Consuelo, Tome 2 (1861)
LII.
Plusieurs jours s'écoulèrent pourtant sans que le voeu d'Albert put être exaucé. Consuelo fut surveillée de si près par la chanoinesse, qu'elle eut beau se lever avec l'aurore et franchir le pont-levis la première, elle trouva toujours la tante ou le chapelain errant sous la charmille de l'esplanade, et de là, observant tout le terrain découvert qu'il fallait traverser pour gagner les buissons de la colline. Elle prit le parti de se promener seule à portée de leurs regards, et de renoncer à rejoindre Albert, qui, de sa retraite ombragée, distingua les vedettes ennemies, fit un grand détour dans le fourré, et rentra au château sans être aperçu.
«Vous avez été vous promener de grand matin, signora Porporina, dit à déjeuner la chanoinesse; ne craignez-vous pas que l'humidité de la rosée vous soit contraire?
—C'est moi, ma tante, reprit le jeune comte, qui ai conseillé à la signora de respirer la fraîcheur du matin, et je ne doute pas que ces promenades ne lui soient très-favorables.
—J'aurais cru qu'une personne qui se consacre à la musique vocale, reprit la chanoinesse avec un peu d'affectation, ne devait pas s'exposer à nos matinées brumeuses; mais si c'est d'après votre ordonnance….
—Ayez donc confiance dans les décisions d'Albert, dit le comte Christian; il a assez prouvé qu'il était aussi bon médecin que bon fils et bon ami.»
La dissimulation à laquelle Consuelo fut forcée de se prêter en rougissant, lui parut très-pénible. Elle s'en plaignit doucement à Albert, quand elle put lui adresser quelques paroles à la dérobée, et le pria de renoncer à son projet, du moins jusqu'à ce que la vigilance de sa tante fût assoupie. Albert lui obéit, mais en la suppliant de continuer à se promener le matin dans les environs du parc, de manière à ce qu'il put la rejoindre lorsqu'un moment favorable se présenterait.
Consuelo eût bien voulu s'en dispenser. Quoiqu'elle aimât la promenade, et qu'elle éprouvât le besoin de marcher un peu tous les jours, hors de cette enceinte de murailles et de fossés où sa pensée était comme étouffée sous le sentiment de la captivité, elle souffrait de tromper des gens qu'elle respectait et dont elle recevait l'hospitalité. Un peu d'amour lève bien des scrupules; mais l'amitié réfléchit, et Consuelo réfléchissait beaucoup. On était aux derniers beaux jours de l'été; car plusieurs mois s'étaient écoulés déjà depuis qu'elle habitait le château des Géants. Quel été pour Consuelo! le plus pâle automne de l'Italie avait plus de lumière et de chaleur. Mais cet air tiède, ce ciel souvent voilé par de légers nuages blancs et floconneux, avaient aussi leur charme et leur genre de beautés. Elle trouvait dans ses courses solitaires un attrait qu'augmentait peut-être aussi le peu d'empressement qu'elle avait à revoir le souterrain. Malgré la résolution qu'elle avait prise, elle sentait qu'Albert eût levé un poids de sa poitrine en lui rendant sa promesse; et lorsqu'elle n'était plus sous l'empire de son regard suppliant et de ses paroles enthousiastes, elle se prenait à bénir secrètement la tante de la soustraire à cet engagement par les obstacles que chaque jour elle y apportait.
Un matin, elle vit, des bords du torrent qu'elle côtoyait, Albert penché sur la balustrade de son parterre, bien loin au-dessus d'elle. Malgré la distance qui les séparait, elle se sentait presque toujours sous l’oeil inquiet et passionné de cet homme, par qui elle s'était laissé en quelque sorte dominer. «Ma situation est fort étrange, se disait-elle; tandis que cet ami persévérant m'observe pour voir si je suis fidèle au dévouement que je lui ai juré, sans doute, de quelque autre point du château, je suis surveillée, pour que je n'aie point avec lui des rapports que leurs usages et leurs convenances proscrivent. Je ne sais ce qui se passe dans l'esprit des uns et des autres. La baronne Amélie ne revient pas. La chanoinesse semble se méfier de moi, et se refroidir à mon égard. Le comte Christian redouble d'amitié, et prétend redouter le retour du Porpora, qui sera probablement le signal de mon départ. Albert paraît avoir oublié que je lui ai défendu d'espérer mon amour. Comme s'il devait tout attendre de moi, il ne me demande rien pour l'avenir, et n'abjure point cette passion qui a l'air de le rendre heureux en dépit de mon impuissance à la partager. Cependant me voici comme une amante déclarée, l'attendant chaque matin à son rendez-vous, auquel je désire qu'il ne puisse venir, m'exposant au blâme, que sais-je! au mépris d'une famille qui ne peut comprendre ni mon dévouement, ni mes rapports avec lui, puisque je ne les comprends pas moi-même et n'en prévois point l'issue. Bizarre destinée que la mienne! serais-je donc condamnée à me dévouer toujours sans être aimée de ce que j'aime, ou sans aimer ce que j'estime?»
Au milieu de ces réflexions, une profonde mélancolie s'empara de son âme. Elle éprouvait le besoin de s'appartenir à elle-même, ce besoin souverain et légitime, véritable condition du progrès et du développement chez l'artiste supérieur. La sollicitude qu'elle avait vouée au comte Albert lui pesait comme une chaîne. Cet amer souvenir, qu'elle avait conservé d'Anzoleto et de Venise, s'attachait à elle dans l'inaction et dans la solitude d'une vie trop monotone et trop régulière pour son organisation puissante.
Elle s'arrêta auprès du rocher qu'Albert lui avait souvent montré comme étant celui où, par une étrange fatalité, il l'avait vue enfant une première fois, attachée avec des courroies sur le dos de sa mère, comme la balle d'un colporteur, et courant par monts et par vaux en chantant comme la cigale de la fable, sans souci du lendemain, sans appréhension de la vieillesse menaçante et de la misère inexorable. O ma pauvre mère! pensa la jeune Zingarella; me voici ramenée, par d'incompréhensibles destinées, aux lieux que tu traversas pour n'en garder qu'un vague souvenir et le gage d'une touchante hospitalité. Tu fus jeune et belle, et, sans doute tu rencontras bien des gîtes où l'amour t'eût reçue, où la société eût pu t'absoudre et te transformer, où enfin la vie dure et vagabonde eût pu se fixer et s'abjurer dans le sein du bien-être et du repos. Mais tu sentais et tu disais toujours que ce bien-être c'était la contrainte, et ce repos, l'ennui, mortel aux âmes d'artiste. Tu avais raison, je le sens bien; car me voici dans ce château où tu n'as voulu passer qu'une nuit comme dans tous les autres; m'y voici à l'abri du besoin et de la fatigue, bien traitée, bien choyée, avec un riche seigneur à mes pieds…. Et pourtant la contrainte m'y étouffe, et l'ennui m'y consume.
Consuelo, saisie d'un accablement extraordinaire, s'était assise sur le rocher. Elle regardait le sable du sentier, comme si elle eût cru y retrouver la trace des pieds nus de sa mère. Les brebis, en passant, avaient laissé aux épines quelques brins de leur toison. Cette laine d'un brun roux rappelait précisément à Consuelo la couleur naturelle du drap grossier dont était fait le manteau de sa mère, ce manteau qui l'avait si longtemps protégée contre le froid et le soleil, contre la poussière et la pluie. Elle l'avait vu tomber de leurs épaules pièce par pièce. «Et nous aussi, se disait-elle, nous étions de pauvres brebis errantes, et nous laissions les lambeaux de notre dépouille aux ronces des chemins; mais nous emportions toujours le fier amour et la pleine jouissance de notre chère liberté!»
En rêvant ainsi, Consuelo laissait tomber de longs regards sur ce sentier de sable jaune qui serpentait gracieusement sur la colline, et qui, s'élargissant au bas du vallon, se dirigeait vers le nord en traçant une grande ligne sinueuse au milieu des verts sapins et des noires bruyères. Qu'y a-t-il de plus beau qu'un chemin? pensait-elle; c'est le symbole et l'image d'une vie active et variée. Que d'idées riantes s'attachent pour moi aux capricieux détours de celui-ci! Je ne me souviens pas des lieux qu'il traverse, et que pourtant j'ai traversés jadis. Mais qu'ils doivent être beaux, au prix de cette noire forteresse qui dort là éternellement sur ses immobiles rochers! Comme ces graviers aux pâles nuances d'or mat qui le rayent mollement, et ces genêts d'or brûlant qui le coupent de leurs ombres, sont plus doux à la vue que les allées droites et les raides charmilles de ce parc orgueilleux et froid! Rien qu'à regarder les grandes lignes sèches d'un jardin, la lassitude me prend: pourquoi mes pieds chercheraient-ils à atteindre ce que mes yeux et ma pensée embrassent tout d'abord? au lieu que le libre chemin qui s'enfuit et se cache à demi dans les bois m'invite et m'appelle à suivre ses détours et à pénétrer ses mystères. Et puis ce chemin, c'est le passage de l'humanité, c'est la route de l'univers. Il n'appartient pas à un maître qui puisse le fermer ou l'ouvrir à son gré. Ce n'est pas seulement le puissant et le riche qui ont le droit de fouler ses marges fleuries et de respirer ses sauvages parfums. Tout oiseau peut suspendre son nid à ses branches, tout vagabond peut reposer sa tête sur ses pierres. Devant lui, un mur ou une palissade ne ferme point l'horizon. Le ciel ne finit pas devant lui; et tant que la vue peut s'étendre, le chemin est une terre de liberté. A droite, à gauche, les champs, les bois appartiennent à des maîtres; le chemin appartient à celui qui ne possède pas autre chose; aussi comme il l'aime! Le plus grossier mendiant a pour lui un amour invincible. Qu'on lui bâtisse des hôpitaux aussi riches que des palais, ce seront toujours des prisons; sa poésie, son rêve, sa passion, ce sera toujours le grand chemin! O ma mère! ma mère! tu le savais bien; tu me l'avais bien dit! Que ne puis-je ranimer ta cendre, qui dort si loin de moi sous l'algue des lagunes! Que ne peux-tu me reprendre sur tes fortes épaules et me porter là-bas, là-bas où vole l'hirondelle vers les collines bleues, où le souvenir du passé et le regret du bonheur perdu ne peuvent suivre l'artiste aux pieds légers qui voyage plus vite qu'eux, et met chaque jour un nouvel horizon, un nouveau monde entre lui et les ennemis de sa liberté! Pauvre mère! que ne peux-tu encore me chérir et m'opprimer, m'accabler tour à tour de baisers et de coups, comme le vent qui tantôt caresse et tantôt renverse les jeunes blés sur la plaine, pour les relever et les coucher encore à sa fantaisie! Tu étais une âme mieux trempée que la mienne, et tu m'aurais arrachée, de gré ou de force, aux liens où je me laisse prendre à chaque pas!
Au milieu de sa rêverie enivrante et douloureuse, Consuelo fut frappée par le son d'une voix qui la fit tressaillir comme si un fer rouge se fût posé sur son coeur. C'était une voix d'homme, qui partait du ravin assez loin au-dessous d'elle, et fredonnait en dialecte vénitien le chant de l'Echo, l'une des plus originales compositions du Chiozzetto.[1] La personne qui chantait ne donnait pas toute sa voix, et sa respiration semblait entrecoupée par la marche. Elle lançait une phrase, au hasard, comme si elle eût voulu se distraire de l'ennui du chemin, et s'interrompait pour parler avec une autre personne; puis elle reprenait sa chanson, répétant plusieurs fois la même modulation comme pour s'exercer, et recommençait à parler, en se rapprochant toujours du lieu où Consuelo, immobile et palpitante, se sentait défaillir. Elle ne pouvait entendre les discours du voyageur à son compagnon, il était encore trop loin d'elle. Elle ne pouvait le voir, un rocher en saillie l'empêchait de plonger dans la partie du ravin où il était engagé. Mais pouvait-elle méconnaître un instant cette voix, cet accent qu'elle connaissait si bien, et les fragments de ce morceau qu'elle-même avait enseigné et fait répéter tant de fois à son ingrat élève!
[Note 1: Jean Croce, de Chioggia, seizième siècle.]
Enfin les deux voyageurs invisibles s'étant rapprochés, elle entendit l'un des deux, dont la voix lui était inconnue, dire à l'autre en mauvais italien et avec l'accent du pays:
«Eh! eh! signor, ne montez pas par ici, les chevaux ne pourraient pas
vous y suivre, et vous me perdriez de vue; suivez-moi le long du torrent.
Voyez! la route est devant nous, et l'endroit que vous prenez est un
Sentier pour les piétons.»
La voix que Consuelo connaissait si bien parut s'éloigner et redescendre, et bientôt elle l'entendit demander, quel était ce beau château qu'on voyait sur l'autre rive.
«C'est Riesenburg, comme qui dirait il castello dei giganti» répondit le guide; car c'en était un de profession.
Et Consuelo commençait à le voir au bas de la colline, à pied et conduisant par la bride deux chevaux couverts de sueur. Le mauvais état du chemin, dévasté récemment par le torrent, avait forcé les cavaliers de mettre pied à terre. Le voyageur suivait à quelque distance, et enfin Consuelo put l'apercevoir en se penchant sur le rocher qui la protégeait. Il lui tournait le dos, et portait un costume de voyage qui changeait sa tournure et jusqu'à sa démarche. Si elle n'eût entendu sa voix, elle eût que ce n'était pas lui. Mais il s'arrêta pour regarder le château, et, ôtant son large chapeau, il s'essuya le visage avec son mouchoir. Quoiqu'elle ne le vît qu'en plongeant d'en haut sur sa tête, elle reconnut cette abondante chevelure dorée et bouclée, et le mouvement qu'il avait coutume de faire avec la main pour en soulever le poids sur son front et sur sa nuque lorsqu'il avait chaud.
«Ce château a l'air très-respectable, dit-il; et si j'en avais le temps, j'aurais envie d'aller demander à déjeuner aux géants qui l'habitent.
—Oh! n'y essayez pas, répondit le guide en secouant la tête. Les
Rudolstadt ne reçoivent que les mendiants ou les parents.
—Pas plus hospitaliers que cela? Le diable les emporte!
—Écoutez donc! c'est qu'ils ont quelque chose à cacher.
—Un trésor, ou un crime?
—Oh! rien; c'est leur fils qui est fou.
—Le diable l'emporte aussi, en ce cas! Il leur rendra service.»
Le guide se mit à rire. Anzoleto se remit à chanter.
«Allons, dit le guide en s'arrêtant, voici le mauvais chemin passé; si vous voulez remonter à cheval, nous allons faire un temps de galop jusqu'à Tusta. La route est magnifique jusque là; rien que du sable. Vous trouverez là la grande route de Prague et de bons chevaux de poste.
—Alors, dit Anzoleto en rajustant ses étriers, je pourrai dire: Le diable t'emporte aussi! car tes haridelles, tes chemins de montagne et toi, commencez à m'ennuyer singulièrement.»
En parlant ainsi, il enfourcha lestement sa monture, lui enfonça ses deux éperons dans le ventre, et, sans s'inquiéter de son guide qui le suivait à grand'peine, il partit comme un trait dans la direction du nord, soulevant des tourbillons de poussière sur ce chemin que Consuelo venait de contempler si longtemps, et où elle s'attendait si peu à voir passer comme une vision fatale l'ennemi de sa vie, l'éternel souci de son coeur.
Elle le suivit des yeux dans un état de stupeur impossible à exprimer. Glacée par le dégoût et la crainte, tant qu'il avait été à portée de sa voix, elle s'était tenue cachée et tremblante. Mais quand elle le vit s'éloigner, quand elle songea qu'elle allait le perdre de vue et peut-être pour toujours, elle ne sentit plus qu'un horrible désespoir. Elle s'élança sur le rocher, pour le voir plus longtemps; et l'indestructible amour qu'elle lui portait se réveillant avec délire, elle voulut crier vers lui pour l'appeler. Mais sa voix expira sur ses lèvres; il lui sembla que la main de la mort serrait sa gorge et déchirait sa poitrine: ses yeux se voilèrent; un bruit sourd comme celui de la mer gronda dans ses oreilles; et, en retombant épuisée au bas du rocher, elle se trouva dans les bras d'Albert, qui s'était approché sans qu'elle prît garde à lui, et qui l'emporta mourante dans un endroit plus sombre et plus caché de la montagne.
LIII.
La crainte de trahir par son émotion un secret qu'elle avait jusque là Si bien caché au fond de son âme rendit à Consuelo la force de se contraindre, et de laisser croire à Albert que la situation où il l'avait surprise n'avait rien d'extraordinaire. Au moment où le jeune comte l'avait reçue dans ses bras, pâle et prête à défaillir, Anzoleto et son guide venaient de disparaître au loin dans les sapins, et Albert put s'attribuer à lui-même le danger qu'elle avait couru de tomber dans le précipice. L'idée de ce danger, qu'il avait causé sans doute en l'effrayant par son approche, venait de le troubler lui-même à tel point qu'il ne s'aperçut guère du désordre de ses réponses dans les premiers instants. Consuelo, à qui il inspirait encore parfois un certain effroi superstitieux, craignit d'abord qu'il ne devinât, par la force de ses pressentiments, une partie de ce mystère. Mais Albert, depuis que l'amour le faisait vivre de la vie des autres hommes, semblait avoir perdu les facultés en quelque sorte surnaturelles qu'il avait possédées auparavant. Elle put maîtriser bientôt son agitation, et la proposition qu'il lui fit de la conduire à son ermitage ne lui causa pas en ce moment le déplaisir qu'elle en eût ressenti quelques heures auparavant. Il lui sembla que l'âme austère et l'habitation lugubre de cet homme si sérieusement dévoué à son sort s'ouvraient devant elle comme un refuge où elle trouverait le calme et la force nécessaires pour lutter contre les souvenirs de sa passion. «C'est la Providence qui m'envoie cet ami au sein des épreuves, pensa-t-elle, et ce sombre sanctuaire où il veut m'entraîner est là comme un emblème de la tombe où je dois m'engloutir, plutôt que de suivre la trace du mauvais génie que je viens de voir passer. Oh! oui, mon Dieu! Plutôt que de m'attacher à ses pas, faites que la terre s'entr'ouvre sous les miens, et ne me rende jamais au monde des vivants!».
«Chère Consolation, lui dit Albert, je venais vous dire que ma tante, ayant ce matin à recevoir et à examiner les comptes de ses fermiers, ne songeait point à nous, et que nous avions enfin la liberté d'accomplir notre pèlerinage. Pourtant, si vous éprouvez encore quelque répugnance à revoir des lieux qui vous rappellent tant de souffrances et de terreurs…
—Non, mon ami, non, répondit Consuelo; je sens, au contraire, que jamais je n'ai été mieux disposée à prier dans votre église, et à joindre mon âme à la vôtre sur les ailes de ce chant sacré que vous avez promis de me faire entendre.»
Ils prirent ensemble, le chemin du Schreckenstein; et, en s'enfonçant Sous les bois dans la direction opposée à celle qu'Anzoleto avait prise, Consuelo se sentit soulagée, comme si chaque pas qu'elle faisait pour s'éloigner de lui eût détruit de plus en plus le charme funeste dont elle venait de ressentir les atteintes. Elle marchait si vite et si résolument, quoique grave et recueillie, que le comte Albert eût pu attribuer cet empressement naïf au seul désir de lui complaire, s'il n'eût conservé cette défiance de lui-même et de sa propre destinée qui faisait le fond de son caractère.
Il la conduisit au pied du Schreckenstein, à l'entrée d'une grotte remplie d'eau dormante et toute obstruée par une abondante végétation.
«Cette grotte, où vous pouvez remarquer quelques traces de construction voûtée, lui dit-il, s'appelle dans le pays la Cave du Moine. Les uns pensent que c'était le cellier d'une maison de religieux, lorsque, à la place de ces décombres, il y avait un bourg fortifié; d'autres racontent que ce fut postérieurement la retraite d'un criminel repentant qui s'était fait ermite par esprit de pénitence. Quoi qu'il en soit, personne n'ose y pénétrer, et chacun prétend que l'eau dont elle s'est remplie est profonde et mortellement vénéneuse, à cause des veines de cuivre par lesquelles elle s'est frayé un passage. Mais cette eau n'est effectivement ni profonde ni dangereuse: elle dort sur un lit de rochers, et nous allons la traverser aisément si vous voulez encore une fois, Consuelo, vous confier à la force de mes bras et à la sainteté de mon amour pour vous.»
En parlant ainsi après s'être assuré que personne ne les avait suivis et ne pouvait les observer, il la prit dans ses bras pour qu'elle n'eût point à mouiller sa chaussure, et, entrant dans l'eau jusqu'à mi-jambes, il se fraya un passage à travers les arbrisseaux et les guirlandes de lierre qui cachaient le fond de la grotte. Au bout d'un très-court trajet, il la déposa sur un sable sec et fin, dans un endroit complètement sombre, où aussitôt il alluma la lanterne dont il s'était muni; et après quelques détours dans des galeries souterraines assez semblables à celles que Consuelo avait déjà parcourues avec lui, ils se trouvèrent à une porte de la cellule opposée à celle qu'elle avait franchie la première fois.
«Cette construction souterraine, lui dit Albert, a été destinée dans le principe à servir de refuge, en temps de guerre, soit aux principaux habitants du bourg qui couvrait la colline, soit aux seigneurs du château des Géants dont ce bourg était un fief, et qui pouvaient s'y rendre secrètement par les passages que vous connaissez. Si un ermite a occupé depuis, comme on l'assure, la Cave du Moine, il est probable qu'il a eu connaissance de cette retraite; car la galerie que nous venons de parcourir m'a semblé déblayée assez nouvellement, tandis que j'ai trouvé celles qui conduisent au château encombrées, en beaucoup d'endroits, de terres et de gravois dont j'ai eu bien de la peine à les dégager. En outre, les vestiges que j'ai retrouvés ici, les débris de natte, la cruche, le crucifix, la lampe, et enfin les ossements d'un homme couché sur le dos, les mains encore croisées sur la poitrine, dans l'attitude d'une dernière prière à l'heure du dernier sommeil, m'ont prouvé qu'un solitaire y avait achevé pieusement et paisiblement son existence mystérieuse. Nos paysans croient que l'âme de l'ermite habite encore les entrailles de la montagne. Ils disent qu'ils l'ont vue souvent errer alentour, ou voltiger sur la cime au clair de la lune; qu'ils l'ont entendue prier, soupirer, gémir, et même qu'une musique étrange et incompréhensible est venue parfois, comme un souffle à peine saisissable, expirer autour d'eux sur les ailes de la nuit. Moi-même, Consuelo, lorsque l'exaltation du désespoir peuplait la nature autour de moi de fantômes et de prodiges, j'ai cru voir le sombre pénitent prosterné sous le Hussite; je me suis figuré entendre sa voix plaintive et ses soupirs déchirants monter des profondeurs de l'abîme. Mais depuis que j'ai découvert et habité cette cellule, je ne me souviens pas d'y avoir trouvé d'autre solitaire que moi, rencontré d'autre spectre que ma propre figure, ni entendu d'autres gémissements que ceux qui s'échappaient de ma poitrine.»
Consuelo, depuis sa première entrevue avec Albert dans ce souterrain, ne lui avait plus jamais entendu tenir de discours insensés. Elle n'avait donc jamais osé lui rappeler les étranges paroles qu'il lui avait dites cette nuit-là, ni les hallucinations au milieu desquelles elle l'avait surpris. Elle s'étonna de voir en cet instant qu'il en avait absolument perdu le souvenir; et, n'osant les lui rappeler, elle se contenta de lui demander si la tranquillité d'une telle solitude l'avait effectivement délivré des agitations dont il parlait.
«Je ne saurais vous le dire bien précisément, lui répondit-il; et, à moins que vous ne l'exigiez, je ne veux point forcer ma mémoire à ce travail. Je crois bien avoir été en proie auparavant a une véritable démence. Les efforts que je faisais pour la cacher la trahissaient davantage en l'exaspérant. Lorsque, grâce à Zdenko, qui possédait par tradition le secret de ces constructions souterraines, j'eus enfin trouvé un moyen de me soustraire à la sollicitude de mes parents et de cacher mes accès de désespoir, mon existence changea. Je repris une sorte d'empire sur moi-même; et, certain de pouvoir me dérober aux témoins importuns, lorsque je serais trop fortement envahi par mon mal, je vins à bout de jouer dans ma famille le rôle d'un homme tranquille et résigné à tout.
Consuelo vit bien que le pauvre Albert se faisait illusion sur quelques points; mais elle sentit que ce n'était pas le moment de le dissuader; et, s'applaudissant de le voir parler de son passé avec tant de sang-froid et de détachement, elle se mit à examiner la cellule avec plus d'attention qu'elle n'avait pu le faire la première fois. Elle vit alors que l'espèce de soin et de propreté qu'elle y avait remarquée n'y régnait plus du tout, et que l'humidité des murs, le froid de l'atmosphère, et la moisissure des livres, constataient au contraire un abandon complet.
«Vous voyez que je vous ai tenu parole, lui dit Albert, qui, à grand'peine, venait de rallumer le poêle; je n'ai pas mis les pieds ici depuis que vous m'en avez arraché par l'effet de la toute-puissance que vous avez sur moi.» Consuelo eut sur les lèvres une question qu'elle s'empressa de retenir. Elle était sur le point de demander si l'ami Zdenko, le serviteur fidèle, le gardien jaloux, avait négligé et abandonné aussi l'ermitage. Mais elle se souvint de la tristesse profonde qu'elle avait réveillée chez Albert toutes les fois qu'elle s'était hasardée à lui demander ce qu'il était devenu, et pourquoi elle ne l'avait jamais revu depuis sa terrible rencontre avec lui dans le souterrain. Albert avait toujours éludé ces questions, soit en feignant de ne pas les entendre, soit en la priant d'être tranquille, et de ne plus rien craindre de la part de l'innocent. Elle s'était donc persuadé d'abord que Zdenko avait reçu et exécuté fidèlement l'ordre de ne jamais se présenter devant ses yeux. Mais lorsqu'elle avait repris ses promenades solitaires, Albert, pour la rassurer complètement, lui avait juré, avec une mortelle pâleur sur le front, qu'elle ne rencontrerait pas Zdenko, parce qu'il était parti pour un long voyage. En effet, personne ne l'avait revu depuis cette époque, et on pensait qu'il était mort dans quelque coin, ou qu'il avait quitté le pays.
Consuelo n'avait cru ni à cette mort, ni à ce départ. Elle connaissait trop l'attachement passionné de Zdenko pour regarder comme possible une séparation absolue entre lui et Albert. Quant à sa mort, elle n'y songeait point sans une profonde terreur qu'elle n'osait s'avouer à elle-même, lorsqu'elle se souvenait du serment terrible que, dans son exaltation, Albert avait fait de sacrifier la vie de ce malheureux au repos de celle qu'il aimait, si cela devenait nécessaire. Mais elle chassait cet affreux soupçon, en se rappelant la douceur et l'humanité dont toute la vie d'Albert rendait témoignage. En outre, il avait joui d'une tranquillité parfaite depuis plusieurs mois, et aucune démonstration apparente de la part de Zdenko n'avait rallumé la fureur que le jeune comte avait manifestée un instant. D'ailleurs il l'avait oublié, cet instant douloureux que Consuelo s'efforçait d'oublier aussi. Il n'avait conservé des événements du souterrain que le souvenir de ceux où il avait été en possession de sa raison. Consuelo s'était donc arrêtée à l'idée qu'il avait interdit à Zdenko l'entrée et l'approche du château, et que par dépit ou par douleur le pauvre homme s'était condamné à une captivité volontaire dans l'ermitage. Elle présumait qu'il en sortait peut-être seulement la nuit pour prendre l'air ou pour converser sur le Schreckenstein avec Albert, qui sans doute veillait au moins à sa subsistance, comme Zdenko avait si longtemps veillé à la sienne. En voyant l'état de la cellule, Consuelo fut réduite à croire qu'il boudait son maître en ne soignant plus sa retraite délaissée; et comme Albert lui avait encore affirmé, en entrant dans la grotte, qu'elle n'y trouverait aucun sujet de crainte, elle prit le moment où elle le vit occupé à ouvrir péniblement la porte rouillée de ce qu'il appelait son église, pour aller de son côté essayer d'ouvrir celle qui conduisait à la cellule de Zdenko, où sans doute elle trouverait des traces récentes de sa présence. La porte céda dès qu'elle eut tourné la clef; mais l'obscurité qui régnait dans cette cave l'empêcha de rien distinguer. Elle attendit qu'Albert fût passé dans l'oratoire mystérieux qu'il voulait lui montrer et qu'il allait préparer pour la recevoir; alors elle prit un flambeau, et revint avec précaution vers la chambre de Zdenko, non sans trembler un peu à l'idée de l'y trouver en personne. Mais elle n'y trouva pas même un souvenir de son existence. Le lit de feuilles et de peaux de mouton avait été enlevé. Le siège grossier, les outils de travail, les sandales de feutre, tout avait disparu; et on eût dit, à voir l'humidité qui faisait briller les parois éclairées par la torche, que cette voûte n'avait jamais abrité le sommeil d'un vivant.
Un sentiment de tristesse et d'épouvante s'empara d'elle à cette découverte. Un sombre mystère enveloppait la destinée de ce malheureux, et Consuelo se disait avec terreur qu'elle était peut-être la cause d'un événement déplorable. Il y avait deux hommes dans Albert: l'un sage, et l'autre fou; l'un débonnaire, charitable et tendre; l'autre bizarre, farouche, peut-être violent et impitoyable dans ses décisions. Cette sorte d'identification étrange qu'il avait autrefois rêvée entre lui et le fanatique sanguinaire Jean Ziska, cet amour pour les souvenirs de la Bohême hussite, cette passion muette et patiente, mais absolue et profonde, qu'il nourrissait pour Consuelo, tout ce qui vint en cet instant à l'esprit de la jeune fille lui sembla devoir confirmer les plus pénibles soupçons. Immobile et glacée d'horreur, elle osait à peine regarder le sol nu et froid de la grotte, comme si elle eût craint d'y trouver des traces de sang.
Elle était encore plongée dans ces réflexions sinistres, lorsqu'elle entendit Albert accorder son violon; et bientôt le son admirable de l'instrument lui chanta le psaume ancien qu'elle avait tant désiré d'écouter une seconde fois. La musique en était originale, et Albert l'exprimait avec un sentiment si pur et si large, qu'elle oublia toutes ses angoisses pour approcher doucement du lieu où il se trouvait, attirée et comme charmée par une puissance magnétique.
LIV.
La porte de l'église était restée ouverte; Consuelo s'arrêta sur le seuil pour examiner et le virtuose inspiré et l'étrange sanctuaire. Cette prétendue église n'était qu'une grotte immense, taillée, ou, pour mieux dire, brisée dans le roc, irrégulièrement, par les mains de la nature, et creusée en grande partie par le travail souterrain des eaux. Quelques torches éparses plantées sur des blocs gigantesques éclairaient de reflets fantastiques les flancs verdâtres du rocher, et tremblotaient devant de sombres profondeurs, où nageaient les formes vagues des longues stalactites, semblables à des spectres qui cherchent et fuient tour à tour la lumière. Les énormes sédiments que l'eau avait déposés autrefois sur les flancs de la caverne offraient mille capricieux aspects. Tantôt ils se roulaient comme de monstrueux serpents qui s'enlacent et se dévorent les uns les autres, tantôt ils partaient du sol et descendaient de la voûte en aiguilles formidables, dont la rencontre les faisait ressembler à des dents colossales hérissées à l'entrée des gueules béantes que formaient les noirs enfoncements du rocher. Ailleurs on eût dit d'informes statues, géantes représentations des dieux barbares de l'antiquité. Une végétation rocailleuse, de grands lichens rudes comme des écailles de dragon, des festons de scolopendre aux feuilles larges et pesantes, des massifs de jeunes cyprès plantés récemment dans le milieu de l'enceinte sur des éminences de terres rapportées qui ressemblaient à des tombeaux, tout donnait à ce lieu un caractère sombre, grandiose, et terrible, qui frappa vivement la jeune artiste. Au premier sentiment d'effroi succéda bientôt l'admiration. Elle approcha, et vit Albert debout, au bord de la source qui surgissait au centre de la caverne. Cette eau, quoique abondante en jaillissement, était encaissée dans un bassin si profond, qu'aucun bouillonnement n'était sensible à la surface. Elle était unie et immobile comme un bloc de sombre saphir, et les belles plantes aquatiques dont Albert et Zdenko avaient entouré ses marges n'étaient pas agitées du moindre tressaillement. La source était chaude à son point de départ, et les tièdes exhalaisons qu'elle répandait dans la caverne y entretenaient une atmosphère douce et moite qui favorisait la végétation. Elle sortait de son bassin par plusieurs ramifications, dont les unes se perdaient sous les rochers avec un bruit sourd, et dont les autres se promenaient silencieusement en ruisseaux limpides dans l'intérieur de la grotte, pour disparaître dans les enfoncements obscurs qui en reculaient indéfiniment les limites.
Lorsque le comte Albert, qui jusque-là n'avait fait qu'essayer les cordes de son violon, vit Consuelo s'avancer vers lui, il vint à sa rencontre, et l'aida à franchir les méandres que formait la source, et sur lesquels il avait jeté quelques troncs d'arbres aux endroits profonds.
En d'autres endroits, des rochers épars à fleur d'eau offraient un passage facile à des pas exercés. Il lui tendit la main pour l'aider, et la souleva quelquefois dans ses bras. Mais cette fois Consuelo eut peur, non du torrent qui fuyait silencieux et sombre sous ses pieds, mais de ce guide mystérieux vers lequel une sympathie irrésistible la portait, tandis qu'une répulsion indéfinissable l'en éloignait en même temps. Arrivée au bord de la source, elle vit, sur une large pierre qui la surplombait de quelques pieds, un objet peu propre à la rassurer. C'était une sorte de monument quadrangulaire, formé d'ossements et de crânes humains, artistement agencés comme on en voit dans les catacombes.
«N'en soyez point émue, lui dit Albert, qui la sentit tressaillir. Ces nobles restes sont ceux des martyrs de ma religion, et ils forment l'autel devant lequel j'aime à méditer et à prier.
—Quelle est donc votre religion, Albert? dit Consuelo avec une naïveté mélancolique. Sont-ce là les ossements des Hussites ou des Catholiques? Les uns et les autres ne furent-ils pas victimes d'une fureur impie, et martyrs d'une foi également vive? Est-il vrai que vous ayez choisi la croyance hussite, préférablement à celle de vos parents, et que les réformes postérieures à celles de Jean Huss ne vous paraissent pas assez austères ni assez énergiques? Parlez, Albert; que dois-je croire de ce qu'on m'a dit de vous?
—Si l'on vous a dit que je préférais la réforme des Hussites à celle des Luthériens, et le grand Procope au vindicatif Calvin, autant que je préfère les exploits des Taborites à ceux des soldats de Wallenstein, on vous a dit la vérité, Consuelo. Mais que vous importe ma croyance, à vous qui, par intuition, pressentez la vérité, et connaissez la Divinité mieux que moi? A Dieu ne plaise que je vous aie attirée dans ce lieu pour surcharger votre âme pure et troubler votre paisible conscience des méditations et des tourments de ma rêverie! Restez comme vous êtes, Consuelo! Vous êtes née pieuse et sainte; de plus, vous êtes née pauvre et obscure, et rien n'a tenté d'altérer en vous la droiture de la raison et la lumière de l'équité. Nous pouvons prier ensemble sans discuter, vous qui savez tout sans avoir rien appris, et moi qui sais fort peu après avoir beaucoup cherché. Dans quelque temple que vous ayez à élever la voix, la notion du vrai Dieu sera dans votre coeur, et le sentiment de la vraie foi embrasera votre âme. Ce n'est donc pas pour vous instruire, mais pour que la révélation passe de vous en moi, que j'ai désiré l'union de nos voix et de nos esprits devant cet autel, construit avec les ossements de mes pères.
—Je ne me trompais donc pas en pensant que ces nobles restes, comme vous les appelez, sont ceux des Hussites précipités par la fureur sanguinaire des guerres civiles dans la citerne du Schreckenstein, à l'époque de votre ancêtre Jean Ziska, qui en fit, dit-on, d'horribles représailles. On m'a raconté aussi qu'après avoir brûlé le village, il avait fait combler le puits. Il me semble que je vois, dans l'obscurité de cette voûte, au-dessus de ma tête, un cercle de pierres taillées qui annonce que nous sommes précisément au-dessous de l'endroit où plusieurs fois je suis venue m'asseoir, après m'être fatiguée à vous chercher en vain. Dites, comte Albert, est-ce en effet le lieu que vous avez, m'a-t-on dit, baptisé la Pierre d'Expiation?
—Oui, c'est ici, répondit Albert, que des supplices et des violences atroces ont consacré l'asile de ma prière et le sanctuaire de ma douleur. Vous voyez d'énormes blocs suspendus au-dessus de nos têtes, et d'autres parsemés sur les bords de la source. La forte main des Taborites les y lança, par l'ordre de celui qu'on appelait le redoutable aveugle; mais ils ne servirent qu'à repousser les eaux vers les lits souterrains qu'elles tendaient à se frayer. La construction du puits fut rompue, et j'en ai fait disparaître les ruines sous les cyprès que j'y ai plantés; il eût fallu pouvoir engloutir ici toute une montagne pour combler cette caverne. Les blocs qui s'entassèrent dans le col de la citerne y furent arrêtés par un escalier tournant, semblable à celui que vous avez eu le courage de descendre dans le puits de mon parterre, au château des Géants. Depuis, le travail d'affaissement de la montagne les a serrés et contenus chaque jour davantage. S'il s'en échappe parfois quelque parcelle, c'est seulement dans les fortes gelées des nuits d'hiver: vous n'avez donc rien à craindre maintenant de la chute de ces pierres.
—Ce n'est pas là ce qui me préoccupe, Albert, reprit Consuelo en reportant ses regards sur l'autel lugubre où il avait posé son stradivarius. Je me demande pourquoi vous rendez un culte exclusif à la mémoire et à la dépouille de ces victimes, comme s'il n'y avait pas eu des martyrs dans l'autre parti, et comme si les crimes des uns étaient plus pardonnables que ceux des autres.»
Consuelo parlait ainsi d'un ton sévère et en regardant Albert avec méfiance. Le souvenir de Zdenko lui revenait à l'esprit, et toutes ses questions avaient trait dans sa pensée à une sorte d'interrogatoire de haute justice criminelle qu'elle lui eût fait subir, si elle l'eût osé.
L'émotion douloureuse qui s'empara tout à coup du comte lui sembla être l'aveu d'un remords. Il passa ses mains sur son front, puis les pressa contre sa poitrine, comme s'il l'eût sentie se déchirer. Son visage changea d'une manière effrayante, et Consuelo craignit qu'il ne l'eût trop bien comprise.
«Vous ne savez pas le mal que vous me faites! s'écria-t-il enfin en s'appuyant sur l'ossuaire, et en courbant sa tête vers ces crânes desséchés qui semblaient le regarder du fond de leurs creux orbites. Non, vous ne pouvez pas le savoir, Consuelo! et vos froides réflexions réveillent en moi la mémoire des jours funestes que j'ai traversés. Vous ne savez pas que vous parlez à un homme qui a vécu des siècles de douleur, et qui, après avoir été dans la main de Dieu, l'instrument aveugle de l'inflexible justice, a reçu sa récompense et subi son châtiment. J'ai tant souffert, tant pleuré, tant expié ma destinée farouche, tant réparé les horreurs où la fatalité m'avait entraîné, que je me flattais enfin de les pouvoir oublier. Oublier! c'était le besoin qui dévorait ma poitrine ardente! c'était ma prière et mon voeu de tous les instants! c'était le signe de mon alliance avec les hommes et de ma réconciliation avec Dieu, que j'implorais ici depuis des années, prosterné sur ces cadavres! Et lorsque je vous vis pour la première fois, Consuelo, je commençai à espérer. Et lorsque vous avez eu pitié de moi, j'ai commencé à croire que j'étais sauvé. Tenez, voyez cette couronne de fleurs flétries et déjà prêtes à tomber en poussière, dont j'ai entouré le crâne qui surmonte l'autel. Vous ne les reconnaissez pas; mais moi, je les ai arrosées de bien des larmes amères et délicieuses: c'est vous qui les aviez cueillies, c'est vous qui les aviez remises pour moi au compagnon de ma misère, à l'hôte fidèle de ma sépulture. Eh bien, en les couvrant de pleurs et de baisers, je me demandais avec anxiété si vous pourriez jamais avoir une affection véritable et profonde pour un criminel tel que moi, pour un fanatique sans pitié, pour un tyran sans entrailles…
—Mais quels sont donc ces crimes que vous avez commis? dit Consuelo avec force, partagée entre mille sentiments divers, et enhardie par le profond abattement d'Albert. Si vous avez une confession à faire, faites-la ici, faites-la maintenant, devant moi, afin que je sache si je puis vous absoudre et vous aimer.
—M'absoudre, oui! vous le pouvez; car celui que vous connaissez, Albert de Rudolstadt, a eu une vie aussi pure que celle d'un petit enfant. Mais celui que vous ne connaissez pas, Jean Ziska du Calice, a été entraîné par la colère du ciel dans une carrière d'iniquités!»
Consuelo vit quelle imprudence elle avait commise en réveillant le feu qui couvait sous la cendre, et en ramenant par ses questions le triste Albert aux préoccupations de sa monomanie. Ce n'était plus le moment de les combattre par le raisonnement: elle s'efforça de le calmer par les moyens mêmes que sa démence lui indiquait.
«Il suffit, Albert, lui dit-elle. Si toute votre existence actuelle a été consacrée à la prière et au repentir, vous n'avez plus rien à expier, et Dieu pardonne à Jean Ziska.
—Dieu ne se révèle pas directement aux humbles créatures qui le servent, répondit le comte en secouant la tête. Il les abaisse ou les encourage en se servant des unes pour le salut ou pour le châtiment des autres. Nous sommes tous les interprètes de sa volonté, quand nous cherchons à réprimander ou à consoler nos semblables dans un esprit de charité. Vous n'avez pas le droit, jeune fille, de prononcer sur moi les paroles de l'absolution. Le prêtre lui-même n'a pas cette haute mission que l'orgueil ecclésiastique lui attribue. Mais vous pouvez me communiquer la grâce divine en m'aimant. Votre amour peut me réconcilier avec le ciel, et me donner l'oubli des jours qu'on appelle l'histoire des siècles passés… Vous me feriez de la part du Tout-Puissant les plus sublimes promesses, que je ne pourrais vous croire; je ne verrais en cela qu'un noble et généreux fanatisme. Mettez la main sur votre coeur, demandez-lui si ma pensée l'habite, si mon amour le remplit, et s'il vous répond __oui_, ce oui sera la formule sacramentelle de mon absolution, le pacte de ma réhabilitation, le charme qui fera descendre en moi le repos, le bonheur, l'oubli! C'est ainsi seulement que vous pourrez être la prêtresse de mon culte, et que mon âme sera déliée dans le ciel, comme celle du catholique croit l'être par la bouche de son confesseur. Dites que vous m'aimez, s'écria-t-il en se tournant vers elle avec passion comme pour l'entourer de ses bras.» Mais elle recula, effrayée du serment qu'il lui demandait; et il retomba sur les ossements en exhalant un gémissement profond, et en s'écriant: «Je savais bien qu'elle ne pourrait pas m'aimer, que je ne serais jamais pardonné, que je n'oublierais jamais les jours où je ne l'ai pas connue!
—Albert, cher Albert, dit Consuelo profondément émue de la douleur qui le déchirait, écoutez-moi avec un peu de courage. Vous me reprochez de vouloir vous leurrer par l'idée d'un miracle, et cependant vous m'en demandez un plus grand encore. Dieu, qui voit tout, et qui apprécie nos mérites, peut tout pardonner. Mais une créature faible et bornée, comme moi surtout, peut-elle comprendre et accepter, par le seul effort de sa pensée et de son dévouement, un amour aussi étrange que le vôtre? Il me semble que c'est à vous de m'inspirer cette affection exclusive que vous demandez, et qu'il ne dépend pas de moi de vous donner, surtout lorsque je vous connais encore si peu. Puisque nous parlons ici cette langue mystique de la dévotion qui m'a été un peu enseignée dans mon enfance, je vous dirai qu'il faut être en état de grâce pour être relevé de ses fautes. Eh bien, l'espèce d'absolution que vous demandez à mon amour, la méritez-vous? Vous réclamez le sentiment le plus pur, le plus tendre, le plus doux; et il me semble que votre âme n'est disposée ni à la douceur, ni à la tendresse. Vous y nourrissez les plus sombres pensées, et comme d'éternels ressentiments.
—Que voulez-vous dire, Consuelo? Je ne vous entends pas.
—Je veux dire que vous êtes toujours en proie à des rêves funestes, à des idées de meurtre, à des visions sanguinaires. Vous pleurez sur des crimes que vous croyez avoir commis il y a plusieurs siècles, et dont vous chérissez en même temps le souvenir; car vous les appelez glorieux et sublimes, vous les attribuez à la volonté du ciel, à la juste colère de Dieu. Enfin, vous êtes effrayé et orgueilleux à la fois de jouer dans votre imagination le rôle d'une espèce d'ange exterminateur. En supposant que vous ayez été vraiment, dans le passé, un homme de vengeance et de destruction, on dirait que vous avez gardé l'instinct, la tentation, et presque le goût de cette destinée affreuse, puisque vous regardez toujours au delà de votre vie présente, et que vous pleurez sur vous comme sur un criminel condamné à l'être encore.
—Non, grâce au Père tout-puissant des âmes, qui les reprend et les retrempe dans l'amour de son sein pour les rendre à l'activité de la vie! s'écria Rudolstadt en levant ses bras vers le ciel; non, je n'ai conservé aucun instinct de violence et de férocité. C'est bien assez de savoir que j'ai été condamné à traverser, le glaive et la torche à la main, ces temps barbares que nous appelions, dans notre langage fanatique et hardi, le temps du zèle et de la fureur. Mais vous ne savez point l'histoire, sublime enfant; vous ne comprenez pas le passé; et les destinées des nations, où vous avez toujours eu sans doute une mission de paix, un rôle d'ange consolateur, sont devant vos yeux comme des énigmes. Il faut que vous sachiez pourtant quelque chose de ces effrayantes vérités, et que vous ayez une idée de ce que la justice de Dieu commande parfois aux hommes infortunés.
—Parlez donc, Albert; expliquez-moi ce que de vaines disputes sur les cérémonies de la communion ont pu avoir de si important et de si sacré de part ou d'autre, pour que les nations se soient égorgées au nom de la divine Eucharistie.
—Vous avez raison de l'appeler divine, répondit Albert en s'asseyant auprès de Consuelo sur le bord de la source. Ce simulacre de l'égalité, cette cérémonie instituée par un être divin entre tous les hommes, pour éterniser le principe de la fraternité, ne mérite pas moins de votre bouche, ô vous qui êtes l'égale des plus grandes puissances et des plus nobles créatures dont puisse s'enorgueillir la race humaine! Et cependant il est encore des êtres vaniteux et insensés qui vous regarderont comme d'une race inférieure à la leur, et qui croiront votre sang moins précieux que celui des rois et des princes de la terre. Que penseriez-vous de moi, Consuelo, si, parce que je suis issu de ces rois et de ces princes, je m'élevais dans ma pensée au-dessus de vous?
—Je vous pardonnerais un préjugé que toute votre caste regarde comme sacré, et contre lequel je n'ai jamais songé à me révolter, heureuse que je suis d'être née libre et pareille aux petits, que j'aime plus que les grands.
—Vous me le pardonneriez, Consuelo; mais vous ne m'estimeriez guère; et vous ne seriez point ici, seule avec moi, tranquille auprès d'un homme qui vous adore, et certaine qu'il vous respectera autant que si vous étiez proclamée, par droit de naissance, impératrice de la Germanie. Oh! laissez-moi croire que, sans cette connaissance de mon caractère et de mes principes, vous n'auriez pas eu pour moi cette céleste pitié qui vous a amenée ici la première fois. Eh bien, ma soeur chérie, reconnaissez donc dans votre coeur, auquel je m'adresse (sans vouloir fatiguer votre esprit de raisonnements philosophiques), que l'égalité est sainte, que c'est la volonté du père des hommes, et que le devoir des hommes est de chercher à l'établir entre eux. Lorsque les peuples étaient fortement attachés aux cérémonies de leur culte, la communion représentait pour eux toute l'égalité dont les lois sociales leur permettaient de jouir. Les pauvres et les faibles y trouvaient une consolation et une promesse religieuse, qui leur faisait supporter leurs mauvais jours, et espérer, dans l'avenir du monde, des jours meilleurs pour leurs descendants. La nation bohème avait toujours voulu observer les mêmes rites eucharistiques que les apôtres avaient enseignés et pratiqués. C'était bien la communion antique et fraternelle, le banquet de l'égalité, la représentation du règne de Dieu, c'est-à-dire de la vie de communauté, qui devait se réaliser sur la face de la terre. Un jour, l'église romaine qui avait rangé les peuples et les rois sous sa loi despotique et ambitieuse, voulut séparer le chrétien du prêtre, la nation du sacerdoce, le peuple du clergé. Elle mit le calice dans les mains de ses ministres, afin qu'ils pussent cacher la Divinité dans des tabernacles mystérieux; et, par des interprétations absurdes, ces prêtres érigèrent l'Eucharistie en un culte idolâtrique, auquel les citoyens n'eurent droit de participer que selon leur bon plaisir. Ils prirent les clefs des consciences dans le secret de la confession; et la coupe sainte, la coupe glorieuse où l'indigent allait désaltérer et retremper son âme, fut enfermée dans des coffres de cèdre et d'or, d'où elle ne sortait plus que pour approcher des lèvres du prêtre. Lui seul était digne de boire le sang et les larmes du Christ. L'humble croyant devait s'agenouiller devant lui, et lécher sa main pour manger le pain des anges! Comprenez-vous maintenant pourquoi le peuple s'écria tout d'une voix: La coupe! rendez-nous la coupe! La coupe aux petits, la coupe aux enfants, aux femmes, aux pécheurs et aux aliénés! la coupe à tous les pauvres, à tous les infirmes de corps et d'esprit; tel fut le cri de révolte et de ralliement de toute la Bohême. Vous savez le reste, Consuelo; vous savez qu'à cette idée première, qui résumait dans un symbole religieux toute la joie, tous les nobles besoins d'un peuple fier et généreux, vinrent se rattacher, par suite de la persécution, et au sein d'une lutte terrible contre les nations environnantes, toutes les idées de liberté patriotique et d'honneur national. La conquête de la coupe entraîna les plus nobles conquêtes, et créa une société nouvelle. Et maintenant si l'histoire, interprétée par des juges ignorants ou sceptiques, vous dit que la fureur du sang et la soif de l'or allumèrent seules ces guerres funestes, soyez sûre que c'est un mensonge fait à Dieu et aux hommes. Il est bien vrai que les haines et les ambitions Particulières vinrent souiller les exploits de nos pères; mais c'était le vieil esprit de domination et d'avidité qui rongeait toujours les riches et les nobles. Eux seuls compromirent et trahirent dix fois la cause sainte. Le peuple, barbare mais sincère, fanatique mais inspiré, s'incarna dans des sectes dont les noms poétiques vous sont connus. Les Taborites, les Orébites, les Orphelins, les Frères de l'union, c'était là le peuple martyr de sa croyance, réfugié sur les montagnes, observant dans sa rigueur la loi de partage et d'égalité absolue, ayant foi à la vie éternelle de l'âme dans les habitants du monde terrestre, attendant la venue et le festin de Jésus-Christ, la résurrection de Jean Huss, de Jean Ziska, de Procope Rase, et de tous ces chefs invincibles qui avaient prêché et servi la liberté. Cette croyance n'est point une fiction, selon moi, Consuelo. Notre rôle sur la terre n'est pas si court qu'on le suppose communément, et nos devoirs s'étendent au delà de la tombe. Quant à l'attachement étroit et puéril qu'il plaît au chapelain, et peut-être à mes bons et faibles parents, de m'attribuer pour les pratiques et les formules du culte hussitique, s'il est vrai que, dans mes jours d'agitation et de fièvre, j'aie paru confondre le symbole avec le principe, la figure avec l'idée, ne me méprisez pas trop, Consuelo. Au fond de ma pensée je n'ai jamais voulu faire revivre en moi ces rites oubliés, qui n'auraient plus de sens aujourd'hui. Ce sont d'autres figures et d'autres symboles qui conviendraient aujourd'hui à des hommes plus éclairés, s'ils consentaient à ouvrir les yeux, et si le joug de l'esclavage permettait aux peuples de chercher la religion de la liberté. On a durement et faussement interprété mes sympathies, mes goûts et mes habitudes. Las de voir la stérilité et la vanité de l'intelligence des hommes de ce siècle, j'ai eu besoin de retremper mon coeur compatissant dans le commerce des esprits simples ou malheureux. Ces fous, ces vagabonds, tous ces enfants déshérités des biens de la terre et de l'affection de leurs semblables, j'ai pris plaisir à converser avec eux; à retrouver, dans les innocentes divagations de ceux qu'on appelle insensés, les lueurs fugitives, mais souvent éclatantes, de la logique divine; dans les aveux de ceux qu'on appelle coupables et réprouvés, les traces profondes, quoique souillées, de la justice et de l'innocence, sous la forme de remords et de regrets. En me voyant agir ainsi, m'asseoir à la table de l'ignorant et au chevet du bandit, on en a conclu charitablement que je me livrais à des pratiques d'hérésie, et même de sorcellerie. Que puis-je répondre à de telles accusations? Et quand mon esprit, frappé de lectures et de méditations sur l'histoire de mon pays, s'est trahi par des paroles qui ressemblaient au délire, et qui en étaient peut-être, on a eu peur de moi, comme d'un frénétique, inspiré par le diable … Le diable! savez-vous ce que c'est, Consuelo, et dois-je vous expliquer cette mystérieuse allégorie, créée par les prêtres de toutes les religions?
—Oui, mon ami, dit Consuelo, qui, rassurée et presque persuadée, avait oublié sa main dans celles d'Albert. Expliquez-moi ce que c'est que Satan. A vous dire vrai, quoique j'aie toujours cru en Dieu, et que je ne me sois jamais révoltée ouvertement contre ce qu'on m'en a appris, je n'ai jamais pu croire au diable. S'il existait, Dieu l'enchaînerait si loin de lui et de nous, que nous ne pourrions pas le savoir.
—S'il existait, il ne pourrait être qu'une création monstrueuse de ce Dieu, que les sophistes les plus impies ont mieux aimé nier que de ne pas le reconnaître pour le type et l'idéal de toute perfection, de toute science, et de tout amour. Comment la perfection aurait-elle pu enfanter le mal; la science, le mensonge; l'amour, la haine et la perversité? C'est une fable qu'il faut renvoyer à l'enfance du genre humain, alors que les fléaux et les tourmentes du monde physique faisaient penser aux craintifs enfants de la terre qu'il y avait deux dieux, deux esprits créateurs et souverains, l'un source de tous les biens, l'autre de tous les maux; deux principes presque égaux, puisque le règne d'Éblis devait durer des siècles innombrables, et ne céder qu'après de formidables combats dans les sphères de l'empyrée. Mais pourquoi, après la prédication de Jésus et la lumière pure de l'Évangile, les prêtres osèrent-ils ressusciter et sanctionner dans l'esprit des peuples cette croyance grossière de leurs antiques aïeux? C'est que, soit insuffisance, soit mauvaise interprétation de la doctrine apostolique, la notion du bien et du mal était restée obscure et inachevée dans l'esprit des hommes. On avait admis et consacré le principe de division absolue dans les droits et dans les destinées de l'esprit et de la chair, dans les attributions du spirituel et du temporel. L'ascétisme chrétien exaltait l'âme, et flétrissait le corps. Peu à peu, le fanatisme ayant poussé à l'excès cette réprobation de la vie matérielle, et la société ayant gardé, malgré la doctrine de Jésus, le régime antique des castes, une petite portion des hommes continua de vivre et de régner par l'intelligence, tandis que le grand nombre végéta dans les ténèbres de la superstition. Il arriva alors en réalité que les castes éclairées et puissantes, le clergé surtout, furent l'âme de la société, et que le peuple n'en fut que le corps. Quel était donc, dans ce sens, le vrai patron des êtres intelligents? Dieu; et celui des ignorants? Le diable; car Dieu donnait la vie de l'âme, et proscrivait la vie des sens, vers laquelle Satan attirait toujours les hommes faibles et grossiers. Une secte mystérieuse et singulière rêva, entre beaucoup d'autres, de réhabiliter la vie de la chair, et de réunir dans un seul principe divin ces deux principes arbitrairement divisés. Elle voulut sanctionner l'amour, l'égalité, la communauté de tous, les éléments de bonheur. C'était une idée juste et sainte. Quels en furent les abus et les excès, il n'importe. Elle chercha donc à relever de son abjection le prétendu principe du mal, et à le rendre, au contraire, serviteur et agent du bien. Satan fut absous et réintégré par ces philosophes dans le choeur des esprits célestes; et par de poétiques interprétations, ils affectèrent de regarder Michel et les archanges de sa milice comme des oppresseurs et des usurpateurs de gloire et de puissance. C'était bien vraiment la figure des pontifes et des princes de l'Église, de ceux qui avaient refoulé dans les fictions de l'enfer la religion de l'égalité et le principe du bonheur pour la famille humaine. Le sombre et triste Lucifer sortit donc des abîmes où il rugissait enchaîné, comme le divin Prométhée, depuis tant de siècles. Ses libérateurs n'osèrent l'invoquer hautement; mais dans des formules mystérieuses et profondes, ils exprimèrent l'idée de son apothéose et de son règne futur sur l'humanité, trop longtemps détrônée, avilie et calomniée comme lui. Mais sans doute je vous fatigue avec ces explications. Pardonnez-les-moi, chère Consuelo. On m'a représenté à vous comme l'antechrist et l'adorateur du démon; je voulais me justifier, et me montrer à vous un peu moins superstitieux que ceux qui m'accusent.
—Vous ne fatiguez nullement mon attention, dit Consuelo avec un doux sourire, et je suis fort satisfaite d'apprendre que je n'ai point fait un pacte avec l'ennemi du genre humain en me servant, une certaine nuit, de la formule des Lollards.
—Je vous trouve bien savante sur ce point, reprit Albert.»
Et il continua de lui expliquer le sens élevé de ces grandes vérités dites hérétiques, que les sophistes du catholicisme ont ensevelies sous les accusations et les arrêts de leur mauvaise foi. Il s'anima peu à peu en révélant les études, les contemplations et les rêveries austères qui l'avaient lui-même conduit à l'ascétisme et à la superstition, dans des temps qu'il croyait plus éloignés qu'ils ne l'étaient en effet. En s'efforçant de rendre cette confession claire et naïve, il arriva à une lucidité d'esprit extraordinaire, parla de lui-même avec autant de sincérité et de jugement que s'il se fût agi d'un autre, et condamna les misères et les défaillances de sa propre raison comme s'il eût été depuis longtemps guéri de ces dangereuses atteintes. Il parlait avec tant de sagesse, qu'à part la notion du temps, qui semblait inappréciable pour lui dans le détail de sa vie présente (puisqu'il en vint à se blâmer de s'être cru autrefois Jean Ziska, Wratislaw, Podiebrad, et plusieurs autres personnages du passé, sans se rappeler qu'une demi-heure auparavant il était retombé dans cette aberration), il était impossible à Consuelo de ne pas reconnaître en lui un homme supérieur, éclairé de connaissances plus étendues et d'idées plus généreuses, et plus justes par conséquent, qu'aucun de ceux qu'elle avait rencontrés.
—Peu à peu l'attention et l'intérêt avec lesquels elle l'écoutait, la vive intelligence qui brillait dans les grands yeux de cette jeune fille, prompte à comprendre, patiente à suivre toute étude, et puissante pour s'assimiler tout élément de connaissance élevée, animèrent Rudolstadt d'une conviction toujours plus profonde, et son éloquence devint saisissante. Consuelo, après quelques questions et quelques objections auxquelles il sut répondre heureusement, ne songea plus tant à satisfaire sa curiosité naturelle pour les idées, qu'à jouir de l'espèce d'enivrement d'admiration que lui causait Albert. Elle oublia tout ce qui l'avait émue dans la journée, et Anzoleto, et Zdenko, et les ossements qu'elle avait devant les yeux. Une sorte de fascination s'empara d'elle; et le lieu pittoresque où elle se trouvait, avec ses cyprès, ses rochers terribles, et son autel lugubre, lui parut, à la lueur mouvante des torches, une sorte d'Elysée magique où se promenaient d'augustes et solennelles apparitions. Elle tomba, quoique bien éveillée, dans une espèce de somnolence de ces facultés d'examen qu'elle avait tenues un peu trop tendues pour son organisation poétique. N'entendant plus ce que lui disait Albert, mais plongée dans une extase délicieuse, elle s'attendrit à l'idée de ce Satan qu'il lui avait montré comme une grande idée méconnue, et que son imagination d'artiste reconstruisait comme une belle figure pâle et douloureuse, soeur de celle du Christ, et doucement penchée vers elle la fille du peuple et l'enfant proscrit de la famille universelle. Tout à coup elle s'aperçut qu'Albert ne lui parlait plus, qu'il ne tenait plus sa main, qu'il n'était plus assis à ses côtés, mais qu'il était debout à deux pas d'elle, auprès de l'ossuaire, et qu'il jouait sur son violon l'étrange musique dont elle avait été déjà surprise et charmée.
LV.
Albert fit chanter d'abord à son instrument plusieurs de ces cantiques anciens dont les auteurs sont ou inconnus chez nous, ou peut-être oubliés désormais en Bohème, mais dont Zdenko avait gardé la précieuse tradition, et dont le comte avait retrouvé la lettre à force d'études et de méditation. Il s'était tellement nourri l'esprit de ces compositions, barbares au premier abord, mais profondément touchantes et vraiment belles pour un goût sérieux et éclairé, qu'il se les était assimilées au point de pouvoir improviser longtemps sur l'idée de ces motifs, y mêler ses propres idées, reprendre et développer le sentiment primitif de la composition, et s'abandonner à son inspiration personnelle, sans que le caractère original, austère et frappant, de ces chants antiques fût altéré par son interprétation ingénieuse et savante. Consuelo s'était promis d'écouter et de retenir ces précieux échantillons de l'ardent génie populaire de la vieille Bohème. Mais tout esprit d'examen lui devint bientôt impossible, tant à cause de la disposition rêveuse où elle se trouvait, qu'à cause du vague répandu dans cette musique étrangère à son oreille.
Il y a une musique qu'on pourrait appeler naturelle, parce qu'elle n'est point le produit de la science et de la réflexion, mais celui d'une inspiration qui échappe à la rigueur des règles et des conventions. C'est la musique populaire: c'est celle des paysans particulièrement. Que de belles poésies naissent, vivent, et meurent chez eux, sans avoir jamais eu les honneurs d'une notation correcte, et sans avoir daigné se renfermer dans la version absolue d'un thème arrêté! L'artiste inconnu qui improvise sa rustique ballade en gardant ses troupeaux, ou en poussant le soc de sa charrue (et il en est encore, même dans les contrées qui paraissent les moins poétiques), s'astreindra difficilement à retenir et à fixer ses fugitives idées. Il communique cette ballade aux autres musiciens, enfants comme lui de la nature, et ceux-ci la colportent de hameau en hameau, de chaumière en chaumière, chacun la modifiant au gré de son génie individuel. C'est pour cela que ces chansons et ces romances pastorales, si piquantes de naïveté ou si profondes de sentiment, se perdent pour la plupart, et n'ont guère jamais plus d'un siècle d'existence dans la mémoire des paysans. Les musiciens formés aux règles de l'art ne s'occupent point assez de les recueillir. La plupart les dédaignent, faute d'une intelligence assez pure et d'un sentiment assez élevé pour les comprendre; d'autres se rebutent de la difficulté qu'ils rencontrent aussitôt qu'ils veulent trouver cette véritable et primitive version, qui n'existe déjà peut-être plus pour l'auteur lui-même; et qui certainement n'a jamais été reconnue comme un type déterminé et invariable par ses nombreux interprètes. Les uns l'ont altérée par ignorance; les autres l'ont développée, ornée, ou embellie par l'effet de leur supériorité, parce que l'enseignement de l'art ne leur a point appris à en refouler les instincts. Ils ne savent point eux-mêmes qu'ils ont transformé l'œuvre primitive, et leurs naïfs auditeurs ne s'en aperçoivent pas davantage. Le paysan n'examine ni ne compare. Quand le ciel l'a fait musicien, il chante à la manière des oiseaux, du rossignol surtout dont l'improvisation est continuelle, quoique les éléments de son chant varié à l'infini soient toujours les mêmes. D'ailleurs le génie du peuple est d'une fécondité sans limite[1]. Il n'a pas besoin d'enregistrer ses productions; il produit sans se reposer, comme la terre qu'il cultive; il crée à toute heure, comme la nature qui l'inspire.
[Note 1: Si vous écoutez attentivement les joueurs de cornemuse qui font le métier de ménétriers dans nos campagnes du centre de la France, vous verrez qu'ils ne savent pas moins de deux on trois cents compositions du même genre et du même caractère, mais qui ne sont jamais empruntées les unes aux autres; et vous vous assurerez qu'en moins de trois ans, ce répertoire immense est entièrement renouvelé. J'ai eu dernièrement avec un de ces ménestrels ambulants la conversation suivante:
«Vous avez appris un peu de musique?—Certainement j'ai appris à jouer de la cornemuse à gros bourdon, et de la musette à clefs.—-Où avez-vous pris des leçons?—En Bourbonnais, dans les bois.—Quel était votre maître?—-Un homme des bois.—Vous connaissez donc les notes?—Je crois bien!—En quel ton jouez-vous là?—En quel ton? Qu'est-ce que cela veut dire?—N'est-ce pas en ré que vous jouez?—Je ne connais pas le ré.—Comment donc s'appellent vos notes?—Elles s'appellent des notes; elles n'ont pas de noms particuliers.—Comment retenez-vous tant d'airs différents?—On écoute!—Qui est-ce qui compose tous ces airs?—Beaucoup de personnes, des fameux musiciens dans les bois.—Ils en font donc beaucoup?—Ils en font toujours; ils ne s'arrêtent jamais.—Ils ne font rien autre chose?—Ils coupent le bois.—Ils sont bûcherons?—Presque tous bûcherons. On dit chez nous que la musique pousse dans les bois. C'est toujours là qu'on la trouve.—Et c'est là que vous allez la chercher?—Tous les ans. Les petits musiciens n'y vont pas. Ils écoutent ce qui vient par les chemins, et ils le redisent comme ils peuvent. Mais pour prendre l'accent véritable, il faut aller écouter les bûcherons du Bourbonnais.—Et comment cela leur vient-il?—En se promenant dans les bois, en rentrant le soir à la maison, en se reposant le dimanche.—Et vous, composez-vous?—Un peu, mais guère, et ça ne vaut pas grand'chose. Il faut être né dans les bois, et je suis de la plaine. Il n'y a personne qui me vaille pour l'accent; mais pour inventer, nous n'y entendons rien, et nous faisons mieux de ne pas nous en mêler.
Je voulus lui faire dire ce qu'il entendait par l'accent. Il n'en put venir à bout, peut-être parce qu'il le comprenait trop bien et me jugeait indigne de le comprendre. Il était jeune, sérieux, noir comme un pifferaro de la Calabre, allait de fête en fête, jouant tout le jour, et ne dormant pas depuis trois nuits, parce qu'il lui fallait faire six ou huit lieues avant le lever du soleil pour se transporter d'un village à l'autre. Il ne s'en portait que mieux, buvait des brocs de vin à étourdir un boeuf, et ne se plaignait pas, comme le sonneur de trompe de Walter Scott, d'avoir perdu son vent. Plus il buvait, plus il était grave et fier. Il jouait fort bien, et avait grandement raison d'être vain de son accent. Nous observâmes que son jeu était une modification perpétuelle de chaque thème. Il fut impossible d'écrire un seul de ces thèmes sans prendre note pour chacun d'une cinquantaine de versions différentes. C'était là son mérite probablement et son art. Ses réponses à mes questions m'ont fait retrouver, je crois, l'étymologie du nom de bourrée qu'on donne aux danses de ce pays. bourrée est le synonyme de fagot, et les bûcherons du Bourbonnais ont donné ce nom à leurs compositions musicales, comme maître Adam donna celui de chevilles à ses poésies.]
Consuelo avait dans le coeur tout ce qu'il faut y avoir de candeur, de poésie et de sensibilité, pour comprendre la musique populaire et pour l'aimer passionnément. En cela elle était grande artiste, et les théories savantes qu'elle avait approfondies n'avaient rien ôté à son génie de cette fraîcheur et de cette suavité qui est le trésor de l'inspiration et la jeunesse de l'âme. Elle avait dit quelquefois à Anzoleto, en cachette du Porpora, qu'elle aimait mieux certaines barcarolles des pêcheurs de l'Adriatique que toute la science de Padre Martini et de maestro Durante. Les boléros et les cantiques de sa mère étaient pour elle une source de vie poétique, où elle ne se lassait pas de puiser tout au fond de ses souvenirs chéris. Quelle impression devait donc produire sur elle le génie musical de la Bohème, l'inspiration de ce peuple pasteur, guerrier, fanatique, grave et doux au milieu des plus puissants éléments de force et d'activité! C'étaient là des caractères frappants et tout à fait neufs pour elle. Albert disait cette musique avec une rare intelligence de l'esprit national et du sentiment énergique et pieux qui l'avait fait naître. Il y joignait, en improvisant, la profonde mélancolie et le regret déchirant que l'esclavage, avait imprimé à son caractère personnel et à celui de son peuple; et ce mélange de tristesse et de bravoure, d'exaltation et d'abattement, ces hymnes de reconnaissance unis à des cris de détresse, étaient l'expression la plus complète et la plus profonde, et de la pauvre Bohème, et du pauvre Albert.
On a dit avec raison que le but de la musique, c'était l'émotion. Aucun autre art ne réveillera d'une manière aussi sublime le sentiment humain dans les entrailles de l'homme; aucun autre art ne peindra aux yeux de l'âme, et les splendeurs de la nature, et les délices de la contemplation, et le caractère des peuples, et le tumulte de leurs passions, et les langueurs de leurs souffrances. Le regret, l'espoir, la terreur, le recueillement, la consternation, l'enthousiasme, la foi, le doute, la gloire, le calme, tout cela et plus encore, la musique nous le donne et nous le reprend, au gré de son génie et selon toute la portée du nôtre. Elle crée même l'aspect des choses, et, sans tomber dans les puérilités des effets de sonorité, ni dans l'étroite imitation des bruits réels, elle nous fait voir, à travers un voile vaporeux qui les agrandit et les divinise, les objets extérieurs où elle transporte notre imagination. Certains cantiques feront apparaître devant nous les fantômes gigantesques des antiques cathédrales, en même temps qu'ils nous feront pénétrer dans la pensée des peuples qui les ont bâties et qui s'y sont prosternés pour chanter leurs hymnes religieux. Pour qui saurait exprimer puissamment et naïvement la musique des peuples divers, et pour qui saurait l'écouter comme il convient, il ne serait pas nécessaire de faire le tour du monde, de voir les différentes nations, d'entrer dans leurs monuments, de lire leurs livres, et de parcourir leurs steppes, leurs montagnes, leurs jardins, ou leurs déserts. Un chant juif bien rendu nous fait pénétrer dans la synagogue; toute l'Ecosse est dans un véritable air écossais, comme toute l'Espagne est dans un véritable air espagnol. J'ai été souvent ainsi en Pologne, en Allemagne, à Naples, en Irlande, dans l'Inde, et je connais mieux ces hommes et ces contrées que si je les avais examinés durant des années! Il ne fallait qu'un instant pour m'y transporter et m'y faire vivre de toute la vie qui les anime. C'était l'essence de cette vie que je m'assimilais sous le prestige de la musique.
Peu à peu Consuelo cessa d'écouter et même d'entendre le violon d'Albert. Toute son âme était attentive; et ses sens, fermés aux perceptions directes, s'éveillaient dans un autre monde, pour guider son esprit à travers des espaces inconnus habités par de nouveaux êtres. Elle voyait, dans un chaos étrange, à la fois horrible et magnifique, s'agiter les spectres des vieux héros de la Bohème; elle entendait le glas funèbre de la cloche des couvents, tandis que les redoutables Taborites descendaient du sommet de leurs monts fortifiés, maigres, demi-nus, sanglants et farouches. Puis elle voyait les anges de la mort se rassembler sur les nuages, le calice et le glaive à la main. Suspendus en troupe serrée sur la tête des pontifes prévaricateurs, elle les voyait verser sur la terre maudite la coupe de la colère divine. Elle croyait entendre le choc de leurs ailes pesantes, et le sang du Christ tomber en larges gouttes derrière eux pour éteindre l'embrasement allumé par leur fureur. Tantôt c'était une nuit d'épouvante et de ténèbres, où elle entendait gémir et râler les cadavres abandonnés sur les champs de bataille. Tantôt c'était un jour ardent dont elle osait soutenir l'éclat, et où elle voyait passer comme la foudre le redoutable aveugle sur son char, avec son casque rond, sa cuirasse rouillée, et le bandeau ensanglanté qui lui couvrait les yeux. Les temples s'ouvraient d'eux-mêmes à son approche; les moines fuyaient dans le sein de la terre, emportant et cachant leurs reliques et leurs trésors dans les pans de leurs robes. Alors les vainqueurs apportaient des vieillards exténués, mendiants, couverts de plaies comme Lazare; des fous accouraient en chantant et en riant comme Zdenko; les bourreaux souillés d'un sang livide, les petits enfants aux mains pures, aux fronts angéliques, les femmes guerrières portant des faisceaux de piques et des torches de résine, tous s'asseyaient autour d'une table; et un ange, radieux et beau comme ceux qu'Albert Durer a placés dans ses compositions apocalyptiques, venait offrir à leurs lèvres avides la coupe de bois, le calice du pardon, de la réhabilitation, et de la sainte égalité.
Cet ange reparaissait dans toutes les visions qui passèrent en cet instant devant les yeux de Consuelo. En le regardant bien, elle reconnut Satan, le plus beau des immortels après Dieu, le plus triste après Jésus, le plus fier parmi les plus fiers. Il traînait après lui les chaînes qu'il avait brisées; et ses ailes fauves, dépouillées et pendantes, portaient les traces de la violence et de la captivité. Il souriait douloureusement aux hommes souillés de crimes, et pressait les petits enfants sur son sein.
Tout à coup il sembla à Consuelo que le violon d'Albert parlait, et qu'il disait par la bouche de Satan: «Non, le Christ mon frère ne vous a pas aimés plus que je ne vous aime. Il est temps que vous me connaissiez, et qu'au lieu de m'appeler l'ennemi du genre humain, vous retrouviez en moi l'ami qui vous a soutenus dans la lutte. Je ne suis pas le démon, je suis l'archange de la révolte légitime et le patron des grandes luttes. Comme le Christ, je suis le Dieu du pauvre, du faible et de l'opprimé. Quand il vous promettait le règne de Dieu sur la terre, quand il vous annonçait son retour parmi vous, il voulait dire qu'après avoir subi la persécution, vous seriez récompensés, en conquérant avec lui et avec moi la liberté et le bonheur. C'est ensemble que nous devions revenir, et c'est ensemble que nous revenons, tellement unis l'un à l'autre que nous ne faisons plus qu'un. C'est lui, le divin principe, le Dieu de l'esprit, qui est descendu dans les ténèbres où l'ignorance m'avait jeté, et où je subissais, dans les flammes du désir et de l'indignation, les mêmes tourments que lui ont fait endurer sur sa croix les scribes et les pharisiens de tous les temps. Me voici pour jamais avec vos enfants; car il a rompu mes chaînes, il a éteint mon bûcher, il m'a réconcilié avec Dieu et avec vous. Et désormais la ruse et la peur ne seront plus la loi et le partage du faible, mais la fierté et la volonté. C'est lui, Jésus, qui est le miséricordieux, le doux, le tendre, et le juste: moi, je suis le juste aussi; mais je suis le fort, le belliqueux, le sévère, et le persévérant. O peuple! ne reconnais-tu pas celui qui t'a parlé dans le secret de ton coeur, depuis que tu existes, et qui, dans toutes tes détresses, t'a soulagé en te disant: Cherche le bonheur, n'y renonce pas! Le bonheur t'est dû, exige-le, et tu l'auras! Ne vois-tu pas sur mon front toutes tes souffrances, et sur mes membres meurtris la cicatrice des fers que tu as portés? Bois le calice que je t'apporte, tu y trouveras mes larmes mêlées à celles du Christ et aux tiennes; tu les sentiras aussi brûlantes, et tu les boiras aussi salutaires!»
Cette hallucination remplit de douleur et de pitié le coeur de Consuelo. Elle croyait voir et entendre l'ange déchu pleurer et gémir auprès d'elle. Elle le voyait grand, pâle, et beau, avec ses longs cheveux en désordre sur son front foudroyé, mais toujours fier et levé vers le ciel. Elle l'admirait en frissonnant encore par habitude de le craindre, et pourtant elle l'aimait de cet amour fraternel et pieux qu'inspire la vue des puissantes infortunes. Il lui semblait qu'au milieu de la communion des frères bohèmes, c'était à elle qu'il s'adressait; qu'il lui reprochait doucement sa méfiance et sa peur, et qu'il l'attirait vers lui par un regard magnétique auquel il lui était impossible de résister. Fascinée, hors d'elle-même, elle se leva, et s'élança vers lui les bras ouverts, en fléchissant les genoux. Albert laissa échapper son violon, qui rendit un son plaintif en tombant, et reçut la jeune fille dans ses bras en poussant un cri de surprise et de transport. C'était lui que Consuelo écoutait et regardait, en rêvant à l'ange rebelle; c'était sa figure, en tout semblable à l'image qu'elle s'en était formée, qui l'avait attirée et subjuguée; c'était contre son coeur qu'elle venait appuyer le sien, en disant d'une voix étouffée: «A toi! à toi! ange de douleur; à toi et à Dieu pour toujours!»
Mais à peine les lèvres tremblantes d'Albert eurent-elles effleuré les siennes, qu'elle sentit un froid mortel et de cuisantes douleurs glacer et embraser tour à tour sa poitrine et son cerveau. Enlevée brusquement à son illusion, elle éprouva un choc si violent dans tout son être qu'elle se crut près de mourir; et, s'arrachant des bras du comte, elle alla tomber contre les ossements de l'autel, dont une partie s'écroula sur elle avec un bruit affreux. En se voyant couverte de ces débris humains, et en regardant Albert qu'elle venait de presser dans ses bras et de rendre en quelque sorte maître de son âme et de sa liberté dans un moment d'exaltation insensée, elle éprouva une terreur et une angoisse si horribles, qu'elle cacha son visage dans ses cheveux épars en criant avec des sanglots: «Hors d'ici! loin d'ici! Au nom du ciel, de l'air, du jour! O mon Dieu! tirez-moi de ce sépulcre, et rendez-moi à la lumière du soleil!»
Albert, la voyant pâlir et délirer, s'élança vers elle, et voulut la prendre dans ses bras pour la porter hors du souterrain. Mais, dans son épouvante, elle ne le comprit pas; et, se relevant avec force, elle se mit à fuir vers le fond de la caverne, au hasard et sans tenir compte des obstacles, des bras sinueux de la source qui se croisaient devant elle, et qui, en plusieurs endroits, offraient de grands dangers.
«Au nom de Dieu! criait Albert, pas par ici! arrêtez-vous! La mort est sous vos pieds! attendez-moi!»
Mais ses cris augmentaient la peur de Consuelo. Elle franchit deux fois le ruisseau en sautant avec la légèreté d'une biche, et sans savoir pourtant ce qu'elle faisait. Enfin elle heurta, dans un endroit sombre et planté de cyprès, contre une éminence du terrain, et tomba, les mains en avant, sur une terre fine et fraîchement remuée.
Cette secousse changea la disposition de ses nerfs. Une sorte de stupeur succéda à son épouvante. Suffoquée, haletante, et ne comprenant plus rien à ce qu'elle venait d'éprouver, elle laissa le comte la rejoindre et s'approcher d'elle. Il s'était élancé sur ses traces, et avait eu la présence d'esprit de prendre à la hâte, en passant, une des torches plantées sur les rochers, afin de pouvoir au moins l'éclairer au milieu des détours du ruisseau, s'il ne parvenait pas à l'atteindre avant un endroit qu'il savait profond, et vers lequel elle paraissait se diriger. Atterré, brisé par des émotions si soudaines et si contraires, le pauvre jeune homme n'osait ni lui parler, ni la relever. Elle s'était assise sur le monceau de terre qui l'avait fait trébucher, et n'osait pas non plus lui adresser la parole. Confuse et les yeux baissés, elle regardait machinalement le sol où elle se trouvait. Tout à coup elle s'aperçut que cette éminence avait la forme et la dimension d'une tombe, et qu'elle était effectivement assise sur une fosse récemment recouverte, que jonchaient quelques branches de cyprès à peine flétries et des fleurs desséchées. Elle se leva précipitamment, et, dans un nouvel accès d'effroi qu'elle ne put maîtriser, elle s'écria:
«O Albert! qui donc avez-vous enterré ici?
—J'y ai enterré ce que j'avais de plus cher au monde avant de vous connaître, répondit Albert en laissant voir la plus douloureuse émotion. Si c'est un sacrilège, comme je l'ai commis dans un jour de délire et avec l'intention de remplir un devoir sacré, Dieu me le pardonnera. Je vous dirai plus tard quelle âme habita le corps qui repose ici. Maintenant vous êtes trop émue, et vous avez besoin de vous retrouver au grand air. Venez, Consuelo, sortons de ce lieu où vous m'avez fait dans un instant le plus heureux et le plus malheureux des hommes.
—Oh! oui, s'écria-t-elle, sortons d'ici! Je ne sais quelles vapeurs s'exhalent du sein de la terre; mais je me sens mourir, et ma raison m'abandonne.»
Ils sortirent ensemble, sans se dire un mot de plus. Albert marchait devant, en s'arrêtant et en baissant sa torche à chaque pierre, pour que sa compagne pût la voir et l'éviter. Lorsqu'il voulut ouvrir la porte de la cellule, un souvenir en apparence éloigné de la disposition d'esprit où elle se trouvait, mais qui s'y rattachait par une préoccupation d'artiste, se réveilla chez Consuelo.
«Albert, dit-elle, vous avez oublié votre violon auprès de la source. Cet admirable instrument qui m'a causé des émotions inconnues jusqu'à ce jour, je ne saurais consentir à le savoir abandonné à une destruction certaine dans cet endroit humide.»
Albert fit un mouvement qui signifiait le peu de prix qu'il attachait désormais à tout ce qui n'était pas Consuelo. Mais elle insista:
«II m'a fait bien du mal, lui dit-elle, et pourtant….
—S'il ne vous a fait que du mal, laissez-le se détruire, répondit-il avec amertume; je n'y veux plus toucher de ma vie. Ah! il me tarde qu'il soit anéanti.
—Je mentirais si je disais cela, reprit Consuelo, rendue à un sentiment de respect pour le génie musical du comte. L'émotion a dépassé mes forces, voilà tout; et le ravissement s'est changé en agonie. Allez le chercher, mon ami; je veux moi-même le remettre avec soin dans sa boîte, en attendant que j'aie le courage de l'en tirer pour le replacer dans vos mains, et l'écouter encore.»
Consuelo fut attendrie par le regard de remerciement que lui adressa le comte en recevant cette espérance. Il rentra dans la grotte pour lui obéir; et, restée seule quelques instants, elle se reprocha sa folle terreur et ses soupçons affreux. Elle se rappelait, en tremblant et en rougissant, ce mouvement de fièvre qui l'avait jetée dans ses bras; mais elle ne pouvait se défendre d'admirer le respect modeste et la chaste timidité de cet homme qui l'adorait, et qui n'osait pas profiter d'une telle circonstance pour lui dire même un mot de son amour. La tristesse qu'elle voyait dans ses traits, et la langueur de sa démarche brisée, annonçaient assez qu'il n'avait conçu aucune espérance audacieuse, ni pour le présent, ni pour l'avenir. Elle lui sut gré d'une si grande délicatesse de coeur, et se promit d'adoucir par de plus douces paroles l'espèce d'adieux qu'ils allaient se faire en quittant le souterrain.
Mais le souvenir de Zdenko, comme une ombre vengeresse, devait la suivre jusqu'au bout, et accuser Albert en dépit d'elle-même. En s'approchant de la porte, ses yeux tombèrent sur une inscription en bohémien, dont, excepté un seul elle comprit aisément tous les mots, puisqu'elle les savait par coeur. Une main, qui ne pouvait être que celle de Zdenko, avait tracé à la craie sur la porte noire et profonde: Que celui à qui on a fait tort te … Le dernier mot était inintelligible pour Consuelo; et cette circonstance lui causa une vive inquiétude. Albert revint, serra son violon, sans qu'elle eût le courage ni même la pensée de l'aider, comme elle le lui avait promis. Elle retrouvait toute l'impatience qu'elle avait éprouvée de sortir du souterrain. Lorsqu'il tourna la clef avec effort dans la serrure rouillée, elle ne put s'empêcher de mettre le doigt sur le mot mystérieux, en regardant son hôte d'un air d'interrogation.
«Cela signifie, répondit Albert avec une sorte de calme, que l'ange méconnu, l'ami du malheureux, celui dont nous parlions tout à l'heure, Consuelo….
—Oui, Satan; je sais cela; et le reste?
—Que Satan, dis-je, te pardonne!
—Et quoi pardonner? reprit-elle en pâlissant.
—Si la douleur doit se faire pardonner, répondit le comte avec une sérénité mélancolique, j'ai une longue prière à faire.»
Ils entrèrent dans la galerie, et ne rompirent plus le silence jusqu'à la Cave du Moine. Mais lorsque la clarté du jour extérieur vint, à travers le feuillage, tomber en reflets bleuâtres sur le visage du comte, Consuelo vit que deux ruisseaux de larmes silencieuses coulaient lentement sur ses joues. Elle en fut affectée; et cependant, lorsqu'il s'approcha d'un air craintif pour la transporter jusqu'à la sortie, elle préféra mouiller ses pieds dans cette eau saumâtre que de lui permettre de la soulever dans ses bras. Elle prit pour prétexte l'état de fatigue et d'abattement où elle le voyait, et hasardait déjà sa chaussure délicate dans la vase, lorsque Albert lui dit en éteignant son flambeau:
«Adieu donc, Consuelo! je vois à votre aversion pour moi que je dois rentrer dans la nuit éternelle, et, comme un spectre évoqué par vous un instant, retourner à ma tombe après n'avoir réussi qu'à vous faire peur.
—Non! votre vie m'appartient! s'écria Consuelo en se retournant et en l'arrêtant; vous m'avez fait le serment de ne plus rentrer sans moi dans cette caverne, et vous n'avez pas le droit de le reprendre.
—Et pourquoi voulez-vous imposer le fardeau de la vie humaine au fantôme d'un homme? Le solitaire n'est que l'ombre d'un mortel, et celui qui n'est point aimé est seul partout et avec tous.
—Albert, Albert! vous me déchirez le coeur. Venez, portez-moi dehors. Il me semble qu'à la pleine lumière du jour, je verrai enfin clair dans ma propre destinée.»
LVI.
Albert obéit; et quand ils commencèrent à descendre de la base du Schreckenstein vers les vallons inférieurs, Consuelo sentit, en effet, ses agitations se calmer.
«Pardonnez-moi le mal que je vous ai fait, lui dit-elle en s'appuyant doucement sur son bras pour marcher; il est bien certain pour moi maintenant que j'ai eu tout à l'heure un accès de folie dans la grotte.
—Pourquoi vous le rappeler, Consuelo? Je ne vous en aurais jamais parlé, moi; je sais bien que vous voudriez l'effacer de votre souvenir. Il faudra aussi que je parvienne à l'oublier!
—Mon ami, je ne veux pas l'oublier, mais vous en demander pardon. Si je vous racontais la vision étrange que j'ai eue en écoutant vos airs bohémiens, vous verriez que j'étais hors de sens quand je vous ai causé une telle surprise et une telle frayeur. Vous ne pouvez pas croire que j'aie voulu me jouer de votre raison et de votre repos…. Mon Dieu! Le ciel m'est témoin que je donnerais encore maintenant ma vie pour vous.
—Je sais que vous ne tenez point à la vie, Consuelo! Et moi je sens que j'y tiendrais avec tant d'âpreté, si….
—Achevez donc!
—Si j'étais aimé comme j'aime!
—Albert, je vous aime autant qu'il m'est permis de le faire. Je vous aimerais sans doute comme vous méritez de l'être, si …
—Achevez à votre tour!
—Si des obstacles insurmontables ne m'en faisaient pas un crime.
—Et quels sont donc ces obstacles? Je les cherche en vain autour de vous; je ne les trouve qu'au fond de votre coeur, que dans vos souvenirs sans doute!
—Ne parlons pas de mes souvenirs; ils sont odieux, et j'aimerais mieux mourir tout de suite que de recommencer le passé. Mais votre rang dans le monde, votre fortune, l'opposition et l'indignation de vos parents, où voudriez-vous que je prisse le courage d'accepter tout cela? Je ne possède rien au monde que ma fierté et mon désintéressement; que me resterait-il si j'en faisais le sacrifice?
—Il te resterait mon amour et le tien, si tu m'aimais; Je sens que cela n'est point, et je ne te demanderai qu'un peu de pitié. Comment pourrais-tu être humiliée de me faire l'aumône de quelque bonheur? Lequel de nous serait donc prosterné devant l'autre? En quoi ma fortune te dégraderait-elle? Ne pourrions-nous pas la jeter bien vite aux pauvres, si elle te pesait autant qu'à moi? Crois-tu que je n'aie pas pris dès longtemps la ferme résolution de l'employer comme il convient à mes croyances et à mes goûts, c'est-à-dire de m'en débarrasser, quand la perte de mon père viendra ajouter la douleur de l'héritage à la douleur de la séparation! Eh bien, as-tu peur d'être riche? j'ai fait voeu de pauvreté. Crains-tu d'être illustrée par mon nom? c'est un faux nom, et le véritable est un nom proscrit. Je ne le reprendrai pas, ce serait faire injure à la mémoire de mon père; mais, dans l'obscurité où je me plongerai, nul n'en sera ébloui, je te jure, et tu ne pourras pas me le reprocher. Enfin, quant à l'opposition de mes parents … Oh! s'il n'y avait que cet obstacle! dis-moi donc qu'il n'y en a pas d'autre, et tu verras!
—C'est le plus grand de tous, le seul que tout mon dévouement, toute ma reconnaissance pour vous ne saurait lever.
—Tu mens, Consuelo! Ose jurer que tu ne mens pas! Ce n'est pas là le seul obstacle.»
Consuelo hésita. Elle n'avait jamais menti, et cependant elle eût voulu réparer le mal qu'elle avait fait à son ami, à celui qui lui avait sauvé la vie, et qui veillait sur elle depuis plusieurs mois avec la sollicitude d'une mère tendre et intelligente. Elle s'était flattée d'adoucir ses refus en invoquant des obstacles qu'elle jugeait, en effet, insurmontables. Mais les questions réitérées d'Albert la troublaient, et son propre coeur était un dédale où elle se perdait; car elle ne pouvait pas dire avec certitude si elle aimait ou si elle haïssait cet homme étrange, vers lequel une sympathie mystérieuse et puissante l'avait poussée, tandis qu'une crainte invincible, et quelque chose qui ressemblait à l'aversion, la faisaient trembler à la seule idée d'un engagement.
Il lui sembla, en cet instant, qu'elle haïssait Anzoleto. Pouvait-il en être autrement, lorsqu'elle le comparait, avec son brutal égoïsme, son ambition abjecte, ses lâchetés, ses perfidies, à cet Albert si généreux, si humain, si pur, et si grand de toutes les vertus les plus sublimes et les plus romanesques? Le seul nuage qui pût obscurcir la conclusion du parallèle, c'était cet attentat sur la vie de Zdenko, qu'elle ne pouvait se défendre de présumer. Mais ce soupçon n'était-il pas une maladie de son imagination, un cauchemar qu'un instant d'explication pouvait dissiper? Elle résolut de l'essayer; et, feignant d'être distraite et de n'avoir pas entendu la dernière question d'Albert:
«Mon Dieu! dit-elle en s'arrêtant pour regarder un paysan qui passait à quelque distance, j'ai cru voir Zdenko.»
Albert tressaillit, laissa tomber le bras de Consuelo qu'il tenait sous le sien, et fit quelques pas en avant. Puis il s'arrêta, et revint vers elle en disant:
«Quelle erreur est la vôtre, Consuelo! cet homme-ci n'a pas le moindre trait de … »
Il ne put se résoudre à prononcer le nom de Zdenko; sa physionomie était bouleversée.
«Vous l'avez cru cependant vous-même un instant, dit Consuelo, qui l'examinait avec attention.
—J'ai la vue fort basse, et j'aurais dû me rappeler que cette rencontre était impossible.
—Impossible! Zdenko est donc bien loin d'ici?
—Assez loin pour que vous n'ayez plus rien à redouter de sa folie.
—Ne sauriez-vous me dire d'où lui était venue cette haine subite contre moi, après les témoignages de sympathie qu'il m'avait donnés?
—Je vous l'ai dit, d'un rêve qu'il fit la veille de votre descente dans le souterrain. Il vous vit en songe me suivre à l'autel, où vous consentiez à me donner votre foi; et là vous vous mîtes à chanter nos vieux hymnes bohémiens d'une voix éclatante qui fit trembler toute l'église. Et pendant que vous chantiez, il me voyait pâlir et m'enfoncer dans le pavé de l'église, jusqu'à ce que je me trouvasse enseveli et couché mort dans le sépulcre de mes aïeux. Alors il vous vit jeter à la hâte votre couronne de mariée, pousser du pied une dalle qui me couvrit à l'instant, et danser sur cette pierre funèbre en chantant des choses incompréhensibles dans une langue inconnue, et avec tous les signes de la joie la plus effrénée et la plus cruelle. Plein de fureur, il se jeta sur vous; mais vous vous étiez déjà envolée en fumée, et il s'éveilla baigné de sueur et transporté de colère. Il m'éveilla moi-même car ses cris et ses imprécations faisaient retentir la voûte de sa cellule. J'eus beaucoup de peine à lui faire raconter son rêve, et j'en eus plus encore à l'empêcher d'y voir un sens réel de ma destinée future. Je ne pouvais le convaincre aisément; car j'étais moi-même sous l'empire d'une exaltation d'esprit tout à fait maladive, et je n'avais jamais tenté jusqu'alors de le dissuader lorsque je le voyais ajouter foi à ses visions et à ses songes. Cependant j'eus lieu de croire, dans le jour qui suivit cette nuit agitée, qu'il ne s'en souvenait pas, ou qu'il n'y attachait aucune importance; car il n'en dit plus un mot, et lorsque je le priai d'aller vous parler de moi, il ne fit aucune résistance ouverte. Il ne pensait pas que vous eussiez jamais la pensée ni la possibilité de venir me chercher où j'étais, et son délire ne se réveilla que lorsqu'il vous vit l'entreprendre. Toutefois il ne me montra sa haine contre vous qu'au moment où nous le rencontrâmes à notre retour par les galeries souterraines. C'est alors qu'il me dit laconiquement en bohémien que son intention et sa résolution étaient de me délivrer de vous (c'était son expression), et de vous détruire la première fois qu'il vous rencontrerait seule, parce que vous étiez le fléau de ma vie, et que vous aviez ma mort écrite dans les yeux. Pardonnez-moi de vous répéter les paroles de sa démence, et comprenez maintenant pourquoi j'ai dû l'éloigner de vous et de moi. N'en parlons pas davantage, je vous en supplie; ce sujet de conversation m'est fort pénible. J'ai aimé Zdenko comme un autre moi-même. Sa folie s'était assimilée et identifiée à la mienne, au point que nous avions spontanément les mêmes pensées, les mêmes visions, et jusqu'aux mêmes souffrances physiques. Il était plus naïf, et partant plus poëte que moi; son humeur était plus égale, et les fantômes que je voyais affreux et menaçants, il les voyait doux et tristes à travers son organisation plus tendre et plus sereine que la mienne. La grande différence qui existait entre nous deux, c'était l'irrégularité de mes accès et la continuité de son enthousiasme. Tandis que j'étais tour à tour en proie au délire ou spectateur froid et consterné de ma misère, il vivait constamment dans une sorte de rêve où tous les objets extérieurs venaient prendre des formes symboliques; et cette divagation était toujours si douce et si affectueuse, que dans mes moments lucides (les plus douloureux pour moi à coup sûr!) j'avais besoin de la démence paisible et ingénieuse de Zdenko pour me ranimer et me réconcilier avec la vie.
—O mon ami, dit Consuelo, vous devriez me haïr, et je me hais moi-même, pour vous avoir privé de cet ami si précieux et si dévoué. Mais son exil n'a-t-il pas duré assez longtemps? A cette heure, il est guéri sans doute d'un accès passager de violence….
—Il en est guéri … probablement! dit Albert avec un sourire étrange et plein d'amertume.
—Eh bien, reprit Consuelo qui cherchait à repousser l'idée de la mort de Zdenko, que ne le rappelez-vous? Je le reverrais sans crainte, je vous assure; et à nous deux, nous lui ferions oublier ses préventions contre moi.
—Ne parlez pas ainsi, Consuelo, dit Albert avec abattement; ce retour est impossible désormais. J'ai sacrifié mon meilleur ami, celui qui était mon compagnon, mon serviteur, mon appui, ma mère prévoyante et laborieuse, mon enfant naïf, ignorant et soumis; celui qui pourvoyait à tous mes besoins, à tous mes innocents et tristes plaisirs; celui qui me défendait contre moi-même dans mes accès de désespoir, et qui employait la force et la ruse pour m'empêcher de quitter ma cellule, lorsqu'il me voyait incapable de préserver ma propre dignité et ma propre vie dans le monde des vivants et dans la société des autres hommes. J'ai fait ce sacrifice sans regarder derrière moi et sans avoir de remords, parce que je le devais; parce qu'en affrontant les dangers du souterrain, en me rendant la raison et le sentiment de mes devoirs, vous étiez plus précieuse, plus sacrée pour moi que Zdenko lui-même.
—Ceci est un erreur, un blasphème peut-être, Albert! Un instant de courage ne saurait être comparé à toute une vie de dévouement.
—Ne croyez pas qu'un amour égoïste et sauvage m'ait donné le conseil d'agir comme je l'ai fait. J'aurais su étouffer un tel amour dans mon sein, et m'enfermer dans ma caverne avec Zdenko, plutôt que de briser le coeur et la vie du meilleur des hommes. Mais la voix de Dieu avait parlé clairement. J'avais résisté à l'entraînement qui me maîtrisait; je vous avais fuie, je voulais cesser de vous voir, tant que les rêves et les pressentiments qui me faisaient espérer en vous l'ange de mon salut ne se seraient pas réalisés. Jusqu'au désordre apporté par un songe menteur dans l'organisation pieuse et douce de Zdenko, il partageait mon aspiration vers vous, mes craintes, mes espérances, et mes religieux désirs. L'infortuné, il vous méconnut le jour même où vous vous révéliez! La lumière céleste qui avait toujours éclairé les régions mystérieuses de son esprit s'éteignit tout à coup, et Dieu le condamna en lui envoyant l'esprit de vertige et de fureur. Je devais l'abandonner aussi; car vous m'apparaissiez enveloppée d'un rayon de la gloire, vous descendiez vers moi sur les ailes du prodige, et vous trouviez, pour me dessiller les yeux, des paroles que votre intelligence calme et votre éducation d'artiste ne vous avaient pas permis d'étudier et de préparer. La pitié, la charité, vous inspiraient, et, sous leur influence miraculeuse, vous me disiez ce que je devais entendre pour connaître et concevoir la vie humaine.
—Que vous ai-je donc dit de si sage et de si fort? Vraiment, Albert, je n'en sais rien.
—Ni moi non plus; mais Dieu même était dans le son de votre voix et dans la sérénité de votre regard. Auprès de vous je compris en un instant ce que dans toute ma vie je n'eusse pas trouvé seul. Je savais auparavant que ma vie était une expiation, un martyre; et je cherchais l'accomplissement de ma destinée dans les ténèbres, dans la solitude, dans les larmes, dans l'indignation, dans l'étude, dans l'ascétisme et les macérations. Vous me fîtes pressentir une autre vie, un autre martyre, tout de patience, de douceur, de tolérance et de dévouement. Les devoirs que vous me traciez naïvement et simplement, en commençant par ceux de la famille, je les avais oubliés; et ma famille, par excès de bonté, me laissait ignorer mes crimes. Je les ai réparés, grâce à vous; et dès le premier jour j'ai connu, au calme qui se faisait en moi, que c'était là tout ce que Dieu exigeait de moi pour le présent. Je sais bien que ce n'est pas tout, et j'attends que Dieu se révèle sur la suite de mon existence. Mais j'ai confiance maintenant, parce que j'ai trouvé l'oracle que je pourrai interroger. C'est vous, Consuelo! La Providence vous a donné pouvoir sur moi, et je ne me révolterai pas contre ses décrets, en cherchant à m'y soustraire. Je ne devais donc pas hésiter un instant entre la puissance supérieure investie du don de me régénérer, et la pauvre créature passive qui jusqu'alors n'avait fait que partager mes détresses et subir mes orages.
—Vous parlez de Zdenko? Mais que savez-vous si Dieu ne m'avait pas destinée à le guérir, lui aussi? Vous voyez bien que j'avais déjà quelque pouvoir sur lui, puisque j'avais réussi à le convaincre d'un mot, lorsque sa main était levée sur moi pour me tuer.
—O mon Dieu, il est vrai, j'ai manqué de foi, j'ai eu peur. Je connaissais les serments de Zdenko. Il m'avait fait malgré moi celui de ne vivre que pour moi, et il l'avait tenu depuis que j'existe, en mon absence comme avant et depuis mon retour. Lorsqu'il jurait de vous détruire, je ne pensais même pas qu'il fût possible d'arrêter l'effet de sa résolution, et je pris le parti de l'offenser, de le bannir, de le briser, de le détruire lui-même.
—De le détruire, mon Dieu! Que signifie ce mot dans votre bouche,
Albert? Où est Zdenko?
—Vous me demandez comme Dieu à Caïn: Qu'as-tu fait de ton frère?
—O ciel, ciel! Vous ne l'avez pas tué, Albert!»
Consuelo, en laissant échapper cette parole terrible, s'était attachée avec énergie au bras d'Albert, et le regardait avec un effroi mêlé d'une douloureuse pitié. Elle recula terrifiée de l'expression fière et froide que prit ce visage pâle, où la douleur semblait parfois s'être pétrifiée.
«Je ne l'ai pas tué, répondit-il, et pourtant je lui ai ôté la vie, à coup sûr. Oseriez-vous donc m'en faire un crime, vous pour qui je tuerais peut-être mon propre père de la même manière; vous pour qui je braverais tous les remords, et briserais tous les liens les plus chers, les existences les plus sacrées? Si j'ai préféré, à la crainte de vous voir assassiner par un fou, le regret et le repentir qui me rongent, avez-vous assez peu de pitié dans le coeur pour remettre toujours cette douleur sous mes yeux, et pour me reprocher le plus grand sacrifice qu'il ait été en mon pouvoir de vous faire? Ah! Vous aussi, vous avez donc des moments de cruauté! La cruauté ne saurait s'éteindre dans les entrailles de quiconque appartient à la race humaine!»
Il y avait tant de solennité dans ce reproche, le premier qu'Albert eût osé faire à Consuelo, qu'elle en fut pénétrée de crainte, et sentit, plus qu'il ne lui était encore arrivé de le faire, la terreur qu'il lui inspirait. Une sorte d'humiliation, puérile peut-être, mais inhérente au coeur de la femme, succédait au doux orgueil dont elle n'avait pu se défendre en écoutant Albert lui peindre sa vénération passionnée. Elle se sentit abaissée, méconnue sans doute; car elle n'avait cherché à surprendre son secret qu'avec l'intention, ou du moins avec le désir de répondre à son amour s'il venait à se justifier. En même temps, elle voyait que dans la pensée de son amant elle était coupable; car s'il avait tué Zdenko, la seule personne au monde qui n'eût pas eu le droit de le condamner irrévocablement, c'était celle dont la vie avait exigé le sacrifice d'une autre vie infiniment précieuse d'ailleurs au malheureux Albert.
Consuelo ne put rien répondre: elle voulut parler d'autre chose, et ses larmes lui coupèrent la parole. En les voyant couler, Albert, repentant, voulut s'humilier à son tour; mais elle le pria de ne plus jamais revenir sur un sujet si redoutable pour son esprit, et lui promit, avec une sorte de consternation arrière, de ne jamais prononcer un nom qui réveillait en elle comme en lui les émotions les plus affreuses. Le reste de leur trajet fut rempli de contrainte et d'angoisses. Ils essayèrent vainement un autre entretien. Consuelo ne savait ni ce qu'elle disait, ni ce qu'elle entendait. Albert pourtant paraissait calme, comme Abraham ou comme Brutus après l'accomplissement du sacrifice ordonné par les destins farouches. Cette tranquillité triste, mais profonde, avec un pareil poids sur La poitrine, ressemblait à un reste de folie; et Consuelo ne pouvait justifier son ami qu'en se rappelant qu'il était fou. Si, dans un combat à force ouverte contre quelque bandit, il eût tué son adversaire pour la sauver, elle n'eût trouvé là qu'un motif de plus de reconnaissance, et peut-être d'admiration pour sa vigueur et son courage. Mais ce meurtre mystérieux, accompli sans doute dans les ténèbres du souterrain; cette tombe creusée dans le lieu de la prière, et ce farouche silence après une pareille crise; ce fanatisme stoïque avec lequel il avait osé la conduire dans la grotte, et s'y livrer lui-même aux charmes de la musique, tout cela était horrible, et Consuelo sentait que l'amour de cet homme refusait d'entrer dans son coeur. «Quand donc a-t-il pu commettre ce meurtre? Se demandait-elle. Je n'ai pas vu sur son front, depuis trois mois, un pli assez profond pour me faire présumer un remords! N'a-t-il pas eu quelques gouttes de sang sur les mains, un jour que je lui aurai tendu la mienne. Horreur! Il faut qu'il soit de pierre ou de glace, ou qu'il m'aime jusqu'à La férocité. Et moi, qui avais tant désiré d'inspirer un amour sans bornes! moi, qui regrettais si amèrement d'avoir été faiblement aimée! Voilà donc l'amour que le ciel me réservait pour compensation!»
Puis elle recommençait à chercher dans quel moment Albert avait pu accomplir son horrible sacrifice. Elle pensait que ce devait être pendant cette grave maladie qui l'avait rendue indifférente à toutes les choses extérieures; et lorsqu'elle se rappelait les soins tendres et délicats qu'Albert lui avait prodigués, elle ne pouvait concilier les deux faces d'un être si dissemblable à lui-même et à tous les autres hommes.
Perdue dans ces rêveries sinistres, elle recevait d'une main tremblante et d'un air préoccupé les fleurs qu'Albert avait l'habitude de cueillir en chemin pour les lui donner; car il savait qu'elle les aimait beaucoup. Elle ne pensa même pas à le quitter, pour rentrer seule au château et dissimuler le long tête-à-tête qu'ils avaient eu ensemble. Soit qu'Albert n'y songeât pas non plus, soit qu'il ne crût pas devoir feindre davantage avec sa famille, il ne l'en fit pas ressouvenir; et ils se trouvèrent à l'entrée du château face à face avec la chanoinesse. Consuelo (et sans doute Albert aussi) vit pour la première fois la colère et le dédain enflammer les traits de cette femme, que la bonté de son coeur empêchait d'être laide ordinairement, malgré sa maigreur et sa difformité.
«Il est bien temps que vous rentriez, Mademoiselle, dit-elle à la Porporina d'une voix tremblante et saccadée par l'indignation. Nous étions fort en peine du comte Albert. Son père, qui n'a pas voulu déjeuner sans lui, désirait avoir avec lui ce matin un entretien que vous avez jugé à propos de lui faire oublier; et quant à vous, il y a dans le salon un petit jeune homme qui se dit votre frère, et qui vous attend avec une impatience peu polie.»
Après avoir dit ces paroles étranges, la pauvre Wenceslawa, effrayée de son courage, tourna le dos brusquement, et courut à sa chambre, où elle toussa et pleura pendant plus d'une heure.
LVII.
«Ma tante est dans une singulière disposition d'esprit, dit Albert à Consuelo en remontant avec elle l'escalier du perron. Je vous demande pardon pour elle, mon amie; soyez sûre qu'aujourd'hui même elle changera de manières et de langage.
—Mon frère? dit Consuelo stupéfaite de la nouvelle qu'on venait de lui annoncer, et sans entendre ce que lui disait le jeune comte.
—Je ne savais pas que vous eussiez un frère, reprit Albert, qui avait été plus frappé de l'aigreur de sa tante que de cet incident. Sans doute, c'est un bonheur pour vous de le revoir, chère Consuelo, et je me réjouis….
—Ne vous réjouissez pas, monsieur le comte, reprit Consuelo qu'un triste pressentiment envahissait rapidement; c'est peut-être un grand chagrin pour moi qui se prépare, et….»
Elle s'arrêta tremblante; car elle était sur le point de lui demander conseil et protection. Mais elle craignit de se lier trop envers lui, et, n'osant ni accueillir ni éviter celui qui s'introduisait auprès d'elle à la faveur d'un mensonge, elle sentit ses genoux plier, et s'appuya en pâlissant contre la rampe, à la dernière marche du perron.
«Craignez-vous quelque fâcheuse nouvelle de votre famille? lui dit Albert, dont l'inquiétude commençait à s'éveiller.
—Je n'ai pas de famille,» répondit Consuelo en s'efforçant de reprendre sa marche.
Elle faillit dire qu'elle n'avait pas de frère; une crainte vague l'en empêcha. Mais en traversant la salle à manger, elle entendit crier sur le parquet du salon les bottes du voyageur, qui s'y promenait de long en large avec impatience. Par un mouvement involontaire, elle se rapprocha du jeune comte, et lui pressa le bras en y enlaçant le sien, comme pour se réfugier dans son amour, à l'approche des souffrances qu'elle prévoyait.
Albert, frappé de ce mouvement, sentit s'éveiller en lui des appréhensions mortelles.
«N'entrez pas sans moi, lui dit-il à voix basse; je devine, à mes pressentiments qui ne m'ont jamais trompé, que ce frère est votre ennemi et le mien. J'ai froid, j'ai peur, comme si j'allais être forcé de haïr quelqu'un!»
Consuelo dégagea son bras qu'Albert serrait étroitement contre sa poitrine. Elle trembla en pensant qu'il allait peut-être concevoir une de ces idées singulières, une de ces implacables résolutions dont la mort présumée de Zdenko était un déplorable exemple pour elle.
«Quittons-nous ici, lui dit-elle en allemand (car de la pièce voisine on pouvait déjà l'entendre). Je n'ai rien à craindre du moment présent; mais si l'avenir me menace, comptez, Albert, que j'aurai recours à vous.»
Albert céda avec une mortelle répugnance. Craignant de manquer à la délicatesse, il n'osait lui désobéir; mais il ne pouvait se résoudre à s'éloigner de la salle. Consuelo, qui comprit son hésitation, referma les deux portes du salon en y entrant, afin qu'il ne pût ni voir ni entendre ce qui allait se passer.
Anzoleto (car c'était lui; elle ne l'avait que trop bien deviné à son audace, et que trop bien reconnu au bruit de ses pas) s'était préparé à l'aborder effrontément par une embrassade fraternelle en présence des témoins. Lorsqu'il la vit entrer seule, pâle, mais froide et sévère, il perdit tout son courage, et vint se jeter à ses pieds en balbutiant. Il n'eut pas besoin de feindre la joie et la tendresse. Il éprouvait violemment et réellement ces deux sentiments, en retrouvant celle qu'il n'avait jamais cessé d'aimer malgré sa trahison. Il fondit en pleurs; et, comme elle ne voulut point lui laisser prendre ses mains, il couvrit de baisers et de larmes le bord de son vêtement. Consuelo ne s'était pas attendue à le retrouver ainsi. Depuis quatre mois, elle le rêvait tel qu'il s'était montré la nuit de leur rupture, amer, ironique, méprisable et haïssable entre tous les hommes. Ce matin même, elle l'avait vu passer avec une démarche insolente et un air d'insouciance presque cynique. Et voilà qu'il était à genoux, humilié, repentant, baigné de larmes, comme dans les jours orageux de leurs réconciliations passionnées; plus beau que jamais, car son costume de voyage un peu commun, mais bien porté, lui seyait à merveille, et le hâle des chemins avait donné un caractère plus mâle à ses traits admirables.
Palpitante comme la colombe que le vautour vient de saisir, elle fut forcée de s'asseoir et de cacher son visage dans ses mains, pour se dérober à la fascination de son regard. Ce mouvement, qu'Anzoleto prit pour de la honte, l'encouragea; et le retour des mauvaises pensées vint bien vite gâter l'élan naïf de son premier transport. Anzoleto, en fuyant Venise et les dégoûts qu'il y avait éprouvés en punition de ses fautes, n'avait pas eu d'autre pensée que celle de chercher fortune; mais en même temps il avait toujours nourri le désir et l'espérance de retrouver sa chère Consuelo. Un talent aussi éblouissant ne pouvait, selon lui, rester caché bien longtemps, et nulle part il n'avait négligé de prendre des informations, en faisant causer ses hôteliers, ses guides, ou les voyageurs dont il faisait la rencontre. A Vienne, il avait retrouvé des personnes de distinction de sa nation, auxquelles il avait confessé son coup de tête et sa fuite. Elles lui avaient conseillé d'aller attendre plus loin de Venise que le comte Zustiniani eût oublié ou pardonné son escapade; et en lui promettant de s'y employer, elles lui avaient donné des lettres de recommandation pour Prague, Dresde et Berlin. En passant devant le château des Géants, Anzoleto n'avait pas songé à questionner son guide; mais, au bout d'une heure de marche rapide, s'étant ralenti pour laisser souffler les chevaux, il avait repris la conversation en lui demandant des détails sur le pays et ses habitants. Naturellement le guide lui avait parlé des seigneurs de Rudolstadt, de leur manière de vivre, des bizarreries du comte Albert, dont la folie n'était plus un secret pour personne, surtout depuis l'aversion que le docteur Wetzélius lui avait vouée très-cordialement. Ce guide n'avait pas manqué d'ajouter, pour compléter la chronique scandaleuse de la province, que le comte Albert venait de couronner toutes ses extravagances en refusant d'épouser sa noble cousine la belle baronne Amélie de Rudolstadt, pour se coiffer d'une aventurière, médiocrement belle, dont tout le monde devenait amoureux cependant lorsqu'elle chantait, parce qu'elle avait une voix extraordinaire.
Ces deux circonstances étaient trop applicables à Consuelo pour que notre voyageur ne demandât pas le nom de l'aventurière; et en apprenant qu'elle s'appelait Porporina, il ne douta plus de la vérité. Il rebroussa chemin à l'instant même; et, après avoir rapidement improvisé le prétexte et le titre sous lesquels il pouvait s'introduire dans ce château si bien gardé, il avait encore arraché quelques médisances à son guide. Le bavardage de cet homme lui avait fait regarder comme certain que Consuelo était la maîtresse du jeune comte, en attendant qu'elle fût sa femme; car elle avait ensorcelé, disait-on, toute la famille, et, au lieu de la chasser comme elle le méritait, on avait pour elle dans la maison des égards et des soins qu'on n'avait jamais eus pour la baronne Amélie.
Ces détails stimulèrent Anzoleto tout autant et peut-être plus encore que son véritable attachement pour Consuelo. Il avait bien soupiré après le retour de cette vie si douce qu'elle lui avait faite; il avait bien senti qu'en perdant ses conseils et sa direction, il avait perdu ou compromis pour longtemps son avenir musical; enfin il était bien entraîné vers elle par un amour à la fois égoïste, profond, et invincible. Mais à tout cela vint se joindre la vaniteuse tentation de disputer Consuelo à un amant riche et noble, de l'arracher à un mariage brillant, et de faire dire, dans le pays et dans le monde, que cette fille si bien pourvue avait mieux aimé courir les aventures avec lui que de devenir comtesse et châtelaine. Il s'amusait donc à faire répéter à son guide que la Porporina régnait en souveraine à Riesenburg, et il se complaisait dans l'espérance puérile de faire dire par ce même homme à tous les voyageurs qui passeraient après lui, qu'un beau garçon étranger était entré au galop dans le manoir inhospitalier des Géants, qu'il n'avait fait que VENIR, VOIR et VAINCRE, et que, peu d'heures ou peu de jours après, il en était ressorti, enlevant la perle des cantatrices à très-haut, très-puissant seigneur le comte de Rudolstadt.
A cette idée, il enfonçait l'éperon dans le ventre de son cheval, et riait de manière à faire croire à son guide que le plus fou des deux n'était pas le comte Albert.
La chanoinesse le reçut avec méfiance, mais n'osa point l'éconduire, dans l'espoir qu'il allait peut-être emmener sa prétendue soeur. Il apprit d'elle que Consuelo était à la promenade, et eut de l'humeur. On lui fit servir à déjeuner, et il interrogea les domestiques. Un seul comprenait quelque peu l'italien, et n'entendit pas malice à dire qu'il avait vu la signora sur la montagne avec le jeune comte. Anzoleto craignit de trouver Consuelo hautaine et froide dans les premiers instants. Il se dit que si elle n'était encore que l'honnête fiancée du fils de la maison, elle aurait l'attitude superbe d'une personne fière de sa position; mais que si elle était déjà sa maîtresse, elle devait être moins sûre de son fait, et trembler devant un ancien ami qui pouvait venir gâter ses affaires. Innocente, sa conquête était difficile, partant plus glorieuse; corrompue, c'était le contraire; et dans l'un ou l'autre cas, il y avait lieu d'entreprendre ou d'espérer.
Anzoleto était trop fin pour ne pas s'apercevoir de l'humeur et de l'inquiétude que cette longue promenade de la Porporina avec son neveu inspirait à la chanoinesse. Comme il ne vit pas le comte Christian, il put croire que le guide avait été mal informé; que la famille voyait avec crainte et déplaisir l'amour du jeune comte pour l'aventurière, et que celle-ci baisserait la tête devant son premier amant.
Après quatre mortelles heures d'attente, Anzoleto, qui avait eu le temps de faire bien des réflexions, et dont les moeurs n'étaient pas assez pures pour augurer le bien en pareille circonstance, regarda comme certain qu'un aussi long tête-à-tête entre Consuelo et son rival attestait une intimité sans réserve. Il en fut plus hardi, plus déterminé à l'attendre sans se rebuter; et après l'attendrissement irrésistible que lui causa son premier aspect, il se crut certain, dès qu'il la vit se troubler et tomber suffoquée sur une chaise, de pouvoir tout oser. Sa langue se délia donc bien vite. Il s'accusa de tout le passé, s'humilia hypocritement, pleura tant qu'il voulut, raconta ses remords et ses tourments, en les peignant plus poétiques que de dégoûtantes distractions ne lui avaient permis de les ressentir; enfin, il implora son pardon avec toute l'éloquence d'un Vénitien et d'un comédien consommé.
D'abord émue au son de sa voix, et plus effrayée de sa propre faiblesse que de la puissance de la séduction, Consuelo, qui depuis quatre mois avait fait, elle aussi, des réflexions, retrouva beaucoup de lucidité pour reconnaître, dans ces protestations et dans cette éloquence passionnée, tout ce qu'elle avait entendu maintes fois à Venise dans les derniers temps de leur malheureuse union. Elle fut blessée de voir qu'il avait répété les mêmes serments et les mêmes prières, comme s'il ne se fût rien passé depuis ces querelles où elle était si loin encore de pressentir l'odieuse conduite d'Anzoleto. Indignée de tant d'audace, et de si beaux discours là où il n'eût fallu que le silence de la honte et les larmes du repentir, elle coupa court à la déclamation en se levant et en répondant avec froideur:
«C'est assez, Anzoleto; je vous ai pardonné depuis longtemps, et je ne vous en veux plus. L'indignation a fait place à la pitié, et l'oubli de vos torts est venu avec l'oubli de mes souffrances. Nous n'avons plus rien à nous dire. Je vous remercie du bon mouvement qui vous a fait interrompre votre voyage pour vous réconcilier avec moi. Votre pardon vous était accordé d'avance, vous le voyez. Adieu donc, et reprenez votre chemin.
—Moi, partir! te quitter, te perdre encore! s'écria Anzoleto véritablement effrayé. Non, j'aime mieux que tu m'ordonnes tout de suite de me tuer. Non, jamais je ne me résoudrai à vivre sans toi. Je ne le peux pas, Consuelo. Je l'ai essayé, et je sais que c'est inutile. Là où tu n'es pas, il n'y a rien pour moi. Ma détestable ambition, ma misérable vanité, auxquelles j'ai voulu en vain sacrifier mon amour, font mon supplice, et ne me donnent pas un instant de plaisir. Ton image me suit partout; le souvenir de notre bonheur si pur, si chaste, si délicieux (et où pourrais-tu en retrouver un semblable toi même?) est toujours devant mes yeux; toutes les chimères dont je veux m'entourer me causent le plus profond dégoût. O Consuelo! souviens-toi de nos belles nuits de Venise, de notre bateau, de nos étoiles, de nos chants interminables, de tes bonnes leçons et de nos longs baisers! Et de ton petit lit, où j'ai dormi seul, toi disant ton rosaire sur la terrasse! Est-ce que je ne t'aimais pas alors? Est-ce que l'homme qui t'a toujours respectée, même durant ton sommeil, enfermé tête à tête avec toi, n'est pas capable d'aimer? Si j'ai été infâme avec les autres, est-ce que je n'ai pas été un ange auprès de toi? Et Dieu sait s'il m'en coûtait! Oh! n'oublie donc pas tout cela! Tu disais m'aimer tant, et tu l'as oublié! Et moi, qui suis un ingrat, un monstre, un lâche, je n'ai pas pu l'oublier un seul instant! et je n'y veux pas renoncer, quoique tu y renonces sans regret et sans effort! Mais tu ne m'as jamais aimé, quoique tu fusses une sainte; et moi je t'adore, quoique je sois un démon.
—Il est possible, répondit Consuelo, frappée de l'accent de vérité qui avait accompagné ces paroles, que vous ayez un regret sincère de ce bonheur perdu et souillé par vous. C'est une punition que vous devez accepter, et que je ne dois pas vous empêcher de subir. Le bonheur vous a corrompu, Anzoleto. Il faut qu'un peu de souffrance vous purifie. Allez, et souvenez-vous de moi, si cette amertume vous est salutaire. Sinon, oubliez-moi, comme je vous oublie, moi qui n'ai rien à expier ni à réparer.
—Ah! tu as un coeur de fer! s'écria Anzoleto, surpris et offensé de tant de calme. Mais ne pense pas que tu puisses me chasser ainsi. Il est possible que mon arrivée te gêne, et que ma présence te pèse. Je sais fort bien que tu veux sacrifier le souvenir de notre amour à l'ambition du rang et de la fortune. Mais il n'en sera pas ainsi. Je m'attache à toi; et si je te perds, ce ne sera pas sans avoir lutté. Je te rappellerai le passé, et je le ferai devant tous tes nouveaux amis, si tu m'y contrains. Je te redirai les serments que tu m'as faits au chevet du lit de ta mère expirante, et que tu m'as renouvelés cent fois sur sa tombe et dans les églises, quand nous allions nous agenouiller dans la foule tout près l'un de l'autre, pour écouter la belle musique et nous parler tout bas. Je rappellerai humblement à toi seule, prosterné devant toi, des choses que tu ne refuseras pas d'entendre; et si tu le fais, malheur à nous deux! Je dirai devant ton nouvel amant des choses qu'il ne sait pas! Car ils ne savent rien de toi; ils ne savent même pas que tu as été comédienne. Eh bien, et je le leur apprendrai, et nous verrons si le noble comte Albert retrouvera la raison pour te disputer à un comédien, ton ami, ton égal, ton fiancé, ton amant. Ah! ne me pousse pas au désespoir, Consuelo! ou bien ….
—Des menaces! Enfin, je vous retrouve et vous reconnais, Anzoleto, dit la jeune fille indignée. Eh bien, je vous aime mieux ainsi, et je vous remercie d'avoir levé le masque. Oui, grâces au ciel, je n'aurai plus ni regret ni pitié de vous. Je vois ce qu'il y a de fiel dans votre coeur, de bassesse dans votre caractère, et de haine dans votre amour. Allez, satisfaites votre dépit. Vous me rendrez service; mais, à moins que vous ne soyez aussi aguerri à la calomnie que vous l'êtes à l'insulte, vous ne pourrez rien dire de moi dont j'aie à rougir.»
En parlant ainsi, elle se dirigea vers la porte, l'ouvrit, et allait sortir, lorsqu'elle se trouva en face du comte Christian. A l'aspect de ce vénérable vieillard, qui s'avançait d'un air affable et majestueux, après avoir baisé la main de Consuelo, Anzoleto, qui s'était élancé pour retenir cette dernière de gré ou de force, recula intimidé, et perdit l'audace de son maintien.
LVIII.
«Chère signora, dit le vieux comte, pardonnez-moi de n'avoir pas fait un meilleur accueil à monsieur votre frère. J'avais défendu qu'on m'interrompît, parce que j'avais, ce matin, des occupations inusitées; et on m'a trop bien obéi en me laissant ignorer l'arrivée d'un hôte qui est pour moi, comme pour toute ma famille, le bienvenu dans cette maison. Soyez certain, Monsieur, ajouta-t-il en s'adressant à Anzoleto, que je vois avec plaisir chez moi un aussi proche parent de notre bien-aimée Porporina. Je vous prie donc de rester ici et d'y passer tout le temps qui vous sera agréable. Je présume qu'après une longue séparation vous avez bien des choses à vous dire, et bien de la joie à vous trouver ensemble. J'espère que vous ne craindrez pas d'être indiscret, en goûtant à loisir un bonheur que je partage.»
Contre sa coutume, le vieux Christian parlait avec aisance à un inconnu. Depuis longtemps sa timidité s'était évanouie auprès de la douce Consuelo; et, ce jour-là, son visage semblait éclairé d'un rayon de vie plus brillant qu'à l'ordinaire, comme ceux que le soleil épanche sur l'horizon à l'heure de son déclin. Anzoleto fut interdit devant cette sorte de majesté que la droiture et la sérénité de l'âme reflètent sur le front d'un vieillard respectable. Il savait courber le dos bien bas devant les grands seigneurs; mais il les haïssait et les raillait intérieurement. Il n'avait eu que trop de sujets de les mépriser, dans le beau monde où il avait vécu depuis quelque temps. Jamais il n'avait vu encore une dignité si bien portée et une politesse aussi cordiale que celles du vieux châtelain de Riesenburg. Il se troubla en le remerciant, et se repentit presque d'avoir escroqué par une imposture l'accueil paternel qu'il en recevait. Il craignit surtout que Consuelo ne le dévoilât, en déclarant au comte qu'il n'était pas son frère. Il sentait que dans cet instant il n'eût pas été en son pouvoir de payer d'effronterie et de chercher à se venger.
«Je suis bien touchée de la bonté de monsieur le comte, répondit Consuelo après un instant de réflexion; mais mon frère, qui en sent tout le prix, n'aura pas le bonheur d'en profiter. Des affaires pressantes l'appellent à Prague, et dans ce moment il vient de prendre congé de moi….
—Cela est impossible! vous vous êtes à peine vus un instant, dit le comte.
—Il a perdu plusieurs heures à m'attendre, reprit-elle, et maintenant ses moments sont comptés. Il sait bien, ajouta-t-elle en regardant son prétendu frère d'un air significatif, qu'il ne peut pas rester une minute de plus ici.»
Cette froide insistance rendit à Anzoleto toute la hardiesse de son caractère et tout l'aplomb de son rôle.
«Qu'il en arrive ce qu'il plaira au diable … je veux dire à Dieu! dit-il en se reprenant; mais je ne saurais quitter ma chère soeur aussi précipitamment que sa raison et sa prudence l'exigent. Je ne sais aucune affaire d'intérêt qui vaille un instant de bonheur; et puisque monseigneur le comte me le permet si généreusement, j'accepte avec reconnaissance. Je reste! Mes engagements avec Prague seront remplis un peu plus tard, voilà tout.
—C'est parler en jeune homme léger, repartit Consuelo offensée. Il y a des affaires où l'honneur parle plus haut que l'intérêt….
—C'est parler en frère, répliqua Anzoleto; et toi tu parles toujours en reine, ma bonne petite soeur.
—C'est parler en bon jeune homme! ajouta le vieux comte en tendant la main à Anzoleto. Je ne connais pas d'affaires qui ne puissent se remettre au lendemain. Il est vrai que l'on m'a toujours reproché mon indolence; mais moi j'ai toujours reconnu qu'on se trouvait plus mal de la précipitation que de la réflexion. Par exemple, ma chère Porporina, il y a bien des jours, je pourrais dire bien des semaines, que j'ai une prière à vous faire, et j'ai tardé jusqu'à présent. Je crois que j'ai bien fait et que le moment est venu. Pouvez-vous m'accorder aujourd'hui l'heure d'entretien que je venais vous demander lorsque j'ai appris l'arrivée de monsieur votre frère? Il me semble que cette heureuse circonstance est venue tout à point, et peut-être ne sera-t-il pas de trop dans la conférence que je vous propose.
—Je suis toujours et à toute heure aux ordres de votre seigneurie, répondit Consuelo. Quant à mon frère, c'est un enfant que je n'associe pas sans examen à mes affaires personnelles….
—Je le sais bien, reprit effrontément Anzoleto; mais puisque monseigneur le comte m'y autorise, je n'ai pas besoin d'autre permission que la sienne pour entrer dans la confidence.
—Vous voudrez bien me laisser juge de ce qui convient à vous et à moi, répondit Consuelo avec hauteur. Monsieur le comte, je suis prête à vous suivre dans votre appartement, et à vous écouter avec respect.
—Vous êtes bien sévère avec ce bon jeune homme, qui a l'air si franc et si enjoué,» dit le comte en souriant; puis, se tournant vers Anzoleto: «Ne vous impatientez pas, mon enfant, lui dit-il; votre tour viendra. Ce que j'ai à dire à votre soeur ne peut pas vous être caché: et bientôt, j'espère, elle me permettra de vous mettre, comme vous dites, dans la confidence.»
Anzoleto eut l'impertinence de répondre à la gaieté expansive du vieillard en retenant sa main dans les siennes, comme s'il eût voulu s'attacher à lui, et surprendre le secret dont l'excluait Consuelo. Il n'eut pas le bon goût de comprendre qu'il devait au moins sortir du salon, pour épargner au comte la peine d'en sortir lui-même. Quand il s'y trouva seul, il frappa du pied avec colère, craignant que cette jeune fille, devenue si maîtresse d'elle-même, ne déconcertât tous ses plans et ne le fit éconduire en dépit de son habileté. Il eut envie de se glisser dans la maison, et d'aller écouter à toutes les portes. Il sortit du salon dans ce dessein; erra dans les jardins quelques moments, puis se hasarda dans les galeries, feignant, lorsqu'il rencontrait quelque serviteur, d'admirer la belle architecture du château. Mais, à trois reprises différentes, il vit passer à quelque distance un personnage vêtu de noir, et singulièrement grave, dont il ne se soucia pas beaucoup d'attirer l'attention: c'était Albert, qui paraissait ne pas le remarquer, et qui, cependant, ne le perdait pas de vue. Anzoleto, en le voyant plus grand que lui de toute la tête, et en observant la beauté sérieuse de ses traits, comprit que, de toutes façons, il n'avait pas un rival aussi méprisable qu'il l'avait d'abord pensé, dans la personne du fou de Riesenburg. Il prit donc le parti de rentrer dans le salon, et d'essayer sa belle voix dans ce vaste local, en promenant avec distraction ses doigts sur le clavecin.
«Ma fille, dit le comte Christian à Consuelo, après l'avoir conduite dans son cabinet et lui avoir avancé un grand fauteuil de velours rouge à crépines d'or, tandis qu'il s'assit sur un pliant à côté d'elle, j'ai à vous demander une grâce, et je ne sais pas encore de quel droit je vais le faire avant que vous ayez compris mes intentions. Puis-je me flatter que mes cheveux blancs, ma tendre estime pour vous, et l'amitié du noble Porpora, votre père adoptif, vous donneront assez de confiance en moi pour que vous consentiez à m'ouvrir votre coeur sans réserve?»
Attendrie et cependant un peu effrayée de ce début, Consuelo porta à ses lèvres la main du vieillard, et lui répondit avec effusion:
«Oui, monsieur le comte, je vous respecte et vous aime comme si j'avais l'honneur de vous avoir pour mon père, et je puis répondre sans crainte et sans détour à toutes vos questions, en ce qui me concerne personnellement.»
—Je ne vous demanderai rien autre chose, ma chère fille, et je vous remercie de cette promesse. Croyez-moi incapable d'en abuser, comme je vous crois incapable d'y manquer.
—Je le crois, monsieur le comte. Daignez parler.
—Eh bien, mon enfant, dit le vieillard avec une curiosité naïve et encourageante, comment vous nommez-vous?
—Je n'ai pas de nom, répondit Consuelo sans hésiter; ma mère n'en portait pas d'autre que celui de Rosmunda. Au baptême, je fus appelée Marie de Consolation: je n'ai jamais connu mon père.
—Mais vous savez son nom?
—Nullement, monseigneur; je n'ai jamais entendu parler de lui.
—Maître Porpora vous a-t-il adoptée? Vous a-t-il donné son nom par un acte légal?
—Non, monseigneur. Entre artistes, ces choses-là ne se font pas, et ne sont pas nécessaires. Mon généreux maître ne possède rien, et n'a rien à léguer. Quant à son nom, il est fort inutile à ma position dans le monde que je le porte en vertu d'un usage ou d'un contrat. Si je le justifie par quelque talent, il me sera bien acquis; sinon, j'aurai reçu un honneur dont j'étais indigne.»
Le comte garda le silence pendant quelques instants; puis, reprenant la main de Consuelo:
«La noble franchise avec laquelle vous me répondez me donne encore une plus haute idée de vous, lui dit-il. Ne pensez pas que je vous aie demandé ces détails pour vous estimer plus ou moins, selon votre naissance et votre condition. Je voulais savoir si vous aviez quelque répugnance à dire la vérité, et je vois que vous n'en avez aucune. Je vous en sais un gré infini, et vous trouve plus noble par votre caractère que nous ne le sommes, nous autres, par nos titres.»
Consuelo sourit de la bonne foi avec laquelle le vieux patricien admirait qu'elle fit, sans rougir, un aveu si facile. Il y avait dans cette surprise un reste de préjugé d'autant plus tenace que Christian s'en défendait plus noblement. Il était évident qu'il combattait ce préjugé en lui-même, et qu'il voulait le vaincre.
«Maintenant, reprit-il, je vais vous faire une question plus délicate encore, ma chère enfant, et j'ai besoin de toute votre indulgence pour excuser ma témérité.
—Ne craignez rien, monseigneur, dit-elle; je répondrai à tout avec aussi peu d'embarras.
—Eh bien, mon enfant … vous n'êtes pas mariée?
—Non, monseigneur, que je sache.
—Et … vous n'êtes pas veuve? Vous n'avez pas d'enfants?
—Je ne suis pas veuve, et je n'ai pas d'enfants, répondit Consuelo qui eut fort envie de rire, ne sachant où le comte voulait en venir.
—Enfin, reprit-il, vous n'avez engagé votre foi à personne, vous êtes parfaitement libre?
—Pardon, monseigneur; j'avais engagé ma foi, avec le consentement et même d'après l'ordre de ma mère mourante, à un jeune garçon que j'aimais depuis l'enfance, et dont j'ai été la fiancée jusqu'au moment où j'ai quitté Venise.
—Ainsi donc, vous êtes engagée? dit le comte avec un singulier mélange de chagrin et de satisfaction.
—Non; monseigneur, je suis parfaitement libre, répondit Consuelo. Celui que j'aimais a indignement trahi sa foi, et je l'ai quitté pour toujours.
—Ainsi, vous l'avez aimé? dit le comte après une pause.
—De toute mon âme, il est vrai.
—Et … peut-être que vous l'aimez encore?…
—Non, monseigneur, cela est impossible.
—Vous n'auriez aucun plaisir à le revoir?
—Sa vue ferait mon supplice.
—Et vous n'avez jamais permis … il n'aurait pas osé … Mais vous direz que je deviens offensant et que j'en veux trop savoir!
—Je vous comprends, monseigneur; et, puisque je suis appelée à me confesser, comme je ne veux point surprendre votre estime, je vous mettrai à même de savoir, à un iota près, si je la mérite ou non. Il s'est permis bien des choses, mais il n'a osé que ce que j'ai permis. Ainsi, nous avons souvent bu dans la même tasse, et reposé sur le même banc. Il a dormi dans ma chambre pendant que je disais mon chapelet. Il m'a veillée pendant que j'étais malade. Je ne me gardais pas avec crainte. Nous étions toujours seuls, nous nous aimions, nous devions nous marier, nous nous respections l'un l'autre. J'avais juré à ma mère d'être ce qu'on appelle une fille sage. J'ai tenu parole, si c'est être sage que de croire à un homme qui doit nous tromper, et de donner sa confiance, son affection, son estime, à qui ne mérite rien de tout cela. C'est lorsqu'il a voulu cesser d'être mon frère, sans devenir mon mari, que j'ai commencé à me défendre. C'est lorsqu'il m'a été infidèle que je me suis applaudie de m'être bien défendue. Il ne tient qu'à cet homme sans honneur de se vanter du contraire; cela n'est pas d'une grande importance pour une pauvre fille comme moi. Pourvu que je chante juste, on ne m'en demandera pas davantage. Pourvu que je puisse baiser sans remords le crucifix sur lequel j'ai juré à ma mère d'être chaste, je ne me tourmenterai pas beaucoup de ce qu'on pensera de moi. Je n'ai pas de famille à faire rougir, pas de frères, pas de cousins à faire battre pour moi….
—Pas de frères? Vous en avez un!»
Consuelo se sentit prête à confier au vieux comte toute la vérité sous le sceau du secret. Mais elle craignit d'être lâche en cherchant hors d'elle-même un refuge contre celui qui l'avait menacée lâchement. Elle pensa qu'elle seule devait avoir la fermeté de se défendre et de se délivrer d'Anzoleto. Et d'ailleurs la générosité de son coeur recula devant l'idée de faire chasser par son hôte l'homme qu'elle avait si religieusement aimé. Quelque politesse que le comte Christian dût savoir mettre à éconduire Anzoleto, quelque coupable que fut ce dernier, elle ne se sentit pas le courage de le soumettre à une si grande humiliation. Elle répondit donc à la question du vieillard, qu'elle regardait son frère comme un écervelé, et n'avait pas l'habitude de le traiter autrement que comme un enfant.
«Mais ce n'est pas un mauvais sujet? dit le comte.
—C'est peut-être un mauvais sujet, répondit-elle. J'ai avec lui le moins de rapports possible; nos caractères et notre manière de voir sont très-différents. Votre Seigneurie a pu remarquer que je n'étais pas fort pressée de le retenir ici.
—Il en sera ce que vous voudrez, mon enfant; je vous crois pleine de jugement. Maintenant que vous m'avez tout confié avec un si noble abandon….
—Pardon, monseigneur, dit Consuelo; je ne vous ai pas dit tout ce qui me concerne, car vous ne me l'avez pas demandé. J'ignore le motif de l'intérêt que vous daignez prendre aujourd'hui à mon existence. Je présume que quelqu'un a parlé de moi ici d'une manière plus ou moins défavorable, et que vous voulez savoir si ma présence ne déshonore pas votre maison. Jusqu'ici, comme vous ne m'aviez interrogée que sur des choses très-superficielles, j'aurais cru manquer à la modestie qui convient à mon rôle en vous entretenant de moi sans votre permission; mais puisque vous paraissez vouloir me connaître à fond, je dois vous dire une circonstance qui me fera peut-être du tort dans votre esprit. Non-seulement il serait possible, comme vous l'avez souvent présumé (et quoique je n'en aie nulle envie maintenant), que je vinsse à embrasser la carrière du théâtre; mais encore il est avéré que j'ai débuté à Venise, à la saison dernière, sous le nom de Consuelo … On m'avait surnommée la Zingarella, et tout Venise connaît ma figure et ma voix.
—Attendez donc! s'écria le comte, tout étourdi de cette nouvelle révélation. Vous seriez cette merveille dont on a fait tant de bruit à Venise l'an dernier, et dont les gazettes italiennes ont fait mention Plusieurs fois avec de si pompeux éloges? La plus belle voix, le plus beau talent qui, de mémoire d'homme, se soit révélé….
—Sur le théâtre de San-Samuel, monseigneur. Ces éloges sont sans doute bien exagérés; mais il est un fait incontestable, c'est que je suis cette même Consuelo, que j'ai chanté dans plusieurs opéras, que je suis actrice, en un mot, ou, comme on dit plus poliment, cantatrice. Voyez maintenant si je mérite de conserver votre bienveillance.
Voilà des choses bien extraordinaires et un destin bizarre! dit le comte absorbé dans ses réflexions. Avez-vous dit tout cela ici à … à quelque autre que moi, mon enfant?
—J'ai à peu près tout dit au comte votre fils, monseigneur, quoique je ne sois pas entrée dans les détails que vous venez d'entendre.
—Ainsi, Albert connaît votre extraction, votre ancien amour, votre profession?
—Oui, monseigneur.
—C'est bien, ma chère signora. Je ne puis trop vous remercier de l'admirable loyauté de votre conduite à notre égard, et je vous promets que vous n'aurez pas lieu de vous en repentir. Maintenant, Consuelo… (oui, je me souviens que c'est le nom qu'Albert vous a donné dès le commencement, lorsqu'il vous parlait espagnol), permettez-moi de me recueillir un peu. Je me sens fort ému. Nous avons encore bien des choses à nous dire, mon enfant, et il faut que vous me pardonniez un peu de trouble à l'approche d'une décision aussi grave. Faites-moi la grâce de m'attendre ici un instant.»
Il sortit, et Consuelo, le suivant des yeux, le vit, à travers les portes dorées garnies de glaces, entrer dans son oratoire et s'y agenouiller avec ferveur.
En proie à une vive agitation, elle se perdait en conjectures sur la suite d'un entretien qui s'annonçait avec tant de solennité. D'abord, elle avait pensé qu'en l'attendant, Anzoleto, dans son dépit, avait déjà fait ce dont il l'avait menacée; qu'il avait causé avec le chapelain ou avec Hanz, et que la manière dont il avait parlé d'elle avait élevé de graves scrupules dans l'esprit de ses hôtes. Mais le comte Christian ne savait pas feindre, et jusque-là son maintien et ses discours annonçaient un redoublement d'affection plutôt que l'invasion de la défiance. D'ailleurs, la franchise de ses réponses l'avait frappé comme auraient pu faire des révélations inattendues; la dernière surtout avait été un coup de foudre. Et maintenant il priait, il demandait à Dieu de l'éclairer ou de le soutenir dans l'accomplissement d'une grande résolution. «Va-t-il me prier de partir avec mon frère? va-t-il m'offrir de l'argent? se demandait-elle. Ah! que Dieu me préserve de cet outrage! Mais non! cet homme est trop délicat, trop bon pour songer à m'humilier. Que voulait-il donc me dire d'abord, et que va-t-il me dire maintenant? Sans doute ma longue promenade avec son fils lui donne des craintes, et il va me gronder. Je l'ai mérité peut-être, et j'accepterai le sermon, ne pouvant répondre avec sincérité aux questions qui me seraient faites sur le compte d'Albert. Voici une rude journée; et si j'en passe beaucoup de pareilles, je ne pourrai plus disputer la palme du chant aux jalouses maîtresses d'Anzoleto. Je me sens la poitrine en feu et la gorge desséchée.»
Le comte Christian revint bientôt vers elle. Il était calme, et sa pâle figure portait le témoignage d'une victoire remportée en vue d'une noble intention.
«Ma fille, dit-il à Consuelo en se rasseyant auprès d'elle, après l'avoir forcée de garder le fauteuil somptueux qu'elle voulait lui céder, et sur lequel elle trônait malgré elle d'un air craintif: il est temps que je réponde par ma franchise à celle que vous m'avez témoignée. Consuelo, mon fils vous aime.»
Consuelo rougit et pâlit tour à tour. Elle essaya de répondre. Christian l'interrompit.
«Ce n'est pas une question que je vous fais, dit-il; je n'en aurais pas le droit, et vous n'auriez peut-être pas celui d'y répondre; car je sais que vous n'avez encouragé en aucune façon les espérances d'Albert. Il m'a tout dit; et je crois en lui, parce qu'il n'a jamais menti, ni moi non plus.
—Ni moi non plus, dit Consuelo en levant les yeux au ciel avec l'expression de la plus candide fierté. Le comte Albert a dû vous dire, monseigneur….
—Que vous aviez repoussé toute idée d'union avec lui.
—Je le devais. Je savais les usages et les idées du monde; je savais que je n'étais pas faite pour être la femme du comte Albert, par la seule raison que je ne m'estime l'inférieure de personne devant Dieu, et que je ne voudrais recevoir de grâce et de faveur de qui que ce soit devant les hommes.
—Je connais votre juste orgueil, Consuelo. Je le trouverais exagéré, si Albert n'eût dépendu que de lui-même; mais dans la croyance où vous étiez que je n'approuverais jamais une telle union, vous avez dû répondre comme vous l'avez fait.
—Maintenant, monseigneur, dit Consuelo en se levant, je comprends le reste, et je vous supplie de m'épargner l'humiliation que je redoutais. Je vais quitter votre maison, comme je l'aurais déjà quittée si j'avais cru pouvoir le faire sans compromettre la raison et la vie du comte Albert, sur lesquelles j'ai eu plus d'influence que je ne l'aurais souhaité. Puisque vous savez ce qu'il ne m'était pas permis de vous révéler, vous pourrez veiller sur lui, empêcher les conséquences de cette séparation, et reprendre un soin qui vous appartient plus qu'à moi. Si je me le suis arrogé indiscrètement, c'est une faute que Dieu me pardonnera; car il sait quelle pureté de sentiments m'a guidée en tout ceci.
—Je le sais, reprit le comte, et Dieu a parlé à ma conscience comme Albert avait parlé à mes entrailles. Restez donc assise, Consuelo, et ne vous hâtez pas de condamner mes intentions. Ce n'est point pour vous ordonner de quitter ma maison, mais pour vous supplier à mains jointes d'y rester toute votre vie, que je vous ai demandé de m'écouter.
—Toute ma vie! répéta Consuelo en retombant sur son siège, partagée entre le bien que lui faisait cette réparation à sa dignité et l'effroi que lui causait une pareille offre. Toute ma vie! Votre seigneurie ne songe pas à ce qu'elle me fait l'honneur de me dire.
—J'y ai beaucoup songé ma fille, répondit le comte avec un sourire mélancolique, et je sens que je ne dois pas m'en repentir. Mon fils vous aime éperdument, vous avez tout pouvoir sur son âme. C'est vous qui me l'avez rendu, vous qui avez été le chercher dans un endroit mystérieux qu'il ne veut pas me faire connaître, mais où nulle autre qu'une mère ou une sainte, m'a-t-il dit, n'eût osé pénétrer. C'est vous qui avez risqué votre vie pour le sauver de l'isolement et du délire où il se consumait. C'est grâce à vous qu'il a cessé de nous causer, par ses absences, d'affreuses inquiétudes. C'est vous qui lui avez rendu le calme, la santé, la raison, en un mot. Car il ne faut pas se le dissimuler, mon pauvre enfant était fou, et il est certain qu'il ne l'est plus. Nous avons passé presque toute la nuit à causer ensemble, et il m'a montré une sagesse supérieure à la mienne. Je savais que vous deviez sortir avec lui ce matin. Je l'avais donc autorisé à vous demander ce que vous n'avez pas voulu écouter…. Vous aviez peur de moi, chère Consuelo! Vous pensiez que le vieux Rudolstadt, encroûté dans ses préjugés nobiliaires, aurait honte de vous devoir son fils. Eh bien, vous vous trompiez. Le vieux Rudolstadt a eu de l'orgueil et des préjugés sans doute; il en a peut-être encore, il ne veut pas se farder devant vous; mais il les abjure, et, dans l'élan d'une reconnaissance sans bornes, il vous remercie de lui avoir rendu son dernier, son seul enfant!»
En parlant ainsi, le comte Christian prit les deux mains de Consuelo dans les siennes, et les couvrit de baisers en les arrosant de larmes.
LIX.
Consuelo fut vivement attendrie d'une démonstration qui la réhabilitait à ses propres yeux et tranquillisait sa conscience. Jusqu'à ce moment, elle avait eu souvent la crainte de s'être imprudemment livrée à sa générosité et à son courage; maintenant elle en recevait la sanction et la récompense. Ses larmes de joie se mêlèrent à celles du vieillard, et ils restèrent longtemps trop émus l'un et l'autre pour continuer la conversation.
Cependant Consuelo ne comprenait pas encore la proposition qui lui était faite, et le comte, croyant s'être assez expliqué, regardait son silence et ses pleurs comme des signes d'adhésion et de reconnaissance.
«Je vais, lui dit-il enfin, amener mon fils à vos pieds, afin qu'il joigne ses bénédictions aux miennes en apprenant l'étendue de son bonheur.
—Arrêtez, monseigneur! dit Consuelo tout interdite de cette précipitation. Je ne comprends pas ce que vous exigez de moi. Vous approuvez l'affection que le comte Albert m'a témoignée et le dévouement que j'ai eu pour lui. Vous m'accordez votre confiance, vous savez que je ne la trahirai pas; mais comment puis-je m'engager à consacrer toute ma vie à une amitié d'une nature si délicate? Je vois bien que vous comptez sur le temps et sur ma raison pour maintenir la santé morale de votre noble fils, et pour calmer la vivacité de son attachement pour moi. Mais j'ignore si j'aurai longtemps cette puissance; et d'ailleurs, quand même ce ne serait pas une intimité dangereuse pour un homme aussi exalté, je ne suis pas libre de consacrer mes jours à cette tâche glorieuse. Je ne m'appartiens pas!
—O ciel! que dites-vous, Consuelo? Vous ne m'avez donc pas compris? Ou vous m'avez trompé en me disant que vous étiez libre, que vous n'aviez ni attachement de coeur, ni engagement, ni famille?
—Mais, monseigneur, reprit Consuelo stupéfaite, j'ai un but, une vocation, un état. J'appartiens à l'art auquel je me suis consacrée dès mon enfance.
—Que dites-vous, grand Dieu! Vous voulez retourner au théâtre?
—Cela, je l'ignore, et j'ai dit la vérité en affirmant que mon désir ne m'y portait pas. Je n'ai encore éprouvé que d'horribles souffrances dans cette carrière orageuse; mais je sens pourtant que je serais téméraire si je m'engageais à y renoncer. Ç'a été ma destinée, et peut-être ne peut-on pas se soustraire à l'avenir qu'on s'est tracé. Que je remonte sur les planches, ou que je donne des leçons et des concerts, je suis, je dois être cantatrice. A quoi serais-je bonne, d'ailleurs? où trouverais-je de l'indépendance? à quoi occuperais-je mon esprit rompu au travail, et avide de ce genre d'émotion?
—O Consuelo, Consuelo! s'écria le comte Christian avec douleur, tout ce que vous dites là est vrai! Mais je pensais que vous aimiez mon fils, et je vois maintenant que vous ne l'aimez pas!
—Et si je venais à l'aimer avec la passion qu'il faudrait avoir pour renoncer à moi-même, que diriez-vous, monseigneur? s'écria à son tour Consuelo impatientée. Vous jugez donc qu'il est absolument impossible à Une femme de prendre de l'amour pour le comte Albert, puisque vous me demandez de rester toujours avec lui?
—Eh quoi! me suis-je si mal expliqué, ou me jugez-vous insensé, chère Consuelo? Ne vous ai-je pas demandé votre coeur et votre main pour mon fils? N'ai-je pas mis à vos pieds une alliance légitime et certainement honorable? Si vous aimiez Albert, vous trouveriez sans doute dans le bonheur de partager sa vie un dédommagement à la perte de votre gloire et de vos triomphes! Mais vous ne l'aimez pas, puisque vous regardez comme impossible de renoncer à ce que vous appelez votre destinée!»
Cette explication avait été tardive, à l'insu même du bon Christian. Ce n'était pas sans un mélange de terreur et de mortelle répugnance que le vieux seigneur avait sacrifié au bonheur de son fils toutes les idées de sa vie, tous les principes de sa caste; et lorsque, après une longue et pénible lutte avec Albert et avec lui-même, il avait consommé le sacrifice, la ratification absolue d'un acte si terrible n'avait pu arriver sans effort de son coeur à ses lèvres.
Consuelo le pressentit ou le devina; car au moment où Christian parut renoncer à la faire consentir à ce mariage, il y eut certainement sur le visage du vieillard une expression de joie involontaire, mêlée à celle d'une étrange consternation.
En un instant Consuelo comprit sa situation, et une fierté peut-être un peu trop personnelle lui inspira de l'éloignement pour le parti qu'on lui proposait.
«Vous voulez que je devienne la femme du comte Albert! dit-elle encore étourdie d'une offre si étrange. Vous consentiriez à m'appeler votre fille, à me faire porter votre nom, à me présenter à vos parents, à vos amis?… Ah! monseigneur! combien vous aimez votre fils, et combien votre fils doit vous aimer!
—Si vous trouvez en cela une générosité si grande, Consuelo, c'est que votre coeur ne peut en concevoir une pareille, ou que l'objet ne vous paraît pas digne!
—Monseigneur, dit Consuelo après s'être recueillie en cachant son visage dans ses mains, je crois rêver. Mon orgueil se réveille malgré moi à l'idée des humiliations dont ma vie serait abreuvée si j'osais accepter le sacrifice que votre amour paternel vous suggère.
—Et qui oserait vous humilier, Consuelo, quand le père et le fils vous couvriraient de l'égide du mariage et de la famille?
—Et la tante, monseigneur? la tante, qui est ici une mère véritable, verrait-elle cela sans rougir?
—Elle-même viendra joindre ses prières aux nôtres, si vous promettez de vous laisser fléchir. Ne demandez pas plus que la faiblesse de l'humaine nature ne comporte. Un amant, un père, peuvent subir l'humiliation et la douleur d'un refus. Ma soeur ne l'oserait pas. Mais, avec la certitude du succès, nous l'amènerons dans vos bras, ma fille.
-Monseigneur, dit Consuelo tremblante, le comte Albert vous avait donc dit que je l'aimais?
—Non! répondit le comte, frappé d'une réminiscence subite. Albert m'avait dit que l'obstacle serait dans votre coeur. Il me l'a répété cent fois; mais moi, je n'ai pu le croire. Votre réserve me paraissait assez fondée sur votre droiture et votre délicatesse. Mais je pensais qu'en vous délivrant de vos scrupules, j'obtiendrais de vous l'aveu que vous lui aviez refusé.
—Et que vous a-t-il dit de notre promenade d'aujourd'hui?
—Un seul mot: «Essayez, mon père; c'est le seul moyen de savoir si c'est la fierté ou l'éloignement qui me ferment son coeur.»
—Hélas, monseigneur, que penserez-vous de moi, si je vous dis que je l'ignore moi-même?
—Je penserai que c'est l'éloignement, ma chère Consuelo. Ah! mon fils, mon pauvre fils! Quelle affreuse destinée est la sienne! Ne pouvoir être aimé de la seule femme qu'il ait pu, qu'il pourra peut-être jamais aimer! Ce dernier malheur nous manquait.
—O mon Dieu! vous devez me haïr, monseigneur! Vous ne comprenez pas que ma fierté résiste quand vous immolez la vôtre. La fierté d'une fille comme moi vous paraît bien moins fondée; et pourtant croyez que dans mon cœur il y a un combat aussi violent à cette heure que celui dont vous avez triomphé vous-même.
—Je le comprends. Ne croyez pas, signora, que je respecte assez peu la pudeur, la droiture et le désintéressement, pour ne pas apprécier la fierté fondée sur de tels trésors. Mais ce que l'amour paternel a su vaincre (vous voyez que je vous parle avec un entier abandon), je pense que l'amour d'une femme le fera aussi. Eh bien, quand toute la vie d'Albert, la vôtre et la mienne seraient, je le suppose, un combat contre les préjugés du monde, quand nous devrions en souffrir longtemps et beaucoup tous les trois, et ma soeur avec nous, n'y aurait-il pas dans notre mutuelle tendresse, dans le témoignage de notre conscience, et dans les fruits de notre dévouement, de quoi nous rendre plus forts que tout ce monde ensemble? Un grand amour fait paraître légers ces maux qui vous semblent trop lourds pour vous-même et pour nous. Mais ce grand amour, vous le cherchez, éperdue et craintive, au fond de votre âme; et vous ne l'y trouvez pas, Consuelo, parce qu'il n'y est pas.
—Eh bien, oui, la question est là, là tout entière, dit Consuelo en posant fortement ses mains contre son coeur; tout le reste n'est rien. Moi aussi j'avais des préjugés; votre exemple me prouve que c'est un devoir pour moi de les fouler aux pieds, et d'être aussi grande, aussi héroïque que vous! Ne parlons donc plus de mes répugnances, de ma fausse honte. Ne parlons même plus de mon avenir, de mon art! ajouta-t-elle en poussant un profond soupir. Cela même je saurai l'abjurer si … si j'aime Albert! Car voilà ce qu'il faut que je sache. Ecoutez-moi, monseigneur. Je me le suis cent fois demandé à moi-même, mais jamais avec la sécurité que pouvait seule me donner votre adhésion. Comment aurais-je pu m'interroger sérieusement, lorsque cette question même était à mes yeux une folie et un crime? A présent, il me semble que je pourrai me connaître et me décider. Je vous demande quelques jours pour me recueillir, et pour savoir si ce dévouement immense que j'ai pour lui, ce respect, cette estime sans bornes que m'inspirent ses vertus, cette sympathie puissante, cette domination étrange qu'il exerce sur moi par sa parole, viennent de l'amour ou de l'admiration. Car j'éprouve tout cela, monseigneur, et tout cela est combattu en moi par une terreur indéfinissable, par une tristesse profonde, et, je vous dirai tout, ô mon noble ami! par le souvenir d'un amour moins enthousiaste, mais plus doux et plus tendre, qui ne ressemblait en rien à celui-ci.
—Étrange et noble fille! répondit Christian avec attendrissement; que de sagesse et de bizarreries dans vos paroles et dans vos idées! Vous ressemblez sous bien des rapports à mon pauvre Albert, et l'incertitude agitée de vos sentiments me rappelle ma femme, ma noble, et belle, et triste Wanda!… O Consuelo! vous réveillez en moi un souvenir bien tendre et bien amer. J'allais vous dire: Surmontez ces irrésolutions, triomphez de ces répugnances; aimez, par vertu, par grandeur d'âme, par compassion; par l'effort d'une charité pieuse et ardente, ce pauvre homme qui vous adore, et qui, en vous rendant malheureuse peut-être, vous devra son salut, et vous fera mériter les récompenses célestes! Mais vous m'avez rappelé sa mère, sa mère qui s'était donnée à moi par devoir et par amitié! Elle ne pouvait avoir pour moi, homme simple, débonnaire et timide, l'enthousiasme qui brûlait son imagination. Elle fut fidèle et généreuse jusqu'au bout cependant; mais comme elle a souffert! Hélas! son affection faisait ma joie et mon supplice; sa constance, mon orgueil et mon remords. Elle est morte à la peine, et mon coeur s'est brisé pour jamais. Et maintenant, si je suis un être nul, effacé, mort avant d'être enseveli, ne vous en étonnez pas trop Consuelo: j'ai souffert ce que nul n'a compris, ce que je n'ai dit à personne, et ce que je vous confesse en tremblant. Ah! plutôt que de vous engager à faire un pareil sacrifice, et plutôt que de pousser Albert à l'accepter, que mes yeux se ferment dans la douleur, et que mon fils succombe tout de suite à sa destinée! Je sais trop ce qu'il en coûte pour vouloir forcer la nature et combattre l'insatiable besoin des âmes! Prenez donc du temps pour réfléchir, ma fille, ajouta le vieux comte en pressant Consuelo contre sa poitrine gonflée de sanglots, et en baisant son noble front avec un amour de père. Tout sera mieux ainsi. Si vous devez refuser, Albert, préparé par l'inquiétude, ne sera pas foudroyé, comme il l'eût été aujourd'hui par cette affreuse nouvelle.»
Ils se séparèrent après cette convention; et Consuelo, se glissant dans les galeries avec la crainte d'y rencontrer Anzoleto, alla s'enfermer dans sa chambre, épuisée d'émotions et de lassitude.
Elle essaya d'abord d'arriver au calme nécessaire, en tâchant de prendre un peu de repos. Elle se sentait brisée; et, se jetant sur son lit, elle tomba bientôt dans une sorte d'accablement plus pénible que réparateur. Elle eût voulu s'endormir avec la pensée d'Albert, afin de la mûrir en elle durant ces mystérieuses manifestations du sommeil, où nous croyons trouver quelquefois le sens prophétique des choses qui nous préoccupent. Mais les rêves entrecoupés qu'elle fit pendant plusieurs heures ramenèrent sans cesse Anzoleto, au lieu d'Albert, devant ses yeux. C'était toujours Venise, c'était toujours la Corte-Minelli; c'était toujours son premier amour, calme, riant et poétique. Et chaque fois qu'elle s'éveillait, le souvenir d'Albert venait se lier à celui de la grotte sinistre où le son du violon, décuplé par les échos de la solitude, évoquait les morts, et pleurait sur la tombe à peine fermée de Zdenko. A cette idée, la peur et la tristesse fermaient son coeur aux élans de l'affection. L'avenir qu'on lui proposait ne lui apparaissait qu'au milieu des froides ténèbres et des visions sanglantes, tandis que le passé, radieux et fécond, élargissait sa poitrine, et faisait palpiter son sein. Il lui semblait qu'en rêvant ce passé, elle entendait sa propre voix retentir dans l'espace, remplir la nature, et planer immense en montant vers les cieux; au lieu que cette voix devenait creuse, sourde, et se perdait comme un râle de mort dans les abîmes de la terre, lorsque les sons fantastiques du violon de la caverne revenaient à sa mémoire.
Ces rêveries vagues la fatiguèrent tellement qu'elle se leva pour les chasser; et le premier coup de la cloche l'avertissant qu'on servirait le dîner dans une demi-heure, elle se mit à sa toilette, tout en continuant à se préoccuper des mêmes idées. Mais, chose étrange! Pour la première fois de sa vie, elle fut plus attentive à son miroir, et plus occupée de sa coiffure, et de son ajustement, que des affaires sérieuses dont elle cherchait la solution. Malgré elle, elle se faisait belle et désirait de l'être. Et ce n'était pas pour éveiller les désirs et la jalousie de deux amants rivaux, qu'elle sentait cet irrésistible mouvement de coquetterie; elle ne pensait, elle ne pouvait penser qu'à un seul. Albert ne lui avait jamais dit un mot sur sa figure. Dans l'enthousiasme de sa passion, il la croyait plus belle peut-être qu'elle n'était réellement; mais ses pensées étaient si élevées et son amour si grand, qu'il eût craint de la profaner en la regardant avec les yeux enivrés d'un amant ou la satisfaction scrutatrice d'un artiste. Elle était toujours pour lui enveloppée d'un nuage que son regard n'osait percer, et que sa pensée entourait encore d'une auréole éblouissante. Qu'elle fût plus ou moins bien, il la voyait toujours la même. Il l'avait vue livide, décharnée, flétrie, se débattant contre la mort, et plus semblable à un spectre qu'à une femme. Il avait alors cherché dans ses traits, avec attention et anxiété, les symptômes plus ou moins effrayants de la maladie; mais il n'avait pas vu si elle avait eu des moments de laideur, si elle avait pu être un objet d'effroi et de dégoût. Et lorsqu'elle avait repris l'éclat de la jeunesse et l'expression de la vie, il ne s'était pas aperçu qu'elle eût perdu ou gagné en beauté. Elle était pour lui, dans la vie comme dans la mort, l'idéal de toute jeunesse, de toute expression sublime, de toute beauté unique et incomparable. Aussi Consuelo n'avait-elle jamais pensé à lui, en s'arrangeant devant son miroir.
Mais quelle différence de la part d'Anzoleto! Avec quel soin minutieux il l'avait regardée, jugée et détaillée dans son imagination, le jour où il s'était demandé si elle n'était pas laide! Comme il lui avait tenu compte des moindres grâces de sa personne, des moindres efforts qu'elle avait faits pour plaire! Comme il connaissait ses cheveux, son bras, son pied, sa démarche, les couleurs qui embellissaient son teint, les moindres plis que formait son vêtement! Et avec quelle vivacité ardente il l'avait louée! avec quelle voluptueuse langueur il l'avait contemplée! La chaste fille n'avait pas compris alors les tressaillements de son propre coeur. Elle ne voulait pas les comprendre encore, et cependant, elle les ressentait presque aussi violents, à l'idée de reparaître devant ses yeux. Elle s'impatientait contre elle-même, rougissait de honte et de dépit, s'efforçait de s'embellir pour Albert seul; et pourtant elle cherchait la coiffure, le ruban, et jusqu'au regard qui plaisaient à Anzoleto. Hélas! hélas! se dit-elle en s'arrachant de son miroir lorsque sa toilette fut finie, il est donc vrai que je ne puis penser qu'à lui, et que le bonheur passé exerce sur moi un pouvoir plus entraînant que le mépris présent et les promesses d'un autre amour! J'ai beau regarder l'avenir, sans lui il ne m'offre que terreur et désespoir. Mais que serait-ce donc avec lui? Ne sais-je pas bien que les beaux jours de Venise ne peuvent revenir, Que l'innocence n'habiterait plus avec nous, que l'âme d'Anzoleto est à Jamais corrompue, que ses caresses m'aviliraient, et que ma vie serait empoisonnée à toute heure par la honte, la jalousie, la crainte et le regret?
En s'interrogeant à cet égard avec sévérité, Consuelo reconnut qu'elle ne se faisait aucune illusion, et qu'elle n'avait pas la plus secrète émotion de désir pour Anzoleto. Elle ne l'aimait plus dans le présent, elle le redoutait et le haïssait presque dans un avenir où sa perversité ne pouvait qu'augmenter; mais dans le passé elle le chérissait à un tel point que son âme et sa vie ne pouvaient s'en détacher. Il était désormais devant elle comme un portrait qui lui rappelait un être adoré et des jours de délices, et, comme une veuve qui se cache de son nouvel époux pour regarder l'image du premier, elle sentait que le mort était plus vivant que l'autre dans son coeur.
LX.
Consuelo avait trop de jugement et d'élévation dans l'esprit pour ne pas savoir que des deux amours qu'elle inspirait, le plus vrai, le plus noble et le plus précieux, était sans aucune comparaison possible celui d'Albert. Aussi, lorsqu'elle se retrouva entre eux, elle crut d'abord avoir triomphé de son ennemi. Le profond regard d'Albert, qui semblait pénétrer jusqu'au fond de son âme, la pression lente et forte de sa main loyale, lui firent comprendre qu'il savait le résultat de son entretien avec Christian, et qu'il attendait son arrêt avec soumission et reconnaissance. En effet, Albert avait obtenu plus qu'il n'espérait, et cette irrésolution lui était douce auprès de ce qu'il avait craint, tant il était éloigné de l'outrecuidante fatuité d'Anzoleto. Ce dernier, au contraire, s'était armé de toute sa résolution. Devinant à peu près ce qui se passait autour de lui, il s'était déterminé à combattre pied à pied, dût-on le pousser par les épaules hors de la maison. Son attitude dégagée, son regard ironique et hardi, causèrent à Consuelo le plus profond dégoût; et lorsqu'il s'approcha effrontément pour lui offrir la main, elle détourna la tête, et prit celle que lui tendait Albert pour se placer à table.
Comme à l'ordinaire, le jeune comte alla s'asseoir en face de Consuelo, Et le vieux Christian la fit mettre à sa gauche, à la place qu'occupait autrefois Amélie, et qu'elle avait toujours occupée depuis. Mais, au lieu du chapelain qui était en possession de la gauche de Consuelo, la chanoinesse invita le prétendu frère à se mettre entre eux; de sorte que les épigrammes amères d'Anzoleto purent arriver à voix basse à l'oreille de la jeune fille, et que ses irrévérentes saillies purent scandaliser comme il le souhaitait le vieux prêtre, qu'il avait déjà entrepris.
Le plan d'Anzoleto était bien simple. Il voulait se rendre odieux et insupportable à ceux de la famille qu'il pressentait hostiles au mariage projeté, afin de leur donner par son mauvais ton, son air familier, et ses paroles déplacées, la plus mauvaise idée de l'entourage et de la parenté de Consuelo. «Nous verrons, se disait-il, s'ils avaleront le frère que je vais leur servir.»
Anzoleto, chanteur incomplet et tragédien médiocre, avait les instincts d'un bon comique. Il avait déjà bien assez vu le monde pour savoir prendre par imitation les manières élégantes et le langage agréable de la bonne compagnie; mais ce rôle n'eût servi qu'à réconcilier la chanoinesse avec la basse extraction de la fiancée, et il prit le genre opposé avec d'autant plus de facilité qu'il lui était plus naturel. S'étant bien assuré que Wenceslawa, en dépit de son obstination à ne parler que l'allemand, la langue de la cour et des sujets bien pensants, ne perdait pas un mot de ce qu'il disait en italien, il se mit à babiller à tort et à travers, à fêter le bon vin de Hongrie, dont il ne craignait pas les effets, aguerri qu'il était de longue main contre les boissons les plus capiteuses, mais dont il feignit de ressentir les chaleureuses influences pour se donner l'air d'un ivrogne invétéré.
Son projet réussit à merveille. Le comte Christian, après avoir ri d'abord avec indulgence de ses bouffonnes saillies, ne sourit bientôt plus qu'avec effort, et eut besoin de toute son urbanité seigneuriale, de toute son affection paternelle, pour ne pas remettre à sa place le déplaisant futur beau-frère de son noble fils. Le chapelain, indigné, bondit plusieurs fois sur sa chaise, et murmura en allemand des exclamations qui ressemblaient à des exorcismes. Sa réfection en fut horriblement troublée, et de sa vie il ne digéra plus tristement. La chanoinesse écouta toutes les impertinences de son hôte avec un mépris contenu et une assez maligne satisfaction. A chaque nouvelle sottise, elle levait les yeux vers son frère, comme pour le prendre à témoin; et le bon Christian baissait la tête, en s'efforçant de distraire, par une réflexion assez maladroite, l'attention des auditeurs. Alors la chanoinesse regardait Albert; mais Albert était impassible. Il ne paraissait ni voir ni entendre son incommode et joyeux convive.
La plus cruellement oppressée de toutes ces personnes était sans contredit la pauvre Consuelo. D'abord elle crut qu'Anzoleto avait contracté, dans une vie de débauche, ces manières échevelées, et ce tour d'esprit cynique qu'elle ne lui connaissait pas; car il n'avait jamais été ainsi devant elle. Elle en fut si révoltée et si consternée qu'elle faillit quitter la table. Mais lorsqu'elle s'aperçut que c'était une ruse de guerre, elle retrouva le sang-froid qui convenait à son innocence et à sa dignité. Elle ne s'était pas immiscée dans les secrets et dans les affections de cette famille, pour conquérir par l'intrigue le rang qu'on lui offrait. Ce rang n'avait pas flatté un instant son ambition, et elle se sentait bien forte de sa conscience contre les secrètes inculpations de la chanoinesse. Elle savait, elle voyait bien que l'amour d'Albert et la confiance de son père étaient au-dessus d'une si misérable épreuve. Le mépris que lui inspirait Anzoleto, lâche et méchant dans sa vengeance, la rendait plus forte encore. Ses yeux rencontrèrent une seule fois ceux d'Albert, et ils se comprirent. Consuelo disait: Oui, et Albert répondait: Malgré tout!
«Ce n'est pas fait! dit tout bas à Consuelo Anzoleto, qui avait surpris et commenté ce regard.
—Vous me faites beaucoup de bien, lui répondit Consuelo, et je vous remercie.»
Ils parlaient entre leurs dents ce dialecte rapide de Venise qui ne semble composé que de voyelles, et où l'ellipse est si fréquente que les Italiens de Rome et de Florence ont eux-mêmes quelque peine à le comprendre à la première audition.
«Je conçois que tu me détestes dans ce moment-ci, reprit Anzoleto, et que tu te crois sûre de me haïr toujours. Mais tu ne m'échapperas pas pour cela.
—Vous vous êtes dévoilé trop tôt, dit Consuelo.
—Mais non trop tard, reprit Anzoleto.—Allons, padre mio benedetto, dit-il en s'adressant au chapelain, et en lui poussant le coude de manière à lui faire verser sur son rabat la moitié du vin qu'il portait à ses lèvres, buvez donc plus courageusement ce bon vin qui fait autant de bien au corps et à l'âme que celui de la sainte messe!—Seigneur comte, dit-il au vieux Christian en lui tendant son verre, vous tenez là en réserve, du côté de votre coeur, un flacon de cristal jaune qui reluit comme le soleil. Je suis sûr que si j'avalais seulement une goutte du nectar qu'il contient, je serais changé en demi-dieu.
—Prenez garde, mon enfant, dit enfin le comte en posant sa main maigre chargée de bagues sur le col tailladé du flacon: le vin des vieillards ferme quelquefois la bouche aux jeunes gens.
—Tu enrages à en être jolie comme un lutin, dit Anzoleto en bon et clair italien à Consuelo, de manière à être entendu de tout le monde. Tu me rappelles la Diavolessa de Galuppi, que tu as si bien jouée à Venise l'an dernier.—Ah ça, seigneur comte, prétendez-vous garder bien longtemps ici ma soeur dans votre cage dorée, doublée de soie? C'est un oiseau chanteur, je vous en avertis, et l'oiseau qu'on prive de sa voix perd bientôt ses plumes. Elle est fort heureuse ici; je le conçois; mais ce bon public qu'elle a frappé de vertige la redemande à grands cris là-bas. Et quant à moi, vous me donneriez votre nom, votre château; tout le vin de votre cave; et votre respectable chapelain par-dessus le marché, que je ne voudrais pas renoncer à mes quinquets, à mon cothurne, et à mes roulades.
—Vous êtes donc comédien aussi, vous? dit la chanoinesse avec un dédain sec et froid.
—Comédien, baladin pour vous servir, illustrissima, répondit Anzoleto sans se déconcerter.
—A-t-il du talent? demanda le vieux Christian à Consuelo avec une tranquillité pleine de douceur et de bienveillance.
—Aucun, répondit Consuelo en regardant son adversaire d'un air de pitié.
—Si cela est, tu t'accuses toi-même, dit Anzoleto; car je suis ton élève. J'espère pourtant, continua-t-il en vénitien, que j'en aurai assez pour brouiller tes cartes.
—C'est à vous seul que vous ferez du mal, reprit Consuelo dans le même dialecte. Les mauvaises intentions souillent le coeur, et le vôtre perdra plus à tout cela que vous ne pouvez me faire perdre dans celui des autres.
—Je suis bien aise de voir que tu acceptes le défi. A l'oeuvre donc, ma belle guerrière! Vous avez beau baisser la visière de votre casque, je vois le dépit et la crainte briller dans vos yeux.
—Hélas! vous n'y pouvez lire qu'un profond chagrin à cause de vous. Je croyais pouvoir oublier que je vous dois du mépris, et vous prenez à tâche de me le rappeler.
—Le mépris et l'amour vont souvent fort bien ensemble.
—Dans les âmes viles.
—Dans les âmes les plus fières; cela s'est vu et se verra toujours.»
Tout le dîner alla ainsi. Quand on passa au salon, la chanoinesse, qui paraissait déterminée à se divertir de l'insolence d'Anzoleto, pria celui-ci de lui chanter quelque chose. Il ne se fit pas prier; et, après avoir promené vigoureusement ses doigts nerveux sur le vieux clavecin gémissant, il entonna une des chansons énergiques dont il réchauffait les petits soupers de Zustiniani. Les paroles étaient lestes. La chanoinesse ne les entendit pas, et s'amusa de la verve avec laquelle il les débitait. Le comte Christian ne put s'empêcher d'être frappé de la belle voix et De la prodigieuse facilité du chanteur. Il s'abandonna avec naïveté au plaisir de l'entendre; et quand le premier air fut fini, il lui en demanda un second. Albert, assis auprès de Consuelo, paraissait absolument sourd, et ne disait mot. Anzoleto s'imagina qu'il avait du dépit, et qu'il se sentait enfin primé en quelque chose. Il oublia que son dessein était de faire fuir les auditeurs avec ses gravelures musicales; et, voyant d'ailleurs que, soit innocence de ses hôtes, soit ignorance du dialecte, c'était peine perdue, il se livra du besoin d'être admiré, en chantant pour le plaisir de chanter; et puis il voulut faire voir à Consuelo qu'il avait fait des progrès. Il avait gagné effectivement dans l'ordre de puissance qui lui était assigné. Sa voix avait perdu déjà peut-être sa première fraîcheur, l'orgie en avait effacé le velouté de la jeunesse; mais il était devenu plus maître de ses effets, et plus habile dans l'art de vaincre les difficultés vers lesquelles son goût et son instinct le portaient toujours. Il chanta bien, et reçut beaucoup d'éloges du comte Christian, de la chanoinesse, et même du chapelain, qui aimait beaucoup les traits, et qui croyait la manière de Consuelo trop simple et trop naturelle pour être savante.
«Vous disiez qu'il n'avait pas de talent, dit le comte à cette dernière; vous êtes trop sévère ou trop modeste pour votre élève. Il en a beaucoup, et je reconnais enfin en lui quelque chose de vous.»
Le bon Christian voulait effacer par ce petit triomphe d'Anzoleto l'humiliation que sa manière d'être avait causée à sa prétendue soeur. Il insista donc beaucoup sur le mérite du chanteur, et celui-ci, qui aimait trop à briller pour ne pas être déjà fatigué de son vilain rôle, se remit au clavecin après avoir remarqué que le comte Albert devenait de plus en plus pensif. La chanoinesse, qui s'endormait un peu aux longs morceaux de musique, demanda une autre chanson vénitienne; et cette fois Anzoleto en choisit une qui était d'un meilleur goût. Il savait que les airs populaires étaient ce qu'il chantait le mieux. Consuelo n'avait pas elle-même l'accentuation piquante du dialecte aussi naturelle et aussi caractérisée que lui, enfant des lagunes, et chanteur mime par excellence.
Il contrefaisait avec tant de grâce et de charme, tantôt la manière rude et franche des pêcheurs de l'Istrie, tantôt le laisser-aller spirituel et nonchalant des gondoliers de Venise, qu'il était impossible de ne pas le regarder et l'écouter avec un vif intérêt. Sa belle figure, mobile et pénétrante, prenait tantôt l'expression grave et fière, tantôt l'enjouement caressant et moqueur des uns et des autres. Le mauvais goût coquet de sa toilette, qui sentait son vénitien d'une lieue, ajoutait encore à l'illusion, et servait à ses avantages personnels, au lieu de leur nuire en cette occasion. Consuelo, d'abord froide, fut bientôt forcée de jouer l'indifférence et la préoccupation. L'émotion la gagnait de plus en plus. Elle revoyait tout Venise dans Anzoleto, et dans cette Venise tout l'Anzoleto des anciens jours, avec sa gaieté, son innocent amour, et sa fierté enfantine. Ses yeux se remplissaient de larmes, et les traits enjoués qui faisaient rire les autres pénétraient son coeur d'un attendrissement profond.
Après les chansons, le comte Christian demanda des cantiques.
«Oh! pour cela, dit Anzoleto, je sais tous ceux qu'on chante à Venise; mais ils sont à deux voix, et si ma soeur, qui les sait aussi, ne veut pas les chanter avec moi, je ne pourrai satisfaire vos seigneuries.»
On pria aussitôt Consuelo de chanter. Elle s'en défendit longtemps, quoiqu'elle en éprouvât une vive tentation. Enfin, cédant aux instances de ce bon Christian, qui s'évertuait à la réconcilier avec son frère en se montrant tout réconcilié lui-même, elle s'assit auprès d'Anzoleto, et commença en tremblant un de ces longs cantiques à deux parties, divisés en strophes de trois vers, que l'on entend à Venise, dans les temps de dévotion, durant des nuits entières, autour de toutes les madones des carrefours. Leur rhythme est plutôt animé que triste; mais, dans la monotonie de leur refrain et dans la poésie de leurs paroles, empreintes d'une piété un peu païenne, il y a une mélancolie suave qui vous gagne peu à peu et finit par vous envahir.
Consuelo les chanta d'une voix douce et voilée, à l'imitation des femmes de Venise, et Anzoleto avec l'accent un peu rauque et guttural des jeunes gens du pays. Il improvisa en même temps sur le clavecin un accompagnement faible, continu, et frais, qui rappela à sa compagne le murmure de l'eau sur les dalles, et le souffle du vent dans les pampres. Elle se crut à Venise, au milieu d'une belle nuit d'été, seule au pied d'une de ces Chapelles en plein air qu'ombragent des berceaux de vignes, et qu'éclaire une lampe vacillante reflétée dans les eaux légèrement ridées du canal: Oh! quelle différence entre l'émotion sinistre et déchirante qu'elle avait éprouvée le matin en écoutant le violon d'Albert, au bord d'une autre onde immobile, noire, muette, et pleine de fantômes, et cette vision de Venise au beau ciel, aux douces mélodies, aux flots d'azur sillonnés de rapides flambeaux ou d'étoiles resplendissantes! Anzoleto lui rendait ce magnifique spectacle, où se concentrait pour elle l'idée de la vie et de la liberté; tandis que la caverne, les chants bizarres et farouches de l'antique Bohème, les ossements éclairés de torches lugubres et reflétés dans une onde pleine peut-être des mêmes reliques effrayantes; et au milieu de tout cela, la figure pâle et ardente de l'ascétique Albert, la pensée d'un monde inconnu, l'apparition d'une scène symbolique, et l'émotion douloureuse d'une fascination incompréhensible, c'en était trop pour l'âme paisible et simple de Consuelo. Pour entrer dans cette région des idées abstraites, il lui fallait faire un effort dont son imagination vive était capable, mais où son être se brisait, torturé par de mystérieuses souffrances et de fatigants prestiges. Son organisation méridionale, plus encore que son éducation, se refusait à cette initiation austère d'un amour mystique. Albert était pour elle le génie du Nord, profond, puissant, sublime parfois, mais toujours triste, comme le vent des nuits glacées et la voix souterraine des torrents d'hiver. C'était l'âme rêveuse et investigatrice qui interroge et symbolise toutes choses, les nuits d'orage, la course des météores, les harmonies sauvages de la forêt, et l'inscription effacée des antiques tombeaux. Anzoleto, c'était au contraire la vie méridionale, la matière embrasée et fécondée par le grand soleil, par la pleine lumière, ne tirant sa poésie que de l'intensité de sa végétation, et son orgueil que de la richesse de son principe organique. C'était la vie du sentiment avec l'âpreté aux jouissances, le sans-souci et le sans-lendemain intellectuel des artistes, une sorte d'ignorance ou d'indifférence de la notion du bien et du mal, le bonheur facile, le mépris ou l'impuissance de la réflexion; en un mot, l'ennemi et le contraire de l'idée.
Entre ces deux hommes, dont chacun était lié à un milieu antipathique à celui de l'autre, Consuelo était aussi peu vivante, aussi peu capable d'action et d'énergie qu'une âme séparée de son corps. Elle aimait le beau, elle avait soif d'un idéal. Albert le lui enseignait, et le lui offrait. Mais Albert, arrêté dans le développement de son génie par un principe maladif, avait trop donné à la vie de l'intelligence. Il connaissait si peu la nécessité de la vie réelle, qu'il avait souvent perdu la faculté de sentir sa propre existence. Il n'imaginait pas que les idées et les objets sinistres avec lesquels il s'était familiarisé pussent, sous l'influence de l'amour et de la vertu, inspirer d'autres sentiments à sa fiancée que l'enthousiasme de la foi et l'attendrissement du bonheur. Il n'avait pas prévu, il n'avait pas compris qu'il l'entraînait dans une atmosphère où elle mourrait, comme une plante des tropiques dans le crépuscule polaire. Enfin il ne comprenait pas l'espèce de violence qu'elle eût été forcée de faire subir à son être pour s'identifier au sien.
Anzoleto, tout au contraire, blessant l'âme et révoltant l'intelligence de Consuelo par tous les points, portait du moins dans sa vaste poitrine, épanouie au souffle des vents généreux du midi, tout l'air vital dont la Fleur des Espagnes, comme il l'appelait jadis, avait besoin pour se ranimer. Elle retrouvait en lui toute une vie de contemplation animale, ignorante et délicieuse; tout un monde de mélodies naturelles, claires et faciles; tout un passé de calme, d'insouciance, de mouvement physique, d'innocence sans travail, d'honnêteté sans efforts, de piété sans réflexion. C'était presque une existence d'oiseau. Mais n'y a-t-il pas beaucoup de l'oiseau dans l'artiste, et ne faut-il pas aussi que l'homme boive un peu à cette coupe de la vie commune à tous les êtres pour être complet et mener à bien le trésor de son intelligence?
Consuelo chantait d’une voix toujours plus douce et plus touchante, en s'abandonnant par de vagues instincts aux distinctions que je viens de faire à sa place, trop longuement sans doute. Qu'on me le pardonne! Sans cela comprendrait-on par quelle fatale mobilité de sentiment cette jeune fille si sage et si sincère, qui haïssait avec raison le perfide Anzoleto un quart d'heure auparavant, s'oublia au point d'écouter sa voix, d'effleurer sa chevelure, et de respirer son souffle avec une sorte de délice? Le salon était trop vaste pour être jamais fort éclairé, on le sait déjà; le jour baissait d'ailleurs. Le pupitre du clavecin, sur lequel Anzoleto avait laissé un grand cahier ouvert, cachait leurs têtes aux Personnes assises à quelque distance; et leurs têtes se rapprochaient l'une de l'autre de plus en plus. Anzoleto, n'accompagnant plus que d'une main, avait passé son autre bras autour du corps flexible de son amie, et l'attirait insensiblement contre le sien. Six mois d'indignation et de douleur s'étaient effacés comme un rêve de l'esprit de la jeune fille. Elle se croyait à Venise; elle priait la Madone de bénir son amour pour le beau fiancé que lui avait donné sa mère, et qui priait avec elle, main contre main, coeur contre coeur. Albert était sorti sans qu'elle s'en aperçût, et l'air était plus léger, le crépuscule plus doux autour d'elle. Tout à coup elle sentit à la fin d'une strophe les lèvres ardentes de son Premier fiancé sur les siennes. Elle retint un cri; et, se penchant sur le clavier, elle fondit en larmes.
En ce moment le comte Albert rentra, entendit ses sanglots, et vit la Joie insultante d'Anzoleto. Le chant interrompu par l'émotion de la jeune artiste n'étonna pas autant les autres témoins de cette scène rapide. Personne n'avait vu le baiser; et chacun concevait que le souvenir de son enfance et l'amour de son art lui eussent arraché des pleurs. Le comte Christian s'affligeait un peu de cette sensibilité, qui annonçait tant d'attachement et de regrets pour des choses dont il demandait le sacrifice. La chanoinesse et le chapelain s'en réjouissaient, espérant que ce sacrifice ne pourrait s'accomplir. Albert ne s'était pas encore demandé si la comtesse de Rudolstadt pouvait redevenir artiste ou cesser de l'être. Il eût tout accepté, tout permis, tout exigé même, pour qu'elle fût heureuse et libre dans la retraite, dans le monde ou au théâtre, à son choix. Son absence de préjugés et d'égoïsme allait jusqu'à l'imprévoyance des cas les plus simples. Il ne lui vint donc pas à l'esprit que Consuelo pût songer à s'imposer des sacrifices pour lui qui n'en voulait aucun. Mais en ne voyant pas ce premier fait, il vit au delà, comme il voyait toujours; il pénétra au coeur de l'arbre, et mit la main sur le ver rongeur. Le véritable titre d'Anzoleto auprès de Consuelo, le véritable but qu'il poursuivait, et le véritable sentiment qu'il inspirait, lui furent révélés en un instant. Il regarda attentivement cet homme qui lui était antipathique, et sur lequel jusque là il n'avait pas voulu jeter les yeux parce qu'il ne voulait pas haïr le frère de Consuelo. Il vit en lui un amant audacieux, acharné, et dangereux. Le noble Albert ne songea pas à lui-même; ni le soupçon ni la jalousie n'entrèrent dans son coeur. Le danger était tout pour Consuelo; car, d'un coup d'œil profond et lucide, cet homme, dont le regard vague et la vue délicate ne supportaient pas le soleil et ne discernaient ni les couleurs ni les formes, lisait au fond de l'âme et pénétrait, par la puissance mystérieuse de la divination, dans les plus secrètes pensées des méchants et des fourbes. Je n'expliquerai pas d'une manière naturelle ce don étrange qu'il possédait parfois. Certaines facultés (non approfondies et non définies par la science) restèrent chez lui incompréhensibles pour ses proches, comme elles le sont pour l'historien qui vous les raconte, et qui, à l'égard de ces sortes de choses, n'est pas plus avancé, après cent ans écoulés, que ne le sont les grands esprits de son siècle, Albert, en voyant à nu l'âme égoïste et vaine de son rival, ne se dit pas: Voilà mon ennemi; mais il se dit: Voilà l'ennemi de Consuelo. Et, sans rien faire paraître de sa découverte, il se promit de veiller sur elle, et de la préserver.
LXI.
Aussitôt que Consuelo vit un instant favorable, elle sortit du salon, et alla dans le jardin. Le soleil était couché, et les premières étoiles brillaient sereines et blanches dans un ciel encore rose vers l'occident, déjà noir à l'est. La jeune artiste cherchait à respirer le calme dans cet air pur et frais des premières soirées d'automne. Son sein était oppressé d'une langueur voluptueuse; et cependant elle en éprouvait des remords, et appelait au secours de sa volonté toutes les forces de son âme. Elle eût pu se dire: «Ne puis-je donc savoir si j'aime ou si je hais?» Elle tremblait, comme si elle eût senti son courage l'abandonner dans la crise la plus dangereuse de sa vie; et, pour la première fois, elle ne retrouvait pas en elle cette droiture de premier mouvement, cette sainte confiance dans ses intentions, qui l'avaient toujours soutenue dans ses épreuves. Elle avait quitté le salon pour se dérober à la fascination qu'Anzoleto exerçait sur elle, et elle avait éprouvé en même temps comme un vague désir d'être suivie par lui. Les feuilles commençaient à tomber. Lorsque le bord de son vêtement les faisait crier derrière elle, elle s'imaginait entendre des pas sur les siens, et, prête à fuir, n'osant se retourner, elle restait enchaînée à sa place par une puissance magique.
Quelqu'un la suivait, en effet, mais sans oser et sans vouloir se montrer: c'était Albert. Étranger à toutes ces petites dissimulations qu'on appelle les convenances, et se sentant par la grandeur de son amour au-dessus de toute mauvaise honte, il était sorti un instant après elle, résolu de la protéger à son insu, et d'empêcher son séducteur de la rejoindre. Anzoleto avait remarqué cet empressement naïf, sans en être fort alarmé. Il avait trop bien vu le trouble de Consuelo, pour ne pas regarder sa victoire comme assurée; et, grâce à la fatuité que de faciles succès avaient développée en lui, il était résolu à ne plus brusquer les choses, à ne plus irriter son amante, et à ne plus effaroucher la famille. «Il n'est plus nécessaire de tant me presser, se disait-il. La colère pourrait lui donner des forces. Un air de douleur et d'abattement lui fera perdre le reste de courroux qu'elle a contre moi. Son esprit est fier, attaquons ses sens. Elle est sans doute moins austère qu'à Venise; elle s'est civilisée ici. Qu'importe que mon rival soit heureux un jour de plus? Demain elle est à moi; cette nuit peut-être! Nous verrons bien. Ne la poussons pas par la peur à quelque résolution désespérée. Elle ne m'a pas trahi auprès d'eux. Soit pitié, soit crainte, elle ne dément pas mon rôle de frère; et les grands parents, malgré toutes mes sottises, paraissent résolus à me supporter pour l'amour d'elle. Changeons donc de tactique. J'ai été plus vite que je n'espérais. Je puis bien faire halte.»
Le comte Christian, la chanoinesse et le chapelain furent donc fort surpris de lui voir prendre tout d'un coup de très-bonnes manières, un ton modeste, et un maintien doux et prévenant. Il eut l'adresse de se plaindre tout bas au chapelain d'un grand mal de tête, et d'ajouter qu'étant fort sobre d'habitude, le vin de Hongrie, dont il ne s'était pas méfié au dîner, lui avait porté au cerveau. Au bout d'un instant, cet aveu fut communiqué en allemand à la chanoinesse et au comte, qui accepta cette espèce de justification avec un charitable empressement. Wenceslawa fut d'abord moins indulgente; mais les soins que le comédien se donna pour lui plaire, l'éloge respectueux qu'il sut faire, à propos, des avantages de la noblesse, l'admiration qu'il montra pour l'ordre établi dans le château, désarmèrent promptement cette âme bienveillante et incapable de rancune. Elle l'écouta d'abord par désoeuvrement, et finit par causer avec lui avec intérêt, et par convenir avec son frère que c'était un excellent et charmant jeune homme. Lorsque Consuelo revint de sa promenade, une heure s'était écoulée, pendant laquelle Anzoleto n'avait pas perdu son temps. Il avait si bien regagné les bonnes grâces de la famille, qu'il était sûr de pouvoir rester autant de jours au château qu'il lui en faudrait pour arriver à ses fins. Il ne comprit pas ce que le vieux comte disait à Consuelo en allemand; mais il devina, aux regards tournés vers lui, et à l'air de surprise et d'embarras de la jeune fille, que Christian venait de faire de lui le plus complet éloge, en la grondant un peu de ne pas marquer plus d'intérêt à un frère aussi aimable.
«Allons, signora, dit la chanoinesse, qui, malgré son dépit contre la Porporina, ne pouvait s'empêcher de lui vouloir du bien, et qui, de plus, croyait accomplir un acte de religion; vous avez boudé votre frère à dîner, et il est vrai de dire qu'il le méritait bien dans ce moment-là. Mais il est meilleur qu'il ne nous avait paru d'abord. Il vous aime tendrement, et vient de nous parler de vous à plusieurs reprises avec toute sorte d'affection, même de respect. Ne soyez pas plus sévère que nous. Je suis sûre que s'il se souvient de s'être grisé à dîner, il en est tout chagrin, surtout à cause de vous. Parlez-lui donc, et ne battez pas froid à celui qui vous tient de si près par le sang. Pour mon compte, quoique mon frère le baron d’Albert, qui était fort taquin dans sa jeunesse, m'ait fâchée bien souvent, je n'ai jamais pu rester une heure brouillée avec lui.»
Consuelo, n'osant confirmer ni détruire l'erreur de la bonne dame, resta comme atterrée à cette nouvelle attaque d'Anzoleto, dont elle comprenait bien la puissance et l'habileté.
«Vous n'entendez pas ce que dit ma soeur? dit Christian au jeune homme; je vais vous le traduire en deux mots. Elle reproche à Consuelo de faire trop la petite maman avec vous; et je suis sûr que Consuelo meurt d'envie de faire la paix. Embrassez-vous donc, mes enfants. Allons, vous, jeune homme, faites le premier pas; et si vous avez eu autrefois envers elle quelques torts dont vous vous repentiez, dites-le-lui afin qu'elle vous le pardonne.»
Anzoleto ne se le fit pas dire deux fois; et, saisissant la main tremblante de Consuelo, qui n'osait la lui retirer:
«Oui, dit-il, j'ai eu de grands torts envers elle, et je m'en repens si amèrement, que tous mes efforts pour m'étourdir à ce sujet ne servent qu'à briser mon cœur de plus en plus. Elle le sait bien; et si elle n'avait pas une âme de fer, orgueilleuse comme la force, et impitoyable comme la vertu, elle aurait compris que mes remords m'ont bien assez puni. Ma soeur, pardonne-moi donc, et rends-moi ton amour; ou bien je vais partir aussitôt, et promener mon désespoir, mon isolement et mon ennui par toute la terre. Étranger partout, sans appui, sans conseil, sans affection, je ne pourrai plus croire à Dieu, et mon égarement retombera sur ta tête.»
Cette homélie attendrit vivement le comte, et arracha des larmes à la bonne chanoinesse.
«Vous l'entendez, Porporina, s'écria-t-elle; ce qu'il vous dit est très-beau et très-vrai. Monsieur le chapelain, vous devez, au nom de la religion, ordonner à la signora de se réconcilier avec son frère.»
Le chapelain allait s'en mêler. Anzoleto n'attendit pas le sermon, et, saisissant Consuelo dans ses bras, malgré sa résistance et son effroi, il l'embrassa passionnément à la barbe du chapelain et à la grande édification de l'assistance. Consuelo, épouvantée d'une tromperie si impudente, ne put s'y associer plus longtemps.
«Arrêtez! dit-elle, monsieur le comte, écoutez-moi!…»
Elle allait tout révéler, lorsque Albert parut. Aussitôt l'idée de Zdenko revint glacer de crainte l'âme prête à s'épancher. L'implacable Protecteur de Consuelo pouvait vouloir la débarrasser, sans bruit et sans délibération, de l'ennemi contre lequel elle allait l'invoquer. Elle pâlit, regarda Anzoleto d'un air de reproche douloureux, et la parole expira sur ses lèvres.
A sept heures sonnantes, on se remit à table pour souper. Si l'idée de ces fréquents repas est faite pour ôter l'appétit à mes délicates lectrices, je leur dirai que la mode de ne point manger n'était pas en vigueur dans ce temps-là et dans ce pays-là. Je crois l'avoir déjà dit: on mangeait lentement, copieusement, et souvent, à Riesenburg. La moitié de la journée se passait presque à table; et j'avoue que Consuelo, habituée dès son enfance, et pour cause, à vivre tout un jour avec quelques cuillerées de riz cuit à l'eau, trouvait ces homériques repas mortellement longs. Pour la première fois, elle ne sut point si celui-ci dura une heure, un instant ou un siècle. Elle ne vivait pas plus qu'Albert lorsqu'il était seul au fond de sa grotte. Il lui semblait qu'elle était ivre, tant la honte d'elle-même, l'amour et la terreur, agitaient tout son être. Elle ne mangea point, n'entendit et ne vit rien autour d'elle. Consternée comme quelqu'un qui se sent rouler dans un précipice, et qui voit se briser une à une les faibles branches qu'il voulait saisir pour arrêter sa chute, elle regardait le fond de l'abîme, et le vertige bourdonnait dans son cerveau. Anzoleto était près d'elle; il effleurait son vêtement, il pressait avec des mouvements convulsifs son coude contre son coude, son pied contre son pied. Dans son empressement à la servir, il rencontrait ses mains, et les retenait dans les siennes pendant une seconde; mais cette rapide et brûlante pression résumait tout un siècle de volupté. Il lui disait à la dérobée de ces mots qui étouffent, il lui lançait de ces regards qui dévorent. Il profitait d'un instant fugitif comme l'éclair pour échanger son verre avec le sien, et pour toucher de ses lèvres le cristal que ses lèvres avaient touché. Et il savait être tout de feu pour elle, tout de marbre aux yeux des autres. Il se tenait à merveille, parlait convenablement, était plein d'égards attentifs pour la chanoinesse, traitait le chapelain avec respect, lui offrait les meilleurs morceaux des viandes qu'il se chargeait de découper avec la dextérité et la grâce d'un convive habitué à la bonne chère. Il avait remarqué que le saint homme était gourmand, que sa timidité lui imposait à cet égard de fréquentes privations; et celui-ci se trouva si bien de ses préférences, qu'il souhaita voir le nouvel écuyer-tranchant passer le reste de ses jours au château des Géants.
On remarqua qu'Anzoleto ne buvait que de l'eau; et lorsque le chapelain, par échange de bons procédés, lui offrit du vin, il répondit assez haut pour être entendu:
«Mille grâces! on ne m'y prendra plus. Votre beau vin est un perfide avec lequel je cherchais à m'étourdir tantôt. Maintenant, je n'ai plus de chagrins, et je reviens à l'eau, ma boisson habituelle et ma loyale amie.»
On prolongea la veillée un peu plus que de coutume. Anzoleto chanta encore; et cette fois il chanta pour Consuelo. Il choisit les airs favoris de ses vieux auteurs, qu'elle lui avait appris elle-même; et il les dit avec tout le soin, avec toute la pureté de goût et de délicatesse d'intention qu'elle avait coutume d'exiger de lui. C'était lui rappeler encore les plus chers et les plus purs souvenirs de son amour et de son art.
Au moment où l'on allait se séparer, il prit un instant favorable pour lui dire tout bas:
«Je sais où est ta chambre; on m'en a donné une dans la même galerie. A minuit, je serai à genoux à ta porte, j'y resterai prosterné jusqu'au jour. Ne refuse pas de m'entendre un instant. Je ne veux pas reconquérir ton amour, je ne le mérite pas. Je sais que tu ne peux plus m'aimer, qu'un autre est heureux, et qu'il faut que je parte. Je partirai la mort dans l'âme, et le reste de ma vie est dévoué aux furies! Mais ne me chasse pas sans m'avoir dit un mot de pitié, un mot d'adieu. Si tu n'y consens pas, je partirai dès la pointe du jour, et ce sera fait de moi pour jamais!
—Ne dites pas cela, Anzoleto. Nous devons nous quitter ici, nous dire un éternel adieu. Je vous pardonne, et je vous souhaite….
—Un bon voyage! reprit-il avec ironie; puis, reprenant aussitôt son ton hypocrite: Tu es impitoyable, Consuelo. Tu veux que je sois perdu, qu'il ne reste pas en moi un bon sentiment, un bon souvenir. Que crains-tu? Ne t'ai-je pas prouvé mille fois mon respect et la pureté de mon amour? Quand on aime éperdument, n'est-on pas esclave, et ne sais-tu pas qu'un mot de toi me dompte et m'enchaîne? Au nom du ciel, si tu n'es pas la maîtresse de cet homme que tu vas épouser, s'il n'est pas le maître de ton appartement et le compagnon inévitable de toutes tes nuits…
—Il ne l'est pas, il ne le fut jamais,» dit Consuelo avec l'accent de la fière innocence.
Elle eût mieux fait de réprimer ce mouvement d'un orgueil bien fondé, mais trop sincère en cette occasion. Anzoleto n'était pas poltron; mais il aimait la vie, et s'il eût cru trouver dans la chambre de Consuelo un gardien déterminé, il fût resté fort paisiblement dans la sienne. L'accent de vérité qui accompagna la réponse de la jeune fille l'enhardit tout à fait.
«En ce cas, dit-il, je ne compromets pas ton avenir. Je serai si prudent, si adroit, je marcherai si légèrement, je te parlerai si bas, que ta réputation ne sera pas ternie. D'ailleurs, ne suis-je pas ton frère? Devant partir à l'aube du jour, qu'y aurait-il d'extraordinaire à ce que j'aille te dire adieu?
—Non! non! ne venez pas! dit Consuelo épouvantée. L'appartement du comte Albert n'est pas éloigné; peut-être a-t-il tout deviné… Anzoleto, si vous vous exposez… je ne réponds pas de votre vie. Je vous parle sérieusement, et mon sang se glace dans mes veines!»
Anzoleto sentit en effet sa main, qu'il avait prise dans la sienne, devenir plus froide que le marbre.
«Si tu discutes, si tu parlementes à ta porte, tu exposes mes jours, dit-il en souriant; mais si ta porte est ouverte, si nos baisers sont muets, nous ne risquons rien. Rappelle-toi que nous avons passé des nuits ensemble sans éveiller un seul des nombreux voisins de la Corte-Minelli. Quant à moi, s'il n'y a pas d'autre obstacle que la jalousie du comte, et pas d'autre danger que la mort….»
Consuelo vit en cet instant le regard du comte Albert, ordinairement si vague, redevenir clair et profond en s'attachant sur Anzoleto. Il ne pouvait entendre; mais il semblait qu'il entendit avec les yeux. Elle retira sa main de celle d'Anzoleto, en lui disant d'une voix étouffée:
«Ah! si tu m'aimes, ne brave pas cet homme terrible!
—Est-ce pour toi que tu crains dit Anzoleto rapidement.
—Non, mais pour tout ce qui m'approche et me menace.
—Et pour tout ce qui t'adore, sans doute? Eh bien, soit. Mourir à tes yeux, mourir à tes pieds; oh! je ne demande que cela. J'y serai à minuit; résiste, et tu ne feras que hâter ma perte.
—Vous partez demain, et vous ne prenez congé de personne? dit Consuelo en voyant qu'il saluait le comte et la chanoinesse sans leur parler de son départ.
—Non, dit-il; ils me retiendraient, et, malgré moi, voyant tout conspirer pour prolonger mon agonie, je céderais. Tu leur feras mes excuses et mes adieux. Les ordres sont donnés à mon guide pour que mes chevaux soient prêts à quatre heures du matin.»
Cette dernière assertion était plus que vraie. Les regards singuliers d'Albert depuis quelques heures n'avaient pas échappé à Anzoleto. Il était résolu à tout oser; mais il se tenait prêt pour la fuite en cas d'événement. Ses chevaux étaient déjà sellés dans l'écurie, et son guide avait reçu l'ordre de ne pas se coucher.
Rentrée dans sa chambre, Consuelo fut saisie d'une véritable épouvante. Elle ne voulait point recevoir Anzoleto, et en même temps elle craignait qu'il fût empêché de venir la trouver. Toujours ce sentiment double, faux, insurmontable, tourmentait sa pensée, et mettait son coeur aux prises avec sa conscience. Jamais elle ne s'était sentie si malheureuse, si exposée, si seule sur la terre. «O mon maître Porpora, où êtes-vous? s'écriait-elle. Vous seul pourriez me sauver; vous seul connaissez mon mal et les périls auxquels je suis livrée. Vous seul êtes rude, sévère, et méfiant, comme devrait l'être un ami et un père, pour me retirer de cet abîme où je tombe!… Mais n'ai-je pas des amis autour de moi? N'ai-je pas un père dans le comte Christian? La chanoinesse ne serait-elle pas une mère pour moi, si j'avais le courage de braver ses préjugés et de lui ouvrir mon coeur? Et Albert n'est-il pas mon soutien, mon frère, mon époux, si je consens à dire un mot! Oh! oui, c'est lui qui doit être mon sauveur; et je le crains! et je le repousse!… Il faut que j'aille les trouver tous les trois, ajoutait-elle en se levant et en marchant avec agitation dans sa chambre. Il faut que je m'engage avec eux, que je m'enchaîne à leurs bras protecteurs, que je m'abrite sous les ailes de ces anges gardiens. Le repos, la dignité, l'honneur, résident avec eux; l'abjection et le désespoir m'attendent auprès d'Anzoleto. Oh! oui! il faut que j'aille leur faire la confession de cette affreuse journée, que je leur dise ce qui se passe en moi, afin qu'ils me préservent et me défendent de moi-même. Il faut que je me lie à eux par un serment, que je dise ce oui terrible qui mettra une invincible barrière entre moi et mon fléau! J'y vais!…»
Et, au lieu d'y aller, elle retombait épuisée sur sa chaise, et pleurait avec déchirement son repos perdu, sa force brisée.
«Mais quoi! disait-elle, j'irai leur faire un nouveau mensonge! j'irai leur offrir une fille égarée, une épouse adultère! car je le suis par le coeur, et la bouche qui jurerait une immuable fidélité au plus sincère des hommes est encore toute brûlante du baiser d'un autre; et mon coeur tressaille d'un plaisir impur rien que d'y songer! Ah! mon amour même pour l'indigne Anzoleto est changé comme lui. Ce n'est plus cette affection tranquille et sainte avec laquelle je dormais heureuse sous les ailes que ma mère étendait sur moi du haut des cieux. C'est un entraînement lâche et impétueux comme l'être qui l'inspire. Il n'y a plus rien de grand ni de vrai dans mon âme. Je me mens à moi-même depuis ce matin, comme je mens aux autres. Comment ne leur mentirais-je pas désormais à toutes les heures de ma vie? Présent ou absent, Anzoleto sera toujours devant mes yeux; la seule pensée de le quitter demain me remplit de douleur, et dans le sein d'un autre je ne rêverais que de lui. Que faire, que devenir?»
L'heure s'avançait avec une affreuse rapidité, avec une affreuse lenteur. «Je le verrai, se disait-elle. Je lui dirai que je le hais, que je le méprise, que je ne veux jamais le revoir. Mais non, je mens encore; car je ne le lui dirai pas; ou bien, si j'ai ce courage, je me rétracterai un instant après. Je ne puis plus même être sûre de ma chasteté; il n'y croit plus, il ne me respectera pas. Et moi, je ne crois plus à moi-même, je ne crois plus à rien. Je succomberai par peur encore plus que par faiblesse. Oh! plutôt mourir que de descendre ainsi dans ma propre estime, et de donner ce triomphe à la ruse et au libertinage d'autrui, sur les instincts sacrés et les nobles desseins que Dieu avait mis en moi!»
Elle se mit à sa fenêtre, et eut véritablement l'idée de se précipiter, pour échapper par la mort à l'infamie dont elle se croyait déjà souillée. En luttant contre cette sombre tentation, elle songea aux moyens de salut qui lui restaient. Matériellement parlant, elle n'en manquait pas, mais tous lui semblaient entraîner d'autres dangers. Elle avait commencé par verrouiller la porte par laquelle Anzoleto pouvait venir. Mais elle ne connaissait encore qu'à demi cet homme froid et personnel, et, ayant vu des preuves de son courage physique, elle ne savait pas qu'il était tout à fait dépourvu du courage moral qui fait affronter la mort pour satisfaire la passion. Elle pensait qu'il oserait venir jusque là, qu'il insisterait pour être écouté, qu'il ferait quelque bruit; et elle savait qu'il ne fallait qu'un souffle pour attirer Albert. Il y avait auprès de sa chambre un cabinet avec un escalier dérobé, comme dans presque tous les appartements du château; mais cet escalier donnait à l'étage inférieur, tout auprès de la chanoinesse. C'était le seul refuge qu'elle pût chercher contre l'audace imprudente d'Anzoleto; et, pour se faire ouvrir, il fallait tout confesser, même d'avance, afin de ne pas donner lieu à un scandale, que la bonne Wenceslawa, dans sa frayeur, pourrait bien prolonger. Il y avait encore le jardin; mais si Anzoleto, qui paraissait avoir exploré tout le château avec soin, s'y rendait de son côté, c'était courir à sa perte.
En rêvant ainsi, elle vit de la fenêtre de son cabinet, qui donnait sur une cour de derrière, de la lumière auprès des écuries. Elle examina un homme qui rentrait et sortait de ces écuries sans éveiller les autres serviteurs, et qui paraissait faire des apprêts de départ. Elle reconnut à son costume le guide d'Anzoleto, qui arrangeait ses chevaux conformément à ses instructions. Elle vit aussi de la lumière chez le gardien du pont-levis, et pensa avec raison qu'il avait été averti par le guide d'un départ dont l'heure n'était pas encore fixée. En observant ces détails, et en se livrant à mille conjectures, à mille projets, Consuelo conçut un dessein assez étrange et fort téméraire. Mais comme il lui offrait un terme moyen entre les deux extrêmes qu'elle redoutait, et lui ouvrait en même temps une nouvelle perspective sur les événements de sa vie, il lui parut une véritable inspiration du ciel. Elle n'avait pas de temps à employer pour en examiner les moyens et les suites. Les uns lui parurent se présenter par l'effet d'un hasard providentiel; les autres lui semblèrent pouvoir être détournés. Elle se mit à écrire ce qui suit, fort à la hâte, comme on peut croire, car l'horloge, du château venait de sonner onze heures:
«Albert, je suis forcée de partir. Je vous chéris de toute mon âme, vous le savez. Mais il y a dans mon. être des contradictions, des souffrances, et des révoltes que je ne puis expliquer ni à vous ni à moi-même. Si je vous voyais en ce moment, je vous dirais que je me fie à vous, que je vous abandonne le soin de mon avenir, que je consens à être votre femme. Je vous dirais peut-être que je le veux. Et pourtant je vous tromperais, ou je ferais un serment téméraire; car mon coeur n'est pas assez purifié de l'ancien amour, pour vous appartenir dès à présent, sans effroi, et pour mériter le vôtre sans remords. Je fuis; je vais à Vienne, rejoindre ou attendre le Porpora, qui doit y être ou y arriver dans peu de jours, comme sa lettre à votre père vous l'a annoncé dernièrement. Je vous jure que je vais chercher auprès de lui l'oubli et la haine du passé, et l'espoir d'un avenir dont vous êtes pour moi la pierre angulaire. Ne me suivez pas; je vous le défends, au nom de cet avenir que votre impatience compromettrait et détruirait peut-être. Attendez-moi, et tenez-moi le serment que vous m'avez fait de ne pas retourner sans moi à… Vous me comprenez! Comptez sur moi, je vous l'ordonne; car je m'en vais avec la sainte espérance de revenir ou de vous appeler bientôt. Dans ce moment je fais un rêve affreux. Il me semble que quand je serai seule avec moi-même, je me réveillerai digne de vous. Je ne veux point que mon frère me suive. Je vais le tromper, lui faire prendre une route opposée à celle que je prends moi-même. Sur tout ce que vous avez de plus cher au monde, ne contrariez en rien mon projet, et croyez-moi sincère. C'est à cela que je verrai si vous m'aimez véritablement, et si je puis sacrifier sans rougir ma pauvreté à votre richesse, mon obscurité à votre rang, mon ignorance à la science de votre esprit. Adieu! mais non: au revoir, Albert. Pour vous prouver que je ne m'en vais pas irrévocablement, je vous charge de rendre votre digne et chère tante favorable à notre union, et de me conserver les bontés de votre père, le meilleur, le plus respectable des hommes! Dites-lui la vérité sur tout ceci. Je vous écrirai de Vienne.»
L'espérance de convaincre et de calmer par une telle lettre un homme aussi épris qu'Albert était téméraire sans doute, mais non déraisonnable. Consuelo sentait revenir, pendant qu'elle lui écrivait, l'énergie de sa volonté et la loyauté de son caractère. Tout ce qu'elle lui écrivait, elle le pensait. Tout ce qu'elle annonçait, elle allait le faire. Elle croyait à la pénétration puissante et presque à la seconde vue d'Albert; elle n'eût pas espéré de le tromper; elle était sûre qu'il croirait en elle, et que, son caractère donné, il lui obéirait ponctuellement. En ce moment, elle jugea les choses, et Albert lui-même, d'aussi haut que lui.
Après avoir plié sa lettre sans la cacheter, elle jeta sur ses épaules son manteau de voyage, enveloppa sa tête dans un voile noir très-épais, mit de fortes chaussures, prit sur elle le peu d'argent qu'elle possédait, fit un mince paquet de linge, et, descendant sur la pointe du pied avec d'incroyables précautions, elle traversa les étages inférieurs, parvint à l'appartement du comte Christian, se glissa jusqu'à son oratoire, où elle savait qu'il entrait régulièrement à six heures du matin. Elle déposa la lettre sur le coussin où il mettait son livre avant de s'agenouiller par terre. Puis, descendant jusqu'à la cour, sans éveiller personne, elle marcha droit aux écuries.
Le guide, qui n'était pas trop rassuré de se voir seul en pleine nuit dans un grand château où tout le monde dormait comme les pierres, eut d'abord peur de cette femme noire qui s'avançait sur lui comme un fantôme. Il recula jusqu'au fond de son écurie, n'osant ni crier ni l'interroger: c'est ce que voulait Consuelo. Dès qu'elle se vit hors de la portée des regards et de la voix (elle savait d'ailleurs que ni des fenêtres d'Albert ni de celles d'Anzoleto on n'avait vue sur cette cour), elle dit au guide:
«Je suis la soeur du jeune homme que tu as amené ici ce matin. Il m'enlève. C'est convenu avec lui depuis un instant, mets vite une selle de femme sur son cheval: il y en a ici plusieurs. Suis-moi à Tusta sans dire un seul mot, sans faire un seul pas qui puisse apprendre aux gens du château que je me sauve. Tu seras payé double. Tu as l'air étonné? Allons, dépêche! A peine serons-nous rendus à la ville, qu'il faudra que tu reviennes ici avec les mêmes chevaux pour chercher mon frère.»
Le guide secoua la tête.
«Tu seras payé triple.»
Le guide fit un signe de consentement.
«Et tu le ramèneras bride abattue à Tusta, où je vous attendrai.»
Le guide hocha encore la tête.
«Tu auras quatre fois autant à la dernière course qu'à la première.»
Le guide obéit. En un instant le cheval que devait monter Consuelo fut préparé en selle de femme.
«Ce n'est pas tout, dit Consuelo en sautant dessus avant même qu'il fût bridé entièrement; donne-moi ton chapeau, et jette ton manteau par-dessus le mien. C'est pour un instant.
—J'entends, dit l'autre, c'est pour tromper le portier; c'est facile! Oh! ce n'est pas la première fois que j'enlève une demoiselle! Votre amoureux paiera bien, je pense, quoique vous soyez sa soeur, ajouta-t-il d'un air narquois.
—Tu seras bien payé par moi la première. Tais-toi. Es-tu prêt?
—Je suis à cheval.
—Passe le premier, et fais baisser le pont.»
Ils le franchirent au pas, firent un détour pour ne point passer sous les murs du château, et au bout d'un quart d'heure gagnèrent la grande route sablée. Consuelo n'avait jamais monté à cheval de sa vie. Heureusement, celui-là, quoique vigoureux, était d'un bon caractère. Son maître l'animait en faisant claquer sa langue, et il prit un galop ferme et soutenu, qui, à travers bois et bruyères, conduisit l'amazone à son but au bout de deux heures.
Consuelo lui retint la bride et sauta à terse à l'entrée de la ville.
«Je ne veux pas qu'on me voie ici, dit-elle au guide en lui mettant dans la main le prix convenu pour elle et pour Anzoleto. Je vais traverser la ville à pied, et j'y prendrai chez des gens que je connais une voiture qui me conduira sur la route de Prague. J'irai vite, pour m'éloigner le plus possible, avant le jour, du pays où ma figure est connue; au jour, je m'arrêterai, et j'attendrai mon frère.
—Mais en quel endroit?
—Je ne puis le savoir. Mais dis-lui que ce sera à un relais de poste.
Qu'il ne fasse pas de questions avant dix lieues d'ici. Alors il demandera
partout madame Wolf; c'est le premier nom venu; ne l'oublie pas pourtant.
Il n'y a qu'une route pour Prague?
—Qu'une seule jusqu'à …
—C'est bon. Arrête-toi dans le faubourg pour faire rafraîchir tes chevaux. Tâche qu'on ne voie pas la selle de femme; jette ton manteau dessus; ne réponds à aucune question, et repars. Attends! encore un mot: dis à mon frère de ne pas hésiter, de ne pas tarder, de s'esquiver sans être vu. Il y a danger de mort pour lui au château.