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Contes espagnols d'amour et de mort

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LA FILLE DE LA SORCIÈRE

Dans ce wagon de troisième classe, les voyageurs connaissaient presque tous Marieta, la belle veuve en deuil, qui assise près de la portière avec un nourrisson dans ses bras, fuyait les regards et l’entretien des voisines.

Les vieilles paysannes la regardaient, les unes curieusement, les autres avec haine, à travers les anses de leurs paniers énormes, posés sur leurs genoux, avec toutes les emplettes qu’elles avaient faites à Valence. Les hommes, mâchant de mauvais cigares, lui lançaient d’ardentes œillades.

Dans tout le wagon, l’on parlait d’elle, l’on contait son histoire.

C’était la première fois que Marieta osait sortir de chez elle depuis la mort de son mari. Trois mois s’étaient écoulés. Sans doute, elle n’avait plus peur de Teulaí[M], le frère cadet de son mari; un petit homme qui, à vingt-cinq ans, était la terreur du canton! un bravache, aimant follement à faire le coup de feu, qui, né riche, avait abandonné ses terres, pour vivre en aventurier, tantôt dans les villages, grâce à la tolérance des alcades, tantôt dans la montagne, quand ceux qui lui voulaient du mal osaient dénoncer ses exploits.

Marieta paraissait tranquille et satisfaite. Oh, la méchante bête! Avoir l’âme si noire, et être si jolie, avoir un port si majestueux qu’elle semblait une reine.

Ceux qui ne l’avaient jamais vue, s’extasiaient sur sa beauté. Elle était comme les Vierges, patronnes des villages: elle avait une peau pâle et transparente comme de la cire, qui par moments se colorait d’une teinte rosée; des yeux noirs, fendus en amandes, aux longs cils; un cou superbe, avec deux plis horizontaux, qui faisaient ressortir l’éclat de sa blanche carnation. Elle était grande, avec des seins fermes, qui accentuaient leur relief, au moindre mouvement, sous les vêtements noirs.

Oui, elle était bien belle!... On s’expliquait ainsi la folie de Pepet, son infortuné mari.

En vain, toute la famille s’était opposée au mariage. Prendre une pauvre, lui, si riche! c’était absurde, d’autant plus qu’on la savait fille d’une sorcière, et partant héritière de ses mauvaises pratiques!

Mais lui n’en voulut point démordre. La mère de Pepet mourut de chagrin. Au dire des voisines, elle aima mieux s’en aller de ce monde que de voir chez elle la fille de la Sorcière; et Teulaí, bien qu’il fût un vaurien, peu soucieux de l’honneur de la famille, faillit se quereller avec son frère. Il ne pouvait se résigner à avoir pour belle-sœur une gaillarde, jolie sans doute, mais, qui—suivant les affirmations faites au cabaret par des témoins oculaires, gens des plus respectables—préparait des breuvages malfaisants, aidait sa mère à extraire la graisse du corps des petits vagabonds, pour fabriquer de mystérieux onguents... et se frottait de cette pâte, tous les samedis, à minuit, avant de s’envoler par la cheminée...

Pepet, qui se riait de tout, avait fini par se marier avec Marieta: et c’était ainsi qu’elle était devenue maîtresse de ses vignes, de ses caroubiers, de la grande maison de la rue Mayor, et des écus que la mère de Pepet gardait dans les coffres de sa chambre à coucher.

Il était fou! Ces deux louves lui avaient donné quelque boisson malfaisante, «des poudres magnétiques,» qui, affirmaient les commères les plus expérimentées, lient pour toujours par un charme d’une puissance infernale.

La sorcière ridée, aux petits yeux méchants, qui ne pouvait traverser la place du village, sans que les gamins la poursuivissent à coups de pierres, était demeurée seule en sa cahute des environs, devant laquelle personne ne passait la nuit, sans faire le signe de la croix. Pepet avait tiré Marieta de cet antre, heureux d’avoir pour lui la plus belle femme du canton.

Mais quelle façon de vivre! Les bonnes femmes la rappelaient d’un air scandalisé. On voyait bien qu’un tel mariage s’était conclu par l’artifice du Malin. C’était à peine si Pepet sortait de la maison: il oubliait les champs, laissait libres les journaliers, ne voulait point se séparer un moment de sa femme. Les gens, par la porte entrebâillée et par les fenêtres toujours ouvertes, surprenaient leurs embrassements. Ils les voyaient se poursuivre, avec force éclats de rire et force caresses, en pleine ivresse de bonheur, narguant tout le monde par le spectacle de leurs jouissances effrénées. Ce n’était pas là vivre en chrétiens. C’étaient des chiens en fureur courant l’un après l’autre dans les ardeurs d’une passion inextinguible. Ah! la fieffée vaurienne! Elle et sa mère, avec leurs breuvages, embrasaient les entrailles de Pepet.

On s’en rendait bien compte, en le voyant de plus en plus maigre, de plus en plus jaune, de plus en plus petit, pareil à un cierge qui fond...

Le médecin du village, le seul qui se moquait des sorcières, des philtres, et de la crédulité populaire, parlait de les séparer: c’était, selon lui, l’unique remède; mais ils continuèrent à vivre ensemble: lui, de plus en plus exténué et misérable; elle, grossissant au contraire, pimpante, superbe, défiant insolemment la médisance de ses airs de souveraine. Ils eurent un fils; et deux mois après, Pepet mourut lentement, comme une lumière qui s’éteint, appelant sa femme jusqu’au dernier moment, et tendant vers elle ses mains avec passion.

Ce qu’on clabauda au village! C’était sûrement là l’effet des breuvages malfaisants! La vieille s’enferma dans sa masure, craignant d’être maltraitée; la fille ne se hasarda pas dans les rues, pendant plusieurs semaines; les voisins l’entendaient se lamenter. Enfin, bravant les regards hostiles, elle alla, plusieurs fois, l’après-midi, au cimetière, avec son bébé.

Au début, elle avait peur de Teulaí, son terrible beau-frère, pour qui tuer était simplement un acte viril, et qui, indigné de la mort de Pepet, parlait au cabaret de tordre le cou à la veuve, et à la sorcière de belle-mère! Mais il y avait un mois qu’on ne le voyait plus. Il devait être dans la montagne, avec les bandits, ou peut-être les affaires l’avaient-elles appelé à l’autre extrémité de la province. Marieta osa enfin sortir du village et se rendre à Valence, pour ses emplettes... Oh! la belle dame! Quels airs importants elle se donnait avec l’argent de son pauvre mari! Peut-être avait-elle espéré que les petits messieurs lui diraient un mot, en lui voyant si gentille mine...

Des chuchotements hostiles bourdonnaient dans le wagon. Les regards se portaient de tout côté sur elle, mais Marieta ouvrait ses grands yeux impérieux, tout chargés de dédain et se remettait à contempler les plantations de caroubiers, les champs d’oliviers poudreux, les maisons blanches, qui fuyaient, le long du train en marche, pendant que l’horizon s’enflammait au contact du soleil qui s’enfonçait dans d’épaisses toisons d’or.

Le train s’arrêta dans une petite gare. Les femmes, qui avaient le plus jasé sur Marieta, se hâtèrent de descendre, en jetant devant elles leurs corbeilles et leurs cabas de sparte.

La belle veuve, avec son bébé au bras, et le panier aux emplettes appuyé sur sa forte hanche, sortit à pas lents. Elle laissa prendre de l’avance à ces commères hostiles, car elle voulait être seule, sans avoir la douleur d’entendre leurs médisances.

Dans les rues du bourg, étroites, tortueuses, aux larges auvents, il y avait peu de jour. Les dernières maisons s’alignaient des deux côtés de la grand’route. Au delà, se voyaient les champs, qui bleuissaient à l’approche du crépuscule, et au loin, sur le large ruban de la route poudreuse, s’égrenaient, comme des fourmis, les femmes qui, avec leurs paquets sur la tête, gagnaient le village le plus proche, dont le clocher dressait, derrière un coteau, son bonnet de tuiles vernissées, luisant aux derniers reflets du soleil.

Marieta était brave: cependant elle ressentit une inquiétude soudaine, en se voyant seule sur la route. La course était bien longue; il ferait nuit close, avant son arrivée au logis.

Sur une porte, se balançait la branche d’olivier, poudreuse et desséchée, enseigne d’une auberge. Au-dessous, tournant le dos au village, était un petit homme, appuyé au jambage, les mains dans sa ceinture.

Marieta arrêta sur lui ses regards... Si elle allait, quand il tournerait la tête, reconnaître en lui son beau-frère, quel saisissement, mon Dieu! Mais, sûre qu’il était bien loin, elle poursuivit sa route, se plaisant à évoquer la cruelle idée d’une telle rencontre, parce qu’elle la croyait impossible; et pourtant, elle tremblait à la seule pensée que c’était peut-être Teulaí, cet homme, posté à la porte de l’auberge. Elle passa devant lui sans lever les yeux.

Bonsoir, Marieta.

C’était lui... En face de la réalité, la veuve ne ressentit pas tout d’abord l’émoi de tout à l’heure; elle ne pouvait plus douter! C’était Teulaí, le bandit au sourire perfide, qui la regardait avec des yeux plus inquiétants que ses paroles.

Elle répondit «Salut» d’une voix défaillante. Elle, si grande, si forte, sentit ses jambes mollir, et même elle dut faire un effort, pour ne point laisser tomber son enfant.

Teulaí souriait sournoisement. Il n’y avait pas lieu de s’effrayer. N’étaient-ils pas parents? Il se réjouissait de la rencontre; il l’accompagnerait au village, et chemin faisant, ils parleraient de certaines affaires.

Avance! avance! disait le petit homme.

Elle le suivit, soumise comme une brebis. C’était un singulier contraste: cette femme grande, robuste, fortement musclée, semblait traînée par Teulaí, qui n’était pourtant qu’un gringalet débile, pitoyable et malingre, et dont les regards acérés aux lueurs étranges révélaient seuls le caractère. Mais Marieta savait ce dont il était capable. Des hommes vigoureux et vaillants étaient tombés vaincus par cette méchante bête.

A la dernière maison du bourg, une vieille femme balayait en chantonnant, le devant de sa porte.

—Bonne femme! Bonne femme! cria Teulaí.

La bonne femme accourut, laissant là son balai. Le beau-frère de Marieta était trop connu à plusieurs lieues à la ronde, pour ne pas être obéi sur-le-champ.

Il arracha l’enfant à la veuve, et, sans le regarder, comme pour éviter un attendrissement indigne de lui, il le passa à la vieille en la chargeant d’en avoir soin... C’était l’affaire d’une demi-heure! Ils reviendraient vite le chercher, dès qu’ils auraient terminé certaine affaire.

Marieta, éclatant en sanglots, s’élança sur le petit pour l’embrasser; mais son beau-frère la tira brusquement:

—«Avance! avance!»

Il se faisait tard. Subjuguée par la terreur qu’inspirait ce petit homme venimeux à tous ceux qui l’entouraient, elle continua à avancer, sans son enfant et sans son panier, pendant que la vieille, en se signant, s’empressait de rentrer chez elle.

On distinguait à peine, comme des points indécis sur la route blanche, les femmes qui se rendaient au village voisin. Les vapeurs grises de la nuit tombante s’étendaient à la surface des champs, les bois prenaient des tons d’azur sombre, et, là-haut, dans le ciel violet palpitaient les premières étoiles.

Ils marchèrent en silence quelques minutes; enfin la veuve s’arrêta, avec une fermeté résolue qui était l’effet de la peur... Il pouvait s’expliquer là aussi bien qu’ailleurs. Les jambes de Marieta tremblaient; elle balbutiait et n’osait lever les yeux, afin de ne pas voir son beau-frère.

Au loin, résonnaient des grincements de roues; des voix que l’écho prolongeait s’appelaient à travers champs, rompant le silence du crépuscule.

Marieta regardait la route, avec anxiété. Personne! ils étaient seuls.

Teulaí, toujours avec son sourire infernal, parlait lentement... Ce qu’il avait à lui dire, c’était de faire sa prière; si elle avait peur, elle pouvait mettre son tablier devant sa figure. On ne tuait pas impunément le frère d’un homme comme lui.

Marieta se rejeta en arrière, avec l’expression épouvantée de celui qui s’éveille en plein péril. Son imagination troublée par la peur, avait conçu, avant d’en arriver là, les pires brutalités, d’horribles coups de bâtons, son corps meurtri, ses cheveux arrachés; mais... faire sa prière en se voilant le visage et mourir! Et ces choses affreuses dites si froidement!

Par un flot de paroles, tremblante, suppliante, elle essaya d’attendrir Teulaí. Tout cela n’était que mensonges. Elle avait aimé de toute son âme son pauvre frère; elle l’aimait toujours. S’il était mort, c’est qu’il n’avait pas voulu l’écouter; et elle, elle n’avait pas eu le courage d’être froide et de se dérober aux embrassements d’un homme si passionné.

Le bravache l’écoutait, accentuant de plus en plus son sourire, qui tournait à la grimace:

—«Tais-toi, fille de la Sorcière!»

Elle et sa mère avaient tué le pauvre Pepet. Tout le monde le savait; elles l’avaient consumé, en lui faisant boire des drogues malfaisantes... Et si lui-même l’écoutait maintenant, elle serait capable de l’ensorceler lui aussi. Mais non! il ne tomberait pas dans le piège, comme son nigaud de frère!

Et, pour prouver son énergie d’hyène, qui n’aimait que le sang, il saisit de ses mains osseuses la tête de Marieta et la leva pour la voir de plus près, contemplant sans émotion ses joues pâles, ses yeux noirs et ardents, qui brillaient à travers ses larmes.

—Sorcière... empoisonneuse!

Petit et chétif en apparence, il abattit d’une poussée cette femme robuste, au corps superbe et ferme, la fit tomber à genoux, et, reculant, chercha quelque chose dans sa ceinture.

Marieta était anéantie. Personne sur la route! Au loin les mêmes cris, les mêmes grincements de roues! Les grenouilles coassaient dans une mare voisine; les grillons menaient grand bruit sur les berges; un chien hurlait lugubrement là-bas dans les dernières maisons du village. Les champs disparaissaient dans les vapeurs de la nuit.

Se voyant seule, convaincue qu’elle allait mourir, toute sa fierté s’évanouit. Elle se sentit faiblir, comme au temps où elle était petite et où sa mère la battait; et elle se mit à sangloter.

—Tue-moi! gémit-elle, en ramenant sur son visage son tablier noir, qu’elle enroula autour de sa tête.

Teulaí s’approcha d’elle, impassible, un pistolet à la main. Il entendit encore la voix de sa belle-sœur, qui poussait derrière la toile sombre, des lamentations de petite fille, le priait d’en finir vite, de ne pas la faire souffrir, mêlant à ses supplications des fragments de prières qu’elle récitait précipitamment. En homme d’expérience, il chercha avec le canon de son pistolet un point dans cette enveloppe noire, et tira les deux coups sans arrêt.

Dans la fumée et le feu de la poudre, il vit Marieta se redresser, comme mue par un ressort, puis retomber, les jambes secouées par les convulsions de l’agonie...

Toujours calme, en homme qui ne craint rien et compte, au pis aller, se réfugier dans la montagne, Teulaí revint au bourg voisin, pour y chercher son neveu. En le prenant aux bras de la vieille femme épouvantée, il faillit pleurer:

—Mon pauvre petit! disait-il en l’embrassant.

Sa conscience était satisfaite, et son âme débordait de joie: il était sûr d’avoir fait pour l’enfant une grande chose!

UNE TROUVAILLE

—Moi, monsieur, dit Magdalena, le trompette de la prison, je ne suis pas un saint; j’ai été condamné plusieurs fois pour vol sans l’avoir mérité. A côté de vous, qui êtes ici pour avoir écrit dans les journaux, je suis un misérable... mais je vous assure que cette fois, je suis sous les verrous pour avoir bien agi.

La main sur son cœur, redressant la tête, non sans fierté, il ajouta:

—De tout petits vols d’ailleurs, Monsieur, je n’ai fait rien de plus... Je ne suis pas un brave moi! je n’ai jamais versé une goutte de sang.

Le meurtriers, les héros du poignard, qui formaient une aristocratie pleine de dédain pour les simples voleurs, prenaient le pauvre trompette pour tête de Turc, dans leurs moments d’ennui.

—Enfle les joues! ordonnait laconiquement quelque colosse, fier de ses crimes et de son audace.

Magdalena se mettait au port d’armes avec une raideur militaire, fermait sa bouche, gonflait ses joues, en attendant qu’un double soufflet, donné par les deux mains en même temps, aplatît sa large face rouge. D’autres fois, les terribles personnages essayaient la vigueur de leurs bras sur son crâne dénudé par une horrible pelade, et riaient du mal que les protubérances osseuses faisaient à leurs poings. Le trompette se prêtait à ces jeux qui le martyrisaient avec une humilité de chien battu.

A l’heure des visites, sa femme se présentait, la fameuse Peluchona[N], une virago qui le faisait trembler. Elle était la maîtresse de l’un des bandits les plus redoutables de la prison. Chaque jour elle apportait à ce vaurien son dîner, elle lui procurait des douceurs en acceptant toute sorte de viles besognes. Alors le trompette s’éloignait du parloir, craignant l’insolence de ce chenapan, qui profitait de l’occasion pour l’humilier, le frappant devant son ancienne compagne. Mais un sentiment de curiosité et de tendresse lui faisait souvent oublier sa frayeur; et il avançait timidement, cherchant à travers la grille la tête d’un bambin qui accompagnait la Peluchona.

—C’est mon fils, monsieur, disait-il humblement, c’est mon Tonico, qui ne me connaît plus.

Il rôdait avec crainte autour du parloir, pour apercevoir son Tonico, et lorsqu’il pouvait le contempler un instant, il sentait s’apaiser la colère de mouton enragé excitée en lui par la vue du panier bourré de friandises, que la mauvaise femme offrait à son amant.

Cependant Magdalena s’égayait, lorsqu’il parlait de ses voyages. Il avait parcouru à pied toute la Péninsule, de Cadix à Santander, de Valence à la Corogne, dans le long chapelet de prisonniers ou de vagabonds conduits par les gendarmes. Magdalena rappelait, en se léchant les babines, le lait abondant de la Galice, les saucissons rouges de l’Estrémadure, le pain de la Castille, les pommes du pays basque, le vin ou le cidre des provinces qu’il avait traversées, portant sur le dos la natte de jonc qui lui servait de lit. Il évoquait, non sans regret, les montagnes couvertes de neige, ou crevassées par le soleil, la marche lente sur la route blanche qui se perd à l’horizon, comme un ruban interminable; les haltes sous les arbres aux heures torrides; l’arrivée nocturne dans certaines prisons de village, vieux couvents, églises abandonnées, où chacun cherchait un coin bien sec et bien abrité pour étendre sa natte.

—Des voyages très amusants, Monsieur, à condition de ne pas tomber en route. Quelques coups de bâtons, par ci par là, mais qui fait attention à cela?

Il contait ensuite le dernier exploit qui lui avait valu une fois de plus la prison. C’était un dimanche étouffant de juillet, dans l’après-midi. Les rues de Valence étaient désertes sous le soleil ardent et sous un vent brûlant, venu des plateaux calcinés de l’intérieur des terres. Tout le monde était à la corrida ou sur la plage, quand Magdalena avait été abordé par son ami Chamorra, vieux compagnon de chaîne, dont il subissait l’ascendant. Une mauvaise bête, ce Chamorra! Un voleur, mais de ceux qui ne reculent pas devant la nécessité de verser le sang, et qui tiennent la pince-monseigneur d’une main, et le couteau de l’autre. Il s’agissait de «nettoyer» certain appartement, sur lequel le vaurien avait jeté son dévolu. Magdalena s’excusa modestement. Il n’était point capable d’un tel travail: fracturer des portes n’était point son affaire.

La mine irritée de Chamorra l’effraya, et il finit par obéir. Convenu: il irait l’aider, pour emporter le butin, mais prêt à fuir à la moindre alarme. Conséquent avec lui-même, il refusa d’accepter un vieux couteau que lui offrait son compagnon.

Vers le milieu de l’après-midi, ils gravirent l’étroit escalier d’une maison sans concierge, déserte à cette heure. Chamorra connaissait sa victime: un forgeron aisé qui devait avoir de bonnes économies. La porte de la chambre céda facilement, et les deux camarades commencèrent à «travailler» dans la pénombre des fenêtres entr’ouvertes. Chamorra força les serrures de deux commodes et d’une armoire. Des pièces d’argent, des gros sous, des billets enroulés au fond d’un étui d’éventail, une montre... Le coup n’était pas mauvais. Le regard avide de Chamorra chercha dans la chambre tout ce qui était bon à prendre. Entre temps il se lamentait sur l’inutilité de Magdalena, qui, les bras ballants, allait et venait.

—Prends les matelas, ordonna Chamorra. On nous donnera toujours quelque chose pour la laine.

Magdalena, impatient d’en finir, pénétra dans l’alcôve obscure et glissa en tâtonnant une corde sous les matelas et sous les draps. Puis avec l’aide de Chamorra, il fit de tout un énorme paquet, précipitamment, et le chargea sur ses épaules.

Ils sortirent sans être vus, et gagnèrent dans la banlieue, une masure où Chamorra avait son repaire. Celui-ci marchait en avant, Magdalena trottait derrière lui, disparaissant presque sous son volumineux paquet, et craignant de se sentir appréhendé au collet d’un instant à l’autre par un agent de police.

En examinant dans sa basse-cour le produit du vol, Chamorra se fit la part du lion et donna à son compagnon quelques pesetas en monnaie de billon. C’était, disait-il, suffisant pour le moment. Il agissait ainsi pour le bien de Magdalena, un prodigue. Une autre fois, il lui donnerait davantage.

Ensuite, ils délièrent le paquet de matelas. Aussitôt Chamorra se courba, se tenant les côtes. Quelle trouvaille! quel cadeau!

Magdalena rit aussi pour la première fois de l’après-midi. Sur les matelas reposait un bébé, sans autre vêtement qu’une petite chemise, qui les yeux fermés, la figure congestionnée, soulevait sa poitrine oppressée en sentant les caresses de l’air libre.

Le regard effaré de Magdalena interrogea son compagnon. Que faire du môme?... Mais le chenapan rit comme un démon:

—Il est pour toi; je t’en fais cadeau... mange-le en ragoût.

Et il décampa, avec tout le produit du vol. Magdalena, ayant l’enfant dans ses bras, demeurait perplexe. Le pauvret!... Il ressemblait à son Tonico, quand celui-ci s’endormait bercé par ses chansons, ou que, malade, il appuyait sa petite tête sur la poitrine de son papa, tout en larmes et tremblant de le perdre. Mêmes petits pieds roses et tendres; même chair grassouillette, à la peau fine, douce comme de la soie.

L’enfant avait cessé de pleurer, et ses yeux étonnés se fixaient sur le voleur qui le caressait comme une nourrice:

—Mon petit roi! Mon petit enfant Jésus! Regarde-moi, je suis ton oncle.

Mais soudain Magdalena cessa de sourire: il songeait au désespoir de la mère, quand elle rentrerait au logis. La perte de sa petite fortune ne serait rien pour elle, mais l’enfant? Où le retrouver?... Il connaissait les mères: sa femme, la Peluchona, était la pire des femelles, et cependant il l’avait vue pleurer et hurler, lorsque son enfant était malade.

Il regarda le soleil, qui déjà descendait dans un majestueux couchant d’été. Il était temps encore de rapporter le petit à la maison, avant le retour des parents. Et s’il les rencontrait, il mentirait, il affirmerait qu’il avait trouvé le marmot en pleine rue, enfin, il se tirerait de ce mauvais pas, comme il pourrait. En avant! Jamais il ne s’était senti aussi audacieux.

Portant l’enfant dans ses bras, il repassa tranquillement par les rues qu’il venait de parcourir au trot, talonné par la peur. Il remonta le petit escalier. Personne! La porte était encore ouverte, la serrure forcée. A l’intérieur les pièces en désordre, les meubles fracturés, les tiroirs à terre, les chaises culbutées, le linge épars, lui causèrent une impression de terreur, semblable à celle de l’assassin qui revoit le cadavre de sa victime, longtemps après le crime.

Il donna à l’enfant un dernier baiser, et le laissa sur la paillasse.

—Adieu, mon mignon!

Mais, arrivé près de l’escalier, il entendit des pas. Dans le rectangle de lumière diffuse, découpé par la porte, se détacha la silhouette d’un colosse, le père du petit, tandis qu’une femme toute tremblante, criait d’une voix aiguë:

—Au voleur! au secours!

Magdalena tenta de fuir, s’élançant tête baissée pour se frayer un passage, mais brusquement il se sentit saisi par des mains de cyclope, accoutumé à battre le fer; et renversé sous une poussée formidable, il roula en bas de l’escalier.

Son visage gardait encore les traces des blessures qu’il s’était faites en heurtant les angles des marches, et des coups que lui octroyèrent libéralement les habitants furieux.

—Au total, monsieur, vol avec effraction; je ne sais combien d’années de bagne qui m’attendent... tout ça pour avoir été bon! Et pour comble de malheur, on ne me respecte pas ici, bien que je sois poursuivi pour un vol important. Tous savent que le coupable est Chamorra, que je n’ai plus revu... Et moi, ils me raillent et me traitent d’imbécile!

UN GENTILHOMME

A dix heures du soir, le comte de Sagreda arriva à son cercle, boulevard des Capucines. Les garçons accourus s’empressèrent de lui prendre sa canne, son huit-reflets, sa somptueuse fourrure, qui, en quittant ses épaules, laissa voir le plastron d’une blancheur immaculée, le gardénia fixé à la boutonnière, l’impeccable uniforme, blanc et noir, d’un luxe discret, du gentleman qui vient de dîner.

La nouvelle de sa ruine avait circulé déjà. Il avait fastueusement gaspillé sa fortune, qui, quinze ans avant, avait fait sensation à Paris, et maintenant était épuisée. Le comte vivait des restes de son opulence. Les garçons, qui s’agitaient autour de lui, n’ignoraient pas sa débâcle, mais la plus légère trace d’insolence ne troublait point l’eau incolore de leurs yeux. Un si noble seigneur! Il avait jeté son argent par les fenêtres en grand seigneur, avec tant de noblesse! C’était d’ailleurs un gentilhomme authentique, et non un de ces comtes polonais, que des femmes entretiennent, ni un de ces marquis italiens, qui finissent par tricher au jeu, ou bien l’un de ces boyards qui souvent sont au service de la police. C’était un gentilhomme, un grand d’Espagne, dont les aïeux figuraient dans le Romancero.

Le comte fit son entrée, le front haut, l’allure fière, saluant ses amis d’un sourire fin et léger, mélange de hauteur et de frivolité!

Il touchait à la quarantaine, mais il demeurait encore «le beau Sagreda» comme l’avaient baptisé jadis les amazones matineuses du Bois. Quelques fils blancs aux tempes, des rides à peine marquées au coin des paupières, révélaient la fatigue d’une existence trop fiévreuse. Mais les yeux étaient jeunes encore, ardents et mélancoliques à la fois: des yeux qui l’avaient fait surnommer le Maure par ses amis et ses maîtresses. Le vicomte de la Trémissinière, lauréat de l’Académie, l’appelait Velasquez à cause de son teint basané, légèrement verdâtre, de sa moustache noire et roide et de son regard grave.

Au cercle, on parlait de la ruine de Sagreda, avec une compassion discrète. Ce pauvre comte! Il ne lui restait donc plus rien à espérer: pas un héritage nouveau! pas même une millionnaire américaine, qui s’éprendrait de sa personne et de ses titres! Il fallait faire quelque chose pour le sauver.

Sagreda ne se faisait pas d’illusions sur son avenir. Il y avait beau temps que tous les parents, dont un testament opportun pouvait le remettre à flot, lui avaient rendu le service de quitter la scène du monde. Il n’avait plus en Espagne que de vagues cousins, de nobles personnages unis à lui par des liens historiques, plus que par l’affection familiale, et dont il ne devait guère attendre que de bons conseils, et des remontrances sur ses folles prodigalités. Tout était bien fini... Quinze ans de vie à grandes guides avaient consumé son riche patrimoine. Ses fermes d’Andalousie, avec leurs troupeaux de vaches et de juments, avaient changé de propriétaire, après avoir connu à peine leur maître fastueux, toujours absent. Puis coup sur coup avaient passé à des étrangers ses vastes champs de blé de la Castille, ses rizières de la huerta valencienne, ses métairies des provinces du Nord, tout le domaine princier des anciens comtes de Sagreda, sans compter les riches héritages de nombreuses tantes, célibataires et dévotes, et les legs considérables d’autres parents, morts de vieillesse dans leurs antiques manoirs.

Paris et d’élégantes villégiatures avaient dévoré en quelques années cette fortune accumulée par les siècles. Le souvenir de ses amours retentissantes avec deux actrices à la mode, le sourire nostalgique d’une douzaine de mondaines haut cotées, le renom déjà effacé de quelques duels, un certain prestige de joueur audacieux et impassible, une réputation de bretteur chevaleresque et intransigeant sur le point d’honneur, voilà tout ce qui restait «au beau Sagreda» depuis sa ruine.

Il vivait sur son nom, contractant de nouvelles dettes auprès de certains fournisseurs, qui, se souvenant d’autres crises semblables, comptaient sur son relèvement. Au pis-aller, il prendrait une résolution extrême. Il ne se tuerait pas, car des hommes comme lui ne se tuaient que pour des dettes de jeu ou d’honneur. Ses glorieux ancêtres avaient dû parfois des sommes énormes à de petites gens, sans pour cela songer au suicide. Quand ses créanciers lui fermeraient leur bourse, ou le menaceraient d’un scandale judiciaire, le comte de Sagreda aurait le courage de s’arracher à la douce vie parisienne. Il s’engagerait dans la Légion Étrangère, ou s’embarquerait pour l’Amérique conquise par ses aïeux qui avaient été soldats et colonisateurs. Cow-boy, il parcourrait à cheval les solitudes du Chili méridional, ou les plaines illimitées de la Patagonie.

Jusqu’à ce terme redouté, la triste vie d’expédients qui l’obligeait à mentir sans cesse, était encore son meilleur temps. Du dernier voyage qu’il avait fait en Espagne pour liquider les restes de son patrimoine, il était revenu avec une jeune fille de province, dont la tendresse, ardente et soumise, était faite d’admiration autant que d’amour.

Et quand il avait rencontré l’idéal de ses rêves, voilà que l’argent lui échappait pour toujours! C’était avec le malheur que l’amour s’asseyait à son foyer! Sagreda, déplorant sa fortune perdue, luttait maintenant, pour garder son fastueux train de maison. Il vivait toujours dans le même hôtel, sans diminuer ses dépenses, faisait à sa compagne d’aussi riches présents qu’aux maîtresses d’autrefois; et il éprouvait une satisfaction presque paternelle, devant la surprise enfantine et la joie naïve de l’humble jeune fille, étourdie par tout ce luxe.

Sagreda s’enfonçait de plus en plus... le sourire aux lèvres, satisfait de ce songe délicieux, qui allait être le dernier, et se prolongeait par miracle. La fortune, qui, dans ces derniers temps, avait été pour lui une marâtre, semblait maintenant lui venir en aide, comme apitoyée par sa nouvelle existence. Tous les soirs, après avoir dîné dans un restaurant à la mode avec sa compagne, il la laissait au théâtre, et se rendait à son cercle, l’unique lieu où la chance l’attendît.

Là il ne jouait pas gros jeu; il se contentait de simples parties d’écarté avec des amis intimes, compagnons de jeunesse, à qui leur immense fortune permettait de continuer la vie joyeuse, ou, qui, enlisés dans un mariage riche, gardaient du passé l’habitude de fréquenter les cercles distingués.

A peine le comte avait-il les cartes à la main, que la chance semblait s’asseoir à ses côtés. Et ses amis, sans se lasser de perdre, l’invitaient à faire une partie chaque soir: oh! il ne gagnait pas des sommes énormes! En général son gain était de dix à vingt-cinq louis; quelquefois même, il alla jusqu’à quarante; mais grâce à ces rentrées presque journalières, il pouvait subvenir aux frais de son existence seigneuriale, et conserver à son amie le bien-être dans l’amour, en même temps qu’il reprenait confiance. Qui sait ce que l’avenir lui réservait?

Apercevant dans une des salles le vicomte de la Trémissinière, Sagreda eut un sourire de défi amical.

—Une partie?

—Comme vous voudrez, cher Velasquez.

—Cinq francs les cent points, pour ne pas exagérer, car je suis sûr de vous gagner.

La partie s’engagea aussitôt, et la chance resta fidèle à Sagreda, qui ne cessait de gagner, en dépit des pires combinaisons, et même sans atouts. Que son jeu fût mauvais, celui du partenaire était pire. Déjà le comte avait devant lui vingt-cinq louis, lorsqu’un habitué, qui promenait son ennui de salle en salle, s’arrêta près des joueurs et parut s’intéresser à la partie. D’abord il se tint près de Sagreda, puis il alla se placer derrière le vicomte, qui parut gêné et agacé de sa présence.

—Mais c’est fou! s’écria tout à coup l’indiscret. Vous ne jouez pas votre jeu, vicomte. Vous écartez les atouts pour ne garder que les mauvaises cartes. Quelle sottise!

Il ne put en dire davantage. Sagreda abattit son jeu.

Il était d’une pâleur verdâtre. Ses yeux, démesurément ouverts, se fixèrent sur le vicomte, puis il se leva:

—J’ai compris, dit-il froidement. Permettez-moi de me retirer.

Et d’un geste nerveux, il poussa vers son ami le tas de pièces d’or.

—Ça, c’est à vous!

—Mais, mon cher Velasquez... Mais, Sagreda!... Laissez-moi vous expliquer...

—Il suffit, monsieur! Je vous répète que j’ai compris!

Dans ses yeux, une lueur pointa, que ses amis connaissaient bien, pour l’avoir vue à l’occasion, quand, après une brève querelle ou une parole offensante, il levait son gant, avec un geste archaïque de défi.

Mais il se maîtrisa vite et sourit, avec une amabilité qui donnait le frisson:

—Mille fois merci, vicomte!... Ce sont des services qui ne s’oublient pas... Je vous renouvelle l’expression de ma gratitude.

Et, avec un salut de grand seigneur, il s’éloigna du même air qu’aux jours les plus brillants de son opulence.

*
* *

Son manteau de fourrure ouvert sur son plastron immaculé, le comte de Sagreda s’avança sur le boulevard. On sortait des théâtres: les automobiles passaient brillamment éclairées à l’intérieur, offrant une rapide vision de plumes, de blancs corsages décolletés, de bijoux. Le grand d’Espagne marchait en sens inverse, jouant des coudes, avec la hâte d’arriver, sans savoir d’ailleurs où il allait, sans se rendre compte du lieu où il se trouvait.

Contracter des dettes, c’était bien. Les dettes ne déshonoraient pas un gentilhomme. Mais recevoir une aumône!... Dans ses heures sombres, il n’avait jamais frissonné à l’idée d’inspirer du mépris par sa ruine, de se voir délaissé par ses amis, de se perdre dans les bas-fonds de la société. Mais être un objet de pitié!...

Comédie inutile. Les intimes qui lui souriaient comme autrefois, avaient percé le secret de son indigence, et ils s’entendaient pour lui faire la charité à tour de rôle, en feignant de jouer avec lui. La cruelle vérité était connue de tous ses anciens amis, et même des garçons du cercle, qui, sur son passage, s’inclinaient par habitude. Et lui, pauvre dupe, il allait par le monde, avec ses airs de gentilhomme, se drapant avec solennité dans sa grandeur évanouie, comme le cadavre du Cid, qui, après sa mort, prétendait gagner des batailles, hissé sur son cheval de guerre.

Adieu, comte de Sagreda! L’héritier des vice-rois et des gouverneurs de province, pouvait être un soldat anonyme dans une légion de désespérés et de bandits; il pouvait être un aventurier dans des terres vierges, et tuer pour vivre; il pouvait voir sans trembler le naufrage de son nom glorieux, à la barre d’un tribunal... mais vivre de la pitié de ses amis!...

Adieu, ses dernières illusions! Le comte avait oublié l’amie qui l’attendait dans un restaurant de nuit. Il ne se souvenait plus d’elle! C’était comme s’il ne l’avait jamais vue, comme si elle n’avait jamais existé. Tout ce qui embellissait sa vie quelques heures auparavant, était à jamais effacé. Il marchait, seul avec son déshonneur... toujours plus vite, comme s’il savait maintenant où il allait. Dans son trouble, il murmura ironiquement, sans en avoir conscience, comme s’il s’adressait à quelqu’un marchant derrière lui:

—Mille fois merci! mile fois merci!

A l’aube, deux coups de feu mirent en émoi les gens couchés dans un hôtel voisin de la gare Saint-Lazare, une de ces maisons mal famées qui offrent un abri commode aux amours ébauchées dans la rue. Les garçons trouvèrent, dans une chambre, un homme en habit de soirée, gisant sur le tapis usé, le crâne fracassé. Il y avait encore de la vie dans ses yeux, d’un noir mat. Mais on n’y lisait point le doux souvenir de sa compagne aimée. Sa dernière pensée, interrompue par la mort, avait été pour l’amitié, terrible dans sa compassion; pour l’offense que lui avait faite une pitié fraternelle, mais frivole dans sa générosité!

LE DERNIER LION DE VALENCE

L’honorable corporation des tanneurs venait à peine de se réunir dans la chapelle, voisine des tours de Serranos, quand Maître Vicente demanda la parole. C’était le plus ancien corroyeur du pays. Nombre de maîtres-tanneurs, au temps où ils n’étaient qu’apprentis, l’avaient déjà connu, tel qu’il était encore: très maigre, la moustache blanche en brosse, la figure ravinée, l’œil agressif. Il était le dernier survivant de ces tanneurs qui avaient été la gloire de Valence. Le progrès avait perverti les petits-fils de ses anciens compagnons. Sans doute, ils avaient d’immenses usines, avec des centaines d’ouvriers; mais que ces messieurs feraient piteuse mine, s’ils avaient à préparer une peau, avec leurs mains molles de grands industriels! Lui seul méritait ce nom de tanneur, car il travaillait tous les jours dans sa masure, voisine de l’hôtel de la corporation, maître et ouvrier à la fois, aidé seulement par ses fils et par ses petits-fils pour ouvriers. C’était l’atelier familial du bon vieux temps, où l’on ne connaissait ni les menaces de grèves, ni les querelles à propos des salaires.

Les siècles avaient élevé le niveau de la rue, et converti en cave obscure la tannerie de Maître Vicente. La porte s’était raccourcie et avait à peine la hauteur d’une fenêtre. Cinq marches descendaient dans l’humide rez-de-chaussée. En haut, près d’une voûte ogivale, vestige de l’ancienne Valence, les peaux, mises à sécher, flottaient comme des bannières. Le bonhomme n’aimait pas les modernes corroyeurs, qui trônaient dans leurs bureaux de riches industriels. A coup sûr, ils avaient honte de lui, lorsque, à l’heure du déjeuner, ils le voyaient dans sa ruelle, se chauffer au soleil, jambes et bras nus, montrant ses membres maigres, teints en rouge, fier de sa robuste vieillesse, qui lui permettait de s’escrimer, tout le jour, sur les peaux qu’il tannait.

Valence se disposait alors à fêter le centenaire d’un de ses saints les plus illustres. Les tanneurs, comme les autres, faisaient leurs préparatifs.

Avec l’autorité que lui conférait son âge, Maître Vicente imposa ses idées. Les tanneurs, à son avis, devaient rester fidèles à leurs traditions. Toutes les gloires de leur passé, remisées dans la chapelle, devaient figurer dans la procession. C’était le moment de les exhumer, tonnerre! Le regard du vieux maître, parcourant la chapelle, semblait caresser les reliques de la corporation: tambours moresques du xviᵉ siècle, grands comme des jarres; fanal énorme en bois sculpté pris à la poupe d’une galère; bannière de soie rouge, aux broderies d’or, verdies par le temps. Il fallait que tout parût au grand jour, tout, jusqu’au fameux lion des tanneurs.

Les jeunes poussèrent des éclats de rire impies. Quoi! le lion aussi?—Oui, le lion!—Aux yeux de Maître Vicente, la corporation se déshonorait en oubliant le fauve glorieux. Les romances anciennes, les relations des fêtes, gardées dans les archives de la cité, tout parlait du lion!... C’était une gloire aussi vénérable que le puits de saint Vincent. Notre homme devinait pourquoi les jeunes résistaient. Ils craignaient d’être chargés de jouer le lion. Lui, malgré le poids de ses soixante-dix ans, il réclamait cet honneur, qui d’ailleurs lui revenait de droit. Son père, son aïeul, la foule de ses ancêtres, tous avaient joué le rôle du lion. Il se sentait capable de se battre avec quiconque lui disputerait cet honneur, traditionnel dans sa famille.

Avec quel enthousiasme, le vieux Maître contait l’histoire du lion et des héroïques tanneurs! Un jour, les Barbaresques de Bougie avaient débarqué à Torreblanca, au delà de Castellon, et pillé l’église, emportant l’ostensoir. Ceci se passait peu de temps avant la naissance de Saint Vicente Ferrer. Le peuple, qu’émouvaient à peine les fréquentes incursions des pirates, et qui considérait comme un malheur inévitable le rapt des jeunes filles pâles, aux grands yeux noirs, et des petits garçons robustes destinés au harem, poussa de longs cris de douleur, à la nouvelle de ce sacrilège.

Les églises de Valence se couvrirent de draperies noires. Les gens erraient par les rues, hurlant de désespoir, et se donnant de grands coups de discipline. Que feraient ces chiens de l’hostie consacrée? Qu’adviendrait-il du pauvre ostensoir sans défense? Alors les tanneurs entrèrent en scène. L’ostensoir n’était-il à Bougie? Eh! bien; en route pour Bougie! Ils raisonnaient en héros, accoutumés à tanner tous les jours le cuir, et ne voyaient aucun inconvénient à tanner celui des mécréants! Ils armèrent à leurs frais une galère, et toute la ville suivit leur exemple.

Le gouverneur de Valence, appelé le grand Justicier, quitta sa robe rouge pour se couvrir de fer, de pied en cap. Les conseillers, quittant la Chambre Dorée, apparurent, bardés d’écailles, aussi brillantes que celles des poissons du golfe. Les cent arbalétriers de la Plume, escorte du grand Justicier, la Sainte Vierge, remplirent leurs carquois de flèches. Les Juifs du faubourg de la Xedrea firent de magnifiques affaires, en vendant leur vieille ferraille: lances, épées émoussées, ébréchées, corselets rouillés...

Les galères de Valence mirent à la voile, accompagnées de dauphins, qui se jouaient dans l’écume soulevée par leurs proues. A leur approche, les Maures, épouvantés, se repentirent de leur sacrilège, bien que ce fussent des chiens sans entrailles! Au dire de Maître Vicente, le combat dura plusieurs jours. Des renforts arrivaient sans cesse à l’ennemi; mais les pieux et braves Valenciens ne cessaient de les exterminer. Comme ils commençaient à se sentir las à force de pourfendre ces maudits, voici que d’une montagne voisine, descendit un lion, marchant sur ses pattes de derrière, et portant très respectueusement, avec celles de devant, l’ostensoir volé à Torreblanca. Il le remit, en grande cérémonie, à un tanneur, à coup sûr un ancêtre de Maître Vicente: voilà pourquoi, pendant des siècles, sa famille eut l’honneur de jouer le rôle de l’aimable fauve dans les processions de Valence.

Le lion secoua ensuite sa crinière, rugit, et, à coups de griffes par-ci, à coups de dents par-là, dispersa en un instant toute cette canaille.

Les Valenciens se rembarquèrent, emportant l’ostensoir comme un trophée. Le syndic des tanneurs, saluant le lion, lui offrit courtoisement l’hôtel de la corporation, près des tours de Serranos. Merci bien! l’animal était accoutumé au soleil de l’Afrique, et craignait les changements de température... Il retourna au désert.

Mais les tanneurs n’étaient pas des ingrats! Pour perpétuer le souvenir de leur ami à crinière, qu’ils avaient de l’autre côté de la mer, dans toutes les fêtes de Valence, on promenait la bannière de la corporation; derrière elle marchait à la suite, au son des tambours, un aïeul de Maître Vicente, tout couvert de peau, avec un masque, qui était «le portrait vivant» du vénérable lion, et qui portait un ostensoir de bois entre les mains.

Si des gens sans foi ni loi osaient taxer de fable cette histoire, Maître Vicente s’indignait. C’était jalousie pure, mauvais vouloir des autres métiers, dont le passé n’offrait point de page aussi glorieuse. Les preuves d’authenticité ne manquaient pas, c’étaient dans la chapelle de la corporation, le fanal pris à la poupe de la galère, les grands tambours moresques, la glorieuse bannière, et les peaux teigneuses dont tous les aïeux de Maître Vicente s’étaient affublés pour jouer le rôle du lion! Oubliées maintenant derrière l’autel de la chapelle sous les toiles d’araignées et sous la poussière, elles n’étaient pas moins authentiques que la tour de la cathédrale de la ville appelée «Miguelete».

La procession se célébra un après-midi de juin. Les fils, les brus et les petits-fils de Maître Vicente l’aidèrent à se déguiser en lion, suant sang et eau, et suffoqués rien qu’au contact de ces vieilles laines rougeâtres: «Papa, vous allez étouffer là-dedans!»—«Grand-père, vous allez fondre là-dessous!» Insensible aux remontrances, Vicente songeait à ses aïeux! Il secouait avec orgueil la crinière mitée; il essayait le masque horrifique dont la gueule avait une certaine ressemblance avec les mâchoires de la bête féroce.

Ce fut un après-midi triomphal: les rues étaient combles, les balcons ornés de tapisseries, au-dessus desquelles brillaient des files d’ombrelles multicolores, qui abritaient du soleil les jolis visages... Le sol était couvert de branches de myrte, tapis vert et odorant, dont les parfums faisaient se dilater les poumons.

Les porte-bannières ouvraient la marche, avec leurs barbes de filasse, leurs couronnes murales, leurs dalmatiques rayées. Ils portaient haut les étendards Valenciens où se détachaient d’énormes chauves-souris, et des L. L. majuscules, non moins gigantesques, près de l’écu. Ensuite, différents cortèges, pastoureaux de Bethléem, catalans et majorquins, trottaient au son des musettes rustiques. Des nains, aux caboches monstrueuses, jouaient avec les castagnettes une marche mauresque. Enfin, le Géant de carton de la Fête-Dieu, les bannières des corps de métier; file interminable d’étendards rouges, déteints par les années, si hauts qu’ils dépassaient le premier étage des maisons.

Plan! rataplan! voici les tambours des tanneurs, instruments d’une sonorité barbare, si volumineux que leur poids forçait leurs porteurs à marcher tout courbés. Ils retentissaient, rauques, menaçants, sauvages, comme s’ils marquaient encore le pas des régiments révolutionnaires de la Fraternité, marchant contre le lieutenant de Charles-Quint, Jean d’Aragon, duc de Ségorbe, celui dont Victor Hugo a fait son Hernani... Plan! rataplan!... On se bousculait pour mieux voir le défilé, avec des cris, des éclats de rires. Qu’était-ce que cela? Un singe?... un sauvage?... Hélas! la foi dans le passé excitait l’hilarité. Les jeunes tanneurs, la poitrine nue, en manches de chemise, se chargeaient, à tour de rôle, de la lourde bannière qu’ils soutenaient avec une adresse d’équilibristes, sur le plat de la main ou avec les dents, au rythme des tambours.

Puis s’avançait ensuite le lion, d’un pas majestueux, faisant la révérence à droite, et à gauche, presque en même temps, agitant l’ostensoir de bois comme un éventail, ainsi qu’il convenait à un animal courtois et bien élevé, sachant le respect dû au public.

Les paysans, accourus à la fête, ouvraient de grands yeux étonnés; les mères le désignaient du doigt aux enfants, qui, effarés, s’attachaient à leurs cous, et se cachaient la tête pour pleurer à chaudes larmes.

Dans les haltes, le lion repoussait, avec ses pattes de derrière, la nuée de garnements qui tentaient d’arracher quelques mèches à sa crinière rogneuse. Parfois il regardait les balcons et saluait galamment avec l’ostensoir, les jolies filles qui riaient du mufle grotesque.

Les public s’éventait pour goûter un peu de fraîcheur momentanée, dans cet air brûlant! Les marchands d’orgeat se faufilaient dans la foule en vociférant, appelés de toutes parts, et ne sachant où donner de la tête. Les porteurs de la bannière et les tambourineurs s’épongeaient aux portes de toutes les buvettes, et parfois finissaient par y entrer.

Mais le lion demeurait toujours à son poste! Le carton de ses mâchoires s’amollissait. L’animal cheminait maintenant avec quelque indolence, appuyant l’ostensoir sur la laine qui couvrait son ventre, sans avoir la moindre envie désormais de faire la révérence au public.

Les compagnons s’approchaient de lui d’un air railleur.

—Eh bien, comment ça va? Maître Vicente?

Du fond de son entonnoir de carton Maître Vicente rugissait, indigné. Comment il allait? très bien! Il était capable sous toute cette laine de suivre ainsi la procession sans défaillance, dût-elle durer trois jours! La fatigue, c’était bon pour les jeunes? Et, se redressant, sous une poussée d’orgueil, il se remettait, continuait à faire la révérence et à marquer le pas, en agitant son ostensoir.

Le défilé dura trois heures. Quand la bannière de la corporation rentra dans la cathédrale, la nuit tombait.

Plan! rataplan! La glorieuse bannière des tanneurs revenait derrière les tambours à l’hôtel de la corporation. Dans les rues les branches de myrtes avaient été écrasées par les pas. Maintenant, le sol était couvert de gouttes de cire, de feuilles de roses, et de fragments de papier doré. Le parfum liturgique de l’encens flottait dans l’air. Les tambours étaient las... Les robustes porteurs de la bannière, haletants, ne songeaient plus à exécuter des prouesses d’équilibristes. Mais le lion, harassé, chancelant, se cabrait encore par intervalles,—oh! le fanfaron!—pour effrayer d’un rugissement les couples bourgeois qui traînaient des ribambelles d’enfants...

Rentré chez lui, Maître Vicente tomba sur un sofa comme un ballot de laines. Fils, brus et petits-fils l’entourèrent, se hâtant de lui ôter son masque. A peine reconnurent-ils sa figure, congestionnée, pourpre, creusée de rides, d’où l’eau semblait ruisseler.

Ils essayèrent de le débarrasser de la laine qui pesait sur lui; mais c’était autre chose que demandait le fauve, d’une voix haletante. Boire! il voulait boire! La chaleur l’asphyxiait. Sa famille protesta en vain, parlant de maladies... Nom de Dieu! il voulait boire, et tout de suite! Qui donc osait résister à un lion furieux?...

Du café le plus proche, on lui apporta dans le petit verre bleu habituel un mélange de lait, d’œufs et de sucre glacé: un vrai mantecado[O] valencien, savoureux, parfumé comme le miel!

Un mantecado à un lion! Il l’absorba d’un trait. Ce fut comme s’il n’avait rien bu! De nouveau la soif, la chaleur le tourmentaient: il rugit encore, réclamant d’autres rafraîchissements.

Sa famille, par économie, pensa à l’orgeat glacé de la buvette voisine. Allons! qu’on en apportât une pleine cruche! Vicente en but tant et tant qu’on n’eût pas besoin de lui enlever son enveloppe de peaux. En quelques heures, une pneumonie double eut raison de lui. La fameuse dépouille, qui était l’uniforme de la famille, devint son linceul.

Ainsi mourut le dernier lion de Valence!

LE BANQUET DU BANDIT[P]

Ce fut un jour de fête au chef-lieu du district, quand on y reçut inopinément la visite du député don José, un gros personnage de Madrid, tout-puissant aux yeux de ces braves gens pour lesquels il représentait la Providence. Dans les jardins de l’alcade, on servit un festin pantagruélique auquel assistèrent de loin les femmes du peuple et la marmaille dont les têtes curieuses émergeaient au-dessus des murs.

Tous les regards se portaient sur un petit homme au teint bronzé, en culotte de velours portant une lourde carabine, qui l’accompagnait partout et semblait adhérer à son corps.

C’était le fameux Quico Bolson, un bandit comptant trente années d’exploits, que les jeunes gens contemplaient avec une terreur presque superstitieuse, se rappelant que dans leur enfance leurs mamans les faisaient taire en leur criant: «Voilà Bolson». A vingt ans, il avait tué deux hommes pour une histoire d’amour, puis s’était enfui dans la montagne avec sa carabine pour y mener la vie de bandit, et de chevalier errant de la Sierra.

Plus de quarante procès restaient en suspens: on attendait le jour où il aurait la gentillesse de se laisser prendre. Mais le bandit ne s’en souciait guère. Vif comme un chevreau, il connaissait tous les recoins de la montagne; il coupait en deux d’un coup de fusil une pièce de monnaie lancée en l’air, et les gendarmes, las de leurs courses infructueuses, avaient fini par feindre de ne plus l’apercevoir.

Voleur?... pour cela non! Il avait son orgueil. Il vivait de ce que les paysans lui donnaient par admiration ou par crainte. Si quelque filou se montrait, sa carabine ne tardait pas à en débarrasser le canton; il lui répugnait de charger sa conscience des vols commis par d’autres. Mais du sang!... Il en avait jusqu’aux coudes! Un homme était moins pour lui qu’une pierre du chemin. Cette bête féroce excellait dans toutes les façons de tuer son adversaire: à coups de fusil ou de coutelas; face à face, s’il avait l’audace d’aller à sa rencontre; en embuscade, s’il était aussi défiant, aussi rusé que lui. Par jalousie il avait supprimé peu à peu les autres bandits, qui infestaient la montagne. Sur les routes, il avait assassiné ses anciens ennemis: l’un aujourd’hui, l’autre demain. Plus d’une fois il était descendu, le dimanche, dans des villages pour étendre raides morts sur la place, à la sortie de la grand’messe, des alcades et des propriétaires influents.

On avait cessé de le molester et de le poursuivre. Maintenant, il faisait de la politique; il tuait des hommes qu’il connaissait à peine pour assurer le triomphe de don José, éternel représentant du district... Il habitait un village voisin, marié à la femme dont l’amour l’avait jadis poussé à son premier crime, entouré d’enfants, paternel, débonnaire, fumant des cigarettes avec les gendarmes, qui ne l’inquiétaient point; ils avaient des ordres. Si parfois, après quelque nouvel exploit ils feignaient de le poursuivre, Quico s’en allait chasser quelques jours dans la montagne pour ne pas se gâter la main.

Il fallait voir les notables lui prodiguer les flatteries et les attentions pendant le dîner: «Allons, Bolson, ce morceau de poulet! Bolson, un petit coup de vin!» C’était pour lui seul qu’on célébrait cette fête. C’était en son honneur que le majestueux don José, se rendant à Valence, s’était arrêté au chef-lieu pour le rassurer et faire cesser ses plaintes, de jour en jour plus alarmantes.

En récompense de ses services dans les élections, il avait promis de le faire gracier; et Bolson, vieilli, désireux de finir tranquillement en honnête campagnard, obéissait au député espérant naïvement que chacun de ses crimes avancerait l’heure du pardon. Mais les années passaient, et tout restait à l’état de promesse. Le bandit croyant fermement à la toute-puissance du député, attribuait ce retard au mépris ou à l’incurie.

Il prit une attitude menaçante, et don José sentit la crainte du dompteur devant le fauve en révolte. Le bandit lui écrivait à Madrid toutes les semaines d’un ton comminatoire. Et ces lettres griffonnées par la patte sanglante de cette brute avaient fini par l’obséder et le contraindre à cette démarche.

Le banquet terminé, ils s’entretinrent dans un coin du jardin: le politicien, aimable, obséquieux; Bolson, farouche, les sourcils froncés.

—Je ne suis venu que pour te voir, disait don José, soulignant cet insigne honneur. Mais pourquoi donc es-tu si pressé? N’es-tu pas bien, mon cher Quico! Je t’ai recommandé au gouverneur de la province; la gendarmerie te laisse tranquille. Qu’est-ce qui te manque?

Tout, et rien!... On ne le molestait pas, il était vrai, mais les temps pouvaient changer, et un jour peut-être il serait contraint de regagner la montagne. Il réclamait ce qu’on lui avait promis: sa grâce, nom de Dieu! Et il formulait ses prétentions, tantôt en valencien, tantôt en un castillan inintelligible.

—Tu l’auras, mon ami! tu l’auras! ça va te tomber un de ces jours.

Bolson eut un sourire d’une ironie cruelle. Il n’était pas aussi bête qu’on le croyait. Il avait consulté un avocat de Valence, qui s’était moqué de lui et de ses espérances. Il n’avait qu’à se laisser prendre et à accepter les deux ou trois cents ans de bagne que ses innombrables condamnations pourraient lui valoir, et, quand il aurait passé une centaine d’années parmi les forçats, alors la grâce pourrait venir. Tonnerre de Dieu! trêve de plaisanteries; personne ne se moquait de lui impunément.

—Cet avocat est un ignorant, repartit le député. Crois-tu qu’il y ait rien d’impossible pour le gouvernement?... Je te le jure, tu seras bientôt hors de souci.

Don José convainquit enfin le brigand, l’enjôlant par ses belles paroles. Bolson, reprenant peu à peu confiance, promit d’attendre, mais un mois seulement. Ce délai passé, si la grâce n’arrivait point, eh bien! il n’écrirait plus au député, il ne l’importunerait plus. Don José était député, un gros personnage, mais devant les balles, tous les hommes étaient égaux...

Sur cette menace, le bandit se leva, sa carabine à la main, en même temps qu’un boucher de son village, un solide gaillard qu’une admiration sans borne pour sa force et son habileté tenait constamment attaché à ses pas, un vrai satellite.

Le député prit congé d’eux avec une amabilité hypocrite:

—Adieu, mon cher Quico! dit-il en lui serrant la main. Bonne santé à tes enfants! Dis à ta femme que je n’ai pas oublié comme elle m’a bien reçu la dernière fois.

Le bandit et son acolyte prirent place dans la diligence avec trois campagnardes de leur village qui saluèrent affectueusement monsieur Quico, et quelques gamins qui touchaient son fusil chargé comme si c’était un objet sacré.

La diligence cahotait parmi les plantations d’orangers en fleur; les canaux de la huerta reflétaient le doux soleil du soir; et dans les airs passait la tiède haleine du printemps pleine de parfums et de rumeurs.

Bolson s’en allait content. On lui avait promis cent fois sa grâce, mais maintenant c’était sérieux. Son admirateur l’écoutait en silence.

Ils virent sur la route deux gendarmes. Bolson leur fit un salut amical.

A un détour de la route, deux autres gendarmes apparurent et le boucher tressauta, sur son siège, comme piqué par un aiguillon. Pourquoi tant de gendarmes en un si court trajet? Le bandit le tranquillisa. On avait, dit-il, concentré les forces du district pour le voyage de don José. Mais un peu plus loin, ils rencontrèrent deux autres gendarmes qui suivirent lentement la diligence comme les précédents.

Le boucher ne put se contenir davantage: «Cela sent le brûlé, Bolson! Il en est temps encore, il faut descendre et fuir à travers champs pour gagner la Sierra».

—Oui, Monsieur Quico, oui, disaient les femmes effrayées.

Mais Monsieur Quico se moquait de la peur de ces bonnes gens.

—Allons, fouette, cocher!... fouette!

La voiture continuait d’avancer quand soudain quinze ou vingt gendarmes surgirent: toute une nuée de tricornes, avec un vieil officier en tête. Par les portières les canons des fusils furent braqués sur le bandit qui demeura immobile et calme, pendant que les femmes et les gamins se rejetaient en criant au fond de la diligence.

—Bolson, descends ou tu es mort! dit le lieutenant.

Bolson descendit avec son satellite. Avant de mettre pied à terre, il était déjà désarmé. Il était encore sous le charme des belles paroles de son protecteur et il ne songea point à résister pour ne pas rendre impossible sa grâce par un nouveau crime. Il appela le boucher et le pria de courir avertir don José: c’était sans doute une erreur, un ordre mal compris.

Pendant que Bolson était poussé violemment vers un bois d’orangers voisin, le boucher rebroussa chemin au pas de course, passant au milieu des gendarmes qui coupaient la retraite à la diligence.

Il n’alla pas loin. Il rencontra, monté sur son bidet, un des alcades qui avait assisté à la fête...

—Don José! Où est don José?

Le campagnard eut un léger sourire... A peine Bolson s’était-il éloigné que le député était parti pour Valence à bride abattue.

Le boucher devina la vérité; il revint en courant vers le bois d’orangers. Mais, avant qu’il l’eût atteint, un fin nuage blanc et cotonneux s’éleva sur les cimes fleuries et une longue détonation retentit dont l’écho sembla ébranler le sol.

On venait de fusiller Bolson.

Le boucher le vit couché à la renverse sur la terre rouge, le corps à demi dans l’ombre d’un oranger, la tête fracassée, sanglante.

Furieux et désespéré, il s’arrachait les cheveux. Nom de Dieu! Était-ce ainsi qu’on tuait les hommes de cette trempe?

Le lieutenant lui mit une main sur l’épaule.

—Toi, apprenti bandit, vois comment meurent les gredins!

«L’apprenti bandit» se retourna d’un air farouche, mais ce fut pour regarder au loin, comme si à travers la campagne il pouvait distinguer le chemin de Valence. Ses yeux, pleins de larmes, semblaient dire: «Gredin, oui! mais plus gredin encore l’homme qui fuit là-bas...»

PERDU EN MER

A deux heures du matin on frappa à la porte de la chaumière.

—Antonio! Antonio!...

Antonio sauta du lit. C’était son compagnon de pêche, qui l’appelait: il était temps de partir pour la mer.

Antonio avait peu dormi cette nuit-là. A onze heures, il bavardait encore avec Rufina, sa pauvre femme, qui se retournait, inquiète, dans le lit, en parlant des affaires. Elles ne pouvaient aller plus mal. Quel été! L’année passée, les thons couraient la Méditerranée, en bandes interminables, et, les plus mauvais jours, on en tuait deux ou trois cents arrobas[Q]; l’argent circulait comme une bénédiction de Dieu; les bons sujets, comme Antonio, avaient fait des économies et acheté une barque pour pêcher à leur compte.

Le petit port était plein. Une vraie flotte l’emplissait toutes les nuits, sans espace presque pour se mouvoir; mais avec la multiplication des barques était venue la disette de poisson.

Les filets n’amenaient que des algues ou du menu fretin; de ces méchants petits poissons, qui fondent dans la poêle. Cette année les thons avaient pris un autre chemin et aucun pêcheur ne réussissait à en hisser un seul sur sa barque.

Rufina était atterrée par cette situation. Pas d’argent au logis; ils devaient au four et au moulin et M. Tomas, un patron retiré, un vrai juif, devenu par l’usure le roi du village, les menaçait continuellement de les poursuivre, s’ils ne donnaient pas un acompte sur les cinquante douros qu’il leur avait prêtés pour terminer la construction de cette barque, si légère, ce bon voilier qui avait absorbé toutes leurs économies.

Antonio, tout en s’habillant, éveilla son fils, un mousse de neuf ans, qui l’accompagnait à la pêche, et faisait le travail d’un homme.

—Voyons si vous aurez plus de chance aujourd’hui, murmura la femme, de son lit. Vous trouverez dans la cuisine le panier aux provisions... Hier, l’épicier ne voulait plus me faire crédit... Ah! seigneur! Quel chien de métier!

—Tais-toi, femme; la mer est une gueuse, mais Dieu y pourvoira. Justement, on a vu hier un thon isolé: on calcule qu’il pèse plus de trente arrobas. Figure-toi! Si nous l’attrapions!... c’est au moins soixante douros.

Et le pêcheur finit de s’habiller, en pensant à ce monstre, un solitaire, qui, séparé de sa troupe, revenait par la force de l’habitude dans les mêmes eaux que l’an passé.

Antoñico était sur pied, prêt à partir, avec la gravité joyeuse du bambin qui gagne sa vie à l’âge où les autres jouent; il avait sur l’épaule le panier aux provisions et dans une main la bannette de roveles, ce poisson favori des thons, le meilleur appât pour les attirer.

Le père et le fils sortirent de la maisonnette, et suivirent la plage jusqu’au quai des pêcheurs. Leur compagnon les attendait dans la barque, et préparait les voiles.

La flottille remuait dans l’ombre, agitant sa forêt de mâts. Les noires silhouettes des équipages couraient sur elle; le bruit des vergues tombant sur le pont, le grincement des poulies et des cordages rompaient le silence, et les voiles se déployaient dans l’obscurité, comme d’énormes draps de lit.

Le village allongeait presque jusqu’au rivage ses rues droites, bordées de maisonnettes blanches, où les baigneurs logeaient pendant la saison. Près du quai, s’élevait un grand bâtiment dont les fenêtres, comme des fours enflammés, projetaient des traînées de lumière sur les eaux clapotantes.

C’était le Casino. Antonio lui lança un regard de haine. Comme ces gens-là passaient la nuit! Sans doute, ils étaient à jouer de l’argent... Ah! s’ils devaient se lever tôt pour gagner leur pain!

—Allons! hisse! beaucoup de camarades sont partis en avant!

Antonio et son compagnon tirèrent sur les câbles, et la voile latine monta lentement, frémissante et courbée sous le vent.

La barque traîna d’abord mollement sur la surface calme de la baie; puis les eaux ondulèrent, et elle commença à tanguer. On était hors du goulet, dans la mer libre.

En face, l’infini obscur, où les étoiles clignotaient, et, de tous côtés, sur la mer sombre, des barques, et des barques encore, qui s’éloignaient comme des fantômes, glissant sur les vagues.

Le compagnon regardait l’horizon.

—Antonio, le vent change.

—Je le vois!

—Nous aurons grosse mer.

—Je le sais; mais en avant! Eloignons-nous de tous ceux qui balaient la mer.

Et la barque, au lieu de suivre les autres, qui longeaient la côte, continua à s’avancer vers le large.

Le jour se leva. Le soleil, rouge et découpé comme un énorme pain à cacheter, traçait sur la mer un triangle de feu, et les eaux semblaient bouillir, comme si elles reflétaient un incendie.

Antonio empoigna le gouvernail; son compagnon se tenait près du mât; le gamin, à la proue, interrogeait la mer. De la poupe et du bordage pendait toute une chevelure de fils, qui traînaient leurs appâts dans l’eau. De temps en temps une secousse et vite, un poisson en l’air, un poisson frétillant, un poisson luisant comme l’étain. Mais c’était du menu fretin... rien en somme!

Ainsi passaient les heures; la barque allait toujours de l’avant, tantôt couchée sur les vagues, tantôt sautant soudain, et découvrant sa carène rouge. Il faisait chaud et Antonio se glissait par l’écoutille, pour boire au baril d’eau, dans l’étroite cale.

A dix heures, ils avaient perdu de vue la terre; on ne voyait plus du côté de la poupe que les voiles lointaines des autres barques tels des ailerons de poissons blancs.

—Antonio! lui cria son camarade ironiquement. Allons-nous à Oran? Puisque le poisson ne donne pas, pourquoi aller plus loin?

Antonio vira, et la barque se mit à courir des bordées, mais sans se diriger vers la terre.

—Maintenant, dit-il gaiement, prenons une bouchée. Camarade, apporte le panier. Le poisson mordra quand ça lui fera plaisir.

Chacun se coupa une énorme tranche de pain, et prit un oignon cru, qui fut écrasé à coups de poing sur le bordage.

Il y avait une forte brise, et la barque tanguait rudement sur les vagues, aux ondulations longues et profondes.

—Père! cria Antoñico, de la proue, un gros poisson, un très gros!... un thon!

Oignons et pain roulèrent sur la poupe, et les deux hommes parurent et se penchèrent sur le flanc de la barque.

Oui, c’était un thon, un thon énorme, ventru, traînant presque à fleur d’eau son dos sombre de velours; le solitaire peut-être, dont les pêcheurs parlaient tant! Il flottait majestueusement, et d’une légère contraction de sa forte queue, passait d’un côté à l’autre de la barque; puis tout d’un coup il disparaissait pour reparaître brusquement.

Antonio rougit d’émotion, et jeta vite à la mer la ligne munie d’un hameçon gros comme le doigt.

Les eaux se troublèrent et la barque oscilla, comme si une force colossale tirait sur elle, l’arrêtant dans sa marche et essayant de la faire chavirer. Le pont vacillait et semblait fuir sous les pieds des matelots; le mât craquait sous l’effort de la voile gonflée. Mais soudain l’obstacle céda et la barque, d’un bond, reprit sa course.

La ligne, auparavant rigide et tendue, pendait comme un corps flasque et défaillant. Les pêcheurs la tirèrent et l’hameçon apparut à la surface; mais rompu, malgré sa grosseur.

Le compagnon hocha tristement la tête.

—Antonio, cet animal est plus fort que nous. Qu’il s’en aille! c’est une chance qu’il ait cassé l’hameçon. Un peu plus, nous allions au fond.

—Le laisser? cria le patron. Ah! le démon! sais-tu combien vaut cette pièce-là? Ce n’est pas le moment des scrupules ou de la peur. A lui! A lui!

Et faisant virer la barque, il retourna vers les eaux où la rencontre avait eu lieu.

Il mit un hameçon nouveau, un énorme croc auquel il enfila plusieurs roveles, et sans lâcher la barre, saisit une gaffe aiguë. Il allait en donner un tout petit coup à cette bête aussi stupide que vigoureuse, dès qu’elle serait à sa portée!...

La ligne pendait à l’arrière, presque droite. L’embarcation fut secouée derechef, mais cette fois de façon horrible. Le thon était bien accroché; il tirait sur le gros hameçon, et arrêtait la barque qu’il faisait danser follement sur les vagues.

L’eau paraissait bouillir; à la surface montaient des flocons d’écume et de grosses bulles dans un remous d’eau trouble, comme si un combat de géants se livrait dans les profondeurs. Soudain la barque, comme saisie par une main cachée, se coucha sur le flanc, et la mer envahit la moitié du pont.

Cette secousse brusque renversa les pêcheurs. Antonio, lâchant la barre, fut presque précipité au milieu des vagues: puis, après un craquement, la barque reprit sa position normale. La ligne s’était brisée. Aussitôt le thon apparut près du bord, soulevant de sa queue puissante d’énormes flots d’écume. Ah! le bandit! il était enfin à portée! Et rageusement, comme s’il avait affaire à un ennemi implacable, Antonio le frappa à plusieurs reprises de la gaffe, enfonçant le fer dans cette peau visqueuse. Les eaux se teignirent de sang, et l’animal s’enfonça dans un remous de pourpre.

Enfin, Antonio respira. Ils l’avaient échappé belle!

Il vit le pont mouillé; son compagnon était au pied du mât; il s’y cramponnait, très pâle, mais avec une inaltérable tranquillité.

—J’ai cru qu’on allait se noyer, Antonio. J’ai même bu un coup. Maudite bête! mais tu l’as bien chatouillé. Tu vas voir qu’il ne tardera pas à émerger.

—Et le petit?

Le père fit cette question, avec inquiétude, d’un ton anxieux, comme s’il craignait la réponse.

Le petit n’était pas sur le pont. Antonio se glissa par l’écoutille, espérant le trouver dans la cale. Il enfonça dans l’eau jusqu’aux genoux, car la cale était inondée. Mais, qui pensait à cela? Il chercha à tâtons, dans le lieu étroit et sombre, sans trouver autre chose que le baril d’eau douce et les ligues de rechange. Il revint sur le pont comme un fou.

—Le petit! le petit!... Mon Antoñico!

Le compagnon fit une grimace désolée. N’avaient-ils pas failli eux-mêmes tomber à l’eau? Etourdi par quelque coup, l’enfant était allé sans doute au fond, comme une balle. Mais le compagnon, bien que ce fût là sa pensée, garda le silence.

Au loin, à l’endroit même où la barque avait failli couler, un objet noir flottait sur les eaux.

—Le voilà!

Le père se jeta à la mer, et nagea vigoureusement, pendant que son compagnon carguait la voile.

Antonio nageait toujours, mais ses forces l’abandonnèrent presque, quand il se fut convaincu que l’objet n’était qu’une rame tombée de sa barque.

Quand les vagues le soulevaient, il se dressait hors de l’eau presque debout, pour voir plus loin. De l’eau, partout! Sur la mer, il n’y avait que lui, la barque qui s’approchait, et une courbe noirâtre, qui venait de surgir et se contractait horriblement au milieu d’une grande tache sanglante.

Le thon était mort... mais qu’importait au père? Dire que cette bête lui coûtait la vie de son fils unique, de son Antoñico! Dieu! Était-ce là une façon de gagner son pain?

Il nagea encore plus d’une heure, croyant, à chaque frôlement, que le corps de son fils allait surgir sous ses jambes; s’imaginant que les sombres profondeurs des vagues étaient le cadavre de l’enfant, flottant entre deux eaux.

Il serait resté là; il y serait mort avec son fils. Son compagnon dut le repêcher et le remettre de force dans la barque, comme un enfant rebelle.

—Que faisons-nous, Antonio?

Celui-ci ne répondit pas.

—Il ne faut pas le prendre ainsi, que diable! Ce sont là choses courantes. Le petit est mort là où sont morts tous nos parents, où nous mourrons nous-mêmes. Ce n’est qu’une affaire de temps: cela arrive tôt ou tard! Mais maintenant, à la besogne! N’oublions pas notre misère!

Aussitôt il prépara deux nœuds coulants, et les passa au corps du thon, qu’il commença à remorquer. L’écume du sillage se teignait de sang...

Le vent favorisait le retour, mais la barque était inondée, naviguait mal; les deux hommes, marins avant tout, oublièrent la catastrophe, et, l’écope à la main, courbés dans la cale, rejetèrent l’eau à pelletées.

Ainsi passèrent les heures. Cette rude besogne abrutissait Antonio, qu’elle empêchait de penser; mais des larmes roulaient de ses yeux, des larmes, qui se mêlaient à l’eau de la cale, et tombaient dans la mer sur la tombe de son fils...

La barque voguait avec une rapidité croissante, depuis qu’elle se sentait allégée.

Le port était en vue, avec ses maisonnettes blanches, dorées par le soleil couchant.

La vue de la terre éveilla en Antonio la douleur et l’effroi endormis.

—Que dira ma femme? que dira ma Rufina? gémissait le malheureux.

Et il tremblait, comme tous ces hommes énergiques et audacieux, qui, au foyer, sont les esclaves de la famille.

Un rythme de valses sautillantes glissait sur la mer, comme une caresse. La brise qui venait de la terre saluait la barque, en lui apportant les sons de mélodies vives et joyeuses. C’était la musique, qui se jouait sur la promenade, en face du Casino. Sous les palmiers défilaient, comme les grains colorés d’un rosaire, les ombrelles de soie, les petits chapeaux de paille, les vêtements clairs et voyants de la colonie estivale.

Les enfants, vêtus de blanc et de rose, sautaient et couraient derrière leurs jouets, ou formant des rondes joyeuses, tournaient comme des roues aux brillantes couleurs.

Les gens du métier se groupaient sur le quai: leurs yeux accoutumés aux lointaines perspectives de la mer, avaient reconnu ce que la barque remorquait. Mais Antonio ne voyait, au delà du brise-lames, qu’une femme grande, svelte et basanée, debout sur un rocher dont le vent faisait tourbillonner les jupes.

La barque accosta le quai. Quelle ovation! Tous voulaient voir de près le monstre. Les pêcheurs, de leurs batelets, lançaient sur lui des regards d’envie; les gamins, nus, couleur de brique, se jetaient à l’eau pour toucher l’énorme queue.

Rufina se fraya un chemin dans la foule, et arriva devant son mari, qui, la tête basse, écoutait, d’un air hébété les félicitations des amis.

—Et le petit? Où est le petit?

Le pauvre homme baissa la tête, encore davantage. Il l’enfonçait entre ses épaules, comme s’il voulait la faire disparaître, pour ne plus rien entendre, ne plus rien voir...

—Mais où est Antoñico?

Rufina, les yeux enflammés de fureur comme si elle allait le dévorer, saisit le robuste pêcheur par le plastron de sa chemise, et le secoua rudement; mais elle le lâcha bientôt, et, levant les bras, poussa un hurlement terrible:

—Ah! Seigneur!... Il est mort! Mon Antoñico s’est noyé! Il est dans la mer.

—Oui, femme, dit le mari, balbutiant d’une voix lente et incertaine, comme étouffée par les larmes. Nous sommes bien malheureux. Le petit est mort; il est là où est son grand-père, là où je serai un de ces jours, moi aussi. Nous vivons de la mer, et la mer doit nous dévorer. Qu’y faire?

Mais sa femme ne l’écoutait plus. Sur le sol, secouée par une crise nerveuse, elle se roulait dans la poussière en s’arrachant les cheveux, et se déchirait le visage.

—Mon fils! mon Antoñico!

Les femmes du quartier des pêcheurs accoururent vers elle. Elles connaissaient bien cela: presque toutes avaient passé par de pareilles crises. Elles la soulevèrent dans leurs bras vigoureux, et la conduisirent en la soutenant, jusqu’à sa chaumière.

Des pêcheurs offrirent un verre de vin à Antonio, qui ne cessait de pleurer. Et en même temps, son compagnon, dominé par l’égoïsme brutal de la vie, tenait la dragée haute aux poissonniers qui se disputaient la superbe pièce.

Par intervalles, résonnait, de plus en plus lointain, le cri désespéré de la pauvre femme, échevelée, hors d’elle, que ses amies poussaient vers sa chaumière:

—Antoñico! mon petit!

Et sous les palmiers, défilaient toujours dans leurs toilettes voyantes, les baigneurs à l’air heureux et souriant, tout un monde, qui n’avait pas senti le malheur passer près de lui, qui n’avait pas jeté un regard sur ce drame de la misère, et les sons de la valse élégante, au rythme sensuel, hymne de joyeuse folie glissait, harmonieuse, sur les eaux, caressant d’un souffle, l’éternelle beauté de la mer.

LE CRAPAUD

Je passais l’été, dit l’ami Orduña, à Nazaret, un hameau de pêcheurs voisin de Valence. Les femmes allaient à la ville vendre le poisson; les hommes naviguaient dans leurs petites barques à voile triangulaire ou tiraient les filets sur la plage. Et nous, les baigneurs, nous passions le jour à dormir; le soir, nous restions devant notre porte, à contempler la phosphorescence des vagues, ou à nous appliquer des gifles en entendant bourdonner les moustiques, tourment des heures de repos.

Le médecin, un vieillard rude et moqueur, venait s’asseoir sous ma treille, et, la cruche ou la pastèque à portée de la main, nous passions ensemble la soirée, en parlant de sa crédule clientèle de marins et de terriens. Parfois nous rappelions, en riant, la maladie de Visanteta, fille de la Soberana, vieille marchande de poisson qui levait son surnom, à sa corpulence et à sa haute taille ainsi qu’à l’arrogance avec laquelle elle traitait ses commères du marché, leur imposant ses volontés, à force de bourrades. C’était la plus jolie fille du village que cette Visanteta!... une petite brune malicieuse, à la langue bien pendue, aux yeux vifs, qui n’avait que la beauté du diable, mais qui, par la vivacité piquante de son regard et par l’adresse avec laquelle elle affectait la timidité et la faiblesse ensorcelait tous les jeunes gens du pays. Elle avait pour fiancé Carafosca, courageux pêcheur capable de naviguer sur une simple poutre, mais laid, taciturne et prompt à jouer du couteau. Le dimanche il se promenait avec elle, et, pendant que la jeune fille levait la tête pour lui parler avec des minauderies d’enfant gâtée et dolente, Carafosca lançait autour de lui, de ses yeux louches, des regards qui semblaient défier tout le village, les champs, la plage et la mer de lui disputer sa chère Visanteta.

Un jour, une nouvelle stupéfiante circula dans Nazaret. La fille de la Soberana avait un animal dans le corps; ses flancs se gonflaient; son visage perdait ses couleurs; ses nausées et ses vomissements mettaient en émoi toute sa chaumière, faisant se lamenter sa mère désespérée et accourir les voisines effarées. Quelques-uns souriaient de cette maladie. «Que l’on allât conter cette histoire à Carafosca!...» Mais les plus incrédules cessèrent de plaisanter et de soupçonner Visanteta, lorsqu’ils virent le marin, triste et désespéré, entrer dans la petite église du village pour y implorer la guérison de sa bien-aimée, lui qui avait été jusque-là un païen, un affreux blasphémateur!

C’était un mal étrange et terrible qui torturait la malheureuse: elle avait, croyaient les villageois épris de merveilleux, un crapaud dans le ventre. Un jour, elle avait bu à une flaque d’eau laissée par le fleuve voisin, et la méchante bête s’était glissée dans son estomac où elle avait grossi démesurément. Les voisines, tremblantes de peur, couraient à la chaumière de la Soberana, pour examiner la petite. Elles palpaient gravement l’abdomen enflé, et cherchaient sur la peau tendue le relief de la bête cachée. Quelques-unes, les plus vieilles et les plus expertes, disaient avec un sourire de triomphe qu’elles la sentaient remuer, et discutaient sur le choix des remèdes. Elles donnaient à la petite des cuillerées de miel aromatisé, pour que la gourmandise fît remonter l’animal, et lorsque, plus tranquille, il goûtait la joie de la digestion, elles l’inondaient de jus d’oignon et de vinaigre, pour le faire déguerpir au plus vite. En même temps, elles appliquaient sur le ventre de la jeune fille, des emplâtres miraculeux, pour que le crapaud, ainsi malmené, s’enfuît épouvanté: étoupe mouillée d’eau-de-vie et saturée d’encens; écheveaux de chanvre trempés dans du goudron; papiers sur lesquels un guérisseur de la ville avait tracé des croix et des chiffres avec le sceau de Salomon. Visanteta se tordait avec des frissons de dégoût, elle était secouée d’horribles nausées, comme si elle allait rendre ses entrailles, mais le crapaud ne daignait pas montrer le bout d’une de ses pattes, et la Soberana assiégeait le ciel de ses cris. Jamais de tels remèdes ne pourraient expulser le diabolique animal. Mieux valait le laisser tranquille sans martyriser la petite, et le suralimenter, pour que la pauvrette, de plus en plus pâle et chétive, n’eût pas à le nourrir rien qu’avec son sang.

Comme la Soberana était pauvre, toutes ses amies vinrent à son aide. Les pêcheuses apportaient des gâteaux achetés dans les pâtisseries de la ville les plus réputées. Sur la plage, après la pêche, on mettait de côté pour elle quelques poissons choisis parmi ceux qui font la meilleure soupe. Les voisines tiraient du pot-au-feu la fleur du bouillon dans des tasses qu’elles transportaient lentement, pour n’en rien perdre, à la chaumière de la Soberana. Tous les après-midi, les bols de chocolat défilaient l’un après l’autre.

Visanteta protestait contre cet excès de générosité. Elle n’en pouvait plus! elle était gavée! Mais sa mère avançait son museau poilu, d’un air impérieux: «Mange! je t’ai dit de manger!» Visanteta devait penser à ce qu’elle avait dans le corps... La Soberana ressentait une sympathie secrète et indéfinissable, pour cet animal mystérieux, logé dans les flancs de sa fille. Elle se le représentait, elle le voyait: c’était son orgueil! c’était à cause de lui que tout le village avait les yeux fixés sur sa chaumière, que les voisines ne cessaient de s’y presser, et que, partout sur son chemin, les femmes lui demandaient des nouvelles de sa fille.

Une seule fois, elle avait appelé le médecin, en le voyant passer devant sa porte, mais sans la moindre confiance. Il écouta ses explications et celles de sa fille, dont il palpa le ventre par-dessus ses vêtements; mais quand il parla d’un examen plus intime, la fière matrone le jeta presque à la porte. L’impudent! là, tout de suite, il allait se donner le plaisir de voir la petite de cette façon-là, elle qui était si timide, si vertueuse et qu’une proposition de ce genre suffisait pour faire rougir!

Le dimanche après-midi, Visanteta allait à l’église, en tête des enfants de Marie. Son ventre proéminent était contemplé avec admiration par ses compagnes. Toutes l’interrogeaient avidement sur son crapaud, et Visanteta répondait d’un air languissant. Maintenant, il la laissait tranquille. Il avait beaucoup grossi, à force d’être bien nourri; il s’agitait encore quelquefois, mais il lui faisait moins mal. L’une après l’autre, elles passaient la main sur la bête invisible, pour la sentir remuer; elles considéraient leur amie avec une sorte de respect. Le curé, saint homme aussi naïf que compatissant, songeait avec stupeur aux choses étranges que Dieu fait pour éprouver ses créatures.

Vers la fin du jour, quand le chœur entonnait d’une voix douce les hymnes en l’honneur de Notre-Dame de la Mer, chacune de ces vierges pensait à l’animal mystérieux, et demandait avec ferveur que la pauvre Visanteta en fût délivrée au plus vite.

Carafosca avait aussi sa part de popularité. Les femmes l’appelaient, les vieux pêcheurs l’arrêtaient pour l’interroger d’une voix rauque: «La pauvrette!» s’écriait-il, avec un accent d’amoureuse commisération. Il n’en disait pas davantage; mais ses yeux révélaient son vif désir de se charger au plus tôt de Visanteta et de son crapaud, qu’il aimait un peu parce qu’il était à elle.

Une nuit, comme le médecin était devant ma porte, une femme vint le chercher, avec une mimique effarée et dramatique. La fille de la Soberana était très malade: il fallait courir à son secours. Le médecin haussa les épaules: «Ah, oui! le crapaud!» Et il ne se montrait nullement disposé à bouger. Mais immédiatement après, une autre arriva, avec une gesticulation plus violente. La pauvre Visanteta! Elle allait mourir! On entendait ses cris dans toute la rue. Le monstre était en train de lui dévorer les entrailles...

Je suivis le docteur, entraîné par la curiosité qui mettait en émoi tout le village. En arrivant à la chaumière de la Soberana, nous dûmes nous frayer un passage à travers un groupe compact de femmes qui obstruait la porte, et débordait à l’intérieur. Des cris d’angoisse, des hurlements déchirants, venaient du fond de la demeure, par-dessus les têtes curieuses ou effrayées. La grosse voix de la Soberana y répondait par des clameurs suppliantes. «Ma fille! Hélas, Seigneur, ma pauvre fille!...»

L’arrivée du médecin fut accueillie par le chœur impératif des commères. La pauvre Visanteta se roulait, ne pouvant supporter de telles tortures, les yeux égarés, les traits bouleversés. Il fallait l’opérer, chasser au plus vite ce démon, vert et visqueux, qui était en train de la dévorer!

Le médecin avança, sans faire cas de leurs paroles, et avant que je l’eusse rejoint, sa voix retentit au milieu du silence soudain, avec une brusquerie de mauvaise humeur.

—Bon Dieu! Ce qu’a cette petite, c’est qu’elle va...

Avant qu’il eût achevé, tous devinèrent à la brutalité de l’accent, le mot qu’il allait dire. Le groupe des femmes, sous la poussée de la Soberana, remua comme les vagues de la mer sous le ventre d’une baleine. Elle tendit ses mains gonflées, aux ongles menaçants, en grommelant des injures, en lançant au médecin des regards meurtriers. Bandit! Ivrogne! A la porte!... C’était la faute du village, qui gardait un impie! Elle allait le manger tout cru! On devrait la laisser faire!... Et elle se débattait, furieuse, parmi ses amies, luttait pour leur échapper et griffer le médecin. A ses cris de vengeance, s’unissait le faible bêlement de Visanteta protestant entre les «aïe! aïe!» que lui arrachait la douleur. «Mensonge! Mensonge! Qu’il partît ce méchant homme! Bouche d’enfer! Tout cela n’était que mensonge!»

Mais le médecin allait et venait, demandant de l’eau, demandant des linges, irrité, impérieux, sans prêter attention aux menaces de la mère ni aux lamentations de la fille, de plus en plus fortes et déchirantes. Soudain, elle rugit, comme si on la tuait, et il y eut un remous de curiosité autour du médecin que je ne pouvais distinguer. «Mensonge! Mensonge! Méchant homme! Calomniateur!...» Mais les protestations de Visanteta ne résonnaient plus seules. A sa voix de victime innocente, qui semblait demander justice au ciel, se joignaient des vagissements sortis de poumons qui aspiraient l’air pour la première fois.

Alors les amies de la Soberana durent la contenir pour qu’elle ne tombât point sur sa fille. Elle allait la tuer! Chienne! De qui était cela?... Sous la terreur des menaces, la malade, qui soupirait encore: «Mensonge! mensonge!» finit par avouer en mots entrecoupés. «Un gars de la huerta, qu’elle n’avait pas revu...» une inadvertance à la nuit tombante. Elle ne se rappelait pas bien!... Et elle insistait sur ce défaut de mémoire, comme si c’était une excuse, à laquelle il n’y avait rien à objecter.

La foule s’éclaircit. Toutes les femmes étaient avides de répandre la nouvelle. A notre sortie, la Soberana, honteuse et toute en larmes, voulait s’agenouiller devant le médecin et lui baiser la main. «Hélas! don Antoni!... don Antoni!» Elle lui demandait pardon de ses insultes; elle était désespérée en pensant aux commentaires des habitants. «Savaient-elles, les mauvaises langues, ce qui les attendait un jour?...» Le lendemain, les jeunes gens, qui chantaient en tirant leurs filets, inventeraient de nouveaux couplets! La chanson du crapaud! Sa vie allait être impossible... Mais elle redoutait surtout Carafosca. Elle connaissait bien cette brute. Il la tuerait, la pauvre Visanteta, à sa première sortie dans la rue; et elle aurait le même sort, elle, parce qu’elle était sa mère et ne l’avait pas bien surveillée. «Hélas, don Antoni!» Elle lui demandait à genoux de voir Carafosca. Lui qui était si bon, qui savait tant de choses, devait le convaincre, lui faire jurer qu’il les épargnerait, qu’il les oublierait.

Le médecin accueillit ces prières avec autant d’indifférence que les menaces et répondit avec brusquerie. «Il verrait: c’était un sujet délicat!» Mais une fois dans la rue, il haussa les épaules, avec résignation: «Allons voir cet animal!»

Nous fîmes sortir Carafosca du cabaret, et nous nous mîmes tous les trois à nous promener sur la plage dans l’ombre. Le pêcheur semblait intimidé de se voir entre deux personnages si importants. Don Antonio lui parla de la supériorité indiscutable des hommes, depuis les premiers jours de la création; du dédain que méritent les femmes, pour leur légèreté. D’ailleurs elles sont en si grand nombre, et il est si facile de remplacer celle qui nous donne quelque ennui!... Il finit par lui conter rudement ce qui était arrivé.

Carafosca hésitait, comme s’il comprenait mal. Son intelligence épaisse s’éclairait lentement. «Nom de Dieu! Nom de Dieu!» Il se grattait rageusement la tête sous son bonnet, et portait la main à sa ceinture, comme s’il cherchait son terrible couteau.

Le médecin essaya de le consoler. Carafosca devait oublier la jeune fille, et ne pas faire le bravache. Cette Sainte nitouche ne méritait pas qu’un brave garçon comme lui allât au bagne. Le vrai coupable, c’était d’ailleurs, ce laboureur inconnu... Et... elle! La facilité avec laquelle elle avait tout oublié, n’était-elle pas une sorte d’excuse?

Nous marchâmes longtemps en gardant un silence pénible; Carafosca continuait à se gratter la tête et à tâter sa ceinture. Brusquement, il nous surprit par l’éclat de sa voix, qui brama, plutôt qu’elle ne prononça ces mots, non plus en valencien, mais en castillan, pour plus de solennité:

—Voulez-vous que... je... vous... dise... une... chose? Voulez-vous que... je... vous... dise... une... chose?

Et il nous regardait d’un air agressif, comme s’il avait eu en face de lui l’inconnu de la huerta et s’il allait se jeter sur lui.

—Eh bien! je... vous... dis, articula-t-il avec lenteur, comme si nous étions des ennemis qu’il voulût confondre, je vous dis... que maintenant je... l’aime... encore... davantage...

Notre surprise fut telle que nous ne sûmes que répondre, et nous nous contentâmes de lui tendre la main.

LE MUR

Toutes les fois que les petits-fils du père Rabosa rencontraient les fils de la veuve Casporra dans les sentiers de la huerta ou dans les rues de Campanar, toute la population commentait l’événement. Ils s’étaient toisés... Ils s’insultaient du regard!... Cela finirait mal, et le jour où l’on y penserait le moins, il y aurait au village un nouveau malheur.

L’alcade, avec les notables, prêchait la paix aux jeunes gens des deux familles ennemies, et le curé, un saint du bon Dieu, allait d’une des deux maisons à l’autre, recommandant l’oubli des offenses.

Depuis trente ans, la haine des Rabosa et des Casporra bouleversait Campanar. Presque aux portes de Valence, dans ce hameau souriant qui, des bords du fleuve, semblait contempler la grande ville par les fenêtres rondes de son clocher pointu, ces barbares renouvelaient avec une rancune tout africaine, les luttes et les violences historiques qui divisaient les grandes familles italiennes au moyen âge. Ils avaient été grands amis, jadis. Leurs maisons, quoique donnant sur des rues différentes, n’avaient entre elles qu’un mur bas qui séparait leurs basses-cours. Une nuit, pour une question d’arrosage, un Casporra avait étendu roide mort dans la huerta, d’un coup de fusil, un fils du père Rabosa; le cadet, ne voulant pas laisser dire qu’il ne restait plus d’hommes dans la famille, avait réussi, après un mois de guet, à loger une balle entre les sourcils du meurtrier. Depuis lors, les deux familles avaient vécu pour s’exterminer, songeant plus à profiter des imprudences du voisin qu’à cultiver leurs terres. Coups de fusil en pleine rue, détonations, et lueurs sinistres, le soir le long des canaux d’irrigation, derrière les massifs de roseaux ou à l’ombre des berges, à l’heure où l’ennemi détesté revenait des champs; et c’était tantôt un Rabosa, tantôt un Casporra qui partait pour le cimetière, avec une once de plomb dans la peau! Loin de s’éteindre, la soif de vengeance s’exaspérait plutôt dans les générations nouvelles; on eût dit qu’à peine sortis du ventre de leur mère, les marmots des deux maisons tendaient les mains vers le fusil, pour abattre leurs voisins.

Après trente ans de lutte, il ne restait chez les Casporra qu’une veuve avec trois fils, trois gars musclés, solides comme des tours. Dans l’autre maison, il n’y avait plus que le père Rabosa, un vieillard de 80 ans, immobile dans un fauteuil de sparte, les jambes mortes, idole ridée de la vengeance, devant laquelle les deux petits-fils juraient de défendre l’honneur de la famille.

Mais les temps étaient changés. Il n’était plus possible aux uns et aux autres d’abattre leurs ennemis, en pleine place, au sortir de la grand’messe. Les gendarmes ne les perdaient pas de vue; les voisins les surveillaient, et, pour peu que l’un d’eux fît halte quelques minutes dans un sentier ou à un coin de rue, il se voyait aussitôt entouré de gens qui lui conseillaient de rester tranquille. Las de cette vigilance qui dégénérait en persécution et s’interposait entre eux comme un obstacle infranchissable, Casporra et Rabosa finirent par ne plus se chercher, et même, ils se fuyaient quand le hasard les mettait face à face.

A force de vouloir s’éviter et s’isoler, ils en vinrent à trouver trop bas le mur qui séparait leurs basses-cours. Les poules des uns et des autres, escaladant les tas de bois, fraternisaient au haut des fagots de sarments ou d’épines qui couronnaient les murs; les femmes des deux maisons échangeaient aux fenêtres des gestes de mépris. C’était intolérable; c’était en quelque sorte vivre en famille. Sur le conseil de leur mère, les fils Casporra élevèrent le mur d’un mètre. Leurs voisins se hâtèrent de manifester leur mépris, et armés de pierres et de mortier, ils élevèrent à leur tour le mur de quelques pieds. Ainsi, dans cette muette manifestation de haine, répétée à plusieurs reprises, le mur montait sans cesse... On ne vit plus bientôt les fenêtres, ni même les toits... Les pauvres volailles frémissaient dans l’ombre lugubre de ce rempart, qui leur cachait une partie du ciel, et leurs caquets résonnaient, tristes et étouffés, à travers ce monument de haine, qui paraissait pétri des os et du sang des victimes...

*
* *

Un après-midi, les cloches du village sonnèrent le tocsin. La maison du père Rabosa était en feu. Ses petits-fils étaient dans la huerta; la femme de l’un d’eux au lavoir. Par les fentes des portes et des fenêtres, sortait une épaisse fumée de paille brûlée. Le grand-père, le pauvre Rabosa, était immobile dans son fauteuil, au milieu de cet enfer déchaîné. Sa petite-fille s’arrachait les cheveux, attribuant la catastrophe à sa négligence; les gens se bousculaient dans la rue, épouvantés par la violence de l’incendie. Quelques-uns, plus braves, ouvrirent la porte, mais ce fut pour reculer devant le tourbillon de fumée noire, chargé d’étincelles qui se répandit dans la rue.

—Mon grand-père! Mon pauvre grand-père—criait la petite-fille du père Rabosa, cherchant vainement du regard un sauveur.

Les spectateurs, effrayés, furent frappés de stupeur, comme s’ils avaient vu le clocher s’avancer vers eux. Trois solides gars s’étaient rués dans la maison en flamme. C’étaient les Casporra. Ils avaient échangé un coup d’œil d’intelligence et, sans rien dire, s’étaient lancés comme des salamandres dans l’immense brasier. La foule les applaudit, quand elle les vit reparaître portant haut, comme un saint à la procession, le père Rabosa dans son fauteuil de sparte. Ils laissèrent là le vieux, sans même le regarder, et les voilà de nouveau dans la fournaise.

—Non! non!—criaient les gens.

Mais eux, ils souriaient, avançant toujours. Ils allaient sauver tout ce qu’ils pourraient. Si les petits-fils du père Rabosa avaient été là, eux, les Casporra, n’auraient pas bougé de la maison. Mais il ne s’agissait là que d’un pauvre vieux, ils devaient lui porter secours, en hommes de cœur. Et maintenant, c’était le tour du mobilier. On les voyait plonger dans la fumée, et se démener comme des diables, au milieu d’une pluie d’étincelles.

Bientôt la multitude poussa un grand cri en voyant les deux frères aînés sortir de la maison avec le plus jeune dans leurs bras. Un madrier, dans sa chute, lui avait cassé une jambe.

—Vite, une chaise!

La foule, dans sa précipitation, arracha le vieux Rabosa de son fauteuil de sparte, pour y asseoir le blessé.

Le jeune homme, les cheveux roussis, la figure noire de fumée, souriait, dissimulant les douleurs aiguës, qui lui crispaient les lèvres. Il se sentit soudain saisir les mains par des mains de vieillard, tremblantes et rugueuses.

—Mon fils! mon fils! gémissait la voix du père Rabosa, qui s’était traîné jusqu’à lui.

Et avant que le blessé pût l’éviter, le paralytique chercha, de sa bouche édentée, les mains qu’il serra et baisa longtemps, en les baignant de larmes.

*
* *

Toute la maison brûla. Quand les maçons furent appelés pour en construire une autre, les petits-fils du père Rabosa ne commencèrent point par nettoyer le terrain couvert de noirs décombres. Auparavant, ils avaient à faire un travail plus urgent: il fallait jeter bas le mur maudit! Le pic en main, ils donnèrent eux-mêmes les premiers coups...

PRINTEMPS TRISTE

Le vieux Tofol et la jeune fille étaient esclaves de leur jardin, épuisé par une incessante production.

C’étaient comme deux arbres de plus, deux plantes nées sur ce morceau de terre, pas plus grand qu’un mouchoir, disaient les voisins, d’où ils tiraient leur pain à force de labeur. On les voyait sans cesse courbés sur le sol, et la jeune fille, malgré sa chétive apparence, travaillait comme un vrai journalier.

On l’appelait la Borda, parce que la défunte femme du père Tofol, pour égayer son foyer sans enfants, l’avait prise à l’Hospice des enfants trouvés. Elle avait grandi dans ce petit jardin jusqu’à ses dix-sept ans, qui en paraissaient onze, tant elle était délicate, avec ses épaules étroites, sa poitrine rentrée et son dos voûté. La petite toux sèche, qui la fatiguait sans cesse, inquiétait ses voisines et les paysannes qui se rendaient avec elle au marché! Tout le monde l’aimait: elle était si laborieuse! Bien avant le point du jour, on la voyait déjà, toute tremblante de froid, cueillir des fraises ou couper des fleurs. Lorsque venait le tour d’arrosage du père Tofol, elle prenait courageusement la pioche, en pleine nuit, pour ouvrir dans la berge du canal un passage à l’eau rougeâtre, que la terre, altérée et brûlante, absorbait avec un glou-glou de satisfaction. Les jours où l’on faisait des envois à Madrid, elle courait comme une folle à travers le jardin, saccageait les plates-bandes, apportait par brassées les œillets et les roses que les emballeurs plaçaient dans des mannes.

Il fallait tirer parti de tout pour vivre avec un si petit lopin de terre, ne jamais le laisser en repos, le traiter comme une bête rétive, qui a besoin du fouet pour marcher. Ce n’était qu’une parcelle d’un vaste domaine, qui avait appartenu jadis à un couvent, et que la Révolution, en supprimant les biens de main-morte, avait morcelé. Maintenant la ville, en voie d’agrandissement, menaçait de faire disparaître ce jardin sous de nouvelles bâtisses, et le père Tofol, tout en maugréant sans cesse contre ce sol ingrat, tremblait à la seule pensée que le propriétaire, séduit par l’appât du gain, pourrait se décider à le vendre.

Le père Tofol travaillait là depuis soixante ans: «C’est là qu’était son sang!» Pas une motte qui ne fût mise en rapport! Du milieu de ce jardin, pourtant si petit, l’on ne voyait pas les murs, cachés par des fouillis d’arbres et de plantes: néfliers, magnolias, carrés d’œillets, massifs de rosiers, pergolas touffues de jasmins et de passiflores: toutes choses qui rapportaient de l’argent, appréciées qu’elles étaient par la sottise des citadins.

Le vieillard, insensible aux beautés de la nature, aurait voulu couper les fleurs par javelles, comme de l’herbe, et remplir des tombereaux de fruits délicats. Ce vieil avare insatiable martyrisait la pauvre Borda. A peine se reposait-elle un moment, épuisée par la toux, qu’elle entendait proférer des menaces, ou qu’elle recevait, à titre de brutal avertissement, une motte de terre sur les épaules.

Les jardinières, ses voisines, protestaient. Il était en train de tuer la petite: le mal s’aggravait. Mais il faisait toujours même réponse. Il fallait travailler ferme: le propriétaire n’entendait pas raison à la Saint-Jean et à Noël, quand il s’agissait de payer le loyer. Si la petite toussait, c’était par habitude: car elle mangeait chaque jour sa livre de pain, et «sa petite part» dans la casserole de riz, quelquefois même des gourmandises, du boudin aux oignons, par exemple. Le dimanche, il la laissait se divertir et l’envoyait à la messe comme une dame. Il n’y avait pas encore un an qu’il lui avait donné trois pesetas pour s’acheter une jupe. Et d’ailleurs, n’était-il pas son père? Or le vieux Tofol, comme tous les cultivateurs de race latine, entendait la paternité à la façon des anciens Romains... avec droit de vie et de mort sur les enfants; de la tendresse il en ressentait sans doute au fond du cœur, mais ne la manifestait que par des froncements de sourcils, des coups de bâton à l’occasion...

La pauvre Borda ne se plaignait point. Elle aussi voulait travailler beaucoup, pour ne pas perdre ce lopin de terre dans les sentiers duquel il lui semblait encore voir passer le cotillon rapiécé de cette vieille jardinière qu’elle appelait maman, quand elle était caressée par ses mains calleuses.

Tout ce qu’elle aimait au monde était là: les arbres qui l’avaient connue toute petite, les fleurs qui dans son âme innocente éveillaient une vague idée de maternité. C’étaient ses filles, les seules poupées de son enfance. Tous les matins, elle éprouvait la même surprise en en voyant éclore de nouvelles. Elle les suivait dans leur croissance, depuis l’heure où, timides, elles serraient leurs pétales, comme pour se replier et se cacher, jusqu’au moment où, avec une soudaine audace, elles lançaient leurs jets de couleurs et de parfums.

Le jardin modulait pour elle une symphonie interminable, où l’harmonie des couleurs se mêlait aux rumeurs des arbres et à la chanson monotone du canal fangeux, peuplé de têtards, qui, caché par les feuilles, bruissait comme un ruisseau d’églogue.

Aux heures d’ardent soleil, pendant que le vieillard reposait, la Borda allait de-ci de-là, admirant les beautés de sa famille, qui s’était mise en habits de fête pour célébrer la saison. Quel beau printemps! Sans doute le Bon Dieu quittait les hauteurs, pour se rapprocher de la terre.

Les lis de satin blanc se dressaient, un peu languissants, comme les demoiselles en toilette de bal que la pauvre Borda avait admirées maintes fois dans des images. Les camélias couleur de chair faisaient penser à de tièdes nudités, à de grandes dames indolemment étendues... Les violettes, avec coquetterie, se cachaient parmi les feuilles pour se révéler par leur parfum. Les marguerites jaunes se détachaient comme des boutons d’or mat; les œillets, telle une avalanche révolutionnaire de bonnets rouges, couvraient les plates-bandes, et donnaient l’assaut aux sentiers. En haut, les magnolias balançaient leurs coupes blanches, comme des encensoirs d’ivoire, exhalant un encens plus suave que celui des églises. Les pensées, malicieux lutins, avançant hors du feuillage leur bonnet de velours violet et leur frimousse barbue, semblaient dire à la jeune fille en clignant de l’œil:

—Borda, ma petite Borda, nous sommes en train de cuire. Au nom de Dieu! un peu d’eau...

Oui, elles disaient cela; Borda les entendait, non des oreilles, mais des yeux: et, bien qu’elle eût les os brisés de fatigue, elle courait au canal remplir l’arrosoir, et baptisait ces friponnes, qui, sous la douche, la saluaient avec reconnaissance.

Ses mains tremblaient souvent, en coupant les tiges des fleurs. Elle eût préféré les laisser sécher sur place; mais il fallait gagner de l’argent et pour cela remplir les paniers qu’on envoyait à Madrid.

Elle portait envie à ces voyageuses. Madrid!... comment-était-ce?... Elle voyait une ville féerique, avec des palais somptueux comme ceux des contes, de brillants salons de porcelaine, où des glaces reflétaient des milliers de lumières, de belles dames, étalant la beauté de ses fleurs. Telle était la vivacité de cette évocation, qu’elle croyait avoir vu tout cela dans d’autres temps, avant sa naissance.

Dans ce Madrid était le jeune Monsieur, le fils du propriétaire, avec lequel elle avait joué bien souvent, quand elle était petite, et dont, toute honteuse, elle avait fui la présence, l’été précédent, lorsque devenu un élégant jeune homme, il avait visité le domaine. Oh! les doux souvenirs! Elle rougissait en songeant aux heures qu’ils passaient tous deux, dans leur enfance, assis sur une berge, à entendre conter l’histoire de Cendrillon, la jeune fille méprisée, transformée soudain en élégante princesse.

L’éternelle chimère des enfants abandonnées venait alors lui caresser le front de ses ailes d’or. Elle voyait s’arrêter un superbe attelage à la porte du jardin; comme dans les légendes, une belle dame l’appelait: «Ma fille!... enfin je te retrouve!» Et puis elle avait de magnifiques robes et un palais pour maison; enfin, comme il n’y a pas à toute heure de princes à marier elle se contentait modestement d’épouser le «jeune Monsieur.»

Qui sait?... Mais au plus fort de ses rêves, la réalité venait l’éveiller sous la forme brutale d’une motte de terre lancée par le vieux Tofol qui en même temps lui criait d’une voix rude:

—Allons vite! c’est l’heure.

Et la voilà de nouveau à travailler, à tourmenter la terre qui, pour toute plainte, se couvrait de fleurs.

Le soleil chauffait à blanc le jardin, jusqu’à faire éclater les écorces des arbres! Dans les tièdes matinées, les travailleurs suaient au labeur comme en plein midi; et pourtant la Borda était de plus en plus maigre, et sa toux s’aggravait.

La couleur et la vie, semblaient volées à son visage languissant par les fleurs qu’elle baisait avec une indicible tristesse.

Personne n’eut l’idée d’appeler le médecin. A quoi bon? Les médecins se font payer cher, et le père Tofol n’avait pas confiance en eux. Les animaux sont moins savants que les hommes, ils ne connaissent ni les médecins ni les drogues, et pourtant ils ne s’en portent pas plus mal.

Un matin, au marché, les compagnes de la Borda chuchotaient en la regardant avec commisération. Son oreille fine de malade entendit tout... Elle tomberait à la chute des feuilles.

Ces paroles devinrent pour elle une obsession. «Mourir!» Soit! elle se résignait! Elle regrettait seulement le pauvre vieux qui resterait sans aide. Mais qu’elle mourût au moins comme sa mère adoptive, au milieu du printemps, lorsque le jardin, dans un joyeux délire, se pare de ses couleurs les plus éclatantes, et non dans la saison où la terre se dépeuple, où les arbres ressemblent à des balais, où les fleurs ternes de l’hiver se dressent tristement dans les plates-bandes.

A la chute des feuilles!... Elle abhorrait les arbres dont les branches se dénudaient comme des squelettes à l’automne. Elle les fuyait comme si leur ombre était malfaisante. En revanche elle adorait un palmier que les moines avaient planté au dernier siècle: svelte géant, dont la tête était couronnée de grandes palmes éternelles, retombant comme un jet d’eau. Elle soupçonnait bien qu’elle concevait peut-être des espérances folles. Mais l’amour du merveilleux les nourrissait; comme celui qui cherche la guérison au pied d’une statue miraculeuse, la pauvre Borda aimait à se reposer au pied du palmier dont les feuilles aiguës la protégeaient, croyait-elle, de leur ombre.

Ce fut ainsi qu’elle passa le printemps: elle vit, sous le soleil qui ne la réchauffait pas, fumer le sol, comme si de ses entrailles allait surgir un volcan. Ce fut là que la surprirent les premiers vents d’automne, roulant les feuilles sèches. Elle était de plus en plus maigre et triste; elle avait l’ouïe tellement fine, qu’elle entendait les sons les plus lointains. Les papillons blancs, qui voletaient autour de sa tête, collaient leurs ailes à la sueur froide de son front, comme s’ils voulaient l’entraîner dans d’autres mondes, où les fleurs naissent d’elles-mêmes, sans dérober pour former leurs couleurs et leurs parfums, un peu de la vie de celui qui prend soin d’elles.

.........................

Les pluies de l’hiver suivant ne mouillèrent plus la Borda. Elles tombèrent sur l’échine courbée du vieux Tofol, qui était là comme toujours, la pioche en main, les yeux fixés sur le sillon.

Il accomplissait son destin avec l’indifférence et le courage d’un soldat discipliné de la misère. Il lui fallait travailler, travailler beaucoup, pour qu’il eût toujours de quoi remplir sa casserole de riz et payer son loyer!

Il était seul... La petite avait suivi sa mère. La seule chose qui restât au vieillard, c’était cette terre perfide,—ce vampire qui «suçait» la vie des personnes, et qui finirait par avoir raison de lui,—toujours fleurie, parfumée et féconde, comme si elle n’avait point senti passer la mort! Pas même un rosier n’avait séché pour accompagner la pauvre Borda dans son dernier voyage.

Tofol, à soixante-dix ans, devait faire le travail de deux; il n’en remuait la terre qu’avec plus de ténacité sans lever la tête, insensible à la beauté perfide qui l’entourait;—car il savait qu’elle était le prix de sa servitude,—animé uniquement par le désir de bien vendre les charmes de la nature, et coupant les fleurs avec la même indifférence que s’il eût fauché de l’herbe!

A LA PORTE DU CIEL[R]

Assis sur le seuil du cabaret, le père Beseroles d’Alboraya, traçait avec sa faux des raies sur le sol, en regardant du coin de l’œil les gens de Valence qui, autour de la petite table en zinc, buvaient à la régalade et fourraient la main dans l’assiette remplie de boudins marinés.

Tous les jours, il sortait de chez lui avec l’intention de travailler dans les champs, mais tous les jours le diable lui faisait rencontrer quelque ami au cabaret du Ratat, et de rasade en rasade, il s’oubliait là, jusqu’à midi, ou même jusqu’à la tombée de la nuit.

Il se tenait là accroupi, avec la désinvolture d’un vieux client, et il cherchait à lier conversation avec les étrangers, espérant qu’ils l’inviteraient à boire un coup, sans préjudice des autres politesses qu’on se fait entre gens distingués.

A part son peu de goût pour le travail et son amour du cabaret, le vieux n’était pas sans mérite. Ce qu’il savait de choses!... Et quel répertoire de contes! Ce n’était pas pour rien qu’on l’appelait Beseroles:[S] il ne tombait pas un bout de journal entre ses mains, qu’il ne le lût du commencement jusqu’à la fin, en épelant les mots, lettre par lettre.

Les gens éclataient de rire, en écoutant ses histoires, surtout celles où figuraient des aumôniers et des nonnes; et le Ratât, derrière son comptoir, riait aussi, content de voir que ses clients, pour fêter les récits, faisaient souvent ouvrir les robinets.

Un jour, des gens de Valence lui ayant offert à boire, il cherchait à les payer d’un conte, lorsqu’il entendit l’un d’eux parler des moines. Alors il se hâta de dire:

—Ah oui, des malins!... Quel est celui qui les mettra dedans?... Une fois, un moine roula saint Pierre.

Stimulé par les regards curieux des étrangers, il commença son récit.

*
* *

Il y avait un moine des environs, du couvent de «Saint-Michel-des-Rois», le Père Salvador, apprécié de tout le monde pour son esprit, sa gaieté et son air bon enfant.

Moi, je ne l’ai pas connu, mais mon grand-père se rappelait l’avoir vu, lorsque le saint homme allait chez ma bisaïeule, et que, les mains croisées sur le ventre, il attendait son chocolat à la porte de la chaumière. Quel homme! Il pesait plus de cent kilos. Pour lui faire un frac, il fallait toute une pièce d’étoffe. Il visitait chaque jour onze ou douze maisons, et avait dans chacune «ses deux onces» de chocolat. Quand ma bisaïeule lui demandait:

—Que préférez-vous, Père Salvador? De gentils petits œufs aux pommes de terre ou des saucisses de conserve?

Il répondait d’une voix qui ronflait:

—Tout mêlé... Tout mêlé!

Il était beau garçon et toujours pimpant. Partout où il passait, il semblait semer un peu de sa riche santé: témoin les marmots du pays qui tous avaient son teint coloré, sa face de pleine lune et son cou de taureau d’où l’on aurait tiré au moins trois livres de graisse.

Mais dans ce bas-monde, tout est malsain, qu’on crève de faim ou qu’on mange en glouton. Et c’est ainsi qu’un soir, le Père Salvador, qui venait de s’empiffrer pour fêter le baptême d’un certain poupon, qui était tout son portrait, fut pris tout à coup d’une espèce de ronflement qui alarma toute la communauté, et creva comme une outre,—qu’on excuse la comparaison.

Voilà maintenant notre Père Salvador qui s’envole vers le ciel, car, il n’en doutait pas, la place d’un moine était là.

Il arriva devant une grande porte tout en or, décorée de perles, comme celles qui brillent sur les épingles à cheveux de la fille de l’alcade, quand elle préside la fête des vieilles demoiselles.

—Toc, toc, toc!

—Qui va là? demanda de l’intérieur une voix de vieillard.

—Ouvrez, seigneur saint Pierre.

—Qui es-tu?

—Père Salvador, du couvent de Saint-Michel-des-Rois.

Le guichet s’ouvrit, et la tête du bienheureux saint apparut; mais il gronda de colère et ses yeux lancèrent des éclairs à travers ses lunettes, car il faut savoir que le saint Apôtre est myope.

—Effronté! dit le saint, changé en furie. Qu’est-ce que tu viens faire? File vite, fripouille! ta place n’est pas ici.

—Allons, seigneur saint Pierre; ouvrez, il se fait nuit. Vous plaisantez toujours!

—Plaisanter?... Si j’empoigne mes clefs, tu vas en goûter, dévergondé! Est-ce que tu t’imagines que je ne te connais pas, diable à cagoule?

—Je vous en prie, seigneur Pierre... Soyez bon pour moi! Tout pécheur que je suis, vous aurez bien une petite place libre pour moi, ne fût-ce que dans la loge du concierge?

—Au large!... La belle acquisition! Si je te permettais d’entrer, tu engloutirais en un jour notre provision de tartelettes au miel, et tu ferais jeûner les saints et les petits anges. Et puis, nous avons ici je ne sais combien de bienheureuses, qui ne sont pas laides! et ce serait une belle occupation à mon âge, que d’être tout le temps derrière toi, à te surveiller... Va en enfer, ou couche-toi au frais sur un nuage... J’ai dit!

Le saint ferma le guichet d’un air furieux, et le Père Salvador resta dans l’obscurité, en écoutant au loin les guitares et les flûtes des anges qui, ce soir-là, donnaient des sérénades aux saintes les plus jolies.

Les heures passaient, et notre moine songeait déjà à prendre le chemin de l’enfer, espérant qu’il serait mieux reçu là, quand il vit sortir d’entre deux nuages et s’approcher lentement une femme aussi grande, et aussi puissante que lui. Elle cheminait en se balançant et en poussant avec peine son ventre enflé comme un ballon.

C’était une jeune religieuse, morte d’une colique, pour avoir trop mangé de confitures.

—Mon Père, dit-elle doucement au moine avec un tendre regard. Comment n’ouvre-t-on pas à cette heure?

—Attends! Nous allons entrer.

Que de tours cet homme avait dans son sac! En une minute, il en imagina un des meilleurs.

Vous savez que les soldats tués à la guerre sont admis au ciel sans difficulté. Les pauvres garçons y entrent tels qu’ils arrivent, même avec leurs bottes et leurs éperons; leur malheur mérite bien quelque privilège.

—Ramène tes jupes sur ta tête! ordonna le moine.

—Mais, mon père!... répondit la jeune religieuse scandalisée.

—Allons, vite! et ne fais pas la bête! cria le Père Salvador avec autorité. Veux-tu discuter avec un savant comme moi? Que sais-tu sur la manière d’entrer au paradis?

La nonne obéit, toute rouge, et dans l’obscurité quelque chose comme la blancheur d’une lune énorme commença à poindre.

—Maintenant, à quatre pattes! et tiens-toi ferme!

D’un bond, le Père Salvador se mit à califourchon sur les reins de sa compagne.

—Mon père!... c’est que vous êtes lourd! gémit la pauvrette, toute suffoquée.

—Tiens bon, et sautille, hein! Nous allons entrer à l’instant même.

Saint Pierre, occupé à ramasser les clefs pour aller dormir, entendit frapper à la porte.

—Qui va là?

—Un pauvre soldat de cavalerie! répondit une voix triste. Je viens d’être tué dans un combat contre les infidèles, ennemis de Dieu, et j’arrive ici, monté sur mon cheval.

—Passe, pauvre petit, passe! dit le saint, en ouvrant à moitié la porte.

Il vit dans l’ombre le soldat donnant des coups de talon à son coursier, qui ne pouvait se tenir tranquille. Quel animal ombrageux!... Plusieurs fois le vénérable portier essaya de lui toucher la tête. Impossible! la bête faisait des sauts, en présentant toujours la croupe. A la fin, le saint, craignant qu’elle ne lui lâchât une ou deux ruades, la caressa en lui donnant de petites tapes sur ses hanches fines et rebondies.

—Passe, petit soldat! va de l’avant, et tâche de calmer cette bête.

Et, pendant que frère Salvador se faufilait au ciel sur la croupe de la nonne, saint Pierre ferma la porte pour le reste de la nuit, en murmurant avec admiration:

—Bon Dieu, quelle bataille sur la terre! En voilà des coups terribles! Pauvre bidet! on lui a coupé jusqu’à la queue!

LA TOMBE D’ALI BELLUS

C’était, dit le sculpteur Garcia, au temps où, pour gagner mon pain, je m’étais mis à restaurer des statues et à redorer des autels, courant ainsi presque tout l’ancien «royaume de Valence».

J’avais une commande importante: il s’agissait de remettre en état le maître-autel de l’église de Bellus. Une vieille dame s’était engagée à payer ce travail. Je me rendis là avec deux apprentis, qui étaient à peu près de mon âge.

Nous logions chez le curé, un homme incapable de tenir en place. Sa messe à peine terminée, il sellait son mulet pour faire visite à ses confrères des paroisses voisines; ou il empoignait son fusil et, enveloppé d’un long manteau, coiffé d’une calotte de soie, il s’en allait massacrer les oiseaux de la huerta. Tandis qu’il courait le pays, moi et mes deux compagnons, juchés dans l’église, sur les échafaudages du grand autel, œuvre compliquée du dix-septième siècle, nous faisions briller les dorures, et nous rafraîchissions les joues d’une troupe de petits anges, qui, pareils à des gamins, folâtraient dans les feuillages.

Le matin, après la messe, solitude absolue! L’église était une ancienne mosquée aux murs tout blancs. Au-dessus des autels latéraux, les arcades mauresques dessinaient leur courbe gracieuse. Tout l’édifice respirait cette atmosphère de silence et de fraîcheur, qui semble baigner les constructions arabes. Par la grande porte ouverte, nous voyions la place solitaire, inondée de soleil; nous entendions les cris de ceux qui s’appelaient au loin, à travers la campagne, et troublaient ainsi la paix du matin. De temps à autre, les poules, irrévérencieuses, entraient dans l’église; elles se promenaient devant les autels, en se dandinant avec gravité, et finissaient par fuir épouvantées de nos chants. Il faut dire que, familiarisés avec le milieu, nous nous trouvions sur l’échafaudage comme dans un atelier. Ce monde de saints, de vierges, d’anges immobiles, couverts de poussière par les siècles, je lui faisais hommage de toutes les chansons que j’avais apprises au théâtre quand je fréquentais le paradis. A peine leur avais-je chanté ô Céleste Aïda, que je reprenais les voluptueuses roulades de Faust dans le jardin.

Aussi étais-je fort agacé, l’après-midi, de voir l’église envahie par quelques femmes du village, commères effrontées et questionneuses, qui suivaient le travail de mes mains, avec une attention importune, et même osaient me critiquer si je ne faisais pas assez briller le feuillage d’or, et si j’épargnais le vermillon sur la joue d’un petit ange. La plus hardie,—et la plus riche, à en juger par ses airs de supériorité,—montait parfois sur l’échafaudage, sans doute pour me faire apprécier de plus près sa rustique majesté; elle restait là, et je ne pouvais bouger sans buter contre elle.

L’église était pavée de grandes briques rouges. Au centre, dans un cadre de pierre, était enclavée une dalle énorme, avec un anneau de fer. Un après-midi, je me demandais ce qu’il pouvait y avoir là-dessous. Accroupi sur la dalle, je râclais, avec un outil de fer, la poussière durcie des joints, lorsque cette matrone, Mᵐᵉ Pascuala, entra dans l’église. Elle parut fort étonnée de me voir ainsi occupé.

Elle passa toute la soirée à mes côtés, sur l’échafaudage, sans faire cas de ses compagnes, qui bavardaient à nos pieds. Elle me regardait fixement, n’osant dire ce qui lui brûlait les lèvres. Enfin elle n’y tint plus. Elle voulait savoir ce que je faisais tout à l’heure sur cette dalle, que personne au village, même parmi les plus vieux, n’avait jamais vue levée. Mes paroles évasives avivèrent encore sa curiosité. Pour me moquer d’elle, je me livrai à un jeu d’enfant. Je m’arrangeai pour que, tous les après-midi, à son entrée, elle me trouvât en contemplation devant la dalle, ou occupé à en nettoyer les joints.

La restauration terminée, nous démontâmes l’échafaudage. L’autel brillait du plus vif éclat. Tandis que j’y jetais le dernier coup d’œil, la curieuse commère tenta encore une fois de me tirer mon secret.

—Dites-le-moi, peintre! suppliait-elle. Nul n’en saura rien.

Le peintre (c’était ainsi qu’on m’appelait) était alors un jeune homme jovial, et il devait partit le jour même: il trouva fort à propos d’ahurir l’impertinente par une légende absurde.

Je lui fis promettre, je ne sais combien de fois, très solennellement, de ne rien répéter à personne; puis, je lui servis autant de mensonges que m’en suggéra mon imagination de grand amateur de romans.

J’avais levé la dalle par des moyens magiques, que je ne révélais point, et j’avais vu des choses extraordinaires. D’abord un escalier profond, interminable, puis un labyrinthe de galeries étroites; enfin une lampe, qui brûlait, sans doute, depuis des centaines d’années, et, couché sur un lit de marbre, un homme très grand, les yeux fermés, avec une barbe descendant jusqu’au ventre, une énorme épée sur la poitrine, et sur la tête, un turban, avec un croissant.

Ce doit être un Maure, interrompit la commère avec suffisance.

Oui, un Maure. La belle malice que de le deviner! Il était enveloppé d’un manteau, brillant comme de l’or. A ses pieds, une inscription en lettres indéchiffrables que le curé lui-même ne comprendrait point. Mais, comme j’étais peintre, et que les peintres savent tout, je l’avais lue facilement. Elle disait... elle disait... ah! oui, elle disait: «Ci-gît Ali Bellus; sa femme Sarah et son fils Macael lui dédient ce dernier souvenir.»

Un mois après, j’appris à Valence ce qui était arrivé aussitôt après mon départ. Le soir même, Mᵐᵉ Pascuala jugeant qu’elle avait été assez héroïque, en gardant le secret pendant quelques heures, avait tout dit à son mari, qui l’avait répété le lendemain au cabaret. Stupéfaction générale! Passer toute sa vie dans le village, entrer chaque dimanche à l’église, et ne pas savoir qu’on a sous les pieds l’homme à la grande barbe, le mari de Sarah, le père de Macael, le Ali Bellus, incontestablement le fondateur du village!... Et tout cela, un étranger l’avait vu, sans autre peine que de se rendre là! et eux, point!... Tonnerre!...

Le dimanche suivant, dès que le curé sortit du village, pour aller dîner chez un confrère du voisinage, une bonne partie de la population courut à l’église. Le mari de dame Pascuala bâtonna le sacristain pour lui enlever les clefs. Tous, même l’alcade et son secrétaire, entrèrent avec des pics, des leviers et des cordes... Ce qu’ils suèrent!... Depuis deux siècles au moins, la fameuse dalle n’avait pas été levée! Les garçons les plus robustes, leurs biceps à l’air, le cou gonflé par l’effort, s’acharnaient vainement à la remuer.

Hardi! Hardi! criait Pascuala, improvisée capitaine de cette troupe de rustres.—Le Maure est là-dessous!...

Animés par elle, ils redoublaient d’effort, si bien qu’après avoir pendant une heure grogné, juré et sué à grosses gouttes, ils arrachèrent, outre la dalle, le cadre de pierre, et firent sauter encore une grande partie du pavé. On eût dit que l’église s’écroulait. Mais ils se souciaient bien du dégât! Ils n’avaient d’yeux que pour le sombre abîme qui venait de s’ouvrir à leurs pieds.

Les plus vaillants se grattaient la tête avec une visible hésitation.

Enfin l’un d’eux, plus hardi, se fit attacher une corde à la ceinture et se laissa glisser, en murmurant un Credo. Le voyage ne fut pas fatiguant: sa tête était encore visible que ses pieds touchaient déjà le fond.

—Qu’est-ce que tu vois? demandaient anxieusement ceux qui étaient au-dessus de lui.

Il s’agitait dans cette obscurité, et ne se heurtait qu’à des tas de paille, débris de vieilles nattes, jetées là depuis des années qui, pourries par les infiltrations du sol, dégageaient une odeur insupportable.

Cherche, cherche! criaient les paysans dont les têtes formaient autour de la sombre ouverture un cadre gesticulant. Mais l’explorateur n’attrapait que des bosses, car à chaque pas, il se cognait le front contre les murs. D’autres gars descendirent, lui reprochant sa maladresse, mais ils durent à la fin se convaincre que ce puits n’avait aucune issue.

Tous se retirèrent, penauds, sifflés par les gamins, qui étaient vexés d’avoir été tenus hors de l’église, et par les femmes, qui criaient toutes à la fois, heureuses de rabattre le caquet de dame Pascuala.

—Comment va Ali Bellus, lui demandait-on.—Et son fils, Macael?

Pour comble de malheur, quand le curé vit dans quel état on avait mis le pavé et fut au courant des faits, il entra en fureur. Il voulait excommunier pour sacrilège tout le village, et fermer l’église. Pour le calmer, les auteurs de l’exhumation, atterrés, durent promettre de faire exécuter à leurs frais un pavement plus beau.

—Et vous n’êtes jamais retourné là-bas?

—Je m’en garderai bien. Plus d’une fois j’ai rencontré à Valence quelques-uns de mes mystifiés. En causant avec moi, ils riaient de l’aventure, la trouvaient fort drôle, et (Oh! vanité humaine!) assuraient qu’ils étaient de ceux, qui, soupçonnant la malice, étaient restés à la porté de l’église. Ils finissaient toujours par m’inviter à retourner là-bas m’amuser un jour avec eux... histoire de faire un bon repas!... Au diable! Je connais mes gens. Ils m’invitent avec un sourire angélique, mais instinctivement ils clignent de l’œil gauche, comme s’ils mettaient déjà leur fusil en joue.

TABLE DES MATIÈRES

 Pages.
Préfacev
Le second mariage du père Sento9
Dimoni37
Coup double49
Le parasite du train59
Un fonctionnaire71
Le mannequin87
Devant la gueule du four97
La barque abandonnée109
La condamnée123
Un homme à la mer135
La rage143
La fille de la sorcière161
Une trouvaille175
Un gentilhomme185
Le dernier lion de Valence197
Le banquet du bandit209
Perdu en mer219
Le crapaud235
Le mur247
Printemps triste255
A la porte du ciel267
La tombe d’Ali Bellus275

E. GREVIN—IMPRIMERIE DE LAGNY

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