Contes espagnols d'amour et de mort
The Project Gutenberg eBook of Contes espagnols d'amour et de mort
Title: Contes espagnols d'amour et de mort
Author: Vicente Blasco Ibáñez
Translator: F. Ménétrier
Release date: February 20, 2020 [eBook #61460]
Most recently updated: October 17, 2024
Language: French
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V. BLASCO-IBAÑEZ
Contes espagnols
d’amour et de mort
PARIS
ERNEST FLAMMARION, ÉDITEUR
26, RUE RACINE, 26
Septième mille
Contes espagnols
d’amour et de mort
| TABLE DES MATIÈRES |
Il a été tiré de cet ouvrage
vingt exemplaires sur papier de Hollande
numérotés de 1 à 20.,
et trente exemplaires sur papier du Marais
numérotés de 21 à 50.
DU MÊME AUTEUR
| Chez le même éditeur: |
| LA TRAGÉDIE SUR LE LAC (trad. par Renée Lafont). |
| LES MORTS COMMANDENT (trad. par Berthe Delaunay). |
| Chez d’autres éditeurs: |
| TERRES MAUDITES, chez Calmann-Lévy (trad. par G. Hérelle). |
| FLEUR DE MAI, chez Calmann-Lévy (trad. par G. Hérelle). |
| DANS L’OMBRE DE LA CATHÉDRALE, chez Calmann-Lévy (trad. par G. Hérelle). |
| ARÈNES SANGLANTES, chez Calmann-Lévy (trad. par G. Hérelle). |
| LA HORDE, chez Calmann-Lévy (trad. par G. Hérelle). |
| LES QUATRE CAVALIERS DE L’APOCALYPSE, chez Calmann-Lévy (trad. par G. Hérelle). |
| L’INTRUS, chez Fasquellè (trad. par Renée Lafont). |
| LES ENNEMIS DE LA FEMME, chez Calmann-Lévy (trad. par A. de Bengoechea). |
E. GREVIN—IMPRIMERIE DE LAGNY
V. BLASCO-IBAÑEZ
Contes espagnols
d’amour et de mort
Traduits de l’espagnol par F. MÉNÉTRIER
PARIS
ERNEST FLAMMARION, ÉDITEUR
26, RUE RACINE, 26
Tous droits de traduction, d’adaptation et de reproduction réservés
pour tous les pays.
Droits de traduction et de reproduction réservés
pour tous les pays.
Copyright 1922,
by Ernest Flammarion.
PRÉFACE
Vicente Blasco-Ibañez, dont les admirables romans ont rendu le nom célèbre dans le monde entier, est assez mal connu en France comme conteur.
Nous avons voulu réparer cette regrettable ignorance d’une partie fort importante de son œuvre, en publiant aujourd’hui quelques-unes des plus belles histoires qui commencèrent à le faire remarquer dans sa patrie, alors que Blasco-Ibañez était, avant tout, le député de Valence et l’un des plus fameux agitateurs républicains de l’Espagne.
Ces contes de jeunesse ont pour décor la campagne valencienne, la huerta magnifique, paradis de fleurs et d’orangers, ou bien les rues et les faubourgs de la ville, cité toujours à moitié arabe, ou encore les plages voisines où pullulent le pêcheur héroïque et le contrebandier hardi.
Mais ce qui rend surtout ces contes curieux, c’est qu’ils peignent les mœurs singulières de cette région qui est, de toute l’Espagne, celle qui conserve le mieux les vestiges de la domination des Maures qui s’y est exercée pendant plus de cinq siècles et a laissé son empreinte dans les âmes violentes et passionnées.
Ce qui se joue, dans ces contes d’un relief saisissant, c’est l’éternel drame de l’amour et de la mort.
A côté de descriptions aux touches sobres, par instants surgissent des éclairs de cette belle humeur levantine qui est un peu cousine des joyeusetés de notre vieux français. Les anciens moines espagnols et les hidalgos ne dédaignaient pas une certaine verve rabelaisienne.
Bravaches et matamores, bandits sensibles ou sournois, caciques, alguazils et alcades parfois coquins, paysans têtus, laborieux, exaltés aussi, vieillards amoureux, contrebandiers, matelots, bohèmes musiciens et ivrognes, tous ceux qui défilent dans ces contes sont extraordinairement pittoresques, s’accordent avec un paysage merveilleux.
Qu’il peigne les âmes ou les décors de son pays, Blasco-Ibañez est toujours le poète incomparable, l’écrivain de génie dont l’un de ses plus clairvoyants admirateurs a dit qu’il ne saurait être comparé comme conteur qu’à notre grand Maupassant[A].
F. M.
Contes espagnols
d’amour et de mort
LE SECOND MARIAGE DU PÈRE SENTO
I
Les habitants de Benimuslin furent stupéfaits de la nouvelle.
Le père Sento se mariait! lui, un des notables du village, le plus important contribuable du district! Et la fiancée, c’était la belle Marieta, fille d’un charretier, ayant pour toute dot sa frimousse brune, son sourire aux gracieuses fossettes, ses immenses yeux noirs, qui semblaient dormir sous les longues paupières, entre deux torsades de cheveux, drus et brillants, qui lui couvraient les tempes.
Plus d’une semaine, cette nouvelle mit en émoi la tranquille bourgade, qui, dans son vaste horizon de vignes et d’oliviers, dressait ses toits sombres, ses murs d’une blancheur éblouissante, son campanile au bonnet de tuiles vertes et sa haute tour mauresque carrée et rouge dont la couronne de créneaux, rompus ou ébréchés, se détachait sur le bleu du ciel.
Il devait être féru d’amour, le père Sento, pour violer ainsi toutes les coutumes. Avait-on jamais vu un homme si riche, possédant le quart de la contrée avec plus de cent outres de vin dans sa cave, cinq mules à l’écurie, épouser une fille qui, dans son enfance, maraudait dans les jardins ou travaillait chez les bourgeois pour sa nourriture!
Ce n’était qu’un cri. Si Mâame Tomasa, première femme de Sento, sortait de sa tombe; si elle voyait sa grande maison de la rue Mayor, ses champs, sa superbe chambre à coucher, sur le point d’appartenir à cette morveuse, qui autrefois lui demandait du pain, que dirait-elle!
A coup sûr, il était fou! Il suffisait de voir la ferveur amoureuse, le sourire niais, les airs conquérants de ce jouvenceau de cinquante-six ans révolus! Les plus indignées, c’étaient les jeunes filles de familles aisées, qui, dans leur égoïsme de paysannes, n’auraient trouvé nul inconvénient, à offrir leur main brune à ce vieux coq de village, qui serrait son ventre proéminent sous une ceinture de soie, et dont les petits yeux, gris et durs, brillaient à l’ombre de sourcils énormes, contenant, au dire de ses ennemis, plus d’un kilo de poils.
Tous convenaient qu’il avait perdu la raison. Tout ce qu’il possédait avant son premier mariage, tout ce qu’il avait hérité de Mâame Tomasa, tout cela devait passer à cette sainte-nitouche, qui avait su l’affoler à tel point que les dévotes, à la porte de l’église, se demandaient si Marieta n’avait pas fait un pacte avec le Malin, et donné au vieux des poudres diaboliques.
Il fallait entendre les parents de Mâame Tomasa, après la grand’messe où l’on publia les bans pour la première fois. C’était un vol qualifié, oui, monsieur! La défunte avait tout laissé à son mari, parce qu’elle croyait à sa fidélité; et maintenant, le grand filou, en dépit de son âge, cherchait un jeune tendron, et lui faisait cadeau du bien de l’autre! La justice était bannie de ce monde, si on tolérait cela! Mais allez donc protester, à notre époque! Monsieur le curé, don Vicente, avait raison de dire que c’était la fin de tout. Ah! si don Carlos était roi d’Espagne, les choses iraient bien mieux!
Évidemment, ce mariage finirait mal. Ce vieux birbe, atteint de rage amoureuse, était destiné à pleurer son coup de tête. Ça allait faire du joli!... Tout le monde savait que Marieta avait un amoureux, Toni le Déguenillé! un vagabond qui avait passé son enfance à courir les vignes avec elle, et qui, maintenant, l’aimait pour le bon motif, et attendait pour se marier, de prendre goût au travail et de perdre l’habitude de boire au cabaret les quatre mottes de terre de son patrimoine, en compagnie de son grand ami, Dimoni, le joueur de musette, autre vaurien, qui venait le chercher du village voisin pour s’enivrer et cuver son vin avec lui dans les paillers où ils s’endormaient ensemble.
Les parents de Mâame Tomasa regardaient maintenant le «Déguenillé» avec sympathie. Voilà celui qui se chargerait de les venger! Et les mêmes gens, qui le méprisaient autrefois, qui détournaient la tête en le rencontrant, allèrent le trouver à la buvette, le jour où furent publiés les premiers bans, et se plantèrent devant ce rustre, assis sur un tabouret de corde, un bout de cigarette collé à la lèvre, le regard fixé sur le pichet, qui, frappé d’un rayon de soleil, se reflétait, mobile tache rouge, sur le zinc de la petite table.
—Eh, Déguenillé! lui disaient-ils, goguenards; Marieta se marie.
Toni accueillait la raillerie d’un haussement d’épaules. C’était à voir!... Nul n’est heureux jusqu’au bout!... Et lui, mordieu! on savait bien qu’il était homme à regarder en face le père Sento, qui, lui aussi, faisait le bravache.
Et c’était vrai: aussi tous s’attendaient-ils à une rencontre à grand fracas.
Sento, suivant sa propre affirmation, était brute comme pas un. Électeur influent, ayant de nombreux amis à Valence, plusieurs fois alcade, il n’était pas rare de le voir brandir, en pleine place, sa grosse trique de Liria, pour en administrer «deux coups», avec la plus complète impunité, au premier importun qu’il rencontrerait.
II
Vint le moment du contrat. Sento ne faisait pas les choses à demi; d’ailleurs Marieta et sa famille n’étaient pas gens à dédaigner pareille aubaine.
Sento la dotait de trois cents onces d’or, non compris les effets et les bijoux, ayant appartenu à sa première femme.
La maison de Marieta, cette hutte située hors du village, sans autre ornement que la charrette devant la porte, et deux ou trois maigres haridelles à l’écurie, fut visitée par toutes les jeunes filles du pays. On eût dit un jubilé! Toutes, en groupes, se prenant par la taille ou le bras, passaient devant la longue table, couverte de blanc, sur laquelle les cadeaux offerts à la fiancée, et son trousseau s’étalaient avec une magnificence qui provoquait des exclamations de surprise.
—Reine et Très Sainte-Vierge! que de belles choses!
Le linge bis, comme l’est la toile forte, s’élevait en piles régulières presque jusqu’au plafond, bien plié, sentant bon la lessive et la propreté: le tout par douzaines de douzaines, depuis les chemises jusqu’aux torchons de cuisine, aux initiales voyantes. Puis c’étaient les dessous, garnis de dentelles à profusion, les vêtements de grosses soies grinçantes aux reflets métalliques; les jupes de percale à ramages, d’une fraîcheur de printemps; les mantilles, aux arabesques fines et compliquées; les corsets blancs et noirs, pointillés de rouge, dont les contours rigides dessinent les formes avec audace; les châles de Manille, sur lesquels des oiseaux de féerie volent en un ciel de soie blanche, et où l’on voit des Chinois, aux têtes de porcelaine, les uns moustachus et fiers, les autres, tondus et niais, admirer des ingénues, qui rêvent, tout éveillées, dans ces contrées mystérieuses, où les hommes portent des jupes... Près de là, les cadeaux des amis: de jolis bénitiers d’alcôve, avec leurs anges de porcelaine; des boîtes de couteaux, des couverts d’argent, deux candélabres majestueux: ceci, c’était le présent du marquis, du cacique de la région, l’homme le plus éminent d’Espagne, au dire de Sento, qui, lorsqu’il s’agissait de le faire nommer député du district, était tout prêt à empoigner son gourdin ou à mettre l’escopette en joue.
Et, comme digne finale de cette exposition, les bijoux brillaient sur le velours grenat des écrins; les boucles d’oreille ornées de perles, les grandes épingles pour le corsage ou la chevelure; enfin, cette parure, fameuse à Benimuslin, que Mâame Tomasa avait achetée quatorze onces, rue des Platerias.
Heureuse Marieta! Elle faisait la modeste et rougissait, lorsqu’elle entendait vanter son bonheur. Il fallait voir aussi les grosses larmes de sa mère, une femme ridée et maigre, insignifiante, et l’émotion du charretier, qui suivait partout son futur gendre et montrait pour lui toute la considération due à un être supérieur.
La lecture du contrat se fit dans la soirée. Don Julian, le notaire, descendit de sa vieille carriole, accompagné de son clerc, un pauvre diable d’aspect famélique, avec un encrier de corne émergeant d’une poche, et du papier timbré sous le bras.
Don Julian fut porté presque en triomphe, dans la cuisine, où l’on avait préparé un grand chandelier à quatre branches.
Le docte personnage avait l’habitude de lire les contrats en dialecte valencien, tout en intercalant dans le texte des plaisanteries de son cru. Les gens les plus graves n’auraient pu garder leur sérieux devant cet homme de loi à la longue redingote noire, semblable à une soutane, au visage frais et joufflu, aux grosses lunettes relevées sur le front, ce qui, pour les naturels de Benimuslin, était un caprice inexplicable, particulier aux grands talents.
Le notaire se mit à dicter à voix basse. Son clerc griffonnait sur les feuilles de papier timbré, pendant que les amis de la maison arrivaient avec le curé et l’alcade, et que les cadeaux de noce disparaissaient de la longue table, pour faire place aux galettes saupoudrées de sucre, aux confitures à l’amande, aux tartelettes, sèches comme du carton, sans compter une douzaine de bouteilles de marasquin.
Don Julian toussota plusieurs fois, se leva en tirant les revers de sa redingote, et tout le monde devint silencieux, lorsqu’il prit les feuilles où l’encre était fraîche encore, et commença la lecture.
En nommant le futur, il fit une grimace, dont Sento fut le premier à rire. Quand il en vint à la fiancée, il salua Marieta d’une véritable révérence de cour et l’on rit encore; mais quand il s’agit des conditions du contrat, tous devinrent graves; un vent d’égoïsme et de cupidité passa dans cette cuisine; Marieta leva la tête, les yeux brillants, les ailes des narines dilatées d’émotion, lorsqu’elle entendit parler d’onces, de la vigne de l’ermitage, des oliviers du Chemin Creux, et de tout ce qui allait lui appartenir. Sento était le seul qui sourît, satisfait qu’une si honorable assemblée pût apprécier sa munificence.
Lorsque les pièces furent dûment paraphées, les gâteaux et les rafraîchissements commencèrent à circuler. Le notaire faisait de l’esprit, pendant que son famélique clerc s’empiffrait pour lui et pour son patron.
La cérémonie prit fin à onze heures. Le curé venait de se retirer, honteux d’être encore debout, alors qu’il avait à dire la messe de l’aube; l’alcade l’avait accompagné; Sento sortit enfin avec le notaire et son clerc, qu’il emmena chez lui pour y passer la nuit.
Les rues étaient obscures. Par delà la maison de Marieta, c’étaient les ténèbres épaisses enveloppant la campagne d’où s’élevaient des bruissements de feuillage et des chants de grillons. Au-dessus des toits, les étoiles clignotaient dans un ciel d’un bleu sombre, les chiens aboyaient dans les cours en répondant aux hennissements des bêtes de travail. Le notaire et son secrétaire marchaient avec précaution, craignant de se heurter à des cailloux.
—Ave Maria purissima! criait au loin la voix rauque du veilleur de nuit. Onze heures! beau temps!
Et don Julian se sentait quelque peu inquiet dans ces ténèbres. Il croyait voir des formes suspectes, des gens aux aguets au tournant de la rue. Soudain une fusée déchira l’ombre, un énorme pétard éclata: tout tremblant, le notaire se colla à une porte, pendant que le clerc tombait presque à ses pieds. Sento demeura vaillamment au milieu de la rue. Crédié! Il savait bien d’où cela venait: «Voyous! Canailles!» rugit-il, d’une voix étranglée par la fureur. Il brandit son gourdin, et avança, menaçant, comme si, au delà de ce tournant de rue, il allait trouver le Déguenillé, avec toute la parenté de Mâame Tomasa.
III
Depuis le matin, les cloches de Benimuslin sonnaient à toute volée. Sento se mariait ce jour-là: cette nouvelle avait circulé dans tout le district, et de tous les villages voisins, accouraient amis et parents, les uns à cheval sur leurs bêtes de labour, portant sur le dos des couvertures aux couleurs criardes; les autres dans leurs carrioles, transportant toute la famille, depuis la femme aux cheveux luisant d’huile jusqu’à la marmaille.
La maison de Sento était transformée en un véritable abattoir. Dans la cour, le boucher du village fendait les cous des poules, les gamins les plumaient avec enthousiasme; partout voltigeaient des nuées de plumes; d’autres se collaient au sol taché de sang. On flambait les volailles, dont la peau était encore hérissée de duvets, puis les victimes étaient suspendues à une branche de figuier, où la mère Pascuala, vieille servante de la maison, avec des délicatesses de chirurgien expert, les ouvrait de haut en bas, pour en extraire le foie et les ovaires, mets exquis pour le déjeuner des marmitons. On voyait dans la cour d’énormes poêles, montrant leurs panses couvertes de suie, et leur intérieur brillant comme de l’argent; des sacs de riz; de grands baquets débordant de saumure, d’où les escargots tiraient leurs cornes, au soleil; et, s’accumulant en un coin, toute une fournée de pains ronds, répandant leur bonne odeur chaude dans cette atmosphère de sang et de graisse. De la cave, sortaient des outres, qui tombaient, tremblantes, sur le sol, comme des corps palpitants; les unes, immenses, contenant le vin rouge pour le repas; les autres, plus petites, renfermant un véritable nectar, clair et capiteux, dont on parlait dans tout le village avec respect.
Dans la chambre à coucher, étaient en réserve les friandises: les tartes, les gâteaux à la crème battue, et toutes sortes de bonnes choses que les enfants contemplaient, de la porte, pâles d’émotion, en se suçant le doigt d’un air gourmand.
La fête promettait. La joie brillait sur les visages enflammés. Dans la cour, on dénouait déjà les peaux de bouc: il fallait goûter le vin et prendre des forces! Là-bas, dans la rue, résonnait la musette de Dimoni, qui, lui aussi, était de la fête...
Enfin, l’heure fixée pour la cérémonie religieuse, était venue. Le cortège nuptial se forma: en avant, une troupe de galopins, faisant des cabrioles autour de Dimoni, qui soufflait, la tête en arrière, dans son instrument; puis les futurs époux: lui, avec son immense chapeau de velours et sa cape à manches qui lui congestionnait le visage; quant à elle... on eût dit une dame de la ville, avec la mantille de dentelle, le châle de Manille, qui de sa longue frange balayait la poussière, la jupe de soie, gonflée par d’innombrables cotillons, le chapelet de nacre au poignet, les oreilles distendues et rougies par ces énormes pendants de perles, que l’autre était si fière de porter autrefois!
Voilà ce qui révoltait les parents de Mâame Tomasa:
—Voleur! trois fois voleur! rugissaient-ils, en regardant Sento.
Celui-ci s’engagea dans l’église, d’un air satisfait, ses petits yeux lançant des étincelles sous ses énormes sourcils. Derrière lui défilèrent les témoins, l’alcade avec sa troupe d’alguazils, le fusil sur l’épaule, et tous les convives, suant à grosses gouttes sous le poids des capes de cérémonie, avec de grands mouchoirs aux pointes nouées, passés au bras, mouchoirs gonflés de dragées qu’ils devaient lancer à la sortie de l’église.
Les curieux, restés à la porte, regardaient le cabaret de la place. Dimoni s’y rendit comme si les sons de l’orgue l’agaçaient. Il s’y rencontra avec le Déguenillé et ses grands amis, tous les miséreux du pays, qui buvaient en silence, échangeant des clins d’yeux et des sourires avec les ennemis de Sento.
Evidemment, un complot se tramait; les femmes commentaient l’événement, d’une voix mystérieuse, comme si elles craignaient que le feu ne fût sur le point de prendre aux quatre coins du village.
Le cortège allait enfin sortir de l’église. Une marmaille, ébouriffée et sale, qui semblait surgir de la poussière, se bousculait à la porte, en criant: «Les bonbons! les bonbons!», pendant que Dimoni s’approchait en attaquant la Marche Royale.
Attention! Sento, en personne, lança une vraie mitraille de dragées, qui, ricochant sur les caboches dures, s’enfoncèrent dans la poussière, où les galopins se mirent à les chercher à quatre pattes. De là, jusqu’au logis des époux, ce fut un bombardement en règle; les dragées ne cessaient de pleuvoir, et les alguazils étaient obligés de s’ouvrir un passage, à coups de pied et de trique.
En passant devant la buvette, Marieta baissa la tête et pâlit de voir son mari jeter un sourire ironique au Déguenillé, qui lui répondit par un geste obscène. Ah! le misérable s’était juré de lui gâter son jour de noce.
Le chocolat attendait. De la tempérance, les amis! c’était don Julian qui donnait ce conseil: il fallait penser que le grand repas aurait lieu dans deux heures. Mais, en dépit d’un si sage avis, on se rua sur les rafraîchissements, sur les corbeilles de biscuits, sur les assiettes de sucreries; en peu de temps la table fut rase comme la paume de la main.
La mariée changeait de vêtements dans la chambre à coucher; elle reparut en robe de percale, les bras nus, les perles de ses épingles d’or brillant dans sa chevelure peignée avec art.
Le notaire causait avec le curé qui venait d’arriver, coiffé d’une calotte de velours, et vêtu de son long manteau à pointes. Les convives allaient et venaient dans la cour, s’informant des préparatifs du festin; les femmes s’étaient mises à l’aise et babillaient de leurs affaires de famille. Près de la porte donnant sur la rue, résonnait l’infatigable musette de Dimoni, pendant que la marmaille se bousculait, se cognait, roulait dans la poussière, pour ramasser les dragées qu’on lançait de l’intérieur de la maison.
Le moment solennel était venu: les plats de riz à la mode du pays, dont le contenu bouillait, en laissant échapper une fumée bleuâtre, furent posés sur la table.
Les invités s’empressèrent de prendre place. Quel splendide coup d’œil! Le curé stupéfait s’écriait: C’est mieux qu’un festin de Balthazar! Et le notaire, pour ne pas être en reste, parlait des noces d’un certain Camacho, dont il avait lu la description dans un livre dont il avait oublié le titre.
Le menu fretin festoyait dans la cour. Dimoni s’y trouvait, et à chaque instant, il envoyait son acolyte à l’endroit où étaient les outres, pour faire remplir son pichet.
Tout le monde s’y était mis consciencieusement. Les dentures, fortifiées par le repas quotidien de salaison, se choquaient allègrement, et les yeux fixaient avec tendresse les grands plats, dans lesquels les morceaux de poulet étaient presque aussi nombreux que les grains de riz, gonflés d’un bouillon substantiel.
Le mouchoir accroché sur sa poitrine, en guise de serviette, il y avait là un gros moine, qui engloutissait les aliments comme un ogre, pendant que les femmes faisaient des manières, portant à leur bouche l’extrémité de la cuiller, avec deux grains de riz, selon la coutume des campagnardes qui trouvent peu décent de s’empiffrer en public.
C’était un banquet de bonne compagnie: on n’y mangeait pas à même le plat; chacun avait son assiette et son verre, ce qui embarrassait nombre d’invités, habitués à lancer un croûton sur le riz, pour signifier que le moment était venu de passer le pichet de main en main.
A peine Marieta touchait-elle les mets du bout des lèvres: elle était pensive et un peu pâle, tournant parfois les yeux avec anxiété du côté de la porte, comme si elle craignait de voir apparaître le Déguenillé.
Ce vaurien était capable de tout. Elle croyait encore entendre les derniers mots qu’il avait prononcés lorsqu’ils s’étaient séparés pour toujours. Il lui avait dit qu’il lui donnerait un jour de ses nouvelles. Le plus étrange, c’était que la grande colère du Déguenillé lui faisait tout de même plaisir, car au fond, elle avait un faible pour ce misérable, avec qui elle avait grandi.
Déjà les plats étaient vides, et l’on servait les spécialités culinaires de Pascuala: poulets rôtis et farcis, filets de porc aux tomates... on tira de la chambre à coucher les vol-au-vent, les gâteaux et les tartes; on vida une bonne bouteille de derrière les fagots. Marieta, une assiette à la main, se mit alors à faire le tour de la table: «Pour la mariée!» disait-elle, d’une voix douce. C’était plaisir de voir les belles pièces reluisantes, tomber sur l’assiette. Tout le monde donna, jusqu’au notaire qui lâcha cinq douros, en se disant qu’il se rattraperait sur les honoraires. Le curé, d’un air maussade, tira deux pesetas: c’était peu! mais l’Eglise était si pauvre en Espagne!
Enfin Marieta ouvrit l’immense poche cousue à sa jupe, où elle vida l’assiette; les pièces y tombèrent en tintant gaiement...
... Le banquet tirait à sa fin; le petit vin clairet produisait son effet. Tous parlaient à la fois; les plus gais criaient: Silence! Silence! et improvisaient des couplets en l’honneur des mariés. Le notaire était dans son élément. Il prétendait que le père Sento venait de le pincer sous la table, prenant ses jambes pour celles de Marieta; il parlait de la prochaine nuit, de manière à faire rougir les jeunes filles et sourire les mères; le curé en gaieté, les yeux humides et brillants, s’efforçait de rester grave en disant d’un air bon enfant:
—Voyons? don Julian! de la tenue! Rappelez-vous que je suis ici!
Certains sous l’influence du vin revenaient à leur brutalité première; ils criaient, gesticulaient debout, faisant rouler verres et bouteilles; ils accompagnaient de leurs chants la musette de Dimoni aux sons de laquelle quelques couples dansaient dans la cour. A la fin, ils se divisèrent instinctivement en deux bandes, et d’un bout à l’autre de la table, ils se mirent à se lancer des dragées, à pleines poignées, de toute la force de leurs bras. Sento riait de tout son cœur. Le curé prit la fuite, avec les femmes, et alla se réfugier dans la cuisine; le notaire se cacha sous la table.
Les vitrines des buffets tombaient, brisées en mille morceaux; les champions, de plus en plus excités, ne trouvant plus de dragées, se lançaient des cuillères et des débris d’assiettes.
—Assez! en voilà assez! cria Sento.
Comme ils refusaient d’obéir, il se leva, et de haute lutte, les jeta dehors. Alors les femmes revinrent en compagnie du curé tout tremblant. Sainte Vierge! Voilà qui passait les bornes! C’était un jeu de brutes. Elles se mirent à soigner les blessés, qui essuyaient leur sang, tout en assurant qu’ils s’étaient bien amusés.
Blessés et infirmières retournèrent s’asseoir à la table saccagée, où le vin répandu et les restes du repas faisaient des taches répugnantes; mais bientôt quelques respectables matrones se levèrent précipitamment, en disant que quelque chose marchait sous la table et leur pinçait les mollets. C’étaient les gamins qui, n’étant pas encore rassasiés, cherchaient à quatre pattes les résidus de la bataille: Racaille endiablée! Hors d’ici! hors d’ici!
IV
A dix heures du soir, il ne restait que peu de monde dans la maison des mariés.
Dès la tombée de la nuit, les charrettes et les montures harnachées avaient commencé à sortir de l’écurie. La majeure partie des convives retournaient à leurs villages, en chantant à tue-tête. Les gens de Benimuslin se retiraient aussi, et dans les rues obscures, plus d’une femme emmenait avec peine son mari titubant, qui était incapable de s’enivrer les jours ordinaires, mais qui, les jours de fête, se mettait en gaieté comme tout le monde.
La carriole du notaire sautait sur les pavés de la rue. Don Julian, les lunettes sur le bout du nez, somnolait, laissant le clerc conduire, bien que celui-ci fût aussi ému que son patron.
Sento, resté seul avec Marieta, ne savait que dire... Il ne pouvait que répéter: mordieu!... Ah, il avait été plus entreprenant autrefois, avec Mâame Tomasa. Sans doute l’effet de l’âge! Enfin il pria Marieta d’entrer dans la chambre à coucher; mais c’était une singulière personne, que cette petite! Jamais il n’avait vu créature si têtue. Elle ne voulait rien entendre... plutôt mourir! Elle voulait passer la nuit dans un fauteuil...
Le vieux se fatigua de la prier... Puisque tel était son caprice, bonne nuit!—Et, prenant la lampe, il entra dans la chambre; mais Marieta avait horreur de l’obscurité: cette grande maison inconnue lui faisait peur; elle croyait voir dans l’ombre la large face, aux taches de rousseur, de Mâame Tomasa. Toute tremblante, elle se précipita dans la chambre à la suite de son époux.
Maintenant elle regardait cette pièce, qui était la mieux de la maison, avec ses chaises d’osier fabriquées à Vitoria, ses murs couverts de chromos et ses grandes armoires. Sur la commode ventrue, aux poignées de bronze, il y avait sous un énorme globe une statue de la Vierge, et un bouquet de fleurs flétries, de chaque côté des candélabres de cristal, aux bougies jaunes, déformées par le temps et salies par les mouches; près du lit, un bénitier avec la palme du dimanche des Rameaux, et, suspendu à un clou, le fusil du père Sento, une arme de fort calibre, toujours chargé de gros plomb; enfin, suprême élégance! le lit monumental de Mâame Tomasa, à la tête duquel était sculptée la cour céleste, et dont la literie était formée d’un amoncellement, recouvert de matelas, de damas rouge.
Le père Sento souriait, satisfait de son succès: bien! c’était ainsi que Marieta devait toujours obéir gentiment. Malgré sa rudesse habituelle, il lui parlait d’une voix très douce, comme s’il avait une praline dans la bouche; enfin il allongea le bras...
—Restez tranquille! dit-elle, effrayée.—Ne m’approchez pas!
Elle s’éloigna, poursuivie par Sento, qui, ne pouvant l’atteindre, finit par lui accorder une trêve, et se mit à se déshabiller avec résignation.
—Es-tu bête! répétait-il philosophiquement, pendant qu’il enlevait ses espadrilles, son pantalon de velours, et qu’il dénouait la ceinture noire qui lui comprimait l’abdomen.
Onze heures sonnèrent au clocher: il fallait en finir avec ce jeu ridicule; Marieta se couchait-elle, oui ou non?
La voix était si impérative que la mariée se leva comme un automate, et se tournant vers le mur, se dévêtit lentement. Elle enleva le foulard noué à son cou, puis après de longues hésitations, le corsage, qui tomba sur une chaise. Elle gardait encore le corset blanc aux arabesques rouges, qui laissait voir son dos brun aux tons chauds et ombrés, dont la peau fine avait le velouté de la pêche mûre.
Le père Sento s’approcha cauteleusement. Son ventre énorme et flasque ballottait à chacun de ses pas:
—Allons, petite! ne fais pas la sotte! je vais t’aider à te déshabiller.
Il tenta de se placer entre elle et le mur; et comme Marieta tenait ses bras fortement croisés sur sa poitrine rebondie, il essaya de les séparer:
—Non! Je ne veux pas! s’écria-t-elle. Non!... au diable!... va-t’en!
Avec une vigueur inattendue, elle écarta ce ventre qui lui barrait le passage, et, toujours cachant ses seins, elle se réfugia entre le lit et la cloison.
Sento se mit en colère. C’était passer les bornes de la plaisanterie! Il poursuivit Marieta dans sa retraite, mais à peine eut-il fait quelques pas... qu’il lui sembla que tout le village s’écroulait, que la maison était assaillie par tous les diables, et que l’heure du Jugement dernier était venue.
Ce fut un tintamarre infernal, un bruit confus de grelots, de sonnailles, de bidons de pétrole frappés à gros coups de bâton; puis bientôt, partirent des pétards, sifflant, éclatant tout près de la fenêtre, avec des lueurs rougeâtres d’incendie.
Sento comprit de quoi il s’agissait: l’auteur, il le connaissait! Le compte de cette crapule serait vite réglé, si la prison n’était pas à craindre. Le vieillard trépignait: il n’était plus amoureux, il ne songeait plus à Marieta, qui, d’abord, frappée de stupeur, pleurait maintenant, comme si ses larmes pouvaient tout arranger. Ah! ses amies l’avaient bien dit: puisqu’elle se mariait avec un vieux, on lui ferait un vrai charivari. Mais quel charivari! Quand les boîtes de fer-blanc et les grelots cessaient de résonner, la musette de Dimoni nasillait en persiflant les époux, puis une voix rauque que connaissait Marieta (ah, oui! elle la connaissait bien!) parlait de la vieillesse du père Sento, et du danger qu’il courait d’aller dès le lendemain au cimetière, s’il s’acquittait de ses devoirs d’époux.
—Mufles! Chenapans! rugissait le bonhomme, arpentant la chambre et gesticulant comme un énergumène.
Voulant savoir qui osait ainsi s’attaquer à lui, il éteignit la lampe et ouvrit le judas de la fenêtre grillée.
La rue était pleine de monde. Quelques paquets de chénevote sèche brûlaient avec une flamme rougeâtre, qui, laissant dans l’ombre tout le reste de la foule, éclairaient les auteurs du charivari: le Déguenillé, avec toute la famille de Mâame Tomasa. Le vieillard s’indignait surtout de voir Dimoni accompagner de son instrument les couplets injurieux chantés contre lui, alors que ce filou venait de recevoir deux douros, pendant la noce pour prix de son travail.
Le Déguenillé était infatigable; les gens hurlaient d’enthousiasme en entendant ses chansons. Sento, hors de lui, fit quelques pas en arrière et, dans l’ombre, sembla chercher quelque chose à tâton... Quand il revint à la fenêtre, il vit la foule s’ouvrir pour laisser passer les amis du Déguenillé, qui portaient sur l’épaule un objet long et noir:
—Gori! Gori! Gori![B] hurlaient les gens sur l’air du De Profundis.
Deux énormes cornes, ligneuses et torses, furent hissées au bout d’un bâton; puis un cercueil passa, au fond duquel gisait un mannequin grotesque ayant pour sourcils deux grosses touffes de poils, en broussaille.
Sacrebleu, ça, c’était pour lui! et on avait l’audace maintenant de lui lancer ce surnom de Sellat (Gros-Sourcils) que jusqu’alors personne n’avait osé proférer en sa présence.
Il rugit, en s’éloignant un peu de la fenêtre, et prit le long du mur un objet qu’il appuya à son visage, crispé de fureur... Deux détonations formidables firent cesser net le carillon. Il avait tiré au jugé, mais tel était son désir de tuer qu’il était sûr d’avoir touché...
Les torches s’éteignirent; on entendit la rumeur de la foule en fuite; quelques voix crièrent:
—Assassin! C’est Gros-Sourcils! Montre-toi, fripouille!
Mais Sento ne les entendait pas. Stupéfié de son acte, le fusil lui brûlant les mains, il dit sourdement à Marieta épouvantée, qui gémissait, étendue sur le plancher:
—Tais-toi! mordieu! ou je te tue!
Il ne sortit de sa stupeur qu’en entendant frapper rudement à la porte, qui donnait sur la rue:
—Ouvrez, au nom de la loi!
Les domestiques avaient sans doute veillé toute la nuit, car la porte s’ouvrit aussitôt: un bruit de crosses et de souliers à clous s’approcha de la chambre à coucher.
Lorsque le père Sento fut dans la rue, entre deux gendarmes, il vit le cadavre du Déguenillé, troué comme un crible. Pas un plomb n’était perdu! De loin, les amis du mort le menacèrent de leurs couteaux; Dimoni lui-même, titubant d’ivresse et d’émotion, le visait d’un air farouche, avec sa musette; mais lui, ne voyait rien!... Il s’éloigna, la tête basse, en murmurant avec amertume: La belle nuit de noce!
DIMONI
De Cullera à Sagonte, dans toute la plaine de Valence, il n’y avait ni bourg ni village où il ne fût connu.
Aux premiers sons de sa musette, les enfants accouraient au galop, les commères s’appelaient les unes les autres d’un air joyeux, les hommes quittaient le cabaret.
Et lui, les joues gonflées, le regard vague perdu dans les airs, il jouait sans relâche, au milieu des applaudissements qu’il accueillait avec une indifférence d’idole. Sa vieille musette toute fendillée, partageait avec lui l’admiration générale: lorsqu’elle ne roulait pas dans les paillers ou sous les tables des buvettes, on la voyait toujours sous son aisselle comme un membre nouveau, créé par la nature dans un accès de mélomanie.
Les femmes, qui se moquaient de ce vaurien, avaient fini par le trouver beau. Grand, vigoureux, la tête ronde, le front haut, les cheveux ras, le nez d’une courbe fière, il avait dans sa physionomie calme et majestueuse quelque chose qui rappelait les patriciens romains, non pas ceux, qui, au temps où les mœurs étaient austères, vivaient à la spartiate et fortifiaient leurs muscles au Champ de Mars, mais ceux de la décadence dont les orgies et la gloutonnerie dégradaient la beauté héritée de leur race.
Dimoni était un ivrogne: il devait sa réputation moins à son talent merveilleux, d’où lui était venu le surnom de Dimoni[C], qu’à ses formidables ribotes.
Il était de toutes les fêtes. On le voyait toujours arriver silencieux, la tête haute, sa musette sous l’aisselle, accompagné de son petit tambourineur, un garnement ramassé sur les routes, qui avait l’occiput tout pelé, car, à la moindre faute, Dimoni lui tirait impitoyablement les cheveux. Et si le galopin, fatigué de ce genre de vie, quittait son maître c’était après être devenu aussi pochard que lui.
Dimoni était sans contredit le meilleur joueur de musette de la province, mais il fallait le surveiller dès son entrée au village, le menacer du bâton pour l’empêcher d’entrer au cabaret avant la fin de la procession, ou, si l’on était assez faible pour lui céder, l’y accompagner, afin d’arrêter son bras chaque fois qu’il le tendait pour saisir le pichet au bec pointu et boire te vin à la régalade. Toutes ces précautions étaient souvent vaines; car plus d’une fois, marchant, roide et grave, devant la bannière de la confrérie, Dimoni scandalisait les fidèles, en jouant brusquement la Marche Royale devant la branche d’olivier de la buvette, pour attaquer ensuite le funèbre De profundis, quand la statue du saint patron rentrait à l’église.
Ces distractions d’incorrigible bohème amusaient les gens. La marmaille pullulait autour de lui, en faisant des cabrioles. Les vieux garçons riaient de l’air dont il marchait devant la croix paroissiale; ils lui montraient de loin un verre de vin, et il répondait à l’invitation par un clignement d’yeux malicieux qui semblait leur dire: Gardez-le pour «tout à l’heure».
Ce «tout à l’heure», était pour Dimoni le bon moment, car alors, la fête terminée, il était affranchi de toute surveillance, et il jouissait enfin de sa liberté. Il trônait en pleine auberge près des petits tonneaux peints en rouge sombre, au milieu des tables de zinc. Il aspirait avec délices l’arôme de l’huile et de l’ail, de la morue, des sardines frites qu’on voyait sur le comptoir, derrière le grillage sale, et contemplait avec envie les chapelets de boudins, qui pendaient des solives, les grappes de saucissons fumés, pointillés par les mouches, les cervelas et les jambons saupoudrés de gros poivre rouge.
La cabaretière était flattée de la présence d’un client que suivaient tant d’admirateurs qu’il n’y avait pas assez de mains pour remplir les pichets. Une odeur lourde de laine grossière et de sueur se répandait dans l’air, et, à la lueur du quinquet fumeux on voyait la respectable assemblée: les uns assis sur des tabourets de sparte aux pieds de caroubier, les autres accroupis sur le sol, soutenant de leurs fortes mains leurs grosses mâchoires qui semblaient se désarticuler à force de rire.
Tous les regards étaient fixés sur Dimoni: «La grand’mère! joue la grand’mère!» Alors il se mettait à imiter avec sa musette le dialogue nasillard de deux vieilles, d’une façon si comique, que d’interminables éclats de rire ébranlaient les murs du cabaret, éveillant les chevaux de la cour voisine, dont les hennissements mettaient le comble au tapage.
On lui demandait ensuite de contrefaire «l’Ivrognesse», une «rien du tout,» qui allait de village en village, vendant des mouchoirs et dépensant ses gains en eau-de-vie. Le plus amusant, c’était qu’elle assistait presque toujours à la séance, et qu’elle était la première à éclater de rire.
Quand son répertoire burlesque était épuisé, Dimoni donnait libre cours à ses fantaisies, et devant son public silencieux et émerveillé, imitait le pépiement des moineaux, les murmures des blés sous la brise, les sonneries lointaines des cloches, tout ce qui frappait son imagination, dans les après-midi où il s’éveillait en pleine campagne, sans savoir comment l’avait amené là l’ivresse de la veille.
Ce bohème génial était un silencieux, qui ne parlait jamais de lui-même. On savait seulement, par la rumeur publique, qu’il était de Benicofar, où il possédait une vieille masure, qu’il avait conservée, parce que personne ne voulait lui en donner quatre sous; on savait aussi qu’il avait bu, en quelques années, l’héritage de sa mère: deux mulets, un chariot et une demi-douzaine de lopins de terre. Travailler? Jamais de la vie! Tant qu’il aurait sa musette, il ne manquerait jamais de pain! Il dormait comme un prince, lorsque, la fête terminée, après avoir soufflé dans son instrument et bu toute la nuit, il tombait comme une masse dans un coin du cabaret, ou sur un pailler à la campagne et son petit vaurien de tambourineur, aussi ivre que lui, se couchait à ses pieds, comme un bon chien.
II
Personne ne sut jamais comment eut lieu la rencontre; mais il était écrit qu’elle se produirait. Un beau soir, ces deux astres errant dans les vapeurs de l’alcool, Dimoni et l’Ivrognesse, opérèrent leur conjonction...
Leur fraternité d’ivrognes s’acheva en amour, et ils allèrent cacher leur bonheur à Bonicofar dans cette vieille masure où, la nuit, couchés par terre, ils voyaient les étoiles clignoter malicieusement à travers les larges brèches du toit, bordées d’herbes sans cesse agitées. Les nuits de tempête, ils étaient obligés de fuir, comme s’ils étaient en rase campagne, poursuivis par la pluie de chambre en chambre, pour finir par trouver dans l’étable abandonnée, un tout petit coin où, parmi la poussière et les toiles d’araignée, fleurissait follement leur printemps d’amour.
Depuis son enfance, Dimoni n’avait jamais aimé que le vin et sa musette; et voilà qu’à l’âge de vingt-huit ans, il perdait sa virginité d’ivrogne insensible, et goûtait des jouissances inconnues dans les bras de l’Ivrognesse, affreuse et sale guenon desséchée et noircie par l’alcool qui la brûlait, mais passionnée et vibrante comme une corde tendue! Ils ne se quittaient plus; ils se caressaient en pleine rue avec la naïve impudeur des chiens et maintes fois, en allant aux villages où se célébrait une fête, ils fuyaient à travers champs, et se laissaient surprendre au moment critique par les charretiers qui les entouraient en criant avec de grands éclats de rire. Le vin et l’amour engraissaient Dimoni; il prenait du ventre, s’habillait mieux, marchait calme et satisfait, aux côtés de l’Ivrognesse, qui, de plus en plus sèche et noire, ne songeait qu’à le soigner et l’accompagnait partout. On la voyait même auprès de lui, en tête des processions; elle ne craignait pas les pétards, mais elle lançait à toutes les femmes des regards hostiles.
Un jour, dans une procession, les gens se pâmèrent en s’apercevant que l’Ivrognesse était grosse. Dimoni marchait d’un air triomphant, la tête haute, la musette en l’air, comme un nez démesuré; près de lui, le galopin tapait sur le tambour; de l’autre côté, l’Ivrognesse étalait complaisamment, comme un second tambourin, son ventre énorme, dont le poids ralentissait ses pas et la faisait chanceler tandis que se relevait outrageusement le devant de sa jupe, laissant à découvert ses pieds enflés, qui ballottaient dans de vieux souliers, et ses jambes noires, sèches et sales, pareilles aux baguettes agitées par le tambourineur.
C’était un scandale, un sacrilège!... Les curés des villages sermonnaient le musicien:
—Mais, grand démon, marie-toi au moins, puisque cette vaurienne s’entête à te suivre, même dans les processions. On se chargera de te procurer les papiers nécessaires.
Il disait oui, toujours, mais dans son for intérieur, il les envoyait au diable. Se marier! la bonne farce! Comme les gens se moqueraient! Non, c’était bien mieux ainsi.
Malgré son obstination, on ne l’exclut pas des fêtes, parce qu’il était le meilleur joueur de musette du pays, et celui qui se faisait payer le moins cher, mais on le dépouilla de tous les honneurs attachés à sa fonction: il ne mangea plus à la table des marguilliers, on ne lui donna plus le pain bénit, on interdit l’entrée de l’église à ce couple d’hérétiques.
III
L’Ivrognesse ne fut pas mère. On dut arracher l’enfant par morceaux de ses entrailles brûlées; et la pauvre malheureuse mourut ensuite sous les yeux épouvantés de Dimoni, qui, la voyant s’éteindre sans agonie et sans convulsions, ne savait si sa compagne s’en était allée pour toujours, ou si elle venait seulement de s’endormir, comme lorsque la bouteille vide roulait à ses pieds.
L’événement fit du bruit; les commères de Benicofar se groupèrent à la porte de la masure, pour voir de loin l’Ivrognesse étendue dans le cercueil des pauvres, et près d’elle, Dimoni accroupi, gémissant, baissant la tête comme un bœuf mélancolique.
Aucun habitant du village ne daigna entrer. On ne voyait dans la maison mortuaire qu’une demi-douzaine d’amis de Dimoni, mendiants en loques, aussi ivrognes que lui, et le fossoyeur de Benicofar.
Ils passèrent la nuit à veiller la morte, allant chacun à son tour, toutes les deux heures, frapper à la porte du cabaret pour faire remplir une outre énorme. Et quand le soleil entra par les brèches de la toiture, ils s’éveillèrent autour de la morte, tous allongés par terre, comme lorsqu’ils se laissaient tomber dans quelque pailler, la nuit du dimanche, à la sortie du cabaret.
Tous pleuraient. Dire que la pauvre femme était là, dans la bière des indigents, tranquille, comme endormie, incapable de se lever pour demander sa part! Oh! que la vie est peu de chose! Et voilà où nous devons aboutir tous. Ils pleurèrent tant que, lorsqu’ils conduisirent le cadavre au cimetière, leur émotion et leur ivresse duraient encore.
Toute la population assista de loin à l’enterrement. Les braves gens riaient follement d’un spectacle si bouffon. Les amis de Dimoni marchaient, le cercueil sur l’épaule, avec des oscillations qui faisaient tanguer rudement la boîte funèbre, comme un vieux bateau démâté. Dimoni venait par derrière, avec son inséparable instrument sous l’aisselle, gardant toujours cet air de bœuf moribond qui vient de recevoir un coup terrible sur la nuque.
Les gamins criaient et gambadaient autour du cercueil, comme si c’était un jour de fête, et les bonnes gens riaient en assurant que l’histoire de l’accouchement était une plaisanterie, et que l’Ivrognesse était morte d’avoir bu trop d’eau-de-vie.
Les grosses larmes de Dimoni faisaient rire aussi. Ah! le sacré coquin! Sa ribote de la veille durait encore, et ses larmes, c’était du vin qui lui sortait par les yeux...
On le vit revenir du cimetière, où par pitié l’on avait permis d’enterrer «cette vaurienne», puis entrer au cabaret en compagnie de ses amis et du fossoyeur...
Dès lors Dimoni ne fut plus le même homme: il devint maigre, brisé, sordide, et de plus en plus abruti par l’ivresse...
Adieu, les glorieux voyages, les triomphes dans les cabarets, les sérénades sur les places, les musiques enragées dans les processions! Il ne voulait plus sortir de Benicofar ni jouer dans les fêtes; il renvoya son dernier tambourineur, dont la présence l’irritait.
Peut-être dans ses rêves d’ivrogne mélancolique, avait-il pensé, en voyant la grossesse de l’Ivrognesse, que plus tard un galopin à tête de vaurien, un petit Dimoni, accompagnerait, en tapant sur un tambourin, les gammes vibrantes de sa musette?... Maintenant, il était seul! Il avait connu le bonheur pour retomber dans une situation pire; il avait connu l’amour pour connaître le désespoir: deux choses qu’il ignorait, avant de rencontrer l’Ivrognesse.
Tant que brillait le soleil, il restait chez lui comme un hibou. A la tombée de la nuit, il sortait du village furtivement, comme un voleur; il se glissait dans le cimetière par une brèche du mur, et, quand les paysans attardés revenaient chez eux, la bêche sur l’épaule, ils entendaient une petite musique, douce et interminable, qui semblait sortir des tombes.
—Dimoni, c’est toi?...
Le musicien se taisait, aux cris de ces gens superstitieux qui l’interrogeaient pour dissiper leur crainte.
Puis, dès que les pas s’éloignaient et que de nouveau régnait le silence de la nuit, la musique reprenait, triste comme une lamentation, comme le sanglot lointain d’un petit enfant, appelant sa mère qui ne doit jamais revenir...
COUP DOUBLE
En ouvrant sa porte, Pepe trouva un papier dans le trou de sa serrure. C’était un billet anonyme et menaçant. On lui demandait quarante douros, qu’il devait déposer cette nuit-là même dans le four qui était en face de sa chaumière.
Des bandits terrorisaient la huerta[D]. Celui qui ne se soumettait pas à leurs exigences trouvait ses champs ravagés, ses récoltes pillées, et même parfois, en pleine nuit, réveillé en sursaut, avait à peine le temps de fuir son toit de chaume, qui s’effondrait dans les flammes, au milieu d’une fumée suffocante.
Gafarro[E], le plus solide garçon de Ruzafa, avait juré de découvrir les bandits. Toutes les nuits, le fusil à la main il s’embusquait dans les roseaux, ou rôdait dans les sentiers. Un matin, on trouva son cadavre dans un canal d’irrigation le ventre criblé de blessures, la tête fracassée. L’assassin demeura inconnu.
Les journaux de Valence eux-mêmes rapportaient ces drames de la huerta, où, dès la nuit, poussés par une terreur égoïste, les gens fermaient leurs chaumières, assurant leur sécurité, sans se soucier du voisin. A ce sujet, le père Baptiste, alcade du district, fulminait, quand les autorités de la ville lui parlaient de l’affaire. Il assurait que lui et Sigro[F], son fidèle alguazil, suffisaient pour mettre fin à ce malheur public.
Néanmoins, Pepe ne songeait pas à recourir à l’alcade. Il n’aimait pas les mensonges et les vaines fanfaronnades.
Le certain, c’était qu’on lui demandait quarante douros, et que, s’il ne les déposait pas dans le four d’en face, on lui brûlerait sa chaumière, cette chaumière qu’il regardait déjà d’un œil attendri comme un père regarde son fils agonisant. Il contemplait tristement les murs d’une blancheur éblouissante, le toit de paille brune, les volets bleus, la treille au-dessus de la porte, pareille à une jalousie verte, par où filtrait le soleil, avec des palpitations d’or vivant; les massifs de géraniums et de belles de jour, bordant la demeure et contenus par un treillis de roseaux; puis, au delà du vieux figuier, le four d’argile et de briques, rond et aplati comme une fourmilière d’Afrique. C’était là toute sa fortune, le nid qui abritait ce qu’il aimait le plus, sa femme, les trois petits, les deux vieux chevaux, ses fidèles compagnons dans la lutte quotidienne pour le pain, la vache blanche qui allait tous les matins par les rues de la ville, éveillant les gens par le tintement plaintif de ses sonnailles et qui rapportait jusqu’à six réaux par jour, avec ses mamelles roses toujours gonflées de lait.
Comme il avait fallu gratter les quatre mottes de terre, que, depuis trois générations, toute la famille avait arrosées de sueur et de sang, pour amasser cette poignée de douros qu’il conservait dans un pot, enterré sous son lit! Et maintenant, pouvait-il se laisser arracher quarante douros!... Il était un pacifique; dans toute la huerta on pouvait répondre de lui. Jamais il n’avait de querelle à propos d’irrigation, jamais il n’allait au cabaret, jamais il ne prenait son fusil, pour faire le fanfaron! Travailler à force, pour sa Pepeta et ses trois enfants, c’était sa seule passion. Mais puisqu’on voulait le voler, il saurait se défendre. Nom de Dieu!... Dans ce brave homme si calme d’ordinaire, s’éveillait la furie des marchands arabes, qui se laissent bâtonner par le bédouin, mais se changent en lions, quand on veut les dépouiller...
A l’approche de la nuit, il n’avait encore rien décidé. Il alla consulter son voisin, un vieillard décrépit, bon seulement maintenant pour couper les ronces dans les sentiers, mais qui dans sa jeunesse, disait-on, avait envoyé plus d’un adversaire fumer la terre.
Le vieux l’écouta, les yeux fixés sur la grosse cigarette que roulaient ses mains tremblantes et crasseuses. Pepe avait raison de ne pas vouloir lâcher son argent. Qu’on volât sur la grand’route, comme des hommes, face à face, en risquant sa peau, soit! mais ainsi, non! Il avait soixante-dix ans, lui! mais on pouvait lui adresser de pareils billets! Voyons! Pepe était-il une femme pour ne pas oser se défendre!
Cette ferme assurance se communiqua à Pepe, qui se sentit capable de tout, pour sauvegarder le pain de ses enfants.
Avec autant de solennité que s’il se fût agi d’une relique, le vieillard tira de derrière sa porte, le joyau de la maison: un vieux fusil dont il caressa religieusement la crosse vermoulue. Il voulut le charger lui-même: il connaissait mieux que personne ce vieil ami. Ses mains tremblantes se rajeunirent. Vite, de la poudre. Toute une poignée! D’une corde de sparte, il fit les bourres. Maintenant, une charge de chevrotines, cinq ou six: puis une décharge de gros plomb, de la cendrée, et par-dessus, une bourre bien battue. Si le fusil, plein jusqu’à la gueule, ne faisait pas son œuvre de mort, ce serait une grâce de Dieu!
Cette nuit-là, Pepe dit à sa femme et à ses enfants qu’il allait attendre son tour d’arrosage. Toute la famille le crut et se coucha tôt.
Il sortit en fermant bien sa porte. A la lueur des étoiles, il vit sous le figuier le petit vieux en train d’amorcer son fusil bien-aimé. Celui-ci donna à Pepe une dernière leçon, pour prévenir toute erreur de tir. Il fallait bien viser la gueule du four, et rester calme. Quand les bandits se baisseraient, pour prendre le magot... feu! Rien de plus simple. Un enfant le ferait. Sur le conseil du vieillard, Pepe se coucha dans l’ombre de sa maison, entre deux massifs de géraniums; il posa sur la bordure de roseaux le canon de l’arme, dirigé vers le four. Maintenant du sang-froid! dit le vieux.
Il fallait surtout presser la détente au bon moment. Puis il laissa Pepe, en ajoutant qu’il aimait bien ces sortes d’aventures, mais qu’il avait des petits-enfants, et que, pour ces besognes-là, il valait mieux être seul.
Le vieillard s’éloigna avec les précautions d’un homme accoutumé à rôder par la huerta, en s’attendant à rencontrer un ennemi dans chaque sentier.
Pepe eut l’impression que dans l’immense plaine, frémissante sous la brise, il n’y avait plus d’autres êtres vivants que lui et ceux qui allaient venir... Le canon de son fusil tremblait un peu sous les roseaux; mais comme ses pieds touchaient le mur de sa chaumière, il songea que de l’autre côté sa femme et ses enfants dormaient, sans autre défenseur que son bras, et à cette pensée, il se sentit redevenu presque une bête fauve.
L’air vibra; la cloche de la cathédrale de Valence sonna neuf heures. On entendit le grincement d’un chariot, qui roulait au loin. Les chiens hurlaient furieusement; les coassements des grenouilles dans le canal voisin, n’étaient interrompus que par les plongeons des rats et des crapauds, qui sautaient à travers les roseaux.
Pepe comptait les heures, qu’il entendait sonner. C’était là la seule chose qui pût le tirer de la somnolence et de la torpeur où le plongeait l’immobilité de l’attente. Onze heures!... Ils ne viendraient plus sans doute... Dieu aurait-il touché leur cœur?
Soudain les grenouilles se turent. Deux ombres apparurent dans le sentier. Pepe crut voir deux chiens énormes, qui tout à coup se dressèrent. C’étaient des hommes, qui s’avançaient tout courbés, se traînant presque sur les genoux.
—Les voilà! se dit-il, et ses mâchoires tremblaient.
Les deux hommes se tournaient de tous côtés, comme s’ils craignaient une surprise. Ils allèrent examiner la haie de roseaux, s’approchèrent ensuite de la porte de la chaumière, et mirent l’oreille à la serrure. Ces manœuvres les avaient amenés deux fois tout près de Pepe, sans qu’il pût les reconnaître. Ils allaient, enveloppés de couvertures, qui leur cachaient le visage, et dont le bas laissait voir des canons de fusil.
Cela accrut le courage de Pepe. C’étaient sans doute les meurtriers de Gafarro. Décidément il fallait tuer, pour ne pas mourir.
Ils se dirigeaient maintenant vers le four. L’un d’eux se baissa, glissant ses mains dans le four, juste dans la ligne du fusil. Un tir magnifique! Mais l’autre bandit, qui restait libre!
Pepe commença d’éprouver les angoisses de la peur; une sueur froide lui mouillait le front. S’il tuait l’un, il resterait désarmé devant l’autre. Et s’il les laissait partir les mains vides, ils se vengeraient en mettant le feu à sa chaumière.
Mais celui qui faisait le guet, impatienté des lenteurs de son compagnon, le rejoignit pour l’aider dans ses recherches. Les deux hommes formaient une masse sombre, qui masquait le four. L’occasion était bonne. Du courage, Pepe! Tire!...
Ce fut un coup de tonnerre, qui mit en émoi toute la huerta, et souleva une tempête de cris et d’aboiements lointains. Pepe ne vit qu’un éventail d’étincelles, son fusil lui échappa, et il agita ses mains pour se convaincre qu’il n’était pas blessé. Bien sûr, son cher fusil avait éclaté.
Il n’y avait plus rien devant le four; Pepe supposa que les bandits s’étaient enfuis et il allait décamper lui aussi, lorsque la porte de sa chaumière s’ouvrit, laissant passer sa femme, qui éveillée par la détonation, et craignant qu’il ne fût arrivé malheur à son mari, sortait en jupon, une lampe à la main. La lumière rougeâtre de cette lampe, agitée par une main effarée, porta jusqu’à la gueule du four.
Deux hommes gisaient là l’un sur l’autre, confondus en un seul corps, comme unis par un clou invisible et soudés par du sang...
Le tir avait été juste, le vieux fusil avait fait coup double.
Lorsque Pepe et sa femme, avec une curiosité épouvantée, éclairèrent les cadavres pour distinguer les figures, ils reculèrent avec des cris de surprise.
C’était Batiste, l’alcade et Sigro, son alguazil.
La huerta était sans chef, mais tranquille.
LE PARASITE DU TRAIN
Oui, dit l’ami Pérez à tous ses camarades de café, je viens de lire dans ce journal la nouvelle de la mort d’un ami. Je ne le vis qu’une seule fois, et cependant j’ai pensé bien souvent à lui.
Je fis sa connaissance une nuit de Noël, en venant à Madrid par le train omnibus de Valence. J’étais dans un compartiment de première. A Albacete, l’unique voyageur qui m’accompagnait descendit; me voyant seul, ayant mal dormi la nuit précédente, je m’étirai voluptueusement sur les coussins gris des banquettes. Ils étaient tous pour moi! J’allais pouvoir m’étendre à mon gré! Quel bon somme je ferais jusqu’à Alcazar de San Juan!
Je tirai le rideau vert de la veilleuse et le compartiment se trouva dans une pénombre délicieuse. Enveloppé de mon manteau, je m’étendis sur le dos et j’allongeai mes jambes autant que je pus, avec la délicieuse certitude de ne déranger personne.
Le train filait à travers les plaines arides et ravagées de la Manche. Les gares s’espaçaient à de grandes distances; la machine accélérait sa vitesse et ma voiture gémissait, cahotée, ainsi qu’une vieille diligence. Couché sur le dos, je me laissais balancer par ce formidable roulis. Les franges des coussins tourbillonnaient. Et les valises de sauter dans les filets, les vitres de s’agiter dans leurs châssis! D’en bas, arrivait jusqu’à moi un effroyable grincement de vieille ferraille. Les roues, les freins criaient; mais à mesure que mes yeux se fermaient, je perdais la notion exacte de ces bruits; tantôt je me croyais ballotté par les vagues, tantôt je m’imaginais être redevenu enfant, bercé par la voix monotone d’une nourrice. Toujours rêvant, étourdi par le fracas des roues, je finis par m’endormir...
Soudain, une impression de fraîcheur me réveilla. Je sentis en pleine figure comme un jet d’eau froide. Ouvrant les yeux, je me vis seul dans le compartiment; la portière d’en face était fermée. Mais je sentis de nouveau le souffle froid de la nuit qu’augmentait l’ouragan soulevé par le train dans sa marche rapide. En me redressant, je vis l’autre portière, la plus rapprochée de moi, complètement ouverte. Un homme était assis au bord de la plate-forme, les pieds au dehors appuyés sur le marchepied, pelotonné, la tête tournée vers moi; ses yeux brillaient étrangement dans son visage obscur.
*
* *
La surprise m’empêchait de réfléchir. Je venais à peine de me réveiller, et mes idées étaient encore confuses. De prime abord, j’éprouvai une certaine terreur superstitieuse. Cet homme, apparu soudain pendant la marche du train, n’était-il pas un fantôme semblable à ceux des contes dont on avait bercé mon enfance?
Mais je me rappelai aussitôt les attaques sur les voies ferrées, les vols dans les trains, les assassinats en wagon, tous les crimes de ce genre dont j’avais lu le récit, et je pensai que j’étais seul, sans même une méchante sonnette pour avertir ceux qui dormaient de l’autre côté des cloisons de bois. Cet homme était sûrement un voleur!
L’instinct de défense, ou plutôt la peur, me rendit presque féroce. Je me précipitai sur l’inconnu, le repoussant des coudes et des genoux. Il perdit l’équilibre, mais réussit à s’accrocher, désespéré, à la portière. Je continuai à le pousser, luttant pour arracher ses mains crispées de cette planche de salut, afin de le jeter sur la voie. Tous les avantages étaient de mon côté.
—Pour l’amour de Dieu! gémit-il d’une voix étouffée, laissez-moi, monsieur! Je suis un honnête homme.
Il y avait dans ses paroles une telle expression d’humilité et d’angoisse que j’eus honte de ma brutalité, et je le lâchai.
Il s’assit de nouveau, haletant, saisi d’effroi, dans l’embrasure de la portière, tandis que je restais debout, sous la veilleuse dont j’avais retiré le rideau.
Alors, je pus le voir. C’était un paysan petit et sec, un pauvre diable avec une veste de peau de mouton rapiécée et crasseuse, et un pantalon de couleur claire. Sa casquette noire se confondait presque avec le ton verni et cuivré de sa figure d’où se détachaient les yeux calmes; et lorsqu’il contractait ses lèvres avec le sourire stupide de la reconnaissance, il montrait de grosses dents jaunâtres comme celles d’un ruminant.
Il me regardait comme un chien à qui on a sauvé la vie. En même temps ses mains noires fouillaient dans sa large ceinture et dans ses poches. Ceci me fit presque repentir de ma générosité et, pendant que le rustre se livrait à ses recherches, je plongeai ma main dans ma poche de derrière et saisis mon revolver. Pensait-il m’attaquer à l’improviste! De sa ceinture il tira je ne sais quoi... Je l’imitai en sortant à demi mon revolver de son étui. Mais ce qu’il avait à la main, n’était qu’un petit carton crasseux et criblé de trous qu’il me tendit d’un air content.
—Moi aussi j’ai mon billet, monsieur.
Je le regardai et ne pus m’empêcher de rire.
—Mais il est périmé! lui dis-je. Il y a déjà plusieurs années qu’il a servi. Penses-tu avoir le droit, avec ceci, de prendre le train d’assaut et d’effrayer les voyageurs?
Voyant que sa fraude grossière était découverte, il prit un air penaud, qui semblait dire: «Ne va-t-il pas tenter encore de me jeter sur la voie?»
Apitoyé, je voulus paraître généreux et gai, afin de dissimuler les effets de la surprise dont je frissonnais encore.
—Allons, achève de monter. Assieds-toi à l’intérieur et ferme la portière.
—Non, monsieur, dit-il avec orgueil. Je n’ai pas le droit d’être dedans comme un Monsieur. Je reste ici et je vous remercie, car je n’ai pas d’argent.
Et le rustre têtu ne bougea pas plus qu’un soliveau.
J’étais assis auprès de lui; mes genoux touchaient ses épaules. Une véritable trombe pénétrait dans le compartiment. Le train marchait à toute vitesse. Sur les talus solitaires et terreux glissait la tache rouge et oblique de la portière ouverte sur laquelle se découpait la silhouette de l’inconnu ramassé sur lui-même et la mienne. Les poteaux télégraphiques défilaient, semblables à une rangée de coups de pinceau jaunes sur le fond noir de la nuit; sur les remblais brillaient, un instant, pareils à d’énormes vers luisants, les charbons enflammés que vomissait la locomotive.
Le pauvre homme n’était pas tranquille; il semblait étonné de mon calme. Je lui donnai un cigare et, peu à peu, il se mit à parler.
Tous les samedis il faisait le voyage de la même façon. Il attendait le train à son départ d’Albacete; il sautait sur un marchepied au risque de se faire écraser et parcourait extérieurement tous les wagons à la recherche d’un compartiment vide; dans les gares il descendait un peu avant l’arrivée et remontait après le départ, changeant toujours de place pour tromper la vigilance des employés, cette mauvaise engeance ennemie des pauvres.
—Mais, où vas-tu, lui dis-je? Pourquoi voyages-tu ainsi, t’exposant à périr écrasé?
*
* *
Il allait passer le dimanche dans sa famille. Une idée de pauvre diable! Lui, il avait un peu de travail à Albacete et sa femme servait dans un village assez éloigné. La faim les avait séparés. Au début, il faisait le voyage à pied; il marchait toute une nuit et, quand il arrivait le matin, il tombait fourbu, sans avoir la force de parler avec sa femme ni de jouer avec ses enfants. Mais il s’était débrouillé; il n’avait plus peur et faisait maintenant commodément le voyage en chemin de fer. Quand il pouvait voir ses enfants il travaillait avec plus d’ardeur toute la semaine. Il en avait trois: le plus jeune n’était pas plus haut que sa botte, et cependant il reconnaissait son papa et, quand il le voyait, il se suspendait à son cou.
—Mais ne crains-tu pas, lui dis-je, qu’à la suite d’un de ces voyages tes enfants ne restent sans père?
Il souriait avec confiance. Il connaissait bien son affaire. Le train ne l’effrayait pas quand il arrivait comme un cheval emballé, et mugissait, lançant des étincelles. Il était leste, et il avait du sang-froid; un saut... et il était installé sur le marchepied. Pour ce qui était de descendre, il pouvait bien attraper quelques contusions à la tête en se heurtant contre les talus. L’important était de ne pas tomber sous les roues.
Ce n’était pas le train qui l’effrayait, mais ceux qui étaient dedans. Il recherchait les voitures de première parce qu’il y trouvait des compartiments vides. Que d’aventures! Une fois il avait ouvert, par inadvertance, le compartiment réservé aux dames; deux religieuses qui s’y trouvaient s’étaient mises à crier: «Au voleur!» Lui, effrayé, avait dû sauter du train et faire à pied le reste du voyage.
Deux fois il avait été, comme cette nuit-là, sur le point d’être précipité sur la voie par ceux que sa présence réveillait en sursaut. Une autre fois, comme il cherchait un compartiment obscur, il avait rencontré un voyageur qui, sans dire un mot, lui avait asséné un coup de bâton sur la tête et l’avait jeté hors du train. Cette nuit-là, il avait cru qu’il allait mourir.
Et, ce disant, il montrait une cicatrice qui sillonnait son front.
Il était maltraité, mais il ne se fâchait pas. Ce n’était pas sans raison que ces messieurs s’effrayaient et il ne les blâmait pas de chercher à se défendre. Mais comment faire autrement? Il n’avait pas d’argent et il voulait voir ses enfants!
*
* *
Le train ralentissait sa marche comme à l’approche d’une gare. Lui, alarmé, commença à se relever.
—Reste-là, lui dis-je, il y a encore une gare avant celle où tu vas. Je paierai ton billet.
—Allons donc! Non, monsieur, répondit-il, d’un air de simplicité malicieuse. En me donnant le billet, l’employé fixerait son regard sur moi: bien des fois, j’ai été poursuivi mais on n’a jamais réussi à me voir de près, et je ne veux pas qu’on prenne mon signalement. Bon voyage, monsieur! Vous êtes la meilleure personne que de ma vie j’aie rencontrée dans le train.
Il s’éloigna sur les marchepieds des voitures, et se perdit dans l’obscurité, cherchant sans doute un autre gîte où il pût continuer tranquillement son voyage.
Le train s’arrêta à une petite gare silencieuse. J’allais m’étendre pour dormir lorsque des voix impérieuses se firent entendre sur le quai.
C’étaient les employés et deux gendarmes qui couraient dans toutes les directions.
—«Par ici!... Coupez-lui le chemin!... Deux de l’autre côté pour qu’il n’échappe pas... Maintenant il est monté sur le train... Suivez-le!...»
Effectivement, un instant après, les toitures des wagons tremblaient sous la course folle de ceux qui se poursuivaient sur ces hauteurs.
C’était sans doute mon ami d’une heure qui, se voyant surpris et entouré, s’était réfugié sur le train.
J’étais à une portière opposée au quai et je vis un homme sauter du toit d’un wagon voisin avec l’agilité que donne le danger. Il tomba la face contre terre dans un champ, se tapit quelques instants comme si la violence du choc l’eût empêché de se relever; puis il s’enfuit à toutes jambes et la tache blanche de son pantalon se perdit dans l’obscurité.
Le chef de gare gesticulait en face des employés, dont quelques-uns riaient.
—Qu’y a-t-il? demandai-je à l’un d’eux.
—Un individu qui a l’habitude de voyager sans billet, répondit-il avec emphase. Nous le connaissons depuis déjà longtemps: c’est un parasite du train: mais, nous l’attraperons un de ces jours pour le boucler, si nous ne sommes pas manchots!
Je n’ai plus revu le pauvre parasite. En hiver, j’ai pensé souvent à ce malheureux, et je le voyais aux abords d’une gare, fouetté peut-être par la pluie et la neige, attendant le train qui passe comme un tourbillon, afin de le prendre d’assaut comme un brave qui monte à l’assaut d’une tranchée.
Maintenant, je viens de lire que sur la voie ferrée, près d’Albacete, on a trouvé le cadavre d’un homme écrasé par le train... C’est sûrement lui, le pauvre parasite! Je n’ai pas besoin d’autres renseignements pour le croire: mon cœur me le dit: «Celui qui aime le danger finit par périr.» Peut-être a-t-il manqué d’agilité? peut-être quelque voyageur, effrayé par sa subite apparition, a-t-il été moins compatissant que moi et l’a-t-il jeté sous les roues? Allez demander à la nuit l’explication de ce drame...
—Depuis le jour où je fis sa connaissance, dit en terminant l’ami Pérez, quatre années se sont écoulées. Pendant ces quatre années, j’ai souvent pris le train, et, à voir comment voyagent les gens, les uns par fantaisie, les autres pour combattre l’ennui, plus d’une fois j’ai pensé au pauvre paysan qui, séparé de sa famille par la misère, se voyait poursuivi et persécuté comme une bête féroce quand il voulait embrasser ses enfants, et défiait la mort avec le courage simple d’un héros.
UN FONCTIONNAIRE
Étendu sur son grabat, le journaliste républicain Juan Yañez, hôte unique de la salle des détenus politiques, suivait d’un œil vague les crevasses du plafond, et songeait que cette nuit-là commençait son troisième mois de prison.
Neuf heures... Le cornet avait lancé dans la cour les notes prolongées du couvre-feu; les pas des gardiens résonnaient dans les corridors avec une régularité monotone, et des cellules closes sortait un bruit rythmique, semblable au souffle d’une forge lointaine, ou à la respiration d’un géant endormi; il semblait impossible qu’un millier d’hommes dormît dans ce vieux couvent, si calme, dont le délabrement était plus visible encore, à la lumière crue du gaz.
Le pauvre Yañez, obligé de se coucher à neuf heures, avec une perpétuelle lumière devant les yeux, plongé dans une solitude écrasante, évoquant l’idée d’un monde mort, se disait que son compte avec la monarchie espagnole était dur à solder. Maudit article! Chaque ligne lui coûtait une semaine de prison; chaque mot, un jour.
Et Yañez se rappelait que la saison d’opéra commençait cette nuit-là même avec Lohengrin, son spectacle favori. Il voyait les loges garnies d’épaules nues et de nuques exquises, parmi le scintillement des pierreries, les reflets des soies chatoyantes et la gracieuse ondulation des plumes frisées.
—Neuf heures... Sans doute, le cygne est déjà sur la scène, et le fils de Parsifal lance ses premières notes... Et moi, me voilà ici! Mais... sapristi! J’ai mon opéra, moi aussi!
Oui, en vérité, un bel opéra! Du cachot d’en dessous venaient, comme d’un souterrain, des bruits révélant l’existence d’une brute de la montagne, qu’on allait exécuter d’un moment à l’autre, pour un nombre incalculable d’assassinats. C’était un cliquetis de chaînes, semblable à celui d’un tas de clous ou au grincement de vieilles clefs; et par intervalles, une voix faible répétait: «Notre Père... qui êtes... aux cieux... sain... te... Marie...» avec l’expression timide et suppliante de l’enfant qui s’endort dans les bras de sa mère. Le malheureux ne cessait de répéter cette chanson monotone. Rien ne pouvait le faire taire. On croyait en général qu’il feignait la folie, pour sauver sa tête; mais peut-être quatorze mois de cellule, dans l’attente continue de la mort, avaient-ils fini par détruire son pauvre cerveau de brute dominée par l’instinct.
Yañez maudissait l’injustice des hommes, qui, pour quelques pages griffonnées dans un moment de mauvaise humeur, l’obligeaient à dormir toutes les nuits bercé par le délire d’un condamné à mort... Tout à coup il entendit des voix fortes, des pas précipités, près de lui, au même étage.
—Non! non! je ne coucherai pas là! criait une voix à la fois tremblante, et aiguë. Je ne suis pas un criminel, mais un fonctionnaire dépendant du Ministère de la Justice tout comme vous... et de plus avec trente ans de service. Prenez donc des renseignements sur Nicomedes: tout le monde me connaît: les journaux eux-mêmes ont parlé de moi. Et, après m’avoir logé dans la prison, on veut encore me faire dormir dans un galetas, où on n’ose même pas mettre les détenus! Merci bien! C’est pour ça qu’on me fait venir?... Je suis malade, et je ne veux pas coucher là. Qu’on m’amène un médecin... j’ai besoin d’un médecin...
Le journaliste, malgré sa situation, riait, amusé par le ton efféminé et ridicule avec lequel l’homme aux trente ans de service réclamait le médecin.
Le murmure des voix reprit de plus belle; on discutait, on délibérait; les pas se rapprochèrent, la porte de la salle des détenus politiques s’ouvrit, et Yañez aperçut une casquette à galon d’or.
—Don Juan, dit l’employé avec une certaine timidité, cette nuit vous aurez de la compagnie... Excusez-moi; ce n’est pas ma faute; la nécessité... Demain le chef prendra d’autres mesures. Passez... monsieur!
Et le monsieur (ainsi dénommé, avec une nuance d’ironie) franchit la porte, suivi de deux détenus: l’un avec une valise et un paquet de couvertures et de cannes; l’autre avec un sac de grosse toile, où se marquaient les arêtes d’une caisse large et plate.
—Bonne nuit, monsieur!
Il saluait humblement, de cette voix aiguë et féminine, qui avait fait rire Yañez; et en quittant son chapeau il découvrit une tête petite, chenue, soigneusement tondue. C’était un homme d’une cinquantaine d’années, obèse, haut en couleur; la cape semblait glisser de ses épaules, et une grosse chaîne d’or, chargée de breloques, cliquetait sur son ventre au moindre mouvement. Ses petits yeux avaient les reflets bleus de l’acier; une moustache tombante mettait à chaque coin de sa bouche un point d’interrogation renversé.
—Excusez! dit-il en s’asseyant. Je vous gêne, mais ce n’est pas ma faute. Je suis arrivé par le train cette nuit, et voilà qu’on me donne pour chambre à coucher un trou plein de rats. Bon Dieu! quel voyage!
—Vous êtes un détenu?
—Pour le moment, oui, dit-il en souriant; mais je ne vous importunerai pas longtemps de ma présence.
Le bon bourgeois pansu se faisait humble, obséquieux, comme pour demander pardon d’avoir usurpé une place dans la prison.
Yañez le regardait fixement, surpris de sa timidité. Qui pouvait bien être cet individu-là? Dans son imagination dansaient des pensées à peine ébauchées, qui semblaient se chercher, se poursuivre, pour arriver à se condenser en une idée nette et claire.
De nouveau, la bête en cage geignit là-bas son Pater Noster; aussitôt le journaliste se leva nerveusement, comme s’il venait d’arrêter au passage une pensée fugitive, et ses yeux se fixèrent sur le sac qui était aux pieds du nouveau venu.
—Qu’avez-vous là... Vos instruments de travail?
L’homme parut hésiter; mais enfin l’énergique interrogation lui en imposa, et il fit un signe de tête affirmatif. Puis il y eut un silence long et pénible. Des prisonniers plaçaient le lit dans un coin de la chambre. Yañez contemplait fixement son compagnon de chambre, qui demeurait la tête basse et semblait fuir ses regards.
Une fois le lit préparé, les détenus partis, la porte verrouillée en dehors, le pénible silence continua... Enfin l’individu fit un effort et parla:
—Vous allez passer une mauvaise nuit, mais je n’y peux rien: on m’a amené de force ici. Moi, je ne voulais pas, car je sais que vous êtes une personne honorable, et que ma présence sera pour vous la pire chose qui pouvait vous arriver en cette maison.
Le jeune homme se sentit désarmé par tant d’humilité.
—Non, monsieur; je suis accoutumé à tout, dit-il avec ironie. On fait ici de si belles connaissances qu’une de plus est chose négligeable. Et puis, vous ne me paraissez pas un méchant homme, après tout.
Le publiciste, encore sous l’impression de ses premières lectures romantiques, trouvait cette entrevue très originale, et n’en était pas fâché.
—J’habite Barcelone, continua le vieillard. Mon collègue est mort récemment de sa dernière ribote, et hier, quand je me suis présenté à l’audience, l’alguazil m’a dit:—«Nicomedes!...» car je suis Nicomedes Terruño. Vous n’avez pas entendu parler de moi?... C’est singulier; la presse a publié bien des fois mon nom.—«Nicomedes, par ordre du président, prenez le train de cette nuit...» Je viens donc avec l’intention de me loger dans une auberge, jusqu’au jour du travail, et voilà on m’amène de la gare ici, à cause de je ne sais quelles craintes, et, qui plus est, on veut me loger avec les rats. Voyez-vous ça? Est-ce une manière de traiter les fonctionnaires de la justice?
—Et il y a longtemps que vous remplissez la charge?
—Trente ans, monsieur! j’ai commencé sous Isabelle II. Je suis le doyen de la classe, et je compte dans ma liste jusqu’à des condamnés politiques. J’ai l’orgueil d’avoir toujours fait mon devoir. J’en suis aujourd’hui à mon cent deuxième condamné: c’est quelque chose, hein? Mais je me suis comporté avec tous le mieux que j’ai pu. Personne ne s’est plaint de moi, que je sache. Les vétérans du bagne eux-mêmes, en me voyant au dernier moment, se tranquillisent: «Nicomedes, me disent-ils, enchanté que ce soit toi.»
Le fonctionnaire s’animait en voyant l’attention bienveillante et curieuse que lui prêtait Yañez. Il prenait de l’aplomb, et parlait avec plus de désinvolture.
—J’ai aussi ma petite imagination. Les instruments je les fabrique moi-même, et pour ce qui est de la propreté, tout est irréprochable... Voulez-vous les voir?
Le journaliste sauta du lit, comme prêt à s’enfuir.
—Non! merci mille fois! je vous crois.
Et il regardait avec répugnance ces mains dont les paumes étaient rouges et luisantes...
—Et vous êtes satisfait du métier? interrogea-t-il, pour lui faire oublier le désir d’exhiber ses inventions.
—Comment faire autrement? Il faut bien se résigner... Ce qui me console, c’est qu’on travaille de moins en moins. Mais que ce pain est dur à gagner?... Si j’avais su!...
Il demeura silencieux, les yeux à terre.
—Tout le monde est contre moi! continua-t-il. J’ai assisté à beaucoup de comédies; eh bien! j’y ai vu que certains rois anciens emmenaient partout avec eux l’exécuteur de leurs sentences judiciaires vêtu de rouge, la hache au cou, et ils faisaient de lui leur ami et leur conseiller. C’était logique! Mais aujourd’hui tout est hypocrisie. Le procureur demande à grands cris une tête, au nom de je ne sais quels principes respectables, et tout le monde l’approuve; moi, je viens ensuite accomplir ses ordres, et on me crache dessus... on m’insulte. Dites, monsieur, est-ce que c’est juste?.... Si j’entre dans une auberge, on me met à la porte dès qu’on me reconnaît; dans la rue, tout le monde m’évite, et jusqu’au palais on jette mon traitement à mes pieds, comme si je n’étais pas aussi un fonctionnaire, comme si mes appointements ne figuraient pas au budget... Oui, tout le monde est contre moi! Et ensuite, ajouta-t-il d’une voix à peine perceptible, il y a les autres ennemis!... les autres! Vous savez? ceux qui sont partis pour ne plus revenir, et qui cependant reviennent... cette centaine de malheureux, que j’ai traités avec des gentillesses de père, leur faisant le moins de mal possible et qui... les ingrats! surgissent dès qu’ils me voient seul.
—Quoi!... ils reviennent?
—Toutes les nuits! Il y en a qui m’ennuient moins: ce sont les derniers; ils me semblent des amis que j’ai quittés la veille, mais les anciens, ceux des premiers temps, alors que je m’émotionnais encore et que je me sentais maladroit, ceux-là sont de vrais démons, qui, dans l’ombre, défilent sur ma poitrine, m’écrasent, m’asphyxient, m’effleurent les yeux des bords de leurs souquenilles. Ils me suivent partout, et plus je me fais vieux, plus ils sont tenaces. Quand on m’a mis de force tout à l’heure, dans l’infect réduit, je commençais à les voir surgir dans les coins les plus obscurs. C’est pour cela que je demandais un médecin; j’étais malade, j’avais peur de la nuit; je voulais de la lumière, de la compagnie.
—Et vous êtes toujours seul?
—Non! j’ai de la famille, là-bas, dans ma maisonnette de la banlieue de Barcelone; une famille qui ne cause d’ennuis à personne: un chien, trois chats et huit poules. Ils ne comprennent pas les gens, et pour cela ils me respectent, m’aiment, comme si j’étais un homme pareil aux autres. Ils vieillissent tranquillement à mes côtés. Il ne m’est jamais arrivé de tuer une poule; je m’évanouis en voyant couler le sang...[G].
Et il parlait de la même voix pleurarde et débile...
—Vous n’avez jamais eu de famille?
—Moi?... Comme tout le monde. Je ne vous cacherai rien. Il y a si longtemps que je me tais!... Ma femme est morte voilà six ans. Ne croyez pas que c’était une de ces ivrognesses, de ces brutes, que les romans donnent toujours comme femmes aux bourreaux. C’était une payse que j’épousai au retour du service. Nous eûmes un garçon et une fille: peu de pain, beaucoup de misère et, que voulez-vous? une certaine brutalité de caractère, due à la jeunesse m’entraînèrent au métier. Ne croyez pas que j’obtins facilement le poste: j’eus besoin de protections. D’abord la haine des gens me faisait plaisir; j’étais fier d’inspirer la terreur et l’aversion. On eut souvent recours à mes services; nous courûmes toute l’Espagne, pour venir enfin tomber à Barcelone. Le bon temps! Le meilleur de ma vie! Il n’y eut pas de travail pendant cinq ou six ans. Mes économies se convertirent en une maisonnette, dans la banlieue, et les gens estimaient don Nicomedes, sympathique et vague employé au tribunal. Le petit, un ange du bon Dieu, travailleur rangé, peu loquace, était dans une maison de commerce; la petite (combien je regrette de ne pas avoir ici son portrait!), la petite, un séraphin avec de grands yeux bleus, et une tresse blonde, grosse comme le bras, ressemblait à une de ces demoiselles qu’on voit dans les opéras, quand elle gambadait dans le jardinet; elle ne pouvait aller à Barcelone avec sa mère sans être suivie de quelque jeune homme. Elle eut un fiancé sérieux: un bon sujet, prêt à passer médecin. Affaire entre elle et sa mère! Moi, je faisais mine de ne rien voir. Ah! Seigneur, que nous étions heureux!
La voix de Nicomedes était de plus en plus tremblotante: ses petits yeux de faïence se mouillaient. Il ne pleurait pas; mais sa grotesque obésité était secouée par des frissons semblables à ceux d’un marmot qui s’efforce d’avaler ses larmes.
—Mais il arriva qu’un chenapan qui en avait long sur la conscience, se fit pincer: on le condamna à mort, et je dus entrer en fonction, quand j’avais déjà presque oublié le métier. Quelle journée! La moitié de la ville me reconnut, en me voyant sur les planches; et même des journalistes (ces gens-là sont pires que la peste, excusez-moi!) firent une enquête sur ma vie, nous présentant au public, moi et ma famille, en beaux caractères d’imprimerie, comme des bêtes curieuses et ils affirmèrent avec étonnement que nous avions des têtes de braves gens. Ils nous mirent à la mode. Mais quelle mode! Les voisins nous fermaient au nez portes et fenêtres, et, bien que la ville fût grande, j’étais reconnu et insulté dans les rues. Un jour, comme je rentrais à la maison, ma femme me reçut comme une folle. La petite! La petite!... Je la vis au lit, défigurée, verdâtre,—elle qui était si jolie!—la langue tachée de blanc... Elle s’était empoisonnée, empoisonnée avec des allumettes, et elle avait souffert d’atroces souffrances, durant des heures, pour que le remède vînt trop tard... Et il vint! Le lendemain, elle était morte... La pauvre enfant avait eu du courage! Elle aimait de toute son âme son petit médecin, et je lus moi-même la lettre par laquelle il lui disait adieu pour toujours, parce qu’il savait de qui elle était la fille. Je ne la pleurai pas. Avais-je le temps, par hasard? Tout nous accablait, le malheur soufflait de tous côtés; ce foyer tranquille que nous avions construit s’écroulait par ses quatre angles. Mon fils avait été mis à la porte de sa maison de commerce, et il était inutile de lui chercher une nouvelle place, et de recourir aux amis. Qui aurait voulu adresser la parole au fils du bourreau? Le malheureux petit! Il passait toutes ses journées à la maison, fuyant les gens, en un coin du jardinet. Il était triste, et ne prenait plus aucun soin de sa personne depuis la mort de sa sœur.
—A quoi penses-tu, Antonio, lui demandais-je.
—Papa, je pense à Anita...
Un jour, il disparut.
—Et vous n’avez rien su de votre fils, dit Yañez, intéressé par la lugubre histoire.
—Si! quatre jours après. On le repêcha en face de Barcelone; on le sortit dans des filets, enflé et décomposé... Vous devinez le reste. La pauvre vieille s’en alla peu à peu, comme si les petits la tiraient à eux, d’en haut; et moi, le mauvais, le dur à cuire, je suis resté seul, tout seul, sans même la consolation de boire, parce que, si je m’enivre, ils viennent. Savez-vous qui? eux, mes persécuteurs; ils viennent m’affoler du voltigement de leurs souquenilles noires, comme s’ils étaient d’énormes corbeaux, et je me sens prêt à rendre l’âme... Pourtant, je ne les déteste pas, les malheureux! Je pleure presque, quand je les vois sur le petit banc des accusés. Ce sont les autres qui m’ont fait du mal. Si le monde se transformait en une seule personne, si tous les inconnus qui m’ont pris les miens, par leur mépris et leur haine, avaient un seul cou et qu’on le mît entre mes mains, ah! comme je serrerais fort!... avec quelle jouissance!
Il criait maintenant, debout, les poings agités avec force, comme s’il tordait une corde imaginaire. Ce n’était plus l’être timide, obèse, pleurard; dans ses yeux brillaient des taches rouges, semblables à des éclaboussures de sang; la moustache se hérissait; il paraissait de plus haute taille, comme si le fauve qui dormait en lui, en s’éveillant, l’eût fait grandir soudain.
Dans le silence de la prison résonnait, de plus en plus nette, la douloureuse chanson qui venait du cachot d’en bas:
«Nô... tre... père... qui... êtes... aux... cieux...»
Don Nicomedes ne l’entendait pas. Il se promenait furieux dans la chambre, ébranlant de ses pas le plancher qui servait de toit à sa victime. Enfin la plainte monotone éveilla son attention:
—Comme ce pauvre diable chante! Qu’il est loin de savoir que je suis ici, sur sa tête!
A bout d’haleine, il fut silencieux un long temps; enfin ses pensées, son violent besoin de protester l’obligèrent à reprendre la parole.
—Voyez, monsieur, je reconnais que je suis un méchant homme, et que les gens doivent me mépriser. Mais ce qui me fâche, c’est le manque de logique. Si ce que je fais est un crime, qu’on supprime la peine de mort, et je crèverai de faim en un coin, comme un chien. Mais s’il est nécessaire de tuer pour la tranquillité des braves gens, alors, pourquoi me déteste-t-on? Le procureur qui demande la tête du bandit ne serait rien sans moi, qui obéis; nous sommes tous des rouages de la même machine, et, vive Dieu! je mérite le même respect, parce que je suis un fonctionnaire qui a... trente ans de services!
LE MANNEQUIN
Il y avait neuf ans déjà, que don Luis Santurce s’était séparé de sa femme. Depuis, il l’avait vue souvent passer enveloppée de soie et de tulle, au fond d’une voiture de luxe, tel un éclair éblouissant. Parfois, juché au paradis du Théâtre Royal, il l’avait devinée, entourée tout en bas, dans une loge, d’élégants qui se disputaient l’honneur de chuchoter à son oreille, pour faire parade d’une intimité qui flattait leur vanité.
Ces rencontres remuaient en lui tout un vieux levain de colère. Il avait fui sa femme, comme un malade appréhendant l’aggravation de sa souffrance; et voilà qu’il allait maintenant la voir, lui parler, en cet hôtel de la Castellana, dont le luxe insolent témoignait de son déshonneur!
Aux rudes secousses du fiacre, les souvenirs du passé montaient de tous les coins de sa mémoire. Cette vie, qu’il voulait oublier, se déroulait devant ses yeux clos: sa lune de miel d’employé modeste, marié à une femme jolie, bien élevée, issue d’une famille qui avait eu des revers; les délices de cette première année de pauvreté, adoucie par l’amour; puis les révoltes d’Enriqueta, irritée par la gêne; son sourd dépit d’être humblement vêtue, quand tous célébraient sa beauté; les dissentiments nés de raisons futiles; les disputes en pleine nuit dans la chambre conjugale; les soupçons, entamant peu à peu la confiance du mari; puis, brusquement, l’ascension inespérée, le bien-être se glissant d’abord timidement dans la maison par crainte du scandale, puis enfin s’étalant avec insolence, comme s’il avait affaire à des aveugles... jusqu’au jour où Luis eut enfin la preuve indéniable de son infortune! Il n’était pas lâche, il ne croyait pas l’être, mais il était faible; ou bien il aimait trop Enriqueta; c’est pourquoi lorsqu’après un espionnage honteux, il se fut convaincu de son déshonneur, il ne sut que lever un poing crispé sur ce joli visage pâle de poupée, et il finit... par ne pas asséner le coup. Il eut tout juste la force de la jeter dehors, pour pleurer aussitôt après, comme un enfant abandonné.
Puis ce fut l’absolue solitude, la monotonie de l’isolement, interrompue par des nouvelles qui le désolaient. Sa femme, comme une princesse, voyageait à travers l’Europe; un millionnaire l’avait lancée. Elle était maintenant dans son élément naturel! Tout un hiver, elle avait fait sensation à Paris; les journaux parlaient de la ravissante Espagnole; puis elle avait eu, sur les plages à la mode, des succès retentissants; on briguait l’honneur de se ruiner pour elle; des histoires de duels et de suicides entouraient son nom d’une auréole de légende. Après trois années de courses triomphales, elle était revenue à Madrid, plus belle encore de ce charme étrange que donne la vie cosmopolite. Elle était protégée maintenant par le plus riche négociant d’Espagne et, dans son hôtel splendide, elle régnait sur une cour de ministres, de banquiers, d’hommes politiques influents qui mendiaient son sourire comme une récompense.
Un jour, Luis reçut la visite d’un vieux prêtre d’aspect timide; celui-là même qui, à cette heure, était assis près de lui, dans la voiture: c’était le confesseur de sa femme. Ah! comme elle avait bien choisi ce pauvre diable bonasse et borné. Quand il eut dit qui l’envoyait, Luis ne put se contenir. Ah! quelle audace avait ce... et il lâcha le gros mot, tout cru. Mais le bon vieux, imperturbable, en homme qui a appris sa leçon et craint de l’oublier, s’il tarde à la débiter, lui parla de Madeleine la pécheresse; du Sauveur, qui, tout Dieu qu’il était, lui avait pardonné; puis, passant au style simple et naturel, il lui conta combien était changée Enriqueta. Elle était malade; elle sortait à peine de son hôtel, un mal rongeait ses entrailles, un cancer qu’il fallait endormir par de continuelles injections de morphine, pour qu’elle ne défaillît pas en rugissant de douleur. Sa souffrance l’avait fait se tourner vers Dieu; elle se repentait du passé, elle voulait voir son mari.
Luis, tressaillait en écoutant ce récit, heureux comme le faible, qui se voit enfin vengé. Un cancer!... Le prêtre pouvait venir quand il voudrait, lui donner des nouvelles de sa femme; cela suffisait! Mais lui... non, il n’irait pas la voir.
Le mal empirait rapidement. Enriqueta était convaincue de sa fin prochaine. Elle voulait voir Luis, pour implorer son pardon: elle le demandait, d’un ton de fillette, capricieuse et malade, qui réclame un joujou. L’autre aussi, le riche protecteur, esclave de la jolie femme, suppliait le prêtre d’amener à l’hôtel le mari d’Enriqueta. Le bon vieillard parlait avec onction de la touchante conversion de la dame; il avouait pourtant que ce maudit amour du luxe, perte de tant d’âmes, la dominait encore.
Un après-midi, le prêtre parla avec plus d’énergie que d’ordinaire. La malheureuse touchait à ses derniers moments; elle appelait Luis à grands cris; c’était un crime de refuser à une mourante cette consolation suprême. S’il ne consentait pas, le prêtre se sentait capable de l’emmener de vive force. Luis, vaincu par la volonté du vieillard, se laissa entraîner; il prit une voiture, s’invectivant lui-même, mais sans avoir la force de reculer... Lâche! Lâche, comme toujours!
Le seuil franchi, il éprouva un vif sentiment de surprise et de curiosité. Que de fois, dans ses rêves d’homme sans volonté il s’était vu entrant dans cette maison, en époux de mélodrame, le revolver au poing pour tuer l’infidèle! Et maintenant, ces tapis moelleux sous ses pieds, ces couleurs dont la caresse flattait ses regards; ces fleurs au parfum accueillant, lui causaient une ivresse étrange. Il comprenait le prestige de la richesse.
Il vit des domestiques, dont le masque impassible laissait percer, lui sembla-t-il, une expression de curiosité insolente; une femme de chambre salua d’un énigmatique sourire, sympathique ou moqueur—il ne savait—«le mari de madame»; il crut distinguer dans une pièce voisine un monsieur qui se cachait; l’autre peut-être! Étourdi à la vue de ce monde nouveau, il franchit une porte, poussée doucement par son guide.
Il était dans la chambre à coucher, baignée d’une pénombre suave, que rayait une bande de soleil, filtrant par une fenêtre entrebâillée.
Dans ce rayon de lumière se dressait une femme svelte, au teint rose, en somptueuse toilette de soirée, la tête et la poitrine éblouissantes d’un scintillement de pierreries. Luis recula, protestant contre la plaisanterie. Était-ce donc la malade? Et l’avait-on appelé pour l’outrager?
—Luis! Luis! gémit une voix faible, au timbre enfantin et très doux, qui lui rappelait le passé, les meilleurs instants de sa vie.
Ses yeux, déjà familiarisés avec l’ombre, virent au fond de la pièce, monumental et imposant comme un autel, un lit où une forme blanche apparaissait, se redressant avec peine sous les rideaux ondoyants.
Alors Santurce regarda fixement la femme immobile, qui semblait l’attendre, svelte et rigide, les yeux vagues et comme voilés de larmes. C’était un mannequin artistique, qui avait une certaine ressemblance avec Enriqueta. Il permettait à la malheureuse de contempler les nouveautés qu’elle recevait continuellement de Paris. C’était l’unique acteur de ces représentations d’élégance et de luxe, qu’elle se donnait à huis clos, pour soulager ses souffrances.
—Luis!... Luis!... gémit de nouveau la petite voix.
Santurce, s’approchant tristement du lit, fut saisi par des bras qui l’étreignirent convulsivement. Il sentit une bouche ardente qui cherchait la sienne, en murmurant: «Pardon!» et, sur une joue, il reçut la tiède caresse des larmes.
—Dis que tu me pardonnes; dis-le, Luis! et peut-être, je ne mourrai pas...
Le mari, qui, instinctivement, essayait de la repousser, finit par s’abandonner entre ses bras, en répétant, sans s’en rendre compte, les tendres paroles des temps heureux.
—Luis, mon Luis! disait-elle, souriant au milieu de ses larmes. Je ne suis plus si belle qu’au temps de notre bonheur... quand je n’étais pas folle encore! Dis-moi, au nom du ciel, comment je te parais...
Son mari la regardait avec stupeur. Elle avait toujours cette beauté de gamine ingénue, qui la rendait si redoutable!... La mort n’était pas encore là... Seulement, parmi les parfums de cette chair exquise, semblait se glisser une exhalaison subtile et lointaine de matière morte, décelant la décomposition intérieure, et se mêlant aux baisers de la jeune femme.
Santurce devina quelqu’un derrière lui. Un homme était à quelques pas de là, les regardant avec une sorte de confusion, et comme poussé par une force supérieure à sa volonté, qui le faisait rougir. Ainsi que la plupart de ses compatriotes le mari d’Enriqueta connaissait la figure austère de ce personnage déjà sur le retour, homme à principes, grand défenseur de la morale publique.
—Dis-lui qu’il s’en aille! cria la malade. Que fait là cet homme? Je n’aime que toi... je n’aime que mon mari! Pardonne-moi... c’est le luxe, le luxe maudit qui m’a perdue! J’avais besoin d’argent, de beaucoup d’argent; mais je n’aimais que toi...
Enriqueta pleurait, montrant son repentir, et cet homme pleurait aussi, faible et humble devant tant de mépris!...
Santurce, qui, si souvent, avait pensé à lui avec des transports de colère et qui, en le voyant, avait été violemment tenté de lui sauter à la gorge, finit par le regarder d’un air attendri et respectueux. Lui aussi il aimait Enriqueta! Et cette passion commune, loin de les séparer, formait entre le mari et l’autre un étrange lien de sympathie...
—Qu’il s’en aille! qu’il s’en aille! répétait la malade avec un entêtement puéril.
Et les yeux du mari semblaient prier le puissant personnage, d’excuser sa femme, qui ne savait ce qu’elle disait...
—Voyons! doña Enriqueta! dit le curé du fond de la pièce. Pensez à vous et à Dieu; ne tombez pas dans le péché d’orgueil!
Les deux hommes—le mari et le protecteur—finirent par s’asseoir près du lit de la malade. Elle rugissait de douleur: il fallait souvent la piquer à la morphine, et tous deux s’empressaient à l’envi de la soulager. Plus d’une fois, leurs mains se touchèrent sans répulsion; ils se prêtaient plutôt une aide fraternelle.
Don Luis trouvait de plus en plus sympathique ce brave homme, si simple, en dépit de ses millions, et qui pleurait sa femme plus que lui-même, le mari.
La nuit, quand la malade reposait endormie par la morphine, les deux hommes, émus par cette douloureuse veillée, conversaient à voix basse, sans que la moindre trace de haine lointaine se décelât dans leurs paroles. Ils étaient comme deux frères, réconciliés par un même amour.
Au point du jour, Enriqueta mourut, en répétant: «Pardon! pardon!» Mais son dernier regard ne fut pas pour son mari. Ce bel oiseau sans cervelle prit son vol, pour toujours, en caressant des yeux le mannequin à l’éternel sourire, aux yeux vitreux, l’idole de luxe qui dressait, près de la fenêtre, sa tête creuse, éblouissante de pierreries, où se reflétait la lueur bleuâtre de l’aube...
DEVANT LA GUEULE DU FOUR
Comme en août Valence semble parfois défaillir de chaleur, les ouvriers boulangers s’asphyxiaient près de la gueule du four d’où s’exhalaient les vapeurs ardentes d’un incendie.
Nus, sans autre concession à la décence qu’un tablier blanc, ils travaillaient près des fenêtres ouvertes, et même ainsi, leur peau paraissait se liquéfier, et la sueur dégouttait sur la pâte. Quand on enlevait la plaque de fer qui fermait le four, les flammes empourpraient les murs, et leur reflet colorait les pagnes blancs, les énormes biceps et les poitrines athlétiques, luisantes et enfarinées.
Les pelles raclaient le four, laissant les morceaux de pâte sur les pierres ardentes, ou retirant les pains cuits, à la croûte blonde, d’où montait un parfum de vie. Et pendant ce temps, les cinq ouvriers penchés sur les longues tables, malaxaient la pâte, la tordaient, tel un paquet de linge mouillé, et la découpaient en morceaux: le tout sans lever la tête, parlant d’une voix entrecoupée par la fatigue, ou entonnant des chansons lentes et monotones, qui maintes fois restaient inachevées.
Au loin sonnait l’heure, psalmodiée par les veilleurs de nuit, dans le calme accablant de la nuit estivale. Les noctambules, au sortir du café ou du théâtre, s’arrêtaient un moment devant les fenêtres du fournil, pour contempler dans leur antre les boulangers, pareils devant la gueule en flammes du four, aux âmes en peine d’un retable du Purgatoire; mais la chaleur, la forte odeur du pain chaud et la buée de tous ces corps en sueur chassaient vite les curieux.
Celui qui avait le plus d’ascendant sur ces ouvriers, c’était Tono le louchon, un luron, renommé pour son mauvais caractère et sa brutale insolence. Il pouvait boire sans que ses jambes et surtout ses bras perdissent rien de leur fermeté. Le vin lui donnait une nouvelle ardeur pour battre les gens comme la pâte du fournil. Dans les bouges des environs, les clients pacifiques tremblaient comme à l’approche d’une tempête quand ils le voyaient venir à la tête d’une bande de camarades, qui riaient en le voyant faire.
C’était vraiment un homme. Tous les soirs il rossait sa femme. Il gardait dans sa poche presque toute sa paie, si bien que les marmots, affamés, étaient réduits à chercher les reliefs de son repas dans le panier qu’il emportait chaque nuit à la boulangerie. Au demeurant, il avait bon cœur et il était toujours prêt à dépenser son argent avec ses camarades, pour se donner le droit de les tourmenter par ses farces de brute.
Le patron le traitait avec certains égards, comme s’il le craignait, et ses camarades, pauvres diables chargés de famille, s’évitaient des ennuis, en acceptant ses incartades avec un sourire amical.
Au fournil, Tono avait un souffre-douleur: le pauvre Menut; un gringalet auquel ses camarades reprochaient son excès de zèle; car il travaillait avec acharnement afin de gagner davantage de façon à pouvoir se marier.
Tous, avec ce besoin de flagorner, instinctif chez les lâches, riaient aux éclats des plaisanteries que Tono se permettait à son égard. Quand il cherchait ses effets, une fois sa tâche finie, Menut trouvait dans ses poches des ordures; il recevait en plein visage des boules de pâte, et toutes les fois que Tono passait derrière lui, il laissait choir sur l’échine courbée du pauvre garçon sa grosse main, si lourdement que celui-ci croyait recevoir sur son dos la toiture à moitié effondrée.
Le Menut se taisait, résigné. Il était si peu de chose devant les poings de cette brute, dont il était le jouet.
Un dimanche soir, Tono, revenu de la plage où il avait été goûter, se présenta au fournil, les yeux injectés de sang, l’haleine forte, puant le vin à pleine bouche.
Grande nouvelle! Il avait vu dans un restaurant champêtre le Menut: cet oison qui était là devant lui! Le Menut était avec sa fiancée; une belle fille! Ah! le vermisseau phtisique! Comme il avait bien choisi!
Et, parmi les gros rires des camarades, il faisait le portrait de la pauvre fille, avec des détails obscènes, comme s’il l’avait déshabillée du regard.
Le Menut ne levait pas la tête, absorbé dans sa besogne; mais il était pâle, comme pris de nausée. Il n’avait pas son air habituel; lui aussi sentait le vin, et parfois ses yeux, se détachant de la pâte, croisaient le regard louche et goguenard de celui qui le tyrannisait. Qu’il s’en prît à lui, passe encore! Le Menut y était habitué, mais s’attaquer à sa promise, nom de Dieu!...
Cette nuit-là, le travail était plus lent, plus pénible. Les heures passaient, sans que la besogne avançât beaucoup; la pâte semblait résister à ces bras engourdis fatigués par une journée de fête.
La chaleur augmentait; un souffle de colère passait sur les ouvriers, et Tono, le plus furieux, se soulageait en lançant des malédictions. Que tout le pain de cette nuit se changeât en poison! Enrager comme des chiens à l’heure où tout le monde dormait, pour pouvoir manger le lendemain quelques morceaux de cette pâte ignoble, c’en était un métier!
Irrité par la constance avec laquelle travaillait le Menut, il revint à la charge, et remit sur le tapis les charmes de sa fiancée.
Le Menut ferait bien de se marier vite. Quelle aubaine ce serait pour ses amis! Comme le Menut n’était pas à la hauteur, les copains... les beaux gars comme lui seraient assez gentils pour...
La phrase en suspens, il clignait avec malice ses yeux louches, provoquant les éclats de rire brutaux de tous ses camarades, mais la joie générale fut de courte durée. Déjà le gringalet lui avait lancé un mot cru, en même temps qu’un projectile énorme passait en sifflant au-dessus de la table, et couvrait tout entière la tête de Tono, qui chancela et, se cramponnant aux planches, fut forcé de plier les genoux. Dans une poussée de force nerveuse, le Menut dont la poitrine étroite haletait, et dont les bras tremblaient, lui avait jeté à la tête une masse de pâte, et le fort gaillard, étourdi du choc, ne savait plus comment se défaire de ce masque qui l’engluait et l’asphyxiait.
Ses camarades lui vinrent en aide. Le coup lui avait écrasé le nez, et un filet de sang teignait la pâte blanche. Mais Tono sans se soucier de la blessure, se débattait comme un fou entre les bras de ses camarades, et criait: «Lâchez-moi.» Mais ils s’en gardaient bien. Tous avaient vu que ce chenapan, au lieu de s’élancer sur le Menut, tentait d’aller jusqu’au coin où pendaient ses hardes, pour y chercher le fameux couteau, si connu dans les bouges des environs.
L’enfourneur lui-même laissa brûler une pile de pains pour aider à le contenir! Mais personne ne songeait à maîtriser l’agresseur, car tous étaient convaincus que le malheureux ne reviendrait pas à la charge.
Le maître du fournil apparut. Ce diable d’homme avait l’ouïe fine! Les cris et les trépignements l’avaient éveillé et il était descendu presque en chemise.
Tout le monde se remit au travail, et le sang de Tono disparut dans les profondeurs de la pâte, qu’on recommença vite à pétrir.
Le bravache affectait maintenant un air bon enfant qui donnait le frisson. Ce n’était rien: une plaisanterie comme on en voyait tous les jours. Pure gaminerie qu’un homme doit pardonner! Voyons... on était entre copains!
Là-dessus il continua son travail, mais avec plus d’ardeur, sans lever la tête, pour en finir le plus tôt possible.
Le Menut les regardait tous fixement, et il haussait les épaules avec arrogance, comme s’il avait de la peine à retrouver sa timidité perdue.
Tono fut le premier à s’habiller, et il sortit accompagné jusqu’à la porte par le patron, dont il accueillait les bons conseils par des signes d’acquiescement.
Quand le Menut partit, une demi-heure après, ses camarades l’accompagnèrent. Ils lui firent mille offres de service. Ils se chargeaient de la réconciliation; mais en attendant, le Menut devait se tenir coi chez lui et ne pas sortir de tout le jour, pour éviter une mauvaise rencontre.
La ville s’éveillait. Le soleil rougissait les auvents, les gardes de nuit se retiraient et allaient chercher ceux qui devaient les relever et dans les rues circulaient seules les paysannes chargées de paniers qui allaient vers la place du marché.
Les ouvriers de la boulangerie laissèrent le Menut sur le seuil de sa maison. Il les vit s’éloigner et demeura encore un moment immobile, la clef dans la serrure, heureux, semblait-il, de se voir seul et sans protection... Enfin il s’était convaincu qu’il était un homme digne de ce nom, il ne doutait plus de sa force et, cruel, souriait d’aise au souvenir du bravache, s’affaissant sur ses genoux, la figure en sang. Le voyou! il avait insulté sa fiancée. Pas d’arrangement possible!
Comme il donnait un tour de clef, il s’entendit appeler:
—Menut! Menut!
C’était Tono, débouchant d’un coin de la rue. Tant mieux! le Menut l’attendait, et malgré un petit frisson instinctif, il était satisfait de l’aventure, car il souffrait d’être traité avec indulgence, comme un irresponsable.
Devant l’attitude agressive de Tono, il se mit en garde comme un jeune coq qui dresse sa crête avec colère, mais tous deux s’arrêtèrent, remarquant qu’ils provoquaient l’attention de quelques maçons qui, leur sac sur l’épaule, se rendaient au chantier.
Ils se parlèrent bas, avec calme, comme deux bons amis, mais d’une voix saccadée et mordante. Tono venait pour régler prestement l’affaire; tout se réduisait à deux petits mots, qu’on se dirait à l’écart. Et, en homme généreux, incapable de dissimuler la vérité, il demanda au gringalet:
—As-tu l’outil?
L’outil?... Le Menut n’était pas de ces bravaches qui ont toujours leur couteau sur eux. Mais il en avait un là-haut qui avait appartenu à son père, et il allait le chercher. Une minute... et il était aux ordres de Tono...
Le Menut redescendit presque aussitôt, mais pâle, inquiet. Il avait trouvé sa mère qui s’habillait pour aller à la messe et au marché. La pauvre vieille s’était étonnée de ce brusque départ, et il avait dû recourir à de pénibles mensonges.
Les rues commençaient à s’animer. Les portes s’ouvraient, des balais soulevaient sur les trottoirs des nuages de poussière, sous les rayons obliques de ce soleil rouge, qui pénétrait à l’extrémité des rues comme par une brèche. Partout, on voyait des sergents de ville, aux yeux vagues, qui semblaient encore endormis; des maraîchers, conduisant leurs charrettes de légumes; des vieilles en mantilles, qui hâtaient le pas en entendant sonner les cloches des églises voisines. Impossible de trouver dans Valence un coin solitaire, où deux hommes de bien eussent la liberté de se couper la gorge.
Le Menut, sentant maintenant son courage faiblir, tenta de balbutier des excuses; mais Tono l’interrompit brusquement.
—Poule mouillée! Mufle! Et il leva le poing.
Le Menut recula pour esquiver le coup. Alors il entra en fureur: il voulait lui aussi régler l’affaire sur place; mais il se contint à la vue d’une carriole qui approchait avec son conducteur encore endormi.
—Arrête, cocher!
S’élançant à la portière, le Menut l’ouvrit bruyamment et invita Tono à monter. Ce dernier hésita, alléguant qu’il n’avait pas un liard. «Je paierai», répondit le Menut.
Il aida même son ennemi à monter, puis il entra derrière lui et releva les lattes des persiennes qui tenaient lieu de vitres.
—A l’hôpital!
Le cocher se fit répéter deux fois l’adresse, et comme on lui recommandait de ne pas se presser, il laissa rouler paresseusement sa voiture par les rues de la ville.
Il crut entendre à l’intérieur des cris étouffés; on eût dit les petits rires de gens qui se chatouillent: sa chienne de destinée lui avait amené là de beaux clients! des pochards qui, après une nuit blanche, allaient, dans l’attendrissement de l’ivresse, visiter quelque copain malade. En quel état ils lui mettraient ses banquettes!
La carriole continuait à rouler avec lenteur: les vaches laitières[H] flairaient ses roues; les chèvres effrayées se détournaient en faisant sonner leurs clochettes, et en balançant leurs lourdes mamelles; les commères, appuyées sur leurs balais, regardaient avec curiosité les persiennes hermétiquement closes de la voiture. Un sergent de ville sourit avec malice, en la montrant à des voisins: «C’était bien tôt, semblaient-ils se dire, pour faire l’amour en cachette.»
Arrivé dans la cour de l’hôpital, le cocher sauta de son siège, et, tout en caressant son cheval, il attendit que ce couple d’ivrognes prît la peine de descendre. Comme rien ne bougeait, il ouvrit la portière et recula soudain en criant au secours.
Partout du sang... Un homme était couché dans le fond de la voiture; l’autre, allongé sur la banquette, le couteau à la main, le visage livide.
Les gens de l’hôpital accoururent et, en se tachant de sang jusqu’au coude, vidèrent cette tartane qui avait l’air d’une charrette de l’abattoir, pleine de chair morte, tailladée, déchiquetée.
LA BARQUE ABANDONNÉE
La plage de Torresalinas, avec ses nombreuses barques à sec, était le rendez-vous de tous les pêcheurs. Les gamins, à plat ventre, jouaient aux cartes à l’ombre des embarcations; les vieux, la pipe de terre cuite aux dents, parlaient de la pêche et des magnifiques expéditions qu’on faisait jadis à Gibraltar et sur la côte africaine, avant que le diable eût l’idée d’inventer la Régie des Tabacs.
Les batelets légers, aux flancs bleus et blancs, au mât gracieusement incliné, formaient une file avancée au bord de la plage, où les eaux, déferlant en lames minces, donnaient au sol l’éclat du verre. Par derrière, reposaient sur le sable les panses goudronnées des barques noires qui attendaient l’hiver pour prendre le large deux à deux et balayer la mer en traînant leurs filets. En dernière ligne, étaient rangés les lauds, de gros bateaux au radoub, les ancêtres, près desquels s’agitaient les calfats, barbouillant leurs carènes de goudron chaud, pour les mettre en état de reprendre leurs courses pénibles et monotones, sur la Méditerranée, parfois vers les Baléares, avec du sel, d’autres fois vers la côte d’Alger, avec les fruits de la huerta, souvent avec des melons et des patates pour les soldats aux uniformes rouges qui gardent Gibraltar.
Au cours de l’année, la plage changeait d’aspect. Les lauds réparés, prenaient la mer; on armait, on lançait les bateaux de pêche. Seule restait une barque démâtée et engravée triste, solitaire, sans autre compagnie que celle du douanier, assis à son ombre.
Le soleil avait fondu la peinture; la sécheresse faisait craquer la coque fendillée; le sable, charrié par le vent, avait envahi le pont. Mais le fin profil de la barque, ses flancs élancés, sa fière structure dénotaient l’embarcation légère et audacieuse, faite pour les courses folles, qui dédaignent les périls de la mer. Maintenant elle avait encore la beauté triste de ces vieux chevaux, qui furent des coursiers de race, et qui tombent, abandonnés et impuissants dans l’arène.
Ce bateau n’avait même pas de nom. Sur les côtés, pas d’inscription, pas de numéro! C’était un être inconnu qui se mourait, parmi ces autres barques orgueilleuses de leurs noms pompeux... Il se mourait comme d’aucuns disparaissent dans le monde, sans révéler le mystère de leur vie.
Mais l’incognito de la barque n’était qu’apparent. Tous la connaissaient à Torresalinas, et nul n’en parlait sans un sourire, un clignement d’yeux, plein de malice.
Un matin, à l’ombre de la barque abandonnée, près de la mer, qui scintillait sous le soleil, bleuâtre comme un ciel de nuit d’été, azuré et saupoudré de points lumineux, un vieux loup de mer me conta son histoire.
*
* *
—Cette felouque—dit-il, en caressant du plat de la main la carène sèche et blanchie par le sable—c’est le Socarrao, le bateau le plus hardi et le plus fameux qui ait tenu la mer d’Alicante à Carthagène. Vierge Sainte! En a-t-il gagné de l’argent, ce damné! Il a fait, pour le moins, vingt voyages d’Oran à cette côte, la panse toujours pleine de ballots.
Ce nom bizarre et étrange de Socarrao m’étonnait quelque peu: le pêcheur s’en aperçut.
—Ce sont là des surnoms, Monsieur: hommes et bateaux ont ici leur sobriquet. Ainsi moi, je m’appelle Felipe; mais si jamais vous me cherchez, demandez Castelar: c’est sous ce nom-là qu’on me connaît, parce que j’aime à causer avec les gens, et au cabaret, que je suis le seul capable de lire les journaux aux camarades... Mais revenons-en au Socarrao; son vrai nom, c’est El Resuelto[I]; mais sa promptitude à la manœuvre, ses luttes furieuses contre les coups de mer l’avaient fait surnommer le Socarrao, comme qui dirait le mauvais coucheur... Et maintenant écoutez ce qui est arrivé à ce pauvre Socarrao, il y a un peu plus d’un an, la dernière fois qu’il revint d’Oran.
Le vieux promena ses regards tout autour de lui, et convaincu que nous étions seuls, il dit avec un sourire bon enfant:
—J’étais de l’équipage, savez-vous? Personne n’ignore ça au pays; mais vous, si je vous le dis, c’est parce que nous sommes seuls, et que vous n’irez pas ensuite me faire du tort. Que diable! Avoir été sur le Socarrao! il n’y a pas là de déshonneur! Toutes ces histoires de régies et de douaniers, avec leurs canonnières, ce n’est pas Dieu qui a imaginé ça! C’est le gouvernement qui en a eu l’idée pour nous faire du tort, à nous, les pauvres gens! La contrebande est une façon honorable de gagner son pain; on expose sa peau sur la mer et sa liberté sur la terre. Un métier de braves qui sont vraiment des hommes, comme Dieu les aime!
J’ai connu le bon temps. On faisait tous les mois deux voyages et l’argent pleuvait dans le village, que c’était un plaisir! Il y en avait pour tous, même pour les uniformes, pour ces pauvres diables de douaniers qui ne savent comment nourrir leurs familles avec leurs deux pesetas par jour!
Mais le métier empira de jour en jour; le Socarrao ne faisait plus ses voyages, que de loin en loin, avec toutes sortes de précautions, car le patron savait qu’on nous avait à l’œil et qu’on voulait nous mettre le grappin dessus.
Dans la dernière tournée, nous étions huit hommes à bord. Le matin, on était parti d’Oran; vers midi, à la hauteur de Carthagène, voilà que nous apercevons à l’horizon un léger nuage noir, et bientôt un vapeur, que nous reconnaissons tous. Une bonne tempête eût mieux fait notre affaire. C’était la canonnière d’Alicante!
Nous avions un bon vent en poupe, la grande voile déployée et le foc tendu. Mais avec ces inventions des hommes, la voile n’est plus rien et le bon marin, moins que rien!
Non qu’ils nous aient rejoints, non, monsieur! Trop malin, le Socarrao, pour se faire pincer, quand il tient le vent! Le bateau nageait comme un dauphin, la coque inclinée, le pont léché par les lames; mais la canonnière faisait force vapeur et nous la voyions grandir de plus en plus, bien qu’elle ne se rapprochât guère. Ah! si ç’avait été au milieu de l’après-midi! Il aurait fait nuit close qu’ils ne nous auraient pas encore atteints, et, une fois dans l’obscurité, nous étions sauvés! Mais il restait encore beaucoup de jour, et en longeant la côte, nous étions sûrs d’être attrapés avant la brune.
Le patron au gouvernail ouvrait l’œil, en homme dont toute la fortune dépend d’une fausse manœuvre. Mais voilà qu’un petit nuage blanc part du vapeur et nous entendons un coup de canon.
Ne voyant pas de boulet, nous éclatons de rire, satisfaits et même fiers d’être avertis si bruyamment.
Autre coup de canon, mais cette fois plein de malice. Il nous sembla qu’un grand oiseau passait en sifflant sur la barque et l’antenne s’abattit, avec les cordages rompus et la voile déchirée. Nous voilà sans mât. Les agrès, dans leur chute, cassèrent la jambe à un homme de l’équipage.
J’avoue que nous tremblâmes un peu. Nous nous voyions pris, et, que diable! aller en prison, comme des voleurs, pour avoir voulu gagner le pain de notre famille, c’est chose plus terrible qu’une nuit de tempête. Mais le patron du Socarrao est un homme qui vaut son bateau.
—Mes enfants, ce n’est rien. Hissez la voile neuve. Si vous êtes vifs, ils ne nous attraperont pas.
Il ne parlait pas à des sourds, et pour de la vivacité, nous en avions à revendre. Le pauvre camarade se tordait comme un lézard, étendu à la proue, tâtant sa jambe cassée, hurlant et demandant au nom de tous les saints une gorgée d’eau; c’était bien le moment de s’apitoyer! Nous faisions mine de ne pas l’entendre, tout à notre besogne, démêlant les cordages et attachant à l’antenne la voile de rechange, qu’on hissa en dix minutes.
Le patron vira de bord. Inutile de chercher à résister en mer à cet ennemi qui allait à toute vapeur et crachait des boulets. A la côte! et advienne que pourra!
On était en face de Torresalinas. Étant tous du pays, nous comptions sur les amis. La canonnière, nous voyant cingler vers la terre ne tira plus. Elle nous tenait et, sûre de la victoire, ne forçait plus sa marche. De la plage, on ne tarda pas à nous voir, et la nouvelle circula dans tout le village. Le Socarrao arrivait, poursuivi par une canonnière!
*
* *
Il fallut voir le branle-bas! Une vraie révolution, croyez-moi, monsieur! la moitié des gens d’ici étaient de nos parents; les autres vivaient plus ou moins de notre «commerce». La plage semblait une fourmilière. Hommes, femmes, gamins nous suivaient avec des yeux inquiets et lançaient des cris de joie, en voyant notre barque faire un dernier effort et gagner de plus en plus du terrain; on avait une demi-heure d’avance.
Il y avait là jusqu’à l’alcade, pour prêter aide au besoin. Et les douaniers, braves garçons qui vivent parmi nous et sont presque de la famille, se tenaient à l’écart: ils comprenaient la situation et ne voulaient pas perdre de pauvres gens.
—A la côte, les gars! cria notre patron. A l’échouage! L’important, c’est de mettre en sûreté les ballots et les personnes. Le Socarrao saura bien sortir de ce mauvais pas.
Et presque à pleines voiles on fonça sur la plage; la proue toucha. Ah! monsieur, ce qu’on s’est donné du mal! Je crois encore rêver, quand j’y pense. Tout le village se jeta sur la barque, la prit d’assaut; les gamins se faufilaient comme des rats dans la cale.
—Vite! vite! voilà les gabelous!
Et on lançait les ballots du haut du pont! Ils tombaient dans l’eau, où les hommes, pieds nus, et les femmes, la jupe entre les jambes, les rattrapaient. On emportait les uns, par ici, les autres s’en allaient par là. En un clin d’œil, toute la cargaison disparut, comme si le sable l’eût engloutie. Une vague de tabac inondait Torresalinas et s’infiltrait dans toutes les maisons.
L’alcade intervint paternellement.
—Hé, l’ami! c’est trop, dit-il au patron. Si l’on emporte tout, les douaniers se plaindront. Laissez au moins quelques ballots pour justifier la saisie.
—Bon! Faites quelques paquets du plus mauvais tabac, de la camelote! Qu’ils se contentent de ça!
Là-dessus, il se dirigea vers le village avec tous les papiers du bord sur sa poitrine. Mais il s’arrêta encore un moment, car ce diable d’homme pensait à tout.
—Le numéro! Effacez le numéro matricule!
Le bateau! on aurait dit qu’il lui avait poussé des pattes! Déjà hors de l’eau, il se traînait sur le sable, au milieu de cette foule qui trimait et se donnait du cœur en criant joyeusement:
—Chou-blanc, chou-blanc, messieurs les douaniers!
Le camarade à la jambe cassée était porté chez lui par sa femme et par sa mère. Le pauvre diable gémissait de douleur à chaque mouvement brusque; mais il refoulait ses larmes et il riait tout de même comme les autres, voyant la cargaison qu’on sauvait et songeant au bon tour qu’on jouait au gouvernement.
Quand les derniers ballots se furent perdus dans les rues de Torresalinas, on s’attaqua à la felouque. La population enleva les voiles, les ancres, les rames; on démonta même le mât, qui fut chargé sur les épaules d’une troupe de jeunes gens et porté en procession à l’autre bout du village. Le bateau n’était plus qu’un ponton comme vous le voyez...
Entre temps, les calfats étaient là, pinceau en main! Et la peinture allait bon train! Le Socarrao changeait de figure comme un âne de gitano. En quatre coups de pinceau, on effaça le nom et sur la poupe, il ne resta plus trace du numéro matricule, maudite inscription qui établit l’identité de tout bateau.
La canonnière jeta l’ancre au moment où les dernières dépouilles de la barque disparaissaient à l’entrée du village. Moi, je ne bougeai pas, voulant tout voir; pour mieux cacher mon jeu, je donnai un coup de main à des amis qui mettaient à la mer un bateau de pêche.
La canonnière envoya un canot et je ne sais combien d’hommes sautèrent à terre, avec fusils et baïonnettes. En tête le contremaître, jurait comme un furieux, les yeux fixés sur le Socarrao et sur les douaniers qui s’en étaient emparés.
Toute la population de Torresalinas riait du bon tour et elle aurait encore ri davantage si elle avait vu, comme moi, la tête de ces gens-là, quand ils trouvèrent pour toute cargaison quelques paquets de mauvais tabac.
*
* *
—Et qu’arriva-t-il ensuite? demandai-je au vieux marin. On ne punit personne?
—Qui?... On ne pouvait punir que ce pauvre Socarrao, qui resta prisonnier. On noircit beaucoup de papier et la moitié du bourg fut appelée à déposer; mais personne ne savait rien. Quel était le numéro matricule de la barque? Personne ne l’avait vu. Les hommes de l’équipage? Des individus qui, à l’échouage, s’étaient mis à courir là-bas, dans les terres. Et personne n’en savait plus long.
—Et la cargaison?
—Elle fut vendue tout entière. Ah! vous ne savez pas ce que c’est que la pauvreté! Quand nous échouâmes chacun saisit le ballot qui était à portée et courut le cacher dans sa maison. Mais le lendemain tous les paquets étaient à la disposition du patron; il ne se perdit pas une livre de tabac. Ceux qui exposent leur vie pour gagner leur pain, et voient tous les jours la mort en face, ont moins de tentations que les autres.
Depuis lors, continua le vieux, le pauvre Socarrao est ici prisonnier. Mais il ne tardera pas à reprendre la mer avec son ancien maître. Il paraît qu’on en a fini avec la paperasserie; on le mettra aux enchères, et il restera au patron, pour ce qu’il voudra bien en donner.
—Et si quelqu’un offre davantage?
—Qui ça?... Est-on des bandits, par hasard? Tout le village connaît le vrai maître de la barque abandonnée, et personne n’a assez mauvais cœur pour vouloir lui faire tort. Ici, on est honnête. A chacun son bien! La mer qui est à Dieu, c’est notre domaine à nous, les pauvres gens, qui devons en tirer notre gagne-pain... en dépit du gouvernement!
LA CONDAMNÉE
Rafael était depuis quatorze mois dans l’étroite cellule.
Il avait pour univers ces quatre murs, blancs comme des ossements, ces tristes murs, dont il savait par cœur les crevasses et les lézardes. Son soleil, à lui, c’était la haute lucarne, dont les barreaux coupaient la tache bleue du ciel. Son cachot avait huit pieds de long, et c’est à peine s’il disposait de la moitié, à cause de cette maudite chaîne toujours grinçante, dont l’anneau s’était incrusté dans sa cheville, et presque amalgamé à sa chair...
Il était condamné à mort. Tandis qu’à Madrid on feuilletait une dernière fois le dossier de son procès, il passait là des mois enterré vivant, attendant, avec impatience, l’heure où d’un seul coup, le garrot le délivrerait de ses maux.
Ce qui l’horripilait le plus, c’était la propreté de ce sol balayé et bien nettoyé tous les jours, sans doute pour que l’humidité, filtrant par la natte de jonc, pénétrât jusqu’au fond des os, ces murs où l’on ne laissait pas une trace de poussière... On enlevait au prisonnier jusqu’à la compagnie de la saleté. Sa solitude était complète... Si des souris étaient entrées là, il aurait eu la consolation de partager avec elles sa maigre pitance, et de leur parler, comme à de bonnes camarades; s’il avait rencontré dans les coins une araignée, il se serait amusé à l’apprivoiser.
On ne voulait pas, dans ce tombeau, d’autre être vivant que lui. Un jour, un moineau parut à la grille, avec une mine de gamin espiègle. Le bohème de la lumière et de l’espace piaillait, comme pour exprimer sa surprise de voir, au-dessous de lui, ce pauvre être, jaunâtre, hâve, grelottant de froid en plein été, avec un tas de mouchoirs noués aux tempes et une guenille de manteau enroulée autour des reins. Cette tête anguleuse, pâle, d’une blancheur de papier mâché, dut l’effrayer, et il s’envola, en secouant ses plumes, comme pour fuir le relent de tombeau et de laine pourrie, qui s’exhalait par la grille.
Le seul bruit qui rappelât la vie, c’était celui que faisaient les autres prisonniers à l’heure de promenade dans la cour. Ceux-là, au moins, voyaient le ciel libre au-dessus de leurs têtes. Ils ne respiraient pas l’air à travers une meurtrière; ils avaient les jambes libres, et ils pouvaient causer à leur guise. Jusque dans la prison le malheur avait ses degrés. L’éternel mécontentement des hommes était deviné par Rafael. Il enviait ceux qui circulaient dans la cour, considérant leur situation comme une des plus désirables; et ceux-là enviaient les gens du dehors, qui jouissaient de la liberté; et les passants peut-être étaient eux aussi mécontents de leur sort, et ambitionnaient, qui sait quoi?... Alors que la liberté est si bonne!... Ils méritaient d’être prisonniers.
Rafael était aussi malheureux qu’on peut l’être. Dans un élan de désespoir il avait essayé de s’évader en creusant un souterrain, et maintenant la surveillance pesait sur lui, continue et accablante. Il avait voulu se distraire en psalmodiant d’une voix monotone les prières qu’il avait apprises de sa mère, et retenues seulement par fragments. On l’avait fait taire. Prétendait-il par hasard se faire passer pour fou? Allons, silence! On voulait le garder intact, sain de corps et d’esprit, pour que le bourreau n’eût pas affaire à un malade.
Fou! il ne voulait pas l’être! Mais la réclusion, l’immobilité, la nourriture, insuffisante et mauvaise, venaient à bout de lui. Il avait des hallucinations, la nuit, quand il fermait les yeux, importuné par la lumière réglementaire, à laquelle il n’avait pu s’accoutumer en quatorze mois; une idée extravagante le tourmentait souvent: ses ennemis, des inconnus qui voulaient le tuer, lui avaient, croyait-il, mis l’estomac sens dessus dessous; de là, ces cruels élancements qui le torturaient.
Le jour, il pensait constamment à son passé, mais avec des souvenirs si troubles qu’il croyait évoquer l’histoire d’un autre.
Il se rappelait son retour au petit village natal, après un premier emprisonnement pour coups et blessures; son renom dans toute la région, la foule des clients dans l’auberge de la place, qui étaient enthousiastes de ses faits et gestes: Quel brutal, ce Rafael! La plus belle fille du village se décidait à être sa femme, plus par crainte que par tendresse; les Conseillers municipaux le flattaient, le nommaient garde-champêtre, et encourageaient sa brutalité pour qu’il les servît, le fusil à la main, dans les élections. Il régnait sans obstacle sur tout le canton; il intimidait les autres, les gens du parti battu; mais, à la fin, ceux-ci, fatigués, mirent la main sur un certain bravache, qui revenait aussi du bagne et le campèrent en face de Rafael.
Nom de Dieu! l’honneur professionnel était en jeu; il fallait frotter les oreilles à cet individu qui lui prenait son pain. Il se mit à l’affût, l’atteignit d’une balle qui le blessa mortellement, et l’acheva à coups de crosse, pour l’empêcher de crier et de gigoter davantage. Enfin... ces choses-là sont communes entre hommes!... Résultat: la prison, où il retrouva d’anciens compagnons; puis le procès; tous ceux qui le redoutaient autrefois déposèrent contre lui pour se venger de la crainte qu’il leur avait inspirée. Enfin vint la terrible sentence, suivie de ces quatorze mois maudits, passés dans l’attente de la mort, qui devait venir de Madrid, mais qui, sans doute, voyageait en charrette, tant elle tardait!
Rafael ne manquait pas de courage. Il pensait à Juan Portela, à Francisco Esteban, le Brave, à tous ces vaillants paladins, dont les hauts faits chantés dans des romances, l’avaient toujours enthousiasmé; il se sentait capable d’affronter, comme eux, le moment suprême.
Mais, certaines nuits, il sursautait, comme mû par un ressort caché, et sa chaîne résonnait d’un cliquetis sinistre. Il criait comme un enfant, et aussitôt se repentait de sa lâcheté, et tentait, en vain, d’étouffer ses gémissements. C’était un autre qui criait en lui, un inconnu qui avait peur et qui pleurnichait. Il ne se calmait qu’après avoir bu une demi-douzaine de tasses de cette acre décoction de caroubes et de figues, que, dans la prison, on nommait café.
De l’ancien Rafael qui désirait la mort, pour en finir vite, il ne restait que l’enveloppe. Le nouveau, qui s’était formé dans ce tombeau, songeait, avec terreur, que quatorze mois s’étaient déjà écoulés, et que nécessairement la fin était proche. Il se serait résigné, de bon cœur, à mener pendant quatorze mois encore cette vie misérable.
Il avait peur; il sentait que le moment fatal était proche; il le voyait partout, dans les figures curieuses qui apparaissaient au guichet; dans la présence de l’aumônier, qui venait le voir maintenant tous les après-midi, comme si cette infecte cellule était le meilleur endroit pour causer et fumer une cigarette. Mauvais, mauvais signe!
Les questions du visiteur étaient des plus inquiétantes. Rafael était-il bon chrétien? «Oui, mon père». Il respectait les prêtres et jamais ne leur avait manqué en quoi que ce fût. On n’avait rien à dire de sa famille; tous les siens étaient allés dans la montagne, défendre le Roi légitime, parce qu’ainsi l’avait ordonné le curé du village. Et pour affirmer sa foi, il tirait d’entre les haillons, qui lui couvraient la poitrine, un paquet crasseux de scapulaires et de médailles.
Ensuite, l’aumônier lui parlait de Jésus, qui, tout Fils de Dieu qu’il était, s’était vu dans une situation semblable à la sienne. Cette comparaison enthousiasmait le pauvre diable. Quel honneur!... Mais, quoique flatté de cette ressemblance dans leur destinée, il désirait qu’elle se réalisât complètement le plus tard possible.
Vint le jour où la terrible nouvelle éclata comme un coup de tonnerre. Tout était terminé à Madrid. La mort arrivait, mais cette fois à grande vitesse, par le télégraphe.
Quand un employé lui dit que sa femme, avec la petite qui était née pendant son incarcération, rôdait autour de la prison et demandait à le voir, il n’eut plus de doute. Puisqu’elle avait quitté le village, c’est que la chose était imminente.
On lui suggéra de demander sa grâce, et il se cramponna furieusement à cette suprême espérance de tous les malheureux. D’autres n’avaient-ils pas réussi? Pourquoi pas, lui aussi? Il en coûtait si peu à cette bonne dame de Madrid[J], de lui sauver la vie! c’était l’affaire d’une petite signature.
Et à tous les funèbres visiteurs venus par curiosité ou par devoir: avocats, curés, journalistes, il demandait en tremblant d’une voix suppliante, comme s’ils pouvaient le sauver:
—Qu’en pensez-vous? Signera-t-elle?
Le lendemain, on l’emmènerait, sans doute, à son village, gardé et ligoté, comme une bête sauvage, qui va à l’abattoir. Le bourreau était déjà là, avec son attirail. Sa femme, attendant le moment de la sortie pour le voir, passait des heures à la porte de la prison: c’était une forte fille brune, aux grosses lèvres dont les sourcils se rejoignaient et qui, en remuant ses jupes bouffantes et superposées, exhalait une âcre odeur d’étable.
Elle était comme ébahie de se trouver là. Dans son regard stupide, on lisait plus de stupéfaction que de douleur; et la vue du poupon, cramponné à son énorme poitrine, lui tirait seule quelques larmes.
«Seigneur, quelle honte pour la famille! Elle savait bien que cet homme finirait ainsi! Plût au ciel que la petite ne fût pas venue au monde!»
L’aumônier essayait de la consoler. Qu’elle se résignât? Elle pouvait encore rencontrer, une fois veuve, un homme qui la rendrait plus heureuse. Cette pensée semblait la ranimer; elle en vint même à parler de son premier amoureux, un brave garçon, qui s’était retiré par crainte de Rafael, et qui, maintenant, s’approchait d’elle, dans le village et dans les champs, comme s’il voulait lui dire quelque chose.
—Non! ce ne sont pas les hommes qui manquent—disait-elle avec calme, en essayant de sourire.
—Mais je suis très chrétienne, et, si j’en prends un autre, je veux que ce soit devant l’Église.
En remarquant le regard étonné du prêtre et des geôliers, elle revint au sentiment de la réalité, et ses larmes forcées reprirent de plus belle.
La nouvelle arriva, à la nuit tombante. La grâce était signée. Cette dame que Rafael croyait voir là-bas à Madrid au milieu de toutes les splendeurs, comme une madone sur les autels, vaincue par les télégrammes et les prières, épargnait la mort au condamné.
La grâce eut dans la prison un retentissement de tous les diables, comme si l’on avait signifié à chacun des prisonniers sa mise en liberté.
—Réjouis-toi, disait l’aumônier à la femme du criminel gracié, on ne va pas tuer ton mari; tu ne seras pas veuve.
La jeune femme demeura silencieuse. Dans son cerveau semblaient germer lentement des idées, qu’elle s’efforçait d’écarter.
—Bien! dit-elle enfin, avec calme, et quand sortira-t-il de prison?
—Sortir de prison?... Es-tu folle? Jamais. Il peut s’estimer heureux d’avoir la vie sauve. Il ira au bagne, en Afrique, et comme il est jeune et fort, il pourrait bien vivre encore vingt ans.
Pour la première fois, la femme pleura de toute son âme; mais elle pleurait de désespoir, de rage; la tristesse n’y était pour rien.
—Allons, femme, disait le prêtre, irrité. C’est tenter Dieu. On lui a sauvé la vie, comprends-tu? Il n’est plus condamné à mort... Et tu te plains encore?
La femme cessa de pleurer. Ses yeux brillèrent d’une expression de haine.
—Bon! qu’on ne le tue pas... je m’en réjouis. Il est sauvé; mais moi?...
Et après un long silence, elle ajouta avec des sanglots qui secouaient sa chair brune et ardente:
—Alors, la condamnée, c’est moi!
UN HOMME A LA MER
A la nuit tombante, la lourde barque San Rafaël sortit de Torrevieja, avec une cargaison de sel pour Gibraltar.
La cale était bondée. Sur le pont, une montagne de sacs s’entassait autour du grand mât. Pour passer de la proue à la poupe, les marins longeaient les bordages, gardant l’équilibre à grand’peine.
La nuit était belle, une nuit de printemps, avec des étoiles à foison. La brise, fraîche et assez irrégulière, tantôt gonflait la grande voile latine en faisant gémir le mât, tantôt cessait brusquement, et l’ample voile retombait comme défaillante, avec un sonore battement d’ailes.
L’équipage—cinq hommes et un jeune garçon—soupa, après la manœuvre de sortie. Ils vidèrent la marmite fumante, où, du patron au mousse, avec la fraternité coutumière aux marins, ils plongeaient tour à tour leur morceau de pain. Ceux qui n’étaient pas de service, disparurent ensuite par l’écoutille, et le ventre gonflé de vin et de jus de pastèque, allèrent reposer sur le dur matelas.
A la barre resta le père Chispas[K], vieux requin édenté, qui accueillit avec des grognements d’impatience les dernières instructions du patron. Près de lui se tenait Juanillo, son protégé, un novice, qui faisait sur le San Rafael son premier voyage, et lui gardait une vive reconnaissance, car c’était grâce à lui, qu’il faisait partie de l’équipage et pouvait ainsi apaiser sa faim, qui n’était pas petite!
Aux yeux de Juanillo, cette misérable barque prenait des airs de vaisseau-amiral, de bateau enchanté, nageant dans l’abondance. Le souper de ce soir-là était le premier repas sérieux qu’il eût fait dans sa vie.
Il avait vécu jusqu’à dix-neuf ans, affamé, presque nu comme un sauvage, dormant dans la chaumière délabrée, où sa grand’mère gémissait et priait, immobilisée par ses rhumatismes. Le jour, il aidait à lancer les barques, il déchargeait les paniers de poisson, ou allait en parasite dans les bateaux qui allaient pêcher le thon et la sardine, avec l’espoir de rapporter au logis un peu de menu fretin. Maintenant, grâce au père Chispas, qui lui était tout dévoué, parce qu’il avait connu son père, Juanillo était devenu un vrai marin. Pour la première fois, il portait des souliers énormes qu’il contemplait avec adoration. Et après cela, l’on disait que la mer... Allons donc! Le métier de marin était le meilleur de tous!
Sans perdre de vue la proue, ni lâcher le gouvernail, courbé pour scruter les ténèbres entre la voile et les tas de sacs, le père Chispas l’écoutait avec un sourire ironique.
—Oui, tu n’as pas mal choisi... Pourtant le métier a ses risques... Tu verras... quand tu auras mon âge... Mais ta place n’est pas ici: va te poster à l’avant, et préviens-moi, si tu vois quelque barque devant nous.
Juanillo courut le long du bordage avec la ferme assurance des gamins de la plage.
—Prends garde! mon garçon! Prends garde!
Déjà, il était à la proue. Assis près du boute-hors, il scrutait la surface noire de la mer, au fond de laquelle les étoiles scintillantes se reflétaient comme des serpentins de lumière.
La barque, lourde et pansue, plongeait après chaque vague, avec solennité, et les gouttes d’eau rejaillissaient jusqu’au visage de Juanillo. Deux traînées d’écume phosphorescente glissaient des deux côtés de la proue massive, et le haut des voiles gonflées se perdait dans les ténèbres...
Pas de vie plus belle, songeait Juanillo!
—Père Chispas!... une cigarette, cria-t-il tout à coup.
—Viens la chercher.
Il accourut, suivant le bordage, du côté opposé au vent. C’était à un moment de calme plat, et la voile, ondulant, allait retomber le long du mât... Mais soudain passa une rafale: le bateau pencha brusquement. Juanillo, pour garder l’équilibre, se cramponna au bord de la voile, qui, au même instant, se gonflant à éclater, lança la barque à toute vitesse, et, poussant le jeune homme avec une force irrésistible, le projeta au loin comme une catapulte. Dans le claquement des eaux qui s’entr’ouvraient sous lui, Juanillo crut entendre des paroles confuses, peut-être la voix du vieux timonier, criant:—«Un homme à la mer!»
Il descendit longtemps... longtemps! étourdi par le coup et par la soudaineté de la chute. Avant de se rendre un compte exact des choses, il se trouva à la surface nageant et aspirant furieusement le vent froid... Et la barque?... Il ne la voyait plus. La mer était très sombre, oh! bien plus sombre que vue du haut du pont!
Il crut distinguer une tache blanche, un fantôme qui flottait au loin. Il se dirigea vers lui, puis le perdit de vue, puis l’aperçut ailleurs, du côté opposé, enfin, désorienté, changea de direction, et fit de vigoureuses brasses, sans savoir où il allait.
Ses souliers lui semblaient de plomb. Les maudits! Pour la première fois qu’il les portait! Son bonnet lui blessait les tempes; son pantalon le tirait en bas, comme s’il s’allongeait jusqu’au fond de la mer et balayait les algues.
—Du calme, Juanillo, du calme!
Il avait confiance. Il savait bien nager et se sentait capable de tenir le coup pendant deux heures. Sans doute, on viendrait le repêcher. Un plongeon! Rien de plus! Etait-ce ainsi qu’on mourait? Passait encore dans une tempête, comme ç’avait été le cas de son père et de son aïeul; mais par une nuit si belle, une mer si calme, mourir de la poussée d’une voile, c’était une mort stupide!
—Holà, les camarades de la barque!... Père Chispas... Patron!
Mais les cris le fatiguaient. Deux ou trois fois, les lames lui fermèrent la bouche. Malédiction!... Vues de la barque, elles semblaient insignifiantes; mais en pleine mer, plongé dans l’eau jusqu’au cou, forcé de mouvoir continuellement les bras, pour se maintenir à la surface, elles l’étouffaient, le frappant de leur sourde ondulation, et devant lui, elles creusaient de profonds abîmes, aussitôt refermés, comme pour l’engloutir.
Il espérait encore, mais non sans une certaine inquiétude. Oui, il tiendrait le coup pendant deux heures. Il nageait bien plus longtemps sur la plage et sans fatigue. Seulement c’était aux heures du soleil, sur une mer de cristal et d’azur, alors qu’il voyait au-dessous de lui, dans une transparence féerique, les rochers jaunes, avec leurs grandes algues, pareilles à des rameaux de corail vert, leurs coquillages roses, leurs étoiles de nacre, leurs fleurs lumineuses aux pétales de chair, frissonnant d’être effleurées par les poissons au ventre d’argent... Mais maintenant, il était sur une mer d’encre, perdu dans les ténèbres, accablé par le poids de ses vêtements, ayant sous ses pieds un nombre infini d’épaves, et de noyés déchiquetés par des poissons voraces... Parfois, au contact de son pantalon trempé, il frémissait, se croyant effleuré par des dents aiguës.
Las et défaillant, il s’étendit sur le dos, et se laissa porter par les vagues. Les renvois du souper remontaient à ses lèvres. Le maudit repas! Qu’il lui coûtait cher!... Il allait finir par mourir là, stupidement. L’instinct de conservation le fit se retourner. Peut-être le cherchait-on; s’il restait étendu, l’on passerait près de lui, sans l’apercevoir. Il se remit à nager, avec la fébrile énergie du désespoir. Il se dressait sur la crête des vagues, pour voir plus loin, allant brusquement d’un côté, puis de l’autre, et s’agitant indéfiniment dans le même cercle...
Maintenant il coulait doucement, sentant dans sa bouche une amertume saumâtre; ses yeux s’aveuglèrent; le flot se ferma sur sa tête rase; mais entre deux lames un léger remous se forma, des mains crispées surgirent; il reparut à la surface...
Ses bras s’engourdissaient. Sa tête se penchait sur sa poitrine, appesantie par le sommeil. Le ciel lui parut changé; les étoiles étaient rouges, comme des éclaboussures de sang. La mer ne l’effrayait plus; il avait envie de se laisser bercer par elle, et de se reposer enfin...
Il se souvenait de sa grand’mère, qui sans doute à cette heure pensait à lui. Il voulut prier comme il avait entendu cent fois prier la pauvre vieille. Notre père qui êtes aux cieux... Il priait mentalement, mais tout à coup, sans qu’il s’en rendît compte, sa langue remua, et il dit d’une voix rauque, qui ne semblait pas être la sienne: «Canailles, bandits! ils m’abandonnent!»
Il enfonça de nouveau; il disparut, malgré ses efforts... Il descendit dans les ténèbres, comme une masse inerte; mais sans savoir comment, il reparut encore à la surface.
Maintenant les étoiles lui semblaient noires, plus noires que le ciel, pareilles à des gouttes d’encre.
Cette fois, c’était la fin... Son corps était de plomb. Il coula droit, entraîné par le poids de ses souliers neufs. Et, tandis qu’il s’engloutissait dans l’abîme où gisent les bateaux naufragés et les squelettes des cadavres dévorés, de plus en plus, son cerveau s’enveloppait de brouillard épais et il répétait:
—Notre Père... Notre Père... Bandits! Cochons! ils m’ont abandonné!
LA RAGE
De tous les points de la huerta les habitants accouraient à la chaumière de Pascual Caldéra[L], dont ils franchissaient la porte, avec un mélange d’émotion et de crainte.
«Comment allait le petit? Mieux?...» Le père Pascual, entouré de sa femme, de ses belles-sœurs, et même de ses parents les plus éloignés, rassemblés par le malheur, accueillait avec une satisfaction mélancolique ces marques de sympathie des voisins pour la santé de son fils.—Oui: il allait mieux! Depuis deux jours, il ne souffrait pas de cette «chose» horrible, qui bouleversait la maison. Et les laboureurs taciturnes, amis de Caldéra, ainsi que les bonnes commères, à qui l’émotion arrachait des cris, mettaient le nez à la porte de la chambre et demandaient timidement: «Comment te trouves-tu?»
Le fils unique de Caldéra était là, tantôt couché, sur l’ordre de sa mère, qui ne pouvait concevoir de maladie sans juger nécessaires le bol de bouillon et le lit; tantôt assis, la mâchoire dans les mains, les yeux obstinément fixés sur le coin le plus sombre de la pièce. Le père, ses gros sourcils blancs froncés, se promenait sous la treille qui ombrageait sa porte, dès qu’il restait seul, ou bien, entraîné par l’habitude, allait jeter un coup d’œil sur les champs voisins, mais sans la moindre envie de se baisser pour arracher une de ces mauvaises herbes qui déjà poussaient dans les sillons. Que lui importait à présent cette terre, que sa sueur et la vigueur de ses muscles avaient fécondée?... Il n’avait que ce fils, produit d’un mariage tardif, et c’était un rude gars, travailleur et taciturne comme lui; un soldat de la glèbe qui faisait son devoir sans avoir besoin d’injonctions ni de menaces, ne manquant jamais de s’éveiller en pleine nuit, lorsqu’arrivait le tour d’arrosage, et qu’il fallait abreuver les champs, à la lueur des étoiles; agile à sauter de son cher lit de garçon installé sur un banc de la cuisine, en rejetant couvertures et peaux de mouton, pour chausser ses espadrilles, dès les premières notes du coq matinal.
Le père Pascual ne lui avait jamais souri. C’était le père, à la mode latine; le terrible maître de la maison, qui, au retour du travail, mange seul, servi par l’épouse, qui attend debout, dans une attitude de soumission.
Mais ce masque grave et dur de maître absolu cachait une admiration sans bornes pour ce fils, son meilleur ouvrage. Avec quelle prestesse il chargeait un tombereau! Comme il mouillait sa chemise en maniant la pioche, avec un vigoureux mouvement de va-et-vient qui semblait lui rompre la ceinture! Qui montait comme lui les bidets à poil, et leur sautait sur le dos avec autant de grâce, rien qu’en appuyant le bout d’une espadrille sur les jambes de derrière de la bête?... Et ce laborieux n’était ni buveur ni querelleur. Lors du tirage au sort, il avait eu la chance d’amener un bon numéro, et à la Saint-Jean il devait épouser une jeune fille d’une métairie voisine, qui n’entrerait pas dans la chaumière de ses beaux-parents sans apporter quelques lopins de terre. C’était un riant avenir que rêvait le père Pascual; le bonheur, la continuation honnête et paisible des traditions familiales; un autre Caldéra qui, lorsqu’il vieillirait, travaillerait à son tour le sol fécondé par les aïeux, pendant qu’une troupe de petits «Calderitas», plus nombreux chaque année, joueraient autour du cheval attelé à la charrue, et regarderaient avec une certaine frayeur le grand-père au parler laconique, aux yeux larmoyants de vieillesse, assis au soleil, à la porte de la chaumière!
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Seigneur! Comme s’évanouissent les illusions des hommes!... Un samedi que Pascualet revenait de chez sa fiancée, vers minuit, un chien l’avait mordu, dans un sentier de la huerta; une mauvaise bête, qui silencieusement était sortie d’un massif de roseaux, et, au moment où le jeune homme se baissait pour lui jeter une pierre, lui avait enfoncé ses crocs dans l’épaule. La mère qui, les nuits où il allait faire sa cour, l’attendait pour lui ouvrir la porte, éclata en gémissements, à la vue du demi-cercle livide où les dents étaient marquées en rouge, et elle trottina dans la chaumière, préparant potions et cataplasmes.
Le garçon rit des frayeurs de la pauvre femme. «Tais-toi, maman, tais-toi!» Ce n’était pas la première fois qu’un chien le mordait. Il avait encore les marques des coups de dents reçus dans son enfance, quand il allait par la huerta, lançant des pierres aux chiens des chaumières. Le vieux Caldéra parla, dans son lit, sans paraître ému: le lendemain, son fils irait chez le vétérinaire, qui lui cautériserait la plaie avec un fer rouge. Tels étaient ses ordres, et il n’y avait pas à répliquer.
Le jeune homme subit l’opération avec impassibilité, en bon descendant de ces Maures qui ont colonisé la huerta de Valence. Total, quatre jours de repos. Et même alors, ce travailleur, au risque de nouvelles souffrances, voulut aider son père avec son bras endolori. Les samedis, quand il se présentait après le coucher du soleil dans la métairie de sa fiancée, on lui demandait toujours des nouvelles de sa santé:
«Eh bien! cette morsure, comment va-t-elle?» Il haussait gaiement les épaules, sous le regard interrogateur de la jeune fille, et tous deux finissaient par s’asseoir à une extrémité de la cuisine; ils demeuraient là dans une contemplation muette, ou parlaient de l’achat du trousseau et du lit nuptial, sans oser se rapprocher, raides et graves, laissant entre eux l’espace suffisant pour «la manœuvre d’une faucille», comme disait en riant le père de la fiancée.
Plus d’un mois s’écoula. Seule, la mère n’avait pas oublié l’accident. Elle suivait son fils d’un regard anxieux. Hélas! Vierge souveraine! La huerta paraissait abandonnée de Dieu et de sa sainte Mère! Dans la chaumière du Templat, un enfant souffrait les tourments de l’enfer, pour avoir été mordu par un chien enragé. Les gens de la huerta venaient contempler avec effroi la pauvre créature. C’était un spectacle auquel la malheureuse mère n’osait assister, car elle songeait à son fils: Ah! si ce Pascualet, grand et fort comme une tour, allait avoir le sort de cet infortuné...
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Un matin, Pascualet ne put se lever du banc où il dormait dans la cuisine: sa mère l’aida à monter dans le grand lit nuptial qui occupait une partie de la chambre à coucher, la meilleure pièce de la chaumière. Il avait la fièvre, il se plaignait de douleurs aiguës à l’endroit où il avait été mordu; un frisson intense lui courait par tout le corps, il grinçait des dents, et ses yeux s’obscurcissaient d’un voile jaunâtre. Alors vint, sur sa vieille jument trotteuse, le plus ancien médecin de la huerta, don José, avec ses éternels purgatifs pour toute espèce de maladies, et ses bandages imbibés d’eau salée pour les blessures. A la vue du malade, il fit la grimace. C’était grave, très grave! Un cas que pouvaient seuls soigner les grands médecins établis à Valence, et qui en savaient plus que lui.
Caldéra attela sa carriole et y fit monter Pascualet. Le garçon, déjà remis de sa crise, souriait, affirmant qu’il ne sentait plus qu’une légère cuisson. De retour au logis, le père paraissait plus tranquille. Un médecin de Valence avait fait une piqûre à Pascualet. Un personnage très sérieux qui avait encouragé le malade par de bonnes paroles, non sans se plaindre en le regardant fixement d’avoir été consulté si tardivement.
Durant une semaine les deux hommes allèrent tous les jours à Valence, mais un matin Pascualet ne put bouger. La crise revint, plus aiguë, arrachant des cris d’effroi à la pauvre mère. Il claquait des dents et poussait des gloussements qui faisaient jaillir l’écume aux coins de sa bouche; ses yeux semblaient se gonfler, jaunes et saillants, comme d’énormes grains de raisin. Il se redressait avec des contorsions de douleur, et sa mère se pendait à son cou, hurlant d’épouvante, tandis que Caldéra, athlète silencieux et calme, maintenait d’une étreinte vigoureuse les bras de Pascualet, avec une force calme et, de haute lutte, le contraignait à l’immobilité.
«Mon fils! mon fils!» pleurait la mère.
Hélas! son fils, c’était à peine si elle le reconnaissait. Il lui paraissait autre, comme s’il ne restait de lui que l’enveloppe et comme si un démon s’était logé dans son corps, martyrisant cette chair sortie de ses entrailles de mère et allumant dans les yeux de l’infortuné de sinistres lueurs.
Puis venaient le calme, l’anéantissement. Toutes les femmes des environs, réunies dans la cuisine, discutaient sur le sort du malade, et maudissaient le médecin de la ville, et ses diaboliques piqûres. C’était lui qui l’avait mis dans cet état; avant de se soumettre à son traitement, le garçon était beaucoup mieux. Ah! le bandit! Et le gouvernement ne châtiait pas cette engeance! Non, il n’y avait pas d’autres remèdes que les anciens, les remèdes consacrés, produit de l’expérience des générations, qui, pour avoir vécu avant nous, en savaient bien plus long.
Un voisin partit en quête d’une vieille sorcière, qui soignait les morsures de chiens et de serpents et les piqûres de scorpions. Une voisine amena un vieux chevrier presque aveugle, qui guérissait, par la vertu de sa salive, rien qu’en faisant des croix avec elle sur la chair malade.
Les décoctions d’herbes de la montagne et les croix faites avec la salive donnaient l’espoir d’une guérison immédiate, quand on vit le malade, qui était resté immobile et muet pendant quelques heures, fixer sur le sol un regard de stupeur, comme s’il sentait venir en lui je ne sais quoi d’étrange qui, avec une force de plus en plus grande, s’emparait peu à peu de tout son être. Bientôt une nouvelle crise jeta le doute dans l’esprit des femmes, qui discutèrent de nouveaux remèdes.
La fiancée vint avec ses grands yeux de vierge brune tout mouillés de larmes; et, s’avançant timidement tout près du malade, elle osa pour la première fois lui prendre la main, tout en rougissant de cette audace, sous son teint de cannelle. «Comment vas-tu!...» Et lui, si amoureux autrefois, se dérobait à cette tendre étreinte et, détournant les yeux pour ne pas voir sa bien-aimée, cherchait à se cacher, comme honteux de son état.
Et la mère pleurait. Reine des cieux! Il était très mal; il allait mourir!... Si du moins on pouvait savoir quel chien l’avait mordu, pour couper la langue à l’animal, et en faire un emplâtre d’une vertu miraculeuse, comme le conseillaient les gens d’expérience!...
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Sur la huerta sembla déchaînée la colère de Dieu. Des chiens en avaient mordu d’autres! et l’on ne savait plus distinguer ceux d’entre eux qui étaient contaminés. On les croyait tous enragés! Les enfants reclus dans les chaumières contemplaient, par la porte entre-bâillée, la vaste plaine avec des regards de terreur; les femmes allaient par les sentiers tortueux, en groupe compact, inquiètes, tremblantes, accélérant le pas aux premiers abois résonnant derrière les massifs de roseaux.
Les hommes se méfiaient de leurs chiens, s’ils les voyaient baver, haletants et tristes; et le lévrier, compagnon de chasse, le roquet aboyeur, gardien du logis, l’affreux mâtin qu’on attache à la charrette pour veiller sur elle en l’absence du maître, étaient mis en observation ou abattus froidement, derrière les murs de la basse-cour.
«Les voilà! les voilà!», criait-on, de chaumière en chaumière, pour annoncer le passage d’une troupe de chiens, qui, hurlants, affamés, la laine ou le poil souillé de boue, poursuivis jour et nuit dans une course sans trêve, avaient dans les yeux la folie des bêtes traquées. Un frisson semblait passer dans la huerta; les chaumières fermaient leurs portes, se hérissaient de fusils.
Les détonations partaient des massifs de roseaux, des champs aux herbes hautes, des fenêtres de chaumières, et quand les vagabonds, repoussés, harcelés de toutes parts, allaient vers la mer dans un galop frénétique, les douaniers, campés sur l’étroite bande de sable, les mettaient en joue et les accueillaient par une décharge: les chiens faisaient volte-face et, passant entre ceux qui les poursuivaient, le fusil à la main, laissaient plus d’un cadavre gisant au bord des canaux. Le soir, des coups de feu lointains dominaient les rumeurs de la plaine obscure. Toute forme se mouvant dans l’ombre attirait une balle; autour des chaumières les fusils répondaient aux sourds hurlements.
Les hommes avaient peur de leur mutuel effroi et se fuyaient.
A peine la nuit tombée, la huerta restait sans lumière, sans âme qui vive dans ses sentiers, comme si la mort eût pris possession de la plaine ténébreuse, verte et souriante aux heures de soleil. Une petite tache rouge, comme une larme de lumière, tremblait au milieu de cette obscurité: elle venait de la chaumière de Caldéra, où les femmes, assises autour de la lampe, soupiraient, attendant avec épouvante les cris stridents du malade, le claquement de ses dents, le bruit de ses muscles, se tordant sous les bras qui l’assujettissaient.
La mère se pendait au cou de ce furieux, qui faisait peur aux hommes. Ce n’était plus son enfant avec ses yeux exorbités, sa face livide, noirâtre, ses convulsions de bête martyrisée, sa langue qui émergeait parmi des bouillons d’écume, haletant d’une soif inextinguible. Il appelait la mort, avec des hurlements désespérés, se frappait la tête contre les murs, tentait de mordre; mais n’importe, c’était encore son fils, et elle ne le redoutait pas, comme les autres. La bouche menaçante s’arrêtait près du visage hâve, baigné de larmes: «Maman! maman!» Il la reconnaissait dans ses courts moments de lucidité. Elle ne devait pas le craindre; elle, jamais il ne la mordrait! Et comme s’il avait besoin d’une proie pour assouvir sa rage, il plantait ses dents dans la chair de ses bras, et s’acharnait, jusqu’à faire jaillir le sang.
«Mon fils! mon fils!» gémissait la mère.
Et elle essuyait l’écume mortelle sur la bouche convulsée, puis portait le mouchoir à ses yeux, sans peur de la contagion. Caldéra, dans sa gravité sombre, ne prenait point garde aux yeux menaçants et farouches que le malade fixait sur lui. Pascualet ne respectait plus son père, mais l’énergique Caldéra, bravant sa fureur, le maintenait sur le lit, quand il tentait de fuir comme s’il avait besoin de promener par le monde l’horrible douleur qui torturait ses entrailles.
Il n’y avait plus, entre les crises, de longs intervalles de calme: elles étaient presque continues; le forcené s’agitait, déchiré, ensanglanté par ses propres morsures, la face noirâtre, les yeux vacillants et jaunes, telle une bête monstrueuse, qui n’a plus rien de l’espèce humaine. Le vieux médecin ne demandait plus de ses nouvelles. A quoi bon? C’était fini... Les femmes pleuraient sans espoir. La mort était certaine: elles déploraient seulement les longues heures, les jours peut-être d’atroce martyre qui attendaient encore le pauvre Pascualet.
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Caldéra ne trouvait point, parmi ses parents et amis, d’hommes vaillants pour l’aider à maintenir le malade. Tous regardaient avec épouvante la porte de la chambre à coucher, comme si, derrière, était caché le plus grand des périls. Affronter les fusils dans les sentiers, au bord des canaux, voilà qui convenait à des hommes; un coup de couteau pouvait se rendre; à une balle, on ripostait par une autre; mais, hélas! cette bouche écumante, elle tuait d’une morsure! Oh! ce mal sans remède, où l’homme se tordait dans une interminable agonie, comme le lézard coupé en deux par la pioche!...
Pascualet ne reconnaissait plus sa mère. Dans ses derniers instants de lucidité, il l’avait repoussée avec une tendre brusquerie. Elle devait s’en aller! Il craignait de lui faire du mal! Les amies entraînèrent la pauvre femme hors de la chambre, la maintenant, de vive force, dans un coin de la cuisine.
Caldéra, d’un suprême effort de sa volonté mourante, attacha le malade sur le lit. Ses gros sourcils tremblèrent et ses yeux clignotants se mouillèrent de larmes tandis qu’il serrait fortement la corde pour immobiliser le jeune homme sur cette couche où il était né. Il sembla au père qu’il l’ensevelissait et lui creusait sa fosse. Le malade se débattait en contorsions folles, sous les bras roidis; Caldéra dut faire un grand effort pour l’assujettir sous les liens qui entraient dans les chairs. Avoir vécu tant d’années, pour se voir enfin contraint à cette besogne! Avoir créé cette vie, et, effrayé par tant de souffrances inutiles, souhaiter qu’elle s’éteigne au plus vite!
... Seigneur Dieu! pourquoi ne pas achever tout de suite ce pauvret, dont la mort était inévitable?
Il ferma la porte de la chambre pour échapper à l’horreur de ces cris stridents; mais dans la chaumière résonnait toujours ce halètement de la rage, auquel répondaient les lamentations de la mère et des voisines groupées autour de la lampe dont la lueur se mourait...
Caldéra frappa du pied sur le sol. «Silence, les femmes!» Mais pour la première fois on lui désobéit. Alors il sortit, fuyant ce chœur gémissant.
La nuit descendait. Son regard se porta sur l’étroite bande jaunâtre qui marquait encore à l’horizon la fuite du jour. Sur sa tête brillaient les étoiles. Des chaumières à peine visibles partaient des hennissements, des aboiements, des gloussements, derniers frissons de la vie animale, avant le sommeil. Cet homme rude sentit une impression de vide, au milieu de cette nature aveugle, insensible aux douleurs des créatures. Qu’importait sa souffrance aux points lumineux qui le regardaient de là-haut?...
De nouveau, le hurlement lointain du malade arriva à ses oreilles, à travers la petite fenêtre ouverte de la chambre à coucher. Les tendresses des premiers temps de sa paternité remontèrent du fond de son âme. Il se rappela les nuits blanches, passées dans cette chambre, à promener le petit, en proie aux souffrances du bas âge. A présent, il gémissait encore, mais sans espoir, dans les tortures d’un enfer anticipé, avec, pour dénouement, la mort.
Caldéra eut un geste d’effroi et porta les mains à son front, comme pour chasser une idée cruelle. Puis il parut hésiter.
—Pour qu’il ne souffre plus... pour qu’il ne souffre plus!
Il entra dans la maison pour en ressortir aussitôt, avec son vieux fusil à deux coups: il courut vers la petite fenêtre, comme s’il craignait de se repentir et introduisit l’arme par l’ouverture.
Il entendit encore le halètement d’angoisse, le claquement des dents, le hurlement féroce, mais tout proches, comme s’il était à côté du misérable. Ses yeux, habitués à l’obscurité, virent le lit au fond de la pièce sombre, le corps secoué de soubresauts, la tache pâle du visage, qui apparaissait et disparaissait tour à tour dans des convulsions désespérées.
Il eut peur du tremblement de ses mains, de l’agitation de son pouls, lui, l’enfant de la huerta, sans autre distraction que la chasse, accoutumé à abattre les oiseaux presque sans les regarder.
Les cris de la pauvre mère lui en rappelèrent d’autres, lointains, très lointains,—voilà vingt-deux ans!—quand elle avait mis au monde son fils unique, sur ce même lit.
Quoi! finir ainsi!... Ses yeux, levés au ciel, voilés par les larmes, le virent noir, affreusement noir, sans une étoile:
«Seigneur! pour qu’il ne souffre plus! pour qu’il ne souffre plus!»
Et, répétant ces mots, il épaula, puis chercha la détente, d’un doigt qui tremblait... Deux détonations formidables retentirent...