Contes d'Amérique
VENGEANCES DE FEMMES
Si nous disions immédiatement, sans précautions oratoires, ce que c'était que les «Débarrasseurs» (groupe à part du Cercle social et industriel d'Albany), nous risquerions de froisser plus d'une âme féminine et d'allumer le feu de la colère dans un nombre double de jolis yeux. Notre but est tout différent: nous désirons captiver l'entière sympathie des lectrices, pour peu que cette bluette rapide ait la chance d'en rencontrer, et, dans ce but, nous leur présenterons, tout d'abord, une femme charmante, dont la situation ne manquera pas de les émouvoir et qui, d'ailleurs, est le principal personnage de notre récit.
Mieux que nous, du reste Mme Annah Rowlands, c'est le nom de la ravissante personne, caractérisera plus tard les «Débarrasseurs» selon leur mérite et leur vaudra probablement une condamnation sans merci, par ce seul fait qu'elle a contre eux de justes griefs.
Car, s'il est déjà fâcheux de fournir à la généralité des dames le moindre sujet de rancune, nous considérons comme une impardonnable scélératesse d'avoir réduit à l'affliction—qui sait, peut-être au désespoir!—une créature d'élite, belle à pouvoir se passer d'esprit, avisée et subtile au point de se faire pardonner et son esprit et sa beauté.
Oui, Mme Annah Rowlands, de stature et de tournure patricienne, mais sans maigreur, possède une foule d'attraits que relève on ne sait quoi de pittoresque et d'original. D'après les on-dit, elle descendrait, par la ligne maternelle, des peuplades errantes de l'Amérique vierge d'autrefois: il lui reste l'héritage plastique d'une suite d'indigènes ayant maintenu leur splendeur de race malgré les croisements avec l'exténuée civilisation. De là les multiples aspects d'Indienne ténébreuse et d'Anglaise raffinée qui se confondent, chez elle, en une indicible harmonie. Ses longs cheveux d'ébène et de satin ont la frisure souple d'une toison de blonde; le front bas s'arrondit sur des saillies vigoureuses; l'ouverture des yeux, étroite comme un mince trait de plume, se prolonge jusque sur les tempes, mais les sourcils châtains dessinent une courbe pleine de noblesse; la pupille est d'un noir d'encre de Chine, mais elle éclate dans un iris du bleu le plus doux; ses lèvres sont passablement sensuelles, mais armées d'un sourire fier; on devine, dans tout cela, l'élévation des sentiments et la fougue des instincts prompts au caprice, une gravité qui sait n'être pas dupe d'elle-même et des tendances à la fantaisie qu'une volonté très décidée refoule et comprime au besoin.
En ce moment, par exemple, Mme Rowlands est seule dans son salon, elle est frappée de mélancolie, elle se débat contre une foule de préoccupations. Eh bien! elle reste assise bien droite sur le divan, elle ne prend nulle pose découragée, aucun froncement ne trouble l'arc majestueux de ses sourcils, elle ne veut pas de mise en scène à sa douleur et n'en calcule pas l'effet tragique par une oeillade à la glace. Lorsqu'elle sort de sa rêverie, elle parcourt quelques passages du Courrier des Eaux, journal d'une futilité manifeste, et pourtant elle trouve le moyen de prêter quelque attention à cette lecture, elle ne s'impatiente pas de la lumière d'or et du souffle de l'été qui rentrent à flots par les fenêtres grandes ouvertes et même elle ne dédaigne pas d'admirer par instants les longues flèches enflammées du soleil d'après-midi, se brisant sur les verdures ondoyantes et sur les touffes de fleurs du joli jardin qui entoure le Cottage.
Et n'allez pas croire à quelque vain souci d'amour-propre résultant de la querelle avec les «Débarrasseurs.» Ce ne serait là qu'un incident tout à fait secondaire. Les ennuis de Mme Rowlands sont sérieux; le coeur de Mme Rowlands est en deuil:
Son mari, M. Edward Rowlands, l'a quittée à l'improviste, il y a plus de trois mois, pour on ne sait quels projets plus ou moins problématiques, et n'a plus, depuis lors, donné de ses nouvelles.
Très millionnaires tous deux, indépendants l'un vis-à-vis de l'autre par la fortune, leur alliance, née d'une passion soudaine et réciproque pendant un tour de valse dans le tohu-bohu d'un bal officiel, semblait réunir toutes les chances de réaliser l'idéal, si peu fréquent, d'un roman d'amour dans le mariage. Mais dès le début, Mme Annah Rowlands avait résolu d'entretenir dans le roman toute la pureté et toute la poésie requises pour le rendre durable, tandis que son collaborateur, le pimpant Edward, un peu rétif, peut-être, à plier sous la maîtrise d'une femme supérieure qu'il n'avait pas suffisamment devinée, tenta d'agrémenter les devoirs matrimoniaux par des allures déliées et par bon nombre de frasques, renouvelées de ses anciennes moeurs de garçon. Bientôt il redevint d'une assiduité tenace au club des «Débarrasseurs» dont on commence, j'espère, à deviner la funeste influence, et finalement il prit le chemin de fer sans dire adieu, sans fournir la moindre explication.
Telles sont les noires circonstances passées en revue par Mme Rowlands et contre lesquelles se ramasse et fermente sourdement sa colère, quand un groom lui remet, sur un plateau d'argent, la carte d'un gentleman réclamant l'honneur d'être reçu.
«Archibald Turlow,» lisait-on en fines lettres penchées sur le carré de bristol.
—Dites à Hésékiah d'introduire, ordonne Mme Rowlands aussitôt, sans qu'aucune altération dans son attitude la montrât satisfaite ou mécontente de cette diversion.
A peine eut-elle, quand le groom fut sorti, ce rapide redressement des nerfs, ce sursaut contenu des tempéraments de bataille préparant l'attaque ou la défensive à l'approche de tout venant.
Un instant après, Hésékiah souleva le rideau japonais qui sépare le salon de l'antichambre—une brillante volée d'oiseaux de peluche bleue brodés sur un ciel d'or.—Hésékiah, dont on est prié de remarquer la mine farouche et la face écrasée aux tons cramoisis, se sangle d'une sévère livrée d'intendant que crève de toutes parts sa carrure d'hercule. C'est évidemment un Indien peau-rouge, domestiqué depuis peu. Des grognements roulent dans sa gorge; il s'efface contre les replis de la tenture et prend l'air menaçant d'un valet de bourreau pour enjoindre au visiteur d'entrer.
M. Archibald Turlow ne s'arrête pas à ce détail d'intérieur; il s'incline respectueusement, tandis que la tapisserie japonaise retombe derrière lui, puis exhibe, quand il s'est remis debout, un parfait échantillon du dandysme le plus élégant.
Sa main droite, serrée dans un gant jaune paille, retenait le gibus fermé contre la bande du pantalon de casimir brun-clair; la main gauche, nue, soulevée par un mouvement gracieux du bras, chiffonnait l'autre gant et balançait diagonalement un stick minuscule sur le gilet blanc-crème et sur les revers du veston bleu-pâle, décoré d'un bouton de rose.
Archibald semble avoir dépassé depuis deux ou trois ans le trentième printemps de la première jeunesse. Il est de figure agréable, ses cheveux blonds, un peu clairsemés dans le milieu, ajoutent de la distinction à son front placide et pur; ses favoris crépus se dispersent en une légère nuée d'or; ses yeux bleus se noient dans cette vague morbidesse bistrée que creusent d'un fin lacis de rides les fatigues d'une existence de viveur; sa bouche, fraîche encore, s'entr'ouvre sur des dents blanches; mais l'ensemble parait indiquer que sir Archibald est d'une fatuité singulière, et le sourire sentimental qu'il arrondit depuis son entrée révèle sa confiance absolue dans le succès de cette visite chez une dame quasi veuve et prise d'ennui.
—Madame Rowlands sera surprise, dit-il, de me voir chez elle sans que j'aie sollicité cette faveur par une lettre, mais ma démarche offre un caractère d'urgence extrême et ne pouvait être différée.
—En vérité! nuança Mme Rowlands de manière à ne montrer qu'une politesse mélangée de réserve et qu'une curiosité teintée de beaucoup de scepticisme.
—Oui, le sujet qui m'amène auprès de vous est grave, continua M. Turlow, grave à tel point qu'il m'en coûte affreusement de l'aborder, car il me faudra vous apprendre un événement fatal, une terrifiante catastrophe!…
Le sourire persistant du coquet Archibald n'était guère d'accord avec ce sinistre début, et de son côté la belle Mme Rowlands crut devoir ne rien déranger à ses dehors d'impassibilité parfaite.
—Veuillez vous asseoir tout d'abord, dit-elle en désignant un fauteuil, vous pourrez ensuite me raconter plus commodément autant de choses funestes qu'il vous plaira.
M. Turlow s'installa bien en face de Mme Rowlands et braqua droit sur elle la langueur caressante de son regard bleu.
—J'étais, madame, entama-t-il, un des plus intimes amis de votre mari, l'excellent Edward Rowlands.
—Oui, vous fréquentiez tous deux, je crois, la confrérie des
«Débarrasseurs,» une sorte de société secrète, n'est-ce pas? interrompit
Mme Rowlands, sans paraître attacher la moindre importance à sa
question.
—Oh! une simple succursale du Cercle industriel, sans rien de particulier, répondit Turlow en glissant sur ce chapitre! C'est là qu'Edward et moi nous arrêtâmes le projet d'un voyage dans le Far-West. L'expédition devait rester mystérieuse, car il s'agissait de la découverte et du rachat à vil prix d'une abondante mine d'or. L'ami Rowlands, malgré ses millions, jugeait spirituel de réparer ainsi quelques pertes assez grosses au baccarat; moi, je l'accompagnais en simple oisif, désireux de parcourir des pays inconnus.
—Très ingénieux! remarqua Mme Rowlands, dont l'observation semblait s'appliquer aussi bien à l'entreprise en elle-même qu'au motif invoqué en faveur de la fugue d'Edward.
—Nous prîmes donc l'express, il y a trois mois, raconta Turlow, et nous filâmes tout d'une traite jusqu'au Nebraska. La première partie de l'excursion fut ravissante, car nous passâmes la plus grande partie du temps à parler de vous. Edward, traitant assez cavalièrement le bonheur qu'il laissait derrière lui, peut-être pour se dissimuler la profondeur de ses regrets, vous attribuait une foule d'éminentes qualités qu'il appréciait mal…, tout en leur rendant justice sans le vouloir. Il me disait votre talent de musicienne et me définissait le charme d'une voix de contralto que vous n'ayez encore daigné faire entendre, paraît-il, qu'à lui seul. Il me dépeignait aussi les façons délicates et dignes que vous mettez dans l'amour, le caractère de grandeur dont vous entouriez les relations conjugales; il ne me cachait pas que son esprit assez positif se sentait mal à l'aise dans une pareille fréquentation du sublime; enfin, il montrait quelque frayeur à l'égard de certains emportements qui trahissent en vous, affirmait-il, la filiation aborigène; il redoutait les extrémités vengeresses, sans doute irréfléchies, mais terribles, où devait vous pousser une irritation qu'il n'avait que trop provoquée. Or, ce portrait qu'Edward encadrait de diverses atténuations inspirées, je persiste à le croire, par le remords qui le travaillait, ce portrait exerça bientôt sur moi la fascination la plus envahissante…
—Mais vous ne me parlez guère de mon mari, dit Mme Rowlands, distraite.
—J'insiste sur ce qu'il possédait de meilleur, sur ce que tout le monde lui envie, ajouta Turlow…
—Trop aimable! interrompit Mme Rowlands avec le ton qu'il fallait pour arrêter ce flot montant de madrigaux.
Mais le sémillant Archibald n'était pas homme à se décourager pour si peu.
—Bientôt je ne regardai plus rien de l'immense paysage étendu sur le parcours, continua-t-il; je tenais les yeux fermés sur votre image qui flottait dans ma pensée; lorsque, par hasard, je les rouvrais sur le brouillard des prairies ou les vapeurs bleuâtres de l'horizon, c'est votre être encore qui m'apparaissait tel que le dessinait mon rêve, bien inférieur, certes, à la réalité… Vous comprendrez sans peine combien ce pèlerinage tout rempli de vous devait allumer en moi jusqu'à la frénésie le désir de revenir et de vous connaître enfin…
—Voilà qui est fait, il ne vous reste plus qu'à m'apprendre les péripéties du retour, dit Mme Rowlands avec les marques d'une attention qu'il serait exagéré de qualifier autrement que de médiocre.
—C'est alors justement que le malheur, un malheur irréparable, nous attendait! soupira Turlow.
—Vous me faites frémir, prononça Mme Rowlands arrangeant du bout des doigts les froissements de sa robe.
—Nous touchions à la fin de l'hiver, reprit M. Turlow, quand nous revînmes des vallées du Nebraska; nous nous élançâmes au delà de Chicago par l'express de l'Indiana et nous nous disposâmes à pousser une pointe sur l'Illinois…
Mme Rowlands acceptait sans sourciller ces complications géographiques et grammaticales. Turlow poursuivait avec chaleur:
—Nous étions parvenus jusqu'aux immenses solitudes des plaines qui dorment par là, quand fondit sur nous, lente d'abord, puis furieuse, puis interminable, une tourmente de neige sous laquelle le train, arrêté dans sa marche, se trouva bientôt enseveli sans apparence de secours possible. Ainsi qu'il arrive en pareille saison, nous étions peu nombreux; quelques gentlemen seulement, voyageant pour affaires. Pas de dames. Personne n'avait emporté de provisions et dès le second jour de ce blocus la perspective de manquer de vivres devint une terrifiante certitude. Mark Twain, vous le savez, a raconté des scènes de cannibalisme occasionnées par une aventure du même genre, mais le spirituel humoriste a drôlatiquement exposé l'affaire sous forme de fantaisie attribuée aux impressions de voyage d'un fou. Or, M. Mark Twain n'en a pas moins décrit et deviné les choses avec une exactitude frappante. Les événements se succédèrent, pour notre lamentable caravane, à peu près comme dans le récit du romancier…
Mme Rowlands eut un cri d'émotion franchement glaciale, en rapport avec l'effet de neige qu'on lui racontait:
—Ciel, mon mari! fit-elle en suivant des yeux le vol dormant d'une libellule dans l'embrasure d'une des fenêtres.
—Vous saurez trop tôt ce qu'il advint de lui! pleura l'éloquent Archibald. Après le septième ou huitième jour d'inanition complète, la rage, l'audace, le cynisme de la faim s'exprimèrent ouvertement dans toutes les conversations. Sans plus de phrases, nous décrétâmes de nous sacrifier un par un à l'appétit général. La locomotive devait remplir l'office de fourneau. Nous ne tirâmes pas au sort, ce système ayant le défaut de sembler toujours injuste à celui qu'il atteint: Nous procédâmes d'une façon plus philosophique en décidant d'immoler d'abord les gens les plus distingués de la compagnie par le savoir, l'habileté pratiquement prouvée, la renommée ou la fortune acquise, les individus, en un mot, qui, sans négliger leurs propres affaires, avaient pu rendre une somme respectable de services à leurs contemporains. Nous devions aller graduellement de la sorte jusqu'aux types de deuxième, de troisième et même de dernière catégorie dans l'ordre de la valeur personnelle. Le chagrin d'être désigné dans les premiers rangs devenait ainsi moins amer et presque flatteur. D'autre part, nous laissions aux nullités, aux fruits secs, aux zéros avérés de la troupe l'espoir d'être sauvés et de devenir bons à quelque chose, au moins dans l'avenir.
—J'eusse adopté cette clause, ne fût-ce que pour prolonger le plus possible les chances de mon mari, insinua Mme Rowlands, sans souligner d'intention épigrammatique.
—Nous ouvrîmes la série des holocaustes, continua M. Turlow, en commençant par le mécanicien, le chauffeur et les gardes du train, instruments d'utilité publique et de dévouement humanitaire au-dessus de toute contestation. Mais ces travailleurs, généralement mal nourris, ne nous fournirent que des plats peu substantiels. L'appétit ne fit que s'accentuer après cette sorte de hors-d'oeuvre. Les dîneurs murmuraient; nous inscrivîmes bien vite sur le menu du jour un homme politique éminent, à la fois sénateur, magistrat et président de conseil d'une foule d'administrations de finances. Ce haut fonctionnaire était littéralement farci d'appointements et d'honneurs, il n'y avait nulle indiscrétion à réclamer de lui un dernier «service.» Mais force nous fut de constater que ses facultés morales s'étaient singulièrement enrichies aux dépens de l'enveloppe corporelle. Impossible d'imaginer un plus mince régal que cette carcasse de dignitaire consommée avec accompagnement de quelques bouteilles de neige fondue…
Le sourire vainqueur errait toujours sur les lèvres d'Archibald pendant ces funèbres narrations; on voit voltiger de même sur les fleurs attristées des cimetières les blancs papillons grisés de soleil. Archibald dépensait, de plus, une loquacité rare.
—Le besoin d'une nourriture solide devenait plus criant que jamais, dit-il, et nous nous jetâmes sur un gros industriel qui fit, enfin, assez bonne «contenance» au banquet donné en son honneur. Tout en augmentant sa prospérité par l'application des récents progrès scientifiques, ce positiviste n'avait pas méprisé les raffinements de la gastronomie: il exhalait d'une manière posthume les arômes d'un gourmet d'ancienne date…
Une apparence de bâillement passa sur les traits majestueux de Mme
Rowlands.
—J'abrège cette désolante nomenclature, continua sir Archibald fort à propos, et j'arrive au moment où, par une suite d'élections toujours conclues en raison inverse du mérite individuel, nous restâmes seuls, Edward et moi.
—Hélas! dit Mme Rowlands avec indulgence, j'avais pressenti que mon mari serait épargné jusque-là.
—Le train de secours persistait à ne pas venir, poursuivit M. Turlow, et quelle que fût l'immensité de mon désespoir, il me fallut détruire l'infortuné pour subsister jusqu'au dégel!
—Horrible! horrible! s'écria Mme Rowlands d'un accent méthodiquement pathétique.
—Oh! j'atteste, se hâta d'ajouter Turlow, je jure qu'on avait consciencieusement marqué son tour: trop peu d'usure cérébrale, trop de force physique en réserve… un luxe de chair inouï!…
—Mais vous-même, comment demeurâtes-vous le dernier? interrompit Mme
Rowlands, plutôt compatissante que sarcastique.
—Rien n'était plus juste, répondit modestement Archibald; cependant, je puis alléguer que, dès le début de l'affaire, lorsqu'on classa nos talents respectifs, j'eus l'heureuse inspiration de me faire passer pour cuisinier…
Mme Rowlands rêvassait pendant cette explication:
—Pauvre Edward, en somme, je l'adorais… beaucoup… Que vais-je devenir sans lui?…
Elle exagérait le tendre roucoulement d'une jeune veuve ou d'une colombe dépareillée. Elle eut une larme…, oeuvre d'art plus merveilleuse que n'importe quel strass criblé de rayons.
—Eh bien! madame, gardez une consolation dans cette détresse, s'écria Turlow avec un surcroît d'enthousiasme; songez que la plus précieuse qualité d'Edward, c'est-à-dire son amour, survit tout entier en moi. Ses sentiments, que j'ai dû forcément absorber et m'assimiler comme le reste, s'ajoutent aux miens et déterminent dans mon âme le phénomène d'une double passion; depuis que je vous vois je me perds dans ce trouble étrange d'aimer ardemment pour deux…
Archibald, comme ponctuation, s'était laissé tomber aux genoux de Mme
Rowlands et la tirade prenait le tour d'une déclaration en règle.
—Consentez à ce traité, d'ailleurs recommandé par la logique, supplia-t-il, devenez ma femme, autant pour assurer ma propre félicité que pour honorer désormais, à l'état transsubstantiel, votre pauvre mari disparu!…
Les beaux yeux de Mme Rowlands se voilèrent d'une expression méditative, mais non dépourvue d'aménité:
—L'arrangement serait ingénieux, dit-elle après un silence, mais ce sont là des choses très délicates, très scabreuses… Il y faut songer à loisir avant de rien conclure… Revenez me voir, cher monsieur Archibald, revenez demain, mais vers le soir… Tout ceci réclame, il me semble, un peu d'ombre et de mystère…
La phrase s'achevait sur un ton d'hésitation frémissante, pleine de promesses… Les beaux yeux de Mme Rowlands répandaient déjà la lueur extasiée des étoiles qu'elle voulait pour complices…
Archibald Turlow fut ravi de son commencement de bonne fortune; il se remit sur ses jambes et s'en alla, tout à fait certain d'un triomphe final que hâteraient les frissons de la nuit…
* * * * *
Le lendemain, dès le tomber de la brune, Archibald retournait au
Cottage, mais il n'était pas seul.
Il promenait à sa suite, en guise d'ombre, un clergyman très long, très maigre et tout de noir vêtu.
—Que veut dire?… interrogea Mme Rowlands descendue dans le jardin à la rencontre de son hôte.
—Je suis de ceux qui aiment à brusquer le bonheur, répondit Archibald, et j'ai convoqué cet honorable homme d'église pour le cas où vous souhaiteriez de faire consacrer séance tenante notre projet d'union. Du reste, pas gênant, M. Snyd! Il se tiendra bien tranquille et ne remuera que si l'on a besoin de lui.
—Excellente idée, en vérité… La présence de M. Snyd pourra devenir très utile… Il acceptera, j'espère, une tasse de thé… Mais la soirée est délicieuse…, restons un peu sous les arbres.
Mme Rowlands, parlant ainsi, guida ses visiteurs jusqu'au milieu de la pelouse et désigna des sièges.
—Assis! commanda Turlow à M. Snyd, lequel se posa sur l'extrémité d'un pliant et se mit à tourner son grand chapeau de quaker entre ses doigts gantés de coton noir.
Mais M. Turlow s'arrêta perplexe à la vue des bizarres dispositions qui avaient été prises pour ce bout de soirée en plein air. Mme Rowlands foulait grandiosement sur l'herbe la traîne d'une somptueuse robe de deuil en satin; quelques couronnes de perles blanches et noires pendaient par-ci par-là dans la feuillée; le banc de gazon où Turlow devait prendre place était recouvert d'un crêpe semé de larmes d'argent et dont les replis se rattachaient symétriquement à des touffes de roses blanches. Autour de cette sorte de catafalque, des torches flambaient dans de hauts candélabres habillés de voiles blancs qu'agitait le souffle léger de la nuit. Tout annonçait qu'on allait passer agréablement quelques heures funèbres, au sein d'une douce intimité.
—Mettez-vous là, je vous prie, insista Mme Rowlands, et permettez-moi d'honorer en vous, comme il convient, la sépulture vivante de mon mari. D'ailleurs, ne vous gênez en rien: je déteste la solennité; soyez tout à votre aise et faites-moi la grâce de fumer un cigare, ainsi qu'Edward en avait l'habitude.
Elle s'enveloppa le front d'un bout de mantille, s'accouda sur une chaise longue et, rêveuse, elle ajouta:
—J'adore la tristesse gaie…
Archibald se fit une loi de ne pas demeurer en reste d'humour macabre ou autre; il alluma sans façon un pur havane à l'un des lampadaires et s'étendit bien horizontalement sur le tumulus.
Les vapeurs parfumées du tabac montèrent dans la clarté rousse des cierges. Ce fut dans le tiède silence une minute exquise.
—Oh! je me sens heureuse! soupira Mme Rowlands; j'éprouve je ne sais quel bonheur mystique ennobli d'angoisse! L'âme d'Edward, sans doute, se manifeste parmi nous… Oui, je l'entends! elle souffre, elle réclame quelques consolations de ce ministre de Dieu qui nous entend…
—Priez! ordonna sir Archibald au nébuleux Snyd qui, rougissant, balbutiant, très embarrassé, s'efforça de débiter diverses psalmodies plus ou moins intelligibles.
Il sautait aux oreilles que ce clergyman d'occasion ne se rappelait qu'imparfaitement le vocabulaire sacré; sa piteuse mémoire bronchait; le verbe évangélique, le diamant de l'Écriture s'ébréchait entre ses mâchoires et retombait en fragments sans éclat, comme la poussière d'une perle qu'on écrase.
Mme Rowlands abaissa les paupières ainsi que dans la torpeur d'une exaltation paisible et ne parut nullement remarquer les ânonnements de l'invraisemblable Snyd.
La scène, malgré cet accroc liturgique, n'en tournait pas moins au fantasque le plus achevé. Les pâles rayons de la lune émiettés par le feuillage et les sautillantes lueurs des torches jetaient de sinistres effets de lumière sur la sombre beauté de Mme Rowlands et glaçaient de luisants diaboliques les moires de sa tunique de satin. Archibald Turlow prenait l'aspect troublant d'une statue de contemporain sur un essai de mausolée réaliste. Snyd, l'incompris, restait tout de noir vêtu, pomme une énigme.
Mais l'on n'était pas au bout des choses inattendues.
Au loin, tout à coup, par les fenêtres ouvertes du salon, une voix d'homme, sonore, pure, vibrante, s'éleva, soutenue par un accompagnement de harpe, et fit entendre un cantique dont les strophes attendries semblaient pleurer dans l'espace.
Archibald et son acolyte se dressèrent stupéfaits. Mme Rowlands ne bougea pas.
—C'est délicieux, pauvre Edward! murmurait-elle, confondant en une même impression de plaisir sa douleur conjugale et l'attrait de la musique.
Après l'expiration des dernières notes, le groom vint annoncer que le thé était servi.
Mme Rowlands accepta le bras de M. Turlow et, suivis du clergyman, ils gravirent les degrés de marbre blanc qui conduisaient à la maison.
En entrant dans le salon profusément illuminé, l'on trouva le chanteur mâchonnant une mince cigarette rose, mais exhibant une toilette selon le cérémonial. C'était le séduisant ténorino de la troupe italienne tant applaudi pendant la dernière saison.
—Hé, signor Capperoni! Comment va? fit Turlow les mains tendues.
—Vous vous connaissez? demanda Mme Rowlands sans la moindre affectation de surprise ou de curiosité.
—Oui! nous nous sommes rencontrés de temps en temps, au Club, je crois, dit Turlow avec une nuance d'embarras.
Puis la causerie pirouetta sur les jolis riens de l'actualité; l'on ne fit aucune allusion aux incidents artistico-spirites du jardin, et tout ce qu'Archibald obtint quand il fallut se retirer, ce fut la permission de revenir le lendemain soir, toujours additionné de son clergyman, pour le cas de célébration matrimoniale impromptu.
* * * * *
Le second soir menaça de n'être qu'une nouvelle édition des mêmes extravagances; M. Turlow rallumait son cigare et reprenait sa posture tombale. M. Snyd récidivait ses bégaiements obituaires et Mme Rowlands, éperdument, se replongeait dans les délices des visions intérieures.
Cela risquait de devenir d'une monotonie exaspérante, mais il y eut une variante notable dans la partie musicale:
Le ténorino ne fut pas le seul interprète du cantique; un baryton le seconda, puis Mme Rowlands, emportée d'une soudaine fureur de lyrisme, se levait sombrement radieuse, déployant ses splendides bras nus à la lumière des torches, et jetait dans l'invisible torrent de mélodies ses accents passionnés.
Archibald, transporté de joie dans son immobilité de pseudo-fantôme, se flatta que la sérénade était à son intention et que Mme Rowlands lui accordait la grâce insigne qu'il avait demandée, celle d'entendre ce prodige inconnu, ce mystérieux contralto de ménage, aux notes larges et profondes tant vantées par Edward.
De retour au salon, on était un chanteur de plus: le baryton, bel Italien très barbu, très chevelu, mais dont le sourire laissait paraître un léger excès de candeur et de bonhomie, tandis que Capperoni, Vénitien blond, né sous la domination autrichienne, avait dans les traits on ne sait quelle finesse de jeune diplomate.
—Je vous présente mon ami Vagatromba, dit le gracieux ténor à M.
Turlow, qui s'inclina.
—Vous ne vous connaissiez pas? demanda Mme Rowlands, avec son semblant habituel d'indifférence pour ces menus détails.
—Nous ne nous sommes jamais rencontrés au Club, je pense, répondit
Archibald encore plus visiblement embarrassé que précédemment.
Et la conversation se remit à voltiger sur le thème des chroniques du jour, mais les chances de M. Turlow progressèrent d'un degré:
Il osa saisir amoureusement la main de Mme Rowlands, qui lui dit sans trop de colère:
—Y songez-vous, Archibald!
Et elle ajouta, bien bas, ravissante de réticence pudique:
—Revenez après-demain: nous dînerons ensemble… J'arrêterai mes plans d'ici là… Mais pas de clergyman, cette fois… Ayons un tête-à-tête… On convoquera, s'il le faut, le saint homme au dessert…
Les quarante-huit heures stipulées n'étaient pas assez longues, certes, pour laisser à M. Turlow le temps d'apprécier à l'avance toute l'étendue de sa félicité.
* * * * *
Archibald, pourtant, n'eut pas la patience d'attendre la fin de la trêve et crut devoir persister dans la pratique des coups d'audace qui lui avait tant réussi jusqu'alors.
Il alla rôder, vers le commencement de la nuit suivante, aux abords du
Cottage, en compagnie de l'assidu M. Snyd, qu'il appelait négligemment
John, tout court, dans ces moments d'intimité—comme si ce serviteur de
Dieu n'avait été, par intermittence, qu'un simple serviteur à gages.
C'était une tentation fort alléchante, une opération grosse de hasards intéressants que de surprendre Mme Rowlands, son coeur du moins, dans ses tourments de veuve et de fiancée. M. Turlow comptait, dans ce but, escalader John dit Snyd, puis franchir les pointes dorées de la grille…
—Arrêtez! souffla-t-il, l'oreille tendue.
Une harmonie touchante arrivait des lointains; des arpèges de harpe montaient. Mme Rowlands prenait la nuit pour confidente…, elle disait les larmes de son âme dans un adagio magistral, en ton mineur, sans accompagnement de ténor, heureusement.
Toute musique de femme dans la solitude est un appel! Cette fois, il s'y mêlait comme l'expression d'un suprême adieu!…
Qui donc Mme Rowlands invoquait-elle? Le spectre d'Edward, ou le palpable et réel Archibald? Hé! Tous deux, par le ciel! dans la personne encercueillante de M. Turlow, brûlant de s'élancer à travers le jardin.
—Vite! John, cria-t-il à M. Snyd qui, le dos contre la clôture, joignit les mains, mais dans le sens inverse du geste oratoire et de manière à former un échelon sur lequel M. Turlow mit le pied droit.
Mais M. Turlow ne se servit de ce tremplin que pour se rejeter vivement en arrière. Il avait entendu de sourds grondements et vu briller dans le noir fouillis des orties, en dedans des barreaux, les yeux incandescents d'Hésékiah, le sauvage.
—Attention, John, fit M. Turlow, hélas! beaucoup trop tard!
En tant qu'échelle, M. John avait spontanément subi dans sa région inférieure le coup le plus rude que puisse offrir le large pied d'un Indien peau-rouge. La blessure s'étendait sur toute la partie accessible. En tant qu'évangéliste, M. Snyd était donc légitimement dispensé de tendre l'autre joue.
* * * * *
Le lendemain de cet épisode qu'il se flattait de voir rester secret, Archibald Turlow, plus élégant et plus fleuri que jamais, entra dans le salon du Cottage à l'heure précise du dîner.
Mme Rowlands n'avait pas encore quitté son boudoir et, nouvelle anomalie, l'invité fut reçu par l'horrible Hésékiah, dont la férocité coutumière semblait se compliquer d'une insondable tristesse.
—Vous dînerez seul! Madame le veut! dépêchons! fulmina cet incroyable majordome avec un grincement de dents où les syllabes craquaient comme des coups de revolver.
Archibald se raffermit dans la résolution de ne s'étonner de rien et se transporta dans la salle à manger dont le plus que dernier des Mohicans avait ouvert la porte avec fracas.
Un silence de mort régnait dans la maison; le luxe de l'argenterie et des porcelaines produisait un effet glaçant sur la nappe où le couvert n'était mis que pour un. Le prétendu tête-à-tête se changeait en un affreux «lunch» solitaire, si ce n'est qu'Hésékiah restait debout contre la table et se donnait des airs soupçonneux et malveillants de gardien de prison.
Le banquet, cependant, fut des plus confortables. Le groom apportait les plats et ce fut une interminable et succulent variété de toutes sortes de salmis et de salmigundis relevés d'un feu grégois d'épices, véritable incendie culinaire que M. Turlow combattait à l'aide de nombreux flacons de Champagne mis à portée de sa main.
Émoustillé par le joyeux vin de France, Archibald ne songea plus qu'à donner une haute idée de ses capacités digestives, et bravement il mangea comme quatre. Mais l'absurde Hésékiah lançait sur son hôte des regards de mépris à la moindre tentative de reculade et, par une pantomime menaçante, le forçait à se repaître comme une troupe affamée de Hurons.
Le dessert mit fin à cette suite de tortures; l'on revint au salon ruisselant de lumières, où M. Turlow, passablement gris, travaillait à ressaisir son équilibre et se disposait à prendre le café, quand le groom lui remit une lettre encadrée d'une bordure de deuil.
Au même instant, Hésékiah tira des basques de son habit un mouchoir de poche, ustensile inouï dans les mains d'un enfant des savanes; il se couvrit les yeux, quelque chose comme un sanglot s'étouffa dans sa gorge, puis il s'enfuit avec le groom dans la salle à manger, dont il referma la porte.
La scène passait au lugubre, mais Archibald n'était plus en état de concevoir des alarmes.
—Un billet parfumé! c'est d'elle! s'écria-t-il gaiement. Il brisa l'enveloppe et lut:
«Pardonnez mon indiscretion, cher monsieur Turlow, je n'ai pu survivre à mon Edward et je me suis tuée la nuit dernière; mais j'avais fait le serment, à mon mari, de partager sa tombe, s'il mourait le premier. Or, son tombeau, c'est vous!… Encore une fois, pardon du supplément d'assimilation que je vous impose… J'espère que mes gens auront eu l'art d'accommoder mes restes de manière à vous rendre le plus agréable possible votre emploi de sépulcre malgré vous…»
Archibald eut un cri d'horreur!
Etait-ce vrai, cette folie? Avait-il des hallucinations d'ivrogne? Était-ce cauchemar ou réalité l'écoeurante douleur qui lui tordait tout à coup les entrailles?
—A l'aide! je meurs! De l'air, de l'air! hurla-t-il affolé.
Mais, seul, un clair éclat de rire de femme lui répondit.
Mme Rowlands allongeait son profil de sphinx sous un repli de la tenture au vol d'oiseaux japonais.
* * * * *
Elle s'avança, souriant de la meilleure grâce du monde, et, présage plus flatteur encore, M. Turlow constata qu'elle portait une toilette nuptiale où neigeaient des blancheurs de soie, de dentelles et de roses.
—Merci de ce beau chagrin à la nouvelle de ma mort, dit-elle; rassurez-vous, j'existe, et, de plus, je ne me suis jamais mieux amusée!
Archibald, tout ragaillardi, saisit avec dextérité le moyen qu'on lui offrait d'inscrire ses effarements gastriques au compte des transes de l'amour:
—Cruelle adorée, quelle peur vous m'avez faite! Vous perdre! gémit-il galamment, vous survivre comme un amant de ballade allemande, avec votre spectre éternellement présent dans… mes souvenirs! C'était à devenir fou! C'était…
Mme Rowlands coupa d'un geste ce nouveau courant de fadeurs. Sans transition, elle redevenait terrible, l'oeil en feu, le masque convulsé de rage grandissante.
—Avouez maintenant, dit-elle, que votre châtiment est juste et que ma vengeance n'a que trop tardé!
Archibald pâlit légèrement.
—Que voulez-vous dire?
—Assez de ruse et d'insolence, monsieur, vous ne me tromperez plus: ce Club clandestin, cette secte perfide dont vous êtes l'émissaire, je sais ce que c'est, j'en connais du premier au dernier les infâmes statuts…
Ici, soit dit en parenthèse, nous respirons, car il était temps que Mme Rowlands, enfin, lançât l'anathème annoncé contre l'exécrable affiliation et dissipât l'obscurité qui, jusqu'à présent, a plané sur cette histoire.
—Oui! poursuivit-elle, déchaînant la fureur et l'ironie, les «Débarrasseurs,» en vérité! c'est le nom qui convient à ce ramassis de maris mal décrassés du célibat, révoltés contre la fidélité conjugale et ligués pour se délivrer réciproquement de leurs femmes par un ignoble système de libre échange. C'est là que se trament de lâches conspirations contre les vertueuses d'entre nous qui s'entêtent à ne pas fournir de prétexte au divorce. C'est là que les pitoyables associés se renseignent sur les qualités, les penchants, les travers, les caprices de celles qu'il s'agit de séduire, et combinent ainsi les meilleures chances de se déshonorer mutuellement. C'est là qu'ils calculent les heures de se rendre au foyer les uns des autres et qu'ils ménagent les rencontres imprévues, les scènes de fausse jalousie et de feintes provocations, les surprises, les coups de théâtre, les flagrants délits de toute espèce, destinés à rendre irrévocable la séparation des époux et le mariage des amants. Bravo! messieurs! c'est d'un machiavélisme transcendant!
Mme Rowlands prodiguait, on le voit, la flétrissure méritée; Archibald
Turlow perdait contenance.
—Comment savez-vous?… Quelle plaisanterie, balbutiait-il.
—Oh! laissons là les démentis! Encore une fois, je sais tout. Vous avez eu l'imprudence d'admettre dans vos rangs M. Capperoni, quoique célibataire, et, selon vos statuts, afin de l'utiliser comme «essayeur» auprès des femmes rêveuses… Capperoni—tandis que je rêvais—m'a révélé vos procédés d'un bout à l'autre…
—Le traître! siffla M. Turlow.
—Mais, après tout, je vous dois presque de la reconnaissance, continua Mme Rowlands, passant de la furie au froid sarcasme. Ah! messieurs les «Débarrasseurs,» vous avez désespéré de me vaincre par votre méthode ordinaire et vous vous êtes livrés, en mon honneur, à des frais d'imagination. Il y a quelques mois, vous partez sans prendre congé, sous prétexte d'affaires au bout du monde, tandis qu'en réalité vous menez dans les stations thermales environnantes un train galant dont les joyeusetés sont célébrées par le Courrier des Eaux, journal des plus futiles, certes, mais dont la lecture, pourtant, peut quelquefois n'être pas sans intérêt. Puis, quand on me croit réduite à merci par l'abandon et préparée aux coups de tête par le ressentiment, vous apparaissez à l'improviste dans ma solitude, vous me racontez je ne sais quelle fastidieuse histoire de voyage tendant à me faire admettre, sous une forme divertissante, la nouvelle de la mort d'Edward, que vous offrez allègrement de remplacer. En même temps, vous osez m'amener le stupide John, votre valet de chambre, sous un accoutrement d'homme d'église; vous dressiez la souricière d'un prétendu mariage religieux qu'on eût fait légaliser plus tard. Vous caressiez la chimère d'établir une intimité provisoire qu'Edward devait venir interrompre au moment le plus favorable pour proclamer le scandale et rendre un divorce inévitable. Après cet éclat, l'heureux Edward, conformément aux règles du Club, serait allé magnanimement proposer son coeur et sa main à Mme Clara Turlow, pour guérir la blessure faite à son amour-propre. Car vous êtes marié, monsieur Archibald Turlow! Et je crois savoir que Mme Turlow est une personne accomplie, sous tous les rapports, un modèle de beauté, d'esprit, de tendresse, ce qui vous rend peut-être moins excusable encore que l'ingénieux Edward…
—Je proteste!… essaya de madrigaler Archibald…
—Bien joué, messieurs, continua Mme Rowlands sans entendre, le piège était infaillible; mais, je le répète, j'étais avertie, je vous ai laissé faire autant qu'il le fallait pour justifier mes représailles, puis je me suis vengée, mais vengée, entendez-vous bien, avec toute l'ardeur et tout le raffinement d'une femme poussée à bout, d'une créature, aussi, dont le sang indien brûle les veines! Oui, je me suis assouvie, saturée, gorgée de vengeance par des moyens que vous ne soupçonnez pas encore et dont vous allez frémir…
Turlow sentit renaître son malaise d'après dîner et d'horribles soupçons l'assaillirent: il se demanda si Mme Rowlands tenait de ses aïeux la science autochthone des poisons subtils, traîtres, dévorants, torturants, irrémédiables…
—Alors, ce repas étrange, ces mets qui brûlent et déchirent?… interrogea-t-il, subitement hors de lui…
Les yeux bleu noir de Mme Rowlands se mirent à darder le flamboiement d'un regard de vipère.
—Ah! vous y songez, à la fin! Ce repas, répliqua-t-elle avec un petit rire assassin entre les dents, ce repas est tout pareil à celui que vous vous vantiez si gaiement d'avoir fait dans les neiges, il n'y a de plus que la réalité: vous venez de débuter avec succès dans l'anthropophagie; vous avez absorbé, d'un bel appétit, ma foi, votre très honorable collègue Edward Rowlands, vous l'avez dévoré tout entier, et je me plais à penser qu'il ne vous cause aucune désillusion quant aux qualités plutôt comestibles qu'intellectuelles dont vous le prétendiez pourvu.
Turlow blêmit; ses joues se plombèrent de teintes violacées:
—Un pareil crime, à propos d'un badinage! Ce serait hideux, ce serait atroce; ce n'est pas possible, non! je ne veux pas!…
Il délirait, puis se rebella, fouetté par la rage ou le dégoût, et supposa qu'on se jouait du léger trouble où l'avait mis le Champagne.
—Mensonge! cria-t-il, comment eussiez-vous commis ce forfait? Edward est vivant, il se cache dans une retraite ignorée de tous et que vous ne sauriez deviner.
Mme Rowlands, rassérénée, mettait une volupté de tigresse à tourmenter sa victime.
—Je vais vous convaincre d'un mot, interrompit-elle; sachez que la gracieuse Mme Turlow, votre épouse, fut ma complice dévouée dans cet «imbroglio;» nous échangions une correspondance, car notre liaison devait, à tout prix, rester secrète. J'ai su de la sorte qu'Edward, en «Débarrasseur» consciencieux, promenait chaque soir chez elle ses assiduités, de même que vous m'accabliez des vôtres. Edward a-t-il fait plus ou moins de progrès dans l'affection de Mme Turlow, je l'ignore; c'est un point que ma ravissante amie a finement évité d'élucider dans ses lettres. Quoi qu'il en soit, mon fidèle Hésékiah, le robuste rejeton des esclaves de mes ancêtres, avait l'ordre, hier, pendant la nuit, d'aller guetter M. Rowlands aux environs du Cottage de Mme Turlow,—le nommé John a rencontré, je crois, près d'ici, le même Hésékiah lorsqu'il se mettait en route.—Suivant mes instructions, il a bâillonné, garrotté et ramené sur ses épaules le chétif Edward Rowlands. Vous savez la suite…
Le doute n'était plus possible. Archibald, chancelant, éprouva derechef l'odieux effondrement intestinal.
—Des sels, de l'air, je meurs! vociféra-t-il pour la seconde fois!
Mais, comme tout à l'heure, ses cris n'eurent d'autre réponse que le retentissant éclat de rire de Mme Rowlands.
—Allons, j'ai pitié de votre faiblesse ridicule et de votre pénible digestion, dit-elle; regardez et soyez guéri!
Elle se jeta d'un bond sur l'autre rideau japonais, faisant face à celui de l'antichambre,—cette fois c'était une poignée de papillons d'or semés sur un ciel de satin azur:
—Entrez, il est temps, dit-elle au personnage dissimulé derrière la draperie. Et le personnage surgit aussitôt.
* * * * *
Alors, tableau, mais tableau vivant! On vit paraître Edward Rowlands lui-même, en chair et en os, non débités à part, Edward sans aucune dissection et tel que la nature américaine l'avait facturé depuis trente et quelque cinq ans.
Tel quel, Edward Rowlands était, dans une gamme moins blonde, l'exacte réédition d'Archibald Turlow; même cachet de frivolité, même désinvolture de don Juan fashionable, même calvitie naissante et jusqu'à la parité du costume, donnant à leur camaraderie un air de fraternité.
Mme Rowlands riait toujours.
—Que signifie? demandait Turlow abasourdi…
—Cela signifie, s'écria joyeusement l'ex-défunt, que Mme Rowlands a su conduire à son gré la fameuse scène des surprises, des coups de théâtre, des flagrants délits de tout genre, comme nous disions au Club. Cela signifie, de plus, que Mme Rowlands est une femme d'esprit avec qui je suis trop heureux de pouvoir me réconcilier. Agissez de même auprès de Mme Turlow, mon cher, car je puis attester, certes, qu'elle est restée insensible à mes flagorneries, tout comme Mme Rowlands a dédaigné les vôtres. Allons, mon cher, il faut rentrer dans l'ordre et suivre le bel exemple de constance qui nous est donné.
Mme Rowlands riait de plus en plus. La comédie renaissait dans ce salon où l'étincellement des lustres renvoyé par les glaces rebondissait sur les tons clairs de l'ameublement et s'éparpillait en feux follets d'or, d'argent et de cristal sur les mille babioles des étagères.
Archibald s'épanouissait dans ce milieu festoyant.
Sa terreur apaisée faisait place aux sensations affriolantes qui suivent un excellent dîner arrosé de bons vins.
—Soit, dit-il, enfonçons-nous désormais dans les béatitudes de l'intérieur… Nous donnerons notre démission du Club, voilà tout…
Edward gonfla sa joue droite, Archibald clignota nerveusement de l'oeil gauche, signes maçonniques furtifs à l'aide desquels, sans doute, les deux clubistes s'affirmaient la sincérité de leur conversion.
Mais Mme Rowlands ne riait plus; Mme Rowlands reprenait brusquement la hauteur farouche, le visage fatal, le verbe cinglant du drame:
—Non, messieurs! vous n'en serez pas quittes à si bon prix, dit-elle, arrêtant l'éclair de ses yeux sur Edward; pendant votre absence j'ai porté ma cause devant un tribunal et le divorce a été prononcé en ma faveur. J'étais libre, je me suis remariée en toute hâte et, pour comble à votre humiliation, voyez celui que je vous préfère, admirez le remplaçant que je vous ai donné:
Elle secoua le timbre d'argent. Le rideau de l'antichambre se souleva: la face cuivrée d'Hésékiah se découpa sur le vol d'oiseaux de peluche bleue; Edward recula, terrifié, jusque dans l'essaim de papillons d'or.
Mme Rowlands rayonnait olympiennement dans l'orgueil de la revanche, elle s'écriait:
—Oui, ce sauvage en qui subsistent l'honneur et les vigueurs de ma race, c'est lui mon bien-aimé, c'est lui mon nouvel époux! Allons! Hésékiah! montrez que vous êtes le maître; chassez d'ici ces gens qui nous font horreur.
Les yeux d'Hésékiah devinrent comme des diamants noirs à reflets sanglants, ses dents de tigre jaillirent dans un rictus sinistre. Le mangeur d'hommes de naissance reparaissait, et l'on put craindre un instant que les dangers de cannibalisme appréhendés pendant tout ce récit ne dussent, au dénoûment, se réaliser.
Mais l'invincible Hésékiah fut longanime; il prit le coquet Archibald sous le bras gauche, le pimpant Edward sous l'objet pareil du côté droit, et transporta les deux gentlemen jusqu'au delà des limites du domaine en passant sous les verdures ondoyantes—alors effacées dans la nuit—du joli jardin qui bornait le Cottage.
Hésékiah soulevait sa double charge avec une souplesse telle que les deux «Débarrasseurs» croyaient planer féeriquement dans l'air embaumé de cette belle soirée d'été.
Ce fut, à vrai dire, la seule impression franchement agréable et saine qu'ils recueillirent au cours de leur mémorable aventure.
* * * * *
Le lendemain, Mme Rowlands, en sémillant négligé d'excursionniste, entrait dans la salle d'attente pour le train du paquebot, en compagnie de son nouveau mari, tout rose, tout ravi, tout svelte, tout tremblant comme la légère fumée de la cigarette qu'il chiffonnait du bout des doigts.
Car il va sans dire que Mme Rowlands n'avait pas commis l'inconvenance d'épouser son intendant à la peau couleur de bronze.
L'élu de son coeur, celui qu'elle avait conduit à l'autel—la veille même, pendant le dîner d'Archibald—n'était autre que l'«essayeur» Capperoni, dont elle s'était éprise en raison de ses talents lyriques, et par reconnaissance aussi pour son empressement—très habile du reste—à trahir les secrets du Club.
Capperoni veillait à l'enregistrement des bagages. Mme Rowlands trépignait de joie folle; pourtant elle manifestait une certaine impatience, quand elle vit M. Vagatromba s'approcher d'elle.
—Hé quoi! tout seul?…
Le baryton semblait bourrelé de mélancolie, il était porteur d'un billet à l'adresse de Mme Rowlands; elle lut rapidement, au bruit de la cloche du départ:
«Pardonnez-moi, belle adorée, de ne pas suivre vos conseils jusqu'au bout. Hélas! fuyez en Italie sans moi! Je n'épouse pas M. Vagatromba, comme nous l'avions arrêté. Ce pauvre baryton est décidément trop candide, trop plein de bonhomie, que sais-je, trop barbu, trop chevelu, etc.; puis il a le tort grave de ne pas faire partie du Club des «Débarrasseurs.» J'épouserai, s'il vous plaît, votre «ancien,» le drôlatique Edward. Celui-là, du moins, fréquente assidûment cette trop naïve institution qui ne manquera pas de me débarrasser de lui dès que je manoeuvrerai dans ce but. Soyez-moi reconnaissante de vous venger ainsi tout à fait d'Edward et de me venger moi-même de mon ex-Archibald sans me lier trop longuement dans l'avenir.
«Votre meilleure amie,
«Clara Turlow.»
* * * * *
Et s'il nous était permis d'armer cette innocente idylle d'une légère pointe d'immoralité, nous dirions qu'auprès de femmes intégralement charmantes comme Mme Rowlands et Mme Turlow, le Club des «Débarrasseurs» peut rendre de bien jolis services…. et volontiers nous ajouterions que le divorce est une excellente législation…
Mais, encore une fois, nous ne voulons pas froisser les âmes féminines.
UNE SOIRÉE IMPROVISÉE
Affreux temps ce soir-là!
Une poussière de neige, vaporisée en brouillard, fumait sur le pavé gras et s'imprégnait d'une âcre senteur de suie que le vent rabattait des toits.
Dans le quartier d'Old-West-End, cependant, nombre de promeneurs de divers sexes continuaient d'arpenter de long en long l'asphalte de la Grande-Avenue. Leurs silhouettes, par intervalles, émergeant de la buée, se découpaient dans la lueur de gaz roussie par la brume des quelques magasins restés ouverts.
Ces personnes, de sexes non pareils, dépensaient ostensiblement une certaine somme d'allégresse tumultueuse; elles articulaient, à cet effet, des rires, des cris, des fragments d'airs populaires; elles exécutaient, par groupes, une course folle à travers la cohue, ou bien l'une d'elles titubait, à part, quelques mesures d'une danse échevelée, avec force hurlements, miaulements, sifflements et autres excès d'orchestration individuelle.
C'était, il est vrai, le Nouvel An, Christmas, la Saint-Sylvestre, Carnaval, Célébration de Centenaire ou je ne sais plus quoi dans ce genre, et l'on n'ignore pas que, pour beaucoup de gens d'autant de sexes que le permet le fatalisme organique, ces coïncidences d'almanach entraînent inévitablement une sorte de propension automatique à la turbulence et à la jovialité.
Le plaisir serait alors dans l'air, prétend-on. J'essayai moi-même de me le persuader. Je remuai les jambes de manière à faciliter au trottoir la tâche de me guider doucement parmi la foule; je décidai de devenir sur l'heure très festoyant et, le brouillard aidant, je m'abîmai presque aussitôt dans une telle mélancolie poignante qu'il me fallut bien vite déserter le spectacle de la gaîté civique et prendre d'urgence la résolution de retourner en mon logis.
Avec mon âme et conscience, il fut alors stipulé que je passerais le reste de cette soirée dans mon campement de célibataire, que j'allumerais un bon feu, que j'apprêterais du thé considérablement fort, que j'incendierais ma plus volumineuse pipe arabe, que je dialoguerais dans l'azur avec mes chimères et mes espérances, et qu'enfin, jusqu'à l'instant de me mettre au lit, je m'abreuverais à cette coupe de délices philosophiques exigées de la solitude par quiconque se réfugie chez soi, dégoûté de la ville et de l'aspect prosaïque des plèbes et bourgeoisies en temps d'hiver, de givre et de fête nationale.
Par surcroît de sybaritisme, j'achetai sur la route une demi-douzaine de brioches toutes fraîches, lesquelles me furent remises coquettement enveloppées chez le pâtissier, avec supplément de sourires de la demoiselle de magasin, et, pressant le pas, je flairais à travers le papier l'alléchant parfum du régal à venir.
Je fus donc très satisfait de franchir l'entrée principale de mon domicile et de laisser entrevoir au garçon d'hôtel détenteur de ma clé la figure d'un grave et intéressant jeune homme avide de s'enfermer chez lui, sans doute pour étudier ou lire, précisément à l'heure où l'universelle frivolité se donne carrière au dehors.
Ému d'un distrait orgueil, je longeai le vestibule; mais avant de gagner l'escalier, je jetai, par les rideaux de mousseline d'une porte vitrée, un rapide coup d'oeil dans le salon qu'occupe au rez-de-chaussée le propriétaire de l'édifice dont j'habite les combles.
Très étrange, ce salon: un luxe rigidement sobre figurant quelque chose comme un pied-à-terre du Vide dans le Rien. Le gentleman-propriétaire entendait le confort d'une façon vraiment fantasque et cultivait l'originalité froide. Un lustre à gaz tombant d'un plafond blanc entre quatre murs blancs brisait sa lumière blanche au vernis miroitant du parquet; quelques chaises de canne aux maigres boiseries dorées se dressaient contre les parois; vis-à-vis de la porte vitrée une cheminée de marbre blanc encadrait d'austères lignes droites la plaque de cuivre d'un calorifère; au-dessus de la cheminée une glace étroite et haute s'encastrait dans la pierre et reflétait cet ensemble de pâleurs et de clartés; vers le milieu de la pièce luisait une petite table carrée de bois de rose où reposait, piqué d'un point lumineux dans son ventre noir, un encrier de cristal pourvu d'une plume de nickel. Et rien que ce strict nécessaire; partout la ligne droite, sèche ossature du défaut de coloris; rien de plus que cette représentation d'un Néant bien distribué et proprement entretenu.
L'habitant de cette excentricité à rebours était absent quand je passai, mais je me le rappelai tel qu'il se montrait souvent, dès le matin, sanglé dans une toilette correcte comme son Éden et cambrant, tout raide, sa taille exiguë et fluette, devant la petite table de bois de rose. Il promenait alors la plume de nickel sur un fin cahier cartonné et du bout de ses doigts grêles il fixait sur le papier ses inspirations littéraires.
Car, circonstance gaie, ce richard était poète à ses heures.
Il livrait aux feuilles volantes et récitait, non sans succès, dans le beau monde, de faciles chroniques, de légers proverbes, relevés d'on ne sait quel scepticisme affriolant et bénin de viveur millionnaire. Sévère d'attitude pour la sauvegarde de ses rentes et loyers, il s'annexait toutefois à la corporation des artistes et lettrés jusqu'au point d'y choisir volontiers ses locataires.
—Heureux homme! jeune, recherché, presque déjà célèbre, tandis que moi, modeste professeur de langues mortes, n'entrevoyant qu'aux lointains de l'avenir une notoriété d'écrivain substantiel…
Ainsi je méditais, gravissant les marches très lentement, comme pour amuser mon impérieux désir de me retrouver chez moi.
Au premier étage, je ne remarquai rien: l'ordinaire écroulement des gammes faisait trêve derrière la porte fermée. Le pianiste était parti.
—On se l'arrache aussi, celui-là, songeais-je. On admire sa virtuosité frénétique et son air exalté. Ce soir, sans doute, il triomphe dans un grand nombre de réunions; il agite, se tordant au piano, sa crinière astrale et répand, sur un tas de dames extasiées, l'éblouissement de ses arpèges…
Cette vision me hanta jusqu'au second étage où mon attention fut attirée par une joyeuse rumeur.
Il y avait réception chez ma voisine, la cantatrice, jeune étoile d'opérette, fort en vogue pour mille raisons, parmi lesquelles il serait injuste de ne pas signaler sa verve ébouriffante dans le «parlé» des rôles.
Ce devait être amusant, là-dedans! Une sourde, une lâche envie me prit de franchir le seuil. Je tendis une main vers le cordon de sonnette, je travaillais de l'autre main à caser le paquet de brioches dans une des basques de mon habit, et je restai dans cette attitude assez de temps pour avoir l'honneur de vaincre la tentation sans la fuir.
Rien, d'ailleurs, ne m'interdisait l'accès de ce nid parfumé: le gentleman-propriétaire m'avait naguère présenté à la diva, non seulement en qualité de voisin, mais sous le respectable titre de jeune homme d'avenir.
Mais, dès ma première visite, la toute belle exhiba tant de politesse meurtrière à l'endroit des gloires en germe; elle s'excusa—si cruellement pour moi—de méconnaître tout ce qui n'est pas homme, femme ou choses du jour!…
Certain matin, retour de bal, elle avait si peu dissimulé, dans l'escalier, le besoin de rire de mon raide individu descendant dès l'aurore pour une leçon de grec!…
Que devenir tout à l'heure si la jolie scélérate s'avisait de divertir sa compagnie à mes dépens?
Ce doute me fit tourner les talons; je m'esquivai, sans lambiner, cette fois; aucun prétexte de retard ne se présentait désormais, car, à l'étage au-dessus, je pénétrais chez moi et bientôt après, chaudement enfoui dans une robe de chambre, je contemplais d'un regard voluptueux sur ma table le paquet de tabac, la pipe arabe, le lot de brioches et le bol de thé sur lesquels tombait la paisible lumière de la lampe.
Je m'applaudis alors de ma sagesse, j'oubliai la féline cantatrice et je m'égarai dans le sentiment de ma supériorité sur la foule des badauds restés dans la rue.
Mais cette haute appréciation de moi-même cadrait mal avec une trop complète oisiveté: je guignai dans la pénombre, au-dessus du cercle lumineux de l'abat-jour, une étagère où reposaient fraternellement inclinées l'une sur l'autre, les oeuvres choisies des plus grands écrivains et philosophes. J'allais étendre le bras, m'emparer d'un volume et consacrer mon détachement du monde banal par quelques moments d'entretien avec l'un de ces sublimes esprits, quand un scrupule me troubla:
«Est-ce ainsi, me dis-je, que ces éminents génies utilisaient ou dépensaient les rares instants de liberté que leur laissait une existence souvent précaire? Leur stupéfiante fécondité n'est-elle pas la preuve certaine qu'en de telles heures ils méprisaient la contemplation, voire même l'étude, et labouraient à larges coups de plume le champ de leur propre pensée?»
—Oui, travaillons! m'écriai-je à haute voix, surexcité par la noble vérité qui venait de m'apparaître.
J'étalai sur la table un épais amas de papier blanc; je saisis à pleine main et trempai dans l'encre mon plus ample porte-plume, digne outil d'un puissant ouvrier, et je m'enhardis à mettre enfin sur le métier un énorme ouvrage dont le plan, depuis quelques semaines, se déroulait confusément dans ma cervelle.
Ce devait être un de ces vastes essais de logicien et de poète où s'affirme la doctrine personnelle d'un encyclopédiste et qui ramènent à la clarté d'un même point de vue théorique les énergies combinées de l'histoire, de la légende, de l'art, de la critique et de la science.
Le titre promettait de devenir quelque chose comme: La lutte du Réel et de l'Idéal sur le terrain de l'Hypothèse.
Je calligraphiai sur-le-champ cette rubrique, bien que frémissant d'une honnête terreur à la prévision des inextricables développements que comportait un pareil sujet. Déjà l'ambitieux intitulé se carrait en copieuses majuscules au milieu du premier feuillet; j'allais, enfin, mettre à la voile sur l'océan de mes idées, lorsqu'un tapage subit, un charivari de rires et de cris retentit à ma porte.
J'eus le pressentiment qu'on venait me déranger et que mon inspiration s'envolerait du coup vers les limbes des chefs-d'oeuvre inconnus.
Hélas! il n'était que trop vrai!
On ouvrit avec fracas; des gens entraient. Je décoiffai la lampe et, tout ahuri, je ne discernai d'abord qu'une avalanche de couleurs, un flot de robes de soie, de satin, de dentelles, entraînant quelques habits noirs, et moucheté, par-ci par-là, de flammules d'or et de diamants comme dans un rayon de soleil.
C'était un torrent en toilette de bal; un essaim de femmes élégantes et de gentlemen souriant au plaisir d'une équipée imprévue et m'assourdissant d'acclamations tant soit peu railleuses; ma chambre était complètement prise d'assaut, tandis que gauche, effaré, saluant au hasard, je m'armai de méfiance quant au but caché de l'incident.
Je me gardai de demander aucune explication et m'apprêtais à déconcerter au besoin les mystificateurs par une réserve systématiquement courtoise; mais les éclaircissements arrivèrent d'eux-mêmes lorsque, après un gai froufrou de robes froissées, on se fut tassé tant bien que mal.
Les assiégeants avaient pour chef la sémillante cantatrice du second étage, flanquée du pianiste du premier et du poète du rez-de-chaussée; le reste de la troupe se composait d'un bouquet de reines et princesses de théâtre, escortées d'une demi-douzaine de notabilités du genre masculin et du sous-genre artistique ou littéraire, personnages dont l'insouciance habituelle s'aiguisait, semblait-il, d'une pointe de griserie.
Le brouhaha s'apaisant, ma doucereuse voisine daigna, de son propre mouvement, dévoiler les motifs de l'incartade:
«Elle avait, tout à l'heure, conçu le caprice de faire grimper sa compagnie à l'étage au-dessus, afin d'y surprendre, comme un corbeau dans son clocher, certain jeune homme trop prématurément grave et farouche….»
Ceci chantonné dans le son clair du rire, et souligné, à la ronde, d'une quantité d'oeillades assassines m'avertissait que je n'étais pas au bout des épreuves préméditées par l'aimable société.
Je barbotai dans une réplique filandreuse tendant à démontrer la joie pure que me causait l'apparition extraordinaire, imprévue!…
Mais je ne pus achever…. Mes bourreaux avaient hâte d'ouvrir les hostilités.
—Monsieur comprend le vrai bien-être! Admirez donc cette belle robe de chambre! s'écria l'une des dames, devinant le pudique embarras où me plongeait un vêtement trop intime, à grands carreaux jaunes sur fond vert-pomme, et l'impuissance de mes efforts pour garder, quand même, une pose majestueuse.
—Être à l'aise chez soi, chose adorable! dit un gentleman momifié dans le costume le plus étroit de la plus dernière mode.
—Et rêver seul, en buvant du thé! Quel charme! sifflota du ton le plus impertinent une autre dame dont le nez déluré, la lèvre charnue et l'oeil flambant promettaient tout autre chose qu'un naturel contemplatif.
La cantatrice se pencha sur la table comme pour analyser la façon d'une tasse de thé dans un ménage de garçon, et, par comble d'infortune, ses yeux tombèrent sur mon commencement de griffonnage.
—Ah! j'ai du remords, pour le coup, déclara-t-elle; vous travailliez, et nous venons vous distraire!… voyons! que faisiez-vous?
Il était trop tard pour conjurer son indiscrétion; je frémissais de honte et de rage au fond de mon être, tandis qu'étranglant son rire dans un verbe emphatique, elle lisait:
«La lutte du Réel et de l'Idéal sur le terrain de l'Hypothèse.»
Elle souleva le feuillet entre ses deux mains roses et, non contente de déflorer le mystère de mes conceptions, elle découvrit aussi l'absolue blancheur virginale de toute la rame de papier.
Acharnée, la diablesse affecta de relire la pompeuse épigraphe, en soupesant doctoralement le sens de chaque mot; puis, avec cette précision machinale des êtres qui raisonnent à la volée, elle demanda:
—Pourquoi pas «la lutte de l'Hypothèse et de l'Idéal sur le terrain du
Réel?»
Oh!… comme je compris alors cette sorte de haine qu'on a généralement pour les femmes d'esprit!…
Mais la portion mâle du cénacle ne résista pas non plus au plaisir de planter quelques épigrammes au flanc de mon amour-propre.
—Ne vivre qu'une oeuvre! c'est l'héroïsme du génie! proclamait l'un des journalistes présents, vénal ramasseur de bouts d'actualités, vulgaire «modiste» dont les travaux d'une heure obtenaient, parfois, des succès de cinq minutes.
—Honneur et gloire à de tels tempéraments voués au grand art! ajoutait avec des simagrées de respect un aquarelliste, mièvre illustrateur pour boîtes de confiserie et couvertures de romances.
Là-dessus le pianiste, hérissant son auréole blonde, se précipita vers un vieux clavecin dissimulé dans un des recoins de ma chambre, et tira des entrailles rouillées de l'instrument une folle pyrotechnie d'accords et de fioritures, magie d'improvisation où chantait le mépris de tout enfantement laborieux.
—Mais nous voici dans les questions littéraires, reprit le gazetier en s'adressant au gentleman-poète; ne serait-ce pas l'occasion de nous dire…, vous savez…, cette composition nouvelle?…
—Oui, oui! bien pensé! bravo! silence! écoutons! cria toute la troupe avec un empressement qui trahissait enfin le véritable dessein des conspirateurs.
En dépit de ma simplicité, je devinai leurs intentions, point par point:
Ligué contre mes fières croyances de lettré, le clan des initiés et amis comptait se divertir de mes impressions moroses à l'audition d'une bagatelle inédite, marquée au cachet des produits de salon.
La promptitude qu'on mit à se ranger en hémicycle en laissant autant que possible d'espace vide dans le milieu de la chambre acheva de prouver—au moins pour moi—que tous les détails de cette scène avaient été concertés avec une habile perfidie.
Le gentleman-propriétaire ne se fit pas prier et ne parut nullement se préoccuper d'obtenir mon autorisation. Il pouvait d'ailleurs agir sans formalisme et se considérer comme chez lui, jusqu'à concurrence de deux ou trois termes que je lui devais.
Oui, sans plus de gêne, on transformait ma mansarde en salle de théâtre, on s'apprêtait à lire ou à jouer je ne sais quelle pièce nouveau-née et l'on me réservait, à moi, les burlesques attributions du Bonhomme Public!
Accoudé sur la table, l'auteur se recueillit pendant quelques instants; la cantatrice prit place non loin de lui; le pianiste, resté au clavier, indiquait par son maintien que l'agrément de la musique se joindrait à la récitation; et moi, sans l'avoir cherché, je me trouvai installé de manière à pouvoir surveiller d'un seul coup d'oeil ces trois personnages et leur auditoire.
Le poète prit la parole au milieu du plus beau silence. D'un mot, il fixa le sujet, le lieu, l'action. Il s'agissait d'un mari monologuant dans un bal, tandis que sa femme, sous ses yeux, valsait, valsait encore, valsait éperdûment, avec une sempiternelle et infatigable série de danseurs.
La nuit s'achevait, les grisailles de l'aube blêmissaient déjà dans la trame des rideaux fermés et la dame valsait toujours, toujours, toujours….
Le mari, courbant ses révoltes au joug du bon ton, s'abstenait de toute attaque directe, mais il se rattrapait en généralités rageuses contre l'éternel féminin; il détaillait les considérants d'un réquisitoire nerveux contre la monogamie compliquée de dandysme, et, sous le sourire glacé d'un calme trompeur, ce fut un débordement crescendo d'allusions cruelles, d'insinuations vengeresses, de colères bleues et de points sur les i que le pianiste accompagnait à la sourdine d'insidieuses variations sur le thème d'Il Baccio.
La cantatrice, pendant ce soliloque, esquissait par quelques gestes le rôle muet de l'épouse et traduisait, à ravir, les airs enivrés d'une mondaine qui, tout en tourbillonnant dans la musique et la lumière sur un fond trop rapproché d'habits noirs, observe à la dérobée l'ombre conjugale au front de son tyran.
En somme, je ne notai rien de neuf dans ce tableau trop connu des fades tracasseries entre époux, mais, j'en convenais à part moi, ces redites se pomponnaient d'une forme heureuse, la phrase était svelte, le mot frappait droit, le trait s'accrochait vibrant et scintillant comme une aiguille.
Les amis de l'auteur applaudissaient avec furie, et volontiers je faisais chorus; mais cela ne suffisait pas et, à chaque ovation, des regards s'arrêtaient sur moi comme pour morigéner mes secrètes résistances:
—Avouez, semblait-on dire, que ces boutades sans prétention renferment beaucoup de vérités; avouez que, pris sur le vif de la vie élégante, ce souriant impromptu soulève autant de questions fondamentales que n'importe quel lourd volume de cuistre!…
—C'est enlevé d'après nature, mimait l'aquarelliste fouettant l'air d'un coup de pouce.
—C'est du Tout New-York et non de la solitude, décrétait la mine cassante du chroniqueur.
—Le coeur humain n'a pas de robe de chambre, minaudait la petite dame au nez positiviste.
On redoublait de transports et le pianiste persistait à moduler mezza voce, car la fantaisie du poète-propriétaire avait une suite: le monologue s'achevait en une comédie.
Brusquement l'auteur personnifiant «Monsieur» se levait et se dressait devant l'actrice figurant «Madame.»
—Après tout, chère amie, disait-il exagérant l'excès des politesses, pourquoi n'accorderiez-vous pas aussi, comme au reste des peuples, un tour de valse, à moi, votre seigneur?
—J'attendais qu'il vous plût d'user de vos droits, répondait-elle, jouant le reproche tendre.
Et s'enlaçant, lui pimpant, mais mince, elle plantureuse, mais légère, ils tournoyèrent, coquets, souples, corrects, sur les trois temps du rythme.
L'air d'Il Baccio tremblait en trilles émus et «Madame»—bonne comédienne, décidément, la voisine—semblait, du fond de la valse légale et légitime, semer sur ses admirateurs les mêmes sourires extasiés par lesquels, tout à l'heure, elle irritait son conjoint dans le flagrant délit de la valse consommée à l'état de fruit défendu.
Au demeurant, ils valsaient leur querelle de ménage, à raison d'une phrase par mesure; radieux, en apparence charmés l'un de l'autre, ils poursuivaient une causerie où chaque madrigal de l'homme enfonçait une égratignure, où chaque flatterie de la femme couvait une rancune hypocrite.
Plus que jamais, les spectateurs se délectaient de ce marivaudage à canifs tirés. «Monsieur» déversait des ironies sataniques; une résignation bleu de ciel coulait des réponses de «Madame» quand, tout à coup, mordue à l'âme par l'injure, une flamme de haine lui sillonnant l'oeil, «Madame» arrachait de sa coiffure une longue épingle d'or, et de la pointe, luisant au bout de ses doigts effilés, elle fouillait à petits coups, à tout petits coups secs et rapides, dans le coeur du mari.
Le stylet—je ne sais par quel artifice de théâtre—ressortait pourpre, comme inondé de sang.
La valse mourait pianissimo. Le mari, toujours cuirassé d'aménité suprême, s'inclinait en manière de remerciement et, dès qu'il s'éloignait, «Madame,» exaltée par la volupté des représailles, trottait l'arme sanglante à ses lèvres et murmurait, comme secouée d'un frisson tragique:
—Oh! cela est bon!…
Certes, il y avait quelque hardiesse dans ce cri du coeur, dans cette façon de symboliser les inimitiés latentes du mariage, la lutte amère et sans merci des divers sexes contre l'esclavage accouplé du statut matrimonial.
Et pourtant l'auditoire parut refroidi; les applaudissements s'éparpillèrent hésitants. Ce n'est plus ma contenance qu'on observait avec une arrière-pensée de critique, mais celle du poète-gentleman et de son interprète. On s'attendait à l'inévitable baiser final de toute jolie brouille de proverbe. Un coup de poignard, fût-il à coups d'épingle, mettait en déroute les habitudes et traditions.
Je goûtai la joie intérieure d'une sorte de revanche:
—Ah! vraiment! pensais-je en mirant du coin de l'oeil l'auteur-propriétaire passablement dépité, autre chose est de broder de brillants pastiches selon le goût du jour, ou de tendre à l'art sincère et de viser à la profondeur: Il faut choisir!…
L'actrice—forte de son expérience de la scène—flaira le fiasco et tenta de «ramener la salle» par un dénouement moins violent.
D'un geste subit elle rompit l'une de mes brioches,—niaisement étalées en pyramide sur la table;—elle feignit d'essuyer le sang de l'épingle d'or à cette friandise; puis, caressant l'assemblée d'un regard de fausse ingénue, invoquant la camaraderie des hommes et surtout la complicité des femmes, elle se mit à grignoter, lente, gourmande, et chantonnant, sur un air connu cette fois, de l'accent le plus familièrement enjoué:
—Ah! se venger, mesdames, voilà le plaisir!…
Thème, pour le pianiste, de quelques brillantes mesures de finale.
Cette version était mieux troussée, mais la précédente avait porté coup. On répudiait, à l'unanimité, la prétention d'allumer l'éclair du drame aux étincelles d'une bluette. Les félicitations accordées à l'auteur manquèrent définitivement de cordialité; la compagnie s'éclipsa silencieuse comme s'efface une nue et, sortent le dernier de ma chambre, le propriétaire-poète me serra la main de l'air demi-noyé d'un artiste surnageant au demi-succès.
J'avais tout lieu de redouter qu'à la suite de cette affaire il ne me réclamât ses termes échus dans le délai le plus prochain, et sur cette prévision je me couchai fort sombre en rêvassant aux mille épisodes de cette soirée:
Je revis le brouillard de la rue en fête, où j'avais rôdé sans but.
Je gémis sur mes projets d'isolement et de travail si soudainement troublés.
Mauvais augure!…
Jamais, sans doute, le fameux traité de l'«Idéal et du Réel» ne serait achevé! Qui sait, même, si je le commencerais pour tout de bon?…
Écrire de gentilles balivernes, comme le gentleman du rez-de-chaussée; effeuiller dans l'éclat des salons les primeurs de cette muse badine; capter les suffrages des jolies femmes à la mode…, contraindre, triomphant, cette cantatrice elle-même à quelques heures d'amour… Combien cela vaudrait mieux, certes, que les mornes soucis des élucubrations doctes!…
Et comme elles avaient impitoyablement plaisanté de moi, ces mêmes jolies femmes! Comme elles avaient bafoué ma robe de chambre…, mes modestes plaisirs d'intérieur!…
C'est donc grotesque, un jeune homme sérieux? appréhendri-je pour la première fois.
Vive le mariage, en ce cas!…
Mais quoi? si la comédie de tout à l'heure disait vrai? Si l'épouse, la femme sans fin, n'est que vanité, motifs de valse et coups de griffes?…
Bref, je soufflai ma bougie et m'endormis navré, bourrelé de tristesse, peut-être avec une secrète envie de ne me réveiller jamais…
Le lendemain, pourtant, je fus sur pied au premier soleil. Le devoir et une leçon de grec m'appelaient.
En descendant l'escalier, j'entendis une rumeur au second étage. La réception de la cantatrice avait duré jusqu'au jour; la porte s'ouvrit; quelques-uns des retardataires prenaient congé.
Je m'efforçai de fuir inaperçu, mais un petit rire grêle, acerbe, odieux, frappa mon oreille et me poursuivit jusque dans la rue….
La diablesse, sans doute, m'avait vu passer!…
UNE NOUVELLE MÉTHODE JUDICIAIRE
On sait combien se sont attisées, en ces temps derniers, les polémiques des journaux par rapport à l'application continue, régulière pour ainsi dire, de la «loi de lynch» dans les régions ouest et nord des États-Unis.
La majeure partie du monde civilisé réprouve hautement ces primitifs procédés de justice sommaire; mais dans le susdit Far-West, à travers les fraîches étendues prairiales, parmi les jeunes peuplades pressées de fixer leurs soudaines institutions et d'imposer leurs droits essentiellement litigieux de premiers occupants, ce même système de hâtive répression rencontre d'obstinés défenseurs.
D'après ces derniers, le lynch répand, en l'absence de police effective, une utile terreur: il annule les chances d'impunité que laisse aux scélérats l'hésitante jurisprudence des tribunaux imparfaitement établis; il oppose, enfin, un état de guerre perpétuel à la tourbe d'aventuriers et d'écumeurs, toujours prête à s'abattre sur le berceau des naissantes républiques.
Incidemment, les mêmes apologistes font valoir l'impression moralisante de ces fougueuses vindictes de l'emportement populaire. C'est un sublime effet de l'instinct social, prétendent-ils, que cette subite entente des masses pour la défense de l'intérêt commun.
C'est un merveilleux spectacle, arguënt-ils encore, que de voir, à la première nouvelle d'un forfait, l'humaine cohue soulevée comme un brusque coup de mer dans le vent de la fureur:
Vol, viol ou tuerie, l'auteur du crime est détenu, l'enquête s'ouvre, le verdict se prépare… Allons donc! formalités vaines en ces terres vierges! Le mot d'ordre se répand comme une flamme: les hommes, les citoyens, les clubs de conjurés, les bataillons de vengeurs, des phalanges de viragos, en armes, à pied, à cheval, accourent de tous les horizons. C'est la nuit, la nuit tragique des aréopages hors la loi. Le rendez-vous est devant la geôle. On extirpe le captif des mains saignantes des sbires, et, d'arrache-pied, on l'accroche, muet, morbide, cauchemardé, râlant, au réverbère du prochain coin de rue, aux branches du premier arbre de la route. Justice est faite. La foule qui n'est que hâte et silence s'efface, anonyme. Le cadavre, dans son suaire d'ombre, s'étire seul, noir, maigre, très long…
* * * * *
Certes, le fait divers ouvre, ici, les larges ailes du drame et le goût du pittoresque trouve pâture à ces rudes épisodes.
Mais les adversaires éclairés du lynch opposent de solides raisons à ces considérations de pure esthétique yankee. Ils représentent notamment que l'importateur de ce régime pénal vers la fin du XVIIe siècle, M. John Lynch lui-même, le rigide magistrat irlandais, ne requérait de telles mesures d'exception qu'en des circonstances bien précises de flagrant délit, tandis que ses imitateurs actuels prétextent trop souvent des charges les plus dubitatives et semblent n'avoir à coeur que de rompre, par de vertueux intermèdes d'exécutions capitales, la monotonie de leur agreste destinée, d'ailleurs dépourvue d'autres genres de distractions.
Il est, de plus, insinué que les attentats ainsi châtiés dépassent d'ordinaire les limites d'une aptitude individuelle et démontrent une collaboration. D'où l'on peut conclure que de nombreux affiliés, anxieux d'étouffer le risque de révélations subséquentes, s'empressent de rééditer l'holocauste du bouc d'Israël en nouant la corde au cou du moins subtil d'entre eux.
* * * * *
Pris entre mille, ces quelques arguments caractérisent suffisamment, pour nous, le fond du débat, enfin envenimé de tant de violence que les législatures des États les plus notoirement imputés d'inertie dans la question, n'ont pu se défendre à leur tour de s'émouvoir. Des projets de réforme ont été mis à l'étude avec une ardeur fouettée d'émulation à tel point que les autorités judiciaires du Dacotah, premières arrivées dans cette course au progrès, ont eu, dès ces jours-ci, l'honneur d'introduire, en séance solennelle d'inauguration, un mode entièrement inédit de procédure dont les résultats juridiques et scientifiques auraient offert, au dire d'un journal de là-bas, le plus haut intérêt.
Le sujet aux dépens de qui se réalisait cette première expérience était un coureur de proie, un trappeur avéré du nom de Will Jyns, inculpé d'un incendie de «ranch» après meurtre probable des résidents mâles, derniers outrages supposés sur tout ou partie du personnel féminin, puis présumable soustraction du total de numéraire accessible. La dissipation des espèces monnayées et le cinéraire anéantissement des victimes ou témoins ne laissaient subsister d'autres motifs de conviction que la présence estimée infortuite du comparant sur le lieu du sinistre.
En elle-même donc, indépendamment de l'attrait des innovations judiciaires, la cause affectait les palpitants aspects d'une affaire à sensation. Puis ce procès remuait de fond en comble les passions vitales, il résumait les moeurs rageuses des êtres disséminés dans ces immenses landes de hautes herbes balayées de brouillards où d'alertes spéculateurs acquièrent à vil prix et défendent, l'arme au poing, seigneurialement, le «ranch,» l'énorme agglomération de pâturages et de troupeaux; où le rôdeur, l'émigré, l'affamé chercheur de fortune commet le rapt en gros du bétail qu'il essaie d'aller détenir et de faire féconder au loin, dans la solitude verte, plantureuse, libre! Oui, le souffle de haine respiré dans cette aire d'éternelle bataille entre accapareurs et bandits s'embrasait à l'occasion de cette mémorable instance. Mais avant d'en raconter le dénouement,—assez bizarre, on va le voir,—il convient de spécifier brièvement, à l'exemple du journal cité plus haut, la nature des modifications décrétées par la magistrature du Dacotah.
La principale préoccupation de ces jurisconsultes d'élite—nous prenons ce mot d'élite dans le sens que lui prête le mandat électoral américain—avait été de ne pas aller imprudemment à l'inverse des idées reçues et de retenir autant que possible dans leur révision tout ce que les précédents errements comportaient de rationnel.
Or, on ne saurait contester à l'expédient du lynch le mérite positif d'une économie de temps et de dollars par la promptitude executive et par l'absence des budgétaires débours, sans compensation, qu'exige l'hébergement à long terme des condamnés. Il était urgent que les mêmes avantages subsistassent dans la refonte de la loi, et, d'ailleurs, consultés sur ce point en de secrètes délibérations, les lyncheurs les plus éminents ou les plus influents du pays s'étaient montrés inflexibles. Il fallait, en un mot, maintenir presque intégralement, quant au fond, l'abrupt exercice du lynch, mais tenter de le réconcilier avec ses détracteurs en l'habillant d'un ostensible appareil de légalisation.
La marche à suivre se trouvait, dès lors, strictement tracée: Il fut convenu que, dès le crime commis, l'alarme instantanée du réseau télégraphique manderait l'administration pénale de tous grades à Cheyenne—c'est le joli nom adopté pour l'essai de future capitale du Dacotah.—Les hauts fonctionnaires de l'instruction criminelle, des assises, de la cassation, ainsi que le juré désigné par la majorité des détenteurs terriens et le commissaire d'État subsidiairement investi du droit de grâce, devaient se rendre, sans désemparer, au Tribunal par l'ultra-vitesse réalisable de locomobilité. Au centre d'un vaste amphithéâtre réunissant la susdite hiérarchie et la foule, le prévenu, transféré sans délai de la scène du crime sur celle de l'expiation, figurerait sur un siège compliqué, d'un mécanisme à hauteur de nuque, dit «guillotine horizontale» et récemment breveté. Le bourreau se tiendrait prêt à pousser le ressort de cette invention et, pour comble de modernisme, un médecin légal, ou physiologiste assermenté, avoisinerait l'instrument afin de recueillir sur le vif, sur le restant d'activité cérébrale, les observations scientifiques qu'il est devenu d'usage de noter en pareille circonstance.
L'ensemble de ces dispositions abréviatives se corroborait de considérants propres à déterminer la dialectique intime des magistrats. Il était stipulé, par exemple, que chacune des Cours serait représentée par un seul titulaire, attendu l'indispensable nécessité d'éviter les retardants conflits d'appréciations. Par les mêmes motifs, un unique délégué revêtu d'un implacable mandat devait agir au nom du Grand Jury composé des notabilités les moins transigeantes de la classe capitaliste. Le nouveau code supprimait, d'autre part, le jeu du réquisitoire et de la défense, vu qu'en se neutralisant ces deux efforts contraires laissent la cause en l'état et n'aboutissent qu'à l'usure du temps en superflues jactances oratoires. L'avocat, au reste, n'affronte jamais l'incrimination de face et louvoie dans les circonstances prétendues atténuantes, telles que faiblesse d'entendement, éducation perverse, misère éperdue ou toute autre anomalie inhérente à la personnalité de son client. Or, les confectionneurs de la réforme avaient rigoureusement résolu de passer outre à n'importe quelle concession dans ce sens: Leur théorie tendait à terrifier les aspirants-malfaiteurs et non à susciter la vocation, à développer l'expérience des gredins par une absurde publicité d'abondants détails sur les forfaits commis. La situation privée ou les aptitudes caractéristiques des délinquants ne sont-ils pas, en effet, des objets de minime importance, comparativement à cette suprême manifestation d'intérêt public: la peine capitale érigée en exemple? Au cours des délibérations, nos honorables légistes s'étaient arrêtés, sur ce chapitre, aux décisions «lyncheuses» les plus radicales: ils n'avaient pas redouté de dédaigner, au préalable, comme autant de déclamations intéressées, sentimentales ou simplement niaises, les virulentes satires que d'adventices erreurs judiciaires provoqueraient à l'avenir. Les exécutions éventuelles d'innocents personnages et leur réhabilitation posthume semblaient presque souhaitables à ces impassibles doctrinaires, en ce qu'elles associent au crime l'idée, exacte au fond, d'une solidarité sociale et proclament ainsi dogmatiquement la préjudicielle efficacité du droit de punir.
Aucune défaillance subversive n'altérerait donc la rigueur du tribunal, uniquement chargé d'estampiller le lynch d'une décente apparence officielle. Le cérémonial enfin admis assurait un superlatif excès de précipitation. Chacun des magistrats spéciaux n'avait à dire qu'un mot pour formuler son arrêt respectif. L'énoncé du crime, la condamnation, le refus de recours et de grâce voleraient ainsi de bouche en bouche en une seule phrase à peine prononcée que déjà le médecin expert questionnerait la tête décollée par le bourreau…
* * * * *
Après ces explications en guise de préface au procès de Will Jyns, le précité journal de l'Ouest rapporte de l'audience le récit suivant dont on appréciera, croyons-nous, la frappante concision:
«L'amphithéâtre est bondé. Le respectable corps judiciaire prend place sur l'estrade en face du public.
«Le délégué des jurés se tient à gauche, le commissaire d'État à l'autre extrémité. Flanqué de l'instruction et de la cassation, le président des assises siège dans le milieu.
«Plus loin, à droite, devant le médecin et l'exécuteur restés debout, on aperçoit de trois quarts le farouche Will Jyns, lié par des câbles au célèbre fauteuil coupe-tête dont l'ingénieux siège-cercueil s'ouvrira tout à l'heure pour engloutir le corps…
«Livide et déprimé, salement enduit de barbe, le profil de Jyns convulse un sourire qui peut, au choix, s'interpréter comme un indice de cynique forfanterie ou de stupidité sans fond.
«Cet équivoque rictus produit une impression irritante sur l'auditoire. Que résultera-t-il de ces simagrées d'astuce ou d'hébétement? Va-t-on s'apitoyer sur ce pleutre, le questionner, écouter ses aveux? la fameuse réforme n'aboutira-t-elle qu'à d'odieuses mystifications! Sombres, les lyncheurs sérieux sont sur le qui-vive et, de son côté, le groupe des trappeurs, anciens collègues supposés de M. Jyns, dissimule mal son intolérance à l'égard de toute tentative d'interrogatoire confidentiel. Une méfiance se déchaîne proche de la fureur; des revolvers apparaissent dans toutes les mains; peu s'en faut qu'en cet instant d'exaltation on n'inflige, sur place, un lynch préventif à toute la séquelle judiciaire. Le tumulte tourne à l'orage, lorsque, au coup de cloche annonçant l'ouverture des débats, le silence s'établit, le silence sans souffle d'une foule devant le drame imminent.
«Et comment noter ce drame en sa promptitude d'éclair?
«—Meurtre, viol, incendie.—La mort.—Oui.—Pas de grâce,» articulent les magistrats d'une voix collective.
«—Mais, mais…,» proteste dans l'étranglement mécanique la tête de
Will, que déjà le médecin invite à s'expliquer d'une façon posthume…
«Illusion, ou vérité saisie au vol! Le reste du grognement guttural semble continuer d'errer entre les dents jaune de W. Jyns. La vie?… oui, elle palpite encore sur cette grimace tuée, elle accentue, plus pincé dans la pâleur verte du «raccourci,» le sourire gouailleur ou niais, au choix; la clameur commencée achève de couler des lèvres béantes: on jurerait qu'un tressaillement de la langue glousse d'agonisantes syllabes… La science tient-elle une solution? Atteste-t-elle, cette tête tranchée, l'affreuse attardance de la pensée et de la douleur au vif du centre nerveux?
«Tel est le doute de la foule qui se retire, au reste enchantée de l'excellent fonctionnement du système. Jyns a-t-il parlé vraiment? Ceux qui l'affirment ne cherchent-ils qu'à faire des dupes? Ceux qui prétendent le contraire méritent-ils croyance?
«Les opinions les plus diverses circulent. Les gens de bon ton, les lyncheurs de marque penchent pour la négative et se bornent à conclure que, de toutes façons, Will Jyns était d'âme trop basse pour trouver à dire quoi que ce fût en un si solennel moment.—Il était incapable, ce guillotiné, d'un pareil coup de tête,—ajoute-t-on avec dédain.
«Mais au sein du populaire, parmi les présumables ex-affiliés du défunt, on se plaît à raisonner différemment. De ce côté surgit, s'élève, grandit une légende appelée à s'accréditer glorieusement au lointain des prairies et d'après laquelle le généreux Will, témoignant passagèrement d'une finesse au-dessus de son éducation, aurait détaché, d'un verbe clair, à la face de la science et de la justice, cet aphorisme…
«—La mort garde son secret!…»
Parole simple, mais exacte, résumant peut-être, ou peu s'en faut, la philosophie de tous les genres de lois de lynch.
LA PHILANTHROPOPHAGIE
C'est hors de doute que «les meilleures salaisons sont les viandes d'Australie.» Il n'y eut, de mémoire d'homme, nul aliment plus savoureusement économique sur la table du pauvre. Soutenue par ses cinquante ans de succès, l'affirmation s'est inscrite au verso de toute gazette; elle s'est étalée à la fresque le long de tout mur disponible; elle a flamboyé en traits de gaz sur la nuit de toutes les capitales habitées. Le cri de réclame est ainsi devenu proverbe, enguirlandant de gloire et de popularité la «marque de fabrique,» le fond de baril où se découpent la face maigre, le toupet-panache, les favoris blanc-de-sel, le regard pensivement outre-marin de Jonathan Gulf, l'inventeur, le propagandiste, l'âme, le «moi» (and Co.) de cet inouï commerce de conserves, réputé le plus aurifère trafic de tout le marché contemporain.
A préciser les infinis millions écrémés par Jonathan sur l'article on noircirait de chiffres plusieurs de ces feuillets, mais, peu récréative, une telle algèbre risquerait aussi de décourager nombre d'individus en peine de réaliser même un dollar, bien qu'à l'aide d'expédients d'un ordre peut-être plus intellectuel que celui de l'alimentation en gros….
Il sera donc plus attrayant de parler tout de suite du sujet de la présente: oui! plus attrayant de s'occuper immédiatement de l'ex-madame Gulf-Fitzgerald et de son entrée sensationnelle à la tribune oratoire—devant l'élégant et nombreux public de la Société de Tempérance.
Réduction jusqu'à présent contenue des plastiques de sa maman, l'exubérante Mme Fitzgerald (qui prend place comme porte-respect derrière elle sur l'estrade). Mme Mary Gulf déferle encore aujourd'hui tous les attraits d'une jeune beauté de vingt-cinq ans à trente-deux. Sa stature haute, sa gorge prodigue, ses blanches épaules, sa souplesse dans le corset sont d'une déesse yankee qu'on rêverait de loger dans la conception d'un Olympe américain.
La littérature des États-Unis est, en effet trop dépourvue de ces gracieux moyens d'idéalisation que les vieux mondes empruntent à leurs Ossians, Testaments, Nirvanas et autres Théogonies respectives. Le projet d'une Mythologie à la Barnum mériterait d'être mis à l'étude. Il y a là bien des ressources, telles que Franklin comme aiguilleur de la foudre, avec l'apollonien Édison, allumeur de soleils électriques: et pour Minerve la rigide Mme Beecher-Stowe, douée des facultés de prêche…, l'emploi des Vénus pouvant galamment être laissé disponible jusqu'à l'apparition de Mme Mary Gulf devant la Société de Tempérance.
Mais sans plus d'emprunts à l'hellénisme, les nombreux «reporters» présents dans l'amphithéâtre peuvent noter que la ci-devant Mary Gulf a les yeux du plus frais bleu d'océan, une chevelure incendiairement blonde, des lèvres telles que des roses de printemps où fondrait en perles de lumière un peu de neige matinale,—le tout avivé par une expression spirituelle d'où la parole semble hâtée de s'envoler et par cette jolie désinvolture mondaine qui lui permet de sucrer, du calme le mieux joué, le conférencier verre d'eau.
On s'explique donc l'empressement de la gentry pour cette réunion trimestrielle et l'on devine l'extrême curiosité qui s'agite derrière les lorgnettes braquées par la foule des robes de dentelles et des habits noirs.
Que dira-t-elle? D'où lui vient le caprice, étonnamment imprévu, de s'exhiber ainsi dans l'emploi des «lecturers?» Quels sont ces prétendus Souvenirs de voyages, inscrits au programme de la séance? Saura-t-on les vraies causes du récent divorce de Mary d'avec le richissime et trop vieux Jonathan—en admettant qu'une sénilité si disparate ne soit pas une cause suffisamment légale de séparation?—Saura-t-on pourquoi la resplendissante patricienne est sur le point de se remarier avec Stream and Co.—une maison seulement débutante dans la concurrence des boeufs salés.—Hé quoi! le mièvre et blondasse petit Robinson Stream, assis là-bas, tout faux-col, à l'avant-scène?…—Oui, lui-même! le pauvre ami!…—Pas possible?…
Le brouhaha grandissant de ces commentaires s'arrête net. Mme Gulf s'apprête à parler: elle parle et, vraiment, du plus joli timbre brillante de rire. Les «reporters» n'ont que le temps de saisir au vol la substance des télégrammes:
«L'excursion dont l'oratrice désire faire le récit s'accomplissait l'année dernière, explique-t-elle, en la compagnie d'un très respectable vieux gentleman qu'on ne nommera pas afin d'épargner sa modestie, mais qui, l'on ne saurait le méconnaître, s'est acquis par d'incessantes importations de victuailles exotiques une indestructible notoriété dans tout l'univers commercial!…»
Egayé, le public jette un coup d'oeil unanime vers le fond de la salle. Une colonnette dissimule la frêle identité du caduc M. Gulf dont il ne déborde que les pointes des deux favoris au ton salin, à peu près l'hiéroglyphe mural des écoliers barbouillant de mémoire le type abrégé de Jonathan….
«On s'était embarqué, continue Mme Gulf, sur le magnifique steamer commandant la flottille que ce notable expédie annuellement vers ses propriétés d'exploitation, immenses territoires des Polynésies plus ou moins australiennes, situées aux dernières limites du plus extrême Occident.
«Il serait agréable, à coup sûr, d'évoquer dès à présent, par une description, ces terres vierges à peine connues des géographes, ces somptueux océans d'herbages où le bétail si démocratiquement conservable prodigue son innocente et luxuriante fécondité. Mais, pour plus de clarté, la conférencière doit émettre au préalable, sur les usages de ce pays, quelques considérations d'une nature pour ainsi dire sociale, qu'à défaut de toute compétence technique elle effleurera, du reste, avec le plus de brièveté désirable, bien qu'il s'agisse, à la vérité, d'une méthode de législation tout à fait hardie et du caractère d'originalité le plus marqué:
«Devenu propriétaire exclusif de ce populeux archipel, le notable en question…. Mon Dieu! qu'on me permette de persister à le désigner de la sorte, jette l'oratrice au sourire de la salle, dans une parenthèse ponctuée par l'absorption de deux cuillerées d'eau sucrée…, le notable susdit se propose de faire cadeau de sa colonie au gouvernement de l'Union, espérant que par ce don fastueux il hâtera l'accomplissement du plus ardent de ses désirs: l'élection à la présidence des États-Unis!…»
—Oh! Oh! Silence! Écoutez! «Hear, hear!» La brusque révélation de cette candidature suscite une jovialité décidée, tandis que, vexation ou bouleversement, les pointes de barbe de l'éminent J. Gulf semblent la proie d'une espèce de crise.
«C'est en raison, justement, de ces visées présidentielles, poursuit l'oratrice, qu'il convient d'examiner un instant le point de vue politique indiqué tout à l'heure.
«Seigneur et maître de plusieurs millions d'âmes, le grand négociant dut les assujettir au frein d'une constitution. Sa souveraineté ne pouvait se maintenir qu'à ce prix, mais, au premier aspect, la tâche se hérissait de difficultés singulières. Les indigènes cédaient, résolument, avec une égale passion, à deux courants bien opposés: ils cultivaient en même temps la civilisation et l'anthropophagie; ils recherchaient les raffinements les plus délicats de l'existence moderne et s'obstinaient, par goût non moins que par tradition, au vieux cannibalisme des aïeux!
«L'accord de pareils contrastes ne pouvait se réaliser que par un extraordinaire génie législatif dont, heureusement, le nouveau monarque (assisté d'un habile conseil d'actionnaires) se trouva pourvu. Simplement d'ailleurs il procéda de ce principe que les meilleures lois sont celles qui s'adaptent aux tendances et préjugés des peuples qui les subissent. On promulgua, dans ce sens, un code pénal et civil composé d'un petit nombre d'articles rationnels et décisifs: et les insulaires acquirent bientôt l'heureuse certitude que ce régime, plutôt régulateur que réformiste, avait pour but arrêté le développement de leurs instincts de race….»
L'oratrice, dont la bonne humeur semble chatouillée d'un coup d'épingle d'ironie, promet d'esquisser rapidement, au hasard des souvenirs, ces curiosités organiques et leur application dans les moeurs.
«Assurer l'approvisionnement autophagique et national, telle était, poursuit-elle, la préoccupation dominante du législateur. En conséquence, tout indigène était tenu de mourir pour son pays et cette clause, prise à la lettre, n'affectait pas, comme ailleurs, un sens de détachement et de vaines protestations platoniques. On mourait, mangeable, à quarante ans révolus, époque où dans la pleine maturité des chairs l'âme s'éteint volontiers aux illusions.
«L'inutile fardeau de la vieillesse fut ainsi supprimé, sauf pour la caste des administrateurs chargés du souci gouvernemental, sorte d'aristocratie sénatoriale formée, cela va de soi, par le notable et ses associés. On prit soin, toutefois, d'ôter toute apparence d'arbitraire à ces macabres destinées des masses; on les revêtit d'une surface de légalité, grâce aux tribunaux devant lesquels les insulaires, sans exception, étaient astreints à comparaître à tour de rôle et, jugés coupables sur n'importe quel méfait petit ou grand, encouraient invariablement la sentence capitale, mais par pure forme, avec exécution ajournée jusqu'à l'âge comestible.
«Le délit le plus souvent imputé devant ces juridictions était celui de jalousie ou d'opposition contre les promiscuités nécessaires. Les crimes de cette nature se décrétaient de haute trahison, car le Code civil avait placé le mariage à l'abri de toute entrave morale et de toute police contractuelle ou restrictive. Sauf empêchement physiologique, la nubilité déterminait en toute rencontre l'exercice de l'union conjugale, non seulement libre, mais strictement obligatoire. Il était interdit aux divers sexes en présence de ne pas aimer, séance tenante. Les promenades, les réunions de théâtre et de cafés-concerts, les bals et fêtes publiques, etc., fournissaient aux représentants de l'autorité l'occasion d'imposer la pratique de ce rite, d'ailleurs amusant. On assurait, ainsi, l'accroissement du populaire, résultat recherché avec plus ou moins de désintéressement et de raison par les économistes des centres industriels ordinaires, mais vraiment indispensable dans les régions cannibales où le prolétariat figure un objet immédiat de consommation.
«Au prix de quelques charges dans ce genre anodin, le peuple coulait une existence aisée. Il n'était guère tenu qu'à pulluler bibliquement au profit de la sustentation concitoyenne. L'idéal des plus récents socialismes semblait dépassé. Les femmes seulement occupées de toilette appréciaient, comme il le méritait, leur joli privilège d'inconstance permise et sans remords. Les hommes relevaient leurs loisirs par d'intelligentes distractions et se rachetaient du labeur forcé des autres plèbes par le paiement final en nature de leur dette à l'État.
«Assis, deux fois le jour, à des banquets gratuits, le public se livrait à des dégustations de contemporains qu'accommodaient savamment les cuisiniers officiels. Tout contribuable apportait à ces agapes le supplément d'aromates destinés à le rendre plus tard lui-même digestif,—une sorte d'anticipation d'embaumement,—et l'on ne saurait trop dire à quel point la sévère interdiction, ordonnée dans ce but, des alcools, des nicotines et autres dépravations empoisonnées, augmentait par contre-coup, les chances d'hygiène et de moralité générale….»
De vifs applaudissements montrèrent le bon effet produit par cette observation sur les membres de la Société de Tempérance.
«Il s'admettait encore, poursuit Mme Gulf, beaucoup d'autres opinions anthropophagiques également propres à fortifier et viriliser les esprits. Le duel à mort, par exemple, était inévitable à la moindre injure. Le suicide passait pour la conséquence instantanément exigible de toute ostentation de pessimisme, de même qu'il convenait, en certains cas, de savoir «mourir de rire» ou «mourir de plaisir» comme on le disait. Les comédiens eux-mêmes, mettant cette outrance de sincérité dans leur métier, étaient toujours prêts à succomber pour de bon, parmi les péripéties et fins de drames, etc., etc. Ces catégories de prématurés décès alimentaient le stock des primeurs.
«Quant à la classe moyenne, elle atteignait sans trop de regrets la limite d'une carrière comblée d'insouciance et de paresse. L'exécution, il est vrai, s'opérait d'une façon persuasive et non tortionnaire, dans des salles réservées, pendant les séances de musique, les cérémonies religieuses et autres prétextes de réunion, au milieu de l'indifférence polie qu'avait créée l'habitude. La sortie s'interdisait à ceux dont la funèbre situation judiciaire arrivait à échéance, puis une espèce de guillotine-rôtissoire, ingénieusement narcotisée, les transportait directement de la vie pour soi dans les vivres pour tous.
«Mais quelles étaient les cérémonies religieuses dont il vient d'être parlé?…»
Cette question surexcite, on le conçoit, l'intérêt de la Société de
Tempérance, en grande partie orthodoxe….
«Ainsi que les autres statuts, explique Mme Gulf, le culte et le dogmatisme des insulaires s'inspiraient de leurs inclinations à la fois métaphysiques et carnivores. Au fronton des temples, le novateur avait fait graver ces grandes paroles des Écritures: «Il est notre Dieu et nous sommes le peuple de son pâturage…, le troupeau que sa main conduit.» (Ps. XCV—6-7.) Et encore: «Ta face est un rassasiement de joie.» (Ps. XVI—11.) En suite de quoi les saints exercices ne se terminaient pas comme ailleurs par de fictives et poétiques oblations transsubstantiationnelles. Les vrais croyants ambitionnaient de s'étendre sur la nappe de l'autel expiatoire pour la nourriture spirituelle autant qu'effective de la congrégation. Les sentiments extatiques et carnassiers de l'Église nationale, le besoin de manger son dieu, s'affirmaient, ainsi, dans les formes d'une «théophilanthropophagie réelle.» Et de quelle ferveur le notable négociant eût dévoué sa propre personne à ce genre d'édification, si son vieil état de maigreur n'en avait fait une hostie par trop insignifiante!…»
Les frémissements de barbe de Jonathan soulèvent à ce passage des rires qu'augmentent encore l'onction prédicatrice affectée par Mme Gulf.
«Faute d'être propitiatoire par lui-même, soupire-t-elle, l'apôtre recommandait, du moins, le grand acte de foi parmi ses proches, et l'on peut assurer qu'il ne ménagea pas les supplications pour y décider certaines personnes de sa famille douées d'un embonpoint plus liturgique, par exemple, sa belle-mère….»
Une ovation éclate sur ces mots, en l'honneur de la florissante Mme Fitzgerald, attestant par une pantomime assez narquoise l'exactitude des détails intimes mentionnés par sa fille.
«Mais rien ne cadrait mieux avec ces idées philanthropicides, reprend Mme Gulf, que la façon dont il fut convenu de diriger les choses de la guerre. Hélas! oui! malgré son isolement océanien, malgré sa facile destinée communiste, la jeunesse mâle insulaire s'enfiévrait périodiquement, comme les autres peuples, d'héroïques ardeurs de bataille. Le législateur avait tenu compte de ces propensions belliqueuses avec d'autant plus de logique, semble-t-il, qu'au lieu d'être, comme partout ailleurs, un motif de tuerie stérile, elles fournissaient à cette Polynésie des ressources incalculables de ravitaillement. En conséquence, on octroyait au militarisme une île entière avec terrains appropriés et tous genres de travaux de fortification. Les amateurs de massacre légal s'enrôlaient, à leur choix, dans l'un des deux corps d'armée dont le choc devait avoir lieu chaque année pendant les bonnes conditions climatériques du printemps. A cette fin, les journaux attisaient la haine que les différences d'uniformes fomentaient entre les régiments. On excitait même à des luttes anticipées les fantassins de costumes divers qui se rencontraient par hasard dans les rues. Les généraux entretenaient la fureur par d'homériques défis échangés dans les gazettes. On ne tolérait d'ailleurs aucune jactance inefficace. Les calculateurs de stratégie, les inventeurs d'engins de destruction devaient concourir individuellement à l'application de leurs plans, d'autant mieux accueillis qu'ils étaient plus meurtriers. Les aspirations sentimentales vers le dévouement charitable ou religieux, décelées par la police chez les individus des deux sexes, conduisaient à l'immatriculation rigoureuse dans les cadres des aumôneries et des ambulances. Les déclamations en l'air n'étaient pas de mise. Tout ce qui vit, tout ce qui meurt, tout ce qui bénéficie, tout ce qui s'amuse, enfin, des misères de la guerre, participait inexorablement au combat annuel. Les proclamations suprêmes des généralissimes ouvraient l'ère décisive; l'embarquement se hâtait dans le fracas des hurrahs patriotiques et les opérations s'engageaient dès l'arrivée, sans autre méthode que l'indistincte entre-tuerie de tous les belligérants. La seule gloire reconnue comme utile était d'être mort. Le Te Deum subséquent ne solennisait que les cadavres. C'était une guerre à qui perd gagne et, différemment du reste du globe, on dédaignait les rares survivants comme des vaincus jusqu'à leur revanche à la prochaine affaire. Contrairement, encore, aux suites usitées dans les pays à régime culinaire moins raisonné, les sanglantes journées procuraient aux indigènes une nouvelle phase d'abondance, et de calme….»
Mary Gulf accompagne ces notations rapides d'un jeu de sourire où s'accumule évidemment un excès de sarcasme. Elle continue, néanmoins, placide:
«Quelques années de ce système et deux ou trois «campagnes» plus particulièrement fructueuses achevèrent, dit-elle, de porter au point maximum la richesse budgétaire et les satisfactions civilisées des indigènes. Le notable négociant, l'illustre fondateur de ce bel état de choses crut le moment arrivé de faire triompher son voeu de présidence en préparant l'annexion de ces territoires, dont l'organisation lui semblait digne d'être proposée comme exemple au reste de la République. Il joignait cette préoccupation aux devoirs accoutumés de son trafic, lorsqu'il entreprit, l'année dernière, l'excursion dont l'oratrice doit, enfin, se décider à parler….»
L'attention du public devient intense. Les favoris de J. Gulf manifestent tout ce que ce genre d'ornement séparé du reste de la figure peut exprimer d'impatience et d'irritation.
Mme Gulf, pourtant, reste un peu méditante,—comme alarmée par le côté scabreux de ce qui lui reste à dire,—son hésitation est exquise à consulter sa montre, tenue de la même main qui remue le verre d'eau sucrée….
«L'heure est peut-être trop avancée, croit-elle, pour lui permettre un récit complet. Il faudra s'en tenir au court épisode par lequel se termina l'expédition, mais qui, par chance et comme on va le voir, la caractérise tout entière:
«La flottille avait ancré devant une splendide plaine d'herbe jetée dans une entaille de forêt vierge. Mme Gulf eut le caprice d'aller déjeuner sur la verdure avec le notable et ses associés, tandis que le personnel de l'équipage roulait des tonnes le long de la rive ou s'avançait, le rifle sur l'épaule, en quête de pacotilles, dans l'intérieur du pays.
«La collation arrosée de Champagne fut très animée, lorsque bientôt des fracas de fusillades retentirent par places, dans le lointain des bois.
«—La guerre annuelle, sans doute; c'est sans danger,» avait prétendu le grand négociant.
«Le dessert s'achève. Le notable et Cie s'éparpillèrent, le cigare allumé. Mme Gulf, un instant, restait seule, rêveuse à la magnificence du paysage, quand, brusquement, surgit près d'elle un autochthone, arrivé rampant sur les ronces, un superbe spécimen des races locales brièvement vêtu de quelques colliers de perles. L'étrangère et sa longue toison blonde alors dénouée dans l'or du soleil éblouirent ce primitif d'une stupeur d'adoration. Il restait sur ses genoux, les mains jointes, le poitrail haletant, la bouche pâmée, l'oeil en feu. L'atmosphère tropicale charriait son grand souffle de passion. Un peintre profilant la scène eût fait s'envoler une feuille de vigne….
«Péril grave aussitôt conjuré. Les hommes du bord terrassent l'intrus. Mme Gulf fuit vers le navire; elle est terrifiée, mais, qui sait? peut-être avec un peu de nuance d'émotion:—Le pauvre garçon! quel amour subit, ingénu, sans déguisement!…
«Au retour, après trois mois, dans le port de New-York, Mme Gulf s'attardait à son dernier bout de toilette, malgré le tumulte du déchargement, et franchissait le pont déjà tout encombré, lorsqu'une barrique tombée du treuil éclatait, laissant voir, hasard féroce, spectacle affreux, l'indigène, le beau sauvage aux colliers de perles, toujours à genoux, toujours dans son attitude fervente, extatique, égarée, hallucinée d'amour,—«le pauvre garçon?» oui! lui-même,—tel qu'on l'avait plongé directement, là-bas, dans la saumure!…»
Et debout, avec le délicieux air impertinent du succès conquis, devant l'âpre moquerie du Tout New-York, devant le «reportage» impatient d'indiscrétions télégraphiques, Mme Gulf jette le mot de la fin, le trait mortel qu'elle tient en réserve:
Elle redit cette légende de prospectus qui prend, maintenant, une signification de déchirante ironie; cette formule de puffisme qui scalpe à jamais Jonathan de sa vieille auréole de nourrisseur et met la suprématie de l'article entre les mains de la maison Robinson Stream; cette éhontée affirmation gastronomique, qui renverse pour toujours le Gulf and Co. de ses veilléités de présidence, pour le vautrer dans l'ignominie d'une notoriété d'empoisonneur philanthropophage et d'exploiteur social!
Encore une fois, par-dessus le retentissement d'acclamations pleines de rires et de huées, elle répète l'infâme refrain évocateur, maintenant de spectraux endaubages:
«Les meilleures salaisons sont les viandes d'Australie.»
Les bravos redoublent, énormément gais, car «la marque de fabrique,» la silhouette si connue, le toupet-panache et les deux favoris voltigent un instant à travers la salle, projetés avec furie par le clown occasionnel, l'habile comparse qui derrière le pilier de l'amphithéâtre, avait si ravissamment postiché le simili-Jonathan.
L'«EXPRESS-TIMES»
Les bruits d'hier soir ne sont que trop confirmés. Voici les dépêches d'un correspondant spécial, seul survivant du désastre. Nous donnons tel quel son récit télégraphié au vol:
Snowtown, 27 novembre, 7 p.m.
Quelle journée, quelle course, quelle fin! Mais procédons, par ordre, depuis le début.
Midi juste.—Le personnel est à son poste; nous nous installons dans le wagon de rédaction. Un coup de sifflet et la locomotive s'ébranle; le train-journal, le «rail-newspaper» se met en route.
On franchit lentement les complications de la gare; on file plus rapidement le long du tunnel creusé sous les faubourg; enfin nous roulons en pleine vitesse à travers champs.
Journée d'hiver splendide. Un peu de nuée noire seulement raye le ciel, mais loin à l'ouest, dans le pâle de l'horizon.
L'édition du matin est prête: nous flânons un moment de bavardage, dans le soleil rayonnant par les vitres sur la fumée bleue de nos havanes.
Soudain, une sonnerie, signal de la reprise du travail donné par le rédacteur-chef, Rob-Edwards, l'avisé créateur de l'Express-Times.
Les appareils typographiques sont mus à volonté par un engrenage intérieur adjoint aux roues des véhicules. Tel est le truc breveté d'Edwards….
Les ateliers-wagons retentissent aussitôt, d'un assourdissant fracas d'usine, au battement de ferraille des presses rotatives, aux grincements et cliquetis des milliers de griffes et pattes d'acier qui dévident le papier sans fin des bobines, l'étirent sous l'encrage des rouleaux, le promènent par les engins à découper, à brocher, à plier, et l'emmagasinent, enfin, dans un compteur d'où les paquets de journaux tomberont tout ficelés sur la voie.
Hurrah! tout va! «Le train imprime lui-même!» L'automatisme se fait publiciste. L'invention d'Edwards fonctionne prodigieuse et pourtant bien simple, par ce seul principe de l'emploi des excédents de force….
Midi et quart.—Autre coup de sifflet annonçant le premier poste de vendeurs. En avant du train tourne un disque marqué d'énormes chiffres noirs:
«Dix mille!» avertit la vigie.
L'employé du compteur manoeuvre dix fois le ressort.
Les dix ballots de mille restent sur le rail. Nous passons en éclair devant l'équipe de «camelots.» Nous entendons leurs vivats; nous les voyons, déjà dans un lointain, s'emparant des liasses qu'ils vont répartir en hâte dans le district.
Même jeu de cinq en cinq minutes; même chute de feuilles….
«Dix, vingt, trente, cinquante mille!» hèle la vigie. Et l'effréné roulement des rotatives pourvoit sans relâche à cette effervescence de consommation, miracle industriel brillamment acclamé par les curieux des trains croisés en route et par nos troupes de vendeurs dont s'accroissent le nombre et les commandes à mesure que nous entrons en pays plus perdus.
C'est, en résumé, triomphal! L'Express-Times affirme le mérite de son innovation. Désormais le parcours n'est plus une stérile perte de temps entre le départ et l'arrivée: la distance ouvre l'aire d'une incessante fécondation intellectuelle par la charrue typo-locomotrice du journalisme.
Mais trêve d'apologie! «Seconde édition!» jette la voix d'Edwards dans le tube acoustique.
Nos plumes dansent aussitôt sur les feuillets, grâce à la dernière et ravissante trouvaille de notre glorieux Édison: un frôlement de palettes de métal le long des fils de la ligne tient l'Express-Times en communication constante avec le réseau du téléphonographisme universel. Les dépêches foisonnent sans interruption sur le bureau de Rob-Edwards qui, par le tube, nous donne à broder les choses du jour.
On enlève prestissimo cette corvée, alternant chacun d'une ligne immédiatement «pianotypée» par les claviers-composteurs. Les «dernières nouvelles» envahissent les colonnes sans entraver l'action des presses: les «blocs» de prose de rébut s'enfournent dans un creuset surmontant le brasier de la locomotive et passent liquéfiés par un moule qui les divise en caractères neufs. Merveille de note à bas prix! la Crampton retrempe elle-même ces empreintes éphémères dont elle éternise la trace d'histoire sur le papier.
Ce n'est pas qu'en soi ladite histoire mérite un pareil luxe de publicité. Vraiment, le politiquage courant s'attarde à des réitérations dont ne s'amuse qu'une très jeune badauderie; et le prétendu mouvement social ressasse que, régulièrement, l'indigence frissonne et l'or s'amuse. De telles rengaines s'omettraient sans inconvénient, n'était que leur universalité d'édition fournit aux sociétés un heureux semblant d'intérêts collectifs.
Aussi n'est-il plus que nous, les blasés de gazettisme, pour ne goûter guère ces notations d'actualités. Les paroxysmes de la lutte électorale entre les postulants Tom et Jack, les peinturlureuses prouesses de l'aveuglant coloriste X…, les oeillades et diamants de la jolie petite danseuse Z…, etc., etc., autant de turlutaines qu'Edwards reproduit avec une gravité toute commerciale et que nous gribouillons d'un bout de plume distraite, un coin de l'oeil égaré dehors.
Du reste, le ciel s'attriste, entièrement gagné par la nuée noire de tout à l'heure; il couve une tempête; quelques flocons de neige papillonnent; on est serré d'une angoisse; toujours plus rapide, le train, au lieu d'aller, semble fuir, lorsqu'un notable incident surgit:
Des buées d'or rouge couvrent tout l'ouest. Il flambe des lieues de forêts.
«Aux estampes!» vocifère le tube d'Edwards dans le wagon des artistes prêts à fusiner les croquis.
Effarément Edwards nous dicte aussi des entêtes à sensation, des suites de haletants télégrammes.
«Blackhumbugland en feu!—Désastre énorme, flamboiement général!—Villages calcinés!—Fuite éperdue des bêtes et gens! Terrible exode de carnassiers et reptiles!—Tableaux navrants! (Voir nos dessins.)—Informations complémentaires sous presse! (Voir nos autres éditions)….»
Nous bâclons les remplissages d'un tour de main. L'affreux compte rendu se débite déjà sur le rail. Nos millions d'abonnés vont frémir d'une terreur illustrée et «à suivre.»
Ce qui fait que le fil continu nous crible de dépêches. Les commandes ruissellent: «Des détails, encore, encore!» insiste la vente en gros. Puis une courbe de la voie nous rapproche du sinistre. On distingue des flammes parmi la neige plus drue. Les communiqués d'Edwards acquièrent une netteté locale, précise, officielle. Nous perpétrons de plus en plus saisissants reportages:
«Infâme attentat, développons-nous.—Poursuite des incendiaires.—Bande de dynamistes conduite par une femme.—On donnera les noms (lire l'édition qui suit)….»
L'appareil d'Édison, en effet, nous livre sans retard la liste des chauffeurs avec des à-peu-près de signalements. Edwards compulse le «Panthéon photographique des célébrités» d'où nos dessinateurs improvisent d'approchantes silhouettes. Une paire des insurgés affecte, justement, de ressembler aux éligibles Tom et Jack; un troisième gante le profil du violent barbouilleur X…, et la cheffesse—une amusante détraquée du meilleur monde—incarne rieusement la frimousse de la jolie pirouetteuse Z….
Notre deux cent trentième tirage réalise ainsi le «nec plus ultra» de l'exactitude.
Mais les choses, édisonne-t-on, vont moins bien pour les révolutionnaires. Le bruit court qu'on est sur leurs traces. Ils se cacheraient à New-Puffbristol. Les dépistera-t-on? Leur tête est mise à prix. On offre un chiffre incalculé de dollars. Une société se crée par actions pour capter le boni. L'Express-Times est de moitié s'il assure la prise. Il faut, coûte que coûte, atteindre New-Puff avant les policiers, répandre les portraits, cerner les bandits d'un inexorable éclat de notoriété.
«Plus vite!» hurle Rob-Edwards, tout en manipulant sa furibonde correspondance électrique. Et l'Express-Times, vomissant ses myriades de feuilles à chaque tournoiement de roues, s'envole surhumain, ou surmachinal, le long des pluies de feu, dans les tourbillons de neige, sous le ciel toujours plus noir; c'est comme le rêve d'une bête d'épouvanté d'Apocalypse fondant sur les réprouvés de Puffbristol, un galop de démence qu'Edwards éperonne de ses cris fous: «Plus vite! plus vite! plus vite!….»
Nous arrivons! New-Puff n'est plus qu'à dix milles, au creux d'un puits des Cordillères. Déjà nous dévalons à pic. Mais cette neige maintenant, c'est de l'enfer contre nous: c'est une avalanche, une tourmente, une trombe, un cyclone; elle nous ouate d'un linceul; la Crampton la balaye dans l'ouragan, mais elle la plaque en vernis de glace sur les rails. Le train patine, d'effroyables silences des rotatives marquent le glissement des roues. Tout à coup un choc atroce: nous avons déraillé; nous sautons d'horribles heurts sur les pointes des rocs.
Excessif, alors, de génie professionnel, Rob-Edwards ne voit dans le drame qu'une source spéciale d'information: l'accident vécu, le fait divers chez soi!…
«Trois centième édition! redige-t-il impassible.—Imminent péril de l'Express-Times!—Un déraillement sur un abîme!—Catastrophe probable.—Le «rail-newspaper» va s'effondrer!—Mais confiance et persévérance:—Il ressuscitera: les actionnaires….»
Je n'eus pas le courage d'en entendre plus long. Affolé, je m'élançai sur le sol: la neige amortit ma chute; je me retrouvais à l'abri de la gare de Snowtown, sise à mi-côte. Sous mes yeux l'Express continue de plonger en cerceau dans l'entonnoir de New-Puff.
Des essaims de bouts de papier floconnent éparpillés comme un supplément de neige dans la rafale. Je saisis quelques-uns de ces lambeaux, hélas! les dernières lignes d'Edwards: le râle déchirant—et déchiré—de l'Express-Times:
«Les actionnaires! lisais-je au gaz de la station…. Bénéfices assurés! Succès certain!… Invention sublime!… Devoir, patrie!… Entreprise nationale!… Cinquante pour cent!… etc., etc….»
C'était l'appel de fonds…, l'obstiné boniment «in extremis…»
Survivront-ils!… Est-ce leurs cris que j'entends monter du gouffre?…
J'entre au bureau de poste de Snowtown et je vous télégraphie à tout hasard, exténué, halluciné, demi-mort….
La suite à demain….
LE THÉATRE DE LA MISÈRE
Et les coudes sur la table, le cigare entre les dents, bien à son aise dans un des coins du salon, l'oreille caressée par le doux bruissement des causeries de la «famille,» l'odorat chatouillé par les fumées de la tasse de thé largement imprégné de rhum, dans un état d'esprit, enfin, et de corps éminemment confortable, l'excellent M. Nephtali Cripple jetait sur de frais feuillets de papier vert tendre, à la dernière mode, l'historique de sa journée d'arrivée à Cleveland (Ohio).
L'ami Ruben Pratt, d'ailleurs, avait vivement engagé Cripple à tenir la promesse formelle faite à Mme Cripple de la tranquilliser le soir même sur le compte de son mari; de plus, il fallait se hâter, car le courrier filait par l'express de minuit et, déjà, neuf heures avaient sonné.
Par suite de quoi le fortuné Cripple imprimait au beau porte-plume de nickel une danse véritablement étincelante sous l'éclat des bougies. Il eût voulu, de grand coeur, communiquer tout d'abord à Mme Cripple l'exès de joie qu'il avait peine à contenir; mais force était de résumer les événements dans leur ordre successif et de raconter le début morose de cette journée, que tant de bonheur inattendu devait embellir à la fin.
De sorte que, tout en souriant à l'idée des nouvelles suprêmement heureuses qu'il tenait en réserve, M. N. Cripple poursuivait une assez triste narration.
Et voici quel avait été le début de son épître, dont on pourra, par la même occasion, lire la suite:
A Madame Jenny Cripple, au champ de foire de New-Brighton (Mass.ts)
Ma chère femme,
Malgré la longueur du parcours et cette glaciale pluie d'octobre tombée toute la nuit, je suis arrivé bien portant, ce matin vers l'heure du déjeuner, au splendide Yankee-Doodle-Hôtel. L'ami Pratt avait fait préparer le repas pour deux dans sa chambre, et m'attendait à table près d'un feu flambant.
Je devins muet de saisissement à la joie de le revoir après une si longue séparation, des pleurs me suffoquaient, la parole s'étranglait dans ma gorge. Figurez-vous qu'il n'a guère changé, bien qu'il dépasse aujourd'hui quelque peu la trentaine. C'est toujours le même visage: long, un peu pâle, avec le grand front sur lequel se dresse un bouquet de cheveux crépus; le même sourire légèrement moqueur sur les lèvres serrées, les mêmes yeux noirs qui paraissent voir clair jusqu'au fond de la conscience des gens. Il me semblait tout jeune encore dans son coquet habillement gris-vert à grands carreaux rouges.
Mais vous ne sauriez croire quel cachet de supériorité les continuels efforts d'intelligence et d'énergie ont mis sur ses traits. On comprend qu'un pareil homme devait infailliblement réussir dans la vie. C'est au point qu'après les premiers compliments de bienvenue je me trouvai singulièrement intimidé, sachant à peine lui répondre. Pourtant, je dois en convenir, son accueil fut cordial; il s'informa de votre santé, ma chère petite femme; il assura qu'il nous chérissait l'un et l'autre comme jadis, puis il me pria de me mettre à table sans plus de façon, et de manger du meilleur appétit.
J'avais une faim de voyageur et le repas était trop choisi pour qu'il fallût me presser davantage; mais, à ma place, ma chère, vous seriez morte mille fois d'impatience et de dépit devant l'air indifférent et distrait de l'ami Pratt pendant cette réception. Tout en m'écoutant avec une apparente bienveillance, il semblait ne pouvoir se détacher de ses préoccupations. Mes efforts pour animer l'entretien échouaient contre ses propos décousus. Pas un mot, d'ailleurs, des belles promesses qu'il nous avait fait entrevoir dans sa lettre et qui nous décidèrent à cette ruineuse excursion. Il alla même jusqu'à me remercier d'être venu le surprendre, comme s'il avait oublié le soin pris par lui-même de déterminer le jour et jusqu'à l'heure précise de notre rencontre. S'amusait-il à me déconcerter ou bien est-ce vous, mon excellente femme, qui, naguère, donniez une preuve de clairvoyance en me recommandant de ne pas trop m'illusionner sur les bonnes intentions de notre ancien camarade? Voilà ce que je me demandais, tandis qu'une lourde tristesse, je l'avoue, me tombait sur le coeur.
Vers le dessert, cependant, grâce à quelques rasades, la situation se détendit quelque peu. Pratt lui-même parut vouloir prendre l'initiative des épanchements amicaux:
—Mon brave Cripple, se mit-il à dire, combien je suis heureux de pouvoir encore une fois vous remercier de m'avoir sauvé la vie! Hein! vous rappelez-vous cette soirée au Casino de Baltimore, il y a dix ans? Quelle émotion!
—Bah! laissons cela, répondis-je, je ne fis que remplir mon devoir d'ami.
—Non, non! je veux y revenir, s'écria vivement Pratt, lequel, vous le voyez, n'est pas un ingrat. Sans vous, j'étais un homme mort, poursuivit-il. Le personnage avait positivement glissé deux balles dans le pistolet magique; le coup à bout portant devait me trouer la poitrine, au lieu d'y faire apparaître l'innocente dame de coeur. Mais vous, l'oeil au guet, sous votre modeste livrée de compère, avec quelle courageuse promptitude vous avez détourné le meurtre et terrassé l'individu!
—La destinée vous protégeait mieux que moi, répliquai-je: elle vous suscitait une de ces aventures retentissantes, si favorables à la vogue d'un artiste. Personne à Baltimore n'ignorait le grief de votre assassin: ce mari tragique et ridicule vous avait confié sa femme en plein théâtre pour votre intéressante expérience d'invisibilité: et la dame avait été si bien escamotée qu'elle ne reparut que quinze jours plus tard…
Ce galant incident assurait du premier coup votre célébrité de prestidigitateur et d'illusionniste…
Il m'interrompit d'un ton assez railleur.
—Belle chimère aujourd'hui que ma célébrité, dit-il, si vous n'aviez empêché ce gentleman de l'escamoter par le procédé le plus direct et le plus sûr!
—Allons donc! insistai-je, que pouvait ce malheureux! Vous aviez votre étoile, vous étiez invulnérable!
Le vin me montait passablement à la tête et, de plus, la froideur sarcastique de Pratt me surexcitait. Je ne pus résister au besoin de parler à coeur ouvert et de comparer sa brillante situation à la mienne, restée si modeste et si laborieuse.
—«Oui, continuai-je, avec une extrême véhémence, oui, les uns sont nés pour triompher, les autres pour rester dans l'ombre. A quoi m'ont conduit, par exemple, mes travaux et ma bonne volonté durant tant d'années. Je suis encore aujourd'hui, comme à mes débuts, le vulgaire escamoteur de foire. Je continue de porter la longue robe de magicien pour dissimuler des accessoires dans les manches; je manipule toujours mes anciennes boîtes à double-fond et, selon la vieille méthode, je déclame les abracadabras du vocabulaire satanique, afin que mes spectateurs n'entendent pas le bruit des fils de fer tirés par ma femme dans la coulisse. En somme, je n'ai pas su dépasser l'abc du métier: voilà pourquoi je végète dans la tourbe des saltimbanques et pourquoi je n'exerce, le plus souvent, qu'à titre de remplissage dans les cirques et les baraques de marionnettes et de chiens savants.
«Vous, dès le début de votre carrière, vous vous êtes révélé comme un artiste supérieur; vous avez eu de l'audace et des inspirations. Vous osiez monter sur les planches en simple habit noir, comme un gentleman, réalisant enfin la noble devise: «rien dans les mains, rien dans les poches.» Sous ce costume vous improvisiez des speeches pleins de finesse et de distinction; vous parliez avec la grâce légère et correcte d'un véritable homme du monde, ce qui fait qu'en dehors des représentations de théâtre on vous demandait à prix d'or des séances particulières dans les salons les plus fashionables. Et que de jolis tours vous inventiez! que de trucs ravissants, d'une exécution simple, et pourtant inimitable, tant elle exigeait d'adresse et d'aplomb:
«Quelle surprise dans la salle lorsque vous changiez les montres les plus vulgaires en montres à répétition et à carillon. Quel délicieux joujou que ce ballon miniature s'élevant sous le lustre et dont un automate minuscule assis dans la nacelle dirigeait les allées et venues au gré des assistants; charmant secret de navigation aérienne dont vous seul, on peut le dire, possédiez tous les fils. N'était-ce pas comme une merveille de contes de fées lorsque ce bouquet de roses blanches froissées entre vos doigts s'effeuillait et s'envolait sous forme d'une nuée de papillons! Combien d'autres trouvailles encore, dont le faire énigmatique tenait du prodige. Oui, c'est incontestable: vous aviez dans l'imagination le mystérieux je ne sais quoi sans lequel nous ne sommes, mes pareils et moi, que des imitateurs de bas étage. Aussi votre renommée s'est-elle faite d'elle-même. Vous voyagez glorieusement à travers toute l'Amérique avec un magnifique théâtre ambulant qui porte votre nom et dont les représentations ont un continuel succès d'enthousiasme. Oh! c'est justice et cela vous est dû, je m'empresse de le reconnaître, ajoutai-je emporté par un excès d'amertume qui se trahissait enfin; certes, vous pouvez bien vous gausser de moi qui suis un humble ouvrier, car vous êtes, vous, mon cher Pratt, un homme de génie…»
Vous voyez, ma bonne amie, que, pour la défense de nos intérêts, je n'ai rien de cette timidité dont vous m'accusez si souvent. Je ne cachais pas, je pense, au camarade le tort qu'il avait eu de me berner d'espérances et de m'entraîner, par pur caprice, à de gros frais de voyage.
Lui, pendant mon bavardage, s'était replongé dans sa rêverie et ne m'entendait que d'une oreille.
—Vous appelez cela du génie, dit-il pourtant, en se levant tout à coup d'une façon assez brusque; vous appelez cela du génie?…
A son tour, je le croyais lancé. Mais non! Il arpenta la chambre, il mit son chapeau, et d'un seul geste, qui m'engageait à mettre aussi le mien, il m'indiqua que des affaires sérieuses le forçaient à sortir sur-le-champ.
Nous quittâmes, en effet, le Yankee-Doodle-Hôtel et nous suivîmes, dans les rues, le courant de la multitude. Pratt voltigeait d'un trottoir à l'autre, rapide et distrait, ayant aux lèvres le sourire que je lui surprenais autrefois lorsqu'il machinait quelque prestige inédit. C'est tout au plus s'il m'adressait par-ci par-là quelques phrases en l'air. Il s'excusait d'être si peu communicatif: La saison foraine s'était terminée la veille; il devait régler le déménagement de son théâtre, rude besogne, compliquée de mille détails! Vite, marchons, marchons! Et j'emboîtais le pas, fort humilié de le voir aux prises avec le tumulte de ses idées, tandis que la déception mettait comme une sorte de vide dans ma cervelle.
Par bonheur, l'emplacement forain n'était pas loin de l'hôtel. Nous arrivâmes, après un quart d'heure de marche, sur une vaste plaine où grouillait la foule et le bruit au milieu d'un encombrement de chevaux, de chariots, de boiseries déposées par tas, de toiles peintes étendues à terre ou roulées par piles. La plupart des petites baraques étaient déjà débarrassées de leurs cloisons de planches et ne dressaient plus, sur le ciel pluvieux, que les madriers de leur carcasse intérieure.
Seul le «Pratt's Théâtre,» imposant comme un steamer parmi des barques, subsistait encore en entier, prolongeant sa vaste façade et déployant son enseigne à brillantes lettres rouges entremêlées de diables noirs. Un escalier d'une vingtaine de marches conduisait au contrôle et aux entrées du public ménagées sous un superbe baldaquin de velours cramoisi frangé d'or. Trois gentlemen en toilette sévère attendaient sur cette plateforme et saluèrent gravement l'ami Pratt dès qu'il parut.
—Pardonnez-moi, me dit-il, je dois travailler avec ces messieurs. Vous me retrouverez ici tout à vous dans une heure. Amusez-vous jusque-là du mieux que vous pourrez.
Il disparut, sans autre explication, derrière la tenture; je restai seul, plus froissé que jamais des façons cavalières de l'ami Pratt. Et puis comment tuer le temps sous cette pluie fine qui me perçait les os? Toute la population des saltimbanques: les écuyers, les acrobates, les montreurs de bêtes, les diseurs de bonne aventure, les bimbelotiers et leur innombrable marmaille travaillaient dur à plier bagage pendant que les femmes mijotaient des victuailles graisseuses sur des fourneaux que le vent et la brouillasse de pluie faisaient fumer.
C'était pitié de les voir patauger dans la boue, ahuris par l'encombrement, exaspérés par le va-et-vient de la masse de curieux qu'attire toujours cette scène de départ. Pour moi, j'en avais assez de ce tohu-bohu que nous ne connaissons que trop, ma chère femme, et j'avais résolu d'aller flâner tranquillement dans les rues voisines, lorsque, à l'extrémité de la plaine, je me trouvai pris dans un groupe nombreux évidemment attiré par quelque théâtre encore en fonctions.
Je me faufilai avec peine jusqu'aux premiers rangs, pour savoir quel genre d'exhibition gardait ainsi jusqu'à la fin la faveur du public. Je ne m'attendais pourtant à rien de bien extraordinaire: mais quelle fut ma stupéfaction et comment vous dire à quel point ce que j'avais devant les yeux était étrange, inattendu, sinistre et repoussant?
Imaginez une ignoble masure en vielles planches crasseuses, épaves de mer ou rebuts de démolitions grossièrement clouées l'une sur l'autre et soutenues aux quatre angles par des pieux pourris fichés en terre. Quelques lambeaux de toile goudronnée et de feuillets de zinc érodés formaient la toiture. Il y avait sur la gauche un semblant de fenêtre bouchée d'un papier graisseux, et, dans le milieu de la cabane, une porte en voliges arrachée à moitié de ses gonds. Le ruissellement de la pluie étalait un vernis blafard sur cette bâtisse pareille aux cahutes en ruine qui s'effondrent dans les terres vagues des banlieues et servent de refuge à toutes sortes de rôdeurs.
Mais ce qui achevait de donner à ce repaire un aspect désolé, c'était une pancarte accrochée à la porte et montrant, charbonnés en grosses lettres, ces mots lugubres:
THÉATRE DE LA MISÈRE
En outre de cette enseigne, on avait, par-ci par-là, tracé à la craie sur la façade des inscriptions conçues à peu près en ces termes:
«Dobson et Ce.—Indigence et mendicité.—Nombreuse famille.—Infirmités variées, maladies incurables.—Complète incapacité de travail.—Dénuement absolu, misère noire.—Pas de pain, pas d'habits, pas de feu.—Souffrances inouïes, angoisses perpétuelles.—Décès possibles, agonies toujours imminentes.—Ont battu le pavé des principales villes et capitales.—Auront l'honneur de crever de faim dans cette localité pendant toute la durée de la foire, etc., etc., etc.»
A l'intérieur, on entendait le bruit d'une dispute où dominait une voix de femme. Un mouvement d'impatience parmi la foule indiquait qu'on attendait une fin de séance pour entrer à son tour. Après quelques instants, en effet, une fournée de spectateurs sortit de la baraque, et le dernier, sur le pas de la porte, je vis apparaître, humble et douloureux, affreusement maigre et rafale, le père Dobson lui-même, le chef de la troupe, venant faire son boniment.
Oh! parade poignante et terrible paillasse!
Chétif, frissonnant, tête basse, il résumait tout ce que la bataille de la vie peut accumuler de défaite et d'abaissement sur un être. Ses cheveux, sa barbe au poil gris-roussâtre, se brouillaient comme une nuée de poussière autour de son visage où les rides s'enfonçaient dans une pâleur de cire, où le regard éteint par les larmes blêmissait sous d'épais sourcils. Ses épaules se voûtaient contre la nuque, son torse vacillait sur le tassement des genoux. Il ramenait d'une main les revers d'une vieille houppelande de laine sur le creux de sa poitrine nue; l'autre main pendait morte à son bras paralysé; ses jambes grelottaient sous les déchirures d'un pantalon d'étoupe moisie qu'avait mâchée la vermine.
Mais ce n'était rien que ce déguenillement et cette décrépitude. Il fallait voir l'expression d'éternel désespoir incrustée dans son masque de crève-la-faim, et l'excès de découragement amassé dans ses yeux lorsqu'il manifesta l'intention d'implorer la foule.
On fit silence, et le vieux parla.
—Pitié, bonnes gens, pitié; tout cela est vrai,—dit-il en étendant péniblement le bras vers les avis barbouillés sur la devanture. Nous sommes des souffreteux, des impuissants, des écrasés sous l'implacable fléau de la misère. Depuis toujours et sans rémission jusqu'à la mort, simplement, nous sommes les pauvres. Il en est d'autres qui promènent leurs plaies dans les rues, tendent la main aux passants et racontent les tortures endurées chez eux, dans le bouge ou le chenil. Mais on se détourne croyant qu'ils mentent. Eh bien! moi, je ne trompe personne; j'ouvre ma tanière à tout venant et je dis: Entrez, rendez-vous compte. Venez voir Job et les siens sur leur fumier: venez voir l'abjection, l'abrutissement, les souillures, les dégoûtantes affres des vrais pauvres sous leur toit, dans leur enfer. Entrez, petits et grands: il est utile de savoir, il est bon de s'apitoyer. Entrez, c'est réel et terrible, cela déchire le coeur et ne coûte pas cher. Ainsi qu'au premier mendiant venu, chacun donne ce qu'il veut. Pas de duperie. On ne fait l'aumône qu'en sortant, lorsqu'on a bien vu, lorsqu'on est bien navré, quand les pleurs ont jailli. Allons, pitié, bonnes gens! Suivez le monde, entrez au théâtre de la misère, entrez, entrez!
Sa voix tremblait en éclats vibrants comme le souffle d'une profondeur d'entrailles où la faim a largement creusé le vide; pourtant, elle se traînait dolente, et l'homme, à la fin, semblait défaillir. Mais il n'eut pas besoin de prolonger ses supplications. Le théâtre Dobson jouit évidemment d'une grande popularité. La harangue était à peine achevée, que la foule se précipitait dans l'intérieur de la baraque, où je me trouvai bientôt moi-même entraîné par le courant.
Alors, quel spectacle à fendre l'âme, quel épouvantement de cauchemar mille fois plus atroce que ne l'avait fait prévoir l'homélie du vieux!
Vis-a-vis de l'espace où le public entassé restait debout, s'ouvrait entre les murs enduits de plâtres boueux, tapissés de touffes de toiles d'araignée, un honteux réduit, un gîte infect, tel que les lamentables maisons des quartiers populaires en ont sous leurs combles. Un peu de lumière morte coulait à travers le papier huilé de l'unique fenêtre et filtrait avec la brume par les trouées du toit. On ne discernait d'abord qu'un ramassis de haillons pendus aux parois, un éparpillement de chiffons et de débris de meubles couverts du linceul poudreux des moisissures séchées sous la poussière. Puis, l'oeil fouillait mieux dans cette pénombre et discernait quelques détails: la saillie d'une poutre se prolongeait contre la cloison de droite en manière de banc; dans le fond, sous un amoncellement épais de vieilles hardes, un semblant de matelas plaqué contre terre se dépaillait par de larges entailles et figurait l'espèce de litière où toute la famille Dobson, sans doute, s'abat pêle-mêle la nuit; des tessons de faïence traînaient; un fourneau de terre lézardé jusqu'au gril, boitait dans un coin sur un écroulement de cendres.
Au bout de quelques instants, enfin, on voyait l'ensemble de cette désolation: le mauvais rêve se précisait, et c'était terrifiant. Des êtres vivaient dans ce fouillis d'ordures; des têtes émergeaient de ce tas de loques et d'immondices. Sur la couche de paille, au fond du taudis, un individu, couvert à peine d'une chemise de coton roussâtre et d'un pantalon de toile dont les bouts frangeaient autour de ses pieds nus, dormait à plat ventre, efflanqué, roidi, pareil à ces longs cadavres étiques qu'on expose sur les dalles des morgues et dont on devine, au premier coup d'oeil, le suicide par misère. A droite, sur le banc rivé au mur, fagotée de nippes déteintes qui se confondaient avec les faisceaux de guenilles suspendues autour d'elle, une vieille femme, assise, les coudes aux genoux, serrait entre ses poings décharnés une face livide où, dans l'ombre des cheveux gris en désordre, le regard fixe dardait une flamme de colère sourde.
A sa droite, une fille d'une vingtaine d'année, frêle et gracieuse, en dépit de son accoutrement de pauvresse, mais le visage envahi d'une pâleur fanée, s'abîmait les yeux à rapiécer un reste informe de défroque. Par moments, elle interrompait ce travail et croisait les mains sur sa poitrine secouée d'un déchirant accès de toux. Au milieu de ce galetas, parmi les saletés éparses, s'accroupissait une fillette, aux traits amincis, qu'enveloppait de clarté d'or une chevelure blonde dont les frisures retombaient jusque sur les sourcils; vêtue seulement d'un pan de bure noué à la taille, elle berçait entre ses bras nus une poupée vaguement façonnée à l'aide de quelques bouts d'étoffes et caressait ce mannequin d'un regard profond où l'étrange expression de tendresse ou d'inquiétude enfantine faisait peur.
Mais dans la torpeur répandue, quel drame farouche se préparait et quels furieux cris de souffrance j'allais entendre!
Le vieux Dobson, rentrant à la suite du public, monta sur l'espèce d'estrade où s'étalait sa déplorable famille et promena sur tout de qui l'entourait son regard éreinté de martyr. Il ne prononça pas une parole, mais quoi de plus tragique que son silence et quelle émotion frémissante il provoquait dans la foule, qui se taisait aussi. Certes! voilà bien le coup d'oeil de suprême détresse que doit jeter le misérable, quand, après la rue, ayant un peu respiré d'air libre, vu passer les heureux, poursuivi peut-être quelque chimère d'espérance dans le soleil et l'espace, il revient au chenil et retombe avec des effarements de fauve dans la pourriture et la nuit du terrier. Cependant, il était encore, pour le vieux, des degrés à descendre dans ce bas-fond de l'affliction: l'implacable loi de la bataille humaine lui refusait l'hébétement passif du vaincu; des raffinements de torture devaient lui tenailler l'âme et lui tirer de la gorge ce qu'il y restait de hurlements et de sanglots:
Plus chagrine depuis le retour du mendiant, la fillette agenouillée avait tout à coup repoussé loin d'elle le semblant de jouet qu'elle dodinait sur son sein et s'était prise à pleurer avec cette plénitude de tristesse subite où s'abîment les douleurs d'enfants.
—Ma fille, ma chérie, quoi donc? murmura le vieux d'une voix qu'étreignait l'appréhension d'un malheur trop certain.
—Père, je ne vois plus, je ne peux plus jouer! répondit la petite Dobson dont l'état de dépérissement parut soudain funeste. On comprenait, maintenant, la singulière lueur de ces grands yeux bleus meurtris par la consomption; on les voyait errer dans le vague, à la recherche d'un dernier rayon de lumière.
Le vieux eut comme un râle.
—Ne plus voir, elle, elle!
Ses traits se convulsaient; il menaçait du poing le fourneau de brique fêlée où ne cuisinait que la faim, et le plafond de la mansarde dont les crevasses laissaient tomber l'humidité glacée et la mort. Cependant il se ramassa dans un effort pour rassurer l'enfant.
—Ce ne sera rien, petite, gémissait-il, patience, tu guériras, mais pas de pleurs, n'est-ce pas, cela me tue; non, non, pas de pleurs; regarde, je t'apporte un régal; tu vois, quelque chose de bon; pas de pleurs, mange, mange…
Jusqu'alors, le reste de la famille s'était montré complètement indifférent à tout ce qui se passait. Mais au premier mot de friandise, l'individu vautré sur la litière s'était dressé, puis levé, maigre, lui aussi, jusqu'aux os, dilatant un regard vitreux et trouble où la faim ardente interrogeait avec des airs de folie. Le vieux venait de tirer d'une sacoche de toile pendue à ses reins, je ne sais quels rogatons de pâtisserie trouvés sur le pavé. D'un bond, l'insensé fut près de l'enfant pour lui arracher cette pâture d'entre les dents. Mais il ne tenait guère sur ses jambes, ce quasi cadavre!
—Arrière, goinfre! cria le vieux, saisissant l'idiot par la nuque et l'envoyant tournoyer sur le grabat.
Alors, secouant sa stupeur, la mère à son tour surgissait, emportée de cette prompte colère de femme qui ne demande qu'un prétexte pour éclater; sur son front bas était l'imbécillité sombre, germe de la démence transmise à son fils, tandis que chez les filles revivait, animé d'un reste de pensée et de noblesse, le masque paternel.
—Canaille! tu frappes mon enfant, brailla la mégère, lancée griffes en avant.
—A bas les pattes, grinça le vieux, serrant les poings; pourquoi dérobe-t-il ce morceau de pain?
—Il a faim comme les autres, répliqua la sordide femelle.
—Que m'importe, lui, ce fainéant! qu'il travaille ou crève!
Là-dessus se déchaînait une de ces infâmes querelles de pauvres, une de ces hargneuses disputes où l'on s'accuse réciproquement du malheur commun, où chaque mot bave le sang et l'ordure, où les bouches se tordent, où les dents craquent, où chaque reproche éperdument injuste voudrait déchirer la chair en même temps que broyer le coeur. Elle, surtout, la femme Dobson, tout à l'heure si engourdie, se démenait hardie, sauvage, acharnée, hurlante, à présent qu'elle crachait l'ignominie à la face de son compagnon de misère. Et lui se redressait de même, retrouvant, à force de haine et de dégoût, une voix qui savait éclater et rugir:
«Que n'était-il resté seul dans son trou, lui, bâtard de mendiant et fils de prostituée, lui, ce pleutre, ce lâche, cet impotent, ce rien du tout; comment avait-il eu l'audace de prendre un ménage, d'élever des enfants dans la boue et la vermine, pour en faire, comme lui, le rebut et la risée du monde. Mais elle! ce souillon, cette rôdeuse de nuit, ramassée ivre certain soir dans le ruisseau, pourquoi s'était-elle collée à lui comme une lèpre? avait-elle eu seulement un peu de courage? Non! Rester sur sa chaise et crier famine avec ses petits; voilà comment elle s'y prenait pour être sûre qu'il continuerait, lui, de mendier pour tous.»
Telles étaient, entre mille autres, les insultes qu'échangeaient ces parias avec la gloutonnerie colère de deux chiens qui s'entr'égorgent.
—Si, du moins, l'infâme avait su vous apprendre à travailler pour vivre, reprenait la femme, mais non, pauvres enfants! restez nus dans votre prison, mourez de faim et de froid; vous n'avez pas de métier, vous n'êtes rien!
—Un métier, criait le vieux, il fallait pour cela de la santé, de la force, mais quels avortons elle a portés, cette femelle de malheur! Un fils idiot, une fille poitrinaire, une autre presque aveugle. Ah! les beaux soutiens qu'il avait, lui, sur ses vieux jours!
Ils continuaient ainsi, de plus en plus ivres de rage; ils se rapprochaient par degrés, ils crispaient leurs doigts tremblants, ils allaient se déchirer. Et l'on ne riait pas, non; chacun des assistants était pris de terreur. Mais sur les derniers mots du père Dobson, une diversion s'opéra:
La fille aînée fondit en larmes à la menace d'une phthisie.
—Ah! plutôt en finir de suite, je ne peux plus, je ne peux plus! gémissait-elle entre les suffocations d'un nouvel accès de toux, dont les raclements lui mettaient l'écume aux lèvres et des plaques rouge brique sur les joues.
Au même moment, la fillette à la poupée lançait dans le tumulte des cris aigus:
—Aveugle! je vais être aveugle! Oh! père, ce n'est pas bien, ce n'est pas bien de dire cela!
Cette amère plainte d'enfant dépassait tout le reste en tristesse. Les vieillards s'arrêtèrent interdits. La mère prit l'aînée dans ses bras, s'efforçant de la calmer. Le père Dobson allait, venait, repentant, effrayé, bredouillant des exclamations au hasard:
—Pardon, mes enfants, suppliait-il, c'est l'infinie souffrance, voyez-vous, c'est la misère sans espoir qui nous arrache ces stupidités: c'est pour rire, c'est pour dire quelque chose. On se soulage par des injures, on s'en prend à soi-même parce que le monde est indifférent et parce que le ciel est sourd. Non, pas de poitrinaire, pas d'aveugle, on cherchera le médecin, cela se passera, nous serons heureux un jour! Pardon, mes enfants, pardon, je ne pense pas un mot de ce que j'ai dit. Je suis un pauvre homme qui perd l'esprit, voilà tout…
Les colères et les pleurs firent trêve. Remuée, la mère Dobson essuya ses yeux; l'aînée reprit son inutile travail d'aiguille, la petite blonde essaya de sourire, le fils Dobson, assis sur son matelas, écarquillait ses yeux fous et manifestait, au milieu de l'émotion générale, un ahurissement grotesque, comme s'il avait joué le rôle sinistre de bouffon dans ce drame de la misère.
—Encore une fois, tout s'arrangera, reprit le père Dobson, se tournant vers le public. L'honorable compagnie voit maintenant qu'on ne l'a pas trompée; elle daignera nous venir en aide. Oui, vous, les riches, les heureux, voilà notre vie de tous les jours; soyez touchés, et ce soir nous mangerons à notre faim, et la nuit, peut-être, nous apportera l'oubli des tourments jusqu'à demain. Donnez à ma chère petite ce qu'il vous plaira, c'est pour elle, surtout, que je vous implore. Va! ma pauvrette, on ne manquera pas d'être charitable pour toi. Va!
Le vieux chancela, le front courbé, l'air atterré par plus de lourd désespoir que jamais.
La fillette descendit des tréteaux en tâtonnant et vint se poster à la sortie des spectateurs. Elle demandait l'aumône et fixait sur chacun ses doux yeux bleus pareils à de pâles étoiles mortes.
Les dames caressaient ses cheveux d'or, quelques gentlemen lui glissaient des pièces blanches; je ne pus me défendre de lui offrir un dollar et je me précipitai, l'âme transie, hors de cet enfer.
—Oh! quelle abomination qu'une telle misère, pensai-je, oh! la mort, la mort sur l'heure, plutôt que d'échouer jamais avec ma chère femme dans une pareille extrémité!
La pluie glaciale tombait toujours; elle assombrissait toutes choses autour de moi et me poussait encore plus avant dans les idées noires.
—J'étais bien sûr de vous retrouver ici, me dit-on brusquement en me secouant le bras, de manière à me tirer de l'abattement où je me perdais.
C'était l'ami Pratt, devenu tout autre que ce matin; il n'avait plus la mine préoccupée, ses yeux flamboyaient de bonne humeur.
—Vite, à l'hôtel! nos valises! une voiture est prête, disait-il. Nous allons passer quelques jours dans une charmante maison de campagne, à une petite lieue d'ici; on nous attend à dîner, vite, vite!
Il m'entraînait avec la rapidité d'un coup de vent. En moins de rien nous avions bouclé nos sacs de voyage et dit adieu au Yankee-Doodle-Hôtel, pour monter dans un fringant véhicule à deux chevaux qui prit le galop sur le pavé et roula bientôt sous les arbres des routes extérieures.
Cette diversion inattendue ne dissipait pas ma mélancolie et j'en étais toujours au regret de mon voyage inutile. Mais Pratt se mit à me regarder bien en face, non sans un peu de cet air malicieux que vous savez.
—Voyons, cher ami Cripple, qu'y a-t-il, pourquoi cette tenue d'enterrement? me demanda-t-il en me bourrant gaiment de coups de poings.
J'avais le coeur trop gros pour pouvoir dissimuler plus longtemps.
—Hélas! répondis-je, je me retrouve, après tant d'années, obscur et pauvre à côté de vous désormais riche et glorieux; j'ai le sentiment d'avoir raté ma vie, j'entrevois un avenir de désolation profonde pour ma femme et moi dans le délai prochain où je serai trop vieux pour travailler…
Le bon Pratt interrompit cette doléance par un large éclat de rire.
—Allons, allons, assez de jérémiades, la vie est belle, le sort est bon enfant, nous serons heureux tous, tous! s'écria-t-il, en une véritable explosion d'enthousiasme.
«Et d'abord, ajouta-t-il, apprenez que je vous cède mon illustre théâtre; vous serez mon successeur et voilà votre fortune faite; les notaires et procureurs, ces graves bonshommes que vous avez aperçus, ont dressé les contrats; vous n'avez plus qu'à signer. Quant à moi, je me marie dans huit jours, une fille charmante, mon cher, une famille de braves gens très riches, très riches! Je vous conte tout cela dès maintenant, pour que vous renonciez à vos façons de croque-mort; c'est chez eux que nous allons nous installer et que nous fêterons les fiançailles en attendant la noce.»
J'étais étourdi de tant de merveilles annoncées d'un coup; la joie me grisait, les pleurs me montaient aux yeux.
—Excusez-moi, de grâce, dis-je, saisissant les deux mains de Pratt, excusez-moi de ce moment de faiblesse. Je savais de quelles générosités vous étiez capable, mais cette maudite baraque de mendiants m'avait bouleversé l'esprit, j'avais la vie en horreur; je souffrais…
—Oui, oui! les Dobson, je sais, interrompit Pratt, de plus en plus joyeux; oui, j'avais calculé que vous iriez là-dedans et je comptais sur l'effet du contraste pour la surprise que je vous préparais. Vous avez vu la hideuse misère sans borne; eh bien! sachez que vous n'y tomberez jamais. Mais, descendons, nous sommes arrivés, ajouta-t-il, rayonnant de plaisir.
L'équipage, en effet, s'était arrêté devant une coquette maison blanche enveloppée d'arbres. Deux fraîches servantes, de faction sur le perron, malgré la pluie, nous aidèrent à transporter nos malles dans une spacieuse chambre du second étage où, suivant l'exemple de l'ami Pratt, je me mis à faire un bout de toiletté.
—Hâtons-nous, me disait-il, dans quelques minutes on sonnera la cloche pour le dîner, comme dans le grand monde, mon cher, comme dans le grand monde!
Le ravissement me tenait muet. Je me laissais aller comme aux fantaisies d'un rêve de bonheur.
—Voilà donc l'heureux séjour où je vivrai de mes rentes! continuait le brave Pratt; oui, mon bon ami, pendant que vous aurez le tracas d'exploiter le théâtre, moi je n'exercerai plus qu'en amateur, de temps à autre, pour divertir ma nouvelle famille. J'ai gardé dans ce but quelques-uns de mes anciens appareils…
Nous en étions là quand le coup de cloche annoncé retentit.
—Vite au salon! s'écria Pratt.
La famille, au grand complet, nous attendait.
—Voici l'honorable M. Nephtali Cripple, mon ami, mon successeur et notre premier témoin pour le jour du mariage, proclama l'excellent Pratt. Puis il me présenta son beau-père, ancien commerçant, sa belle-mère, laquelle, assurait-il galamment, n'avait que les qualités de remploi, son jeune beau-frère, étudiant en médecine, une toute ravissante belle-soeur encore enfant et, pour finir, sa charmante fiancée, qui me parut ce qui peut exister de plus séduisant dans le genre distingué.
Tous ces personnages, en dépit de leur haute situation, me faisaient l'accueil le plus chaleureux, ce n'étaient que poignées de mains, compliments de bienvenue, protestations d'amitié.
—Oui, chérissez-le comme il le mérite, mon brave Cripple, disait Pratt à chacun d'eux. Sans lui, vous le savez, je serais sous terre depuis longtemps.
—Oui, oui! pour les beaux yeux de cette dame que vous aviez si bien escamotée, minauda la fiancée avec une adorable petite moue de jalousie.
Pendant ces conversations, je me donnai le loisir d'examiner mes nouveaux amis et, tout à coup, il me sembla que ces bonnes et joviales figures ne m'étaient pas tout à fait inconnues; mes souvenirs ne me retraçaient rien de précis, je cherchais, puis une idée follement absurde se débrouilla dans ma cervelle.
—Est-ce possible? hasardai-je enfin, très perplexe…
—Hé oui! mon cher, vous y êtes! interrompit Pratt, c'est le «Théâtre de la Misère,» ce sont les Dobson qui se retirent aussi du commerce, à partir d'aujourd'hui. Vous avez eu l'avantage d'assister à leur représentation d'adieu…
Je restais stupéfait, mais il fallait se rendre à l'évidence. Sous leur physionomie florissante, je retrouvais les Dobson tels qu'ils étaient dans leur baraque, placardés de fard, emmitouflés de haillons, couverts de cendre et de poussière. Ils s'amusèrent, d'ailleurs, pendant quelques instants à rafraîchir mes impressions: le père Dobson s'abîma dans une attitude éplorée; la belle-mère affecta l'effarouchement de la rage: le fils ébaucha sa navrante grimace d'aliéné; la fiancée lança quelques râles de poumons, et la petite belle-soeur arrêta sur moi la fixité morne d'un regard qui s'éteint.
Et là-dessus, remettant leurs figures en place, les Dobson se permirent une exubérante risée en l'honneur de mon ébahissement.
—Vous m'accordiez du génie, ce matin, me dit alors très sérieusement le bon ami Pratt, détrompez-vous, mon cher. Je n'ai fait que perfectionner un art cultivé depuis des siècles, je n'ai montré que de l'adresse à mettre en pratique les trouvailles d'autrui. L'homme de génie est celui qui crée quelque chose de rien; l'homme de génie, le voilà: c'est Dobson, qui, ruiné par une faillite dès le début de son mariage, se tira d'embarras par un artifice sans précédent. Il ne s'attarda pas à l'apprentissage de métiers pour lesquels il n'était pas fait. Non! inspiration sublime, il accepta le défi du malheur, il tira de sa misère même une source de fortune. «Tu m'as voulu pauvre, cria-t-il au destin, eh bien! c'est comme pauvre que je veux réussir et triompher.» Devenir mendiant était son unique recours, mais la mendicité, cette chose si simple, si primitive, il l'entrevit comme une profession, une science, un art, une nouveauté tout à la fois. Il ne dissimula pas ses déboires à la manière des sots et des timides; il se garda bien d'étouffer entre quatre murs ses malédictions contre les hommes, le ciel et l'enfer. Il résolut d'improviser un théâtre et de s'y montrer en spectacle à prix d'argent, tel qu'il était, souffrant, douloureux, abîmé, perdu. Traînant ses guenilles à travers toute l'Amérique, il prit le peuple à témoin de sa dégradation; il lui fit entendre ses cris d'anathème, ses querelles déchirantes et saignantes avec sa femme; il exhiba devant la raillerie ou la pitié publique les hideuses situations dites «intéressantes» de Mme Dobson; et, même, l'horreur dépenaillée de ses labeurs dynastiques, avec supplément de prix d'entrée pour les curieux d'âge mûr. Puis il montra le croupissement et la nudité de ses petits dans la fange, sans lumière et sans air, les dépérissements, les maladies qu'engendre nécessairement l'implacable indigence.
Toutes ces tragédies du pauvre, il les a jouées avec son coeur et ses nerfs, sincèrement enfin, à mesure qu'il les subissait; chacune de ses larmes, chacun de ses harassements devenait, de la sorte, une cause de profits transformés maintenant en grosses rentes. Oui, Dobson n'a pas eu besoin d'autre instrument que sa propre imagination pour accomplir son oeuvre, pour acquérir renommée et richesse, en même temps qu'il assurait la prospérité des siens. Lui seul est, parmi nous, l'homme de génie, c'est devant lui seul que notre admiration doit se prosterner.
J'étais absolument de cet avis, ma très chère, et je me sentais frappé de respect pour l'incomparable Dobson et ses intelligents collaborateurs, quand l'une des belles servantes vint avertir que le dîner était servi.
—A table! à table! cria la famille d'une seule voix.
On s'élança prestement dans la salle à manger, où le repas, excellent en lui-même, fut consommé, vous pouvez le croire, au milieu de la plus riante humeur qui dérida jamais réunion d'honnêtes gens.
Et dans une semaine la fête nuptiale! Ah! ma chère, que ne serez-vous là! Mais il vous faudra plus d'un mois pour opérer notre déménagement et pour vous préparer à devenir la directrice du Cripple's-Théâtre!
Pardonnez-moi, maintenant, d'avoir commencé ma lettre sur un ton si triste, tandis que la joie de mon âme débordait, mais il fallait vous dire les choses comme elles s'étaient passées.
En ce moment nous sommes au salon. Je termine à la hâte: Quel charmant tableau de bonheur en famille! Le vénérable Dobson et son épouse, ces grands comédiens de la misère, ces fortunés mendiants pour rire, se reposent lentement dans de larges fauteuils. Dobson fils lit le Chicago-Times; la petite belle-soeur tourmente Pratt depuis une heure pour qu'il l'amuse par quelques exercices de prestidigitation. Elle est décidément pétrie d'esprit, cette jolie diablesse:
—Faites donc le tour de la dame escamotée! dit-elle à l'ami Pratt, tout en pointant sur sa soeur un coup d'oeil criblé de malice.
Pratt va s'exécuter; il a toute une collection d'appareils rangés dans un recoin, en manière de musée. Il roule au centre de la pièce la fameuse table à soufflets et le grand tube de carton que vous connaissez.
La famille regarde attentivement, la fillette est ravie; l'ami Pratt prend la parole, comme s'il fonctionnait en public.
—Permettez-moi, mesdames et messieurs, dit-il, de rajeunir cette expérience par une agréable variante: au lieu de faire disparaître une des dames présentes, chose que nous regretterions tous, je me propose, au contraire, de vous présenter une aimable personne, actuellement invisible, et de la faire surgir sur cette table et sous cette boite où, comme vous pouvez vous en convaincre, il n'y a pour l'instant que le vide. Regardez!
Il semble, ce disant, m'examiner à la dérobée, en manière de défi; le reste de la famille m'observe de même, la petite coquine de belle-soeur surtout…
Où veut-il en venir, le satané Pratt! Ce qu'il promet n'est pas possible, mais qui sait! Ce merveilleux magicien est capable de tout! J'attends la fin de l'épreuve pour clore ma lettre, en vous embrassant du fond du coeur. Pratt est monté sur une chaise, il soulève l'enveloppe de carton, doucement, lentement. Hé oui! qui le croirait? je vois déborder un bas de jupon, puis une robe, puis un buste, j'aperçois des bras, des épaules, une bouche, mais qu'est-ce… qu'… qu'… qqq………..
* * * * *
P.-S.—L'affectueux Cripple ne termina pas sa lettre, dont les derniers mots s'écrasèrent sous un entassement de taches d'encre.
C'était l'heureuse Mme Cripple, elle-même, qui venait d'émerger de la cloche; Mme Jenny Cripple, toute souriante, saluant gracieusement l'honorable compagnie et pleurant aussi de la joie de revoir son fidèle époux; Mme Cripple que l'ami Pratt avait secrètement avertie par une suite de télégrammes, afin qu'elle arrivât en surprise et fût aussi de la noce.
L'EXPLOSION
J'étais en route, hier soir, pour aller assister à la grande représentation du Cirque Irlandais, quand se déchaîna cette formidable averse…
En moins d'une minute, des torrents écumèrent le long des trottoirs; la pluie s'abattait compacte comme une coulée de cristal, et rebondissait sur le macadam avec des claquements de mitraille; on eût dit qu'à travers les nuées, des paquets de mer crevaient dans le ciel de New-York; pas un être vivant ne se montrait sur la Vingtième Avenue, qui me restait à franchir, et dont la double rangée de réverbères lessivés par la trombe dessinait le parcours à perte de vue. Par moments la rafale, entrant dans le joint des lanternes, changeait les flammes de gaz en menues étincelles bleues, et la tempête, alors, jetait ses hurlements dans la nuit.
Ahuri par cette rage soudaine de l'ouragan et trempé jusqu'aux os, je parvins heureusement à me réfugier sous l'entrée de l'«Institut révolutionnaire,» lieu de réunion des clubs anarchistes du Dix-Septième Quartier. La rumeur sourde et la tiède atmosphère d'une foule assemblée dans le fond de l'édifice arrivaient jusqu'à moi par un long couloir; je résolus de piétiner dans cette buée, et je me mis à lire, en guise de distraction, l'écriteau placé sous l'unique bec de gaz dont s'éclairait le vestibule:
Il y avait «séance de l'association fraternelle de dynamite» et débat contradictoire sur «les vraies ressources de la civilisation.» L'entrée était gratuite et, sur une exhortation à tout être intelligent de venir prendre part à la discussion, la pancarte se terminait par cet exposé succinct de l'éternel problème social: «Quelle est la voie de l'humanité?»
Je ne ressentis nulle envie de céder à cette gracieuse invitation, car je ne songeais qu'à me rendre au Cirque où devait débuter l'illustre M. Gryp, un clown-humoriste, à la gloire duquel d'immenses concerts de réclames retentissaient depuis plus d'un mois.
Je continuai donc de me morfondre sous le péristyle désert, quand je fus dérangé dans cette occupation par l'arrivée d'un personnage dont le seul aspect me parut de nature à surexciter mon impatience et ma mauvaise humeur.
Rien de plus naturel, pourtant, que la décision prise par cet individu de se mettre comme moi quelques instants à couvert, et même, à la rigueur, l'ensemble de sa personne méritait d'être observé. L'homme profilait, depuis la pointe de ses longs escarpins jusqu'au sommet de son chapeau très haut de forme, une altitude maigre qui n'en finissait plus, et que revêtait de deuil l'habit boutonné jusqu'au col et le pantalon de drap étroitement étiré contre les os; sa chevelure brune tombait à plat, comme une perruque, contre ses tempes creuses; la face rasée, où s'incrustaient les premiers sillons de l'âge mur, indiquait par des traits largement accentués l'énergie, les sentiments de droiture avec cette sorte d'amère gaîté que procure, à la longue, le régime des désillusions. En somme, c'était un de ces bohèmes râpés, un de ces refusés de la vie régulière qui, dans tous les métiers pratiques, n'aboutissent qu'à l'équivalent d'une sorte de condamnation capitale et vaguent ensuite, sous la décente livrée de la misère, comme des morts, comme des squelettes noirs de mystérieux crève-de-faim, dans d'incompréhensibles positions sociales.
Les types de ce genre ne manquent jamais d'inspirer un certain intérêt; leur existence égarée à l'aventure semble une féerie, et volontiers nous les interrogeons, nous autres, gens d'ordre et de méthode, avec je ne sais quel envieux soupçon de les trouver plus heureux que nous….
Mais celui-ci rebutait, je puis le dire, la curiosité par une physionomie obséquieuse et trop communicative; il sifflota d'une manière aiguë et très désagréable à propos de la douche qu'il venait de subir, puis il arrêta sur moi ses yeux ronds bleu-pâle avec une fixité burlesque, annonçant le dessein d'entamer une série de plaisanteries sur le cataclysme. Je redoutai la stupidité d'une conversation forcée sur ce thème aquatique, et, sans plus d'égard pour le nouveau venu, je m'élançai vers l'autre bout du corridor, je montai quelques marches entrecoupées d'un certain nombre de portes, et j'entrai m'asseoir au sein de la réunion révolutionnaire, afin d'attendre, tranquillement, la fin de la tempête.
Comme toujours, le meeting était présidé par M. Ward, le très riche M. Ward, si justement considéré comme l'un de nos agitateurs les plus distingués. Heureux homme, celui-là! dont les circonstances semblent avoir pris à tâche de favoriser la vocation. Il n'avait pas seulement récolté d'innombrables quantités de revenus à la suite de son ancien commerce d'alimentation en gros et autres victuailles, il s'y était, de plus, pénétré de cette science, indispensable à tout réformateur sérieux, de savoir combien positivement le peuple a faim. L'approvisionnement des halles et marchés pendant plus de dix ans, grâce à des bénéfices également plus que décuplés, avait définitivement conduit M. Ward à la certitude d'un accroissement constant de l'appétit des masses. Et maintenant, jeune encore, menant son train somptueux de père de famille et d'homme du monde, il offre aux humbles, à ceux qui mangent mal, à son ancienne clientèle, l'exemple frappant de la situation prospère où chacun doit avoir le droit d'ambitionner d'arriver; membre actif de la plupart des affiliations de «résistance» et de «combat,» il propage les thèses les plus entièrement subversives, avec l'irrésistible autorité d'un gentleman dont la grosse fortune personnelle atteste le désintéressement. Sa popularité croissait de jour en jour; on vantait l'heureux goût de sa toilette de sectaire amendée par la coupe élégante de la dernière mode; on admirait sa figure joviale, mais sourcilleuse, où les traits rigides du fanatisme se fondaient doucement dans les chairs grasses du sybarite. On l'acclamait partout; il n'y avait plus de bonnes délibérations insurrectionnelles sans lui.
Ce soir encore, flanqué de ses assesseurs, il écoutait les débats, confortablement épanoui dans le fauteuil, et balançait sans cesse la tête d'avant en arrière, par une habitude invétérée d'acquiescement aux théories philanthropiques les plus sanguinaires de la tribune. Parfois, cependant, un boursouflement méprisant de ses lèvres, un jeté-battu de sa main blanche dans l'air, insinuaient à quel point les propositions ultra-furibondes du préopinant semblaient anodines en comparaison du total effondrement sauveur que lui, l'inébranlable M. Ward, souhaitait au genre humain.
Pour le moment, néanmoins, la séance manquait d'animation. L'humidité pénétrait du dehors sous forme de brouillard traînant une âcre odeur de suie et de lavage des toitures; la longue salle rectangulaire, aux murs badigeonnés de plâtrage couleur lie de vin, languissait dans une pénombre glaciale, plaquée par-ci par-là des clartés rousses de quelques lumignons de gaz grossis par des réflecteurs.
Sur la plateforme, debout contre une petite table de bois blanc ornée d'un plateau de cuivre, d'une carafe et d'un verre, l'orateur précité débitait les formules ordinaires du pillage, de l'incendie, du meurtre et de la destruction; mais, prédicateur morne, il parlait sur le ton d'une conviction tuée par les découragements d'ancienne date. Une tristesse dormante tombait de ses lèvres et se répandait. Les assistants des divers sexes politiqueurs somnolaient pensifs; quelques dames, du sexe conjugal et non androgyne, se livraient à de menus travaux de couture pour ne pas perdre trop de temps en attendant l'âge d'or économique. Dans l'espace libre entre les banquettes et l'estrade, les enfants, fillettes et garçons, s'étaient rejoints pour se désennuyer; ils avaient entrelacé leurs petites mains candides et, s'entraînant par des clins d'oeil sournois, ils formaient une ronde silencieuse, ils dansaient sur l'air des grands cris de mort que l'orateur jetait régulièrement du haut de la tribune et que son poing, battant la table, accompagnait d'une orchestration où vibrait la sonnerie du verre et de la carafe sur le plateau.
Bref, la réunion fraternelle s'assoupissait dans la mélancolie d'une sorte de veillée en famille et je méditais de m'esquiver, lorsque enfin un puissant élément de diversion se manifesta tout à coup.
Le lugubre parleur finissant de sangloter sa péroraison était soudain remplacé sur les tréteaux par le même passant dépenaillé, si maigre et si blême, auquel j'avais tout à l'heure faussé compagnie, et rien qu'à sa façon de se présenter devant la société, l'assemblée put constater que ce gentleman, en dépit de ses minables dehors, était, dans la force du terme, ce qu'on appelle un homme d'esprit et d'excellente éducation:
Il ôta son chapeau haut de forme et le promena sur l'horizon, d'un grand geste arrondi, qui parut, en effet, le comble de la politesse.
Mais ce ne fut là qu'une marque de courtoisie préliminaire: simple étui, le majestueux couvre-chef s'enlevait d'un autre bolivar tout pareil. Il y avait dédoublement de chapellerie sur l'occiput du monsieur en habit noir, lequel, averti par quelques rires discrets, affecta de considérer ce phénomène comme un minime accident de toilette, comme une légère bévue facile à réparer.
Il s'empressa de déposer le premier chapeau sur la tribune et renouvela ses saluts, à l'aide du second tube de feutre, avec un surcroît de parfaite urbanité.
Impossible, au reste, de se méprendre à la grâce de ses contorsions, à ses petits sautillements dandinés, à la froide solennité figée sur ses traits: C'était bien l'homme du monde, doué de tact, éminemment orné de savoir-vivre. La dualité de coiffure n'avait donc rien d'ironique et pouvait s'expliquer par un sentiment exceptionnellement vif des choses du bon ton.
Mais, par un comble de cérémonie, le chapeau numéro deux se détachait, comme une gaîne, d'un chapeau numéro trois exactement semblable et vissé sur le front de l'individu comme un attribut organique indélébile. On avait décidément sous les yeux l'heureux inventeur d'une machine à saluer.
La gravité de l'assistance n'y tint plus; des applaudissements, des bravos, de franches risées retentirent à la fois, tandis que le gentleman poussait jusqu'à l'extraction d'un cinquième chapeau son système de civilité continue. Certes, jamais discoureur affrontant les orages du parlement ou du forum n'avait mieux observé le précepte de rhétorique ordonnant de commencer par disposer favorablement l'auditoire. Les enfants, saisis d'admiration, suspendirent leur danse, les spectatrices étaient ravies; la majorité sérieuse du club daignait elle-même, à l'exemple de son président M. Ward, se dérider un instant. Dans le fond des consciences on n'était pas fâché de l'intermède; on éprouvait même une certaine gratitude pour celui qui mettait, à l'improviste, un peu de gaîté dans le cours d'une discussion doctrinaire, chose toujours ardue et absorbante.
Durant cette émotion sympathique, l'homme à l'habit noir se débarrassa d'un sixième chapeau, le dernier enfin, et dessina les élégants zigzags d'une révérence suprême, cette fois avec une telle multiplicité de génuflexions, une telle complication de déhanchements, que sa maigre carcasse perdit l'équilibre et s'abattit à la renverse, emportée, j'ose le dire, par une véritable épilepsie d'amabilité.
Un rire épais éclata dans la salle et, pourtant, on redevint bien vite attentif et l'on se sentit troublé d'on ne sait quelle appréhension.
Le personnage, par un brusque effort, s'était retenu sur les épaules, sur les talons, sur la main gauche collée au plancher et se tordait en arc, de façon à maintenir en suspens l'extrémité postérieure de son habit noir. Crispé dans cette posture scabreuse, où saillait la vigueur accumulée des muscles, il soulevait sa main droite dans l'air et l'agitait en un tremblement tragique, annonçant un affolement de terreur à l'idée d'une chute complète, d'un aplatissement définitif de son échine contre le sol.
Oui! cette main semait dans le vide des signaux désespérés. Une anxiété grandissante s'empara des esprits. Qu'avait-il donc à s'effarer ainsi, cet inconnu si correct, si compassé tout à l'heure? De quel danger se croyait-il menacé?
Haletants, dans le silence, on se mit à suivre chacun de ses gestes. Il s'était retourné, virant des talons sur la pointe de ses bottes, puis, les reins en l'air, les semelles traçant une sphère autour du bras gauche planté comme un jalon, il ramenait du côté du public sa face essoufflée à ras de terre, après quoi, se ramassant avec de lents repliements de reptile, il se remettait enfin debout dans toute sa maigreur effilée de spectre vêtu de noir.
C'était superbe, mais on n'eut pas le loisir d'applaudir ou de se récrier. Lui, sitôt redressé, le masque terreux, les mains étendues, continuait de trahir une affreuse perplexité.
Ce n'est pas tout, semblait-il dire, attendez….
Il écarquilla ses doigts secoués de frissons et les porta prudemment en arrière sous les basques de son habit. Les affres du doute passèrent dans ses yeux; il palpait et sondait…. Le malheur prévu restait-il possible, imminent?…
Non! non! sauvé! tout allait bien! Subitement son front rayonna de joie, sa poitrine délivrée aspirait l'air à larges flots, sa physionomie extasiée parlait. On l'échappait belle! Il le retrouvait intact, là, dans sa poche, cet objet dont la destruction fortuite eût occasionné de si fatals dommages. Il allait pouvoir l'exhiber, ce mirifique on ne sait quoi. Patience, encore un peu! les plus extrêmes précautions étaient nécessaires. La minutie de ses manoeuvres enrageait l'impatience universelle; puis, enfin, il le laissa voir, retenu dans la paume de sa main gauche; ce talisman, ce fétiche, cette horreur ou cette merveille, cause de tant d'épouvanté: il l'étalait fièrement à la face de tous!
Les rangs se confondirent, les têtes s'étagèrent en pyramides pour mieux voir, et, sans transition, hélas! le désappointement fut énorme. Qu'apercevait-on de miraculeux? Rien qu'une boule de couleur grise ou noirâtre, une simple boule grosse deux fois comme le poing et piquée de quelques têtes de clous; une boule tout à fait ordinaire et telle que les plus vulgaires joueurs de boule en possédèrent de toute éternité.
Il s'éleva des grognements de mauvais augure, et l'oeil courroucé du président M. Ward annonçait l'imminence d'une apostrophe virulente à l'adresse du mystificateur. Mais lui ne se déconcertait pas; il penchait la tête et caressait son trésor d'une foule d'oeillades amoureuses, à la façon d'un antiquaire incliné, sur une trouvaille hors prix. Sa main droite égarée dans une pantomime admirative sillonnait l'espace de flexibles lignes courbes, comme si la banale sphéricité de la boule évoquait on ne sait quelle géniale perfection de galbe artistique. Parfois aussi, pendant que plus de tendresse encore tombait de ses yeux sur la boule, il tortillait le pouce et l'index de manière à former un signe baroque, un véritable signe cabalistique, incompréhensible pour tous, mais dont je crus, pour ma part, démêler clairement la cause et le but.
Je voulus me donner le temps de vérifier mes soupçons à ce sujet, et d'ailleurs j'éprouvais la plus vive curiosité de savoir par quelle mesure disciplinaire l'assemblée allait traduire sa rancune, car les choses prenaient une tournure inquiétante; on parlait d'expulsion, un crescendo d'injures et de menaces sifflait….
Mais tiré de sa rêverie par les rumeurs, l'homme à l'habit noir frappa d'un regard droit dans le plein de la foule et maîtrisa les colères par cette crânerie d'attitude, par cet air d'assurance hautaine des gens qui vont expliquer leur conduite d'un mot.
Il posa la boule sur la tribune et prit soudain la parole, rabattant d'un mouvement haut de la main le silence sur les groupes:
—Vous ne comprenez pas? Vous allez comprendre, s'écria-t-il avec une sorte d'accent de mépris. Ce que je veux? parbleu! c'est de déclarer qu'en voilà trop de vous berner d'interminables discours, de vous éblouir de la splendeur des théories, de proclamer constamment l'invincible pouvoir de la science sans mettre jamais à votre portée le moindre des moyens d'application. Ceux qui vous servent cette monnaie creuse, ces abîmes de raisonnements ouverts sur le vide, ne sont, il faut enfin le proclamer, que des apôtres charlatans et des prophètes endormeurs….
Il s'éleva quelques grognements attribuables, sans doute, aux fournisseurs d'abstractions, si vertement caractérisés.
—Silence! commanda M. Ward, le président.
—Oui, continua l'homme, vous souriez de pitié au premier mot de science révolutionnaire; vous prenez tout cela, désormais, pour des billevesées; vos faux savants vous lanternent aux bagatelles de la porte; vous doutez que la chimie possède les moyens réels, visibles et tangibles, d'en finir avec les abus. Et bien, j'aurai, moi, cet honneur de vous prouver le contraire, et, sans plus de verbiage, regardez!…
Il reprit la boule sur la table et l'éleva coquettement sur le bout des doigts de la main gauche.
—Ce que vous voyez là, poursuivit-il d'un accent décidé, c'est le plus élémentaire et le plus portatif de nos outils de progrès, celui que tout rénovateur a le devoir de connaître comme l'abc de l'initiation. Ceci n'est plus du bavardage, c'est la bombe explosible, la vraie, l'authentique! Vous pouvez enfin l'étudier d'après nature, la voilà, vous dis-je, constellée de capsules, bourrée de dynamite, de picrate, de fulminate, de toutes les forces de pulvérisation et d'extermination. Admirez cet engin si terrible, et pourtant si simple, d'un emploi si facile. Tenez! qu'est-ce que cela?…
Il lança la bombe vers le plafond et la reçut prestement dans le creux de la main gauche, tandis qu'avec le pouce et l'index de la droite il renouvelait le signe cabalistique, dont je comprenais de mieux en mieux la signification.
—Vous le voyez! un peu de coup d'oeil, une certaine désinvolture, cela suffit, ajouta-t-il légèrement, pendant que dans l'auditoire s'opérait ce qu'il est convenu d'appeler des mouvements divers et que l'on pourrait aussi qualifier de vive sensation.
Ces mots flamboyants: picrate! fulminate! dynamite! éveillaient, surtout, un sérieux intérêt. Rien qu'à les entendre, M. Ward, le président, roula des regards convaincus, en exécutant avec les bras de grands gestes d'assentiment. Parfait! parfait! semblait-il affirmer par un balancement réitéré de son respectable visage tourné du côté de l'orateur, puis dirigé sur l'assemblée pour recommander un redoublement d'attention. Après quoi, néanmoins, M. Ward consulta sa magnifique montre en or et parut surpris de la fuite traîtresse des heures; il se frappa le front où surgissait évidemment le souvenir d'impérieux devoirs qui le réclamaient dans quelque autre enceinte populaire. Il distribua de solennelles poignées de mains aux assesseurs et traduisit ses regrets par un pathétique remuement d'épaules: Ah! c'était dur de s'arracher de la sorte au plus beau moment d'un si passionnant débat. Et là-dessus l'actif M. Ward se mit debout et s'éclipsa, lestement entraîné par l'irrésistible courant des affaires publiques.
Ces incidents n'empêchèrent pas le gentleman à l'habit noir d'enrichir graduellement sa démonstration de quelques expériences moins élémentaires. Renvoyée vers la voûte et retombant en ligne tantôt directe, tantôt inclinée, la bombe tournoya dans un vol dont la rapidité figurait un cercle illusoire que le reflet des capsules rayait d'un fil de lumière. Bientôt, l'éminent professeur affecta de pousser ce mépris du danger jusqu'à l'impertinence; il reprit, l'un après l'autre, les six chapeaux sur la table et, par de hardis coups de poing, les fit voltiger en spirale autour de la bombe toujours renvoyée d'une poussée délicate, ce qui révélait une rare subtilité de touche, une étonnante possession des nuances dans cet art de jongler, en quelque sorte, avec la mort. De plus, notre homme poursuivait son rôle de vulgarisateur et pérorait avec une fluidité de langage que n'entravaient en rien les difficultés de la manoeuvre:
—Voilà le procédé, disait-il: douceur, souplesse, courage, sang-froid; avec cela l'aspirant dynamiteur n'a rien à craindre. Et pourtant, si le projectile échappait, s'il heurtait le moindre corps dur, un foudroiement subit réduirait tout en cendres, ce serait un désastre ab-so-lu-ment fa-tal!
Et sur ces tristes syllabes scandées comme un glas, les six chapeaux retombèrent emboîtés à la file et se reconfondirent dans l'apparence d'un unique chapeau sur le crâne de l'homme en habit noir.
L'ébahissement perplexe grandissait dans le public. Les deux assesseurs consultèrent leurs montres en argent et simulèrent, à leur tour, le cruel regret d'être contraints de s'en aller prématurément, malgré tout le plaisir instructif que leur procurait la réunion. Il s'esquivèrent à l'exemple de M. Ward, le président, mais d'une allure plus modeste et comme d'utiles auxiliaires politiques dont le dévouement d'âge mûr dédaigne le bruit.
Le diabolique conférencier, toutefois, enchérissait d'audace et de faconde. Aux virevoltes de l'obus, il mêlait tout à coup l'éparpillement aérien des divers ustensiles de rafraîchissement oratoire déposés sur la tribune: le verre pirouettait avec des feux irisés de gros diamants; la carafe frétillait d'une vitesse qui retenait en équilibre le bloc d'eau baignée de lueurs; le plateau de cuivre scintillait, tremblant, comme un morceau de soleil.
Et, dès lors, exubérant de virtuosité, frémissant, acharné, douloureux, jetant au hasard la phrase et le geste, en artiste ébloui que frappe l'inspiration décisive, superbe enfin, je dois l'avouer, il chassait tout vain souci de nuances, il secouait d'une même poigne brutale l'affreuse bombe et les autres accessoires dans leur tohu-bohu de vertige; il s'évertuait tant et plus, ses deux mains semblaient darder les météores fulgurants d'un feu d'artifice, et les mots partaient de ses lèvres avec une folle verve libre, une cynique diablerie de bravade:
—Oui! criait-il, au moindre choc de ce mélange d'enfer, ce serait l'embrasement, l'écrasement, le sang, la torture. Nous péririons ahuris, emportant l'horrible vision d'un monde qui s'écroule. Tel est le pouvoir qu'il faut apprendre à manier avec assurance. Tremblez, prenez courage, restez ou fuyez, comme il vous plaira. Pour moi, peu m'importe, je suis prêt, rien ne m'arrête: il y a longtemps que j'ai fait le sacrifice de ma vie à la cause du peuple….
Cette valeureuse profession de foi provoqua bon nombre d'applaudissements, et je m'empresse de reconnaître qu'on ne marchandait pas à l'orateur les marques de haute estime, de considération distinguée et sincère. Mais il fut bientôt démontré que l'honorable réunion se trouvait suffisamment édifiée quant à la question des bombes et à l'art de s'en servir. Un exode assez preste, puis très accéléré, puis infiniment vif, s'accomplit à la sourdine; on filait, on se coulait, on s'évanouissait par toutes les issues. Jamais troupe de rats ne courut sauve-qui-peut général d'un tel pas ouaté de velours. On trahissait, décidément, une de ces exagérations d'épouvante dont aucune épithète ne saurait caractériser l'excès. Au bout de quelques secondes, il y eut éclipse totale de la société de dynamite, et je me trouvai seul à seul avec le singulier gentleman, qui remettait la bombe au repos dans sa main gauche et lui coulait des oeillades plus que jamais amoureuses.
Il était calme, à présent; il prenait l'air d'un honnête comédien après la fougue du drame, mais il n'en découpait que plus fantastiquement sa maigreur vêtue de noir sur le vide de la salle.
Il s'avisa de ma présence, et, d'humeur liante, ainsi que je l'ai dit, il renouvela de la main droite, cette fois en manière d'interrogation, l'espèce de signe maçonnique dont le sens me parut définitivement clair.
Je cédai, sans plus de résistance, à cette preuve d'affiliation probable entre nous, et j'allai l'aborder sur l'estrade.
—On avait mille fois raison, lui dis-je, de constater à votre arrivée que vous êtes un véritable homme d'esprit. Vous permettez?…
Je remuai, comme lui, très vivement le pouce et l'index.
—Comment donc! c'est trop d'honneur, répondit-il, enchanté d'être compris et plein d'empressement à me satisfaire.
Il pressa contre un ressort au centre de la boule: l'hémisphère supérieur pivota sur une charnière et se releva comme un couvercle. Nous fourrâmes à tour de rôle nos index et nos pouces dans les entrailles de la boîte, et nous en retirâmes, l'un et l'autre, une grosse pincée d'une poudre noire, très fine, très souple au contact, légèrement humide et répandant la senteur excitante du plus délicieux tabac à priser.
Après tant d'effervescences parlementaires dans l'air alourdi d'un meeting, ç'allait être une sensation exquise, un plaisir à la fois salubre et reposant que d'introduire cette substance vivifiante dans les plus extrêmes profondeurs de notre organe olfactif, volupté si franche, hélas! si fugitive aussi, que, pour la savourer avec plus de plénitude, nous prîmes le soin d'en prolonger l'attente pendant quelques instants. Nous promenions nos doigts repliés dans l'espace comme le calice d'un encensoir, et nous balancions le vif parfum à proximité de nos narines; nous allions enfin, en savants jouisseurs, humer la délectable prise, lorsqu'une certaine partie du public déserteur fit un retour offensif.
La foule avait déjà constaté que l'édifice ne dansait pas encore sur ses bases, et que l'ordre social restait provisoirement intact. On voulait savoir les causes de ce retard; un flot de têtes grossissait au pied de la tribune; les enfants surtout, ces éternels douteurs de la réalité de Croquemitaine, passaient sous les jambes des familles et braquaient sur nous leurs yeux questionneurs. Parmi les groupes, de sourds cris d'indignation et de vengeance commençaient à retentir.
L'homme en habit noir referma l'obus et l'enfonça précipitamment dans sa poche de derrière, mais il ne laissa paraître aucune terreur; sa physionomie eut, au contraire, une singulière expression de tendresse réfléchie, mêlée de pitié et d'ironie bienveillante, tandis qu'un mouvement délicat de sa main droite effleurant la mienne, retardait, pour un moment encore, notre félicité de priseurs.
—Pauvres gens, me dit-il à voix basse, avec un ton de sensibilité qui me gagna; pauvres gens, toujours avides de chimères et de miracles! Leur espoir est maintenant dans la science; ils en attendent le progrès par un coup de foudre. Que voulez-vous? ils souffrent, il leur faut ce perpétuel mensonge du lendemain meilleur; je vous prie, ne leur ôtons pas cette illusion qui leur donne la patience et la résignation temporaire; ne laissons pas supposer que cette poudre ramassée entre nos doigts soit tout à fait inefficace; montrons de quelle puissance au moins relative elle est douée. Je vous en prie, je vous en prie! répétait-il avec une insistance que justifiaient peut-être quelques vociférations plus accentuées du public.
—Vous avez raison; oui, oui, je vous comprends, répondis-je, très pénétré moi-même des exigences de la situation.
Nous aspirâmes simultanément, d'un accord tacite, avec une vigueur calculée, la forte dose de tabac frais, et, tout aussitôt, par respect des principes, complaisamment nous fîmes explosion!…
Oui, par déférence pour les idées en cours, nous éclatâmes en un éternuement d'une telle énergie d'à-propos, d'une telle force de détonation, que la détente musculaire nous renvoya d'un seul bond au bas des tréteaux et nous projeta comme des boulets de canon jusque sur la Grande Avenue, après une valeureuse trouée à travers la cohue des couloirs….
La pluie avait cessé; un superbe pan de ciel plein d'étoiles illuminait le dôme de la rue, et mon burlesque ami, galopant en avant de toute la longueur de ses jambes, s'effaça bientôt au loin comme une ombre vague sur la blancheur du pavé.
Je me dépêchai de me rendre enfin au Cirque Irlandais, où j'eus quelque peine à conquérir une place des premiers rangs. Il y avait foule sur toute la circonférence des gradins; l'étincellement des lustres allumait un arc-en-ciel dans l'éclatante toilette des dames et des babies. Presque en face de moi siégeait, plus que jamais resplendissant, le président, M. Ward, en compagnie de mistresse Ward et de ses deux fillettes roses et blondes, jolies comme un rêve d'aquarelliste.
Une gaîté de fête frémissait dans la lumière et le bruit. Tels étaient donc les inéluctables devoirs qui, tout à l'heure, avaient interrompu M. Ward dans son célèbre dévouement à la cause du progrès?
Tout à coup, un tonnerre d'applaudissements, grossi d'éclats de rire et d'heureuses clameurs d'enfants, roula dans l'enceinte en même temps qu'une symphonie enragée de trompettes et de tambours tombait de l'orchestre.
Un homme, ou plutôt un amas confus de bras, de jambes, de pieds, de mains, de têtes et de rables se démenait, s'entortillait et se dégingandait en d'inconcevables dislocations sur le sable de l'arène.
C'était l'illustre clown, M. Gryp lui-même et lui seul qui faisait ainsi son entrée et prenait, par sa furie d'agilité, l'apparence de toute une légion d'acrobates.
Lorsqu'il se redressa,—risiblement calme dans l'ovation,—on eût dit une ligne droite totalisant les lignes précédemment endettées d'une foule de figures géométriques.
Je reconnus aussitôt, comme bien vous le devinez, l'homme à la bombe, le tribun improvisé de la réunion de dynamite.
Il me discerna, de son côté, parmi le public qu'il enveloppa d'un coup d'oeil circulaire, car il me salua du bout des doigts, puis se cambrant et se contournant, avec une suprême élasticité d'articulations, il amena jusqu'à proximité de son menton les basques de son habit noir; il tordit ses bras en tire-bouchons, glissa ses mains repliées sous la doublure et retira des poches la fameuse bombe-tabatière, qu'il ouvrit, afin de se loger, sans nulle précaution oratoire, une volumineuse pincée de tabac dans le nez.
L'éternuement subséquent remit à leur place les membres de M. Gryp avec une rapidité stupéfiante à tel point que le merveilleux clown, passagèrement invisible, sembla ne daigner reparaître qu'à l'appel délirant des bravos….
Cette fois, M. Ward, le président, ne songea pas à consulter sa montre.