Consuelo, Tome 3 (1861)
CI.
On descendit une petite pente assez rapide au bas de laquelle on trouva une rivière en miniature, qui avait été un joli torrent limpide et agité; mais comme il fallait le rendre navigable, on avait égalisé son lit, adouci sa pente, taillé proprement ses rives et troublé ses belles ondes par de récents travaux. Les ouvriers étaient encore occupés à le débarrasser de quelques roches que l'hiver y avait précipitées, et qui lui donnaient un reste de physionomie: on s'empressait de la faire disparaître. Une gondole attendait là les promeneurs, une vraie gondole que le comte avait fait venir de Venise, et qui fit battre le coeur de Consuelo en lui rappelant mille souvenirs gracieux et amers. On s'embarqua; les gondoliers étaient aussi de vrais Vénitiens parlant leur dialecte; on les avait fait venir avec la barque, comme de nos jours les nègres avec la girafe. Le comte Hoditz, qui avait beaucoup voyagé, s'imaginait parler toutes les langues: mais, quoiqu'il y mît beaucoup d'aplomb, et que, d'une voix haute, d'un ton accentué, il donnât ses ordres aux gondoliers, ceux-ci l'eussent compris avec peine, si Consuelo ne lui eût servi de truchement. Il leur fut enjoint de chanter des vers du Tasse: mais ces pauvres diables, enroués par les glaces du Nord, dépaysés et déroutés dans leurs souvenirs, donnèrent aux Prussiens un fort triste échantillon de leur savoir-faire. Il fallut que Consuelo leur soufflât chaque strophe, et promît de leur faire faire une répétition des fragments qu'ils devaient chanter le lendemain à madame la margrave.
Quand on eut navigué un quart d'heure dans un espace qu'on eût pu traverser en trois minutes, mais où l'on avait ménagé au pauvre ruisseau contrarié dans sa course mille détours insidieux, on arriva à la pleine mer. C'était un assez vaste bassin où l'on débouqua à travers des massifs de cyprès et de sapins, et dont le coup d'œil inattendu était vraiment agréable. Mais on n'eut pas le loisir de l'admirer. Il fallut s'embarquer sur un navire de poche, où rien ne manquait; mâts, voiles, cordages, c'était un modèle accompli de bâtiment avec tous ses agrès, et que le trop grand nombre de matelots et de passagers faillit faire sombrer. Le Porpora y eut froid. Les tapis étaient fort humides, et je crois bien que, malgré l'exacte revue que M. le comte, arrivé de la veille, avait faite déjà de toutes les pièces, l'embarcation faisait eau. Personne ne s'y sentait à l'aise, excepté le comte, qui, par grâce d'état, ne se souciait jamais des petits désagréments attachés à ses plaisirs, et Consuelo, qui commençait à s'amuser beaucoup de la folie de son hôte. Une flotte proportionnée à ce vaisseau de commandement vint se placer sous ses ordres, exécuta des manoeuvres que le comte lui-même, armé d'un porte-voix, et debout sur la poupe, dirigea fort sérieusement, se fâchant fort quand les choses n'allaient point à son gré, et faisant recommencer la répétition. Ensuite on voyagea de conserve aux sons d'une musique de cuivre abominablement fausse, qui acheva d'exaspérer le Porpora.
«Passe pour nous faire geler et enrhumer, disait-il entre ses dents; mais nous écorcher les oreilles à ce point, c'est trop fort!
—Voile pour le Péloponnèse!» s'écria le comte; et on cingla vers une rive couronnée de menues fabriques imitant des temples grecs et d'antiques tombeaux.
On se dirigeait sur une petite anse masquée par des rochers, et, lorsqu'on en fut à dix pas, on fut accueilli par une décharge de coups de fusil. Deux hommes tombèrent morts sur le tillac, et un jeune mousse fort léger, qui se tenait dans les cordages, jeta un grand cri, descendit, ou plutôt se laissa glisser adroitement, et vint se rouler au beau milieu de la société, en hurlant qu'il était blessé et en cachant dans ses mains sa tête, soi-disant fracassée d'une balle.
«Ici, dit le comte à Consuelo, j'ai besoin de vous pour une petite répétition que je fais faire à mon équipage. Ayez la bonté de représenter pour un instant le personnage de madame la margrave; et de commander à cet enfant mourant ainsi qu'à ces deux morts, qui, par parenthèse sont fort bêtement tombés, de se relever, d'être guéris à l'instant même, de prendre leurs armes, et de défendre Son Altesse contre les insolents pirates retranchés dans cette embuscade.»
Consuelo se hâta de se prêter au rôle de margrave, et le joua avec beaucoup plus de noblesse et de grâce naturelle que ne l'eût fait madame Hoditz. Les morts et les mourants se relevèrent sur leurs genoux et lui baisèrent la main. Là, il leur fut enjoint par le comte de ne point toucher tout de bon de leurs bouches vassales la noble main de Son Altesse, mais de baiser leur propre main en feignant d'approcher leurs lèvres de la sienne. Puis morts et mourants coururent aux armes en faisant de grandes démonstrations d'enthousiasme; le petit saltimbanque, qui faisait le rôle de mousse, regrimpa comme un chat sur son mât et déchargea une légère carabine sur la baie des pirates. La flotte se serra autour de la nouvelle Cléopâtre, et les petits canons firent un vacarme épouvantable.
Consuelo, avertie par le comte qui ne voulait pas lui causer une frayeur sérieuse, n'avait point été dupe du début un peu bizarre de cette comédie. Mais les deux officiers prussiens, envers lesquels il n'avait pas jugé nécessaire de pratiquer la même galanterie, voyant tomber deux hommes au premier feu, s'étaient serrés l'un contre l'autre en pâlissant. Celui qui ne disait rien avait paru effrayé pour son capitaine, et le trouble de ce dernier n'avait pas échappé au regard tranquillement observateur de Consuelo. Ce n'était pourtant pas la peur qui s'était peinte sur sa physionomie; mais, au contraire, une sorte d'indignation, de colère même, comme si la plaisanterie l'eût offensé personnellement et lui eût semblé un outrage à sa dignité de Prussien et de militaire. Hoditz n'y prit pas garde, et lorsque le combat fut engagé, le capitaine et son lieutenant riaient aux éclats et acceptaient au mieux le badinage. Ils mirent même l'épée à la main et s'escrimèrent en l'air pour prendre part à la scène.
Les pirates, montés sur des barques légères, vêtus à la grecque et armés de tremblons et de pistolets chargés à poudre, étaient sortis de leurs jolis petits récifs, et se battaient comme des lions. On les laissa venir à l'abordage, où l'on en fit grande déconfiture, afin que la bonne margrave eût le plaisir de les ressusciter. La seule cruauté commise fut d'en faire tomber quelques-uns à la mer. L'eau du bassin était bien froide, et Consuelo les plaignait, lorsqu'elle vit qu'ils y prenaient plaisir, et mettaient de la vanité à montrer à leurs compagnons montagnards qu'ils étaient bons nageurs.
Quand la flotte de Cléopâtre (car le navire que devait monter la margrave portait réellement ce titre pompeux) eut été victorieuse, comme de raison, elle emmena prisonnière la flottille des pirates à sa suite, et s'en alla au son d'une musique triomphale (à porter le diable en terre, au dire du Porpora) explorer les rivages de la Grèce. On approcha ensuite d'une île inconnue d'où l'on voyait s'élever des huttes de terre et des arbres exotiques fort bien acclimatés ou fort bien imités; car on ne savait jamais à quoi s'en tenir à cet égard, le faux et le vrai étant confondus partout. Aux marges de cette île étaient amarrées des pirogues. Les naturels du pays s'y jetèrent avec des cris très-sauvages et vinrent à la rencontre de la flotte, apportant des fleurs et des fruits étrangers récemment coupés dans les serres chaudes de la résidence. Ces sauvages étaient hérissés, tatoués, crépus, et plus semblables à des diables qu'à des hommes. Les costumes n'étaient pas trop bien assortis. Les uns étaient couronnés de plumes, comme des Péruviens, les autres empaquetés de fourrures, comme des Esquimaux; mais on n'y regardait pas de si près; pourvu qu'ils fussent bien laids et bien ébouriffés, on les tenait pour anthropophages tout au moins.
Ces bonnes gens firent beaucoup de grimaces, et leur chef, qui était une espèce de géant, ayant une fausse barbe qui lui tombait jusqu'à la ceinture, vint faire un discours que le comte Hoditz avait pris la peine de composer lui-même en langue sauvage. C'était un assemblage de syllabes ronflantes et croquantes, arrangées au hasard pour figurer un patois grotesque et barbare. Le comte, lui ayant fait réciter sa tirade sans faute, se chargea de traduire cette belle harangue à Consuelo, qui faisait toujours le rôle de margrave en attendant la véritable.
«Ce discours signifie, Madame, lui dit-il en imitant les salamalecs du roi sauvage, que cette peuplade de cannibales dont l'usage est de dévorer tous les étrangers qui abordent dans leur île, subitement touchée et apprivoisée par l'effet magique de vos charmes, vient déposer à vos pieds l'hommage de sa férocité, et vous offrir la royauté de ces terres inconnues. Daignez y descendre sans crainte, et quoiqu'elles soient stériles et incultes, les merveilles de la civilisation vont y éclore sous vos pas.»
On aborda dans l'île au milieu des chants et des danses des jeunes sauvagesses. Des animaux étranges et prétendus féroces, mannequins empaillés qui, au moyen d'un ressort, s'agenouillèrent subitement, saluèrent Consuelo sur le rivage. Puis, à l'aide de cordes, les arbres et les buissons fraîchement plantés s'abattirent, les rochers de carton s'écroulèrent, et l'on vit des maisonnettes décorées de fleurs et de feuillages. Des bergères conduisant de vrais troupeaux (Hoditz n'en manquait pas), des villageois habillés à la dernière mode de l'Opéra, quoiqu'un peu malpropres vus de près, enfin jusqu'à des chevreuils et des biches apprivoisées vinrent prêter foi et hommage à la nouvelle souveraine.
«C'est ici, dit alors le comte à Consuelo, que vous aurez à jouer un rôle demain, devant Son Altesse. On vous procurera le costume d'une divinité sauvage toute couverte de fleurs et de rubans, et vous vous tiendrez dans la grotte que voici: la margrave y entrera, et vous chanterez la cantate que j'ai dans ma poche, pour lui céder vos droits à la divinité, vu qu'il ne peut y avoir qu'une déesse, là où elle daigne apparaître.
«—Voyons la cantate,» dit Consuelo en recevant le manuscrit dont Hoditz était l'auteur.
Il ne lui fallut pas beaucoup de peine pour lire et chanter à la première vue ce pont-neuf ingénu: paroles et musique, tout était à l'avenant. Il ne s'agissait que de l'apprendre par coeur. Deux violons, une harpe et une flûte cachés dans les profondeurs de l'antre l'accompagnaient tout de travers. Le Porpora fit recommencer. Au bout d'un quart-d'heure, tout alla bien. Ce n'était pas le seul rôle, que Consuelo eût à faire dans la fête, ni la seule cantate que le comte Hoditz eût dans sa poche: elles étaient courtes, heureusement: il ne fallait pas fatiguer Son Altesse par trop de musique.
A l'île sauvage, on remit à la voile, et on alla prendre terre sur un rivage chinois: tours imitant la porcelaine, kiosques, jardins rabougris, petits ponts, jonques et plantations de thé, rien n'y manquait. Les lettres et les mandarins, assez bien costumés, vinrent faire un discours chinois à la margrave; et Consuelo qui, dans le trajet, devait changer de costume dans la cale d'un des bâtiments et s'affubler en mandarine, dut essayer des couplets en langue et musique chinoise, toujours de la façon du comte Hoditz:
Ping, pang, tiong,
Hi, han, hong,
Tel était le refrain, qui était censé signifier, grâce à la puissance d'abréviation que possédait cette langue merveilleuse:
«Belle margrave, grande princesse, idole de tous les coeurs, régnez à jamais sur votre heureux époux et sur votre joyeux empire de Roswald en Moravie.»
En quittant la Chine, on monta dans des palanquins très-riches, et on gravit, sur les épaules des pauvres serfs chinois et sauvages, une petite montagne au sommet de laquelle on trouva la ville de Lilliput. Maisons, forêts, lacs, montagnes, le tout vous venait aux genoux ou à la cheville, et il fallait se baisser pour voir, dans l'intérieur des habitations, les meubles et les ustensiles de ménage qui étaient dans des proportions relatives à tout le reste. Des marionnettes dansèrent sur la place publique au son des mirlitons, des guimbardes et des tambours de basque. Les personnes qui les faisaient agir et qui produisaient cette musique lilliputienne, étaient cachées sous terre et dans des caveaux ménagés exprès.
En redescendant la montagne des Lilliputiens, on trouva un désert d'une centaine de pas, tout encombré de rochers énormes et d'arbres vigoureux livrés à leur croissance naturelle. C'était le seul endroit que le comte n'eût pas gâté et mutilé. Il s'était contenté de le laisser tel qu'il l'avait trouvé.
«L'usage de cette gorge escarpée m'a bien longtemps embarrassé, dit-il à ses hôtes. Je ne savais comment me délivrer de ces masses de rochers, ni quelle tournure donner à ces arbres superbes, mais désordonnés; tout à coup l'idée m'est venue de baptiser ce lieu le désert, le chaos: et j'ai pensé que le contraste n'en serait pas désagréable, surtout lorsqu'au sortir de ces horreurs de la nature, on rentrerait dans des parterres admirablement soignés et parés. Pour compléter l'illusion, vous allez voir quelle heureuse invention j'y ai placée.»
En parlant ainsi, le comte tourna un gros rocher qui encombrait le sentier (car il avait bien fallu fourrer un sentier uni et sablé dans l'horrible désert), et Consuelo se trouva à l'entrée d'un ermitage creusé dans le roc et surmonté d'une grossière croix de bois. L'anachorète de la Thébaïde en sortit; c'était un bon paysan dont la longue barbe blanche postiche contrastait avec un visage frais et paré des couleurs de la jeunesse. Il fit un beau sermon, dont son maître corrigea les barbarismes, donna sa bénédiction, et offrit des racines et du lait à Consuelo dans une écuelle de bois.
«Je trouve l'ermite un peu jeune, dit le baron de Kreutz: vous eussiez pu mettre ici un vieillard véritable.
—Cela n'eût point plu à la margrave, répondit ingénument le comte Hoditz. Elle dit avec raison que la vieillesse n'est point égayante, et que dans une fête il ne faut voir que de jeunes acteurs.»
Je fais grâce au lecteur du reste de la promenade. Ce serait à n'en pas finir si je voulais lui décrire les diverses contrées, les autels druidiques, les pagodes indiennes, les chemins et canaux couverts, les forêts vierges, les souterrains où l'on voyait les mystères de la passion taillés dans le roc, les mines artificielles avec salles de bal, les Champs-Elysées, les tombeaux, enfin les cascades, les naïades, les sérénades et les six mille jets d'eau que le Porpora prétendait, par la suite, avoir été forcé d'avaler. Il y avait bien mille autres gentillesses dont les mémoires du temps nous ont transmis le détail avec admiration: une grotte à demi obscure où l'on s'enfonçait en courant, et au fond de laquelle une glace, en vous renvoyant votre propre image, dans un jour incertain, devait infailliblement vous causer une grande frayeur; un couvent où l'on vous forçait, sous peine de perdre à jamais la liberté, de prononcer des voeux dont la formule était un hommage d'éternelle soumission et adoration à la margrave; un arbre à pluie qui, au moyen d'une pompe cachée dans les branches, vous inondait d'encre, de sang ou d'eau de rose, suivant qu'on voulait vous fêter ou vous mystifier; enfin mille secrets charmants, ingénieux, incompréhensibles, dispendieux surtout, que le Porpora eut la brutalité de trouver insupportables, stupides et scandaleux. La nuit seule mit un terme à cette promenade autour du monde, dans laquelle, tantôt à cheval, tantôt en litière, à âne, en voiture ou en bateau, on avait bien fait trois lieues.
Aguerris contre le froid et la fatigue, les deux officiers prussiens, tout en riant de ce qu'il y avait de trop puéril dans les amusements et les surprises de Roswald, n'avaient pas été aussi frappés que Consuelo du ridicule de cette merveilleuse résidence. Elle était l'enfant de la nature; née en plein champ, accoutumée, dès qu'elle avait eu les yeux ouverts, à regarder les oeuvres de Dieu sans rideau de gaze et sans lorgnon: mais le baron de Kreutz, quoiqu'il ne fût pas tout à fait le premier-venu dans cette aristocratie habituée aux draperies et aux enjolivements de la mode, était l'homme de son monde et de son temps. Il ne haïssait point les grottes, les ermitages et les symboles. En somme, il s'amusa avec bonhomie, montra beaucoup d'esprit dans la conversation, et dit à son acolyte qui, en entrant dans la salle à manger, le plaignait respectueusement de l'ennui d'une aussi rude corvée:
«De l'ennui? moi? pas du tout. J'ai fait de l'exercice, j'ai gagné de l'appétit, j'ai vu mille folies, je me suis reposé l'esprit de choses sérieuses: je n'ai pas perdu mon temps et ma peine.»
On fut surpris dans la salle à manger de ne trouver qu’un cercle de chaises autour d'une place vide. Le comte, ayant prié les convives de s'asseoir, ordonna à ses valets de servir.
«Hélas! Monseigneur, répondit celui qui était chargé de lui donner la réplique, nous n'avions rien qui fût digne d'être offert à une si honorable compagnie, et nous n'avons pas même mis la table.
—Voilà qui est plaisant!». s'écria l'amphitryon avec une fureur simulée; et quand ce jeu eut duré quelques instants: «Eh bien! dit-il, puisque les hommes nous refusent un souper, j'évoque l'enfer, et je somme Pluton de m'en envoyer un qui soit digne de mes hôtes.»
En parlant ainsi; il frappa le plancher trois fois, et, le plancher glissant aussitôt dans une coulisse, on vit s'exhaler des flammes odorantes; puis, au son d'une musique joyeuse et bizarre, une table magnifiquement servie vint se placer sous les coudes des convives.
«Ce n'est pas mal, dit le comte en soulevant la nappe, et en parlant sous la table. Seulement je suis fort étonné, puisque messire Pluton sait fort bien qu'il n'y a même pas dans ma maison de l'eau à boire, qu'on ne m'en ait pas envoyé une seule carafe.
—Comte Hoditz, répondit, des profondeurs de l'abîme, une voix rauque digne du Tartare, l'eau est fort rare dans les enfers; car presque tous nos fleuves sont à sec depuis que les yeux de Son Altesse margrave ont embrasé jusqu'aux entrailles de la terre; cependant, si vous l'exigez, nous allons envoyer une Danaïde au bord du Styx pour voir si elle en pourra trouver.
—Qu'elle se dépêche, répondit le comte, et surtout donnez-lui un tonneau qui ne soit pas percé.»
Au même instant, d'une belle cuvette de jaspe qui était au milieu de la table, s'élança un jet d'eau de roche qui pendant tout le souper retomba sur lui-même en gerbe de diamants au reflet des nombreuses bougies. Le surtout était un chef-d'oeuvre de richesse et de mauvais goût, et l'eau du Styx, le souper infernal, furent pour le comte matière à mille jeux de mots, allusions et coq-à-l'âne, qui ne valaient guère mieux, mais que la naïveté de son enfantillage lui fit pardonner. Le repas succulent, et servi par de jeunes sylvains et des nymphes plus ou moins charmantes, égaya beaucoup le baron de Kreutz.
Il ne fit pourtant qu'une médiocre attention aux belles esclaves de l'amphitryon: ces pauvres paysannes étaient à la fois les servantes, les maîtresses, les choristes et les actrices de leur seigneur. Il était leur professeur de grâces, de danse, de chant et de déclamation. Consuelo avait eu à Passaw un échantillon de sa manière de procéder avec elles; et, en songeant au sort glorieux que ce seigneur lui avait offert alors, elle admirait le sang-froid respectueux avec lequel il la traitait maintenant, sans paraître ni surpris ni confus de sa méprise. Elle savait bien que le lendemain les choses changeraient d'aspect à l'arrivée de la margrave; qu'elle dînerait dans sa chambre avec son maître, et qu'elle n'aurait pas l'honneur d'être admise à la table de Son Altesse. Elle ne s'en embarrassait guère, quoiqu'elle ignorât une circonstance qui l'eût divertie beaucoup en cet instant: à savoir qu'elle soupait avec un personnage infiniment plus illustre, lequel ne voulait pour rien au monde souper le lendemain avec la margrave.
Le baron de Kreutz, souriant donc d'un air assez froid à l'aspect des nymphes du logis, accorda un peu plus d'attention à Consuelo, lorsque après l'avoir provoquée à rompre le silence, il l'eut amenée à parler sur la musique. Il était amateur éclairé et quasi passionné de cet art divin; du moins il en parla lui-même avec une supériorité qui adoucit, non moins que le repas, les bons mets et la chaleur des appartements, l'humeur revêche du Porpora.
«Il serait à souhaiter, dit-il enfin au baron, qui venait de louer délicatement sa manière sans le nommer, que le souverain que nous allons essayer de divertir fût aussi bon juge que vous!
—On assure, répondit le baron, que mon souverain est assez éclairé sur cette matière, et qu'il aime véritablement les beaux-arts.
—En êtes-vous bien certain, monsieur le baron? reprit le maestro, qui ne pouvait causer sans contredire tout le monde sur toutes choses. Moi, je ne m'en flatte guère. Les rois sont toujours les premiers en tout, au dire de leurs sujets; mais il arrive souvent que leurs sujets en savent beaucoup plus long qu'eux.
—En fait de guerre; comme en fait de science et de génie, le roi de Prusse en sait plus long qu'aucun de nous; répondit le lieutenant avec zèle; et quant à la musique, il est très-certain…
—Que vous n'en savez rien ni moi non plus, interrompit sèchement, le capitaine Kreutz; maître Porpora ne peut s'en rapporter qu'à lui seul à ce dernier égard.
—Quant à moi, reprit le maestro, la dignité royale ne m'en a jamais imposé en fait de musique; et quand j'avais l'honneur de donner des leçons à la princesse électorale de Saxe, je ne lui passais pas plus de fausses notes qu'à un autre.
—Eh quoi! dit le baron en regardant son compagnon avec une intention ironique, les têtes couronnées font-elles jamais des fausses notes?
—Tout comme les simples mortels, Monsieur! répondit le Porpora. Cependant je dois dire que la princesse électorale n'en fit pas longtemps avec moi, et qu'elle avait une rare intelligence pour me seconder.
—Ainsi vous pardonneriez bien quelques fausses notes à notre Fritz, s'il avait l'impertinence d'en faire en votre présence?
—A condition qu'il s'en corrigerait.
—Mais vous ne lui laveriez pas la tête? dit à son tour le comte Hoditz en riant.
—Je le ferais, dût-il couper la mienne!» répondit le vieux professeur, qu'un peu de Champagne rendait expansif et fanfaron.
Consuelo avait été bien et dûment avertie par le chanoine que la Prusse était une grande préfecture de police, où les moindres paroles, prononcées bien bas à la frontière, arrivaient en peu d'instants, par une suite d'échos mystérieux et fidèles, au cabinet de Frédéric, et qu'il ne fallait jamais dire à un Prussien, surtout à un militaire, à un employé quelconque: «Comment vous portez-vous?» sans peser chaque syllabe, et tourner, comme on dit aux petits enfants, sa langue sept fois dans sa bouche. Elle ne vit donc pas avec plaisir son maître s'abandonner à son humeur narquoise, et elle s'efforça de réparer ses imprudences par un peu de politique.
«Quand même le roi de Prusse ne serait pas le premier musicien de son siècle, dit-elle, il lui serait permis de dédaigner un art certainement bien futile au prix de tout ce qu'il sait d'ailleurs.»
Mais elle ignorait que Frédéric ne mettait pas moins d'amour-propre à être un grand flûtiste qu'à être un grand capitaine et un grand philosophe. Le baron de Kreutz déclara que si Sa Majesté avait jugé la musique un art digne d'être étudié, elle y avait consacré très-probablement une attention et un travail sérieux.
«Bah! dit le Porpora, qui s'animait de plus en plus, l'attention et le travail ne révèlent rien, en fait d'art, à ceux que le ciel n'a pas doués d'un talent inné. Le génie de la musique n'est pas à la portée de toutes les fortunes; et il est plus facile de gagner des batailles et de pensionner des gens de lettres que de dérober aux muses le feu sacré. Le baron Frédéric de Trenck nous a fort bien dit que Sa Majesté prussienne, lorsqu'elle manquait à la mesure, s'en prenait à ses courtisans; mais les choses n'iront pas ainsi avec moi!
—Le baron Frédéric de Trenck a dit cela? répliqua le baron de Kreutz, dont les yeux s'animèrent d'une colère subite et impétueuse. Eh bien! reprit-il en se calmant tout à coup par un effort de sa volonté, et en parlant d'un ton d'indifférence, le pauvre diable doit avoir perdu l'envie de plaisanter; car il est enfermé à la citadelle de Glatz pour le reste de ses jours.
—En vérité! s'écria le Porpora: et qu'a-t-il donc fait?
—C'est le secret de l'Etat, répondit le baron: mais tout porte à croire qu'il a trahi la confiance de son maître.
—Oui! ajouta le lieutenant; en vendant à l'Autriche le plan des fortifications de la Prusse, sa patrie.
—Oh! c'est impossible! dit Consuelo qui avait pâli, et qui, de plus en plus attentive à sa contenance et à ses paroles, ne put cependant retenir cette exclamation douloureuse.
—C'est impossible, et c'est faux! s'écria le Porpora indigné; ceux qui ont fait croire cela au roi de Prusse en ont menti par la gorge!
—Je présume que ce n'est pas un démenti indirect que vous pensez nous donner? dit le lieutenant en pâlissant à son tour.
—Il faudrait avoir une susceptibilité bien maladroite pour le prendre ainsi, reprit le baron de Kreutz en lançant un regard dur et impérieux à son compagnon. En quoi cela nous regarde-t-il? et que nous importe que maître Porpora mette de la chaleur dans son amitié pour ce jeune homme?
—Oui, j'en mettrais, même en présence du roi lui-même, dit le Porpora. Je dirais au roi qu'on l'a trompé; que c'est fort mal à lui de l'avoir cru; que Frédéric de Trenck est un digne, un noble jeune homme; incapable d'une infamie!
—Je crois, mon maître, interrompit Consuelo que la physionomie du capitaine inquiétait de plus en plus, que vous serez bien à jeun quand vous aurez l'honneur d'approcher le roi de Prusse; et je vous connais trop pour n'être pas certaine que vous ne lui parlerez de rien d'étranger à la musique.
—Mademoiselle me paraît fort prudente, reprit le baron. Il paraît cependant qu'elle à été fort liée à Vienne, avec ce jeune baron de Trenck?
—Moi, monsieur? répondit Consuelo avec une indifférence fort bien jouée; je le connais à peine.
—Mais, reprit le baron avec une physionomie pénétrante, si le roi lui-même vous demandait, par je ne sais quel hasard imprévu, ce que vous pensez de la trahison de ce Trenck?…
—Monsieur le baron, dit Consuelo en affrontant son regard inquisitorial avec beaucoup de calme et de modestie, je lui répondrais que je ne crois à la trahison de personne, ne pouvant pas comprendre ce que c'est que de trahir.
—Voilà une belle parole, signora! dit le baron dont la figure s'éclaircit tout à coup, et vous l'avez dite avec l'accent d'une belle âme.»
Il parla d'autre chose; et charma les convives par la grâce et la force de son esprit. Durant tout le reste du souper, il eut, en s'adressant à Consuelo, une expression de bonté et de confiance qu'elle ne lui avait pas encore vue.
CII.
A la fin du dessert, une ombre toute drapée de blanc et voilée vint chercher les convives en leur disant: Suivez-moi! Consuelo, condamnée encore au rôle de margrave pour la répétition de cette nouvelle scène, se leva la première, et, suivie des autres convives, monta le grand escalier du château, dont la porte s'ouvrait au fond de la salle. L'ombre qui les conduisait poussa, au haut de cet escalier, une autre grande porte, et l'on se trouva dans l'obscurité d'une profonde galerie antique, au bout de laquelle on apercevait simplement une faible lueur. Il fallut se diriger de ce côté au son d'une musique lente, solennelle et mystérieuse, qui était censée exécutée par les habitants du monde invisible.
«Tudieu! dit ironiquement le Porpora d'un ton d'enthousiasme, monsieur le comte ne nous refuse rien! Nous avons entendu aujourd'hui de la musique turque, de la musique nautique, de la musique sauvage, de la musique chinoise, de la musique lilliputienne et toutes sortes de musiques extraordinaires; mais en voici une qui les surpasse toutes, et l'on peut bien dire que c'est véritablement de la musique de l'autre monde.
—Et vous n'êtes pas au bout! répondit le comte enchanté de cet éloge.
—Il faut s'attendre à tout de la part de Votre Excellence, dit le baron de Kreutz avec la même ironie que le professeur; quoique après ceci, je ne sache, en vérité, ce que nous pouvons espérer de plus fort.»
Au bout de la galerie, l'ombre frappa sur une espèce de tamtam qui rendit un son lugubre, et un vaste rideau s'écartant, laissa voir la salle de spectacle décorée et illuminée comme elle devait l'être le lendemain. Je n'en ferai point la description, quoique ce fût bien le cas de dire:
Ce n’était que festons, ce n’était qu’algarades.
La toile du théâtre se leva; la scène représentait l'Olympe ni plus ni moins. Les déesses s'y disputaient le coeur du berger Paris, et le concours des trois divinités principales faisait les frais de la pièce. Elle était écrite en italien, ce qui fit dire tout bas au Porpora, en s'adressant à Consuelo:
«Le sauvage, le chinois et le lilliputien n'étaient rien; voilà enfin de l'iroquois.»
Vers et musique, tout était de la fabrique du comte. Les acteurs et les actrices valaient bien leurs rôles. Après une demi-heure de métaphores et de concetti sur l'absence d'une divinité plus charmante et plus puissante que toutes les autres, qui dédaignait de concourir pour le prix de la beauté, Paris s'étant décidé à faire triompher Vénus, cette dernière prenait la pomme, et, descendant du théâtre par un gradin, venait la déposer au pied de la margrave, en se déclarant indigne de la conserver, et s'excusant d'avoir osé la briguer devant elle.
C'était Consuelo qui devait faire ce rôle de Vénus; et comme c'était le plus important, ayant à chanter à la fin une cavatine à grand effet, le comte Hoditz, n'ayant pu en confier la répétition à aucune de ses coryphées, prit le parti de le remplir lui-même; tant pour faire marcher cette répétition que pour faire sentir à Consuelo l'esprit, les intentions, les finesses et les beautés du rôle. Il fut si bouffon en faisant sérieusement Vénus, et en chantant avec emphase les platitudes pillées à tous les méchants opéras à la mode et mal cousues dont il prétendait avoir fait une partition, que personne ne put garder son sérieux. Il était trop animé par le soin de gourmander sa troupe et trop enflammé par l'expression divine qu'il donnait à son jeu et à son chant, pour s'apercevoir de la gaieté de l'auditoire. On l'applaudit à tout rompre, et le Porpora, qui s'était mis à la tête de l'orchestre en se bouchant les oreilles de temps en temps à la dérobée, déclara que tout était sublime, poëme, partition, voix, instruments, et la Vénus provisoire par-dessus tout.
Il fut convenu que Consuelo et lui liraient ensemble attentivement ce chef-d'oeuvre le soir même et le lendemain matin. Ce n'était ni long, ni difficile à apprendre, et ils se firent fort d'être le lendemain soir à la hauteur de la pièce et de la troupe. On visita ensuite la salle de bal qui n'était pas encore prête, parce que les danses ne devaient avoir lieu que le surlendemain, la fête ayant à durer deux jours pleins et à offrir une suite ininterrompue de divertissements variés.
Il était dix heures du soir. Le temps était clair et la lune magnifique. Les deux officiers prussiens avaient persisté à repasser la frontière le soir même, alléguant une consigne supérieure qui leur défendait de passer la nuit en pays étranger. Le comte dut donc céder, et ayant donné l'ordre qu'on préparât leurs chevaux, il les emmena boire le coup de l'étrier, c'est-à-dire déguster du café et d'excellentes liqueurs dans un élégant boudoir, où Consuelo ne jugea pas à propos de les suivre. Elle prit donc congé d'eux, et après avoir recommandé tout bas au Porpora de se tenir un peu mieux sur ses gardes qu'il n'avait fait durant le souper, elle se dirigea vers sa chambre, qui était dans une autre aile du château.
Mais elle s'égara bientôt dans les détours de ce vaste labyrinthe, et se trouva dans une sorte de cloître où un courant d'air éteignit sa bougie. Craignant de s'égarer de plus en plus et de tomber dans quelqu'une des trappes à surprise dont ce manoir était rempli, elle prit le parti de revenir sur ses pas à tâtons jusqu'à ce qu'elle eût retrouvé la partie éclairée des bâtiments. Dans la confusion de tant de préparatifs pour des choses insensées, le confortable de cette riche habitation était entièrement négligé. On y trouvait des sauvages, des ombres, des dieux, des ermites, des nymphes, des ris et des jeux, mais pas un domestique pour avoir un flambeau, pas un être dans son bon sens auprès de qui l'on pût se renseigner.
Cependant elle entendit venir à elle une personne qui semblait marcher avec précaution et se glisser dans les ténèbres à dessein, ce qui ne lui inspira pas la confiance d'appeler et de se nommer, d'autant plus que c'était le pas lourd et la respiration forte d'un homme. Elle s'avançait un peu émue et en se serrant contre la muraille; lorsqu'elle entendit ouvrir une porte non loin d'elle, et la clarté de la lune, en pénétrant par cette ouverture, tomba sur la haute taille et le brillant costume de Karl.
Elle se hâta de l'appeler.
«Est-ce vous, signora? lui dit-il d'une voix altérée. Ah! je cherche depuis bien des heures un instant pour vous parler, et je le trouve trop tard, peut-être!
—Qu'as-tu donc à me dire, bon Karl, et d'où vient l'émotion où je te vois?
—Sortez de ce corridor, signora, je vais vous parler dans un endroit tout à fait isolé et où j'espère que personne ne pourra nous entendre.
Consuelo suivit Karl, et se trouva en plein air avec lui sur la terrasse que formait la tourelle accolée au flanc de l'édifice.
«Signora, dit le déserteur en parlant avec précaution (arrivé le matin pour la première fois à Roswald, il ne connaissait guère mieux les êtres que Consuelo), n'avez-vous rien dit aujourd'hui qui puisse vous exposer au mécontentement ou à la méfiance du roi de Prusse, et dont vous auriez à vous repentir à Berlin, si le roi en était exactement informé?.
—Non, Karl, je n'ai rien dit de semblable. Je savais que tout Prussien qu'on ne connaît pas est un interlocuteur dangereux, et j'ai observé, quant à moi, toutes mes paroles.
—Ah! vous me faites du bien de me dire cela; j'étais bien inquiet! je me suis approché de vous deux où trois fois dans le navire, lorsque vous vous promeniez sur la pièce d'eau. J'étais un des pirates qui ont fait semblant de monter à l'abordage; mais j'étais déguisé, vous ne m'avez pas reconnu. J'ai eu beau vous regarder, vous faire signe, vous n'avez pris garde à rien, et je n'ai pu vous glisser un seul mot. Cet officier était toujours à côté de vous. Tant que vous avez navigué sur le bassin, il ne vous a pas quittée d'un pas. On eût dit qu'il devinait que vous étiez son scapulaire, et qu'il se cachait derrière vous, dans le cas où une balle se serait glissée dans quelqu'un de nos innocents fusils.
—Que veux-tu dire, Karl? Je ne puis te comprendre. Quel est cet officier?
Je ne le connais pas.
—Je n'ai pas besoin de vous le dire; vous le connaîtrez bientôt puisque vous allez à Berlin.
—Pourquoi m'en faire un secret maintenant?
—C'est que c'est un terrible secret, et que j'ai besoin de le garder encore une heure.
—Tu as l'air singulièrement agité, Karl; que se passe-t-il en toi?
—Oh! de grandes choses! l'enfer brûle dans mon coeur!
—L'enfer? On dirait que tu as de mauvais desseins.
—Peut-être!
—En ce cas, je veux que tu parles; tu n'as pas le droit de te taire avec moi, Karl. Tu m'as promis un dévouement, une soumission à toute épreuve.
—Ah! signora, que me dites-vous là? c'est la vérité, je vous dois plus que la vie, car vous avez fait ce qu'il fallait pour me conserver ma femme et ma fille; mais elles étaient condamnées, elles ont péri… et il faut bien que leur mort soit vengée!
—Karl, au nom de ta femme et de ton enfant qui prient pour toi dans le ciel, je t'ordonne de parler. Tu médites je ne sais quel acte de folie; tu veux te venger? La vue de ces Prussiens te met hors de toi?
—Elle me rend fou, elle me rend furieux… Mais non, je suis calme, je suis un saint. Voyez-vous, signora, c'est Dieu et non l'enfer qui me pousse. Allons! l'heure approche. Adieu, signora; il est probable que je ne vous reverrai plus, et je vous demande, puisque vous passez par Prague, de payer une messe pour moi à la chapelle de Saint-Jean-Népomuck, un des plus grands patrons de la Bohême.
—Karl, vous parlerez, vous confesserez les idées criminelles qui vous tourmentent, ou je ne prierai jamais pour vous, et j'appellerai sur vous, au contraire, la malédiction de votre femme et de votre fille, qui sont des anges dans le sein de Jésus le Miséricordieux. Mais comment voulez-vous être pardonné dans le ciel, si vous ne pardonnez pas sur la terre? Je vois bien que vous avez une carabine sous votre manteau, Karl, et que d'ici vous guettez ces Prussiens au passage.
—Non, pas d'ici, dit Karl ébranlé et tremblant; je ne veux pas verser le sang dans la maison de mon maître, ni sous vos yeux, ma bonne sainte fille; mais là-bas; voyez-vous, il y a dans la montagne un chemin creux que je connais bien déjà; car j'y étais ce matin quand ils sont arrivés par là… Mais j'y étais par hasard, je n'étais pas armé, et d'ailleurs je ne l'ai pas reconnu tout de suite, lui!… Mais tout à l'heure, il va repasser par là, et j'y serai, moi! J'y serai bientôt par le sentier du parc, et je le devancerai, quoiqu'il soit bien monté… Et comme vous le dites, signora, j'ai une carabine, une bonne carabine, et il y a dedans une bonne balle pour son coeur. Elle y est depuis tantôt; car je ne plaisantais pas quand je faisais le guet accoutré en faux pirate. Je trouvais l'occasion assez belle, et je l'ai visé plus de dix fois; mais vous étiez là, toujours là, et je n'ai pas tiré… Mais tout à l'heure, vous n'y serez pas, il ne pourra pas se cacher derrière vous comme un poltron… car il est poltron, je le sais bien, moi. Je l'ai vu pâlir, et tourner le dos à la guerre, un jour qu'il nous faisait avancer avec rage contre mes compatriotes, contre mes frères les Bohémiens. Ah! quelle horreur! car je suis Bohémien, moi, par le sang, par le coeur, et cela ne pardonne pas. Mais si je suis un pauvre paysan de Bohême; n'ayant appris dans ma forêt qu'à manier la cognée, il a fait de moi un soldat prussien, et, grâce à ses caporaux, je sais viser juste avec un fusil.
—Karl, Karl, taisez-vous, vous êtes dans le délire! vous ne connaissez pas cet homme, j'en suis sûre. Il s'appelle le baron de Kreutz; je parie que vous ne saviez pas son nom et que vous le prenez pour un autre. Ce n'est pas un recruteur, il ne vous a pas fait de mal.
—Ce n'est pas le baron de Kreutz, non, signora, et je le connais bien. Je l'ai vu plus de cent fois à la parade c'est le grand recruteur, c'est le grand maître des voleurs d'hommes et des destructeurs de familles; c'est le grand fléau de la Bohême, c'est mon ennemi, à moi. C'est l'ennemi de notre Église, de notre religion et de tous nos saints; c'est lui qui a profané, par ses rires impies, la statue de saint Jean-Népomuck, sur le pont de Prague. C'est lui qui a volé, dans le château de Prague, le tambour fait avec la peau de Jean Zyska, celui qui fut un grand guerrier dans son temps, et dont la peau était la sauvegarde, le porte-respect, l'honneur du pays! Oh non! je ne me trompe pas, et je connais bien l'homme! D'ailleurs, saint Wenceslas m'est apparu tout à l'heure comme je faisais ma prière dans la chapelle; je l'ai vu comme je vous vois, signora; et il m'a dit: «C'est lui, frappe-le au coeur.» Je l'avais juré à la Sainte-Vierge sur la tombe de ma femme, et il faut que je tienne mon serment… Ah! voyez, signora! voilà son cheval qui arrive devant le perron; c'est ce que j'attendais. Je vais à mon poste; priez pour moi; car je paierai cela de ma vie tôt ou tard; mais peu importe, pourvu que Dieu sauve mon âme!
—Karl! s'écria Consuelo animée d'une force extraordinaire, je te croyais un coeur généreux, sensible et pieux; mais je vois bien que tu es un impie, un lâche et un scélérat. Quel que soit cet homme que tu veux assassiner, je te défends de le suivre et de lui faire aucun mal. C'est le diable qui a pris la figure d'un saint pour égarer ta raison; et Dieu a permis qu'il te fit tomber dans ce piège pour te punir d'avoir fait un serment sacrilège sur la tombe de ta femme. Tu es un lâche et un ingrat, te dis-je; car tu ne songes pas que ton maître, le comte Hoditz, qui t'a comblé de bienfaits, sera accusé de ton crime, et qu'il le paiera de sa tête; lui, si honnête, si bon et si doux envers toi! Va te cacher au fond d'une cave; car tu n'es pas digne de voir le jour, Karl. Fais pénitence, pour avoir eu une telle pensée. Tiens! je vois, en cet instant, ta femme qui pleure à côté de toi, et qui essaie de retenir ton bon ange, prêt à t'abandonner à l'esprit du mal.
—Ma femme! ma femme! s'écria Karl, égaré et vaincu; je ne la vois pas. Ma femme; si lu es là parle-moi, fais que je la revoie encore une fois et que je meure.
—Tu ne peux pas la voir: le crime est dans ton coeur, et la nuit sur tes yeux. Mets-toi à genoux, Karl; tu peux encore te racheter. Donne-moi ce fusil qui souille tes mains, et fais ta prière.»
En parlant ainsi, Consuelo prit la carabine, qui ne lui fut pas disputée, et se hâta de l'éloigner des yeux de Karl, tandis qu'il tombait à genoux et fondait en larmes. Elle quitta la terrasse pour cacher cette arme dans quelque autre endroit, à la hâte. Elle était brisée de l'effort qu'elle venait de faire pour s'emparer de l'imagination du fanatique en évoquant les chimères qui le gouvernaient. Le temps pressait; et ce n'était pas le moment de lui faire un cours de philosophie plus humaine et plus éclairée. Elle venait de dire ce qui lui était venu à l'esprit, inspirée peut-être par quelque chose de sympathique dans l'exaltation de ce malheureux, qu'elle voulait à tout prix sauver d'un acte de démence, et qu'elle accablait même d'une feinte indignation, tout en le plaignant d'un égarement dont il n'était pas le maître.
Elle se pressait d'écarter l'arme fatale, afin de le rejoindre ensuite et de le retenir sur la terrasse jusqu'à ce que les Prussiens fussent bien loin, lorsqu'en rouvrant cette petite porte qui ramenait de la terrasse au corridor, elle se trouva face à face avec le baron de Kreutz. Il venait de chercher son manteau et ses pistolets dans sa chambre. Consuelo n'eut que le temps de laisser tomber la carabine derrière elle, dans l'angle que formait la porte, et de se jeter dans le corridor, en refermant cette porte entre elle et Karl. Elle craignait que la vue de l'ennemi ne rendît à ce dernier toute sa fureur s'il l'apercevait.
La précipitation de ce mouvement, et l'émotion qui la força de s'appuyer contre la porte, comme si elle eût craint de s'évanouir, n'échappèrent point à l'œil clairvoyant du baron de Kreutz. Il portait un flambeau, et s'arrêta devant elle en souriant. Sa figure était parfaitement calme; cependant Consuelo crut voir que sa main tremblait et faisait vaciller très-sensiblement la flamme de la bougie. Le lieutenant était derrière lui, pâle comme la mort, et tenant son épée nue. Ces circonstances, ainsi que la certitude qu'elle acquit un peu plus tard qu'une fenêtre de cet appartement, où le baron avait déposé et repris ses effets, donnait sur la terrasse de la tourelle, firent penser ensuite à Consuelo que les deux Prussiens n'avaient pas perdu un mot de son entretien avec Karl. Cependant le baron la salua d'un air courtois et tranquille; et comme la crainte d'une pareille situation lui faisait oublier de rendre le salut et lui ôtait la force de dire un mot, Kreutz l'ayant examinée un instant avec des yeux qui exprimaient plus d'intérêt que de surprise, il lui dit d'une voix douce en lui prenant la main:
«Allons, mon enfant, remettez-vous. Vous semblez bien agitée. Nous vous avons fait peur en passant brusquement devant cette porte au moment où vous l'ouvriez; mais nous sommes vos serviteurs et vos amis. J'espère que nous vous reverrons à Berlin, et peut-être pourrons-nous vous y être bon à quelque chose.»
Le baron attira un peu vers lui la main de Consuelo comme si, dans un premier mouvement, il eût songé à la porter à ses lèvres. Mais il se contenta de la presser légèrement, salua de nouveau, et s'éloigna, suivi de son lieutenant[1], qui ne sembla pas même voir Consuelo, tant il était troublé et hors de lui. Cette contenance confirma la jeune fille dans l'opinion qu'il était instruit du danger dont son maître venait d'être menacé.
[Note 1: On disait alors bas officier. Nous avons, dans notre récit, modernisé un titre qui donnait lieu à équivoque.]
Mais quel était donc cet homme dont la responsabilité pesait si fortement sur la tête d'un autre, et dont la destruction avait semblé à Karl une vengeance si complète et si enivrante? Consuelo revint sur la terrasse pour lui arracher son secret, tout en continuant à le surveiller; mais elle le trouva évanoui, et, ne pouvant aider ce colosse à se relever, elle descendit et appela d'autres domestiques pour aller à son secours.
«Ah! ce n'est rien, dirent-ils en se dirigeant vers le lieu qu'elle leur indiquait: il a bu ce soir un peu trop d'hydromel, et nous allons le porter dans son lit.»
Consuelo eût voulu remonter avec eux; elle craignait que Karl ne se trahît en revenant à lui-même, mais elle en fut empêchée par le comte Hoditz, qui passait par là, et qui lui prit le bras, se réjouissant de ce qu'elle n'était pas encore couchée, et de ce qu'il pouvait lui donner un nouveau spectacle. Il fallut le suivre sur le perron, et de là elle vit en l'air, sur une des collines du parc, précisément du côté que Karl lui avait désigné comme le but de son expédition, un grand arc de lumière, sur lequel on distinguait confusément des caractères en verres de couleur.
Voilà une très-belle illumination, dit-elle d'un air distrait.
—C'est une délicatesse, un adieu discret et respectueux à l'hôte qui nous quitte, lui répondit-il. Il va passer dans un quart d'heure au pied de cette colline, par un chemin creux que nous ne voyons pas d'ici, et où il trouvera cet arc de triomphe élevé comme par enchantement au-dessus de sa tête.
—Monsieur le comte, s'écria Consuelo en sortant de sa rêverie, quel est donc ce personnage qui vient de nous quitter?
—Vous le saurez plus tard, mon enfant.
—Si je ne dois pas le demander, je me tais, monsieur le comte; cependant j'ai quelque soupçon qu'il ne s'appelle pas réellement le baron de Kreutz.
—Je n'en ai pas été dupe un seul instant, repartit Hoditz, qui à cet égard se vantait un peu. Cependant j'ai respecté religieusement son incognito. Je sais que c'est sa fantaisie et qu'on l'offense quand on n'a pas l'air de le prendre pour ce qu'il se donne. Vous avez vu que je l'ai traité comme un simple officier, et pourtant…»
Le comte mourait d'envie de parler; mais les convenances lui défendaient d'articuler un nom apparemment si sacré. Il prit un terme moyen, et présentant sa lorgnette à Consuelo:
«Regardez, lui dit-il, comme cet arc improvisé a bien réussi. Il y a d'ici près d'un demi-mille, et je parie qu'avec ma lorgnette, qui est excellente, vous allez lire ce qui est écrit dessus. Les lettres ont vingt pieds de haut, quoiqu'elles vous paraissent imperceptibles. Cependant, regardez bien!…»
Consuelo regarda et déchiffra aisément cette inscription, qui lui révéla le secret de la comédie:
Vive Frédéric le Grand.
«Ah! monsieur le comte, s'écria-t-elle vivement préoccupée, il y a du danger pour un tel personnage à voyager ainsi, et il y en a plus encore à le recevoir.
—Je ne vous comprends pas, dit le comte; nous sommes en paix; personne ne songerait maintenant, sur les terres de l'empire, à lui faire un mauvais parti, et personne ne peut plus trouver contraire au patriotisme d'héberger honorablement un hôte tel que lui.»
Consuelo était plongée dans ses rêveries. Hoditz l'en tira en lui disant qu'il avait une humble supplique à lui présenter; qu'il craignait d'abuser de son obligeance, mais que la chose était si importante, qu'il était forcé de l'importuner. Après bien des circonlocutions:
«Il s'agirait, lui dit-il d'un air mystérieux et grave, de vouloir bien vous charger du rôle de l'ombre.
—Quelle ombre? demanda Consuelo, qui ne songeait plus qu'à Frédéric et aux événements de la soirée.
—L'ombre qui vient au dessert chercher madame la margrave et ses convives pour leur faire traverser la galerie du Tartare, où j'ai placé le champ des morts, et les faire entrer dans la salle du théâtre, où l'Olympe doit les recevoir. Vénus n'entre pas en scène tout d'abord, et vous auriez le temps de dépouiller, dans la coulisse, le linceul de l'ombre sous lequel vous aurez le brillant costume de la mère des amours tout ajusté, satin couleur de rose, avec noeuds d'argent chenillés d'or, paniers très-petits, cheveux sans poudre, avec des perles et des plumes, des roses, une toilette très-décente et d'une galanterie sans égale, vous verrez! Allons, vous consentez à faire l'ombre; car il faut marcher avec beaucoup de dignité, et pas une de mes petites actrices n'oserait dire à Son Altesse, d'un ton à la fois impérieux et respectueux: Suivez-moi. C'est un mot bien difficile à dire, et j'ai pensé qu'une personne de génie pouvait en tirer un grand parti. Qu'en pensez-vous?
—Le mot est admirable, et je ferai l'ombre de tout mon coeur, répondit
Consuelo en riant.
—Ah! vous êtes un ange, un ange, en vérité! s'écria le comte en lui baisant la main.»
Mais hélas! cette fête, cette brillante fête, ce rêve que le comte avait caressé pendant tout un hiver et qui lui avait fait faire plus de trois voyages en Moravie pour en préparer la réalisation; ce jour tant attendu devait s'en aller en fumée, tout aussi bien que la sérieuse et sombre vengeance de Karl. Le lendemain, vers le milieu du jour, tout était prêt. Le peuple de Roswald était sous les armes; les nymphes, les génies, les sauvages, les nains, les géants, les mandarins et les ombres attendaient, en grelottant à leurs postes, le moment de commencer leurs évolutions; la route escarpée était déblayée de ses neiges et jonchée de mousse et de violettes; les nombreux convives, accourus des châteaux environnants, et même de villes assez éloignées, formaient un cortège respectable à l'amphitryon, lorsque hélas! un coup de foudre vint tout renverser. Un courrier, arrivé à toute bride, annonça que le carrosse de la margrave avait versé dans un fossé; que Son Altesse s'était enfoncé deux côtes, et qu'elle était forcée de séjourner à Olmütz, où le comte était prié d'aller la rejoindre. La foule se dispersa. Le comte, suivi de Karl, qui avait retrouvé sa raison, monta sur le meilleur de ses chevaux et partit à la hâte, après avoir dit quelques mots à son majordome.
Les Plaisirs, les Ruisseaux, les Heures et les Fleuves allèrent reprendre leurs bottes fourrées et leurs casaquins de laine, et s'en retournèrent à leur travail des champs, pêle-mêle avec les Chinois, les pirates, les druides et les anthropophages. Les convives remontèrent dans leurs équipages, et la berline qui avait amené le Porpora et son élève fut mise de nouveau à leur disposition. Le majordome, conformément aux ordres qu'il avait reçus, leur apporta la somme convenue, et les força de l'accepter bien qu'ils ne l'eussent qu'à demi gagnée. Ils prirent, le jour même, la route de Prague; le professeur enchanté d'être débarrassé de la musique cosmopolite et des cantates polyglottes de son hôte; Consuelo regardant du côté de la Silésie et s'affligeant de tourner le dos au captif de Glatz, sans espérance de pouvoir l'arracher à son malheureux sort.
Ce même jour, le baron de Kreutz, qui avait passé la nuit dans un village, non loin de la frontière morave, et qui en était reparti le matin dans un grand carrosse de voyage, escorté de ses pages à cheval, et de sa berline de suite qui portait son commis et sa chatouille[1], disait à son lieutenant, ou plutôt à son aide de camp, le baron de Buddenbrock, aux approches de la ville de Neïsse, et il faut noter que mécontent de sa maladresse la veille, il lui adressait la parole pour la première fois depuis son départ de Roswald:
[Note 1: Son trésor de voyage.]
«Qu'était-ce donc que cette illumination que j'ai aperçue de loin, sur la colline au pied de laquelle nous devions passer, en côtoyant le parc de ce comte Hoditz?
—Sire, répondit en tremblant Buddenbrock, je n'ai pas aperçu d'illumination.
—Et vous avez eu tort. Un homme qui m'accompagne doit tout voir.
—Votre Majesté devait pardonner au trouble affreux dans lequel m'avait plongé la résolution d'un scélérat…
—Vous ne savez ce que vous dites! cet homme était un fanatique, un malheureux dévot catholique, exaspéré par les sermons que les curés de la Bohême ont fait contre moi durant la guerre; il était poussé à bout d'ailleurs par quelque malheur personnel. Il faut que ce soit quelque paysan enlevé pour mes armées, un de ces déserteurs que nous reprenons quelquefois malgré leurs belles précautions…
—Votre Majesté peut compter que demain celui-là sera repris et amené devant elle.
—Vous avez donné des ordres pour qu'on l'enlevât au comte Hoditz?
—Pas encore, Sire; mais sitôt que je serai arrivé à Neïsse, je lui dépêcherai quatre hommes très-habiles et très-déterminés…
—Je vous le défends: vous prendrez au contraire des informations sur le compte de cet homme; et si sa famille a été victime de la guerre, comme il semblait l'indiquer dans ses paroles décousues, vous veillerez à ce qu'il lui soit compté une somme de mille reichsthalers, et vous le ferez désigner aux recruteurs de la Silésie, pour qu'on le laisse à jamais tranquille. Vous m'entendez? Il s'appelle Karl; il est très-grand, il est Bohémien, il est au service du comte Hoditz: c'en est assez pour qu'il soit facile de le retrouver, et de s'informer de son nom de famille et de sa position.
—Votre Majesté sera obéie.
—Je l'espère bien! Que pensez-vous de ce professeur de musique?
—Maître Porpora? Il m'a semblé sot, suffisant et d'une humeur très-fâcheuse.
—Et moi je vous dis que c'est un homme supérieur dans son art, rempli d'esprit et d'une ironie fort divertissante. Quand il sera rendu avec son élève à la frontière de Prusse, vous enverrez au-devant de lui une bonne voiture.
—Oui, Sire.
—Et on l'y fera monter seul: seul, entendez-vous? avec beaucoup d'égards.
—Oui, Sire.
—Et ensuite?
—Ensuite, Votre Majesté entend qu'on l'amène à Berlin?
—Vous n'avez pas le sens commun aujourd'hui. J'entends qu'on le reconduise à Dresde, et de là à Prague, s'il le désire; et de là même à Vienne, si telle est son intention: le tout à mes frais. Puisque j'ai dérangé un homme si honorable de ses occupations, je dois le remettre où je l'ai pris sans qu'il lui en coûte rien. Mais je ne veux pas qu'il pose le pied dans mes États. Il a trop d'esprit pour nous.
—Qu'ordonne Votre Majesté à l'égard de la cantatrice?
—On la conduira sous escorte, bon gré mal gré, à Sans-Souci, et on lui donnera un appartement dans le château.
—Dans le château, Sire?
—Eh bien! êtes-vous devenu sourd? L'appartement de la Barberini!
—Et la Barberini, Sire, qu'en ferons-nous?
—La Barberini n'est plus à Berlin. Elle est partie. Vous ne le saviez pas?
—Non, Sire.
—Que savez-vous donc? Et dès que cette fille sera arrivée, on m'avertira, à quelque heure que ce soit du jour ou de la nuit. Vous m'avez entendu? Ce sont là les premiers ordres que vous allez faire inscrire sur le registre numéro 1 du commis de ma chatouille: le dédommagement à Karl; le renvoi du Porpora; la succession des honneurs et des profits de la Barberini à la Porporina. Nous voici aux portes de la ville. Reprends ta bonne humeur, Buddenbrock, et tâche d'être un peu moins bête quand il me prendra fantaisie de voyager incognito avec toi.»
CIII.
Le Porpora et Consuelo arrivèrent à Prague par un froid assez piquant, à la première heure de la nuit. La lune éclairait cette vieille cité, qui avait conservé dans son aspect le caractère religieux et guerrier de son histoire. Nos voyageurs y entrèrent par la porte appelée Rosthor, et, traversant la partie qui est sur la rive droite de la Moldaw, ils arrivèrent sans encombre jusqu'à la moitié du pont. Mais là, une forte secousse fut imprimée à la voiture, qui s'arrêta court.
«Jésus Dieu! cria le postillon, mon cheval qui s'abat devant la statue! mauvais présage! que saint Jean Népomuck nous assiste!
Consuelo, voyant que le cheval de brancard était embarrassé dans les traits, et que le postillon en aurait pour quelque temps à le relever et à rajuster son harnais, dont plusieurs courroies s'étaient rompues dans la chute, proposa à son maître de mettre pied à terre, afin de se réchauffer par un peu de mouvement. Le maestro y ayant consenti, Consuelo s'approcha du parapet pour examiner le lieu où elle se trouvait. De cet endroit, les deux villes distinctes qui composent Prague, l'une appelée la nouvelle, qui fut bâtie par l'empereur Charles IV, en 1348; l'autre, qui remonte à la plus haute antiquité, toutes deux construites en amphithéâtre, semblaient deux noires montagnes de pierres d'où s'élançaient ça et là, sur les points culminants, les flèches élancées des antiques édifices et les sombres dentelures des fortifications. La Moldaw s'engouffrait obscure et rapide sous ce pont d'un style si sévère, théâtre de tant d'événements tragiques dans l'histoire de la Bohême; et le reflet de la lune, en y traçant de pâles éclairs, blanchissait la tête de la statue révérée. Consuelo regarda cette figure du saint docteur, qui semblait contempler mélancoliquement les flots. La légende de saint Népomuck est belle, et son nom vénérable à quiconque estime l'indépendance et la loyauté. Confesseur de l'impératrice Jeanne, il refusa de trahir le secret de sa confession, et l'ivrogne Wenceslas, qui voulait savoir les pensées de sa femme, n'ayant pu rien arracher à l'illustre docteur, le fit noyer sous le pont de Prague. La tradition rapporte qu'au moment où il disparut sous les ondes, cinq étoiles brillèrent sur le gouffre à peine refermé, comme si le martyr eût laissé un instant flotter sa couronne sur les eaux. En mémoire de ce miracle, cinq étoiles de métal ont été incrustées sur la pierre de la balustrade, à l'endroit même où Népomuck fut précipité.
La Rosmunda, qui était fort dévote, avait gardé un tendre souvenir à la légende de Jean Népomuck; et, dans l'énumération des saints que chaque soir elle faisait invoquer par la bouche pure de son enfant, elle n'avait jamais oublié celui-là, le patron spécial des voyageurs, des gens en péril, et, par-dessus tout, le garant de la bonne renommée. Ainsi qu'on voit les pauvres rêver la richesse, la Zingara se faisait, sur ses vieux jours, un idéal de ce trésor qu'elle n'avait guère songé à amasser dans ses jeunes années. Par suite de cette réaction, Consuelo avait été élevée dans des idées d'une exquise pureté. Consuelo se rappela donc en cet instant la prière qu'elle adressait autrefois à l'apôtre de la sincérité; et, saisie par le spectacle des lieux témoins de sa fin tragique, elle s'agenouilla instinctivement parmi les dévots qui, à cette époque, faisaient encore, à chaque heure du jour et de la nuit, une cour assidue à l'image du saint. C'étaient de pauvres femmes, des pèlerins, de vieux mendiants, peut-être aussi quelques zingaris, enfants de la mandoline et propriétaires du grand chemin. Leur piété ne les absorbait pas au point qu'ils ne songeassent à lui tendre la main. Elle leur fit largement l'aumône, heureuse de se rappeler le temps où elle n'était ni mieux chaussée, ni plus fière que ces gens-là. Sa générosité les toucha tellement qu'ils se consultèrent à voix basse et chargèrent l'un d'entre eux de lui dire qu'ils allaient chanter un des anciens hymnes de l'office du bienheureux Népomuck, afin que le saint détournât le mauvais présage par suite duquel elle se trouvait arrêtée sur le pont. La musique et les paroles étaient, selon eux, du temps même de Wenceslas l'ivrogne:
Suscipe quas dedimus, Johannes beate,
Tibi preces supplices, noster advocate:
Fieri, dum vivimus, ne sinas infames
Et nostros post obitum coelis infer manes.
Le Porpora, qui prit plaisir à les écouter, jugea que leur hymne n'avait guère plus d'un siècle de date; mais il en entendit un second qui lui sembla une malédiction adressée à Wenceslas par ses contemporains, et qui commençait ainsi:
Saevus, piger imperator,
Malorum clarus patrator, etc.
Quoique les crimes de Wenceslas ne fussent pas un événement de circonstance, il semblait que les pauvres Bohémiens prissent un éternel plaisir à maudire, dans la personne de ce tyran, ce titre abhorré d'imperator, qui était devenu pour eux synonyme d'étranger. Une sentinelle autrichienne gardait chacune des portes placées à l'extrémité du pont. Leur consigne les forçait à marcher sans cesse de chaque porte à la moitié de l'édifice; là elles se rencontraient devant la statue, se tournaient le dos et reprenaient leur impassible promenade. Elles entendaient les cantiques; mais comme elles n'étaient pas aussi versées dans le latin d'église que les dévots pragois, elles s'imaginaient sans doute écouter un cantique à la louange de François de Lorraine, l'époux de Marie-Thérèse.
En recueillant ces chants naïfs au clair de la lune, dans un des sites les plus poétiques du monde, Consuelo se sentit pénétrée de mélancolie. Son voyage avait été heureux et enjoué jusque là; et, par une réaction assez naturelle, elle tomba tout d'un coup dans la tristesse. Le postillon, qui rajustait son équipage avec une lenteur germanique, ne cessait de répéter à chaque exclamation de mécontentement: «Voilà un mauvais présage!» si bien que l'imagination de Consuelo finit par s'en ressentir. Toute émotion pénible, toute rêverie prolongée ramenait en elle le souvenir d'Albert. Elle se rappela en cet instant qu'Albert, entendant un soir la chanoinesse invoquer tout haut, dans sa prière, saint Népomuck le gardien de la bonne réputation, lui avait dit: «C'est fort bien pour vous, ma tante, qui avez pris la précaution d'assurer la vôtre par une vie exemplaire; mais j'ai vu souvent des âmes souillées de vices appeler à leur aide les miracles de ce saint, afin de pouvoir mieux cacher aux hommes leurs secrètes iniquités. C'est ainsi que vos pratiques dévotes servent aussi souvent de manteau à l'hypocrisie grossière que de secours à l'innocence.» En cet instant, Consuelo s'imagina entendre la voix d'Albert résonner à son oreille dans la brise du soir et dans l'onde sinistre de la Moldaw. Elle se demanda ce qu'il penserait d'elle, lui qui la croyait déjà pervertie peut-être, s'il la voyait prosternée devant cette image catholique; et elle se relevait comme effrayée, lorsque le Porpora lui dit:
«Allons, remontons en voiture, tout est réparé.
Elle le suivit et s'apprêtait à entrer dans la voiture, lorsqu'un cavalier, lourdement monté sur un cheval plus lourd encore, s'arrêta court, mit pied à terre et s'approcha d'elle pour la regarder avec une curiosité tranquille qui lui parut fort impertinente.
«Que faites-vous là, Monsieur? dit le Porpora en le repoussant; on ne regarde pas les dames de si près. Ce peut être l'usage à Prague, mais je ne suis pas disposé à m'y soumettre.»
Le gros homme sortit le menton de ses fourrures; et, tenant toujours son cheval par la bride, il répondit au Porpora en bohémien, sans s'apercevoir que celui-ci ne le comprenait pas du tout; mais Consuelo, frappée de la voix de ce personnage, et se penchant pour regarder ses traits au clair de la lune, s'écria, en passant entre lui et le Porpora: «Est-ce donc vous, monsieur le baron de Rudolstadt?
—Oui, c'est moi, Signora! répondit le baron Frédéric; c'est moi, le frère de Christian, l'oncle d'Albert; oh! c'est bien moi. Et c'est bien vous aussi!» ajouta-t-il en poussant un profond soupir.
Consuelo fut frappée de son air triste et de la froideur de son accueil. Lui qui s'était toujours piqué avec elle d'une galanterie chevaleresque, il ne lui baisa pas la main, il ne songea même pas à toucher son bonnet fourré pour la saluer; il se contenta de répéter en la regardant, d'un air consterné, pour ne pas dire hébété: «C'est bien vous! en vérité, c'est vous!»
—Donnez-moi des nouvelles de Riesenburg, dit Consuelo. avec agitation.
—Je vous en donnerai, Signora! Il me tarde de vous en donner.
—Eh bien! monsieur le baron, dites; parlez-moi du comte Christian, de madame la chanoinesse et de…
—Oh oui! je vous en parlerai, répondit Frédéric, qui était de plus en plus stupéfait et comme abruti.
—Et le comte Albert? reprit Consuelo, effrayée de sa contenance et de sa physionomie.
—Oui, oui! Albert, hélas! oui! répondit le baron, je veux vous en parler.»
Mais il n'en parla point; et à travers toutes les questions de la jeune fille, il resta presque aussi muet et immobile que la statue de Népomuck.
Le Porpora commençait à s'impatienter: il avait froid; il lui tardait d'arriver à un bon gîte. En outre, cette rencontre, qui pouvait faire une grande impression sur Consuelo, le contrariait passablement.
—Monsieur le baron, lui dit-il, nous aurons l'honneur d'aller demain vous présenter nos devoirs; mais souffrez que maintenant nous allions souper et nous réchauffer… Nous avons plus besoin de cela que de compliments, ajouta-t-il entre ses dents, en sautant dans la voiture, où il venait de pousser Consuelo, bon gré mal gré.
—Mais, mon ami, dit celle-ci avec anxiété, laissez-moi m'informer…
—Laissez-moi tranquille, répondit-il brusquement. Cet homme est idiot, s'il n'est pas ivre-mort; et nous passerions bien la nuit sur le pont sans qu'il pût accoucher d'une parole de bon sens.»
Consuelo était en proie à une affreuse inquiétude:
«Vous êtes impitoyable, lui dit-elle tandis que la voiture franchissait le pont et entrait dans l'ancienne ville. Un instant de plus, et j'allais apprendre ce qui m'intéresse plus que tout au monde…
—Ouais! en sommes-nous encore là? dit le maestro avec humeur. Cet Albert te trottera-t-il éternellement dans la cervelle? Tu aurais eu là une jolie famille, bien enjouée, bien élevée, à en juger par ce gros butor, qui a son bonnet cacheté sur sa tête, apparemment! car il ne t'a pas fait la grâce de le soulever en te voyant.
—C'est une famille dont vous pensiez naguère tant de bien, que vous m'y avez jetée comme dans un port de salut, en me recommandant d'être tout respect, tout amour pour ceux qui la composent.
—Quant au dernier point, tu m'as trop bien obéi, à ce que je vois.»
Consuelo allait répliquer; mais elle se calma en voyant le baron à cheval, déterminé, en apparence, à suivre la voiture; et lorsqu'elle en descendit, elle trouva le vieux seigneur à la portière, lui offrant la main, et lui faisant avec politesse les honneurs de sa maison; car c'était chez lui et non à l'auberge qu'il avait donné ordre au postillon de la conduire. Le Porpora voulut en vain refuser son hospitalité: il insista, et Consuelo, qui brûlait d'éclaircir ses tristes appréhensions, se hâta d'accepter et d'entrer avec lui dans la salle, où un grand feu et un bon souper les attendaient.
«Vous voyez, Signora, dit le baron en lui faisant remarquer trois couverts, je comptais sur vous.
—Cela m'étonne beaucoup, répondit Consuelo; nous n'avons annoncé ici notre arrivée à personne, et nous comptions même, il y a deux jours, n'y arriver qu'après-demain.
—Tout cela ne vous étonne pas plus que moi, dit le baron d'un air abattu.
—Mais la baronne Amélie? demanda Consuelo, honteuse de n'avoir pas encore songé à son ancienne élève.»
Un nuage couvrit le front du baron de Rudolstadt: son teint vermeil, violacé par le froid, devint tout à coup si blême, que Consuelo en fut épouvantée; mais il répondit avec une sorte de calme:
«Ma fille est en Saxe, chez une de nos parentes. Elle aura bien du regret de ne pas vous avoir vue.
—Et les autres personnes de votre famille, monsieur le baron, reprit
Consuelo, ne puis-je savoir…
—Oui, vous saurez tout, répondit Frédéric, vous saurez tout. Mangez, signora; vous devez en avoir besoin.
—Je ne puis manger si vous ne me tirez d'inquiétude. Monsieur le baron, au nom du ciel, n'avez-vous pas à déplorer la perte d'aucun des vôtres?
—Personne n'est mort,» répondit le baron d'un ton aussi lugubre que s'il eût annoncé l'extinction de sa famille entière.
Et il se mit à découper les viandes avec une lenteur aussi solennelle qu'il le faisait à Riesenburg. Consuelo n'eut plus le courage de le questionner. Le souper lui parut mortellement long. Le Porpora, qui était moins inquiet qu'affamé, s'efforça de causer avec son hôte. Celui-ci s'efforça, de son côté, de lui répondre obligeamment, et même de l'interroger sur ses affaires et ses projets; mais cette liberté d'esprit était évidemment au-dessus de ses forces. Il ne répondait jamais à propos, ou il renouvelait ses questions un instant après en avoir reçu la réponse. Il se taillait toujours de larges portions, et faisait remplir copieusement son assiette et son verre; mais c'était un effet de l'habitude: il ne mangeait ni ne buvait; et, laissant tomber sa fourchette par terre et ses regards sur la nappe, il succombait à un affaissement déplorable. Consuelo l'examinait, et voyait bien qu'il n'était pas ivre. Elle se demandait si cette décadence subite était l'ouvrage du malheur, de la maladie ou de la vieillesse. Enfin, après deux heures de ce supplice, le baron, voyant le repas terminé, fit signe à ses gens de se retirer; et, après avoir longtemps cherché dans ses poches d'un air égaré, il en sortit une lettre ouverte, qu'il présenta à Consuelo. Elle était de la chanoinesse, et contenait ce qui suit:
«Nous sommes perdus; plus d'espoir, mon frère! Le docteur Supperville est enfin arrivé de Bareith; et, après nous avoir ménagés pendant quelques jours, il m'a déclaré qu'il fallait mettre ordre aux affaires de la famille, parce que, dans huit jours peut-être, Albert n'existerait plus. Christian, à qui je n'ai pas la force de prononcer cet arrêt, se flatte encore, mais faiblement; car son abattement m'épouvante, et je ne sais pas si la perte de mon neveu est le seul coup qui me menace. Frédéric, nous sommes perdus! survivrons-nous tous deux à de tels désastres? Pour moi, je n'en sais rien. Que la volonté de Dieu soit faite! Voilà tout ce que je puis dire; mais je ne sens pas en moi la force de n'y pas succomber. Venez à nous, mon frère, et tâchez de nous apporter du courage, s'il a pu vous en rester après votre propre malheur, malheur qui est aussi le nôtre, et qui met le comble aux infortunes d'une famille qu'on dirait maudite! Quels crimes avons-nous donc commis pour mériter de telles expiations? Que Dieu me préserve de manquer de foi et de soumission; mais, en vérité, il y a des instants où je me dis que c'en est trop.
«Venez, mon frère, nous vous attendons, nous avons besoin de vous; et cependant ne quittez pas Prague avant le 11. J'ai à vous charger d'une étrange commission; je crois devenir folle en m'y prêtant; mais je ne comprends plus rien à notre existence, et je me conforme aveuglément aux volontés d'Albert. Le 11 courant, à sept heures du soir, trouvez-vous sur le pont de Prague, au pied de la statue. La première voiture qui passera, vous l'arrêterez; la première personne que vous y verrez, vous l'emmènerez chez vous; et si elle peut partir pour Riesenburg le soir même, Albert sera peut-être sauvé. Du moins il dit qu'il se rattachera à la vie éternelle, et j'ignore ce qu'il entend par là. Mais les révélations qu'il a eues, depuis huit jours, des événements les plus imprévus pour nous tous, ont été réalisées d'une façon si incompréhensible, qu'il ne m'est plus permis d'en douter: il a le don de prophétie ou le sens de la vue des choses cachées. Il m'a appelée ce soir auprès de son lit, et de cette voix éteinte qu'il a maintenant, et qu'il faut deviner plus qu'on ne peut l'entendre, il m'a dit de vous transmettre les paroles que je vous ai fidèlement rapportées. Soyez donc à sept heures, le 11, au pied de la statue, et, quelle que soit la personne qui s'y trouvera en voiture, amenez-la ici en toute hâte.»
En achevant cette lettre, Consuelo, devenue aussi pâle que le baron, se leva brusquement; puis elle retomba sur sa chaise, et resta quelques instants les bras raidis et les dents serrées. Mais elle reprit aussitôt ses forces, se leva de nouveau, et dit au baron qui était retombé dans sa stupeur:
«Eh bien! monsieur le baron, votre voiture est-elle prête? Je le suis, moi; partons.»
Le baron se leva machinalement et sortit. Il avait eu la force de songer à tout d'avance; la voiture était préparée, les chevaux attendaient dans la cour; mais il n'obéissait plus que comme un automate à la pression d'un ressort, et, sans Consuelo, il n'aurait plus pensé au départ.
A peine fut-il hors de la chambre, que le Porpora saisit la lettre et la parcourut rapidement. A son tour il devint pâle, ne put articuler un mot, et se promena devant le poêle en proie à un affreux malaise. Le maestro avait à se reprocher ce qui arrivait. Il ne l'avait pas prévu, mais il se disait maintenant qu'il eût dû le prévoir: et en proie au remords, à l'épouvante, sentant sa raison confondue d'ailleurs par la singulière puissance de divination qui avait révélé au malade le moyen de revoir Consuelo, il croyait faire un rêve affreux et bizarre.
Cependant, comme aucune organisation n'était plus positive que la sienne à certains égards, et aucune volonté plus tenace, il pensa bientôt à la possibilité et aux suites de cette brusque résolution que Consuelo venait de prendre. Il s'agita beaucoup, frappa son front avec ses mains et le plancher avec ses talons, fit craquer toutes ses phalanges, compta sur ses doigts, supputa, rêva, s'arma de courage, et, bravant l'explosion, dit à Consuelo en la secouant pour la ranimer:
«Tu veux aller là-bas, j'y consens; mais je te suis. Tu veux voir Albert, tu vas peut-être lui donner le coup de grâce; mais il n'y a pas moyen de reculer, nous partons. Nous pouvons disposer de deux jours. Nous devions les passer à Dresde; nous ne nous y reposerons point. Si nous ne sommes pas à la frontière de Prusse le 18, nous manquons à nos engagements. Le théâtre ouvre le 25; si tu n'es pas prête, je suis condamné à payer un dédit considérable. Je ne possède pas la moitié de la somme nécessaire, et, en Prusse, qui ne paie pas va en prison. Une fois en prison, on vous oublie; on vous laisse dix ans, vingt ans; vous y mourrez de chagrin ou de vieillesse, à volonté. Voilà le sort qui m'attend si tu oublies qu'il faut quitter Riesenburg le 14 à cinq heures du matin au plus tard.
—Soyez tranquille, mon maître, répondit Consuelo avec l'énergie de la résolution; j'avais déjà songé à tout cela. Ne me faites pas souffrir à Riesenburg, voilà tout ce que je vous demande. Nous en partirons le 14 à cinq heures du matin.
—Il faut le jurer.
—Je le jure! répondit-elle en haussant les épaules d'impatience. Quand il s'agit de votre liberté et de votre vie, je ne conçois pas que vous ayez besoin d'un serment de ma part.»
Le baron rentra en cet instant, suivi d'un vieux domestique dévoué et intelligent, qui l'enveloppa comme un enfant de sa pelisse fourrée, et le traîna dans sa voiture. On gagna rapidement Beraum et on atteignit Pilsen au lever du jour.
CIV.
De Pilsen à Tauss, quoiqu'on marchât aussi vite que possible, il fallut perdre beaucoup de temps dans des chemins affreux, à travers des forêts presque impraticables et assez mal fréquentées, dont le passage n'était pas sans danger de plus d'une sorte. Enfin, après avoir fait un peu plus d'une lieue par heure, on arriva vers minuit au château des Géants. Jamais Consuelo ne fit de voyage plus fatigant et plus lugubre. Le baron de Rudolstadt semblait près de tomber en paralysie, tant il était devenu indolent et podagre. Il n'y avait pas un an que Consuelo l'avait vu robuste comme un athlète; mais ce corps de fer n'était point animé d'une forte volonté. Il n'avait jamais obéi qu'à des instincts, et au premier coup d'un malheur inattendu il était brisé. La pitié qu'il inspirait à Consuelo augmentait ses inquiétudes. «Est-ce donc ainsi que je vais retrouver tous les hôtes de Riesenburg?» pensait-elle.
Le pont était baissé, les grilles ouvertes, les serviteurs attendaient dans la cour avec des flambeaux. Aucun des trois voyageurs ne songea à en faire la remarque; aucun ne se sentit la force d'adresser une question aux domestiques. Le Porpora, voyant que le baron se traînait avec peine, le prit par le bras pour l'aider à marcher, tandis que Consuelo s'élançait vers le perron et en franchissait rapidement les degrés.
Elle y trouva la chanoinesse, qui, sans perdre de temps à lui faire accueil, lui saisit le bras en lui disant:
«Venez, le temps presse; Albert s'impatiente. Il a compté les heures et les minutes exactement; il a annoncé que vous entriez dans la cour, et une seconde après nous avons entendu le roulement de votre voiture. Il ne doutait pas de votre arrivée, mais il a dit que si quelque accident vous retardait, il ne serait plus temps. Venez, Signora, et, au nom du ciel, ne résistez à aucune de ses idées, ne contrariez aucun de ses sentiments. Promettez-lui tout ce qu'il vous demandera, feignez de l'aimer. Mentez, hélas! s'il le faut. Albert est condamné! il touche à sa dernière heure. Tâchez d'adoucir son agonie; c'est tout ce que nous vous demandons.»
En parlant ainsi, Wenceslawa entraînait Consuelo vers le grand salon.
«Il est donc levé? Il ne garde donc pas la chambre? demanda Consuelo à la hâte.
—Il ne se lève plus, car il ne se couche plus, répondit la chanoinesse. Depuis trente jours, il est assis sur un fauteuil, dans le salon, et il ne veut pas qu'on le dérange pour le transporter ailleurs. Le médecin déclare qu'il ne faut pas le contrarier à cet égard, parce qu'on le ferait mourir en le remuant. Signora, prenez courage; car vous allez voir un effrayant spectacle!»
La chanoinesse ouvrit la porte du salon, en ajoutant:
«Courez à lui, ne craignez pas de le surprendre. Il vous attend, il vous a vue venir de plus de deux lieues.»
Consuelo s'élança vers son pâle fiancé, qui était effectivement assis dans un grand fauteuil, auprès de la cheminée. Ce n'était plus un homme, c'était un spectre. Sa figure, toujours belle malgré les ravages de la maladie, avait contracté l'immobilité d'un visage de marbre. Il n'y eut pas un sourire sur ses lèvres, pas un éclair de joie dans ses yeux. Le médecin, qui tenait son bras et consultait son pouls, comme dans la scène de Stratonice, le laissa retomber doucement, et regarda la chanoinesse d'un air qui signifiait: «Il est trop tard.» Consuelo était à genoux près d'Albert, qui la regardait fixement et ne disait rien. Enfin, il réussit à faire, avec le doigt, un signe à la chanoinesse, qui avait appris à deviner toutes ses intentions. Elle prit ses deux bras, qu'il n'avait plus la force de soulever, et les posa sur les épaules de Consuelo; puis elle pencha la tête de cette dernière sur le sein d'Albert; et comme la voix du moribond était entièrement éteinte, il lui prononça ce peu de mots à l'oreille:
«Je suis heureux.»
Il tint pendant deux minutes la tête de sa bien-aimée contre sa poitrine et sa bouche collée sur ses cheveux noirs. Puis il regarda sa tante, et, par d'imperceptibles mouvements, il lui fit comprendre qu'il désirait qu'elle et son père donnassent le même baiser à sa fiancée.
«Oh! de toute mon âme!» dit la chanoinesse en la pressant dans ses bras avec effusion.
Puis elle la releva pour la conduire au comte Christian, que Consuelo n'avait pas encore remarqué.
Assis dans un autre fauteuil vis-à-vis de son fils, à l'autre angle de la cheminée, le vieux comte semblait presque aussi affaibli et aussi détruit. Il se levait encore pourtant et faisait quelques pas dans le salon; mais il fallait chaque soir le porter à son lit, qu'il avait fait dresser dans une pièce voisine. Il tenait en cet instant la main de son frère dans une des siennes, et celle du Porpora dans l'autre. Il les quitta pour embrasser Consuelo avec ferveur à plusieurs reprises. L'aumônier du château vint à son tour la saluer pour faire plaisir à Albert. C'était un spectre aussi, malgré son embonpoint qui ne faisait qu'augmenter; mais sa pâleur était livide. La mollesse d'une vie nonchalante l'avait trop énervé pour qu'il pût supporter la douleur des autres. La chanoinesse conservait de l'énergie pour tous. Sa figure était couperosée, ses yeux brillaient d'un éclat fébrile; Albert seul paraissait calme. Il avait la sérénité d'une belle mort sur le front, sa prostration physique n'avait rien qui ressemblât à l'abrutissement des facultés morales. Il était grave et non accablé comme son père et son oncle.
Au milieu de toutes ces organisations ravagées par la maladie ou la douleur, le calme et la santé du médecin faisaient contraste. Supperville était un Français autrefois attaché à Frédéric, lorsque celui-ci n'était que prince royal. Pressentant un des premiers le caractère despotique et ombrageux qu'il voyait couver dans le prince, il était venu se fixer à Bareith et s'y vouer au service de la margrave Sophie Wilhelmine de Prusse, soeur de Frédéric. Ambitieux et jaloux, Supperville avait toutes les qualités du courtisan; médecin assez-médiocre, malgré la réputation qu'il avait acquise dans cette petite cour, il était homme du monde, observateur pénétrant et juge assez intelligent des causes morales de la maladie. Il avait beaucoup exhorté la chanoinesse à satisfaire tous les désirs de son neveu, et il avait espéré quelque chose du retour de celle pour qui Albert mourait. Mais il avait beau interroger son pouls et sa physionomie, depuis que Consuelo était arrivée, il se répétait qu'il n'était plus temps, et il songeait à s'en aller pour n'être pas témoin des scènes de désespoir qu'il n'était plus en son pouvoir de conjurer.
Il résolut pourtant de se mêler aux affaires positives de la famille, pour satisfaire, soit quelque prévision intéressée, soit son goût naturel pour l'intrigue; et, voyant que, dans cette famille consternée, personne ne songeait à mettre les moments à profit, il attira Consuelo dans l'embrasure d'une fenêtre pour lui parler tout bas, en français, ainsi qu'il suit:
«Mademoiselle, un médecin est un confesseur. J'ai donc appris bien vite ici le secret de la passion qui conduit ce jeune homme au tombeau. Comme médecin, habitué à approfondir les choses et à ne pas croire facilement aux perturbations des lois du monde physique, je vous déclare que je ne puis croire aux étranges visions et aux révélations extatiques du jeune comte. En ce qui vous concerne, du moins, je trouve fort simple de les attribuer à de secrètes communications qu'il a eues avec vous touchant votre voyage à Prague et votre prochaine arrivée ici.»
Et comme Consuelo faisait un geste négatif, il poursuivit: «Je ne vous interroge pas, Mademoiselle, et mes suppositions n'ont rien qui doive vous offenser. Vous devez bien plutôt m'accorder votre confiance, et me regarder comme entièrement dévoué à vos intérêts.
—Je ne vous comprends pas, Monsieur, répondit Consuelo avec une candeur qui ne convainquit point le médecin de cour.
—Vous allez me comprendre, Mademoiselle, reprit-il avec sang-froid. Les parents du jeune comte se sont opposés à votre mariage avec lui, de toutes leurs forces jusqu'à ce jour. Mais enfin, leur résistance est à bout. Albert va mourir, et sa volonté étant de vous laisser sa fortune, ils ne s'opposeront point à ce qu'une cérémonie religieuse vous l'assure à tout jamais.
—Eh! que m'importe la fortune d'Albert? dit Consuelo stupéfaite: qu'a cela de commun avec l'état où je le trouve? Je ne viens pas ici pour m'occuper d'affaires, Monsieur; je viens essayer de le sauver. Ne puis-je donc en conserver aucune espérance?
—Aucune! Cette maladie, toute mentale, est de celles qui déjouent tous nos plans et résistent à tous les efforts de la science. Il y a un mois que le jeune comte, après une disparition de quinze jours, que personne ici n'a pu m'expliquer, est rentré dans sa famille atteint d'un mal subit et incurable. Toutes les fonctions de la vie étaient déjà suspendues. Depuis trente jours, il n'a pu avaler aucune espèce d'aliments; et c'est un de ces phénomènes dont l'organisation exceptionnelle des aliénés offre seule des exemples, de voir qu'il ait pu se soutenir jusqu'ici avec quelques gouttes d'eau par jour et quelques minutes de sommeil par nuit. Vous le voyez, toutes les forces vitales sont épuisées en lui. Encore deux jours, tout au plus, et il aura cessé de souffrir. Armez-vous donc de courage: ne perdez pas la tête. Je suis là pour vous seconder et pour frapper les grands coups.
Consuelo regardait toujours le docteur avec étonnement, lorsque la chanoinesse, avertie par un signe du malade, vint interrompre ce dernier pour l'amener auprès d'Albert.
Albert, l'ayant fait approcher, lui parla dans l'oreille plus longtemps que son état de faiblesse ne semblait pouvoir le permettre. Supperville rougit et pâlit; la chanoinesse, qui les observait avec anxiété, brûlait d'apprendre quel désir Albert lui exprimait.
«Docteur, disait Albert, tout ce que vous venez de dire à cette jeune fille, je l'ai entendu. (Supperville, qui avait parlé au bout du grand salon, aussi bas que son malade lui parlait en cet instant, se troubla, et ses idées positives sur l'impossibilité des facultés extatiques furent tellement bouleversées qu'il crut devenir fou.) Docteur, continua le moribond, vous ne comprenez rien à cette âme-là, et vous nuisez à mon dessein en alarmant sa délicatesse. Elle n'entend rien à vos idées sur l'argent. Elle n'a jamais voulu de mon titre ni de ma fortune; elle n’avait pas d'amour pour moi. Elle ne cédera qu'à la pitié. Parlez à son coeur. Je suis plus près de ma fin que vous ne croyez. Ne perdez pas de temps. Je ne puis pas revivre heureux si je n'emporte dans la nuit du repos le titre de son époux.
—Mais qu'entendez-vous par ces dernières paroles? dit Supperville, occupé en cet instant à analyser la folie de son malade.
—Vous ne pouvez pas les comprendre, reprit Albert avec effort, mais, elle les comprendra. Bornez-vous à les lui redire fidèlement.
—Tenez; monsieur le comte, dit Supperville en élevant un peu la voix, je vois que je ne puis être un interprète lucide de vos pensées; vous avez la force de parler maintenant plus que vous ne l'avez fait depuis huit jours, et j'en conçois un favorable augure. Parlez vous-même à mademoiselle; un mot de vous la convaincra mieux que tous mes discours. La voici près de vous; qu'elle prenne ma place, et vous entende.»
Supperville ne comprenant plus rien, en effet, à ce qu'il avait cru comprendre, et pensant d'ailleurs qu'il en avait dit assez à Consuelo pour s'assurer de sa reconnaissance au cas où elle viserait à la fortune, se retira après qu'Albert lui eut dit encore:
«Songez à ce que vous m'avez promis; le moment est venu: parlez à mes parents. Faites qu'ils consentent et qu'ils n'hésitent pas. Je vous dis que le temps presse.»
Albert était si fatigué de l'effort qu'il venait de faire qu'il appuya son front sur celui de Consuelo lorsqu'elle s'approcha de lui et s'y reposa quelques instants comme près d'expirer. Ses lèvres blanches devinrent bleuâtres, et le Porpora, effrayé, crut qu'il venait de rendre le dernier soupir. Pendant ce temps, Supperville avait réuni le comte Christian, le baron, la chanoinesse et le chapelain à l'autre bout de la cheminée, et il leur parlait avec feu. Le chapelain fit seul une objection timide en apparence, mais qui résumait toute la persistance du prêtre. «Si Vos Seigneuries l'exigent, dit-il, je prêterai mon ministère à ce mariage; mais le comte Albert n'étant pas en état de grâce, il faudrait premièrement que, par la confession et l'extrême-onction, il fit sa paix avec l'Église.
—L'extrême-onction! dit la chanoinesse avec un gémissement étouffé: en sommes-nous là, grand Dieu?
—Nous en sommes là, en effet, répondit Supperville qui, homme du monde et philosophe voltairien, détestait la figure et les objections de l'aumônier: oui, nous en sommes là sans rémission, si monsieur le chapelain insiste sur ce point, et s'obstine à tourmenter le malade par l'appareil sinistre de la dernière cérémonie.
—Et croyez-vous, dit le comte Christian, partagé entre sa dévotion et sa tendresse paternelle, que l'appareil d'une cérémonie plus riante, plus conforme aux voeux de son esprit, puisse lui rendre la vie?
—Je ne réponds de rien, reprit Supperville, mais j'ose dire que j'en espère beaucoup. Votre Seigneurie avait consenti à ce mariage en d'autres temps…
—J'y ai toujours consenti, je ne m'y suis jamais opposé, dit le comte en élevant la voix à dessein; c'est maître Porpora, tuteur de cette jeune fille, qui m'a écrit de sa part qu'il n'y consentirait point, et qu'elle-même y avait déjà renoncé. Hélas! ça été le coup de la mort pour mon fils! ajouta-t-il en baissant la voix.
—Vous entendez ce que dit mon père? murmura Albert à l'oreille de Consuelo; mais n'ayez point de remords. J'ai cru à votre abandon, et je me suis laissé frapper par le désespoir; mais depuis huit jours j'ai recouvré ma raison, qu'ils appellent ma folie; j'ai lu dans les coeurs éloignés comme les autres lisent dans les lettres ouvertes. J'ai vu à la fois le passé, le présent et l'avenir. J'ai su enfin que tu avais été fidèle à ton serment, Consuelo; que tu avais fait ton possible pour m'aimer; que tu m'avais aimé véritablement durant quelques heures. Mais on nous a trompés tous deux. Pardonne à ton maître comme je lui pardonne!»
Consuelo regarda le Porpora, qui ne pouvait entendre les paroles d'Albert, mais qui, à celles du comte Christian, s'était troublé et marchait le long de la cheminée avec agitation. Elle le regarda d'un air de solennel reproche, et le maestro la comprit si bien qu'il se frappa la tête du poing avec une muette véhémence. Albert fit signe à Consuelo de l'attirer près de lui, et de l'aider lui-même à lui tendre la main. Le Porpora porta cette main glacée à ses lèvres et fondit en larmes. Sa conscience lui murmurait le reproche d'homicide; mais son repentir l'absolvait de son imprudence.
Albert fit encore signe qu'il voulait écouter ce que ses parents répondaient à Supperville, et il l'entendit, quoiqu'ils parlassent si bas que le Porpora et Consuelo, agenouillés près de lui, ne pouvaient en saisir un mot. Le chapelain se débattait contre l'ironie amère du médecin; la chanoinesse cherchait par un mélange de superstition et de tolérance, de charité chrétienne et d'amour maternel, à concilier des idées inconciliables dans la doctrine catholique. Le débat ne roulait que sur une question de forme; à savoir que le chapelain ne croyait pas devoir administrer le sacrement du mariage à un hérétique, à moins qu'il ne promît tout au moins de faire acte de foi catholique aussitôt après. Supperville ne se gênait pas pour mentir et pour affirmer que le comte Albert lui avait promis de croire et de professer tout ce qu'on voudrait après la cérémonie. Le chapelain n'en était pas dupe. Enfin, le comte Christian, retrouvant un de ces moments de fermeté tranquille et de logique simple et humaine avec lesquelles, après bien des irrésolutions et des faiblesses, il avait toujours tranché toutes les contestations domestiques, termina le différend.
«Monsieur le chapelain, dit-il, il n'y a point de loi ecclésiastique qui vous défende expressément de marier une catholique à un schismatique. L'Église tolère ces mariages. Prenez donc Consuelo pour orthodoxe et mon fils pour hérétique, et mariez-les sur l'heure. La confession et les fiançailles ne sont que de précepte, vous le savez, et certains cas d'urgence peuvent en dispenser. Il peut résulter de ce mariage une révolution favorable dans l'état d'Albert, et quand il sera guéri nous songerons à le convertir.»
Le chapelain n'avait jamais résisté à la volonté du vieux Christian; c'était pour lui, dans les cas de conscience, un arbitre supérieur au pape. Il ne restait plus qu'à convaincre Consuelo. Albert seul y songea, et l'attirant près de lui, il réussit, sans le secours de personne, à enlacer de ses bras desséchés, devenus légers comme des roseaux, le cou de sa bien-aimée.
«Consuelo, lui dit-il, je lis dans ton âme, à cette heure; tu voudrais donner ta vie pour ranimer la mienne: cela n'est plus possible; mais tu peux, par un simple acte de ta volonté, sauver ma vie éternelle. Je vais te quitter pour un peu de temps, et puis je reviendrai sur la terre, par la manifestation d'une nouvelle naissance. J'y reviendrai, maudit et désespéré, si tu m'abandonnes maintenant, à ma dernière heure. Tu sais, les crimes de Jean Ziska ne sont point assez expiés; et toi seule, toi ma soeur Wanda, peux accomplir l'acte de ma purification en cette phase de ma vie. Nous sommes frères: pour devenir amants, il faut que la mort passe encore une fois entre. Mais nous devons être époux par le serment; pour que je renaisse calme, fort et délivré, comme les autres hommes, de la mémoire de mes existences passées, qui fait mon supplice et mon châtiment depuis tant de siècles, consens à prononcer ce serment; il ne te liera pas à moi en cette vie, que je vais quitter dans une heure, mais il nous réunira dans l'éternité. Ce sera un sceau qui nous aidera à nous reconnaître, quand les ombres de la mort auront effacé la clarté de nos souvenirs. Consens! C'est une cérémonie catholique qui va s'accomplir, et que j'accepte, puisque c'est la seule qui puisse légitimer, dans l'esprit des hommes, la possession que nous prenons l'un de l'autre. Il me faut emporter cette sanction dans la tombe. Le mariage sans l'assentiment de la famille n'est point un mariage complet à mes yeux. La forme du serment m'importe peu d'ailleurs. Le nôtre sera indissoluble dans nos coeurs, comme il est sacré dans nos intentions. Consens!
—Je consens!» s'écria Consuelo en pressant de ses lèvres le front morne et froid de son époux.
Cette parole fut entendue de tous. «Eh bien! dit Supperville, hâtons-nous!» et il poussa résolument le chanoine, qui appela les domestiques et se pressa de tout préparer pour la cérémonie. Le comte, un peu ranimé, vint s'asseoir à côté de son fils et de Consuelo. La bonne chanoinesse vint remercier cette dernière de sa condescendance, au point de se mettre à genoux devant elle et de lui baiser les mains. Le baron Frédéric pleurait silencieusement sans paraître comprendre ce qui se passait. En un clin d'œil, un autel fut dressé devant la cheminée du grand salon. Les domestiques furent congédiés; ils crurent qu'il s'agissait seulement d'extrême-onction, et que l'état du malade exigeait qu'il y eût peu de bruit et de miasmes dans l'appartement. Le Porpora servit de témoin avec Supperville. Albert retrouva tout à coup assez de force pour prononcer le oui décisif et toutes les formules de l'engagement d'une voix claire et sonore. La famille conçut une vive espérance de guérison. A peine le chapelain eut-il récité sur la tête des nouveaux époux la dernière prière, qu'Albert se leva, s'élança dans les bras de son père, embrassa de même avec une précipitation et une force extraordinaire sa tante, son oncle et le Porpora; puis il se rassit sur son fauteuil, et pressa Consuelo contre sa poitrine, en s'écriant:
«Je suis sauvé!»
—C'est le dernier effort de la vie, c'est une convulsion finale, dit au Porpora Supperville, qui avait encore consulté plusieurs fois les traits et l'artère du malade, pendant la célébration du mariage.
En effet, les bras d'Albert s'entr'ouvrirent, se jetèrent en avant, et retombèrent sur ses genoux. Le vieux Cynabre, qui n'avait pas cessé de dormir à ses pieds durant toute sa maladie, releva la tête et fit entendre par trois fois un hurlement lamentable. Le regard d'Albert était fixé sur Consuelo; sa bouche restait entr'ouverte comme pour lui parler; une légère coloration avait animé ses joues: puis cette teinte particulière, cette ombre indéfinissable, indescriptible, qui passe lentement du front aux lèvres, s'étendit sur lui comme un voile blanc. Pendant une minute, sa face prit diverses expressions, toujours plus sérieuses de recueillement et de résignation, jusqu'à ce qu'elle se raffermit dans une expression définitive de calme auguste et de sévère placidité.
Le silence de terreur qui planait sur la famille attentive et palpitante fut interrompu par la voix du médecin, qui prononça avec sa lugubre solennité ce mot sans appel: «C'est la mort!»
CV.
Le comte Christian tomba comme foudroyé sur son fauteuil; la chanoinesse, en proie à des sanglots convulsifs, se jeta sur Albert comme si elle eût espéré le ranimer encore une fois par ses caresses; le baron Frédéric prononça quelques mots sans suite ni sens qui avaient le caractère d'un égarement tranquille. Supperville s'approcha de Consuelo, dont l'énergique immobilité l'effrayait plus que la crise des autres:
«Ne vous occupez pas de moi, Monsieur, lui dit-elle, ni vous non plus, mon ami, répondit-elle au Porpora, qui portait sur elle toute sa sollicitude dans le premier moment. Emmenez ces malheureux parents. Soignez-les, ne songez qu'à eux; moi, je resterai ici. Les morts n'ont besoin que de respect et de prières.»
Le comte et le baron se laissèrent emmener sans résistance. La chanoinesse, roide et froide comme un cadavre, fut emportée dans son appartement, où Supperville la suivit pour la secourir. Le Porpora, ne sachant plus lui-même où il en était, sortit et se promena dans les jardins comme un fou. Il étouffait. Sa sensibilité était comme emprisonnée sous une cuirasse de sécheresse plus apparente que réelle, mais dont il avait pris l'habitude physique. Les scènes de deuil et de terreur exaltaient son imagination impressionnable, et il courut longtemps au clair de la lune, poursuivi par des voix sinistres qui lui chantaient aux oreilles un Dies irae effrayant.
Consuelo resta donc seule auprès d'Albert; car à peine le chapelain eut-il commencé à réciter les prières de l'office des morts, qu'il tomba en défaillance, et il fallut l'emporter à son tour. Le pauvre homme s'était obstiné à veiller Albert avec la chanoinesse durant toute sa maladie, et il était au bout de ses forces. La comtesse de Rudolstadt, agenouillée près du corps de son époux, tenant ses mains glacées dans les siennes, et la tête appuyée contre ce coeur qui ne battait plus, tomba dans un profond recueillement. Ce que Consuelo éprouva en cet instant suprême ne fut point précisément de la douleur. Du moins ce ne fut pas cette douleur de regret et de déchirement qui accompagne la perte des êtres nécessaires à notre bonheur de tous les instants. Son affection pour Albert n'avait pas eu ce caractère d'intimité, et sa mort ne creusait pas un vide apparent dans son existence. Le désespoir de perdre ce qu'on aime tient souvent à des causes secrètes d'amour de soi-même et de lâcheté en face des nouveaux devoirs que leur absence nous crée. Une partie de cette douleur est légitime, l'autre ne l'est pas et doit être combattue, quoiqu'elle soit aussi naturelle. Rien de tout cela ne pouvait se mêler à la tristesse solennelle de Consuelo. L'existence d'Albert était étrangère à la sienne en tous points, hormis un seul, le besoin d'admiration, de respect et de sympathie qu'il avait satisfait en elle. Elle avait accepté la vie sans lui, elle avait même renoncé à tout témoignage d'une affection que deux jours auparavant elle croyait encore avoir perdue. Il ne lui était resté que le besoin et le désir de rester fidèle à un souvenir sacré. Albert avait été déjà mort pour elle; il ne l'était guère plus maintenant, et peut-être l'était-il moins à certains égards; car enfin Consuelo, longtemps exaltée par le commerce de cette âme supérieure, en était venue depuis, dans ses méditations rêveuses, à adopter la croyance poétique d'Albert sur la transmission des âmes. Cette croyance avait trouvé une forte base dans sa haine instinctive pour l'idée des vengeances infernales de Dieu envers l'homme après la mort, et dans sa foi chrétienne à l'éternité de la vie de l'âme. Albert vivant, mais prévenu contre elle par les apparences, infidèle à l'amour ou rongé par le soupçon, lui était apparu comme enveloppé d'un voile et transporté dans une nouvelle existence, incomplète au prix de celle qu'il avait voulu consacrer à l'amour sublime et à l'inébranlable confiance. Albert, ramené à cette foi, à cet enthousiasme, et exhalant le dernier soupir sur son sein, était-il donc anéanti pour elle? Ne vivait-il pas de toute la plénitude de la vie en passant sous cet arc de triomphe d'une belle mort, qui conduit soit à un mystérieux repos temporaire, soit à un réveil immédiat dans un milieu plus pur et plus propice? Mourir en combattant sa propre faiblesse, et renaître doué de la force; mourir en pardonnant aux méchants, et renaître sous l'influence et l'égide des coeurs généreux; mourir déchiré de sincères remords, et renaître absous et purifié avec les innéités de la vertu, ne sont-ce point là d'assez divines récompenses? Consuelo, initiée par les enseignements d'Albert à ces doctrines qui avaient leur source dans le hussitisme de la vieille Bohême et dans les mystérieuses sectes des âges antérieurs (lesquelles se rattachaient à de sérieuses interprétations de la pensée même du Christ et à celle de ses devanciers); Consuelo, doucement, sinon savamment convaincue que l'âme de son époux ne s'était pas brusquement détachée de la sienne pour aller l'oublier dans les régions inaccessibles d'un empyrée fantastique, mêlait à cette notion nouvelle quelque chose des souvenirs superstitieux de son adolescence. Elle avait cru aux revenants comme y croient les enfants du peuple; elle avait vu plus d'une fois en rêve le spectre de sa mère s'approchant d'elle pour la protéger et la préserver.
C'était une manière de croire déjà à l'éternel hyménée des âmes des morts avec le monde des vivants; car cette superstition des peuples naïfs semble être restée de tout temps comme une protestation contre le départ absolu de l'essence humaine pour le ciel ou l'enfer des législateurs religieux.
Consuelo, attachée au sein de ce cadavre, ne s'imaginait donc pas qu'il était mort, et ne comprenait rien à l'horreur de ce mot, de ce spectacle et de cette idée. Il ne lui semblait pas que la vie intellectuelle pût s'évanouir si vite, et que ce cerveau, ce coeur à jamais privé de la puissance de se manifester, fût déjà éteint complètement.
«Non, pensait-elle, l'étincelle divine hésite peut-être encore à se perdre dans le sein de Dieu, qui va la reprendre pour la renvoyer à la vie universelle sous une nouvelle forme humaine. Il y a encore peut-être une sorte de vie mystérieuse, inconnue, dans ce sein à peine refroidi; et d'ailleurs, où que soit l'âme d'Albert, elle voit, elle comprend, elle sait ce qui se passe ici autour de sa dépouille. Elle cherche peut-être dans mon amour un aliment pour sa nouvelle activité, dans ma foi une force d'impulsion pour aller chercher en Dieu l'élan de la résurrection.»
Et, pénétrée de ces vagues pensées, elle continuait à aimer Albert, à lui ouvrir son âme, à lui donner son dévouement, à lui renouveler le serment de fidélité qu'elle venait de lui faire au nom de Dieu et de sa famille; enfin à le traiter dans ses idées et dans ses sentiments, non comme un mort qu'on pleure parce qu'on va s'en détacher, mais comme un vivant dont on respecte le repos en attendant qu'on lui sourie à son réveil.
Lorsque le Porpora retrouva sa raison, il se souvint avec effroi de la situation où il avait laissé sa pupille, et se hâta de la rejoindre. Il fut surpris de la trouver aussi calme que si elle eût veillé au chevet d'un ami. Il voulut lui parler et l'exhorter à aller prendre du repos.
«Ne dites pas de paroles inutiles devant cet ange endormi, lui répondit-elle. Allez vous reposer, mon bon maître; moi, je me repose ici.
—Tu veux donc te tuer? dit le Porpora avec une sorte de désespoir.
—Non, mon ami, je vivrai, répondit Consuelo; je remplirai tons mes devoirs envers lui et envers vous; mais je ne l'abandonnerai pas d'un instant cette nuit.»
Comme rien ne se faisait dans la maison sans l'ordre de la chanoinesse et qu'une frayeur superstitieuse régnait à propos d'Albert dans l'esprit de tous les domestiques, personne n'osa, durant toute cette nuit, approcher du salon où Consuelo resta seule avec Albert. Le Porpora et le médecin allaient et venaient de la chambre du comte à celle de la chanoinesse et à celle du chapelain. De temps en temps, ils revenaient informer Consuelo de l'état de ces infortunés et s'assurer du sien propre. Ils ne comprenaient rien à tant de courage.
Enfin aux approches du matin, tout fut tranquille. Un sommeil accablant vainquit toutes les forces de la douleur. Le médecin, écrasé de fatigue, alla se coucher; le Porpora s'assoupit sur une chaise, la tête appuyée sur le bord du lit du comte Christian. Consuelo seule n'éprouva pas le besoin d'oublier sa situation. Perdue dans ses pensées, tour à tour priant avec ferveur ou rêvant avec enthousiasme, elle n'eut pour compagnon assidu de sa veillée silencieuse que le triste Cynabre, qui, de temps en temps, regardait son maître, lui léchait la main, balayait avec sa queue la cendre de l'âtre, et, habitué à ne plus recevoir les caresses de sa main débile, se recouchait avec résignation, la tête allongée sur ses pieds inertes.
Quand le soleil, se levant derrière les arbres du jardin, vint jeter une clarté de pourpre sur le front d'Albert, Consuelo fut tirée de sa méditation par la chanoinesse. Le comte ne put sortir de son lit, mais le baron Frédéric vint machinalement prier, avec sa soeur et le chapelain, autour de l'autel, puis on parla de procéder à l'ensevelissement; et la chanoinesse, retrouvant des forces pour ces soins matériels, fit appeler ses femmes et le vieux Hanz. Ce fut alors que le médecin et le Porpora exigèrent que Consuelo allât prendre du repos, et elle s'y résigna, après avoir passé auprès du lit du comte Christian, qui la regarda sans paraître la voir. On ne pouvait dire s'il veillait ou s'il dormait; ses yeux étaient ouverts, sa respiration calme, sa figure sans expression.
Lorsque Consuelo se réveilla au bout de quelques heures, elle descendit au salon, et son coeur se serra affreusement en le trouvant désert. Albert avait été déposé sur un brancard de parade et porté dans la chapelle. Son fauteuil était vide à la même place où Consuelo l'avait vu la veille. C'était tout ce qui restait de lui en ce lieu qui avait été le centre de la vie de toute la famille pendant tant de jours amers. Son chien même n'était plus là; le soleil printanier ravivait ces tristes lambris, et les merles sifflaient dans le jardin avec une insolente gaieté.
Consuelo passa doucement dans la pièce voisine, dont la porte restait entr'ouverte. Le comte Christian était toujours couché, toujours insensible, en apparence, à la perte qu'il venait de faire. Sa soeur, reportant sur lui toute la sollicitude qu'elle avait eue pour Albert, le soignait avec vigilance. Le baron regardait brûler les bûches dans la cheminée d'un air hébété; seulement des larmes, qui tombaient silencieusement sur ses joues sans qu'il songeât à les essuyer, montraient qu'il n'avait pas eu le bonheur de perdre la mémoire.
Consuelo s'approcha de la chanoinesse pour lui baiser la main; mais cette main se retira d'elle avec une insurmontable aversion. La pauvre Wenceslawa voyait dans cette jeune fille le fléau et la destruction de son neveu. Elle avait eu horreur du projet de leur mariage dans les premiers temps, et s'y était opposée de tout son pouvoir; et puis, quand elle avait vu que, malgré l'absence, il était impossible d'y faire renoncer Albert, que sa santé, sa raison et sa vie en dépendaient, elle l'avait souhaité et hâté avec autant d'ardeur qu'elle y avait porté d'abord d'effroi et de répulsion. Le refus du Porpora, la passion exclusive qu'il n'avait pas craint d'attribuer à Consuelo pour le théâtre, enfin tous les officieux et funestes mensonges dont il avait rempli plusieurs lettres au comte Christian, sans jamais faire mention de celles que Consuelo avait écrites et qu'il avait supprimées, avaient causé au vieillard la plus vive douleur, à la chanoinesse la plus amère indignation. Elle avait pris Consuelo en haine et en mépris, lui pouvant pardonner, disait-elle, d'avoir égaré la raison d'Albert par ce fatal amour, mais ne pouvant l'absoudre de l'avoir impudemment trahi. Elle ignorait que le véritable meurtrier d'Albert était le Porpora. Consuelo, qui comprenait bien sa pensée, eût pu se justifier; mais elle aima mieux assumer sur elle tous les reproches, que d'accuser son maître et de lui faire perdre l'estime et l'affection de la famille. D'ailleurs, elle devinait de reste que si, la veille, Wenceslawa avait pu abjurer toutes ses répugnances et tous ses ressentiments par un effort d'amour maternel, elle devait les retrouver, maintenant que le sacrifice avait été inutilement accompli. Chaque regard de cette pauvre tante semblait lui dire: «Tu as fait périr notre enfant; tu n'as pas su lui rendre la vie; et maintenant, il ne nous reste que la honte de ton alliance.»
Cette muette déclaration de guerre hâta la résolution qu'elle avait déjà prise de consoler, autant que possible, la chanoinesse de ce dernier malheur.
«Puis-je implorer de Votre Seigneurie, lui dit-elle avec soumission, de me fixer l'heure d'un entretien particulier? Je dois partir demain avant le jour, et je ne puis m'éloigner d'ici sans vous faire connaître mes respectueuses intentions.
—Vos intentions! je les devine de reste, répondit la chanoinesse avec aigreur. Soyez tranquille, Mademoiselle; tout sera en règle, et les droits que la loi vous donne seront scrupuleusement respectés.
—Je vois qu'au contraire vous ne me comprenez nullement, Madame, reprit
Consuelo; il me tarde donc beaucoup…
—Eh bien, puisqu'il faut que je boive encore ce calice, dit la chanoinesse en se levant, que ce soit donc tout de suite, pendant que je m'en sens encore le courage. Suivez-moi, Signora. Mon frère aîné paraît sommeiller en ce moment. M. Supperville, de qui j'ai obtenu encore une journée de soins pour lui, voudra bien me remplacer pour une demi-heure.»
Elle sonna, et fit demander le docteur; puis, se tournant vers le baron:
«Mon frère, lui dit-elle, vos soins sont inutiles, puisque Christian n'a pas encore recouvré le sentiment de ses infortunes. Peut-être cela n'arrivera-t-il point, heureusement pour lui, malheureusement pour nous! Peut-être cet accablement est-il le commencement de la mort. Je n'ai plus que vous au monde, mon frère; soignez votre santé, qui n'est que trop altérée par cette morne inaction où vous voilà tombé. Vous étiez habitué au grand air et à l'exercice: allez faire un tour de promenade, prenez un fusil: le veneur vous suivra avec ses chiens. Je sais bien que cela ne vous distraira pas de votre douleur; mais, au moins, vous en ressentirez un bien physique, j'en suis certaine. Faites-le pour moi, Frédéric: c'est l'ordre du médecin, c'est la prière de votre soeur; ne me refusez pas. C'est la plus grande consolation que vous puissiez me donner en ce moment, puisque la dernière espérance de ma triste vieillesse repose sur vous.»
Le baron hésita, et finit par céder. Ses domestiques l'emmenèrent, et il se laissa conduire dehors comme un enfant. Le docteur examina le comte Christian, qui ne donnait aucun signe de sensibilité, bien qu'il répondît à ses questions et parût reconnaître tout le monde d'un air de douceur et d'indifférence.
«La fièvre n'est pas très-forte, dit Supperville bas à la chanoinesse; si elle n'augmente pas ce soir, ce ne sera peut-être rien.»
Wenceslawa, un peu rassurée, lui confia la garde de son frère, et emmena Consuelo dans un vaste appartement, richement décoré à l'ancienne mode, où cette dernière n'était jamais entrée. Il y avait un grand lit de parade, dont les rideaux n'avaient pas été remués depuis plus de vingt ans. C'était celui où Wanda de Prachatitz, la mère du comte Albert, avait rendu le dernier soupir; et cette chambre était la sienne.
«C'est ici, dit la chanoinesse d'un air solennel, après avoir fermé la porte, que nous avons retrouvé Albert, il y a aujourd'hui trente-deux jours, après une disparition qui en avait duré quinze. Depuis ce moment-là, il n'y est plus entré; il n'a plus quitté le fauteuil où il est mort hier au soir.»
Les sèches paroles de ce bulletin nécrologique furent articulées d'un ton amer qui enfonça autant d'aiguilles dans le coeur de la pauvre Consuelo. La chanoinesse prit ensuite à sa ceinture son inséparable trousseau de clefs, marcha vers une grande crédence de chêne sculpté, et en ouvrit les deux battants. Consuelo y vit une montagne de joyaux ternis par le temps, d'une forme bizarre, antiques pour la plupart, et enrichis de diamants et de pierres précieuses d'un prix considérable.
«Voilà, lui dit la chanoinesse, les bijoux de famille que possédait ma belle-soeur, femme du comte Christian, avant son mariage; voici, plus loin, ceux de ma grand-mère, dont mes frères et moi lui avons fait présent; voici, enfin, ceux que son époux lui avait achetés. Tout ceci appartenait à son fils Albert, et vous appartient désormais, comme à sa veuve. Emportez-les, et ne craignez pas que personne ici vous dispute ces richesses, auxquelles nous ne tenons point, et dont nous n'avons plus que faire. Quant aux titres de propriété de l'héritage maternel de mon neveu, ils seront remis entre vos mains dans une heure. Tout est en règle, comme je vous l'ai dit, et quant à ceux de son héritage paternel, vous n'aurez peut-être pas, hélas, longtemps à les attendre. Telles étaient les dernières volontés d'Albert. Ma parole lui a semblé valoir un testament.
—Madame, répondit Consuelo en refermant la crédence avec un mouvement de dégoût, j'aurais déchiré le testament, et je vous prie de reprendre votre parole. Je n'ai pas plus besoin que vous de toutes ces richesses. Il me semble que ma vie serait à jamais souillée par leur possession. Si Albert me les a léguées, c'est sans doute avec la pensée que, conformément à ses sentiments et à ses habitudes, je les distribuerais aux pauvres. Je serais un mauvais dispensateur de ces nobles aumônes; je n'ai ni l'esprit d'administration ni la science nécessaire pour en faire une répartition vraiment utile. C'est à vous, Madame, qui joignez à ces qualités une âme chrétienne aussi généreuse que celle d'Albert, qu'il appartient de faire servir cette succession aux oeuvres de charité. Je vous cède tous mes droits, s'il est vrai que j'en aie, ce que j'ignore et veux toujours ignorer. Je ne réclame de votre bonté qu'une grâce: celle de ne jamais faire à ma fierté l'outrage de renouveler de pareilles offres.»
La chanoinesse changea de visage. Forcée à l'estime, mais ne pouvant se résoudre à l'admiration, elle essaya d'insister.
«Que voulez-vous donc faire? dit-elle en regardant fixement Consuelo; vous n'avez pas de fortune?
—Je vous demande pardon, Madame, je suis assez riche. J'ai des goûts simples et l'amour du travail.
—Ainsi, vous comptez reprendre… ce que vous appelez votre travail?
—J'y suis forcée, Madame, et par des raisons où ma conscience n'a point à balancer, malgré l'abattement où je me sens plongée.
—Et vous ne voulez pas soutenir autrement votre nouveau rang dans le monde?
—Quel rang, Madame?
—Celui qui convient à la veuve d'Albert.
—Je n'oublierai jamais, Madame, que je suis la veuve du noble Albert, et ma conduite sera digne de l'époux que j'ai perdu.
—Et cependant la comtesse de Rudolstadt va remonter sur les tréteaux!
—Il n'y a point d'autre comtesse de Rudolstadt que vous, madame la chanoinesse, et il n'y en aura jamais d'autre après vous, que la baronne Amélie, votre nièce.
—Est-ce par dérision que vous me parlez d'elle, Signora? s'écria la chanoinesse, sur qui le nom d'Amélie parût faire l'effet d'une brûlure.
—Pourquoi cette demande, Madame? reprit Consuelo avec un étonnement dont la candeur ne pouvait laisser de doute dans l'esprit de Wenceslawa; au nom du ciel, dites-moi pourquoi je n'ai pas vu ici la jeune baronne! Serait-elle morte aussi, mon Dieu?
—Non, dit la chanoinesse avec amertume. Plût au ciel qu'elle le fût!
Ne parlons point d'elle, il n'en est pas question.
—Je suis forcée pourtant, Madame de vous rappeler ce à quoi je n'avais pas encore songé. C'est qu'elle est l'héritière unique et légitime des biens et des titres de votre famille. Voilà ce qui doit mettre votre conscience en repos sur le dépôt qu'Albert vous a confié, puisque les lois ne vous permettent pas d'en disposer en ma faveur.
—Rien ne peut vous ôter vos droits à un douaire et à un titre que la dernière volonté d'Albert ont mis à votre disposition.
—Rien ne peut donc m'empêcher d'y renoncer, et j'y renonce. Albert savait bien que je ne voulais être ni riche, ni comtesse.
—Mais le monde ne vous autorise pas à y renoncer.
—Le monde, Madame! eh bien, voilà justement ce dont je voulais vous parler. Le monde ne comprendrait pas l'affection d'Albert ni la condescendance de sa famille pour une pauvre fille comme moi. Il en ferait un reproche à sa mémoire et une tache à votre vie. Il m'en ferait à moi un ridicule et peut-être une honte; car, je le répète, le monde ne comprendrait rien à ce qui s'est passé ici entre nous. Le monde doit donc à jamais l'ignorer, Madame, comme vos domestiques l'ignorent; car mon maître et M. le docteur, seuls confidents, seuls témoins étrangers de ce mariage secret, ne l'ont pas encore divulgué et ne le divulgueront pas. Je vous réponds du premier, vous pouvez et vous devez vous assurer de la discrétion de l'autre. Vivez donc en repos sur ce point, Madame. Il ne tiendra qu'à vous d'emporter ce secret dans la tombe, et jamais, par mon fait, la baronne Amélie ne soupçonnera que j'ai l'honneur d'être sa cousine. Oubliez donc la dernière heure du comte Albert; c'est à moi de m'en souvenir pour le bénir et pour me taire. Vous avez assez de larmes à répandre sans que j'y ajoute le chagrin et la mortification de vous rappeler jamais mon existence, en tant que veuve de votre admirable enfant!
—Consuelo! ma fille! s'écria la chanoinesse en sanglotant, restez avec nous! Vous avez une grande âme et un grand esprit! Ne nous quittez plus.
—Ce serait le voeu de ce coeur qui vous est tout dévoué, répondit Consuelo en recevant ses caresses avec effusion; mais je ne le pourrais pas sans que notre secret fût trahi ou deviné, ce qui revient au même, et je sais que l'honneur de la famille vous est plus cher que la vie. Laissez-moi, en m'arrachant de vos bras sans retard et sans hésitation, vous rendre le seul service qui soit en mon pouvoir.»
Les larmes que versa la chanoinesse à la fin de cette scène la soulagèrent du poids affreux qui l'oppressait. C'étaient les premières qu'elle eût pu verser depuis la mort de son neveu. Elle accepta les sacrifices de Consuelo, et la confiance qu'elle accorda à ses résolutions prouva qu'elle appréciait enfin ce noble caractère. Elle la quitta pour aller en faire part au chapelain et pour s'entendre avec Supperville et le Porpora sur la nécessité de garder à jamais le silence.
CONCLUSION.
Consuelo, se voyant libre, passa la journée à parcourir le château, le jardin et les environs, afin de revoir tous les lieux qui lui rappelaient l'amour d'Albert. Elle se laissa même emporter par sa pieuse ferveur jusqu'au Schreckenstein, et s'assit sur la pierre, dans ce désert affreux qu'Albert avait rempli si longtemps de sa mortelle douleur. Elle s'en éloigna bientôt, sentant son courage défaillir, son imagination se troubler, et croyant entendre un sourd gémissement partir des entrailles du rocher. Elle n'osa pas se dire qu'elle l'entendait même distinctement: Albert ni Zdenko n'étaient plus. Cette illusion ne pouvait donc être que maladive, et funeste. Consuelo se hâta de s'y soustraire.
En se rapprochant du château, à la nuit tombante, elle vit le baron Frédéric qui, peu à peu, s'était raffermi sur ses jambes et se ranimait en exerçant sa passion dominante. Les chasseurs qui l'accompagnaient faisaient lever le gibier pour provoquer en lui le désir de l'abattre. Il visait encore juste, et ramassait sa proie en soupirant.
«Celui-ci vivra et se consolera,» pensa la jeune veuve.
La chanoinesse soupa, ou feignit de souper, dans la chambre de son frère. Le chapelain, qui s'était levé pour aller prier dans la chapelle auprès du défunt, essaya de se mettre à table. Mais il avait la fièvre, et, dès les premières bouchées, il se trouva mal. Le docteur en eut un peu de dépit. Il avait faim, et, forcé de laisser refroidir sa soupe pour le conduire à sa chambre, il ne put retenir cette exclamation: «Voilà des gens sans force et sans courage! Il n'y a ici que deux hommes: c'est la chanoinesse et la Signora!»
Il revint bientôt, résolu à ne pas se tourmenter beaucoup de l'indisposition du pauvre prêtre, et fit, ainsi que le baron, assez bon accueil au souper. Le Porpora, vivement affecté, quoiqu'il ne le montrât pas, ne put desserrer les dents ni pour parler ni pour manger. Consuelo ne songea qu'au dernier repas qu'elle avait fait à cette table entre Albert et Anzoleto.
Elle fit ensuite avec son maître les apprêts de son départ. Les chevaux étaient demandés pour quatre heures du matin. Le Porpora ne voulait pas se coucher; mais il céda aux remontrances et aux prières de sa fille adoptive, qui craignait de le voir tomber malade à son tour, et qui, pour le convaincre, lui fit croire qu'elle allait dormir aussi.
Avant de se séparer, on se rendit auprès du comte Christian. Il dormait paisiblement, et Supperville, qui brûlait de quitter cette triste demeure, assura qu'il n'avait plus de fièvre.
«Cela est-il bien certain, Monsieur? lui demanda en particulier Consuelo, effrayée de sa précipitation.
—Je vous le jure, répondit-il. Il est sauvé pour cette fois; mais je dois vous avertir qu'il n'en a pas pour bien longtemps. A cet âge, on ne sent pas le chagrin bien vivement dans le moment de la crise; mais l'ennui de l'isolement vous achève un peu plus tard; c'est reculer pour mieux sauter. Ainsi, tenez-vous sur vos gardes; car ce n'est pas sérieusement, j'imagine, que vous avez renoncé à vos droits.
—C'est très-sérieusement, je vous assure, Monsieur, dit Consuelo; et je suis étonnée que vous ne puissiez croire à une chose aussi simple.
—Vous me permettrez d'en douter jusqu'à la mort de votre beau-père, Madame. En attendant, vous avez fait une grande faute de ne pas vous munir des pierreries et des titres. N'importe, vous avez vos raisons, que je ne pénètre pas, et je pense qu'une personne aussi calme que vous n'agit pas à la légère. J'ai donné ma parole d'honneur de garder le secret de la famille, et je vais attendre que vous m'en dégagiez. Mon témoignage vous sera utile en temps et lieu; vous pouvez y compter. Vous me retrouverez toujours à Bareith, si Dieu me prête vie, et, dans cette espérance, je vous baise les mains, madame la comtesse.»
Supperville prit congé de la chanoinesse, répondit de la vie du malade, écrivit une dernière ordonnance, reçut une grosse somme qui lui sembla légère au prix de ce qu'il avait espéré tirer de Consuelo pour avoir servi ses intérêts, et quitta le château à dix heures du soir, laissant cette dernière stupéfaite et indignée de son matérialisme.
Le baron alla se coucher beaucoup mieux portant que la veille, et la chanoinesse se fit dresser un lit auprès de Christian. Deux femmes veillèrent dans cette chambre, deux hommes dans celle du chapelain, et le vieux Hanz auprès du baron.
«Heureusement, pensa Consuelo, la misère n'ajoute pas les privations et l'isolement à leur infortune. Mais qui donc veille Albert, durant cette nuit lugubre qu'il passe sous les voûtes de la chapelle? Ce sera moi, puisque voilà ma seconde et dernière nuit de noces!»
Elle attendit que tout fût silencieux et désert dans le château; après quoi, quand minuit eut sonné, elle alluma une petite lampe et se rendit à la chapelle.
Elle trouva au bout du cloître qui y conduisait deux serviteurs de la maison, que son approche effraya d'abord, et qui ensuite lui avouèrent pourquoi ils étaient là. On les avait chargés de veiller leur quart de nuit auprès du corps de monsieur le comte; mais la peur les avait empêchés d'y rester, et ils préféraient veiller et prier à la porte.
«Quelle peur? demanda Consuelo, blessée de voir qu'un maître si généreux n'inspirait déjà plus d'autres sentiments à ses serviteurs.
—Que voulez-vous, Signora? répondit un de ces hommes qui étaient loin de voir en elle la veuve du comte Albert; notre jeune seigneur avait des pratiques et des connaissances singulières dans le monde des esprits. Il conversait avec les morts, il découvrait les choses cachées; il n'allait jamais à l'église, il mangeait avec les zingaris; enfin on ne sait ce qui peut arriver à ceux qui passeront cette nuit dans la chapelle. Il y irait de la vie que nous n'y resterions pas. Voyez Cynabre! on ne le laisse pas entrer dans le saint lieu, et il a passé toute la journée couché en travers de la porte, sans manger, sans remuer, sans pleurer. Il sait bien que son maître est là, et qu'il est mort. Aussi ne l'a-t-il pas appelé une seule fois. Mais depuis que minuit a sonné, le voilà qui s'agite, qui flaire, qui gratte à la porte, et qui gémit comme s'il sentait que son maître n'est plus seul et tranquille là dedans.
—Vous êtes de pauvres fous! répondit Consuelo avec indignation. Si vous aviez le coeur un peu plus chaud, vous n'auriez pas l'esprit si faible.»
Et elle entra dans la chapelle, à la grande surprise et à la grande consternation des timides gardiens.
Elle n'avait pas voulu revoir Albert dans la journée. Elle le savait entouré de tout l'appareil catholique, et elle eût craint, en se joignant extérieurement à ces pratiques, qu'il avait toujours repoussées, d'irriter son âme toujours vivante dans la sienne. Elle avait attendu ce moment; et, préparée à l'aspect lugubre dont le culte l'avait entouré, elle approcha de son catafalque et le contempla sans terreur. Elle eût cru outrager cette dépouille chère et sacrée par un sentiment qui serait si cruel aux morts s'ils le voyaient. Et qui nous assure que leur esprit, détaché de leur cadavre, ne le voie pas et n'en ressente pas une amère douleur? La peur des morts est une abominable faiblesse; c'est la plus commune et la plus barbare des profanations. Les mères ne la connaissent pas.
Albert était couché sur un lit de brocart, écussonné par les quatre coins aux armes de la famille. Sa tête reposait sur un coussin de velours noir semé de larmes d'argent, et un linceul pareil était drapé autour de lui en guise de rideaux. Une triple rangée de cierges éclairait son pâle visage, qui était resté si calme, si pur et si mâle qu'on eût dit qu'il dormait paisiblement. On avait revêtu le dernier des Rudolstadt, suivant un usage en vigueur dans cette famille, de l'antique costume de ses pères. Il avait la couronne de comte sur la tête, l'épée au flanc, l'écu sous les pieds, et le crucifix sur la poitrine. Avec ses longs cheveux et sa barbe noire, il était tout semblable aux anciens preux dont les statues étendues sur leurs tombes gisaient autour de lui. Le pavé était semé de fleurs, et des parfums brûlaient lentement dans des cassolettes de vermeil, aux quatre angles de sa couche mortuaire.
Pendant trois heures Consuelo pria pour son époux et le contempla dans son sublime repos. La mort, en répandant une teinte plus morne sur ses traits, les avait si peu altérés, que plusieurs fois elle oublia, en admirant sa beauté, qu'il avait cessé de vivre. Elle s'imagina même entendre le bruit de sa respiration, et lorsqu'elle s'en éloignait un instant pour entretenir le parfum des réchauds et la flamme des cierges, il lui semblait qu'elle entendait de faibles frôlements et qu'elle apercevait de légères ondulations dans les rideaux et dans les draperies. Elle se rapprochait de lui aussitôt, et interrogeant sa bouche glacée, son coeur éteint, elle renonçait à des espérances fugitives, insensées.
Quand l'horloge sonna trois heures, Consuelo se leva et déposa sur les lèvres de son époux son premier, son dernier baiser d'amour.
«Adieu, Albert, lui dit-elle à voix haute, emportée par une religieuse exaltation: tu lis maintenant sans incertitude dans mon coeur. Il n'y a plus de nuages entre nous, et tu sais combien je t'aime. Tu sais que si j'abandonne ta dépouille sacrée aux soins d'une famille qui demain reviendra te contempler sans faiblesse, je n'abandonne pas pour cela ton immortel souvenir et la pensée de ton indestructible amour. Tu sais que ce n'est pas une veuve oublieuse, mais une épouse fidèle qui s'éloigne de ta demeure, et qu'elle t'emporte à jamais dans son âme. Adieu, Albert! tu l'as dit, la mort passe entre nous, et ne nous sépare en apparence que pour nous réunir dans l'éternité. Fidèle à la foi que tu m'as enseignée, certaine que tu as mérité l'amour et la bénédiction de ton Dieu, je ne te pleure pas, et rien ne te présentera à ma pensée sous l'image fausse et impie de la mort. Il n'y a pas de mort, Albert, tu avais raison; je le sens dans mon coeur, puisque je t'aime plus que jamais.»
Comme Consuelo achevait ces paroles, les rideaux qui retombaient fermés derrière le catafalque s'agitèrent sensiblement, et s'entr'ouvrant tout à coup, offrirent à ses regards, la figure pâle de Zdenko. Elle en fut effrayée d'abord, habituée qu'elle était à le regarder comme son plus mortel ennemi. Mais il avait une expression de douceur dans les yeux, et, lui tendant par-dessus le lit mortuaire une main rude, qu'elle n'hésita pas à serrer dans la sienne:
«Faisons la paix sur son lit de repos, ma pauvre fille, lui dit-il en souriant. Tu es une bonne fille de Dieu, et Albert est content de toi. Va, il est heureux dans ce moment-ci, il dort si bien, le bon Albert! Je lui ai pardonné, tu le vois! Je suis revenu le voir quand j'ai appris qu'il dormait; à présent je ne le quitterai plus. Je l'emmènerai demain dans la grotte, et nous parlerons encore de Consuelo, Consuelo de mi alma! Va te reposer, ma fille; Albert n'est pas seul. Zdenko est là, toujours là. Il n'a besoin de rien. Il est si bien avec son ami! Le malheur est conjuré, le mal est détruit; la mort est vaincue. Le jour trois fois heureux s'est levé. Que celui à qui on a fait tort te salue!
Consuelo ne put supporter davantage la joie enfantine de ce pauvre fou. Elle lui fit de tendres adieux; et quand elle rouvrit la porte de la chapelle, elle laissa Cynabre se précipiter vers son ancien ami, qu'il n'avait pas cessé de flairer et d'appeler.
«Pauvre Cynabre! viens; je te cacherai là sous le lit de ton maître, dit
Zdenko en le caressant avec la même tendresse qui si c'eût été son enfant.
Viens, viens, mon Cynabre! nous voilà réunis tous les trois, nous ne nous
quitterons plus!»
Consuelo alla réveiller le Porpora. Elle entra ensuite sur la pointe du pied dans la chambre de Christian, et passa entre son lit et celui de la chanoinesse.
«C'est vous? ma fille, dit le vieillard sans montrer aucune surprise: je suis bien heureux de vous voir. Ne réveillez pas ma soeur, qui dort bien, grâce à Dieu! et allez en faire autant; je suis tout à fait tranquille. Mon fils est sauvé, et je serai bientôt guéri.»
Consuelo baisa ses cheveux blancs, ses mains ridées, et lui cacha des larmes qui eussent peut-être ébranlé son illusion. Elle n'osa embrasser la chanoinesse, qui reposait enfin pour la première fois depuis trente nuits. «Dieu a mis un terme dans la douleur, pensa-t-elle; c'est son excès même. Puissent ces infortunés rester longtemps sous le poids salutaire de la fatigue!»
Une demi-heure après, Consuelo, dont le coeur s'était brisé en quittant ces nobles vieillards, franchit avec le Porpora la herse du château des Géants, sans se rappeler que ce manoir formidable; où tant de fossés et de grilles enfermaient tant de richesses et de souffrances, était devenu la propriété de la comtesse de Rudolstadt.
FIN DE CONSUELO.
Nota. Ceux de nos lecteurs qui se sont par trop fatigués à suivre Consuelo parmi tant de périls et d'aventures, peuvent maintenant se reposer. Ceux, moins nombreux sans doute, qui se sentent encore quelque courage, apprendront dans un prochain roman, la suite de ses pérégrinations, et ce qui advint du comte Albert après sa mort.