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Consuelo, Tome 3 (1861)

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XCIII.

Dans l'attente d'une réponse qu'elle ne devait pas recevoir, puisque le Porpora avait brûlé sa lettre, Consuelo continua le genre de vie studieux et calme qu'elle avait adopté. Sa présence attira chez la Wilhelmine quelques personnes fort distinguées qu'elle eut grand plaisir à y rencontrer souvent, entre autres, le baron Frédéric de Trenck, qui lui inspirait une vraie sympathie. Il eut la délicatesse de ne point l'aborder, la première fois qu'il la revit, comme une ancienne connaissance, mais de se faire présenter à elle, après qu'elle eut chanté, comme un admirateur profondément touché de ce qu'il venait d'entendre. En retrouvant ce beau et généreux jeune homme qui l'avait sauvée si bravement de M. Mayer et de sa bande, le premier mouvement de Consuelo fut de lui tendre la main. Le baron, qui ne voulait pas qu'elle fît d'imprudence par gratitude pour lui, se hâta de prendre sa main respectueusement comme pour la reconduire à sa chaise, et il la lui pressa doucement pour la remercier. Elle sut ensuite par Joseph, dont il prenait des leçons de musique, qu'il ne manquait jamais de demander de ses nouvelles avec intérêt, et de parler d'elle avec admiration; mais que, par un sentiment d'exquise discrétion, il ne lui avait jamais adressé la moindre question sur le motif de son déguisement, sur la cause de leur aventureux voyage, et sur la nature des sentiments qu'ils pouvaient avoir eus, ou avoir encore l'un pour l'autre.

«Je ne sais ce qu'il en pense, ajouta Joseph: mais je t'assure qu'il n'est point de femme dont il parle avec plus d'estime et de respect qu'il ne fait de toi.

—En ce cas, ami, dit Consuelo, je t'autorise à lui raconter toute notre histoire, et toute la mienne, si tu veux, sans toutefois nommer la famille de Rudolstadt. J'ai besoin d'être estimée sans réserve de cet homme à qui nous devons la vie, et qui s'est conduit si noblement avec moi sous tous les rapports.»

Quelques semaines après, M. de Trenck, ayant à peine terminé sa mission à Vienne, fut rappelé brusquement par Frédéric, et vint un matin à l'ambassade pour dire adieu, à la hâte, à M. Corner. Consuelo, en descendant l'escalier pour sortir, le rencontra sous le péristyle. Comme ils s'y trouvaient seuls, il vint à elle et prit sa main qu'il baisa tendrement.

«Permettez-moi, lui dit-il, de vous exprimer pour la première, et peut-être pour la dernière fois de ma vie, les sentiments dont mon coeur est rempli pour vous; je n'avais pas besoin que Beppo me racontât votre histoire pour être pénétré de vénération. Il y a des physionomies qui ne trompent pas, et il ne m'avait fallu qu'un coup d'œil pour pressentir et deviner en vous une grande intelligence et un grand coeur. Si j'avais su, à Passaw, que notre cher Joseph était si peu sur ses gardes, je vous aurais protégée contre les légèretés du comte Hoditz, que je ne prévoyais que trop, bien que j'eusse fait mon possible pour lui faire comprendre qu'il s'adressait fort mal, et qu'il allait se rendre ridicule. Au reste, ce bon Hoditz m'a raconté lui-même comment vous vous êtes moquée de lui, et il vous sait le meilleur gré du monde de lui avoir gardé le secret; moi, je n'oublierai jamais la romanesque aventure qui m'a procuré le bonheur de vous connaître, et quand même je devrais la payer de ma fortune et de mon avenir, je la compterais encore parmi les plus beaux jours de ma vie.

—Croyez-vous donc, monsieur le baron, dit Consuelo, qu'elle puisse avoir de pareilles suites?

—J'espère que non; et pourtant tout est possible à la cour de Prusse.

—Vous me faites une grande peur de la Prusse: savez-vous, monsieur le baron, qu'il serait pourtant possible que j'eusse avant peu le plaisir de vous y retrouver? Il est question d'un engagement pour moi à Berlin.

—En vérité! s'écria Trenck, dont le visage s'éclaira d'une joie soudaine; eh bien, Dieu fasse que ce projet se réalise! Je puis vous être utile à Berlin, et vous devez compter sur moi comme sur un frère. Oui, j'ai pour vous l'affection d'un frère, Consuelo… et si j'avais été libre, je n'aurais peut-être pas su me défendre d'un sentiment plus vif encore… mais vous ne l'êtes pas non plus, et des liens sacrés, éternels… ne me permettent pas d'envier l'heureux gentilhomme qui sollicite votre main. Quel qu'il soit, Madame, comptez qu'il trouvera en moi un ami s'il le désire, et, s'il a jamais besoin de moi, un champion contre les préjugés du monde… Hélas! moi aussi, Consuelo, j'ai dans ma vie une barrière terrible qui s'élève entre l'objet de mon amour et moi; mais celui qui vous aime est un homme, et il peut abattre la barrière; tandis que la femme que j'aime, et qui est d'un rang plus élevé que moi, n'a ni le pouvoir, ni le droit, ni la force, ni la liberté de me la faire franchir.

—Je ne pourrai donc rien pour elle, ni pour vous? dit Consuelo. Pour la première fois je regrette l'impuissance de ma pauvre condition.

—Qui sait? s'écria le baron avec feu; vous pourrez peut-être plus que vous ne pensez, sinon pour nous réunir, du moins pour adoucir parfois l'horreur de notre séparation. Voua sentiriez-vous le courage de braver quelques dangers pour nous?

—Avec autant de joie que vous avez exposé votre vie pour me sauver.

—Eh bien, j'y compte. Souvenez-vous de cette promesse, Consuelo. Peut-être sera-ce à l'improviste que je vous la rappellerai.

—A quelque heure de ma vie que ce soit, je ne l'aurai point oubliée, répondit-elle en lui tendant la main.

—Eh bien, dit-il, donnez-moi un signe, un gage de peu de valeur, que je puisse vous représenter dans l'occasion; car j'ai le pressentiment de grandes luttes qui m'attendent, et il peut se trouver des circonstances où ma signature, mon cachet même pourraient compromettre elle et vous!

—Voulez-vous le cahier de musique que j'allais porter chez quelqu'un de la part de mon maître? Je m'en procurerai un autre, et je ferai à celui-ci une marque pour le reconnaître dans l'occasion.

—Pourquoi non? Un cahier du musique est, en effet, ce qu'on peut le mieux envoyer sans éveiller les soupçons. Mais pour qu'il puisse me servir plusieurs fois, j'en détacherai les feuillets. Faites un signe à toutes les pages.»

Consuelo, s'appuyant sur la rampe de l'escalier, traça le nom de Bertoni sur chaque feuillet du cahier. Le baron le roula et l'emporta, après avoir juré une éternelle amitié à notre héroïne.

A cette époque, madame Tesi tomba malade, et les représentations du théâtre impérial menacèrent d'être suspendues, car elle y avait les rôles les plus importants. La Corilla pouvait, à la rigueur, la remplacer. Elle avait un grand succès à la cour et à la ville. Sa beauté et sa coquetterie provocante tournaient la tête à tous ces bons seigneurs allemands, et l'on ne songeait pas à être difficile pour sa voix un peu éraillée, pour son jeu un peu épileptique. Tout était beau de la part d'une si belle personne; ses épaules de neige filaient des sons admirables, ses bras ronds et voluptueux chantaient toujours juste, et ses poses superbes enlevaient d'emblée les traits les plus hasardés. Malgré le purisme musical dont on se piquait là, on y subissait, tout comme à Venise, la fascination du regard langoureux; et madame Corilla préparait, dans son boudoir, plusieurs fortes têtes à l'enthousiasme et à l'entraînement de la représentation.

Elle se présenta donc hardiment pour chanter, par intérim, les rôles de madame Tesi; mais l'embarras était de se faire remplacer elle-même dans ceux qu'elle avait chantés jusque-là. La voie flûtée de madame Holzbaüer ne permettait pas qu'on y songeât. Il fallait donc laisser arriver Consuelo, ou se contenter à peu de frais. Le Porpora s'agitait comme un démon; Métastase, horriblement mécontent de la prononciation lombarde de Corilla, et indigné du tapage qu'elle faisait pour effacer les autres rôles (contrairement à l'esprit du poëme, et en dépit de la situation), ne cachait plus son éloignement pour elle et sa sympathie pour la consciencieuse et intelligente Porporina. Caffariello, qui faisait la cour à madame Tesi laquelle madame Tesi détestait déjà cordialement la Corilla pour avoir osé lui disputer ses effets et le sceptre de la beauté, déclamait hardiment pour l'admission de Consuelo. Holzbaüer, jaloux de soutenir l'honneur de sa direction, mais effrayé de l'ascendant que Porpora saurait bientôt prendre s'il avait un pied seulement dans la coulisse, ne savait où donner de la tête. La bonne conduite de Consuelo lui avait concilié assez de partisans, pour qu'il fut difficile d'en imposer plus longtemps à l'impératrice. Par suite de tous ces motifs, Consuelo reçut des propositions. En les faisant mesquines, on espéra qu'elle les refuserait. Porpora les accepta d'emblée, et, comme de coutume, sans la consulter. Un beau matin, Consuelo se trouva engagée pour six représentations; et, sans pouvoir s'y soustraire, sans comprendre pourquoi après une attente de six semaines elle ne recevait aucune nouvelle des Rudolstadt, elle fut traînée par le Porpora à la répétition de l'Antigono de Métastase, musique de Hasse.

Consuelo avait déjà étudié son rôle avec le Porpora. Sans doute c'était une grande souffrance pour ce dernier d'avoir à lui enseigner la musique de son rival, du plus ingrat de ses élèves, de l'ennemi qu'il haïssait désormais le plus; mais, outre qu'il fallait en passer par là pour arriver à faire ouvrir la porte à ses propres compositions, le Porpora était un professeur trop consciencieux, une âme d'artiste trop probe pour ne pas mettre tous ses soins, tout son zèle à cette étude. Consuelo le secondait si généreusement, qu'il en était à la fois ravi et désolé. En dépit d'elle-même, la pauvre enfant trouvait Hasse magnifique, et son âme sentait bien plus de développement dans ces chants si tendres et si passionnés du Sassone que dans la grandeur un peu nue et un peu froide parfois de son propre maître. Habituée, en étudiant les autres grands maîtres avec lui, à s'abandonner à son propre enthousiasme, elle était forcée de se contenir, cette fois, en voyant la tristesse de son front et l'abattement de sa rêverie après la leçon. Lorsqu'elle entra en scène pour répéter avec Caffariello et la Corilla, quoiqu'elle sût fort bien sa partie, elle se sentit si émue qu'elle eut peine à ouvrir la scène d'Ismène avec Bérénice, qui commence par ces mots:

  No; tullo, o Berenice,
  Tu non apri il tuo cor, etc.[1]

[Note 1: Non, Bérénice, tu n'ouvres pas ici franchement ton coeur.]

A quoi Corilla répondit par ceux-ci:

  «E ti par poco,
  «Quel che sai de miei casi?»[2]

[Note 2: Ce que tu sais de mes aventures te paraît-il donc peu de chose?]

En cet endroit, la Corilla fut interrompue par un grand éclat de rire de
Caffariello; et, se tournant vers lui avec des yeux étincelants de colère:

«Que trouvez-vous donc là de si plaisant? lui demanda-t-elle.

—Tu l'as très-bien dit, ma grosse Bérénice, répondit Caffariello en riant plus fort; on ne pouvait pas le dire plus sincèrement.

—Ce sont les paroles qui vous amusent? dit Holzbaüer, qui n'eût pas été fâché de redire à Métastase les plaisanteries du sopraniste sur ses vers.

—Les paroles sont belles, répondit sèchement Caffariello, qui connaissait bien le terrain; mais leur application en cette circonstance est si parfaite, que je ne puis m'empêcher d'en rire.»

Et il se tint les côtes, en redisant au Porpora:

  «E ti par poco,
  Quel che sai di tanti casi?»

La Corilla, voyant quelle critique sanglante renfermait cette allusion à ses moeurs, et tremblante de colère, de haine et de crainte, faillit s'élancer sur Consuelo pour la défigurer; mais la contenance de cette dernière était si douce et si calme, qu'elle ne l'osa pas. D'ailleurs, le faible jour qui pénétrait sur le théâtre venant à tomber sur le visage de sa rivale, elle s'arrêta frappée de vagues réminiscences et de terreurs étranges. Elle ne l'avait jamais vue au jour, ni de près, à Venise. Au milieu des douleurs de l'enfantement, elle avait vu confusément le petit Zingaro Bertoni s'empresser autour d'elle, et elle n'avait rien compris à son dévouement. En ce moment, elle chercha à rassembler ses souvenirs, et, n'y réussissant pas, elle resta sous le coup d'une inquiétude et d'un malaise qui la troublèrent durant toute la répétition. La manière dont la Porporina chanta sa partie ne contribua pas peu à augmenter sa méchante humeur, et la présence du Porpora, son ancien maître, qui, comme un juge sévère, l'écoutait en silence et d'un air presque méprisant, lui devint peu à peu un supplice véritable. M. Holzbaüer ne fut pas moins mortifié lorsque le maestro déclara qu'il donnait les mouvements tout de travers; et il fallut bien l'en croire, car il avait assisté aux répétitions que Hasse lui-même avait dirigées à Dresde, lors de la première mise en scène de l'opéra. Le besoin qu'on avait d'un bon conseil fit céder la mauvaise volonté et imposa silence au dépit. Il conduisit toute la répétition, apprit à chacun son devoir, et reprit même Caffariello, qui affecta d'écouter ses avis avec respect pour leur donner plus de poids vis-à-vis des autres. Caffariello n'était occupé qu'à blesser la rivale impertinente de madame Tesi et rien ne lui coûtait ce jour-là pour s'en donner le plaisir, pas même un acte de soumission et de modestie. C'est ainsi que, chez les artistes comme chez les diplomates, au théâtre comme dans le cabinet des souverains, les plus belles et les plus laides choses ont leurs causes cachées infiniment petites et frivoles.

En rentrant après la répétition, Consuelo trouva Joseph tout rempli d'une joie mystérieuse; et quand ils purent se parler, elle apprit de lui que le bon chanoine était arrivé à Vienne; que son premier soin avait été de faire demander son cher Beppo, et de lui donner un excellent déjeuner, tout en lui faisant mille tendres questions sur son cher Bertoni. Ils s'étaient déjà entendus sur les moyens de nouer connaissance avec le Porpora, afin qu'on pût se voir en famille, honnêtement et sans cachotteries. Dès le lendemain, le chanoine se fit présenter comme un protecteur de Joseph Haydn, grand admirateur du maestro, et sous le prétexte de venir le remercier des leçons qu'il voulait bien donner à son jeune ami, Consuelo eut l'air de le saluer pour la première fois, et, le soir, le maestro et ses deux élèves dînèrent amicalement chez le chanoine. A moins d'afficher un stoïcisme dont les musiciens de ce temps-là, même les plus grands, ne se piquaient guère, il eût été difficile au Porpora de ne pas se prendre subitement d'affection pour ce brave chanoine qui avait une si bonne table et qui appréciait si bien ses ouvrages. On fit de la musique après dîner, et l'on se vit ensuite presque tous les jours.

Ce fut encore là un adoucissement à l'inquiétude que le silence d'Albert commençait à donner à Consuelo. Le chanoine était d'un esprit enjoué, chaste en même temps que libre, exquis à beaucoup d'égards, juste et éclairé sur beaucoup d'autres points. En somme, c'était un ami excellent et un homme parfaitement aimable. Sa société animait et fortifiait le maestro; l'humeur de celui-ci en devenait plus douce, et, partant, l'intérieur de Consuelo plus agréable.

Un jour qu'il n'y avait pas de répétition (on était à l'avant-veille de la représentation d'Antigono), le Porpora étant allé à la campagne avec un confrère, le chanoine proposa à ses jeunes amis d'aller faire une descente au prieuré pour surprendre ceux de ses gens qu'il y avait laissés, et voir par lui-même, en tombant sur eux comme une bombe, si la jardinière soignait bien Angèle, et si le jardinier ne négligeait pas le volkameria. La partie fut acceptée. La voiture du chanoine fut bourrée de pâtés et de bouteilles, (car on ne pouvait pas faire un voyage de quatre lieues sans avoir quelque appétit), et l'on arriva au bénéfice après avoir fait un petit détour et laissé la voiture à quelque distance pour mieux ménager la surprise.

Le volkameria se portait à merveille; il avait chaud, et ses racines étaient fraîches. Sa floraison s'était épuisée au retour de la froidure, mais ses jolies feuilles tombaient sans langueur sur son tronc dégagé. La serre était bien tenue, et les chrysanthèmes bleus bravaient l'hiver et semblaient rire derrière le vitrage. Angèle, suspendue au sein de la nourrice, commençait à rire aussi, quand on l'excitait par des minauderies; et le chanoine décréta fort sagement qu'il ne fallait pas abuser de cette bonne disposition, parce que le rire forcé, provoqué trop souvent chez ces petites créatures, développait en elles le tempérament nerveux mal à propos.

On en était là, on causait librement dans la jolie maisonnette du jardinier; le chanoine, enveloppé dans sa douillette fourrée, se chauffait les tibias devant un grand feu de racines sèches et de pommes de pin; Joseph jouait avec les beaux enfants de la belle jardinière, et Consuelo, assise au milieu de la chambre, tenait Angèle dans ses bras et la contemplait avec un mélange de tendresse et de douleur. Il lui semblait que cet enfant lui appartenait plus qu'à tout autre, et qu'une mystérieuse fatalité attachait le sort de ce petit être à son propre sort, lorsque la porte s'ouvrit brusquement, et la Corilla se trouva vis-à-vis d'elle, comme une apparition évoquée par sa rêverie mélancolique.

Pour la première fois depuis le jour de sa délivrance, la Corilla avait senti sinon un élan d'amour, du moins un accès de remords maternel, et elle venait voir son enfant à la dérobée. Elle savait que le chanoine habitait Vienne; arrivée derrière lui, à une demi-heure de distance, et ne rencontrant pas même les traces de sa voiture aux abords du prieuré, puisqu'il avait fait un détour avant que d'y entrer, elle pénétra furtivement par les jardins, et sans voir personne, jusque dans la maison où elle savait qu'Angèle était en nourrice; car elle n'avait pas laissé de prendre quelques informations à ce sujet. Elle avait beaucoup ri de l'embarras et de la chrétienne résignation du chanoine; mais elle ignorait la part que Consuelo avait eue à l'aventure. Ce fut donc avec une surprise mêlée d'épouvante et de consternation qu'elle vit sa rivale en cet endroit; et, ne sachant point, n'osant point deviner quel était l'enfant qu'elle berçait ainsi, elle faillit tourner les talons et s'enfuir. Mais Consuelo, qui, par un mouvement instinctif, avait serré l'enfant contre son sein comme la perdrix cache ses poussins sous son aile à l'approche du vautour; Consuelo, qui était au théâtre, et qui, le lendemain, pourrait présenter sous un autre jour ce secret de la comédie que Corilla avait raconté jusqu'alors à sa manière; Consuelo enfin, qui la regardait avec un mélange d'effroi et d'indignation, la retint clouée et comme fascinée au milieu de la chambre.

Cependant la Corilla était une comédienne trop consommée pour perdre longtemps l'esprit et la parole. Sa tactique était de prévenir une humiliation par une insulte; et, pour se mettre en voix, elle commença son rôle par cette apostrophe, dite en dialecte vénitien, d'un ton leste et acerbe:

«Eh! par Dieu! ma pauvre Zingarella, cette maison est-elle un dépôt d'enfants trouvés? Y es-tu venue aussi pour chercher ou pour déposer le tien? Je vois que nous courons mêmes chances et que nous avons même fortune. Sans doute nos deux enfants ont le même père, car nos aventures datent de Venise et de la même époque; et j'ai vu avec compassion pour toi que ce n'est pas pour te rejoindre, comme nous le pensions, que le bel Anzoleto nous a si brusquement plantés là au milieu de son engagement, à la saison dernière.

—Madame, répondit Consuelo pâle mais calme, si j'avais eu le malheur d'être aussi intime avec Anzoleto que vous l'avez été, et si j'avais eu, par suite de ce malheur, le bonheur d'être mère (car c'en est toujours un pour qui sait le sentir), mon enfant ne serait point ici.

—Ah! je comprends, reprit l'autre avec un feu sombre dans les yeux; il serait élevé à la villa Zustiniani. Tu aurais eu l'esprit qui m'a manqué pour persuader au cher comte que son honneur était engagé à le reconnaître. Mais tu n'as pas eu le malheur, à ce que tu prétends, d'être la maîtresse d'Anzoleto, et Zustiniani a eu le bonheur de ne pas te laisser de preuves de son amour. On dit que Joseph Haydn, l'élève de ton maître, t'a consolée de toutes tes infortunes, et sans doute l'enfant que tu berces…

—Est le vôtre, Mademoiselle, s'écria Joseph, qui comprenait très-bien maintenant le dialecte, et qui s'avança entre Consuelo et la Corilla d'un air à faire reculer cette dernière. C'est Joseph Haydn qui vous le certifie, car il était présent quand vous l'avez mis au monde.»

La figure de Joseph, que Corilla n'avait pas revue depuis ce jour malencontreux, lui remit aussitôt en mémoire toutes les circonstances qu'elle cherchait vainement à se rappeler, et le Zingaro Bertoni lui apparut enfin sous les véritables traits de la Zingarella Consuelo. Un cri de surprise lui échappa, et pendant un instant la honte et le dépit se disputèrent dans son sein. Mais, bientôt le cynisme lui revint au coeur et l'outrage à la bouche.

«En vérité, mes enfants, s'écria-t-elle d'un air atrocement bénin, je ne vous remettais pas. Vous étiez bien gentils tous les deux, quand je vous rencontrai courant les aventures, et la Consuelo était vraiment un joli garçon sous son déguisement. C'est donc dans cette sainte maison qu'elle a passé dévotement son temps, entre le gros chanoine et le petit Joseph depuis un an qu'elle s'est sauvée de Venise? Allons, Zingarella, ne t'inquiète pas, mon enfant. Nous avons le secret l'une de l'autre, et l'impératrice, qui veut tout savoir, ne saura rien d'aucune de nous.

—A supposer que j'eusse un secret, répondit froidement Consuelo, il n'est entre vos mains que d'aujourd'hui; et j'étais en possession du vôtre le jour où j'ai parlé pendant une heure avec l'impératrice, trois jours avant la signature de votre engagement, Corilla!

—Et tu lui as dit du mal de moi? s'écria Corilla en devenant rouge de colère.

—Si je lui avais dit ce que je sais de vous, vous ne seriez point engagée. Si vous l'êtes, c'est qu'apparemment je n'ai point voulu profiter de l'occasion.

—Et pourquoi ne l'as-tu pas fait? Il faut que tu sois bien bête!» reprit
Corilla avec une candeur de perversité admirable à voir.

Consuelo et Joseph ne purent s'empêcher de sourire en se regardant; le sourire de Joseph était plein de mépris pour la Corilla; celui de Consuelo était angélique et s'élevait vers le ciel.

«Oui, Madame, répondit-elle avec une douceur accablante, je suis telle que vous dites, et je m'en trouve fort bien.

—Pas trop bien, ma pauvre fille, puisque je suis engagée et que tu ne l'as pas été! reprit la Corilla ébranlée et un peu soucieuse; on me l'avait dit, à Venise, que tu manquais d'esprit, et que tu ne saurais jamais faire tes affaires. C'est la seule chose vraie qu'Anzoleto m'ait dite de toi. Mais, qu'y faire? ce n'est pas ma faute si tu es ainsi… A ta place j'aurais dit ce que je savais de la Corilla; je me serais donnée pour une vierge, pour une sainte. L'impératrice l'aurait cru: elle n'est pas difficile à persuader… et j'aurais supplanté toutes mes rivales. Mais tu ne l'as pas fait!… c'est étrange, et je te plains de savoir si peu mener ta barque.»

Pour le coup, le mépris l'emporta sur l'indignation; Consuelo et Joseph éclatèrent de rire, et la Corilla, qui, en sentant ce qu'elle appelait dans son esprit l'impuissance de sa rivale, perdait cette amertume agressive dont elle s'était armée d'abord, se mit à l'aise, tira une chaise auprès du feu, et s'apprêta à continuer tranquillement la conversation, afin de mieux sonder le fort et le faible de ses adversaires. En cet instant elle se trouva face à face, avec le chanoine, qu'elle n'avait pas encore aperçu, parce que celui-ci, guidé par son instinct de prudence ecclésiastique, avait fait signe à la robuste jardinière et à ses deux enfants de se tenir devant lui jusqu'à ce qu'il eût compris ce qui se passait.

XCIV.

Après l'insinuation qu'elle avait lancée quelques minutes auparavant sur les relations de Consuelo avec le gros chanoine, l'aspect de ce dernier produisit un peu sur Corilla l'effet de la tête de Méduse. Mais elle se rassura en pensant qu'elle avait parlé vénitien, et elle le salua en allemand avec ce mélange d'embarras et d'effronterie qui caractérise le regard et la physionomie particulière de la femme de mauvaise vie. Le chanoine, ordinairement si poli et si gracieux dans son hospitalité, ne se leva pourtant point et ne lui rendit même pas son salut. Corilla, qui s'était bien informée de lui à Vienne, avait ouï dire à tout le monde qu'il était excessivement bien élevé, grand amateur de musique, et incapable de sermonner pédantesquement une femme, une cantatrice surtout. Elle s'était promis de l'aller voir et de le fasciner pour l'empêcher de parler contre elle. Mais si elle avait dans ces sortes d'affaires le genre d'esprit qui manquait à Consuelo, elle avait aussi cette nonchalance et ce décousu d'habitudes qui tiennent au désordre, à la paresse, et, quoique ceci ne paraisse pas venir à propos, à la malpropreté. Toutes ces pauvretés s'enchaînent dans la vie des organisations grossières. La mollesse du corps et de l'âme rendent impuissants les effets de l'intrigue, et Corilla, qui avait l'instinct de toutes les perfidies, avait rarement l'énergie de les mener à bien. Elle avait donc remis d'un jour à l'autre sa visite au chanoine, et quand elle le trouva si froid et si sévère, elle commença à se déconcerter visiblement.

Alors, cherchant par un trait d'audace à se remettre en scène, elle dit à
Consuelo, qui tenait toujours Angèle dans ses bras:

«Eh bien, toi, pourquoi ne me laisses-tu pas embrasser ma fille, et la déposer aux pieds de monsieur le chanoine, pour…

Dame Corilla, dit le chanoine du même ton sec et froidement railleur dont il disait autrefois dame Brigide, faites-moi le plaisir de laisser cet enfant tranquille.»

Et, s'exprimant en italien avec beaucoup d'élégance, quoique avec une lenteur un peu trop accentuée, il continua ainsi sans ôter son bonnet de dessus ses oreilles:

«Depuis un quart d'heure que je vous écoute, et bien que je ne sois pas très-familiarisé avec votre patois, j'en ai assez entendu pour être autorisé à vous dire que vous êtes bien la plus effrontée coquine que j'ai rencontrée dans ma vie. Cependant, je crois que vous êtes plus stupide que méchante, et plus lâche que dangereuse. Vous ne comprenez rien aux belles choses, et ce serait temps perdu que d'essayer de vous les faire comprendre. Je n'ai qu'une chose à vous dire: cette jeune fille, cette vierge, cette sainte, comme vous l'avez nommée tout à l'heure en croyant railler, vous la souillez en lui parlant: ne lui parlez donc plus. Quant à cet enfant qui est né de vous, vous le flétririez en le touchant: ne le touchez donc pas. C'est un être sacré qu'un enfant; Consuelo l'a dit, et je l'ai compris. C'est par l'intercession, par la persuasion de cette même Consuelo que j'ai osé me charger de votre fille, sans craindre que les instincts pervers qu'elle peut tenir de vous vinssent à m'en faire repentir un jour. Nous nous sommes dit que la bonté divine donne à toute créature le pouvoir de connaître et de pratiquer le bien, et nous nous sommes promis de lui enseigner le bien, et de le lui rendre aimable et facile. Avec vous, il en serait tout autrement. Veuillez donc, dès aujourd'hui, ne plus considérer cet enfant comme le vôtre. Vous l'avez abandonné, vous l'avez cédé, donné; il ne vous appartient plus. Vous avez remis une somme d'argent pour nous payer son éducation…»

Il fit un signe à la jardinière, qui prévenue par lui depuis quelques instants avait tiré de l'armoire un sac lié et cacheté; celui que Corilla avait envoyé au chanoine avec sa fille, et qui n'avait pas été ouvert. Il le prit et le jeta aux pieds de la Corilla, en ajoutant:

«Nous n'en avons que faire et nous n'en voulons pas. Maintenant, je vous prie de sortir de chez moi et de n'y jamais remettre les pieds, sous quelque prétexte que ce soit. A ces conditions, et à celle que vous ne vous permettrez jamais d'ouvrir la bouche sur les circonstances qui nous ont forcé d'être en rapport avec vous, nous vous promettons le silence le plus absolu sur tout ce qui vous concerne. Mais si vous agissez autrement, je vous avertis que j'ai plus de moyens que vous ne pensez de faire entendre la vérité à Sa Majesté Impériale, et que vous pourriez bien voir changer vos couronnes de théâtre et les trépignements de vos admirateurs en un séjour de quelques années dans un couvent de filles repenties.»

Ayant ainsi parlé, le chanoine se leva, fit signe à la nourrice de prendre l'enfant dans ses bras, et à Consuelo de se retirer, avec Joseph, au fond de l'appartement; puis il montra du doigt la porte à Corilla qui, terrifiée, pâle et tremblante, sortit convulsivement et comme égarée, sans savoir où elle allait, et sans comprendre ce qui se passait autour d'elle.

Le chanoine avait eu, durant cette sorte d'imprécation, une indignation d'honnête homme qui, peu à peu, l'avait rendu étrangement puissant. Consuelo et Joseph ne l'avaient jamais vu ainsi. L'habitude d'autorité qui ne s'efface jamais chez le prêtre, et aussi l'attitude du commandement royal qui passe un peu dans le sang, et qui trahissait en cet instant le bâtard d'Auguste II, revêtaient le chanoine, peut-être à son insu, d'une sorte de majesté irrésistible. La Corilla, à qui jamais aucun homme n'avait parlé ainsi dans le calme austère de la vérité, ressentit plus d'effroi et de terreur que jamais ses amants furieux ne lui en avaient inspiré dans les outrages de la vengeance et du mépris. Italienne et superstitieuse, elle eut véritablement peur de cet ecclésiastique et de son anathème, et s'enfuit éperdue à travers les jardins, tandis que le chanoine, épuisé de cet effort si contraire à ses habitudes de bienveillance et d'enjouement, retomba sur sa chaise, pâle et presque en défaillance.

Tout en s'empressant pour le secourir, Consuelo suivait involontairement de l'œil la démarche agitée et vacillante de la pauvre Corilla. Elle la vit trébucher au bout de l'allée et tomber sur l'herbe, soit qu'elle eût fait un faux pas dans son trouble, soit qu'elle n'eût plus la force de se soutenir. Emportée par son bon coeur, et trouvant la leçon plus cruelle qu'elle n'eût eu la force de la donner, elle laissa le chanoine aux soins de Joseph, et courut rejoindre sa rivale qui était en proie à une violente attaque de nerfs. Ne pouvant la calmer et n'osant la ramener au prieuré, elle l'empêcha de se rouler par terre et de se déchirer les mains sur le sable. Corilla fut comme folle pendant quelques instants; mais quand elle eut reconnu la personne qui la secourait, et qui s'efforçait de la consoler, elle se calma et devint d'une pâleur bleuâtre. Ses lèvres contractées gardèrent un morne silence, et ses yeux éteints fixés sur la terre ne se relevèrent pas. Elle se laissa pourtant reconduire jusqu'à sa voiture qui l'attendait à la grille, et y monta soutenue par sa rivale, sans lui dire un seul mot.

«Vous êtes bien mal? lui dit Consuelo, effrayée de l'altération de ses traits. Laissez-moi vous accompagner un bout de chemin, je reviendrai à pied.»

La Corilla, pour toute réponse, la repoussa brusquement, puis la regarda un instant avec une expression impénétrable. Et tout à coup, éclatant en sanglots, elle cacha son visage dans une de ses mains, en faisant, de l'autre, signe à son cocher de partir et en baissant le store de la voiture entre elle et sa généreuse ennemie.

Le lendemain, à l'heure de la dernière répétition de l'Antigono, Consuelo était à son poste et attendait la Corilla pour commencer. Cette dernière envoya son domestique dire qu'elle arriverait dans une demi-heure. Caffariello la donna à tous les diables, prétendit qu'il n'était point aux ordres d'une pareille péronnelle, qu'il ne l'attendrait pas, et fît mine de s'en aller. Madame Tesi, pâle et souffrante, avait voulu assister à la répétition pour se divertir aux dépens de la Corilla; elle s'était fait apporter un sofa de théâtre, et, allongée dessus, derrière cette première coulisse, peinte en rideau replié, qu'en style de coulisse précisément on appelle manteau d'arlequin, elle calmait son ami, et s'obstinait à attendre Corilla, pensant que c'était pour éviter son contrôle qu'elle hésitait à paraître. Enfin, la Corilla arriva plus pâle et plus languissante que madame Tesi elle-même, qui reprenait ses couleurs et ses forces en la voyant ainsi. Au lieu de se débarrasser de son mantelet et de sa coiffe avec les grands mouvements et l'air dégagé qu'elle se donnait de coutume, elle se laissa tomber sur un trône de bois doré oublié au fond de la scène, et parla ainsi à Holzbaüer d'une voix éteinte:

«Monsieur le directeur, je vous déclare que je suis horriblement malade, que je n'ai pas de voix, que j'ai passé une nuit affreuse… (Avec qui? demanda languissamment la Tesi à Caffariello.) Et que pour toutes ces raisons, continua la Corilla, il m'est impossible de répéter aujourd'hui et de chanter demain, à moins que je ne reprenne le rôle d'Ismène, et que vous ne donniez celui de Bérénice à une autre.

—Y songez-vous, Madame? s'écria Holzbaüer frappé comme d'un coup de foudre. Est-ce à la vieille de la représentation, et lorsque la cour en a fixé l'heure, que vous pouvez alléguer une défaite? C'est impossible, je ne saurais en aucune façon y consentir.

—Il faudra bien que vous y consentiez, répliqua-t-elle en reprenant sa voix naturelle, qui n'était pas douce. Je suis engagée pour les seconds rôles, et rien dans mon traité, ne me force à faire les premiers. C'est un acte d'obligeance qui m'a portée à les accepter au défaut de la signora Tesi, et pour ne pas interrompre les plaisirs de la cour. Or, je suis trop malade pour tenir ma promesse, et vous ne me ferez point chanter malgré moi.

—Ma chère amie, on te fera chanter par ordre, reprit Caffariello, et tu chanteras mal, nous y étions préparés. C'est un petit malheur à ajouter à tous ceux que tu as voulu affronter dans ta vie; mais il est trop tard pour t'en repentir. Il fallait faire tes réflexions un peu plus tôt. Tu as trop présumé de tes moyens. Tu feras fiasco; peu nous importe, à nous autres. Je chanterai de manière à ce qu'on oublie que le rôle de Bérénice existe. La Porporina aussi, dans son petit rôle d'Ismène, dédommagera le public, et tout le monde sera content, excepté toi. Ce sera une leçon dont tu profiteras, ou dont tu ne profiteras pas, une autre fois.

—Vous vous trompez beaucoup sur mes motifs de refus, répondit la Corilla avec assurance. Si je n'étais malade, je chanterais peut-être le rôle aussi bien qu'une autre; mais comme je ne peux pas le chanter, il y a quelqu'un ici qui le chantera mieux qu'on ne l'a encore chanté à Vienne, et cela pas plus tard que demain. Ainsi la représentation ne sera pas retardée, et je reprendrai avec plaisir mon rôle d'Ismène, qui ne me fatigue point.

—Vous comptez donc, dit Holzbaüer surpris, que madame Tesi se trouvera assez rétablie demain pour chanter le sien?

—Je sais fort bien que madame Tesi ne pourra chanter de longtemps, dit la Corilla à haute voix, de manière à ce que, du trône où elle se prélassait, elle pût être entendue de la Tesi, étalée sur son sofa à dix pas d'elle, voyez comme elle est changée! sa figure est effrayante. Mais je vous ai dit que vous aviez une Bérénice parfaite, incomparable, supérieure à nous toutes, et la voici, ajouta-t-elle en se levant et en prenant Consuelo par la main pour l'attirer au milieu du groupe inquiet et agité qui s'était formé autour d'elle.

—Moi? s'écria Consuelo qui croyait faire un rêve.

—Toi! s'écria Corilla en la poussant sur le trône avec un mouvement convulsif. Te voilà reine, Porporina, te voilà au premier rang; c'est moi qui t'y place, je te devais cela. Ne l'oublie pas!»

Dans sa détresse, Holzbaüer, à la veille de manquer à son devoir et d'être forcé peut-être de donner sa démission, ne put repousser ce secours inattendu. Il avait bien vu, d'après la manière dont Consuelo avait fait l'Ismène, qu'elle pouvait faire la Bérénice d'une manière supérieure. Malgré, l'éloignement qu'il avait pour elle et pour le Porpora, il ne lui fut permis d'avoir en cet instant qu'une seule crainte: c'est qu'elle ne voulût point accepter le rôle.

Elle s'en défendit, en effet, très-sérieusement; et, pressant les mains de la Corilla avec cordialité, elle la supplia, à voix basse, de ne pas lui faire un sacrifice qui l'enorgueillissait si peu, tandis que, dans les idées de sa rivale, c'était la plus terrible des expiations, et la soumission la plus épouvantable qu'elle pût s'imposer. Corilla demeura inébranlable dans cette résolution. Madame Tesi, effrayée de cette concurrence sérieuse qui la menaçait, eut bien envie d'essayer sa voix et de reprendre son rôle, dût-elle expirer après, car elle était sérieusement indisposée; mais elle ne l'osa pas. Il n'était pas permis, au théâtre de la cour, d'avoir les caprices auxquels le souverain débonnaire de nos jours, le bon public, sait se ranger si patiemment. La cour s'attendait à voir quelque chose de nouveau dans ce rôle de Bérénice: on le lui avait annoncé, et l'impératrice y comptait.

«Allons, décide-toi, dit Caffariello à la Porporina. Voici le premier trait d'esprit que la Corilla ait eu dans sa vie: profitons-en.

—Mais je ne sais point le rôle; je ne l'ai pas étudié, disait Consuelo; je ne pourrai pas le savoir demain.

—Tu l'as entendu: donc tu le sais, et tu le chanteras demain, dit enfin le Porpora d'une voix de tonnerre. Allons, point de grimaces, et que ce débat finisse. Voilà plus d'une heure que nous perdons à babiller. Monsieur le directeur, faites commencer les violons: Et toi, Bérénice, en scène! Point de cahier! à bas ce cahier! Quand on a répété trois fois, on doit savoir tous les rôles par coeur. Je te dis que tu le sais!»

No, tutto, ô Berenice, chanta la Corilla, redevenue Ismène,

Tu non apri il tuo cor.

Et à présent, pensa cette fille, qui jugeait de l'orgueil de Consuelo par le sien propre, tout ce qu'elle sait de mes aventures lui paraîtra peu de chose.

Consuelo, dont le Porpora connaissait bien la prodigieuse mémoire et la victorieuse facilité, chanta effectivement le rôle, musique et paroles, sans la moindre hésitation. Madame Tesi fut si frappée de son jeu et de son chant, qu'elle se trouva beaucoup plus malade, et se fit remporter chez elle, après la répétition du premier acte. Le lendemain, il fallut que Consuelo eût préparé son costume, arrangé les traits de son rôle et repassé toute sa partie attentivement à cinq heures du soir. Elle eut un succès si complet que l'impératrice dit en sortant:

«Voilà une admirable jeune fille: il faut absolument que je la marie: j'y songerai.»

Dès le jour suivant, on commença à répéter la Zenobia de Métastase, musique de Predieri. La Corilla s'obstina encore à céder le premier rôle à Consuelo. Madame Holzbaüer fit, cette fois, le second; et comme elle était meilleure musicienne que la Corilla, cet opéra fut beaucoup mieux étudié que l'autre. Le Métastase était ravi de voir sa muse, négligée et oubliée durant la guerre, reprendre faveur à la cour et faire fureur à Vienne. Il ne pensait presque plus à ses maux; et, pressé par la bienveillance de Marie-Thérèse et par les devoirs de son emploi, d'écrire de nouveaux drames lyriques, il se préparait, par la lecture des tragiques grecs et des classiques latins, à produire quelqu'un de ces chefs-d'oeuvre que les Italiens de Vienne et les Allemands de l'Italie mettaient, sans façon, au-dessus des tragédies de Corneille, de Racine, de Shakespeare, de Calderon, au-dessus de tout, pour le dire sans détour et sans mauvaise honte.

Ce n'est pas au beau milieu de cette histoire, déjà si longue et si chargée de détails, que nous abuserons encore de la patience, peut-être depuis longtemps épuisée, du lecteur, pour lui dire ce que nous pensons du génie de Métastase. Peu lui importe. Nous allons donc lui répéter seulement ce que Consuelo en disait tout bas à Joseph:

«Mon pauvre Beppo, tu ne saurais croire quelle peine j'ai à jouer ces rôles qu'on dit si sublimes et si pathétiques. Il est vrai que les mots sont bien arrangés, et qu'ils arrivent facilement sur la langue, quand on les chante; mais quand on pense au personnage qui les dit, on ne sait où prendre, je ne dis pas de l'émotion, mais du sérieux pour les prononcer. Quelle bizarre convention est donc celle qu'on a faite, en arrangeant l'antiquité à la mode de notre temps, pour mettre sur la scène des intrigues, des passions et des moralités qui seraient bien placées peut-être dans des mémoires de la margrave de Bareith, du baron de Trenck, ou de la princesse de Culmbach, mais qui, de la part de Rhadamiste, de Bérénice, ou d'Arsinoé, sont des contre-sens absurdes? Lorsque j'étais convalescente au château des Géants, le comte Albert me faisait souvent la lecture pour m'endormir; mais moi, je ne dormais pas, et j'écoutais de toutes mes oreilles. Il me lisait des tragédies grecques de Sophocle, d'Eschyle ou d'Euripide, et il les lisait en espagnol, lentement, mais nettement et sans hésitation, quoique ce fût un texte grec qu'il avait sous les yeux. Il était si versé dans les langues anciennes et nouvelles, qu'on eût dit qu'il lisait une traduction admirablement écrite. Il s'attachait à la faire assez fidèle, disait-il, pour que je pusse saisir, dans l'exactitude scrupuleuse de son interprétation, le génie des Grecs dans toute sa simplicité. Quelle grandeur, mon Dieu! quelles images! quelle poésie, et quelle sobriété! Quels personnages de dix coudées, quels caractères purs et forts, quelles énergiques situations, quelles douleurs profondes et vraies, quels tableaux déchirants et terribles il faisait passer devant moi! faible encore, et l'imagination toujours frappée des émotions violentes qui avaient causé ma maladie, j'étais si bouleversée de ce que j'entendais, que je m'imaginais, en l'écoutant, être tour à tour Antigone, Clytemnestre, Médée, Electre, et jouer en personne ces drames sanglants et douloureux, non sur un théâtre à la lueur des quinquets, mais dans des solitudes affreuses, au seuil des grottes béantes, ou sous les colonnes des antiques parvis, auprès des pâles foyers où l'on pleurait les morts en conspirant contre les vivants. J'entendais ces choeurs lamentables des Troyennes et des captives de Dardanie. Les Euménides dansaient autour de moi… sur quels rhythmes bizarres et sur quelles infernales modulations! Je n'y pense pas sans un souvenir de plaisir et de terreur qui me fait encore frissonner. Jamais je n'aurai, sur le théâtre, dans la réalisation de mes rêves, les mêmes émotions et la même puissance que je sentais gronder alors dans mon coeur et dans mon cerveau. C'est là que je me suis sentie tragédienne pour la première fois, et que j'ai conçu des types dont aucun artiste ne m'avait fourni le modèle. C'est là que j'ai compris le drame, l'effet tragique, la poésie du théâtre; et, à mesure qu'Albert lisait, j'improvisais intérieurement un chant sur lequel je m'imaginais suivre et dire moi-même tout ce que j'entendais. Je me surprenais quelquefois dans l'attitude et avec la physionomie des personnages qu'il faisait parler, et il lui arriva souvent de s'arrêter effrayé, croyant voir apparaître Andromaque ou Ariane devant lui. Oh! va, j'en ai plus appris et plus deviné en un mois avec ces lectures-là que je ne le ferai dans toute ma vie, employée à répéter les drames de M. Métastase; et si les compositeurs n'avaient mis dans la musique le sentiment et la vérité qui manquent à l'action, je crois que je succomberais sous le dégoût que j'éprouve à faire parler la grande-duchesse Zénobie avec la landgrave Églé, et à entendre le feld-maréchal Rhadamiste se disputer avec le cornette de pandoures Zopire. Oh! tout cela est faux, archi-faux, mon pauvre Beppo! faux comme nos costumes, faux comme la perruque blonde de Caffariello Tiridate, comme le déshabillé Pompadour de madame Holzbaüer en pastourelle d'Arménie, comme les mollets de tricot rose du prince Démétrius, comme ces décors que nous voyons là de près, et qui ressemblent à l'Asie comme l'abbé Métastase ressemble au vieil Homère.

—Ce que tu me dis là, répondit Haydn, m'explique pourquoi, en sentant la nécessité d'écrire des opéras pour le théâtre, si tant est que je puisse arriver jusque-là, je me sens plus d'inspiration et d'espérance quand je pense à composer des oratorios. Là où les puérils artifices de la scène ne viennent pas donner un continuel démenti à la vérité du sentiment, dans ce cadre symphonique où tout est musique, où l'âme parle à l'âme par l'oreille et non par les yeux, il me semble que le compositeur peut développer toute son inspiration, et entraîner l'imagination d'un auditoire dans des régions vraiment élevées.»

En parlant ainsi; Joseph et Consuelo, en attendant que tout le monde fût rassemblé pour la répétition, marchaient côte à côte le long d'une grande toile de fond qui devait être ce soir-là le fleuve Araxe, et qui n'était, dans le demi-jour du théâtre, qu'une énorme bande d'indigo étendue parmi de grosses taches d'ocre, destinées à représenter les montagnes du Caucase. On sait que ces toiles de fond, préparées pour la représentation, sont placées les unes derrière les autres, de manière à être relevées sur un cylindre au changement à vue. Dans l'intervalle qui les sépare les unes des autres, les acteurs circulent durant la représentation; les comparses s'endorment ou échangent des prises de tabac, assis ou couchés dans la poussière, sous les gouttes d'huile qui tombent languissamment des quinquets mal assurés. Dans la journée, les acteurs se promènent le long de ces couloirs étroits et obscurs, en répétant leurs rôles, ou en s'entretenant de leurs affaires; quelquefois en épiant les petites confidences ou surprenant les profondes machinations d'autres promeneurs causant tout près d'eux sans les voir, derrière un bras de mer ou une place publique.

Heureusement, Métastase n'était point sur l'autre rive de l'Araxe, tandis que l'inexpérimentée Consuelo épanchait ainsi son indignation d'artiste avec Haydn. La répétition commença. C'était la seconde de Zénobie, et elle alla si bien, que les musiciens de l'orchestre applaudirent, selon l'usage, avec leurs archets sur le ventre de leurs violons. La musique de Predieri était charmante, et le Porpora la dirigeait avec plus d'enthousiasme qu'il n'avait pu le faire pour celle de Hasse. Le rôle de Tiridate était un des triomphes de Caffariello, et il n'avait garde de trouver mauvais qu'en l'équipant en farouche guerrier parthe, on le fit roucouler en Céladon et parler en Clitandre. Consuelo, si elle sentait son rôle faux et guindé dans la bouche d'une héroïne de l'antiquité, trouvait au moins là un caractère de femme agréablement indiqué. Il offrait même une sorte de rapprochement avec la situation d'esprit où elle s'était trouvée entre Albert et Anzoleto; et oubliant tout à fait la couleur locale, comme nous disons aujourd'hui, pour ne se représenter que les sentiments humains, elle s'aperçut qu'elle était sublime dans cet air dont le sens avait été si souvent dans son coeur:

  Voi leggete in ogni core;
  Voi sapete, o giusti Dei,
  Se son puri i voti miei,
  Se innocente è la pietà.

Elle eut donc en cet instant la conscience d'une émotion vraie et d'un triomphe mérité. Elle n'eut pas besoin que le regard de Caffariello, qui n'était pas gêné ce jour-là par la présence de la Tesi, et qui admirait de bonne foi, lui confirmât ce qu'elle sentait déjà, la certitude d'un effet irrésistible à produire sur tous les publics du monde et dans toutes les conditions possibles, avec ce morceau capital. Elle se trouva ainsi toute réconciliée avec sa partie, avec l'opéra, avec ses camarades, avec elle-même, avec le théâtre, en un mot; et malgré toutes les imprécations qu'elle venait de faire contre son état une heure auparavant, elle ne put se défendre d'un de ces tressaillements intérieurs, si profonds, si soudains et si puissants, qu'il est impossible à quiconque n'est pas artiste en quelque chose, de comprendre quels siècles de labeur, de déceptions et de souffrances ils peuvent racheter en un instant.

XCV.

En qualité d'élève, encore à demi serviteur du Porpora, Haydn, avide d'entendre de la musique et d'étudier, même sous un point de vue matériel, la contexture des opéras, obtenait la permission de se glisser dans les coulisses lorsque Consuelo chantait. Depuis deux jours, il remarqua que le Porpora, d'abord assez mal disposé à l'admettre ainsi dans l'intérieur du théâtre, l'y autorisait d'un air de bonne humeur, avant même qu'il osât le lui demander. C'est qu'il s'était passé quelque chose de nouveau dans l'esprit du professeur. Marie-Thérèse, parlant musique avec l'ambassadeur de Venise, était revenue à son idée fixe de matrimoniomanie, comme disait Consuelo. Elle lui avait dit qu'elle verrait avec plaisir cette grande cantatrice se fixer à Vienne en épousant le jeune musicien, élève de son maître; elle avait pris des informations sur Haydn auprès de l'ambassadeur même, et ce dernier lui en ayant dit beaucoup de bien, l'ayant assurée qu'il annonçait de grandes facultés musicales, et surtout qu'il était très-bon catholique, Sa Majesté l'avait engagé à arranger ce mariage, promettant de faire un sort convenable aux jeunes époux. L'idée avait souri à M. Cormer, qui aimait tendrement Joseph, et déjà lui faisait une pension de soixante-douze francs par mois pour l'aider à continuer librement ses études. Il en avait parlé chaudement au Porpora, et celui-ci, craignant que sa Consuelo ne persistât dans l'idée de se retirer du théâtre pour épouser un gentilhomme, après avoir beaucoup hésité, beaucoup résisté (il eût préféré à tout que son élève vécût sans hymen et sans amour), s'était enfin laissé persuader. Pour frapper un grand coup, l'ambassadeur s'était déterminé à lui faire voir des compositions de Haydn, et à lui avouer que la sérénade en trio dont il s'était montré si satisfait était de la façon de Beppo. Le Porpora avait confessé qu'il y avait là le germe d'un grand talent; qu'il pourrait lui imprimer une bonne direction et l'aider par ses conseils à écrire pour la voix; enfin que le sort d'une cantatrice mariée à un compositeur pouvait être fort avantageux. La grande jeunesse du couple et ses minces ressources lui imposaient la nécessité de s'adonner au travail sans autre espoir d'ambition, et Consuelo se trouverait ainsi enchaînée au théâtre. Le maestro se rendit. Il n'avait pas reçu plus que Consuelo de réponse de Riesenburg. Ce silence lui faisait craindre quelque résistance à ses vues, quelque coup de tête du jeune comte: «Si je pouvais sinon marier, du moins fiancer Consuelo à un autre, pensa-t-il, je n'aurais plus rien à craindre de ce côté-là.»

Le difficile était d'amener Consuelo à cette résolution. L'y exhorter eût été lui inspirer la pensée de résister. Avec sa finesse napolitaine, il se dit que la force des choses devait amener un changement insensible dans l'esprit de cette jeune fille. Elle avait de l'amitié pour Beppo, et Beppo, quoiqu'il eût vaincu l'amour dans son coeur, montrait tant de zèle, d'admiration et de dévouement pour elle, que le Porpora put bien s'imaginer qu'il en était violemment épris. Il pensa qu'en ne le gênant point dans ses rapports avec elle, il lui laisserait les moyens de faire agréer ses voeux; qu'en l'éclairant en temps et lieu sur les desseins de l'impératrice et sur sa propre adhésion, il lui donnerait le courage de l'éloquence et le feu de la persuasion. Enfin il cessa tout à coup de le brutaliser et de le rabaisser, et laissa un libre cours à leurs épanchements fraternels, se flattant que les choses iraient plus vite ainsi que s'il s'en mêlait ostensiblement.

Le Porpora, en ne doutant pas assez du succès, commettait une grande faute. Il livrait la réputation de Consuelo à la médisance; car il ne fallait que voir Joseph deux fois de suite dans les coulisses auprès d'elle pour que toute la gent dramatique proclamât ses amours avec ce jeune homme, et la pauvre Consuelo, confiante et imprévoyante comme toutes les âmes droites et chastes, ne songeait nullement à prévoir le danger et à s'en garantir. Aussi, dès le jour de cette répétition de Zénobie, les yeux prirent l'éveil et les langues la volée. Dans chaque coulisse, derrière chaque décor, il y eut entre les acteurs, entre les choristes, entre les employés de toutes sortes qui circulaient, une remarque maligne ou enjouée, accusatrice ou bienveillante, sur le scandale de cette intrigue naissante ou sur la candeur de ces heureuses accordailles.

Consuelo, toute à son rôle, toute à son émotion d'artiste, ne voyait, n'entendait et ne pressentait rien. Joseph, tout rêveur, tout absorbé par l'opéra qu'on chantait et par celui qu'il méditait dans son âme musicale, entendait bien quelques mots à la dérobée, et ne les comprenait pas, tant il était loin de se flatter d'une vaine espérance. Quand il surprenait en passant quelque parole équivoque, quelque observation piquante, il levait la tête, regardait autour de lui, cherchait l'objet de ces satires, et, ne le trouvant pas, profondément indifférent aux propos de ce genre, il retombait dans ses contemplations.

Entre chaque acte de l'opéra, on donnait souvent un intermède bouffe, et ce jour-là on répéta l'Impressario delle Canarie, assemblage de petites scènes très-gaies et très-comiques de Métastase. La Corilla, en y remplissant le rôle d'une prima donna exigeante, impérieuse et fantasque, était d'une vérité parfaite, et le succès qu'elle avait ordinairement dans cette bluette la consolait un peu du sacrifice de son grand rôle de Zénobie. Pendant qu'on répétait la dernière partie de l'intermède, en attendant qu'on répétât le troisième acte, Consuelo, un peu oppressée par l'émotion de son rôle, alla derrière la toile de fond, entre l'horrible vallée hérissée de montagnes et de précipices, qui formait le premier décor, et ce bon fleuve Araxe, bordé d'aménissimes montagnes, qui devait apparaître à la troisième scène pour reposer agréablement les yeux du spectateur sensible. Elle marchait un peu vite, allant et revenant sur ses pas, lorsque Joseph lui apporta son éventail qu'elle avait laissé sur la niche du souffleur, et dont elle se servit avec beaucoup de plaisir. L'instinct du coeur et la volontaire préoccupation du Porpora poussaient machinalement Joseph à rejoindre son amie; l'habitude de la confiance et le besoin d'épanchement portaient Consuelo à l'accueillir toujours joyeusement. De ce double mouvement d'une sympathie dont les anges n'eussent pas rougi dans le ciel, la destinée avait résolu de faire le signal et la cause d'étranges infortunes… Nous savons très-bien que nos lectrices de romans, toujours pressées d'arriver à l'événement, ne nous demandent que plaie et bosse; nous les supplions d'avoir un peu de patience.

«Eh bien, mon amie, dit Joseph en souriant à Consuelo et en lui tendant la main, il me semble que tu n'es plus si mécontente du drame, de notre illustre abbé, et que tu as trouvé dans ton air de la prière une fenêtre ouverte par laquelle le démon du génie qui te possède va prendre une bonne fois sa volée.

—Tu trouves donc que je l'ai bien chanté?

—Est-ce que tu ne vois pas que j'ai les yeux rouges?

—Ah! oui, tu as pleuré. C'est bon, tant mieux! je suis bien contente de t'avoir fait pleurer.

—Comme si c'était la première fois! Mais tu deviens artiste comme le Porpora veut que tu le sois; ma bonne Consuelo! La fièvre du succès s'est allumée en toi. Quand tu chantais dans les sentiers du Boehmer-Wald, tu me voyais bien pleurer et tu pleurais toi-même, attendrie par la beauté de ton chant; maintenant c'est autre chose: tu ris de bonheur, et tu tressailles d'orgueil en voyant les larmes que tu fais couler. Allons, courage, ma Consuelo, te voilà prima donna dans toute la force du terme!

—Ne me dis pas cela, ami. Je ne serai jamais comme celle de là-bas.»

Et elle désignait du geste la Corilla, qui chantait de l'autre côté de la toile de fond, sur la scène.

«Ne le prends pas en mauvaise part, repartit Joseph; je veux, dire que le dieu de l'inspiration t'a vaincue. En vain ta raison froide, ton austère philosophie et le souvenir de Riesenburg ont lutté contre l'esprit de Python. Le voilà qui te remplit et te déborde. Avoue que tu étouffes de plaisir: je sens ton bras trembler contre le mien; ta figure est animée, et jamais je ne t'ai vu le regard, que tu as dans ce moment-ci. Non, tu n'étais pas plus agitée, pas plus inspirée quand le comte Albert te lisait les tragiques grecs!

—Ah! quel mal tu me fais! s'écria Consuelo en pâlissant tout à coup et en retirant son bras de celui de Joseph. Pourquoi prononces-tu ce nom-là ici? C'est un nom sacré qui ne devrait pas retentir dans ce temple de la folie. C'est un nom terrible qui, comme un coup de tonnerre, fait rentrer dans la nuit toutes les illusions et tous les fantômes des songes dorés!

—Eh bien, Consuelo, veux-tu que je te le dise? reprit Haydn après un moment de silence: jamais tu ne pourras te décider à épouser cet homme-là.

—Tais-toi, tais-toi, je l'ai promis!…

—Eh bien, si tu tiens ta promesse, jamais tu ne seras heureuse avec lui. Quitter le théâtre, toi? renoncer à être artiste? Il est trop tard d'une heure. Tu viens de savourer une joie dont le souvenir ferait le tourment de toute ta vie.

—Tu me fais peur, Beppo! Pourquoi me dis-tu de pareilles choses aujourd'hui?

—Je ne sais, je te les dis comme malgré moi. Ta fièvre a passé dans mon cerveau, et il me semble que je vais, en rentrant chez nous, écrire quelque chose de sublime. Ce sera quelque platitude: n'importe, je me sens plein de génie pour le quart d'heure.

—Comme tu es gai, comme tu es tranquille, toi! moi! au milieu de cette fièvre d'orgueil et de joie dont tu parles, j'éprouve une atroce douleur, et j'ai à la fois envie de rire et de pleurer.

—Tu souffres, j'en suis certain; tu dois souffrir. Au moment où tu sens ta puissance éclater, une pensée lugubre te saisit et te glace…

—Oui, c'est vrai, qu'est-ce que cela veut dire?

—Cela veut dire que tu es artiste, et que tu t'es imposé comme un devoir l'obligation farouche, abominable à Dieu et à toi-même, de renoncer à l'art.

—Il me semblait hier que non, et aujourd'hui il me semble que oui. C'est que j'ai mal aux nerfs, c'est que ces agitations sont terribles et funestes, je le vois. J'avais toujours nié leur entraînement et leur puissance. J'avais toujours abordé la scène avec calme, avec une attention consciencieuse et modeste. Aujourd'hui je ne me possède plus, et s'il me fallait entrer en représentation en cet instant, il me semble que je ferais des folies sublimes ou des extravagances misérables. Les rênes de ma volonté m'échappent; j'espère que demain je ne serai pas ainsi, car cette émotion tient à la fois du délire et de l'agonie.

—Pauvre amie! je crains qu'il n'en soit toujours ainsi désormais, ou plutôt je l'espère; car tu ne seras vraiment puissante que dans le feu de cette émotion. J'ai ouï dire à tous les musiciens, à tous les acteurs que j'ai abordés, que, sans ce délire ou sans ce trouble, ils ne pouvaient rien; et qu'au lieu de se calmer avec l'âge et l'habitude, ils devenaient toujours plus impressionnables à chaque étreinte de leur démon.

—Ceci est un grand mystère, dit Consuelo en soupirant. Il ne me semble pas que la vanité, la jalousie des autres, le lâche besoin du triomphe, aient pu s'emparer de moi si soudainement et bouleverser mon être du jour au lendemain. Non! je t'assure qu'en chantant cette prière de Zénobie et ce duo avec Tiridate, où la passion et la vigueur de Caffariello m'emportaient comme un tourbillon d'orage, je ne songeais ni au public, ni à mes rivales, ni à moi-même. J'étais Zénobie; je pensais aux dieux immortels de l'olympe avec une ardeur toute chrétienne, et je brûlais d'amour pour ce bon Caffariello, qu'après la ritournelle je ne puis pas regarder sans rire: Tout cela est étrange, et je commence à croire que, l'art dramatique étant un mensonge perpétuel, Dieu nous punit en nous frappant de la folie d'y croire nous-mêmes et de prendre au sérieux ce que nous faisons pour produire l'illusion chez les autres. Non! il n'est pas permis à l'homme d'abuser de toutes les passions et de toutes les émotions de la vie réelle pour s'en faire un jeu. Il veut que nous gardions notre âme saine et puissante pour des affections vraies, pour des actions utiles, et quand nous faussons ses vues, il nous châtie et nous rend insensés.

—Dieu! Dieu! la volonté de Dieu! voilà où gît le mystère, Consuelo! Qui peut pénétrer les desseins de Dieu envers nous? Nous donnerait-il, dès le berceau, ces instincts, ces besoins d'un certain art, que nous ne pouvons jamais étouffer, s'il proscrivait l'usage que nous sommes appelés à en faire? Pourquoi, dès mon enfance, n'aimais-je pas les jeux de mes petits camarades? pourquoi, dès que j'ai été livré à moi-même, ai-je travaillé à la musique avec un acharnement dont rien ne pouvait me distraire, et une assiduité qui eût tué tout autre enfant de mon âge? Le repos me fatiguait, le travail me donnait la vie. Il en était ainsi de toi, Consuelo. Tu me l'as dit cent fois, et quand l'un de nous racontait sa vie à l'autre, celui-ci croyait entendre la sienne propre. Va, la main de Dieu est dans tout, et toute puissance, toute inclination est son ouvrage, quand même nous n'en comprenons pas le but. Tu es née artiste, donc il faut que tu le sois, et quiconque t'empêchera de l'être te donnera la mort ou une vie pire que la tombe.

—Ah! Beppo, s'écria Consuelo consternée et presque égarée, si tu étais véritablement mon ami, je sais bien ce que tu ferais.

—Eh! quoi donc, chère Consuelo? Ma vie ne t'appartient-elle pas?

—Tu me tuerais demain au moment où l'on baissera la toile, après que j'aurai été vraiment artiste, vraiment inspirée, pour la première et la dernière fois de ma vie.

—Ah! dit Joseph avec une gaîté triste, j'aimerais mieux tuer ton comte
Albert ou moi-même.»

En ce moment, Consuelo leva les yeux vers la coulisse qui s'ouvrit vis-à-vis d'elle, et la mesura des yeux avec une préoccupation mélancolique. L'intérieur d'un grand théâtre, vu au jour, est quelque chose de si différent de ce qu'il nous apparaît de la salle, aux lumières, qu'il est impossible de s'en faire une idée quand on ne l'a pas contemplé ainsi. Rien de plus triste, de plus sombre et de plus effrayant que cette salle plongée dans l'obscurité, dans la solitude, dans le silence. Si quelque figure humaine venait à se montrer distinctement dans ces loges fermées comme des tombeaux, elle semblerait un spectre, et ferait reculer d'effroi le plus intrépide comédien. La lumière rare et terne qui tombe de plusieurs lucarnes situées dans les combles sur le fond de la scène, rampe en biais sur des échafaudages, sur des haillons grisâtres, sur des planches poudreuses. Sur la scène, l'œil, privé du prestige de la perspective, s'étonne de cette étroite enceinte où tant de personnes et de passions doivent agir, en simulant des mouvements majestueux, des masses imposantes, des élans indomptables, qui sembleront tels aux spectateurs, et qui sont étudiés, mesurés à une ligne près, pour ne point s'embarrasser et se confondre, ou se briser contre les décors. Mais si la scène se montre petite et mesquine, en revanche, la hauteur du vaisseau destiné à loger tant de décorations et à faire mouvoir tant de machines paraît immense, dégagé de toutes ces toiles festonnées en nuages, en corniches d'architecture ou en rameaux verdoyants qui la coupent dans une certaine proportion pour l'œil du spectateur. Dans sa disproportion réelle, cette élévation a quelque chose d'austère, et, si en regardant la scène, on se croit dans un cachot, en regardant les combles, on se croirait dans une église gothique, mais dans une église ruinée ou inachevée; car tout ce qui est là est blafard, informe, fantasque, incohérent. Des échelles suspendues sans symétrie pour les besoins du machiniste, coupées comme au hasard et lancées sans motif apparent vers d'autres échelles qu'on ne distingue point dans la confusion de ces détails incolores; des amas, de planches bizarrement tailladées, décors vus à l'envers et dont le dessin n'offre aucun sens à l'esprit; des cordes entremêlées comme des hiéroglyphes; des débris sans nom, des poulies et des rouages qui semblent préparés pour des supplices inconnus, tout cela ressemble à ces rêves que nous faisons à l'approche du réveil, et où nous voyons, des choses incompréhensibles, en faisant de vains efforts pour savoir où nous sommes. Tout est vague, tout flotte, tout semble prêt à se disloquer. On voit un homme qui travaille tranquillement sur ces solives, et qui semble porté par des toiles d'araignée; il peut vous paraître un marin grimpant aux cordages d'un vaisseau, aussi bien qu'un rat gigantesque sciant et rongeant les charpentes vermoulues. On entend des paroles qui viennent on ne sait d'où. Elles se prononcent à quatre-vingts pieds au-dessus de vous, et la sonorité bizarre des échos accroupis dans tous les coins du dôme fantastique vous les apporte à l'oreille, distinctes ou confuses, selon que vous faites un pas en avant ou de côté, qui change l'effet acoustique. Un bruit épouvantable ébranle les échafauds et se répète en sifflements prolongés. Est-ce donc la voûte qui s'écroule? Est-ce un de ces frêles balcons qui craque et tombe, entraînant de pauvres ouvriers sous ses ruines? Non, c'est un pompier qui éternue, ou c'est un chat qui s'élance à la poursuite de son gibier, à travers les précipices de ce labyrinthe suspendu. Avant que vous soyez habitué à tous ces objets et à tous ces bruits, vous avez peur; vous ne savez de quoi il s'agit, et contre quelles apparitions inouïes il faut vous armer de sang-froid. Vous ne comprenez rien, et ce que l'on ne distingue pas par la vue ou par la pensée, ce qui est incertain et inconnu alarme toujours la logique de la sensation. Tout ce qu'on peut se figurer de plus raisonnable, quand on pénètre pour la première fois dans un pareil chaos, c'est qu'on va assister à quelque sabbat insensé dans le laboratoire d'une mystérieuse alchimie[1].

[Note 1: Et cependant, comme tout a sa beauté pour l'œil qui sait voir, ces limbes théâtrales ont une beauté bien plus émouvante pour l'imagination que tous les prétendus prestiges de la scène éclairée et ordonnée à l'heure du spectacle. Je me suis demandé souvent en quoi consistait cette beauté, et comment il me serait possible de la décrire, si je voulais en faire passer le secret dans l'âme d'un autre. Quoi! sans couleurs, sans formes, sans ordre et sans clarté, les objets extérieurs peuvent-ils, me dira-t-on, revêtir un aspect qui parle aux yeux et à l'esprit? Un peintre seul pourra me répondre: Oui, je le comprends. Il se rappellera le Philosophe en méditation de Rembrandt: cette grande chambre perdue dans l'ombre, ces escaliers sans fin, qui tournent on ne sait comment; ces lueurs vagues qui s'allument et s'éteignent, on ne sait pourquoi, sur les divers plans du tableau; toute cette scène indécise et nette en même temps, cette couleur puissante répandue sur un sujet qui, en somme, n'est peint qu'avec du brun clair et du brun sombre; cette magie du clair-obscur, ce jeu de la lumière ménagée sur les objets les plus insignifiants, sur une chaise, sur une cruche, sur un vase de cuivre; et voilà que ces objets, qui ne méritent pas d'être regardés, et encore moins d'être peints, deviennent si intéressants, si beaux à leur manière, que vous ne pouvez pas en détacher vos yeux. Ils ont reçu la vie, ils existent et sont dignes d'exister, parce que l'artiste les a touchés de sa baguette, parce qu'il y a fixé une parcelle du soleil, parce que entre eux et lui il a su étendre un voile transparent, mystérieux, l'air que nous voyons, que nous respirons, et dans lequel nous croyons entrer en nous enfonçant par l'imagination dans la profondeur de sa toile. Eh bien, si nous retrouvons dans la réalité un de ses tableaux, fût-il composé d'objets plus méprisables encore, d'als brisés, de haillons flétris, de murailles enfumées; si une pâle lumière y jette son prestige avec précaution, si le clair-obscur y déploie cet art essentiel qui est dans l'effet, dans la rencontre, dans l'harmonie de toutes les choses existantes sans que l'homme ait besoin de l'y mettre, l'homme sait l'y trouver, et il le goûte, il l'admire, il en jouit comme d'une conquête qu'il vient de faire.

Il est à peu près impossible d'expliquer avec des paroles ces mystères que le coup de pinceau d'un grand maître, traduit intelligiblement à tous les yeux. En voyant les intérieurs de Rembrandt, de Teniers, de Gérard Dow, l'œil le plus vulgaire se rappellera la réalité qui pourtant ne l'avait jamais frappé poétiquement. Pour voir poétiquement cette réalité et en faire, par la pensée, un tableau de Rembrandt, il ne faut qu'être doué du sens pittoresque commun a beaucoup d'organisations. Mais pour décrire et faire passer ce tableau, par le discours, dans l'esprit d'autrui, il faudrait une puissance si ingénieuse, qu'en l'essayant, je déclare que je cède à une fantaisie sans aucun espoir de réussite. Le génie doué de cette puissance, et qui l'exprime en vers (chose bien plus prodigieuse à tenter!) n'a pas toujours réussi. Et cependant je doute que dans notre siècle aucun artiste littéraire puisse approcher des résultats qu'il a obtenus en ce genre. Relisez une pièce de vers qui s'appelle les Puits de l'Inde; ce sera un chef-d'oeuvre, ou une orgie d'imagination, selon que vous aurez on non des facultés sympathiques à celles du poète. Quant à moi, j'avoue que j'en ai été horriblement choqué à la lecture. Je ne pouvais approuver ce désordre et cette débauche de description. Puis, quand j'eus fermé le livre, je ne pouvais plus voir autre chose dans mon cerveau que ces puits, ces souterrains, ces escaliers, ces gouffres par où le poète m'avait fait passer. Je les voyais en rêve, je les voyais tout éveillé. Je n'en pouvais plus sortir, j'y étais enterré vivant. J'étais subjugué, et je ne voulus pas relire ce morceau, de crainte de trouver qu'un si grand peintre, comme un si grand poète, n'était pas un écrivain sans défaut. Cependant je retins par coeur pendant longtemps les huit derniers vers, qui, dans tous les temps et pour tous les goûts, seront un trait profond, sublime, et sans reproche, qu'on l'entende avec le coeur, avec l'oreille ou l'esprit.]

Consuelo laissait donc errer ses yeux distraits sur cet édifice singulier, et la poésie de ce désordre se révélait à elle pour la première fois. A chaque extrémité du couloir formé par les deux toiles de fond s'ouvrait une coulisse noire et profonde où quelques figures passaient de temps en temps comme des ombres. Tout à coup elle vit une de ces figures s'arrêter comme pour l'attendre, et elle crut voir un geste qui l'appelait.

« Est-ce le Porpora? demanda-t-elle à Joseph.

—Non; dit-il, mais c'est sans doute quelqu'un qui vient d'avertir qu'on va répéter le troisième acte. »

Consuelo doubla le pas, en se dirigeant vers ce personnage, dont elle ne pouvait distinguer les traits, parce qu'il avait reculé jusqu'à la muraille. Mais lorsqu'elle fut à trois pas de lui, et au moment de l'interroger, il glissa rapidement derrière les coulisses suivantes, et gagna le fond de la scène en passant derrière toutes les toiles.

«Voilà quelqu'un qui avait l'air de nous épier, dit Joseph.

—Et qui a l'air de se sauver, ajouta Consuelo, frappée de l'empressement avec lequel il s'était dérobé à ses regards. Je ne sais pourquoi il m'a fait peur.»

Elle rentra sur la scène et répéta son dernier acte, vers la fin duquel elle ressentit encore les mouvements d'enthousiasme qui l'avaient transportée. Quand elle voulut remettre son mantelet pour se retirer, elle le chercha, éblouie par une clarté subite: on venait d'ouvrir une lucarne au-dessus de sa tête, et le rayon du soleil couchant tombait obliquement devant elle. Le contraste de cette brusque lumière avec l'obscurité des objets environnants égara un instant sa vue; et elle fit deux ou trois pas au hasard, lorsque tout à coup elle se trouva auprès du même personnage en manteau noir, qui l'avait inquiétée dans la coulisse. Elle le voyait confusément, et cependant il lui sembla le reconnaître. Elle fit un cri, et s'élança vers lui; mais il avait déjà disparu, et ce fut en vain qu'elle le chercha des yeux.

«Qu'as-tu? lui dit Joseph en lui présentant son mantelet; t'es-tu heurtée contre quelque décor? t'es-tu blessée?

—Non, dit-elle, mais j'ai vu le comte Albert.

—Le comte Albert ici? en es-tu sûre? est-ce possible!

—C'est possible, c'est certain,» dit Consuelo en l'entraînant.

Et elle se mit à parcourir les coulisses, en courant et en pénétrant dans tous les coins. Joseph l'aidait à cette recherche, persuadé cependant qu'elle s'était trompée, tandis que le Porpora l'appelait avec impatience pour la ramener au logis. Consuelo ne trouva personne qui lui rappelât le moindre trait d'Albert; et lorsque, forcée de sortir avec son maître, elle vit passer toutes les personnes qui avaient été sur la scène en même temps qu'elle, elle remarqua plusieurs manteaux assez semblables à celui qui l'avait frappée.

«C'est égal, dit-elle tout bas à Joseph, qui lui en faisait l'observation, je l'ai vu; il était là!

—C'est une hallucination que tu as eue, reprit Joseph. Si c'eût été vraiment le comte Albert, il t'aurait parlé; et tu dis que deux fois il a fui à ton approche.

—Je ne dis pas que ce soit lui réellement; mais je l'ai vu, et comme tu le dis, Joseph, je crois maintenant que c'est une vision. Il faut qu'il lui soit arrivé quelque malheur. Oh! j'ai envie de partir tout de suite, de m'enfuir en Bohême. Je suis sûre qu'il est en danger, qu'il m'appelle, qu'il m'attend.

—Je vois qu'il t'a, entre autres mauvais offices, communiqué sa folie, ma pauvre Consuelo. L'exaltation que tu as eue en chantant t'a disposée à ces rêveries. Reviens à toi, je t'en conjure, et sois certaine que si le comte Albert est à Vienne, tu le verras bien vivant accourir chez toi avant la fin de la journée.»

Cette espérance ranima Consuelo. Elle doubla le pas avec Beppo, laissant derrière elle le vieux Porpora, qui ne trouva pas mauvais cette fois qu'elle l'oubliât dans la chaleur de son entretien avec ce jeune homme. Mais Consuelo, ne pensait pas plus à Joseph qu'au maestro. Elle courut, elle arriva tout essoufflée, monta à son appartement, et n'y trouva personne. Joseph s'informa auprès des domestiques si quelqu'un l'avait demandée pendant son absence. Personne n'était venu, personne ne vint. Consuelo attendit en vain toute la journée. Le soir et assez avant dans la nuit, elle regarda par la fenêtre tous les passants attardés qui traversaient la rue. Il lui semblait toujours voir quelqu'un se diriger vers sa porte et s'arrêter. Mais ce quelqu'un passait outre, l'un en chantant, l'autre en faisant entendre une toux de vieillard, et ils se perdaient dans les ténèbres. Consuelo, convaincue qu'elle avait fait un rêve, alla se coucher, et le lendemain matin, cette impression se trouvant dissipée, elle avoua à Joseph qu'elle n'avait réellement distingué aucun des traits du personnage en question. L'ensemble de sa taille, la coupe et la pose de son manteau, un teint pâle, quelque chose de noir au bas du visage, qui pouvait être une barbe ou l'ombrage du chapeau fortement dessinée par la lumière bizarre du théâtre, ces vagues ressemblances, rapidement saisies par son imagination, lui avaient suffi pour se persuader qu'elle voyait Albert.

«Si un homme tel que tu me l'as si souvent dépeint s'était trouvé sur le théâtre, lui dit Joseph, il y avait là assez de monde circulant de tous côtés pour que sa mise négligée, sa longue barbe et ses cheveux noirs eussent attiré les remarques. Or, j'ai interrogé de tous côtés, et, jusqu'aux portiers du théâtre, qui ne laissent pénétrer personne dans l'intérieur sans le reconnaître ou voir son autorisation, et qui que ce soit n'avait vu un homme étranger au théâtre ce jour-là.

—Allons, il est certain que je l'ai rêvé. J'étais émue, hors de moi. J'ai pensé à Albert, son image a passé dans mon esprit. Quelqu'un s'est trouvé là devant mes yeux, et j'en ai fait Albert. Ma tête est donc devenue bien faible? Il est certain que j'ai crié du fond du coeur, et qu'il s'est passé en moi quelque chose de bien extraordinaire et de bien absurde.

—N'y pense plus, dit Joseph; ne te fatigue pas avec des chimères.
Repasse ton rôle, et songe à ce soir.»

XCVI.

Dans la journée, Consuelo vit de ses fenêtres une troupe fort étrange défiler vers la place. C'étaient des hommes trapus, robustes et hâlés, avec de longues moustaches, les jambes nues chaussées de courroies entre-croisées comme des cothurnes antiques, la tête couverte de bonnets pointus, la ceinture garnie de quatre pistolets, les bras, le cou découvert, la main armée d'une longue carabine albanaise, et le tout rehaussé d'un grand manteau rouge.

«Est-ce une mascarade? demanda Consuelo au chanoine, qui était venu lui rendre visite; nous ne sommes point en carnaval, que je sache.

—Regardez bien ces hommes-là, lui répondit le chanoine; car nous ne les reverrons pas de longtemps, s'il plaît à Dieu de maintenir le règne de Marie-Thérèse. Voyez comme le peuple les examine avec curiosité, quoique avec une sorte de dégoût et de frayeur! Vienne les a vus accourir dans ses jours d'angoisse et de détresse, et alors elle les a accueillis plus joyeusement qu'elle ne le fait aujourd'hui, honteuse et consternée qu'elle est de leur devoir son salut!

—Sont-ce là ces brigands esclavons dont on m'a tant parlé en Bohême et qui y ont fait tant de mal? reprit Consuelo.

—Oui, ce sont eux, répliqua le chanoine; ce sont les débris de ces hordes de serfs et de bandits croates que le fameux baron François de Trenck, cousin germain de votre ami le baron Frédéric de Trenck, avait affranchis ou asservis avec une hardiesse et une habileté incroyables, pour en faire presque des troupes régulières au service de Marie-Thérèse. Tenez, le voilà, ce héros effroyable, ce Trenck à la gueule brûlée, comme l'appellent nos soldats; ce partisan fameux, le plus rusé, le plus intrépide, le plus nécessaire des tristes et belliqueuses années qui viennent de s'écouler: le plus grand hâbleur et le plus grand pillard de son siècle, à coup sûr; mais aussi l'homme le plus brave, le plus robuste, le plus actif, le plus fabuleusement téméraire des temps modernes. C'est lui; c'est Trenck le pandoure, avec ses loups affamés, meute sanguinaire dont il est le sauvage pasteur.»

François de Trenck était plus grand encore que son cousin de Prusse. Il avait près de six pieds. Son manteau écarlate, attaché à son cou par une agrafe de rubis, s'entr'ouvrait sur sa poitrine pour laisser voir tout un musée d'artillerie turque, chamarrée de pierreries, dont sa ceinture était l'arsenal. Pistolets, sabres recourbés et coutelas, rien ne manquait pour lui donner l'apparence du plus expéditif et du plus déterminé tueur d'hommes. En guise d'aigrette, il portait à son bonnet le simulacre d'une petite faux à quatre lames tranchantes, retombant sur son front. Son aspect était horrible. L'explosion d'un baril de poudre[1] en le défigurant, avait achevé de lui donner l'air diabolique. «On ne pouvait le regarder sans frémir,» disent tous les mémoires du temps.

[Note 1: Étant descendu dans une cave au pillage d'une ville de la Bohème et dans l'espérance de découvrir le premier des tonnes d'or dont on lui avait signalé l'existence, il avait approché précipitamment une lumière d'un de ces tonneaux précieux; mais c'était de la poudre qu'il contenait. L'explosion avait fait crouler sur lui une partie de la voûte, et on l'avait retiré des décombres, mourant, le corps sillonné d'énormes brûlures, le visage couvert de plaies profondes et indélébiles.]

«C'est donc là ce monstre, cet ennemi de l'humanité! dit Consuelo en détournant les yeux avec horreur. La Bohême se rappellera longtemps son passage; les villes brûlées, saccagées, les vieillards et les enfants mis en pièces, les femmes outragées, les campagnes épuisées de contributions, les moissons dévastées, les troupeaux détruits quand on ne pouvait les enlever, partout la ruine, la désolation, le meurtre et l'incendie. Pauvre Bohême! rendez-vous éternel de toutes les luttes, théâtre de toutes les tragédies!

—Oui, pauvre Bohême! victime de toutes les fureurs, arène de tous les combats, reprit le chanoine; François de Trenck y a renouvelé les farouches excès du temps de Jean Ziska. Comme lui invaincu, il n'a jamais fait quartier; et la terreur de son nom était si grande, que ses avant-gardes ont enlevé des villes d'assaut, lorsqu'il était encore à quatre milles de distance, aux prises avec d'autres ennemis. C'est de lui qu'on peut dire, comme d'Attila, que l'herbe ne repousse jamais là ou son cheval a passé. C'est lui que les vaincus maudiront jusqu'à la quatrième génération.»

François de Trenck se perdit dans l'éloignement; mais pendant longtemps Consuelo et le chanoine virent défiler ses magnifiques chevaux richement caparaçonnés, que ses gigantesques hussards croates conduisaient en main.

«Ce que vous voyez n'est qu'un faible échantillon de ses richesses, dit le chanoine. Des mulets et des chariots chargés d'armes, de tableaux, de pierreries, de lingots d'or et d'argent, couvrent incessamment les routes qui conduisent à ses terres d'Esclavonie. C'est là qu'il enfouit des trésors qui pourraient fournir la rançon de trois rois. Il mange dans la vaisselle d'or qu'il a enlevée au roi de Prusse à Sorow, alors qu'il a failli enlever le roi de Prusse lui-même. Les uns disent qu'il l'a manqué d'un quart d'heure; les autres prétendent qu'il l'a tenu prisonnier dans ses mains et qu'il lui a chèrement vendu sa liberté. Patience! Trenck le pandoure ne jouira peut-être pas longtemps de tant de gloire et de richesses. On dit qu'un procès criminel le menace, que les plus épouvantables accusations pèsent sur sa tête, que l'impératrice en a grand peur; enfin que ceux de ses Croates qui n'ont pas pris, selon leur coutume, leur congé sous leur bonnet, vont être incorporés dans les troupes régulières et tenus en bride à la manière prussienne. Quant à lui… j'ai mauvaise idée des compliments et des récompenses qui l'attendent à la cour!

—Ils ont sauvé la couronne d'Autriche, à ce qu'on dit!

—Cela est certain. Depuis les frontières de la Turquie jusqu'à celles de la France, ils ont semé l'épouvante et emporté les places les mieux défendues, les batailles les plus désespérées. Toujours les premiers à l'attaque d'un front d'armée, à la tête d'un pont, à la brèche d'un fort; ils ont forcé nos plus grands généraux à l'admiration, et nos ennemis à la fuite. Les Français ont partout reculé devant eux, et le grand Frédéric a pâli, dit-on, comme un simple mortel, à leur cri de guerre. Il n'est point de fleuve rapide, de forêt inextricable, de marais vaseux, de roche escarpée, de grêle de balles et de torrents de flammes qu'ils n'aient franchis, à toutes les heures de la nuit, et dans les plus rigoureuses saisons. Oui; certes, ils ont sauvé la couronne de Marie-Thérèse plus que la vieille tactique militaire de tous nos généraux et toutes les ruses de nos diplomates.

—En ce cas, leurs crimes seront impunis et leurs vols sanctifiés!

—Peut-être qu'ils seront trop punis, au contraire.

—On ne se défait pas de gens qui ont rendu de pareils services!

—Pardon, dit le chanoine malignement: quand on n'a plus besoin d'eux…

—Mais ne leur a-t-on pas permis tous les excès qu'ils ont commis sur les terres de l'Empire et sur celles des alliés?

—Sans doute; on leur a tout permis, puisqu'ils étaient nécessaires!

—Et maintenant?

—Et maintenant qu'ils ne le sont plus, on leur reproche tout ce qu'on leur avait permis.

—Et la grande âme de Marie-Thérèse?

—Ils ont profané des églises!

—J'entends. Trenck est perdu, monsieur le chanoine.

—Chut! cela se dit tout bas, reprit-il.

—As-tu vu les pandoures? s'écria Joseph en entrant tout essoufflé.

—Avec peu de plaisir, répondit Consuelo.

—Eh bien, ne les as-tu pas reconnus?

—C'est la première fois que je les vois.

—Non pas, Consuelo, ce n'est pas la première fois que ces figures-là frappent tes regards. Mous en avons rencontré dans le Boehmer-Wald.

—Grâce à Dieu, aucun à ma souvenance.

—Tu as donc oublié un chalet où nous avons passé la nuit sur la fougère, et où nous nous sommes aperçus tout d'un coup que dix ou douze hommes dormaient là autour de nous?».

Consuelo se rappela l'aventure du chalet et la rencontre de ces farouches personnages qu'elle avait pris, ainsi que Joseph, pour des contrebandiers. D'autres émotions, qu'elle n'avait ni partagées ni devinées, gravaient dans la mémoire de Joseph toutes les circonstances de cette nuit orageuse.

«Eh bien, lui dit-il, ces prétendus contrebandiers qui ne s'aperçurent pas de notre présence à côté d'eux et qui sortirent du chalet avant le jour, portant des sacs et de lourds paquets, c'étaient des pandoures: c'étaient les armes, les figures, les moustaches et les manteaux que je viens de voir passer, et la Providence nous avait soustraits, à notre insu, à la plus funeste rencontre que nous pussions faire en voyage.

—Sans aucun doute, dit le chanoine, à qui tous les détails de ce voyage avaient été souvent racontés par Joseph; ces honnêtes gens s'étaient licenciés de leur propre gré, comme c'est leur coutume quand ils ont les poches pleines, et ils gagnaient la frontière pour revenir dans leur pays par un long circuit, plutôt que de passer avec leur butin sur les terres de l'Empire, où ils craignent toujours d'avoir à rendre des comptes. Mais soyez sûrs qu'ils n'y seront pas arrivés sans encombre. Ils se volent et s'assassinent les uns les autres tout le long du chemin, et c'est le plus fort qui regagne ses forêts et ses cavernes, chargé de la part de ses compagnons.

L'heure de la représentation vint distraire Consuelo du sombre souvenir des pandoures de Trenck, et elle se rendit au théâtre. Elle n'y avait point de loge pour s'habiller; jusque-là madame Tesi lui avait prêté la sienne. Mais, cette fois, madame Tesi fort courroucée de ses succès, et déjà son ennemie jurée, avait emporté la clef, et la prima donna de la soirée se trouva fort embarrassée de savoir où se réfugier. Ces petites perfidies sont usitées au théâtre. Elles irritent et inquiètent la rivale dont on veut paralyser les moyens. Elle perd du temps à demander une loge, elle craint de n'en point trouver. L'heure s'avance; ses camarades lui disent en passant: «Eh quoi! pas encore habillée? on va commencer.» Enfin, après bien des demandes et bien des pas, à force de colère et de menaces, elle réussit à se faire ouvrir une loge où elle ne trouve rien de ce qui lui est nécessaire. Pour peu que les tailleuses soient gagnées, le costume n'est pas prêt ou va mal. Les habilleuses sont aux ordres de toute autre que la victime dévouée à ce petit supplice. La cloche sonne, l'avertisseur (le buttafuori) crie de sa voix glapissante dans les corridors: Signore e signori, si va cominciar! mots terribles que la débutante n'entend pas sans un froid mortel; elle n'est pas prête; elle se hâte, elle brise ses lacets, elle déchire ses manches; elle met son manteau de travers, et son diadème va tomber au premier pas qu'elle fera sur la scène. Palpitante, indignée, nerveuse, les yeux pleins de larmes, il faut paraître avec un sourire céleste sur le visage; il faut déployer une voix pure, fraîche et sûre d'elle-même, lorsque la gorge est serrée et le coeur prêt à se briser… Oh! toutes ces couronnes de fleurs qui pleuvent sur la scène au moment du triomphe ont, en dessous, des milliers d'épines.

Heureusement pour Consuelo, elle rencontra la Corilla, qui lui dit en lui prenant la main:

«Viens dans ma loge; la Tesi s'est flattée de te jouer le même tour qu'elle me jouait dans les commencements. Mais je viendrai à ton secours, ne fût-ce que pour la faire enrager! c'est à charge de revanche, au moins! Au train dont tu y vas, Porporina, je risque bien de te voir passer avant moi, partout où j'aurai le malheur de te rencontrer. Tu oublieras sans doute alors la manière dont je me conduis ici avec toi: tu ne te rappelleras que le mal que je t'ai fait.

—Le mal que vous m'avez fait, Corilla? dit Consuelo en entrant dans la loge de sa rivale et en commençant sa toilette derrière un paravent, tandis que les habilleuses allemandes partageaient leurs soins entre les deux cantatrices, qui pouvaient s'entretenir en vénitien sans être entendues. Vraiment je ne sais quel mal vous m'avez, fait; je ne m'en souviens plus.

—La preuve que tu me gardes rancune, c'est que tu me dis vous, comme si tu étais une duchesse et comme si tu me méprisais.

—Eh bien, je ne me souviens pas que tu m'aies fait du mal, reprit Consuelo surmontant la répugnance qu'elle éprouvait à traiter familièrement une femme à qui elle ressemblait si peu.

—Est-ce vrai ce que tu dis là? repartit l'autre. As-tu oublié à ce point le pauvre Zoto?

—J'étais libre et maîtresse de l'oublier, je l'ai fait,» reprit Consuelo en attachant son cothurne de reine avec ce courage et cette liberté d'esprit que donne l'entrain du métier à certains moments: et elle fit une brillante roulade pour ne pas oublier de se tenir en voix.

La Corilla riposta par une autre roulade pour faire de même, puis elle s'interrompit pour dire à sa soubrette:

«Et par le sang du diable, Mademoiselle, vous me serrez trop. Croyez-vous habiller une poupée de Nuremberg? Ces Allemandes, reprit-elle en dialecte, elles ne savent pas ce que c'est que des épaules. Elles nous rendraient carrées comme leurs douairières, si on se laissait faire. Porporina, ne te laisse pas empaqueter jusqu'aux oreilles comme la dernière fois: c'était absurde.

—Ah! pour cela, ma chère, c'est la consigne impériale. Ces dames le savent, et je ne tiens pas à me révolter pour si peu de chose.

—Peu de chose! nos épaules, peu de chose.

—Je ne dis pas cela pour toi, qui as les plus belles formes de l'univers; mais moi…

—Hypocrite! dit Corilla en soupirant; tu as dix ans de moins que moi, et mes épaules ne se soutiendront bientôt plus que par leur réputation.

—C'est toi qui es hypocrite,» reprit Consuelo, horriblement ennuyée de ce genre de conversation; et pour l'interrompre, elle se mit, tout en se coiffant, à faire des gammes et des traits.

«Tais-toi, lui dit tout à coup Corilla, qui l'écoutait malgré elle; tu m'enfonces mille poignards dans le gosier… Ah! je te céderais de bon coeur tous mes amants, je serais bien sûre d'en trouver d'autres; mais ta voix et ta méthode, jamais je ne pourrai te les disputer. Tais-toi, car j'ai envie de t'étrangler.»

Consuelo, qui vit bien que la Corilla ne plaisantait qu'à demi, et que ces flatteries railleuses cachaient une souffrance réelle, se le tint pour dit; mais au bout d'un instant, celle-ci reprit:

«Comment fais-tu ce trait-là?

—Veux-tu le faire? je te le cède, répondit Consuelo en riant, avec sa bonhomie admirable. Tiens, je vais te l'apprendre. Mets le dès ce soir dans quelque endroit de ton rôle. Moi, j'en trouverai un autre.

—C'en sera un autre encore plus fort. Je n'y gagnerai rien.

—Eh bien, je ne le ferai cas du tout. Aussi bien le Porpora ne se soucie pas de ces choses-là, et ce sera un reproche de moins qu'il me fera ce soir. Tiens, voilà mon trait.»

Et tirant de sa poche une ligne de musique écrite sur un petit bout de papier plié, elle le passa par-dessus le paravent à Corilla, qui se mit à l'étudier aussitôt. Consuelo l'aida, le lui chanta plusieurs fois et finit par le lui apprendre. Les toilettes allaient toujours leur train.

Mais avant que Consuelo eût passé sa robe, la Corilla écarta impétueusement le paravent et vint l'embrasser pour la remercier du sacrifice de son trait. Ce n'était pas un mouvement de reconnaissance bien sincère qui la poussait à cette démonstration. Il s'y mêlait un perfide désir de voir la taille de sa rivale en corset, afin de pouvoir trahir le secret de quelque imperfection. Mais Consuelo n'avait pas de corset. Sa ceinture, déliée comme un roseau, et ses formes chastes et nobles, n'empruntaient pas les secours de l'art. Elle pénétra l'intention de Corilla et sourit.

«Tu peux examiner ma personne et pénétrer mon coeur, pensa-t-elle, tu n'y trouveras rien de faux.

—Zingarella, lui dit la Corilla en reprenant malgré elle son air hostile et sa voix âpre, tu n'aimes donc plus du tout Anzoleto?

—Plus du tout, répondit Consuelo en riant.

—Et lui, il t'a beaucoup aimée?

—Pas du tout, reprit Consuelo avec la même assurance et le même détachement bien senti et bien sincère.

—C'est bien ce qu'il me disait!» s'écria la Corilla en attachant sur elle ses yeux bleus, clairs et ardents, espérant surprendre un regret et réveiller une blessure dans le passé de sa rivale.

Consuelo ne se piquait pas de finesse, mais elle avait celle des âmes franches, si forte quand elle lutte contre des desseins astucieux. Elle sentit le coup et y résista tranquillement. Elle n'aimait plus Anzoleto, elle ne connaissait pas la souffrance de l'amour-propre: elle laissa donc ce triomphe à la vanité de Corilla.

«Il te disait la vérité, reprit-elle; il ne m'aimait pas.

—Mais toi, tu ne l'as donc jamais aimé?» dit l'autre, plus étonnée que satisfaite de cette concession.

Consuelo sentit qu'elle ne devait pas être franche à demi. Corilla voulait l'emporter, il fallait la satisfaire.

«Moi, répondit-elle, je l'ai beaucoup aimé.

—Et tu l'avoues ainsi? tu n'as donc pas de fierté, pauvre fille?

—J'en ai eu assez pour me guérir.

—C'est-à-dire que tu as eu assez de philosophie pour te consoler avec un autre. Dis-moi avec qui, Porporina. Ce ne peut être avec ce petit Haydn, qui n'a ni sou ni maille!

—Ce ne serait pas une raison. Mais je ne me suis consolée avec personne de la manière dont tu l'entends.

—Ah! je sais! j'oubliais que tu as la prétention… Ne dis donc pas de ces choses-là ici, ma chère; tu te feras tourner en ridicule.

—Aussi je ne les dirai pas sans qu'on m'interroge, et je ne me laisserai pas interroger par tout le monde. C'est une liberté que je t'ai laissé prendre, Corilla; c'est à toi de n'en pas abuser, si tu n'es pas mon ennemie.

—Vous êtes une masque! s'écria la Corilla. Vous avez de l'esprit, quoique vous fassiez l'ingénue. Vous en avez tant que je suis sur le point de vous croire aussi pure que je l'étais à douze ans. Pourtant cela est impossible. Ah! que tu es habile, Zingarella! Tu feras croire aux hommes tout ce que tu voudras.

—Je ne leur ferai rien croire du tout, car je ne leur permettrai pas de s'intéresser assez à mes affaires pour m'interroger.

—Ce sera le plus sage: ils abusent toujours de nos confessions, et ne les ont pas plus tôt arrachées, qu'ils nous humilient de leurs reproches. Je vois que tu sais ton affaire. Tu feras bien de ne pas vouloir inspirer de passions: comme cela, tu n'auras pas d'embarras, pas d'orages; tu agiras librement sans tromper personne. A visage découvert, on trouve plus d'amants et on fait plus vite fortune. Mais il faut pour cela plus de courage que je n'en ai; il faut que personne ne te plaise et que tu ne te soucies d'être aimée de personne, car on ne goûte ces dangereuses douceurs de l'amour qu'à force de précautions et de mensonges. Je t'admire, Zingarella! oui, je me sens frappée de respect en te voyant, si jeune, triompher de l'amour; car la chose la plus funeste à notre repos, à notre voix, à la durée de notre beauté, à notre fortune, à nos succès, c'est bien l'amour, n'est-ce pas? Oh! oui, je le sais par expérience. Si j'avais pu m'en tenir toujours à la froide galanterie, je n'aurais pas tant souffert; je n'aurais pas perdu deux mille sequins, et deux notes dans le haut. Mais, vois-tu, je m'humilie devant toi; je suis une pauvre créature, je suis née malheureuse. Toujours, au milieu de mes plus belles affaires, j'ai fait quelque sottise qui a tout gâté, je me suis laissé prendre à quelque folle passion pour quelque pauvre diable, et adieu la fortune! J'aurais pu épouser Zustiniani dans un temps; oui, je l'aurais pu; il m'adorait et je ne pouvais pas le souffrir; j'étais maîtresse de son sort. Ce misérable Anzoleto m'a plu… j'ai perdu ma position. Allons, tu me donneras des conseils, tu seras mon amie, n'est-ce pas? Tu me préserveras des faiblesses de coeur et des coups de tête. Et, pour commencer… il faut que je t'avoue que j'ai une inclination depuis huit jours pour un homme dont la faveur baisse singulièrement, et qui, avant peu, pourra être plus dangereux qu'utile à la cour; un homme qui est riche à millions, mais qui pourrait bien se trouver ruiné dans un tour de main. Oui, je veux m'en détacher avant qu'il m'entraîne dans son précipice… Allons! le diable veut me démentir, car le voici qui vient; je l'entends, et je sens le feu de la jalousie me monter au visage. Ferme bien ton paravent, Porporina, et ne bouge pas: je ne veux pas qu'il te voie.»

Consuelo se hâta de tirer avec soin le paravent. Elle n'avait pas besoin de l'avis pour désirer de n'être pas examinée par les amants de la Corilla. Une voix d'homme assez vibrante et juste, quoique privée de fraîcheur, fredonnait dans les corridors. On frappa pour la forme, et on entra sans attendre la réponse.

«Horrible métier! pensa Consuelo. Non, je ne me laisserai pas séduire par les enivrements de la scène; l'intérieur de la coulisse est trop immonde.»

Et elle se cacha dans son coin, humiliée de se trouver en pareille compagnie, indignée et consternée de la manière dont la Corilla l'avait comprise, et plongeant pour la première fois dans cet abîme de corruption dont elle n'avait pas encore eu l'idée.

XCVII.

En achevant sa toilette à la hâte, dans la crainte d'une surprise, elle entendit le dialogue suivant en italien:

«Que venez-vous faire ici? Je vous ai défendu d'entrer dans ma loge. L'impératrice nous a interdit, sous les peines les plus sévères, d'y recevoir d'autres hommes que nos camarades, et encore faut-il qu'il y ait nécessité urgente pour les affaires du théâtre. Voyez à quoi vous m'exposez! Je ne conçois pas qu'on fasse si mal la police des loges.

—Il n'y a pas de police pour les gens qui paient bien, ma toute belle. Il n'y a que les pleutres qui rencontrent la résistance ou la délation sur leur chemin. Allons, recevez-moi un peu mieux, ou, par le corps du diable, je ne reviendrai plus.

—C'est le plus grand plaisir que vous puissiez me faire. Partez donc!
Eh bien, vous ne partez pas?

—Tu as l'air de le désirer de si bonne foi, que je reste pour te faire enrager.

—Je vous avertis que je vais mander ici le régisseur, afin qu'il me débarrasse de vous.

—Qu'il vienne s'il est las de vivre! j'y consens.

—Mais êtes-vous insensé? Je vous dis que vous me compromettez, que vous me faites manquer au règlement récemment introduit par ordre de Sa Majesté, que vous, m'exposez à une forte amende, à un renvoi peut-être.

—L'amende, je me charge de la payer à ton directeur en coups de canne. Quant à ton renvoi, je ne demande pas mieux; je t'emmène dans mes terres, où nous mènerons joyeuse vie.

—Moi, suivre un brutal tel que vous? jamais! Allons, sortons ensemble d'ici, puisque vous vous obstinez à ne pas m'y laisser seule.

—Seule? seule, ma charmante? C'est ce dont je m'assurerai avant de vous quitter. Voilà un paravent qui tient bien de la place dans cette petite chambre. Il me semble que si je le repoussais contre la muraille d'un bon coup de pied, je vous rendrais service.

—Arrêtez! Monsieur, arrêtez! c'est une dame qui s'habille là. Voulez-vous tuer ou blesser une femme, brigand que vous êtes!

—Une femme! Ah! c'est bien différent; mais je veux voir si elle n'a pas une épée au côté.»

Le paravent commença à s'agiter. Consuelo, qui était habillée entièrement, jeta son manteau sur ses épaules, et tandis qu'on ouvrait la première feuille du paravent, elle essaya de pousser la dernière, afin de s'esquiver par la porte, qui n'en était qu'à deux pas. Mais la Corilla, qui vit son mouvement, l'arrêta en lui disant:

«Reste là, Porporina; s'il ne t'y trouvait pas, il serait capable de croire que c'est un homme qui s'enfuit, et il me tuerait.»

Consuelo, effrayée, prit le parti de se montrer; mais la Corilla qui s'était cramponnée au paravent, entre elle et son amant, l'en empêcha encore. Peut-être espérait-elle qu'en excitant sa jalousie, elle allumerait en lui assez de passion pour qu'il ne prît pas garde à la grâce touchante de sa rivale.

« Si c'est une dame qui est-là, dit-il en riant, qu'elle me réponde.
Madame, êtes-vous habillée? peut-on vous présenter ses hommages?

—Monsieur, répondit Consuelo sur un signe de la Corilla, veuillez garder vos hommages pour une autre, et me dispenser de les recevoir. Je ne suis pas visible.

—C'est-à-dire que c'est le bon moment pour vous regarder, dit l'amant de
Corilla en faisant mine de pousser le paravent.

—Prenez garde à ce que vous allez faire, dit Corilla avec un rire forcé; si, au lieu d'une bergère en déshabillé, vous alliez trouver une duègne respectable!

—Diable!… Mais non!, sa voix est trop fraîche pour n'être pas âgée de vingt ans tout au plus; et si elle n'était pas jolie, tu me l'aurais déjà montrée.»

Le paravent était très-élevé, et malgré sa grande taille, l'amant ne pouvait regarder par-dessus, à moins de jeter à bas tous les chiffons de Corilla qui encombraient les chaises; d'ailleurs depuis qu'il ne pensait plus à s'alarmer de la présence d'un homme, le jeu l'amusait.

« Madame, cria-t-il, si vous êtes vieille et laide, ne dites rien, et je respecte votre asile; mais parbleu, si vous êtes jeune et belle, ne vous laissez pas calomnier par la Corilla, et dites un mot pour que je force la consigne.»

Consuelo ne répondit rien…

«Ah! ma foi! s'écria le curieux après un moment d'attente, je n'en serai pas dupe! Si vous étiez vieille ou mal faite, vous ne vous rendriez pas justice si tranquillement; c'est parce que vous êtes un ange que vous vous moquez de mes doutes. Il faut, dans tous les cas, que je vous voie; car, ou vous êtes un prodige de beauté capable d'inspirer des craintes à la belle Corilla elle-même, ou vous êtes une personne assez spirituelle pour avouer votre laideur, et je serai bien aise de voir, pour la première fois de ma vie, une laide femme sans prétentions.»

Il prit le bras de Corilla avec deux doigts seulement, et le fit plier comme un brin de paille. Elle jeta un grand cri, prétendit qu'il l'avait meurtrie, blessée; il n'en tint compte, et, ouvrant la feuille du paravent, il montra aux regards de Consuelo l'horrible figure du baron François de Trenck. Un habit de ville des plus riches et des plus galants avait remplacé son sauvage costume de guerre; mais à sa taille gigantesque et aux larges taches d'un noir rougeâtre qui sillonnaient son visage basané, il était difficile de méconnaître un seul instant l'intrépide et impitoyable chef des pandoures.

Consuelo ne put retenir un cri d'effroi, et retomba sur sa chaise en pâlissant.

« N'ayez pas peur de moi, Madame, dit le baron en mettant un genou en terre, et pardonnez-moi une témérité dont il m'est impossible, en vous regardant, de me repentir comme je le devrais. Mais laissez-moi croire que c'était par pitié pour moi (sachant bien que je ne pourrais vous voir sans vous adorer) que vous refusiez de vous montrer. Ne me donnez pas ce chagrin de penser que je vous fais peur; je suis assez laid, j'en conviens. Mais si la guerre a fait d'un assez joli garçon une espèce de monstre, soyez sûre qu'elle ne m'a pas rendu plus méchant pour cela.

—Plus méchant? cela était sans doute impossible! répondit Consuelo en lui tournant le dos.

—Oui-da, répondit le baron, vous êtes une enfant bien sauvage, et votre nourrice vous aura fait des contes de vampire sur moi, comme les vieilles femmes de ce pays-ci n'y manquent point. Mais les jeunes me rendent plus de justice; elles savent que si je suis un peu rude dans mes façons avec les ennemis de la patrie, je suis très-facile à apprivoiser quand elles veulent s'en donner la peine.»

Et, se penchant vers le miroir où Consuelo feignait de se regarder, il attacha sur elle ce regard à la fois voluptueux et féroce dont la Corilla avait subi la brutale fascination. Consuelo vit qu'elle ne pouvait se débarrasser de lui qu'en l'irritant.

« Monsieur le baron, lui dit-elle, ce n'est pas de la peur que vous m'inspirez, c'est du dégoût et de l'aversion. Vous aimez à tuer, et moi je ne crains pas la mort; mais je hais les âmes sanguinaires, et je connais la vôtre. J'arrive de Bohême, et j'y ai trouvé la trace de vos pas.»

Le baron changea de visage, et dit en haussant les épaules et en se tournant vers la Corilla:

« Quelle diablesse est-ce là? La baronne de Lestock, qui m'a tiré un coup de pistolet à bout portant dans une rencontre, n'était pas plus enragée contre moi! Aurais-je écrasé son amant par mégarde en galopant sur quelque buisson? Allons, ma belle, calmez-vous; je voulais plaisanter avec vous. Si vous êtes d'humeur revêche, je vous salue; aussi bien je mérite cela pour m'être laissé distraire un moment de ma divine Corilla.

—Votre divine Corilla, répondit cette dernière, se soucie fort peu de vos distractions, et vous prie de vous retirer; car, dans un instant, le directeur va venir faire sa tournée, et à moins que vous ne vouliez faire un esclandre…

—Je m'en vais, dit le baron; je ne veux pas t'affliger et priver le public de la fraîcheur de tes accents en te faisant verser quelques larmes. Je t'attendrai avec ma voiture à la sortie du théâtre après la représentation. C'est entendu?»

Il l'embrassa bon gré mal gré devant Consuelo, et se retira.

Aussitôt la Corilla se jeta au cou de sa compagne pour la remercier d'avoir si bien repoussé les fadeurs du baron. Consuelo détourna la tête; la belle Corilla, toute souillée du baiser de cet homme, lui causait presque le même dégoût que lui.

« Comment pouvez-vous être jalouse d'un être aussi repoussant? lui dit-elle.

—Zingarella, tu ne t'y connais pas, répondit Corilla en souriant. Le baron plaît à des femmes plus haut placées et soi-disant plus vertueuses que nous. Sa taille est superbe, et son visage, bien que gâté par des cicatrices, a des agréments auxquels tu ne résisterais pas s'il se mettait en tête de te le faire trouver beau.

—Ah! Corilla, ce n'est pas son visage qui me répugne le plus. Son âme est plus hideuse encore. Tu ne sais donc pas que son coeur est celui d'un tigre!

—Et voilà ce qui m'a tourné la tête! répondit lestement la Corilla. Entendre les fadeurs de tous ces efféminés qui vous harcèlent, belle merveille en vérité! Mais enchaîner un tigre, dominer un lion des forêts, le conduire en laisse: faire soupirer, pleurer, rugir et trembler celui dont le regard met en fuite des armées entières, et dont un coup de sabre fait voler la tête d'un boeuf comme celle d'un pavot, c'est un plaisir plus âpre que tous ceux que j'ai connus. Anzoleto avait bien un peu de cela; je l'aimais pour sa méchanceté, mais le baron est pire. L'autre était capable de battre sa maîtresse, celui-ci est capable de la tuer. Oh! je l'aime davantage!

—Pauvre Corilla! dit Consuelo en laissant tomber sur elle le regard d'une profonde pitié.

—Tu me plains de cet amour, et tu as raison; mais tu aurais encore plus de raison si tu me l'enviais. J'aime mieux que tu m'en plaignes, après tout, que de me le disputer.

—Sois tranquille! dit Consuelo.

Signora, si va cominciar! cria l'avertisseur à la porte.

Commencez!, cria une voix de stentor à l'étage supérieur, occupé par les salles des choristes.

Commencez!» répéta une autre voix lugubre et sourde au bas de l'escalier qui donnait sur le fond du théâtre; et les dernières syllabes, passant comme un écho affaibli de coulisse en coulisse, aboutirent en mourant jusqu'au souffleur, qui le traduisit au chef d'orchestre en frappant trois coups sur le plancher. Celui-ci frappa à son tour de son archet sur le pupitre, et, après cet instant de recueillement et de palpitation qui précède le début de l'ouverture, la symphonie prit son élan et imposa silence dans les loges comme au parterre.

Dès le premier acte de Zénobie, Consuelo produisit cet effet complet, irrésistible, que Haydn lui avait prédit la veille. Les plus grands talents n'ont pas tous les jours un triomphe infaillible sur la scène; même en supposant que leurs forces n'aient pas un instant de défaillance, tous les rôles, toutes les situations ne sont pas propres au développement de leurs facultés les plus brillantes. C'était la première fois que Consuelo rencontrait ce rôle et ces situations où elle pouvait être elle-même et se manifester dans sa candeur, dans sa force, dans sa tendresse et dans sa pureté, sans faire un travail d'art et d'attention pour s'identifier à un personnage inconnu. Elle put oublier ce travail terrible, s'abandonner à l'émotion du moment, s'inspirer tout à coup de mouvements pathétiques et profonds qu'elle n'avait pas eu le temps d'étudier et qui lui furent révélés par le magnétisme d'un auditoire sympathique. Elle y trouva un plaisir indicible; et, ainsi qu'elle l'avait éprouvé en moins à la répétition, ainsi qu'elle l'avait sincèrement exprimé à Joseph, ce ne fut pas le triomphe que lui décerna le public qui l'enivra de joie, mais bien le bonheur de réussir à se manifester, la certitude victorieuse d'avoir atteint dans son art un moment d'idéal. Jusque-là elle s'était toujours demandé avec inquiétude si elle n'eût pas pu tirer meilleur parti de ses moyens et de son rôle. Cette fois, elle sentit qu'elle avait révélé toute sa puissance, et, presque sourde aux clameurs de la foule, elle s'applaudit elle-même dans le secret de sa conscience.

Après le premier acte, elle resta dans la coulisse pour écouter l'intermède, où Corilla était charmante, et pour l'encourager par des éloges sincères. Mais, après la second acte, elle sentit le besoin de prendre un instant de repos et remonta dans la loge. Le Porpora, occupé ailleurs, ne l'y suivit pas, et Joseph, qui, par un secret effet de la protection impériale, avait été subitement admis à faire une partie de violon dans l'orchestre, resta à son poste comme on peut croire.

Consuelo entra donc seule dans la loge de Corilla, dont cette dernière venait de lui remettre la clef, y prit un verre d'eau, et se jeta pour un instant sur le sofa. Mais tout à coup le souvenir du pandoure Trenck lui causa une sorte de frayeur, et elle courut fermer la porte sur elle à double tour. Il n'y avait pourtant guère d'apparence qu'il vînt la tourmenter. Il avait été se mettre dans la salle au lever du rideau, et Consuelo l'avait distingué à un balcon, parmi ses plus fanatiques admirateurs. Il était passionné pour la musique; né et élevé en Italie, il en parlait la langue aussi harmonieusement qu'un Italien véritable, chantait agréablement, et «s'il ne fût né avec d'autres ressources, il eût pu faire fortune au théâtre,» à ce que prétendent ses biographes.

Mais quelle terreur s'empara de Consuelo, lorsqu'en retournant au sofa, elle vit le fatal paravent s'agiter et s'entr'ouvrir pour faire apparaître le maudit pandoure.

Elle s'élança vers la porte; mais Trenck y fut avant elle, et s'appuyant le dos contre la serrure:

«Un peu de calme, ma charmante, lui dit-il avec un affreux sourire. Puisque vous partagez cette loge avec la Corilla, il faut bien vous accoutumer à y rencontrer l'amant de celle belle, et vous ne pouviez pas ignorer qu'il avait une double clef dans sa poche. Vous êtes venue vous jeter dans la caverne du lion… Oh! ne songez pas à crier! Personne ne viendrait. On connaît la présence d'esprit de Trenck, la force de son poignet, et le peu de cas qu'il fait de la vie des sots. Si on le laisse pénétrer ici, en dépit de la consigne impériale, c'est qu'apparemment il n'y a pas, parmi tous vos baladins, un homme assez hardi pour le regarder en face. Voyons, qu'avez-vous à pâlir et à trembler? Êtes-vous donc si peu sûre de vous que vous ne puissiez écouter trois paroles sans perdre la tête? Ou bien croyez-vous que je sois homme à vous violenter et à vous faire outrage? Ce sont des contes de vieille femme qu'on vous a faits là, mon enfant. Trenck n'est pas si méchant qu'on le dit, et c'est pour vous en convaincre qu'il veut causer un instant avec vous.

—Monsieur, je ne vous écouterai point que vous n'ayez ouvert cette porte, répondit Consuelo en s'armant de résolution. A ce prix, je consentirai à vous laisser parler. Mais si vous persistez à me renfermer avec vous ici, je croirai que cet homme si brave et si fort doute de lui-même, et craint d'affronter mes camarades les baladins.

—Ah! vous avez raison, dit Trenck en ouvrant la porte toute grande; et, si vous ne craignez pas de vous enrhumer, j'aime mieux avoir de l'air que d'étouffer dans le musc dont la Corilla remplit cette petite chambre. Vous me rendez service.»

En parlant ainsi, il revint s'emparer des deux mains de Consuelo, la força de s'asseoir sur le sofa, et se mit à ses genoux sans quitter ses mains qu'elle ne pouvait lui disputer sans entamer une lutte puérile, funeste peut-être à son honneur; car le baron semblait attendre et provoquer la résistance qui réveillait ses instincts violents et lui faisait perdre tout scrupule et tout respect. Consuelo le comprit et se résigna à la honte d'une transaction douteuse. Mais une larme qu'elle ne put retenir tomba lentement sur sa joue pâle et morne. Le baron la vit, et, au lieu d'être attendri et désarmé, il laissa une joie ardente et cruelle jaillir de ses paupières sanglantes, éraillées et mises à vif par la brûlure.

«Vous êtes bien injuste pour moi, lui dit-il avec une voix dont la douceur caressante trahissait une satisfaction hypocrite. Vous me haïssez sans me connaître, et vous ne voulez pas écouter ma justification. Moi, je ne puis me résigner sottement à votre aversion. Il y a une heure, je ne m'en souciais pas; mais depuis que j'ai entendu la divine Porporina, depuis que je l'adore, je sens qu'il faut vivre pour elle, ou mourir de sa main.

—Epargnez-vous cette ridicule comédie… dit Consuelo indignée.

—Comédie? interrompit le baron; tenez, dit-il en tirant de sa poche un pistolet chargé qu'il arma lui-même et qu'il lui présenta: vous allez garder cette arme dans une de vos belles mains, et, si je vous offense malgré moi en vous parlant, si je continue à vous être odieux, tuez-moi si bon vous semble. Quant à cette autre main, je suis résolu à la retenir tant que vous ne m'aurez pas permis de la baiser. Mais je ne veux devoir cette faveur qu'à votre bonté, et vous me verrez la demander et l'attendre patiemment sous le canon de cette arme meurtrière que vous pouvez tourner vers moi quand mon obsession vous deviendra insupportable.»

En effet, Trenck mit le pistolet dans la main droite de Consuelo, et lui retint de force la main gauche, en demeurant à ses genoux avec une confiance de fatuité incomparable. Consuelo se sentit bien forte dès cet instant, et, plaçant le pistolet de manière à s'en servir au premier danger, elle lui dit en souriant:

«Vous pouvez parler, je vous écoute.»

Comme elle disait cela, il lui sembla entendre des pas dans le corridor et voir l'ombre d'une personne qui se dessinait déjà devant la porte. Mais cette ombre s'effaça aussitôt, soit que la personne eût retourné sur ses pas, soit que cette frayeur de Consuelo fût imaginaire. Dans la situation où elle se trouvait, et n'ayant plus à craindre qu'un scandale, l'approche de toute personne indifférente ou secourable lui faisait plus de peur que d'envie; si elle gardait le silence, le baron, surpris à ses genoux, avec la porte ouverte, ne pouvait manquer de paraître effrontément en bonne fortune auprès d'elle; si elle appelait, si elle criait au secours, le baron tuerait certainement le premier qui entrerait. Cinquante traits de ce genre ornaient le mémorial de sa vie privée, et les victimes de ses passions n'en passaient pas pour moins faibles ou moins souillées. Dans cette affreuse alternative, Consuelo ne pouvait que désirer une prompte explication, et espérer de son propre courage qu'elle mettrait Trenck à la raison sans qu'aucun témoin pût commenter et interpréter à son gré celle scène bizarre.

Il comprit une partie de sa pensée, et alla pousser la porte, mais sans la fermer entièrement.

«Vraiment, Madame, lui dit-il en revenant vers elle, ce serait folie de vous exposer à la méchanceté des passants, et il faut que cette querelle se termine entre nous deux seulement. Écoutez-moi; je vois vos craintes, et je comprends les scrupules de votre amitié pour Corilla. Votre honneur, votre réputation de loyauté, me sont plus chers encore que les moments précieux où je vous contemple sans témoins. Je sais bien que cette panthère, dont j'étais épris encore il y a une heure, vous accuserait de trahison si elle me surprenait à vos pieds. Elle n'aura pas ce plaisir les moments sont comptés. Elle en a encore pour dix minutes à divertir le public par ses minauderies. J'ai donc le temps de vous dire que si je l'ai aimée, je ne m'en souviens déjà pas plus que de la première pomme que j'ai cueillie; ainsi ne craignez pas de lui enlever un coeur qui ne lui appartient plus, et d'où rien ne pourra effacer désormais votre image. Vous seule, Madame, régnez sur moi et pouvez disposer de ma vie. Pourquoi hésiteriez-vous? Vous avez, dit-on, un amant; je vous en débarrasserai avec une chiquenaude. Vous êtes gardée à vue par un vieux tuteur sombre et jaloux; je vous enlèverai à sa barbe. Vous êtes traversée au théâtre par mille intrigues; le public vous adore, il est vrai; mais le public est un ingrat qui vous abandonnera au premier enrouement que vous aurez. Je suis immensément riche, et je puis faire de vous une princesse, presque une reine, dans une contrée sauvage, mais où je puis vous bâtir, en un clin d'œil, des palais et des théâtres plus beaux et plus vastes que ceux de la cour de Vienne. S'il vous faut un public, d'un coup de baguette j'en ferai sortir de terre, un aussi dévoué, aussi soumis, aussi fidèle que celui de Vienne l'est peu. Je ne suis pas beau, je le sais; mais les cicatrices qui ornent mon visage sont plus respectables et plus glorieuses que le fard qui couvre les joues blêmes de vos histrions. Je suis dur à mes esclaves et implacable à mes ennemis; mais je suis doux pour mes bons serviteurs, et ceux que j'aime nagent dans la joie, dans la gloire et dans l'opulence. Enfin, je suis parfois violent; on vous a dit vrai. On n'est pas brave et fort comme je le suis, sans aimer à faire usage de sa puissance, quand la vengeance et l'orgueil vous y convient. Mais une femme pure, timide, douce et charmante comme vous l'êtes, peut dompter ma force, enchaîner ma volonté, et me tenir sous ses pieds comme un enfant. Essayez seulement; fiez-vous à moi dans le mystère pendant quelque temps et, quand vous me connaîtrez, vous verrez que vous pouvez me remettre le soin de votre avenir et me suivre en Esclavonie. Vous souriez! vous trouvez que ce nom ressemble à celui d'esclavage. C'est moi, céleste Porporina, qui serai ton esclave. Regarde-moi et accoutume-toi à cette laideur que ton amour pourrait embellir. Dis un mot, et tu verras que les yeux rouges de Trenck l'Autrichien peuvent verser des larmes de tendresse et de joie, aussi bien que les beaux yeux de Trenck le Prussien, ce cher cousin que j'aime, quoique nous ayons combattu dans des rangs ennemis, et qui ne t'a pas été indifférent, à ce qu'on assure. Mais ce Trenck est un enfant; et celui qui te parle, jeune encore (il n'a que trente-quatre ans, quoique son visage sillonné de la foudre en accuse le double), a passé l'âge des caprices, et t'assurera de longues années de bonheur. Parle, parle, dis oui, et tu verras que la passion peut me transfigurer et faire un Jupiter rayonnant de Trenck à la gueule brûlée. Tu ne me réponds pas, une touchante pudeur te fait hésiter encore? Eh bien! ne dis rien, laisse-moi baiser ta main, et je m'éloigne plein de confiance et de bonheur. Vois si je suis un brutal et un tigre tel qu'on m'a dépeint! Je ne te demande qu'une innocente faveur, et je l'implore à genoux, moi qui, de mon souffle, pouvais te terrasser et connaître encore, malgré ta haine, un bonheur dont les dieux eussent été jaloux!»

Consuelo examinait avec surprise cet homme affreux qui séduisait tant de femmes. Elle étudiait cette fascination qui, en effet, eût été irrésistible en dépit de la laideur, si c'eût été la figure d'un homme de bien, animé de la passion d'un homme de coeur; mais ce n'était que la laideur d'un voluptueux effréné, et sa passion n'était que le don quichottisme d'une présomption impertinente.

«Avez-vous tout dit, monsieur le baron?» lui demanda-t-elle avec tranquillité.

Mais, tout à coup elle rougit et pâlit en regardant une poignée de gros brillants, de perles énormes et de rubis d'un grand prix que le despote slave venait de jeter sur ses genoux. Elle se leva brusquement et fit rouler par terre toutes ces pierreries que la Corilla devait ramasser.

«Trenck, lui dit-elle avec la force du mépris et de l'indignation, tu es le dernier des lâches avec toute ta bravoure. Tu n'as jamais combattu que des agneaux et des biches, et tu les as égorgés sans pitié. Si un homme véritable s'était retourné contre toi, tu te serais enfui comme un loup féroce et poltron que tu es. Tes glorieuses cicatrices, je sais que tu les as reçues dans une cave, où tu cherchais l'or des vaincus au milieu des cadavres. Tes palais et ton petit royaume, c'est le sang d'un noble peuple auquel le despotisme impose un compatriote tel que toi, qui les a payés; c'est le denier arraché à la veuve et à l'orphelin; c'est l'or de la trahison; c'est le pillage des églises où tu feins de te prosterner et de réciter le chapelet (car tu es cagot, pour compléter toutes tes grandes qualités). Ton cousin, Trenck le Prussien, que tu chéris si tendrement, tu l'as trahi et tu as voulu le faire assassiner; ces femmes dont tu as fait la gloire et le bonheur, tu les avais violées après avoir égorgé leurs époux et leurs pères. Cette tendresse que tu viens d'improviser pour moi, c'est le caprice d'un libertin blasé. Cette soumission chevaleresque qui t'a fait remettre ta vie dans mes mains, c'est la vanité d'un sot qui se croit irrésistible; et cette légère faveur que tu me demandes, ce serait une souillure dont je ne pourrais me laver que par le suicide. Voilà mon dernier mot, pandoure à la gueule brûlée! Ote-toi de devant mes yeux, fuis! car si tu ne laisses ma main, que depuis un quart d'heure tu glaces dans la tienne, je vais purger la terre d'un scélérat en te faisant sauter la tête.

—C'est là ton dernier mot, fille d'enfer? s'écria Trenck; eh bien, malheur à toi! le pistolet que je dédaigne de faire sauter de ta main tremblante n'est chargé que de poudre; une petite brûlure de plus ou de moins ne fait pas grand'peur à celui qui est à l'épreuve du feu. Tire ce pistolet, fais du bruit, c'est tout ce que je désire! Je serai content d'avoir des témoins de ma victoire; car maintenant rien ne peut te soustraire à mes embrassements, et tu as allumé en moi, par ta folie, des feux que tu eusses pu contenir avec un peu de prudence.»

En parlant ainsi, Trenck saisit Consuelo dans ses bras, mais au même instant la porte s'ouvrit; un homme dont la figure était entièrement masquée par un crêpe noir noué derrière la tête, étendit la main sur le pandoure, le fit plier et osciller comme un roseau battu par le vent, et le coucha rudement par terre. Ce fut l'affaire de quelques secondes. Trenck, étourdi d'abord, se releva, et, les yeux hagards, la bouche écumante, l'épée à la main, s'élança vers son ennemi qui gagnait la porte et semblait fuir. Consuelo s'élança aussi sur le seuil, croyant reconnaître, dans cet homme déguisé la tailla élevée et le bras robuste du comte Albert. Elle le vit reculer jusqu'au bout du corridor, où un escalier tournant fort rapide descendait vers la rue. Là, il s'arrêta, attendit Trenck, se baissa rapidement pendant que l'épée du baron allait frapper la muraille, et le prenant à bras le corps, le précipita par-dessus ses épaules, la tête la première, dans l'escalier. Consuelo entendit rouler le géant, elle voulut courir vers son libérateur en l'appelant Albert; mais il avait disparu avant qu'elle eût eu la force de faire trois pas. Un affreux silence régnait sur l'escalier.

«Signora, cinque-minuti![1] lui dit d'un air paterne l'avertisseur en débusquant par l'escalier du théâtre qui aboutissait au même palier. Comment cette porte se trouve-t-elle ouverte? ajouta-t-il en regardant la porte de l'escalier où Trenck avait été précipité; vraiment Votre Seigneurie courait risque de s'enrhumer dans ce corridor!»

[Note 1: On va commencer dans cinq minutes.]

Il tira la porte, qu'il ferma à clef, suivant sa consigne, et Consuelo, plus morte que vive, rentra dans la loge, jeta par la fenêtre le pistolet qui était resté sous le sofa, repoussa du pied sous les meubles les pierreries de Trenck qui brillaient sur le tapis, et se rendit sur le théâtre où elle trouva Corilla encore toute rouge et toute essoufflée du triomphe qu'elle venait d'obtenir dans l'intermède.

XCVIII.

Malgré l'agitation convulsive qui s'était emparée de Consuelo, elle se surpassa encore dans le troisième acte. Elle ne s'y attendait pas, elle n'y comptait plus; elle entrait sur le théâtre avec la résolution désespérée d'échouer avec honneur, en se voyant tout à coup privée de sa voix et de ses moyens au milieu d'une lutte courageuse. Elle n'avait pas peur: mille sifflets n'eussent rien été au prix du danger et de la honte auxquels elle venait d'échapper par une sorte d'intervention miraculeuse. Un autre miracle suivit celui-là; le bon génie de Consuelo semblait veiller sur elle: elle eut plus de voix qu'elle n'en avait jamais eu; elle chanta avec plus de maestria, et joua avec plus d'énergie et de passion qu'il ne lui était encore arrivé. Tout son être était exalté à sa plus haute puissance; il lui semblait bien, à chaque instant, qu'elle allait se briser comme une corde trop tendue; mais cette excitation fébrile la transportait dans une sphère fantastique: elle agissait comme dans un rêve, et s'étonnait d'y trouver les forces de la réalité.

Et puis une pensée de bonheur la ranimait à chaque crainte de défaillance. Albert, sans aucun doute, était là. Il était à Vienne depuis la veille au moins. Il l'observait, il suivait tout ses mouvements, il veillait sur elle; car à quel autre attribuer le secours imprévu qu'elle venait de recevoir, et la force presque surnaturelle dont il fallait qu'un homme fût doué pour terrasser François de Trenck, l'Hercule esclavon? Et si, par une de ces bizarreries dont son caractère n'offrait que trop d'exemples, il refusait de lui parler, s'il semblait vouloir se dérober à ses regards, il n'en était pas moins évident qu'il l'aimait toujours ardemment, puisqu'il la protégeait avec tant de sollicitude, et la préservait avec tant d'énergie.

«Eh bien, pensa Consuelo, puisque Dieu permet que mes forces ne me trahissent pas, je veux qu'il me voie belle dans mon rôle, et que, du coin de la salle d'où sans doute il m'observe en cet instant, il jouisse d'un triomphe que je ne dois ni à la cabale ni au charlatanisme.»

Tout en se conservant à l'esprit de son rôle, elle le chercha des yeux, mais elle ne le put découvrir; et lorsqu'elle rentrait dans les coulisses, elle l'y cherchait encore, avec aussi peu de succès. Où pouvait-il être? où se cachait-il? avait-il tué le pandoure sur le coup, en le jetant au bas de l'escalier? Était-il forcé de se dérober aux poursuites? allait-il venir lui demander asile auprès du Porpora? le retrouverait-elle, cette fois, en rentrant à l'ambassade? Ces perplexités disparaissaient dès qu'elle rentrait en scène: elle oubliait alors, comme par un effet magique, tous les détails de sa vie réelle, pour ne plus sentir qu'une vague attente, mêlée d'enthousiasme, de frayeur, de gratitude et d'espoir. Et tout cela était dans son rôle, et se manifestait en accents admirables de tendresse et de vérité.

Elle fut rappelée après la fin; et l'impératrice lui jeta, la première, de sa loge, un bouquet où était attaché un présent assez estimable. La cour et la ville suivirent l'exemple de la souveraine en lui envoyant une pluie de fleurs. Au milieu de ces palmes embaumées, Consuelo vit tomber à ses pieds une branche verte, sur laquelle ses yeux s'attachèrent involontairement. Dès que le rideau fut hissé pour la dernière fois, elle la ramassa. C'était une branche de cyprès. Alors toutes les couronnes du triomphe disparurent de sa pensée, pour ne lui laisser à contempler et à commenter que cet emblème funèbre, un signe de douleur et d'épouvante, l'expression, peut-être, d'un dernier adieu. Un froid mortel succéda à la fièvre de l'émotion; une terreur insurmontable fit passer un nuage devant ses yeux. Ses jambes se dérobèrent, et on l'emporta défaillante dans la voiture de l'ambassadeur de Venise, où le Porpora chercha en vain à lui arracher un mot. Ses lèvres étaient glacées; et sa main pétrifiée tenait, sous son manteau, cette branche de cyprès, qui semblait avoir été jetée sur elle par le vent de là mort.

En descendant l'escalier du théâtre, elle n'avait pas vu des traces de sang; et, dans la confusion de la sortie, peu de personnes les avaient remarquées. Mais tandis qu'elle regagnait l'ambassade, absorbée dans de sombres méditations, une scène assez triste se passait à huis clos dans le foyer des acteurs. Peu de temps avant la fin du spectacle, les employés du théâtre, en rouvrant toutes les portes, avaient trouvé le baron de Trenck évanoui au bas de l'escalier et baigné dans son sang. On l'avait porté dans une des salles réservées aux artistes; et, pour ne pas faire d'éclat et de confusion, on avait averti, sous main, le directeur, le médecin du théâtre et les officiers de police, afin qu'ils vinssent constater le fait. Le public et la troupe évacuèrent donc la salle et le théâtre sans savoir l'événement, tandis que les gens de l'art, les fonctionnaires impériaux et quelques témoins compatissants s'efforçaient de secourir et d'interroger le pandoure. La Corilla, qui attendait la voiture de son amant, et qui avait envoyé plusieurs fois sa soubrette s'informer de lui, fut prise d'humeur et d'impatience, et se hasarda à descendre elle-même, au risque de s'en retourner à pied. Elle rencontra M. Holzbaüer, qui connaissait ses relations avec Trenck, et qui la conduisit au foyer où elle trouva son amant avec la tête fendue et le corps tellement endolori de contusions, qu'il ne pouvait faire un mouvement. Elle remplit l'air de ses gémissements et de ses plaintes. Holzbaüer fit sortir les témoins inutiles, et ferma les portes. La cantatrice, interrogée, ne put rien dire et rien présumer pour éclaircir l'affaire. Enfin Trenck, ayant un peu repris ses esprits, déclara qu'étant venu dans l'intérieur du théâtre sans permission, pour voir de près les danseuses, il avait voulu se hâter de sortir avant la fin; mais que, ne connaissant pas les détours du labyrinthe, le pied lui avait manqué sur la première marche de ce maudit escalier. Il était tombé brusquement et avait roulé jusqu'en bas. On se contenta de cette explication; et on le reporta chez lui, où la Corilla l'alla soigner avec un zèle qui lui fit perdre la faveur du prince Kaunitz, et par suite la bienveillance de Sa Majesté; mais elle en fit hardiment le sacrifice, et Trenck, dont le corps de fer avait résisté à des épreuves plus rudes, en fut quitte pour huit jours de courbature et une cicatrice de plus à la tête. Il ne se vanta à personne de sa mésaventure, et se promit seulement de la faire payer cher à Consuelo. Il l'eût fait cruellement sans doute, si un mandat d'arrêt ne l'eût arraché brusquement des bras de Corilla pour le jeter dans la prison militaire, à peine rétabli de sa chute et grelottant encore la fièvre[1]. Ce qu'une sourde rumeur publique avait annoncé au chanoine commençait à se réaliser. Les richesses du pandoure avaient allumé chez des hommes influents et d'habiles créatures, une soif ardente, inextinguible. Il en fut la victime mémorable. Accusé de tous les crimes qu'il avait commis et de tous ceux que lui prêtèrent les gens intéressés à sa perte, il commença à endurer les lenteurs, les vexations, les prévarications impudentes, les injustices raffinées d'un long et scandaleux procès. Avare, malgré son ostentation, et fier, malgré ses vices, il ne voulut pas payer le zèle de ses protecteurs ou acheter la conscience de ses juges. Nous le laisserons jusqu'à nouvel ordre dans la prison, où s'étant porté à quelque violence, il eut la douleur de se voir enchaîné par un pied. Honte et infamie! ce fut précisément le pied qui avait été brisé d'un éclat de bombe dans une de ses plus belles actions militaires. Il avait subi la scarification de l'os gangrené, et, à peine rétabli, il était remonté à cheval pour reprendre son service avec une fermeté héroïque. On scella un anneau de fer et une lourde chaîne sur cette affreuse cicatrice. La blessure se rouvrit, et il supporta de nouvelles tortures, non plus pour servir Marie-Thérèse, mais pour l'avoir trop bien servie. La grande reine, qui n'avait pas été fâchée de lui voir pressurer et déchirer cette malheureuse et dangereuse Bohême, rempart peu assuré contre l'ennemi, à cause de son antique haine nationale, le roi Marie-Thérèse, qui, n'ayant plus besoin des crimes de Trenck et des excès des pandoures pour s'affermir sur le trône, commençait à les trouver monstrueux et irrémissibles, fut censée ignorer ces barbares traitements; de même que le grand Frédéric fut censé ignorer les féroces recherches de cruauté, les tortures de l'inanition et les soixante-huit livres de fers dont fut martyrisé, un peu plus tard, l'autre baron de Trenck, son beau page, son brillant officier d'ordonnance, le sauveur et l'ami de notre Consuelo. Tous les flatteurs qui nous ont transmis légèrement le récit de ces abominables histoires en ont attribué l'odieux à des officiers subalternes, à des commis obscurs, pour en laver la mémoire des souverains; mais ces souverains, si mal instruits des abus de leurs geôles, savaient si bien, au contraire, ce qui s'y passait, que Frédéric-le-Grand donna en personne le dessin des fers que Trenck le Prussien porta neuf ans dans son sépulcre de Magdebourg; et si Marie-Thérèse n'ordonna pas précisément qu'on enchaînât Trenck l'Autrichien son valeureux pandoure par le pied mutilé, elle fut toujours sourde à ses plaintes, inaccessible à ses révélations. D'ailleurs, dans la honteuse orgie que ses gens firent des richesses du vaincu, elle sut fort bien prélever la part du lion et refuser justice à ses héritiers.

[Note 1: La vérité historique exige que nous disions aussi par quelles bravades Trenck provoqua ce traitement inhumain. Dès le premier jour de son arrivée à Vienne, il avait été mis aux arrêts à son domicile par ordre impérial. Il n'en avait pas moins été se montrer à l'Opéra le soir même, et dans un entr'acte il avait voulu jeter le comte Gossau dans le parterre.]

Revenons à Consuelo, car il est de notre devoir de romancier de passer rapidement sur les détails qui tiennent à l'histoire. Cependant nous ne savons pas le moyen d'isoler absolument les aventures de notre héroïne des faits qui se passèrent dans son temps et sous ses yeux. En apprenant l'infortune du pandoure, elle ne songea plus aux outrages dont il l'avait menacée, et, profondément révoltée de l'iniquité de son sort, elle aida Corilla à lui faire passer de l'argent, dans un moment où on lui refusait les moyens d'adoucir la rigueur de sa captivité. La Corilla, plus prompte encore à dépenser l'argent qu'à l'acquérir, se trouvait justement à sec le jour où un émissaire de son amant vint en secret lui réclamer la somme nécessaire. Consuelo fut la seule personne à laquelle cette fille, dominée par l'instinct de la confiance et de l'estime, osât recourir. Consuelo vendit aussitôt le cadeau que l'impératrice lui avait jeté sur la scène à la fin de Zénobie, et en remit le prix à sa camarade, en l'approuvant de ne point abandonner le malheureux Trenck dans sa détresse. Le zèle et le courage que mit la Corilla à servir son amant tant qu'il lui fut possible, jusqu'à s'entendre amiablement à cet égard avec une baronne qui était sa maîtresse en titre, et dont elle était mortellement jalouse, rendirent une sorte d'estime à Consuelo pour cette créature corrompue, mais non perverse, qui avait encore de bons mouvements de coeur et des élans de générosité désintéressée. «Prosternons-nous devant l'oeuvre de Dieu, disait-elle à Joseph qui lui reprochait quelquefois d'avoir trop d'abandon avec cette Corilla. L'âme humaine conserve toujours dans ses égarements quelque chose de bon et de grand où l'on sent avec respect et où l'on retrouve avec joie cette empreinte sacrée qui est comme le sceau de la main divine. Là où il y a beaucoup à plaindre, il y a beaucoup à pardonner, et là où l'on trouve à pardonner, sois certain, bon Joseph, qu'il y a quelque chose à aimer. Cette pauvre Corilla, qui vit à la manière des bêtes, a encore parfois les traits d'un ange. Va, je sens qu'il faut que je m'habitue, si je reste artiste, à contempler sans effroi et sans colère ces turpitudes douloureuses où la vie des femmes perdues s'écoule entre le désir du bien et l'appétit du mal, entre l'ivresse et le remords. Et même, je te l'avoue, il me semble que le rôle de soeur de charité convient mieux à la santé de ma vertu qu'une vie plus épurée et plus douce, des relations plus glorieuses et plus agréables, le calme des êtres forts, heureux et respectés. Je sens que mon coeur est fait comme le paradis du tendre Jésus, où il y aura plus de joie et d'accueil pour un pêcheur converti que pour cent justes triomphants. Je le sens fait pour compatir, plaindre, secourir et consoler. Il me semble que le nom que ma mère m'a donné au baptême m'impose ce devoir et cette destinée. Je n'ai pas d'autre nom, Beppo! La société ne m'a pas imposé l'orgueil d'un nom de famille à soutenir; et si, au dire du monde, je m'avilis en cherchant quelques parcelles d'or pur au milieu de la fange des mauvaises moeurs d'autrui, je n'ai pas de compte à rendre au monde. J'y suis la Consuelo, rien de plus; et c'est assez pour la fille de la Rosmunda; car la Rosmunda était une pauvre femme dont on parlait plus mal encore que de la Corilla, et, telle qu'elle était, je devais et je pouvais l'aimer. Elle n'était pas respectée comme Marie-Thérèse, mais elle n'eût pas fait attacher Trenck par le pied pour le faire mourir dans les tortures et s'emparer de son argent. La Corilla ne l'eût pas fait non plus; et pourtant, au lieu de se battre pour elle, ce Trenck, qu'elle aide dans son malheur, l'a bien souvent battue. Joseph! Joseph! Dieu est un plus grand empereur que tous les nôtres; et peut-être bien, puisque Madeleine a chez lui un tabouret de duchesse à côté de la Vierge sans tache, la Corilla aura-t-elle le pas sur Marie-Thérèse pour entrer à cette cour-là. Quant à moi, dans ces jours que j'ai à passer sur la terre, je t'avoue que, s'il me fallait quitter les âmes coupables et malheureuses pour m'asseoir au banquet des justes dans la prospérité morale, je croirais n'être plus dans le chemin de mon salut. Oh! le noble Albert l'entendait bien comme moi, et ce ne serait pas lui qui me blâmerait d'être bonne pour Corilla.»

Lorsque Consuelo disait ces choses à son ami Beppo, quinze jours s'étaient écoulés depuis la soirée de Zénobie et l'aventure du baron de Trenck. Les six représentations pour lesquelles on l'avait engagée avaient eu lieu. Madame Tesi avait reparu au théâtre. L'impératrice travaillait le Porpora en dessous main par l'ambassadeur Corner, et faisait toujours du mariage de Consuelo avec Haydn la condition de l'engagement définitif de cette dernière au théâtre impérial, après l'expiration de celui de la Tesi. Joseph ignorait tout. Consuelo ne pressentait rien. Elle ne songeait qu'à Albert qui n'avait pas reparu, et dont elle ne recevait point de nouvelles. Elle roulait dans son esprit mille conjectures et mille décisions contraires. Ces perplexités et le choc de ces émotions l'avaient rendue un peu malade. Elle gardait la chambre depuis qu'elle en avait fini avec le théâtre, et contemplait sans cesse cette branche de cyprès qui lui semblait avoir été enlevée à quelque tombe dans la grotte du Schreckenstein.

Beppo, seul ami à qui elle pût ouvrir son coeur, avait d'abord voulu la dissuader de l'idée qu'Albert était venu à Vienne. Mais lorsqu'elle lui eut montré la branche de cyprès, il rêva profondément à tout ce mystère, et finit par croire à la part du jeune comte dans l'aventure de Trenck.

«Ecoute, lui dit-il, je crois avoir compris ce qui se passe. Albert est venu à Vienne effectivement. Il t'a vue, il t'a écoutée, il a observé toutes tes démarches, il a suivi tous tes pas. Le jour où nous causions sur la scène, le long du décor de l'Araxe, il a pu être de l'autre côté de cette toile et entendre les regrets que j'exprimais de te voir enlevée au théâtre au début de ta gloire. Toi-même tu as laissé échapper je ne sais quelles exclamations qui ont pu lui faire penser que tu préférais l'éclat de ta carrière à la tristesse solennelle de son amour. Le lendemain, il t'a vue entrer dans cette chambre de Corilla, où peut-être, puisqu'il était là toujours en observation, il avait vu entrer le pandoure quelques instants auparavant. Le temps qu'il a mis à te secourir prouverait presque qu'il te croyait là de ton plein gré; et ce sera donc après avoir succombé à la tentation d'écouter à la porte, qu'il aura compris l'imminence de son intervention.

—Fort bien, dit Consuelo; mais pourquoi agir avec mystère? pourquoi se cacher la figure d'un crêpe?

—Tu sais comme la police autrichienne est ombrageuse. Peut-être a-t-il été l'objet de méchants rapports à la cour; peut-être avait-il des raisons de politique pour se cacher: peut-être son visage n'était-il pas inconnu à Trenck. Qui sait si, durant les dernières guerres, il ne l'a pas vu en Bohême, s'il ne l'a pas affronté, menacé? s'il ne lui a pas fait lâcher prise lorsqu'il avait la main sur quelque innocent? Le comte Albert a pu faire obscurément de grands actes de courage et d'humanité dans son pays, tandis qu'on le croyait endormi dans sa grotte du Schreckenstein: et s'il les a faits, il est certain qu'il n'aura pas songé à te les raconter, puisqu'il est, à ton dire, le plus humble et le plus modeste des hommes. Il a donc agi sagement en ne châtiant pas le pandoure à visage découvert; car si l'impératrice punit le pandoure aujourd'hui pour avoir dévasté sa chère Bohême, sois sûre qu'elle n'en est pas plus disposée pour cela à laisser impunie dans le passé une résistance ouverte contre le pandoure de la part d'un Bohémien.

—Tout ce que tu dis est fort juste, Joseph, et me donne à penser. Mille inquiétudes s'élèvent en moi maintenant. Albert peut avoir été reconnu, arrêté, et cela peut avoir été aussi ignoré du public que la chute de Trenck dans l'escalier. Hélas! peut-être est-il, en cet instant, dans les prisons de l'arsenal, à côté du cachot de Trenck!. Et c'est pour moi qu'il subit ce malheur!

—Rassure-toi, je ne crois pas cela. Le comte Albert aura quitté Vienne sur-le-champ, et tu recevras bientôt de lui une lettre datée de Riesenburg.

—En as-tu le pressentiment, Joseph?

—Oui, je l'ai. Mais si tu veux que je te dise toute ma pensée, je crois que cette lettre sera toute différente de celle que tu attends. Je suis convaincu que, loin de persister à obtenir d'une généreuse amitié le sacrifice que tu voulais lui faire de ta carrière d'artiste, il a renoncé déjà à ce mariage, et va bientôt te rendre ta liberté. S'il est intelligent, noble et juste, comme tu le dis, il doit se faire un scrupule de t'arracher au théâtre, que tu aimes passionnément… ne le nie pas! Je l'ai bien vu, et il a dû le voir et le comprendre aussi bien que moi, en écoutant Zénobie. Il rejettera donc un sacrifice au-dessus de tes forces, et je l'estimerais peu s'il ne le faisait pas.

—Mais relis donc son dernier billet! Tiens, le voilà, Joseph! Ne me disait-il pas qu'il m'aimerait au théâtre aussi bien que dans le monde ou dans un couvent? Ne pouvait-il admettre l'idée de me laisser libre en m'épousant?

—Dire et faire, penser et être sont deux. Dans le rêve de la passion, tout semble possible; mais quand la réalité frappe tout à coup nos yeux, nous revenons avec effroi à nos anciennes idées. Jamais je ne croirai qu'un homme de qualité voie sans répugnance son épouse exposée aux caprices et aux outrages d'un parterre. En mettant le pied, pour la première fois de sa vie certainement, dans les coulisses, le comte a eu, dans la conduite de Trenck envers toi, un triste échantillon des malheurs et des dangers de ta vie de théâtre. Il se sera éloigné, désespéré, il est vrai, mais guéri de sa passion et revenu de ses chimères. Pardonne-moi si je te parle ainsi, ma soeur Consuelo. Je le dois; car c'est un bien pour toi que l'abandon du comte Albert. Tu le sentiras plus tard, quoique tes yeux se remplissent de larmes en ce moment. Sois juste envers ton fiancé, au lieu d'être humiliée de son changement. Quand il te disait que le théâtre ne lui répugnait point, il s'en faisait un idéal qui s'est écroulé au premier examen. Il a reconnu alors qu'il devait faire ton malheur en t'en arrachant, ou consommer le sien en t'y suivant.

—Tu as raison, Joseph. Je sens que tu es dans le vrai; mais laisse-moi pleurer. Ce n'est point l'humiliation d'être délaissée et dédaignée qui me serre le coeur: c'est le regret à un idéal que je m'étais fait de l'amour et de sa puissance, comme Albert s'était fait un idéal de ma vie de théâtre. Il a reconnu maintenant que je ne pouvais me conserver digne de lui (du moins dans l'opinion des hommes) en suivant ce chemin-là. Et moi je suis forcée de reconnaître que l'amour n'est pas assez fort pour vaincre tous les obstacles et abjurer tous les préjugés.

—Sois équitable, Consuelo, et ne demande pas plus que tu n'as pu accorder. Tu n'aimais pas assez pour renoncer à ton art sans hésitation et sans déchirement: ne trouve pas mauvais que le comte Albert n'ait pas pu rompre avec le monde sans épouvante et sans consternation.

—Mais, quelle que fût ma secrète douleur (je puis bien l'avouer maintenant), j'étais résolue à lui sacrifier tout; et lui, au contraire…

—Songe que la passion était en lui, non en toi. Il demandait avec ardeur; tu consentais avec effort. Il voyait bien que tu allais t'immoler; il a senti, non-seulement qu'il avait le droit de te débarrasser d'un amour que tu n'avais pas provoqué, et dont ton âme ne reconnaissait pas la nécessité, mais encore qu'il était obligé par sa conscience à le faire.»

Cette raisonnable conclusion convainquit Consuelo de la sagesse et de la générosité d'Albert. Elle craignait, en s'abandonnant à la douleur, de céder aux suggestions de l'orgueil blessé, et, en acceptant l'hypothèse de Joseph, elle se soumit et se calma; mais, par une bizarrerie bien connue du coeur humain, elle ne se vit pas plus tôt libre de suivre son goût pour le théâtre, sans distraction et sans remords, qu'elle se sentit effrayée de son isolement au milieu de toute cette corruption, et consternée de l'avenir de fatigues et de luttes qui s'ouvrait devant elle. La scène est une arène brûlante; quand on y est, on s'y exalte, et toutes les émotions de la vie paraissent froides et pâles en comparaison; mais quand on s'en éloigne brisé de lassitude, on s'effraie d'avoir subi cette épreuve du feu, et le désir qui vous y ramène est traversé par l'épouvante. Je m'imagine que l'acrobate est le type de cette vie pénible, ardente et périlleuse. Il doit éprouver un plaisir nerveux et terrible sur ces cordes et ces échelles où il accomplit des prodiges au-dessus des forces humaines; mais lorsqu'il en est descendu vainqueur, il doit se sentir défaillir à l'idée d'y remonter, et d'étreindre encore une fois la mort et le triomphe, spectre à deux faces qui plane incessamment sur sa tête.

Alors le château des Géants, et jusqu'à la pierre d'épouvante, ce cauchemar de toutes ses nuits, apparurent à Consuelo, à travers le voile d'un exil consommé, comme un paradis perdu, comme le séjour d'une paix et d'une candeur à jamais augustes et respectables dans son souvenir. Elle attacha la branche de cyprès, dernière image, dernier envoi de la grotte Hussitique, aux pieds du crucifix de sa mère, et, confondant ensemble ces deux emblèmes du catholicisme et de l'hérésie, elle éleva son coeur vers la notion de la religion unique, éternelle, absolue. Elle y puisa le sentiment de la résignation à ses maux personnels, et de la foi aux desseins providentiels de Dieu sur Albert, et sur tous les hommes, bons et mauvais, qu'il lui fallait désormais traverser seule et sans guide.

XCIX.

Un matin, le Porpora l'appela dans sa chambre plus tôt que de coutume. Il avait l'air rayonnant, et il tenait une grosse et grande lettre d'une main, ses lunettes de l'autre. Consuelo tressaillit et trembla de tout son corps, s'imaginant que c'était enfin la réponse de Riesenburg. Mais, elle fut bientôt détrompée: c'était, une lettre d'Hubert, le Porporino. Ce chanteur célèbre annonçait à son maître que toutes les conditions proposées par lui pour l'engagement de Consuelo étaient acceptées, et il lui envoyait le contrat signé du baron de Poelnitz, directeur du théâtre royal de Berlin, et n'attendant plus que la signature de Consuelo et la sienne. A cet acte était jointe une lettre fort affectueuse et fort honorable du dit baron, qui engageait le Porpora à venir briguer la maîtrise de chapelle du roi de Prusse tout en faisant ses preuves par la production et l'exécution d'autant d'opéras et de fugues nouvelles qu'il lui plairait d'en apporter. Le Porporino se réjouissait d'avoir à chanter bientôt, selon son coeur, avec une soeur en Porpora, et invitait vivement le maître à quitter Vienne pour Sans-Souci, le délicieux séjour de Frédéric le Grand.

Cette lettre mettait le Porpora en grande joie, et cependant elle le remplissait d'incertitude. Il lui semblait que la fortune commençait à dérider pour lui sa face si longtemps rechignée, et que, de deux côtés, la faveur des monarques (alors si nécessaire au développement des artistes) lui offrait une heureuse perspective. Frédéric l'appelait à Berlin; à Vienne, Marie-Thérèse lui faisait faire de belles promesses. Des deux parts, il fallait que Consuelo fût l'instrument de sa victoire; à Berlin, en faisant beaucoup valoir ses productions; à Vienne, en épousant Joseph Haydn.

Le moment était donc venu de remettre son sort entre les mains de sa fille adoptive. Il lui proposa le mariage ou le départ, à son choix; et, dans ces nouvelles circonstances, il mit beaucoup moins d'ardeur à lui offrir le coeur et la main de Beppo qu'il en eût mis la veille encore. Il était un peu las de Vienne, et la pensée de se voir apprécié et fêté chez l'ennemi lui souriait comme une petite vengeance dont il s'exagérait l'effet probable sur la cour d'Autriche. Enfin, à tout prendre, Consuelo ne lui parlant plus d'Albert depuis quelque temps et lui paraissant y avoir renoncé, il aimait mieux qu'elle ne se mariât pas du tout.

Consuelo eut bientôt mis fin à ses incertitudes en lui déclarant qu'elle n'épouserait jamais Joseph Haydn par beaucoup de raisons, et d'abord parce qu'il ne l'avait jamais recherchée en mariage, étant engagé avec la fille de son bienfaiteur, Anna Keller.

«En ce cas, dit le Porpora, il n'y a pas à balancer. Voici ton contrat d'engagement avec Berlin. Signe, et disposons-nous à partir; car il n'y a pas d'espoir pour nous ici, si tu ne te soumets à la matrimoniomanie de l'impératrice. Sa protection est à ce prix, et un refus décisif va nous rendre à ses yeux plus noirs que les diables.

—Mon cher maître, répondit Consuelo avec plus de fermeté qu'elle n'en avait encore montré au Porpora, je suis prête à vous obéir dès que ma conscience sera en repos sur un point capital. Certains engagements d'affection et d'estime sérieuse me liaient au seigneur de Rudolstadt. Je ne vous cacherai pas que, malgré votre incrédulité, vos reproches et vos railleries, j'ai persévéré, depuis trois mois que nous sommes ici, à me conserver libre de tout engagement contraire à ce mariage. Mais, après une lettre décisive que j'ai écrite il y a six semaines, et qui a passé par vos mains, il s'est passé des choses qui me font croire que la famille de Rudolstadt a renoncé à moi. Chaque jour qui s'écoule me confirme dans la pensée que ma parole m'est rendue et que je suis libre de vous consacrer entièrement mes soins et mon travail. Vous voyez que j'accepte cette destinée sans regret et sans hésitation. Cependant, d'après cette lettre que j'ai écrite, je ne pourrais pas être tranquille avec moi-même si je n'en recevais pas la réponse. Je l'attends tous les jours, elle ne peut plus tarder. Permettez-moi de ne signer l'engagement avec Berlin qu'après la réception de…

—Eh! ma pauvre enfant, dit le Porpora, qui, dès le premier mot de son élève, avait dressé ses batteries préparées à l'avance, tu attendrais longtemps! la réponse que tu demandes m'a été adressée depuis un mois…

—Et vous ne me l'avez pas montrée? s'écria Consuelo; et vous m'avez laissée dans une telle incertitude? Maître, tu es bien bizarre! Quelle confiance puis-je avoir en toi, si tu me trompes ainsi?

—En quoi t'ai-je trompée? La lettre m'était adressée, et il m'était enjoint de ne te la montrer que lorsque je te verrais guérie de ton fol amour, et disposée à écouter la raison et les bienséances.

—Sont-ce là les termes dont on s'est servi? dit Consuelo en rougissant. Il est impossible que le comte Christian ou le comte Albert aient qualifié ainsi une amitié aussi calme, aussi discrète, aussi fière que la mienne.

—Les termes n'y font rien, dit le Porpora, les gens du monde parlent toujours un beau langage, c'est à nous de le comprendre: tant il y a que le vieux comte ne se souciait nullement d'avoir une bru dans les coulisses; et que, lorsqu'il a su que tu avais paru ici sur les planches, il a fait renoncer son fils à l'avilissement d'un tel mariage. Le bon Albert s'est fait une raison, et on te rend ta parole. Je vois avec plaisir que tu n'en es pas fâchée. Donc, tout est pour le mieux, et en route pour la Prusse!

—Maître, montrez-moi cette lettre, dit Consuelo, et je signerai le contrat aussitôt après.

—Cette lettre, cette lettre! pourquoi veux-tu la voir? elle te fera de la peine. Il est de certaines folies du cerveau qu'il faut savoir pardonner aux autres et à soi-même. Oublie tout cela.

—On n'oublie pas par un seul acte de la volonté, reprit Consuelo; la réflexion nous aide, et les causes nous éclairent. Si je suis repoussée des Rudolstadt avec dédain, je serai bientôt consolée; si je suis rendue à la liberté avec estime et affection, je serai consolée autrement avec moins d'effort. Montrez-moi la lettre; que craignez-vous, puisque d'une manière ou de l'autre je vous obéirai?

—Eh bien! je vais te la montrer,» dit le malicieux professeur en ouvrant son secrétaire, et en feignant de chercher la lettre.

Il ouvrit tous ses tiroirs, remua toutes ses paperasses, et cette lettre, qui n'avait jamais existé, put bien ne pas s'y trouver. Il feignit de s'impatienter; Consuelo s'impatienta tout de bon. Elle mit elle-même la main à la recherche; il la laissa faire. Elle renversa tous les tiroirs, elle bouleversa tous les papiers. La lettre fut introuvable. Le Porpora essaya de se la rappeler, et improvisa une version polie et décisive. Consuelo ne pouvait pas soupçonner son maître d'une dissimulation si soutenue. Il faut croire, pour l'honneur du vieux professeur, qu'il ne s'en tira pas merveilleusement; mais il en fallait peu pour persuader un esprit aussi candide que celui de Consuelo. Elle finit par croire que la lettre avait servi à allumer la pipe du Porpora dans un moment de distraction; et, après être rentrée dans sa chambre pour faire sa prière, et jurer sur le cyprès une éternelle amitié au comte Albert quand même, elle revint tranquillement signer un engagement de deux mois avec le théâtre de Berlin, exécutable à la fin de celui où l'on venait d'entrer. C'était le temps plus que nécessaire pour les préparatifs du départ et pour le voyage. Quand Porpora vit l'encre fraîche sur le papier, il embrassa son élève, et la salua solennellement du titre d'artiste.

«Ceci est ton jour de confirmation, lui dit-il, et s'il était en mon pouvoir de te faire prononcer des voeux, je te dicterais celui de renoncer pour toujours à l'amour et au mariage; car te voilà prêtresse du dieu de l'harmonie; les Muses sont vierges, et celle qui se consacre à Apollon devrait faire le serment des vestales.

—Je ne dois pas faire le serment de ne pas me marier, répondit Consuelo, quoiqu'il me semble en ce moment-ci que rien ne me serait plus facile à promettre et à tenir. Mais je puis changer d'avis, et j'aurais à me repentir alors d'un engagement que je ne saurais pas rompre.

—Tu es donc esclave de ta parole, toi? Oui, il me semble que tu diffères en cela du reste de l'espèce humaine, et que si tu avais fait dans ta vie une promesse solennelle, tu l'aurais tenue.

—Maître, je crois avoir déjà fait mes preuves, car depuis que j'existe, j'ai toujours été sous l'empire de quelque voeu. Ma mère m'avait donné le précepte et l'exemple de cette sorte de religion qu'elle poussait jusqu'au fanatisme. Quand nous voyagions ensemble, elle avait coutume de me dire, aux approches des grandes villes: Consuelita, si je fais ici de bonnes affaires, je te prends à témoin que je fais voeu d'aller pieds nus prier pendant deux heures à la chapelle le plus en réputation de sainteté dans le pays. Et quand elle avait fait ce qu'elle appelait de bonnes affaires, la pauvre âme! c'est-à-dire quand elle avait gagné quelques écus avec ses chansons, nous ne manquions jamais d'accomplir notre pèlerinage, quelque temps qu'il fit, et à quelque distance que fût la chapelle en vogue. Ce n'était pas de la dévotion bien éclairée ni bien sublime; mais enfin, je regardais ces voeux comme sacrés; et quand ma mère, à son lit de mort, me fit jurer de n'appartenir jamais à Anzoleto qu'en légitime mariage, elle savait bien qu'elle pouvait mourir tranquille sur la foi de mon serment. Plus tard, j'avais fait aussi, au comte Albert, la promesse de ne point songer à un autre qu'à lui, et d'employer toutes les forces de mon coeur à l'aimer comme il le voulait. Je n'ai pas manqué à ma parole, et s'il ne m'en dégageait lui-même aujourd'hui, j'aurais bien pu lui rester fidèle toute ma vie.

—Laisse là ton comte Albert, auquel tu ne dois plus songer; et puisqu'il faut que tu sois sous l'empire de quelque voeu, dis-moi par lequel tu vas t'engager envers moi.

—Oh! maître, fie-toi à ma raison, à mes bonnes moeurs et à mon dévouement pour toi! ne me demande pas de serments; car c'est un joug effrayant qu'on s'impose. La peur d'y manquer ôte le plaisir qu'on a à bien penser et à bien agir.

—Je ne me paie pas de ces défaites-là, moi! reprit le Porpora d'un air moitié sévère, moitié enjoué: je vois que tu as fait des serments à tout le monde, excepté à moi. Passe pour celui que ta mère avait exigé. Il t'a porté bonheur, ma pauvre enfant! sans lui, tu serais peut-être tombée dans les pièges de cet infâme Anzoleto. Mais, puisque ensuite tu as pu faire, sans amour et par pure bonté d'âme, des promesses si graves à ce Rudolstadt qui n'était pour toi qu'un étranger, je trouverais bien méchant que dans un jour comme celui-ci, jour heureux et mémorable où tu es rendue à la liberté et fiancée au dieu de l'art, tu n'eusses pas le plus petit voeu à faire pour ton vieux, professeur, pour ton meilleur ami.

—Oh oui, mon meilleur ami; mon bienfaiteur, mon appui et mon père! s'écria Consuelo en se jetant avec effusion dans les bras du Porpora, qui était si avare de tendres paroles que deux ou trois fois dans sa vie seulement il lui avait montré à coeur ouvert son amour paternel. Je puis bien faire, sans terreur et sans hésitation, le voeu de me dévouer à votre bonheur et à votre gloire, tant que j'aurai un souffle de vie.

—Mon bonheur, c'est la gloire, Consuelo, tu le sais, dit le Porpora en la pressant sur son coeur. Je n'en conçois pas d'autre. Je ne suis pas de ces vieux bourgeois allemands qui ne rêvent d'autre félicité que d'avoir leur petite fille auprès d'eux pour charger leur pipe ou pétrir leur gâteau. Je n'ai besoin ni de pantoufles, ni de tisane, Dieu merci; et quand je n'aurai plus besoin que de cela, je ne consentirai pas à ce que tu me consacres tes jours comme tu le fais déjà avec trop de zèle maintenant. Non, ce n'est pas là le dévouement que je te demande, tu le sais bien; celui que j'exige, c'est que tu sois franchement artiste, une grande artiste! Me promets-tu de l'être? de combattre cette langueur, cette irrésolution, cette sorte de dégoût que tu avais ici dans les commencements, de repousser les fleurettes de ces beaux seigneurs qui recherchent les femmes de théâtre, ceux-ci parce qu'ils se flattent d'en faire de bonnes ménagères, et qui les plantent là dès qu'ils voient en elles une vocation contraire; ceux-là parce qu'ils sont ruinés et que le plaisir de retrouver un carrosse et une bonne table aux frais de leurs lucratives moitiés les font passer par-dessus le déshonneur attaché dans leur caste à ces sortes d'alliances? Voyons! me promets-tu encore de ne point te laisser tourner la tête par quelque petit ténor à voix grasse et à cheveux bouclés, comme ce drôle d'Anzoleto qui n'aura jamais de mérite que dans ses mollets, et de succès que par son impudence?

—Je vous promets, je vous jure tout cela solennellement, répondit Consuelo en riant avec bonhomie des exhortations du Porpora, toujours un peu piquantes en dépit de lui-même, mais auxquelles elle était parfaitement habituée. Et je fais plus, ajouta-t-elle en reprenant son sérieux: je jure que vous n'aurez jamais à vous plaindre d'un jour d'ingratitude dans ma vie.

—Ah cela! je n'en demande pas tant! répondit-il d'un ton amer: c'est plus que l'humaine nature ne comporte. Quand tu seras une cantatrice renommée chez toutes les nations de l'Europe, tu auras des besoins de vanité, des ambitions, des vices de coeur dont aucun grand artiste n'a jamais pu se défendre. Tu voudras du succès à tout prix. Tu ne te résigneras pas à le conquérir patiemment, ou à le risquer pour rester fidèle, soit à l'amitié, soit au culte du vrai beau. Tu céderas au joug de la mode comme ils font tous; dans chaque ville tu chanteras la musique en faveur, sans tenir compte du mauvais goût du public ou de la cour. Enfin tu feras ton chemin et tu seras grande malgré cela, puisqu'il n'y a pas moyen de l'être autrement aux yeux du grand nombre. Pourvu que tu n'oublies pas de bien choisir et de bien chanter quand tu auras à subir le jugement d'un petit comité de vieilles têtes comme moi, et que devant le grand Haendel ou le vieux Bach, tu fasses honneur à la méthode du Porpora et à toi-même, c'est tout ce que je demande, tout ce que j'espère! Tu vois que je ne suis pas un père égoïste, comme quelques-uns de tes flatteurs m'accusent sans doute de l'être. Je ne te demande rien qui ne soit pour ton succès et pour ta gloire.

—Et moi, je ne me soucie de rien de ce qui est pour mon avantage personnel, répondit Consuelo attendrie et affligée. Je puis me laisser emporter au milieu d'un succès par une ivresse involontaire; mais je ne puis pas songer de sang-froid à édifier toute une vie de triomphe pour m'y couronner de mes propres mains. Je veux avoir de la gloire pour vous, mon maître; en dépit de votre incrédulité, je veux vous montrer que c'est pour vous seul que Consuelo travaille et voyage; et pour vous prouver tout de suite que vous l'avez calomniée, puisque vous croyez à ses serments, je vous fais celui de prouver ce que j'avance.

—Et sur quoi jures-tu cela? dit le Porpora avec un sourire de tendresse où la méfiance perçait encore.

—Sur les cheveux blancs, sur la tête sacrée du Porpora,» répondit Consuelo en prenant cette tête blanche dans ses deux mains, et la baisant au front avec ferveur.

Ils furent interrompus par le comte Hoditz, qu'un grand heiduque vint annoncer. Ce laquais, en demandant pour son maître la permission de présenter ses respects au Porpora et à sa pupille, regarda cette dernière d'un air d'attention, d'incertitude et d'embarras qui surprit Consuelo, sans qu'elle se souvînt pourtant où elle avait vu cette bonne figure un peu bizarre. Le comte fut admis, et il présenta sa requête dans les termes les plus courtois. Il partait pour sa seigneurie de Roswald, en Moravie, et, voulant rendre ce séjour agréable à la margrave son épouse, il préparait, pour la surprendre à son arrivée, une fête magnifique. En conséquence, il proposait à Consuelo d'aller chanter pendant trois soirées consécutives à Roswald, et il désirait même que le Porpora voulût bien l'accompagner pour l'aider à diriger les concerts, spectacles et sérénades dont il comptait régaler madame la margrave.

Le Porpora allégua l'engagement qu'on venait de signer et l'obligation de se trouver à Berlin à jour fixe. Le comte voulut voir l'engagement, et comme le Porpora avait toujours eu à se louer de ses bons procédés, il lui procura le petit plaisir d'être mis dans la confidence de cette affaire, de commenter l'acte, de faire l'entendu, de donner des conseils: après quoi Hoditz insista sur sa demande, représentant qu'on avait plus de temps qu'il n'en fallait pour y satisfaire sans manquer au terme assigné.

«Vous pouvez achever vos préparatifs en trois jours, dit-il, et aller à
Berlin par la Moravie.»

Ce n'était pas tout à fait le chemin; mais, au lieu de faire lentement la route par la Bohême, dans un pays mal servi et récemment dévasté par la guerre, le Porpora et son élève se rendraient très-promptement et très-commodément à Roswald dans une bonne voiture que le comte mettait à leur disposition ainsi que les relais, c'est-à-dire qu'il se chargeait des embarras et des dépenses. Il se chargeait encore de les faire conduire de même de Roswald à Pardubitz, s'ils voulaient descendre l'Elbe jusqu'à Dresde, ou à Chrudim s'ils voulaient passer par Prague. Les commodités qu'il leur offrait jusque-là abrégeaient effectivement la durée de leur voyage, et la somme assez ronde qu'il y ajoutait donnait les moyens de faire le reste plus agréablement. Porpora accepta, malgré la petite mine que lui faisait Consuelo pour l'en dissuader. Le marché fut conclu, et le départ fixé au dernier jour de la semaine.

Lorsque après lui avoir respectueusement baisé la main Hoditz eut laissé Consuelo seule avec son maître, elle reprocha à celui-ci de s'être laissé gagner si facilement. Quoiqu'elle n'eût plus rien à redouter des impertinences du comte, elle lui en gardait un peu de ressentiment, et n'allait pas chez lui avec plaisir. Elle ne voulait pas raconter au Porpora l'aventure de Passaw, mais elle lui rappela les plaisanteries que lui-même avait faites sur les inventions musicales du comte Hoditz.

«Ne voyez-vous pas, lui dit-elle, que je vais être condamnée à chanter sa musique, et que vous, vous serez forcé de diriger sérieusement des cantates et peut-être même des opéras de sa façon? Est-ce ainsi que vous me faites tenir mon voeu de rester fidèle au culte du beau?

—Bast! répondit le Porpora en riant, je ne ferai pas cela si gravement que tu penses; je compte, au contraire, m'en divertir copieusement, sans que le patricien maestro s'en aperçoive le moins du monde. Faire ces choses-là sérieusement et devant un public respectable, sera en effet un blasphème et une honte; mais il est permis de s'amuser, et l'artiste serait bien malheureux si, en gagnant sa vie, il n'avait pas le droit de rire dans sa barbe de ceux qui la lui font gagner. D'ailleurs, tu verras là ta princesse de Culmbach, que tu aimes et qui est charmante. Elle rira avec nous, quoiqu'elle ne rie guère, de la musique de son beau-père.»

Il fallut céder, faire les paquets, les emplettes nécessaires et les adieux. Joseph était au désespoir. Cependant une bonne fortune, une grande joie d'artiste venait de lui arriver et faisait un peu compensation, ou tout au-moins diversion forcée à la douleur de cette séparation. En jouant sa sérénade sous la fenêtre de l'excellent mime Bernadone, l'arlequin renommé du théâtre de la porte de Carinthie, il avait frappé d'étonnement et de sympathie cet artiste aimable et intelligent. On l'avait fait monter, on lui avait demandé de qui était ce trio agréable et original. On s'était émerveillé de sa jeunesse, et de son talent. Enfin on lui avait confié, séance tenante, le poëme d'un ballet intitulé le Diable Boiteux, dont il commençait à écrire la musique. Il travaillait à cette tempête qui lui coûta tant de soins, et dont le souvenir faisait rire encore le bonhomme Haydn à quatre-vingts ans. Consuelo chercha à le distraire de sa tristesse, en lui parlant toujours de sa tempête, que Bernadone voulait terrible, et que Beppo, n'ayant jamais vu la mer, ne pouvait réussir à se peindre. Consuelo lui décrivait l'Adriatique en fureur et lui chantait la plainte des vagues, non sans rire avec lui de ces effets d'harmonie imitative, aidés de celui des toiles bleues qu'on secoue d'une coulisse à l'autre à force de bras.

«Écoute, lui dit le Porpora pour le tirer de peine, tu travaillerais cent ans avec les plus beaux instruments du monde et les plus exactes connaissances des bruits de l'onde et du vent, que tu ne rendrais pas l'harmonie sublime de la nature. Ceci n'est pas le fait de la musique. Elle s'égare puérilement quand elle court après les tours de force et les effets de sonorité. Elle est plus grande que cela; elle a l'émotion pour domaine. Son but est de l'inspirer, comme sa cause est d'être inspirée par elle. Songe donc aux impressions de l'homme livré à la tourmente; figure-toi un spectacle affreux, magnifique, terrible, un danger imminent: place-toi, musicien, c'est-à-dire voix humaine, plainte humaine, âme vivante et vibrante, au milieu de cette détresse, de ce désordre, de cet abandon et de ces épouvantes; rends tes angoisses, et l'auditoire, intelligent ou non, les partagera. Il s'imaginera voir la mer, entendre les craquements du navire, les cris des matelots, le désespoir des passagers. Que dirais-tu d'un poëte, qui, pour peindre une bataille, te dirait en vers que le canon faisait boum, boum, et le tambour plan, plan? Ce serait pourtant de l'harmonie imitative plus exacte que de grandes images; mais ce ne serait pas de la poésie. La peinture elle-même, cet art de description par excellence, n'est pas un art d'imitation servile. L'artiste retracerait en vain le vert sombre de la mer, le ciel noir de l'orage, la carcasse brisée du navire. S'il n'a le sentiment pour rendre la terreur et la poésie de l'ensemble, son tableau sera sans couleur, fût-il aussi éclatant qu'une enseigne à bière. Ainsi, jeune homme, émeus-toi à l'idée d'un grand désastre, c'est ainsi que tu le rendras émouvant pour les autres.»

Il lui répétait encore paternellement ces exhortations, tandis que la voiture, attelée dans la cour de l'ambassade, recevait les paquets de voyage. Joseph écoutait attentivement ses leçons, les buvant à la source, pour ainsi dire: mais lorsque Consuelo, en mantelet et en bonnet fourré, vint se jeter à son cou, il pâlit, étouffa un cri, et ne pouvant se résoudre à la voir monter en voiture, il s'enfuit et alla cacher ses sanglots au fond de l'arrière-boutique de Keller. Métastase le prit en amitié, le perfectionna dans l'italien, et le dédommagea un peu par de bons conseils et de généreux services de l'absence du Porpora; mais Joseph fut bien longtemps triste et malheureux, avant de s'habituer à celle de Consuelo.

Celle-ci, quoique triste aussi, et regrettant un si fidèle et si aimable ami, sentit revenir son courage, son ardeur et la poésie de ses impressions à mesure qu'elle s'enfonça dans les montagnes de la Moravie. Un nouveau soleil se levait sur sa vie. Dégagée de tout lien et de toute domination étrangère à son art, il lui semblait qu'elle s'y devait tout entière. Le Porpora, rendu à l'espérance et à l'enjouement de sa jeunesse, l'exaltait par d'éloquentes déclamations; et la noble fille, sans cesser d'aimer Albert et Joseph comme deux frères qu'elle devait retrouver dans le sein de Dieu, se sentait légère, comme l'alouette qui monte en chantant dans le ciel, au matin d'un beau jour.

C.

Dès le second relais, Consuelo avait reconnu dans le domestique qui l'accompagnait, et qui, placé sur le siège de la voiture, payait les guides et gourmandait la lenteur des postillons, ce même heiduque qui avait annoncé le comte Hoditz, le jour où il était venu lui proposer la partie de plaisir de Roswald. Ce grand et fort garçon, qui la regardait toujours comme à la dérobée, et qui semblait partagé entre le désir et la crainte de lui parler, finit par fixer son attention; et, un matin qu'elle déjeunait dans une auberge isolée, au pied des montagnes, le Porpora ayant été faire un tour de promenade à la chasse de quelque motif musical, en attendant que les chevaux eussent rafraîchi, elle se tourna vers ce valet, au moment où il lui présentait son café, et le regarda en face d'un air un peu sévère et irrité. Mais il fit alors une si piteuse mine, qu'elle ne put retenir un grand éclat de rire. Le soleil d'avril brillait sur la neige qui couronnait encore les monts; et notre jeune voyageuse se sentait en belle humeur.

«Hélas! lui dit enfin le mystérieux heiduque, votre seigneurie ne daigne donc pas me reconnaître? Moi, je l'aurais toujours reconnue, fut-elle déguisée en Turc ou en caporal prussien; et pourtant je ne l'avais vue qu'un instant, mais quel instant dans ma vie!»

En parlant ainsi, il posa sur la table le plateau qu'il apportait; et, s'approchant de Consuelo, il fit gravement un grand signe de croix, mit un genou en terre, et baisa le plancher devant elle.

«Ah! s'écria Consuelo, Karl le déserteur, n'est-ce pas?

—Oui, signora, répondit Karl en baisant la main qu'elle lui tendait; du moins on m'a dit qu'il fallait vous appeler ainsi, quoique je n'aie jamais bien compris si vous étiez un monsieur ou une dame.

—En vérité? Et d'où vient ton incertitude?

—C'est que je vous ai vue garçon, et que depuis, quoique je vous aie bien reconnue, vous étiez devenue aussi semblable à une jeune fille que vous étiez auparavant semblable à un petit garçon. Mais cela ne fait rien: soyez ce que vous voudrez, vous m'avez rendu des services que je n'oublierai jamais; et vous pourriez me commander de me jeter du sommet de ce pic qui est là haut, si cela vous faisait plaisir, je ne vous le refuserais pas.

—Je ne te demande rien, mon brave Karl, que d'être heureux et de jouir de ta liberté; car te voilà libre, et je pense que tu aimes la vie maintenant?

—Libre, oui! dit Karl en secouant la tête; mais heureux… J'ai perdu ma pauvre femme!»

Les yeux de Consuelo se remplirent de larmes, par un mouvement sympathique, en voyant les joues carrées du pauvre Karl se couvrir d'un ruisseau de pleurs.

«Ah! dit-il en secouant sa moustache rousse, d'où les larmes dégouttaient comme la pluie d'un buisson, elle avait trop souffert, la pauvre âme! Le chagrin de me voir enlever une seconde fois par les Prussiens, un long voyage à pied, lorsqu'elle était déjà bien malade; ensuite la joie de me revoir, tout cela lui a causé une révolution; et elle est morte huit jours après être arrivée à Vienne, où je la cherchais, et où, grâce à un billet de vous, elle m'avait retrouvé, avec l'aide du comte Hoditz. Ce généreux seigneur lui avait envoyé son médecin et des secours; mais rien n'y a fait: elle était fatiguée de vivre, voyez-vous, et elle a été se reposer dans le ciel du bon Dieu.

—Et ta fille? dit Consuelo, qui songeait à le ramener à une idée consolante.

—Ma fille? dit-il d'un air sombre et un peu égaré, le roi de Prusse me l'a tuée aussi.

—Comment tuée? que dis-tu?

—N'est-ce pas le roi de Prusse qui a tué la mère en lui causant tout ce mal? Eh bien, l'enfant a suivi la mère. Depuis le soir où, m'ayant vu frappé au sang, garrotté et emporté par les recruteurs, toutes deux étaient restées, couchées et comme mortes, en travers du chemin, la petite avait toujours tremblé d'une grosse fièvre; la fatigue et la misère de la route les ont achevées. Quand vous les avez rencontrées sur un pont, à l'entrée de je ne sais plus quel village d'Autriche, il y avait deux jours qu'elles n'avaient rien mangé. Vous leur avez donné de l'argent, vous leur avez appris que j'étais sauvé, vous avez tout fait pour les consoler et les guérir; elles m'ont dit tout cela: mais il était trop tard. Elles n'ont fait qu'empirer depuis notre réunion, et au moment où nous pouvions être heureux, elles se sont en allées dans le cimetière. La terre n'était pas encore foulée sur le corps de ma femme, quand il a fallu recreuser le même endroit pour y mettre mon enfant; et à présent, grâce au roi de Prusse, Karl est seul au monde!

—Non, mon pauvre Karl, tu n'es pas abandonné; il te reste des amis qui s'intéresseront toujours à tes infortunes et à ton bon coeur.

—Je le sais. Oui, il y a de braves gens, et vous en êtes. Mais de quoi ai-je besoin maintenant que je n'ai plus ni femme, ni enfant, ni pays! car je ne serai jamais en sûreté dans le mien; ma montagne est trop bien connue de ces brigands qui sont venus m'y chercher deux fois. Aussitôt que je me suis vu seul, j'ai demandé si nous étions en guerre ou si nous y serions bientôt. Je n'avais qu'une idée: c'était de servir contre la Prusse, afin de tuer le plus de Prussiens que je pourrais. Ah! saint Wenceslas, le patron de la Bohême, aurait conduit mon bras; et je suis bien sûr qu'il n'y aurait pas eu une seule balle perdue, sortie de mon fusil; et je me disais: Peut-être la Providence permettra-t-elle que je rencontre le roi de Prusse dans quelque défilé; et alors… fût-il cuirassé comme l'archange Michel… dusse-je le suivre comme un chien suit un loup à la piste… Mais j'ai appris que la paix était assurée pour longtemps; et alors, ne me sentant plus de goût à rien, j'ai été trouver monseigneur le comte Hoditz pour le remercier, et le prier de ne point me présenter à l'impératrice, comme il en avait eu l'intention. Je voulais me tuer; mais il a été si bon pour moi, et la princesse de Culmbach, sa belle-fille, à qui il avait raconté en secret toute mon histoire, m'a dit de si belles paroles sur les devoirs du chrétien, que j'ai consenti à vivre et à entrer à leur service, où je suis, en vérité, trop bien nourri et trop bien traité pour le peu d'ouvrage que j'ai à faire.

—Maintenant dis-moi, mon cher Karl, reprit Consuelo en s'essuyant les yeux, comment tu as pu me reconnaître.

—N'êtes-vous pas venue, un soir, chanter chez ma nouvelle maîtresse, madame la margrave? Je vous vis passer tout habillée de blanc, et je vous reconnus tout de suite, bien que vous fussiez devenue une demoiselle. C'est que, voyez-vous, je ne me souviens pas beaucoup des endroits où j'ai passé, ni des noms des personnes que j'ai rencontrées; mais pour ce qui est des figures, je ne les oublie jamais. Je commençais à faire le signe de la croix quand je vis un jeune garçon qui vous suivait, et que je reconnus pour Joseph; et au lieu d'être votre maître, comme je l'avais vu au moment de ma délivrance (car il était mieux habillé que vous dans ce temps-là), il était devenu votre domestique; et il resta dans l'antichambre. Il ne me reconnut pas; et comme monsieur le comte m'avait défendu de dire un seul mot à qui que ce soit de ce qui m'était arrivé (je n'ai jamais su ni demandé pourquoi), je ne parlai pas à ce bon Joseph, quoique j'eusse bien envie de lui sauter au cou. Il s'en alla presque tout de suite dans une autre pièce. J'avais ordre de ne point quitter celle où je me trouvais; un bon serviteur ne connaît que sa consigne; Mais quand tout le monde fut parti, le valet de chambre de monseigneur, qui a toute sa confiance, me dit: «Karl, tu n'as pas parlé à ce petit laquais du Porpora, quoique tu l'aies reconnu; et tu as bien fait. Monsieur le comte sera content de toi. Quant à la demoiselle qui a chanté ce soir…—Oh! je l'ai reconnue aussi, m'écriai-je, et je n'ai rien dit.—Eh bien, ajouta-t-il; tu as encore bien fait. Monsieur le comte ne veut pas qu'on sache qu'elle a voyagé avec lui jusqu'à Passaw.—Cela ne me regarde point, repris-je; mais puis-je te demander, à toi, comment elle m'a délivré des mains des Prussiens?» Henri me raconta alors comment la chose s'était passée (car il était là), comment vous aviez couru après la voiture de monsieur le comte, et comment, lorsque vous n'aviez plus rien à craindre pour vous-même; vous aviez voulu absolument qu'il vînt me délivrer. Vous en aviez dit quelque chose à ma pauvre femme; et elle me l'avait raconté aussi; car elle est morte en vous recommandant au bon Dieu; et en me disant: «Ce sont de pauvres enfants, qui ont l'air presque aussi malheureux que nous; et cependant ils m'ont donné tout ce qu'ils avaient; et ils pleuraient comme si nous eussions été de leur famille.» Aussi, quand j'ai vu M. Joseph à votre service, ayant été chargé de lui porter quelque argent de la part de monseigneur chez qui il avait joué du violon un autre soir, j'ai mis dans le papier quelques ducats, les premiers que j'eusse gagnés dans cette maison. Il ne l'a pas su, et il ne m'a pas reconnu, lui; mais si nous retournons à Vienne, je m'arrangerai pour qu'il ne soit jamais dans l'embarras tant que je pourrai gagner ma vie.

—Joseph n'est plus à mon service, bon Karl, il est mon ami. Il n'est plus dans l'embarras, il est musicien, et gagnera sa vie aisément. Ne te dépouille donc pas pour lui.

—Quant à vous, signora, dit Karl, je ne puis pas grand chose pour vous, puisque vous êtes une grande actrice, à ce qu'on dit; mais voyez-vous, si jamais vous vous trouvez dans la position d'avoir besoin d'un serviteur, et de ne pouvoir le payer, adressez-vous à Karl, et comptez sur lui. Il vous servira pour rien et sera bien heureux de travailler pour vous.

—Je suis assez payée par ta reconnaissance, mon ami. Je ne veux rien de ton dévouement.

—Voici maître Porpora qui revient. Souvenez-vous, signora, que je n'ai pas l'honneur de vous connaître autrement que comme un domestique mis à vos ordres par mon maître.»

Le lendemain, nos voyageurs s'étant levés de grand matin, arrivèrent, non sans peine, vers midi, au château de Roswald. Il était situé dans une région élevée, au versant des plus belles montagnes de la Moravie, et si bien abrité des vents froids, que le printemps s'y faisait déjà sentir, lorsqu'à une demi-lieue aux alentours, l'hiver régnait encore. Quoique la saison fût prématurément belle, les chemins étaient encore fort peu praticables. Mais le comte Hoditz, qui ne doutait de rien, et pour qui l'impossible était une plaisanterie, était déjà arrivé, et déjà faisait travailler une centaine de pionniers à aplanir la route sur laquelle devait rouler le lendemain l'équipage majestueux de sa noble épouse. Il eût été peut-être plus conjugal et plus secourable de voyager avec elle; mais il ne s'agissait pas tant de l'empêcher de se casser bras et jambes en chemin, que de lui donner une fête; et, morte ou vive, il fallait qu'elle eût un splendide divertissement en prenant possession du palais de Roswald.

Le comte permit à peine à nos voyageurs de changer de toilette, et leur fit servir un fort beau dîner dans une grotte mousseuse et rocailleuse, qu'un vaste poêle, habilement masqué par de fausses roches, chauffait agréablement. Au premier coup d'œil, cet endroit parut enchanteur à Consuelo. Le site qu'on découvrait de l'ouverture de la grotte était réellement magnifique. La nature avait tout fait pour Roswald. Des mouvements de terrains escarpés et pittoresques, des forêts d'arbres verts, des sources abondantes, d'admirables perspectives, des prairies immenses, il semble qu'avec une habitation confortable, c'en était bien assez pour faire un lieu de plaisance accompli. Mais Consuelo s'aperçut bientôt des bizarres recherches par lesquelles le comte avait réussi à gâter cette sublime nature. La grotte eût été charmante sans le vitrage, qui en faisait une salle à manger intempestive. Comme les chèvrefeuilles et les liserons ne faisaient encore que bourgeonner, on avait masqué les châssis des portes et des croisées avec des feuillages et des fleurs artificielles, qui faisaient là une prétentieuse grimace. Les coquillages et les stalactites, un peu endommagés par l'hiver, laissaient voir le plâtre et le mastic qui les attachaient aux parois du roc, et la chaleur du poêle, fondant un reste d'humidité amassée à la voûte, faisait tomber sur la tête des convives une pluie noirâtre et malsaine, que le comte ne voulait pas du tout apercevoir. Le Porpora en prit de l'humeur, et deux ou trois fois mit la main à son chapeau sans oser cependant l'enfoncer sur son chef, comme il en mourait d'envie. Il craignait surtout que Consuelo ne s'enrhumât, et il mangeait à la hâte, prétextant une vive impatience de voir la musique qu'il aurait à faire exécuter le lendemain.

«De quoi vous inquiétez-vous là, cher maestro? disait le comte, gui était grand mangeur, et qui aimait à raconter longuement l'histoire de l'acquisition ou de la confection dirigée par lui de toutes les pièces riches et curieuses de son service de table; des musiciens habiles et consommés comme vous n'ont besoin que d'une petite heure pour se mettre au fait. Ma musique est simple et naturelle. Je ne suis pas de ces compositeurs pédants qui cherchent à étonner par de savantes et bizarres combinaisons harmoniques. A la campagne, il faut de la musique simple, pastorale; moi, je n'aime que les chants purs et faciles: c'est aussi le goût de madame la margrave. Vous verrez que tout ira bien. D'ailleurs, nous ne perdons pas de temps. Pendant que nous déjeunons ici, mon majordome prépare tout suivant mes ordres, et nous allons trouver les choeurs disposés dans leurs différentes stations et tous les musiciens à leur poste.»

Comme il disait cela, on vint avertir monseigneur que deux officiers étrangers, en tournée dans le pays, demandaient la permission d'entrer et de saluer le comte, pour visiter, avec son agrément, les palais et les jardins de Roswald.

Le comte était habitué à ces sortes de visites, et rien ne lui faisait plus de plaisir que d'être lui-même le cicérone des curieux, à travers les délices de sa résidence.

«Qu'ils entrent, qu'ils soient les bienvenus! s'écria-t-il, qu'on mette leurs couverts et qu'on les amène ici.»

Peu d'instants après, les deux officiers furent introduits. Ils avaient uniforme prussien. Celui qui marchait le premier, et derrière lequel son compagnon semblait décidé à s'effacer entièrement, était petit, et d'une figure assez maussade. Son nez, long, lourd et sans noblesse, faisait paraître plus choquants encore le ravalement de sa bouche et la fuite ou plutôt l'absence de son menton. Sa taille un peu voûtée, donnait je ne sais quel air vieillot à sa personne engoncée dans le disgracieux habit inventé par Frédéric. Cet homme avait cependant une quarantaine d'années tout au plus; sa démarche était assurée, et lorsqu'il eut ôté le vilain chapeau qui lui coupait la face jusqu'à la naissance du nez, il montra ce qu'il y avait de beau dans sa tête, un front ferme, intelligent, et méditatif, des sourcils mobiles et des yeux d'une clarté et d'une animation extraordinaires. Son regard le transformait comme ces rayons du soleil qui colorent et embellissent tout à coup les sites les plus mornes et les moins poétiques. Il semblait grandir de toute la tête lorsque ses yeux brillaient sur son visage blême, chétif et inquiet.

Le comte Hoditz les reçut avec une hospitalité plus cordiale que cérémonieuse, et, sans perdre le temps à de longs compliments, il leur fit mettre deux couverts et leur servit des meilleurs plats avec une véritable bonhomie patriarcale; car Hoditz était le meilleur des hommes, et sa vanité, loin de corrompre son coeur, l'aidait à se répandre avec confiance et générosité. L'esclavage régnait encore dans ses domaines, et toutes les merveilles de Roswald avaient été édifiées à peu de frais par la gent taillable et corvéable; mais il couvrait de fleurs et de gourmandises le joug de ses sujets. Il leur faisait oublier le nécessaire en leur prodiguant le superflu, et, convaincu que le plaisir est le bonheur, il les faisait tant amuser, qu'ils ne songeaient point à être libres.

L'officier prussien (car vraiment il n'y en avait qu'un, l'autre semblait n'être que son ombre), parut d'abord un peu étonné, peut-être même un peu choqué du sans façon de M. le comte; et il affectait une politesse réservée, lorsque le comte lui dit:

«Monsieur le capitaine, je vous prie de vous mettre à l'aise et de faire ici comme chez vous. Je sais que vous devez être habitué à la régularité austère des armées du grand Frédéric; je trouve cela admirable en son lieu; mais ici, vous êtes à la campagne, et si l'on ne s'amuse à la campagne, qu'y vient-on faire? Je vois que vous êtes des personnes bien élevées et de bonnes manières. Vous n'êtes certainement pas officiers du roi de Prusse, sans avoir fait vos preuves de science militaire et de bravoure accomplie. Je vous tiens donc pour des hôtes dont la présence honore ma maison; veuillez en disposer sans retenue, et y rester tant que le séjour vous en sera agréable.»

L'officier prit aussitôt son parti en homme d'esprit, et, après avoir remercié son hôte sur le même ton, il se mit à sabler le champagne, qui ne lui fit pourtant pas perdre une ligne de son sang-froid, et à creuser un excellent pâté sur lequel il fit des remarques et des questions gastronomiques qui ne donnèrent pas grande idée de lui à la très-sobre Consuelo. Elle était cependant frappée du feu de son regard; mais ce feu même l'étonnait sans la charmer. Elle y trouvait je ne sais quoi de hautain, de scrutateur et de méfiant qui n'allait point à son coeur.

Tout en mangeant, l'officier apprit au comte qu'il s'appelait le baron de Kreutz, qu'il était originaire de Silésie, où il venait d'être envoyé en remonte pour la cavalerie; que, se trouvant à Neïsse, il n'avait pu résister au désir de voir le palais et les jardins tant vantés de Roswald; qu'en conséquence, il avait passé le matin la frontière avec son lieutenant, non sans mettre le temps et l'occasion à profit pour faire, sur sa route quelques achats de chevaux. Il offrit même au comte de visiter ses écuries, s'il avait quelques bêtes à vendre. Il voyageait à cheval, et s'en retournait le soir même.

«Je ne le souffrirai pas, dit le comte. Je n'ai pas de chevaux à vous vendre dans ce moment. Je n'en ai pas même assez pour les nouveaux embellissements que je veux faire à mes jardins. Mais je veux faire une meilleure affaire en jouissant de votre société le plus longtemps qu'il me sera possible.

—Mais nous avons appris, en arrivant ici, que vous attendiez d'heure en heure madame la comtesse Hoditz; et, ne voulant point être à charge, nous nous retirerons aussitôt que nous l'entendrons arriver.

—Je n'attends madame la comtesse margrave que demain, répondit le comte; elle arrivera ici avec sa fille, madame la princesse de Culmbach. Car vous n'ignorez peut-être pas, Messieurs, que j'ai eu l'honneur de faire une noble alliance…

—Avec la margrave douairière de Bareith, repartit assez brusquement le baron de Kreutz, qui ne parut pas aussi ébloui de ce titre que le comte s'y attendait.

—C'est la tante du roi de Prusse! reprit-il avec un peu d'emphase.

—Oui, oui, je le sais! répliqua l'officier prussien en prenant une large prise de tabac.

—Et comme c'est une dame admirablement gracieuse et affable, continua le comte, je ne doute pas qu'elle n'ait un plaisir infini à recevoir et à traiter de braves serviteurs du roi son illustre neveu.

—Nous serions bien sensibles à un si grand honneur, dit le baron en souriant; mais nous n'aurons pas le loisir d'en profiter. Nos devoirs nous rappellent impérieusement à notre poste, et nous prendrons congé de Votre Excellence ce soir même. En attendant, nous serions bien heureux d'admirer cette belle résidence: le roi notre maître n'en a pas une qu'on puisse comparer à celle-ci.»

Ce compliment rendit au Prussien toute la bienveillance du seigneur morave. On se leva de table. Le Porpora, qui se souciait moins de la promenade que de la répétition, voulut s'en dispenser.

«Non pas, dit le comte; promenade et répétition, tout cela se fera en même temps; vous allez voir, mon maître.

Il offrit son bras à Consuelo et passant le premier:

«Pardonnez, Messieurs, dit-il, si je m'empare de la seule dame que nous ayons ici dans ce moment: c'est le droit du seigneur. Ayez la bonté de me suivre: je serai votre guide.

—Oserai-je vous demander, Monsieur, dit le baron de Kreutz, adressant pour la première fois la parole au Porpora, quelle est cette aimable dame?

—Monsieur, répondit le Porpora qui était de mauvaise humeur, je suis
Italien, j'entends assez mal l'allemand, et le français encore moins.»

Le baron, qui jusque-là, avait toujours parlé français avec le comte, selon l'usage de ce temps-là entre les gens du bel air, répéta sa demande en italien.

«Cette aimable dame, qui n'a pas encore dit un mot devant vous, répondit sèchement le Porpora, n'est ni margrave, ni douairière, ni princesse, ni baronne, ni comtesse: c'est une chanteuse italienne qui ne manque pas d'un certain talent.

—Je m'intéresse d'autant plus à la connaître et à savoir son nom, reprit le baron en souriant de la brusquerie du maestro.

—C'est la Porporina, mon élève, répondit le Porpora.

—C'est une personne fort habile, dit-on, reprit l'autre, et qui est attendue avec impatience à Berlin. Puisqu'elle est votre élève, je vois que c'est à l'illustre maître Porpora que j'ai l'honneur de parler.

—Pour vous servir,» répliqua le Porpora d'un ton bref, en renfonçant sur sa tête son chapeau qu'il venait de soulever, en réponse, au profond salut du baron de Kreutz.

Celui-ci, le voyant si peu communicatif, le laissa avancer et se tint en arrière avec son lieutenant. Le Porpora qui avait des yeux jusque derrière la tête, vit qu'ils riaient ensemble en le regardant et en parlant de lui, dans leur langue. Il en fut d'autant plus mal disposé pour eux, et ne leur adressa pas même un regard durant toute la promenade.

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