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Consuelo, Tome 3 (1861)

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LXXXIV.

Caffariello, en entrant, salua fort peu tout le monde, mais alla baiser tendrement et respectueusement la main de Wilhelmine: après quoi, il accosta son directeur Holzbaüer avec un air d'affabilité protectrice, et secoua la main de son maître Porpora avec une familiarité insouciante. Partagé entre l'indignation que lui causaient ses manières et la nécessité de le ménager (car en demandant un opéra de lui au théâtre, et en se chargeant du premier rôle, Caffariello pouvait rétablir les affaires du maestro), le Porpora se mit à le complimenter et à le questionner sur les triomphes qu'il venait d'avoir en France, d'un ton de persiflage trop fin pour que sa fatuité ne prît pas le change.

«La France?, répondit Caffariello; ne me parlez pas de la France! c'est le pays de la petite musique, des petits musiciens, des petits amateurs, et des petits grands seigneurs. Imaginez un faquin comme Louis XV, qui me fait remettre par un de ses premiers gentilshommes, après m'avoir entendu dans une demi-douzaine de concerts spirituels, devinez quoi? une mauvaise tabatière!

—Mais en or, et garnie de diamants de prix, sans doute? dit le Porpora en tirant avec ostentation la sienne qui n'était qu'en bois de figuier.

—Eh! sans doute, reprit le soprano; mais voyez l'impertinence! point de portrait! A moi, une simple tabatière, comme si j'avais besoin d'une boîte pour priser! Fi! quelle bourgeoisie royale! J'en ai été indigné.

—Et j'espère, dit le Porpora en remplissant de tabac son nez malin, que tu auras donné une bonne leçon à ce petit roi-là?

—Je n'y ai pas manqué, par le corps de Dieu! Monsieur, ai-je dit au premier gentilhomme en ouvrant un tiroir sous ses yeux éblouis; voilà trente tabatières, dont la plus chétive vaut trente fois celle que vous m'offrez; et vous voyez, en outre, que les autres souverains n'ont pas dédaigné de m'honorer de leurs miniatures. Dites cela au roi votre maître, Caffariello n'est pas à court de tabatières, Dieu merci!

—Par le sang de Bacchus! voilà un roi qui a dû être bien penaud! reprit le Porpora.

—Attendez! ce n'est pas tout! Le gentilhomme a eu l'insolence de me répondre qu'en fait d'étrangers Sa Majesté ne donnait son portrait qu'aux ambassadeurs!

—Oui-da! le paltoquet! Et qu'as tu répondu?

—Écoutez bien, Monsieur, ai-je dit; apprenez qu'avec tous les ambassadeurs du monde on ne ferait pas un Caffariello!

—Belle et bonne réponse! Ah! que je reconnais bien là mon Caffariello! et tu n'as pas accepté sa tabatière?

—Non, pardieu! répondit Caffariello en tirant de sa poche par préoccupation, une tabatière d'or enrichie de brillants.

—Ce ne serait pas celle-ci, par hasard? dit le Porpora en regardant la boîte d'un air indifférent. Mais, dis-moi, as-tu vu là notre jeune princesse de Saxe? Celle à qui j'ai mis pour la première fois les doigts sur le clavecin, à Dresde, alors que la reine de Pologne, sa mère, m'honorait de sa protection? C'était une aimable petite princesse!

—Marie-Joséphine?

—Oui, la grande dauphine de France.

—Si je l'ai vue? dans l'intimité! C'est une bien bonne personne. Ah! la bonne femme! Sur mon honneur, nous sommes les meilleurs amis du monde. Tiens! c'est elle qui m'a donné cela!»

Et il montra un énorme diamant qu'il avait au doigt.

«Mais on dit aussi qu'elle a ri aux éclats de ta réponse au roi sur son présent.

—Sans doute, elle a trouvé que j'avais fort bien répondu, et que le roi son beau-père avait agi avec moi comme un cuistre.

—Elle t'a dit cela, vraiment?

—Elle me l'a fait entendre, et m'a remis un passe-port qu'elle avait fait signer par le roi lui-même.»

Tous ceux qui écoutaient ce dialogue se détournèrent pour rire sous cape. Le Buononcini, en parlant des forfanteries de Caffariello en France, Avait raconté, une heure auparavant, que la dauphine, en lui remettant ce passe-port, illustré de la griffe du maître, lui avait fait remarquer qu'il n'était valable que pour dix jours, ce qui équivalait clairement à un ordre de sortir du royaume dans le plus court délai.

Caffariello, craignant peut-être qu'on ne l'interrogeât sur cette circonstance, changea de conversation.

«Eh bien, maestro! dit-il au Porpora, as-tu fait beaucoup d'élèves à Venise, dans ces derniers temps? En as-tu produit quelques-uns qui te donnent de l'espérance?

—Ne m'en parle pas! répondit le Porpora. Depuis toi, le ciel a été avare, et mon école stérile. Quand Dieu eut fait l'homme, il se reposa. Depuis que le Porpora a fait le Caffariello, il se croise les bras et s'ennuie.

—Bon maître! reprit Caffariello charmé du compliment, qu'il prit tout à fait en bonne part, tu as trop d'indulgence pour moi. Mais tu avais pourtant quelques élèves qui promettaient, quand je t'ai vu à la Scuola dei Mendicanti? Tu y avais déjà formé la petite Corilla qui était goûtée du public; une belle créature, par ma foi!

—Une belle créature, rien de plus.

—Rien de plus, en vérité? demanda M. Holzbaüer, qui avait l'oreille au guet.

—Rien de plus, vous dis-je, répliqua le Porpora d'un ton d'autorité.

—Cela est bon à savoir, dit Holzbaüer en lui parlant à l'oreille. Elle est arrivée ici hier soir, assez malade à ce qu'on m'a dit: et pourtant, dès ce matin, j'ai reçu des propositions de sa part pour entrer au théâtre de la cour.

—Ce n'est pas ce qu'il vous faut, reprit le Porpora. Votre femme chante… dix fois mieux qu'elle!» Il avait failli dire moins mal, mais il sut se retourner à temps.

«Je vous remercie de votre avis, répondit le directeur.

—Eh quoi! pas d'autre élève que la grosse Corilla? reprit Caffariello.
Venise est à sec? J'ai envie d'y aller le printemps prochain avec la Tesi.

—Pourquoi non?

—Mais la Tesi est entichée de Dresde. Ne trouverai-je donc pas un chat pour miauler à Venise? Je ne suis pas bien difficile, moi, et le public ne l'est pas, quand il a un primo-uomo de ma qualité pour enlever tout l'opéra. Une jolie voix, docile et intelligente, me suffirait pour les duos. Ah! à propos, maître! qu'as-tu fait d'une petite moricaude que je t'ai vue?

—J'ai enseigné beaucoup de moricaudes.

—Oh! celle-là avait une voix prodigieuse, et je me souviens que je t'ai dit en l'écoutant: Voilà une petite laideron qui ira loin! Je me suis même amusé à lui chanter quelque chose. Pauvre petite! elle en a pleuré d'admiration.

—Ah! ah! dit Porpora en regardant Consuelo, qui devint rouge comme le nez du maestro.

—Comment diable s'appelait-elle? reprit Caffariello. Un nom bizarre… Allons, tu dois t'en souvenir, maestro; elle était laide comme tous les diables.

—C'était moi,» répondit Consuelo, qui surmonta avec franchise et bonhomie son embarras, pour venir saluer gaiement et respectueusement Caffariello.

Caffariello ne se déconcerta pas pour si peu.

«Vous? lui dit-il lestement en lui prenant la main. Vous mentez; car vous êtes une fort belle fille, et celle dont je parle…

—Oh! c'était bien moi! reprit Consuelo. Regardez-moi bien! Vous devez me reconnaître. C'est bien la même Consuelo!

—Consuelo! oui, c'était son diable de nom. Mais je ne vous reconnais pas du tout; et j'ai bien peur qu'on ne vous ait changée. Mon enfant, si, en acquérant de la beauté, vous avez perdu la voix et le talent que vous annonciez, vous auriez mieux fait de rester laide.

—Je veux que tu l'entendes!» dit le Porpora qui brûlait du désir de produire son élève devant Holzbaüer.

Et il poussa Consuelo au clavecin, un peu malgré elle; car il y avait longtemps qu'elle n'avait affronté un auditoire savant, et elle ne s'était nullement préparée à chanter ce soir-là.

«Vous me mystifiez, disait Caffariello. Ce n'est pas la même que j'ai vue à Venise.

—Tu vas en juger, répondait le Porpora.

—En vérité, maître, c'est une cruauté de me faire chanter, quand j'ai encore cinquante lieues de poussière dans le gosier, dit Consuelo timidement.

—C'est égal, chante, répondit le maestro.

—N'ayez pas peur de moi, mon enfant, dit Caffariello; je sais l'indulgence qu'il faut avoir, et, pour vous ôter la peur, je vais chanter avec vous, si vous voulez.

—A cette condition-là, j'obéirai, répondit-elle, et le bonheur que j'aurai de vous entendre m'empêchera de penser à moi-même.

—Que pouvons-nous chanter ensemble? dit Caffariello au Porpora. Choisis un duo, toi.

—Choisis toi-même, répondit-il. Il n'y a rien qu'elle ne puisse chanter avec toi.

—Eh bien donc, quelque chose de ta façon, je veux te faire plaisir aujourd'hui, maestro; et d'ailleurs je sais que la signora Wilhelmine a ici toute ta musique, reliée et dorée avec un luxe oriental.

—Oui, grommela Porpora entre ses dents, mes oeuvres sont plus richement habillées que moi.»

Caffariello prit les cahiers, feuilleta, et choisit un duo de l'Eumène, opéra que le maestro avait écrit à Rome pour Farinelli. Il chanta le premier solo avec cette grandeur, cette perfection, cette maestria, qui faisaient oublier en un instant tous ses ridicules pour ne laisser de place qu'à l'admiration et à l'enthousiasme. Consuelo se sentit ranimée et vivifiée de toute la puissance de cet homme extraordinaire, et chanta, à son tour, le solo de femme, mieux peut-être qu'elle n'avait chanté de sa vie. Caffariello n'attendit pas qu'elle eût fini pour l'interrompre par des explosions d'applaudissements.

«Ah! cara! s'écria-t-il à plusieurs reprises: c'est à présent que je te reconnais. C'est bien l'enfant merveilleux que j'avais remarqué à Venise: mais à présent figlia mia, tu es un prodige (un portento), c'est Caffariello qui te le déclare.»

La Wilhelmine fut un peu surprise, un peu décontenancée, de retrouver Consuelo plus puissante qu'à Venise. Malgré le plaisir d'avoir les débuts d'un tel talent dans son salon à Vienne, elle ne se vit pas, sans un peu d'effroi et de chagrin, réduite à ne plus oser chanter à ses habitués, après une telle virtuose, Elle fit pourtant grand bruit de son admiration. Holzbaüer, toujours souriant dans sa cravate, mais craignant de ne pas Trouver dans sa caisse assez d'argent pour payer un si grand talent, garda, au milieu de ses louanges, une réserve diplomatique; le Buononcini déclara que Consuelo surpassait encore madame Hasse et madame Cuzzoni. L'ambassadeur entra dans de tels transports, que la Wilhelmine en fut effrayée, surtout quand elle le vit ôter de son doigt un gros saphir pour le passer à celui de Consuelo, qui n'osait ni l'accepter ni le refuser. Le duo fut redemandé avec fureur; mais la porte s'ouvrit, et le laquais Annonça avec une respectueuse solennité M. le comte de Hoditz: tout le monde se leva par ce mouvement de respect instinctif que l'on porte, non au plus illustre, non au plus digne, mais au plus riche.

«Il faut que j'aie bien du malheur, pensa Consuelo, pour rencontrer ici d'emblée, et sans avoir eu le temps de parlementer, deux personnes qui m'ont vue en voyage avec Joseph, et qui ont pris sans doute une fausse idée de mes moeurs et de mes relations avec lui. N'importe, bon et honnête Joseph, au prix de toutes les calomnies que notre amitié pourra susciter, je ne la désavouerai jamais dans mon coeur ni dans mes paroles.»

Le comte Hoditz, tout chamarré d'or et de broderies, s'avança vers Wilhelmine, et, à la manière dont on baisait la main de cette femme entretenue, Consuelo comprit la différence qu'on faisait entre une telle maîtresse de maison et les fières patriciennes qu'elle avait vues à Venise. On était plus galant, plus aimable et plus gai auprès de Wilhelmine; mais on parlait plus vite, on marchait moins légèrement, on croisait les jambes plus haut, on mettait le dos à la cheminée: enfin on était un autre homme que dans le monde officiel. On paraissait se plaire davantage à ce sans-gêne; mais il y avait au fond quelque chose de blessant et de méprisant que Consuelo sentit tout de suite, quoique ce quelque chose, masqué par l'habitude du grand monde et les égards qu'on devait à l'ambassadeur, fût quasi imperceptible.

Le comte Hoditz était, entre tous, remarquable par cette fine nuance de laisser-aller qui, loin de choquer Wilhelmine, lui semblait un hommage de plus. Consuelo n'en souffrait que pour cette pauvre personne dont la gloriole satisfaite lui paraissait misérable. Quant à elle-même, elle n'en était pas offensée; Zingarella, elle ne prétendait à rien, et, n'exigeant pas seulement un regard, elle ne se souciait guère d'être saluée deux ou trois lignes plus haut ou plus bas. «Je viens ici faire mon métier de chanteuse, se disait-elle, et, pourvu que l'on m'approuve quand j'ai fini, je ne demande qu'à me tenir inaperçue dans un coin; mais cette femme, qui mêle sa vanité à son amour (si tant est qu'elle mêle un peu d'amour à toute cette vanité), combien elle rougirait si elle voyait le dédain et l'ironie cachés sous des manières si galantes et si complimenteuses!»

On la fit chanter encore; on la porta aux nues, et elle partagea littéralement avec Caffariello les honneurs de la soirée. A chaque instant elle s'attendait à se voir abordée par le comte Hoditz, et à soutenir le feu de quelque malicieux éloge. Mais, chose étrange! le comte Hoditz ne s'approcha pas du clavecin, vers lequel elle affectait de se tenir tournée pour qu'il ne vît pas ses traits, et lorsqu'il se fut enquis de son nom et de son âge, il ne parut pas avoir jamais entendu parler d'elle. Le fait est qu'il n'avait pas reçu le billet imprudent que, dans son audace voyageuse, Consuelo lui avait adressé par la femme du déserteur. Il avait, en outre, la vue fort basse; et comme ce n'était pas alors la mode de lorgner en plein salon, il distinguait très-vaguement la pâle figure de la cantatrice. On s'étonnera peut-être que, mélomane comme il se piquait d'être, il n'eût pas la curiosité de voir de plus près une virtuose si remarquable. Il faut qu'on se souvienne que le seigneur morave n'aimait que sa propre musique, sa propre méthode et ses propres chanteurs. Les grands talents ne lui inspiraient aucun intérêt et aucune sympathie; il aimait à rabaisser dans son estime leurs exigences et leurs prétentions: Et, lorsqu'on lui disait que la Faustina Bordoni gagnait à Londres cinquante mille francs par an, et Farinelli cent cinquante mille francs, il haussait les épaules et disait qu'il avait pour cinq cents francs de gages, à son théâtre de Roswald, en Moravie, des chanteurs formés par lui qui valaient bien Farinelli, Faustina, et M. Caffariello par-dessus le marché.

Les grands airs de ce dernier lui étaient particulièrement antipathiques et insupportables, par la raison que, dans sa sphère, M. le comte Hoditz avait les mêmes travers et les mêmes ridicules. Si les vantards déplaisent aux gens modestes et sages, c'est aux vantards surtout qu'ils inspirent le plus d'aversion et de dégoût. Tout vaniteux déteste son pareil, et raille en lui le vice qu'il porte en lui-même. Pendant qu'on écoutait le chant de Caffariello, personne ne songeait à la fortune et au dilettantisme du comte Hoditz. Pendant que Caffariello débitait ses hâbleries, le comte Hoditz ne pouvait trouver place pour les siennes; enfin ils se gênaient l'un l'autre. Aucun salon n'était assez vaste, aucun auditoire assez attentif, pour contenir et contenter deux hommes dévorés d'une telle approbativité (style phrénologique de nos jours).

Une troisième raison empêcha le comte Hoditz d'aller regarder et reconnaître son Bertoni de Passaw: c'est qu'il ne l'avait presque pas regardé à Passaw, et qu'il eût eu bien de la peine à le reconnaître ainsi transformé. Il avait vu une petite fille assez bien faite, comme on disait alors pour exprimer une personne passable; il avait entendu une jolie voix fraîche et facile; il avait pressenti une intelligence assez éducable; il n'avait senti et deviné rien de plus, et il ne lui fallait rien de plus pour son théâtre de Roswald. Riche, il était habitué à acheter sans trop d'examen et sans débat parcimonieux tout ce qui se trouvait à sa convenance. Il avait voulu acheter le talent et la personne de Consuelo comme nous achetons un couteau à Châtellerault et de la verroterie à Venise. Le marché ne s'était pas conclu, et, comme il n'avait pas eu un instant d'amour pour elle, il n'avait pas eu un instant de regret. Le dépit avait bien un peu troublé la sérénité de son réveil à Passaw; mais les gens qui s'estiment beaucoup ne souffrent pas longtemps d'un échec de ce genre. Ils l'oublient vite; le monde n'est-il pas à eux, surtout quand ils sont riches? Une aventure manquée, cent de retrouvées! s'était dit le noble comte. Il chuchota avec la Wilhelmine durant le dernier morceau que chanta Consuelo, et, s'apercevant que le Porpora lui lançait des regards furieux, il sortit bientôt sans avoir trouvé aucun plaisir parmi ces musiciens pédants et mal appris.

LXXXV.

Le premier mouvement de Consuelo, en rentrant dans la chambre, fut d'écrire à Albert; mais elle s'aperçut bientôt que cela n'était pas aussi facile à faire qu'elle se l'était imaginé. Dans un premier brouillon, elle commençait à lui raconter tous les incidents de son voyage, lorsque la crainte lui vint de l'émouvoir trop violemment par la peinture des fatigues et des dangers qu'elle lui mettait sous les yeux. Elle se rappelait l'espèce de fureur délirante qui s'était emparée de lui lorsqu'elle lui avait raconté dans le souterrain les terreurs qu'elle venait d'affronter pour arriver jusqu'à lui. Elle déchira donc cette lettre, et, pensant qu'à une âme aussi profonde et à une organisation aussi impressionnable il fallait la manifestation d'une idée dominante et d'un sentiment unique, elle résolut de lui épargner tout le détail émouvant de la réalité, pour ne lui exprimer, en peu de mots, que l'affection promise et la fidélité jurée. Mais ce peu de mots ne pouvait être vague; s'il n'était pas complétement affirmatif, il ferait naître des angoisses et des craintes affreuses. Comment pouvait-elle affirmer qu'elle avait enfin reconnu en elle-même l'existence de cet amour absolu et de cette résolution inébranlable dont Albert avait besoin pour exister en l'attendant? La sincérité, l'honneur de Consuelo, ne pouvaient se plier à une demi-vérité. En interrogeant sévèrement son cœur et sa conscience, elle y trouvait bien la force et le calme de la victoire remportée sur Anzoleto. Elle y trouvait bien aussi, au point de vue de l'amour et de l'enthousiasme, la plus complète indifférence pour tout autre homme qu'Albert; mais cette sorte d'amour, mais cet enthousiasme sérieux qu'elle avait pour lui seul, c'était toujours le même sentiment qu'elle avait éprouvé auprès de lui. Il ne suffisait pas que le souvenir d'Anzoleto fût vaincu, que sa présence fût écartée, pour que le comte Albert devînt l'objet d'une passion violente dans le cœur de cette jeune fille. Il ne dépendait pas d'elle de se rappeler sans effroi la maladie mentale du pauvre Albert, la triste solennité du château des Géants, les répugnances aristocratiques de la chanoinesse, le meurtre de Zdenko, la grotte lugubre de Schreckenstein, enfin toute cette vie sombre et bizarre qu'elle avait comme rêvée en Bohême; car, après avoir humé le grand air du vagabondage sur les cimes du Boehmerwald, et en se retrouvant en pleine musique auprès du Porpora, Consuelo ne se représentait déjà plus la Bohême que comme un cauchemar. Quoiqu'elle eût résisté aux sauvages aphorismes artistiques du Porpora, elle se voyait retombée dans une existence si bien appropriée à son éducation, à ses facultés, et à ses habitudes d'esprit, qu'elle ne concevait plus la possibilité de se transformer en châtelaine de Riesenburg. Que pouvait-elle donc annoncer à Albert? que pouvait-elle lui promettre et lui affirmer de nouveau? N'était-elle pas dans les mêmes irrésolutions, dans le même effroi qu'à son départ du château? Si elle était venue se réfugier à Vienne plutôt qu'ailleurs, c'est qu'elle y était sous la protection de la seule autorité légitime qu'elle eût à reconnaître dans sa vie. Le Porpora était son bienfaiteur, son père, son appui et son maître dans l'acception la plus religieuse du mot. Près de lui, elle ne se sentait plus orpheline; et elle ne se reconnaissait plus le droit de disposer d'elle-même suivant la seule inspiration de son coeur ou de sa raison. Or, le Porpora blâmait, raillait, et repoussait avec énergie l'idée d'un mariage qu'il regardait comme le meurtre d'un génie, comme l'immolation d'une grande destinée à la fantaisie d'un dévouement romanesque. A Riesenburg aussi, il y avait un vieillard généreux, noble et tendre, qui s'offrait pour père à Consuelo; mais change-t-on de père suivant les besoins de sa situation? Et quand le Porpora disait non, Consuelo pouvait-elle accepter le oui du comte Christian? Cela ne se devait ni ne se pouvait, et il fallait attendre ce que prononcerait le Porpora lorsqu'il aurait mieux examiné les faits et les sentiments. Mais, en attendant cette confirmation ou cette transformation de son jugement, que dire au malheureux Albert pour lui faire prendre patience en lui laissant l'espoir? Avouer la première bourrasque de mécontentement du Porpora, c'était bouleverser toute la sécurité d'Albert; la lui cacher, c'était le tromper, et Consuelo ne voulait pas dissimuler avec lui. La vie de ce noble jeune homme eût-elle dépendu d'un mensonge, Consuelo n'eût pas fait ce mensonge. Il est des êtres qu'on respecte trop pour les tromper, même en les sauvant.

Elle recommença donc, et déchira vingt commencements de lettre, sans pouvoir se décider à en continuer une seule. De quelque façon qu'elle s'y prît, au troisième mot, elle tombait toujours dans une assertion téméraire ou dans une dubitation qui pouvait avoir de funestes effets. Elle se mit au lit, accablée de lassitude, de chagrin et d'anxiétés, et elle y souffrit longtemps du froid et de l'insomnie, sans pouvoir s'arrêter à aucune résolution, à aucune conception nette de son avenir et de sa destinée. Elle finit par s'endormir, et resta assez tard au lit pour que le Porpora, qui était fort matinal, fût déjà sorti pour ses courses. Elle trouva Haydn occupé, comme la veille, à brosser les habits et à ranger les meubles de son nouveau maître.

«Allons donc, belle dormeuse, s'écria-t-il en voyant enfin paraître son amie, je me meurs d'ennui, de tristesse, et de peur surtout, quand je ne vous vois pas, comme un ange gardien, entre ce terrible professeur et moi. Il me semble qu'il va toujours pénétrer mes intentions, déjouer le complot, et m'enfermer dans son vieux clavecin, pour m'y faire périr d'une suffocation harmonique. Il me fait dresser les cheveux sur la tête, ton Porpora; et je ne peux pas me persuader que ce ne soit pas un vieux diable italien, le Satan de ce pays-là étant reconnu beaucoup plus méchant et plus fin que le nôtre.

—Rassure-toi, ami, répondit Consuelo; notre maître n'est que malheureux; il n'est pas méchant. Commençons par mettre tous nos soins à lui donner un peu de bonheur, et nous le verrons s'adoucir et revenir à son vrai caractère. Dans mon enfance, je l'ai vu cordial et enjoué; on le citait pour la finesse et la gaîté de ses reparties: c'est qu'alors il avait des succès, des amis et de l'espérance. Si tu l'avais connu à l'époque où l'on chantait son Polifeme au théâtre de San-Mose, lorsqu'il me faisait entrer avec lui sur le théâtre, et me mettait dans la coulisse d'où je pouvais voir le dos des comparses et la tête du géant! Comme tout cela me semblait beau et terrible, de mon petit coin! Accroupie derrière un rocher de carton, ou grimpée sur une échelle à quinquets, je respirais à peine; et, malgré moi, je faisais, avec ma tête et mes petits bras, tous les gestes, tous les mouvements que je voyais faire aux acteurs. Et quand le maître était rappelé sur la scène et forcé, par les cris du parterre, à repasser sept fois devant le rideau, le long de la rampe, je me figurais que c'était un dieu: c'est qu'il était fier, il était beau d'orgueil et d'effusion de coeur, dans ces moments-là! Hélas! il n'est pas encore bien vieux, et le voilà si changé, si abattu! Voyons, Beppo, mettons-nous à l'oeuvre, pour qu'en rentrant il retrouve son pauvre logis un peu plus agréable qu'il ne l'a laissé. D'abord je vais faire l'inspection de ses nippes, afin de voir ce qui lui manque.

—Ce qui lui manque sera un peu long à compter, et ce qu'il a, très-court à voir, répondit Joseph; car je ne sache que ma garde-robe qui soit plus pauvre et en plus mauvais état.

—Eh bien, je m'occuperai aussi de remonter la tienne, car je suis ton débiteur, Joseph; tu m'as nourrie et vêtue tout le long du voyage. Songeons d'abord au Porpora. Ouvre-moi cette armoire. Quoi! un seul habit? celui qu'il avait hier soir chez l'ambassadeur?

—Hélas! oui! un habit marron à boutons d'acier taillés, et pas très-frais, encore! L'autre habit, qui est mûr et délabré à faire pitié, il l'a mis pour sortir; et quant à sa robe de chambre, je ne sais si elle a jamais existé; mais je la cherche en vain depuis une heure.»

Consuelo et Joseph s'étant mis à fureter partout, reconnurent que la robe de chambre du Porpora était une chimère de leur imagination, de même que son pardessus et son manchon. Compte fait des chemises, il n'y en avait que trois en haillons; les manchettes tombaient en ruines, et ainsi du reste.

«Joseph, dit Consuelo, voilà une belle bague qu'on m'a donnée hier soir en paiement de mes chansons; je ne veux pas la vendre, cela attirerait l'attention sur moi, et indisposerait peut-être contre ma cupidité les gens qui m'en ont gratifiée. Mais je puis la mettre en gage, et me faire prêter dessus l'argent qui nous est nécessaire. Keller est honnête et intelligent: il saura bien évaluer ce bijou, et connaîtra certainement quelque usurier qui, en le prenant en dépôt, m'avancera une bonne somme. Va vite et reviens.

—Ce sera bientôt fait, répondit Joseph. Il y a une espèce de bijoutier israélite dans la maison de Keller, et ce dernier étant pour ces sortes d'affaires secrètes le factotum de plus d'une belle dame, il vous fera compter de l'argent d'ici à une heure; mais je ne veux rien pour moi, entendez-vous, Consuelo! Vous-même, dont l'équipage a fait toute la route sur mon épaule, vous avez grand besoin de toilette, et vous serez forcée de paraître demain, ce soir peut-être, avec une robe un peu moins fripée que celle-ci.

—Nous réglerons nos comptes plus tard, et comme je l'entendrai, Beppo. N'ayant pas refusé tes services, j'ai le droit d'exiger que tu ne refuses pas les miens. Allons! cours chez Keller.»

Au bout d'une heure, en effet, Haydn revint avec Keller et mille cinq cents florins; Consuelo lui ayant expliqué ses intentions, Keller ressortit et ramena bientôt un tailleur de ses amis, habile et expéditif, qui, ayant pris la mesure de l'habit du Porpora et des autres pièces de son habillement, s'engagea à rapporter dans peu de jours deux autres habillements complets, une bonne robe de chambre ouatée, et même du linge et d'autres objets nécessaires à la toilette, qu'il se chargea de commander à des ouvrières recommandables.

«Maintenant dit Consuelo à Keller quand le tailleur fut parti, il me faut le plus grand secret sur tout ceci. Mon maître est aussi fier qu'il est pauvre, et certainement il jetterait mes pauvres dons par la fenêtre s'il soupçonnait seulement qu'ils viennent de moi.

—Comment ferez-vous donc, signora, observa Joseph, pour lui faire endosser ses habits neufs et abandonner les vieux sans qu'il s'en aperçoive?

—Oh! je le connais, et je vous réponds qu'il ne s'en apercevra pas.
Je sais comment il faut s'y prendre!

—Et maintenant, signora, reprit Joseph, qui, hors du tête-à-tête, avait le bon goût de parler très-cérémonieusement à son amie, pour ne pas donner une fausse opinion de la nature de leur amitié, ne penserez-vous pas aussi à vous-même? Vous n'avez presque rien apporté avec vous de la Bohême, et vos habits, d'ailleurs, ne sont pas à la mode de ce pays-ci.

—J'allais oublier cette importante affaire! Il faut que le bon monsieur
Keller soit mon conseil et mon guide.

—Oui-da! reprit Keller, je m'y entends, et si je ne vous fais pas confectionner une toilette du meilleur goût, dites que je suis un ignorant et un présomptueux.

—Je m'en remets à vous, bon Keller; seulement je vous avertis, en général, que j'ai l'humeur simple, et que les choses voyantes, les couleurs tranchées, ne conviennent ni à ma pâleur habituelle ni à mes goûts tranquilles.

—Vous me faites injure, signora, en présumant que j'aie besoin de cet avis. Ne sais-je pas, par état, les couleurs qu'il faut assortir aux physionomies, et ne vois-je pas dans la vôtre l'expression de votre naturel? Soyez tranquille, vous serez contente de moi, et bientôt vous pourrez paraître à la cour, si bon vous semble, sans cesser d'être modeste et simple comme vous voilà. Orner la personne, et non point la changer, tel est l'art du coiffeur et celui du costumier.

—Encore un mot à l'oreille, cher monsieur Keller, dit Consuelo en éloignant le perruquier de Joseph. Vous allez aussi faire habiller de neuf maître Haydn des pieds à la tête, et, avec le reste de l'argent, vous offrirez de ma part à votre fille une belle robe de soie pour le jour de ses noces avec lui. J'espère qu'elles ne tarderont pas; car si j'ai du succès ici, je pourrai être utile à notre ami et l'aider à se faire connaître. Il a du talent, beaucoup de talent, soyez-en certain.

—En a-t-il réellement, signora? Je suis heureux de ce que vous me dites; je m'en étais toujours douté. Que dis-je? j'en étais certain dès le premier jour où je l'ai remarqué, tout petit enfant de choeur, à la maîtrise.

—C'est un noble garçon, reprit Consuelo, et vous serez récompensé par sa reconnaissance et sa loyauté de ce que vous avez fait pour lui; car vous aussi, Keller, je le sais, vous êtes un digne homme et un noble coeur… Maintenant, dites-nous, ajouta-t-elle en se rapprochant de Joseph avec Keller, si vous avez fait déjà ce dont nous étions convenus à l'égard des protecteurs de Joseph. L'idée était venue de vous: l'avez-vous mise à exécution?

—Si je l'ai fait, signora! répondit Keller. Dire et faire sont tout un pour votre serviteur. En allant accommoder mes pratiques ce matin, j'ai averti d'abord monseigneur l'ambassadeur de Venise (je n'ai pas l'honneur de le coiffer en personne, mais je frise monsieur son secrétaire), ensuite M. l'abbé de Métastase, dont je fais la barbe tous les matins, et mademoiselle Marianne Martinez, sa pupille, dont la tête est également dans mes mains. Elle demeure, ainsi que lui, dans ma maison… c'est-à-dire que je demeure dans leur maison: n'importe! Enfin j'ai pénétré chez deux ou trois autres personnes qui connaissent également la figure de Joseph, et qu'il est exposé à rencontrer chez maître Porpora. Celles dont je n'avais pas la pratique, je les abordais sous un prétexte quelconque: «J'ai ouï dire que madame la baronne faisait chercher chez mes confrères de la véritable graisse d'ours pour les cheveux, et je m'empresse de lui en apporter que je garantis. Je l'offre gratis comme échantillon aux personnes du grand monde, et ne leur demande que leur clientèle pour cette fourniture si elles en sont satisfaites.» Ou bien: «Voici un livre d'église qui a été trouvé à Saint-Etienne, dimanche dernier; et comme je coiffe la cathédrale (c'est-à-dire la maîtrise de la cathédrale), j'ai été chargé de demander à Votre Excellence si ce livre ne lui appartient pas.» C'était un vieux bouquin de cuir doré et armorié, que j'avais pris dans le banc de quelque chanoine pour le présenter, sachant bien que personne ne le réclamerait. Enfin, quand j'avais réussi à me faire écouter un instant sous un prétexte ou sous un autre, je me mettais à babiller avec l'aisance et l'esprit que l'on tolère chez les gens de ma profession. Je disais, par exemple: «J'ai beaucoup entendu parler de Votre Seigneurie à un habile musicien de mes amis, Joseph Haydn; c'est ce qui m'a donné l'assurance de me présenter dans la respectable maison de Votre Seigneurie.—Comment, me disait-on, le petit Joseph? Un charmant talent, un jeune homme qui promet beaucoup.—Ah! vraiment, répondais-je alors tout content de venir au fait, Votre Seigneurie doit s'amuser de ce qui lui arrive de singulier et d'avantageux dans ce moment-ci.—Que lui arrive-t-il donc? Je l'ignore absolument.—Eh! il n'y a rien de plus comique et de plus intéressant à la fois.—Il s'est fait valet de chambre.—Comment, lui, valet? Fi, quelle dégradation! quel malheur pour un pareil talent! Il est donc bien misérable? Je veux le secourir.—Il ne s'agit pas de cela, Seigneurie, répondais-je; c'est l'amour de l'art qui lui a fait prendre cette singulière résolution. Il voulait à toute force avoir des leçons de l'illustre maître Porpora…—Ah! oui, je sais cela, et le Porpora refusait de l'entendre et de l'admettre. C'est un homme de génie bien quinteux et bien morose.—C'est un grand homme, un grand coeur, répondais-je conformément aux intentions de la signora Consuelo, qui ne veut pas que son maître soit raillé et blâmé dans tout ceci. Soyez sûr, ajoutais-je, qu'il reconnaîtra bientôt la grande capacité du petit Haydn, et qu'il lui donnera tous ses soins: mais, pour ne pas irriter sa mélancolie, et pour s'introduire auprès de lui sans l'effaroucher, Joseph n'a rien trouvé de plus ingénieux que d'entrer à son service comme valet, et de feindre la plus complète ignorance en musique.—L'idée est touchante, charmante, me répondait-on tout attendri; c'est l'héroïsme d'un véritable artiste; mais il faut qu'il se dépêche d'obtenir les bonnes grâces du Porpora avant qu'il soit reconnu et signalé à ce dernier comme un artiste déjà remarquable; car le jeune Haydn est déjà aimé et protégé de quelques personnes, lesquelles fréquentent précisément ce Porpora.—Ces personnes, disais-je alors d'un air insinuant, sont trop généreuses, trop grandes, pour ne pas garder à Joseph son petit secret tant qu'il sera nécessaire, et pour ne pas feindre un peu avec le Porpora afin de lui conserver sa confiance.—Oh! s'écriait-on alors, ce ne sera certainement pas moi qui trahirai le bon, l'habile musicien Joseph! vous pouvez lui en donner ma parole, et défense sera faite à mes gens de laisser échapper un mot imprudent aux oreilles du maestro.» Alors on me renvoyait avec un petit présent ou une commande de graisse d'ours, et, quant à monsieur le secrétaire d'ambassade, il s'est vivement intéressé à l'aventure et m'a promis d'en régaler monseigneur Corner à son déjeuner, afin que lui, qui aime Joseph particulièrement, se tienne tout le premier sur ses gardes vis-à-vis du Porpora. Voilà ma mission diplomatique remplie. Êtes-vous contente, signora?

—Si j'étais reine, je vous nommerais ambassadeur sur-le-champ, répondit Consuelo. Mais j'aperçois dans la rue le maître qui revient. Sauvez-vous, cher Keller, qu'il ne vous voie pas!

—Et pourquoi me sauverais-je, Signora! Je vais me mettre à vous coiffer, et vous serez censée avoir envoyé chercher le premier perruquier venu par votre valet Joseph.

—Il a plus d'esprit cent fois que nous, dit Consuelo à Joseph;» et elle abandonna sa noire chevelure aux mains légères de Keller, tandis que Joseph reprenait son plumeau et son tablier, et que le Porpora montait pesamment l'escalier en fredonnant une phrase de son futur opéra.

LXXXVI.

Comme il était naturellement fort distrait, le Porpora, en embrassant au front sa fille adoptive, ne remarqua pas seulement Keller qui la tenait par les cheveux, et se mit à chercher dans sa musique le fragment écrit de la phrase qui lui trottait par la cervelle. Ce fut en voyant ses papiers, ordinairement épars sur le clavecin dans un désordre incomparable, rangés en piles symétriques, qu'il sortit de sa préoccupation en s'écriant:

«Malheureux drôle! il s'est permis de toucher à mes manuscrits. Voilà bien les valets! Ils croient ranger quand ils entassent! J'avais bien besoin, ma foi, de prendre un valet! Voilà le commencement de mon supplice.

—Pardonnez-lui, maître, répondit Consuelo; votre musique était dans le chaos…

—Je me reconnaissais dans ce chaos! je pouvais me lever la nuit et prendre à tâtons dans l'obscurité n'importe quel passage de mon opéra; à présent je ne sais plus rien, je suis perdu; j'en ai pour un mois avant de me reconnaître.

—Non, maître, vous allez vous y retrouver tout de suite. C'est moi qui ai fait la faute d'ailleurs, et quoique les pages ne fussent pas numérotées, je crois avoir mis chaque feuillet à sa place. Regardez! je suis sûre que vous lirez plus aisément dans le cahier que j'en ai fait que dans toutes ces feuilles volantes qu'un coup de vent pouvait emporter par la fenêtre.

—Un coup de vent! prends-tu ma chambre pour les lagunes Fusine?

—Sinon un coup de vent, du moins un coup de plumeau, un coup de balai.

—Eh! qu'y avait-il besoin de balayer et d'épousseter ma chambre? Il y a quinze jours que je l'habite, et je n'ai permis à personne d'y entrer.

—Je m'en suis bien aperçu, pensa Joseph.

—Eh bien, maître, il faut que vous me permettiez de changer cette habitude. Il est malsain de dormir dans une chambre qui n'est pas aérée et nettoyée tous les jours. Je me chargerai de rétablir méthodiquement chaque jour le désordre que vous aimez, après que Beppo aura balayé et rangé.

—Beppo! Beppo! qu'est-ce que cela? Je ne connais pas Beppo.

—Beppo, c'est lui, dit Consuelo en montrant Joseph. Il avait un nom si dur à prononcer, que vous en auriez eu les oreilles déchirées à chaque instant. Je lui ai donné le premier nom vénitien qui m'est venu. Beppo est bien; c'est court; cela peut se chanter.

—Comme tu voudras! répondit le Porpora qui commençait à se radoucir en feuilletant son opéra, et en le retrouvant parfaitement réuni et cousu en un seul livre.

—Convenez, maître, dit Consuelo en le voyant sourire, que c'est plus commode ainsi.

—Ah! tu veux toujours avoir raison, toi, reprit le maestro; tu seras opiniâtre toute ta vie.

—Maître, avez-vous déjeuné? reprit Consuelo que Keller venait de rendre à la liberté.

—As-tu déjeuné toi-même, répondit Porpora avec un mélange d'impatience et de sollicitude.

—J'ai déjeuné. Et vous, maître?

—Et ce garçon, ce… Beppo, a-t-il mangé quelque chose?

—Il a déjeuné. Et vous, maître?

—Vous avez donc trouvé quelque chose ici? Je ne me souviens pas si j'avais quelques provisions.

—Nous avons très-bien déjeuné. Et vous, maître?

—Et vous, maître! et vous, maître! Va au diable avec les questions.
Qu'est-ce cela te fait?

—Maître, tu n'as pas déjeuné! reprit Consuelo, qui se permettait quelquefois de tutoyer le Porpora avec la familiarité vénitienne.

—Ah! je vois bien que le diable est entré dans ma maison. Elle ne me laissera pas tranquille! Allons, viens ici, et chante-moi cette phrase. Attention, je te prie.»

Consuelo s'approcha du clavecin et chanta la phrase, tandis que Keller, qui était un dilettante renforcé, restait à l'autre bout de la chambre, le peigne à la main et la bouche entr'ouverte. Le maestro, qui n'était pas content de sa phrase, se la fit répéter trente fois de suite, tantôt faisant appuyer sur certaines notes, tantôt sur certaines autres, cherchant la nuance qu'il rêvait avec une obstination que pouvaient seules égaler la patience et la soumission de Consuelo. Pendant ce temps, Joseph, sur un signe de cette dernière, avait été chercher le chocolat qu'elle avait préparé elle-même pendant les courses de Keller. Il l'apporta, et, devinant les intentions de son amie, il le posa doucement sur le pupitre sans éveiller l'attention du maître, qui, au bout d'un instant, le prit machinalement, le versa dans la tasse, et l'avala avec grand appétit. Une seconde tasse fut apportée et avalée de même avec renfort de pain et de beurre, et Consuelo, qui était un peu taquine, lui dit en le voyant manger avec plaisir: «Je le savais bien, maître, que tu n'avais pas déjeuné.

—C'est vrai! répondit-il sans humeur; je crois que je l'avais oublié; cela m'arrive souvent quand je compose, et je ne m'en aperçois que dans la journée, quand j'éprouve des tiraillements d'estomac et des spasmes.

—Et alors, tu bois de l'eau-de-vie, maître?

—Qui t'a dit cela, petite sotte?

—J'ai trouvé la bouteille.

—Eh bien, que t'importe? Ne vas-tu pas m'interdire l'eau-de-vie?

—Oui, je te l'interdirai! Tu étais sobre à Venise, et tu te portais bien.

—Cela, c'est la vérité, dit le Porpora avec tristesse. Il me semblait que tout allait au plus mal, et qu'ici tout irait mieux. Cependant tout va de mal en pis pour moi. La fortune, la santé, les idées… tout!» Et il pencha sa tête dans ses mains.

«Veux-tu que je te dise pourquoi tu as de la peine à travailler ici? reprit Consuelo qui voulait le distraire, par des choses de détail, de l'idée de découragement qui le dominait. C'est que tu n'as pas ton bon café à la vénitienne, qui donne tant de force et de gaieté. Tu veux t'exciter à la manière des Allemands, avec de la bière et des liqueurs; cela ne te va pas.

—Ah! c'est encore la vérité; mon bon café de Venise! c'était une source intarissable de bons mots et de grandes idées. C'était le génie, c'était l'esprit, qui coulaient dans mes veines avec une douce chaleur. Tout ce qu'on boit ici rend triste ou fou.

—Eh bien, maître, prends ton café!

—Ici? du café? je n'en veux pas. Cela fait trop d'embarras. Il faut du feu, une servante, une vaisselle qu'on lave, qu'on remue, qu'on casse avec un bruit discordant au milieu d'une combinaison harmonique! Non, pas de tout cela! Ma bouteille, par terre, entre mes jambes; c'est plus commode, c'est plus tôt fait.

—Cela se casse aussi. Je l'ai cassée ce matin, en voulant la mettre dans l'armoire.

—Tu m'as cassé ma bouteille! je ne sais à quoi tient, petite laide, que je ne te casse ma canne sur les épaules.

—Bah! il y a quinze ans que vous me dites cela, et vous ne m'avez pas encore donné une chiquenaude! Je n'ai pas peur du tout.

—Babillarde! chanteras-tu? me tireras-tu de cette phrase maudite? Je parie que tu ne la sais pas encore, tant tu es distraite ce matin.

—Vous allez voir si je ne la sais pas par coeur,» dit Consuelo en fermant le cahier brusquement.

Et elle la chanta comme elle la concevait, c'est-à-dire autrement que Le Porpora. Connaissant son humeur, bien qu'elle eût compris, dès le premier essai, qu'il s'était embrouillé dans son idée, et qu'à force de la travailler il en avait dénaturé le sentiment, elle n'avait pas voulu se permettre de lui donner un conseil. Il l'eût rejeté par esprit de contradiction: mais en lui chantant cette phrase à sa propre manière, tout en feignant de faire une erreur de mémoire, elle était bien sûre qu'il en serait frappé. A peine l'eut-il entendue, qu'il bondit sur sa chaise en frappant dans ses deux mains et en s'écriant:

«La voilà! la voilà! voilà ce que je voulais, et ce que je ne pouvais pas trouver! Comment diable cela t'est-il venu?

—Est-ce que ce n'est pas ce que vous avez écrit? ou bien est-ce que le hasard?… Si fait, c'est votre phrase.

—Non, c'est la tienne, fourbe! s'écria le Porpora qui était la candeur même, et qui, malgré son amour maladif et immodéré de la gloire, n'eût jamais rien fardé par vanité; c'est toi qui l'as trouvée! Répète-la-moi. Elle est bonne, et j'en fais mon profit.»

Consuelo recommença plusieurs fois, et le Porpora écrivit sous sa dictée; puis il pressa son élève sur son coeur en disant:

«Tu es le diable! J'ai toujours pensé que tu étais le diable!

—Un bon diable, croyez-moi, maître, répondit Consuelo en souriant.»

Le Porpora, transporté de joie d'avoir sa phrase, après une matinée entière d'agitations stériles et de tortures musicales, chercha par terre machinalement le goulot de sa bouteille, et, ne le trouvant pas, il se remit à tâtonner sur le pupitre, et avala au hasard ce qui s'y trouvait. C'était du café exquis, que Consuelo lui avait savamment et patiemment préparé en même temps que le chocolat, et que Joseph venait d'apporter tout brûlant, à un nouveau signe de son amie.

«O nectar des dieux! ô ami des musiciens! s'écria le Porpora en le savourant: quel est l'ange, quelle est la fée qui t'a apporté de Venise sous son aile?

—C'est le diable, répondit Consuelo.

—Tu es un ange et une fée, ma pauvre enfant, dit le Porpora avec douceur en retombant sur son pupitre. Je vois bien que tu m'aimes, que tu me soignes, que tu veux me rendre heureux! Jusqu'à ce pauvre garçon, qui s'intéresse à mon sort! ajouta-t-il en apercevant Joseph qui, debout au seuil de l'antichambre, le regardait avec des yeux humides et brillants! Ah! mes pauvres enfants, vous voulez adoucir une vie bien déplorable! Imprudents! vous ne savez pas ce que vous faites. Je suis voué à la désolation, et quelques jours de sympathie et de bien-être me feront sentir plus vivement l'horreur de ma destinée, quand ces beaux jours seront envolés!

—Je ne te quitterai jamais, je serai toujours ta fille et ta servante,» dit Consuelo en lui jetant ses bras autour du cou.

Le Porpora enfonça sa tête chauve dans son cahier et fondit en larmes. Consuelo et Joseph pleuraient aussi, et Keller, que la passion de la musique avait retenu jusque-là, et qui, pour motiver sa présence, s'occupait à arranger la perruque du maître dans l'antichambre, voyant, par la porte entr'ouverte, le tableau respectable et déchirant de sa douleur, la piété filiale de Consuelo, et l'enthousiasme qui commençait à faire battre le coeur de Joseph pour l'illustre vieillard, laissa tomber son peigne, et prenant la perruque du Porpora pour un mouchoir, il la porta à ses yeux, plongé qu'il était dans une sainte distraction.

Pendant quelques jours Consuelo fut retenue à la maison par un rhume. Elle avait bravé, pendant ce long et aventureux voyage, toutes les intempéries de l'air, tous les caprices de l'automne, tantôt brûlant, tantôt pluvieux et froid, suivant les régions diverses qu'elle avait traversées. Vêtue à la légère, coiffée d'un chapeau de paille, n'ayant ni manteau ni habits de rechange lorsqu'elle était mouillée, elle n'avait pourtant pas eu le plus léger enrouement. A peine fut-elle claquemurée dans ce logement sombre, humide et mal aéré du Porpora, qu'elle sentit le froid et le malaise paralyser son énergie et sa voix. Le Porpora eut beaucoup d'humeur de ce contretemps. Il savait que pour obtenir à son élève un engagement au théâtre Italien, il fallait se hâter; car madame Tesi, qui avait désiré se rendre à Dresde, paraissait hésiter, séduite par les instances de Caffariello et les brillantes propositions de Holzbaüer, jaloux d'attacher au théâtre impérial une cantatrice aussi célèbre. D'un autre côté, la Corilla, encore retenue au lit par les suites de son accouchement, faisait intriguer auprès des directeurs ceux de ses amis qu'elle avait retrouvés à Vienne, et se faisait fort de débuter dans huit jours si on avait besoin d'elle. Le Porpora désirait ardemment que Consuelo fût engagée, et pour elle-même, et pour le succès de l'opéra qu'il espérait faire accepter avec elle.

Consuelo, pour sa part, ne savait à quoi se résoudre. Prendre un engagement, c'était reculer le moment possible de sa réunion avec Albert; c'était porter l'épouvante et la consternation chez les Rudolstadt, qui ne s'attendaient certes pas à ce qu'elle reparût sur la scène; c'était, dans leur opinion, renoncer à l'honneur de leur appartenir, et signifier au jeune comte qu'elle lui préférait la gloire et la liberté. D'un autre côté, refuser cet engagement, c'était détruire les dernières espérances du Porpora; c'était lui montrer, à son tour, cette ingratitude qui avait fait le désespoir et le malheur de sa vie; c'était enfin lui porter un coup de poignard. Consuelo, effrayée de se trouver dans cette alternative, et voyant qu'elle allait frapper un coup mortel, quelque parti qu'elle pût prendre, tomba dans un morne chagrin. Sa robuste constitution la préserva d'une indisposition sérieuse; mais durant ces quelques jours d'angoisse et d'effroi, en proie à des frissons fébriles, à une pénible langueur, accroupie auprès d'un maigre feu, ou se traînant d'une chambre à l'autre pour vaquer aux soins du ménage, elle désira et espéra tristement qu'une maladie grave vînt la soustraire aux devoirs et aux anxiétés de sa situation.

L'humeur du Porpora, qui s'était épanouie un instant, redevint sombre, querelleuse et injuste dès qu'il vit Consuelo, la source de son espoir et le siège de sa force, tomber tout à coup dans l'abattement et l'irrésolution. Au lieu de la soutenir et de la ranimer par l'enthousiasme et la tendresse, il lui témoigna une impatience maladive qui acheva de la consterner. Tour à tour faible et violent, le tendre et irascible vieillard, dévoré du spleen qui devait bientôt consumer Jean-Jacques Rousseau, voyait partout des ennemis, des persécuteurs et des ingrats, sans s'apercevoir que ses soupçons, ses emportements et ses injustices provoquaient et motivaient un peu chez les autres les mauvaises intentions et les mauvais procédés qu'il leur attribuait. Le premier mouvement de ceux qu'il blessait ainsi était de le considérer comme fou; le second, de le croire méchant; le troisième, de se détacher, de se préserver, ou de se venger de lui. Entre une lâche complaisance et une sauvage misanthropie, il y a un milieu que le Porpora ne concevait pas, et auquel il n'arriva jamais.

Consuelo, après avoir tenté d'inutiles efforts, voyant qu'il était moins disposé que jamais à lui permettre l'amour et le mariage, se résigna à ne plus provoquer des explications qui aigrissaient de plus en plus les préventions de son infortuné maître. Elle ne prononça plus le nom d'Albert, et se tint prête à signer l'engagement qui lui serait imposé par le Porpora. Lorsqu'elle se retrouvait seule avec Joseph, elle éprouvait quelque soulagement à lui ouvrir son coeur.

«Quelle destinée bizarre est la mienne! lui disait-elle souvent. Le ciel m'a donné des facultés et une âme pour l'art, des besoins de liberté, l'amour d'une fière et chaste indépendance; mais en même temps, au lieu de me donner ce froid et féroce égoïsme qui assure aux artistes la force nécessaire pour se frayer une route à travers les difficultés et les séductions de la vie, cette volonté céleste m'a mis dans la poitrine un coeur tendre et sensible qui ne bat que pour les autres, qui ne vit que d'affection et de dévouement. Ainsi partagée entre deux forces contraires, ma vie s'use, et mon but est toujours manqué. Si je suis née pour pratiquer le dévouement, Dieu veuille donc ôter de ma tête l'amour de l'art, la poésie, et l'instinct de la liberté, qui font de mes dévouements un supplice et une agonie; si je suis née pour l'art et pour la liberté, qu'il ôte donc de mon coeur la pitié, l'amitié, la sollicitude et la crainte de faire souffrir, qui empoisonneront toujours mes triomphes et entraveront ma carrière!

—Si j'avais un conseil à te donner, pauvre Consuelo, répondait Haydn, ce serait d'écouter la voix de ton génie et d'étouffer le cri de ton coeur. Mais je te connais bien maintenant, et je sais que tu ne le pourras pas.

—Non, je ne le peux pas, Joseph, et il me semble que je ne le pourrai jamais. Mais, vois mon infortune, vois la complication de mon sort étrange et malheureux! Même dans la voie du dévouement je suis si bien entravée et tiraillée en sens contraires, que je ne puis aller où mon coeur me pousse, sans briser ce coeur qui voudrait faire le bien de la main gauche, comme de la main droite. Si je me consacre à celui-ci, j'abandonne et laisse périr celui-là. J'ai par le monde un époux adoptif dont je ne puis être la femme sans tuer mon père adoptif; et réciproquement, si je remplis mes devoirs de fille, je tue mon époux. Il a été écrit que la femme quitterait son père et sa mère pour suivre son époux; mais je ne suis, en réalité, ni épouse ni fille. La loi n'a rien prononcé pour moi, la société ne s'est pas occupée de mon sort. Il faut que mon coeur choisisse. La passion d'un homme ne le gouverne pas, et, dans l'alternative où je suis, la passion du devoir et du dévouement ne peut pas éclairer mon choix. Albert et le Porpora sont également malheureux, également menacés de perdre la raison ou la vie. Je suis aussi nécessaire à l'un qu'à l'autre… Il faut que je sacrifie l'un des deux.

—Et pourquoi? Si vous épousiez le comte, le Porpora n'irait-il pas vivre près de vous deux? Vous l'arracheriez ainsi à la misère, vous le ranimeriez par vos soins, vous accompliriez vos deux dévouements à la fois.

—S'il pouvait en être ainsi, je te jure, Joseph, que je renoncerais à l'art et à la liberté, mais tu ne connais pas le Porpora; c'est de gloire et non de bien-être et de sécurité qu'il est avide. Il est dans la misère, et il ne s'en aperçoit pas; il en souffre sans savoir d'où lui vient son mal. D'ailleurs, rêvant toujours des triomphes et l'admiration des hommes, il ne saurait descendre à accepter leur pitié. Sois sûr que sa détresse est, en grande partie, l'ouvrage de son incurie et de son orgueil. S'il disait un mot, il a encore quelques amis, on viendrait à son secours; mais, outre qu'il n'a jamais regardé si sa poche était vide ou pleine (tu as bien vu qu'il n'en sait pas davantage à l'égard dé son estomac), il aimerait mieux mourir de faim enfermé dans sa chambre que d'aller chercher l'aumône d'un dîner chez son meilleur ami. Il croirait dégrader la musique s'il laissait soupçonner que le Porpora a besoin d'autre chose que de son génie, de son clavecin et de sa plume. Aussi l'ambassadeur et sa maîtresse, qui le chérissent et le vénèrent, ne se doutent-ils en aucune façon du dénûment où il se trouve. S'ils lui voient habiter une chambre étroite et délabrée, ils pensent que c'est parce qu'il aime l'obscurité et le désordre. Lui-même ne leur dit-il pas qu'il ne saurait composer ailleurs? Moi je sais le contraire; je l'ai vu grimper sur les toits, à Venise, pour s'inspirer des bruits de la mer et de la vue du ciel. Si on le reçoit avec ses habits malpropres, sa perruque râpée et ses souliers percés, on croit faire acte d'obligeance. «Il aime la saleté, se dit-on; c'est le travers des vieillards et des artistes. Ses guenilles lui sont agréables. Il ne saurait marcher dans des chaussures neuves.» Lui-même l'affirme; mais moi, je l'ai vu dans mon enfance, propre, recherché, toujours parfumé, rasé, et secouant avec coquetterie les dentelles de sa manchette sur l'orgue ou le clavecin; c'est que, dans ce temps-là, il pouvait être ainsi sans devoir rien à personne. Jamais le Porpora ne se résignerait à vivre oisif et ignoré au fond de la Bohême, à la charge de ses amis. Il n'y resterait pas trois mois sans maudire et injurier tout le monde, croyant que l'on conspire sa perte et que ses ennemis l'ont fait enfermer pour l'empêcher de publier et de faire représenter ses ouvrages. Il partirait un beau matin en secouant la poussière de ses pieds, et il reviendrait chercher sa mansarde, son clavecin rongé des rats, sa fatale bouteille et les chers manuscrits.

—Et vous ne voyez pas la possibilité d'amener à Vienne, ou à Venise, ou à Dresde, ou à Prague, dans quelque ville musicale enfin, votre comte Albert? Riche, vous pourriez vous établir partout, vous y entourer de musiciens, cultiver l'art d'une certaine façon, et laisser le champ libre à l'ambition du Porpora, sans cesser de veiller sur lui?

—Après ce que je t'ai raconté du caractère et de la santé d'Albert, comment peux-tu me faire une pareille question? Lui, qui ne peut supporter la figure d'un indifférent, comment affronterait-il cette foule de méchants et de sots qu'on appelle le monde? Et quelle ironie, quel éloignement, quel mépris, le monde ne prodiguerait-il pas à cet homme saintement fanatique, qui ne comprend rien à ses lois, à ses moeurs et à ses habitudes! Tout cela est aussi hasardeux à tenter sur Albert que ce que j'essaie maintenant en cherchant à me faire oublier de lui.

—Soyez certaine cependant que tous les maux lui paraîtraient plus légers que votre absence. S'il vous aime véritablement, il supportera tout; et s'il ne vous aime pas assez pour tout supporter et tout accepter, il vous oubliera.

—Aussi j'attends et ne décide rien. Donne-moi du courage, Beppo, et reste près de moi, afin que j'aie du moins un coeur où je puisse répandre ma peine, et à qui je puisse demander de chercher avec moi l'espérance.

—O ma soeur! sois tranquille; s'écriait Joseph; si je suis assez heureux pour te donner cette légère consolation, je supporterai tranquillement les bourrasques du Porpora; je me laisserai même battre par lui, si cela peut le distraire du besoin de te tourmenter et de t'affliger.

En devisant ainsi avec Joseph, Consuelo travaillait sans cesse, tantôt à préparer avec lui les repas communs, tantôt à raccommoder les nippes du Porpora. Elle introduisit, un à un, dans l'appartement, les meubles qui étaient nécessaires à son maître. Un bon fauteuil bien large et bien bourré de crin, remplaça la chaise de paille où il reposait ses membres affaissés par l'âge; et quand il y eut goûté les douceurs d'une sieste, il s'étonna, et demanda, en fronçant le sourcil, d'où lui venait ce bon siège.

«C'est la maîtresse de la maison qui l'a fait monter ici, répondit Consuelo; ce vieux meuble l'embarrassait, et j'ai consenti à le placer dans un coin, jusqu'à ce qu'elle le redemandât.»

Les matelas du Porpora furent changés; et il ne fit, sur la bonté de son lit, d'autre remarque que de dire qu'il avait retrouvé le sommeil depuis quelques nuits. Consuelo lui répondit qu'il devait attribuer cette amélioration au café et à l'abstinence d'eau-de-vie. Un matin, le Porpora, ayant endossé une excellente robe de chambre, demanda d'un air soucieux à Joseph où il l'avait retrouvée. Joseph, qui avait le mot, répondit qu'en rangeant une vieille malle, il l'avait trouvée au fond.

«Je croyais ne l'avoir pas apportée ici, reprit le Porpora. C'est pourtant bien celle que j'avais à Venise; c'est la même couleur du moins.

—Et quelle autre pourrait-ce être? répondit Consuelo qui avait eu soin d'assortir la couleur à celle de la défunte robe de chambre de Venise.

—Eh bien, je la croyais plus usée que cela! dit le maestro en regardant ses coudes.

—Je le crois bien! reprit-elle; j'y ai remis des manches neuves.

—Et avec quoi?

—Avec un morceau de la doublure.

—Ah! les femmes sont étonnantes pour tirer parti de tout!»

Quand l'habit neuf fut introduit, et que le Porpora l'eut porté deux jours, quoiqu'il fût de la même couleur que le vieux, il s'étonna de le trouver si frais; et les boutons surtout, qui étaient fort beaux, lui donnèrent à penser.

«Cet habit-là n'est pas à moi, dit-il d'un ton grondeur.

—J'ai ordonné à Beppo de le porter chez un dégraisseur, répondit Consuelo, tu l'avais taché hier soir. On l'a repassé, et voilà pourquoi tu le trouves plus frais.

—Je te dis qu'il n'est pas à moi, s'écria le maestro hors de lui. On me l'a changé chez le dégraisseur. Ton Beppo est un imbécile.

—On ne l'a pas changé; j'y avais fait une marque.

—Et ces boutons-là? Penses-tu me faire avaler ces boutons-là?

—C'est moi qui ai changé la garniture et qui l'ai cousue moi-même.
L'ancienne était gâtée entièrement.

—Cela te fait plaisir à dire! elle était encore fort présentable. Voilà une belle sottise! suis-je un Céladon pour m'attifer ainsi, et payer une garniture de douze sequins au moins?

—Elle ne coûte pas douze florins, repartit Consuelo. je l'ai achetée de hasard.

—C'est encore trop! murmura le maestro.»

Toutes les pièces de son habillement lui furent glissées de même, à l'aide d'adroits mensonges qui faisaient rire Joseph et Consuelo comme deux enfants. Quelques objets passèrent inaperçus, grâce à la préoccupation du Porpora: les dentelles et le linge entrèrent discrètement par petites portions dans son armoire, et lorsqu'il semblait les regarder sur lui avec quelque attention, Consuelo s'attribuait l'honneur de les avoir reprisés avec soin. Pour donner plus de vraisemblance au fait, elle raccommodait sous ses yeux quelques-unes des anciennes hardes et les entremêlait avec les autres.

«Ah ça, lui dit un jour le Porpora en lui arrachant des mains un jabot qu'elle recousait, voilà assez de futilités! Une artiste ne doit pas être une femme de ménage, et je ne veux pas te voir ainsi tout le jour courbée en deux, une aiguille à la main. Serre-moi tout cela, ou je le jette au feu! Je ne veux pas non plus te voir autour des fourneaux faisant la cuisine, et avalant la vapeur du charbon. Veux-tu perdre la voix? veux-tu te faire laveuse de vaisselle? veux-tu me faire damner?

—Ne vous damnez pas, répondit Consuelo; vos effets sont en bon état maintenant, et ma voix est revenue.

—A la bonne heure! répondit le maestro; en ce cas, tu chantes demain chez la comtesse Hoditz, margrave douairière de Bareith.»

LXXXVII.

La margrave douairière de Bareith, veuve du margrave George-Guillaume, née princesse de Saxe-Weissenfeld, et en dernier lieu comtesse Hoditz, «avait été belle comme un ange, à ce qu'on disait. Mais elle était si changée, qu'il fallait étudier son visage pour trouver les débris de ses charmes. Elle était grande et paraissait avoir eu la taille belle; elle avait tué plusieurs de ses enfants, en se faisant avorter, pour conserver cette belle taille; son visage était fort long, ainsi que son nez, qui la défigurait beaucoup, ayant été gelé, ce qui lui donnait une couleur de betterave fort désagréable; ses yeux, accoutumés à donner la loi, étaient grands, bien fendus et bruns; mais si abattus, que leur vivacité en était beaucoup diminuée; à défaut de sourcils naturels, elle en portait de postiches, fort épais, et noirs comme de l'encre; sa bouche, quoique grande, était bien façonnée et remplie d'agréments; ses dents, blanches comme de l'ivoire, étaient bien rangées; son teint, quoique uni, était jaunâtre, plombé et flasque; elle avait un bon air, mais un peu affecté. C'était la Laïs de son siècle. Elle ne plut jamais que par sa figure; car, pour de l'esprit, elle n'en avait pas l'ombre.»

Si vous trouvez ce portrait tracé d'une main un peu cruelle et cynique, ne vous en prenez point à moi, cher lecteur. Il est mot pour mot de la propre main d'une princesse célèbre par ses malheurs, ses vertus domestiques, son orgueil et sa méchanceté, la princesse Wilhelmine de Prusse, soeur du grand Frédéric, mariée au prince héréditaire du margraviat de Bareith, neveu de notre comtesse Hoditz. Elle fut bien la plus mauvaise langue que le sang royal ait jamais produite. Mais ses portraits sont, en général, tracés de main de maître, et il est difficile, en les lisant, de ne pas les croire exacts.

Lorsque Consuelo, coiffée par Keller, et parée, grâce à ses soins et à son zèle, avec une élégante simplicité, fut introduite par le Porpora dans le salon de la margrave, elle se plaça avec lui derrière le clavecin qu'on avait rangé en biais dans un angle, afin de ne point embarrasser la compagnie. Il n'y avait encore personne d'arrivé, tant le Porpora était ponctuel, et les valets achevaient d'allumer les bougies. Le maestro se mit à essayer le clavecin, et à peine en eut-il tiré quelques sons qu'une dame fort belle entra et vint à lui avec une grâce affable. Comme le Porpora la saluait avec le plus grand respect, et l'appelait Princesse, Consuelo la prit pour la margrave; et, selon l'usage, lui baisa la main. Cette main froide et décolorée pressa celle de la jeune fille avec une cordialité qu'on rencontre rarement chez les grands, et qui gagna tout de suite l'affection de Consuelo. La princesse paraissait âgée d'environ trente ans, sa taille était élégante sans être correcte; on pouvait même y remarquer certaines déviations qui semblaient le résultat de grandes souffrances physiques. Son visage était admirable, mais d'une pâleur effrayante, et l'expression d'une profonde douleur l'avait prématurément flétri et ravagé. La toilette était exquise, mais simple, et décente jusqu'à la sévérité. Un air de bonté, de tristesse et de modestie craintive était répandu dans toute cette belle personne, et le son de sa voix avait quelque chose d'humble et d'attendrissant dont Consuelo se sentit pénétrée. Avant que cette dernière eût le temps de comprendre que ce n'était point là la margrave, la véritable margrave parut. Elle avait alors plus de la cinquantaine, et si le portrait qu'on a lu en tête de ce chapitre, et qui avait été fait dix ans auparavant, était alors un peu chargé, il ne l'était certainement plus au moment où Consuelo la vit. Il fallait même de l'obligeance pour s'apercevoir que la comtesse Hoditz avait été une des beautés de l'Allemagne, quoiqu'elle fût peinte et parée avec une recherche de coquetterie fort savante. L'embonpoint de l'âge mûr avait envahi des formes sur lesquelles la margrave persistait à se faire d'étranges illusions; car ses épaules et sa poitrine nues affrontaient les regards avec un orgueil que la statuaire antique peut seule afficher. Elle était coiffée de fleurs, de diamants et de plumes comme une jeune femme, et sa robe ruisselait de pierreries.

«Maman, dit la princesse qui avait causé l'erreur de Consuelo, voici la jeune personne que maître Porpora nous avait annoncée, et qui va nous procurer le plaisir d'entendre la belle musique de son nouvel opéra.

—Ce n'est pas une raison, répondit la margrave en toisant Consuelo de la tête aux pieds, pour que vous la teniez ainsi par la main. Allez vous asseoir vers le clavecin, Mademoiselle, je suis fort aise de vous voir, vous chanterez quand la société sera rassemblée. Maître Porpora, je vous salue. Je vous demande pardon si je ne m'occupe pas de vous. Je m'aperçois qu'il manque quelque chose à ma toilette. Ma fille, parlez un peu avec maître Porpora. C'est un homme de talent, que j'estime.»

Ayant ainsi parlé d'une voix plus rauque que celle d'un soldat, la grosse margrave tourna pesamment sur ses talons, et rentra dans ses appartements.

A peine eut-elle disparu, que la princesse, sa fille, se rapprocha de Consuelo, et lui reprit la main avec une bienveillance délicate et touchante, comme pour lui dire qu'elle protestait contre l'impertinence de sa mère; puis elle entama la conversation avec elle et le Porpora, et leur montra un intérêt plein de grâce et de simplicité. Consuelo fut encore plus sensible à ces bons procédés, lorsque, plusieurs personnes ayant été introduites, elle remarqua dans les manières habituelles de la princesse une froideur, une réserve à la fois timide et fière, dont elle s'était évidemment départie exceptionnellement pour le maestro et pour elle.

Quand le salon fut à peu près rempli, le comte Hoditz, qui avait dîné dehors, entra en grande toilette, et, comme s'il eût été un étranger dans sa maison, alla baiser respectueusement la main et s'informa de la santé de sa noble épouse. La margrave avait la prétention d'être d'une complexion fort délicate; elle était à demi couchée sur sa causeuse, respirant à tout instant un flacon contre les vapeurs, recevant les hommages d'un air qu'elle croyait languissant, et qui n'était que dédaigneux; enfin, elle était d'un ridicule si achevé, que Consuelo, d'abord irritée et indignée de son insolence, finit par s'en amuser intérieurement, et se promit d'en rire de bon coeur en faisant son portrait à l'ami Beppo.

La princesse s'était rapprochée du clavecin, et ne manquait pas une occasion d'adresser, soit une parole, soit un sourire, à Consuelo, quand sa mère ne s'occupait point d'elle. Cette situation permit à Consuelo de surprendre une petite scène d'intérieur qui lui donna la clef du ménage. Le comte Hoditz s'approcha de sa belle-fille, prit sa main, la porta à Ses lèvres, et l'y tint pendant quelques secondes avec un regard fort expressif. La princesse retira sa main, et lui adressa quelques mots de froide déférence. Le comte ne les écouta pas, et, continuant de la couver du regard:

«Eh quoi! mon bel ange, toujours triste, toujours austère, toujours cuirassée jusqu'au menton! On dirait que vous voulez vous faire religieuse.

—Il est bien possible que je finisse par là, répondit la princesse à demi-voix. Le monde ne m'a pas traitée de manière à m'inspirer beaucoup d'attachement pour ses plaisirs.

—Le monde vous adorerait et serait à vos pieds, si vous n'affectiez, par votre sévérité, de le tenir à distance; et quant au cloître, pourriez-vous en supporter l'horreur à votre âge, et belle comme vous êtes?

—Dans un âge plus riant, et belle comme je ne le suis plus, répondit-elle, j'ai supporté l'horreur d'une captivité plus rigoureuse: l'avez-vous oublié? Mais ne me parlez pas davantage, monsieur le comte; maman vous regarde.»

Aussitôt le comte, comme poussé par un ressort, quitta sa belle-fille, et s'approcha de Consuelo, qu'il salua fort gravement; puis, lui ayant adressé quelques paroles d'amateur, à propos de la musique en général, il ouvrit le cahier que Porpora avait posé sur le clavecin; et, feignant d'y chercher quelque chose qu'il voulait se faire expliquer par elle, il se pencha sur le pupitre, et lui parla ainsi à voix basse:

«J'ai vu, hier matin le déserteur; et sa femme m'a remis un billet. Je demande à la belle Consuelo d'oublier une certaine rencontre; et, en retour de son silence, j'oublierai, un certain Joseph, que je viens d'apercevoir dans mes antichambres.

—Ce certain Joseph, répondit Consuelo, que la découverte de la jalousie et de la contrainte conjugale venait de rendre fort tranquille sur les suites de l'aventure de Passaw, est un artiste de talent qui ne restera pas longtemps dans les antichambres. Il est mon frère, mon camarade et mon ami. Je n'ai point à rougir de mes sentiments pour lui, je n'ai rien à cacher à cet égard, et je n'ai rien à implorer de la générosité de Votre Seigneurie, qu'un peu d'indulgence pour ma voix, et un peu de protection pour les futurs débuts de Joseph dans la carrière musicale.

—Mon intérêt est assuré audit Joseph comme mon admiration l'est déjà à votre belle voix; mais je me flatte que certaine plaisanterie de ma part n'a jamais été prise au sérieux.

—Je n'ai jamais eu cette fatuité, monsieur le comte, et d'ailleurs je sais qu'une femme n'a jamais lieu de se vanter lorsqu'elle a été prise pour le sujet d'une plaisanterie de ce genre.

—C'est assez, Signora, dit le comte que la douairière ne perdait pas de vue, et qui avait hâte de changer d'interlocutrice pour ne pas lui donner d'ombrage: la célèbre Consuelo doit savoir pardonner quelque chose à l'enjouement du voyage, et elle peut compter à l'avenir sur le respect et le dévouement du comte Hoditz.»

Il replaça le cahier sur le clavecin, et alla recevoir obséquieusement un personnage qu'on venait d'annoncer avec pompe. C'était un petit homme qu'on eût pris pour une femme travestie, tant il était rose, frisé, pomponné, délicat, gentil, parfumé; c'était de lui que Marie-Thérèse disait qu'elle voudrait pouvoir le faire monter en bague; c'était de lui aussi qu'elle disait avoir fait un diplomate, n'en pouvant rien faire de mieux. C'était le plénipotentiaire de l'Autriche, le premier ministre, le favori, on disait même l'amant de l'impératrice; ce n'était rien moins enfin que le célèbre Kaunitz, cet homme d'État qui tenait dans sa blanche main ornée de bagues de mille couleurs toutes les savantes ficelles de la diplomatie européenne.

Il parut écouter d'un air grave des personnes soi-disant graves qui passaient pour l'entretenir de choses graves. Mais tout à coup il s'interrompit pour demander au comte Hoditz:

«Qu'est-ce que je vois là au clavecin? Est-ce la petite dont on m'a parlé, la protégée du Porpora? Pauvre diable de Porpora! Je voudrais faire quelque chose pour lui; mais il est si exigeant et si fantasque, que tous les artistes le craignent ou le haïssent. Quand on leur parle de lui, c'est comme si on leur montrait la tête de Méduse. Il dit à l'un qu'il chante faux, à l'autre que sa musique ne vaut rien, à un troisième qu'il doit son succès à l'intrigue. Et il veut avec ce langage de Huron qu'on l'écoute et qu'on lui rende justice? Que diable! nous ne vivons pas dans les bois. La franchise n'est plus de mode, et on ne mène pas les hommes par la vérité. Elle n'est pas mal, cette petite; j'aime assez cette figure-là. C'est tout jeune, n'est-ce pas? On dit qu'elle a eu du succès à Venise. Il faut que Porpora me l'amène demain.

—Il veut, dit la princesse, que vous la fassiez entendre à l'impératrice, et j'espère que vous ne lui refuserez pas cette grâce. Je vous la demande pour mon compte.

—Il n'y a rien de si facile que de la faire entendre à Sa Majesté, et il suffit que Votre Altesse le désire pour que je m'empresse d'y contribuer. Mais il y a quelqu'un de plus puissant au théâtre que l'impératrice. C'est madame Tesi; et lors même que Sa Majesté prendrait cette fille sous sa protection, je doute que l'engagement fût signé sans l'approbation suprême de la Tesi.

—On dit que c'est vous qui gâtez horriblement ces dames, monsieur le comte, et que sans votre indulgence elles n'auraient pas tant de pouvoir.

—Que voulez-vous, princesse! chacun est maître dans sa maison; Sa Majesté comprend fort bien que si elle intervenait par décret impérial dans les affaires de l'Opéra, l'Opéra irait tout de travers. Or, Sa Majesté veut que l'Opéra aille bien et qu'on s'y amuse. Le moyen, si la prima donna a un rhume le jour où elle doit débuter, ou si le ténor, au lieu de se jeter au beau milieu d'une scène de raccommodement dans les bras de la basse, lui applique un grand coup de poing sur l'oreille? Nous avons bien assez à faire d'apaiser les caprices de M. Caffariello. Nous sommes heureux depuis que madame Tesi et madame Holzbaüer font bon ménage ensemble. Si on nous jette sur les planches une pomme de discorde, voilà nos cartes plus embrouillées que jamais.

—Mais une troisième femme est nécessaire absolument, dit l'ambassadeur de
Venise, qui protégeait chaudement le Porpora et son élève; et en voici une
Admirable qui se présente…

—Si elle est admirable, tant pis pour elle. Elle donnera de la jalousie à madame Tesi, qui est admirable et qui veut l'être seule; elle mettra en fureur madame Holzbaüer, qui veut être admirable aussi…

—Et qui ne l'est pas, repartit l'ambassadeur.

—Elle est fort bien née; c'est une personne de bonne maison, répliqua finement M. de Kaunitz.

—Elle ne chantera pas deux rôles à la fois. Il faut bien qu'elle laisse le mezzo-soprano faire sa partie dans les opéras.

—Nous avons une Corilla qui se présente, et qui est bien la plus belle créature de la terre.

—Votre Excellence l'a déjà vue?

—Dès le premier jour de son arrivée. Mais je ne l'ai pas entendue. Elle était malade.

—Vous allez entendre celle-ci, et vous n'hésiterez pas à lui donner la préférence.

—C'est possible. Je vous avoue même que sa figure, moins belle que celle de l'autre, me paraît plus agréable. Elle a l'air doux et décent: mais ma préférence ne lui servira de rien, la pauvre enfant! Il faut qu'elle plaise à madame Tesi, sans déplaire à madame Holzbaüer; et jusqu'ici, malgré la tendre amitié qui unit ces deux dames, tout ce qui a été approuvé par l'une a toujours eu le sort d'être vivement repoussé par l'autre.

—Voici une rude crise, et une affaire bien grave, dit la princesse avec un peu de malice, en voyant l'importance que ces deux hommes d'État donnaient aux débats de coulisse. Voici notre pauvre petite protégée en balance avec madame Corilla, et c'est M. Caffariello, je le parie, qui mettra son épée dans un des plateaux.»

Lorsque Consuelo eut chanté, il n'y eut qu'une voix pour déclarer que depuis madame Basse on n'avait rien entendu de pareil; et M. de Kaunitz, s'approchant d'elle, lui dit d'un air solennel:

«Mademoiselle, vous chantez mieux que madame Tesi; mais que ceci vous soit dit ici par nous tous en confidence; car si un pareil jugement passe la porte, vous êtes perdue, et vous ne débuterez pas cette année à Vienne. Ayez donc de la prudence, beaucoup de prudence, ajouta-t-il en baissant la voix et en s'asseyant auprès d'elle. Vous avez à lutter contre de grands obstacles, et vous ne triompherez qu'à force d'habileté.»

Là-dessus, entrant dans les mille détours de l'intrigue théâtrale, et la mettant minutieusement au courant de toutes les petites passions de la troupe, le grand Kaunitz lui fit un traité complet de science diplomatique à l'usage des coulisses.

Consuelo l'écouta avec ses grands yeux tout ouverts d'étonnement, et quand il eut fini, comme il avait dit vingt fois dans son discours: «mon dernier opéra, l'opéra que j'ai fait donner le mois passé,» elle s'imagina qu'elle s'était trompée en l'entendant annoncer, et que ce personnage si versé dans les arcanes de la carrière dramatique ne pouvait être qu'un directeur d'Opéra ou un maestro à la mode. Elle se mit donc à son aise avec lui, et lui parla comme elle eût fait à un homme de sa profession. Ce sans-gêne la rendit plus naïve et plus enjouée que le respect dû au nom tout-puissant du premier ministre ne le lui eût permis; M. de Kaunitz la trouva charmante. Il ne s'occupa guère que d'elle pendant une heure. La margrave fut fort scandalisée d'une pareille infraction aux convenances. Elle haïssait la liberté des grandes cours, habituée qu'elle était aux formalités solennelles des petites. Mais il n'y avait plus moyen de faire la margrave: elle ne l'était plus. Elle était tolérée et assez bien traitée par l'impératrice, parce qu'elle avait abjuré la foi luthérienne pour se faire catholique. Grâce à cet acte d'hypocrisie, on pouvait se faire pardonner toutes les mésalliances, tous les crimes même, à la cour d'Autriche; et Marie-Thérèse suivait en cela l'exemple que son père et sa mère lui avaient donné, d'accueillir quiconque voulait échapper aux rebuts et aux dédains de l'Allemagne protestante, en se réfugiant dans le giron de l'église romaine. Mais, toute princesse et toute catholique qu'elle était, la margrave n'était rien à Vienne, et M. de Kaunitz était tout.

Aussitôt que Consuelo eut chanté son troisième morceau, le Porpora, qui savait les usages, lui fit un signe, roula les cahiers, et sortit avec elle par une petite porte de côté sans déranger par sa retraite les nobles personnes qui avaient bien voulu ouvrir l'oreille à ses accents divins.

«Tout va bien, lui dit-il en se frottant les mains lorsqu'ils furent dans la rue, escortés par Joseph qui leur portait le flambeau. Le Kaunitz est un vieux fou qui s'y connaît, et qui te poussera loin.

—Et qui est le Kaunitz? je ne l'ai pas vu, dit Consuelo.

—Tu ne l'as pas vu, tête ahurie! Il t'a parlé pendant plus d'une heure.

—Mais ce n'est pas ce petit monsieur en gilet rose et argent, qui m'a fait tant de commérages que je croyais entendre une vieille ouvreuse de loges?

—C'est lui-même. Qu'y a-t-il là d'étonnant?

—Moi, je trouve cela fort étonnant, répondit Consuelo, et ce n'était point là l'idée que je me faisais d'un homme d'État.

—C'est que tu ne vois pas comment marchent les États. Si tu le voyais, tu trouverais fort surprenant que les hommes d'État fussent autre chose que de vieilles commères. Allons, silence là-dessus, et faisons notre métier à travers cette mascarade du monde.

—Hélas! mon maître, dit la jeune fille, devenue pensive en traversant la vaste esplanade du rempart pour se diriger vers le faubourg où était située leur modeste demeure: je me demande justement ce que devient notre métier, au milieu de ces masques si froids ou si menteurs.

—Eh! que veux-tu qu'il devienne? reprit le Porpora avec son ton brusque et saccadé: il n'a point à devenir ceci ou cela. Heureux ou malheureux, triomphant ou dédaigné, il reste ce qu'il est: le plus beau, le plus noble métier de la terre!

—Oh oui! dit Consuelo en ralentissant le pas toujours rapide de son maître et en s'attachant à son bras, je comprends que la grandeur et la dignité de notre art ne peuvent pas être rabaissées ou relevées au gré du caprice frivole ou du mauvais goût qui gouvernent le monde; mais pourquoi laissons-nous ravaler nos personnes? Pourquoi allons-nous les exposer aux dédains, ou aux encouragements parfois plus humiliants encore des profanes? Si l'art est sacré, ne le sommes-nous pas aussi, nous ses prêtres et ses lévites? Que ne vivons-nous au fond de nos mansardes, heureux de comprendre et de sentir la musique, et qu'allons-nous faire dans ces salons où l'on nous écoute en chuchotant, où l'on nous applaudit en pensant à autre chose, et où l'on rougirait de nous regarder une minute comme des êtres humains, après que nous avons fini de parader comme des histrions?

—Eh! eh! gronda le Porpora en s'arrêtant, et en frappant sa canne sur le pavé, quelles sottes vanités et quelles fausses idées nous trottent donc par la cervelle aujourd'hui? Que sommes-nous, et qu'avons-nous besoin d'être autre chose que des histrions? Ils nous appellent ainsi par mépris! Eh! qu'importe si nous sommes histrions par goût, par vocation et par l'élection du ciel, comme ils sont grands seigneurs par hasard, par contrainte ou par le suffrage des sots? Oui-da! histrions! ne l'est pas qui veut! Qu'ils essaient donc de l'être, et nous verrons comme ils s'y prendront, ces mirmidons qui se croient si beaux! Que la margrave douairière de Bareith endosse le manteau tragique, qu'elle mette sa grosse vilaine jambe dans le cothurne, et qu'elle fasse trois pas sur les planches; nous verrons une étrange princesse! Et que crois-tu qu'elle fit dans sa petite cour d'Erlangen, au temps où elle croyait régner? Elle essayait de se draper en reine, et elle suait sang et eau pour jouer un rôle au-dessus de ses forces. Elle était née pour faire une vivandière, et, par une étrange méprise, la destinée en avait fait une altesse. Aussi a-t-elle mérité mille sifflets lorsqu'elle faisait l'altesse à contre-sens. Et toi, sotte enfant, Dieu t'a faite reine; il t'a mis au front un diadème de beauté, d'intelligence et de force. Que l'on te mène au milieu d'une nation libre, intelligente et sensible (je suppose qu'il en existe de telles!), et te voilà reine, parce que tu n'as qu'à te montrer et à chanter pour prouver que tu es reine de droit divin. Eh bien, il n'en est point ainsi! Le monde va autrement. Il est comme il est; qu'y veux-tu faire? Le hasard, le caprice, l'erreur et la folie le gouvernent. Qu'y pouvons-nous changer? Il a des maîtres contrefaits, malpropres, sots et ignares pour la plupart. Nous y voilà, il faut se tuer ou s'accommoder de son train. Alors, ne pouvant être monarques, nous sommes artistes, et nous régnons encore. Nous chantons la langue du ciel, qui est interdite aux vulgaires mortels; nous nous habillons en rois et en grands hommes, nous montons sur un théâtre, nous nous asseyons sur un trône postiche, nous jouons une farce, nous sommes des histrions! Par le corps de Dieu! le monde voit cela, et n'y comprend goutte! Il ne voit pas que c'est nous qui sommes les vraies puissances de la terre, et que notre règne est le seul véritable, tandis que leur règne à eux, leur puissance, leur activité, leur majesté, sont une parodie dont les anges rient là-haut, et que les peuples haïssent et maudissent tout bas. Et les plus grands princes de la terre viennent nous regarder, prendre des leçons à notre école; et, nous admirant en eux-mêmes, comme les modèles de la vraie grandeur, ils tâchent de nous ressembler quand ils posent devant leurs sujets. Va! le monde est renversé; ils le sentent bien, eux qui le dominent, et s'ils ne s'en rendent pas tout à fait compte, s'ils ne l'avouent pas, il est aisé de voir, au dédain qu'ils affichent pour nos personnes et notre métier, qu'ils éprouvent une jalousie d'instinct pour notre supériorité réelle. Oh! quand je suis au théâtre, je vois clair, moi! L'esprit de la musique me dessille les yeux, et je vois derrière la rampe une véritable cour, de véritables héros, des inspirations de bon aloi; tandis que ce sont de véritables histrions et de misérables cabotins qui se pavanent dans les loges sur des fauteuils de velours. Le monde est une comédie, voilà ce qu'il y a de certain, et voilà pourquoi je te disais tout à l'heure: Traversons gravement, ma noble fille, cette méchante mascarade qui s'appelle le monde.

«Peste soit de l'imbécile! s'écria le maestro en repoussant Joseph, qui, avide d'entendre ses paroles exaltées, s'était rapproché insensiblement jusqu'à le coudoyer; il me marche sur les pieds, il me couvre de résine avec son flambeau! Ne dirait-on pas qu'il comprend ce qui nous occupe, et qu'il veut nous honorer de son approbation?

—Passe à ma droite, Beppo, dit la jeune fille en lui faisant un signe d'intelligence. Tu impatientes le maître avec tes maladresses. Puis s'adressant au Porpora:

«Tout ce que vous dites là est l'effet d'un noble délire, mon ami, reprit-elle; mais cela ne répond point à ma pensée, et les enivrements de l'orgueil n'adoucissent pas la plus petite blessure du coeur. Peu m'importe d'être née reine et de ne pas régner.» Plus je vois les grands, plus leur sort m'inspire de compassion….

—Eh bien, n'est-ce pas là ce que je te disais?

—Oui, mais ce n'est pas là ce que je vous demandais. Ils sont avides de paraître et de dominer. Là est leur folie et leur misère. Mais nous, si nous sommes plus grands, et meilleurs, et plus sages qu'eux, pourquoi luttons-nous d'orgueil à orgueil, de royauté à royauté avec eux? Si nous possédons des avantages plus solides, si nous jouissons de trésors plus désirables et plus précieux, que signifie cette petite lutte que nous leur livrons, et qui, mettant notre valeur et nos forces à la merci de leurs caprices, nous ravale jusqu'à leur niveau?

—La dignité, la sainteté de l'art l'exigent, s'écria le maestro. Ils ont fait de la scène du monde une bataille et de notre vie un martyre. Il faut que nous nous battions, que nous versions notre sang par tous les pores, pour leur prouver, tout en mourant à la peine, tout en succombant sous leurs sifflets et leurs mépris, que nous sommes des dieux, des rois légitimes tout au moins, et qu'ils sont de vils mortels, des usurpateurs effrontés et lâches!

—O mon maître! comme vous les haïssez! dit Consuelo en frissonnant de surprise et d'effroi: et pourtant vous vous courbez devant eux, vous les flattez, vous les ménagez, et vous sortez par la petite porte du salon après leur avoir servi respectueusement deux ou trois plats de votre génie!

—Oui, oui, répondit-le maestro en se frottant les mains avec un rire amer; je me moque d'eux, je salue leurs diamants et leurs cordons, je les écrase avec trois accords de ma façon, et je leur tourne le dos, bien content de m'en aller, bien pressé de me délivrer de leurs sottes figures.

—Ainsi, reprit Consuelo, l'apostolat de l'art est un combat?

—Oui, c'est un combat: honneur au brave!

—C'est une raillerie contre les sots?

—Oui, c'est une raillerie: honneur à l'homme d'esprit qui sait la faire sanglante!

—C'est une colère concentrée, une rage de tous les instants?

—Oui, c'est une colère et une rage: honneur à l'homme énergique qui ne s'en lasse pas et qui ne pardonne jamais!

—Et ce n'est rien de plus?

—Ce n'est rien de plus en cette vie. La gloire du couronnement ne vient guère qu'après la mort pour le véritable génie.

—Ce n'est rien de plus en cette vie? Maître, tu en es bien sûr?

—Je te l'ai dit!

—En ce cas, c'est bien peu de chose, dit Consuelo en soupirant et en levant les yeux vers les étoiles brillantes dans le ciel pur et profond.

—C'est peu de chose? Tu oses dire, misérable coeur, que c'est peu de chose? s'écria le Porpora en s'arrêtant de nouveau et en secouant avec force le bras de son élève, tandis que Joseph, épouvanté, laissait tomber sa torche.

—Oui, je dis que c'est peu de chose, répondit Consuelo avec calme et fermeté; je vous l'ai dit à Venise dans une circonstance de ma vie qui fut bien cruelle et décisive. Je n'ai pas changé d'avis. Mon coeur n'est pas fait pour la lutte, et il ne saurait porter le poids de la haine et de la colère; il n'y a pas un coin dans mon âme où la rancune et la vengeance puissent trouver à se loger. Passez, méchantes passions! brûlantes fièvres, passez loin de moi! Si c'est à la seule condition de vous livrer mon sein que je dois posséder la gloire et le génie, adieu pour jamais, génie et gloire! allez couronner d'autres fronts et embraser d'autres poitrines; vous n'aurez même pas un regret de moi!»

Joseph s'attendait à voir le Porpora éclater d'une de ces colères à la fois terribles et comiques que la contradiction prolongée soulevait en lui. Déjà il tenait d'une main le bras de Consuelo pour l'éloigner du maître et la soustraire à un de ces gestes furibonds dont il la menaçait souvent, et qui n'amenaient pourtant jamais rien… qu'un sourire ou une larme. Il en fut de cette bourrasque comme des autres: le Porpora frappa du pied, gronda sourdement comme un vieux lion dans sa cage, et serra le poing en l'élevant vers le ciel avec véhémence; puis tout aussitôt il laissa retomber ses bras, poussa un profond soupir, pencha sa tête sur sa poitrine, et garda un silence obstiné jusqu'à la maison. La sérénité généreuse de Consuelo, sa bonne foi énergique, l'avaient frappé d'un respect involontaire. Il fit peut-être d'amers retours sur lui-même; mais il ne les avoua point, et il était trop vieux, trop aigri et trop endurci dans son orgueil d'artiste pour s'amender. Seulement, au moment où Consuelo lui donna le baiser du bonsoir, il la regarda d'un air profondément triste et lui dit d'une voix éteinte:

«C'en est donc fait! tu n'es plus artiste parce que la margrave de Bareith est une vieille coquine, et le ministre Kaunitz une vieille bavarde!

—Non, mon maître, je n'ai pas dit cela, répondit Consuelo en riant. Je saurai prendre gaiement les impertinences et les ridicules du monde; il ne me faudra pour cela ni haine ni dépit, mais ma bonne conscience et ma bonne humeur. Je suis encore artiste et je le serai toujours. Je conçois un autre but, une autre destinée à l'art que la rivalité de l'orgueil et la vengeance de l'abaissement. J'ai un autre mobile, et il me soutiendra.

—Et lequel, lequel? s'écria le Porpora en posant sur la table de l'antichambre son bougeoir, que Joseph venait de lui présenter. Je veux savoir lequel.

—J'ai pour mobile de faire comprendre l'art et de le faire aimer sans faire craindre et haïr la personne de l'artiste.»

Le Porpora haussa les épaules.

«Rêves de jeunesse, dit-il, je vous ai faits aussi!

—Eh bien, si c'est un rêve, reprit Consuelo, le triomphe de l'orgueil en est un aussi. Rêve pour rêve, j'aime mieux le mien. Ensuite j'ai un second mobile, maître: le désir de t'obéir et de te complaire.

—Je n'en crois rien, rien,» s'écria le Porpora en prenant son bougeoir avec humeur et en tournant le dos; mais dès qu'il eut la main sur le bouton de sa porte, il revint sur ses pas et alla embrasser Consuelo, qui attendait en souriant cette réaction de sensibilité.

Il y avait dans la cuisine, qui touchait à la chambre de Consuelo, un petit escalier en échelle qui conduisait à une sorte de terrasse de six pieds carrés au revers du toit. C'était là qu'elle faisait sécher les jabots et les manchettes du Porpora quand elle les avait blanchis. C'était là qu'elle grimpait quelquefois le soir pour babiller avec Beppo, quand le maître s'endormait de trop bonne heure pour qu'elle eût envie de dormir elle-même. Ne pouvant s'occuper dans sa propre chambre, qui était trop étroite et trop basse pour contenir une table, et craignant de réveiller son vieil ami en s'installant dans l'antichambre, elle montait sur la terrasse, tantôt pour y rêver seule en regardant les étoiles, tantôt pour raconter à son camarade de dévouement et de servitude les petits incidents de sa journée. Ce soir-là, ils avaient de part et d'autre mille choses à se dire. Consuelo s'enveloppa d'une pelisse dont elle rabattit le capuchon sur sa tête pour ne pas prendre d'enrouement, et alla rejoindre Beppo, qui l'attendait avec impatience. Ces causeries nocturnes sur les toits lui rappelaient les entretiens de son enfance avec Anzoleto; ce n'était pas la lune de Venise, les toits pittoresques de Venise, les nuits embrasées par l'amour et l'espérance; mais c'était la nuit allemande plus rêveuse et plus froide, la lune allemande plus vaporeuse et plus sévère; enfin, c'était l'amitié avec ses douceurs et ses bienfaits, sans les dangers et les frémissements de la passion.

Lorsque Consuelo eut raconté tout ce qui l'avait intéressée, blessée ou divertie chez la margrave, et que ce fut le tour de Joseph à parler:

«Tu as vu de ces secrets de cour, lui dit-il, les enveloppes et les cachets armoriés; mais comme les laquais ont coutume de lire les lettres de leurs maîtres, c'est à l'antichambre que j'ai appris le contenu de la vie des grands. Je ne te raconterai pas la moitié des propos dont la margrave douairière est le sujet. Tu en frémirais d'horreur et de dégoût. Ah! si les gens du monde savaient comme les valets parlent d'eux! si, de ces beaux salons où ils se pavanent avec tant de dignité, ils entendaient ce que l'on dit de leurs moeurs et de leur caractère de l'autre côté de la cloison? Tandis que le Porpora, tout à l'heure, sur les remparts, nous étalait sa théorie de lutte et de haine contre les puissants de la terre, il n'était pas dans la vraie dignité. L'amertume égarait son jugement. Ah! tu avais bien raison de le lui dire, il se ravalait au niveau des grands seigneurs, en prétendant les écraser de son mépris. Eh bien, il n'avait pas entendu les propos des valets dans l'antichambre, et, s'il l'eût fait, il eût compris que l'orgueil personnel et le mépris d'autrui, dissimulés sous les apparences du respect et les formes de la soumission, sont le propre des âmes basses et perverses. Ainsi le Porpora était bien beau, bien original, bien puissant tout à l'heure; quand il frappait le pavé de sa canne en disant: Courage, inimitié, ironie sanglante, vengeance éternelle! Mais ta sagesse était plus belle que son délire, et j'en étais d'autant plus frappé que je venais de voir des valets, des opprimés craintifs, des esclaves dépravés, qui, eux aussi, disaient à mes oreilles avec une rage sourde et profonde: Vengeance, ruse, perfidie, éternel dommage, éternelle inimitié aux maîtres qui se croient nos supérieurs et dont nous trahissons les turpitudes! Je n'avais jamais été laquais, Consuelo, et puisque je le suis, à la manière dont tu as été garçon durant notre voyage, j'ai fait des réflexions sur les devoirs de mon état présent, tu le vois.

—Tu as bien fait, Beppo, répondit la Porporina; la vie est une grande énigme, et il ne faut pas laisser passer le moindre fait sans le commenter et le comprendre. C'est toujours autant de deviné. Mais dis-moi donc si tu as appris là-bas quelque chose de cette princesse, fille de la margrave, qui, seule au milieu de tous ces personnages guindés, fardés et frivoles, m'a paru naturelle, bonne et sérieuse.

—Si j'en ai entendu parler? oh! certes! non-seulement ce soir, mais déjà bien des fois par Keller, qui coiffe sa gouvernante, et qui connaît bien les faits. Ce que je vais te raconter n'est donc pas une histoire d'antichambre, un propos de laquais; c'est une histoire véritable et de notoriété publique. Mais c'est une histoire effroyable; auras-tu le courage de l'entendre?

—Oui, car je m'intéresse à cette créature qui porte sur son front le sceau du malheur. J'ai recueilli deux ou trois mots de sa bouche qui m'ont fait voir en elle une victime du monde, une proie de l'injustice.

—Dis une victime de la scélératesse; et la proie d'une atroce perversité. La princesse de Culmbach (c'est le titre qu'elle porte) a été élevée à Dresde, par la reine de Pologne, sa tante, et c'est là que le Porpora l’a connue et lui a même, je crois, donné quelques leçons, ainsi qu'à la grande dauphine de France, sa cousine. La jeune princesse de Culmbach était belle et sage; élevée par une reine austère, loin d'une mère débauchée, elle semblait devoir être heureuse et honorée toute sa vie. Mais la margrave douairière, aujourd'hui comtesse Hoditz, ne voulait point qu'il en fût ainsi. Elle la fit revenir près d'elle, et feignit de vouloir la marier, tantôt avec un de ses parents, margrave aussi de Bareith, tantôt avec un autre parent, aussi prince de Culmbach; car cette principauté de Bareith-Culmbach compte plus de princes et de margraves qu'elle n'a de villages et de châteaux pour les apanager. La beauté et la pudeur de la princesse causaient à sa mère une mortelle jalousie; elle voulait l'avilir, lui ôter la tendresse et l'estime de son père, le margrave George-Guillaume (troisième margrave); ce n'est pas ma faute s'il y en a tant dans cette histoire: mais dans tous ces margraves, il n'y en eut pas un seul pour la princesse de Culmbach. Sa mère promit à un gentilhomme de la chambre de son époux, nommé Vobser, une récompense de quatre mille ducats pour déshonorer sa fille; et elle introduisit elle-même ce misérable la nuit dans la chambre de la princesse. Ses domestiques étaient avertis et gagnés, le palais fut sourd aux cris de la jeune fille, la mère tenait la porte… O Consuelo! tu frémis, et pourtant ce n'est pas tout. La princesse de Culmbach devint mère de deux jumeaux: la margrave les prit dans ses mains, les porta à son époux, les promena dans son palais, les montra à toute sa valetaille, en criant: «Voyez, voyez les enfants que cette dévergondée vient de mettre au monde!» Et au milieu de cette scène affreuse, les deux jumeaux périrent presque dans les mains de la margrave. Vobser eut l'imprudence d'écrire au margrave pour réclamer les quatre mille ducats que la margrave lui avait promis. Il les avait gagnés, il avait déshonoré la princesse. Le malheureux père, à demi imbécile déjà, le devint tout à fait dans cette catastrophe, et mourut de saisissement et de chagrin quelque temps après. Vobser, menacé par les autres membres de la famille, prit la fuite. La reine de Pologne ordonna que la princesse de Culmbach serait enfermée à la forteresse de Plassenbourg. Elle y entra, à peine relevée de ses couches, y passa plusieurs années dans une rigoureuse captivité, et y serait encore, si des prêtres catholiques, s'étant introduits dans sa prison, ne lui eussent promis la protection de l'impératrice Amélie, à condition qu'elle abjurerait la foi luthérienne. Elle céda à leurs insinuations et au besoin de recouvrer sa liberté; mais elle ne fut élargie qu'à la mort de la reine de Pologne; le premier usage qu'elle fit de son indépendance fut de revenir à la religion de ses pères. La jeune margrave de Bareith, Wilhelmine de Prusse, l'accueillit avec aménité dans sa petite cour. Elle s'y est fait aimer et respecter par ses vertus, sa douceur et sa sagesse. C'est une âme brisée, mais c'est encore une belle âme, et quoiqu'elle ne soit point vue favorablement à la cour de Vienne à cause de son luthéranisme, personne n'ose insulter à son malheur; personne ne peut médire de sa vie, pas même les laquais. Elle est ici en passant pour je ne sais quelle affaire; elle réside ordinairement à Bareith.

—Voilà pourquoi, reprit Consuelo, elle m'a tant parlé de ce pays-là, et tant engagée à y aller. Oh! Quelle histoire! Joseph! et quelle femme que la comtesse Hoditz! Jamais, non jamais le Porpora ne me traînera plus chez elle: jamais je ne chanterai plus pour elle!

—Et pourtant vous y pourriez rencontrer les femmes les plus pures et les plus respectables de la cour. Le monde marche ainsi, à ce qu'on assure. Le nom et la richesse couvrent tout, et, pourvu qu'on aille à l'église, on trouve ici une admirable tolérance.

—Cette cour de Vienne est donc bien hypocrite? dit Consuelo.

—Je crains, entre nous soit dit, répondit Joseph en baissant la voix, que notre grande Marie-Thérèse ne le soit un peu.»

LXXXVIII.

Peu de jours après, le Porpora ayant beaucoup remué, beaucoup intrigué à sa manière, c'est-à-dire en menaçant, en grondant ou en raillant à droite et à gauche, Consuelo, conduite à la chapelle impériale par maître Reuter (l'ancien maître et l'ancien ennemi du jeune Haydn), chanta devant Marie-Thérèse la partie de Judith, dans l'oratorio: Betulia liberata, poëme de Métastase, musique de ce même Reuter. Consuelo fut magnifique, et Marie-Thérèse daigna être satisfaite. Quand le sacré concert fut terminé, Consuelo fut invitée, avec les autres chanteurs (Caffariello était du nombre), à passer dans une des salles du palais, pour faire une collation présidée par Reuter. Elle était à peine assise entre ce maître et le Porpora, qu'un bruit, à la fois, rapide et solennel, partant de la galerie voisine, fit tressaillir tous les convives, excepté Consuelo et Caffariello, qui s'étaient engagés dans une discussion animée sur le mouvement d'un certain choeur que l'un eût voulu plus vif et l'autre plus lent. «Il n'y a que le Maestro lui-même qui puisse trancher la question,» dit Consuelo en se retournant vers le Reuter. Mais, elle ne trouva plus ni le Reuter à sa droite, ni le Porpora à sa gauche: tout le monde s'était levé de table, et rangé en ligne, d'un air pénétré. Consuelo se trouva face à face avec une femme d'une trentaine d'années, belle de fraîcheur et d'énergie, vêtue de noir (tenue de chapelle), et accompagnée de sept enfants, dont elle tenait un par la main. Celui-là, c'était l'héritier du trône, le jeune César Joseph II; et cette belle femme, à la démarche aisée, à l'air affable et pénétrant, c'était Marie-Thérèse.

«Ecco la Giuditta? demanda l'impératrice en s'adressant à Reuter. Je suis fort contente de vous, mon enfant, ajouta-t-elle en regardant Consuelo des pieds à la tête; vous m'avez fait vraiment plaisir, et jamais je n'avais mieux senti la sublimité des vers de notre admirable poëte que dans votre bouche harmonieuse. Vous prononcez parfaitement bien, et c'est à quoi je tiens par-dessus tout. Quel âge avez-vous, Mademoiselle? Vous êtes Vénitienne? Élève du célèbre Porpora, que je vois ici avec intérêt? Vous désirez entrer au théâtre de la cour? Vous êtes faite pour y briller; et M. de Kaunitz vous protège.»

Ayant ainsi interrogé Consuelo, sans attendre ses réponses, et en regardant tour à tour Métastase et Kaunitz, qui l'accompagnaient, Marie-Thérèse fit un signe à un de ses chambellans, qui présenta un bracelet assez riche à Consuelo. Avant que celle-ci eût songé à remercier, l'impératrice avait déjà traversé la salle; elle avait déjà dérobé à ses regards l'éclat du front impérial. Elle s'éloignait avec sa royale couvée de princes et d'archiduchesses, adressant un mot favorable et gracieux à chacun des musiciens qui se trouvaient à sa portée, et laissant derrière elle comme une trace lumineuse dans tous ces yeux éblouis de sa gloire et de sa puissance.

Caffariello fut le seul qui conserva ou qui affecta de conserver son sang-froid: il reprit sa discussion juste où il l'avait laissée; et Consuelo, mettant le bracelet dans sa poche, sans songer à le regarder, recommença à lui tenir tête, au grand étonnement et au grand scandale des autres musiciens, qui, courbés sous la fascination de l'apparition impériale, ne concevaient pas qu'on pût songer à autre chose tout le reste de la journée. Nous n'avons pas besoin de dire que le Porpora faisait seul exception dans son âme, et par instinct et par système, à cette fureur de prosternation. Il savait se tenir convenablement incliné devant les souverains; mais, au fond du coeur, il raillait et méprisait les esclaves. Maître Reuter, interpellé par Caffariello sur le véritable mouvement du choeur en litige, serra les lèvres d'un air hypocrite; et, après s'être laissé interroger plusieurs fois, il répondit enfin d'un air très-froid:

«Je vous avoue, Monsieur, que je ne suis point à votre conversation. Quand Marie-Thérèse est devant mes yeux, j'oublie le monde entier; et longtemps après qu'elle a disparu, je demeure sous le coup d'une émotion qui ne me permet pas de penser à moi-même.

—Mademoiselle ne paraît point étourdie de l'insigne honneur qu'elle vient de nous attirer, dit M. Holzbaüer, qui se trouvait là, et dont l'aplatissement avait quelque chose de plus contenu que celui de Reuter. C'est affaire à vous, Signora, de parler avec les têtes couronnées. On dirait que vous n'avez fait autre chose toute votre vie.

—Je n'ai jamais parlé avec aucune tête couronnée, répondit tranquillement Consuelo, qui n'entendait point malice aux insinuations de Holzbaüer; et sa majesté ne m'a point procuré un tel avantage; car elle semblait, en m'interrogeant, m'interdire l'honneur ou m'épargner le trouble de lui répondre.

—Tu aurais peut-être souhaité faire la conversation avec l'impératrice? dit le Porpora d'un air goguenard..

—Je ne l'ai jamais souhaité, repartit Consuelo naïvement.

—C’est que Mademoiselle a plus d’insouciance que d’ambition, apparemment, reprit le Reuter avec un dédain glacial.

—Maître Reuter, dit Consuelo avec confiance et candeur, êtes-vous mécontent de la manière dont j'ai chanté votre musique?»

Reuter avoua que personne ne l'avait mieux chantée, même sous le règne de l'auguste et à jamais regretté Charles VI.

«En ce cas, dit Consuelo, ne me reprochez pas mon insouciance. J'ai l'ambition de satisfaire mes maîtres, j'ai l'ambition de bien faire mon métier; quelle autre puis-je avoir? quelle autre ne serait ridicule et déplacée de ma part?

—Vous êtes trop modeste, Mademoiselle, reprit Holzbaüer. Il n'est point d'ambition trop vaste pour un talent comme le vôtre.

—Je prends cela pour un compliment plein de galanterie, répondit Consuelo; mais je ne croirai vous avoir satisfait un peu que le jour où vous m'inviterez à chanter sur le théâtre de la cour.»

Holzbaüer, pris au piège, malgré sa prudence, eut un accès de toux pour se dispenser de répondre, et se tira d'affaire par une inclination de tête courtoise et respectueuse. Puis, ramenant la conversation sur son premier terrain:

«Vous êtes vraiment, dit-il, d'un calme et d'un désintéressement sans exemple: vous n'avez pas seulement regardé le beau bracelet dont sa majesté vous a fait cadeau.

—Ah! c'est la vérité,» dit Consuelo en le tirant de sa poche, et en le passant à ses voisins qui étaient curieux de le voir et d'en estimer la valeur. Ce sera de quoi acheter du bois pour le poêle de mon maître, si je n'ai pas d'engagement cet hiver, pensait-elle; une toute petite pension nous serait bien plus nécessaire que des parures et des colifichets.

«Quelle beauté céleste que sa majesté! dit Reuter avec un soupir de componction, en lançant un regard oblique et dur à Consuelo.

—Oui, elle m'a semblé fort belle, répondit la jeune fille, qui ne comprenait rien aux coups de coude du Porpora.

—Elle vous a semblé? reprit le Reuter. Vous êtes difficile!

—J'ai à peine eu le temps de l'entrevoir. Elle a passé si vite!

—Mais son esprit éblouissant, ce génie qui se révèle à chaque syllabe sortie de ses lèvres!…

—J'ai à peine eu le temps de l'entendre: elle a parlé si peu!

—Enfin, Mademoiselle, vous êtes d'airain ou de diamant. Je ne sais ce qu'il faudrait pour vous émouvoir.

—J'ai été fort émue en chantant votre Judith, répondit Consuelo, qui savait être malicieuse dans l'occasion, et qui commençait à comprendre la malveillance des maîtres viennois envers elle.

—Cette fille a de l'esprit, sous son air simple, dit tout bas Holzbaüer à maître Reuter.

—C'est l'école du Porpora, répondit l'autre; mépris et moquerie.

—Si l'on n'y prend garde, le vieux récitatif et le style osservato nous envahiront de plus belle que par le passé, reprit Holzbaüer; mais soyez tranquille, j'ai les moyens d'empêcher cette Porporinaillerie d'élever la voix.»

Quand on se leva de table, Caffariello dit à l'oreille de Consuelo:

«Vois-tu, mon enfant, tous ces gens-là, c'est de la franche canaille.
Tu auras de la peine à faire quelque chose ici. Ils sont tous contre toi.
Ils seraient tous contre moi s'ils l'osaient.

—Et que leur avons-nous donc fait? dit Consuelo étonnée.

—Nous sommes élèves du plus grand maître de chant qu'il y ait au monde. Eux et leurs créatures sont nos ennemis naturels, ils indisposeront Marie-Thérèse contre toi, et tout ce que tu dis ici lui sera répété avec de malicieux commentaires. Ou lui dira que tu ne l'as pas trouvée belle, et que tu as jugé son cadeau mesquin. Je connais toutes ces menées. Prends courage, pourtant; je te protégerai envers et contre tous, et je crois que l'avis de Caffariello en musique vaut bien celui de Marie-Thérèse.»

«Entre la méchanceté des uns et la folie des autres, me voilà fort compromise, pensa Consuelo en s'en allant. O Porpora! disait-elle dans son coeur, je ferai mon possible pour remonter sur le théâtre. O Albert! j'espère que je n'y parviendrai pas.»

Le lendemain, maître Porpora, ayant affaire en ville pour toute la journée, et trouvant Consuelo un peu pâle, l'engagea à faire un tour de promenade hors ville à la Spinnerin am Kreutz, avec la femme de Keller, qui s'était offerte pour l'accompagner quand elle le voudrait. Dès que le maestro fut sorti:

«Beppo, dit la jeune fille, va vite louer une petite voiture, et allons-nous-en tous deux voir Angèle et remercier le chanoine. Nous avions promis de le faire plus tôt, mais mon rhume me servira d'excuse.

—Et sous quel costume vous présenterez-vous au chanoine? dit Beppo.

—Sous celui-ci, répondit-elle. Il faut bien que le chanoine me connaisse et m'accepte sous ma véritable forme.

—Excellent chanoine! je me fais une joie de le revoir.

—Et moi aussi.

—Pauvre bon chanoine! je me fais une peine de songer…

—Quoi?

—Que la tête va lui tourner tout à fait.

—Et pourquoi donc? Suis-je une déesse? Je ne le pensais pas.

—Consuelo, rappelez-vous qu'il était aux trois quarts fou quand nous l'avons quitté!

—Et moi je te dis qu'il lui suffira de me savoir femme et de me voir telle que je suis, pour qu'il reprenne l'empire de sa volonté et redevienne ce que Dieu l'a fait, un homme raisonnable.

—Il est vrai que l'habit fait quelque chose. Ainsi, quand je vous ai revue ici transformée en demoiselle, après m'être habitué pendant quinze jours à te traiter comme un garçon… j'ai éprouvé je ne sais quel effroi, je ne sais quelle gêne dont je ne peux pas me rendre compte; et il est certain que durant le voyage… s'il m'eût été permis d'être amoureux de vous … Mais tu diras que je déraisonne…

—Certainement, Joseph, lu déraisonnes; et, de plus, tu perds le temps à babiller. Nous avons dix lieues à faire pour aller au prieuré et en revenir. Il est huit heures du matin, et il faut que nous soyons rentrés à sept heures du soir, pour le souper du maître.»

Trois heures après, Beppo et sa compagne descendirent à la porte du prieuré. Il faisait une belle journée; le chanoine contemplait ses fleurs d'un air mélancolique. Quand il vit Joseph, il fit un cri de joie et s'élança à sa rencontre; mais il resta stupéfait en reconnaissant son cher Bertoni sous des habits de femme.

«Bertoni, mon enfant bien-aimé, s'écria-t-il avec une sainte naïveté, que signifie ce travestissement, et pourquoi viens-tu me voir déguisé de la sorte? Nous ne sommes point au carnaval…

—Mon respectable ami, répondit Consuelo en lui baisant la main, il faut que Votre Révérence me pardonne de l'avoir trompée. Je n'ai jamais été garçon; Bertoni n'a jamais existé, et lorsque j'ai eu le bonheur de vous connaître, j'étais véritablement déguisée.

—Nous pensions, dit Joseph qui craignait de voir la consternation du chanoine se changer en mécontentement, que votre révérence n'était point la dupe d'une innocente supercherie. Cette feinte n'avait point été imaginée pour la tromper, c'était une nécessité imposée par les circonstances, et nous avons toujours cru que monsieur le chanoine avait la générosité et la délicatesse de s'y prêter.

—Vous l'avez cru? reprit le chanoine interdit et effrayé; et vous,
Bertoni… je veux dire mademoiselle, vous l'avez cru aussi!

—Non, monsieur le chanoine, répondit Consuelo; je ne l'ai pas cru un instant. J'ai parfaitement vu que votre révérence ne se doutait nullement de la vérité.

—Et vous me rendez justice, dit le chanoine d'un ton un peu sévère, mais profondément triste; je ne sais point transiger avec la bonne foi, et si j'avais deviné votre sexe, je n'aurais jamais songé à insister comme je l'ai fait, pour vous engager à rester chez moi. Il a bien couru dans le village voisin, et même parmi mes gens, un bruit vague, un soupçon qui me faisait sourire, tant j'étais obstiné à me méprendre sur votre compte. On a dit qu'un des deux petits musiciens qui avaient chanté la messe le jour de la fête patronale, était une femme déguisée. Et puis, on a prétendu que ce propos était une méchanceté du cordonnier Gottlieb, pour effrayer et affliger le curé. Enfin, moi-même, j'ai démenti ce bruit avec assurance. Vous voyez que j'étais votre dupe bien complètement, et qu'on ne saurait l'être davantage.

—Il y a eu une grande méprise, répondit Consuelo avec l'assurance de la dignité; mais il n'y a point eu de dupe, monsieur le chanoine. Je ne crois pas m'être éloignée un seul instant du respect qui vous est dû, et des convenances que la loyauté impose. J'étais la nuit sans gîte sur le chemin, écrasée de soif et de fatigue, après une longue route à pied. Vous n'eussiez pas refusé l'hospitalité à une mendiante. Vous me l'avez accordée au nom de la musique, et j'ai payé mon écot en musique. Si je ne suis pas partie malgré vous dès le lendemain, c'est grâce à des circonstances imprévues qui me dictaient un devoir au-dessus de tous les autres. Mon ennemie, ma rivale, ma persécutrice tombait des nues à votre porte, et, privée de soins et de secours, avait droit à mes secours et à mes soins. Votre révérence se rappelle bien le reste; elle sait bien que si j'ai profité de sa bienveillance, ce n'est pas pour mon compte. Elle sait bien aussi que je me suis éloignée aussitôt que mon devoir a été accompli; et si je reviens aujourd'hui la remercier en personne des bontés dont elle m'a comblée, c'est que la loyauté me faisait un devoir de la détromper moi-même et de lui donner les explications nécessaires à notre mutuelle dignité.

—Il y a dans tout ceci, dit le chanoine à demi vaincu, quelque chose de mystérieux et de bien extraordinaire. Vous dites que la malheureuse dont j'ai adopté l'enfant était votre ennemie, votre rivale… Qui êtes-vous donc vous-même, Bertoni?… Pardonnez-moi si ce nom revient toujours sur mes lèvres, et dites-moi comment je dois vous appeler désormais.

—Je m'appelle la Porporina, répondit Consuelo; je suis l'élève du Porpora, je suis cantatrice. J'appartiens au théâtre.

—Ah! fort bien! dit le chanoine avec un profond soupir. J'aurais dû le deviner à la manière dont vous avez joué votre rôle, et, quant à votre talent prodigieux pour la musique, je ne dois plus m'en étonner; vous avez été à bonne école. Puis-je vous demander si monsieur Beppo est votre frère… ou votre mari?

—Ni l'un ni l'autre. Il est mon frère par le coeur, rien que mon frère, monsieur le Chanoine; et si mon âme ne s'était pas sentie aussi chaste que la vôtre, je n'aurais pas souillé de ma présence la sainteté de votre demeure.»

Consuelo avait, pour dire la vérité, un accent irrésistible, et dont le chanoine subit la puissance, comme les âmes pures et droites subissent toujours celle de la sincérité. Il se sentit comme soulagé d'un poids énorme, et, tout en marchant lentement entre ses deux jeunes protégés, il interrogea Consuelo avec une douceur et un retour d'affection sympathique qu'il oublia peu à peu de combattre en lui-même. Elle lui raconta rapidement, et sans lui nommer personne, les principales circonstances de sa vie; ses fiançailles au lit de mort de sa mère avec Anzoleto, l'infidélité de celui-ci, la haine de Corilla, les outrageants desseins de Zustiniani, les conseils du Porpora, le départ de Venise, l'attachement qu'Albert avait pris pour elle, les offres de la famille de Rudolstadt, ses propres hésitations et ses scrupules, sa fuite du château des Géants, sa rencontre avec Joseph Haydn, son voyage, son effroi et sa compassion au lit de douleur de la Corilla, sa reconnaissance pour la protection accordée par le chanoine à l'enfant d'Anzoleto; enfin son retour à Vienne, et jusqu'à l'entrevue qu'elle avait eue la veille avec Marie-Thérèse. Joseph n'avait pas su jusque-là toute l'histoire de Consuelo; elle ne lui avait jamais parlé d'Anzoleto, et le peu de mots qu'elle venait de dire de son affection passée pour ce misérable ne le frappa pas très-vivement; mais sa générosité à l'égard de Corilla, et sa sollicitude pour l'enfant, lui firent une si profonde impression, qu'il se détourna pour cacher ses larmes. Le chanoine ne retint pas les siennes. Le récit de Consuelo, concis, énergique et sincère, lui fit le même effet qu'un beau roman qu'il aurait lu, et justement il n'avait jamais lu un seul roman, et celui-là fut le premier de sa vie qui l'initia aux émotions vives de la vie des autres. Il s'était assis sur un banc pour mieux écouter, et quand la jeune fille eut tout dit, il s'écria:

«Si tout cela est la vérité, comme je le crois, comme il me semble que je le sens dans mon coeur, par la volonté du ciel, vous êtes une sainte fille… Vous êtes sainte Cécile revenue sur la terre! Je vous avouerai franchement que je n'ai jamais eu de préjugé contre le théâtre, ajouta-t-il après un instant de silence et de réflexion, et vous me prouvez qu'on peut faire son salut là comme ailleurs. Certainement, si vous persistez à être aussi pure et aussi généreuse que vous l'avez été jusqu'à ce jour, vous aurez mérité le ciel, mon cher Bertoni!… Je vous le dis comme je le pense, ma chère Porporina!

—Maintenant, monsieur le chanoine, dit Consuelo en se levant, donnez-moi des nouvelles d'Angèle avant que je prenne congé de Votre Révérence.

—Angèle se porte bien et vient à merveille, répondit le chanoine. Ma jardinière en prend le plus grand soin, et je la vois à tout instant qui la promène dans mon parterre. Elle poussera au milieu des fleurs, comme une fleur de plus sous mes yeux, et quand le temps d'en faire une âme chrétienne sera venu, je ne lui épargnerai pas la culture. Reposez-vous sur moi de ce soin, mes enfants. Ce que j'ai promis à la face du ciel, je l'observerai religieusement. Il paraît que madame sa mère ne me disputera pas ce soin; car, bien qu'elle soit à Vienne, elle n'a pas envoyé une seule fois demander des nouvelles de sa fille.

—Elle a pu le faire indirectement, et sans que vous l'ayez su, répondit Consuelo; je ne puis croire qu'une mère soit indifférente à ce point. Mais la Corilla brigue un engagement au théâtre de la cour. Elle sait que Sa Majesté est fort sévère, et n'accorde point sa protection aux personnes tarées. Elle a intérêt à cacher ses fautes, du moins jusqu'à ce que son engagement soit signé. Gardons-lui donc le secret.

—Et elle vous fait concurrence cependant! s'écria Joseph; et on dit qu'elle l'emportera, par ses intrigues; qu'elle vous diffame déjà dans la ville; qu'elle vous a présentée comme la maîtresse du comte Zustiniani. On a parlé de cela à l'ambassade, Keller me la dit… On en était indigné; mais on craignait qu'elle ne persuadât M. de Kaunitz, qui écoute volontiers ces sortes d'histoires, et qui ne tarit pas en éloges sur la beauté de Corilla…

—Elle a dit de pareilles choses!» dit Consuelo en rougissant d'indignation; puis elle ajouta avec calme: «Cela devait être, j'aurais dû m'y attendre.

—Mais il n'y a qu'un mot à dire pour déjouer toutes ses calomnies, reprit
Joseph; et ce mot je le dirai, moi! Je dirai que…

—Tu ne diras rien, Beppo, ce serait une lâcheté et une barbarie. Vous ne le direz pas non plus, monsieur le chanoine, et si j'avais envie de le dire, vous m'en empêcheriez, n'est-il pas vrai?

—Ame vraiment évangélique! s'écria le chanoine. Mais songez que ce secret n'en peut pas être un bien longtemps. Il suffit de quelques valets et de quelques paysans qui ont constaté et qui peuvent ébruiter le fait, pour qu'on sache avant quinze jours que la chaste Corilla est accouchée ici d'un enfant sans père, qu'elle a abandonné par-dessus le marché.

—Avant quinze jours, la Corilla ou moi sera engagée. Je ne voudrais pas l'emporter sur elle par un acte de vengeance. Jusque-là, Beppo, silence, ou je te retire mon estime et mon amitié. Et maintenant, adieu, monsieur le chanoine. Dites-moi que vous me pardonnez, tendez-moi encore une main paternelle, et je me retire, avant que vos gens aient vu ma figure sous cet habit.

—Mes gens diront ce qu'ils voudront, et mon bénéfice ira au diable, si le ciel veut qu'il en soit ainsi! Je viens de recueillir un héritage qui me donne le courage de braver les foudres de l'ordinaire. Ainsi, mes enfants, ne me prenez pas pour un saint; je suis las d'obéir et de me contraindre; je veux vivre honnêtement et sans terreurs imbéciles. Depuis que je n'ai plus le spectre de Brigide à mes côtés, et depuis surtout que je me vois à la tête d'une fortune indépendante, je me sens brave comme un lion. Or donc, venez déjeuner avec moi; nous baptiserons Angèle après, et puis nous ferons de la musique jusqu'au dîner.»

Il les entraîna au prieuré.

«Allons, André, Joseph! cria-t-il à ses valets en entrant; venez voir le signor Bertoni métamorphosé en dame. Vous ne vous seriez pas attendus à cela? ni moi non plus! Eh bien, dépêchez-vous de partager ma surprise, et mettez-nous vite le couvert.»

Le repas fut exquis, et nos jeunes gens virent que si de graves modifications s'étaient faites dans l'esprit du chanoine, ce n'était pas sur l'habitude de la bonne chère qu'elles avaient opéré. On porta ensuite l'enfant dans la chapelle du prieuré. Le chanoine quitta sa douillette, endossa une soutane et un surplis, et fit la cérémonie. Consuelo et Joseph firent l'office de parrain et de marraine, et le nom d'Angèle fut confirmé à la petite fille. Le reste de l'après-midi fut consacré à la musique, et les adieux vinrent ensuite. Le chanoine se lamenta de ne pouvoir retenir ses amis à dîner; mais il céda à leurs raisons, et se consola à l'idée de les revoir à Vienne, où il devait bientôt se rendre pour passer une partie de l'hiver. Tandis qu'on attelait leur voiture, il les conduisit dans la serre pour leur faire admirer plusieurs plantes nouvelles dont il avait enrichi sa collection. Le jour baissait, mais le chanoine, qui avait l'odorat fort exercé, n'eut pas plus tôt fait quelques pas sous les châssis de son palais transparent qu'il s'écria:

«Je démêle ici un parfum extraordinaire! Le glaïeul-vanille aurait-il fleuri? Mais non; ce n'est pas là l'odeur de mon glaïeul. Le strelitzia est inodore… les cyclamens ont un arôme moins pur et moins pénétrant. Qu'est-ce donc qui se passe ici? Si mon volkameria n'était point mort, hélas! je croirais que c'est lui que je respire! Pauvre plante! je n'y veux plus penser.»

Mais tout à coup le chanoine fit un cri de surprise et d'admiration en voyant s'élever devant lui, dans une caisse, le plus magnifique volkameria qu'il eût vu de sa vie, tout couvert de ses grappes de petites roses blanches doublées de rose, dont le suave parfum remplissait la serre et dominait toutes les vulgaires senteurs éparses à l'entour.

«Est-ce un prodige? D'où me vient cet avant-goût du paradis, cette fleur du jardin de Béatrix? s'écria-t-il dans un ravissement poétique.

—Nous l'avons apporté dans notre voiture avec tous les soins imaginables, répondit Consuelo; permettez-nous de vous l'offrir en réparation d'une affreuse imprécation sortie de ma bouche un certain jour, et dont je me repentirai toute ma vie:

—Oh! ma chère fille! quel don, et avec quelle délicatesse il est offert! dit le chanoine attendri. O cher volkameria! tu auras un nom particulier comme j'ai coutume d'en donner aux individus les plus splendides de ma collection; tu t'appelleras Bertoni, afin de consacrer le souvenir d'un être qui n'est plus et que j'ai aimé avec des entrailles de père.

—Mon bon père, dit Consuelo en lui serrant la main, vous devez vous habituer à aimer vos filles autant que vos fils. Angèle n'est point un garçon…

—Et la Porporina est ma fille aussi! dit le chanoine; oui, ma fille, oui, oui, ma fille!» répéta-t-il en regardant alternativement Consuelo et le volkameria-Bertoni avec des yeux remplis de larmes.

A six heures, Joseph et Consuelo étaient rentrés au logis. La voiture les avait laissés à l'entrée du faubourg, et rien ne trahit leur innocente escapade. Le Porpora s'étonna seulement que Consuelo n'eût pas meilleur appétit après une promenade dans les belles prairies qui entourent la capitale de l'empire. Le déjeuner du chanoine avait peut-être rendu Consuelo un peu friande ce jour-là. Mais le grand air et le mouvement lui Procurèrent un excellent sommeil, et le lendemain elle se sentit en voix et en courage plus qu'elle ne l'avait encore été à Vienne.

LXXXIX.

Dans l'incertitude de sa destinée, Consuelo, croyant trouver peut-être une excuse ou un motif à celle de son coeur, se décida enfin à écrire au comte Christian de Rudolstadt, pour lui faire part de sa position vis-à-vis du Porpora, des efforts que ce dernier tentait pour la faire rentrer au théâtre, et de l'espérance qu'elle nourrissait encore de les voir échouer. Elle lui parla sincèrement, lui exposa tout ce qu'elle devait de reconnaissance, de dévouement et de soumission à son vieux maître, et, lui confiant les craintes qu'elle éprouvait à l'égard d'Albert, elle le priait instamment de lui dicter la lettre qu'elle devait écrire à ce dernier pour le maintenir dans un état de confiance et de calme. Elle terminait en disant: «J'ai demandé du temps à Vos Seigneuries pour m'interroger moi-même et me décider. Je suis résolue à tenir ma parole, et je puis jurer devant Dieu que je me sens la force de fermer mon coeur et mon esprit à toute fantaisie contraire, comme à toute nouvelle affection. Et cependant, si je rentre au théâtre, j'adopte un parti qui est, en apparence, une infraction à mes promesses, un renoncement formel à l'espérance de les tenir. Que Votre Seigneurie me juge, ou plutôt qu'elle juge le destin qui me commande et le devoir qui me gouverne. Je ne vois aucun moyen de m'y soustraire sans crime. J'attends d'elle un conseil supérieur à celui de ma propre raison; mais pourra-t-il être contraire à celui de ma conscience?»

Lorsque cette lettre fut cachetée et confiée à Joseph pour qu'il la fit partir, Consuelo se sentit plus tranquille, ainsi qu'il arrive dans une situation funeste, lorsqu'on a trouvé un moyen de gagner du temps et de reculer le moment de la crise. Elle se disposa donc à rendre avec Porpora une visite, considérée par celui-ci comme importante et décisive, au très-renommé et très-vanté poëte impérial, M. l'abbé Métastase.

—Ce personnage illustre avait alors environ cinquante ans; il était d'une belle figure, d'un abord gracieux, d'une conversation charmante, et Consuelo eût ressenti pour lui une vive sympathie, si elle n'eût eu, en se rendant à la maison qu'habitaient, à différents étages, le poëte impérial et le perruquier Keller, la conversation suivante avec Porpora:

«Consuelo (c'est le Porpora qui parle), tu vas voir un homme de bonne mine, à l'œil vif et noir, au teint vermeil, à la bouche fraîche et souriante, qui veut, à toute force, être en proie à une maladie lente, cruelle et dangereuse; un homme qui mange, dort, travaille et engraisse tout comme un autre, et qui prétend être livré à l'insomnie, à la diète, à l'accablement, au marasme. N'aie pas la maladresse, lorsqu'il va se plaindre devant toi de ses maux, de lui dire qu'il n'y paraît point, qu'il a fort bon visage, ou toute autre platitude semblable; car il veut qu'on le plaigne, qu'on s'inquiète et qu'on le pleure d'avance. N'aie pas le malheur non plus de lui parler de la mort, ou d'une personne morte; il a peur de la mort, et ne veut pas mourir. Et cependant ne commets pas la balourdise de lui dire en le quittant: «J'espère que votre précieuse santé sera bientôt meilleure;» car il veut qu'on le croie mourant, et, s'il pouvait persuader aux autres qu'il est mort, il en serait fort content, à condition toutefois qu'il ne le crût pas lui-même.

—Voilà une sotte manie pour un grand homme, répondit Consuelo. Que faudra-t-il donc lui dire, s'il ne faut lui parler ni de guérison, ni de mort?

—Il faut lui parler de sa maladie, lui faire mille questions, écouter tout le détail de ses souffrances et de ses incommodités, et, pour conclure, lui dire qu'il ne se soigne pas assez, qu'il s'oublie lui-même, qu'il ne se ménage point, qu'il travaille trop. De cette façon, nous le disposerons en notre faveur.

—N'allons-nous pas lui demander pourtant de faire un poëme et de vous le faire mettre en musique, afin que je puisse le chanter? Comment pouvons-nous à la fois lui conseiller de ne point écrire et le conjurer d'écrire pour nous au plus vite?

—Tout cela s'arrange dans la conversation; il ne s'agit que de placer les choses à propos.»

Le maestro voulait que son élève sût se rendre agréable au poëte; mais, sa causticité naturelle ne lui permettant point de dissimuler les ridicules d'autrui, il commettait lui-même la maladresse de disposer Consuelo à l'examen clairvoyant, et à cette sorte de mépris intérieur qui nous rend peu aimables et peu sympathiques à ceux dont le besoin est d'être flattés et admirés sans réserve. Incapable d'adulation et de tromperie, elle souffrit d'entendre le Porpora caresser les misères du poëte, et le railler cruellement sous les dehors d'une pieuse commisération pour des maux imaginaires. Elle en rougit plusieurs fois, et ne put que garder un silence pénible, en dépit des signes que lui faisait son maître pour qu'elle le secondât.

La réputation de Consuelo commençait à se répandre à Vienne; elle avait chanté dans plusieurs salons, et son admission au théâtre italien était une hypothèse qui agitait un peu la coterie musicale. Métastase était tout-puissant; que Consuelo gagnât sa sympathie en caressant à propos son amour-propre, et il pouvait confier au Porpora le soin de mettre en musique son Attilio Regolo, qu'il gardait en portefeuille depuis plusieurs années. Il était donc bien nécessaire que l'élève plaidât pour le maître, car le maître ne plaisait nullement au poëte impérial. Métastase n'était pas Italien pour rien, et les Italiens ne se trompent pas aisément les uns les autres. Il avait trop de finesse et de pénétration pour ne point savoir que Porpora avait une médiocre admiration pour son génie dramatique, et qu'il avait censuré plus d'une fois avec rudesse (à tort ou à raison) son caractère craintif, son égoïsme et sa fausse sensibilité. La réserve glaciale de Consuelo, le peu d'intérêt qu'elle semblait prendre à sa maladie, ne lui parurent point ce qu'ils étaient en effet, le malaise d'une respectueuse pitié. Il y vit presque une insulte, et s'il n'eût été esclave de la politesse et du savoir-faire, il eût refusé net de l'entendre chanter; il y consentit pourtant après quelques minauderies, alléguant l'excitation de ses nerfs et la crainte qu'il avait d'être ému. Il avait entendu Consuelo chanter son oratorio de Judith; mais il fallait qu'il prît une idée d'elle dans le genre scénique, et Porpora insistait beaucoup.

«Mais que faire, et comment chanter, lui dit tout bas Consuelo, s'il faut craindre de l'émouvoir?

—Il faut l'émouvoir, au contraire, répondit de même le maestro. Il aime beaucoup à être arraché à sa torpeur, parce que, quand il est bien agité, il se sent en veine d'écrire.»

Consuelo chanta un air d'Achille in Sciro, la meilleure oeuvre dramatique de Métastase, qui avait été mise en musique par Caldara, en 1736, et représentée aux fêtes du mariage de Marie-Thérèse. Métastase fut aussi frappé de sa voix et de sa méthode qu'il l'avait été à la première audition; mais il était résolu à se renfermer dans le même silence froid et gêné qu'elle avait gardé durant le récit de sa maladie. Il n'y réussit point; car il était artiste en dépit de tout, le digne homme, et quand un noble interprète fait vibrer dans l'âme du poëte les accents de sa muse et le souvenir de ses triomphes, il n'est guère de rancune qui tienne.

L'abbé Métastase, essaya de se défendre contre ce charme tout-puissant. Il toussa beaucoup, s'agita sur son fauteuil comme un homme distrait par la souffrance, et puis, tout à coup reporté à des souvenirs plus émouvants encore que ceux de sa gloire, il cacha son visage dans son mouchoir et se mit à sangloter. Le Porpora, caché derrière son fauteuil, faisait signe à Consuelo de ne pas le ménager, et se frottait les mains d'un air malicieux.

Ces larmes, qui coulaient abondantes et sincères, réconcilièrent tout à coup la jeune fille avec le pusillanime abbé. Aussitôt qu'elle eut fini son air, elle s'approcha pour lui baiser la main et pour lui dire cette fois avec une effusion convaincante:

«Hélas! Monsieur, que je serais fière et heureuse de vous avoir ému ainsi, s'il ne m'en coûtait un remords! La crainte de vous avoir fait du mal empoisonne ma joie!

—Ah! ma chère enfant, s'écria l'abbé tout à fait gagné, vous ne savez pas, vous ne pouvez pas savoir le bien et le mal que vous m'avez fait. Jamais jusqu'ici je n'avais entendu une voix de femme qui me rappelât celle de ma chère Marianna! et vous me l'avez tellement rappelée, ainsi que sa manière et son expression, que j'ai cru l'entendre elle-même. Ah! vous m'avez brisé le coeur!»

Et il recommença à sangloter.

«Sa Seigneurie parle d'une personne bien illustre, et que tu dois te proposer constamment pour modèle, dit le Porpora à son élève, la célèbre et incomparable Marianna Bulgarini.

—La Romanina? s'écria Consuelo; ah! je l'ai entendue dans mon enfance à Venise; c'est mon premier grand souvenir, et je ne l'oublierai jamais.

—Je vois bien que vous l'avez entendue, et qu'elle vous a laissé une impression ineffaçable, reprit le Métastase. Ah! jeune fille, imitez-la en tout, dans son jeu comme dans son chant, dans sa bonté comme dans sa grandeur, dans sa puissance comme dans son dévouement! Ah! qu'elle était belle lorsqu'elle représentait la divine Vénus, dans le premier opéra que je fis à Rome! Celle à elle que je dus mon premier triomphe.

—Et c'est à Votre Seigneurie qu'elle a dû ses plus beaux succès, dit le
Porpora.

—Il est vrai que nous avons contribué à la fortune l'un de l'autre. Mais rien n'a pu m'acquitter assez envers elle. Jamais tant d'affection, jamais tant d'héroïque persévérance et de soins délicats n'ont habité l'âme d'une mortelle. Ange de ma vie, je te pleurerai éternellement, et je n'aspire qu'à te rejoindre!»

Ici l'abbé pleura encore. Consuelo était fort émue, Porpora affecta de l'être; mais, en dépit de lui-même, sa physionomie restait ironique et dédaigneuse. Consuelo le remarqua et se promit de lui reprocher cette méfiance ou cette dureté. Quant à Métastase, il ne vit que l'effet qu'il souhaitait produire, l'attendrissement et l'admiration de la bonne Consuelo. Il était de la véritable espèce des poëtes: c'est-à-dire qu'il pleurait plus volontiers devant les autres que dans le secret de sa chambre, et qu'il ne sentait jamais si bien ses affections et ses douleurs que quand il les racontait avec éloquence. Entraîné par l'occasion, il fit à Consuelo le récit de cette partie de sa jeunesse où la Romanina a joué un si grand rôle; les services que cette généreuse amie lui rendit, le soin filial qu'elle prit de ses vieux parents, le sacrifice maternel qu'elle accomplit en se séparant de lui pour l'envoyer faire fortune à Vienne; et quand il en fut à la scène des adieux, quand il eut dit, dans les termes les plus choisis et les plus tendres, de quelle manière sa chère Marianna, le coeur déchiré et la poitrine gonflée de sanglots, l'avait exhorté à l'abandonner pour ne songer qu'à lui-même, il s'écria:

«Oh! que si elle eût deviné l'avenir qui m'attendait loin d'elle, que si elle eût prévu les douleurs, les combats, les terreurs, les angoisses, les revers et jusqu'à l'affreuse maladie qui devaient être mon partage ici, elle se fût bien épargné ainsi qu'à moi une si affreuse immolation! Hélas! j'étais loin de croire que nous nous faisions d'éternels adieux, et que nous ne devions jamais nous rencontrer sur la terre!

—Comment! vous ne vous êtes point revus? dit Consuelo dont les yeux étaient baignés de larmes, car la parole du Métastase avait un charme extraordinaire: elle n'est point venue à Vienne?

—Elle n'y est jamais venue! répondit l'abbé d'un air accablé.

—Après tant de dévouement, elle n'a pas eu le courage de venir ici vous retrouver? reprit Consuelo, à qui le Porpora faisait en vain des yeux terribles.»

Le Métastase ne répondit rien: il paraissait absorbé dans ses pensées.

«Mais elle pourrait y venir encore? poursuivit Consuelo avec candeur, et elle y viendra certainement. Cet heureux événement vous rendra la santé.»

L'abbé pâlit et fit un geste de terreur. Le maestro toussa de toute sa force, et Consuelo, se rappelant tout à coup que la Romanina était morte depuis plus de dix ans, s'aperçut de l'énorme maladresse qu'elle commettait en rappelant l'idée de la mort à cet ami, qui n'aspirait, selon lui, qu'à rejoindre sa bien-aimée dans la tombe. Elle se mordit les lèvres, et se retira bientôt avec son maître, lequel n'emportait de cette visite que de vagues promesses et force civilités, comme à l'ordinaire.

«Qu'as-tu fait, tête de linotte? dit-il à Consuelo dès qu'ils furent dehors.

—Une grande sottise, je le vois bien. J'ai oublié que la Romanina ne vivait plus; mais croyez-vous bien, maître, que cet homme si aimant et si désolé soit attaché à la vie autant qu'il vous plaît de le dire? Je m'imagine, au contraire, que le regret d'avoir perdu son amie est la seule cause de son mal, et que si quelque terreur superstitieuse lui fait redouter l'heure suprême, il n'en est pas moins horriblement et sincèrement las de vivre.

—Enfant! dit le Porpora, on n'est jamais las de vivre quand on est riche, honoré, adulé et bien portant; et quand on n'a jamais eu d'autres soucis et d'autres passions que celle-là, on ment et on joue la comédie quand on maudit l'existence.

—Ne dites pas qu'il n'a jamais eu d'autres passions. Il aimé la Marianna, et je m'explique pourquoi il a donné ce nom chéri à sa filleule et à sa nièce Marianna Martiez…»

Consuelo avait failli dire l'élève de Joseph; mais elle s'arrêta brusquement.

«Achève, dit le Porpora, sa filleule, sa nièce ou sa fille.

—On le dit; mais que m'importe?

—Cela prouverait, du moins, que le cher abbé s'est consolé assez vite de l'absence de sa bien-aimée; mais lorsque tu lui demandais (que Dieu confonde ta stupidité!) pourquoi sa chère Marianna n'était pas venue le rejoindre ici, il ne t'a pas répondu, et je vais répondre à sa place. La Romanina lui avait bien, en effet, rendu les plus grands services qu'un homme puisse accepter d'une femme. Elle l'avait bien nourri, logé, habillé, secouru, soutenu en toute occasion; elle l'avait bien aidé à se faire nommer poeta cesareo. Elle s'était bien faite la servante, l'amie, la garde-malade, la bienfaitrice de ses vieux-parents. Tout cela est exact. La Marianna avait un grand coeur: je l'ai beaucoup connue; mais ce qu'il y a de vrai aussi, c'est qu'elle désirait ardemment se réunir à lui, en se faisant admettre au théâtre de la cour. Et ce qu'il y a de plus vrai encore, c'est que monsieur l'abbé ne s'en souciait pas du tout et ne le permit jamais. Il y avait bien entre eux un commerce de lettres les plus tendres du monde. Je ne doute pas que celles du poëte ne fussent des chefs-d'oeuvre. On les imprimera: il le savait bien. Mais tout en disant à sa dilettissima amica qu'il soupirait après le jour de leur réunion, et qu'il travaillait sans cesse à faire luire ce jour heureux sur leur existence, le maître renard arrangeait les choses de manière à ce que la malencontreuse cantatrice ne vînt pas tomber au beau milieu de ses illustres et lucratives amours avec une troisième Marianna (car ce nom-là est une heureuse fatalité dans sa vie), la noble et toute-puissante comtesse d'Althan, favorite du dernier César. On dit qu'il en est résulté un mariage secret; je le trouve donc fort mal venu à s'arracher les cheveux pour cette pauvre Romanina, qu'il a laissée mourir de chagrin tandis qu'il faisait des madrigaux dans les bras des dames de la cour.

—Vous commentez et vous jugez tout cela avec un cynisme cruel, mon cher maître, reprit Consuelo attristée.

—Je parle comme tout le monde; je n'invente rien; c'est la voix publique qui affirme tout cela: Va, tous les comédiens ne sont pas au théâtre; c'est un vieux proverbe.

—La voix publique n'est pas toujours la plus éclairée, et, en tous cas, ce n'est jamais la plus charitable. Tiens, maître, je ne puis pas croire qu'un homme de ce renom et de ce talent ne soit rien de plus qu'un comédien en scène. Je l'ai vu pleurer des larmes véritables, et quand même il aurait à se reprocher d'avoir trop vite oublié sa première Marianna, ses remords ne feraient qu'ajouter à la sincérité de ses regrets d'aujourd'hui. En tout ceci, j'aime mieux le croire faible que lâche. On l'avait fait abbé, on le comblait de bienfaits; la cour était dévote; ses amours avec une comédienne y eussent fait grand scandale. Il n'a pas voulu précisément trahir et tromper la Bulgarini: il a eu peur, il a hésité, il a gagné du temps,… elle est morte…

—Et il en a remercié la Providence, ajouta l'impitoyable maestro. Et maintenant notre impératrice lui envoie des boîtes et des bagues avec son chiffre en brillants; des plumes de lapis avec des lauriers en brillants; des pots en or massif remplis de tabac d'Espagne, des cachets faits d'un seul gros brillant, et tout cela brille si fort, que les yeux du poëte sont toujours baignés de larmes.

—Et tout cela peut-il le consoler d'avoir brisé le coeur de la Romanina?

—Il se peut bien que non. Mais le désir de ces choses l'a décidé à le faire.

—Triste vanité! Pour moi, j'ai eu bien de la peine à m'empêcher de rire quand il nous a montré son chandelier d'or à chapiteau d'or, avec la devise ingénieuse que l'impératrice y a fait graver:

Perche possa risparamiare i suoi occhi!

Voilà, en effet, qui est bien délicat et qui le faisait s'écrier avec emphase: Affettuosa espressione valutabile più assai dell' oro! Oh! le pauvre homme!

—O l'homme malheureux!» dit Consuelo en soupirant.

Et elle rentra fort triste, car elle avait fait involontairement un rapprochement terrible entre la situation de Métastase à l'égard de Marianna et la sienne propre à l'égard d'Albert. «Attendre et mourir! se disait-elle: est-ce donc là le sort de ceux qui aiment passionnément? Faire attendre et faire mourir, est-ce donc là la destinée de ceux qui poursuivent la chimère de la gloire?»

«Qu'as-tu à rêver ainsi? lui dit le maestro; il me semble que tout va bien, et que, malgré tes gaucheries, tu as conquis le Métastase.

—C'est une maigre conquête que celle d'une âme faible, répondit-elle, et je ne crois pas que celui qui a manqué de courage pour faire admettre Marianna au théâtre impérial en retrouve un peu pour moi.

—Le Métastase, en fait d'art, gouverne désormais l'impératrice.

—Le Métastase, en fait d'art, ne conseillera jamais à l'impératrice que ce qu'elle paraîtra désirer, et on a beau parler des favoris et des conseillers de Sa Majesté… J'ai vu les traits de Marie-Thérèse, et je vous le dis, mon maître, Marie-Thérèse est trop politique pour avoir des amants, trop absolue pour avoir des amis.

—Eh bien, dit le Porpora soucieux, il faut gagner l'impératrice elle-même, il faut que tu chantes dans ses appartements un matin, et qu'elle te parle, qu'elle cause avec toi. On dit qu'elle n'aime que les personnes vertueuses. Si elle a ce regard d'aigle qu'on lui prête, elle te jugera et te préférera. Je vais tout mettre en oeuvre pour qu'elle te voie en tête-à-tête.»

XC.

Un matin, Joseph, étant occupé à frotter l'antichambre du Porpora, oublia que la cloison était mince et le sommeil du maestro léger; il se laissa aller machinalement à fredonner une phrase musicale qui lui venait à l'esprit, et qu'accompagnait rhythmiquement le mouvement de sa brosse sur le plancher. Le Porpora, mécontent d'être éveillé avant l'heure, s'agite dans son lit, essaie de se rendormir, et, poursuivi par cette voix belle et fraîche qui chante avec justesse et légèreté une phrase fort gracieuse et fort bien faite, il passe sa robe de chambre et va regarder par le trou de la serrure, moitié charmé de ce qu'il entend, moitié courroucé contre l'artiste qui vient sans façon composer chez lui avant son lever. Mais quelle surprise! c'est Beppo qui chante et qui rêve, et qui poursuit son idée tout en vaquant d'un air préoccupé aux soins du ménage.

«Qu'est-ce que tu chantes là? dit le maestro d'une voix tonnante en ouvrant la porte brusquement.»

Joseph, étourdi comme un homme éveillé en sursaut, faillit jeter balai et plumeau, et quitter la maison à toutes jambes; mais s'il n'avait plus, depuis longtemps, l'espoir de devenir l'élève du Porpora, il s'estimait encore bien heureux d'entendre Consuelo travailler avec le maître et de recevoir les leçons de cette généreuse amie en cachette, quand le maître était absent. Pour rien au monde il n'eût donc voulu être chassé, et il se hâta de mentir pour éloigner les soupçons.

«Ce que je chante, dit-il tout décontenancé; hélas! maître, je l'ignore.

—Chante-t-on ce qu'on ignore? Tu mens!

—Je vous assure, maître, que je ne sais ce que je chantais. Vous m'avez tant effrayé que je l'ai déjà oublié. Je sais bien que j'ai fait une grande faute de chanter auprès de votre chambre. Je suis distrait, je me croyais bien loin d'ici, tout seul; je me disais: A présent tu peux chanter; personne n'est là pour te dire: Tais-toi, ignorant, tu chantes faux. Tais-toi, brute, tu n'as pas pu apprendre la musique.

—Qui t'a dit que tu chantais faux?

—Tout le monde.

—Et moi, je te dis, s'écria le maestro d'un ton sévère, que tu ne chantes pas faux. Et qui a essayé de t'enseigner la musique?

—Mais… par exemple, maître Reuter, dont mon ami Keller fait la barbe, et qui m'a chassé de la leçon, disant que je ne serais jamais qu'un âne.»

Joseph connaissait déjà assez les antipathies du maestro pour savoir qu'il faisait peu de cas du Reuter, et même il avait compté sur ce dernier pour lui gagner les bonnes grâces du Porpora, la première fois qu'il essaierait de le desservir auprès de lui. Mais le Reuter, dans les rares visites qu'il avait rendues au maestro, n'avait pas daigné reconnaître son ancien élève dans l'antichambre.

—Maître Reuter est un âne lui-même, murmura le Porpora entre ses dents; mais il ne s'agit pas de cela, reprit-il tout haut; je veux que tu me dises où tu as pêché cette phrase.»

Et il chanta celle que Joseph lui avait fait entendre dix fois de suite par mégarde.

—Ah! cela? dit Haydn qui commençait à mieux augurer des dispositions du maître, mais qui ne s'y fiait pas encore; c'est quelque chose que j'ai entendu chanter à la signora.

—A la Consuelo? à ma fille? Je ne connais pas cela. Ah çà, tu écoutes donc aux portes?

—Oh non, Monsieur! mais la musique, cela arrive de chambre en chambre jusqu'à la cuisine, et on l'entend, malgré soi.

—Je n'aime pas à être servi par des gens qui ont tant de mémoire, et qui vont chanter nos idées inédites dans la rue. Vous ferez votre paquet aujourd'hui, et vous irez ce soir chercher une autre condition.»

Cet arrêt tomba comme un coup de foudre sur le pauvre Joseph, et il alla pleurer dans la cuisine où bientôt Consuelo vint écouter le récit de sa mésaventure, et le rassurer en lui promettant d'arranger ses affaires.

«Comment, maître, dit-elle au Porpora en lui présentant son café, tu veux chasser ce pauvre garçon, qui est laborieux et fidèle, parce que pour la première fois de sa vie il lui est arrivé de chanter juste!

—Je te dis que ce garçon-là est un intrigant et un menteur effronté; qu'il a été envoyé chez moi par quelque ennemi qui veut surprendre le secret de mes compositions et se les approprier avant qu'elles aient vu le jour. Je gage que le drôle sait déjà par coeur mon nouvel opéra, et qu'il copie mes manuscrits quand j'ai le dos tourné! Combien de fois n'ai-je pas été trahi ainsi! Combien de mes idées n'ai-je pas retrouvées dans ces jolis opéras qui faisaient courir tout Venise, tandis qu'on bâillait aux miens et qu'on disait: Ce vieux radoteur de Porpora nous donne pour du neuf des motifs qui traînent dans les carrefours! Tiens! le sot s'est trahi; il a chanté ce matin une phrase qui n'est certainement pas d'un autre que de meinherr Hasse, et que j'ai fort bien retenue; j'en prendrai note, et, pour me venger, je la mettrai dans mon nouvel opéra, afin de lui rendre le tour qu'il m'a joué si souvent.

—Prenez garde, maître! cette phrase-là n'est peut-être pas inédite.
Vous ne savez pas par coeur toutes les productions contemporaines.

—Mais je les ai entendues, et je te dis que c'est une phrase trop remarquable pour qu'elle ne m'ait pas encore frappé.

—Eh bien, maître, grand merci! je suis fière du compliment; car la phrase est de moi.»

Consuelo mentait, la phrase en question était bien éclose le matin-même dans le cerveau d'Haydn; mais elle avait le mot, et déjà elle l'avait apprise par coeur, afin de n'être pas prise au dépourvu par les méfiantes investigations du maître. Le Porpora ne manqua pas de la lui demander. Elle la chanta sur-le-champ, et prétendit que la veille elle avait essayé de mettre en musique, pour complaire à l'abbé Métastase, les premières strophes de sa jolie pastorale:

  Già riede la primavera
  Col suo florito aspetto;
  Già il grato zeffiretto
  Scherza fra l'erbe e i flor.
  Tornan le frondi algli alberi,
  L'herbette al prato tornano;
  Sol non ritorna a me
  La pace del mio cor.

«J'avais répété ma première phrase bien des fois, ajouta-t-elle, lorsque j'ai entendu dans l'antichambre maître Beppo qui, comme un vrai serin des Canaries, s'égosillait à la répéter tout de travers; cela m'impatientait, je l'ai prié de se taire. Mais, au bout d'une heure, il la répétait sur l'escalier, tellement défigurée, que cela m'a ôté l'envie de continuer mon air.

—Et d'où vient qu'il la chante si bien aujourd'hui? que s'est-il passé durant son sommeil?

—Je vais t'expliquer cela, mon maître; je remarquais que ce garçon avait la voix belle et même juste, mais qu'il chantait faux, faute d'oreille, de raisonnement et de mémoire. Je me suis amusée à lui faire poser la voix et à chanter la gamme d'après ta méthode, pour voir si cela réussirait, même sur une pauvre organisation musicale.

—Cela doit réussir sur toutes les organisations, s'écria le Porpora.
Il n'y a point de voix fausse, et jamais une oreille exercée…

—C'est ce que je me disais, interrompit Consuelo, qui avait hâte d'en venir à ses fins, et c'est ce qui est arrivé. J'ai réussi, avec le système de ta première leçon, à faire comprendre à ce butor ce que, dans toute sa vie, le Reuter et tous les Allemands ne lui eussent pas fait soupçonner. Après cela, je lui ai chanté ma phrase, et, pour la première fois, il l'a entendue exactement. Aussitôt il a pu la dire, et il en était si étonné, si émerveillé, qu'il a bien pu n'en pas dormir de la nuit; c'était pour lui comme une révélation. Oh! Mademoiselle, me disait-il, si j'avais été enseigné ainsi, j'aurais pu apprendre peut-être aussi bien qu'un autre. Mais je vous avoue que je n'ai jamais rien pu comprendre de ce qu'on enseignait à la maîtrise de Saint-Etienne.

—Il a donc été à la maîtrise, réellement?

—Et il en a été chassé honteusement; tu n'as qu'à parler de lui à maître Reuter! il te dira que c'est un mauvais sujet, et un sujet musical impossible à former.

—Viens ça, ici, toi! cria le Porpora à Beppo qui pleurait derrière la porte; et mets-toi près de moi: je veux voir si tu as compris la leçon que tu as reçue hier».

Alors le malicieux maestro commença à enseigner les éléments de la musique à Joseph, de la manière diffuse, pédantesque et embrouillée qu'il attribuait ironiquement aux maîtres allemands.

Si Joseph, qui en savait trop pour ne pas comprendre ces éléments, en dépit du soin qu'il prenait pour les lui rendre obscurs, eût laissé voir son intelligence, il était perdu. Mais il était assez fin pour ne pas tomber dans le piège, et il montra résolument une stupidité qui, après une longue épreuve tentée avec obstination par le maître, rassura complètement ce dernier.

«Je vois bien que tu es fort borné, lui dit-il en se levant et en continuant une feinte dont les deux autres n'étaient pas dupes. Retourne à ton balai, et tâche de ne plus chanter, si tu veux rester à mon service.»

Mais, au bout de deux heures, n'y pouvant plus tenir, et se sentant aiguillonné par l'amour d'un métier qu'il négligeait après l'avoir exercé sans rivaux pendant si longtemps, le Porpora redevint professeur de chant, et rappela Joseph pour le remettre sur la sellette. Il lui expliqua les mêmes principes, mais cette fois avec cette clarté, cette logique puissante et profonde qui motive et classe toutes choses, en un mot, avec cette incroyable simplicité de moyens dont les hommes de génie s'avisent seuls.

Cette fois, Haydn comprit qu'il pouvait avoir l'air de comprendre; et Porpora fut enchanté de son triomphe. Quoique le maître lui enseignât des choses qu'il avait longtemps étudiées et qu'il savait aussi bien que possible, cette leçon eut pour lui un puissant intérêt et une utilité bien certaine: il y apprit à enseigner; et comme aux heures où le Porpora ne l'employait pas, il allait encore donner quelques leçons en ville pour ne pas perdre sa mince clientèle, il se promit de mettre à profit, sans tarder, cette excellence démonstration.

«A la bonne heure, monsieur le professeur! dit-il au Porpora en continuant à jouer la niaiserie à la fin de la leçon; j'aime mieux cette musique-là que l'autre, et je crois que je pourrais l'apprendre; mais quant à celle de ce matin, j'aimerais mieux retourner à la maîtrise que d'essayer d'y mordre.

—Et c'est pourtant la même qu'on t'enseignait à la maîtrise. Est-ce qu'il y a deux musiques, benêt! Il n'y a qu'une musique, comme il n'y a qu'un Dieu.

—Oh! je vous demande bien pardon, Monsieur! il y a la musique de maître
Reuter, qui m'ennuie, et la vôtre, qui ne m'ennuie pas.

—C'est bien de l'honneur pour moi, seigneur Beppo,» dit en riant le
Porpora, à qui le compliment ne déplut point.

A partir de ce jour, Haydn reçut les leçons du Porpora, et bientôt ils arrivèrent aux études du chant italien et aux idées mères de la composition lyrique; c'était ce que le noble jeune homme avait souhaité avec tant d'ardeur et poursuivi avec tant de courage. Il fit de si rapides progrès, que le maître était à la fois charmé, surpris, et parfois effrayé. Lorsque Consuelo voyait ses anciennes méfiances prêtes à renaître, elle dictait à son jeune ami la conduite qu'il fallait tenir pour les dissiper. Un peu de résistance, une préoccupation feinte, étaient parfois nécessaires pour que le génie et la passion de l'enseignement se réveillassent chez le Porpora, ainsi qu'il arrive toujours à l'exercice des hautes facultés, qu'un peu d'obstacle et de lutte rendent plus énergique et plus puissant. Il arriva souvent à Joseph d'être forcé de jouer la langueur et le dépit pour obtenir, en feignant de s'y traîner à regret, ces précieuses leçons qu'il tremblait de voir négliger. Le plaisir de contrarier et le besoin de dompter émoustillaient alors l'âme taquine et guerroyante du vieux professeur; et jamais Beppo ne reçut de meilleures notions que celles dont la déduction fut arrachée, claire, éloquente et chaude, à l'emportement et à l'ironie du maître.

Pendant que l'intérieur du Porpora était le théâtre de ces événements si frivoles en apparence, et dont les résultats pourtant jouèrent un si grand rôle dans l'histoire de l'art puisque le génie d'un des plus féconds et des plus célèbres compositeurs du siècle dernier y reçut son développement et sa sanction, des événements d'une influence plus immédiate sur le roman de la vie de Consuelo se passaient au dehors. La Corilla, plus active pour discuter ses propres intérêts, plus habile à les faire prévaloir, gagnait chaque jour du terrain, et déjà, parfaitement remise de ses couches, négociait les conditions de son engagement au théâtre de la cour. Virtuose robuste et médiocre musicienne, elle plaisait beaucoup mieux que Consuelo à monsieur le directeur et à sa femme. On sentait bien que la savante Porporina jugerait de haut, ne fût-ce que dans le secret de ses pensées, les opéras de maître Holzbaüer et le talent de madame son épouse. On savait bien que les grands artistes, mal secondés et réduits à rendre de pauvres idées, ne conservent pas toujours, accablés qu'ils sont de cette violence faite à leur goût et à leur conscience, cet entrain routinier, cette verve confiante que les médiocrités portent cavalièrement dans la représentation des plus mauvais ouvrages, et à travers la douloureuse cacophonie des oeuvres mal étudiées et mal comprises par leurs camarades.

Lors même que, grâce à des miracles de volonté et de puissance, ils parviennent à triompher de leur rôle et de leur entourage, cet entourage envieux ne leur en sait point gré; le compositeur devine leur souffrance intérieure, et tremble sans cesse de voir cette inspiration factice se refroidir tout à coup et compromettre son succès; le public lui-même, étonné et troublé sans savoir pourquoi, devine cette anomalie monstrueuse d'un génie asservi à une idée vulgaire, se débattant dans les liens étroits dont il s'est laissé charger, et c'est presque en soupirant qu'il applaudit à ses vaillants efforts. M. Holzbaüer se rendait fort bien compte, quant à lui, du peu de goût que Consuelo avait pour sa musique. Elle avait eu le malheur de le lui montrer, un jour que, déguisée en garçon et croyant avoir affaire à une de ces figures qu'on aborde en voyage pour la première et la dernière fois de sa vie, elle avait parlé franchement, sans se douter que bientôt sa destinée d'artiste allait être pour quelque temps à la merci de l'inconnu, ami du chanoine. Holzbaüer ne l'avait point oublié, et, piqué jusqu’au fond de l’âme, sous un air calme, discret et courtois, il s'était juré de lui fermer le chemin. Mais comme il ne voulait point que le Porpora et son élève, et ce qu'il appelait leur coterie, pussent l'accuser d'une vengeance mesquine et d'une lâche susceptibilité, il n'avait raconté qu'à sa femme sa rencontre avec Consuelo et l'aventure du déjeuner au presbytère. Cette rencontre paraissait donc n'avoir nullement frappé monsieur le directeur; il semblait avoir oublié les traits du petit Bertoni, et ne pas se douter le moins du monde que ce chanteur ambulant et la Porporina fussent un seul et même personnage. Consuelo se perdait en commentaires sur la conduite de Holzbaüer à son égard.

«J'étais donc bien parfaitement déguisée en voyage, disait-elle en confidence à Beppo, et l'arrangement de mes cheveux changeait donc bien ma physionomie, pour que cet homme, qui me regardait là-bas avec des yeux si clairs et si perçants, ne me reconnaisse pas du tout ici?

—Le comte Hoditz ne vous a pas reconnue non plus la première fois qu'il vous a revue chez l'ambassadeur, reprenait Joseph, et peut-être que s'il n'eût pas reçu votre billet, il ne vous eût jamais reconnue.

—Bien! mais le comte Hoditz a une manière vague et nonchalamment superbe de regarder les gens, qui fait qu'il ne voit réellement point. Je suis sûre qu'il n'eût point pressenti mon sexe, à Passaw, si le baron de Trenk ne l'en eût avisé; au lieu que le Holzbaüer, dès qu'il m'a revue ici, et chaque fois qu'il me rencontre, me regarde avec ces mêmes yeux attentifs et curieux que je lui ai trouvés au presbytère. Pour quel motif me garde-t-il généreusement le secret sur une folle aventure qui pourrait avoir pour ma réputation des suites fâcheuses s'il voulait l'interpréter à mal, et qui pourrait même me brouiller avec mon maître, puisqu'il croit que je suis venue à Vienne sans détresse, sans encombre et sans incidents romanesques, tandis que ce même Holzbaüer dénigre sous main ma voix et ma méthode, et me dessert le plus possible pour n'être point forcé à m'engager! Il me hait et me repousse, et, ayant dans la main de plus fortes armes contre moi, il n'en fait point usage! Je m'y perds!»

Le mot de cette énigme fut bientôt révélé à Consuelo; mais avant de lire ce qui lui arriva, il faut qu'on se rappelle qu'une nombreuse et puissante coterie travaillait contre elle; que la Corilla était belle et galante; que le grand ministre Kaunitz la voyait souvent; qu'il aimait à se mêler au tripotage de coulisses, et que Marie-Thérèse, pour se délasser de ses graves travaux, s'amusait à le faire babiller sur ces matières, raillant intérieurement les petitesses de ce grand esprit, et prenant pour son compte un certain plaisir à ces commérages, qui lui montraient en petit, mais avec une franche effronterie, un spectacle analogue à celui que présentaient à cette époque les trois plus importantes cours de l'Europe, gouvernées par des intrigues de femmes: la sienne, celle de la czarine et celle de madame de Pompadour.

XCI.

On sait que Marie-Thérèse donnait audience une fois par semaine à quiconque voulait lui parler; coutume paternellement hypocrite que son fils Joseph II observa toujours religieusement, et qui est encore en vigueur à la cour d'Autriche. En outre, Marie-Thérèse accordait facilement des audiences particulières à ceux qui voulaient entrer à son service, et jamais souveraine ne fut plus aisée à aborder.

Le Porpora avait enfin obtenu cette audience musicale, où l'impératrice, voyant de près l'honnête figure de Consuelo, pourrait peut-être prendre quelque sympathie marquée pour elle. Du moins le maestro l'espérait. Connaissant les exigences de Sa Majesté à l'endroit des bonnes moeurs et de la tenue décente, il se disait qu'elle serait frappée, à coup sûr, de l'air de candeur et de modestie qui brillait dans toute la personne de son élève. On les introduisit dans un des petits salons du palais, où l'on avait transporté un clavecin, et où l'impératrice arriva au bout d'une demi-heure. Elle venait de recevoir des personnages d'importance, et elle était encore en costume de représentation, telle qu'on la voit sur les sequins d'or frappés à son effigie, en robe de brocart, manteau impérial, la couronne en tête, et un petit sabre hongrois au côté. Elle était vraiment belle ainsi, non imposante et d'une noblesse idéale, comme ses courtisans affectaient de la dépeindre, mais fraîche, enjouée, la physionomie ouverte et heureuse, l'air confiant et entreprenant. C'était bien le roi Marie-Thérèse que les magnats de Hongrie avaient proclamé, le sabre au poing, dans un jour d'enthousiasme; mais c'était, au premier abord, un bon roi plutôt qu'un grand roi. Elle n'avait point de coquetterie, et la familiarité de ses manières annonçait une âme calme et dépourvue d'astuce féminine. Quand on la regardait longtemps, et surtout lorsqu'elle vous interrogeait avec insistance, on voyait de la finesse et même de la ruse froide dans cette physionomie si riante et si affable. Mais c'était de la ruse masculine, de la ruse impériale si l'on veut; jamais de la galanterie.

«-Vous me ferez entendre votre élève tout à l'heure, dit-elle au Porpora; je sais déjà qu'elle a un grand savoir, une voix magnifique, et je n'ai pas oublié le plaisir qu'elle m'a fait dans l'oratorio de Betulia liberata. Mais je veux d'abord causer un peu avec elle en particulier. J'ai plusieurs questions à lui faire; et comme je compte sur sa franchise, j'ai bon espoir de lui pouvoir accorder la protection qu'elle me demande.»

Le Porpora se hâta de sortir, lisant dans les yeux de Sa Majesté qu'elle désirait être tout à fait seule avec Consuelo. Il se retira dans une galerie voisine, où il eut grand froid; car la cour, ruinée par les dépenses de la guerre, était gouvernée avec beaucoup d'économie, et le caractère de Marie-Thérèse secondait assez à cet égard les nécessités de sa position.

En. se voyant tête à tête avec la fille et la mère des Césars, l'héroïne de la Germanie, et la plus grande femme qu'il y eût alors en Europe, Consuelo ne se sentit pourtant ni troublée, ni intimidée. Soit que son insouciance d'artiste la rendît indifférente à cette pompe armée qui brillait autour de Marie-Thérèse et jusque sur son costume, soit que son âme noble et franche se sentît à la hauteur de toutes les grandeurs morales, elle attendit dans une attitude calme et dans une grande sérénité d'esprit qu'il plût à Sa Majesté de l'interroger.

L'impératrice s'assit sur un sofa, tirailla un peu son baudrier couvert de pierreries, qui gênait et blessait son épaule ronde et blanche, et commença ainsi:

«Je te répète, mon enfant, que je fais grand cas de ton talent, et que je ne mets pas en doute tes bonnes études et l'intelligence que tu as de ton métier; mais on doit t'avoir dit qu'à mes yeux le talent n'est rien sans la bonne conduite, et que je fais plus de cas d'un coeur pur et pieux que d'un grand génie.»

Consuelo, debout, écouta respectueusement cet exorde, mais il ne lui sembla pas que ce fût une provocation à faire l'éloge d'elle-même; et comme elle éprouvait d'ailleurs une mortelle répugnance à se vanter des vertus qu'elle pratiquait si simplement, elle attendit en silence que l'impératrice l'interrogeât d'une manière plus directe sur ses principes et ses résolutions. C'était pourtant bien le moment d'adresser à la souveraine un madrigal bien tourné sur sa piété angélique, sur ses vertus sublimes et sur l'impossibilité de se mal conduire quand on avait son exemple sous les yeux. La pauvre Consuelo n'eut pas seulement l'idée de mettre l'occasion à profit. Les âmes délicates craindraient d'insulter à un grand caractère en lui donnant des louanges banales; mais les souverains, s'ils ne sont pas dupes de cet encens grossier, ont du moins une telle habitude de le respirer, qu'ils l'exigent comme un simple acte de soumission et d'étiquette. Marie-Thérèse fut étonnée du silence de la jeune fille, et prenant un ton moins doux et un air moins encourageant, elle continua:

«Or, je sais, ma chère petite, que vous avez une conduite assez légère, et que, n'étant pas mariée, vous vivez ici dans une étrange intimité avec un jeune homme de votre profession dont je ne me rappelle pas le nom en ce moment.

—Je ne puis répondre à Votre Majesté Impériale qu'une seule chose, dit enfin Consuelo animée par l'injustice de cette brusque accusation; c'est que je n'ai jamais commis une seule faute dont le souvenir m'empêche de soutenir le regard de Votre Majesté avec un doux orgueil et une joie reconnaissante.»

Marie-Thérèse fut frappée de l'expression fière et forte que la physionomie de Consuelo prit en cet instant. Cinq ou six ans plus tôt, elle l'eût sans doute remarquée avec plaisir et sympathie; mais déjà Marie-Thérèse était reine jusqu'au fond de l'âme, et l'exercice de sa force lui avait donné cette sorte d'enivrement réfléchi qui fait qu'on veut tout plier et tout briser devant soi. Marie-Thérèse voulait être le seul être fort qui respirât dans ses États, et comme souveraine et comme femme. Elle fut donc choquée du sourire fier et du regard franc de cette enfant qui n'était qu'un vermisseau devant elle, et dont elle croyait pouvoir s'amuser un instant comme d'un esclave qu'on fait causer par curiosité.

«Je vous ai demandé, Mademoiselle, le nom de ce jeune homme qui demeure avec vous chez maître Porpora, reprit-elle d'un ton glacial, et vous ne me l'avez point dit.

—Son nom est Joseph Haydn, répondit Consuelo sans s'émouvoir.

—Eh bien, il est entré, par inclination pour vous, au service de maître Porpora en qualité de valet de chambre, et maître Porpora ignore les vrais motifs de la conduite de ce jeune homme, tandis que vous les encouragez, vous qui ne les ignorez point.

—On m'a calomniée auprès de Votre Majesté; ce jeune homme n'a jamais eu d'inclination pour moi (Consuelo croyait dire la vérité), et je sais même que ses affections sont ailleurs. S'il y a eu une petite tromperie envers mon respectable maître, les motifs en sont innocents et peut-être estimables. L'amour de l'art a pu seul décider Joseph Haydn à se mettre au service du Porpora; et puisque Votre Majesté daigne peser la conduite de ses moindres sujets, comme je crois impossible que rien échappe à son équité clairvoyante, je suis certaine qu'elle rendra justice à ma sincérité dès qu'elle voudra descendre jusqu'à examiner ma cause.»

Marie-Thérèse était trop pénétrante pour ne pas reconnaître l'accent de la vérité. Elle n'avait pas encore perdu tout l'héroïsme de sa jeunesse, bien qu'elle fût en train de descendre cette pente fatale du pouvoir absolu, qui éteint peu à peu la foi dans les âmes les plus généreuses.

«Jeune fille, je vous crois vraie et je vous trouve l'air chaste; mais je démêle en vous un grand orgueil, et une méfiance de ma bonté maternelle qui me fait craindre de ne pouvoir rien pour vous.

—Si c'est à la bonté maternelle de Marie-Thérèse que j'ai affaire, répondit Consuelo attendrie par cette expression dont la pauvrette, hélas! ne connaissait pas l'extension banale, me voici prête à m'agenouiller devant elle et à l'implorer: mais si c'est…

—Achevez, mon enfant, dit Marie-Thérèse, qui, sans trop s'en rendre compte, eût voulu mettre à ses genoux cette personne étrange: dites toute votre pensée.

—Si c'est à la justice impériale de Votre Majesté, n'ayant rien à confesser, comme une haleine pure ne souille pas l'air que les Dieux même respirent, je me sens tout l'orgueil nécessaire pour être digne de sa protection.

—Porporina, dit l'impératrice, vous êtes une fille d'esprit, et votre originalité, dont une autre s'offenserait, ne vous messied pas auprès de moi. Je vous l'ai dit, je vous crois franche et cependant je sais que vous avez quelque chose à me confesser. Pourquoi hésitez-vous à le faire? Vous aimez Joseph Haydn, votre liaison est pure, je n'en veux pas douter. Mais vous l'aimez, puisque, pour le seul charme de le voir plus souvent (supposons même que ce soit pour la seule sollicitude de ses progrès en musique avec le Porpora), vous exposez intrépidement votre réputation, qui est la chose la plus sacrée, la plus importante de notre vie de femme. Mais vous craignez peut-être que votre maître, votre père adoptif, ne consente pas à votre union avec un artiste pauvre et obscur. Peut-être aussi, car je veux croire à toutes vos assertions, le jeune homme aime-t-il ailleurs; et vous, fière comme je vois bien que vous l'êtes, vous cachez votre inclination, et vous sacrifiez généreusement votre bonne renommée, sans retirer de ce dévouement aucune satisfaction personnelle. Eh bien, ma chère petite, à votre place, si j'avais l'occasion qui se présente en cet instant, et qui ne se présentera peut-être plus; j'ouvrirais mon coeur à ma souveraine, et je lui dirais: «Vous qui pouvez tout, et qui voulez le bien, je vous confie ma destinée, levez tous les obstacles. D'un mot vous pouvez changer les dispositions de mon tuteur et celles de mon amant; vous pouvez me rendre heureuse, me réhabiliter dans l'estime publique, et me mettre dans une position assez honorable pour que j'ose prétendre à entrer au service de la cour.» Voilà la confiance que vous deviez avoir dans l'intérêt maternel de Marie-Thérèse, et je suis fâchée que vous ne l'ayez pas compris.

—Je comprends fort bien, dit Consuelo en elle-même, que par un caprice bizarre, par un despotisme d'enfant gâté, tu veux, grande reine, que la Zingarella embrasse tes genoux, parce qu'il te semble que ses genoux sont raides devant toi, et que c'est pour toi un phénomène inobservé. Eh bien, tu n'auras pas cet amusement-là, à moins de me bien prouver que tu mérites mon hommage.»

Elle avait fait rapidement ces réflexions, et d'autres encore pendant que Marie-Thérèse la sermonnait. Elle s'était dit qu'elle jouait en cet instant la fortune du Porpora sur un coup de dé, sur une fantaisie de l'impératrice, et que l'avenir de son maître valait bien la peine qu'elle s'humiliât un peu. Mais elle ne voulait pas s'humilier en vain. Elle ne voulait pas jouer la comédie avec une tête couronnée qui en savait certainement autant qu'elle sur ce chapitre-là. Elle attendait que Marie-Thérèse se fit véritablement grande à ses yeux, afin qu'elle-même pût se montrer sincère en se prosternant.

Quand l'impératrice eut fini son homélie, Consuelo répondit:

«Je répondrai à tout ce que Votre Majesté a daigné me dire, si elle veut bien me l'ordonner.

—Oui, parlez, parlez! dit l'impératrice dépitée de cette contenance impassible.

—Je dirai donc à Votre Majesté que, pour la première fois de ma vie, j'apprends, de sa bouche impériale, que ma réputation est compromise par la présence de Joseph Haydn dans la maison de mon maître. Je me croyais trop peu de chose pour attirer sur moi les arrêts de l'opinion publique; et si l'on m'eût dit, lorsque je me rendais au palais impérial, que l'impératrice elle-même jugeait et blâmait ma situation, j'aurais cru faire un rêve.»

Marie-Thérèse l'interrompit; elle crut trouver de l'ironie dans cette réflexion de Consuelo.

«Il ne faut pas vous étonner, dit-elle d'un ton un peu emphatique, que je m'occupe des détails les plus minutieux de la vie des êtres dont j'ai la responsabilité devant Dieu.

—On peut s'étonner de ce qu'on admire, répondit adroitement Consuelo; et si les grandes choses sont les plus simples, elles sont du moins assez rares pour nous surprendre au premier abord.

—Il faut que vous compreniez, en outre, reprit l'impératrice, le soin particulier qui me préoccupe à votre égard, et à l'égard de tous les artistes dont j'aime à orner ma cour. Le théâtre est, en tout pays, une école de scandale, un abîme de turpitudes. J'ai la prétention, louable certainement, sinon réalisable, de réhabiliter devant les hommes et de purifier devant Dieu la classe des comédiens, objet des mépris aveugles et même des proscriptions, religieuses de plusieurs nations. Tandis qu'en France l'Église leur ferme ses portes, je veux, moi, que l'Église leur ouvre son sein. Je n'ai jamais admis, soit à mon théâtre italien, soit pour ma comédie française, soit encore à mon théâtre national, que des gens d'une moralité éprouvée, ou bien des personnes résolues de bonne foi à réformer leur conduite. Vous devez savoir que je marie mes comédiens, et que je tiens même leurs enfants sur les fonts de baptême, résolue à encourager par toutes les faveurs possibles la légitimité des naissances, et la fidélité des époux.»

«Si nous avions su cela, pensa Consuelo, nous aurions prié Sa Majesté d'être la marraine d'Angèle à ma place.»

«Votre Majesté sème pour recueillir, reprit-elle tout haut; et si j'avais une faute sur la conscience, je serais bien heureuse de trouver en elle un confesseur aussi miséricordieux que Dieu même. Mais…

—Continuez ce que vous vouliez dire tout à l'heure, répondit Marie-Thérèse avec hauteur.

—Je disais, repartit Consuelo, qu'ignorant le blâme déversé sur moi à propos du séjour de Joseph Haydn dans la maison que j'habite, je n'avais pas fait un grand effort de dévouement envers lui en m'y exposant.

—J'entends, dit l'impératrice, vous niez tout!

—Comment pourrais-je confesser le mensonge? reprit Consuelo; je n'ai ni inclination pour l'élève de mon maître, ni désir aucun de l'épouser; et s'il en était autrement, pensa-t-elle, je ne voudrais pas accepter son coeur par décret impérial.

—Ainsi vous voulez rester fille? dit l'impératrice en se levant. Eh bien, je vous déclare que c'est une position qui n'offre pas à ma sécurité sur le chapitre de l'honneur, toutes les garanties désirables. Il est inconvenant d'ailleurs qu'une jeune personne paraisse dans certains rôles, et représente certaines passions quand elle n'a pas la sanction du mariage et la protection d'un époux. Il ne tenait qu'à vous de l'emporter dans mon esprit sur votre concurrente, madame Corilla, dont on m'avait dit pourtant beaucoup de bien, mais qui ne prononce pas l'italien à beaucoup près aussi bien que vous. Mais madame Corilla est mariée et mère de famille, ce qui la place dans des conditions plus recommandables à mes yeux que celles où vous vous obstinez à rester.

—Mariée! ne put s'empêcher de murmurer entre ses dents la pauvre Consuelo, bouleversée de voir quelle personne vertueuse, la très-vertueuse et très-clairvoyante impératrice lui préférait.

—Oui, mariée, répondit l'impératrice d'un ton absolu et courroucée déjà de ce doute émis sur le compte de sa protégée. Elle a donné le jour dernièrement à un enfant qu'elle a mis entre les mains d'un respectable et laborieux ecclésiastique, monsieur le chanoine***, afin qu'il lui donnât une éducation chrétienne; et, sans aucun doute, ce digne personnage ne se serait point chargé d'un tel fardeau, s'il n'eût reconnu que la mère avait droit à toute son estime.

—Je n'en fais aucun doute non plus,» répondit la jeune fille, consolée, au milieu de son indignation, de voir que le chanoine était approuvé, au lieu d'être censuré pour cette adoption qu'elle lui avait elle-même arrachée.

«C'est ainsi qu'on écrit l'histoire, et c'est ainsi qu'on éclaire les rois, se dit-elle lorsque l'impératrice fut sortie de l'appartement d'un grand air, et en lui faisant, pour salut, un léger signe de tête. Allons! au fond des plus mauvaises choses, il se fait toujours quelque bien; et les erreurs des hommes ont parfois un bon résultat. On n'enlèvera pas au chanoine son bon prieuré; on n'enlèvera pas à Angèle son bon chanoine; la Corilla se convertira, si l'impératrice s'en mêle; et moi, je ne me suis pas mise à genoux devant une femme qui ne vaut pas mieux que moi.»

«Eh bien, s'écria d'une voix étouffée le Porpora, qui l'attendait dans la galerie en grelottant et en se tordant les mains d'inquiétude et d'espérance; j'espère que nous l'emportons!

—Nous échouons au contraire, mon bon maître.

—Avec quel calme tu dis cela! Que le diable t'emporte!

—Il ne faut pas dire cela ici, maître! Le diable est fort mal vu à la cour. Quand nous aurons franchi la dernière porte du palais, je vous dirai tout.

—Eh bien, qu'est ce? reprit le Porpora avec impatience lorsqu'ils furent sur le rempart.

—Rappelez-vous, maître, répondit Consuelo, ce que nous avons dit du grand ministre Kaunitz en sortant de chez la margrave.

—Nous avons dit que c'était une vieille commère. Eh bien, il nous a desservis?

—Sans aucun doute; et je vous dis maintenant: Sa Majesté l'impératrice, reine de Hongrie, est aussi une commère.»

XCII.

Consuelo ne raconta au Porpora que ce qu'il devait savoir des motifs de Marie-Thérèse dans l'espèce, de disgrâce où elle venait de faire tomber notre héroïne. Le reste eût affligé, inquiété et irrité peut-être le maestro contre Haydn sans remédier à rien. Consuelo ne voulut pas dire non plus à son jeune ami ce qu'elle taisait au Porpora. Elle méprisait avec raison quelques vagues accusations qu'elle savait bien avoir été forgées à l'impératrice par deux ou trois personnes ennemies, et qui n'avaient nullement circulé dans le public. L'ambassadeur Corner, à qui elle jugea utile de tout confier, la confirma dans cette opinion; et, pour éviter que la méchanceté ne s'emparât de ces semences de calomnie, il arrangea sagement et généreusement les choses. Il décida le Porpora à demeurer dans son hôtel avec Consuelo, et Haydn entra au service de l'ambassade et fut admis à la table des secrétaires particuliers. De cette manière le vieux maestro échappait aux soucis de la misère, Joseph continuait à rendre au Porpora quelques services personnels, qui le mettaient à même de l'approcher souvent et de prendre ses leçons, et Consuelo était à couvert des malignes imputations.

Malgré ces précautions, la Corilla fut engagée à la place de Consuelo au théâtre impérial. Consuelo n'avait pas su plaire à Marie-Thérèse. Cette grande reine, tout en s'amusant des intrigues de coulisses que Kaunitz et Métastase lui racontaient à moitié et toujours avec un esprit charmant, voulait jouer le rôle d'une Providence incarnée et couronnée au milieu de ces cabotins qui, devant elle, jouaient celui de pécheurs repentants et de démons convertis. On pense bien qu'au nombre de ces hypocrites, qui recevaient de petites pensions et de petits cadeaux pour leur soi-disant piété, ne se trouvaient ni Caffariello, ni Farinelli, ni la Tesi, ni madame Hasse, ni aucun de ces grands virtuoses que Vienne possédait alternativement, et à qui leur talent et leur célébrité faisaient pardonner bien des choses. Mais les emplois vulgaires étaient brigués par des gens décidés à flatter la fantaisie, dévote et moralisante de Sa Majesté; et Sa Majesté, qui portait en toute chose son esprit d'intrigue politique, faisait du tripotage diplomatique à propos du mariage ou de la conversion de ses comédiens. On a pu lire dans les Mémoires de Favart (cet intéressant roman réel qui se passa historiquement dans les coulisses) les difficultés qu'il éprouvait pour envoyer à Vienne des actrices et des chanteuses d'opéra dont on lui avait confié la fourniture. On les voulait à bon marché, et, de plus, sages comme des vestales. Je crois que ce spirituel fournisseur breveté de Marie-Thérèse, après avoir bien cherché à Paris, finit par n'en pas trouver une seule, ce qui fait plus d'honneur à la franchise qu'à la vertu de nos filles d'opéra, comme on disait alors.

Ainsi Marie-Thérèse voulait donner à l'amusement qu'elle prenait à tout ceci un prétexte édifiant et digne de la majesté bienfaisante de son caractère. Les monarques posent toujours, et les grands monarques plus peut-être que tous les autres; le Porpora le disait sans cesse, et il ne se trompait pas. La grande impératrice, zélée catholique, mère de famille exemplaire, n'avait aucune répugnance à causer avec une prostituée, à la catéchiser, à provoquer ses étranges confidences, afin d'avoir la gloire d'amener une Madeleine repentante aux pieds du Seigneur. Le trésor particulier de Sa Majesté, placé entre le vice et la contrition, rendait nombreux et infaillibles ces miracles de la grâce entre les mains de l'impératrice. Ainsi Corilla pleurante et prosternée, sinon en personne (je doute qu'elle pût rompre son farouche caractère à cette comédie), mais par procuration passée à M. de Kaunitz, qui se portait caution de sa vertu nouvelle, devait l'emporter infailliblement sur une petite fille décidée, fière et forte comme l'immaculée Consuelo. Marie-Thérèse n'aimait, dans ses protégés dramatiques, que les vertus dont elle pouvait se dire l'auteur. Les vertus qui s'étaient faites ou gardées elles-mêmes ne l'intéressaient pas beaucoup; elle n’y croyait pas comme sa propre vertu eût dû la porter à y croire. Enfin, l'attitude de Consuelo l'avait piquée; elle l'avait trouvée esprit fort et raisonneuse. C'était trop de présomption et d'outre-cuidance de la part d'une petite bohémienne, que de vouloir être estimable et sage sans que l'impératrice s'en mêlât. Lorsque M. de Kaunitz, qui feignait d'être très impartial tout en desservant l'une au profit de l'autre, demanda à Sa Majesté si elle avait agréé la supplique de cette petite, Marie-Thérèse répondit: «Je n'ai pas été contente de ses principes; ne me parlez plus d'elle.» Et tout fut dit. La voix, la figure et jusqu'au nom de la Porporina furent même complètement oubliés.

Un seul mot avait été nécessaire et en même temps péremptoire pour expliquer au Porpora la cause de la disgrâce où il se trouvait enveloppé. Consuelo avait été obligé de lui dire que sa position de demoiselle paraissait inadmissible à l'impératrice. «Et la Corilla? s'était écrié le Porpora en apprenant l'admission de cette dernière, est-ce que Sa Majesté vient de la marier?—Autant que j'ai pu le comprendre, ou le deviner dans les paroles de Sa Majesté, la Corilla passe ici pour veuve. —Oh! trois fois veuve, dix fois, cent fois veuve, en effet! disait le Porpora avec un rire amer. Mais que dira-t-on quand on saura ce qu'il en est, et quand on la verra procéder ici à de nouveaux et innombrables veuvages? Et cet enfant dont on m'a parlé, qu'elle vient de laisser auprès de Vienne, chez un chanoine; cet enfant, qu'elle voulait faire accepter au comte Zustiniani, et que le comte Zustiniani lui a conseillé de recommander à la tendresse paternelle d'Anzoleto?—Elle se moquera de tout cela avec ses camarades; elle le racontera, suivant sa coutume, dans des termes cyniques, et rira, dans le secret de son alcôve, du bon tour qu'elle a joué à l'impératrice.—Mais si l'impératrice apprend la vérité?—L'impératrice ne l'apprendra pas. Les souverains sont entourés, je m'imagine, d'oreilles qui servent de portiques aux leurs propres. Beaucoup de choses restent dehors, et rien n'entre dans le sanctuaire de l'oreille impériale que ce que les gardiens ont bien voulu laisser passer.—D'ailleurs, reprenait le Porpora, la Corilla aura toujours la ressource d'aller à confesse, et ce sera M. de Kaunitz qui sera chargé de faire observer la pénitence.»

Le pauvre maestro exhalait sa bile dans ces âcres plaisanteries; mais il était profondément chagrin. Il perdait l'espoir de faire représenter l'opéra qu'il avait en portefeuille, d'autant plus qu'il l'avait écrit sur un libretto qui n'était pas de Métastase, et que Métastase avait le monopole de la poésie de cour. Il n'était pas sans quelque pressentiment du peu d'habileté que Consuelo avait mis à capter les bonnes grâces de la souveraine, et il ne pouvait s'empêcher de lui en témoigner de l'humeur. Pour surcroît de malheur, l'ambassadeur de Venise avait eu l'imprudence, un jour qu'il le voyait enflammé de joie et d'orgueil pour le rapide développement que prenait entre ses mains l'intelligence musicale de Joseph Haydn, de lui apprendre toute la vérité sur ce jeune homme, et de lui montrer ses jolis essais de composition instrumentale, qui commençaient à circuler et à être remarqués chez les amateurs. Le maestro s'écria qu'il avait été trompé, et entra dans une fureur épouvantable. Heureusement il ne soupçonna pas que Consuelo fût complice de cette ruse, et M. Corner, voyant l'orage qu'il avait provoqué, se hâta de prévenir ses méfiances à cet égard par un bon mensonge. Mais il ne put empêcher que Joseph fût banni pendant plusieurs jours de la chambre du maître; et il fallut tout l'ascendant que sa protection et ses service lui donnaient sur ce dernier, pour que l'élève rentrât en grâce. Porpora ne lui en garda pas moins rancune pendant longtemps, et l'on dit même qu'il se plut à lui faire acheter ses leçons par l'humiliation d'un service de valet plus minutieux et plus prolongé qu'il n'était nécessaire, puisque les laquais de l'ambassadeur étaient à sa disposition. Haydn ne se rebuta pas, et, à force de douceur, de patience et de dévouement, toujours exhorté et encouragé par la bonne Consuelo, toujours studieux et attentif à ses leçons, il parvint à désarmer le rude professeur et à recevoir de lui tout ce qu'il pouvait et voulait s'assimiler.

Mais le génie d'Haydn rêvait une route différente de celle qu'on avait tentée jusque-là, et le père futur de la symphonie confiait à Consuelo ses idées sur la partition instrumentale développée dans des proportions gigantesques. Ces proportions gigantesques, qui nous paraissent si simples et si discrètes aujourd'hui, pouvaient passer, il y a cent ans, pour l'utopie d'un fou aussi bien que pour la révélation d'une nouvelle ère ouverte au génie. Joseph doutait encore de lui-même, et ce n'était pas sans terreur qu'il confessait bien bas à Consuelo l'ambition qui le tourmentait. Consuelo en fut aussi un peu effrayée d'abord. Jusque-là, l'instrumentation n'avait eu qu'un rôle secondaire, ou, lorsqu'elle s'isolait de la voix humaine, elle agissait sans moyens compliqués. Cependant il y avait tant de calme et de douceur persévérante chez son jeune confrère, il montrait dans toute sa conduite, dans toutes ses opinions une modestie si réelle et une recherche si froidement consciencieuse de la vérité, que Consuelo, ne pouvant se décider à le croire présomptueux, se décida à le croire sage et à l'encourager dans ses projets. Ce fut à cette époque que Haydn composa une sérénade à trois instruments, qu'il alla exécuter avec deux de ses amis sous les fenêtres des dilettanti dont il voulait attirer l'attention sur ses oeuvres. Il commença par le Porpora, qui, sans savoir le nom de l'auteur ni celui des concertants, se mit à sa fenêtre, écouta avec plaisir et battit des mains sans réserve. Cette fois l'ambassadeur, qui écoutait aussi, et qui était dans le secret, se tint sur ses gardes, et ne trahit pas le jeune compositeur. Porpora ne voulait pas qu'en prenant ses leçons de chant on se laissât distraire par d'autres pensées.

A cette époque, le Porpora reçut une lettre de l'excellent contralto Hubert, son élève, celui qu'on appelait le Porporino, et qui était attaché au service de Frédéric le Grand. Cet artiste éminent n'était pas, comme les autres élèves du professeur, infatué de son propre mérite, au point d'oublier tout ce qu'il lui devait. Le Porporino avait reçu de lui un genre de talent qu'il n'avait jamais cherché à modifier, et qui lui avait toujours réussi: c'était de chanter d'une manière large et pure, sans créer d'ornements, et sans s'écarter des saines traditions de son maître. Il était particulièrement admirable dans l'adagio. Aussi le Porpora avait-il pour lui une prédilection qu'il avait bien de la peine à cacher devant les admirateurs fanatiques de Farinelli et Caffariello. Il convenait bien que l'habileté, le brillant, la souplesse de ces grands virtuoses jetaient plus d'éclat, et devaient transporter plus soudainement un auditoire avide de merveilleuses difficultés; mais il disait tout bas que son Porporino ne sacrifiait jamais au mauvais goût, et qu'on ne se lassait jamais de l'entendre, bien qu'il chantât toujours de la même manière. Il paraît que la Prusse ne s'en lassa point en effet, car il y brilla pendant toute sa carrière musicale, et y mourut fort vieux, après un séjour de plus de quarante ans.

La lettre d'Hubert annonçait au Porpora que sa musique était fort goûtée à Berlin, et que s'il voulait venir l'y rejoindre, il se faisait fort de faire admettre et représenter ses compositions nouvelles. Il l'engageait beaucoup à quitter Vienne, où les artistes étaient en butte à de perpétuelles intrigues de coteries et à recruter pour la cour de Prusse une cantatrice distinguée qui pût chanter avec lui les opéras du maestro. Il faisait un grand éloge du goût éclairé de son roi, et de la protection honorable qu'il accordait aux musiciens. «Si ce projet vous sourit, disait-il en finissant sa lettre, répondez-moi promptement quelles sont vos prétentions, et d'ici à trois mois, je vous réponds de vous faire obtenir des conditions qui vous procureront enfin une existence paisible. Quant à la gloire, mon cher maître, il suffira que vous écriviez pour que nous chantions de manière à vous faire apprécier, et j'espère que le bruit en ira jusqu'à Dresde.»

Cette dernière phrase fit dresser les oreilles au Porpora comme à un vieux cheval de bataille. C'était une allusion aux triomphes que Hasse et ses chanteurs obtenaient à la cour de Saxe. L'idée de contre-balancer l'éclat de son rival dans le nord de la Germanie sourit tellement au maestro, et il éprouvait en ce moment tant de dépit contre Vienne, les Viennois et leur cour, qu'il répondit sans balancer au Porporino, l'autorisant à faire des démarches pour lui à Berlin. Il lui traça son ultimatum, et il le fit le plus modeste possible, afin de ne pas échouer dans son espérance. Il lui parla de la Porporina avec les plus grands éloges, lui disant, qu'elle était sa soeur, et par l'éducation, et par le génie, et par le coeur, comme elle l'était par le surnom, et l'engagea à traiter de son engagement dans les meilleures conditions possibles; le tout sans consulter Consuelo, qui fut informée de cette nouvelle résolution après le départ de la lettre.

La pauvre enfant fut fort effrayée au seul nom de la Prusse, et celui du grand Frédéric lui donna le frisson. Depuis l'aventure du déserteur, elle ne se représentait plus ce monarque si vanté que comme un ogre et un vampire. Le Porpora la gronda beaucoup du peu de joie qu'elle montrait à l'idée de ce nouvel engagement; et, comme elle ne pouvait pas lui raconter l'histoire de Karl et les prouesses de M. Mayer, elle baissa la tête et se laissa morigéner.

Lorsqu'elle y réfléchit cependant, elle trouva dans ce projet quelque soulagement à sa position: c'était un ajournement à sa rentrée au théâtre, puisque l'affaire pouvait échouer, et que, dans tous les cas, le Porporino demandait trois mois pour la conclure. Jusque-là elle pouvait rêver à l'amour du comte Albert, et trouver en elle-même la forte résolution d'y répondre. Soit qu'elle en vînt à reconnaître la possibilité de s'unir à lui, soit qu'elle se sentît incapable de s'y déterminer, elle pouvait tenir avec honneur et franchise l'engagement qu'elle avait pris d'y songer sans distraction et sans contrainte.

Elle résolut d'attendre, pour annoncer ces nouvelles aux hôtes de Riesenburg, que le comte Christian répondît à sa première lettre; mais cette réponse n'arrivait pas, et Consuelo commençait à croire que le vieux Rudolstadt avait renoncé à cette mésalliance, et travaillait à y faire renoncer Albert, lorsqu'elle reçut furtivement de la main de Keller une petite lettre ainsi conçue:

«Vous m'aviez promis de m'écrire; vous l'avez fait indirectement en confiant à mon père les embarras de votre situation présente. Je vois que vous subissez un joug auquel je me ferais un crime de vous soustraire; je vois que mon bon père est effrayé pour moi des conséquences de votre soumission au Porpora. Quant à moi, Consuelo, je ne suis effrayé de rien jusqu'à présent, parce que vous témoignez à mon père du regret et de l'effroi pour le parti qu'on vous engage à prendre; ce m'est une preuve suffisante de l'intention où vous êtes de ne pas prononcer légèrement l'arrêt de mon éternel désespoir. Non, vous ne manquerez pas à votre parole, vous tâcherez de m'aimer! Que m'importe où vous soyez, et ce qui vous occupe, et le rang que la gloire ou le préjugé vous feront parmi les hommes, et le temps, et les obstacles qui vous retiendront loin de moi, si j'espère et si vous me dites d'espérer? Je souffre beaucoup, sans doute, mais je puis souffrir encore sans défaillir, tant que vous n'aurez pas éteint en moi l'étincelle de l'espérance.

«J'attends, je sais attendre! Ne craignez pas de m'effrayer en prenant du temps pour me répondre; ne m'écrivez pas sous l'impression d'une crainte ou d'une pitié auxquelles je ne veux devoir aucun ménagement. Pesez mon destin dans votre coeur et mon âme dans la vôtre, et quand le moment sera venu, quand vous serez sûre de vous-même, que vous soyez dans une cellule de religieuse ou sur les planches d'un théâtre, dites-moi de ne jamais vous importuner ou d'aller vous rejoindre… Je serai à vos pieds, ou je serai muet pour jamais, au gré de votre volonté.

«ALBERT.»

«O noble Albert! s'écria Consuelo en portant ce papier à ses lèvres, je sens que je t'aime! Il serait impossible de ne pas t'aimer, et je ne veux pas hésiter à te le dire; je veux récompenser par ma promesse la constance et le dévouement de ton amour.»

Elle se mit sur-le-champ à écrire; mais la voix du Porpora lui fit cacher à la hâte dans son sein, et la lettre d'Albert, et la réponse qu'elle avait commencée. De toute la journée elle ne retrouva pas un instant de loisir et de sécurité. Il semblait que le vieux sournois eût deviné le désir qu'elle avait d'être seule, et qu'il prît à tâche de s'y opposer. La nuit venue, Consuelo se sentit plus calme, et comprit qu'une détermination aussi grave demandait une plus longue épreuve de ses propres émotions. Il ne fallait pas exposer Albert aux funestes conséquences d'un retour sur elle-même; elle relut cent fois la lettre du jeune comte, et vit qu'il craignait également de sa part la douleur d'un refus et la précipitation d'une promesse. Elle résolut de méditer sa réponse pendant plusieurs jours; Albert lui-même semblait l'exiger.

La vie que Consuelo menait alors à l'ambassade était fort douce et fort réglée. Pour ne pas donner lieu à de méchantes suppositions, Corner eut la délicatesse de ne jamais lui rendre de visites dans son appartement et de ne jamais l'attirer, même en société du Porpora, dans le sien. Il ne la rencontrait que chez madame Wilhelmine, où il pouvait lui parler sans la compromettre, et où elle chantait obligeamment en petit comité. Joseph aussi fut admis à y faire de la musique. Caffariello y venait souvent, le comte Hoditz quelquefois, et l'abbé Métastase rarement. Tous trois déploraient que Consuelo eût échoué, mais aucun d'eux n'avait eu le courage ou la persévérance de lutter pour elle. Le Porpora s'en indignait et avait bien de la peine à le cacher. Consuelo s'efforçait de l'adoucir et de lui faire accepter les hommes avec leurs travers et leurs faiblesses. Elle l'excitait à travailler, et, grâce à elle, il retrouvait de temps à autre quelques lueurs d'espoir et d'enthousiasme. Elle l'encourageait seulement dans le dépit qui l'empêchait de la mener dans le monde pour y faire entendre sa voix. Heureuse d'être oubliée de ces grands qu'elle avait aperçus avec effroi et répugnance, elle se livrait à de sérieuses études, à de douces rêveries, cultivait l'amitié devenue calme et sainte du bon Haydn, et se disait chaque jour, en soignant son vieux professeur, que la nature, si elle ne l'avait pas faite pour une vie sans émotion et sans mouvement, l'avait faite encore moins pour les émotions de la vanité et l'activité de l'ambition. Elle avait bien rêvé, elle rêvait bien encore malgré elle, une existence plus animée, des joies de coeur plus vives, des plaisirs d'intelligence plus expansifs et plus vastes; mais le monde de l'art qu'elle s'était créé si pur, si sympathique et si noble, ne se manifestant à ses regards que sous des dehors affreux, elle préférait une vie obscure et retirée, des affections douces, et une solitude laborieuse.

Consuelo n'avait point de nouvelles réflexions à faire sur l'offre des Rudolstadt. Elle ne pouvait concevoir aucun doute sur leur générosité, sur la sainteté inaltérable de l'amour du fils, sur la tendresse indulgente du père. Ce n'était plus sa raison et sa conscience qu'elle devait interroger. L'une et l'autre parlaient pour Albert. Elle avait triomphé cette fois sans effort du souvenir d'Anzoleto. Une victoire sur l'amour donne de la force pour toutes les autres. Elle ne craignait donc plus la séduction, elle se sentait désormais à l'abri de toute fascination… Et, avec tout cela, la passion ne parlait pas énergiquement pour Albert dans son âme. Il s'agissait encore et toujours d'interroger ce coeur au fond duquel un calme mystérieux accueillait l'idée d'un amour complet. Assise à sa fenêtre, la naïve enfant regardait souvent passer les jeunes gens de la ville. Étudiants hardis, nobles seigneurs, artistes mélancoliques, fiers cavaliers, tous étaient l'objet d'un examen chastement et sérieusement enfantin de sa part. «Voyons, se disait-elle, mon coeur est-il fantasque et frivole? Suis-je capable d'aimer soudainement, follement et irrésistiblement à la première vue, comme bon nombre de mes compagnes de la Scuola s'en vantaient ou s'en confessaient devant moi les unes aux autres? L'amour est-il un magique éclair qui foudroie notre être et qui nous détourne violemment de nos affections jurées, ou de notre paisible ignorance? Y a-t-il chez ces hommes qui lèvent les yeux quelquefois vers ma fenêtre un regard qui me trouble et me fascine? Celui-ci, avec sa grande taille et sa démarche orgueilleuse, me semble-t-il plus noble et plus beau qu'Albert? Cet autre, avec ses beaux cheveux et son costume élégant, efface-t-il en moi l'image de mon fiancé? Enfin voudrais-je être la dame parée que je vois passer là, dans sa calèche, avec un superbe monsieur qui tient son éventail et lui présente ses gants? Quelque chose de tout cela me fait-il trembler, rougir, palpiter ou rêver? Non… non, en vérité! parle, mon coeur, prononce-toi, je te consulte et je te laisse courir. Je te connais à peine, hélas! j'ai eu si peu le temps de m'occuper de toi depuis que je suis née! je ne t'avais pas habitué à être contrarié. Je te livrais l'empire de ma vie, sans examiner la prudence de tes élans. On t'a brisé, mon pauvre coeur, et à présent que la conscience t'a dompté, tu n'oses plus vivre, tu ne sais plus répondre. Parle donc, éveille-toi et choisis! Eh bien! tu restes tranquille! et tu ne veux rien de tout ce qui est là! —Non!—Tu ne veux plus d'Anzoleto?—Encore non!—Alors, c'est donc Albert que tu appelles?—Il me semble que tu dis oui.» Et Consuelo se retirait chaque jour de sa fenêtre, avec un frais sourire sur les lèvres et un feu clair et doux dans les yeux.

Au bout d'un mois, elle répondit à Albert, à tête reposée, bien lentement et presque en se tâtant le pouls à chaque lettre que traçait sa plume:

«Je n'aime rien que vous, et je suis presque sûre que je vous aime. Maintenant laissez-moi rêver à la possibilité de notre union. Rêvez-y vous-même; trouvons ensemble les moyens de n'affliger ni votre père, ni mon maître, et de ne point devenir égoïstes en devenant heureux.»

Elle joignit à ce billet une courte lettre pour le comte Christian, dans laquelle elle lui disait la vie tranquille qu'elle menait, et lui annonçait le répit que les nouveaux projets du Porpora lui avaient laissé. Elle demandait qu'on cherchât et qu'on trouvât les moyens de désarmer le Porpora, et qu'on lui en fit part dans un mois. Un mois lui resterait encore pour y préparer le maestro, avant le résultat de l'affaire entamée à Berlin.

Consuelo, ayant cacheté ces deux billets, les mit sur sa table, et s'endormit. Un calme délicieux était descendu dans son âme, et jamais, depuis longtemps, elle n'avait goûté un si profond et si agréable sommeil. Elle s'éveilla tard, et se leva à la hâte pour voir Keller, qui avait promis de revenir chercher sa lettre à huit heures. Il en était neuf; et, tout en s'habillant en grande hâte, Consuelo vit avec terreur que cette lettre n'était plus a l'endroit où elle l'avait mise. Elle la chercha partout sans la trouver. Elle sortit pour voir si Keller ne l'attendait pas dans l'antichambre. Ni Keller ni Joseph ne s'y trouvaient; et comme elle rentrait chez elle pour chercher encore, elle vit le Porpora approcher de sa chambre et la regarder d'un air sévère.

«Que cherches-tu? lui dit-il.

—Une feuille de musique que j'ai égarée.

—Tu mens: tu cherches une lettre.

—Maître…

—Tais-toi, Consuelo; tu ne sais pas encore mentir: ne l'apprends pas.

—Maître, qu'as-tu fait de cette lettre?

—Je l'ai remise à Keller.

—Et pourquoi… pourquoi la lui as-tu remise, maître?

—Parce qu'il venait la chercher, tu le lui avais recommandé hier. Tu ne sais pas feindre, Consuelo, ou bien j'ai encore l'oreille plus fine que tu ne penses.

—Et enfin, dit Consuelo avec résolution, qu'as-tu fait de ma lettre?

—Je te l'ai dit; pourquoi me le demandes-tu encore? J'ai trouvé fort inconvenant qu'une jeune fille, honnête comme tu l'es, et comme je présume que tu veux l'être toujours, remit en secret des lettres à son perruquier. Pour empêcher cet homme de prendre une mauvaise idée de toi, je lui ai remis la lettre d'un air calme, et l'ai chargé de ta part de la faire partir. Il ne croira pas, du moins, que tu caches à ton père adoptif un secret coupable.

—Maître, tu as raison, tu as bien fait… pardonne-moi!

—Je te pardonne, n'en parlons plus.

—Et… tu as lu ma lettre? ajouta Consuelo d'un air craintif et caressant.

—Pour qui me prends-tu! répondit le Porpora d'un air terrible.

—Pardonne-moi tout cela, dit Consuelo en pliant le genou devant lui et en essayant de prendre sa main; laisse-moi t'ouvrir mon coeur…

—Pas un mot de plus! répondit le maître en la repoussant.»

Et il entra dans sa chambre, dont il ferma la porte sur lui avec fracas.

Consuelo espéra que, cette première bourrasque passée, elle pourrait l'apaiser et avoir avec lui une explication décisive. Elle se sentait la force de lui dire toute sa pensée, et se flattait de hâter par là l'issue de ses projets; mais il se refusa à toute explication, et sa sévérité fut inébranlable et constante sous ce rapport. Du reste, il lui témoigna autant d'amitié qu'à l'ordinaire, et même, à partir de ce jour, il eut plus d'enjouement dans l'esprit, et de courage dans l'âme. Consuelo en conçut un bon augure, et attendit avec confiance la réponse de Riesenburg.

Le Porpora n'avait pas menti, il avait brûlé les lettres de Consuelo sans les lire; mais il avait conservé l'enveloppe et y avait substitué une lettre de lui-même pour le comte Christian. Il crut par cette démarche courageuse avoir sauvé son élève, et préservé le vieux Rudolstadt d'un sacrifice au-dessus de ses forces. Il crut avoir rempli envers lui le devoir d'un ami fidèle, et envers Consuelo celui d'un père énergique et sage. Il ne prévit pas qu'il pouvait porter le coup de la mort au comte Albert. Il le connaissait à peine, il croyait que Consuelo avait exagéré; que ce jeune homme n'était ni si épris ni si malade qu'elle se l'imaginait; enfin il croyait, comme tous les vieillards, que l'amour a un terme et que le chagrin ne tue personne.

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