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Contes d'Amérique

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The Project Gutenberg eBook of Contes d'Amérique

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Title: Contes d'Amérique

Author: Louis Mullem

Release date: June 1, 2004 [eBook #12620]
Most recently updated: October 28, 2024

Language: French

Credits: Produced by Tonya Allen and PG Distributed Proofreaders. This file was produced from images generously made available by the Bibliothèque nationale de France (BnF/Gallica) at http://gallica.bnf.fr

*** START OF THE PROJECT GUTENBERG EBOOK CONTES D'AMÉRIQUE ***
LOUIS MULLEM

Contes d'Amérique

PARIS

M DCCC XC

_A

ALPHONSE DAUDET

En toute affection pour l'homme,

En toute admiration pour l'écrivain.

L.M._

L'imagination ne pouvant que retrouver ou prévoir, les historiettes suivantes devraient être, selon le désir de l'auteur, considérées comme des chimères susceptibles de devenir réelles ou de l'avoir été.

UNE NOUVELLE ÉCOLE

—Étrange idée! Nous convoquer ainsi, ce soir même!… au risque de nous faire expulser comme des bambins par le père Wallholm!

—Il est vrai, Gibb, le vieux gentleman est peu endurant pour les visites en dehors du dimanche.

—Et ce sera comme j'ai dit, Fogg: il s'agit tout bonnement de nous servir quelque nouvelle avalanche de prose de M. Wallholm fils.

—Oui, Andrew produit beaucoup!…

—C'est une rage! Passe encore de fabriquer, comme nous, quelques poésies, entre les heures de bureau. Mais entasser poème sur prose, roman sur comédie! Il deviendra fou!

—Bah! subissons encore cette petite corvée et nous aurons, en revanche, le plaisir d'entrevoir Mlles Kate et Lizzie… L'une d'elles, je crois, ne déplaît pas à celui de nous qui ne lui préfère pas sa soeur?

Cette insinuation subtile ramena chacun à ses préoccupations personnelles, et les deux interlocuteurs continuèrent en silence de gravir la montée.

L'automne agrémentait la soirée d'un petit froid vif, et de fines nuées dansaient dans l'azur, sur la note gaie du clair de lune.

Tout rappelle l'Allemagne, du reste, dans cette région du Kansas où l'émigration rhénane prédomine et impose ses moeurs. La nature elle-même paraît se prêter à ce pastiche; elle se joue notamment à l'entour de la petite ville de Humboldt, comme à une seconde édition du grand-duché de Bade, et le faubourg grimpant où nous avons amené le lecteur imite avec ses maisons en bois sculpté et ses sombres touffes de sapins les plus pittoresques échappées de la Forêt Noire.

Gibb et Fogg, qui avaient parlé tout à l'heure, trahissaient aussi le type tudesque blond, à large face rougeaude. Ils s'étaient exprimés avec une gravité bien digne de citoyens de dix-huit ans, destinés au commerce, ouverts pourtant à la littérature et livrés de coeur aux mystiques rêveries d'un premier amour. Ils étaient sanglés dans des redingotes noires très courtes, ils avaient des casquettes à visières vernies, ils quittaient à l'instant le tiède cabaret du Grand Frédéric où l'on paie en thalers et ils s'avançaient battant le chemin de leurs bottes sonores.

—Merci d'être venus à l'heure, dit tout à coup quelqu'un dans la nuit…

Andrew Wallholm, aux aguets près de la maison paternelle, avait fait quelques pas au-devant de ses camarades.

—Silence, et suivez-moi comme des ombres, ajouta-t-il gaîment, mais à voix basse.

Gibb et Fogg entrèrent après Andrew, en assourdissant autant que possible les craquements de leurs cothurnes, et franchirent le vestibule, non sans risquer, devant la porte vitrée de la chambre basse, le coup d'oeil convenu sur miss Kate et miss Lizzie, qui brodaient et rêvassaient à la clarté de la lampe. Dans le fond de la pièce, près de la cheminée flamboyante, se tenaient la grosse dame Wallholm, tricotant, et la sèche personne de M. Wallholm, perdu sous son bonnet fourré, absorbé dans la fumée de sa pipe et fixant d'un air de mépris ses lunettes sur le vide. M. Wallholm avait une réputation de misanthropie hargneuse, portée par les mauvaises langues sur le compte d'anciennes prétendues frasques de Mme Wallholm…

Gibb et Fogg tremblèrent d'avoir osé regarder.

Inaperçus par bonheur, ils montèrent à tâtons l'escalier et entrèrent avec Andrew dans sa chambre d'étude à l'arrière de la maison.

Une lampe encapuchonnée d'un abat-jour illuminait une table surchargée de papiers en désordre. Andrew, décidément, s'accordait la fantaisie de donner une soirée littéraire.

Dans la pénombre on distinguait, installé déjà, M. Johann Schelm, l'associé de M. Wallholm; le nostalgique, l'ironique et assez papelard M. Johann, natif de Darmstadt, en Germanie, dont les mélancolies d'antan passaient, encore selon les médisants, pour avoir exercé sur les tendances intimes de Mme Wallholm une attraction décisive…

Gibb et Fogg, malgré leur jeunesse, étaient à peu près instruits de ces cancans locaux…

Après un échange général de poignées de mains, Andrew invita les nouveaux venus à s'asseoir et prit place lui-même devant le tas de manuscrits.

Il tournait le dos à la fenêtre, argentée de reflets lunaires, et faisait face à ses invités dans la lueur verte de l'abat-jour qui s'étalait sur une partie de son visage et se coupait sataniquement à son profil yankee, taillé dur comme un éclat de granit.

Andrew n'était plus d'allure joyeuse, comme à l'arrivée de ses amis; il affectait, au contraire, une attitude abattue et sombre; la scène devenait morne et glacée, comme une conférence au début.

On attendait, muets et intrigués, depuis quelques minutes, lorsque Andrew daigna prendre la parole sur le ton d'un homme aux prises avec les idées les plus noires.

—Je me propose, messieurs, vous l'avez deviné, de soumettre, cette fois encore, quelques pages à votre appréciation. Pardonnez à mon trouble, à ma fièvre pendant cette lecture. Les ressorts les plus douloureux de mon être sont mis en jeu dans ce que vous allez entendre, mon avenir d'homme et d'artiste dépendra du jugement que vous en porterez.

Après ce préambule, passablement obscur, Andrew s'empara d'un feuillet, mais à peine le consultait-il, ayant adopté le parti d'arrêter ses yeux gris sur l'auditoire avec une bizarre ténacité.

—«Il y a quelques heures, la forêt était triste, commença-t-il, la brume pleurait sur la verdure noire des pins. Tout près d'ici, pourtant, deux jeunes gens cheminaient au hasard, le fusil sur l'épaule, comme pour une promenade. Ils étaient frères, presque du même âge, mais on ne l'eût pas soupçonné, tant ils différaient de traits et de conformation.

«Ils marchaient taciturnes, l'un obsédé de pensées difficiles à exprimer, l'autre assombri par le pressentiment d'un entretien orageux.

«Ils approchaient du grand étang, dont l'eau dormante, miroitant à la pâleur du ciel, déroulait ses plaques d'argent mat entre les roseaux.

«Tout à coup, l'aîné s'arrêta, droit campé, l'arme au pied, l'oeil en flamme.

«—Frère, que penses-tu des tiens, interrogea-t-il brusquement.

«L'autre hésita, mesurant, stupéfait, la portée d'une pareille question.

«—Je vous aime tous, dit-il, mon père, ma mère, mes soeurs et toi-même…

«L'aîné, sans fléchir, le verbe rude et amer, répondit:

«—Tu nous aimes! Tu as tort! Cet amour, on ne saurait te le rendre.

«—Voilà de dures paroles, frère; que veux-tu dire? demanda le plus jeune, déjà des larmes dans la voix.

«L'aîné se taisait, cherchant à frapper juste.

«—Ai-je commis quelque faute, t'aurais-je blessé par mégarde? insista l'enfant.

«—Non! dit l'aîné, dont l'accent passait de la raillerie à la colère grandissante. Non! mais regarde-moi bien en face, tu vas me comprendre. Ne suis-je pas, en réalité, comme mon père, type maigre et rugueux, un descendant direct de la vieille souche américaine? Oui, n'est-ce pas? Je porte au front la pâleur jaune du dollar, j'ai le masque rigide de l'éternel chercheur d'or; toi, tu contemples avec de grands yeux bleus la vie comme dans un rêve, tu es blanc et rose et blond comme une vierge de ballade…»

MM. Fogg et Gibb devinrent, à ces mots, très perplexes et se désignèrent, à la dérobée, deux photographies encastrées sur la cheminée, dans le joint du miroir. Il semblait clair et d'après ces portraits qu'Andrew dépeignait sa propre image et celle de son frère Harris Wallholm, qu'on était d'ailleurs surpris de ne pas voir présent à cette fête intime. Le récit pénétrait donc dans une situation bien délicate… M. Johann Schelm, cependant, demeurait calme et apparemment très distrait dans son fauteuil, tandis qu'Andrew poursuivait sa narration avec une croissante furie de ton et de geste.

«—A quelles misères t'arrêtes-tu? dit le plus jeune tout interdit.
Qu'importe la figure? Notre âme est pareille.

«L'aîné haussa les épaules en un mouvement de rage mal maîtrisée.

«—Notre âme est pareille! Chimère qu'un Américain ne saurait concevoir.

«—Ne sommes-nous donc pas de la même nation et du même sang!

«—Tu vas le savoir. Réponds! Que penses-tu de cet étranger toujours présent dans notre maison?

«—L'associé de notre père? Oui, je sais qu'au fond du coeur, tu le hais.

«—Oh! de toute ma haine, depuis l'extrême enfance, depuis une scène funeste… qui est l'histoire de ta vie. Le père, à cette époque, était un travailleur obstiné, sans cesse anxieux et rude, dont chacun avait peur. L'autre, l'émigré, parlait habituellement à ma mère dans un langage de douceur et de cajolerie sournoise qui soulevait mes répulsions d'instinct. Il y eut drame un jour: Ma mère voilait son front de ses mains, l'étranger montrait une attitude louche, je tremblais et pleurais au bruit des menaces de mon père. Que s'était-il passé? Je ne pouvais comprendre alors, mais tu naquis peu après, tu grandissais, je t'observais avec une persistance d'abord inconsciente, puis volontaire, et enfin la vérité se reconstruisit entière dans mon cerveau: La trahison revivait en toi; elle éclatait dans ta ressemblance exacte, absolue, ridicule, avec cet homme d'autre race. Ton existence était une honte, un crime et une dérision! Me comprends-tu maintenant?

«Le plus jeune eut un cri déchirant, il étendit les bras comme s'il eût voulu se retenir sur le bord d'un abîme.

«Puis il se fit un silence tout frémissant entre ces deux frères qui n'osaient plus lever les yeux l'un vers l'autre…»

Andrew, conformément à son récit, fit une pause durant laquelle MM. Gibb et Fogg se sentirent plus cruellement embarrassés que jamais. On eût dit que sur la face somnolente de M. Johann Schelm se dessinait quelque chose d'incompréhensible, comme un mélange de confusion, d'incrédulité et de défi. Andrew, de son côté, se possédait en une sorte de sang-froid de comédien tout en exhibant une émotion désordonnée. Mystifiait-on MM. Fogg et Gibb? Et pourtant il s'agissait certainement de la famille Wallholm et de l'associé, M. Schelm, dans ce qui venait de se débiter. L'histoire des deux frères était une suite trop évidente des racontages circonvoisins. Andrew, sous prétexte de littérature, trahissait-il les secrets du foyer paternel? Mais comment pouvait-il broder sur de telles avanies? Comment savait-il ces mystères; qui donc avait osé les lui dévoiler? MM. Gibb et Fogg s'y perdaient.

Andrew avait, derechef, consulté le feuillet qu'agitait un tremblement de ses doigts.

«On entendait, poursuivit-il, le bruissement des roseaux sur l'étang et les lentes traînées du vent dans le feuillage mouillé.

«Il fallait en finir, cependant, et l'aîné reprit bientôt sa résolution première.

«—Faiblesse d'âme, soins de fortune ou aveuglement, que sais-je? mon père avait oublié. Mais sans relâche, moi, je me suis débattu contre ce secret qu'il m'était interdit de révéler, j'ai dû supporter cette tache à mon honneur héréditaire, dévorer l'humiliation, refouler des désirs affolés de vengeance. Le courage de me taire plus longtemps m'a manqué. A ton tour donc de subir cette destinée, de mesurer ce que pèse à la conscience le recel d'un nom volé par l'adultère, l'hypocrisie d'affections que repousse la voix du sang!…

«—Que faire? interrompait le plus jeune, enfant par les pleurs, homme sous l'insults…

«L'aîné s'approcha du malheureux à qui sa présence répugnait déjà et parla vite d'une voix sourde:

«—L'étang qui dort à nos pieds est profond, la forêt qui nous entoure s'ouvre sur le monde. Choisis. La nuit venue, tu verras à travers les branches une lumière approcher de ma fenêtre. Accomplis alors ta volonté, quelle qu'elle soit.

«Ayant dit, l'aîné remit le fusil sur l'épaule et partit sans regarder en arrière.

«Et maintenant l'heure grave est venue!…»

Sur ce dernier paragraphe, Andrew avait saisi la lampe d'une main et s'était levé tragique, en manière de poète emporté par son rêve, mimant l'action, vivant les personnages:

«L'aîné ne recule pas,—lisait-il;—inflexible, il veut que justice soit faite, il va vers la fenêtre, la lumière fatale rayonne sur la forêt. Écoutez…»

Éclairé de profil, Andrew était d'une pâleur de mort; sa voix s'élevait en éclats désespérés. Le coeur s'étranglait sous les redingotes de MM. Gibb et Fogg; M. Johann Schelm, entraînement du récit ou terreur de la réalité, s'était enfin mis debout et un semblant de menace roulait dans son oeil ahuri.

«Écoutez!» redit Andrew.

Il y eut un instant d'attente, puis une lueur sillonna la cime des arbres et une détonation retentit dans le bois.

Andrew lança un coup d'oeil final au manuscrit et s'agenouilla.

«Un coup de feu! acheva-t-il; le plus jeune n'est plus! L'aîné tombe les mains jointes:

«J'ai cru bien faire, sanglote-t-il, que Dieu me pardonne!…»

L'émotion et l'angoisse de l'auditoire devinrent indescriptibles. Que dire, que conclure? On regardait avec effarement Andrew prosterné; on entendit une horloge tintant dix heures, en même temps qu'une voix fougueusement acariâtre retentissait au bas de l'escalier:

—Ce vacarme finira-t-il? criait le peu accommodant M. Wallholm père.

En dépit des navrantes impressions du moment, on ne songea plus qu'à fuir la méchante humeur du vieil ours.

—Partez, partez vite! commandait Andrew, redressé comme par un ressort.

Les jeunes Gibb et Fogg dégringolèrent l'étage et purent à peine entrevoir une dernière fois les misses Kate et Lizzie, qui repliaient leurs broderies.

Arrivés sur la route, ils remarquèrent que M. Johann Schelm les suivait à quelques pas. Il n'y avait donc plus de doute! Andrew s'était montré véridique, une sanglante folie avait été commise!

Ils marchèrent quelque temps suffoqués, transis, n'osant desserrer les dents, l'imagination hantée déjà de l'apparition du suicidé flottant sur l'eau; ils songeaient à se rendre au bord de l'étang, quand de l'obscurité se détacha une forme humaine venant en sens inverse et marquant le pas d'une chanson.

—Harris! s'écrièrent Gibb et Fogg, ravis.

—Ah! chers amis, vous voilà! dit Harris Wallholm qui les avait aussi reconnus à la voix.

—Eh bien! mes bons! ai-je bien joué mon rôle? la poudre a-t-elle parlé à propos? Et que dites-vous du nouveau procédé littéraire de ce fou d'Andrew?

—Le nouveau procédé?…

—Oui! le «naturalisme» dont on parle tant aujourd'hui ne lui suffit plus, il cherche, paraît-il, quelque chose au delà.

—Et quoi donc?…

—Je n'en sais rien; on essaiera la définition un autre jour.

—Oui, oui, un autre jour, dit M. Johann Schelm, qui s'était approché et avait appuyé son bras sur l'épaule d'Harris Wallholm.—Rentrons, mon enfant, la soirée est froide, tu pourrais t'enrhumer.

L'UNION LIBRE

I

Une fébrile impatience, une impatience véritablement épileptique et enragée, secouait la foule entassée depuis le lever du jour dans la Cent-Vingtième Rue du Quatorzième Quartier de San-Francisco.

L'agitation allait croissant; la rumeur des milliers de voix de cette multitude avait l'accent d'un océan qui se fâche.

C'est qu'on attendait un événement extraordinaire et de nature, certes, à faire délirer toutes les imaginations.

Depuis plus d'un mois, la chose était quotidiennement annoncée, en caractères d'affiche, à la première page des journaux; on en lisait le prospectus, farci de détails et d'illustrations, sur de vastes pancartes, promenées à dos d'homme par la ville; on relisait cette réclame le soir, aux rideaux d'entr'acte des théâtres ou sur d'immenses transparents illuminés par les entrepreneurs de publicité. Du salon au pavé, de l'alcôve à la belle étoile, on ne parlait plus que de cette affaire dont le dénoûment allait enfin se produire.

Mais il n'était encore que dix heures du matin, et c'était à midi seulement qu'Ellen Kemp, l'héroïne de ce fait mémorable, devait faire son apparition.

Or:—«Ellen Kemp «Ellen Kemp «Ellen Kemp»

—ainsi lisait-on sur un gigantesque calicot qui couvrait toute la façade du Septième Hôtel de la Cent-Vingtième Rue—«Ellen Kemp avait été prise du désir de se marier; mais, instruite des derniers travaux des statisticiens, elle n'ignorait pas qu'on rencontre à San-Francisco trente hommes environ pour une seule femme, et, par suite, elle craignait le trop grand embarras du choix. D'autre part, elle redoutait, vu son absence de fortune, d'être contrainte d'accepter une proposition ou d'agréer des hommages indignes de son éducation, de sa jeunesse et de sa beauté.

«Le hasard pouvait seul trancher de pareilles difficultés. Ellen Kemp consentait à s'y confier, mais elle en corrigeait les chances trop aveugles par une ingénieuse combinaison qui lui assurerait, en même temps, un époux et une dot. Cette combinaison était bien simple: la jolie, la belle, la charmante miss Ellen Kemp avait résolu de mettre sa séduisante personne en loterie.

«Le prix du billet, lisait-on ensuite, est de un dollar; le nombre des billets est de vingt mille. Le tirage de la tombola aura lieu le 18 juillet à midi précis. A ce jour et à ce moment, miss Ellen se montrera sur la «platform» devant la porte du Septième Hôtel, et s'y laissera voir à loisir pendant l'opération, confiée aux jeunes et innocentes mains de cinq pensionnaires du Troisième Orphelinat. Le gagnant, quel qu'il soit, possédera légitimement la jeune personne, s'il le veut et s'il le peut; s'il refuse le mariage, miss Ellen Kemp gardera la dot et sa liberté.»

—Éducation! beauté! jeunesse! et vingt mille dollars! Tels étaient les cris admiratifs que poussait sans fin l'épaisse masse d'hommes encaissés comme des harengs dans la Cent-Vingtième Rue dont ils emplissaient littéralement la chaussée, les trottoirs, les cafés, les «bars» de toute espèce. Car le public féminin, justifiant la statistique invoquée plus haut, était en infime minorité.

Cet attroupement de peuple et de populace exhalait une pénétrante odeur d'eau-de-vie et de tabac. Par-dessus les têtes, sur toute l'étendue de la couche vivante, voltigeait un léger nuage bleuâtre de fumée de cigares, à travers laquelle s'élevait, en spirales plus denses et plus grises, la vapeur de quelques pipes et brûle-gueules.

Mais le ciel était pur et bleu. Le soleil de juillet léchait de flamme chaque détail et l'on voyait, parmi quelques taches d'ombre, un perpétuel miroitement de lumières crues et criardes.

Il y avait quantité de rigides figures de Yankees, aux grands fronts cordés de veines, aux longs traits secs, à la peau bise, à la bouche railleuse, cynique ou cruelle, faute de poil aux lèvres. On devinait nombre d'Irlandais à leur physionomie blafarde et alcoolisée, à leur inculte fouillis de cheveux couleur de houblon. Par-ci par-là pivotaient les crânes suants et frais rasés des Chinois silencieusement attentifs.

Ces têtes de tout genre et de tout âge tournoyaient sur une mouvante cohue de torses vêtus de drap noir ou gris, de toile blanche, jaune ou rousse, de cravates voyantes, de cols de chemise dilatés.

Il y avait du luxe, il y avait des guenilles, des mains gantées et des bras nus de travailleurs; c'était de l'égalité cosmopolite fusionnant en un large flot qui remplissait la Cent-Vingtième Rue et formait un remous de curieux dans les rues voisines.

L'entreprise, on le voit, avait été bien conduite.

Grisés depuis si longtemps par les apologies de la presse, allumés d'espérances érotiques ou conjugales, tous les gentlemen présents, sauf de rares exceptions, avaient risqué un dollar ou plusieurs sur cette chance, entremetteuse d'une Vénus.

Ils envisageaient, d'ailleurs, en bons Américains, ce cas étrange, sans marivaudage ni mysticisme; ils exhibaient leurs «tickets» et comparaient les chiffres. On opérait des échanges et des reventes, on ouvrait des paris, on concluait d'immoraux compromis visant la dot plus que la femme ou divisant l'une et l'autre. Du milieu de la rue jusque dans l'intérieur des tavernes, on négociait comme à la Bourse, avec force hurlements; on se disputait, on se poussait, on se bousculait; quelques luttes à coups de poing violemment assénés commençaient de distance en distance à illustrer la fête.

Onze heures et demie sonnèrent à l'horloge de la Septième Chapelle.

Alors tout ce qui pouvait encore essayer de poser la moitié de l'orteil sur l'asphalte des trottoirs sortit des buvettes et cabarets. Des grappes vivantes grimpèrent aux réverbères et se collèrent en espaliers aux murailles. On regardait des balcons, des fenêtres, des lucarnes; on fit irruption sur les toits environnants, on étouffait, on se tordait, on grillait au soleil et on frémissait à l'unisson.

A midi moins un quart, une aigre et détonnante fanfare, masquée par le grand rideau de calicot, fit éclater une demi-douzaine de fois l'air national de Yankee Doodle.

Des hurras frénétiques saluèrent ce charivari.

Mais l'enthousiasme ne devait plus avoir de répit, car, décidément, l'exhibition commençait.

Les cinq bambins du Troisième Orphelinat vinrent, selon le programme, se ranger au pied de l'estrade, dans un petit espace qu'une corde isolait de la foule. Ils étaient suivis, ces comparses, d'un gentleman qui fonctionnait, selon toute apparence, en qualité de metteur en scène de la comédie et qui plaça sur le bord du théâtre cinq corbeilles d'osier dans chacune desquelles il introduisit dix cartons, après avoir montré distinctement et longuement à l'assistance que ces cartons étaient chiffrés en conscience depuis zéro jusqu'à neuf.

Le gentleman avait une figure impassible et des gestes d'une bouffonnerie rythmée qui trahissaient un clown de cirque momentanément en habit noir.

Il agita les corbeilles, puis les disposa symétriquement à la portée des cinq innocentes mains de l'Orphelinat.

Midi sonna, mais on eut à peine le temps de pousser le ah! traditionnel.

L'air de Yankee Doodle retentit encore; une déchirure sillonna le milieu du grand rideau de calicot et miss Ellen Kemp vint se planter à l'avant de l'estrade.

Oui, elle était jeune; oui, elle était belle, et le bruit s'en répandit aussitôt parmi le populaire, qui pullulait jusqu'aux dernières limites du Dix-Septième Quartier.

Pour la masse qui admire ou condamne sans phrases, une épithète vaut une description.

—Elle est charmante, elle est gracieuse, disait chacun; elle est élégante, fraîche, gentille, jolie, sympathique, oh! sympathique! originale, séduisante, élancée, solide, blonde, rose, rieuse, exquise, adorable, éblouissante, enivrante, proclamait-on au loin. Et les yeux même de ceux qui ne voyaient rien s'emplissaient d'extase.

Aux fenêtres, quelques «reporters» griffonnaient des esquisses moins sommaires pour les journaux du soir:

«Ellen Kemp, crayonnaient-ils, est une belle blonde, aux yeux bleus, à la taille légèrement au-dessus de la moyenne; elle a la poitrine amplement développée et les manches de barège laissent deviner des bras vigoureux. Son air, toutefois, n'a rien d'une virago, d'une héroïne de roman, d'une exaltée, d'une sectaire, ni d'une extravagante. Sa robe de toile rayée de bleu, de gris et de rose, en demi-teinte sur fond blanc, son coquet chapeau de crêpe noir piqué d'une pivoine, son col cassé ferme et bien blanc, ses gants de soie paille, sa petite valise en chagrin noir à fermeture d'acier, son parasol brun pendu par une chaînette à la ceinture, constituent la toilette de voyage d'une personne convenable de la classe aisée.

«Ellen Kemp regarde le public avec calme et sans affectation de forfanterie; elle n'est ni agitée ni étonnée; il semble qu'elle pense faire la chose la plus naturelle du monde et accomplir un des actes ordinaires de la vie. Son attitude, en attendant que le hasard dispose de son existence, est celle, à peu près, d'une demoiselle bien élevée, en présence des «aldermen,» au moment de contracter un mariage de raison.»

L'ébauche était presque ressemblante. Ellen Kemp, à coup sûr, agissait sans ostentation, bien que son aventure dût enrichir le catalogue des abracadabrances nationales. Elle était sereine et souriante, mais froide et attentive, comme lorsqu'on va conclure une affaire.

L'assistance mâle, suffocante et haletante, était loin de se montrer aussi placide. La beauté de miss Ellen donnait un intérêt poignant à la partie engagée. Le désir, l'amour subit, la jalousie commençaient à surexciter les cervelles des spectateurs provisoirement rivaux, et se traduisaient en injures brutales, en provocations grossières échangées dans tous les idiomes connus. On se traitait de chien d'Irlandais, d'Anglais stupide, de crétin du Valais, de lazzarone, de rôdeur de barrière, de carliste, d'alphonsiste, de fenian, de communard, de socialiste et de nihiliste, pendant que les Yankees, exaspérés de cette concurrence transatlantique, criaient: «En Europe! en Europe! maudite crapule!»

La fanfare, par bonheur, fit trêve.

Il y eut un palpitant silence pendant lequel le précédent gentleman ordonna aux candides délégués de l'Orphelinat de mettre une main dans chaque panier, de saisir une carte unique et d'attendre le signal.

Mais il était écrit qu'il y aurait combat:

Quelques hommes pesèrent contre la corde de clôture et se penchèrent pour surveiller l'extraction. Les cinquième et sixième rangs redoutèrent une fraude, et le soupçon, s'enflammant comme une traînée de poudre, alla faire explosion aux deux bouts de la rue, d'où rejaillirent vers le centre de calomnieuses insinuations.

Il n'en fallait pas plus pour déterminer une rixe, car les longues provocations des héros d'Homère ne sont pas de mode chez le peuple nouveau-monde, plus avare de son temps que de sa vie.

Déjà des boxeurs se tamponnaient le mufle, des pointes de souliers sifflaient contre des mâchoires, de larges semelles se plaquaient sur des ventres, ou frappaient des tibias à revers; on se prenait à la gorge, on s'éborgnait, on se crachait à la figure ce qu'on s'était mordu, quelques poitrines se cambraient autour de coups de pied reçus dans le dos; plusieurs lames de couteaux-poignards scintillaient au soleil comme des lueurs électriques; des revolvers, machines à moudre la mort, égrenaient leurs notes rêches et crépitantes.

Un Chinois, profitant de la bagarre, s'était glissé jusqu'à la corde, et son oeil, lourd de volupté, caressait l'appétissante fille de race blanche; mais la rage de quelques batailleurs se tourna contre ce rebut de l'Orient; le malheureux, happé à la nuque, renversé, terrassé, plongea sous la plèbe, et, de coups de botte en coups de botte, émergea plus loin dans un vide formé à l'entour de deux pugilistes qui, plus acharnés que le reste des guerriers, se pochaient et s'incisaient avec de grands cris de massacre.

Toujours calme, et ne se crispant dans aucune arrogante impassibilité d'apparat, miss Ellen suivait cette scène avec un assez vif intérêt. L'incident, d'ailleurs, avait un caractère de grandeur et d'étrange beauté:

L'inexorable et démoralisant célibat de la cité industrielle enfiévrait ces troupeaux d'hommes assoiffés d'amour, et, devant cette femme que le hasard promettait également à tous et qui se tenait là, superbement désirable, triomphalement provocante, symbole vivant des joies de la possession, ces malheureux, ces déshérités, ces travailleurs, étaient prêts à s'entre-déchirer comme des bandes de fauves, affolés dans le désert par l'âcre arôme d'une seule femelle.

Oui, ce simple fait divers de la journée d'un peuple avait une fière tournure épique, digne d'une page d'histoire.

La mêlée allait devenir écoeurante. On entendait des râles brefs et sinistres, quelques têtes blêmes se rejetaient en arrière comme pour se détacher de gorges serrées en des mains tenaillantes; l'air s'empestait aux amères sueurs de la colère; quelques chairs se gauffraient; des taches de sang éclataient comme des fleurs purpurines enlevées à l'aquarelle, sur les faces livides.

Mais, tout à coup, le silence sans souffle encore une fois régna; les plus féroces s'arrêtèrent pour regarder.

C'est que les petits de l'Orphelinat tenaient en l'air, à bras tendus, les cartons qu'ils venaient d'extraire des corbeilles, et tous les yeux, toutes les bouches, lurent et proclamèrent ce chiffre:

18745!

qui transformait, pour miss Ellen Kemp, le hasard en destinée.

La musique, impitoyable mélange de pistons et de clarinettes, épaissi de grondements de tambours, se reprit à vacarmer des refrains en vogue, et la curiosité des assistants se ralluma, car miss Ellen s'immobilisait sur les tréteaux, comme si elle eût attendu que le possesseur du numéro sorti des urnes vînt réclamer sa conquête.

Certes, cela promettait un retour d'amusement. Le gagnant serait peut-être vieux, laid, pauvre, monstrueux, ivre ou fou. N'importe! Le mariage se ferait s'il l'exigeait; on prendrait, son parti; la cérémonie nuptiale aurait lieu séance tenante; il suffisait du concours d'un des clergymen sans doute présents. Oui! on allait probablement un peu rire, en compensation de tant de dollars envolés!

Malheureusement les choses avaient été disposées d'autre façon.

Ellen Kemp disparut derrière un second rideau de calicot, que des mains invisibles déroulèrent du sommet de la baraque et sur lequel parurent ces mots en grosses lettres noires:

ELLEN KEMP

Appartient à

JOSUAH BROG-HILL
JOSUAH BROG-HILL
JOSUAH BROG-HILL
D.-M.

Quatre-Vingt-Onzième Rue, Soixantième Quartier.

Docteur-médecin! Tel était donc le mot de cette incommensurable mystification: un Esculape, aussi obscur que peu scrupuleux, avait imaginé, croyait-on, ce moyen d'escamoter une moisson de gloire et d'argent comptant.

La célébrité désormais certaine de Josuah Brog-Hill prit naissance au milieu d'une huée formidable dont le bruit s'épandit par toute la ville.

Il y eut un ouragan de rires, d'injures, de sifflets, de malédictions. Le théâtre en plein vent, renversé à la hâte par une équipe de charpentiers, sembla s'abîmer dans la tempête, et le Septième Hôtel reparut dans sa peu monumentale nudité.

La pièce était jouée, et la multitude, courant après le temps qu'elle venait de perdre, s'enfuit comme une trombe par toutes les issues.

Cinq minutes plus tard, la rue avait repris son aspect accoutumé; les files de travailleurs, de négociants et d'hommes d'affaires s'écoulèrent paisibles et continues, ainsi que les eaux d'un fleuve au soleil.

II

Et voilà comme les choses se passent, si vite effacées. L'agitation provoquée par cette passionnante aventure se dissipa dès que le dénoûment fut divulgué.

Personne ne s'avisa d'attendre miss Ellen Kemp pour la suivre ou la voir un instant de près. On pensa qu'elle ne dépendait plus que de son nouveau mari ou, le cas échéant, de la justice.

Ellen Kemp demeura près d'une heure encore à l'hôtel, afin de régler ses comptes avec le drôlatique régisseur de sa vente à l'encan; puis elle sortit, mit le pied sur l'asphalte, et partit svelte et alerte, tout d'un trait, comme une colombe, avec un bruit d'ailes dans sa légère robe d'été.

Elle allait, sans effronterie, mais sans hésitation, tenant de ses mains finement gantées l'ombrelle et la valise. Elle avait la démarche gaie d'une pensionnaire à peine entrée dans la vie libre et qui se sent encore enveloppée de sympathie dans toute l'atmosphère sociale.

Elle suivait les rues, les squares, les places, les quais; sites numérotés à tous les angles et nullement honorés, comme dans les villes séculaires, de noms célèbres plus ou moins connus.

Grâce à ce système, cependant, miss Ellen n'avait qu'à prendre, aux carrefours, le chiffre le plus élevé pour atteindre, sans consulter personne, la rue lointaine de son propriétaire. Elle y arriva, méthodiquement, en deux petites heures ou, si vous le préférez, en une grande heure trois quarts.

Le numéro 125 de la Quatre-Vingt-Onzième Rue était d'aspect tranquille et honnête; une propreté méticuleuse luisait sur les volets peints en vert, sur les vitres polies, derrière lesquelles se relevaient à demi des rideaux de mousseline, et jusque sur les feuilles des plantes grasses qui faisaient, avec leurs poteries de terre rouge vernissée, l'ornement intérieur des deux fenêtres du rez-de-chaussée.

Chaque détail souriait d'un effet de lumière, et les rayons du soleil, tombant alors obliquement sur la porte, étaient vivement reflétés par une plaque de cuivre où des lettres noires, creusées dans le métal, annonçaient le logis de «Josuah Brog-Hill, D.-M.»

—C'est ici, se dit miss Ellen.

Et fort hésitante, elle parut se demander:

—Que diable viens-je faire dans cette maison et quel langage dois-je tenir?

Mais un regard jeté sur la sacoche enflée des vingt mille dollars lui rendit la notion du devoir, et elle étendait la main vers le bouton de la sonnette quand la porte s'ouvrit d'elle-même.

Une respectable vieille dame, de noir vêtue, à tournure de gouvernante et de quakeresse, se montra dans l'encadrement.

—Le maître y est-il? demanda miss Ellen.

La figure de la dame prit une expression très cordiale.

—Votre santé est bonne, j'espère, miss Ellen, dit-elle du ton le plus aimable.—Certainement le maître est à la maison, veuillez me suivre.

Et prenant les devants après avoir refermé la porte de la rue, elle conduisit la visiteuse vers un petit parloir situé à l'autre extrémité du corridor.

Ellen Kemp éprouva quelque surprise à s'entendre nommer par cette vénérable introductrice.

—Avais-je l'honneur d'être connue de vous, madame? demanda-t-elle.

—Non, miss Ellen, mais en conjecturant d'après les circonstances…, j'avais deviné, ou plutôt supposé…, excusez-moi…

La dame semblait intimidée du regard étonné d'Ellen Kemp et parlait avec un embarras visible.

—Vous attendrez deux minutes au plus, dit-elle, et je reviendrai vous prendre.

Et elle sortit après avoir courtoisement invité miss Ellen à s'asseoir.

Demeurée seule, Ellen Kemp sentit qu'enfin son coeur battait un peu d'effroi, tant l'aspect de toute chose, dans cette demeure, était à la fois coquet et imposant.

Le parloir, petite pièce carrée, montrait l'ameublement le plus simple, mais à travers la fenêtre ouverte on voyait une cour inondée de soleil et ornée d'une jolie fontaine de marbre à jet d'eau dont la poussière irisée rafraîchissait d'innombrables fleurs rares et resplendissantes s'étageant sur des gradins jusqu'aux murailles tapissées de lierre.

Un merle, dans une cage accrochée aux feuilles, se prit tout à coup à siffler une note amusante, comme pour souhaiter la bienvenue.

Sauf ce merle, tout se taisait dans la maison, et on percevait un silence d'assoupissement sous la lourde chaleur de l'été.

—Le docteur Josuah doit être un gentleman très comme il faut, pensa miss Ellen; il aime, à coup sûr, le confortable et la sérénité. On doit vivre heureux sous ce toit; les passions sont peu turbulentes ici. J'imagine que le docteur n'est plus de la première jeunesse…

Cette hypothèse en provoquait nombre d'autres; mais la vieille dame était revenue dans le parloir, toujours souriante et sans plus de bruit qu'une nuée nageant sous un ciel clair.

—Venez, chère miss Ellen, le docteur vous attend.

Ellen Kemp, se roidissant contre un petit tremblement nerveux qui l'envahissait, se leva et marcha, tenant toujours à la main son ombrelle et le sac aux dollars.

La chambre du docteur était au premier étage, juste au-dessus du parloir qu'on venait de quitter.

Au milieu de l'escalier, Ellen Kemp se mit à trembler plus fort en pensant que le docteur pouvait bien aussi être un homme jeune et beau.

—N'est-ce pas là, se dit-elle, ce qui l'oblige à prendre une si vieille intendante?

Une porte s'ouvrit.

—Miss Ellen Kemp! annonça la respectable dame d'une voix avenante.

—Miss Ellen Kemp, entrez et asseyez-vous, dit une autre voix plus accueillante encore, et si douce que, malgré sa frayeur et sa honte, maintenant, d'avoir fait un coup de tête ridicule, Ellen Kemp regarda tout d'abord la personne qui venait de parler.

C'était une femme jeune encore et qui, sans être belle, avait ce charme singulier que donne au visage une intelligence peu commune; ses cheveux, d'un blond satiné, encadraient un beau front aux tempes bien pleines et retombaient, sans se boucler, comme une touffe de soie; ses lèvres souriaient à demi; ses yeux, d'un gris noir, étaient comme deux grandes lumières allumées par une rare chaleur de sentiment et de sensibilité. La toilette, d'un goût sévère, rappelait celle de la vieille camériste et se composait d'un col de toile blanche et d'une robe de drap noir, boutonnée depuis la gorge et descendant sans plis jusque sur les pieds, comme une soutane.

La vue de cette agréable créature causa, faut-il le dire, un certain désappointement à miss Ellen, qui eût préféré, sans doute, rencontrer le docteur seul chez lui et, surtout, le rencontrer célibataire, que d'avoir à s'expliquer avec sa femme.

Le dépit de miss Ellen était d'autant plus excusable que la chambre où on la recevait révélait un hôte fort intéressant. Des rayons chargés de livres, des instruments de physique et de chimie, des plantes, des gravures, un piano et mille autres objets encore, proclamaient que le docteur était à la fois un savant, un artiste et un poète.

De plus, miss Ellen s'attendait à du persiflage et cette idée la délivra de tout reste d'intimidation.

—Je venais dans le but de parler au docteur Josuah Brog-Hill, dit-elle, non sans une certaine sécheresse.

—Le docteur Josuah Brog-Hill, c'est moi, répondit avec une grâce parfaite la dame en soutane.

—Vous! s'écria miss Ellen stupéfaite, le regard fixe et la bouche béante.

—Oui, ma très chère, dit Josuah Brog-Hill; le docteur n'est ni vieux, ni laid, ni jeune, ni beau, ni même docteur: il est une doctoresse, et le mari que le hasard vous a procuré ce matin est une femme!…

Ellen Kemp revint aussitôt de sa surprise; elle apprécia la facétie que venait de se permettre le destin et se livra sans contrainte à l'éclat de rire le plus franc, le plus épanoui, le plus sonore, le plus délicieusement féminin qu'on eût entendu, depuis longtemps, ou peut-être jamais, dans l'affairée et soucieuse métropole de San-Francisco.

III

La doctoresse avait seulement souri, mais sans paraître froissée le moins du monde.

—J'aime beaucoup la gaieté, dit-elle, lorsque Ellen Kemp se fut calmée, et ce rire orné de belles petites dents blanches mérite tout l'honneur qu'il a d'annoncer ici la venue de votre jeune beauté.

Il y avait, à la fois, de l'ironie et de l'amabilité dans le débit de ce madrigal. Josuah prenait le ton d'un homme du monde disant des fadeurs ou d'une femme d'esprit narguant discrètement l'indulgence des filles d'Ève pour les banalités élogieuses.

Miss Ellen comprit que la doctoresse ne manquait pas de malice et parut saisir avec empressement l'occasion de se divertir.

—Pardonnez-moi de rire ainsi, dit-elle, mais c'est de mes appréhensions de tout à l'heure, au moment de sonner à votre porte.

—Que redoutiez-vous donc?

—En général, un maître, et, en particulier, les défauts, les vices ou les infirmités dont ce personnage risquait d'être pourvu.

—Ne rencontre-t-on pas quelquefois des hommes jeunes, riches, intéressants, séduisants?

—Oh! ceux-là ne sont jamais les premiers venus dans l'existence d'une femme, même quand c'est le hasard qui conduit les choses.

—Les premiers!…

La doctoresse eut un sourire imperceptible, nuancé de scepticisme.

—Aviez-vous donc, ajouta-t-elle après une pause, mis aussi à la loterie l'enjeu d'un coeur tout neuf et apportiez-vous à votre acquéreur inconnu le bonheur tout entier?

—Je puis vous l'affirmer, quelque étrange que cela paraisse, répondit miss Ellen, aux prises avec un nouvel accès d'hilarité.

—Quoi! vous êtes jeune, vous êtes belle, et on ne vous a jamais recherchée?

—Si j'en dois croire ce qui m'a été dit, j'ai eu un adorateur, à Baltimore, où je naquis et où j'ai vécu jusqu'à présent. Dans cette même ville, ce même adorateur a poussé, il y a quelques mois, certain soupir qui passe pour avoir été le dernier…

—Vous ne le regrettez pas?

—Mortuairement, il était très bien. Le fil de ses jours avait été brisé par un vulgaire coup de boxe, par un de ces horions méthodiques, qui, dans la nomenclature des ressources du pugilat, doivent occuper un rang distingué, car son application sur le chef de mon amoureux fut, comme je viens de vous le mentionner, décisive. C'est chose triste, mais dont il lui resta, cependant, sur le visage un agréable sourire que le médecin de l'enquête judiciaire qualifia de «rictus.» Il aurait dû mourir plus tôt: j'eusse moins tardé à l'aimer.

—Mais d'où venait ce coup de poing tant funeste?

—D'un rival. Je voulais, un peu malgré moi, beaucoup malgré mes parents, honnêtes et sévères négociants, épouser le futur défunt, parce qu'il était comédien et pouvait réaliser mon souhait de courir le monde. Mais il était tragiquement jaloux de quiconque m'approchait et, surtout, d'un énorme et lourd Allemand, commis de mon père. Il chercha querelle à ce Germain, qui lui fit la réponse tudesque, et sans réplique terrestre, dont vous savez le résultat. Cela m'a donné une flatteuse idée des hommes!

—Idée juste dans la plupart des cas; mais n'eûtes-vous plus d'autres malheurs?

—Aucun… Après un laps de temps consacré aux réflexions funèbres, je constatai qu'il me fallait à tout prix une existence vagabonde; je pris mon sac de voyage, certain soir; j'arrivai le surlendemain à San-Francisco, et me voici, avec mon sac de voyage toujours le même, sauf qu'il s'est arrondi de vingt mille dollars.

—Vous êtes une charmante enfant douée d'une très aimable folie, dit Josuah Brog-Hill en manière de conclusion au récit d'Ellen, dont elle avait suivi chaque détail de l'air le plus approbateur.

Puis, accentuant ses paroles et se composant tout à coup un visage presque sérieux, la doctoresse ajouta:

—Oui, vous êtes charmante, et je déclare que vous me convenez sous tous les rapports. C'est bien sincèrement que je remercie le hasard d'avoir conduit vers moi quelqu'un de votre genre d'esprit, et d'avoir favorisé votre amour des aventures en vous procurant la plus étrange de toutes celles que vous pouviez imaginer.

—Que va-t-il donc m'arriver? demanda miss Ellen très intriguée.

—Il vous arrive ceci, que je vous ai gagnée et que je vous garde. Je suis décidée à maintenir les droits que m'apporte mon succès de ce matin.

—Vous voulez m'épouser! s'écria miss Ellen en riant enfin à gorge déployée.

—Pourquoi pas? dit Josuah Brog-Hill en riant aussi.

—Mais les lois?…

—Les lois permettent tout en Amérique…

Ceci avait de vagues apparences d'aliénation mentale, à moins que ce ne fût une ravissante plaisanterie, et, dans le doute, Ellen Kemp se mit à étudier attentivement la physionomie de son interlocutrice.

Il y avait de quoi s'y perdre.

Les yeux indéfinissablement teintés de la doctoresse rayonnaient d'un feu sombre, indice d'une volonté ferme et tenace jusqu'à l'exagération; son front vaste, régulièrement fuyant vers le sommet, dénonçait, avec de hautes facultés d'étude, une dangereuse tendance aux hypothèses hardies, aux négations irrépressibles et aux envolées dans l'idéal. Il est vrai que les lèvres charnues promettaient de la bonté et que le nez, s'affranchissant de toute sévérité sculpturale, ramenait cette figure à l'expression du réalisme le plus raisonnable.

Le résultat de l'examen, c'est qu'en somme, Josuah Brog-Hill, sous ses cheveux blonds lustrés comme une aile de tourterelle et tombant sur les épaules comme la crinière d'un éphèbe, était un être énigmatique d'une gentillesse mutine un peu troublante.

Etait-ce une virago à outrance? Etait-ce un jeune homme se plaisant aux accoutrements de femme?

Les deux hypothèses étaient également admissibles, et miss Ellen, engagée d'honneur à ne pas baisser pavillon sur le terrain national de l'excentricité, se promit, au fond de l'âme, de paraître imperturbable, quoi qu'il pût advenir.

—Soit, dit-elle, après avoir semblé réfléchir: j'admets que vous défendiez vos droits; mais si je refusais?

—Nous porterions l'affaire devant un tribunal, ce qui divertirait toute la ville, mais ne nous empêcherait pas, je le souhaite, de demeurer ensemble, en bonnes camarades, jusqu'à ce que le procès fût vidé.

—Mais pensez-vous obtenir gain de cause et prétendriez-vous démontrer?…

—J'émettrai seulement, interrompit Josuah Brog-Hill, la prétention de contracter, par-devant notaire, une association indissoluble impliquant le partage de nos fortunes et divisant entre nous le travail au dehors et les soins de la maison, le tout sous les auspices d'une loyale et fidèle amitié. N'est-ce pas là ce qu'on appelle vivre en ménage?

Miss Ellen s'apprêtait à formuler quelques objections, mais la vieille gouvernante était entrée dans la chambre sur les derniers mots de Josuah.

—Voici, dit la doctoresse, l'excellente mistress Flyburn persuadée que vos émotions d'aujourd'hui exigent un peu de repos. Elle va vous conduire à l'appartement que, dès ce matin, elle a préparé à votre intention. D'ailleurs, c'est le moment où je dois donner audience à mes malades. Nous reprendrons notre entretien ce soir, car le programme que j'exposais tout à l'heure nécessite d'assez longues explications. Considérez, en attendant, qu'au lieu de persister dans une existence pleine de tourments, vous êtes libre d'adopter, chez moi, le bonheur calme et rationnel.

Cette fois la doctoresse avait parlé très sérieusement et, même, d'un ton un peu déclamatoire.

—C'est trop drôle pour ne pas voir la suite, se dit en elle-même miss
Ellen.

—Au revoir, ajouta-t-elle tout haut; j'aurai le plus grand plaisir à causer ce soir avec vous; agréez aussi l'assurance que j'incline à rester votre amie aussi longtemps qu'il vous plaira.

Les deux jeunes femmes se donnèrent une poignée de main automatique à la mode anglaise, et miss Ellen sortit avec mistress Flyburn, qui lui indiquait le chemin.

IV

L'appartement destiné à miss Ellen était situé au deuxième étage sur le devant de la maison.

A peine entrée, miss Ellen constata, non sans un sentiment de perplexité, qu'elle avait oublié le sac aux vingt mille dollars.

L'anxiété dura moins d'une seconde: Mistress Flyburn déposa délicatement sur un guéridon, au milieu de la chambre, la précieuse valise et l'ombrelle.

Miss Ellen, délivrée d'une belle peur, songea qu'il lui faudrait désormais veiller à son trésor.

—Vous pourrez garder ce qui vous appartient dans ce meuble, dit, très à propos, mistress Flyburn, en désignant du regard un bahut en vieux chêne dont la solide serrure de cuivre symbolisait admirablement l'âge présent où l'on enferme l'or.

Du bahut, miss Ellen promena les yeux sur le reste du mobilier, qui formait, au total, un très joli nid de jeune fille, et reconnut à part soi que cet intérieur lui plaisait beaucoup.

—N'est-ce pas que vous serez ici le mieux du monde? dit mistress
Flyburn.

—A la condition de n'y pas rester trop longtemps, pensa miss Ellen.

—Il est près de quatre heures; nous dînons à six, dit mistress Flyburn.

—Que faire en attendant? se demanda miss Ellen.

—Vous pourrez lire un roman ou feuilleter des «keepsake,» dit l'obligeante camériste en ouvrant une armoire où s'étageait une bibliothèque passablement garnie.

—Lire est charmant, réfléchit miss Ellen, mais reparaîtrai-je ce soir dans ce costume de voyage?

—Vous aurez aussi tout loisir de vous habiller, dit mistress Flyburn en entre-bâillant une autre porte qui cachait un cabinet de toilette.

C'était décidément un dialogue en règle entre une pensée et une voix.

Miss Ellen ne put se défendre d'exprimer son étonnement.

—Vous êtes extraordinaire, mistress Flyburn! s'écriait-elle. Vous m'avez nommée sans m'avoir jamais vue; vous avez préparé mon installation à l'heure où j'ignorais encore ce que le sort déciderait de moi; vous répondez d'avance à tout ce que je suis sur le point de vous demander; de grâce, qu'est-ce que tout cela signifie?

—Excusez-moi, miss Ellen, c'est le concours des circonstances… Je fonde des hypothèses, oui, de simples conjectures…

La curiosité de miss Ellen parut encore une fois gêner beaucoup la bonne vieille; elle balbutiait ses explications et, glissant à reculons, elle s'effaça de la chambre dont elle referma la porte sans le moindre bruit.

Restée seule, miss Ellen s'étendit dans un fauteuil et laissa courir son imagination qui retraça, comme une suite de rêves tumultueux et bizarres, les événements de la journée.

La chaleur torride du matin se rafraîchissait d'un souffle d'orage. Tout faisait silence; le chant seul du merle, sifflant dans le jardin sa note rieuse, vibrait imperceptiblement à travers les murs.

L'harmonie de la situation inspirait la sagesse.

Pourquoi miss Ellen ne mènerait-elle pas désormais cette vie paisible, et pourquoi ne ferait-elle pas de son plein gré ce que semblait souhaiter mistress Josuah?

Cette pensée l'occupa longtemps, mais mistress Flyburn avait exactement prévu ce que ferait miss Ellen pour tuer le temps jusqu'à l'heure du dîner.

Les méditations terminées, elle mit sous clef ses dollars, regarda quelques images et succomba bien vite à la tentation d'emprunter au cabinet de toilette une des robes de Josuah, pour en faire l'essai mystérieux.

Trois secondes plus tard, miss Ellen se contemplait dans un miroir, vêtue à son tour d'une tunique de drap noir boutonnée tout au long, et rabattait ses cheveux dénoués sur ses épaules, afin de copier jusqu'au bout l'étrangeté piquante de Josuah.

—Il ne vous manque plus que ceci, dit mistress Flyburn rentrée silencieuse comme un phalène et tenant du bout des doigts un grand col de toile blanche, rigidement empesé.

L'opportunisme de mistress Flyburn atteignait au prodige, mais le plus pressé était de compléter l'épreuve.

Quand le miroir encore consulté eut répondu, miss Ellen hésita entre le plaisir de garder ce travestissement et la crainte de paraître trop familièrement libre-échangiste.

Mistress Flyburn s'empressa de dissiper ces scrupules inavoués.

—Rien ne sera plus agréable à mistress Josuah que de vous voir accepter dès aujourd'hui l'uniforme de la maison, affirma-t-elle de l'accent le plus convaincu.

Et on quitta la chambre pour aller se mettre à table.

V

Le dîner, servi dans l'appartement de Josuah, mérite à peine une mention. Les Américains de n'importe quel sexe mangent vite et mal, avec abus de conserves et de poivre rouge.

Sitôt le repas terminé, mistress Flyburn, toujours chronométriquement ponctuelle, mit sur la table un samowar fumant, une théière, des tasses et un assez ample flacon de gin discrètement recouvert de paille tressée.

Cette fonction accomplie, mistress Flyburn disparut, et Josuah précipita l'eau bouillante du samowar dans la théière d'où la vapeur ressortit chargée de parfums.

C'est là, pour les Américaines, comme pour les Anglaises, le signal des causeries intimes; les traits de Josuah s'épanouirent.

—Un peu de thé, ma chère, dit-elle; êtes-vous reposée? Étiez-vous bien chez vous?

—La journée entière m'a paru délicieuse, répondit miss Ellen.

—C'est-à-dire que, rencontrant la fortune aujourd'hui, vous espérez, loin de moi, la liberté demain?

—Je ne songe pas à fuir; votre menace de procès m'effraie trop!

—Je plaisantais, et je suis bien aise que vous vous en soyez aperçue.

—Je ne plaisante pas, moi, je vous jure; il me semble, au contraire, que j'aimerais, moi aussi, à faire valoir mes droits. L'existence, près de vous, doit être très agréable; vous êtes un docteur capable de m'apprendre un tas de choses que j'ignore; vous me promettez de plus votre amitié; que pourrait m'offrir de mieux le plus joli des maris?

Ellen Kemp avait prononcé très gaiement ce petit discours; ses gestes étaient animés, ses éclats de voix sonores comme des rires. On pouvait croire que l'ale et le porter, abondamment absorbés pendant le repas, étaient pour quelque chose dans cette effervescence, et que le voluptueux arôme du thé vert, répandu dans la chambre, y était pour beaucoup.

Josuah, comme pour entretenir ces bonnes dispositions, inclina légèrement sur les tasses l'amphore tressée d'osier. Le bruit étranglé du goulot annonçait une bouteille bien pleine.

—Voilà que vous raillez à votre tour, dit la doctoresse; la vie calme et studieuse auprès de moi ressemblerait trop à celle que vous avez menée jusqu'à présent au sein de la famille?

—Au sein de la famille…

Miss Ellen hésita tandis que les yeux de mistress Brog-Hill interrogeaient, un peu moqueurs.

—Oserai-je vous avouer, continua miss Ellen, que je ne suis pas arrivée ici de Baltimore aussi directement que je l'ai prétendu ce matin; je me suis arrêtée par-ci, par-là. J'ai été ouvrière, commerçante, chanteuse, actrice, journaliste, conférencière, tout ce que peut être une femme qui cherche sa voie. Voilà bien des situations qui, au fond, aboutissaient toutes…

—A avoir été trompée dans chacune par un homme au moins.

—Vous l'avez dit!

Il y eut, après ce gros aveu, un moment de silence employé par la doctoresse à remettre du gin dans les tasses où le thé commençait à manquer.

—Eh bien! cette confidence me fait le plus vif plaisir, reprit-elle. J'espère maintenant qu'en effet mon plan d'association vous paraîtra digne d'être expérimenté.

L'émotion involontaire de la doctoresse en lançant cette proposition indirecte prouvait bien qu'elle en revenait à son projet le plus cher, à son idée fixe.

—Va pour l'expérience! répondit miss Ellen, très pénétrée aussi et un peu grise; l'expérience seule fait loi.

—Mais prenez garde, dit Josuah ravie: c'est tout un système dont il vous faut d'abord entendre l'exposé.

—Je suis tout oreille et tout attention, dit miss Ellen.

—Je parlerai donc, dit la doctoresse, qui se recueillit un instant et versa une nouvelle dose de gin dans les tasses, où il ne restait plus ombre de thé.

Appuyant ensuite un de ses bras à la table et l'autre au dossier de sa chaise, le torse de biais et la tête de face, elle entama, soudainement éloquente, une conférence en règle sur le genre de vie qui conviendrait à la femme moderne, instruite, intelligente, émancipée et sérieuse. La thèse se résumait dans le devoir, pour les femmes, d'organiser entre elles une société séparée. Aptes, par leurs talents et leur activité, à pourvoir aux besoins de la vie, elles ne communiqueraient avec les hommes que pour l'échange des produits naturels ou artificiels et le règlement d'un petit nombre d'intérêts collectifs. Cette théorie était simple, limpide et du plus orthodoxe radicalisme.

La démonstration, que nous avons soin d'abréger, prenait pour point de départ l'éternelle hostilité qui semble, de par la nature, diviser les deux sexes, hostilité fomentée de part et d'autre par l'égoïsme, et dont l'orateur flétrissait, comme principale manifestation, ces cruelles ruses de guerre, cette suite de dissimulations et de mensonges qu'on a décorées du nom d'amour. Les critiques et les épigrammes retentissaient, dru comme grêle, contre tous les genres d'unions, définitives ou passagères, contractées sous prétexte d'amour, dans nos sociétés de convention. Et la voix de mistress Brog-Hill acquérait plus d'ampleur et de vol, sa figure s'éclairait d'une plus triomphante mimique démonstrative à mesure que ses paradoxes atteignaient à un plus haut degré d'énormité.

Mais la leçon s'envenima des fureurs d'une vraie philippique lorsqu'il fut question de la rivalité des deux moitiés humaines sur le terrain intellectuel, et surtout lorsqu'il fut traité des injustices de l'homme refusant d'admettre qu'il y a «différence» et non «inégalité,» et que la force morale dont l'homme se targue demeure stérile sans les «correctifs» de prudence et de tendresse qu'y apporte la femme. En politique, le dernier mot de l'homme tout seul, c'est la guerre; en socialisme, c'est la peur ou la haine, la réaction ou la destruction. Et il ose faire le superbe! Certes, elles étaient foudroyantes, les paroles de Josuah sur ce chapitre; on croyait entendre le sifflement du fer rouge dont elle marquait les abus.

—Et on dit que cette dispute durera toujours, s'écria-t-elle; eh bien, soit! mais, dès lors, pas de compromis, guerre ouverte et à jamais!

—Oui, guerre et séparation, cria aussi miss Ellen en brandissant la tasse qu'elle venait de vider.

—Resterons-nous isolées, cependant, continua mistress Brog-Hill entraînée par l'enthousiasme de l'auditoire, l'ennui nous ramènera-t-il repentantes et soumises entre les bras de nos ennemis? Non, mille fois non! Écoutez plutôt mon programme.

Miss Ellen se fit attentive autant que le lui permettaient les chaudes effluves du gin flottant dans son cerveau.

—La nature, dit Josuah plus calme et tâchant d'être claire, la nature s'est montrée fort avare de procédés en créant notre engeance; elle n'a, par exemple, imaginé que deux sexes, quand rien ne l'empêchait d'en constituer une vingtaine, afin de complaire à tous les goûts et de pourvoir à toutes les aspirations. J'ai constaté néanmoins, et par l'étude de certaines doctrines de physiologie, et par mes propres expériences, qu'il y a deux sortes de femmes. Les unes sont légères, gracieuses, fantasques, nées pour réjouir l'esprit par leurs caprices, pour charmer les yeux par le rayonnement de leur beauté; par leur coquetterie, par la subtile et féline mignardise de leurs gestes et de leurs attitudes. Il va sans dire que je vous range, ma chère, dans cette aimable catégorie.—Moi, je suis de l'autre section, infiniment moins séduisante, que ses instincts poussent vers l'étude et qui ne saurait se borner aux quelques travaux d'aiguille, à ce peu de musique, de peinture ou de rhétorique épistolaire dont vous vous contentez, vous autres belles esclaves, quand vous êtes en quête d'un maître…

Il y eut, ici, une longue apologie de la sorte d'être que l'homme appela de tout temps le bas-bleu ou la pédante et que la doctoresse honorait du titre de prêtresse du progrès universel.

Ce passage, fort applaudi par miss Ellen, fut suivi d'un instant de répit, pendant lequel Josuah tira, enfin, une seconde édition de thé des flancs bouillants du samowar.

Mais la conférence n'était pas terminée.

Les observations de mistress Josuah lui permettaient d'affirmer qu'en raison d'une sorte de virilité de son intelligence, l'espèce savante femelle déborde de tendresse pour la gent congénère seulement dotée des perfections natives.

—Nous vous aimons, chères vierges folles, déclarait-elle exaltée, médecins pour vos maux, avocats pour vos droits, écrivains, polémistes, romancières; c'est à votre seul profit que nous réclamons des réformes, c'est en raison de vos misères que nous accablons l'homme—époux ou séducteur—de nos éternelles malédictions…

Maintenant, grâce au ciel, la conclusion était tout indiquée.

—Ce que je propose, formula mistress Brog-Hill, c'est l'utilisation de ce phénomène naturel, c'est la mise en pratique de cette sympathie. L'une aime à donner le bonheur, que l'autre le reçoive. Vivons ensemble dans cette maison où je serai le travail, où vous serez la souveraineté. Donnons l'exemple d'une association d'où l'homme sera irrévocablement banni.

—Mais tout cela est délicieusement imaginé, s'écria miss Ellen dont l'enthousiasme et la gaieté étaient au comble et qui, à son tour, inonda de gin les tasses odorantes.

La bouteille commençait à sonner le vide.

—Vous consentez? demanda Josuah quand le grog fut absorbé.

—Ce serait folie de refuser!

—Votre affection égalera la mienne?

—Je vous trouve irrésistiblement éloquente et convaincante.

—Vous jurez alliance loyale et fidèle?

—Je le jure!

—Eh bien! je t'aime, tu m'as comprise, tu es celle que je rêvais, proclama mistress Brog-Hill, s'élançant de l'autre côté de la table et embrassant son amie qui s'abandonnait joyeusement à cette effusion.

—Oui, je t'aimerai comme une soeur, comme une enfant, et tu verras bientôt de quelle volonté je suis capable pour le triomphe de nos principes…

Nous tutoyons ici, afin de traduire scrupuleusement le sens intime des paroles de Josuah, car elle s'exprimait dans cette placide langue anglaise où l'on dit toujours «vous,» même en Amérique et même quand l'imagination titube à travers les éblouissements de l'alcool.

—Et maintenant, ma chère, dit Josuah, redevenue grave, je dois vous quitter: il est l'heure de mon indispensable promenade du soir. Daignez dormir le mieux possible, nous recauserons demain; je vous expliquerai bien des choses encore.

Ce disant, Josuah s'enveloppa d'un water-proof de bure sombre et couvrit ses cheveux blonds d'un feutre noir à larges bords, ce qui acheva de donner à son accoutrement un cachet presbytéral.

On devine que mistress Flyburn, exacte comme une éclipse et non plus bruyante que la lune, surgit à la minute même des adieux pour reconduire miss Ellen à son appartement.

VI

Lorsqu'on se retrouva dans la chambre du second étage, miss Ellen, un peu dégrisée, fut curieuse d'apprendre de mistress Flyburn quel était le but des excursions obligées de Josuah.

—Mistress Josuah, fut-il répondu, se rend chaque soir à l'Établissement du gaz, en vue de son prochain ouvrage: l'Influence de l'hydrogène carboné sur le fonctionnement et sur les malaises des organes respiratoires. Ce travail ne s'interrompt que quand mistress Josuah doit assister à la séance mensuelle des dames francs-maçons.

Ayant ainsi parlé correctement, la serviable mistress Flyburn se dissipa.

Miss Ellen, bientôt après, s'endormait sans trop savoir si l'extraordinaire Josuah et son invraisemblable camériste n'étaient pas les fantômes d'un rêve commencé depuis quelques heures déjà.

Mais le lendemain, dès le réveil, elle aperçut dans la chambre, éclatante de pur soleil, mistress Flyburn, charnelle et tangible, apportant sur un incontestable plateau un très réel déjeuner.

La bonne dame expliqua que mistress Josuah n'abandonnait ses diverses occupations et ne se livrait à «la vie de famille» qu'à partir de l'heure du dîner. Miss Ellen était donc libre jusque-là.

Clause excellente!

Quelques instants après, miss Ellen, approvisionnée de dollars, se lançait dans la rue, aspirait l'air matinal et trottinait épanouie et légère, songeant qu'elle était riche et libre.

Les rues de San-Francisco sont toujours droites, comme le plus court chemin d'une affaire à une autre; mais qu'importait cette monotonie à une femme enivrée du plaisir de se posséder elle-même?

Elle erra longtemps, vit tout, ne regarda rien, fit de nombreux achats dans les magasins de nouveautés et reprit, enfin fatiguée, le chemin de la maison, en pensant à Josuah.

La doctoresse, à coup sûr, lui semblait fantasque à l'extrême; mais on était contraint de reconnaître en elle l'ascendant de ceux qui possèdent à la fois l'enthousiasme et la logique de leurs chimères. Ses utopies avaient peut-être du bon et méritaient au moins l'épreuve d'une quinzaine de jours.

—J'étais presque sûre de vous retrouver là, dit miss Ellen, sortant de ses réflexions, à mistress Flyburn, qui lui épargnait encore une fois la peine de sonner à la porte de Josuah.

—Excusez-moi, répondit mistress Flyburn… Les commis chargés de vos emplettes m'ont indiqué votre itinéraire… Vous voyez: de simples conjectures…

Miss Ellen eut l'obligeance de ne pas insister et se rendit dans sa chambre, où ses diverses acquisitions étaient déjà rangées avec méthode.

C'étaient les éléments complets d'une nouvelle toilette et autant de talismans contre l'ennui. Heureuse de se voir jolie et d'être sûre de plaire, ne fût-ce qu'à Josuah, miss Ellen était encore attachée au miroir quand mistress Flyburn vint l'avertir pour le dîner.

VII

Tout se passa comme la veille, mais avec plus d'abandon. La situation paraissait désormais acceptée; on parlait à bâtons rompus; il n'y avait plus de tâtonnements ni de professions de foi. Les coeurs des deux amies allaient au-devant d'une pénétration mutuelle.

L'apparition de mistress Flyburn n'avait pas manqué de se produire à point nommé pour le dessert.

—Ah çà! me direz-vous, demanda miss Ellen lorsque la porte se referma, quel mécanisme fait mouvoir mistress Flyburn avec tant de précision?

—Puisque ce phénomène ne vous a pas échappé, dit Josuah, je dois vous avouer, toute modestie à part, qu'il est le résultat d'une de mes expériences qui me vaudrait la gloire si je pouvais vaincre la jalousie de la corporation. Mistress Flyburn, riche jadis, mais, un jour, subitement ruinée, souffrait, quand je la pris pour servante, d'un mysticisme suraigu.

«Elle attribuait à l'inspiration du péché originel ses moindres pensées, ses plus minimes actions, et vivait dans une continuelle terreur, non seulement des enfers, mais de quelque malheur immédiat infligé par une Providence vengeresse. Alors j'entrepris l'application extérieure de stupéfiants sur le cerveau, de manière à neutraliser les divers lobes où réside la faculté de s'occuper de soi-même, et je ne laissai subsister que les lobes où se forment les notions relatives à autrui.

«La guérison, vous le voyez, dépasse toute espérance. Désormais, la vie morale ne sera plus chez mistress Flyburn qu'un phénomène purement extrinsèque; ses aptitudes d'observation se concentrent en un superlatif de clairvoyance sur les actes et les volontés des autres.

—C'est donc une personne parfaitement heureuse?

—Et une excellente domestique.

—Elle m'a confié que vous êtes d'une franc-maçonnerie de dames; c'est, je suppose, un milieu favorable à vos idées.

—Plus ou moins: peu m'importe. Les loges et clubs sont le rendez-vous des bavards à propagande, plus soucieux de réformer l'univers que de prêcher d'exemple, et le contraire est ma ligne de conduite. Quant aux réunions féminines, on s'y préoccupe par trop de dépasser en stoïcisme et en pédanterie les hommes qu'on prétend égaler. Non contentes de revendiquer le mandat politique, judiciaire, administratif, municipal, que sais-je encore, ces dames traitent de haut tout ce qui est du domaine des grâces; elles ont en froid mépris l'art de plaire et les divers talents qu'on ne peut exercer sans être belle. Oui, Dieu me pardonne! elles accablent de dédain et de commisération les actrices incarnant les conceptions idéales des poètes, les chanteuses, les ballerines et les autres déclassées de ce genre…

Nous jugeons inutile de relater qu'à ce moment l'influence extatique du gin recommençait à se faire sentir.

La doctoresse s'était assise, comme la veille, de l'autre côté de la table, près de miss Ellen, souriante, reposée, jolie et printanière jusqu'à l'exubérance.

—Je ne tombe pas, moi, dans de telles exagérations, continua Josuah. Que les hommes accaparent les fonctions sérieuses ou pénibles, rien de plus juste. Mais réservons aux femmes, et à elles seules, les métiers de pur agrément tels que la peinture, la sculpture, la musique, la poésie, le sacerdoce, la prédication, dont ces messieurs, tout justement, affectent de détenir le monopole exclusif. Cette concession, quelque sage, quelque légitime qu'elle semble, nous est aussi refusée. Eh bien, qu'on nous permette du moins, d'être belles autant que possible et d'enchaîner par là les amitiés et les sympathies.

—M'aimeriez-vous donc moins si j'étais laide?

—Ce ne serait plus une amitié spontanée, mais un attachement réfléchi que l'habitude et la conformité d'opinions auraient à développer.

—Mais, j'y songe: que deviennent les hommes dans notre aimable république?

—Soyez sans inquiétude à cet égard. La condition humaine ne permet qu'un nombre restreint de combinaisons, et je ne connais pas de plus pauvre argument contre les projets de réforme que la crainte de grands changements sociaux. Dans le cas dont nous parlions, les hommes continueraient tout uniment de vivre entre eux, au club, au café, à la bourse, aux réunions électorales et dans les autres milieux d'où ils ont éternellement jugé convenable de nous exclure.

—Vous n'avez pas, je le vois, une haute idée de la sanctissime institution matrimoniale.

—Peut-être, après un siècle encore d'études et de progrès, le mariage se justifiera-t-il par l'union réelle des intelligences, par un retour sincère à la dualité de l'être humain. Alors l'homme ne fera rien à demi, c'est-à-dire rien à lui tout seul. Livre, poème, tableau, symphonie, invention, découverte, législation, tout sera conçu, élaboré, exécuté, achevé par ces deux âmes devenues la même pensée; toute oeuvre sera complète, sinon excellente. Nous n'assisterons pas, vivantes, à ce triomphe du bon sens; il faut nous borner à le prédire.

Miss Ellen s'apprêtait à faire sur les résultats de la dualité et sur les diverses phases de l'union des intelligences plusieurs questions probablement intéressantes, mais l'heure de l'indispensable promenade à l'Établissement du gaz et de l'inévitable apparition de mistress Flyburn avait sonné.

VIII

Dix jours se passèrent ainsi sans le moindre nuage.

L'éducation de miss Ellen dans la science sociale avançait rapidement; la docile élève raffolait du professeur et de ses leçons.

On ne pouvait imaginer, au reste, une existence mieux réglée, des conversations plus instructives, une intimité plus délicate et une liberté plus parfaite… Jamais mistress Josuah n'avait trahi la moindre curiosité touchant les longues promenades que miss Ellen s'accordait tous les jours, et même certains soirs, pendant le cours des observations sur l'action morbide ou curative de l'hydrogène.

En surplus de ce bonheur, on avait d'agréables divertissements en perspective, notamment la prochaine initiation à la franc-maçonnerie.

Mais un soir, celui du second samedi, le programme s'enrichit d'un plaisir inattendu.

Le samowar ne bouillait pas comme d'habitude. Mistress Flyburn, sans avertissement préalable, avait pris d'autres dispositions. Un cordon de tasses bordait la table; le milieu était occupé par une immense théière entourée de fioles à liqueur, de cruchons de bière, de boîtes de cigares, de pots à tabac et autres accessoires d'un raout américain au présent siècle.

—Nous avons des réceptions mensuelles, expliqua mistress Brog-Hill: je vois à votre air que j'avais oublié de vous avertir.

—Vos soeurs en franc-maçonnerie sont des gaillardes, paraît-il, insinua miss Ellen en désignant du doigt les tabacs et les pipes.

—Détrompez-vous, répondit Josuah: nos soirées sont uniquement organisées en l'honneur du sexe fort.

Cette circonstance si contraire au train habituel de la maison méritait des éclaircissements. Josuah démontra que, pour se fortifier dans la résolution de renoncer aux hommes, il convenait de les voir de temps en temps de près.

—N'est-ce pas un danger, au contraire? demanda miss Ellen.

—Vous en jugerez tout à l'heure. Écoutez seulement, et regardez.

—Mais n'est-il donc pas certains hommes qui acceptent nos théories et deviennent ainsi nos alliés?

—Horreur! ma chère, s'écria la doctoresse avec l'accent de la plus vive répulsion, ceux-là sont les plus détestables. Trop faibles pour agir sur leurs pareils, ils tentent de jouer près de nous, et malgré nous, le rôle larmoyant d'apôtres. Sous prétexte de défendre nos intérêts, ils nous proposent je ne sais quel régime semi-platonique qui n'est qu'une lâche reculade devant la réalité. Laissons là ces enjôleurs et n'en parlons plus!

Ce cruel coup de boutoir amusa miss Ellen, mais éveilla dans son esprit quelques respectueuses velléités de résistance:

—Il faut pourtant, insista-t-elle, procréer dans ce monde, si l'on veut qu'il dure.

—Quoi de plus simple? répondit mistress Brog-Hill. Attendons que les désirs de maternité nous entraînent; c'est la seule excuse de ce qu'on appelle l'amour. Acceptons, alors, l'«intérim» d'un homme réunissant, hélas! à peu près les qualités physiques et morales que nous aimerions à retrouver dans notre enfant; l'être qui naîtra par la suite sera, relativement, capable et digne à la fois de vivre longtemps.

—Et, qui l'élèvera? le père, ou la mère?

—Laissez-moi vous redire que les réformes les plus audacieuses, celles qui inspirent le plus, aux niais, la terreur des cataclysmes, n'introduiraient que de minimes modifications dans les moeurs et coutumes. La mère garderait l'enfant, jusqu'à l'âge de l'école; le père le visiterait, pendant ce temps, au gré de ses souhaits et de ses occupations; le reste n'est plus qu'une affaire d'argent. N'est-ce pas à peu près ce qui se pratique aujourd'hui?

Miss Ellen, convaincue, allait tomber d'accord de ces hautes vérités, mais la pendule sonna l'heure de la réception, et les invités, scrupuleux observateurs de la ponctualité anglo-saxonne, firent irruption tous à la fois.

Nous ne saurions décider si mistress Brog-Hill avait confié au hasard le soin de justifier ses innovations ou si elle avait adroitement choisi ses amis dans ce but. Force nous est seulement de convenir que le ridicule de l'entière collection sautait aux yeux.

Toutes les figures étaient d'une laideur farouche, aggravée par la sinistre coupe de barbe à la yankee; toutes les formes offensaient les lois les plus indulgentes de l'esthétique. C'était comme un mystifiant rendez-vous d'avortons et de colosses, d'échines ratatinées et de ventres excessifs; les voix et les rires étaient agaçants à tous les degrés de la gamme; les pas et les gestes faisaient trembler la table et la vaisselle. Malgré la présence de deux médecins, de quinze avocats, de huit pédagogues, de trois ingénieurs, de quatre clergymen et d'une demi-douzaine d'industriels, la conversation ne put se fixer sur une matière intéressante et passa presque immédiatement à la politique. Il y avait crise ministérielle. L'un tenait pour Janson, candidat avancé, l'autre pour Paulson, candidat rétrograde, et beaucoup pour Machinson, candidat pondérateur. On ne s'occupait nullement des principes représentés par ces trois ambitieux ni des bénéfices éventuels de leur présence au pouvoir, mais on s'échauffait à blanc sur le chapitre des personnalités.

Toutes les opinions, d'ailleurs, retentissaient de concert en un crescendo formidable; la maîtresse de la maison trouvait à peine le placement d'un mot, et on n'eut aucune sorte d'attention particulière pour miss Ellen Kemp, que l'agréable assemblée, pourtant, voyait pour la première fois.

Josuah n'en paraissait pas moins prendre quelque intérêt à la fête, et souvent elle échangeait, à voix basse, de rapides propos avec l'un ou l'autre des énergumènes.

A certain moment, Josuah vint près d'Ellen et lui recommanda d'observer
Tom Nothingworth, le type le plus notable de l'espèce en représentation.

Ce personnage dépassait d'une hauteur de tête, au moins, le reste de la réunion. Maigre et nerveux comme un fouet, noueux et rude comme un arbre, il avait le nez impudemment proéminent et une chevelure broussaillant tout le front; ses paupières clignotaient sur de petits yeux gris très vifs, et sa bouche, alternativement, se crispait ou s'élargissait jusqu'aux oreilles.

Son organe aboyant couvrait le tumulte universel et Tom émettait, à propos de chaque candidature, des appréciations d'un cynisme à outrance, aboutissant toutes au culte du succès et à la religion du dollar. Se fâcher, toutefois, était impossible, tant l'orateur, par ses oeillades épileptiques et par l'agitation ricanante de ses lèvres, parvenait à donner le change sur la sincérité de ses convictions. Plus on vociférait, plus Tom Nothingworth braillait. Le salon de Josuah ressemblait à une ménagerie qui prend feu: on entendait des cris de bêtes furieuses et on voyait s'envoler par la fenêtre l'énorme nuée fuligineuse exhalée par les fumeurs.

Mais il n'est si charmant plaisir qui n'arrive à sa fin. Le bruit et la fumée prirent, vers onze heures, leurs chapeaux et leurs cannes, descendirent l'escalier, se répandirent dans la rue et se dispersèrent peu après.

Quand le silence et l'air respirable eurent repris possession du logis de Josuah, les deux amies s'embrassèrent et se séparèrent après avoir formellement constaté que le désir de rompre l'association ne leur serait jamais inspiré par aucun des hommes entrevus ce soir-là, fût-ce le tonitruant Tom Nothingworth.

IX

Le lendemain c'était dimanche, jour de flânerie pour Josuah, qui donnait congé à ses malades et passait la matinée à ranger ses livres et à lire, par-ci, par-là, quelque page dont elle résumait la substance en un cahier de notes.

Après le déjeuner, miss Ellen, qui s'apprêtait à sortir, eut la surprise agréable de recevoir pour la première fois dans sa chambre la visite de la doctoresse.

Josuah tenait plusieurs volumes sous les bras; elle s'installa et fit à haute voix diverses lectures piquantes et instructives. C'était, comme on l'imagine sans peine, des réquisitoires et diatribes contre le socialisme du jour où des arguments à l'honneur de ceux qui ne prennent conseil que de leur tempérament ou de leur originalité.

Elle accompagna ces extraits de nombreux commentaires, puis parla de choses moins graves.

Elle assista son amie dans quelques détails de toilette et lui parut plus expansive, plus bienveillante, plus affectueuse encore qu'à l'ordinaire.

Il semblait que des sentiments supérieurs à l'amitié, que des tendresses de soeur aînée ou de mère dussent s'épancher de ce coeur de femme gouverné par un esprit de philosophe et de savant.

—Je vais risquer une question indiscrète,—dit miss Ellen, émue de ce débordement de sensibilité:—n'avez-vous jamais écouté les voeux de quelque soupirant?

La doctoresse éprouva un peu d'hésitation à raconter qu'elle aussi avait, comme la majorité féminine, presque touché le fond du gouffre:

—J'étais jeune encore, dit-elle; un gentleman m'avait plu par ses semblants d'indépendance d'esprit, de hardiesses d'idées; je le crus capable d'être un second moi pour les choses de la vie et les choses de la science. On nous maria, mais dès le lendemain je pus mesurer en lui l'homme éternel; ce n'était qu'un despote grossier et un rival vaniteux. Impossible, d'ailleurs, de s'habituer à sa laideur extravagante lorsqu'il exprimait ce qu'il intitulait: son amour! Heureusement j'étais riche et il me fut facile d'obtenir que nous vivrions désormais séparés, de manière à ne plus nous voir, par intervalles, que comme des amis.

L'amertume de ces souvenirs pesait sans doute à mistress Brog-Hill, car elle mit un empressement remarquable à changer de thème.

—J'ai à vous annoncer, pour tout à l'heure, dit-elle, une visite d'une haute importance pour vous. Il s'agit d'une affaire que j'ai entamée hier soir, avec quelques-uns de nos amis, pendant la querelle politique. Je savais, depuis plusieurs semaines, que la Compagnie du gaz—théâtre de mes études du soir—veut s'agrandir et compte acquérir un immense terrain en vente à sa proximité. J'ai pris les devants, et j'ai acheté ce terrain pour votre compte; il m'a suffi, pour cela, de déclarer le montant de la somme dont votre loterie vous a gratifiée.

Miss Ellen fut prise d'une stupéfaction profonde.

—Que diable pourrai-je faire de cette propriété? s'écria-t-elle.

—La revendre à la Compagnie du gaz, dit Josuah. Mais comme vous manqueriez de l'astuce nécessaire à pareille transaction, j'en ai chargé Tom Nothingworth, l'intermédiaire le plus madré de San-Francisco. Il viendra, j'en suis presque certaine, vous apprendre que le marché est conclu et que votre fortune est triplée, sinon quadruplée…

Tom Nothingworth se présenta, en effet, chez miss Ellen Kemp, dans le courant de l'après-midi, pendant que la doctoresse était allée remettre ses livres en place.

Ainsi qu'on l'avait prévu, Tom s'était supérieurement acquitté de sa mission; les dollars de miss Kemp se trouvaient multipliés par quatre et l'eussent été par cinq, sans la commission que Tom s'adjugea de son propre mouvement.

Quelque candeur commerciale que lui eût supposée Josuah, miss Ellen était assez américaine pour entreprendre de contester à Tom un courtage aussi démesuré.

Mais Tom argumentait avec tant de maestria, il surabondait d'une si divertissante puissance de tripoteur, il sut—ouvrant une parenthèse —traiter si cavalièrement des lubies des femmes et surtout des manies sancto-farouches de Josuah; il était si subjuguant, si pressant, si virilement dominateur, qu'il ne restait plus qu'à consentir à tout et à tomber en admiration…

X

Est-il nécessaire de narrer l'épilogue de cette histoire et ne l'avez-vous pas deviné déjà?

Mistress Brog-Hill—nous le répétons à l'honneur de son sexe—n'avait jamais questionné miss Ellen Kemp sur le but de ses promenades diurnes et nocturnes de plus en plus fréquentes et prolongées.

Miss Ellen se montrait toujours aussi amicale et d'aussi joyeuse humeur que le jour de son arrivée.

Josuah n'en demandait pas davantage et elle était heureuse à sa manière, lorsqu'elle reçut la lettre suivante que mistress Flyburn, pressentant infailliblement l'arrivée du facteur, avait attendue au moins pendant deux minutes sur le pas de la porte:

«Nous sommes partis, ma chère, Nothingworth et moi. Je vous laisse dix mille dollars que vous gérerez pour moi en cas de malheur. Un clergyman nous a mariés entre deux trains. Nous filons sur New-York, puis nous traversons l'Atlantique. Je meurs, il meurt, nous mourons d'envie de voir Paris. Ah! comme il y avait beaucoup de vrai, ma chère, dans tout ce que vous m'avez dit de l'amour. Nous éprouvons déjà le besoin «de nous fuir ensemble en Europe.» Adieu… ou au revoir. J'attends lettre de vous à New-York, poste restante.»

Et mistress Josuah répondit, par retour du courrier:

«Oui, au revoir, ma chère. Hâte-toi de plaider le divorce, hâte-toi de dégager ta responsabilité, et reviens vite dans mes bras. Tom Nothingworth est… mon mari.»

LE DOCTEUR BURNS

—Voilà donc le malheureux William devenu notre pensionnaire?

—A dater d'aujourd'hui.

—Et l'ignoble Ralph sera pendu demain!

—Dès l'aube…

—Ou quelques minutes plus tôt, sinon ce sera miracle si la foule le laisse arriver jusqu'à la potence et ne se donne pas la joie de le mettre en pièces, lui aussi, de remplumer, de le flamber au pétrole et autres gentillesses…

—Le lynch! Parbleu, quoi de meilleur, et que sont, on présence de pareils forfaits, les froides formalités de la justice? Parlez-moi d'une belle vengeance pratiquée par le peuple, de ses propres mains! Voilà qui affirme la solidarité contre le crime; voilà qui relève vraiment le niveau moral de la masse!…

Excellentes pensées, bien dignes de se produire en si sage compagnie: car la présente conversation se tenait chez M. Blackwork, le directeur général du fameux établissement de santé de Lobster-Hill.

Il était plus de neuf heures du soir.

Les fous, les agités, les furieux, les illuminés, étaient relégués pour la nuit dans leurs cellules respectives, et tout ce qui restait de gens raisonnables dans la maison, c'est-à-dire le personnel administratif, avec accompagnement de ses femmes et demoiselles, prenait, comme d'habitude, le thé chez Mme Blackwork et poursuivait sa paisible causerie sur les choses du jour.

Encore une fois, l'honorable réunion, au moins dans sa partie masculine, cultivait le bon sens autant par métier que par aptitude naturelle.

—Oui, le lynch, je le déclare…, allait reprendre M. Blackwork, décidément partisan de ce mode de répression…

Mais la tirade fut interrompue par la voix retentissante d'un laquais annonçant une visite:

Monsieur le docteur Burns!

Il y eut dans le salon quelques chuchotements, quelques sourires et coups d'oeil rapidement échangés d'où l'on pouvait conclure que si le docteur en question troublait l'intimité du cercle, c'était pourtant un personnage qu'il y avait nécessité d'accueillir avec le plus d'égards possible.

Un geste de M. Blackwork sembla télégraphier en ce sens une recommandation pressante au moment même où l'on vit apparaître M. Burns.

C'était un homme de stature élevée et de formes vigoureuses; sa figure noble et belle, sous une chevelure grisonnante, révélait un de ces rares savants chez qui la poésie et l'enthousiasme vont de pair avec la science. Son regard fixe et la contraction de ses sourcils le montraient comme sous le coup d'une préoccupation grave.

—Cher docteur, quelle bonne inspiration vous amène? dit M. Blackwork, la main tendue.

—Vous venez, je gage, nous demander une tasse de thé, dit de sa voix la plus caressante Mme Blackwork qui, en même temps, présentait la tasse toute prête.

M. Burns, les mains embarrassées par les amabilités combinées du couple Blackwork, prit la parole en promenant un salut distrait à travers l'assistance.

—Pardonnez-moi de surgir ainsi à l'improviste, disait-il, vous me voyez fort agité; j'ai à vous apprendre quelque chose de bien sérieux.

—Quelque chose de bien sérieux? Diable! diable! de quoi s'agit-il donc? demanda M. Blackwork avec un accent de curiosité tel qu'il eût été difficile d'y découvrir la moindre trace d'ironie.

—Il s'agit d'une atroce injustice, sur le point d'être commise, et qu'il est peut-être temps encore d'empêcher; il faudra que vous vous rendiez ce soir même chez l'attorney.

—Ciel! que se passe-t-il? que va-t-il arriver? interrogèrent quelques voix sur un ton de sollicitude imitant la note convaincue de M. Blackwork.

Le docteur déposa la tasse sur la cheminée et tira de sa poche un exemplaire du Courrier de San-Francisco, qu'il déplia.

—Voici ce qu'on lit ce soir, dit-il, après avoir fouillé des yeux l'énorme tas de prose:

«Dans vingt-quatre heures, Ralph sera pendu aux Sand-Lots. Quant au mari de sa victime, le pauvre William Garrey, sa raison n'a pu résister à la perte de la femme qu'il adorait malgré ses infidélités; il est dans un état de complète démence, les magistrats l'ont fait entrer d'office, ce matin, à Lobster-Hill.»

—Voilà ce qu'on lit, répéta M. Burns tout à coup sarcastique, voilà ce que croit toute la ville, voilà ce que la justice elle-même considère comme démontré. Un homme de la plèbe devenant fou parce qu'on lui tue sa femme! Ah! quelle belle histoire et comme elle est vraisemblable!…

—Hé quoi! docteur, douteriez-vous qu'il est des maris sachant aimer? miaula une dame rousse à très long nez, en dardant ses petits yeux gris sur son époux, le gros économe.

—Les minutes sont précieuses; permettez-moi de ne pas discuter ce point, supplia le docteur.

—Non, non, ne discutons rien! intima nettement M. Blackwork.

—Quant à moi, continua M. Burns, longtemps avant l'information du Courrier j'étais fixé sur la valeur de ce roman. Dès cette après-midi, j'avais visité dans son cabanon notre nouveau sujet, le William Carrey, afin de commencer le cours de mes observations sur lui. Or, je le jure, il n'offre nul symptôme de folie, et l'histoire qu'il m'a contée vous terrifiera tout à l'heure!

—Qu'est-ce donc?—Oh! dites vite.—Silence! Ecoutez! écoutez! s'écrièrent les dames, se rapprochant de M. Burns avec un grand brouhaha d'empressement.

M. Burns s'était accoudé, tel qu'un orateur, à l'angle de la cheminée; les lumières du salon convergeaient avec d'heureux effets de clartés et de demi-teintes sur ses traits accentués où se lisait une extrême énergie, emprisonnée, semblait-il, dans une sorte d'impassibilité bizarre.

—Quand j'arrivai près de William, commença-t-il, j'eus la preuve immédiate de sa clairvoyance; il restait obstinément sourd aux questions de ce bon pauvre vieux… Il n'est pas ici ce soir, je puis en parler librement…, vous savez bien: l'inoffensif M. Shirm, qui a la chimère de se prétendre notre médecin en chef…

Un rire, cette fois irrésistible, éclata, mais très ostensiblement c'était sur le compte du naïf M. Shirm:

—Voilà trente ans pour le moins qu'il exerce cette manie médicale, avec la plus grande exactitude, dit M. Blackwork au comble de la gaîté.

—Et qu'il réclame à heure fixe son traitement mensuel? s'écria l'économe, dont l'hilarité secouait l'ample ventripotence.

—William l'avait incontinent reconnu fou, littéralement fou, reprit M. Burns, insistant sur cette bonne bouffonnerie.—A mon égard, au contraire, William n'eut pas un instant d'hésitation.

—Parbleu! souligna complaisamment M. Blackwork.

—Il devina ma profession, continua le docteur Burns, et parut vouloir me parler sans détours.

«—Bonne aubaine d'échapper à la corde! lui dis-je.

«—Certes, fit-il, je tenais peu à jouer le rôle capital dans la cérémonie qui se prépare.

«—Et vous voilà désormais heureux dans notre maison. Ah! vous avez de la chance d'avoir perdu la raison!»

«Le personnage haussa les épaules de pitié, pour ma candeur sans doute; puis, silencieux un moment, les yeux fixés sur les miens, il eut un sourire équivoque annonçant des confidences.

«—Vous êtes un brave homme, cela se connaît de suite, dit-il dans son jargon de peuple; quand vous me vendriez, d'ailleurs, on ne vous croirait pas. Mais vous m'inspirez confiance; il faut que je vous dévide mon affaire et celle de l'honorable défunte qui était ma légitime et portait mon nom. J'étais serrurier-ciseleur à l'époque, figurez-vous, et je passais pour pas maladroit dans le métier. Je travaillais dur, j'avais de l'ordre, et pas plus tard qu'à vingt-cinq ans je m'établissais tant bien que mal pour mon propre compte. De ce coup-là, plus de question sociale! Carrey ouvrier ne flânait jamais sans la permission de Carrey patron, et Carrey patron ne retenait pas un sou des bénéfices de Carrey ouvrier. J'occupais, seul, une maisonnette isolée de la Cent-Cinquantième Rue, aux abords des Sand-Lots. L'intérieur ne laissait rien à désirer: à gauche, l'atelier; de l'autre côté, derrière un beau paravent chinois, mon petit mobilier tout neuf et mes hardes du dimanche bien rangées.

«Là-dessus s'ouvrait une fenêtre encadrée de lierre, par où rentrait le soleil du matin. Les passants admirèrent le tableau, je m'en vante, le jour où, pour la première fois, parut dans cette verdure le jeune et frais museau de mon épousée. Que voulez-vous? J'étais allé au bal, quelquefois; elle adorait la danse; je me plantai dans la tête qu'elle m'aimait par-dessus le marché, et voilà! Tout marcha bien, du reste, dans les commencements: on la voyait toujours assise à sa fenêtre, cousant, chantant, rêvant comme une rentière. Au fait, sa chambre balayée à l'aurore, l'affaire d'un instant, elle n'avait plus qu'à se laisser vivre, pendant que la soupe bouillait et pendant que je trimais à l'ouvrage dans l'autre compartiment. Notez, avec cela, que jamais elle ne se salissait les doigts à la ferraille; l'étau, la forge, le soufflet, mes scies, mes limes et jusqu'au charbon, tout cela ne connaissait que moi; c'étaient des camarades à qui je devais d'être un homme libre et de rendre ma femme heureuse en attendant l'arrivée des enfants.

«Elle chantait donc et rêvait à je ne sais quoi dans sa volière, ma perruche: moi, toujours à l'oeuvre suant, le front baissé, je me taisais: mais il me passait comme du froid bienfaisant dans le coeur, et je ressentais une envie de remercier ou de bénir je ne sais qui ou quoi. Par exemple, plus de bastringue, plus de promenades du samedi dans le sillon de la foule, à la lisière des cabarets. Je voulais du bonheur sérieux, comme un parvenu; parbleu! comme un patron!

«Il arrivait, à l'occasion, qu'on m'employait dans des usines situées au diable, par là dans la campagne. Cela me retenait des trois ou quatre jours dehors. Quelle joie de revenir et de revoir, au couchant du soleil, d'aussi loin que je pouvais, notre masure, moitié noire, moitié verte!

«Misère! c'est de là qu'est venu tout le mal.

«Elle en tenait toujours pour le bal, ma petite reine, et il en existait un s'ouvrant tous les soirs à quelques pas de chez nous. Madame s'y envolait dès que j'avais le dos tourné, puis, comme par habitude, elle se remit à aimer le danseur autant que la danse; mais, cette fois, la place de mari était prise, ce fut le tour de l'amant, et elle se livrait entre deux quadrilles, sous ce même toit… Bah! vous avez lu le procès; laissons les détails, vous les connaissez.

«Je ne tardai pas à flairer quelque manigance; les commères avaient sur mon passage ce petit rire de femmes qui vous raconte ces sortes d'affaire-là tout comme si c'était crié.

«Un jour, je fis savoir qu'un travail hors la ville m'occuperait jusqu'au lendemain. J'avais dit vrai, et si je revins le soir même, ce fut par pure chance.

«C'était il y a deux mois, l'été, par une chaleur à cuire la cervelle. Le crépuscule luisait encore assez pour qu'on pût distinguer à quelques pas de soi. Aucune lumière dans ma maison, mais avant de rien entendre, je devinai qu'on parlait près de la fenêtre ouverte. Il m'arrivait comme un souffle de voix haletantes. Je me jetai sur le côté, je me glissai jusqu'au mur latéral et j'écoutai à l'angle, l'oreille contre la pierre.

—«Allons, reviens; encore un tour de valse, tu as le temps, disait une voix d'homme.

—«Non, répondait-elle, j'ai comme un pressentiment qu'il rentrera cette nuit.

—«Eh bien, moi, je retourne au bal.

—«Parbleu! plus rien ne te retient maintenant, dit la malheureuse.

—«Je reste, si tu veux?

—«Non, non, sauve-toi: un dernier baiser seulement…»

«Oh!… j'eus la force de me contenir: je tordais sur eux-mêmes ces muscles habitués à ployer l'acier.

«L'homme sortait; je m'allongeai contre terre et je vis le profil de l'individu. C'était Ralph, le tonnelier. Ralph, le bambocheur, qui trompait sa propre femme en même temps qu'il souillait la mienne.

«Quand il fut à quelques mètres, j'entrai chez moi brusquement. D'un coup de soufflet j'incendiai le brasier toujours couvant sous la cendre et j'y allumai la torchère. Je passai dans l'autre salle et je plantai le bout de résine sur la table. Clarté subite, terrible. Le lit était en désordre; elle, la misérable, avait sur la tête un bonnet tout pomponné de fleurs.

—«Ote donc cette guenille,» lui dis-je, sans fracas.

«Une rage crispa sa figure: «Maladroite!» pensait-elle, en précipitant le bonnet tout fripé dans l'armoire.

—«J'étais allée chez les Rophinand…, trouva-t-elle, comme frime.

—«Bien, bien, répliquai-je, on ne t'a jamais fait de reproches. Pour la question de ce soir, on en usera de même.»

«Elle tremblait, blanche, prête à défaillir. J'étais tout tranquille, moi, c'est drôle; mais quelque chose d'horrible, il faut croire, s'annonçait dans mes yeux.

—«William! supplia-t-elle.

—«Ralph!» répondis-je, ricanant, les dents serrées.

«Ce nom-là résumait tout.

—«Tu es fou! tu es fou!» cria-t-elle.

«Niaiserie pure de vouloir me tromper encore: il était bien temps!

«Je la pris à la gorge et je serrai…. mais calme, toujours! car il ne fallait pas d'agitation, il ne fallait pas lâcher d'une phalange, je ne voulais pas entendre de cris; il était sûr que je n'aurais pas pu tenir contre des pleurs, les premiers qu'elle eût versés devant moi. Je savais très bien ce que je faisais, n'est-ce pas? Ses genoux ployaient, ses mains s'accrochaient à moi; son visage à la renverse devint pourpre, puis d'une pâleur qui semblait verte à la lueur de la torche; je serrais toujours: je guettais, vous savez, cette tranquille beauté des morts qui s'étale tout d'un coup. Enfin ses yeux me regardèrent gais et brillants comme à travers du cristal; un froncement de ses lèvres découvrit la pointe des dents comme pour sourire; c'était fait… Je la laissai retomber.

—«Tu es fou!…»

«Sa dernière parole me poursuivait. Je me mis à causer, pour ainsi dire, avec la morte.

—«Parbleu, oui, je suis fou!… lui répondais-je, je me sens comme ivre… On dirait que le diable m'entraîne à des extravagances.»

«J'allais, je venais, mais pourquoi? Un moment, dans l'atelier, j'excitai le feu comme si j'avais eu besoin de travailler; je tournai et retournai dans les braises une tige de fer qui finit par blanchir, puis je me retrouvai près du cadavre, brandissant cette barre qui chassait des étincelles… Voyons, qu'est-ce que je veux? me demandai-je… Je cherchais… Ah! le diable souffla l'idée:

—«Oui, oui, je suis fou!… tu dis vrai. Attends, ma belle, attends!»

«Et je lui plongeai le fer encore rouge dans la gorge; le sang brûlait et ne se répandait pas; c'est ce qu'il fallait. Ah! tonnerre! Il n'y avait plus qu'à aller ainsi jusqu'au bout. Je marchais, je trimais comme un ouvrier aux pièces; le fer redevenait toujours rouge et s'abattait sur les épaules, les coudes, les aines, les genoux; plus de muscles, plus de nerfs! Bon! la hache, maintenant! Je frappai à la volée; en un instant les membres étaient épars; j'empilai le tout dans le grand coffre au charbon. Et puis quoi? L'indécision me reprenait. Faut-il brûler? Faut-il traîner au canal?

«Alors je jetai un cri: la tête, oubliée par terre, me reluquait…, elle souriait bien plus que tout à l'heure.

—«Tu es fou!…»

«Le mot restait dessiné sur ses lèvres.

—«Merci! je l'oubliais vraiment, merci! ma toute belle! tu m'apprends ce qui reste à faire.»

«Et c'était vrai; le plan surgissait en bloc dans mon cerveau; tout était réglé d'avance, je n'avais plus qu'à remuer comme une machine. J'ouvris un tiroir et je fourrai dans ma poche un peu d'or et quelques bijoux de la trépassée. Je posai la caboche sur la table, et, d'une seule morsure de tenaille, je lui arrachai trois dents; elle devint du coup hideuse, ne riant plus que comme une vieille femme saoule; j'avais peur; je l'empoignai par le chignon et je sortis. Ce que cela signifiait? Parbleu! vous allez voir: je suivais l'inspiration; je jouais le fou, puisqu'elle l'avait dit. Allons, en route!

«Il faisait nuit. J'allai droit au logement de Ralph, un sale grenier de la Quatre-Vingt-Douzième Rue. A la lueur d'une chandelle, on voyait sur la table un pot de pale-ale et une terrine de pommes de terre bleuies par le froid. Le dîner attendait de devenir le souper. La femme était assise dans l'ombre, déguenillée, avachie, ruminant, hébétée, le dégoût de sa misère et de sa solitude.

—«Regarde!…»

«Elle se redressa et hurla d'épouvante.

—«C'est Ralph qui a fait cela parce qu'elle ne voulait plus être sa maîtresse. Dis cela devant les juges; faisons-le pendre; nous nous marierons après.»

«Le démon, je vous affirme, dictait mes paroles et mes actes; je ne réfléchissais plus. Sorti du galetas, je courus au bal où le quadrille final commençait. C'était sous une tente dressée dans le jardin d'un cabaret. Les gens du bureau d'entrée avaient déjà plié bagage, et moi, passé sans obstacle, j'avais pris à pleines dents la tête morte par les cheveux;—bonne folie, n'est-ce pas?—et sans chercher, comme une bête qui sent la proie, je tombai juste à la place où Ralph, le grand maigre, se démenait jambes et bras, comme un clown. Ce fut une terreur, vous pensez. Les femmes criaient, les danseurs étaient cloués au sol, les buveurs et les ivrognes, installés sur les côtés, escaladaient les bancs et les tables. Ignorant tout cela, l'orchestre, perché dans sa tribune, faisait rage, joyeux de souffler, de racler, de tambouriner les dernières mesures. Ce sabbat semblait fait pour moi; j'en profitai pour danser à mon tour; je battais du talon et de l'orteil on ne sait quelle gigue fantasque, la tête toujours accrochée aux dents, elle et moi regardant fixement Ralph stupide de peur.

—«Lâche!» cria-t-il enfin lorsqu'il crut comprendre.

«Mais il demeurait raide, impuissant à faire un pas. J'approchai, sautillant bien en mesure, jusque sous son nez; je me déhanchais à pouffer de rire, et je le giflai à droite, à gauche, à gauche, à droite, et encore, et encore, avec les joues glacées du cadavre.

—«Un dernier baiser, seulement!» avait-elle imploré:

«Je comblais la mesure.

«Pas une âme n'osait souffler. On laissait l'espace libre autour de nous.

«Désensorcelé par la fureur, Ralph s'abattit sur moi et pesa sur mes épaules; s'il m'avait plu, je l'eusse aplati d'une seule taloche, ce pierrot bellâtre! Mais non, ce n'était pas ça le plan: je me laissai faire, et, quand il parut m'avoir écrasé, la foule se jeta sur nous, puis la police du bal; on nous arracha des bras l'un de l'autre; on me débarrassa de mon horrible fardeau et on nous traîna, Ralph et moi, chez l'officier de police. Tout le bal et, bientôt, toute la plèbe des Sand-Lots nous suivaient en criant: «A mort!» tandis que moi je gambadais et chantais à perdre haleine, sauf quand, tourné vers Ralph, je vociférais: «C'est lui! c'est lui.»

«Devant le policier, Ralph se demandait dans quel rêve atroce il se débattait; son front terreux suait l'angoisse. Moi, je m'obstinais dans ma gaîté farouche; on ne put m'en tirer; je beuglais, je riais comme une brute, puis encore, sur l'air d'un spectre qui chante malheur, je redisais: «C'est lui! c'est lui!» et vers lui je tendais mes mains tremblantes, mes doigts crispés…»

Le docteur Burns garda quelques secondes l'attitude attribuée au personnage dont il avait, pendant cet étrange récit, fait revivre de la voix et du regard l'ironie contenue, la férocité sombre, l'astuce sans merci.

L'auditoire, en dépit d'un évident parti-pris de scepticisme, se laissait gagner; les dames, très attentives, éprouvaient les frissons d'une terreur grandissante.

Un murmure d'éloges s'éleva pendant l'interruption.

—Très bien! disait-on. C'est admirable! C'est vu! C'est vécu! Personne n'imaginerait mieux.

Mais M. Burns, absorbé dans ses propres visions, n'entendait pas ce ramage flatteur.

—Après un long silence, reprit-il, l'homme acheva sa confession en me disant:

«—L'officier de police se comporta précisément selon mes calculs. Il ne manqua pas de conclure que j'étais en démence, mais il soupçonna Ralph d'être l'auteur du crime. On l'examina, on le fouilla séance tenante.

«Ah! ah! j'en ris encore. On mit aussitôt la main sur les orfèvreries de ma défunte et sur les trois canines dont le trou grimaçait sous sa lèvre crevée. Voilà le cadeau que je lui avais glissé dans la poche, pendant la lutte, en simulant d'avoir le dessous. Que pouvait-il objecter à de pareilles preuves!

«On l'interrogea. Son absence du bal avait été remarquée. Que s'était-il passé dans l'intervalle? Avouer qu'il avait franchi mon seuil, c'était se tuer. Il prétendit s'être rendu chez lui en quête d'argent pour boire. Pitoyable invention que la femme Ralph eut soin, comme il était convenu, de démentir avec acharnement plus tard au tribunal. Elle ne se contenta pas de dire vrai, mais elle broda comme quoi vainement elle avait attendu Ralph à la maison: comme quoi, de plus, elle se mit à sa recherche et, de loin, le vit se glisser chez William Carrey. Et ce n'est pas tout! Elle avait entendu d'horribles cris de femme—qu'elle imita, s'il vous plaît, pour les juges—et, ne voulant pas savoir ce qui se passait, par crainte de malheur pour elle-même, elle avait fui.

«Voilà ce que raconta cette honnête épouse dont j'encourageais chaque parole par des minauderies que les magistrats considéraient comme autant de preuves d'hébétement. Il n'y a pas à fui faire de reproche: elle se vengeait comme je m'étais vengé. Par suite, l'affaire est réglée. Je suis fou…, comme disait l'autre; je suis fou désespéré d'avoir perdu ma bien-aimée. Telle est l'histoire authentique couchée par écrit sur papier timbré. Je vais, puisqu'on l'a décidé, demeurer ici insouciant, oisif, engraissé jusqu'au dernier de mes jours; Ralph sera pendu demain, rien ne peut le sauver. Quant à la dame Ralph, qu'elle aille mendier où elle pourra; je ne tiendrai pas la promesse que je lui ai faite… J'en ai assez des femmes qui trahissent leurs maris…»

Les assistants se répandirent en un nouveau concert d'admiration:

—Quelle habileté dans l'art d'arracher des aveux, proclamait-on très haut; quel cynisme et quelle cruauté chez ce William; quelle regrettable promptitude de la justice à admettre la folie! Et combien de fois aussi le docteur Burns avait-il signalé de pareilles erreurs?

M. Burns parut ravi de cette dernière remarque; ses traits rayonnèrent comme ceux d'un apôtre longtemps méconnu, d'un entêté redresseur de torts, dont la parole enfin triomphe.

Mais cet éclair de joie s'effaça tout à coup sous les ombres d'un amer découragement.

—Eh bien! si vous le pouvez, tentez un effort, dit-il; courez chez l'attorney, essayez de sauver l'infortuné Ralph. Quant à moi, ces sortes de démarches ne me réussissent jamais… Et puis, vous le savez, mes travaux ne me permettent guère de sortir le soir…

Ces paroles s'éteignirent comme un gémissement de lassitude et de mélancolie sur les lèvres qui s'abaissaient. On eût imaginé que dix années s'abattaient à la fois sur le front du docteur, alourdissaient son regard et décoloraient dans la masse grise de sa chevelure les derniers fils noirs.

—Vous avez raison, se hâta de dire M. Blackwork, allez vous reposer, c'est le plus sage. Je cours à l'instant chez le magistrat, la chose en vaut la peine; comptez sur moi.

—Oui, oui, c'est le mieux qu'il y ait à faire. Rentrez, docteur, rentrez. Allez vous remettre de vos fatigues, insinuaient à l'envi les dames et gentlemen, qui témoignaient tous de la plus vive sollicitude et se montrèrent enchantés de ce que M. Burns, se rendant à ces affectueux avis, prenait congé de l'honorable compagnie…

Lorsque M. Burns fut dans l'antichambre, deux des laquais de service se levèrent et s'armèrent de flambeaux pour accompagner le docteur jusqu'à son appartement.

On descendit le grand escalier, on traversa la cour intérieure, puis un couloir du second corps de bâtiment, et l'on se trouva dans un jardin où l'on se dirigea sous le noir des arbres vers un pavillon d'apparence élégante.

Là résidait le docteur Burns, qui remercia les deux serviteurs et pénétra chez lui.

Aussitôt sans témoins, les deux hommes s'envisagèrent mutuellement de façon très drolatique, comme des comparses remplissant par ordre une mission burlesque. Ils se recommandèrent tacitement le silence en fendant l'air de gestes démesurés. Puis l'un, affectant d'arpenter le gazon sur la pointe de ses escarpins, écarta les torches, tandis que son complice, enveloppé de nuit, barra le joint de la porte du pavillon d'un énorme verrou.

Pas un bruit saisissable, pas un frémissement ne trahit l'opération. Le geôlier avait comme des mains d'ombre pour que l'incarcération du docteur fût pratiquée dans le plus parfait mystère.

Ces dispositions prises et quand on se fut éloigné d'une centaine de pas, l'un des modestes fonctionnaires de Lobster-Hill sifflota d'une façon très dédaigneuse à l'égard de ce qui venait de s'accomplir. Et non moins expressif, son collègue leva les épaules à la hauteur de ses oreilles, en manière de traduire le dégoût suprême d'un probe citoyen pour ce qui se commet d'injustice en ce bas monde.

—Pitié! parlèrent-ils cheminant, que voilà de soins, de précautions, de délicatesses, de flagorneries pour MM. les pensionnaires de la haute, en puissance de familles fortunées!

—Certes, oui, on les cajole, ceux de cette nuance; on les traite en personnages.

—En effet, voyez ce M. Burns, ce poète détraqué qui se croit un illustre médecin, cela passe la soirée chez M. le directeur, cela prend le thé, cela dort confortablement dans la plume, alors que William, un gratuit! va faire connaissance avec le lit de camp.

—Le pauvre homme… Mais, diable! Il m'y fait songer,—s'écria l'un ou l'autre des deux causeurs,—il nous faut décamper lestement si nous voulons voir pendre Ralph d'un peu près. C'est pour trois heures précises: je parie qu'il y a déjà foule.

FEU HARRIETT

Cette belle journée d'été s'achevait.

Les splendeurs du couchant s'apaisaient comme les derniers accords d'une symphonie de lumière parmi les trouées des grands bois—restes de forêt vierge—qui entourent la jolie ville d'Albany. Le haut feuillage frémissait dans un bain d'or, tandis que le pied des arbres et les basses branches tordaient leurs lignes noires sur l'écharpe de pourpre éployée à l'horizon. Par échappées, au lointain des clairières, la clarté se reflétait plus blanche sur les eaux de l'Hudson, disséminées comme des fragments de miroirs.

Profil maigre sur la sérénité de ce paysage, M. Harris Westland, correctement vêtu de deuil, s'avançait d'un pas réglé dans les longues avenues; son regard s'abandonnait au charme vague du spectacle; il souffrait et se sentait heureux, car il souffrait d'une manière douce, harmonieuse, pleine de rêve, en parfait accord avec sa tournure d'esprit.

Le bruit court, en effet, dans les cercles psychologiques les mieux informés, que la douleur morale procure aux êtres méditatifs un véritable plaisir intellectuel en ce qu'elle les intéresse au côté caché des choses, à leur imperfection reconnue trop tard, à leur remède possible. Il en serait tout le contraire, croit-on, des individus positifs et uniquement soucieux du fait extrinsèque et—circonstance peu fréquente en Amérique—sir Harris Westland n'était pas de ceux-là.

Il allait donc songeant, avec une contrition dépourvue d'amertume, à la monotonie de l'existence de millionnaire oisif, retraité du négoce, qu'il menait depuis de nombreuses années; mais diverti non moins que découragé par sa logique habituelle, il ne se découvrait, somme toute, aucune tendance vers un train de vie plus aventureux.

Bercé de plus de tranquille mélancolie encore à mesure que tombait le crépuscule, il s'avisa même de ressentir une sorte de joie déchirante ou d'agréable désolation en constatant le vide dans lequel il somnolait depuis la mort prématurée de Mme Harriet Westland. Car il est triste, mais exact, de rapporter que ladite dame, fort agréable de figure, très ardente d'imagination,—faite peut-être pour une destinée moins atone que celle à laquelle l'enchaînait le devoir conjugal,—s'était placidement éteinte par ennui, il y avait deux ans, nonobstant l'intarissable béatitude dont l'enveloppait la tendresse de son mari.

Oui, certes! il l'avait aimée, il l'avait idolâtrée à sa manière à lui, sans fougue, avec solidité. Que n'était-elle encore là! Que ne pouvait-il, hélas! reposer encore ses yeux sur ce regard noir et or qu'elle avait si profond, si questionneur, si rempli de langueur inexprimée!…

—Oh, chère Harriett! soupira-t-il…

Et nous devons ajouter qu'à ce moment de son monologue, sir Harris Westland, ayant regardé l'heure à sa montre, se prit d'une certaine animation et continua sa promenade d'un pas moins dilatoire, comme si la pâle image de la défunte l'attirait dans l'espace, ou comme s'il tendait vers un but où ce caressant souvenir pourrait s'évoquer avec plus de précision.

Quelques rares passants, d'âge et de sexes dissemblables, émaillaient la route ou se glissaient sous l'ombre forestière regagnaient la ville; ils portaient une toilette sombre, de même que sir Harris. Plusieurs l'honorèrent d'un salut grave, d'un sourire discret; ils semblaient, à son exemple, sous le coup de préoccupations funèbres, agrémentées de résignation.

Ces tacites incidents ne laissaient pas que de dégager une sorte de gêne cérémonieuse propre à glacer le coeur. Une indéfinissable appréhension planait…

Mais sans éprouver aucune impression de ce genre, M. Westland gardait son allure quasi-allègre et pressée, lorsque au premier détour du chemin une nouvelle rencontre lui imposa le devoir, eût-on dit, de renoncer momentanément à cet excès de promptitude:

Au bout de l'autre avenue, une dame apparaissait…

L'événement, hâtons-nous de l'affirmer, n'eut pour résultat appréciable que de faire éclater la sincérité des regrets dédiés par sir Harris à la plaintive mémoire d'Harriett, et l'indifférence actuellement ressentie par l'honorable gentleman pour le surplus de l'élément féminin. A peine daigna-t-il remarquer l'exquise désinvolture de l'inconnue, évidemment d'âge printanier, qui fuyait en avant, dans la même direction que lui, coquette, agile, entortillée d'une mantille, tenant à la main une jolie valise et découpant sur le fond pâlissant du ciel on ne sait quelle gaie silhouette d'actrice en retard.

Loin de noter ces aimables détails, M. Westland évitait, au contraire, de les apercevoir; il s'efforçait ostensiblement de ne pas abréger la distance qui le séparait de la belle et ne doubla le pas de rechef que lorsqu'elle se fut effacée dans la pénombre verte d'une contre-allée.

Un franc enthousiasme le souleva dès lors. Serré dans son habit noir, tel qu'un notaire mandé pour affaires très urgentes, il courait presque à perdre haleine, lorsque enfin, à l'extrémité d'un sentier latéral, il s'arrêta devant une porte basse et massive, renfoncée dans la robe de lierre d'un vieux mur de briques.

Il tira de la poche de son gilet une clef qui joua facilement dans la serrure, et la porte aussitôt, malgré son air d'abandon, tourna sans bruit sur ses charnières et se referma derrière sir Harris.

Ceci fait, il ne subsista plus le moindre doute sur la profondeur des sentiments de fidélité matrimoniale qui guidaient l'incomparable Westland.

Sa démarche, on va le voir, n'avait pour mobile qu'un saint désir d'épanchement, aux heures recueillies du soir, dans le culte de l'ange disparu: l'enclos dans lequel il venait de pénétrer n'était autre chose que le cimetière d'Albany, avec son vaste éparpillement d'architectures sépulcrales, enguirlandées de feuillées et de fleurs.

M. Westland, le modèle, désormais, des veufs inconsolés, s'engagea dans un dédale de petits sentiers jetés à travers les tombes et bordés de houx, de troènes ou de cyprès; il se dirigeait, sans hésitation, comme en pays connu, poussant toujours plus loin dans la complication des chemins entrelacés, franchissant parfois des passages ardus, où les ronces irritées crevaient la pierre des anciens morts voués à l'oubli…

Loin, plus loin encore, au plus épais d'une haie d'églantiers, sir Harris franchit une grille qui donnait accès dans une enceinte séparée et, au même instant, il parut ressentir cette intime satisfaction qu'on éprouve à se revoir parmi les siens après une longue absence. Il entrait, en effet, dans le parc réservé pour toujours aux sépultures de sa famille, et l'on appréciait de prime abord la magnificence qu'avait déployée dans ce séjour le richissime propriétaire extrêmement engoué de nécromanie.

Un sable fin couvrait les allées encadrées de bruyères et de touffes de violettes. La flamme expirante du jour permettait encore de lire les noms et qualités des antiques et modestes Westland, grattés à neuf dans le creux des granits, ou luisant sur l'apologie en lettres d'or des Westland plus récents et plus prospères, ensevelis sous les hauts mausolées de marbre. Parmi les arbres majestueux, rudes survivants des siècles, s'alignaient de tous côtés, dans leurs caisses d'ébène cerclées d'argent, les rosiers, les orangers, les citronniers, les lauriers-roses et mille plantes rares d'où s'exhalait une invisible fumée d'encens; puis, çà et là, sous les verdures inclinées des massifs, quelques sièges de grès aux dossiers mollement recourbés invitaient aux fraîches méditations horizontales.

C'est tout au plus, cependant, si M. Westland daigna laisser tomber sur tant de faste un coup d'oeil d'approbation. Sa physionomie radieuse révélait des passions bien supérieures au vulgaire orgueil de posséder un cimetière confortablement entretenu: son désir impérieux de communion mystique avec feu Harriett l'absorbait tout entier; il fouillait du regard les obscurités du jardin, il écoutait les rumeurs vagues qui bruissaient dans les ramures; mais, le croirait-on? M. Westland affectait on ne sait quelle étrange certitude de la présence d'un tas d'êtres surnaturels, disposés à se montrer au premier signal; il prenait l'attitude de quelqu'un qui s'attend à goûter, bien à son aise, toutes sortes de distractions extra-terrestres; il semblait même que, pour M. Westland, ces divertissements ne seraient qu'une simple affaire d'habitude et allaient bientôt se reproduire, d'après un programme invariable, dans un ordre accoutumé.

A première vue, une pareille conviction dépassait incurablement le comble de l'impertinence!

Or, il nous faut l'affirmer à l'encontre des présomptions railleuses, les prétentions de M. Westland étaient fondées, son attente n'avait rien de chimérique, sa confiance avait les plus positives raisons d'être:

L'étonnant gentleman ne tarda pas à obtenir des prodiges en plein idéal, à réaliser une foule d'amusements infernaux ou célestes, dont nous devons faire le récit tout en désespérant d'en traduire d'une plume assez légère la merveilleuse subtilité. Car à quels bonds assouplis de bulle d'eau sur un gant de velours, à quel invisible sillon tracé sur l'azur par l'aile du ramier, emprunterait-on des comparaisons capables d'interpréter le charme inattendu, fugitif, capricieux, insaisissable, des scènes qui vont suivre?

Rien de plus simple toutefois que le début de ces épisodes: le méticuleux Westland se débarrassa de son chapeau et de ses gants couleur d'encre et fit disparaître quelques grains de poussière que la longue promenade sous bois avait mis à son costume; il alla s'asseoir sur l'un des divans de granit et s'installa commodément, le front à la renverse, sous le feuillage en pleurs d'un saule. Quelques rayons de clarté diurne filtraient encore de l'éther et glaçaient les tombeaux d'une lueur verdâtre où l'ombre des feuilles tremblait comme un vol de papillons noirs.

Durant quelques minutes, Westland se perdit dans cette torpeur délicieuse qui s'épand aux approches des soirs d'été; puis, tout à coup, ayant fait sonner sa montre à répétition, il eut un sourire étrange: l'heure était venue, la séance d'enchantements s'ouvrait. Un mouvement à peine distinct agitait le dôme de verdure, des bruits de battements d'ailes descendaient de branche en branche, et bientôt après, singulièrement sociable, une colombe se posait sur l'épaule de sir Harris et lui frôlait le visage de son duvet tout soulevé de tièdes palpitations.

—Chère âme! soupirait le gentleman, évidemment acquis à l'hypothèse qu'une parcelle de l'organisme affectueux d'Harriett revivait sous ce plumage de satin.

Ce tête-à-tête volatilo-yankee fut rapide comme l'éclair; l'oiseau regagna son nid et sir Harris s'éloigna précipitamment du bosquet.

D'autres magies l'attendaient à la rive d'un lac marginé de porphyre où frissonnaient, dans le centre du jardin, des reflets de ciel.

Dès qu'il fut sur le bord, la nappe d'eau s'étoila d'un sillage lent et souple comme les plis d'une robe de velours, tandis que, sans hésiter, un cygne—second spécimen d'une obséquiosité à peu près inconnue dans l'ornithologie américaine—hâta ses nagées silencieuses et vint offrir son long col flexible aux caresses tremblantes de M. Westland.

Les incidents se multiplièrent dans ce genre empreint de poésie, et sir Harris s'abandonnait de plus en plus sur la pente des inductions résurrectionnelles!

—Chère âme, chère âme! redisait-il, toujours emporté par une exaltation grandissante, jusqu'à ce que, parvenu vers la limite du cimetière des Westland, il s'arrêtât comme frappé d'angoisse ou de terreur à la perspective d'une péripétie suprême.

Il s'agissait, sans doute, de quelque prodige final et souverainement troublant. Westland, à l'apogée des surexcitations, se sentit faiblir et dut s'appuyer au caisson d'un oranger, mais aussitôt remué par le souffle ondoyant de l'été, ou, peut-être, par une main féerique dissimulée dans l'ombre, l'arbuste en fleurs laissa tomber sur le modèle des veufs un tourbillon de neige parfumée.

Décidément, l'esprit de feu Harriett faisait galamment les choses et rassurait son monde par de bien délicates prévenances!

D'ailleurs, la nuit complète étalait maintenant sa solennité noire; Westland fit mouvoir encore une fois le ressort de son chronomètre et constata l'instant des épreuves décisives. Il bannit donc toute crainte et s'élança d'un bond, malgré les ténèbres, jusqu'au seuil d'un vaste mausolée dont le fronton, à des heures moins ténébreuses, s'illustrait du nom d'Harriett et dominait le reste des tombeaux.

M. Westland heurta le monument de ses mains suppliantes et projeta, dans l'auguste silence des morts, une multitude de paroles désordonnées.

—Reviens, reviens encore, chère âme! disait-il avec des cris, avec des sanglots; reviens, oh! reviens, ce retard est un supplice!

Alors—émerveillement sans pareil—une lueur morne, une phosphorescence bleue sillonna les vitraux de la chapelle, dont les portes de bronze s'ouvrirent lentement sur les pas d'une apparition blanche à forme humaine; et de la tombe restée béante s'envolèrent les précieuses senteurs, les fins oppoponax, les ylang-ylangs légers qu'exhalerait la chambre à toilette d'une ombre de mondaine enfuie à quelque spectral rendez-vous d'amour.

L'apparition se dressa devant M. Westland, qui la saisit entre ses bras et l'attira contre son coeur, sans rencontrer la moindre résistance.

L'adorable docilité de mistress Harriett revivait dans son fantôme. Mais la défunte semblait avoir acquis, depuis son noviciat d'outre-tombe, des attraits et des séductions qu'elle n'avait certes possédés qu'à l'état de principe dans notre vallée de larmes. Elle s'était montrée bonne comme les anges et chérubins de son sexe, mais à la façon maigre et diaphane, tandis qu'à présent, sous ce linceul glissant comme un déshabillé de soie sur le nu d'une chair de satin, les doigts enfiévrés de sir Harris sentaient s'épanouir des rondeurs plus palpitantes que la gorge de la colombe, plus gracieuses que les cambrures du cygne, plus odorantes que la pluie de fleurs d'oranger.

La constatation de ces progrès posthumes accomplis par Mme Westland affola son inconsolable veuf et l'entraîna dans des exigences franchement réalistes, car il ne se contenta plus des étreintes muettes qui, paraît-il, avaient caractérisé les précédentes rencontres funèbres de la même espèce entre les deux époux:

—Oh! pour cette fois, parle! parle-moi, chère âme, s'écria violemment M. Westland; ne persiste pas dans ce silence, obstiné, cruel, inexorable, qui me torture, qui me rend fou! Parle, parle!

Le spectre de la sensible Harriett eut tout l'air de ne pouvoir résister à tant d'éloquence, et, d'une voix empruntée aux plus exquises musiques des rêves, il daigna dire:

—Vous l'exigez? Soit! Mais rien que ce mot: Sir Harris, je vous aime!

M. Westland ne parvint à déverser le trop-plein de sa félicité qu'en des exclamations éperdues; il enveloppa d'une embrassade exaspérée les splendeurs palpables du fantôme, et, dans un baiser sans fin, il recueillit sur ses livres le souffle de son essence immatérielle, source de tant d'amour et de constance…

Jamais, probablement, plus extatique effusion ne fut partagée entre terre et ciel.

* * * * *

Le lendemain, chez lui, vers l'heure de son déjeuner, sir Harris Westland, l'esprit encore tout halluciné des visions de la nuit, feuilletait, d'une main distraite, le lot quotidien de journaux et de correspondances, quand son attention fut vivement attirée par un imprimé bordé de noir et contenant l'invitation à payer le trimestre échu de son abonnement à l'Association spirite pour la propagande de la croyance à l'immortalité de l'âme.

Cette singulière Compagnie, montée par actions, avait pour but, lisait-on en marge, de mettre à la disposition de ses affiliés une inépuisable série d'impressions et d'agréments funéraires, marqués au cachet de la vie éternelle, tels que ceux dont la présente histoire exhibe quelques échantillons.

A cet effet, la Société présidait à l'aménagement spécial des résidences mortuaires; elle organisait la mise en scène des miracles en tous genres, elle se livrait à l'apprivoisement de tous quadrupèdes et bipèdes revêtus d'un caractère emblématique et garantissait aux amateurs le concours d'une nombreuse troupe de revenants de tout sexe et de tout âge, capables de représenter les morts de bonne compagnie et requis de répondre, à quelque heure que ce fût et sous n'importe quel costume, aux évocations qu'il plairait aux abonnés de leur adresser.

Il va de soi que l'institution tenait aussi l'article sinistre, tel que cris de hiboux, hurlements de chiens à la mort, vols de chauves-souris, lamentations dans l'ombre, fantasmagories macabres, évolutions de squelettes articulés, etc., etc.

Mais M. Westland, on le sait, préférait de beaucoup les récréations flatteuses et attendrissantes. Il s'acquitta de sa dette avec empressement en se rappelant le zèle et l'exactitude que les médiums de l'Agence avaient mis a son service durant ses excursions au cimetière.

La note se grossissait d'un supplément assez considérable, parce qu'à l'issue de la dernière séance, et selon l'expresse volonté de l'honorable actionnaire, l'âme avait parlé!

Sir Harris solda cet excédent avec un surcroît de gratitude, et même, huit jours plus tard, il manifestait sa reconnaissance à cet égard d'une façon tout à fait péremptoire, car il demandait et obtenait la main de miss Herminia Burtonn, la fille du directeur et fondateur de l'Association spirite, la ravissante promeneuse à la valise, la même qui, pendant la fameuse nuit, avait si tendrement et si avantageusement joué le rôle de feu Harriett.

LA TRAGÉDIE DU MAGNÉTISME

Le public du parterre et des amphithéâtres avait accordé sa bruyante approbation aux prouesses d'une foule d'acrobates, de jongleurs et d'équilibristes; dans le pourtour-promenade, messieurs les dandys, d'âges divers, mais tous trop jeunes, s'étaient montrés fort attentifs aux grâces exhibées par les demoiselles du corps de ballet. La première partie du spectacle s'était ainsi passée sans rien d'exceptionnel.

Ce fut seulement vers onze heures, que la fleur du beau monde de Boston fit tout à coup irruption aux places encore vides des premières galeries; des essaims de jolies femmes développèrent bientôt sur l'hémicycle une guirlande continue de légères toilettes d'été, gai fouillis de nuances claires s'harmonisant sur un fonds de gentlemen en habits noirs, et, dès lors, une animation heureuse s'épanouit dans la salle, où le coup d'aile des éventails jetait des frissons parfumés; les flammes des lustres rejaillirent plus intenses sur les luisants des soies et des parures; les éclats de rire furtifs voltigeaient comme des étincelles sonores dans le feu croisé des causeries; tout semblait, en un mot, prendre un air de fête, pour célébrer la première séance de magnétisme donnée sur la scène de l'Alhambra par le célèbre docteur Kellog et son merveilleux «sujet,» miss Olivia.

Cet empressement aristocratique s'expliquait par le lyrisme et l'insistance des réclames dont la presse de Boston retentissait depuis plus d'un mois à propos de cette solennité.

Sur la foi de renseignements authentiques, ces feuilles plaçaient miss Olivia au premier rang de l'hallucination contemporaine et tressaient au front de cette inénarrable demoiselle une couronne d'épithètes démesurément superlatives. Quant au docteur Kellog, ce n'était pas seulement le plus infaillible, le plus audacieux des expérimentateurs; il ne se bornait pas à prouver indubitablement ses terribles facultés fascinatrices, il avait, de plus, le mérite de dévoiler, à la fin de chacune de ses représentations et de «mettre à la portée de tout le monde» les supercheries, les artifices, les grossiers semblants de somnambulisme et de double vue par lesquels de vulgaires charlatans, affublés du titre de magnétiseurs, trompent d'ordinaire le public.

C'en était assez pour attiser la curiosité générale.

Mais les publicistes signalaient bien d'autres causes d'«attraction.»

M. Kellog, rédigeaient-ils tout bas, confidentiellement,—en déroutant la sagacité du lecteur par quelques lettres capitales ou par diverses petites mains indicatrices tracées en tête des paragraphes,—«M. Kellog, amoureux d'Olivia, la torturerait sans pitié pendant son sommeil factice et se vengerait ainsi de l'indifférence dont elle l'accable dès qu'elle reprend possession d'elle-même au réveil.»

En outre, imprimait-on, «beaucoup d'attention serait accordée» à certain jeune gentleman européen, très ténébreux, très mystique, originaire des brouillards d'Écosse, se nommant, croyait-on, lord Warner, lequel poursuivait Olivia dans tous ses voyages à travers l'Amérique et ne manquait jamais de prendre place dans une première loge d'avant-scène dès que miss Olivia montait sur le théâtre, parce qu'il l'adorait et se croyait adoré d'elle «seulement lorsqu'elle entrait dans l'état de catalepsie.»

Par suite, il existait entre le diabolique docteur et le noble étranger une guerre sourde de haine et de jalousie. «Une querelle semblait possible, un conflit devenait probable, un duel était certain,» et les spectateurs couraient chance à tout moment de voir se réaliser l'une de ces «redoutables éventualités.»

Enfin, et par surcroît, la chronique faisait ressortir, avec d'affriolantes réticences, le rôle joué dans cette affaire par une belle et jeune patricienne (lady Warner, sans doute), laquelle assistait invariablement à toutes les soirées de Kellog, dans la loge d'avant-scène faisant face à celle de lord Warner, et de là, toujours parfaite d'élégance selon la dernière mode, mais toujours calme, toujours dédaigneuse du mouvement d'admiration que provoquait sa présence, elle attachait sur son mari des regards obstinés; elle notait ses impressions les plus fugitives, elle recueillait une par une les marques de son absurde passion, et tout cela «dans un but dont le mobile avait échappé jusqu'alors aux plus habiles investigations.»

Or, la gentry réunie ce soir-là à l'Alhambra croyait à l'exactitude de ces piquantes indiscrétions; la Gazette des étrangers avait d'ailleurs annoncé, quelques jours auparavant, l'arrivée de lord et de lady Warner, sans négliger d'ajouter qu'ils n'étaient pas descendus au même hôtel. Et maintenant même, au moment du lever du rideau pour les expériences de M. Kellog, les deux loges d'avant-scène étaient encore inoccupées, comme si les deux époux en guerre s'étaient réservé d'y prendre, au moment décisif, leur poste de combat.

Aussi le vif brouhaha des conversations s'en allait augmentant dans la salle ruisselante de lumière et l'impatience universelle atteignait à sa limite extrême, quand l'orchestre attaqua les majestueux accords d'un prélude qui fut pour l'assemblée le signal d'une série d'émotions dont la véhémence allait, d'ailleurs, singulièrement dépasser tout ce qu'on avait pu prévoir.

Les premières notes avaient à peine vibré que lord Warner venait s'asseoir sur le devant de la loge de droite. Les lorgnettes ne pouvaient s'y tromper: il était conforme aux esquisses tracées par ses biographes; il avait l'âge où les illusions ont encore le droit d'être des croyances; son air, empreint d'on ne sait quelle mélancolique fierté de race, lui permettait d'offenser impunément la «coupe du jour» et de porter sans ridicule une sorte de deuil romanesque, velours et dentelles, renouvelé de l'ère byronienne; ses yeux bleus et dormants, comme les grands lacs tristes de son pays d'Écosse, ses lèvres fines au sourire indécis, son front pâle entouré d'une chevelure tombante d'archange, avaient un charme non terrestre, bien en rapport avec cet amour étrange, cette originalité psychologique que lui attribuaient les feuilles d'actualité.

Ces détails, toutefois, furent à peine entrevus, car presque au même instant lady Warner venait d'entrer dans l'avant-scène de gauche et s'était installée bien en face, bien résolument en face de son mari.

La véracité des reporters fut démontrée une fois de plus: lady Warner semblait un astre détaché des sphères les plus raffinées du high-life et paré de la grâce savante des lignes simples. Elle se serrait, svelte et pourtant modelée, dans une étroite robe de satin blanc, farfouillée d'un tourbillon de dentelles; son chapeau n'était qu'une exquise fanfreluche de guipure prise dans une touffe de lilas blanc. Et sur toute cette neige, sur l'or clair de ses cheveux d'Anglaise, sur le frais carmin de ses lèvres, dans le bleu-noir de ses yeux de sphinx, rayonnait ce tranquille orgueil, cette sérénité d'étoile qui vient aux femmes dans l'enivrement de leur beauté.

Un émoi dans la salle justifia cette triomphante attitude de lady Warner, et le concert de louanges suscité par son arrivée bruissait encore, lorsque enfin le rideau se leva sur le décor d'un coin de jardin plein de hautes verdures du fond desquelles le fameux docteur Kellog et l'intéressante Olivia, se tenant du bout des doigts, s'avancèrent en cérémonie jusqu'à la rampe.

Il y eut quelques applaudissements de bienvenue, mais, en somme, l'illustre couple ne laissait pas que de causer, au premier aspect, une certaine déception.

Miss Olivia, solide plébéienne taillée en hercule femelle, paraissait un peu gênée des splendides épaules et des bras superbes que laissaient voir à nu les décolletés hardis de sa robe de bal en satin blanc. Elle n'était nullement jolie, et la vulgarité de ses traits ne se sauvait que par la jeunesse du sourire armé de dents de perle entre des lèvres au ton de fraise.

Individualité maigre, au contraire, figure sèche et longue, front fuyant plaqué d'une chevelure trop noire, le docteur Kellog eût passé pour burlesque, n'était sa tenue sévère et son costume rigoureusement exact d'homme du monde.

Non, certes! rien d'anormal, ni de fatal, ne planait sur eux; ils n'étaient pas de l'ancienne école de sorcellerie, et très modestement ils affichaient le positivisme sans apparat qui doit présider désormais à l'exploitation pratique et raisonnée du surnaturel.

Les musiciens firent silence et M. Kellog prononça quelques paroles dont l'éloquence facile n'était pas d'un «barnum» ordinaire. Il annonça qu'avant de révéler, suivant sa promesse, les misérables mystifications accoutumées des hypnotiseurs et spirites de bas étage, il allait évoquer la plupart des phénomènes réels et incontestables du trouble nerveux occasionné par le sommeil artificiel.

Et sans plus de préambule, parmi les lueurs livides d'une lumière électrique tombant tout à coup des frises avec accompagnement d'un trémolo pathétique à l'orchestre, M. Kellog étendit les deux mains vers Olivia.

Rien d'abord: Le public, palpitant d'émotion, attendait muet, sans un souffle; puis, soudain, ce fut prodigieux!

Frappée par le fluide, Olivia se dressait subitement, farouche, les yeux grandis dans une immobilité tragique: la bouche dessinant une terreur vague, profonde, étonnée; son regard se fixait sur Kellog et semblait aller, au delà de lui, vers quelque vision menaçante éployée au loin.

Un premier enchantement alors s'opérait. Miss Olivia, presque laide tout à l'heure, prenait une sorte de beauté sinistre, largement sculptée dans ce masque d'angoisse.

Un être tout nouveau se manifestait de même dans la personne de Kellog. Ce n'était plus l'obséquieux débitant de magie bénigne, mais l'âpre savant, le chercheur tenace, brutal au viol de tout mystère, prêt à fouiller jusqu'au coeur les plus noirs problèmes de la vie; son dur profil, heurté aux angles par la clarté verte, semblait le tranchant d'une volonté de fer, et puis, sur ses lèvres minces aux sinuosités perfides, dans son oeil flamboyant, à son sourcil perpendiculaire dans le front plissé, il y avait plus que de la rancune ou de la colère, il y avait l'ironique pitié pour cette femme, en d'autres temps, sans doute, indomptable et fière, maintenant si vite, si lâchement maîtrisée au premier signe d'un pouvoir inconnu.

Elle tombait, en effet, par molles graduations, plus avant à chaque geste de Kellog, dans son bizarre sommeil de fantôme errant; l'air d'épouvante s'effaçait dans la pâleur de son visage où montait l'hébétement morose du rêve. Elle avait l'allure automatique d'un corps où la pensée n'est plus; elle marchait d'un pas souple de somnambule, comme portée sur un éther; elle reculait, elle tentait de fuir, elle se rapprochait par bonds convulsifs, la poitrine soulevée de sanglots machinals.

Les résultats les plus saisissants, les plus inattendus, les plus insensés de l'anesthésie se multiplièrent ainsi sous les yeux captivés du public. Plusieurs adeptes du mesmérisme répartis dans la salle, et reconnaissables à leurs physionomies spéciales d'ascètes, échangeaient des sourires victorieux. L'influence despotique de Kellog, les passivetés inouïes d'Olivia ne laissaient pas la moindre prise à l'incrédulité; la science triomphait…

Soudain un cri d'horreur courut!…

Kellog s'était armé d'un stylet arraché à l'improviste du revers de son habit, et frappant de haut, rudement, il avait implanté l'acier en pleine chair nue dans le milieu du bras gauche de l'hallucinée, de son bras d'athlète, horizontalement roidi dans un effort où saillait le muscle.

Penché hors de sa stalle, lord Warner s'abîmait dans une contemplation éperdue. Lady Warner, de son côté, persistait dans sa souveraine placidité de grande dame, mais sa main fine, gantée de jaune très clair, battait un rhythme légèrement nerveux sur le velours pourpré du rebord de la loge.

Aucun frémissement n'avait altéré la sombre impassibilité d'Olivia, pas une fibre n'avait tressailli; la chair traversée gardait autour de la plaie sa blancheur de marbre. On croyait voir l'absurde emblème du cauchemar au bras d'une statue de la nuit.

Feindre un tel stoïcisme sous l'aiguillon de la douleur matérielle, allons! c'était impossible. Le miracle, produit par des forces indéfinies de l'organisme, se montrait visible à tous. Initiés et profanes le saluèrent d'un long murmure de stupéfaction.

Mais beaucoup trop violent, cet épisode fut heureusement suivi de quelques scènes dans le genre attendrissant et poétique.

M. Kellog prit l'attitude empressée, câline, paternelle, d'un médecin de femmes aux heures de crise; il délivra miss Olivia du poignard, puis il enveloppa la patiente d'une multitude de gestes doux qui la placèrent aussitôt dans un courant opposé de surexcitations dont le but était, scientifiquement parlant, de favoriser l'épanchement d'un excédant trop considérable de nervosité…

La musique servit de premier dérivatif à cette hyperesthésie…

Miss Olivia se mit à chanter. Kellog, agitant les mains derrière elle, l'ordonnait; elle obéissait sans voir—et fit entendre, dans les notes sourdes du médium, le début d'une élégie passionnée; mais sur un autre signe très bref de Kellog, la voix, au milieu d'une strophe, se brisa, plaintive, étrangement fêlée, comme un appel désespéré au loin, sur la mer.

Cette interruption lui fut comme un déchirement de tout lien dans le réel; elle s'égara dans l'incertitude d'une tristesse haute; ses paupières se relevaient, ses yeux resplendissaient comme ceux d'une madone vers le ciel et semblaient pleurer une de ces poignantes douleurs d'âme que nul ne peut définir…

C'était l'extase, tout à fait l'extase, telle que la décrivent les physiologistes les plus accrédités.

L'orchestre, dont le rôle, sans doute, avait été soigneusement réglé pour cette représentation, appropriait ses accords à la sublimité du ravissement d'Olivia. Le hautbois disait par phrases, tantôt joyeuses, tantôt lugubres, une sorte de récit dans le roulement grave des cymbales et dans l'harmonie des arpèges tremblant sur les cordes grêles des violons. Insensiblement le rhythme, frappé sur le thème fantasque, entraînait l'hypnotisée aux évolutions d'une danse lente, très singulière, aux flexions subtiles, dessinant tour à tour des fiertés de déesse classique et des abandons de fille d'Orient. Saltimbanque de l'idéal, Olivia donnait une forme vivante à l'insaisissable pensée musicale, elle traduisait en lignes pures ou tourmentées, en mouvements gracieux ou fébriles, la gracieuse mélopée des symphonistes; et, tournoyante avec des langueurs de vierge, ployée comme une faunesse ivre ou saisie d'un vertige sacré de prêtresse, elle s'arrêtait enfin, haletante, effarée, le front baigné d'on ne sait quelles clartés d'enthousiasme…

L'émerveillement de la foule et l'effervescence des adeptes étaient au comble; d'ardentes salves d'applaudissement eussent bientôt éclaté dans le silence solennel, si le docteur Kellog, revenant à la rampe, n'avait pris la parole une seconde fois.

Grâce à la concentration des effluves, expliqua-t-il en termes de savant, grâce encore à l'intensité prolongée de son exaltation, miss Olivia venait d'entrer dans la phase de la lucidité suraiguë. Oui, désormais elle était capable de lire dans un livre fermé, de voir et d'entendre à travers n'importe quel obstacle; elle pouvait deviner la pensée intime, accomplir les plus secrètes volontés de quiconque serait mis en communication avec elle, et M. Kellog offrait à tous de tenter l'épreuve!

Mais aucun des spectateurs ne répondit à l'invitation. On laissait, d'un commun accord, le champ libre à lord Warner, qui, d'ailleurs, s'était levé dès la fin du «speech» de Kellog et avait enjambé la balustrade de sa loge.

—Encore vous, toujours! Soit! j'y consens, interrogez-la, lui dit Kellog avec un ricanement d'impertinence polie, où sifflait pourtant l'irritation.

L'orchestre se tut; la salle ramassa son intérêt comme dans l'attente d'un drame.

Lord Warner parut n'apercevoir ni les façons cavalières de Kellog, ni le lamentable excès de dédain que versait sur lui le regard toujours fixe de lady Warner. Décidé, fanatique, il allait, défiant la raillerie par de grands airs de conviction.

Olivia se retourna lentement vers lui, non surprise, non fâchée; elle redevenait la mélancolique prophétesse obsédée du poids des secrets; elle retombait dans ce terrible sommeil au regard béant qui, sans doute, croit rêver la vie….

Longtemps Warner s'oublia dans l'observation de l'énigme. L'indéfinissable tristesse d'Olivia le gagnait. N'était-il qu'ébloui par l'auguste beauté de l'idole, ou cherchait-il en vain les causes de l'indicible souffrance qu'elle incarnait? ou bien encore leurs deux âmes, par une inconcevable pénétration, se parlaient-elles et gémissaient-elles sur leur amour sans espoir?

A l'appui de cette dernière hypothèse, lord Warner remit tout à coup entre les mains de la «voyante» une lettre strictement close, mais toute pleine—on en était sûr—de déclarations tumultueuses.

Olivia, le front incliné, concentra sur l'enveloppe blanche l'attention de ses yeux mornes dont la flamme allait aux visions intérieures. Seul un pli courroucé des sourcils trahissait l'effort de cette lecture à travers les feuillets repliés, lorsque enfin, parvenant à tout déchiffrer, à tout comprendre, elle se débattit soudain contre l'inertie qui l'enchaînait; l'amour, comme un orage, s'ameutait dans son sein et se révoltait; elle voulait lire mieux cette lettre, être certaine de ne pas se tromper; elle allait rompre le cachet….

Mais arrêtée par une commotion galvanique, elle se redressa dans une immobilité de granit. La lettre s'envola de ses doigts gantés: Kellog, attentif à l'arrière-plan, avait jeté dans l'air son geste impérieux; la pathétique Olivia n'était plus que le «sujet,» l'instrument, le jouet stupide….

Et tout ce que le plus noble amour, arrêté dans son vol, froissé dans son orgueil, renferme de douleur, lady Warner pouvait le lire, en ce moment, au front consterné de son mari; mais le docteur se précipita d'un bond entre les deux amants; la colère blêmissait à ses joues creuses, le rictus amer se tordait comme une écorchure entre ses lèvres contractées.

—C'est assez, on a compris, s'écria-t-il, retentissant d'insolence, tandis que Warner, refoulant mal le soulèvement d'une rage profonde, regagnait sa place.

Il était trop certain que la lutte tant redoutée entre les deux rivaux devenait imminente. La salle ne respirait plus.

—Et maintenant, poursuivit Kellog, cette femme, accablée par l'accumulation des fluides, n'est plus rien qu'un simple appareil nerveux, une chair articulée, dont la science agite à son gré tous les ressorts. Regardez, regardez!

Et, soulevé sur ses orteils, satanique, il projeta violemment en avant son bras plus maigre, plus long qu'un coup d'épée.

Olivia se crispa dans une roideur de morte et tomba droit à la renverse, comme un marbre abattu de son socle. La tête fit un bruit sourd sur les planches, et Kellog, évoquant on ne sait quelle atroce apparition d'Hamlet en démence, s'accroupissait sur le cadavre de cette autre Ophélie, broyait sous ses deux genoux le corps d'Olivia qui, toujours plus froide, toujours plus pâle, semblait plus étrangement morte que jamais.

Spectacle hideux! les hurlements d'épouvante et de dégoût couvraient le trémolo frénétique de l'orchestre, quand le docteur Kellog, abandonnant sa proie, parla d'un verbe haut qui dominait le tumulte.

—Que craignez-vous, qu'admirez-vous, criait-il. Folie que tout cela, pure illusion, simple charlatanisme! à la portée de tous et de chacun, j'ai promis la vérité, je vais la dire!

Il pérorait, sursautant à chaque mot, fou de sincérité, certain de l'effet qu'il allait produire; il cherchait dans les yeux de lady Warner une marque d'approbation et grimaçait du côté de lord Warner la moquerie et l'insulte.

—La vérité, la voici,—continua-t-il,—Cette femme n'est pas magnétisée! Allons donc, ne croyez rien de pareil; elle n'est ni somnambule, ni visionnaire; elle est mieux que tout cela: elle est une sublime comédienne, un clown incomparable, aux muscles d'acier, au sang-froid d'airain. La menace, la flatterie, le fer, le feu, rien ne peut la distraire du rôle qu'elle joue, rien ne peut vaincre son formidable pouvoir de dissimulation. Examinez-la, maintenant, étendue dans sa robe de bal, dormant un sommeil de marbre comme les statues de fiancées sur les tombes: Eh bien! simagrée épique, comble de l'art, elle ne dort pas plus qu'aucun de nous, elle entend chacune de mes paroles, elle lutte avec acharnement, avec héroïsme contre l'énorme éclat de rire qui lui monte à la gorge.

—Mensonge, mensonge infâme, vociféra lord Warner affolé de désespoir et d'humiliation.

—On ose dire mensonge! poursuivit l'implacable Kellog. On veut des preuves! On les aura: Debout! miss Olivia; c'est assez travaillé pour ce soir, la farce est jouée. Debout!

Par quel soubresaut de gymnaste endiablée miss Olivia se retrouva-t-elle, rose et souriante, à côté de son impresario? Personne n'eût pu le dire. Une tempête d'applaudissements se déchaîna. La raison publique était vengée par cet étourdissant coup de théâtre. Kellog et miss Olivia s'épanouissaient dans l'enivrement du triomphe; les cris de réprobation et d'anathème des adeptes se dissipaient dans l'ouragan des hurrahs proférés par la foule, lorsque, tout à coup, au plus épais du vacarme, le fracas d'une détonation retentit dans la loge de lord Warner.

Le silence se rétablit, subit, effrayant!

—Le malheureux! il croyait!—sanglota miss Olivia dans une clameur de commisération «non feinte,» cette fois, où son être tout entier vibrait….

Il croyait, oui, l'infortuné qui, par un suprême effort, descendit encore une fois de sa place sur la scène; il chancelait, il titubait déjà dans l'agonie; il s'accrochait de la main gauche au rebord de la loge et brandissait de l'autre main le revolver dont il venait de se frapper; un long filet de sang coulait sur l'horrible pâleur de sa face. Du profond de l'épouvante on le trouvait beau, cet illuminé qui succombait pour sa foi, ce poète qui ne voulait pas survivre à son rêve.

Mais pareille mort réclamait vengeance; Warner, effroyable d'énergie défaillante, visa Kellog et fit feu, puis glissa, veule et lourd, sur le sol.

Kellog, rugissant, se heurta le front des deux mains, vira plusieurs fois sur ses talons et s'abattit à l'autre bout du théâtre. Il avait, lui aussi, le visage souillé d'affreuses taches rouges.

Olivia restait seule debout, anéantie d'horreur, entre ces deux agonisants que tordaient les convulsions dernières.

Alors un cri strident partit de la loge de lady Warner!

Enfin! elle avait donc aussi quelque flamme de passion au coeur, cette rigide poupée d'Albion, jusqu'alors guindée dans sa rancune hautaine!

Plus souple qu'une nuée dans son flot de dentelle, elle fut d'une volée au milieu, de la scène, pointant sur le sein de sa rivale un poignard que miss Olivia, de sa main robuste, l'empêchait d'abaisser.

Ces fougueux événements s'accumulaient plus rapides que l'éclair; on regardait oppressés, cloués par le vertige. La crainte d'un autre meurtre, pourtant, délia les langues: on appelait à l'aide; une bousculade se ruait au secours de ces femmes écumantes de haine, de ces hommes que le râle étouffait.

Le désordre tourbillonnait en un crescendo furieux.

Mais quel soupçon, quel étrange soupçon, tout à coup, dans l'immense ahurissement!

Pourquoi les musiciens, penchés sur leurs pupitres, insouciants de ce qui se passe au-dessus de leur tête, prolongent-ils le raclement funeste de leur trémolo?

Non! l'on n'eut le temps de rien suspecter ni de rien prévoir; tout, ici, s'accomplissait avec la folle promptitude de la foudre et déjà de la noire situation surgissait à toute vitesse une pantalonnade furibonde.

Les blanches toilettes de lady Warner et d'Olivia s'étaient évanouies dans les dessous comme en une férie. On ne vit plus que deux riantes ballerines, au torse voluptueux dans le tulle transparent pailleté d'or, aux jambes parfaites, hardiment dessinées par le maillot de soie rose.

Dans le même instant, Warner et Kellog, sous prétexte de frétillements macabres, sortaient en quelques cabrioles de leurs habits de cérémonie et, cadençant des gestes symétriques, ils lançaient aux frises la blonde tignasse d'archange, la sombre coiffe de docteur que remplaçaient de hautes perruques écarlates, ils apparaissaient disloqués et tortueux, dans l'accoutrement bariolé de bateleurs prêts à la parade.

Et choyés d'acclamations en délire, sur le galop final sonné par l'orchestre à grands renforts de cuivres et de tambours, les quatre clowns, tout à l'heure tragédiens hors ligne, se déhanchèrent en une gigue épileptique, en une bondissante pantomime où les précédentes scènes d'incantations, d'effusion, de séduction, d'exaltation, sautaient sur le mode grotesque; fantoches désordonnés, énergumènes radieux, ils s'enfuirent enfin dans l'ouragan d'une ovation sans exemple dont les transports continuèrent longtemps encore après la chute du rideau.

Cet incomparable impromptu tint l'affiche pendant cent représentations avec d'autant plus de succès que les excellents artistes, maîtres de leur métier, alternaient avec un égal talent dans leurs rôles respectifs.

Lord Warner savait être, quand il lui plaisait, le plus sarcastique des distributeurs de fluide; Kellog, à son tour, ennoblissait de sauvage poésie les affres d'un amour impossible, miss Olivia prêtait une rare dignité de reine au type de l'épouse outragée et lady Warner se montrait, sans contredit, la possédée la plus plastique des temps actuels.

Le bruit court que le magnétisme américain ne se relèvera pas de cette facétie.

L'INEXORABLE MONOTONIE

Dès l'âge le plus tendre, Jonathan Bridge—ne s'étonner de rien quand il s'agit de cerveaux yankees—s'était passionné pour la science, et, certain jour, il crut avoir fait une découverte.

Il imagina que le courant électrique et les forces qui l'accompagnent n'avaient d'autre cause qu'un changement brusque opéré par le frottement, ou l'action chimique, dans la direction naturelle des molécules dont se compose le corps électrisé.

En d'autres termes—car on ne saurait être trop clair en de tels sujets, et, de plus, le présent récit touchant à des questions essentiellement conjugales, il est nécessaire d'éviter l'accusation d'obscurité que d'honorables lectrices, peut-être, formuleraient,—en d'autres termes, donc, Jonathan supposa que les phénomènes de l'électricité proviennent de la rapidité instantanée avec laquelle les molécules, dérangées par l'opération, reprennent leur place première.

La suite de l'histoire, on ose l'espérer, dissipera ce qui resterait encore de diffus sur ce point, maintenant réduit à sa plus simple expression.

D'ailleurs Jonathan n'attacha, plus tard, qu'une importance secondaire à cette hypothèse enfantine, et ne la rappelait volontiers que parce qu'elle était devenue le point de départ d'une seconde trouvaille, selon lui, bien autrement importante.

Mais, dans l'intervalle, Jonathan Bridge, ayant achevé ses classes sans révéler aucune disposition aux succès pratiques, était devenu le mépris de sa famille imbue de positivisme, la risée de ses anciens camarades d'école, déjà tous en marche vers la fortune, et avait dû, pour subsister, prendre une place de simple commis dans l'établissement de Mme veuve Sharp, la modiste la plus en vogue à Baltimore.

En matière de tenue de livres et de rédaction de factures, Jonathan tirait un merveilleux parti de sa supériorité d'algébriste, et démontrait, à tout venant, qu'il était un comptable non moins expert qu'assidu.

Mais, lorsqu'il errait par la ville, distribuant les commandes et recueillant les recettes, il songeait sans relâche à ses précédentes investigations scientifiques et caressait le vague espoir de s'y replonger si jamais, par chance improbable, une position moins précaire lui procurait des loisirs.

Or, cette chance l'attendait: il arriva qu'un jour la déesse Fortune laissa tomber sur lui son sourire d'or.

Miss Annah Sharp, une délicieuse blonde toute rose, et, mieux que cela, l'unique héritière de la riche marchande de modes, avait remarqué, puis examiné Jonathan; elle avait deviné de l'intelligence dans ce large front aux solides reliefs, de l'originalité sous le voile de ce regard toujours distrait. Peut-être aussi, fille d'Ève, s'était-elle acoquinée à la scrupuleuse réserve dont l'honnête Jonathan ne se départait jamais, quand le hasard les mettait en présence.

Toujours est-il que la séduisante demoiselle, assurée du consentement de sa mère qu'elle gouvernait en despote, dut faire le siège en règle du coeur de M. Jonathan et le harceler dans les derniers retranchements de sa modestie, pour qu'il se décidât à formuler la demande en mariage.

Distraction à part, il apprécia, toutefois, l'étendue de son bonheur en apprenant qu'aussitôt l'hymen conclu, Mme Sharp réaliserait de grosses rentes sur la cession du fonds de modes et que M. Jonathan coulerait définitivement l'harmonieuse existence d'un poisson dans l'onde, entre son attrayante épouse et sa providentielle belle-mère.

Miss Annah, fort éprise, mais passablement autoritaire, tint la main à ce qu'un laps de temps convenable fût réservé aux fiançailles et donna l'essor, pendant cette trêve, à tout ce que l'amour comporte d'épanchements poétiques.

Jonathan, de son côté, s'accoutumait graduellement à sa félicité prochaine; un sentiment de profonde sécurité vis-à-vis de l'avenir chantait dans son coeur; ses idées prenaient un libre vol sous le coup d'aile de l'enthousiasme, et c'est d'alors que date dans sa vie la conception de la seconde hypothèse annoncée plus haut:

Il lui vint, en effet, cette inspiration que l'irrésistible tendance d'un groupe de molécules à se mouvoir, selon la précédente définition électrique, dans une direction forcée, indiquait une marche analogue imposée aux molécules ambiantes et, par suite, à toutes les molécules de la matière universelle. De ce principe il déduisit la conséquence qu'en raison de l'impossibilité du vide dans la nature, aucune agglomération partielle de molécules ne saurait se produire sans qu'une configuration identique et simultanée d'une égale quantité de molécules s'effectue sur un point quelconque de l'espace.

Ce raisonnement de Jonathan Bridge se justifie à peu près par la manière évidente dont se comporteraient les éléments constitutifs d'une certaine somme d'air et d'eau renfermée dans une boule de cristal.

Il en conclut aussi qu'en subissant les lois illimitées de la gravitation et de la pesanteur, les atomes actionnés d'une même planète ne pouvaient aboutir au susdit mouvement similaire que dans une planète voisine et, par suite, dans toutes les planètes existantes.

Jonathan avait donc décrété que les êtres et les choses à l'infini s'agitent dans un inflexible parallélisme qu'il décora du nom de «vibration universelle» et nous avons hâte de narrer à quel degré cette conviction, en elle-même d'ailleurs bien candide, le rendit heureux, non seulement sous le rapport spéculatif, mais dans toutes les circonstances de sa vie publique et privée.

* * * * *

Le beau jour du mariage était enfin arrivé. Composant dès l'aurore, au miroir, son noeud de cravate, M. Jonathan éprouvait une extraordinaire satisfaction, car il envisageait à la fois son propre destin et celui de tous les Jonathans—ses semblables par leur agrégation native d'atomes,—qui, répandus par la vibration dans l'inénarrable multitude des univers, mettaient comme lui la dernière main à leur toilette de cérémonie, se contemplaient comme lui dans une glace et souriaient comme lui à l'image d'un fortuné gentleman dont le sort facile glisserait désormais sur des roulettes.

Chacun sait, il est vrai, combien aux approches des solennisations nuptiales une belle-mère, fût-elle presque bienveillante, une fiancée, ne fût-elle que modérément tyrannique, accumulent volontiers de soucis et de responsabilités sur la tête d'un futur qui leur doit tout.

Mais que pouvaient ces mêmes vexations sur Jonathan, dont la rêverie voyageait dans l'incalculable pluralité des mondes et supputait les effets du parallélisme corpusculaire? Il admirait la quantité stupéfiante de veuves Sharps qui, dans ce même instant, poussaient les mêmes cris déchirants à propos du retard des voitures; miss Annah jetait à son promis un de ces regards par lesquels une jeune femme sait indiquer clairement que le mieux à faire pour un homme délicat, en pareille circonstance, serait d'aller hâter l'arrivée des véhicules. Et Jonathan croyait voir s'allumer et tressaillir, comme une traînée d'étoiles sur l'infini, la double flamme de ce coup d'oeil impérieux.

La muette éloquence de miss Annah ne permettait pas de réplique. Jonathan se précipitait sur son gibus et s'esquivait, ravi de ce que la souriante multiplicité des Jonathans partait aussi d'un pied leste, arrondissait, avec une grâce non moindre, le bras autour de son couvre-chef, imprimait les mêmes balancements souples aux basques de son habit et dessinait quelque chose comme les figures symétriques d'une danse inter-planétaire sur le rhythme régulier des vibrations.

Avant d'atteindre la rue, Jonathan devait traverser un salon où s'épanouissait le gai brouhaha d'une foule de témoins et d'invités, lesquels ne laissaient pas que de chuchoter entre eux, sur le passage du futur, des propos plus ou moins bienveillants, concert aigre-doux qu'envenimait particulièrement certain cousin évincé de ses prétentions sur miss Annah. Mais l'habile Jonathan évitait sagement d'accrocher son amour-propre à ces petites pointes de perfidie et se disait que, même en dehors des fatalités vibratoires, il n'existe guère de milieu où l'on ne se complaise à dénigrer un brillant jeune homme que l'amour et le destin protègent trop ostensiblement.

Tout entier, d'ailleurs, aux conséquences kaléidoscopiques de son invention, il ne pouvait s'arracher à la persuasion qu'au même moment, dans chaque globe sidéral, le même salon de la même maison d'une autre Baltimore contenait un bataillon pareil de gentlemen vêtus de noir et de belles dames faisant papilloter les vives couleurs de leurs robes de fête dans les éclats d'argent que lançait ce jour-là le soleil printanier.

Encore ébloui de cette vision, Jonathan courait jusqu'au bureau des fiacres, il stimulait le zèle du loueur d'équipages en lui glissant un dollar dans la main et s'épouvantait, comme philosophe, et surtout comme comptable, du formidable total qu'allait constituer ce simple pourboire, simultanément octroyé par toute la kyrielle polystellaire des Jonathans.

C'est ainsi qu'appuyé à la loi des oscillations ubiquistes, Jonathan Bridge accordait à tous incidents petits ou gros, plaisants ou fâcheux, un égal et suprême intérêt.

A la mairie, au temple, où tant de contrainte s'impose aux jeunes époux donnés en spectacle, Jonathan persistait à s'absorber dans l'étude de son système. Il voyait se reproduire, comme dans les enfilades d'une rencontre de miroirs, les rotondités abdominales des magistrats municipaux et les gestes onctueux des clergymen; il regardait à la dérobée sa fiancée incomparablement ravissante en sa blanche parure de vierge et c'était une ivresse de pouvoir s'affirmer qu'une telle personne revivait, aussi pure, aussi gracieuse, aussi douce, dans toutes les régions cosmogoniques.

Le grand et interminable repas nuptial du soir eût peut-être risqué de compromettre la sérénité de Jonathan si, par bonheur, il ne s'était égaré plus que jamais, dans le bruit des assiettes, à la poursuite de sa chimère. Vers l'apparition de la poire et du fromage, la plupart des membres présents du sexe réputé le plus fort se mit à parler politique et Jonathan frémit en calculant l'effroyable masse de phrases ronflantes et de paroles superflues qui se dépensait alors dans l'ensemble des centres organisés.

Lorsque par-dessus l'arôme du café planèrent les vapeurs du gin et du whisky, d'autres convives de la catégorie à barbe crurent devoir sacrifier aux vieilles traditions en hasardant des gaudrioles de circonstance. Et Jonathan gardait un silence pudique, afin de ne pas augmenter la somme des propos repréhensibles que l'omni-vibration était tenue de répercuter universellement.

La taciturnité de Jonathan fut toutefois très critiquée, surtout par le cousin éconduit, et lorsque sur le coup de minuit ils prirent congé, les invités—ainsi que très probablement leurs copies extra-terrestres et hyper-célestes—estimèrent à l'unanimité que les Jonathans sur toute la ligne astrale n'étaient que d'assez nébuleux lourdauds.

Mais quelles heures de consolation paradisiaque, quand, débarrassé de l'obsession des amis en même temps que délivré des recommandations pathétiques de sa belle-mère, il put admirer sans témoins la beauté de sa jeune femme et constater ce qu'elle possédait d'agréments et d'esprit!

Sa félicité, durant cette nuit mémorable, fut d'autant plus ardente qu'il avait conscience de la partager avec l'entière série des Jonathans, alors tombée en extase aux pieds de la série correspondante de misses Annahs.

Car Jonathan ne pouvait douter que l'axiome du parallélisme moléculaire ne fût applicable aux choses de la pensée comme aux manifestations de l'ordre matériel—les sentiments n'étant qu'une résultante des commotions corporelles—et, dès lors, il se flattait qu'avec lui tous les innumérables Jonathans goûtaient les joies du coeur et les plaisirs intellectuels découlant de leur mutuelle découverte.

Pour tout dire, l'être intérieur de Jonathan semblait ne plus devoir offrir qu'une perpétuelle succession d'enchantements.

Au théâtre, par exemple, relégué au fond d'une loge où trônaient, sur le devant, mistress Scharp et sa fille, Jonathan voyait scintiller des myriades de lustres, se lever des milliards de rideaux, se dresser d'innombrables décors, se démener des fourmillades d'acteurs. Le même public du même théâtre de Baltimore subissait, dans toutes les Amériques possibles, le charme et l'émotion du même opéra, du même drame, et récompensait par les mêmes ovations le talent des mêmes interprètes. Quelques-uns des spectateurs, les mêmes partout, s'occupaient moins de la pièce que de la mise en scène de leur propre individualité; plusieurs dames, particulièrement, ne redoutaient pas l'expansion illimitée de leurs minauderies prétentieuses, et n'hésitaient pas à provoquer l'attention de l'aréopage masculin d'un bout à l'autre du fonctionnement atomique. Jonathan se complaisait à ces détails autant qu'à l'ensemble de la représentation. Tout cela s'illuminait et s'irisait dans son cerveau comme si, au fond de ses jumelles (un cadeau de sa belle-mère!), son imagination s'était éparpillée à travers les prismes magiquement réfractifs de deux immenses diamants.

A la visite des collections d'art, les marbres et les tableaux devenaient pour lui les prototypes d'une inépuisable reproduction de chefs-d'oeuvre; à la lecture des bons livres de tous genres, il considérait avec enthousiasme que le génie de l'humanité s'affirme dans tous les recoins de l'universalisme.

Enfin, il eut un fils, et le plus glorieux effet de sa théorie lui parut être que l'équivalence des déplacements substantiels déterminait la naissance d'autant de petits Jonathans Bridges, qu'il existait d'heureux pères Jonathans sous tant de calottes de cieux!

* * * * *

Mais qui l'eût dit? Cette dernière et touchante circonstance allait, tout justement, remplir de troubles une vie jusqu'alors débordante de satisfaction.

Depuis plusieurs mois déjà, Jonathan éprouvait quelque remords de garder son bonheur scientifique pour lui seul. Lorsque son honorable épouse eut conquis le titre de mère, concurremment avec toutes les dames Bridges, il jugea par trop criminel de la tenir dans l'ignorance du rôle qu'elle venait de jouer dans le panorganisme, et il s'empressa d'initier enfin sa conjointe à la prestigieuse conception de l'équipollence vibratoire.

L'effet de cette confidence fut terrible.

Mme Bridge communiqua la stupéfiante abstraction à Mme Sharp, et toutes deux, fixées à jamais sur l'état mental du pauvre Jonathan ainsi que sur la valeur de ses éternelles recherches transcendantes, ouvrirent contre le malheureux rêvasseur une guerre de persécution à outrance.

Mme Bridge, enfant capricieuse autrefois, dépassait d'un coup les dernières limites de l'acrimonie; Mme Sharp justifiait au centuple tout ce qui se fulmine contre les belles-mères dans l'omnimonde inventé par son gendre.

—Illuminé, faux savant, faux Américain, mangeur de dot, mauvais père!…

Telles étaient les moindres injures dont on accablait le novateur et qui lui incrustaient la honte jusqu'au fond de l'âme.

Son intérieur, jadis paisible, eût infailliblement tourné à l'enfer familial—horrible entre tous—s'il n'avait coupé court aux disputes en proférant le serment de s'atteler sur l'heure à des projets réalisables en flots de bank-notes et en avalanches de dollars.

Il était, du reste, persuadé que, grâce à la double hypothèse du replacement des molécules par l'électricité et de leurs réitérations planisphériques, ce ne serait pour lui qu'un jeu de donner son nom—et celui de tout le Jonathanisme—à la navigation interastrale.

Il se hâta d'approprier à cette fin le jardinet attenant à l'immeuble de Mme Sharp, de construire un ballon, d'installer des gazomètres, de collectionner les appareils indispensables; il ne resta bientôt plus qu'à trouver le mécanisme définitif, et Jonathan Bridge entreprit une lutte dernière contre les aspérités de la science.

Mais durant les rares minutes qu'il dérobait à ce travail, il s'avisa de transformations plus qu'étranges dans le caractère et l'attitude de Mme Bridge.

Endoctrinée—énergiquement—par sa mère, Mme Bridge devenait une mondaine infatigable; elle courait les raouts, promenait au bal les allures d'une coquette évaporée, semblait à peine se soucier du semblant de respect obligatoire envers son mari, M. Bridge, et affichait pour l'ancien cousin malmené des sympathies souverainement inquiétantes.

Alors un deuil immense envahit le coeur de Jonathan!

Il ne pouvait se résigner à la perspective de devenir ridicule, non seulement dans sa ville natale, mais dans les innombrables rééditions de Baltimore que la loi des vibrations répand sur l'étendue.

Oui, Jonathan commençait à regretter d'avoir établi la parité absolue de tant de multiplicités de mondes sériés ou l'on allait se gausser de lui. Que dis-je? En proie aux plus noires amertumes, Jonathan renonçait à ses thèses favorites; il niait carrément l'exactitude de sa découverte et répudiait l'effort de son génie. Il ne voulait plus de cette vibration universelle qui avait si mal tourné!

—Chimère, se disait-il, la simultanéité des oscillations; folie, et stupidité, l'équivalence des déplacements matériels. Que diable s'était-il allé mettre en tête? Comment n'avait-il pas compris que le propre d'un jugement sagace, d'un esprit clairvoyant, serait de tendre à la variété, à la variété toujours, toujours et partout? Comment, lui, d'un caractère inoffensif, enclin même à la philanthropie, ne s'était-il pas révolté dès la première heure contre le danger d'une inflexible et décourageante ressemblance entre les planètes?

Halluciné de la sorte par le désespoir, il monologua jusqu'à prétendre que la navigation trans-éthérienne était indirigeable, et que les aérostats ne pouvant que monter, monter toujours, leur seule utilité devait être de transporter l'homme dans un astre différent, loin des femmes frivoles et des belles-mères par trop terrestres.

Cette nouvelle fantaisie s'implanta dans sa cervelle à tel point qu'il résolut de grimper jusqu'à la planète la plus proche, c'est-à-dire jusqu'à la lune, se berçant de l'idée qu'il suffirait de franchir à l'état somnambulique les régions privées d'air respirable et d'atteindre le point précis où les forces de la pesanteur bifurquent à angle droit vers la sphère voisine.

Fort de ce calcul, Jonathan, toujours navré, s'installa secrètement dans son aëroscaphe tout neuf, prononça le «lâchez tout» qui impliquait aussi Mme Sharp et Mme Bridge, se magnétisa d'un hypnotisme soigneux et parvint, frappé de catalepsie, aux plus hautes solitudes du ciel.

Dormait-il ou non en voguant dans l'immensité bleue? Il l'ignorait, mais son esprit avait gardé la notion des incidents du voyage, et tout à coup, le regard fixé sur les nuées planant en bas, il remarqua que la nacelle avait décrit un mouvement de biais et s'était mise à redescendre.

O joie profonde, exaltation surhumaine! Jonathan quittait la route territoriale et nageait dans la banlieue céleste de la lune!

Il s'arracha violemment à sa torpeur et s'apprêtait à faire une joyeuse et triomphale entrée dans ce globe inconnu dont il voyait déjà se débrouiller la superficie, où tant d'étranges émerveillements l'attendaient sans doute.

Mais, hélas! à mesure qu'il se rapprochait de sa destination, il discernait des sites familiers.

Bientôt, tristesse amère, il reconnaissait les clochers, les cheminées d'usines, le camionnage tumultueux et la foule toujours soucieuse et affairée de sa ville natale.

Dix minutes plus tard, désillusion complète, il jetait l'ancre dans un jardinet tout pareil à celui qu'il avait quitté le matin, et, tout d'abord, il y rencontrait, affectant l'inquiétude et prodiguant les reproches, une autre épouse Bridge et une seconde veuve Sharp qu'il lui était impossible de ne pas considérer comme une stricte imitation des deux furies dont il avait tenté de se délivrer par l'exil ascensionnel.

Hélas! les deux planètes se copiaient fidèlement; l'admirable prévision de la réciprocité des mouvements corpusculaires passait à l'état de vérité mathématique. Jonathan avait sous les yeux la démonstration rigoureuse de sa découverte; à sa très grande gloire, mais à son plus grand regret, il possédait la preuve que tout se passe dans la lune absolument comme sur la terre, et qu'enfin il n'est rien de neuf sous la fabuleuse infinité des soleils, ni dedans.

Une seule consolation lui resta lorsqu'il se revit aux prises avec les ennuis du ménage:

Au plus fort des criailleries et lamentations, il se flattait que la présente Mme Bridge et l'actuelle veuve Sharp n'étaient que la figuration apparente ou le fac-simile moléculaire et lunaire des deux agréables créatures qu'il avait si prestement délaissées.

La véritable Mme Bridge, pensait-il, et l'authentique belle-mère n'avaient plus pour plastron et souffre-douleurs que l'autre Jonathan, celui qui, en raison de l'atomisme vibratoire et répercussif, avait dû, nécessairement, fuir en ballon de quelque planète ignorée, puis descendre dans le vrai jardin de la maison même de l'incontestable veuve Sharp de Baltimore.

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