixant ses yeux brillants sur Consuelo; et si je ne me trompe pas, c'est à elle que je parle, c'est devant elle que je me prosterne.
—C'est elle qui vous tend la main et qui vous offre son amitié, ses conseils et son appui auprès du Porpora; car nous allons faire route ensemble, à ce que je vois; et si Dieu nous protège, comme il nous a protégés jusqu'ici l'un et l'autre, comme il protège tous ceux qui ne se reposent qu'en lui, nous serons bientôt à Vienne, et nous prendrons les leçons du même maître.
—Dieu soit loué! s'écria Haydn en pleurant de joie, et en levant les bras au ciel avec enthousiasme; je devinais bien, en vous regardant dormir, qu'il y avait en vous quelque chose de surnaturel, et que ma vie, mon avenir, étaient entre vos mains.»
LXVI.
Quand les deux jeunes gens eurent fait une plus ample connaissance, en revenant de part et d'autre sur les détails de leur situation dans un entretien amical, ils songèrent aux précautions et aux arrangements à prendre pour retourner à Vienne. La première chose qu'ils firent fut de tirer leurs bourses et de compter leur argent. Consuelo était encore la plus riche des deux; mais leurs fonds réunis pouvaient fournir de quoi faire agréablement la route à pied, sans souffrir de la faim et sans coucher à la belle étoile. Il ne fallait pas songer à autre chose, et Consuelo en avait déjà pris son parti. Cependant, malgré la gaieté philosophique qu'elle montrait à cet égard, Joseph était soucieux et pensif.
«Qu'avez-vous? lui dit-elle; vous craignez peut-être l'embarras de ma compagnie. Je gage pourtant que je marche mieux que vous.
—Vous devez tout faire mieux que moi, répondit-il; ce n'est pas là ce qui m'inquiète. Mais je m'attriste et je m'épouvante quand je songe que vous êtes jeune et belle, et que tous les regards vont s'attacher sur vous avec convoitise, tandis que je suis si petit et si chétif que, bien résolu à me faire tuer pour vous, je n'aurai peut-être pas la force de vous préserver.
—A quoi allez-vous songer, mon pauvre enfant? Si j'étais assez belle pour fixer les regards des passants, je pense qu'une femme qui se respecte sait imposer toujours par sa contenance….
—Que vous soyez laide ou belle, jeune ou sur le retour, effrontée ou modeste, vous n'êtes pas en sûreté sur ces routes couvertes de soldats et de vauriens de toute espèce. Depuis que la paix est faite, le pays est inondé de militaires qui retournent dans leurs garnisons, et surtout de ces volontaires aventuriers qui, se voyant licenciés, et ne sachant plus où trouver fortune, se mettent à piller les passants, à rançonner les campagnes, et à traiter les provinces en pays conquis. Notre pauvreté nous met à l'abri de leur talent de ce côté-là; mais il suffit que vous soyez femme pour éveiller leur brutalité. Je pense sérieusement à changer de route; et, au lieu de nous en aller par Piseck et Budweiss, qui sont des places de guerre offrant un continuel prétexte au passage des troupes licenciées et autres qui ne valent guère mieux, nous ferons bien de descendre le cours de la Moldaw, en suivant les gorges de montagnes à peu près désertes, où la cupidité et les brigandages de ces messieurs ne trouvent rien qui puisse les amorcer. Nous côtoierons la rivière jusque vers Reichenau, et nous entrerons tout de suite en Autriche par Freistadt. Une fois sur les terres de l'Empire, nous serons protégés par une police Moins impuissante que celle de la Bohême.
—Vous connaissez donc cette route-là?
—Je ne sais pas même s'il y en a une; mais j'ai une petite carte dans ma poche, et j'avais projeté, en quittant Pilsen, d'essayer de m'en revenir par les montagnes, afin de changer et de voir du pays.
—Eh bien soit! votre idée me paraît bonne, dit Consuelo en regardant la carte que Joseph venait d'ouvrir. Il y a partout des sentiers pour les piétons et des chaumières pour recueillir les gens sobres et courts d'argent. Je vois là, en effet, une chaîne de montagnes qui nous conduit jusqu'à la source de la Moldaw, et qui continue le long du fleuve.
—C'est le plus grand Boehmer-Wald, dont les cimes les plus élevées se trouvent là et servent de frontière entre la Bavière et la Bohême. Nous le rejoindrons facilement en nous tenant toujours sur ces hauteurs; elles nous indiquent qu'à droite et à gauche sont les vallées qui descendent vers les deux provinces. Puisque, Dieu merci, je n'ai plus affaire à cet introuvable château des Géants, je suis sûr de vous bien diriger, et de ne pas vous faire faire plus de chemin qu'il ne faut.
—En route donc! dit Consuelo; je me sens tout à fait reposée. Le sommeil et votre bon pain m'ont rendu mes forces, et je peux encore faire au moins deux milles aujourd'hui. D'ailleurs j'ai hâte de m'éloigner de ces environs, où je crains toujours de rencontrer quelque visage de connaissance.
—Attendez, dit Joseph; j'ai une idée singulière qui me trotte par la cervelle.
—Voyons-la.
—Si vous n'aviez pas de répugnance à vous habiller en homme, votre incognito serait assuré, et vous échapperiez à toutes les mauvaises suppositions qu'on pourra faire dans nos gîtes sur le compte d'une jeune fille voyageant seule avec un jeune garçon.
—L'idée n'est pas mauvaise, mais vous oubliez que nous ne sommes pas assez riches pour faire des emplettes. Où trouverais-je d'ailleurs des habits à ma taille?
—Écoutez, je n'aurais pas eu cette idée si je ne m'étais senti pourvu de ce qu'il fallait pour la mettre à exécution. Nous sommes absolument de la même taille, ce qui fait plus d'honneur à vous qu'à moi; et j'ai dans mon sac un habillement complet, absolument neuf, qui vous déguisera parfaitement. Voici l'histoire de cet habillement: c'est un envoi de ma brave femme de mère, qui, croyant me faire un cadeau très-utile, et voulant me savoir équipé convenablement pour me présenter à l'ambassade, et donner des leçons aux demoiselles, s'est avisée de me faire faire dans son village un costume des plus élégants, à la mode de chez nous. Certes, le costume est pittoresque, et les étoffes bien choisies; vous allez voir! Mais imaginez-vous l'effet que j'aurais produit à l'ambassade, et le fou rire qui se serait emparé de la nièce de M. de Métastasio, si je m'étais montré avec cette rustique casaque et ce large pantalon bouffant! J'ai remercié ma pauvre mère de ses bonnes intentions, et je me suis promis de vendre le costume à quelque paysan au dépourvu, ou à quelque comédien en voyage. Voilà pourquoi je l'ai emporté avec moi; mais par bonheur je n'ai pu trouver l'occasion de m'en défaire. Les gens de ce pays-ci prétendent que la mode de cet habit est antique, et ils demandent si cela est polonais ou turc.
—Eh bien, l'occasion est trouvée, s'écria Consuelo en riant; votre idée était excellente, et la comédienne en voyage s'accommode de votre habit à la turque, qui ressemble assez à un jupon. Je vous achète ceci à crédit toutefois, ou pour mieux dire à condition que vous allez être le caissier de notre chatouille, comme dit le roi de Prusse de son trésor, et que vous m'avancerez la dépense de mon voyage jusqu'à Vienne.
—Nous verrons cela, dit Joseph en mettant la bourse dans sa poche, et en se promettant bien de ne pas se laisser payer. Maintenant reste à savoir si l'habit vous est commode. Je vais m'enfoncer dans ce bois, tandis que vous entrerez dans ces rochers. Ils vous offriront plus d'un cabinet de toilette sûr et spacieux.
—Allez, et paraissez sur la scène, répondit Consuelo en lui montrant la forêt: moi, je rentre dans la coulisse.
Et, se retirant dans les rochers, tandis que son respectueux compagnon s'éloignait consciencieusement, elle procéda sur-le-champ à sa transformation. La fontaine lui servit de miroir lorsqu'elle sortit de sa retraite, et ce ne fut pas sans un certain plaisir qu'elle y vit apparaître le plus joli petit paysan que la race slave eût jamais produit. Sa taille fine et souple comme un jonc jouait dans une large ceinture de laine rouge; et sa jambe, déliée comme celle d'une biche, sortait modestement un peu au-dessus de la cheville des larges plis du pantalon. Ses cheveux noirs, qu'elle avait persévéré à ne pas poudrer, avaient été coupés dans sa maladie, et bouclaient naturellement autour de son visage. Elle y passa ses doigts pour leur donner tout à fait la négligence rustique qui convient à un jeune pâtre; et, portant son costume avec l'aisance du théâtre, sachant même, grâce à son talent mimique, donner tout à coup une expression de simplicité sauvage à sa physionomie, elle se trouva si bien déguisée que le courage et la sécurité lui vinrent en un instant. Ainsi qu'il arrive aux acteurs dès qu'ils ont revêtu leur costume, elle se sentit dans son rôle, et s'identifia même avec le personnage qu'elle allait jouer, au point d'éprouver en elle-même comme l'insouciance, le plaisir d'un vagabondage innocent, la gaîté, la vigueur et la légèreté de corps d'un garçon faisant l'école buissonnière.
Elle eut à siffler trois fois avant que Haydn, qui s'était éloigné dans le bois plus qu'il n'était nécessaire, soit pour témoigner son respect, soit pour échapper à la tentation de tourner ses yeux vers les fentes du rocher, revînt auprès d'elle. Il fit un cri de surprise et d'admiration en la voyant ainsi; et même, quoiqu'il s'attendit à la retrouver bien déguisée, il eut peine à en croire ses yeux dans le premier moment. Cette transformation embellissait prodigieusement Consuelo: et en même temps elle lui donnait un aspect tout différent pour l'imagination du jeune musicien.
L'espèce de plaisir que la beauté de la femme produit sur un adolescent est toujours mêlé de frayeur; et le vêtement qui en fait, même aux yeux du moins chaste, un être si voilé et si mystérieux, est pour beaucoup dans cette impression de trouble et d'angoisse. Joseph était une âme pure, et, quoi qu'en aient dit quelques biographes, un jeune homme chaste et craintif. Il avait été ébloui en voyant Consuelo, animée par les rayons du soleil qui l'inondaient, dormir au bord de la source, immobile comme une belle statue. En lui parlant, en l'écoutant, son coeur s'était senti agité de mouvements inconnus, qu'il n'avait attribués qu'à l'enthousiasme et à la joie d'une si heureuse rencontre. Mais dans le quart d'heure qu'il avait passé loin d'elle dans le bois, pendant cette mystérieuse toilette, il avait éprouvé de violentes palpitations. La première émotion était revenue; et il s'approchait, résolu à faire de grands efforts pour cacher encore sous un air d'insouciance et d'enjouement le trouble mortel qui s'élevait dans son âme.
Le changement de costume, si bien réussi qu'il semblait être un véritable changement de sexe, changea subitement aussi la disposition d'esprit du jeune homme. Il ne sentit plus en apparence que l'élan fraternel d'une vive amitié improvisée entre lui et son agréable compagnon de voyage. La même ardeur de courir et de voir du pays, la même sécurité quant aux dangers de la route, la même gaieté sympathique, qui animaient Consuelo dans cet instant, s'emparèrent de lui; et ils se mirent en marche à travers bois et prairies, aussi légers que deux oiseaux de passage.
Cependant, après quelques pas, il oublia qu'elle était garçon, en lui voyant porter sur l'épaule, au bout d'un bâton, son petit paquet de hardes, grossi des habillements de femme dont elle venait de se dépouiller. Une contestation s'éleva entre eux à ce sujet. Consuelo prétendait qu'avec son sac, son violon, et son cahier du gradus ad Parnassum, Joseph était bien assez chargé. Joseph, de son côté, jurait qu'il mettrait tout le paquet de Consuelo dans son sac, et qu'elle ne porterait rien. Il fallut qu'elle cédât; mais, pour la vraisemblance de son personnage, et afin qu'il y eût apparence d'égalité entre eux, il consentit à lui laisser porter le violon en bandoulière.
«Savez-vous, lui disait Consuelo pour le décider à cette concession, qu'il faut que j'aie l'air de votre serviteur, ou tout au moins de votre guide? car je suis un paysan, il n'y a pas à dire; et vous, vous êtes un citadin.
—Quel citadin! répondait Haydn en riant. Je n'ai pas mal la tournure du garçon perruquier de Keller!»
Et en disant ceci, le bon jeune homme se sentait un peu mortifié de ne pouvoir se montrer à Consuelo sous un accoutrement plus coquet que ses habits fanés par le soleil et un peu délabrés par le voyage.
«Non! vous avez l'air, dit Consuelo pour lui ôter ce petit chagrin, d'un fils de famille ruiné reprenant le chemin de la maison paternelle avec son garçon jardinier, compagnon de ses escapades.
—Je crois bien que nous ferons mieux de jouer des rôles appropriés à notre situation, reprit Joseph. Nous ne pouvons passer que pour ce que nous sommes (vous du moins pour le moment), de pauvres artistes ambulants; et, comme c'est la coutume du métier de s'habiller comme on peut, avec ce que l'on trouve, et selon l'argent qu'on a; comme on voit souvent les troubadours de notre espèce traîner par les champs la défroque d'un marquis ou celle d'un soldat, nous pouvons bien avoir, moi, l'habit noir râpé d'un petit professeur, et vous la toilette, inusitée dans ce pays-ci, d'un villageois de la Hongrie. Nous ferons même bien de dire si l'on nous interroge, que nous avons été dernièrement faire une tournée de ce côté-là. Je pourrai parler ex professo du célèbre village de Rohran que personne ne connaît, et de la superbe ville de Haimburg dont personne ne se soucie. Quant à vous, comme votre petit accent si joli vous trahira toujours, vous ferez bien de ne pas nier que vous êtes Italien et chanteur de profession.
—A propos, il faut que nous ayons des noms de guerre, c'est l'usage: le vôtre est tout trouvé pour moi. Je dois, conformément à mes manières italiennes, vous appeler Beppo, c'est l'abréviation de Joseph.
—Appelez-moi comme vous voudrez. J'ai l'avantage d'être aussi inconnu sous un nom que sous un autre. Vous, c'est différent. II vous faut un nom absolument: lequel choisissez-vous?
—La première abréviation vénitienne venue, Nello, Maso, Renzo, Zoto…. Oh! non pas celui-là, s'écria-t-elle après avoir laissé échapper par habitude la contraction enfantine du nom d'Anzoleto.
—Pourquoi pas celui-là? reprit Joseph qui remarqua l'énergie de son exclamation.
—Il me porterait malheur. On dit qu'il y a des noms comme cela.
—Eh bien donc, comment vous baptiserons-nous?
—Bertoni. Ce sera un nom italien quelconque, et une espèce de diminutif du nom d'Albert.
—Il signor Bertoni! cela fait bien! dit Joseph en s'efforçant de sourire.»
Mais ce souvenir de Consuelo pour son noble fiancé lui enfonça un poignard dans le coeur. Il la regarda marcher devant lui, leste et dégagée:
«A propos, se dit-il pour se consoler, j'oubliais que c'est un garçon!»
LXVII.
Ils trouvèrent bientôt la lisière du bois, et se dirigèrent vers le sud-est. Consuelo marchait la tête nue, et Joseph, voyant le soleil enflammer son teint blanc et uni, n'osait en exprimer son chagrin. Le chapeau qu'il portait lui-même n'était pas neuf, il ne pouvait pas le lui offrir; et, sentant sa sollicitude inutile, il ne voulait pas l'exprimer; mais il mit son chapeau sous son bras avec un mouvement brusque qui fut remarqué de sa compagne.
«Voilà une singulière idée, lui dit-elle. Il paraît que vous trouvez le temps couvert et la plaine ombragée? Cela me fait penser que je n'ai rien sur la tête; mais comme je n'ai pas toujours eu toutes mes aises, je sais bien des manières de me les procurer à peu de frais.»
En parlant ainsi, elle arracha à un buisson un rameau de pampre sauvage, et, le roulant sur lui-même, elle s'en fit un chapeau de verdure.
«Voilà qu'elle a l'air d'une Muse, pensa Joseph, et le garçon disparaît encore!» Ils traversèrent un village, où, apercevant une de ces boutiques où l'on vend de tout, il y entra précipitamment sans qu'elle pût prévoir son dessein, et en sortit bientôt avec un petit chapeau de paille à larges bords retroussés sur les oreilles comme les portent les paysans des vallées danubiennes.
«Si vous commencez par nous jeter dans le luxe, lui dit-elle en essayant cette nouvelle coiffure, songez que le pain pourra bien manquer vers la fin du voyage.
—Le pain vous manquer! s'écria Joseph vivement; j'aimerais mieux tendre la main aux voyageurs, faire des cabrioles sur les places publiques pour recevoir des gros sous! que sais-je? Oh! non, vous ne manquerez de rien avec moi.» Et voyant que son enthousiasme étonnait un peu Consuelo, il ajouta en tâchant de rabaisser ses bons sentiments: «Songez, signor Bertoni, que mon avenir dépend de vous, que ma fortune est dans vos mains, et qu'il est de mes intérêts de vous ramener saine et sauve à maître Porpora.»
L'idée que son compagnon pouvait bien tomber subitement amoureux d'elle Ne vint pas à Consuelo. Les femmes chastes et simples ont rarement ces prévisions, que les coquettes ont, au contraire, en toute rencontre, peut-être à cause de la préoccupation où elles sont d'en faire naître la cause. En outre, il est rare qu'une femme très-jeune ne regarde pas comme un enfant un homme de son âge. Consuelo avait deux ans de plus qu'Haydn, et ce dernier était si petit et si malingre qu'on lui en eût donné à peine quinze. Elle savait bien qu'il en avait davantage; mais elle ne pouvait s'aviser de penser que son imagination et ses sens fussent déjà éveillés par l'amour. Elle s'aperçut cependant d'une émotion extraordinaire lorsque, s'étant arrêtée pour reprendre haleine dans un autre endroit, d'où elle admirait un des beaux sites qui s'offrent à chaque pas dans ces régions élevées, elle surprit les regards de Joseph attachés sur les siens avec une sorte d'extase.
«Qu'avez-vous, ami Beppo? lui dit-elle naïvement. Il me semble que vous êtes soucieux, et je ne puis m'ôter de l'idée que ma compagnie vous embarrasse.
—Ne dites pas cela! s'écria-t-il avec douleur; c'est manquer d'estime pour moi, c'est me refuser votre confiance et votre amitié que je voudrais payer de ma vie.
—En ce cas, ne soyez pas triste, à moins que vous n'ayez quelque autre sujet de chagrin que vous ne m'avez pas confié.»
Joseph tomba dans un morne silence, et ils marchèrent longtemps sans qu'il pût trouver la force de le rompre. Plus ce silence se prolongeait, plus le jeune homme en ressentait d'embarras; il craignait de se laisser deviner. Mais il ne trouvait rien de convenable à dire pour renouer la conversation. Enfin, faisant un grand effort sur lui-même:
«Savez-vous, lui dit-il, à quoi je songe très-sérieusement?
—Non, je ne le devine pas, répondit Consuelo, qui, pendant tout ce temps, s'était perdue dans ses propres préoccupations, et qui n'avait rien trouvé d'étrange à son silence.
—Je pensais, chemin faisant, que, si cela ne vous ennuyait pas, vous devriez m'enseigner l'italien. Je l'ai commencé avec des livres cet hiver; mais, n'ayant personne pour me guider dans la prononciation, je n'ose pas articuler un seul mot devant vous. Cependant je comprends ce que je lis, et si, pendant notre voyage, vous étiez assez bonne pour me forcer à secouer ma mauvaise honte, et pour me reprendre à chaque syllabe, il me semble que j'aurais l'oreille assez musicale pour que votre peine ne fût pas perdue.
—Oh! de tout mon coeur, répondit Consuelo. J'aime qu'on ne perde pas un seul des précieux instants de la vie pour s'instruire; et comme on s'instruit soi-même en enseignant, il ne peut être que très-bon pour nous deux de nous exercer à bien prononcer la langue musicale par excellence. Vous me croyez Italienne, et je ne le suis pas, quoique j'aie très-peu d'accent dans cette langue. Mais je ne la prononce vraiment bien qu'en chantant; et quand je voudrai vous faire saisir l'harmonie des sons italiens, je chanterai les mots qui vous présenteront des difficultés. Je suis persuadée qu'on ne prononce mal que parce qu'on entend mal. Si votre oreille perçoit complètement les nuances, ce ne sera plus pour vous qu'une affaire de mémoire de les bien répéter.
—Ce sera donc à la fois une leçon d'italien et une leçon de chant! s'écria Joseph.—Et une leçon qui durera cinquante lieues! pensa-t-il dans son ravissement. Ah! ma foi, vive l'art! le moins dangereux, le moins ingrat de tous les amours!»
La leçon commença sur l'heure, et Consuelo, qui eut d'abord de la peine A ne pas éclater de rire à chaque mot que Joseph disait en italien, s'émerveilla bientôt de la facilité et de la justesse avec lesquelles il se corrigeait. Cependant le jeune musicien, qui souhaitait avec ardeur d'entendre la voix de la cantatrice, et qui n'en voyait pas venir l'occasion assez vite, la fit naître par une petite ruse. Il feignit d'être embarrassé de donner à l'à italien la franchise et la netteté convenables, et il chanta une phrase de Leo où le mot felicità se trouvait répété plusieurs fois. Aussitôt Consuelo, sans s'arrêter, et sans être plus essoufflée que si elle eût été assise à son piano, lui chanta la phrase à plusieurs reprises. A cet accent si généreux et si pénétrant qu'aucun autre ne pouvait, à cette époque, lui être comparé dans le monde, Joseph sentit un frisson passer dans tout son corps, et froissa ses mains l'une contre l'autre avec un mouvement convulsif et une exclamation passionnée.
«A votre tour, essayez donc,» dit Consuelo sans s'apercevoir de ses transports.
Haydn essaya la phrase et la dit si bien que son jeune professeur battit des mains.
«C'est à merveille, lui dit-elle avec un accent de franchise et de bonté.
Vous apprenez vite, et vous avez une voix magnifique.
—Vous pouvez me dire là-dessus tout ce qu'il vous plaira, répondit Joseph; mais moi je sens que je ne pourrai jamais vous rien dire de vous-même.
—Et pourquoi donc?» dit Consuelo.
Mais, en se retournant vers lui, elle vit qu'il avait les yeux gros de larmes, et qu'il serrait encore ses mains, en faisant craquer les phalanges, comme un enfant folâtre et comme un homme enthousiaste.
«Ne chantons plus, lui dit-elle. Voici des cavaliers qui viennent à notre rencontre.
—Ah! mon Dieu, oui, taisez-vous! s'écria Joseph tout hors de lui. Qu'ils ne vous entendent pas! car ils mettraient pied à terre, et vous salueraient à genoux.
—Je ne crains pas ces mélomanes; ce sont des garçons bouchers qui portent des veaux en croupe.
—Ah! baissez votre chapeau, détournez la tête! dit Joseph en se rapprochant d'elle avec un sentiment de jalousie exaltée. Qu'ils ne vous voient pas! qu'ils ne vous entendent pas! que personne autre que moi ne vous voie et ne vous entende!»
Le reste de la journée s'écoula dans une alternative d'études sérieuses et de causeries enfantines. Au milieu de ses agitations, Joseph éprouvait une joie enivrante, et ne savait s'il était le plus tremblant des adorateurs de la beauté, ou le plus rayonnant des amis de l'art. Tour à tour idole resplendissante et camarade délicieux, Consuelo remplissait toute sa vie et transportait tout son être. Vers le soir il s'aperçut qu'elle se traînait avec peine, et que la fatigue avait vaincu son enjouement. Il est vrai que, depuis plusieurs heures, malgré les fréquentes haltes qu'ils faisaient sous les ombrages du chemin, elle se sentait brisée de lassitude; mais elle voulait qu'il en fût ainsi; et n'eût-il pas été démontré qu'elle devait s'éloigner de ce pays au plus vite, elle eût encore cherché, dans le mouvement et dans l'étourdissement d'une gaîté un peu forcée, une distraction contre le déchirement de son coeur. Les premières ombres du soir, en répandant de la mélancolie sur la campagne, ramenèrent les sentiments douloureux qu'elle combattait avec un si grand courage. Elle se représenta la morne soirée qui commençait au château des Géants, et la nuit, peut-être terrible, qu'Albert allait passer. Vaincue par cette idée, elle s'arrêta involontairement au pied d'une grande croix de bois, qui marquait, au sommet d'une colline nue, le théâtre de quelque miracle ou de quelque crime traditionnels.
«Hélas! vous êtes plus fatiguée que vous ne voulez en convenir, lui dit Joseph; mais notre étape touche à sa fin, car je vois briller au fond de cette gorge les lumières d'un hameau. Vous croyez peut-être que je n'aurais pas la force de vous porter, et cependant, si vous vouliez….
—Mon enfant, lui répondit-elle en souriant, vous êtes bien fier de votre sexe. Je vous prie de ne pas tant mépriser le mien, et de croire que j'ai plus de force qu'il ne vous en reste pour vous porter vous-même. Je suis essoufflée d'avoir grimpé ce sentier, voilà tout; et si je me repose, c'est que j'ai envie de chanter.
—Dieu soit loué! s'écria Joseph: chantez donc là, au pied de la croix. Je vais me mettre à genoux…. Et cependant, si cela allait vous fatiguer davantage!
—Ce ne sera pas long, dit Consuelo; mais c'est une fantaisie que j'ai de dire ici un verset de cantique que ma mère me faisait chanter avec elle, soir et matin, dans la campagne, quand nous rencontrions une chapelle ou une croix plantée comme celle-ci à la jonction de quatre sentiers.»
L'idée de Consuelo était encore plus romanesque qu'elle ne voulait le dire. En songeant à Albert, elle s'était représenté cette faculté quasi surnaturelle qu'il avait souvent de voir et d'entendre à distance. Elle s'imagina fortement qu'à cette heure même il pensait à elle, et la voyait peut-être; et, croyant trouver un allégement à sa peine en lui parlant par un chant sympathique à travers la nuit et l'espace, elle monta sur les pierres qui assujettissaient le pied de la croix. Alors, se tournant du côté de l'horizon derrière lequel devait être Riesenburg, elle donna sa voix dans toute son étendue pour chanter le verset du cantique espagnol:
O Consuelo de mi alma, etc.
«Mon Dieu, mon Dieu! disait Haydn en se parlant à lui-même lorsqu'elle eut fini, je n'avais jamais entendu chanter; je ne savais pas ce que c'est que le chant! Y a-t-il donc d'autres voix humaines semblables à celle-ci? Pourrai-je jamais entendre quelque chose do comparable à ce qui m'est révélé aujourd'hui? O musique! Sainte musique! ô génie de l'art! que tu m'embrases, et que tu m'épouvantes!»
Consuelo redescendit de la pierre, où comme une madone elle avait dessiné sa silhouette élégante dans le bleu transparent de la nuit. A son tour, inspirée à la manière d'Albert, elle s'imagina qu'elle le voyait, à travers les bois, les montagnes et les vallées, assis sur la pierre du Schreckenstein, calme, résigné, et rempli d'une sainte espérance. «Il m'a entendue, pensait-elle, il a reconnu ma voix et le chant qu'il aime. Il m'a comprise, et maintenant il va rentrer au château, embrasser son père, et peut-être s'endormir paisiblement.»
«Tout va bien,» dit-elle à Joseph sans prendre garde à son délire d'admiration.
Puis, retournant sur ses pas, elle déposa un baiser sur le bois grossier de la croix. Peut-être en cet instant, par un rapprochement bizarre, Albert éprouva-t-il comme une commotion électrique qui détendit les ressorts de sa volonté sombre, et fit passer jusqu'aux profondeurs les plus mystérieuses de son âme les délices d'un calme divin. Peut-être fut-ce le moment précis du profond et bienfaisant sommeil où il tomba, et où son père, inquiet et matinal, eut la satisfaction de le retrouver plongé le lendemain au retour de l'aurore.
Le hameau dont ils avaient aperçu les feux dans l'ombre n'était qu'une vaste ferme où ils furent reçus avec hospitalité. Une famille de bons laboureurs mangeait en plein air devant la porte, sur une table de bois brut, à laquelle on leur fit place, sans difficulté comme sans empressement. On ne leur adressa point de questions, on les regarda à peine. Ces braves gens, fatigués d'une longue et chaude journée de travail, prenaient leur repas en silence, livrés à la béate jouissance d'une alimentation simple et copieuse. Consuelo trouva le souper délicieux. Joseph oublia de manger, occupé qu'il était à regarder cette pâle et noble figure de Consuelo au milieu de ces larges faces hâlées de paysans, douces et stupides comme celles de leurs boeufs qui paissaient l'herbe autour d'eux, et ne faisaient guère un plus grand bruit de mâchoires en ruminant avec lenteur.
Chacun des convives se retira silencieusement en faisant un signe de croix, aussitôt qu'il se sentit repu, et alla se livrer au sommeil, laissant les plus robustes prolonger les douceurs de la table autant qu'ils le jugeraient à propos. Les femmes qui les servaient s'assirent à leurs places, dès qu'ils se furent tous levés, et se mirent à souper avec les enfants. Plus animées et plus curieuses, elles retinrent et questionnèrent les jeunes voyageurs. Joseph se chargea des contes qu'il tenait tout prêts pour les satisfaire, et ne s'écarta guère de la vérité, quant au fond, en leur disant que lui et son camarade étaient de pauvres musiciens ambulants.
«Quel dommage que nous ne soyons pas au dimanche, répondit une des plus jeunes, vous nous auriez fait danser!»
Elles examinèrent beaucoup Consuelo, qui leur parut un fort joli garçon, et qui affectait, pour bien remplir son rôle, de les regarder avec des yeux hardis et bien éveillés. Elle avait soupiré un instant en se représentant la douceur de ces moeurs patriarcales dont sa profession active et vagabonde l'éloignait si fort. Mais en observant ces pauvres femmes se tenir debout derrière leurs maris, les servir avec respect, et manger ensuite leurs restes avec gaîté, les unes allaitant un petit, les autres esclaves déjà, par instinct, de leurs jeunes garçons, s'occupant d'eux avant de songer à leurs filles et à elles-mêmes, elle ne vit plus dans tous ces bons cultivateurs que des sujets de la faim et de la nécessité; les mâles enchaînés à la terre, valets de charrue et de bestiaux; les femelles enchaînées au maître, c'est-à-dire à l'homme, cloîtrées à la maison, servantes à perpétuité, et condamnées à un travail sans relâche au milieu des souffrances et des embarras de la maternité. D'un côté le possesseur de la terre, pressant ou rançonnant le travailleur jusqu'à lui ôter le nécessaire dans les profits de son aride labeur; de l'autre l'avarice et la peur qui se communiquent du maître au tenancier, et condamnent celui-ci à gouverner despotiquement et parcimonieusement sa propre famille et sa propre vie. Alors cette sérénité apparente ne sembla plus à Consuelo que l'abrutissement du malheur ou l'engourdissement de la fatigue; et elle se dit qu'il valait mieux être artiste ou bohémien, que seigneur ou paysan, puisqu'à la possession d'une terre comme à celle d'une gerbe de blé s'attachaient ou la tyrannie injuste, ou le morne assujettissement de la cupidité. Viva la libertà! dit-elle à Joseph, à qui elle exprimait ses pensées en italien, tandis que les femmes lavaient et rangeaient la vaisselle à grand bruit, et qu'une vieille impotente tournait son rouet avec la régularité d'une machine.
Joseph était surpris de voir quelques-unes de ces paysannes parler allemand tant bien que mal. Il apprit d'elles que le chef de la famille, qu'il avait vu habillé en paysan, était d'origine noble, et avait eu un peu de fortune et d'éducation dans sa jeunesse; mais que, ruiné entièrement dans la guerre de la Succession, il n'avait plus eu d'autres ressources pour élever sa nombreuse famille que de s'attacher comme fermier à une abbaye voisine. Cette abbaye le rançonnait horriblement, et il venait de payer le droit de mitre, c'est-à-dire l'impôt levé par le fisc impérial sur les communautés religieuses à chaque mutation d'abbé. Cet impôt n'était jamais payé en réalité que par les vassaux et tenanciers des biens ecclésiastiques, en surplus de leurs redevances et menus suffrages. Les serviteurs de la ferme étaient serfs, et ne s'estimaient pas plus malheureux que le chef qui les employait. Le fermier du fisc était juif; et, renvoyé, de l'abbaye qu'il tourmentait, aux cultivateurs qu'il tourmentait plus encore, il était venu dans la matinée réclamer et toucher une somme qui était l'épargne de plusieurs années. Entre les prêtres catholiques et les exacteurs israélites, le pauvre agriculteur ne savait lesquels haïr et redouter le plus.
«Voyez, Joseph, dit Consuelo à son compagnon; ne vous disais-je pas bien que nous étions seuls riches en ce monde, nous qui ne payons pas d'impôt sur nos voix, et qui ne travaillons que quand il nous plaît?»
L'heure du coucher étant venue, Consuelo éprouvait tant de fatigue qu'elle s'endormit sur un banc à la porte de la maison. Joseph profita de ce moment pour demander des lits à la fermière.
«Des lits, mon enfant? répondit-elle en souriant; si nous pouvions vous en donner un, ce serait beaucoup, et vous sauriez bien vous en contenter pour deux.»
Cette réponse fit monter le sang au visage du pauvre Joseph. Il regarda Consuelo; et, voyant qu'elle n'entendait rien de ce dialogue, il surmonta son émotion.
«Mon camarade est très-fatigué, dit-il, et si vous pouvez lui céder un petit lit, nous le paierons ce que vous voudrez. Pour moi, un coin dans la grange ou dans l'étable me suffira.
—Eh bien, si cet enfant est malade, par humanité nous lui donnerons un lit dans la chambre commune. Nos trois filles coucheront ensemble. Mais dites à votre camarade de se tenir tranquille, au moins, et de se comporter décemment; car mon mari et mon gendre, qui dorment dans la même pièce, le mettraient à la raison.
—Je vous réponds de la douceur et de l'honnêteté de mon camarade; reste à savoir s'il ne préférera pas encore dormir dans le foin que dans une chambre où vous êtes tant de monde.»
II fallut bien que le bon Joseph réveillât le signor Bertoni pour lui proposer cet arrangement. Consuelo n'en fut pas effarouchée comme il s'y attendait. Elle trouva que puisque les jeunes filles de la maison reposaient dans la même pièce que le père et le gendre, elle y serait plus en sûreté que partout ailleurs; et ayant souhaité le bonsoir à Joseph, elle se glissa derrière les quatre rideaux de laine brune qui enfermaient le lit désigné, où, prenant à peine le temps de se déshabiller, elle s'endormit profondément.
LXVIII.
Cependant, après les premières heures de ce sommeil accablant, elle fut réveillée par le bruit continuel qui se faisait autour d'elle. D'un côté, la vieille grand'mère, dont le lit touchait presque au sien, toussait et râlait sur le ton le plus aigu et le plus déchirant; de l'autre, une jeune femme allaitait son petit enfant et chantait pour le rendormir; les ronflements des hommes ressemblaient à des rugissements; un autre enfant, quatrième dans un lit, pleurait en se querellant avec ses frères; les femmes se relevaient pour les mettre d'accord, et faisaient plus de bruit encore par leurs réprimandes et leurs menaces. Ce mouvement perpétuel, ces cris d'enfants, la malpropreté, la mauvaise odeur et la chaleur de l'atmosphère chargée de miasmes épais, devinrent si désagréables à Consuelo, qu'elle n'y put tenir longtemps. Elle se rhabilla sans bruit, et, profitant d'un moment où tout le monde était endormi, elle sortit de la maison, et chercha un coin pour dormir jusqu'au jour.
Elle se flattait de dormir mieux en plein air. Ayant passé la nuit précédente à marcher, elle ne s'était pas aperçue du froid; mais, outre qu'elle était dans une disposition d'accablement bien différente de l'excitation de son départ, le climat de cette région élevée se manifestait déjà plus âpre qu'aux environs de Riesenburg. Elle sentit le frisson la saisir, et un horrible malaise lui fît craindre de ne pouvoir supporter une suite de journées de marche et de nuits sans repos, dont le début s'annonçait si désagréablement. C'est en vain qu'elle se reprocha d'être devenue princesse dans les douceurs de la vie de château: elle eût donné le reste de ses jours en cet instant pour une heure de bon sommeil.
Cependant, n'osant rentrer dans la maison de peur d'éveiller et d'indisposer ses hôtes, elle chercha la porte des granges; et, trouvant l'étable ouverte à demi, elle y pénétra à tâtons. Un profond silence y régnait. Jugeant cet endroit désert, elle s'étendit sur une crèche remplie de paille dont la chaleur et l'odeur saine lui parurent délicieuses.
Elle commençait à s'endormir, lorsqu'elle sentit sur son front une haleine chaude et humide, qui se retira avec un souffle violent et une sorte d'imprécation étouffée. La première frayeur passée, elle aperçut, dans le crépuscule qui commençait à poindre, une longue figure et deux formidables cornes au-dessus de sa tête: c'était une belle vache qui avait passé le cou au râtelier, et qui, après l'avoir flairée avec étonnement, se retirait avec épouvante. Consuelo se tapit dans le coin, de manière à ne pas la contrarier, et dormit fort tranquillement. Son oreille fut bientôt habituée à tous les bruits de l'étable, au cri des chaînes dans leurs anneaux, au mugissement des génisses et au frottement des cornes contre les barres de la crèche. Elle ne s'éveilla même pas lorsque les laitières entrèrent pour faire sortir leurs bêtes et les traire en plein air. L'étable se trouva vide; l'endroit sombre où Consuelo s'était retirée avait empêché qu'on ne la découvrit; et le soleil était levé lorsqu'elle ouvrit de nouveau les yeux. Enfoncée dans la paille, elle goûta encore quelques instants le bien-être de sa situation, et se réjouit de se sentir rafraîchie et reposée, prête à reprendre sa marche sans effort et sans inquiétude.
Lorsqu'elle sauta à bas de la crèche pour chercher Joseph, le premier objet qu'elle rencontra fut Joseph lui-même, assis vis-à-vis d'elle sur la crèche d'en face.
«Vous m'avez donné bien de l'inquiétude, cher signor Bertoni, lui dit-il. Lorsque les jeunes filles m'ont appris que vous n'étiez plus dans la chambre, et qu'elles ne savaient ce que vous étiez devenue, je vous ai cherchée partout, et ce n'est qu'en désespoir de cause que je suis revenu ici où j'avais passé la nuit, et où je vous ai trouvée, à ma grande surprise. J'en étais sorti dans l'obscurité du matin, et ne m'étais pas avisé de vous découvrir, là vis-à-vis de moi, blottie dans cette paille et sous le nez de ces animaux qui eussent pu vous blesser. Vraiment, signora, vous êtes téméraire, et vous ne songez pas aux périls de toute espèce que vous affrontez.
—Quels périls, mon cher Beppo? dit Consuelo en souriant et en lui tendant la main. Ces bonnes vaches ne sont pas des animaux bien féroces, et je leur ai fait plus de peur qu'elles ne pouvaient me faire de mal.
—Mais, signora, reprit Joseph en baissant la voix, vous venez au milieu de la nuit vous réfugier dans le premier endroit qui se présente. D'autres hommes que moi pouvaient se trouver dans cette étable, quelque Vagabond moins respectueux que votre fidèle et dévoué Beppo, quelque serf grossier!… Si, au lieu de la crèche où vous avez dormi, vous aviez choisi l'autre, et qu'au lieu de moi vous y eussiez éveillé en sursaut quelque soldat ou quelque rustre!»
Consuelo rougit en songeant qu'elle avait dormi si près de Joseph et toute seule avec lui dans les ténèbres; mais cette honte ne fit qu'augmenter sa confiance et son amitié pour le bon jeune homme.
«Joseph, lui dit-elle, vous voyez que, dans mes imprudences, le ciel ne m'abandonne pas, puisqu'il m'avait conduite auprès de vous. C'est lui qui m'a fait vous rencontrer hier matin au bord de la fontaine où vous m'avez donné votre pain, votre confiance et votre amitié; c'est lui encore qui a placé, cette nuit, mon sommeil insouciant sous votre sauvegarde fraternelle.»
Elle lui raconta en riant la mauvaise nuit qu'elle avait passée dans la chambre commune avec la bruyante famille de la ferme, et combien elle s'était sentie heureuse et tranquille au milieu des vaches.
«II est donc vrai, dit Joseph, que les animaux ont une habitation plus agréable et des moeurs plus élégantes que l'homme qui les soigne!
—C'est à quoi je songeais tout en m'endormant sur cette crèche. Ces bêtes ne me causaient ni frayeur ni dégoût, et je me reprochais d'avoir contracté des habitudes tellement aristocratiques, que la société de mes semblables et le contact de leur indigence me fussent devenus insupportables. D'où vient cela, Joseph? Celui qui est né dans la misère devrait, lorsqu'il y retombe, ne pas éprouver cette répugnance dédaigneuse à laquelle j'ai cédé. Et quand le coeur ne s'est pas vicié dans l'atmosphère de la richesse, pourquoi reste-t-on délicat d'habitudes, comme je l'ai été cette nuit en fuyant la chaleur nauséabonde et la confusion bruyante de cette pauvre couvée humaine?
—C'est que la propreté, l'air pur et le bon ordre domestique sont sans doute des besoins légitimes et impérieux pour toutes les organisations choisies, répondit Joseph. Quiconque est né artiste a le sentiment du beau et du bien, l'antipathie du grossier et du laid. Et la misère est laide! Je suis paysan, moi aussi, et mes parents m'ont donné le jour sous le chaume; mais ils étaient artistes: notre maison, quoique pauvre et petite, était propre et bien rangée. Il est vrai que notre pauvreté était voisine de l'aisance, tandis que l'excessive privation ôte peut-être jusqu'au sentiment du mieux.
—Pauvres gens! dit Consuelo. Si j'étais riche, je voudrais tout de suite leur faire bâtir une maison; et si j'étais reine, je leur ôterais ces impôts, ces moines et ces juifs qui les dévorent.
—Si vous étiez riche, vous n'y penseriez pas; et si vous étiez née reine, vous ne le voudriez pas. Ainsi va le monde!
—Le monde va donc bien mal!
—Hélas oui! et sans la musique qui transporte l'âme dans un monde idéal, il faudrait se tuer, quand on a le sentiment de ce qui se passe dans celui-ci.
—Se tuer est fort commode, mais ne fait de bien qu'à soi. Joseph, il faudrait devenir, riche et rester humain.
—Et comme cela ne paraît guère possible, il faudrait, du moins, que tous les pauvres fussent artistes.
—Vous n'avez pas là une mauvaise idée, Joseph. Si les malheureux avaient tous le sentiment et l'amour de l'art pour poétiser la souffrance et embellir la misère, il n'y aurait plus ni malpropreté, ni découragement, ni oubli de soi-même, et alors les riches ne se permettraient plus de tant fouler et mépriser les misérables. On respecte toujours un peu les artistes.
—Eh! vous m'y faites songer pour la première fois, reprit Haydn. L'art peut donc avoir un but bien sérieux, bien utile pour les hommes?…
—Aviez-vous donc pensé jusqu'ici que ce n'était qu'un amusement?
—Non, mais une maladie, une passion, un orage qui gronde dans le coeur, une fièvre qui s'allume en nous et que nous communiquons aux autres… Si vous savez ce que c'est, dites-le-moi.
—Je vous le dirai quand je le comprendrai bien moi-même; mais c'est quelque chose de grand, n'en doutez pas, Joseph. Allons, partons et n'oublions pas le violon, votre unique propriété, ami Beppo, la source de votre future opulence.»
Ils commencèrent par faire leurs petites provisions pour le déjeuner qu'ils méditaient de manger sur l'herbe dans quelque lieu romantique. Mais quand Joseph tira la bourse et voulut payer, la fermière sourit, et refusa sans affectation, quoique avec fermeté. Quelles que fussent les instances de Consuelo, elle ne voulut jamais rien accepter, et même elle surveilla ses jeunes hôtes de manière à ce qu'ils ne pussent pas glisser le plus léger don aux enfants.
«Rappelez-vous, dit-elle enfin avec un peu de hauteur à Joseph qui insistait, que mon mari est noble de naissance, et croyez bien que le malheur ne l'a pas avili au point de lui faire vendre l'hospitalité.
—Cette fierté-là me semble un peu outrée, dit Joseph à sa compagne lorsqu'ils furent sur le chemin. Il y a plus d'orgueil que de charité dans le sentiment qui les anime.
—Je n'y veux voir que de la charité, répondit Consuelo, et j'ai le coeur gros de honte et de repentir en songeant que je n'ai pu supporter l'incommodité de cette maison qui n'a pas craint d'être souillée et surchargée par la présence du vagabond que je représente. Ah! maudite recherche! sotte délicatesse des enfants gâtés de ce monde! tu es une maladie, puisque tu n'es la santé pour les uns qu'au détriment des autres!
—Pour une grande artiste comme vous l'êtes, je vous trouve trop sensible aux choses d'ici-bas, lui dit Joseph. Il me semble qu'il faut à l'artiste un peu plus d'indifférence et d'oubli de tout ce qui ne tient pas à sa profession. On disait dans l'auberge de Klatau, où j'ai entendu parler de vous et du château des Géants, que le comte Albert de Rudolstadt était un grand philosophe dans sa bizarrerie. Vous avez senti, signora, qu'on ne pouvait être artiste et philosophe en même temps; c'est pourquoi vous avez pris la fuite. Ne vous affectez donc plus du malheur des humains, et reprenons notre leçon d'hier.
—Je le veux bien, Beppo; mais sachez auparavant que le comte Albert est un plus grand artiste que nous, tout philosophe qu'il est.
—En vérité! Il ne lui manque donc rien pour être aimé? reprit Joseph avec un soupir.
—Rien à mes yeux que d'être pauvre et sans naissance, répondit Consuelo.»
Et doucement gagnée par l'attention que Joseph lui prêtait, stimulée par d'autres questions naïves qu'il lui adressa en tremblant, elle se laissa entraîner au plaisir de lui parler assez longuement de son fiancé. Chaque réponse amenait une explication, et, de détails en détails, elle en vint à lui raconter minutieusement toutes les particularités de l'affection qu'Albert lui avait inspirée. Peut-être cette confiance absolue en un jeune homme qu'elle ne connaissait que depuis la veille eût-elle été inconvenante en toute autre situation. Il est vrai que cette situation bizarre était seule capable de la faire naître. Quoi qu'il en soit, Consuelo céda à un besoin irrésistible de se rappeler à elle-même et de confier à un coeur ami les vertus de son fiancé; et, tout en parlant ainsi, elle sentit, avec la même satisfaction qu'on éprouve à faire l'essai de ses forces après une maladie grave, qu'elle aimait Albert plus qu'elle ne s'en était flattée en lui promettant de travailler à n'aimer que lui. Son imagination s'exaltait sans inquiétude, à mesure qu'elle s'éloignait de lui; et tout ce qu'il y avait de beau, de grand et de respectable dans son caractère, lui apparut sous un jour plus brillant, lorsqu'elle ne sentit plus en elle la crainte de prendre trop précipitamment une résolution absolue. Sa fierté ne souffrait plus de l'idée qu'on pouvait l'accuser d'ambition, car elle fuyait, elle renonçait en quelque sorte aux avantages matériels attachés à cette union; elle pouvait donc, sans contrainte et sans honte, se livrer à l'affection dominante de son âme. Le nom d'Anzoleto ne vint pas une seule fois sur ses lèvres, et elle s'aperçut encore avec plaisir qu'elle n'avait pas même songé à faire mention de lui dans le récit de son séjour en Bohême.
Ces épanchements, tout déplacés et téméraires qu'ils pussent être, amenèrent les meilleurs résultats. Ils firent comprendre à Joseph combien l'âme de Consuelo était sérieusement occupée; et les espérances vagues qu'il pouvait avoir involontairement conçues s'évanouirent comme des songes, dont il s'efforça même de dissiper le souvenir. Après une ou deux heures de silence qui succédèrent à cet entretien animé, il prit la ferme résolution de ne plus voir en elle ni une belle sirène, ni un dangereux et problématique camarade, mais une grande artiste et une noble femme, dont les conseils et l'amitié étendraient sur toute sa vie une heureuse influence.
Autant pour répondre à sa confiance que pour mettre à ses propres désirs une double barrière, il lui ouvrit son âme, et lui raconta comme quoi, lui aussi, était engagé, et pour ainsi dire fiancé. Son roman de coeur était moins poétique que celui de Consuelo; mais pour qui sait l'issue de ce roman dans la vie de Haydn, il n'était pas moins pur et moins noble. Il avait témoigné de l'amitié à la fille de son généreux hôte, le perruquier Keller, et celui-ci, voyant cette innocente liaison, lui avait dit:
«Joseph, je me fie à toi. Tu parais aimer ma fille, et je vois que tu ne lui es pas indifférent. Si tu es aussi loyal que laborieux et reconnaissant, quand tu auras assuré ton existence, tu seras mon gendre.»
Dans un mouvement de gratitude exaltée, Joseph avait promis, juré!… et quoique sa fiancée ne lui inspirât pas la moindre passion, il se regardait comme enchaîné pour jamais.
Il raconta ceci avec une mélancolie qu'il ne put vaincre en songeant à la différence de sa position réelle et des rêves enivrants auxquels il lui fallait renoncer. Consuelo regarda cette tristesse comme l'indice d'un amour profond et invincible pour la fille de Keller. Il n'osa la détromper; et son estime, son abandon complet dans la loyauté et la pureté de Beppo en augmentèrent d'autant.
Leur voyage ne fut donc troublé par aucune de ces crises et de ces explosions que l'on eût pu présager en voyant partir ensemble pour un tête-à-tête de quinze jours, et au milieu de toutes les circonstances qui pouvaient garantir l'impunité, deux jeunes gens aimables, intelligents, et remplis de sympathie l'un pour l'autre. Quoique Joseph n'aimât pas la fille de Keller, il consentit à laisser prendre sa fidélité de conscience pour une fidélité de coeur; et quoiqu'il sentît encore parfois l'orage gronder dans son sein, il sut si bien l'y maîtriser, que sa chaste compagne, dormant au fond des bois sur la bruyère, gardée par lui comme par un chien fidèle, traversant à ses côtés des solitudes profondes, loin de tout regard humain, passant maintes fois la nuit avec lui dans la même grange ou dans la même grotte, ne se douta pas une seule fois de ses combats et des mérites de sa victoire. Dans sa vieillesse, lorsque Haydn lut les premiers livres des Confessions de Jean-Jacques Rousseau, il sourit avec des yeux baignés de larmes en se rappelant sa traversée du Boehmer-Wald avec Consuelo, l'amour tremblant et la pieuse innocence pour compagnons de voyage.
Une fois, pourtant, la vertu du jeune musicien se trouva à une rude épreuve. Lorsque le temps était beau, les chemins faciles, et la lune brillante, ils adoptaient la vraie et bonne manière de voyager pédestrement sans courir les risques des mauvais gîtes. Ils s'établissaient dans quelque lieu tranquille et abrité pour y passer la journée à causer, à dîner, à faire de la musique et à dormir. Aussitôt que la soirée devenait froide, ils achevaient de souper, pliaient bagage, et reprenaient leur course jusqu'au jour. Ils échappaient ainsi à la fatigue d'une marche au soleil, aux dangers d'être examinés curieusement, à la malpropreté et à la dépense des auberges. Mais lorsque la pluie, qui devint assez fréquente dans la partie élevée du Boehmer-Wald où la Moldaw prend sa source, les forçait de chercher un abri, ils se retiraient où ils pouvaient, tantôt dans la cabane de quelque serf, tantôt dans les hangars de quelque châtellenie. Ils fuyaient avec soin les cabarets, où ils eussent pu trouver plus facilement à se loger, dans la crainte des mauvaises rencontres, des propos grossiers, et des scènes bruyantes.
Un soir donc, pressés par l'orage, ils entrèrent dans la hutte d'un chevrier, qui, pour toute démonstration d'hospitalité, leur dit en bâillant et en étendant les bras du côté de sa bergerie:
«Allez au foin.»
Consuelo se glissa dans un coin bien sombre, comme elle avait coutume de faire, et Joseph allait s'installer à distance dans un autre coin, lorsqu'il heurta les jambes d'un homme endormi qui l'apostropha rudement. D'autres jurements répondirent à l'imprécation du dormeur, et Joseph, effrayé de cette compagnie, se rapprocha de Consuelo et lui saisit le bras pour être sûr que personne ne se mettrait entre eux. D'abord leur pensée fut de sortir; mais la pluie ruisselait à grand bruit sur le toit de planches de la hutte, et tout le monde était rendormi.
«Restons, dit Joseph à voix basse, jusqu'à ce que la pluie ait cessé. Vous pouvez dormir sans crainte, je ne fermerai pas l'oeil, je resterai près de vous. Personne ne peut se douter qu'il y ait une femme ici. Aussitôt que le temps redeviendra supportable, je vous éveillerai, et nous nous glisserons dehors.»
Consuelo n'était pas fort rassurée; mais il y avait plus de danger à sortir tout de suite qu'à rester. Le chevrier et ses hôtes remarqueraient cette crainte de demeurer avec eux; ils en prendraient des soupçons, ou sur leur sexe, ou sur l'argent qu'on pourrait leur supposer; et si ces hommes étaient capables de mauvaises intentions, ils les suivraient dans la campagne pour les attaquer. Consuelo, ayant fait toutes ces réflexions, se tint tranquille; mais elle enlaça son bras à celui de Joseph, par un sentiment de frayeur bien naturelle et de confiance bien fondée en sa sollicitude.
Quand la pluie cessa, comme ils n'avaient dormi ni l'un ni l'autre, ils Se disposaient à partir, lorsqu'ils entendirent remuer leurs compagnons inconnus, qui se levèrent et s'entretinrent à voix basse dans un argot incompréhensible. Après avoir soulevé de lourds paquets qu'ils chargèrent sur leurs dos, ils se retirèrent en échangeant avec le chevrier quelques mots allemands qui firent juger à Joseph qu'ils faisaient la contrebande, et que leur hôte était dans la confidence. Il n'était guère que minuit, la lune se levait, et, à la lueur d'un rayon qui tombait obliquement sur la porte entr'ouverte, Consuelo vit briller leurs armes, tandis qu'ils s'occupaient à les cacher sous leurs manteaux. En même temps, elle s'assura qu'il n'y avait plus personne dans la hutte, et le chevrier lui-même l'y laissa seule avec Haydn; car il suivit les contrebandiers, pour les guider dans les sentiers de la montagne, et leur enseigner un passage à la frontière, connu, disait-il, de lui seul.
«Si tu nous trompes, au premier soupçon je te fais sauter la cervelle,» lui dit un de ces hommes à figure énergique et grave.
Ce fut la dernière parole que Consuelo entendit. Leurs pas mesurés firent craquer le gravier pendant quelques instants. Le bruit d'un ruisseau voisin, grossi par la pluie, couvrit celui de leur marche, qui se perdait dans l'éloignement.
«Nous avions tort de les craindre, dit Joseph sans quitter cependant le bras de Consuelo qu'il pressait toujours contre sa poitrine. Ce sont des gens qui évitent les regards encore plus que nous.
—Et à cause de cela, je crois que nous avons couru quelque danger, répondit Consuelo. Quand vous les avez heurtés dans l'obscurité, vous avez bien fait de ne rien répondre à leurs jurements; ils vous ont pris pour un des leurs. Autrement, ils nous auraient peut-être craints comme des espions, et nous auraient fait un mauvais parti. Grâce à Dieu, il n'y a plus rien à craindre, et nous voilà enfin seuls.
—Reposez-vous donc, dit Joseph en sentant à regret le bras de Consuelo se détacher du sien. Je veillerai encore, et au jour nous partirons.»
Consuelo avait été plus fatiguée par la peur que par la marche; elle était si habituée à dormir sous la garde de son ami, qu'elle céda au sommeil. Mais Joseph, qui avait pris, lui aussi, après bien des agitations, l'habitude de dormir auprès d'elle, ne put cette fois goûter aucun repos. Cette main de Consuelo, qu'il avait tenue toute tremblante dans la sienne pendant deux heures, ces émotions de terreur et de jalousie qui avaient réveillé toute l'intensité de son amour, et jusqu'à cette dernière parole que Consuelo lui disait en s'endormant: «Nous voilà enfin seuls!» allumaient en lui une fièvre brûlante. Au lieu de se retirer au fond de la hutte pour lui témoigner son respect, comme il avait accoutumé de faire, voyant qu'elle-même ne songeait pas à s'éloigner de lui, il resta assis à ses côtés; et les palpitations de son cœur devinrent si violentes, que Consuelo eût pu les entendre, si elle n'eût pas été endormie. Tout l'agitait, le bruit mélancolique du ruisseau, les plaintes du vent dans les sapins, et les rayons de la lune qui se glissaient par une fente de la toiture, et venaient éclairer faiblement le visage pâle de Consuelo encadré dans ses cheveux noirs; enfin, ce je ne sais quoi de terrible et de farouche qui passe de la nature extérieure dans le coeur de l'homme quand la vie est sauvage autour de lui. Il commençait à se calmer et à s'assoupir, lorsqu'il crut sentir des mains sur sa poitrine. Il bondit sur la fougère, et saisit dans ses bras un petit chevreau qui était venu s'agenouiller et se réchauffer sur son sein. Il le caressa, et, sans savoir pourquoi, il le couvrit de larmes et de baisers. Enfin le jour parut; et en voyant plus distinctement le noble front et les traits graves et purs de Consuelo, il eut honte de ses tourments. Il sortit pour aller tremper son visage et ses cheveux dans l'eau glacée du torrent. Il semblait vouloir se purifier des pensées coupables qui avaient embrasé son cerveau.
Consuelo vint bientôt l'y joindre, et faire la même ablution pour dissiper l'appesantissement du sommeil et se familiariser courageusement avec l'atmosphère du matin, comme elle faisait gaiement tous les jours. Elle s'étonna de voir Haydn si défait et si triste.
«Oh! pour le coup, frère Beppo, lui dit-elle, vous ne supportez pas aussi bien que moi les fatigues et les émotions; vous voilà aussi pâle que ces petites fleurs qui ont l'air de pleurer sur la face de l'eau.
—Et vous, vous êtes aussi fraîche que ces belles roses sauvages qui ont l'air de rire sur ses bords, répondit Joseph. Je crois bien que je sais braver la fatigue, malgré ma figure terne; mais l'émotion, il est vrai, signora, que je ne sais guère la supporter.»
Il fut triste pendant toute la matinée; et lorsqu'ils s'arrêtèrent pour manger du pain et des noisettes dans une belle prairie en pente rapide, sous un berceau de vigne sauvage, elle le tourmenta de questions si ingénues pour lui faire avouer la cause de son humeur sombre, qu'il ne put s'empêcher de lui faire une réponse où entrait un grand dépit contre lui-même et contre sa propre destinée.
«Eh bien, puisque vous voulez le savoir, dit-il, je songe que je suis bien malheureux; car j'approche tous les jours un peu plus de Vienne, où ma destinée est engagée, bien que mon coeur ne le soit pas. Je n'aime pas ma fiancée; je sens que je ne l'aimerai jamais, et pourtant j'ai promis, et je tiendrai parole.
—Serait-il possible? s'écria Consuelo, frappée de surprise. En ce cas, mon pauvre Beppo, nos destinées, que je croyais conformes en bien des points, sont donc entièrement opposées; car vous courez vers une fiancée que vous n'aimez pas, et moi, je fuis un fiancé que j'aime. Étrange fortune! qui donne aux uns ce qu'ils redoutent, pour arracher aux autres ce qu'ils chérissent.»
Elle lui serra affectueusement la main en parlant ainsi, et Joseph vit bien que cette réponse ne lui était pas dictée par le soupçon de sa témérité et le désir de lui donner une leçon. Mais la leçon n'en fut que plus efficace.
Elle le plaignait de son malheur et s'en affligeait avec lui, tout en lui montrant, par un cri du coeur, sincère et profond, qu'elle en aimait un autre sans distraction et sans défaillance.
Ce fut la dernière folie de Joseph envers elle. Il prit son violon, et, le raclant avec force, il oublia cette nuit orageuse. Quand ils se remirent en route, il avait complètement abjuré un amour impossible, et les événements qui suivirent ne lui firent plus sentir que la force du dévouement et de l'amitié. Lorsque Consuelo voyait passer un nuage sur son front, et qu'elle tâchait de l'écarter par de douces paroles:
«Ne vous inquiétez pas de moi, lui répondait-il. Si je suis condamné à n'avoir pas d'amour pour ma femme, du moins j'aurai de l'amitié pour elle, et l'amitié peut consoler de l'amour, je le sens mieux que vous ne croyez!»
LXIX.
Haydn n'eut jamais lieu de regretter ce voyage et les souffrances qu'il avait combattues; car il y prit les meilleures leçons d'italien, et même les meilleures notions de musique qu'il eût encore eues dans sa vie. Durant les longues haltes qu'ils firent dans les beaux jours, sous les solitaires ombrages du Boehmer-Wald, nos jeunes artistes se révélèrent l'un à l'autre tout ce qu'ils possédaient d'intelligence et de génie. Quoique Joseph Haydn eût une belle voix et sût en tirer grand parti comme choriste, quoiqu'il jouât agréablement du violon et de plusieurs instruments, il comprit bientôt, en écoutant chanter Consuelo, qu'elle lui était infiniment supérieure comme virtuose, et qu'elle eût pu faire de lui un chanteur habile sans l'aide du Porpora. Mais l'ambition et les facultés de Haydn ne se bornaient pas à cette branche de l'art; et Consuelo, en le voyant si peu avancé dans la pratique, tandis qu'en théorie il exprimait des idées si élevées et si saines, lui dit un jour en souriant:
«Je ne sais pas si je fais bien de vous rattacher à l'étude du chant; car si vous venez à vous passionner pour la profession de chanteur, vous sacrifierez peut-être de plus hautes facultés qui sont en vous. Voyons donc un peu vos compositions! Malgré mes longues et sévères études de contre-point avec un aussi grand maître que le Porpora, ce que j'ai appris ne me sert qu'à bien comprendre les créations du génie, et je n'aurai plus le temps, quand même j'en aurais l'audace, de créer moi-même des oeuvres de longue haleine; au lieu que si vous avez le génie créateur, vous devez suivre cette route, et ne considérer le chant et l'étude des instruments que comme vos moyens matériels.»
Depuis que Haydn avait rencontré Consuelo, il est bien vrai qu'il ne songeait plus qu'à se faire chanteur. La suivre ou vivre auprès d'elle, la retrouver partout dans sa vie nomade, tel était son rêve ardent depuis quelques jours. Il fit donc difficulté de lui montrer son dernier manuscrit, quoiqu'il l'eût avec lui, et qu'il eût achevé de l'écrire en allant à Pilsen. Il craignait également et de lui sembler médiocre en ce genre, et de lui montrer un talent qui la porterait à combattre son envie de chanter. Il céda enfin, et, moitié de gré, moitié de force, se laissa arracher le cahier mystérieux. C'était une petite sonate pour piano, qu'il destinait à ses jeunes élèves. Consuelo commença par la lire des yeux, et Joseph s'émerveilla de la lui voir saisir aussi parfaitement par une simple lecture que si elle l'eût entendu exécuter. Ensuite elle lui fit essayer divers passages sur le violon, et chanta elle-même ceux qui étaient possibles pour la voix. J'ignore si Consuelo devina, d'après cette bluette, le futur auteur de la Création et de tant d'autres productions éminentes; mais il est certain qu'elle pressentit un bon maître, et elle lui dit, en lui rendant son manuscrit:
«Courage, Beppo! tu es un artiste distingué, et tu peux être un grand compositeur, si tu travailles. Tu as des idées, cela est certain. Avec des idées et de la science, on peut beaucoup. Acquiers donc de la science, et triomphons de la mauvaise humeur du Porpora; c'est le maître qu'il te faut. Mais ne songe plus aux coulisses; ta place est ailleurs, et ton bâton de commandement est ta plume. Tu ne dois pas obéir, mais imposer. Quand on peut être l'âme de l'oeuvre, comment songe-t-on à se ranger parmi les machines? Allons! maestro en herbe, n'étudiez plus le trille et la cadence avec votre gosier. Sachez où il faut les placer, et non comment il faut les faire. Ceci regarde votre très-humble servante et subordonnée, qui vous retient le premier rôle de femme que vous voudrez bien écrire pour un mezzo-soprano.
—O Consuelo de mi alma! s'écria Joseph, transporté de joie et d'espérance; écrire pour vous, être compris et exprimé par vous! Quelle gloire, quelles ambitions vous me suggérez! Mais non, c'est un rêve, une folie. Enseignez-moi à chanter. J'aime mieux m'exercer à rendre, selon votre coeur et votre intelligence, les idées d'autrui, que de mettre sur vos lèvres divines des accents indignes de vous!
—Voyons, voyons, dit Consuelo, trêve de cérémonie. Essayez-vous à improviser, tantôt sur le violon, tantôt avec la voix. C'est ainsi que l'âme vient sur les lèvres et au bout des doigts. Je saurai si vous avez le souffle divin, où si vous n'êtes qu'un écolier adroit, farci de réminiscences.»
Haydn lui obéit. Elle remarqua avec plaisir qu'il n'était pas savant, et qu'il y avait de la jeunesse, de la fraîcheur et de la simplicité dans ses idées premières. Elle l'encouragea de plus en plus, et ne voulut désormais lui enseigner le chant que pour lui indiquer, comme elle le disait, la manière de s'en servir.
Ils s'amusèrent ensuite à dire ensemble des petits duos italiens qu'elle lui fit connaître, et qu'il apprit par coeur.
«Si nous venons à manquer d'argent avant la fin du voyage, lui dit-elle, il nous faudra bien chanter par les rues. D'ailleurs, la police peut vouloir mettre nos talents à l'épreuve, si elle nous prend pour des vagabonds coupeurs de bourses, comme il y en a tant qui déshonorent la profession, les malheureux! Soyons donc prêts à tout événement. Ma voix, en la prenant tout à fait en contralto, peut passer pour celle d'un jeune garçon avant la mue. Il faut que vous appreniez aussi sur le violon quelques chansonnettes que vous m'accompagnerez. Vous allez voir que ce n'est pas une mauvaise étude. Ces facéties populaires sont pleines de verve et de sentiment original; et quant à mes vieux chants espagnols, c'est du génie tout pur, du diamant brut. Maestro, faites-en votre profit: les idées engendrent les idées.»
Ces études furent délicieuses pour Haydn. C'est là peut-être qu'il conçut le génie de ces compositions enfantines et mignonnes qu'il fit plus tard pour les marionnettes des petits princes Esterhazy. Consuelo mettait à ces leçons tant de gaieté, de grâce, d'animation et d'esprit, que le bon jeune homme, ramené à la pétulance et au bonheur insouciant de l'enfance, oubliait ses pensées d'amour, ses privations, ses inquiétudes, et souhaitait que cette éducation ambulante ne finît jamais.
Nous ne prétendons pas faire l'itinéraire du voyage de Consuelo et d'Haydn. Peu familiarisé avec les sentiers du Boehmer-Wald, nous donnerions peut-être des indications inexactes, si nous en suivions la trace dans les souvenirs confus qui nous les ont transmis. Il nous suffira de dire que la première moitié de ce voyage fut, en somme, plus agréable que pénible, jusqu'au moment d'une aventure que nous ne pouvons nous dispenser de rapporter.
Ils avaient suivi, dès la source, la rive septentrionale de la Moldaw, parce qu'elle leur avait semblé la moins fréquentée et la plus pittoresque. Ils descendirent donc, pendant tout un jour, la gorge encaissée qui se prolonge en s'abaissant dans la même direction que le Danube; mais quand ils furent à la hauteur de Schenau, voyant la chaîne de montagnes s'abaisser vers la plaine, ils regrettèrent de n'avoir pas suivi l'autre rive du fleuve, et par conséquent l'autre bras de la chaîne qui s'éloignait en s'élevant du côté de la Bavière. Ces montagnes boisées leur offraient plus d'abris naturels et de sites poétiques que les vallées de la Bohême. Dans les stations qu'ils faisaient de jour dans les forêts, ils s'amusaient à chasser les petits oiseaux à la glu et au lacet; et quand, après leur sieste, ils trouvaient leurs pièges approvisionnés de ce menu gibier, ils faisaient avec du bois mort une cuisine en plein vent qui leur paraissait somptueuse. On n'accordait la vie qu'aux rossignols, sous prétexte que ces oiseaux musiciens étaient des confrères.
Nos pauvres enfants allaient donc cherchant un gué, et ne le trouvaient pas; la rivière était rapide, encaissée, profonde, et grossie par les pluies des jours précédents. Ils rencontrèrent enfin un abordage auquel était amarrée une petite barque gardée par un enfant. Ils hésitèrent un peu à s'en approcher, en voyant plusieurs personnes s'en approcher avant eux et marchander le passage. Ces hommes se divisèrent après s'être dit adieu. Trois se préparèrent à suivre la rive septentrionale de la Moldaw, tandis que les deux autres entrèrent dans le bateau. Cette circonstance détermina Consuelo.
«Rencontre à droite, rencontre à gauche, dit-elle à Joseph; autant vaut traverser, puisque c'était notre intention.»
Haydn hésitait encore et prétendait que ces gens avaient mauvaise mine, le parler haut et des manières brutales, lorsqu'un d'entre eux, qui semblait vouloir démentir cette opinion défavorable, fit arrêter le batelier, et, s'adressant à Consuelo:
«Hé! mon enfant! approchez donc, lui cria-t-il en allemand et en lui faisant signe d'un air de bienveillance enjouée; le bateau n'est pas bien chargé, et vous pouvez passer avec nous, si vous en avez envie.
—Bien obligé, Monsieur, répondit Haydn; nous profiterons de votre permission.
—Allons, mes enfants, reprit celui qui avait déjà parlé, et que son compagnon appelait M. Mayer; allons, sautez!»
Joseph, à peine assis dans la barque, remarqua que les deux inconnus regardaient alternativement Consuelo et lui avec beaucoup d'attention et de curiosité. Cependant la figure de ce M. Mayer n'annonçait que douceur et gaieté; sa voix était agréable, ses manières polies, et Consuelo prenait confiance dans ses cheveux grisonnants et dans son air paternel.
«Vous êtes musicien, mon garçon? dit-il bientôt à cette dernière.
—Pour vous servir, mon bon Monsieur, répondit Joseph.
—Vous aussi? dit M. Mayer à Joseph; et, lui montrant Consuelo:—C'est votre frère, sans doute? ajouta-t-il.
—Non, Monsieur, c'est mon ami, dit Joseph; nous ne sommes pas de même nation, et il entend peu l'allemand.
—De quel pays est-il donc? continua M. Mayer en regardant toujours
Consuelo.
—De l'Italie, Monsieur, répondit encore Haydn.
—Vénitien, Génois, Romain, Napolitain ou Calabrais? dit M. Mayer en articulant chacune de ces dénominations dans le dialecte qui s'y rapporte, avec une admirable facilité.
—Oh! Monsieur, je vois bien que vous pouvez parler avec toutes sortes d'Italiens, répondit enfin Consuelo, qui craignait de se faire remarquer par un silence prolongé; moi je suis de Venise.
—Ah! c'est un beau pays! reprit M. Mayer en se servant tout de suite du dialecte familier à Consuelo. Est-ce qu'il y a longtemps que vous l'avez quitté?
—Six mois seulement.
—Et vous courez le pays en jouant du violon?
—Non; c'est lui qui accompagne, répondit Consuelo en montrant Joseph; moi je chante.
—Et vous ne jouez d'aucun instrument? ni hautbois, ni flûte, ni tambourin?
—Non; cela m'est inutile.
—Mais si vous êtes bon musicien, vous apprendriez facilement, n'est-ce pas?
—Oh! certainement, s'il le fallait!
—Mais vous ne vous en souciez pas?
—Non, j'aime mieux chanter.
—Et vous avez raison; cependant vous serez forcé d'en venir là, ou de changer de profession, du moins pendant un certain temps.
—Pourquoi cela, Monsieur?
—Parce que votre voix va bientôt muer, si elle n'a commencé déjà. Quel âge avez-vous? quatorze ans, quinze ans, tout au plus?
—Quelque chose comme cela.
—Eh bien, avant qu'il soit un an, vous chanterez comme une petite grenouille, et il n'est pas sûr que vous redeveniez un rossignol. C'est une épreuve douteuse pour un garçon que de passer de l'enfance à la jeunesse. Quelquefois on perd la voix en prenant de la barbe. A votre place, j'apprendrais à jouer du fifre; avec cela on trouve toujours à gagner sa vie.
—Je verrai, quand j'en serai là.
—Et vous, mon brave? dit M. Mayer en s'adressant à Joseph en allemand, ne jouez-vous que du violon?
—Pardon, Monsieur, répondit Joseph qui prenait confiance à son tour en voyant que le bon Mayer ne causait aucun embarras à Consuelo; je joue un peu de plusieurs instruments.
—Lesquels, par exemple?
—Le piano, la harpe, la flûte; un peu de tout quand je trouve l'occasion d'apprendre.
—Avec tant de talents, vous avez grand tort de courir les chemins comme vous faites; c'est un rude métier. Je vois que votre compagnon, qui est encore plus jeune et plus délicat que vous, n'en peut déjà plus, car il boite.
—Vous avez remarqué cela? dit Joseph qui ne l'avait que trop remarqué aussi, quoique sa compagne n'eût pas voulu avouer l'enflure et la souffrance de ses pieds.
—Je l'ai très-bien vu se traîner avec peine jusqu'au bateau, reprit Mayer.
—An! que voulez-vous, Monsieur! dit Haydn en dissimulant son chagrin sous un air d'indifférence philosophique: on n'est pas né pour avoir toutes ses aises, et quand il faut souffrir, on souffre!
—Mais quand on pourrait vivre plus heureux et plus honnête en se fixant! Je n'aime pas à voir des enfants intelligents et doux, comme vous me paraissez l'être, faire le métier de vagabonds. Croyez-en un bon homme qui a des enfants, lui aussi, et qui vraisemblablement ne vous reverra jamais, mes petits amis. On se tue et on se corrompt à courir les aventures. Souvenez-vous de ce que je vous dis là.
—Merci de votre bon conseil, Monsieur, reprit Consuelo avec un sourire affectueux; nous en profiterons peut-être.
—Dieu vous entende, mon petit gondolier! dit M. Mayer à Consuelo, qui avait pris une rame, et, machinalement, par une habitude toute populaire et vénitienne, s'était mise à naviguer.»
La barque touchait au rivage, après avoir fait un biais assez considérable à cause du courant de l'eau qui était un peu rude. M. Mayer adressa un adieu amical aux jeunes artistes en leur souhaitant un bon voyage, et son compagnon silencieux les empêcha de payer leur part au batelier. Après les remerciements convenables, Consuelo et Joseph entrèrent dans un sentier qui conduisait vers les montagnes, tandis que les deux étrangers suivaient la rive aplanie du fleuve dans la même direction.
«Ce M. Mayer me paraît un brave homme, dit Consuelo en se retournant une dernière fois sur la hauteur au moment de le perdre de vue. Je suis sûre que c'est un bon père de famille.
—Il est curieux et bavard, dit Joseph, et je suis bien aise de vous voir débarrassée de ses questions.
—Il aime à causer comme toutes les personnes qui ont beaucoup voyagé. C'est un cosmopolite, à en juger par sa facilité à prononcer les divers dialectes. De quel pays peut-il être?
—Il a l'accent saxon, quoiqu'il parle bien le bas autrichien. Je le crois du nord de l'Allemagne, Prussien peut-être!
—Tant pis; je n'aime guère les Prussiens, et le roi Frédéric encore moins que toute sa nation, d'après tout ce que j'ai entendu raconter de lui au château des Géants.
—En ce cas, vous vous plairez à Vienne; ce roi batailleur et philosophe n'a de partisans ni à la cour, ni à la ville.»
En devisant ainsi, ils gagnèrent l'épaisseur des bois, et suivirent des sentiers qui tantôt se perdaient sous les sapins, et tantôt côtoyaient un amphithéâtre de montagnes accidentées. Consuelo trouvait ces monts hyrcinio-carpathiens plus agréables que sublimes; après avoir traversé maintes fois les Alpes, elle n'éprouvait pas les mêmes transports que Joseph, qui n'avait jamais vu de cimes aussi majestueuses. Les impressions de celui-ci le portaient donc à l'enthousiasme, tandis que sa compagne se sentait plus disposée à la rêverie. D'ailleurs Consuelo était très-fatiguée ce jour-là, et faisait de grands efforts pour le dissimuler, afin de ne point affliger Joseph, qui ne s'en affligeait déjà que trop.
Ils prirent du sommeil pendant quelques heures, et après le repas et la musique, ils repartirent, au coucher du soleil. Mais bientôt Consuelo, quoiqu'elle eût baigné longtemps ses pieds délicats dans le cristal des fontaines, à la manière des héroïnes de l'idylle, sentit ses talons se déchirer sur les cailloux, et fut contrainte d'avouer qu'elle ne pouvait faire son étape de nuit. Malheureusement le pays était tout à fait désert de ce côté-là: pas une cabane, pas un moutier, pas un chalet sur le versant de la Moldaw. Joseph était désespéré. La nuit était trop froide pour permettre le repos en plein air. A une ouverture entre deux collines, ils aperçurent enfin des lumières au bas du versant opposé. Cette vallée, où ils descendirent, c'était la Bavière; mais la ville qu'ils apercevaient était plus éloignée qu'ils ne l'avaient pensé: il semblait au désolé Joseph qu'elle reculait à mesure qu'ils marchaient. Pour comble de malheur, le temps se couvrait de tous côtés, et bientôt une pluie fine et froide se mit à tomber. En peu d'instants elle obscurcit tellement l'atmosphère, que les lumières disparurent, et que nos voyageurs, arrivés, non sans péril et sans peine, au bas de la montagne, ne surent plus de quel côté se diriger. Ils étaient cependant sur une route assez unie, et ils continuaient à s'y traîner en la descendant toujours, lorsqu'ils entendirent le bruit d'une voiture qui venait à leur rencontre. Joseph n'hésita pas à l'aborder pour demander des indications sur le pays et sur la possibilité d'y trouver un gîte.
«Qui va là? lui répondit une voix forte; et il entendit en même temps claquer la batterie d'un pistolet: Éloignez-vous, ou je vous fais sauter la tête!
—Nous ne sommes pas bien redoutables, répondit Joseph sans se déconcerter. Voyez! nous sommes deux enfants, et nous ne demandons rien qu'un renseignement.
—Eh mais! s'écria une autre voix, que Consuelo reconnut aussitôt pour celle de l'honnête M. Mayer, ce sont mes petits drôles de ce matin; je reconnais l'accent de l'aîné. Êtes-vous là aussi, le gondolier? ajouta-t-il en vénitien et en appelant Consuelo.
—C'est moi, répondit-elle dans le même dialecte. Nous nous sommes égarés, et nous vous demandons, mon bon Monsieur, où nous pourrons trouver un palais ou une écurie pour nous retirer. Dites-le-nous, si vous le savez.
—Eh! mes pauvres enfants! reprit M. Mayer, vous êtes à deux grands milles au moins de toute espèce d'habitation. Vous ne trouverez pas seulement un chenil le long de ces montagnes. Mais j'ai pitié de vous: montez dans ma voiture; je puis vous y donner deux places sans me gêner. Allons, point de façons, montez!
—Monsieur, vous êtes mille fois trop bon, dit Consuelo, attendrie de l'hospitalité de ce brave homme mais vous allez vers le nord, et nous vers l'Autriche.
—Non, je vais à l'ouest. Dans une heure au plus je vous déposerai à
Biberek. Vous y passerez la nuit, et demain vous pourrez gagner l'Autriche.
Cela même abrégera votre route. Allons, décidez-vous, si vous ne trouvez
pas de plaisir à recevoir la pluie, et à nous retarder.
—Eh bien, courage et confiance!» dit Consuelo tout bas à Joseph; et ils montèrent dans la voiture.
Ils remarquèrent qu'il y avait trois personnes, deux sur le devant, dont l'une conduisait, l'autre, qui était M. Mayer, occupait la banquette de derrière. Consuelo prit un coin, et Joseph le milieu. La voiture était une chaise à six places, spacieuse et solide. Le cheval, grand et fort, fouetté par une main vigoureuse, reprit le trot et fit sonner les grelots de son collier, en secouant la tête avec impatience.
LXX.
«Quand je vous le disais! s'écria M. Mayer, reprenant son propos où il l'avait laissé le matin: y a-t-il un métier plus rude et plus fâcheux que celui que vous faites? Quand le soleil luit, tout semble beau; mais le soleil ne luit pas toujours, et votre destinée est aussi variable que l'atmosphère.
—Quelle destinée n'est pas variable et incertaine? Dit Consuelo. Quand le ciel est inclément, la Providence met des coeurs secourables sur notre route: ce n'est donc pas en ce moment que nous sommes tentés de l'accuser.
—Vous avez de l'esprit, mon petit ami, répondit Mayer; vous êtes de ce beau pays où tout le monde en a. Mais, croyez-moi, ni votre esprit ni votre belle voix ne vous empêcheront de mourir de faim dans ces tristes provinces autrichiennes. A votre place, j'irais chercher fortune dans un pays riche et civilisé, sous la protection d'un grand prince.
—Et lequel, dit Consuelo, surprise de cette insinuation.
—Ah! ma foi, je ne sais; il y en a plusieurs.
—Mais la reine de Hongrie n'est-elle pas une grande princesse, dit Haydn? n'est-on pas aussi bien protégé dans ses États?…
—Eh! sans doute, répondit Mayer; mais vous ne savez pas que Sa Majesté
Marie-Thérèse déteste la musique, les vagabonds encore plus, et que vous
Serez chassés de Vienne, si vous y paraissez dans les rues en troubadours,
comme vous voilà.»
En ce moment, Consuelo revit, à peu de distance, dans une profondeur De terrains sombres, au-dessous du chemin, les lumières qu'elle avait aperçues, et fit part de son observation à Joseph, qui sur-le-champ manifesta à M. Mayer le désir de descendre, pour gagner ce gîte plus rapproché que la ville de Biberek.»
«Cela? répondit M. Mayer; vous prenez cela pour des lumières? Ce sont des lumières, en effet; mais elles n'éclairent d'autres gîtes que des marais dangereux où bien des voyageurs se sont perdus et engloutis. Avez-vous jamais vu des feux follets?
—Beaucoup sur les lagunes de Venise, dit Consuelo, et souvent sur les petits lacs de la Bohême.
—Eh bien, mes enfants, ces lumières que vous voyez ne sont pas autre chose.
M. Mayer reparla longtemps encore à nos jeunes gens de la nécessité de se fixer, et du peu de ressources qu'ils trouveraient à Vienne, sans toutefois déterminer le lieu où il les engageait à se rendre. D'abord Joseph fut frappé de son obstination, et craignit qu'il n'eût découvert le sexe de sa compagne; mais la bonne foi avec laquelle il lui parlait comme à un garçon (allant jusqu'à lui dire qu'elle ferait mieux d'embrasser l'état militaire, quand elle serait en âge, que de traîner la semelle à travers champs) le rassura sur ce point, et il se persuada que le bon Mayer était un de ces cerveaux faibles, à idées fixes, qui répètent un jour entier le premier propos qui leur est venu à l'esprit en s'éveillant. Consuelo, de son côté, le prit pour un maître d'école, ou pour un ministre protestant qui n'avait en tête qu'éducations, bonnes moeurs et prosélytisme.
Au bout d'une heure, ils arrivèrent à Biberek, par une nuit si obscure qu'ils ne distinguaient absolument rien. La chaise s'arrêta dans une cour d'auberge, et aussitôt M. Mayer fut abordé par deux hommes qui le tirèrent à part pour lui parler. Lorsqu'ils entrèrent dans la cuisine, où Consuelo et Joseph étaient occupés à se sécher et à se réchauffer auprès du feu, Joseph reconnut dans ces deux personnages, les mêmes qui s'étaient séparés de M. Mayer au passage de la Moldaw, lorsque celui-ci l'avait traversée, les laissant sur la rive gauche. L'un des deux était borgne, et l'autre, quoiqu'il eût ses deux yeux, n'avait pas une figure plus agréable. Celui qui avait passé l'eau avec M. Mayer, et que nos jeunes voyageurs avaient retrouvé dans la voiture, vint les rejoindre: le quatrième ne parut pas. Ils parlèrent tous ensemble un langage inintelligible pour Consuelo elle-même qui entendait tant de langues. M. Mayer paraissait exercer sur eux une sorte d'autorité et influencer tout au moins leurs décisions; car, après un entretien assez animé à voix basse, sur les dernières paroles qu'il leur dit, ils se retirèrent, à l'exception de celui que Consuelo, en le désignant à Joseph, appelait le silencieux: c'était celui qui n'avait point quitté M. Mayer.
Haydn s'apprêtait à faire servir le souper frugal de sa compagne et le sien, sur un bout de la table de cuisine, lorsque M. Mayer, revenant vers eux, les invita à partager son repas, et insista avec tant de bonhomie qu'ils n'osèrent le refuser. Il les emmena dans la salle à manger, où ils trouvèrent un véritable festin, du moins c'en était un pour deux pauvres enfants privés de toutes les douceurs de ce genre depuis cinq jours d'une marche assez pénible. Cependant Consuelo n'y prit part qu'avec retenue; la bonne chère que faisait M. Mayer, l'empressement avec lequel les domestiques paraissaient le servir, et la quantité de vin qu'il absorbait, ainsi que son muet compagnon, la forçaient à rabattre un peu de la haute opinion qu'elle avait prise des vertus presbytériennes de l'amphitryon. Elle était choquée surtout du désir qu'il montrait de faire boire Joseph et elle-même au delà de leur soif, et de l'enjouement très-vulgaire avec lequel il les empêchait de mettre de l'eau dans leur vin. Elle voyait avec plus d'inquiétude encore que, soit distraction, soit besoin réel de réparer ses forces, Joseph se laissait aller, et commençait à devenir plus communicatif et plus animé qu'elle ne l'eût souhaité. Enfin elle prit un peu d'humeur lorsqu'elle trouva son compagnon insensible aux coups de coude qu'elle lui donnait pour arrêter ses fréquentes libations; et lui retirant son verre au moment où M. Mayer allait le remplir de nouveau:
«Non, Monsieur, lui dit-elle, non; permettez-nous de ne pas vous imiter; cela ne nous convient pas.
—Vous êtes de drôles de musiciens! s'écria Mayer en riant, avec son air de franchise et d'insouciance; des musiciens qui ne boivent pas! Vous êtes les premiers de ce caractère que je rencontre!
—Et vous, Monsieur, êtes-vous musicien? dit Joseph. Je gage que vous l'êtes! Le diable m'emporte si vous n'êtes pas maître de chapelle de quelque principauté saxonne!
—Peut-être, répondit Mayer en souriant; et voilà pourquoi vous m'inspirez de la sympathie, mes enfants.
—Si Monsieur est un maître, reprit Consuelo, il y a trop de distance entre son talent et celui des pauvres chanteurs des rues comme nous pour l'intéresser bien vivement.
—Il y a de pauvres chanteurs de rues qui ont plus de talent qu'on ne pense, dit Mayer; et il y a de très-grands maîtres, voire des maîtres de chapelle des premiers souverains du monde, qui ont commencé par chanter dans les rues. Si je vous disais que, ce matin, entre neuf et dix heures, j'ai entendu partir d'un coin de la montagne, sur la rive gauche de la Moldaw, deux voix charmantes qui disaient un joli duo italien, avec accompagnement de ritournelles agréables, et même savantes sur le violon! Eh bien, cela m'est arrivé, tandis que je déjeunais sur un coteau avec mes amis. Et cependant quand j'ai vu descendre de la colline les musiciens qui venaient de me charmer, j'ai été fort surpris de trouver en eux deux pauvres enfants, l'un vêtu en petit paysan, l'autre … bien gentil, bien simple, mais peu fortuné en apparence…. Ne soyez donc ni honteux ni surpris de l'amitié que je vous témoigne, mes petits amis, et faites-moi celle de boire aux muses, nos communes et divines patronnes.
—Monsieur, maestro! s'écria Joseph tout joyeux et tout à fait gagné, je veux boire à la vôtre. Oh! Vous êtes un véritable musicien, j'en suis certain, puisque vous avez été enthousiasmé du talent de … du signor Bertoni, mon camarade.
—Non, vous ne boirez pas davantage, dit Consuelo impatientée en lui arrachant son verre; ni moi non plus, ajouta-t-elle en retournant le sien. Nous n'avons que nos voix pour vivre, monsieur le professeur, et le vin gâte la voix; vous devez donc nous encourager à rester sobres, au lieu de chercher à nous débaucher.
—Eh bien, vous parlez raisonnablement, dit Mayer en replaçant au milieu de la table la carafe qu'il avait mise derrière lui. Oui, ménageons la voix, c'est bien dit. Vous avez plus de sagesse que votre âge ne comporte, ami Bertoni, et je suis bien aise d'avoir fait cette épreuve de vos bonnes moeurs. Vous irez loin, je le vois à votre prudence autant qu'à votre talent. Vous irez loin, et je veux avoir l'honneur et le mérite d'y contribuer.»
Alors le prétendu professeur, se mettant à l'aise, et parlant avec un air
de bonté et de loyauté extrême, leur offrit de les emmener avec lui à
Dresde, où il leur procurerait les leçons du célèbre Hasse et la protection
Spéciale de la reine de Pologne, princesse électorale de Saxe.
Cette princesse, femme d'Auguste III, roi de Pologne, était précisément élève du Porpora. C'était une rivalité de faveur entre ce maître et le Sassone[1], auprès de la souveraine dilettante, qui avait été la première cause de leur profonde inimitié. Lors même que Consuelo eût été disposée à chercher fortune dans le nord de l'Allemagne, elle n'eût pas choisi pour son début cette cour, où elle se serait trouvée en lutte avec l'école et la coterie qui avaient triomphé de son maître. Elle en avait assez entendu parler à ce dernier dans ses heures d'amertume et de ressentiment, pour être, en tout état de choses, fort peu tentée de suivre le conseil du professeur Mayer.
[Note 1: Surnom que les Italiens donnaient à Jean-Adolphe Hasse, qui était
Saxon.]
Quant à Joseph, sa situation était fort différente. La tête montée par Le souper, il se figurait avoir rencontré un puissant protecteur et le promoteur de sa fortune future. La pensée ne lui venait pas d'abandonner Consuelo pour suivre ce nouvel ami; mais, un peu gris comme il l'était, Il se livrait à l'espérance de le retrouver un jour. Il se fiait à sa bienveillance, et l'en remerciait avec chaleur. Dans cet enivrement de joie, il prit son violon, et en joua tout de travers. M. Mayer ne l'en applaudit que davantage, soit qu'il ne voulût pas le chagriner en lui faisant remarquer ses fausses notes, soit, comme le pensa Consuelo, qu'il fût lui-même un très-médiocre musicien. L'erreur où il était très-réellement sur le sexe de cette dernière, quoiqu'il l'eût entendue chanter, achevait de lui démontrer qu'il ne pouvait pas être un professeur bien exercé d'oreille, puisqu'il s'en laissait imposer comme eût pu le faire un serpent de village ou un professeur de trompette.
Cependant M. Mayer insistait toujours pour qu'ils se laissassent emmener à Dresde. Tout en refusant, Joseph écoutait ses offres d'un air ébloui, et faisait de telles promesses de s'y rendre le plus tôt possible, que Consuelo se vit forcée de détromper M. Mayer sur la possibilité de cet arrangement.
«Il n'y faut pas songer quant à présent, dit-elle d'un ton très-ferme; Joseph, vous savez bien que cela ne se peut pas, et que vous-même avez d'autres projets. Mayer renouvela ses offres séduisantes, et fut surpris de la trouver inébranlable, ainsi que Joseph, à qui la raison revenait lorsque le signor Bertoni reprenait la parole.»
Sur ces entrefaites, le voyageur silencieux, qui n'avait fait qu'une courte apparition au souper, vint appeler M. Mayer, qui sortit avec lui. Consuelo profita de ce moment pour gronder Joseph de sa facilité à écouter les belles paroles du premier venu et les inspirations du bon vin.
«Ai-je donc dit quelque chose de trop? dit Joseph effrayé.
—Non, reprit-elle; mais c'est déjà une imprudence que de faire société aussi longtemps avec des inconnus. A force de me regarder, on peut s'apercevoir ou tout au moins se douter que je ne suis pas un garçon. J'ai eu beau frotter mes mains avec mon crayon pour les noircir, et les tenir le plus possible sous la table, il eût été impossible qu'on ne remarquât point leur faiblesse, si heureusement ces deux messieurs n'avaient été absorbés, l'un par la bouteille, et l'autre par son propre babil. Maintenant le plus prudent serait de nous éclipser, et d'aller dormir dans une autre auberge; car je ne suis pas tranquille avec ces nouvelles connaissances qui semblent vouloir s'attacher à nos pas.
—Eh quoi! dit Joseph, nous en aller honteusement comme des ingrats, sans saluer et sans remercier cet honnête homme, cet illustre professeur, peut-être? Qui sait si ce n'est pas le grand Hasse lui-même que nous venons d'entretenir.
—Je vous réponds que non; et si vous aviez eu votre tête, vous auriez remarqué une foule de lieux communs misérables qu'il a dits sur la musique. Un maître ne parle point ainsi. C'est quelque musicien des derniers rangs de l'orchestre, bonhomme, grand parleur et passablement ivrogne. Je ne sais pourquoi je crois voir, à sa figure, qu'il n'a jamais soufflé que dans du cuivre; et, à son regard de travers, on dirait qu'il a toujours un oeil sur son chef d'orchestre.
—Corno, ou clarino secondo, s'écria Joseph en éclatant de rire, ce n'en est pas moins un convive agréable.
—Et vous, vous ne l'êtes guère, répliqua Consuelo avec un peu d'humeur; allons, dégrisez-vous, et faisons nos adieux; mais partons.
—La pluie tombe à torrents; écoutez comme elle bat les vitres!
—J'espère que vous n'allez pas vous endormir sur cette table? dit Consuelo en le secouant pour l'éveiller.»
M, Mayer rentra en cet instant.
«En voici bien d'une autre! s'écria-t-il gaiement. Je croyais pouvoir coucher ici et repartir demain pour Chamb; mais voilà mes amis qui me font rebrousser chemin, et qui prétendent que je leur suis nécessaire pour une affaire d'intérêt qu'ils ont à Passaw. Il faut que je cède! Ma foi, mes enfants, si j'ai un conseil à vous donner, puisqu'il me faut renoncer au plaisir de vous emmener à Dresde, c'est de profiter de l'occasion. J'ai toujours deux places à vous donner dans ma chaise, ces messieurs ayant la leur. Nous serons demain matin à Passaw, qui n'est qu'à six milles d'ici. Là, je vous souhaiterai un bon voyage. Vous serez près de la frontière d'Autriche, et vous pourrez même descendre le Danube en bateau jusqu'à Vienne, à peu de frais et sans fatigue.»
Joseph trouva la proposition admirable pour reposer les pauvres pieds de Consuelo. L'occasion semblait bonne, en effet, et la navigation sur le Danube était une ressource à laquelle ils n'avaient point encore pensé. Consuelo accepta donc, voyant d'ailleurs que Joseph n'entendrait rien aux précautions à prendre pour la sécurité de leur gîte ce soir-là. Dans l'obscurité, retranchée au fond de la voiture, elle n'avait rien à craindre des observations de ses compagnons de voyage, et M. Mayer disait qu'on arriverait à Passaw avant le jour. Joseph fut enchanté de sa détermination. Cependant Consuelo éprouvait je ne sais quelle répugnance, et la tournure des amis de M. Mayer lui déplaisait de plus en plus. Elle lui demanda si eux aussi étaient musiciens.
«Tous plus ou moins, lui répondit-il laconiquement.»
Ils trouvèrent les voitures attelées, les conducteurs sur leur banquette, et les valets d'auberge, fort satisfaits des libéralités de M. Mayer, s'empressant autour de lui pour le servir jusqu'au dernier moment. Dans un intervalle de silence, au milieu de cette agitation, Consuelo entendit un gémissement qui semblait partir du milieu de la cour. Elle se retourna vers Joseph, qui n'avait rien remarqué; et ce gémissement s'étant répété une seconde fois, elle sentit un frisson courir dans ses veines. Cependant personne ne parut s'apercevoir de rien, et elle put attribuer cette plainte à quelque chien ennuyé de sa chaîne. Mais quoi qu'elle fit pour s'en distraire, elle en reçut une impression sinistre. Ce cri étouffé au milieu des ténèbres, du vent, et de la pluie, parti d'un groupe de personnes animées ou indifférentes, sans qu'elle pût savoir précisément si c'était une voix humaine ou un bruit imaginaire, la frappa de terreur et de tristesse. Elle pensa tout de suite à Albert; et comme si elle eût cru pouvoir participer à ces révélations mystérieuses dont il semblait doué, elle s'effraya de quelque danger suspendu sur la tête de son fiancé ou sur la sienne propre.
Cependant la voiture roulait déjà. Un nouveau cheval plus robuste encore que le premier la traînait avec vitesse. L'autre voiture, également rapide, marchait tantôt devant, tantôt derrière. Joseph babillait sur nouveaux frais avec M. Mayer, et Consuelo essayait de s'endormir, faisant semblant de dormir déjà pour autoriser son silence.
La fatigue surmonta enfin la tristesse et l'inquiétude, et elle tomba dans un profond sommeil. Lorsqu'elle s'éveilla, Joseph dormait aussi, et M. Mayer était enfin silencieux. La pluie avait cessé, le ciel était pur, et le jour commençait à poindre. Le pays avait un aspect tout à fait inconnu pour Consuelo. Seulement elle voyait de temps en temps paraître à l'horizon les cimes d'une chaîne de montagnes qui ressemblait au Boehmer-Wald.
A mesure que la torpeur du sommeil se dissipait, Consuelo remarquait avec surprise la position de ces montagnes, qui eussent dû se trouver à sa gauche, et qui se trouvaient à sa droite. Les étoiles avaient disparu, et le soleil, qu'elle s'attendait à voir lever devant elle, ne se montrait pas encore. Elle pensa que ce qu'elle voyait était une autre chaîne que celle du Boehmer-Wald. M. Mayer ronflait, et elle n'osait adresser la parole au conducteur de la voiture, seul personnage éveillé qui s'y trouvât en ce moment.
Le cheval prit le pas pour monter une côte assez rapide, et le bruit des roues s'amortit dans le sable humide des ornières. Ce fut alors que Consuelo entendit très-distinctement, le même sanglot sourd et douloureux qu'elle avait entendu dans la cour de l'auberge à Biberek. Cette voix semblait partir de derrière elle. Elle se retourna machinalement, et ne vit que le dossier de cuir contre lequel elle était appuyée. Elle crut être en proie à une hallucination; et, ses pensées se reportant toujours sur Albert, elle se persuada avec angoisse qu'en cet instant même il était à l'agonie, et qu'elle recueillait, grâce à la puissance incompréhensible de l'amour que ressentait cet homme bizarre, le bruit lugubre et déchirant de ses derniers soupirs. Cette fantaisie s'empara tellement de son cerveau, qu'elle se sentit défaillir; et, craignant de suffoquer tout à fait, elle demanda au conducteur, qui s'arrêtait pour faire souffler son cheval à mi-côte, la permission de monter le reste à pied. Il y consentit, et mettant pied à terre lui-même, il marcha auprès du cheval en sifflant.
Cet homme était trop bien habillé pour être un voiturier de profession. Dans un mouvement qu'il fit, Consuelo crut voir qu'il avait des pistolets à sa ceinture. Cette précaution dans un pays aussi désert que celui où ils se trouvaient, n'avait rien que de naturel; et d'ailleurs la forme de la voiture, que Consuelo examina en marchant à côté de la roue, annonçait qu'elle portait des marchandises. Elle était trop profonde pour qu'il n'y eût pas, derrière la banquette du fond, une double caisse, comme celles où l'on met les valeurs et les dépêches. Cependant elle ne paraissait pas très-chargée, un seul cheval la traînait sans peine. Une observation qui frappa Consuelo bien davantage fut de voir son ombre s'allonger devant elle; et, en se retournant, elle trouva le soleil tout à fait sorti de l'horizon au point opposé où elle eût dû le voir, si la voiture eût marché dans la direction de Passaw.
«De quel côté allons-nous donc? demanda-t-elle au conducteur en se rapprochant de lui avec empressement: nous tournons le dos à l'Autriche.
—Oui, pour une demi-heure, répondit-il avec beaucoup de tranquillité; nous revenons sur nos pas, parce que le pont de la rivière que nous avons à traverser est rompu, et qu'il nous faut faire un détour d'un demi-mille pour en retrouver un autre.»
Consuelo, un peu tranquillisée, remonta dans la voiture, échangea quelques paroles indifférentes avec M. Mayer, qui s'était éveillé, et qui se rendormit bientôt (Joseph ne s'était pas dérangé un moment de son somme), et l'on arriva au sommet de la côte. Consuelo vit se dérouler devant elle un long chemin escarpé et sinueux, et la rivière dont lui avait parlé le conducteur se montra au fond d'une gorge; mais aussi loin que l'oeil pouvait s'étendre, on n'apercevait aucun pont, et l'on marchait toujours vers le nord. Consuelo inquiète et surprise ne put se rendormir.
Une nouvelle montée se présenta bientôt, le cheval semblait très-fatigué. Les voyageurs descendirent tous, excepté Consuelo, qui souffrait toujours des pieds. C'est alors que le gémissement frappa de nouveau ses oreilles, mais si nettement et à tant de reprises différentes, qu'elle ne put l'attribuer davantage à une illusion de ses sens; le bruit partait sans aucun doute du double fond de la voiture. Elle l'examina avec soin, et découvrit, dans le coin où s'était toujours tenu M. Mayer, une petite lucarne de cuir en forme de guichet, qui communiquait avec ce double fond. Elle essaya de la pousser, mais elle n'y réussit pas. Il y avait une serrure, dont la clef était probablement dans la poche du prétendu professeur.
Consuelo, ardente et courageuse dans ces sortes d'aventures, tira de Son gousset un couteau à lame forte et bien coupante, dont elle s'était munie en partant, peut-être par une inspiration de la pudeur, et avec l'appréhension vague de dangers auxquels le suicide peut toujours soustraire une femme énergique. Elle profita d'un moment où tous les voyageurs étaient en avant sur le chemin, même le conducteur, qui n'avait plus rien à craindre de l'ardeur de son cheval; et élargissant, d'une main prompte et assurée, la fente étroite que présentait la lucarne à son point de jonction avec le dossier, elle parvint à l'écarter assez pour y coller son oeil et voir dans l'intérieur de cette case, mystérieuse. Quels furent sa surprise et son effroi, lorsqu'elle distingua, dans cette logette étroite et sombre, qui ne recevait d'air et de jour que par une fente pratiquée en haut, un homme d'une taille athlétique, bâillonné, couvert de sang, les mains et les pieds étroitement liés et garrottés, et le corps replié sur lui-même, dans un état de gêne et de souffrances horribles! Ce qu'on pouvait distinguer de son visage était d'une pâleur livide, et il paraissait en proie aux convulsions de l'agonie.
LXXI.
Glacée d'horreur, Consuelo sauta à terre; et, allant rejoindre Joseph, elle lui pressa le bras à la dérobée, pour qu'il s'éloignât du groupe avec elle. Lorsqu'ils eurent une avance de quelques pas:
«Nous sommes perdus si nous ne prenons la fuite à l'instant même, lui dit-elle à voix basse; ces gens-ci sont des voleurs et des assassins. Je viens d'en avoir la preuve. Doublons le pas, et jetons-nous à travers champs; car ils ont leurs raisons pour nous tromper comme ils le font.»
Joseph crut qu'un mauvais rêve avait troublé l'imagination de sa compagne. Il comprenait à peine ce qu'elle lui disait. Lui-même se sentait appesanti par une langueur inusitée; et les tiraillements d'estomac qu'il éprouvait lui faisaient croire que le vin qu'il avait bu la veille était frelaté par l'aubergiste et mêlé de méchantes drogues capiteuses. Il est certain qu'il n'avait pas fait une assez notable infraction à sa sobriété habituelle pour se sentir assoupi et abattu comme il l'était.
«Chère signora, répondit-il, vous avez le cauchemar, et je crois l'avoir en vous écoutant. Quand même ces braves gens seraient des bandits, comme il vous plaît de l'imaginer, quelle riche capture pourraient-ils espérer en s'emparant de nous?
—Je l'ignore, mais j'ai peur; et si vous aviez vu comme moi un homme assassiné dans cette même voiture où nous voyageons….»
Joseph ne put s'empêcher de rire; car cette affirmation de Consuelo avait en effet l'air d'une vision.
«Eh! ne voyez-vous donc pas tout au moins qu'ils nous égarent? reprit-elle avec feu; qu'ils nous conduisent vers le nord, tandis que Passaw et le Danube sont derrière nous? Regardez où est le soleil, et voyez dans quel désert nous marchons, au lieu d'approcher d'une grande ville!»
La justesse de ces observations frappa enfin Joseph, et commença à dissiper la sécurité, pour ainsi dire léthargique, où il était plongé.
«Eh bien, dit-il, avançons; et s'ils ont l'air de vouloir nous retenir malgré nous, nous verrons bien leurs intentions.
—Et si nous ne pouvons leur échapper tout de suite, du sang-froid, Joseph, entendez-vous? Il faudra jouer au plus fin, et leur échapper dans un autre moment.»
Alors elle le tira par le bras, feignant de boiter plus encore que la souffrance ne l'y forçait, et gagnant du terrain néanmoins. Mais ils ne purent faire dix pas de la sorte sans être rappelés par M. Mayer, d'abord d'un ton amical, bientôt avec un accent plus sévère, et enfin comme ils n'en tenaient pas compte, par les jurements énergiques des autres. Joseph tourna la tête, et vit avec terreur un pistolet braqué sur eux par le conducteur qui accourait à leur poursuite.
«Ils vont nous tuer, dit-il à Consuelo en ralentissant sa marche.
—Sommes-nous hors de portée? lui dit-elle avec sang-froid, en l'entraînant toujours et en commençant à courir.
—Je ne sais, répondit Joseph en tâchant de l'arrêter; croyez-moi, le moment n'est pas venu. Ils vont tirer sur vous.
—Arrêtez-vous, ou vous êtes morts, cria le conducteur qui courait plus vite qu'eux, et les tenait à portée du pistolet, le bras étendu.
—C'est le moment de payer d'assurance, dit Consuelo en s'arrêtant; Joseph, faites et dites comme moi. Ah! Ma foi, dit-elle à haute voix en se retournant, et en riant avec l'aplomb d'une bonne comédienne, si je n'avais pas trop de mal aux pieds pour courir davantage, je vous ferais bien voir que la plaisanterie ne prend pas.»
Et, regardant Joseph qui était pâle comme la mort, elle affecta de rire Aux éclats, en montrant cette figure bouleversée aux autres voyageurs qui s'étaient rapprochés d'eux.
«Il l'a cru! s'écria-t-elle avec une gaieté parfaitement jouée. Il l'a cru, mon pauvre camarade! Ah! Beppo, je ne te croyais pas si poltron. Eh! monsieur le professeur, voyez donc Beppo, qui s'est imaginé tout de bon que monsieur voulait lui envoyer une balle!»
Consuelo affectait de parler vénitien, tenant ainsi en respect par sa gaieté l'homme au pistolet, qui n'y entendait rien. M. Mayer affecta de rire aussi.
Puis, se tournant vers le conducteur:
«Quelle est donc cette mauvaise plaisanterie? lui dit-il non sans un clignement d'oeil que Consuelo observa très-bien. Pourquoi effrayer ainsi ces pauvres enfants?
Je voulais savoir s'ils avaient du coeur, répondit l'autre en remettant ses pistolets dans son ceinturon.
—Hélas! dit malignement Consuelo, monsieur aura maintenant une triste opinion de toi, mon ami Joseph. Quant à moi, je n'ai pas eu peur, rendez-moi justice! monsieur Pistolet.
—Vous êtes un brave, répondit M. Mayer; vous feriez un joli tambour, et vous battriez la charge à la tête d'un régiment, sans sourciller au milieu de la mitraille.
—Ah! cela, je n'en sais rien, répliqua-t-elle; peut-être aurais-je eu peur, si j'avais cru que monsieur voulût nous tuer tout de bon. Mais nous autres Vénitiens, nous connaissons tous les jeux, et on ne nous attrape pas comme cela.
—C'est égal, la mystification est de mauvais goût, reprit M. Mayer.»
Et, adressant la parole au conducteur, il parut le gronder un peu; mais Consuelo n'en fut pas dupe, et vit bien aux intonations de leur dialogue qu'il s'agissait d'une explication dont le résultat était qu'on croyait s'être mépris sur son intention de fuir.
Consuelo étant remontée dans la voiture avec les autres:
«Convenez, dit-elle en riant à M. Mayer, que votre conducteur à pistolets est un drôle de corps! Je vais l'appeler à présent signor Pistola. Eh bien, pourtant, monsieur le professeur, convenez que ce n'était pas bien neuf, ce jeu-là!
—C'est une gentillesse allemande, dit monsieur Mayer; on a plus d'esprit que cela à Venise, n'est-ce pas?
—Oh! savez-vous ce que des Italiens eussent fait à votre place pour nous jouer un bon tour? Ils auraient fait entrer la voiture dans le premier buisson venu de la route, et ils se seraient tous cachés. Alors, quand nous nous serions retournés, ne voyant plus rien, et croyant que le diable avait tout emporté, qui eût été bien attrapé? moi, surtout qui ne peux plus me traîner; et Joseph aussi, qui est poltron comme une vache du Boehmer-Wald, et qui se serait cru abandonné dans ce désert.»
M. Mayer riait de ses facéties enfantines qu'il traduisait à mesure au signor Pistola, non moins égayé que lui de la simplicité du gondolier. Oh! vous êtes par trop madré! répondait Mayer; on ne se frottera plus à vous faire des niches! Et Consuelo, qui voyait l'ironie profonde de ce faux bonhomme percer enfin sous son air jovial et paternel, continuait de son côté à jouer ce rôle du niais qui se croit malin, accessoire connu de tout mélodrame.
Il est certain que leur aventure en était un assez sérieux; et, tout en faisant sa partie avec habileté, Consuelo sentait qu'elle avait la fièvre. Heureusement c'est dans la fièvre qu'on agit, et dans la stupeur qu'on succombe.
Elle se montra dès lors aussi gaie qu'elle avait été réservée jusque-là; et Joseph, qui avait repris toutes ses facultés, la seconda fort bien. Tout en paraissant ne pas douter qu'ils approchassent de Passaw, ils feignirent d'ouvrir l'oreille aux propositions d'aller à Dresde, sur lesquelles M. Mayer ne manqua pas de revenir. Par ce moyen, ils gagnèrent toute sa confiance, et le mirent à même de trouver quelque expédient pour leur avouer honnêtement qu'il les y menait sans leur permission. L'expédient fut bientôt trouvé. M. Mayer n'était pas novice dans ces sortes d'enlèvements. Il y eut un dialogue animé en langue étrangère entre ces trois individus, M. Mayer, le signor Pistola, et le silencieux. Et puis tout à coup ils se mirent à parler allemand, et comme s'ils continuaient le même sujet:
«Je vous le disais bien; s'écria M. Mayer, nous avons fait fausse route; à preuve que leur voiture ne reparaît pas. Il y a plus de deux heures que nous les avons laissés derrière nous, et j'ai eu beau regarder à la montée, je n'ai rien aperçu.
—Je ne la vois pas du tout! dit le conducteur en sortant la tête de la voiture, et en la rentrant d'un air découragé.»
Consuelo avait fort bien remarqué, dès la première montée, la disparition de cette autre voiture avec laquelle on était parti de Bibereck.
«J'étais bien sûr que nous étions égarés, observa Joseph; mais je ne voulais pas le dire.
—Eh! pourquoi diable ne le disiez-vous pas? reprit le silencieux, affectant un grand déplaisir de cette découverte.
—C'est que cela m'amusait! dit Joseph, inspiré par l'innocent machiavélisme de Consuelo; c'est drôle de se perdre en voiture! je croyais que cela n'arrivait qu'aux piétons.
—Ah bien! voilà qui m'amuse aussi, dit Consuelo. Je voudrais à présent que nous fussions sur la route de Dresde!
—Si je savais où nous sommes, repartit M. Mayer, je me réjouirais avec vous, mes enfants; car je vous avoue que j'étais assez mécontent d'aller à Passaw pour le bon plaisir de messieurs mes amis, et je voudrais que nous nous fussions assez détournés pour avoir un prétexte de borner là notre complaisance envers eux.
—Ma foi, monsieur le professeur, dit Joseph, il en sera ce qu'il vous plaira; ce sont vos affaires. Si nous ne vous gênons pas, et si vous voulez toujours de nous pour aller à Dresde, nous voilà tout prêts à vous suivre, fut-ce au bout du monde. Et toi, Bertoni, qu'en dis-tu?
—J'en dis autant, répondit Consuelo. Vogue la galère!
—Vous êtes de braves enfants! répondit Mayer en cachant sa joie sous son air de préoccupation; mais je voudrais bien savoir pourtant où nous sommes.
—Où que nous soyons, il faut nous arrêter, dit le conducteur; le cheval n'en peut plus. Il n'a rien mangé depuis hier soir, et il a marché toute la nuit. Nous ne serons fâchés, ni les uns ni les autres, de nous restaurer aussi. Voici un petit bois. Nous avons encore quelques provisions; halte!»
On entra dans le bois, le cheval fut dételé. Joseph et Consuelo offrirent leurs services avec empressement; on les accepta sans méfiance. On pencha la chaise sur ses brancards; et, dans ce mouvement, la position du prisonnier invisible devenant sans doute plus douloureuse, Consuelo l'entendit encore gémir; Mayer l'entendit aussi, et regarda fixement Consuelo pour voir si elle s'en était aperçue. Mais, malgré la pitié qui déchirait son coeur, elle sut paraître sourde et impassible. Mayer fit le tour de la voiture, Consuelo, qui s'était éloignée, le vit ouvrir à l'extérieur une petite porte de derrière, jeter un coup d'oeil dans l'intérieur de la double caisse, la refermer, et remettre la clef dans sa poche.
«La marchandise est-elle avariée? cria le silencieux à M. Mayer.
—Tout est bien, répondit-il avec une indifférence brutale, et il fit tout disposer pour le déjeuner.
—Maintenant, dit Consuelo rapidement à Joseph en passant auprès de lui, fais comme moi et suis tous mes pas.»
Elle aida à étendre les provisions sur l'herbe, et à déboucher les bouteilles. Joseph l'imita en affectant beaucoup de gaieté; M. Mayer vit avec plaisir ces serviteurs volontaires se dévouer à son bien-être. Il aimait ses aises, et se mit à boire et à manger ainsi que ses compagnons avec des manières plus gloutonnes et plus grossières qu'il n'en avait montré la veille. Il tendait à chaque instant son verre à ses deux nouveaux pages, qui, à chaque instant, se levaient, se rasseyaient, et repartaient pour courir, de côté et d'autre, épiant le moment de courir une fois pour toutes, mais attendant que le vin et la digestion rendissent moins clairvoyants ces gardiens dangereux. Enfin, M. Mayer, se laissant aller sur l'herbe et déboutonnant sa veste, offrit au soleil sa grosse poitrine ornée de pistolets; le conducteur alla voir si le cheval mangeait bien, et le silencieux se mit à chercher dans quel endroit du ruisseau vaseux au bord duquel on s'était arrêté, cet animal pourrait boire. Ce fut le signal de la délivrance. Consuelo feignit de chercher aussi. Joseph s'engagea avec elle dans les buissons; et, dès qu'ils se virent cachés dans l'épaisseur du feuillage, ils prirent leur course comme deux lièvres à travers bois. Ils n'avaient plus guère à craindre les balles dans ce taillis épais; et quand ils s'entendirent rappeler, ils jugèrent qu'ils avaient pris assez d'avance pour continuer sans danger.
«II vaut pourtant mieux répondre, dit Consuelo en s'arrêtant; cela détournera les soupçons, et nous donnera le temps d'un nouveau trait de course.»
Joseph, répondit donc:
«Par ici, par ici! il y a de l'eau!
—Une source, une source!» cria Consuelo.
Et courant aussitôt à angle droit, afin de dérouter l'ennemi, ils repartirent légèrement. Consuelo ne pensait plus à ses pieds malades et enflés, Joseph avait triomphé du narcotique que M. Mayer lui avait versé la veille. La peur leur donnait des ailes.
Ils couraient ainsi depuis dix minutes, dans la direction opposée à celle qu'ils avaient prise d'abord, et ne se donnant pas le temps d'écouter les voix qui les appelaient de deux côtés différents, lorsqu'ils trouvèrent la lisière du bois, et devant eux un coteau rapide bien gazonné qui s'abaissait jusqu'à une route battue, et des bruyères semées de massifs d'arbres.
«Ne sortons pas du bois, dit Joseph. Ils vont venir ici, et de cet endroit élevé ils nous verront dans quelque sens que nous marchions.
Consuelo hésita un instant, explora le pays d'un coup d'oeil rapide, et lui dit:
«Le bois est trop petit pour nous cacher longtemps. Devant nous il y a une route, et l'espérance d'y rencontrer quelqu'un.
—Eh! s'écria Joseph, c'est la même route que nous suivions tout à l'heure. Voyez! elle fait le tour de la colline et remonte sur la droite vers le lieu d'où nous sommes partis. Que l'un des trois monte à cheval, et il nous rattrapera avant que nous ayons gagné le bas du terrain.
—C'est ce qu'il faut voir, dit Consuelo. On court vite en descendant. Je vois quelque chose là-bas sur le chemin, quelque chose qui monte de ce côté. Il ne s'agit que de l'atteindre avant d'être atteints nous-mêmes. Allons!»
Il n'y avait pas de temps à perdre en délibérations. Joseph se fia aux inspirations de Consuelo: la colline fut descendue par eux en un instant, et ils avaient gagné les premiers massifs, lorsqu'ils entendirent les voix de leurs ennemis à la lisière du bois. Cette fois, ils se gardèrent de répondre, et coururent encore, à la faveur des arbres et des buissons, jusqu'à ce qu'ils rencontrèrent un ruisseau encaissé, que ces mêmes arbres leur avaient caché. Une longue planche servait de pont; ils traversèrent, et jetèrent ensuite la planche au fond de l'eau.
Arrivés à l'autre rive, ils la descendirent, toujours protégés par une épaisse végétation; et, ne s'entendant plus appeler, ils jugèrent qu'on avait perdu leurs traces, ou bien qu'on ne se méprenait plus sur leurs intentions, et qu'on cherchait à les atteindre par surprise. Mais bientôt la végétation du rivage fut interrompue, et ils s'arrêtèrent, craignant d'être vus. Joseph avança la tête avec précaution parmi les dernières broussailles, et vit un des brigands en observation à la sortie du bois, et l'autre (vraisemblablement le signor Pistola, dont ils avaient déjà éprouvé la supériorité à la course), au bas de la colline, non loin de la rivière. Tandis que Joseph s'assurait de la position de l'ennemi, Consuelo s'était dirigée du côté de la route; et tout à coup elle revint vers Joseph:
«C'est une voiture qui vient, lui dit-elle, nous sommes sauvés! Il faut la joindre avant que celui qui nous poursuit se soit avisé de passer l'eau.»
Ils coururent dans la direction de la route en droite ligne, malgré la nudité du terrain; la voiture venait à eux au galop.
«Oh! mon Dieu! dit Joseph, si c'était l'autre voiture, celle des complices?
—Non, répondit Consuelo, c'est une berline à six chevaux, deux postillons, et deux courriers; nous sommes sauvés, te dis-je, encore un peu de courage.»
Il était bien temps d'arriver au chemin; le Pistola avait retrouvé l'empreinte de leurs pieds sur le sable au bord du ruisseau. Il avait la force et la rapidité d'un sanglier. Il vit bientôt dans quel endroit la trace disparaissait, et les pieux qui avaient assujetti la planche. Il devina la ruse, franchit l'eau à la nage, retrouva la marque des pas sur la rive, et, les suivant toujours, il venait de sortir des buissons; il voyait les deux fugitifs traverser la bruyère … mais il vit aussi la voiture; il comprit leur dessein, et, ne pouvant plus s'y opposer, il rentra dans les broussailles et s'y tint sur ses gardes.
Aux cris des deux jeunes gens, qui d'abord furent pris pour des mendiants, la berline ne s'arrêta pas. Les voyageurs jetèrent quelques pièces de monnaie; et leurs courriers d'escorte, voyant que nos fugitifs, au lieu de les ramasser, continuaient à courir en criant à la portière, marchèrent sur eux au galop pour débarrasser leurs maîtres de cette importunité. Consuelo, essoufflée et perdant ses forces comme il arrive presque toujours au moment du succès, ne pouvait faire sortir un son de son gosier, et joignait les mains d'un air suppliant, en poursuivant les cavaliers, tandis que Joseph, cramponné à la portière, au risque de manquer prise et de se faire écraser, criait d'une voix haletante:
«Au secours! au secours! nous sommes poursuivis; au voleur! à l'assassin!»
Un des deux voyageurs qui occupaient la berline parvint enfin à comprendre ces paroles entrecoupées, et fit signe à un des courriers qui arrêta les postillons. Consuelo, lâchant alors la bride de l'autre courrier à laquelle elle s'était suspendue, quoique le cheval se cabrât et que le cavalier la menaçât de son fouet, vint se joindre à Joseph; et sa figure animée par la course frappa les voyageurs, qui entrèrent en pourparler.
«Qu'est-ce que cela signifie, dit l'un des deux: est-ce une nouvelle manière de demander l'aumône! On vous a donné, que voulez-vous encore? ne pouvez-vous répondre?»
Consuelo était comme prête à expirer. Joseph, hors d'haleine, ne pouvait que dire:
«Sauvez-nous, sauvez-nous! et il montrait le bois et la colline sans réussir à retrouver la parole.
—Ils ont l'air de deux renards forcés à la chasse, dit l'autre voyageur; attendons que la voix leur revienne.» Et les deux seigneurs, magnifiquement équipés, les regardèrent en souriant d'un air de sang-froid qui contrastait avec l'agitation des pauvres fugitifs.
Enfin, Joseph réussit à articuler encore les mots de voleurs et d'assassins; aussitôt les nobles voyageurs se firent ouvrir la voiture, et, s'avançant sur le marche-pied, regardèrent de tous côtés, étonnés de ne rien voir qui pût motiver une pareille alerte. Les brigands s'étaient cachés, et la campagne était déserte et silencieuse. Enfin, Consuelo, revenant à elle, leur parla ainsi, en s'arrêtant à chaque phrase pour respirer:
«Nous sommes deux pauvres musiciens ambulants; nous avons été enlevés par des hommes que nous ne connaissons pas, et qui, sous prétexte de nous rendre service, nous ont fait monter dans leur voiture et voyager toute la nuit. Au point du jour, nous nous sommes aperçus qu'on nous trompait, et qu'on nous menait vers le nord, au lieu de suivre la route de Vienne. Nous avons voulu fuir; ils nous ont menacés, le pistolet à la main. Enfin, ils se sont arrêtés dans les bois que voici, nous nous sommes échappés, et nous avons couru vers votre voiture. Si vous nous abandonnez ici, nous sommes perdus; ils sont à deux pas de la route, l'un dans les buissons, les autres dans le bois.
—Combien sont-ils donc? demanda un des courriers.
—Mon ami, dit en français un des voyageurs auquel Consuelo s'était adressée parce qu'il était plus près d'elle, sur le marchepied, apprenez que cela ne vous regarde pas. Combien sont-ils? voilà une belle question! Votre devoir est de vous battre si je vous l'ordonne, et je ne vous charge point de compter les ennemis.
—Vraiment, voulez-vous vous amuser à pourfendre? reprit en français l'autre seigneur; songez, baron, que cela prend du temps.
—Ce ne sera pas long, et cela nous dégourdira. Voulez-vous être de la partie, comte?
—Soit! si cela vous amuse. Et le comte prit avec une majestueuse indolence son épée dans une main, et dans l'autre deux pistolets dont la crosse était ornée de pierreries.
—Oh! vous faites bien, Messieurs,» s'écria Consuelo, à qui l'impétuosité de son coeur fit oublier un instant son humble rôle, et qui pressa de ses deux mains le bras du comte.
Le comte, surpris d'une telle familiarité de la part d'un petit drôle de cette espèce, regarda sa manche d'un air de dégoût railleur, la secoua, et releva ses yeux avec une lenteur méprisante sur Consuelo qui ne put s'empêcher de sourire, en se rappelant avec quelle ardeur le comte Zustiniani et tant d'autres illustrissimes Vénitiens lui avaient demandé, en d'autres temps, la faveur de baiser une de ces mains dont l'insolence paraissait maintenant si choquante. Soit qu'il y eût en elle, en cet instant, un rayonnement de fierté calme et douce qui démentait les apparences de sa misère, soit que sa facilité à parler la langue du bon ton en Allemagne fit penser qu'elle était un jeune gentilhomme travesti, soit enfin que le charme de son sexe se fit instinctivement sentir, le comte changea de physionomie tout à coup, et, au lieu d'un sourire de mépris, lui adressa un sourire de bienveillance. Le comte était encore jeune et beau; on eût pu être ébloui des avantages de sa personne, si le baron ne l'eût surpassé en jeunesse, en régularité de traits, et en luxe de stature. C'étaient les deux plus beaux hommes de leur temps, comme on le disait d'eux, et probablement de beaucoup d'autres.
Consuelo, voyant les regards expressifs du jeune baron s'attacher aussi sur elle avec une expression d'incertitude, de surprise et d'intérêt, détourna leur attention de sa personne en leur disant:
«Allez, Messieurs, ou plutôt venez; nous vous servirons de guides. Ces bandits ont dans leur voiture un malheureux caché dans un compartiment de la caisse, enfermé comme dans un cachot. Il est là pieds et poings liés, mourant, ensanglanté, et un bâillon dans la bouche. Allez le délivrer; cela convient à de nobles coeurs comme les vôtres!
—Vive Dieu, cet enfant est fort gentil! s'écria le baron, et je vois, cher comte, que nous n'avons pas perdu notre temps à l'écouter. C'est peut-être un brave gentilhomme que nous allons tirer des mains de ces bandits.
—Vous dites qu'ils sont là? reprit le comte en montrant le bois.
—Oui, dit Joseph; mais ils sont dispersés, et si vos seigneuries veulent bien écouter mon humble avis, elles diviseront l'attaque. Elles monteront la côte dans leur voiture, aussi vite que possible, et, après avoir tourné la colline, elles trouveront à la hauteur du bois que voici, et tout à l'entrée, sur la lisière opposée, la voiture où est le prisonnier, tandis que je conduirai messieurs les cavaliers directement par la traverse. Les bandits ne sont que trois; ils sont bien armés; mais, se voyant pris des deux côtés à la fois, ils ne feront pas de résistance.
—L'avis est bon, dit le baron. Comte, restez dans la voiture, et faites-vous accompagner de votre domestique. Je prends son cheval. Un de ces enfants vous servira de guide pour savoir en quel lieu il faut vous arrêter. Moi, j'emmène celui-ci avec mon chasseur. Hâtons-nous; car si nos brigands ont l'éveil, comme il est probable, ils prendront les devants.
—La voiture ne peut vous échapper, observa Consuelo; leur cheval est sur les dents.»
Le baron sauta sur celui du domestique du comte, et ce domestique monta derrière la voiture.
«Passez, dit le comte à Consuelo, en la faisant entrer la première, sans se rendre compte à lui-même de ce mouvement de déférence. Il s'assit pourtant dans le fond, et elle resta sur le devant. Penché à la portière pendant que les postillons prenaient le grand galop, il suivait de l'oeil son compagnon qui traversait le ruisseau à cheval, suivi de son homme d'escorte, lequel avait pris Joseph en croupe pour passer l'eau. Consuelo n'était pas sans inquiétude pour son pauvre camarade, exposé au premier feu; mais elle le voyait avec estime et approbation courir avec ardeur à ce poste périlleux. Elle le vit remonter la colline, suivi des cavaliers qui éperonnaient vigoureusement leurs montures, puis disparaître sous le bois. Deux coups de feu se firent entendre, puis un troisième…. La berline tournait le monticule. Consuelo, ne pouvant rien savoir, éleva son âme à Dieu; et le comte, agité d'une sollicitude analogue pour son noble compagnon, cria en jurant aux postillons:
«Mais forcez donc le galop, canailles! ventre à terre!…»