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Contes Fantastiques et Contes Littéraires

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The Project Gutenberg eBook of Contes Fantastiques et Contes Littéraires

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Title: Contes Fantastiques et Contes Littéraires

Author: Jules Gabriel Janin

Release date: October 24, 2011 [eBook #37836]

Language: French

Credits: Produced by Hélène de Mink and the Online Distributed
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*** START OF THE PROJECT GUTENBERG EBOOK CONTES FANTASTIQUES ET CONTES LITTÉRAIRES ***

Note sur la transcription: Les erreurs clairement introduites par le typographe ont été corrigées. L'orthographe d'origine a été conservée et n'a pas été harmonisée. Les numéros des pages blanches n'ont pas été repris.

CONTES
FANTASTIQUES
ET
CONTES LITTÉRAIRES


TYPOGRAPHIE ERNEST MEYER, RUE DE VERNEUIL, 22.

CONTES
FANTASTIQUES
ET
CONTES LITTÉRAIRES

PAR

JULES JANIN

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PARIS
MICHEL LÉVY FRÈRES, LIBRAIRES ÉDITEURS
RUE VIVIENNE, 2 BIS, ET BOULEVARD DES ITALIENS, 15
A LA LIBRAIRIE NOUVELLE


1863

Tous droits réservés

PRÉFACE

Ce petit tome in-18 représente, en sa modeste apparence, une suite de méchants petits écrits et récits en quatre tomes in-12, qui se publiaient, çà et là, dans les Revues des environs de 1830.

Je ne crois pas que l'ignorance et l'inexpérience en toutes choses aient jamais produit une suite plus téméraire d'essais plus enfantins. A peine, avec beaucoup d'indulgence et d'attention, les lecteurs de 1862 trouveront-ils, en espérance, dans ces pages fugitives, l'écrivain qui devait écrire un jour les Gaietés champêtres, la Religieuse de Toulouse et la Fin du neveu de Rameau.

Non pas que ces trois derniers livres soient tout à fait de bonnes œuvres, au moins on y trouve une certaine habileté, un certain art.

Si l'auteur avait été le maître, il eût supprimé de sa vie et de ses œuvres au moins les contes que voici. Mais le moyen d'ôter une page?... et surtout quand cette page est peut-être un obstacle au renom de l'écrivain?

Toutefois, l'auteur se console en songeant que s'il eût volontiers retranché plus d'un conte, il n'a rien à modifier dans les opinions, la constance et la fidélité de toute sa vie!

En tout ce qui touche aux sentiments de son âme, aux passions de son cœur... il est le même! Ami des anciennes chansons, négligent des cantiques du lendemain.

Passy, 1er janvier 1863.

AVANT-PROPOS

DE LA PREMIÈRE ÉDITION—MAI 1832.

Je demande au lecteur qu'il me pardonne un titre ambitieux: Contes fantastiques. Le seul titre un peu véridique à ces compositions, trop hâtées, serait celui-ci: Historiettes, ou bien cet autre: Contes, tout simplement. Mais dans ce nébuleux royaume littéraire, on ne dit pas toujours ce que l'on voudrait dire, et les circonstances vous mènent loin. La mode surtout, souveraine maîtresse des chefs-d'œuvre d'un jour, impose à ses poursuivants de très-rudes conditions, en échange d'un sourire que souvent elle ne donne pas.

Contes fantastiques! Mon titre est un leurre. Il y a bien peu même de fantaisie en toutes ces pages, et vous n'y trouverez aucune des précieuses qualités de maître Hoffmann, qui nous a révélé une poésie inconnue. Poésie du foyer domestique, et poésie de célibataire en même temps; poésie de l'homme heureux qui n'a rien à faire, de l'homme passionné sans passions; poésie du buveur qui ne s'enivre pas, de l'homme qui dort tout éveillé; poésie d'amateur de tabac de toutes sortes et qui fume dans toutes les postures: capricieuse et folle, souple, élégante, facile à vivre, plus souvent échevelée que parée avec soin, montrant son sein et sa jambe à qui veut les voir, et cependant toujours chaste et modeste. La poésie fantastique est une très-belle et très-aimable fille qui aime les joies et les libertés du cabaret, qui se plaît à l'ombre du joyeux bouchon, qui recherche de préférence tous les plaisirs à bon marché. Oh! quand nous l'avons vue, en sa négligence, venir à nous du fond de l'Allemagne, comme nous avons été surpris et charmés! Quelle différence entre la poésie fantastique et toutes les autres poésies.

C'était beau, la grande poésie! et, comme la marraine de Chérubin, elle était bien imposante. Mais, à côté de la grande poésie, la petite poésie n'est pas sans charmes; après le poëme épique, plaisir des dieux, le conte est une volupté à la portée des simples mortels. Chérubin, l'aimable enfant, a peur de sa marraine: il embrasse Suzon, et quand Suzon fait la rebelle, il court à Fanchette, avec laquelle il ose tout oser. Hoffmann, c'est la Fanchette du monde poétique; Hoffmann, c'est le conte après le poëme, après le drame; Hoffmann, c'est la petite poésie aux pieds légers qui vient après la grande, en suivant son sillon lumineux.

Avec cette différence toutefois, que le conte se manifeste dans un arc-en-ciel plus modeste: la grande poésie descendait du Parnasse jusqu'à nous, la petite, au contraire, s'élève à nous de l'hôtellerie voisine, où elle se loge de préférence. La poésie homérique se manifestait au milieu du tonnerre et des éclairs, sur le mont Sinaï, sur l'Hélicon; la chanson des bonnes gens arrive au bruit du bouchon qui saute, et si elle s'entoure assez souvent d'un nuage, c'est d'un nuage de tabac; innocente fumée, elle est féconde en rêves, en fantaisie, en contes, en rêves charmants.

Les Mille et une Nuits ne sont-elles pas les contes fantastiques de l'Orient? Dans les Mille et une Nuits, dans les Contes d'Hoffmann, si vous rencontrez des rois et des princes, le grand rôle est joué par le menu peuple; déjà le marchand, l'esclave, le muet, le calender borgne ou non, tout le peuple de l'Orient, dans ses fonctions les plus modestes, se montre et nous sourit. Venez à moi, disait la fée aux pauvres d'esprit; mais pendant que l'Orient nous donnait l'exemple d'un conte bourgeois et poétique en même temps, les nations du Nord n'avaient de contes pour personne; elles avaient des poëmes et des histoires pour quelques-uns, les plus grands et les plus forts; et quand enfin, du grand poëme, nous fûmes descendus, ou, si vous aimez mieux, nous nous fûmes élevés au récit des petits faits de la société bourgeoise, eh bien, il y avait une fois un roi, le roi Louis XI, et une reine, la reine de Navarre, qui firent des contes pour se bien divertir; ils semblaient dire aux lecteurs: Que cela vous plaise ou non, qu'importe?—A mon plaisir!

Je ne veux pas ici faire l'histoire du conte en France; ce serait une longue et laborieuse histoire, qui me coûterait beaucoup plus de travail qu'elle ne vous apporterait de profit; d'ailleurs, le temps n'est plus à la dissertation, et je doute que même l'Essai sur les éloges, par Thomas, eût un grand succès aujourd'hui. Mon but est de définir assez bien le conte fantastique, pour prouver, malgré le titre de mon livre, que je n'ai jamais eu le droit ni la volonté de viser au fantastique. Je n'ai de fantastique, en mes contes, que le hasard avec lequel ils ont été faits, sans plan, sans choix, sans but; et je ne pense pas que ce mot, au hasard, soit une excuse suffisante pour que vous me permettiez ce titre ambitieux: Contes fantastiques.

Mais, je vous le répète, cette faute n'est pas la mienne, c'est la faute des circonstances, la faute de la mode, et votre faute à vous-mêmes, qui voulez du fantastique à tout prix et de toutes mains, comme s'il était donné au premier venu d'être un poëte en plein cabaret, de dessiner des chefs-d'œuvre au charbon sur la muraille, d'aimer la bière et la rêverie sur un grand fauteuil de chêne; de connaître les secrets intimes du violon et de l'archet; comme s'il était donné au petit monsieur que je vous présente ici de s'appeler Hoffmann?

A ce sujet, j'ai eu bien des disputes avec vous, mon cher Roland. Je me rappelle surtout certaine nuit d'hiver que nous avons passée à la lueur bicolore des bougies et du punch. Roland, ce soir-là, m'a dit tout ce qu'il pouvait me dire pour m'empêcher de tomber dans cette erreur d'un esprit maladroit qui s'égare à plaisir, et qui va, sans savoir où.

Ce soir-là, par grand hasard, nous étions deux, lui et moi, nous qui ne faisons qu'un d'ordinaire: et nous disputions à outrance, heureux, lui, de me voir en dispute et me tenant la bride haut la main: il n'y a rien de plus redoutable que les chevaux pacifiques lorsqu'ils se mettent à mordre et à ruer.

Notre sujet de dissertation était d'un grand intérêt. La nuit était bonne, le feu était vif, et nous pensions cette fois à livre ouvert!

Jugez du chemin que nous avions fait en quelques heures! En cheminant sur l'imagination, le coursier à tous crins, nous étions venus d'Homère à Hoffmann; du poëme en vers au conte en prose; de l'Olympe athénien au cabaret allemand. Nous étions arrivés, sans savoir comment, sur les bords de ce fleuve Léthé qu'on appelle le fantastique. Et là nous écoutions, bouche béante, pour voir venir de ce trou obscur quelque clarté, quelque explication naturelle à ce plaisir hors nature que nous cause Hoffmann.

Nous avions tant de temps à perdre,—à cet âge heureux, on n'a rien à faire!—que nous commençâmes par nous demander, comme des faiseurs de rhétorique:—Y a-t-il un fantastique?—Et qu'est-ce que le fantastique? Cela dura longtemps; une fois dans les divisions et les subdivisions aristotéliques, on ne s'arrête plus. Puis encore ces autres questions: Notre siècle a-t-il découvert une nouvelle espèce de poésie, un genre de drame inconnu, une Atlantide reculée dans le domaine de la poésie, île perdue... retrouvée par Hoffmann; île dangereuse sur laquelle existe encore le limon de la création? Répondez à ma question, disait Roland, répondez; puisqu'il y a un fantastique, à votre sens, où est-il, que fait-il, et d'où vient-il?

Disant ces mots, Roland se promenait de long en large, aussi fier et aussi heureux que s'il eût écrit les chœurs du premier Faust.

Moi qui le connais et qui sais très-bien qu'il ne tient pas plus à ses questions qu'il ne tient à mes réponses, je pris les pincettes et me mis à tisonner le feu en fredonnant l'air de la Grande Pinte, composé dans ma petite ville natale, et composé par vous, mon très-féal et très-savant patron, Jean Paul, que Dieu protége et repose dans le ciel étoilé des Mille et une Nuits!

Quand le tison s'agite et s'échappe en étincelles joyeuses, on dirait de jeunes âmes qui s'envolent du purgatoire débarrassées de toutes souillures.—Vois-tu ces âmes, Roland, ces âmes qui s'en vont là-haut en poussant un petit cri? Crois-tu donc qu'Homère les a vues, lui ce grand aveugle qui a tout vu? Non. Homère n'a pas vu voler l'étincelle du foyer domestique; il ne l'aurait pas vue même quand il aurait eu un foyer domestique. Il a vu le ciel, il a vu les grands astres, il a vu le soleil athénien! Il s'est abîmé dans les immenses clartés: il était placé plus haut encore que le Tasse quand il découvrit la Jérusalem du haut de la montagne. Volcans, forêts, ruisseaux, fontaines, vaste mer, et des hommes de dix coudées! Il a contemplé l'Apollon qui a fini par ressembler à Louis XIV. Tout fut grand et sublime; Homère avait jeté à profusion dans la poésie des dieux visibles dont le sang coulait, des déesses visibles qui changeaient les montagnes en élégants boudoirs, et faisaient des nuages un voile à leurs transports d'amour. Heureux les poëtes venus les premiers, Roland! le monde appartenait à ces âmes violentes. Ils tenaient la Grèce; ils remplissaient la maison d'Atrée. La comédie attaquait Socrate. Aujourd'hui ce monde est épuisé, Socrate est mort. Tout est connu. Les mystères d'Éleusis sont un jouet d'enfant. On achète les momies de l'Égypte à très-bon compte. Le sphinx et le zodiaque de Denderah ont chanté des couplets de vaudeville; il n'y a pas une étoile au ciel qui n'ait son nom et son histoire. Et quant aux hommes, aussi nombreux que les étoiles, ils rentrent et sortent dans leurs cercles à certains jours; ils ne savent plus ce que c'est que les migrations. Les fables, les combats acharnés, les jeux funèbres, les guerres entreprises pour le sourire d'une belle femme, les vieillards se levant au passage d'Hélène, tout cela leur paraît ridicule, outré; ils rient de pitié quand on leur parle d'un siége qui a duré dix ans.

Roland, qui jouait avec mon lévrier, retourna vers moi son visage d'une imposante gravité:

—C'est vrai, fit-il; celui qui est venu dans les temps primitifs fût un être heureux. Je suis bien sûr que le lévrier de Darius adoptant Alexandre, la veille de la bataille d'Arbelles, était plus beau et plus intelligent que le tien. Les belles femmes! les grands poëtes! Oui; mais à t'entendre, on dirait que c'est le monde qui manque à la poésie, et non pas la poésie qui manque au monde, et c'est mal fait de châtier le temps présent sur le dos du temps passé.

—Non, lui dis-je, ce n'est pas le poëte qui manque au monde. Tant qu'il reste un brin d'herbe ici-bas, une étoile là-haut, une femme sous nos yeux, il y aura des poëtes; tant que nous aurons la prière au fond de notre cœur, il y aura des poëtes. Mais en poésie aujourd'hui, comme en politique, chacun chez soi, chacun pour soi! Et le poëte a caché sa poésie, il retient sa voix, parce qu'il a peur de ne plus trouver d'écho.

—Cela est fâcheux, dit Roland; si la poésie allait nous manquer, par quoi la remplacer, nous autres qui sommes jeunes? Cela est fâcheux; si le respect humain se met parmi les poëtes, c'en est fait des poëtes. Le respect humain a tout flétri parmi nous, il a flétri le mariage, il a flétri l'amour, il a flétri la croyance, il a flétri le pouvoir; le respect humain s'est glissé partout, sous toutes les formes; il s'est appelé comédie et satire, tragédie, encyclopédie, cours de littérature: il a fini par être un journal. Mais que la poésie soit une chose ridicule, nous sommes perdus, toi et moi, et tous les autres qui ne se sont pas donnés, corps, âme et biens, avenir, présent et passé, à l'avarice, à l'ambition.

—Tu vois bien, dis-je à Roland, qu'en ceci encore tu as tort de demander ce que c'est que le fantastique? C'est la seule poésie aujourd'hui que les poëtes osent faire et puissent faire; il faut la respecter, la recevoir à bras ouverts, et ne pas demander insolemment où est-elle? ami Roland, comme tu ferais de quelque maîtresse à tes ordres. Cette étrange poésie est aussi fière que la grande poésie: elle a ses caprices, ses bouderies, ses colères, ses moments de fatigue. Elle est une maîtresse impérieuse et difficile; elle va jeter son bonnet au vent qui l'emporte; il suffit de lui déplaire, et elle se passera de toi, de moi et des autres, comme tu dis.

En même temps, je remplis son verre et le mien, nos deux verres se donnèrent l'accolade, et nous restâmes les bras croisés, la pensée en l'air, le cœur tranquille, heureux comme deux amis, et savourant par tous les sens la paix et le silence de la nuit.

L'instant d'après, Roland reprit la parole:

—Et pourquoi, diable, me dit-il, les poëtes ne peuvent-ils faire aujourd'hui que du fantastique? réponds-moi.

Quand il me fit cette question, j'étais en train de lire les adieux d'Andromaque et d'Hector; j'essuyai une larme, et je lui dis avec le plus grand calme:

—Les poëtes n'en peuvent plus, les grandes actions leur manquent, les grands malheurs sont épuisés, les grands hommes sont morts pour la poésie, ou, pour ainsi dire, les malheurs modernes sont de si grands malheurs, les grandes actions de nos jours sont de si grandes actions, et les grands hommes contemporains sont de si grands hommes, que la poésie, en s'élevant de toutes ses forces, ne saura jamais se mettre au niveau de toutes ces grandeurs. Regarde autour de toi, Roland; que veux-tu que fasse l'ode avec la bataille de Waterloo? que veux-tu que fasse la tragédie avec Bonaparte? et quelle plus touchante élégie, un roi de France abandonnant ce beau royaume. Nos dulcia linquimus arva? Remonte plus haut, entre, sans peur, dans 93, et place-toi dans le tombereau où s'est assise la reine de France, où toute l'aristocratie est montée. Imagine, invente un roman à côté de cette histoire! Tu comprends bien qu'on aurait beau être trois fois poëte, on ne saurait ajouter une pitié, une épouvante, à ce drame tout construit, tout joué, tout parlé, sanglant avec son propre sang! Qu'a-t-il besoin des paroles, des passions et du sang des poëtes? A ce compte, l'ode, la tragédie, le drame, le roman et le poëme épique existant par eux-mêmes, sont également défendus aux poëtes d'aujourd'hui.

Il se mit au piano en fredonnant un air de Dalayrac, tout empreint de la mélodie amoureuse du XVIIIe siècle; bientôt il le chanta avec éclat, puis il le murmura tout bas et en riant; il changeait, il ralentissait, il pressait la mesure à volonté; puis s'arrêtant:

—Si les poëtes ne sont pas dignes de l'ode, que ne font-ils des églogues et du Dalayrac? me dit-il. Il me semble que le temps serait bien choisi; Virgile s'est servi de l'allusion politique sous Auguste. A celui qui ferait l'églogue aujourd'hui, l'allusion politique ne manquerait pas, ce me semble, avec ce danger que les bergers n'y comprendraient pas grand'chose. Virgile a fait ses dix églogues après les guerres civiles. S'il ne faut que du sang, et des ruines, et des exils, pour que les bergers se puissent livrer à leurs combats sur la flûte, à l'ombre du hêtre, il me semble que nous n'avons rien à désirer de nos jours. Quant à l'ode, si l'ode à la Pindare est défendue faute de guerriers et de vainqueurs aux jeux olympiques, de quel droit ne ferait-on pas la petite ode à la façon Horace: «O navis referent in mare,» etc.? Et quelle belle ode au vaisseau de Cherbourg! En même temps il se mit à siffler l'air: O ma tendre musette, et j'attendis patiemment qu'il eût fini.

Quand il eut fini, je lui dis:

—Ne vois-tu donc pas que l'idylle qui n'a jamais été très-fêtée parmi nous, et que M. de Segrais et les autres ont ravalée aux derniers rangs des compositions burlesques, serait aujourd'hui la plus étrange mystification? Va donc chanter les bergers et les bois, et la puissance des grands bœufs, sous le règne des machines à vapeur et des chemins de fer, des marmites autoclaves et des cannes à fauteuil? Depuis l'antiquité, la nature physique n'a pas été moins dérangée que la nature morale. Les bergers de Théocrite ont été dégradés à l'Opéra, qui les a rendus désormais impossibles. Les bergers de Théocrite étaient au moins vraisemblables; mais les bergers de l'Opéra, en rubans roses, sont le désespoir de toute poésie. Hélas! la machine a tout remplacé. Enfin il n'y a plus d'orage à craindre avec le paratonnerre, plus d'inondations, plus de sécheresses avec les canaux, plus de mauvais vin avec le Manuel du Vigneron: tous les dangers ont cessé pour le berger; les loups et les couleuvres de Virgile, autant de fables, aussi bien que Ménalque et Tityre. Avec les révolutions qui se sont opérées de huit jours en huit jours, quel est le poëte, je te prie, qui ne serait pas forcé d'effacer son ode de la veille, avant de commencer l'ode du lendemain?

Roland, qui se sentait battu, prit un air d'ironie et de victoire:

—En ce cas, me dit-il, si cette impossibilité de faire est démontrée, pourquoi m'as-tu dit que les poëtes, non-seulement ne pouvaient pas, mais encore qu'ils ne voulaient pas faire de la grande poésie? Au moins voudrait-on savoir, si par hasard un grand poëte se rencontrait encore, pourquoi donc il n'oserait pas?

—C'est, lui dis-je, qu'il ne faut pas croire que le vrai poëte soit assez insensé pour se livrer à toute sa fougue aux yeux des hommes de sang-froid; il ne faut pas croire qu'il marche seul dans les sentiers difficiles, pendant que les autres suivent les chemins battus.—Crois-moi, jamais les poëtes ne se sont plaint, tout de bon, de leur misère; leur misère était une fiction qu'ils inventaient pour se faire pardonner leur supériorité sur les autres hommes; jamais, non jamais, quoi qu'ils en aient dit, et quoi qu'en ait dit le monde, les poëtes n'ont été sans puissance et sans fortune: il est impossible, et, vois-tu, je crois en ceci comme je crois en Dieu, il est impossible que Homère ait été le mendiant qu'on nous montre avec un bâton et une besace; j'en atteste hardiment les sept villes qui se sont disputé la gloire de lui avoir donné le jour.

»Aristophane fut, de son temps, le roi de l'opinion; le premier il commença cette grande croisade contre les religions nouvelles qui ont passé de Socrate à Jésus-Christ, de Jésus-Christ à Luther, de Luther à Saint-Simon, et qui finissent chez nous par des procès en police correctionnelle et vingt francs d'amende, parce que tout se termine chez nous d'une façon ridicule. Cherche dans l'histoire! tu verras toujours le grand poëte à côté du grand homme d'État, comme son corollaire inévitable. Corneille est près de Richelieu, Milton près de Cromwell, Racine se place entre Louis XIV et ses amours, Bossuet domine le XVIIe siècle, Mirabeau le XVIIIe; et Voltaire, entre ces deux siècles, placé là comme un lien nécessaire, est à la fois le maître absolu de ceci et de cela. Et tu me demandes pourquoi un poëte n'oserait pas être poëte aujourd'hui...? Le moyen d'oser, quand personne autour de nous n'ose être un grand homme? Pour chanter à l'air libre et pur, il faut se savoir soutenu par les regards de la foule attentive: elle a trop vu de choses pour en entendre; elle a composé de trop merveilleux poëmes pour être attentive à d'autres poëmes que les siens. C'est la foule aujourd'hui qui dit à la Muse: chantons!

Roland me dit d'un air piqué:

—Tu es diablement éloquent aujourd'hui, ne pourrais-tu pas me parler avec moins d'emphase? A vrai dire, je te comprendrais beaucoup mieux si tu étais un moins grand orateur.

—Roland, lui dis-je, il faut me pardonner ma grande éloquence, au moins tant qu'il s'agira de la grande poésie; en effet toutes les espèces d'emphases se tiennent par la main, ce sont des sœurs de la même taille, et qui vont au même pas, en prose, en vers.

—En ce cas, dit Roland, revenons à notre point de départ, au petit pas: dis-moi très-simplement, puisque tu es si convaincu qu'on ne fera plus drame, ode, poëme, idylle, aucune espèce de grande poésie, à quoi serviront les poëtes de l'avenir, et ce qu'il nous est permis encore d'en espérer?

—Je te dirai très-simplement, mon ami Roland, que les poëtes s'étant réfugiés des grandes passions dans les petites, mettront leur art au niveau de leur vocation nouvelle, et feront de très-petites choses, comme autrefois ils faisaient, en se jouant, de très-grands poëmes; en un mot, et c'est là où j'en voulais venir, (c'est là où j'en suis venu par le plus long chemin), nous sommes tombés du poëme au conte et du conte au réalisme, à savoir le conte sans poésie, et voilà que nous nous élevons jusqu'au fantastique, id est, au conte avec poésie. En vain tu nieras ces différences, tu ne te démontrerais jamais à toi-même, qu'un conte graveleux de Boccace ou des Cent Nouvelles nouvelles soit de la même famille qu'un conte d'Hoffmann. Non, certes. Ces récits de maris dupés et ridicules, de femmes adultères et rapaces, de servantes déshonnêtes, de valets imbéciles et de grands séducteurs; non, tout ce vice à l'usage de Maître Gonin et de madame Pampinée, auquel s'est ajouté le génie enchanteur de La Fontaine, n'est pas de la même famille que le conte d'Hoffmann. Le conte d'Hoffmann ne s'accommode ni des amours frivoles et indécentes, ni des séductions poussées à bout, ni de la moquerie galante de ces héros de ruelle endimanchés de coquelicots. Il est trop sage et trop sensé, le conte d'Hoffmann! il rougirait des détails orduriers. Il consent bien (c'est même une de ses joies) à étudier, reproduire en ses naïfs récits les détails les plus vulgaires... il s'arrête à l'alcôve: il n'ira pas plus loin. C'est une chose étrange; elle est vraie: nos contes de boudoir et de palais florentins feraient rougir la muse d'Hoffmann, une muse de cabaret! C'est une chose étrange à voir autour d'Hoffmann le buveur, ces idéales figures, ces idéales passions, ce frais paysage, et ce beau monde en déshabillé galant du clair de lune et du matin:

Lorsque n'étant plus nuit, il n'est pas encor jour!

»Oh! le sublime ivrogne! Il n'est jamais assez ivre pour porter un regard indiscret sur les fantômes de sa création: en plein cabaret, quand les jolies filles, enfant de son cerveau, viennent s'asseoir à sa table, et qu'il les voit les bras nus, les cheveux flottants, dans la joie et le sourire de leurs seize ans, il respecte ces printanières, comme tu respecterais les deux sœurs. Pourvu qu'elles lui permettent de boire encore et de fumer toujours, il va leur parler si respectueux et si tendre! Il leur dira les amours des cieux et des histoires du troisième ciel, où fut saint Paul; il sera charmant avec elles, simple et rustique Hoffmann! Restez donc près de lui, chastes pensées de son âme, adorables filles de son imagination toujours jeune! restez près de lui, c'est un poëte qui ne pense guère au monde extérieur; il rêve; il se rend compte à lui tout seul de ses ravissantes histoires de terreur, de pitié, d'infortune et d'amour!

—Je commence à comprendre, reprit Roland... le poëte fantastique est un égoïste..., il se plonge à plaisir dans les plus beaux rêves, il méprise également le blâme et les louanges du monde. En ce cas, Dieu me préserve de ces hommes sans cœur, qui ne pensent qu'à leur propre ennui, sans songer à soulager l'ennui des peuples qui ont tout vu, tout épuisé!

—Le poëte fantastique, Roland, est un sage; il parle à voix basse, et ne veut déranger personne! «Et qui m'aime, me suive.»

—Ajoute à ta définition, dit Roland: Le poëte fantastique est nécessairement un ivrogne.

—Et moi je dis: Le poëte fantastique est un grand artiste; et voilà sa force et voilà son inspiration! Il est le mage, il est la fée; il n'a pas besoin d'endormir le sultan tous les soirs, pour que Chérésade se réveille et lui dise: Encore une histoire, ma sœur! Il est naïf, il est croyant, il est chaste. Autrefois la reine de Navarre exposait son imagination toute nue aux regards des passants... Hoffmann habille et drape son récit avec cette innocence d'un père de famille qui veut bien marier son enfant, mais non le prostituer. L'art a fait ce grand changement dans le conte, il a opéré cette importante révolution, mettant le conte aux mains de la mère de famille, aux mains de ses enfants, sans que les enfants ou la mère aient à rougir. Ce sont là des bienfaits positifs, une supériorité incontestable. Écoutez Hoffmann: au milieu de son récit il s'arrête, il prélude, il chante, il agit comme Kreyssler, s'abandonnant à toute harmonie. Il va d'un fantôme à l'autre, croyant celui-ci, adorant celui-là. Pourtant voilà l'homme auquel tu reprocherais quelques instants de repos dans une amicale hôtellerie? Et tu soutiendrais que ce soit à l'aide d'un vice innocent qu'Hoffmann est devenu un si grand conteur? Aurais-tu plus de confiance dans un pot à bière, que dans l'archet d'Hoffmann?

—Ouf! réveille les grands mots, dit Roland. Accuser un homme d'ivrognerie et l'affubler d'un si petit vice, au milieu de tant de vices purement humains, est-ce donc le maltraiter si fort? En reconnaissant les faiblesses de ton joyeux conteur, j'ai reconnu une des causes de sa puissance, le hasard, qui est le fond de ses contes. Artiste! est un bien gros mot, pour l'explication d'un conte futile, et comment nous persuader que cet homme est devenu un grand musicien, un grand dessinateur, pour se raconter quelques vieux contes ou de vieilles histoires sans façon, sans apprêts, sans étude et sans art même? As-tu jamais entendu raconter l'amour d'un jeune Italien pour la naïade du château de Versailles? Oui dà! l'histoire est belle! et je te la raconterai à la première occasion... Bonjour!

—Roland, lui dis-je, il y a longtemps que tu ne m'as rien raconté; Roland, raconte-moi l'histoire de la naïade de Versailles, le veux-tu?

—Je le veux bien, dit Roland, mais à une condition... je te la dirai quand j'aurai fini mon conte; cependant, jure-moi que tu exécuteras fidèlement notre traité.

—Quelle que soit ta condition, Roland, je l'accepte, et dis-moi ton histoire.

Alors Roland commença:

—Il y avait à Versailles, l'ancien palais de Versailles, dans la rotonde, sous l'un de ces mille jets d'eau, amusement d'un jour pour le grand roi, une belle et élégante statue de naïade, aux formes si délicates, avec tant d'innocence au sourire, à la lèvre, que le satrape appelé Louis XV la voulait chasser de ses jardins. Cette statue, entourée de blocs informes, lions aux gueules béantes, syrènes à la queue de poisson, amours aux ailes étendues, Vénus de toutes dimensions, était seule et triste au milieu de ses compagnes. La Vallière s'y était assise un jour sans la voir; Montespan l'avait heurtée en passant; madame de Maintenon et madame Du Barry ne l'avaient pas même touchée. O marbre! ô mystère! ouvrage excellent de quelque artiste de vingt ans, à son premier chagrin d'amour.

»Dans les jardins du roi Louis XVI, car la date de mon histoire est récente (il n'y a guère entre nous qu'une douzaine de révolutions), un jeune peintre, enfant des chefs-d'œuvre, allait et venait, regardant ces lourdes façades, ces arbres taillés en pyramides, ces eaux verdâtres, ce luxe épuisé d'une monarchie en ruine. Il triomphait de se sentir si supérieur à tout le goût du XVIIe siècle, à toute la barbarie du XVIIIe. Il était dans un de ces admirables instants d'ironie, où l'ironie arrive à la hauteur de la passion. Il foulait d'un pied dédaigneux ces guirlandes, ces colifichets d'un jour; il était fier d'être Italien, malgré la liberté qui commençait à rugir en France, et de toutes ses forces et de toute sa voix. Tout à coup, par hasard (ce hasard qui vous montre, éblouissante, la femme que vous devez aimer le reste de vos jours), tout à coup le jeune homme découvre en ce chœur de femmes grotesques, l'admirable naïade, création toute italienne! pauvre femme tremblante et triste au bord de ces eaux lassées et silencieuses. Elle avait froid dans ce limon. Elle était belle, hélas! son regard était humide; elle pressait ses beaux pieds l'un contre l'autre; ses cheveux pendaient sur ses épaules; elle avait froid; elle était là si mal à son aise, l'innocente enfant! Sans doute elle avait été oubliée sur le chemin, orpheline de père et de mère en ces jardins désolés, et là, sans appui, sans soutien, sans voiles, elle s'humiliait sous les froides mains du sort. Notre artiste la vit donc ainsi faite; alors il se baissa vers elle, à genoux, courbant la tête sous son regard: il anima tout ce marbre, il réchauffa ce marbre ingénu sous son haleine brûlante; il fit battre ce cœur sous ses mains, il enveloppa toute cette femme de tant de respect et d'amour, qu'elle semblait lui dire: à demain! Le lendemain, il lui parla de son amour, il lui dit qu'il l'aimait, parce qu'elle était plus belle que tout ce qu'il avait vu ou rêvé; il lui fit ses confidences avec toute sorte de mystères; il lui raconta toute sa vie, tout ce qu'il avait souffert, tout ce qu'il avait aimé. Elle l'écoutait avec un doux sourire; elle le regardait avec cette tendre compassion qui précède l'amour! Elle était toute à ces histoires d'une jeunesse orageuse et bonne; elle aimait ce jeune homme; elle cachait sa passion, comme on cache une passion qui commence; elle s'y livrait sans s'y abandonner, son amour était chaste autant que son âme. Et lui, la voyant si réservée et si modeste, se perdait dans les ravissements du troisième ciel. Il passait sa vie à la voir, à l'aimer, à lui parler, à l'entendre... il croyait l'entendre, et voilà ce qu'elle lui disait:

«Toi qui m'as devinée au milieu de ces nymphes obscènes, ami, toi qui es venu me chercher dans ces jardins déshonorés par tant de vice royal et d'amours vulgaires, comment se fait-il que l'air corrompu de ces lieux ne se soit pas fait sentir à ton âme?» A cette question plaintive de la jeune fille, il répondait par ce regard qui dit tant de choses. Elle reprit en ces mots: «Toi qui es jeune et d'un cœur honnête, pendant que tous les jeunes et les forts s'agitent au dehors pour réformer le monde et relever l'humanité du joug écrasant qui l'opprime, comment se fait-il que toi seul tu sois insensible à l'ambition de régénérer la France? Alors, enfant, je t'aime; ainsi tu es heureux. Allons, aime-moi comme je t'aime! Il faut nous hâter, les nuages s'amoncèlent, la tempête arrive, la foudre gronde, ces minces filets d'eau tarissent dans leurs filets de plomb. Regarde là-bas le palais de Louis XIV, comme il tournoie, il a le vertige: on dirait la feuille jaunie de l'automne. Aimons-nous! aimons-nous!» Et lui..., éperdu, la tenait embrassée à l'étouffer!... Non, non, ce n'était pas un marbre qu'il embrassait.

«Ainsi les deux amants passèrent leurs belles heures, leur frais matin d'amour, leur nuit d'été: ils s'aimèrent en silence, avec des regards, avec des soupirs, avec des extases sans fin, comme on s'aime. Cela dura longtemps; mais les choses que la naïade avait prédites arrivèrent: le nuage amoncelé devint orage et tempête, le tonnerre gronda, ce fut un bruit à épouvanter les plus braves. La grande voix de la populace, un tonnerre à l'usage des révolutions, se fit entendre et tout s'en alla de France, les vieilles lois, les vieux dieux, le vieil amour, et la vieille poésie, et le vieil esclavage, tout s'en fut! Autel et trône, jeunesse et beauté, aristocratie de tant de siècles, morte en un quart d'heure! Le passé expia les folies et les prodigalités de son orgueil, tout cela en un jour! Ce fut un chaos plus affreux que le chaos primitif, le chaos de choses créées, le chaos des lois toutes faites et des pouvoirs tout construits. Enfin, les passions humaines aboutirent à une seule, à cette passion qui renferme toutes les autres, une révolution! Certes, si la foule hurlante du 10 août avait eu le temps, elle aurait montré au doigt le jeune homme pressé d'un chagrin d'amour. Mon jeune artiste, uniquement occupé de sa passion, vit d'un œil serein tous ces désastres. Que lui importait l'émeute populaire, à lui, qui rencontrait tous les jours un si doux sourire! Que lui faisaient ces cris de l'émeute, à lui qui se livrait à un éloquent silence! Il appartenait à la reine de ses rêves. Elle était sa maîtresse et sa souveraine, sa gloire et sa joie; elle était tout pour lui, que lui importait le reste? Aussi bien tant que le chemin de Versailles à Paris fut libre, et tant qu'il put se rendre à ses chères amours, il n'en demanda pas davantage. Mais un jour le peuple qui avait, lui aussi, ses passions à satisfaire à Versailles; le peuple, assis sur les canons et criant: meurtre et rapine, encombra le chemin de Paris à Versailles. Alors songez à la douleur du jeune homme; c'était le jour où il allait voir sa bien-aimée: elle lui avait donné rendez-vous, la veille, et plus tôt qu'à l'ordinaire. Sans doute elle était parée, elle était prête, elle l'attendait... O surprise! ô douleur! un mur vivant s'est élevé entre lui et sa fiancée; c'est un monceau d'hommes et de femmes hurlant, et c'est une mer de têtes échevelées, une armée en désordre que le boulet ne saurait percer! Le voilà forcé d'aller pas à pas avec le peuple, impatient, haletant, désespéré! Le peuple allait à la reine, plein de rage; lui allait à sa maîtresse, rempli d'amour. C'était à voir, cette haine et cette colère forcées d'aller au même pas. C'était à voir, la passion innocente de ce jeune homme et l'atroce passion de la foule accouplées l'une à l'autre, se donnant le bras dans les rues, marchant dans la boue ensemble, toutes deux corps à corps, bras à bras, le chemin si long pour toutes deux! Enfin le jeune homme arrive avec la foule. La foule s'arrêta sous les fenêtres du château en criant: la reine! la reine! la reine!... Lui il laissa la foule à sa rage, et, prenant le détour d'une allée obscure, il arrive à sa maîtresse de marbre et la rassura sur son absence; il lui raconta les cris, les fureurs, les démences de ces compagnons du Coupe-Tête. Elle l'écoutait en tremblant, sans rien comprendre à ce récit funeste. Et les cris de redoubler: la reine! la reine! et le peuple abominable se répandait dans les jardins. Enfin... une troupe armée, horrible à voir, arriva jusqu'au jeune homme tremblant pour sa fiancée. «Que fais-tu là?» lui dirent-ils. Lui, éperdu, se jette au-devant de sa bien-aimée; il la protégea de son corps, il couvrit sa chaste nudité de son manteau, et il s'apprêta à mourir avec elle et pour elle... Ah! misère! l'asile de sa fiancée était profané à jamais, les grilles de fer étaient brisées, les gardes égorgés, toute cette pompe royale était évanouie. Elle restait sans asile, sans serviteurs, sans gardes, sans amis, sans protection, comme une simple reine! Elle restait exposée aux regards des hommes, aux insultes des femmes, aux injures de tous, comme une simple reine! Elle jetait sur lui un mélancolique regard qui lui disait: «Ami, ne m'abandonne pas à ces furieux; prend pitié de ta sœur, mon frère!» Il comprit ses paroles, il comprit son regard, il entendit sa prière, il résolut de faire du jour de ses noces le jour de mort de sa fiancée. Comme il était jeune, beau et superbe! la foule attendit ses ordres en silence, tant la passion lui donnait de majesté et de grandeur!

—Qui de vous me prête un sabre? s'écria-t-il. On lui tendit un sabre, la même lame qui avait déjà coupé bien des têtes: il prit le sabre, et, se tournant vers le beau marbre:

—Adieu, dit-il, pardonne-moi, retourne au ciel d'où tu es sortie; adieu, mon ange, tu ne seras pas livrée à ces insensés, à ces barbares, à ces aveugles, adieu! adieu! adieu!

Il brisa la tête de cette femme qu'il avait tant aimée et qui l'aimait tant: ce cou si frêle se détacha de ses blanches épaules...; sur ce corps inanimé il s'agenouilla et se prit à pleurer.

Alors la foule le prit pour un fou et lui porta respect; elle reprit son chemin à travers le jardin en criant: la reine! la reine! la reine! et tout fut dit pour ce soir-là.

Et le lendemain la foule et l'amant se mirent en route; ils avaient l'un et l'autre ce qu'ils étaient venus chercher, elle, la reine, et lui, sa maîtresse; la reine, il est vrai, vivait encore; il emportait la tête de sa maîtresse, arrachée aux profanateurs.»

Ici, Roland termina son histoire en pleurant.

—Ton histoire m'a fait bien du mal, Roland! dis-moi cependant par quel fil elle tient à notre dissertation littéraire?

A cette question, Roland se leva brusquement:

—Comment cette histoire m'est venue et comment elle tient à notre dissertation? Ne voyez-vous pas, monsieur, que cette histoire est la plus cruelle satire qui se puisse faire de votre définition du fantastique? Un artiste amoureux d'un marbre aurait honte de profiter de sa passion pour faire une statue? Il adore un marbre, il le brise, et tout est dit. L'homme est content, le marbre est brisé! Quand j'ai commencé mon histoire, c'est à une condition, que je ne t'ai pas dite, cette condition, la voici:—Tu me laisseras sortir sur-le-champ, sans plus me fatiguer de tes disputes littéraires, et bonsoir!

Cette dispute inutile m'est revenue en mémoire quand il s'est agi de mettre au jour ces prétendus contes fantastiques. La mauvaise humeur de Roland, et mon admiration pour les Contes d'Hoffmann, m'ont d'abord arrêté: j'avais peur du titre général de ce livre, et j'y trouvais à la fois trop de vanité et trop de danger. Manquer au titre de son livre! Eh bien, le crime est moins traître que de manquer à son serment.

Prenez donc en aide et protection ces essais d'une fabrication incertaine et remplie d'hésitations de toutes sortes; lisez-les comme ils ont été faits, en toute liberté d'opinion et d'école. Venez à l'auteur, comme l'auteur vient à vous, vous tendant la main, à vous qui l'avez aimé des premiers, à vous qu'il aime. Trop heureux si, dans ces contes épars, vous reconnaissez quelques-unes des impressions fugitives de votre jeunesse, quelques traces récentes encore de vos vœux, de vos espérances, de vos études, de vos amours, de vos douleurs!

Jules Janin.

CONTES
FANTASTIQUES


KREYSSLER.

J'étais encore à la taverne du Grand-Frédéric; j'y avais passé la nuit même. Oh quelle nuit! Le brillant concert au milieu d'un épais nuage de fumée! Les brocs se pressent contre les brocs, les verres se choquent, la bière écume et monte jusqu'aux bords; comme un flageolet champêtre qui se marie avec la cornemuse, le bouchon saute pour mieux marquer la mesure; le tonneau se dessine en grosse caisse au coin de l'orchestre. Bien joué, musiciens! Bravo, musique! Nous avons ainsi exécuté toute une symphonie en allégro de buveurs, sur tous les tons et dans toutes les mesures. Mon Dieu! quand le pétillement d'un vin généreux brille au bord de mon verre, il me semble assister à quelque enchantement.

Oh mon génie! Hélas! je vous le dis, mon génie est triste: il voit partout des choses lugubres, même au cabaret; le cliquetis des spectres, la soutane des moines, le crêpe du veuvage, le linceul de la fiancée, autant de gaietés, si vous comparez ces cadres funèbres à mes visions de chaque jour. Vous croyez que je suis gai, moi, parce que je vais chaque jour à la taverne du Grand-Frédéric? Vous vous trompez, j'y vais parce que je suis triste. Et quoi de moins réjouissant, je vous prie? un tas de bouteilles vides? Les bouchons jonchent la terre, la broche est silencieuse, le coucou muet, le banc renversé, le rouet a cessé de bruire; en ce grand lit sombre et désolé, la vieille hôtesse ramasse en peloton ses vieilles peaux collées sur ses petits os, assemblage de rides respectables couvertes de cheveux blancs! O débris, spectres, lambeaux, tombeaux! Bouteilles sans âme, et bouchons sans voix, ce rouet sans vie et ce grand lit presque vide, plus que vide? Hélas! ce fut un lit de roses, comme toi, ma bouteille, tu fus une bouteille pleine, comme moi j'étais un peintre, un musicien, quand j'étais plein de couleurs et de musique. L'enchantement était autour de moi, partout, le matin, le soir. Vous n'avez jamais entendu de rouet plus ronflant que maître Hoffmann, jetant de côté et d'autre plus de bave et produisant plus de chaînes en bon fil. Je dis un rouet agité par un jeune pied amoureux et leste, un petit pied à jupon court, et nu jusqu'à la jarretière absente. Où donc est-il le pied de femme qui pesait sur moi? Théodore, hélas! Théodore, tu ressembles au rouet de la vieille que tu vois là. Je me mis à pleurer.

Grand Dieu! voilà le matin, et je ne suis pas ivre encore! Théodore a perdu sa nuit. La folle poésie a dégagé sa tête des douces vapeurs du vin. A chaque verre, j'ai senti sur mon front comme une main froide qui m'entourait du lierre, ennemi de l'ivresse. Me voilà donc, sobre et de sang-froid, comme une ménagère hollandaise. Allons, enfants, recommençons: quittez vos manteaux, suspendez vos chapeaux aux clous rouillés de la muraille! Allumons le punch à la flamme de nos pipes, évoquons la salamandre active sur les bords de ce vase d'étain, appelons les esprits du feu à notre secours, chassons les images mélancoliques. Le feu est l'ennemi des ténèbres, le feu réjouit le chaos, il rend à la nature ses couleurs perdues, ses formes évanouies. Voilà qui va bien: le punch s'enflamme et bientôt mille joyeux esprits rempliront nos coupes. C'est vrai!... L'invocation a réussi! Du milieu de cet océan enflammé, la déesse au sourire bachique nous verse à boire; la liqueur dégoutte de ses cheveux et ruisselle sur son beau sein. Je vais placer mon verre sous sa mamelle gauche, des deux la plus féconde, et mon verre, un fils de Bohême, topaze au fond, rubis sur les angles, sera bientôt plein.

Me voilà dans mon élément! je suis maître, et je profite, en artiste, des moindres accidents du bruit et de la couleur. Je vois tout un orchestre avec ses gradations harmoniques dans une batterie de cuisine; une jatte de punch est pour moi la chambre obscure où tout s'agite et se montre; un joyeux résumé de l'arc-en-ciel après une pluie de printemps. Quand le punch brûle, un œil fermé, l'autre ouvert, je contemple à ma façon l'agréable silhouette de mes compagnons qui boivent. Ce sont vraiment de plaisantes figures: tête mince, un gros nez, des lèvres charnelles! C'est grand plaisir de voir ces braves gens flotter sur la muraille avec toutes sortes de grimaces. Dansez sur les murailles, joyeux compagnons, ainsi le veut maître punch, l'esprit aérien, le dieu folâtre de ma mythologie de cabaret. Shakespeare, le divin Shakespeare, a, je crois, un dieu comme le mien. Maître punch, ou maître Puck, dans le Songe d'une Nuit d'été; le vieux Will, me vole si souvent mes dieux! Il m'a volé Falstaff.

Rends-moi, mon vieux Will! rends-moi ton monstre heureux, ou bien laisse-moi faire l'éducation de Falstaff; je veux apprendre à ce gaillard-là à manier les boyaux d'un violon, à souffler dans une flûte, le joufflu qu'il est. Quel dommage de le laisser inculte, ce bon chevalier Falstaff! Quel bon rêveur fantastique il eût fait! O grand Will, non-seulement tu m'as volé, mais encore tu m'as gâté Falstaff!

Vous comprenez bien, mortels, qu'ainsi rêvant, gambadant, folâtrant, ayant toujours un monde sous une main, et dans l'autre un microscope à voir ce monde infini, je puis fort bien passer mes nuits au cabaret sans être un ivrogne. Le cabaret et la nuit me plaisent. Le cabaret est mon chez moi: c'est le royaume dont je suis le roi, la tribune où je suis orateur, l'autel dont je suis le dieu. Le soleil est bon; la nuit, c'est mieux. Le crépuscule adoucit tous les contours, il jette à pleines mains le parfum et le silence, il fait chanter le rossignol pendant l'été, le grillon pendant l'hiver! La nuit est mon amie, et le cabaret est mon ami.

Je me disais tout ceci dans un de ces combats de ma conscience que je me livre assez souvent quand je viens à me souvenir des bons conseils de S. A. R. la princesse Amélie:—Vous buvez trop, Théodore, et vous ne dormez pas assez, Théodore! Promettez-moi de rester chez vous ce soir!—Au fait (me disais-je), il est bien sûr que la princesse ne saura pas que je lui désobéis ce soir.

J'en étais à mon dernier regard sur les silhouettes de la muraille; au milieu de tant de grotesques figures, j'en découvris une d'un aimable aspect: c'était une tête penchée, un air pensif, des cheveux en désordre, une figure aimable! Ah! que je fus ravi quand je vins à découvrir que cette figure, heureuse entre toutes, c'était la mienne. Oui dà! cette aimable personne, c'était moi!

Je l'aurais admirée plus longtemps, quand la dernière flamme du punch vint à s'éteindre. Alors tout s'effaça... et moi aussi, je disparus, sans avoir le temps de me dire adieu! et de m'embrasser.

En ce moment, le jour apparaissait tout bleu; divinité en bonnet de nuit, et qui n'a pas encore secoué sa chevelure d'or. Je fus pris d'un accès de sobriété, et sortis du cabaret. Il me sembla que tout tournait autour de moi. Chaque maison passait à son tour: le palais, la chaumière et le jardin du roi, avec ses treillages en fer doré, ses statues de marbre et ses cygnes majestueux flottant sur les bassins remplis; je voyais aussi le jardin du pauvre à son cinquième étage et le poisson rouge en ses évolutions autour d'un océan contenu dans un verre, entre un pot de renoncules et un plant de violettes; tout passait, tournait, se parait, se dorait ou flamboyait. Devant moi passa l'hôpital, qui me leva son chapeau en me disant un affectueux bonjour; passa la prison, que la liberté a peuplée plus que ne le fit l'esclavage; passa la cathédrale hautaine et tenant de ses mains débiles son dôme ébranlé par les philosophes; passa la maison de la courtisane, à la porte entr'ouverte, silencieuse comme un tombeau: je laissai passer toute la ville ainsi, trop heureux!

A la fin le soleil parut, déchirant son dernier lange; et du côté de l'orient, comme une apparition dans un tableau de Michel-Ange, apparut à mes yeux charmés la princesse Hélène, à peine éclose et brillante de la rosée du matin. Je rougis en l'apercevant; je venais de découvrir que j'étais encore à la porte de mon cabaret, justement sous l'enseigne du Grand-Frédéric!

Elle m'aperçut immobile, et sans gronder, même du petit doigt:

—Bonjour, dit-elle, mon fidèle Théodore, oh! sage Théodore, sobre Théodore; levé avec le jour, et qui viens saluer le soleil. Je vous sais gré, Théodore, d'avoir si bien tenu la parole que vous m'avez donnée, vous êtes un philosophe accompli: en revanche, je vous permets de m'accompagner.

D'un pas de héros et d'amoureux, j'accompagnai ma princesse! Je ne suis pas bien sûr que ce soit une femme. Si c'est un corps, je n'ai jamais pu le toucher, pas seulement sa robe de mes lèvres; sa bouche n'a pas d'haleine, à peine un parfum comme celui d'une fleur; je ne saurais dire la couleur de ses cheveux; il n'y a point de bleu dans le ciel comparable à son regard; ses vêtements se groupent autour d'elle en façon de nuage, ils l'embrassent, ils flottent, ils retombent, ils se livrent, pour lui plaire, à mille coquetteries incroyables; ils sont animés, elle ne l'est pas; c'est sa robe qui remue, c'est son voile qui sourit, son gant qui se dessine, son fichu qui bat, sa chaussure qui marche. On dit que les anges brûlent... je la suivis comme on suivrait une étoile à travers les espaces du ciel.

Elle arriva, devinez où? Chez mon ancien camarade, le musicien Kreyssler! Nous avons étudié l'harmonie en même temps, Kreyssler et moi; c'est encore un jeune homme, et moi, je suis si vieux. On a élevé bien des disputes pour savoir qui de nous deux, est un plus sincère artiste. A vrai dire, j'ai l'inspiration plus prompte et plus vive que Kreyssler; j'ai plus de folie et d'éclat, j'ai plus d'enivrement et de hasard, j'appartiens à la terre... et Kreyssler vient du ciel! Il est le chantre du monde idéal, c'est le musicien de la jeunesse et des femmes; il est au troisième ciel, à côté de saint Paul; il jette son âme aussi haut qu'elle peut aller, sans s'inquiéter de son âme; sa musique est une extase; pour lui le monde extérieur n'est rien, il n'est pas de ce monde; hélas! moi, j'en suis.

Kreyssler est beau, plus beau que moi; son visage est inspiré, son chant est lent et méthodique; ah! je ne suis qu'un bouffon à côté de Kreyssler; j'imagine cependant que Kreyssler est heureux: c'est un rêveur.

La princesse écouta longtemps ce doux maître avec transport et les larmes dans les yeux. Elle resta une heure à le contempler, à l'admirer, à l'entendre. A la fin elle se retira pénétrée, comme si elle fût sortie du sanctuaire: pour la première fois j'ai compris que j'étais jaloux. Il s'agissait de plus haut prix que de l'amour d'Hélène, il s'agissait de son estime.

La sérieuse Hélène, ayant quitté maître Kreyssler, reprit avec moi le ton jovial, elle m'estime si peu!

—Voilà pourtant, me dit-elle, comment tu aurais été si tu avais voulu, ô mon pauvre ami!

»Tu aurais été un rêveur sublime, un poëte élégant, un chantre inspiré par le ciel, par les fleurs, par l'amour; tu n'as pas voulu, Théodore. Théodore a barbouillé sa face, il a corrompu sa raison, il n'a plus été qu'un poëte de hasard, un mauvais bouffon de carrefour.»

A quoi je répondis (en répondant je pleurais):

—Ah! madame, que vous me faites de mal. N'accusons pas le créateur, madame! Il m'a fait... le bouffon que vous aimez! Je suis Diogène pour vous servir. Trop de génie a fait ma ruine. Ce trop de génie, il a fallu l'épuiser en improvisant. Ne me parlez pas des génies corrects, madame, ni des beautés correctes! Prenez-moi tel que je suis, un pauvre homme, un innocent, un conteur, un bateleur.

Comme la foule était déjà dans la rue, notre jeune princesse rentra dans son palais, ou plutôt elle s'évanouit dans le ciel. Elle est au ciel à présent, dominant notre observatoire. Et moi, je restai seul en proie à mon chagrin! Chose étrange! quand la nuit fut venue, je me retrouvai à mon cabaret favori, à côté du poêle, enfoncé dans le grand fauteuil de mon hôtesse... Ai-je donc rêvé tout cela?

HONESTUS.

Vers la fin du dernier siècle, au moment où toute la morale se refaisait en France, il y avait tant de choses à refaire, il advint que Paris remit en question le bien et le mal, la vertu et le vice. Il se demanda si le luxe était une nécessité? Bref, des questions à n'en pas finir. En même temps, dans les écoles, dans les salons, dans les champs, à la ville, à la cour, en province, accouraient des rhéteurs préparés à tout soutenir; c'était une rage de perfection qui a perdu le peuple français. On perfectionnait la charrue et la soupe économique; on perfectionnait la matière et l'âme; on enseignait aux petits garçons l'art de penser, et aux petites filles l'art de faire des enfants d'esprit. On bouleversait cette pauvre nature, on l'agitait de fond en comble, on la perçait jusqu'à la craie; on s'élevait dans l'air, on vivait dans l'eau, on ajoutait un sixième sens aux cinq sens que nous avions déjà. Il y avait des faiseurs de paix perpétuelle, des faiseurs d'anguilles vivantes avec de la farine, des faiseurs de canards mangeant et digérant, des faiseurs de bonheur universel. Dans ce temps-là on vendait au coin des rues des bouteilles d'encre inépuisables, et des projets de coffres-forts toujours pleins; c'était le règne le plus absolu des ergoteurs, des enthousiastes, des dupes, des imbéciles, des gens d'esprit, des fanatiques et des charlatans.

Ce fut au plus fort de ces étranges disputes, qu'un jeune homme d'un esprit faux, d'un cœur honnête, s'en vint en France du fond de la Suède, pour se faire initier aux profonds mystères du génie et de l'esprit français. Le monde entier s'occupait de la France et prenait au sérieux ses rêveries les plus folles. Le jeune étranger, à peine il eut touché ce sol mouvant de rêveries fantastiques, de projets insensés, dernières occupations d'un peuple qui se meurt, fut pris d'un vertige moral. Dans cet immense ramas de sophismes et de paradoxes, il comprit que s'il n'appelait pas l'analyse à son aide, il se perdrait sans secours dans cet océan de systèmes. Et de même que l'on choisit un cheval dans l'écurie d'une poste aux chevaux, il eut bientôt fait choix d'un système à tous crins, bien hennissant, la tête droite, les naseaux enflammés, un système hongre; il n'y en n'a pas d'autre, sans excepter les disciples de Saint-Simon; puis son système étant sellé et bridé, il l'enfourche, et voilà notre homme qui pique des deux et s'en va, bride abattue, à travers le champ nébuleux des vérités et des certitudes de son temps.

Il avait une étrange et charmante manie, il en voulait aux vices, comme l'abbé de Saint-Pierre en voulait à la guerre; son système à lui, c'était la vertu perpétuelle et sempiternelle, la vertu pure et sans mélange, austère, brutale et brusque; la vertu stoïque. Or, par vertu, il recherchait le vice, il se plaisait à le voir, à le sentir, à le toucher, à vivre, à boire, à dormir avec les vicieux. Il donnait, par vertu, dans tous les désordres. Au milieu d'une orgie, il déclamait contre les emportements de l'orgie, il faisait rougir ses jeunes compagnons de leur raison perdue au fond d'une coupe. A cette boutade éloquente, les convives effrayés ôtaient de leur tête la couronne des buveurs, et chacun se retirait chez soi, vaincu par l'éloquence du jeune comte suédois.

Un autre jour, le philosophe se trouvait attablé à une table de jeu; l'or éclatant sur le tapis vert ruisselait à travers le râteau; il s'abandonnait à l'enivrement, à la couleur, au léger cliquetis de l'or. Le hasard tournait aveuglément au milieu de tous ces joueurs, distribuant à son gré ses faveurs funestes ou ses leçons sévères. Tout à coup, au plus fort de l'enivrement, à l'instant même où la roue, en tournant, vous sauve ou vous tue, notre sage déclamait contre le jeu... Soudain le jeu s'arrêtait, les râteaux restaient suspendus, la roulette était immobile, et les joueurs attendaient que le déclamateur fût parti pour exposer de nouveau sur un chiffre leur fortune et mieux encore... Et notre homme allait dans la rue en se félicitant de sa victoire.

Un autre jour, il était attendu dans une petite maison du faubourg: la maison était sombre et noire au dehors; elle était éclairée et joyeuse au dedans. Au dedans, le mystère attentif, le luxe élégant, la table en beau linge et bien dressée, le vin clair et vieux, le boudoir, et dans ce boudoir une jeune femme attendait Gustave; car c'était un philosophe au frais sourire, à la voix douce, au noble cœur; c'était un philosophe riant et peu sévère en apparence. Il entra; aux pieds de cette jeune femme il se posa, la voyant lui sourire; il la regarda comme un jeune homme de dix-huit ans regarde une femme de vingt-deux; il lui prit la main, et cette main fut abandonnée; il lui parla tout bas, et plus bas il parlait, plus sa parole était comprise. Tout à coup, quand sa bouche allait toucher cette joue en fleur, quand son bras allait enlacer cette taille élégante, et la dernière bougie étant prête à s'éteindre, il se souvient, l'idiot! qu'il était philosophe! Un sermon! Il fit un sermon à Célimène, et, la voyant souriante, étonnée, interdite, il s'enfuit, se croyant un héros de vertu... Elle leva les épaules et, rassérénée, elle oublia de retenir par son manteau cet autre Joseph.

On conçoit que cette guerre absurde faite aux passions humaines, à tout propos, en tout lieu, dut fatiguer étrangement notre jeune homme. Il était haletant dans cette lutte impuissante où ses désirs n'étaient réfrénés que pour l'amusement des autres. Malgré ses efforts, le vice allait son train librement, s'inquiétant peu de ses clameurs.

Un soir que, fatigué de morale, il s'était établi à la porte de l'Opéra, par une grande affluence de monde qui attendait l'ouverture des bureaux, une aventure lui arriva, qui le corrigea de sa manie, et lui fit estimer les plaisirs d'ici-bas à leur juste valeur. Déjà, pour payer sa place à l'orchestre, il avait tiré de sa poche un louis d'or; ce louis d'or échappa de sa main par un mouvement de la foule, et vainement il l'eût cherché, quand un mendiant qui se tenait sur une borne, tendant son chapeau aux passants, ayant vu rouler cette pièce d'or, la ramassa et la rendit au sage, après l'avoir essuyée avec soin sur les manches de son habit. La figure de cet homme était douce, humble était son attitude; il y avait tant de résignation dans sa personne, que Gustave en fut touché. «Gardez ceci, brave homme, lui dit-il.—Mais, monsieur, c'est beaucoup trop pour un si petit service.» Il parlait encore, que déjà notre philosophe avait disparu, échappant à la fois à la reconnaissance du mendiant et à la nécessité de prendre un billet à la porte de l'Opéra. Ce jeune homme était loin d'être riche, et cet argent était le seul dont il pouvait disposer pour ses plaisirs de la soirée.

Il allait dans la ville, à grands pas, heureux de sa bonne action, regrettant peu l'Opéra et sa musique bruyante, jetant un regard de profonde pitié sur les demoiselles errantes, plus ennemi du vice, et plus près du vice que jamais.

Arrivé à sa maison, dans un quartier fort éloigné,—une de ces vieilles rues en pierre de taille qui sont tout muraille,—il frappe; le portier dormait; à plusieurs reprises il frappe, il appelle: rien n'y fit; la porte était muette, inexorable. Il s'assit sur un banc de pierre, et, les jambes croisées, il attendit. Il était là depuis dix minutes, obsédé de mille pensées, quand, à l'extrémité de la rue, il vit arriver au grand galop une voiture à deux chevaux. La voiture s'arrêta net à ses pieds. Un grand laquais poudré, l'épée au côté, l'air insolent, s'élançait à la portière du carrosse; il ouvrit la portière, et Gustave ne fut pas peu étonné en voyant descendre le même mendiant auquel il avait donné son louis d'or. Cet homme était en guenilles, ses reins étaient ceints d'une corde, il portait sur son dos une besace, il avait des sabots pour chaussure, un vieux feutre de forme espagnole couvrait à grand'peine sa tête chargée de vigoureux et épais cheveux gris. Il s'appuya en descendant sur l'épaule de son laquais, avec la morgue d'un grand seigneur; il fit signe à sa voiture de s'éloigner de quelques pas, puis s'asseyant sans façon à côté du jeune homme: «Vous voilà bien isolé et bien triste; la soirée vous paraît longue et fade, j'en suis sûr; et sur ce banc de pierre, sous ce ciel pommelé, contre les murs suintants de cette maison qu'on prendrait pour une tombe, vous devez regretter le louis tout neuf que vous m'avez donné, les banquettes de l'Opéra et la danse lascive de la Guimard.»

—Je ne regrette qu'une chose, dit le jeune homme, c'est d'avoir fait l'aumône à plus riche que moi, et d'être venu à pied, moi gentilhomme, pendant que mon effronté mendiant m'éclabousse avec son carrosse. Il faut que vous soyez un habile homme, à ce que je vois.

—Mais, mon gentilhomme, dit le mendiant, il est vrai que je mendie en habile. C'est une science aussi difficile que celle du gouvernement; jugez de la difficulté de recevoir, par la difficulté de donner! Il faut tout un cours d'études pour savoir tenir son chapeau de façon à n'avoir pas l'air de demander la bourse ou la vie; il faut une âme forte à qui tend la main à des misérables sans pitié, à l'argent d'un débauché ou d'un joueur, à l'aumône de la fille vénale qui jette dans votre escarcelle le prix d'un regard ou d'une moitié de baiser. La tâche est rude! Flatter l'orgueil et la bassesse, saluer l'adultère, aller tête nue, et plisser son front chaque soir, en mettant son bonnet de nuit, pour donner même à ses rides une grâce; et puis, mâcher des herbes vénéneuses pour s'en faire un cancer factice, être vil par spéculation, tout recevoir, tout prendre et tout manger, caresser jusqu'au chien qui vous mord! Trouves-tu donc à présent mon carrosse à trop haut prix, jeune homme, et le gentilhomme à pied ose-t-il être jaloux du mendiant qui a des chevaux?

Gustave dit au mendiant:

—Tu parles bien, vieillard, tu es sage; je te pardonne ta voiture, et je ne regrette plus mon bienfait. Reprenez donc votre carrosse, monsieur; l'Opéra va bientôt finir, mendiant; vous ne serez pas arrivé à temps, messire, et tu perdras peut-être vingt-quatre sous à cela, gueux que tu es!

Le vieillard se levant, dit à Gustave:

—Faisons mieux, oublions ce louis d'or qui nous sépare, vous et moi, comme un abîme; tenez, je ne vous le rends pas, et je ne le garde pas. En même temps, d'un bras vigoureux, il lançait la pièce de monnaie dans une mansarde au sixième étage. La pièce alla droit au but; elle tomba sur le grabat d'un poëte qu'elle réveilla, et qui rêvait qu'il avait faim. Quand la pièce eut fait son dernier bruit:

—A présent! nous sommes égaux, dit le mendiant: vous avez des habits, je porte des haillons; mais vous êtes à pied et je vais en carrosse, tout se compense entre nous. Passons donc la nuit ensemble comme deux amis dont la porte est fermée, et qui veulent oublier les heures en attendant le jour; aussi bien, je vous le dis en confidence, vous frapperiez à votre porte jusqu'à demain, et vous appelleriez à votre secours Francœur et tous les violons de l'Opéra, que ce serait peine perdue, votre porte ne s'ouvrirait pas.

Gustave reprit:

—Mon cher ami, je veux bien te suivre; mais où diable veux-tu me conduire?

—Oh! dit l'autre, on vous mènera là-bas, dans la ville, loin de ta maison maussade et de ton fastidieux quartier. Nous allons dans le séjour du plaisir et du luxe, du vin et des dames, des boudoirs et des grasses tavernes. Viens avec moi, mon enfant.

—Mon père, dit Gustave, je veux bien être votre ami pour une heure encore, mais, par la lune blafarde qui vous éclaire, et par la lame du roi Christine, je ne consentirai jamais à mettre mon blason sous ta besace; ainsi donc, ne m'appelle pas ton fils, mon noble père, et même, si tu le veux bien, nous abaisserons les stores de ton carrosse, crainte d'accident.

Le vieillard ne répondit rien; ils montèrent en voiture, le jeune homme à la place d'honneur; la voiture, qui était arrivée au galop, repartit au petit pas.

En chemin, ils eurent une conversation philosophique sur le vice et sur la vertu; Gustave ne parlait jamais que de cela. Le vieillard laissa parler Gustave et hochait la tête de temps à autre:

—Hum! hum! disait-il, le vice n'est pas toujours une mauvaise chose... Hum! hum! le vice a son bon côté... Hum! hum! les plus honnêtes gens y sont tombés, jeune homme; et vous-même, un sage, dont l'aumône est si facile, vous-même... Eh! que diriez-vous si vous deveniez, là, tout à coup, ivrogne et meurtrier, parricide et voleur? Je ne parle que de cela!

Gustave, entendant parler ainsi le vieillard, se mit à chanter d'un air goguenard l'air nouveau: Triste raison, j'abjure ton empire!

Ainsi parlant et chantant, la voiture entra dans une cour sablée et silencieuse. Un escalier de pierre se présenta, les deux amis montèrent; ils traversèrent un vestibule, une grande chambre en noyer, un petit cabinet en mosaïque déjà plus élégant, ils s'arrêtèrent dans un petit salon de bonne apparence. La flamme dansait en pétillant dans le foyer, les meubles reluisaient avec un air de bonhomie; onze heures sonnaient quand ils entrèrent dans cet aimable lieu.

—Mon ami, dit le vieillard, je vous assure que votre bonne volonté pour moi me rend très-heureux; cette heure de la nuit que vous voulez bien m'accorder m'est précieuse et chère; je veux que vous la passiez d'une façon décente, en homme de haute vertu: il est vrai qu'un peu de vice assaisonne agréablement la vie; mais vous avez ôté le vice de la vôtre, et nous serons bien forcés de nous en passer pour ce soir, puisque ainsi vous l'avez résolu.

Le jeune homme laissa dire au vieillard: il accepta toutes ses prévenances d'un air passablement dédaigneux; il s'étendit fort à l'aise en un large fauteuil, s'approcha du feu, et s'établit en maître à la meilleure place; en même temps il regardait de côté et d'autre les magots de la cheminée, les peintures du plafond, la dorure des corniches, et, sur des toiles peintes, des galanteries à la façon de Vanloo et de Boucher.

Le XVIIIe siècle est un siècle bizarre; il affecte les petites moulures, les petites facettes, les contorsions de toutes sortes; il procède par zigzags, il est doré, il est faux, il est mesquin, il est riche et rococo. C'est joli, bête et lascif. Cette chambre était à la date élégante de 1745; un écho répétait le battement de l'horloge et l'horloge chantait les heures. Le jeune homme trouvait tout cela charmant; mais, décidé à ne pas s'amuser, il jouissait en secret de l'embarras de son hôte et de ses efforts pour le divertir.

Son hôte, vieillard empressé, avait changé de costume, il s'était revêtu d'une belle robe aux longs plis; il avait remplacé son feutre usé par un bonnet de soie; il avait préparé la table en silence; sur cette table il plaça des fleurs, à côté des fleurs, une assiette en argent brun avec son couvercle; un verre à facettes complétait le service; il fit signe au jeune homme de s'approcher de la table.

—Oh! oh! dit celui-ci, mon maître, il me semble que voilà bien de la vertu: je n'aime pas le vice, il est vrai, mais, pardieu! j'aime encore moins, pour mon repas, les tulipes et les roses. N'aurez-vous donc pas autre chose à me donner ce soir?

Le vieillard, sans répondre, sortit de l'appartement; il rentra, tenant dans ses deux mains et sous ses deux bras quatre longues et vieilles bouteilles cachetées avec soin dans leur vieille robe d'araignée séculaire, comme il convient à un vin généreux conservé depuis longtemps.—Bon cela! dit Gustave, et soyez le bienvenu, ma tête grise; avec cela nous arroserons vos tulipes, et trinquons! Mais que voulez-vous que nous fassions de ces quatre petites bouteilles?—Mon hôte, dit le mendiant d'une voix douce, si ces bouteilles ne suffisent pas, j'en ai d'autres; ceci est un vin généreux, et dont la barbe est aussi blanche que la vôtre est noire. Donc, faites-lui fête, et pardonnez-moi ce repas modeste, j'ai été pris à l'improviste, et je n'ai que cela. Disant ces mots, il montrait le bouquet de fleurs et le plat mystérieux.

Gustave tendit son verre... il but; le vieillard, bon compagnon, lui versait le vin à longs flots.—Voilà qui va bien, disait Gustave; il tendait encore une fois son verre... A la troisième bouteille:—N'as-tu donc à me donner que des fleurs? dit-il; voilà un vin qui pousse à l'appétit.—Découvrez ce plat, dit le vieillard; et si le cœur vous en dit, mangez-en: seulement je vous avertis que pour entamer cette denrée il faut avoir un poignet fort, et que ce ne sera pas trop du damas que voilà.

Gustave, poussé par le vin et par cet appétit que donne le vin quand on n'y est pas habitué, souleva le couvercle de l'assiette et découvrit un fromage.

—Ah! diable, dit-il, du laitage et des fleurs! Nous tombons dans la pastorale... Allons! allons! ma bonne lame...

En même temps il frappait le fromage avec son sabre... Or, il frappait sur un diamant brut, recouvert d'une couche terreuse, qui n'attendait plus que l'art de l'ouvrier pour jeter un vif éclat. Avec son poignard Gustave débarrassait la pierre précieuse de l'alliage qui l'entourait. A chaque instant un nouvel éclat, de nouveaux feux; le diamant, frappé par l'acier, finit par briller et resplendir. Gustave, hors de lui, frappait et buvait tour à tour.

Alors il se passa dans l'âme du jeune homme une lutte horrible. Étrange effet de la passion! Celui qui tout à l'heure était si calme, à peine a-t-il vu briller cette pierre miraculeuse, que son œil flamboie et tout son être se contracte sous le poids du désir. Pour peu que la passion soit vraie, elle fait taire l'intelligence, elle dompte et soumet la volonté! Le diamant étincelait de mille feux; c'était une flamme, on la voyait grandir: c'était le premier éclat qu'il jetait de sa vie. Et devant ce trésor ce jeune homme se disait: Il me faut ce trésor! Malheur à ce vieillard qui m'a donné avec cette arme infaillible le regret de cette fortune. Il était haletant, éperdu, muet, dans cette horrible contemplation.

Il voulut encore faire acte d'intelligence, et l'intelligence lui manqua. Il voulut tout au moins détruire son idole et se délivrer de cette obsession terrible: il frappait le diamant avec le fer; mais, cette fois, la pierre repoussa le fer. Le diamant était arrivé à son état le plus pur. Rien ne pouvait rien contre lui. Se voyant repoussé, et voyant son fer émoussé, le jeune homme eut peur de ce qu'il allait faire!

Il se leva: Vieillard, dit-il, donne-moi ton diamant!

—Mon diamant! dit le vieillard; c'est mon sang! Je vous l'ai montré pour vous faire honneur, comme on dirait à sa jeune épouse ou à sa fille aînée, enfant de seize ans: «Prenez place à côté de notre hôte, et servez-le!» comme on dit à ses valets: «Préparez la plus belle de mes chambres, obéissez à mon hôte!» ainsi je vous ai montré ce que j'avais de plus beau et de plus cher, mon diamant. Je n'ai ni femme jolie à vous montrer, ni jolie enfant à faire asseoir auprès de vous, ni domestiques nombreux, ni musiciens aux voix sonores, ni parfums exquis. J'ai mon vin et mon diamant, des vins qui se boivent à longs traits, un diamant dont les reflets vont jaillir jusqu'au fond de l'âme, un poignard qui tranche. Eh bien, je vous ai versé mon vin à longs flots, je vous ai prêté mon poignard hors de sa gaîne, je vous ai montré toute ma fortune; ainsi j'aurai fait les honneurs de ma maison. Soyez juge de cela, monsieur; et maintenant que je vous ai montré ma femme et ma fille, imprudent que je suis! vous voulez m'enlever d'un seul coup ma femme et ma fille! A présent que vous avez bu mon vin, vous voulez m'égorger avec mon poignard! Non pas, jeune homme, et j'en atteste ici vos dix-huit ans de philosophie et de vertu; tu ne dépouilleras pas le vieillard; tu n'abuseras pas de la lame effilée. Ainsi pleurant, le vieillard était à genoux devant le jeune homme... Il pleurait.

Gustave dit:—Buvons! Il tendit son verre; il le vida d'un trait. La quatrième bouteille fut vidée. Et le diamant était toujours là, brillant comme l'étoile en un ciel nébuleux. Toujours il était là qui lançait sa flamme au cœur du jeune homme: l'ivresse à pleins bords débordait; le diamant étincelait à pleine âme. Et Gustave au vieillard:

—Décidément, dit-il, tu ne veux pas me le donner?

—Tu ne l'auras qu'avec ma vie.

—Encore une fois, mendiant, ton diamant!

—Mendiant! dis-tu: oh! c'est alors que je serais mendiant et misérable, si je te donnais ma fortune, mon nom, mon écusson qui brille sous mes guenilles, la liste de mes ancêtres qui se fait jour à travers mes haillons, mon univers, mon voyage en Italie, mon ciel napolitain, mon prince, mon amour. N'en parlons plus, prends mon sang, frappe, et puis tu dépouilleras à ton aise le mendiant.

A ces mots, il découvrit sa poitrine où le cœur battait vivement.

Gustave leva son poignard avec le plus grand sang-froid, car il était ivre. Il allait frapper!...

Le vieillard changea tout à coup de visage. Il prit et l'habit, et la voix, et le geste, et le regard, et le sourire que Gustave avait toujours connus à son père. C'était le même visage, les mêmes cheveux blancs, la même majesté.

—Gustave, mon fils! mon fils! Gustave, dit-il, frappe donc... Gustave, hors de lui, frappa son père!

Le vieillard tombe en gémissant, son sang coule, le poignard reste cloué à la terre; la terre tremble! Le diamant se couvre d'un voile comme font les pierres précieuses qui pâlissent à l'approche du poison. A ce sang, à ce cri plaintif, à ces pleurs, à cette voix, à ces traits, Gustave recule d'horreur! Il vient de se reconnaître assassin, parricide; au même instant, le vin s'en va de sa tête, le désir de son cœur; il veut laver sa main tachée de sang, le sang reste à sa main; il pleure, il sanglotte, il s'accuse, il accuse le ciel et la terre, il s'arrache les cheveux, il veut mourir!

... Le vieillard reprenant sa première forme, le relève, sa blessure se ferme, le sang s'efface, et le mendiant d'une voix douce:

—N'accuse donc pas les hommes, ô mon fils; et quand la voix d'un vieillard frappera ton oreille, ne te prends pas à chanter une frivole chanson d'amour. O mon fils, dépose ton orgueil! sois humble et doux. Ne déclame pas contre le vice et les vicieux! Je te le disais bien, toi si honnête et si bon, te voilà devenu d'un seul coup assassin, parricide et voleur!

Gustave, éperdu, se jeta aux genoux du magicien, car j'imagine que c'en était un.

—O mon père, dit-il, quelle peur vous m'avez faite: assassin, parricide et voleur! moi, gentilhomme! C'est la faute du vin, mon père!

Et d'un pied furieux il repoussait les bouteilles vides. Le vieillard se prit à le consoler.

—Console-toi, Gustave, tu es honnête et bon. Tu as soulagé ma misère, ce soir, en me sacrifiant un plaisir innocent; je suis resté ton obligé. Regarde! je suis guéri! Mon cœur bat plus calme que le tien. Minuit va venir. Profite de cette heure de la lune nouvelle pour me demander une grâce que je ne puis te refuser...

Et Gustave hésitait...

—Veux-tu mon diamant? dit le vieillard.

—Ton diamant! dit Gustave reculant d'horreur, non, non! Je ne veux rien pour moi!

—Et tu ne veux rien pour les autres? dit Honestus.

Gustave réfléchit profondément.

—Il est une chose que je veux pour les autres et pour moi, dit-il.

—Laquelle, reprit Honestus déjà inquiet.

—Écoute ceci, reprit Gustave, écoute, voici ce que je veux: «Que le vice disparaisse du monde, que le crime abandonne la terre;—que le règne de la vertu arrive enfin. Tu l'as dit, tu ne peux pas me refuser.

Le vieillard poussa un soupir.

—Répète ton vœu à haute voix, dit-il.

Gustave répéta son vœu à haute voix.

En même temps, on entendit sortir de dessous terre un atroce et ridicule ricanement. On eût dit le ricanement d'un vieil apothicaire parvenu ou d'un huissier enrichi: ce rire était bête et méchant.

—Qui rit ainsi? demande Gustave.

—L'esprit des ténèbres, reprit le vieillard. Il ricane aux vœux absurdes des mortels. Son rire n'a jamais été si brutal qu'aujourd'hui, en entendant ton vœu.—Rétracte-le, ce vœu funeste, ô mon fils! tu ne l'as pas encore prononcé une troisième fois!

—Vieillard, dit Gustave, tu ne m'as donc pas entendu? c'est l'abolition du vice que je demande; la disparition complète des erreurs; le règne absolu de la vertu et des sages! Et il répéta à haute voix sa troisième abjuration.

Le gros ricanement se fit entendre, et le vieillard leva au ciel des yeux remplis de larmes; puis il s'écria, avec un soupir de regrets. «Soit fait comme tu le veux, mon fils!» Il prit Gustave par la main. Ils sortirent à pied dans la rue. Le ciel était pur, l'air embaumé, les étoiles scintillaient dans le ciel, la nature dormait mollement dans l'ombre et dans les fleurs.

—Hélas! dit le vieillard, dites adieu à cette belle nuit; la nuit, c'est le vice du soleil: c'est le repos de l'astre du jour. Plus de péché sur la terre et plus de nuit pour la terre, plus de repos pour le soleil, plus d'ombre le soir. Que tes rayons soient tendus sans relâche sur nos têtes, soleil! que le soir ne ferme plus ton palais de cristal!

Le jeune homme, à ces mots, croyant que son compagnon se livrait à une boutade poétique, le laissait dire et suivait son chemin.

Au détour d'une rue, ils rencontrèrent une échelle attachée à une fenêtre, à cette échelle, des hommes grimpaient.—Qu'y a-t-il? demanda Gustave.

—Il y a que voilà de malheureux voleurs, reprit le mendiant, que votre loi contre le vice a surpris après leur vol. Soumis à la vertu, qui est à présent seule maîtresse de ce monde, ils viennent rapporter ce qu'ils ont dérobé cette nuit; trop heureux si le maître de la maison ne les prend pas en flagrant délit de restitution, leur bonne action leur coûterait cher.

Gustave pensait avec bonheur à la joie du maître de la maison quand il retrouverait à son lever les objets enlevés chez lui. Mais le mendiant:

—Je vous comprends, dit-il; mais cet homme volé est le commandant de la maréchaussée; il a une femme et des enfants à nourrir: tout ce monde ne vit que par les voleurs, et le pauvre hère sera désagréablement surpris quand il ne trouvera plus un voleur à arrêter.

—Qu'importe? pensait Gustave; la vertu de tout un peuple est-elle achetée trop cher au prix du bonheur d'un gendarme? Ainsi songeant, ils suivirent leur chemin; d'une maison décriée ils virent qui s'enfuyaient plusieurs filles peu vêtues; leurs équivoques amants s'enfuyaient, épouvantés de leur désordre.

—Holà! dit Gustave, encore un effet de la vertu!

—Hélas! dit le bonhomme, il fallait, j'en ai peur, quelques femmes sans vertu, pour servir de repoussoir aux honnêtes femmes. La misère et le malheur de ces coquines étaient pour les autres femmes un encouragement à bien faire. Imprudent! j'ai bien peur que toutes les femmes étant forcément honnêtes, les hommes ne fassent pas grand cas de la grâce et de l'humeur. Mais ces profonds raisonnements dépassaient Gustave, il ne les comprenait pas.

A une fenêtre ils s'arrêtèrent. Un spectacle étrange vint frapper leurs regards. Une femme, belle et jeune, se tenait agenouillée au berceau de son enfant. Le lit était défait et brisé. Dans un coin de l'appartement se tenait un jeune homme pâle et beau. Cet homme et cette femme, dans la nuit, près d'un enfant, près de ce lit brisé, avaient été surpris sans transition par cette vertu subite qui venait tout à coup tomber dans le monde. Fléau subit qui ôtait sa grâce aux larmes, ses douceurs aux remords; vertu qui desséchait l'âme et la surprenait plus qu'elle ne la saisissait.

—Que font là cet homme et cette femme? demanda Gustave au vieillard.

Le vieillard répondit:

—Cet homme et cette femme étaient tout à l'heure deux amants; ils s'aimaient avec la passion la plus tendre. Le jeune homme a séduit à grand'peine la femme de son ami; ils ont été surpris cette nuit par la vertu que nous avons jetée dans le monde. Aussitôt leur repentir a devancé leur crime; à présent la mère implore le pardon de son enfant pour les torts dont elle s'est rendue coupable envers son père. Le séducteur s'éloigne, en maugréant, de la belle pécheresse; tout est dérangé dans ces deux existences qui étaient bien arrangées pour être heureuses une heure, et s'en repentir vingt ans. Les voilà bien avancés sous cette avalanche de vertu: la femme est idiote, le mari est très-ennuyé de la reprendre et l'amant épousera dans huit jours une faiseuse de romans. C'était bien la peine de les déranger par ta vertu!

Ils continuèrent à marcher dans la ville. Ils arrivèrent à une grande place chargée de grands arbres; des hommes se précipitaient par milliers hors de toutes les maisons; c'était un débordement à faire peur. Des figures hâves, des corps grossiers, des mains rudes, on eût dit autant de loups chassés de leurs repaires qui arrivent dans la ville en hiver. Pour s'opposer à cette foule hurlante, les soldats de la ville accouraient, fantassins et cavaliers, canons et tambours, enseignes déployées, mèches allumées. On chargeait les fusils, les canons, pour tenir cette foule en respect.

—D'où vient tout ce peuple hideux, s'écria Gustave, et que vient-il faire au grand jour?

—Vous voyez, dit le vieillard, la nation des joueurs, des filous, des hommes de débauche, des espions, des biographes, que la vertu vient de chasser de leurs occupations et de leurs ténèbres. Notre vertu est tombée sur la tête de ces gens-là, comme un seau glacé sur la tête d'un fou. Regardez-les, Gustave, et dites-moi si ces bandits étaient faits pour la vertu? Des âmes de boue et des corps penchés vers la terre comme ceux de la brute. Des appétits gloutons, des ventres insatiables. La vertu que vous leur avez jetée, comme on donne un soufflet à un menteur, leur fait honte au jour, bien plus que ne ferait une tache à leur habit. Croyez-moi, c'est un grand malheur d'avoir tiré de leurs cloaques les insectes qui se cachaient dans ce limon. Croyez-moi, Gustave, il faut laisser le cloporte à sa fange et le voleur dans sa caverne. Il faut laisser l'araignée dans sa toile et la fille de joie à son bouge. N'agitons jamais la fange des villes. Voyez ce que va devenir tout ce peuple de filous honnêtes gens. La ville en a peur, les voyant tous réunis; elle n'a pas assez de philosophes pour les maintenir dans la vertu.

Cependant le jour se levait, et pourtant le silence de la nuit, effrayant dans le jour, se prolongeait encore. Pas de voitures dans la rue; on n'entendait ni les cris du paysan matinal, ni le marteau du forgeron; les marchés étaient déserts.—Pourquoi tout ce silence? dit le jeune homme au vieillard.

—A présent qu'ils sont tous vertueux, qu'ils n'ont point de faux désirs, les hommes dorment en paix et se reposent, ils n'ont plus besoin de s'agiter.

A la porte des boulangeries et de tous les marchands de comestibles, les plus riches s'agitaient, et tendant leurs mains chargées d'or, demandaient un morceau de pain. Mais tout le pain de la journée avait été distribué gratuitement aux pauvres gens par la vertu des boulangers. Ainsi les riches mouraient de faim, parce que les bouchers et les rôtisseurs étaient entrés subitement dans la vertu.

A certain carrefour, sur les bords de la rivière, des malheureux rendaient leur âme. Or, c'étaient des espions, des recors, des diffamateurs de profession, des faussaires, des grecs, des chenapans et autres gens de métiers équivoques, qui, par vertu, ne voulaient pas continuer leur métier.

Au palais du roi plus de gardes; le monarque ne craignait plus personne, et personne ne le craignait. Les courtisans se fuyaient comme on fuit la peste; chacun dans le palais se dénonçait soi-même. «J'ai volé le peuple, disait l'un; j'ai fait couler le sang, disait l'autre; j'ai dépouillé l'orphelin, disait un troisième; j'ai rempli les cachots et les bastilles, disait le ministre.» Tous les hommes de cette cour s'accusaient de s'être vendus, et les femmes aussi: c'était horrible à voir, horrible à entendre. Le roi effrayé voulait abdiquer sa couronne; mais par vertu personne ne la voulant accepter, il était forcé de rester roi.

Enfin, ce peuple démasqué, cette foule sans physionomie, ces vertus vagabondes, aussi communes que le pavé des chemins, tout cela végétait, monotone, hideux, malsain, ennuyé, ne songeant plus à la terre, attendant la mort et le ciel. Le jeune homme, à l'aspect de ce troupeau de moutons qui tous obéissaient à la même impulsion, fut saisi d'une horreur profonde.

—Oh! mon Dieu, dit-il, quel mal j'ai fait au monde en lui ôtant le vice et le crime!

—En lui ôtant le vice et le crime, reprit le vieillard, vous avez tué le monde, vous l'avez privé de sa principale condition d'existence, vous lui avez enlevé la morale universelle, enfin vous avez privé la vertu de sa propre estime en la rendant plus commune que le sable des rivières. Changez tous les cailloux en or, et l'or n'aura plus de prix. Retiens ceci, mon fils! il fallait cette triste expérience pour t'apprendre qu'il n'y a rien de plus dangereux parmi les hommes qu'une vertu universelle... Il en est de la vertu comme de la vérité. Il faut jeter les vérités une à une dans le monde; ouvrir la main pour les répandre brusquement, c'est un crime. La vérité trop grande brûle et ne brille pas.

Le jeune homme, sans réponse, alla s'agenouiller à la porte d'un temple désert; car depuis que les hommes étaient vertueux, ils avaient oublié la prière.

—Oh! mon Dieu, dit Gustave, en joignant les deux mains; mon Dieu, retirez toute cette vertu de la terre; rendez aux hommes le vice qui les unit les uns aux autres; rendez-leur le crime qui les rend vigilants, et leur fait aimer les lois. Mon Dieu, faites que les hommes soient encore et toujours voleurs, méchants, assassins, espions, blasphémateurs, impies; que les femmes soient toujours coquettes et fausses, et vénales!...

La prière monta aux pieds de l'Éternel.

Tout reprit son ordre accoutumé dans le monde. Le vice rendit à la société humaine le mouvement et le charme que la vertu lui avait enlevés. Quant au vieillard, il jeta sur le jeune homme un regard satisfait.

—C'est bien, mon fils, lui dit-il, te voilà revenu à temps d'un paradoxe fatal; te voilà convaincu par toi-même, que tout est bien dans le monde, et que d'en enlever le moindre des péchés capitaux, le plus léger de tous, la gourmandise, serait en déranger la savante harmonie.—Adieu, mon fils! à présent que vous êtes indulgent pour les moins sages, rien ne manque à votre sagesse. Il faut cependant que vous emportiez un souvenir de votre ami le mendiant. Vous avez refusé mon diamant, prenez ces trois fleurs, ce lis, cette violette et cette tulipe diaprée: le lis est l'innocence, la violette avertit d'être humble et modeste, la tulipe représente la santé. Tant que la tulipe fleurira, les deux autres fleurs seront florissantes: la santé est un vase qui renferme toutes les autres vertus.

Ainsi parla le vieillard; il embrassa Gustave, et ils se séparèrent pour ne plus se revoir.


Depuis ce temps, le jeune sage est devenu un si grand philosophe, qu'il est mort membre correspondant des académies de Dijon, de Lyon et de Nancy.

LA MORT DE DOYEN

—1832—

La semaine passée, en un coin obscur de sa maison, sous un théâtre, entre un palais grec et la forêt romaine, est mort, ou plutôt s'est éteint paisiblement, le dernier, le seul protecteur de la tragédie et de la comédie de ce plaisant pays de France. C'était la première fois qu'il mourait sans poignard, sans poison, sans applaudissements autour de lui, le brave homme; eh! je ne dirai pas sans larmes, il avait une famille et des amis; mais comparez ces larmes pénibles, arrêtées par la douleur, aux pleurs abondants qui suivaient toujours la mort d'Orosmane ou la mort de César? Aussi bien, dans cette grande perte, avons-nous la consolation de penser que cette mort fut heureuse. Au silence qui l'entourait à son lit funèbre, M. Doyen a rendu son âme à la façon de l'empereur Auguste: Applaudissez, la farce est jouée! fut le dernier mot de Doyen et d'Auguste, empereur.

Vous aurez beau chercher dans les biographies, dans les autobiographies de l'art dramatique; vous aurez beau chanter les louanges des grands seigneurs et des nobles âmes qui protègent ce bel art, aujourd'hui anéanti, vous ne trouverez personne, entendez-vous, personne, qui ait montré autant de zèle (voilà pour l'acteur); autant de désintéressement et de bonne volonté (voilà pour le Mécène), qu'en montra M. Doyen dans le cours de sa longue et double carrière. C'était dans cet homme unique une mémoire inflexible, une critique sévère et bienveillante, un respect inaltérable pour les traditions des maîtres, un dévouement superbe aux grands poëtes d'autrefois. M. Doyen avait plus que de la passion pour le théâtre; le théâtre était sa vie et sa gloire. Dédaigneux de fouler cette misérable terre en proie à des révolutions si mesquines, M. Doyen aimait à parcourir la scène tragique à longs pas; il aimait ce retentissement dramatique, agréable aux oreilles bien faites; il se plaisait dans le monde terrible des aventures sanglantes, des amours empoisonnées, des vengeances cadencées avec art. De ce monde à part, il était à la fois le dieu, le roi et le concierge; il était le grand-prêtre de ces croyances abolies, il s'enivrait de l'encens qu'il brûlait sur les autels abandonnés de la tragédie antique; il se tenait à la porte du sanctuaire pour choisir les élus de cette religion profanée. Toute sa vie est ainsi faite, entourée à plaisir de poignards et de poisons, occupée à profusion de festins funèbres où le père mange son fils, de tombeaux où les ombres parlent; remplie à vous donner le vertige, d'incestes, de méprises, d'assassinats. La tête de Doyen appartenait aux rois sans couronne, il était le mari des épouses sans maris, des mères sans enfants, il était l'amoureux des amantes échevelées, à peine couvertes d'un voile noir: telle fut la tâche auguste de M. Doyen; il mena pendant soixante ans sa vagabonde existence au milieu de toutes ces ruines. Ilion perdue, Athènes en cendres, Rome en ruines, la Gaule égorgée, voilà ses villes de prédilection, voilà sa géographie; il a vécu dans ces désastres; il en est mort. Quand il vivait, il ne connaissait ni les frais ombrages de Meudon, ni le riant Fontainebleau, ni les eaux jaillissantes de Saint-Cloud. Que lui font ces ombrages d'un jour? Parlez-lui de la statue de Pompée et des champs de Philippes; parlez-lui des Pyramides en fait de prodiges: en fait de ruines, il ne connaît que Thèbes et Memphis; il eût donné toutes les dynasties royales de l'Europe pour la race d'Agamemnon, cette race sans fin d'Agamemnon qu'il a vue finir!

L'illusion a bercé ce digne homme, et la plus puissante illusion. Il vivait, il agissait, il se démenait dans une histoire infinie en sensations de tout genre. Entouré de crimes, de révolutions et de meurtres, comme il l'a été toute sa vie, il faut l'honorer et l'estimer comme le plus heureux des mortels.

Cet homme était né avec tous les instincts d'un grand artiste. Il avait pourtant commencé par être peintre et décorateur de son métier. C'était encore la mode en France, quand il commença, de dorer l'intérieur des maisons, de fixer sur les portes des cariatides bizarres, d'attacher au plancher la foule bouffie des Amours: on s'entourait de guirlandes et de fleurs. C'était un bon métier, celui de Doyen. Doyen, du chapeau fleuri, il en fit un art, juste au moment où le peintre David nous rappelait à l'antique simplicité. En cette crise, Doyen était perdu si le peintre des petits salons dorés ne se fût pas senti la vocation des bâtisseurs de temples pour les rois et de palais pour les dieux. Mais, quoi! c'était alors un mauvais temps pour les dieux comme pour les rois. L'église et le palais étaient également abandonnés. Doyen, décorateur sans ouvrage, à défaut de l'église et du palais, s'empare du théâtre, qui seul reste encore debout par le privilége des passions, quand toute vertu est éteinte. Passez donc sous son pinceau rapide, palais orientaux, temples profanes, forêts sacrées; arrivez sur la toile de Doyen, rivages décrits par Homère; enfants, dressez la tente d'Achille, préparez l'autel d'Iphigénie, faites descendre le nuage de Jupiter, enflammez la demeure de Pluton: le ciel, la terre et les enfers appartiennent à Doyen. Qu'importent les révolutions qui passent? qu'importe ce bruit d'empire qui vient et qui s'en va?

C'est ainsi que, poussé par son démon familier, et ne pouvant réaliser son idéal, il élevait des châteaux aussi beaux que des châteaux en Espagne, il parait ses nouveaux domaines avec tout ce qu'il put réunir de vermillon et d'azur; son univers, il le fit, autant qu'il le put, hardi, noble et fantasque; il colora les cieux, il colora les mers, il colora les montagnes. Or son septième jour étant venu, il s'assit un beau matin sur son pic le plus élevé, et regardant à ses pieds tant de rivages silencieux, tant de palais déserts, il fut triste comme un dieu quand l'homme au monde créé manquait encore. Au théâtre qu'il avait élevé, Doyen comprenait qu'il manquait un drame, un acteur... et le fiat lux.

Mais la tristesse de Doyen ne dura pas plus d'un jour.

La révolution et le malheur des temps l'avaient jeté dans l'idéal. Il s'était vu forcé de décorer un théâtre, faute d'avoir une maison vulgaire à restaurer; son théâtre est fait, ne croyez pas qu'il reste vide et sonore comme un cénotaphe à des mânes égarés. Espérez! le théâtre de Doyen s'animera bientôt, ces échos muets vibreront, cette nature versera des larmes. Ici l'homme est double: un homme, un artiste. Eh bien, le théâtre étant bâti, l'artiste a fait un pas; le théâtre est bâti la veille, Doyen est comédien le lendemain: il n'y a guère plus de cinquante ans que cela est arrivé.

Alors commença pour cet homme extraordinaire ce dévouement de tous les jours et de toutes les heures à l'art dramatique pour lequel il ne semblait pas né. L'apprentissage de notre acteur se fit vite. Il arrivait, il faut le dire, à une belle époque: Lekain vivait, Larive était applaudi, le Théâtre-Français était une puissance, on comptait encore pour beaucoup la tragédie en cinq actes; une chute en ces temps de la fiction dramatique faisait plus pour la fortune et la réputation d'un poëte, que ne ferait un succès aujourd'hui. Doyen ne se découragea pas; seul encore, ignoré, propriétaire inoffensif de son petit théâtre, il élevait autel contre autel; il commença, de sang-froid, cette lutte pénible et ces longues rivalités qu'il a soutenues toute sa vie contre le Théâtre-Français, et dont il est sorti vainqueur, après quarante ans de combats.

Comédien, portier, machiniste, souffleur, régisseur, contrôleur, décorateur, poëte ou peintre de son théâtre, c'était surtout par l'intelligence que brillait Doyen. Quand il dressait à ses risques et périls ses tréteaux splendides, malgré le succès apparent du Théâtre-Français, il comprit qu'il y avait décadence dans l'art dramatique, et que ce fruit, si vermeil en dehors, était piqué au dedans. Alors, en effet, La Chaussée introduisait au théâtre le drame bourgeois, Marivaux chargeait de paillettes les habits et le discours des marquis de Molière, le récit tragique dépérissait; les machines remplaçaient la tirade. O misère! ils avaient dressé un bûcher sur la scène dans la Veuve du Malabar! Bien plus, la déclamation notée était sourdement attaquée par quelques esprits novateurs qui, malgré l'opinion de Voltaire et ses arrêts datés de Ferney, continuaient à soutenir que le vers tragique n'était pas fait pour être déclamé.

Voilà ce qui perdit Talma.

Talma! Il ne fallait point parler de Talma devant Doyen. A tous les acteurs qu'il avait faits, et il les avait faits presque tous, Doyen préférait Talma. C'était Doyen qui avait fait Talma. Il lui avait ouvert son théâtre, il lui avait prêté ses habits de consul romain, il lui avait enseigné la puissance du vers déclamé. Talma était son élève chéri, la gloire de sa vie et l'orgueil de son théâtre. Eh bien, Talma l'avait trahi. Un jour, Talma avait oublié, ingrat génie! le théâtre de la rue Transnonain et son bon maître Doyen; Talma avait cessé de déclamer le vers pour le parler, Talma avait oublié le grand geste, il avait abaissé la passion tragique d'une coudée; Talma parlait, marchait, s'asseyait, entrait et sortait comme un simple mortel; Talma n'avait gardé aucune des traditions de son maître! Grands dieux! quel dommage et quels regrets cuisants pour M. Doyen!

Le jeu parlé et bourgeois de Talma fut le seul grand échec et le plus grand chagrin de M. Doyen. Cependant il ne se laissa pas abattre; au contraire, il s'attacha plus que jamais à l'honorable mission dont il s'était chargé; il veilla de très-près sur le feu sacré dont il était la dernière vestale. Comme il se sentait l'instinct des grands maîtres, il chercha partout des élèves; non content d'ouvrir son théâtre au premier venu, il les forçait d'entrer, comme le bourgeois de la parabole, sans même regarder s'ils avaient leur robe nuptiale; pourvu qu'ils voulussent porter la toge romaine, il était content. Vous ne sauriez croire quelle était sa joie quand, après bien des recherches, il avait rencontré quelque honnête boucher, quelque grêle perruquier, quelque robuste cordonnier, quelque chantre d'église à la voix de stentor, qui consentissent à escalader son théâtre.—Bonjour, Achille; bonjour, sage Nestor; salut, Agamemnon, le roi des rois! Surtout avec quelle sollicitude ne cherchait-il pas Iphigénie sous le bonnet rond de la lingère, Roxelane sous le madras de la femme de chambre; et vous, Rodogune, majesté aux sanglantes fureurs, que de fois vous a-t-il arrachée à la lecture de vos romans, remplaçant dans votre main le cordon de la porte cochère par la coupe empoisonnée! En même temps, que de talents tragiques il a découverts! Que de belles âmes seraient restées ignorées sans ce voyant! Que de passion il a jetée au dehors qui se serait misérablement perdue dans le comptoir d'un café, dans un atelier de lingerie, une antichambre de ministère ou dans une échoppe de boucher!

Mais aussi quelles peines il s'est données! Quels poumons! «Bénis soient tes poumons, bon chevalier!» A peine avait-il trouvé son Achille ou son Iphigénie, il les mettait en présence, il leur apprenait la triste histoire de leurs amours, il leur enseignait la puissance de la consonne sur la voyelle, il les faisait passer par tous les extrêmes, de la règle la plus minutieuse de la grammaire au mouvement le plus subit et le plus spontané du cœur humain.—Allons, marche, ô marche, et qui que tu sois; élève de Doyen, tu es à lui, tu es sa proie, et sa gloire; il te jètera tout armé dans le monde, au delà des mondes connus. Qui que tu sois, si tu veux parvenir, sois patient, laborieux, apprends par cœur les chefs-d'œuvre, et lave-toi les mains. C'est ainsi qu'il a créé plus d'un grand comédien qui, avant lui, ne savait pas lire. Doyen était pour ses acteurs ce qu'Hamlet était pour les siens. Seulement Hamlet, dans le fond de son âme, est un méchant ricaneur: il se moque du père noble qui lui déchire sa passion comme du vieux linge; il se moque de la princesse dont le talent a grandi du saut d'une puce; Hamlet est traître envers l'art, envers l'artiste. Doyen croit ingénument à son prince, à sa princesse, il ne se moque de personne, il ne veut décourager personne; il a de bonnes paroles et des promesses paternelles pour tous ses enfants.

—Allons, dit-il, mon jeune Achille, avancez le pied droit, relevez la tête, enflez la voix, ouvrez les yeux! n'oubliez pas que vous êtes le plus beau des Grecs!—Allons, ma princesse, avancez la taille, arrondissons ces deux bras un peu courts, penchez la tête. Il n'est pas de roucoulements, de petites grâces, de minauderies dramatiques, pas de gestes nobles, pas de sourire gracieux, que nos artistes n'aient appris à l'école de Doyen. Là seulement on apprenait le To-Kalon! C'est en vain qu'il y avait un Conservatoire et des professeurs à ce Conservatoire; en rendant justice à nos grands maîtres en déclamation, il faut reconnaître que M. Doyen a fait à lui seul autant qu'eux tous, pour l'art dramatique. Aussi, voyez à Paris, voyez dans nos provinces, cette tragédie élégante et savante qui marche à pas comptés, qui s'étale et fait la belle, et la grave, et la sage, aux yeux de la foule, hoquet héroïque et gloussement... croyez-vous donc que ce soit le Conservatoire qui ait fait cela à lui tout seul?

Et quand Hamlet a donné sa leçon aux comédiens, il déclame; il s'arrête dans sa tirade, il demande au souffleur la fin de ce beau vers qui commence par Pyrrhus; puis, quand il a déclamé tous les vers qu'il sait par cœur, il s'arrête et, dit-il à ses comédiens: Soldats! je suis content de vous!

Ainsi faisait M. Doyen. Après sa leçon, M. Doyen était accessible: on pouvait l'approcher, on lui parlait, il était affable et bon. A la fin, quand ses élèves avaient vaincu les plus grandes difficultés, il daignait souvent jouer avec eux: il se mettait à la portée de leur jeune intelligence, lui, M. Doyen, en grand costume, sous la pourpre d'Auguste ou sous le casque de Burrhus!

C'étaient là des jours solennels. Le théâtre était balayé à fond, éclairé à huit becs, il voyait jour de tous ses quinquets et de toutes ses chandelles. Dès le matin chaque acteur était sur pied, occupé à se faire un costume; et Dieu sait que de beau papier doré était perdu, que de bonne gaze était gaspillée! C'était un chaos charmant à voir. On s'appelle, on s'interroge, on se cherche, on se tutoie par avance, comme si déjà l'on parlait en vers alexandrins; on s'emprunte son rouge ou sa perruque. Que d'envie un pot de céruse a souvent excitée! Junie est vernissée jusqu'à la tête, Agrippine a gardé, malgré ses ans, sa peau naturelle, Britannicus n'a pas de sandales. Dieux et déesses! tout manque à ces jeunes talents, l'espoir du théâtre! Eh bien, M. Doyen suffit à tout, M. Doyen a tout prévu; il est partout: portier, il est à sa porte, lampiste, il est à sa rampe; il s'habille, il habille les autres, il retranche de son costume tout ce qu'il peut en retrancher décemment pour vêtir son voisin; il va, il vient, il fait ses recommandations, il a soin des accessoires; il s'informe, en tonnant de sa voix de tonnerre, si le tonnerre est prêt, si les éclairs seront beaux, si l'ombre de Ninias aura son masque, si la lettre d'Aménaïde est d'un papier assez jaune et d'une écriture assez gothique?—Ami souffleur! dit-il, à ton poste! Il sait à quel point le souffleur est un personnage important dans ces premiers assauts.

Cependant la foule arrive. Étudiants, bonnes d'enfants, bourgeois de la vieille roche, amis naïfs de l'émotion dramatique, enfants au-dessus de neuf ans, militaires retraités, femmes malheureuses, toute cette nation à part de tendres cœurs et d'esprits oisifs qui aime encore la tragédie, arrive en haletant au théâtre de M. Doyen. On se pousse, on se presse, on se heurte, on est ivre à l'avance, et les mouchoirs sont prêts. O fête des sensations jeunes! ô vrai plaisir de la tragédie! O vive attente de la catastrophe! O bonheur du drame! Enchantements du rhythme! O plaisir décent de nos pères dont notre malheureuse époque ne veut plus, on ne vous retrouvait que chez Doyen!

Quand Doyen avait tout dit, quand il était parvenu, en déclamant, et réprimandant le parterre, rallumant le quinquet éteint, soufflant le rôle de ses élèves, au cinquième acte de sa corvée, il n'y avait pas de bonheur égal à son bonheur, pas de gloire égale à sa gloire!—Il parlait du haut de son théâtre, et plus haut que du ciel. Il mourait aux acclamations unanimes; puis mort il se relevait, et souriant comme Hamlet, il disait comme lui:

Soyez les bienvenus, messieurs, dans Elseneur.

Elseneur, c'était son théâtre de la rue Transnonain. Mais, hélas! il n'est plus cet homme heureux de tant de gloire! Il n'est plus, ce grand pourvoyeur des théâtres de tragédie; avec lui s'est enfuie haletante la terreur tragique; avec lui disparaissent l'étude et le respect des modèles, le souvenir des grands maîtres. M. Doyen au tombeau, la dernière pierre tombe au temple de Melpomène, le poignard échappe à sa main débile, le cothurne abandonne ses pieds affaiblis. Pleurez, vous tous qui aimez encore la pompe et les grands vers! Nous tombons de la tragédie à l'opéra-comique, de l'opéra-comique au vaudeville, du Théâtre-Français au Gymnase; nous n'avons plus de chute à redouter.

J'ai dit que Doyen avait été un homme heureux durant sa vie, et je le crois. Cependant il ne fut pas exempt des chagrins réservés aux grands artistes: il avait bien pressenti avant sa mort la décadence de l'art, mais jamais dans ses craintes les plus exagérées il n'avait imaginé la décadence où nous sommes. La prose, hélas! remplaçant le grand vers, les guenilles remplaçant la broderie et la pourpre, le bonnet rouge sur des têtes modelées pour le casque athénien; les vampires, les forçats; les mortes ressuscitées, les monstres, les bêtes fauves, et Robespierre marchant sur une scène faite pour des rois et des héros, c'étaient là autant d'horribles piqûres qui allaient à l'âme de notre illustre artiste, autant d'essais informes qui échappaient à son intelligence, autant de malheurs personnels auxquels il ne pouvait pas survivre.

Il est mort à temps, le pauvre homme; il est mort avec l'art qui faisait sa gloire; il est mort avec la tragédie qui lui était si chère, mort comme elle, abandonné dans son cercueil! Ingrats élèves, ingrats comédiens! C'est à peine s'ils ont conduit à sa dernière demeure leur protecteur, leur ami. Ils ont oublié tant de sacrifices. Avec une fortune médiocre, M. Doyen avait trouvé moyen de traiter l'art en grand seigneur. Pour bâtir son théâtre, il avait vendu sa maison. Tout comme un autre il aurait eu un salon aéré, une chambre commode, un boudoir loin du bruit; il n'avait ni salon, ni chambre à coucher, ni boudoir, il avait... un théâtre! Il aurait pu charger sa muraille de tableaux choisis, d'aquarelles riantes, de bonnes gravures amusantes à regarder... il avait des décorations pour son théâtre! Au lieu d'aller aux champs respirer les parfums et les brises d'avril, il se promenait entre les arbres de son théâtre. Il n'est guère de bourgeois de Paris qui n'ait à soi un fauteuil à la Voltaire (ô M. de Genoude, à la Voltaire) pour se reposer le jour; un lit de duvet pour dormir; un bonnet de coton à mèche innocente pour enfermer sa tête; de chaudes pantoufles pour l'hiver, une lampe astrale aux mouvements réguliers, d'une clarté toujours égale, en un mot les jouissances indispensables d'un luxe innocent qui est devenu une nécessité. M. Doyen avait sacrifié à sa passion pour la comédie et les comédiens toutes ces joies charmantes de l'intérieur. Son fauteuil était un fauteuil de théâtre, un fauteuil du moyen âge, en bois noirci. Son lit était le vrai lit de quatre pieds, sur lequel se réveillait Juliette, sur lequel plus d'une fois, expira Mithridate. Il n'avait pour s'éclairer, que la lampe funèbre à un seul bec de l'antiquité homérique; la chlamyde incommode et froide lui servait de robe de chambre; en façon de pantoufles fourrées, il chaussait de froides et dramatiques sandales. Je vous l'ai dit, le théâtre le poursuivait dans son intérieur le plus intime; la tragédie, inévitablement, s'accouplait avec sa gaieté la plus folle.

A table, avec ses amis et ses enfants, les poignards servaient de couteaux; le vin, cette joie... on le buvait dans la coupe homicide. Je suis sûr que Doyen portait des chemises sans manches, comme il convient à un Romain qui va les bras nus; quand il achetait une couverture, il s'informait, non pas si la couverture était chaude, mais si elle était entourée d'un fil rouge assez large pour servir au besoin de manteau impérial.

JENNY LA BOUQUETIÈRE.

L'histoire de Jenny est une histoire extravagante; elle a fait un métier que je ne saurais trop vous expliquer, mesdames. Cependant comme elle avait un bon cœur accouplé à une belle âme, il faut qu'elle ait sa biographie à part! Elle a rendu de grands services aux artistes contemporains, cette aimable et vaillante Jenny!

Je dis Jenny la bouquetière, parce qu'elle vint à Paris vendant des roses et des violettes pâles comme elle. On sait que pour le débit de fleurs, il n'y a guère que deux ou trois bonnes places dans tout Paris. A l'Opéra, le soir, quand les femmes riches et parées s'en vont, en diamants, en dentelles, se livrer aux molles extases: alors il fait bon avoir un magasin de roses et de violettes sur le chemin de ces belles... la vente est sûre; tel Harpagon du matin, donnerait, le soir étant venu, pour une rose, un louis d'or.

Mais quand vint Jenny à Paris, elle eut grand'peine à s'installer, même sur le pont des Arts; tristes fleurs, sur le pont des Arts! des fleurs sans parfum, sans couleur, image réelle de la poésie académique, des fleurs de la veille à l'usage des grisettes qui passent. Avec un pareil commerce, il n'y avait aucune fortune à espérer pour Jenny.

Jenny la bouquetière se morfondait en misère et en larmes de toutes sortes. Ce n'est pas que l'attention publique manquât à Jenny. Elle fut beaucoup admirée dans la sphère où elle vendait ces tristes fleurs. Il y eut plus d'un roué de la bourgeoisie qui fit des quolibets à Jenny; mais elle ne les comprit pas.—Ils sont si laids et si bêtes, ces Lauzun de boutique! Ainsi la fillette vendait ses fleurs, plus mal de jour en jour. Rester sage et vivre est un grand problème! Il fallait sortir de ce misérable état, à tout prix.

Quand je dis à tout prix, je me trompe: non pas au prix de l'innocence, au prix de cette fortune éphémère du vice qui s'en va si vite, et se fait remplacer par la honte. Ne crains rien pour ton joli visage, humble et douce bouquetière; il y a, Dieu merci, quelque fortune innocente à faire avec ta jeunesse et ta beauté, ma fille; avec ton doux visage, tes doigts charmants, ta belle taille, et ce pied bien cambré qui donne une forme agréable à tes souliers chétifs.

Viens dans mon atelier, belle Jenny, viens; tu n'as pas même à redouter mon souffle. Pose-toi là, ma fille, sous ce rayon de soleil qui t'enveloppe de sa blancheur virginale. Allons, sois muette et calme, et laisse-moi t'envelopper de poésie, mon idole d'un jour! Je vois déjà voltiger autour de ta robe en guenilles les couleurs riantes, les formes légères, les ravissantes apparitions de mon voyage d'Italie. O muse! sous mon pinceau réjoui, sur ma toile glorifiée, dans mon âme et sous mon regard, que de métamorphoses tu vas subir! Vierge sainte, on t'adore, les hommes se prosternent à tes pieds; nymphe au doux rire, les jeunes gens te rêvent et te font des vers. Sois plus grave! et relevant tes sourcils arqués, réprime à demi cette gaieté d'enfant... je te fais reine! Enfin, si tu veux poser ta tête sur ta main frêle, et t'abandonner à la poétique langueur d'une fille qui rêve, on fera de toi plus qu'une vierge: salut à la maîtresse de Raphaël ou de Rubens! C'est beaucoup plus que si tu devenais la maîtresse d'un roi!

Inépuisable Jenny! qu'elle vienne, l'inspiration me saisit et m'oppresse! la fièvre de l'art est dans mes veines; ma palette est chargée pêle-mêle, ma brosse est à mes pieds; viens, il est temps, Jenny, la complice... et le modèle innocent de mon rêve. Allons, Jenny, pose-toi, montre à mes yeux éblouis la Vénus de Praxitèle quand toutes les beautés de la cité de Minerve posèrent pour la Vénus. L'instant d'après, si je veux changer ma beauté cosmopolite, la voilà Chloé, Lydie ou Néobule. Elle se promenait, tantôt sur un char d'ivoire au portique d'Octavie! Enfant de la lyre, elle chantait les chansons d'Horace ou l'Art d'aimer d'Ovide! elle disait si bien: Lydia dormis!

Vous autres, enfants, vous n'imaginez guère ce que c'est qu'une pauvre fille qui rêve éveillée, et rêve pour vous; vous ne savez pas tout ce qu'il y a de péril dans cette position d'une pauvre femme immobile, muette, arrêtée à ce point fixe! Halte! et conservons cette extase! A ce compte, une grande comédienne, est l'innocente beauté qui sert de modèle au peintre, au sculpteur, au chercheur d'idéal! une comédienne à huis-clos qui se drape avec une guenille, reine dont un foulard forme la couronne, danseuse dont un tablier fait la robe de bal; sainte martyre qui prie, les yeux levés au ciel, en chantant une chanson de Béranger. Humble inspirée! elle passera par tous les extrêmes, pour obéir aux moindres caprices de l'artiste: on la brûle, on l'égorge, on l'étouffe, on la met en croix, on la plonge en mille voluptés orientales; elle est en enfer, elle est au ciel; archange aux ailes d'or, prostituée à l'air ignoble, elle est tout; elle passera par toutes les habitudes de la vie: une dame, une bourgeoise, une majesté, une déesse. Allons, parlez! que voulez-vous? Et tant de labeurs, sans l'espoir d'une louange, et sans la plus petite part dans l'admiration accordée au chef-d'œuvre. On voit le tableau: que cette femme est belle! quel regard! que d'inspirations véhémentes dans cette tête où tout parle! Honneur au peintre, et rien pour le modèle! On porte l'artiste aux nues, on le comble d'or et d'honneur: il n'y a pas un regard pour l'humble Jenny; c'est Jenny qui a fait le tableau, pourtant!

Assemblage inouï de beauté, de misère, d'ignorance et d'art, d'intelligence et d'apathie! Innocente prostitution d'une belle personne, qui veut sortir chaste et sainte des regards du maître, après avoir obéi en aveugle à ses moindres caprices! Voyez-vous, mes frères, l'art est la grande excuse à toutes les actions au delà du vulgaire, il est la gloire, il sera même une excuse à cet abandon qu'une humble jeunesse fait de son corps!... Il était si beau, ce modèle aux doigts de roses! «La bouquetière» était douce et modeste, autant que jolie!—Elle était soumise à l'artiste, et sitôt qu'il n'était plus qu'un homme vulgaire, sitôt qu'il avait déposé le burin ou l'ébauchoir, Jenny redescendait des hautes régions où l'artiste l'avait placée pour s'y élever avec elle. Elle redevenait une simple femme; elle rejetait sur sa gorge nue un mouchoir d'indienne, elle rentrait sa jambe alerte dans son bas troué; on n'eût pas respecté la reine ou la sainte... on respectait Jenny.

Ce qu'elle est devenue? Elle a rendu aux beaux-arts plus de services que tous nos ministres ne lui en ont rendu depuis vingt ans. Elle a parsemé nos temples de belles saintes que Luther eût adorées; elle a peuplé nos boudoirs d'images gracieuses, de ces têtes qu'une jeune femme enceinte regarde avec tant d'espoir... elle a donné son beau visage et ses belles mains aux tableaux d'histoire. Sa bienveillante influence s'est fait sentir dans l'atelier de nos plus grands peintres: Eugène Delacroix, Ary Scheffer, Paul Delaroche, se glorifiaient de Jenny.—Jenny dédaignait l'art médiocre; elle s'enfuyait à s'écheveler, quand elle était appelée par les célébrités douteuses; elle ne voulait confier sa jolie figure qu'au génie... elle a fait crédit à M. Ingres. Aimable fille! Elle a plus encouragé l'art, à elle seule, que tous les Médicis! Hélas! l'art a perdu Jenny; il est perdu le charmant modèle, et perdu sans retour. Jenny, infidèle à l'art, pour être fidèle à son mari, s'est mariée à un beau gentilhomme qui fut peintre un instant, et qui brisa sa palette en désespoir de ces beautés qu'il ne pouvait reproduire et qu'il avait sous les yeux.

Devenue à son tour une femme heureuse, la petite bouquetière est un modèle accompli d'esprit, de grâce et de reconnaissance. Elle a quitté ses pauvres habits et son châle de hasard; elle a chargé son cou de diamants; les tissus de cachemire couvrent ses épaules; sa robe est brodée et ses bas sont encore à jour, mais troués cette fois par le luxe et la coquetterie; elle a des gants de Venise pour cette main si blanche, et des senteurs de l'Orient pour cette peau si douce; approchez, la grande dame est toujours Jenny la bouquetière, Jenny le modèle. Si vous êtes grand artiste, si vous vous appelez Ingres, Delaroche, ou Decamps, ou Johannot, arrivez, dites-lui: Il me faut une belle main, madame... il me faut de blanches et fraîches épaules, elle ôtera son gant, elle ôtera son cachemire.

Dites-lui: Jenny! je fais une Atalante, il me faut la jambe et le pied d'Atalante! elle vous prêtera sa jambe et son pied comme autrefois Jenny la bouquetière! Ingénue et dévouée à l'art; aimant sa beauté, parce qu'elle est utile, et, pour sa récompense, se félicitant tout haut d'être belle, parce qu'elle est belle partout: sur la toile, sur la pierre, sur le marbre, sur l'airain, en terre cuite, en plâtre, et toujours belle!

Ainsi, le peintre et le sculpteur n'ont rien perdu aux grandeurs de ce modèle accompli de tout ce qu'il y a de beau et de charmant.

MAITRE ET VALET.

Je me souviens encore du premier dîner que je fis à Londres; j'eus certes le temps d'entendre et de voir, ignorant de la langue que parlaient les convives, et goûtant avec précautions de leurs mets favoris. Mon rôle fut un rôle passif une grande partie du repas, et ce ne fut qu'au second service, quand se montrèrent le bel esprit et les vins de France, si joyeusement annoncés par le fracas et la mousse pétillante, que je commençai à devenir à peu près un homme, un homme à jeun... avec des gens qui ont fort bien dîné.

Voici mon étonnement, et je vous le donne ici, non pas comme une histoire amusante, mais comme étude des mœurs anglaises; vous ferez de mon histoire ce que vous voudrez, et ce sera plus d'honneur qu'elle ne vaut.

Donc (vous voyez que ce commencement se ressent de mon embarras), j'étais assis à côté d'un gentilhomme anglais, très-poli, très-grand buveur et fort communicatif pour un Anglais chez lui, dans son île, sous sa charte anglaise, propriétaire, électeur, éligible, élu; celui-là était membre de la Chambre des communes. Il était très-honoré de toute l'assemblée; on écoutait ses moindres paroles avec déférence: évidemment c'était un homme considérable, un homme hospitalier; sitôt qu'il eut essuyé le premier feu de la conversation et qu'il y eut répondu pour sa part, il finit par m'apercevoir: alors il me parla en français, et me fit verser le premier verre de vin de Champagne, si bien que nous fûmes tout de suite une paire d'amis.

En général, on ne rend pas assez justice au vin de Champagne. On le boit à longs traits, il est aussitôt oublié qu'il est bu. On le dépense à la façon d'un peu d'esprit que l'on aurait, au hasard et à tout propos. C'est surtout lorsqu'on a quitté Paris que l'on comprend bien la grâce et les divers mérites de ce cher compagnon célébré par tous les poëtes. Paris est sa vraie patrie; il s'y plaît, il y est à l'aise et dans toute sa joie et toute sa puissance; il aime les jeunes gens de Paris, les femmes de Paris, les nuits de Paris. Telle femme attend ce joli vin pour être aimable, et telle autre pour être belle; il se mêle à leurs larmes d'amour, il donne le courage du duel et le courage du jeu, tous les courages secondaires. C'est lui qui dompte les chevaux rebelles, qui conduit les frêles tilburys au bois de Boulogne; il est la vie et le mouvement de nos boulevards; sitôt que le soir est venu, il se dandine aux Champs-Élysées. Il parle, on l'écoute; il appelle, on lui répond. Fugitive espérance, orgueil d'une heure et rêve d'un instant!

Hors de Paris, ce roi des bons vivants est à peine un exilé qui se souvient de ses belles heures, mais il s'en souvient à de rares intervalles, et tout de suite il retombe en sa tristesse, songeant à la patrie absente. Que voulez-vous, hélas! qu'il devienne, à plein verre et débouché par des mains inhabiles? Comment rire en ce verre épais? Ce n'est pas un vin de province, c'est un vin de Paris. Laissez à la province le vin de Mâcon, noble et franc, libéral et frondeur, ennemi du sous-préfet et du maire; le vin du Rhin, qui porte des moustaches et des éperons, véritable soldat toujours prêt à dégainer; laissez à la province (elle ne s'en fâchera pas) le vin de Bordeaux, limpide et clair comme l'eau des sources sacrées; mais le vin d'Aï, par Voltaire! il est l'enfant parisien, c'est la joie parisienne. Il aime, il devine, il reconnaît le Parisien «comme je reconnais la signature de mon père quand il m'envoie de l'argent», disait un Champenois de mes amis.

Que de longues et douces étreintes! que de paroles d'amour! que de bonheur de se revoir! que de promesses de ne jamais se quitter! Le vin de Champagne! il est notre heureux truchement dans les déserts de l'Afrique; il est notre consul actif et dévoué en Orient, notre pavillon protecteur dans le vaste océan, notre riche et puissant ambassadeur dans les hautes nations. Je me sentis donc très-disposé à cette naturalisation anglaise, ou, si vous aimez mieux, tous ces messieurs se reconnurent Français, quand ce pétillement joyeux apparut escorté par le bouchon qui saute, comme une grande dame est escortée par son coureur.

A ce moment-là nous fûmes tous compatriotes, chacun but et parla en français; je fus le roi du festin. Vous raconter ce qui se dit alors, je ne saurais; d'ailleurs, ce n'est pas là mon histoire; il faut attendre, pour que mon histoire arrive, que la plupart de ces gentilshommes se retirent et que nous restions seuls à table, occupés à boire, le gentilhomme anglais, moi et toi, mon cher et digne Hawtrey, que cette scène digne de Sterne a fait pleurer.

Nous étions donc tous les trois buvant à petits traits dans de longs verres, et tenant de très-sérieux discours sur toutes choses frivoles, le jeu, l'amour, les chevaux, les femmes, la politique, et enfin les deux héros poétiques de la France et de l'Angleterre: Shakespeare et Jean-Jacques Rousseau. Vous remarquerez qu'il n'y a pas un Anglais qui ne parle de Jean-Jacques, pas un Français qui ne s'entretienne de Shakespeare. Quel que soit le cours d'une conversation entre Anglais et Français, il faut toujours qu'elle arrive invariablement à ces deux hommes. Cela tient à ce que nos voisins ont accueilli Jean-Jacques Rousseau persécuté, et que, nous autres, nous nous sommes tout récemment soumis à Shakespeare... un demi-dieu! Nous lui avons présenté notre épée par la poignée. Ainsi, nécessairement, nous avons parlé de Shakespeare et de Jean-Jacques Rousseau ce soir-là.

Je ne sais comment, ni pourquoi, je vins à dire à notre Anglais, qui les comparait l'un à l'autre avec beaucoup d'esprit, et qui trouvait plus d'une affinité entre ces deux génies sauvages qui éclatent et se manifestent au dehors par la pensée et par l'éloquence, comme fait un volcan: «Ajoutez ceci à votre portrait, lui dis-je, ils ont été tous les deux les humbles serviteurs de leurs maîtres: Shakespeare a tenu les chevaux à la porte des théâtres, Jean-Jacques Rousseau a servi à table chez un grand seigneur.» Je dis cela comme une chose de publique autorité.

Mais jugez de ma surprise! A peine eus-je achevé cette malencontreuse proposition, que je vois la figure de notre Anglais pâlir tout à coup et devenir horriblement blême et triste, de joyeuse et rubiconde qu'elle était. Je crus d'abord que le digne homme venait d'éprouver les atteintes d'un mal subit, et je me préparais à lui porter secours, quand tout à coup il se leva de table en sanglotant; puis, d'un geste, il renvoya le valet qui nous servait. Quand il eut versé deux ou trois de ces grosses larmes honnêtes qui sortent de l'âme et qui font tant de peine à voir:

—Mon Dieu! s'écria-t-il, mon Dieu! que vous m'avez fait de peine sans le vouloir, monsieur!

En même temps il reprit sa place à table; il appuya son front sur sa main gauche; de sa main droite il se livrait à un mouvement convulsif par-dessus son épaule, comme s'il voulait en arracher je ne sais quoi.

Nous étions là tous les deux, le regardant bouche béante, Hawtrey, immobile et ne songeant pas à s'expliquer ce spleen subit, sinon par l'ivresse, et moi, avec notre malheureuse littérature de bagne et d'échafaud, m'attendant à trouver un de ces êtres flétris par les lois, comme on dit, que la société rejette de son sein, dont les romans abondent, qu'on voit partout sur nos théâtres, et que dans le monde on ne rencontre nulle part.

Que sait-on! J'allais peut-être entrevoir une chose que je n'ai jamais vue, un galérien en chair et en os!

Mon soupçon, littéraire et dramatique, prit bientôt une grande consistance, quand j'entendis l'honnête gentleman s'écrier en portant un regard effaré sur son épaule:

—Ne voyez-vous rien? Ne voyez-vous rien? messieurs?

Et son geste convulsif allait toujours.

Hawtrey lui répondit qu'il ne voyait sur les épaules de Son Honneur qu'un très-bel habit de très-beau drap. Moi, silencieux, je pensais tout simplement que le gentilhomme s'était trompé, et qu'il avait voulu dire:—Ne voyez-vous rien sous mon habit? et non pas sur mon habit. Je me croyais très-habile en ceci: il y a des moments où l'on pousse la bêtise jusqu'à la cruauté.

Cependant le gentilhomme insistait: «Ne voyez-vous rien sur mon habit? Ne voyez-vous pas cette maudite aiguillette?» Et tout à coup, remarquant mon étonnement, désappointé que j'étais, de chercher une simple aiguillette sur une épaule que je croyais marquée au fer chaud.

—Oui, dit-il en serrant les poings, oui, j'ai porté l'aiguillette; j'ai servi à table; je suis un valet, indigne d'être assis à vos côtés; donnez-moi une place derrière vos siéges, messieurs, et permettez-moi de vous servir!

Hawtrey prit pitié de ce digne gentilhomme, et lui adressa de consolantes paroles. Moi, j'avais un bien mauvais cœur ce soir-là (ce n'est pas pourtant ma coutume!), je me disais que pour l'intérêt du drame, si l'aiguillette était un acteur moins héroïque, il était plus inattendu et plus nouveau, et je me demandais ce que le drame allait devenir.

Alors commença un vrai drame: éloquence, colère, larmes, pitié, rires aussi, rien n'y manquait; c'était un drame à la Shakespeare, et qu'il n'eût pas laissé échapper, j'en suis sûr, s'il eût entendu cet homme, avec tant de regrets, nous traîner dans toutes les angoisses de cette condition que je lui avais rappelée avec tant d'innocence et si peu d'à-propos!

Tout ce qu'il nous dit ne pourrait se redire; il le disait avec tant d'éloquence et de douleur.

—J'en conviens, messieurs, j'ai porté la livrée; et je sens encore à mon épaule innocente l'aiguillette fatale que n'ont porté ni Jean-Jacques Rousseau ni Shakespeare; hélas! je sais trop quel est ce supplice d'avoir son âme attachée au bout d'une sonnette! Vous êtes tout seul dans l'antichambre à rêver, la sonnette à l'instant vous réveille en sursaut. La sonnette est un tyran. J'ai été l'objet de ses moindres caprices, l'instrument de ses moindres passions...

Disant ces mots, il restait abîmé dans sa douleur. Nous voulûmes le consoler; mais lui, reprenant cette conversation souvent interrompue:—Ah! disait-il, me consoler! cela est impossible; oublier le passé, je ne saurais. Mes membres se sont pliés à la livrée, ils en conservent l'empreinte. L'aiguillette pèse incessamment sur mon épaule, ma tête est presque toujours découverte, je ne sais pas tendre amicalement la main aux gens que je salue. Quand je monte en voiture, le pied me brûle, et dans ma maison, parmi mes nombreux domestiques, s'il faut implorer un service, je n'ose pas et j'hésite. Je suis maudit. Une tache ineffaçable est à mon front!

Il se frappait la tête avec fureur.

Alors Hawtrey, qui est un puritain, un homme de la vieille Église, voyant que cette puérile affliction n'avait pas de terme, se mit en colère et s'emporta en chrétien contre l'orgueil de cet homme qui ne pouvait pas oublier son ancienne condition, et se traitait plus mal, pour avoir habité une antichambre, que s'il eût fait un voyage à Botany-Bay.

—Cela est très-mal et très-peu chrétien, et très-peu digne d'un homme raisonnable, monsieur, je vous le dis franchement.

Le gentilhomme se prit à sourire, en levant cette épaule qui le faisait tant souffrir.

—Voilà ce que je me dis tous les jours, ce sont de vaines paroles. Croyez-moi, j'ai fait tous mes efforts pour surmonter ce malheur puéril. Vains efforts! quand je me suis bien raisonné tout le jour, quand je me suis bien répété que tous les hommes sont égaux dans l'Église et dans le royaume, la nuit arrive. Alors le frisson me reprend. Je me mets au lit en tremblant, et je m'endors. Mon sommeil est horrible. A peine endormi, je recommence mon métier d'autrefois. J'étais maître, et je suis valet maintenant. Que de tortures! grand Dieu! que de petites douleurs plus cruelles mille fois que les grandes douleurs! C'est un rêve empreint de domesticité. Je loge dans les combles de la maison. Dès le matin, je me lève pour panser mes chevaux. L'animal bondit sous ma main; je le frotte et je le pare, et dans sa robe luisante, je vois mon visage encore tout pâli par les veilles. A peine ce cheval vicieux est pansé, j'entends le maître qui sonne... Et bientôt le voilà sur le cheval que j'ai rendu si beau. Il va, je le suis. Il s'arrête et je me tiens à distance. Il parle et j'écoute. Il dîne avec ses amis, et moi, debout, j'entends leurs éclats de rire et j'attends leur bon plaisir. Le même rêve ainsi m'obsède toutes les nuits, toutes les nuits j'endosse la même livrée. Je suis un laquais, vingt-quatre heures sur quarante-huit.

Et quand, après ce pénible sommeil, je me réveille enfin; quand je me retrouve au lit du maître, et dans sa chambre, éveillé que je suis, je tremble de voir arriver quelqu'un qui me chasse; il me faut une heure au moins avant de m'habituer chaque matin à ma position nouvelle, avant d'appeler mon valet de chambre! Il m'attend; il a peut-être rêvé, la nuit, qu'il était le maître: il est plus heureux que moi.

—Monsieur, me dit-il encore, écoutez une histoire horrible. Sans doute vous êtes comme moi, monsieur, et vous ne trouvez rien de plus doux au monde que d'aimer une belle femme qui vous aime, de boire un vin qui vous plaît, de tenir, une épée à la main, sur six pieds de gazon, un homme armé d'une épée, un homme que vous haïssez. Cela est heureux? On se sent vivre. Eh bien, la semaine passée, j'ai rêvé que, moi, je servais à table mon rival et ma maîtresse. Pendant deux longues heures j'ai fait mon service, obéissant à leurs moindres gestes, écoutant leurs moindres propos, comprenant leurs moindres signes! Malédiction, malédiction! ils se gênaient si peu devant moi! Ils me comptaient pour si peu! Ils se livraient à leur fête comme s'ils avaient été seuls!

Je les servais! Mon cœur battait à outrance. Ils se retournaient comme s'ils avaient été inquiétés du bruit que faisait mon cœur. Ma gorge était desséchée... Ils me demandaient à boire, et je leur versais à boire! A la fin de ce repas maudit, quand je voulus me venger et demander raison de son outrage, à l'homme qui m'outrageait, il me demanda son épée et me fit signe de l'accompagner; du même pas, il fut se battre avec un autre que moi, et je restai là, tranquille spectateur... J'étais un domestique! Je n'étais pas un homme! Ah! voilà pourtant les nuits que je passe, et voilà mes rêves, voilà ma vie! Et le jour, je vis à peine; le jour, pendant lequel je suis maître, je pense à la nuit qui va venir. Si je donne, honteux de moi-même, le bras à ma femme,—avant peu, quand je serai son valet,—elle va me traiter comme un chien, tant elle est insolente et cruelle pour ses gens! Mes amis les plus sincères, je les hais, parce que je sais qu'à la nuit tombante ils me feront porter un habit galonné, qu'ils me donneront des ordres, et qu'il n'y aura plus devant moi un seul de ces hommes si parés qui songe à cacher ses laideurs. Voilà encore un des malheurs de notre condition, à nous autres laquais: nous voyons l'humanité dans ce qu'elle a de plus vil et de plus abject. Nous savons à point nommé, quand nos maîtres manquent d'argent ou de courage; nous savons quand ils pleurent; nous connaissons leurs maladies les plus cachées; nous mettons le doigt sur leurs plaies les plus secrètes; ils ne se gênent pas avec nous: pourquoi voudriez-vous qu'ils fussent des hommes pour nous? nous ne sommes pas des hommes pour eux.

Malheureux que je suis, je méprise et je hais les hommes pour les avoir vus dans toute leur nudité.

Ainsi parla ce malheureux fantaisiste... avec une éloquence incomparable et que rien ne peut rendre. Au milieu de toute cette colère, il eut des aperçus très-fins et très-ingénieux qui me frappèrent, et qui m'échappent, comme ces beaux airs du grand Opéra, dont on se souvient, sans pouvoir en chanter une note.

Cependant l'heure était fort avancée; à minuit, notre gentilhomme se leva en sursaut:

—Voici l'heure où je redeviens laquais, nous dit-il.

Il sonna. Un des valets de la maison entra dans l'appartement.

—Voulez-vous, lui dit-il très-poliment, faire avancer ma voiture, s'il vous plaît?

Il sortit en nous faisant un profond salut.

Restés seuls, Hawtrey et moi, nous entendîmes le carrosse armoirié qui s'éloignait.

—Ceci est étrange! dit Hawtrey. Voici un sentiment singulier et tout nouveau qui se révèle à nous mal à propos. C'est un mélange bizarre de folie et de raison que je ne saurais définir, mais bien singulier. Qu'en penses-tu?

—Je pense, lui dis-je, puisque nous avons parlé de Jean-Jacques Rousseau, que voilà un homme qui dérange singulièrement les plus belles pages qu'ait écrites Jean-Jacques Rousseau, son admirable déclaration sur le remords.

LA VALLÉE DE BIÈVRE.

C'est notre berceau, cette vallée! Elle fut découverte, un jour de printemps, par le plus sage et le plus heureux de tous les hommes, M. Bertin l'aîné, notre père. Il avait planté ces vieux arbres, il avait creusé ces pièces d'eau semblables à des lacs d'argent! Il nous abritait, chaque année, de ces doux ombrages dont il était le dieu visible. Ah! le brave homme et le libre esprit! Qu'il aimait les belles choses! qu'il aimait les jeunes gens! qu'il aimait le vrai mérite et le talent!

Nous étions quatre amis dans la vallée de Bièvre: la vallée est entourée de bois et de prairies, les eaux sont penchées sous les arbres penchés, le soleil jette en rayons brisés, sur ces arbres, sur ces eaux, sur ce gazon, une lumière élyséenne: on n'entend aucun bruit de la ville, aucune voix des hommes, aucune passion mauvaise; la vie ici va toute seule, et la plus grande agitation qui se rencontre en ces beaux lieux, c'est le mouvement du lac légèrement effleuré par l'aile de l'hirondelle qui jette à l'azur son cri de joie. Espace! enchantements! jeunesse! Il y avait, en cet Élysée, un poëte de vingt-huit ans qui s'appelait Victor Hugo, entouré de ses quatre enfants.

A cette heure enchantée, on n'entendait que le merle et le pinson, le linot et la mésange; chacun de nous se taisait, jouissant de sa béatitude à pleine âme, et regardant parfois si Paris ne venait pas nous chercher, là où nous étions si bien, et si tremblants d'être dérangés.

Il y a des pressentiments qui ne trompent pas: au plus fort de notre recueillement, quelqu'un vint de Paris, ou plutôt tout Paris nous vint dans la voiture de quelqu'un: un de ces premiers venus très-aimables sur le boulevard de Gand, au foyer de l'Opéra, un des héros du Paris futile, traîné par un beau cheval; jeune homme d'une gaieté toute parisienne, très-bon jeune homme au fond, spirituel, obligeant, affable, amusant, élégant dans ses manières et dans son langage, d'une grande fortune et d'un beau nom, ce qui ne gâte jamais rien, même dans les pays les plus constitutionnels, un homme, en un mot, parfait, mais parfait à Paris... hors de Paris, insipide, ennuyeux, un véritable animal hors de son élément, qui marche et parle au hasard, sans savoir ce qu'il dit un être insupportable, aussi déplacé dans notre belle vallée que tu le serais toi-même, ami Renaud, si tu quittais les légumes de ton jardin et Marguerite ta ménagère, pour t'asseoir sur le sofa de mademoiselle Taglioni.

Nous autres qui étions là, humant l'air et le soleil, et l'ombre, et tout ce que l'homme infini peut saisir par les sens, par l'ouïe, et par tous les pores, nous fûmes réveillés, en sursaut, par le bruit de la grille qui tournait sur ses gonds, par les pas du cheval qui arrivait au galop: nous nous sentîmes pris comme dans un filet, et ce fut alors qui de nous tournerait la tête le dernier, pour savoir comment s'appelait cette oisiveté parisienne, cet habit noir qui nous arrivait, justement, avant le déjeuner.

Notre oisif, notre Parisien, vint à nous d'un air très-occupé, et, nous voyant silencieux et béants, couchés sur la terre en toutes sortes d'attitudes, il s'imagina que nous étions dans un moment d'ennui, et ce fut là notre plus grand malheur; il voulut à toute force nous distraire, et se monta tout de suite au ton de la plus ennuyeuse gaieté.

—Bonjour, Arthur, dit-il, bonjour Antoine; bonjour Gabriel; bonjour, messieurs; bonjour à vous tous; vous avez de singulières figures: on vous prendrait pour des idylles du temps de M. de Florian. Ma foi! vous avez raison! Au bout du fossé... il n'y a que le boulevard des Italiens! C'est joli le jardin, mais la ville!

»A la ville, on va, on vient, on s'éclabousse, on se parle, on se coudoie, on se heurte, on a toujours quelque chose à dire, à voir, à faire. Est-on fatigué? l'on prend une chaise sur le boulevard, et l'on voit passer le monde; chevaux, femmes, tableaux, livres, politique, argent, tout nous distrait! tout cela c'est... vivre. Or, on vit très-vite à la ville: chaque journée de vingt-quatre heures en a cinq bien comptées. En dernier résultat, tout vous sert de spectacle et de maintien, la Bourse et le palais de justice.» En disant ces mots, il fut s'asseoir sur un banc au pied duquel nous étions tous couchés, de sorte qu'il nous parla de haut en bas, ce qui est la plus malséante position que je sache pour un conteur.

Comme, en résultat, notre ennuyeux dans la vallée est à Paris un homme amusant, serviable, et que nous aimons tous, nous fûmes honteux, notre premier moment d'humeur étant passé, non pas de l'avoir mal reçu, mais d'avoir eu l'intention de le mal recevoir. Chacun de nous s'en voulut de ce fugitif moment d'égoïsme involontaire dont il eût été bien empêché de donner une raison plausible: aussi bien quand il nous eut dit bonjour à tous, chacun de nous se hâta de lui rendre un bonjour. Au silence qui régnait tout à l'heure sur la terrasse où nous étions, succéda une conversation presque générale, tant nous avions hâte de faire honneur au nouveau venu!

Il y a deux sortes de conversations (il y en a peut-être de plus de deux sortes), la causerie ardente, hors d'haleine, et que rien n'arrête, ou bien cette espèce de discours semblable au feu de sarment qui pétille et s'éteint dès les premières étincelles. C'est ainsi que commença notre conversation: nous voulions faire une politesse au nouveau venu, et rien de plus; quoique réunis, nous étions amoureux de silence... Il n'y a rien de plus doux! Le silence est aussi nécessaire au milieu des champs que l'air, l'ombre et le bruit des saules au-dessus de nos têtes. Ainsi les premières paroles étant échangées, il nous semblait que nous allions nous taire; mais ce n'était pas le compte de notre Parisien: il arrivait tout gonflé d'anecdotes, bourré d'histoires de toutes sortes; il en était confit, il en était truffé, il en avait une de ces indigestions contagieuses. Il fit donc avec nous le rouet pendant une heure: à la fin, le voyant obstiné à raconter toujours, nous prîmes un parti désespéré, nous résolûmes de ne pas nous laisser assassiner d'histoires, sans répondre à l'historien par d'autres histoires, et, par ma foi, puisque nous étions réveillés d'une manière odieuse, nous nous mîmes à torturer notre conteur à notre tour. Arthur, le premier, provoqua Gabriel.

—A propos de soirée, dis-nous, Gabriel, ton aventure de jeudi passé à cet élégant troisième étage où tu nous conduisis avec un air si réservé.

—Bon! répondit Gabriel, tu étais à ce bal aussi bien que moi, et tu sais ce qui s'y est passé.

—Là, là! tu vois de bien plus belles choses que moi, Gabriel. Moi, j'arrive au bal en inspiré, en vrai hasard: à peine entré, je ne sais quel enivrement s'empare à la fois de ma tête et de mon cœur. Le frôlement de la valse et les cris aigus de ces souliers de satin m'agacent les nerfs comme le son d'un harmonica. Je suis étourdi par le bal, je n'y vois rien; c'est un nuage de toutes les couleurs, un murmure de tous les bruits, un enchantement qui touche à tous les extrêmes. Je ne vois ni n'entends, je ne marche pas, je suis porté, je rêve. Or, toi, c'est bien différent, mon fils: tu observes, tu écoutes, tu regardes, tu es de sang-froid! Dans ce salon aux tièdes effluves, tu te caches sous quelque tableau de ton choix, vis-à-vis le reflet d'une glace, et te voilà le roi de la fête! Toutes ces femmes parées, c'est pour toi qu'elles sont parées; c'est pour toi ce bouquet de fleurs, ce regard baissé! Les sourires, tu les devines, les ambitions, tu les comprends! Tu sais les mystères de ces cœurs volages! C'est toi vraiment qui assistais en esprit à la fête de l'autre soir!

Gabriel, à ce discours: A quelle heure es-tu sorti de ce bal?—Je ne sais pas, dit Arthur; mais il était grand matin quand je l'ai quitté. Les heures s'envolaient dans leur costume de danseuse; une de ces belles heures, surprise par l'aurore: Ramenez-moi, m'a-t-elle dit, à ma voiture! Et je l'ai ramenée; et elle m'a dit adieu avec un sourire; et c'est là tout ce que je sais de ce bal.

—Vraiment! dit Gabriel, je te félicite de tomber toujours sur des heures qui ont leur équipage à la porte; pour toi, Apollon est un dieu complaisant qui ne craint pas de faire attendre un cocher de fiacre. Je suis moins heureux que toi, je tombe souvent sur des heures qui vont à pied; et le soir même dont tu me parles, j'en ai reconduit une à travers les rues de Paris.

A mesure que nos deux jeunes gens racontaient leur histoire, notre Parisien redoublait d'attention. Évidemment, il s'engluait dans l'intérêt du récit d'Arthur et de Gabriel.

—Et comment donc avez-vous reconduit chez elle cette belle heure, le matin dont vous parlez?

—Mais, dit Gabriel, la chose est toute simple: le matin venu, j'allais partir, quand je vis la dame italienne avec laquelle tu as dansé, qui s'enveloppait de son manteau. C'était une belle et grande personne aux yeux noirs; vive et résolue, elle descendit les trois étages et se mit à marcher à grands pas dans la rue. Et moi, la voyant seule, je lui offris mon bras sans rien dire; et elle l'accepta sans rien dire, et voilà tout.

—C'est étrange! dit le Parisien.

La conversation tomba. Cette fois nous espérions que le silence allait durer une heure, et déjà nous nous blottissions sous ce bon silence comme on se tapit dans un bosquet d'aubépines; mais ce n'était pas le compte de notre Parisien.

Notre Parisien voulait parler à toute force; il croyait qu'il était de son honneur et de sa politesse de parler: raconter des histoires était un devoir auquel il ne pouvait manquer; et malgré l'admirable retenue de nos amis pour arriver à une conclusion silencieuse, il reprit la conversation:

—Savez-vous, messieurs, que le marquis de Nhérac est mort?

Profond silence. Alors le Parisien, baissant la tête, nous regarda l'un après l'autre; son regard plus encore que sa question demandait une réponse.

—Quel marquis de Nhérac? demanda Moncalm.

En voyant Moncalm sortir de derrière son chêne, lui dont personne ne soupçonnait la présence en ce lieu, j'admirai son imprudence et sa politesse... Ajoutons que c'était un peu plus que la curiosité qui tirait Moncalm de son repos.

Moncalm était un grand amateur de livres. C'est lui qui vendit une ferme pour se présenter convenablement à la vente du fameux marquis de Châteaugiron.

—Le marquis de Nhérac, reprit-il, ne s'appelle-t-il pas Nhérac-Montorgueil? Et si c'est lui qui est mort, que devient sa bibliothèque, et qu'a-t-on fait de son bel exemplaire in-4o d'Isaïe le Triste, aux armes de M. de Thou?

L'intervention de Moncalm, et sa question faite d'un ton sérieux, déjoua tous nos projets: nous entrions, malgré nous, dans ces désespérantes conversations de la ville que nous voulions éviter. La conversation allait commencer pour tout de bon entre Moncalm et le Parisien, si je n'étais pas intervenu:

—Vous avez raison, Moncalm, c'est vraiment le marquis de Nhérac-Montorgueil qui est mort, ce petit vieillard avec lequel nous avons passé de si délicieux moments chez Sylvestre, un homme estimé de Crozet, à qui Thouvenin ne faisait pas attendre ses reliures plus de dix-huit mois.

—Et qu'est devenu son exemplaire d'Isaïe le Triste? demandait toujours Moncalm.

—Il est entre les mains de ses héritiers, probablement, lui dis-je: et je crus que la conversation s'arrêtait là.

Mais ce damné Moncalm, une fois à cheval sur son dada, rien ne l'arrête. Et puis le moyen d'empêcher Moncalm de répondre au Parisien, le Parisien d'interroger Moncalm?

Cependant, il y eut un moment de silence qui dura bien cinq minutes, pendant lequel nous fûmes entre la vie et la mort de la conversation, espérant bien que ces deux messieurs se tairaient.

Vains efforts! vain espoir! Après ces deux belles minutes de silence, au moment où tous les yeux se portaient mollement sur tous les points de l'admirable vallée:

—Ah! le singulier corps, ce marquis de Nhérac-Montorgueil, reprit Moncalm.

Il n'en fallut pas davantage pour réveiller le Parisien; rien de ce qu'il avait sous les yeux, les saules qui se balancent au gré du vent, les platanes qui poussent, la maison blanche et qui fait un si délicieux point de vue, avec son portique de quatre colonnes, les aqueducs de Buc tout au loin, qui se cachent à demi sous les peupliers jaloux, rien ne put retenir une nouvelle question du Parisien, placée sur ses lèvres comme un pot de fleurs, sur les fenêtres d'une grisette, sans garde-fous.

—Vous avez donc beaucoup connu le marquis de Nhérac-Montorgueil? demanda le Parisien.

—Si je l'ai connu! reprit l'autre; il n'y a pas trois semaines encore, nous étions, lui et moi, chez Silvestre, à la vente Duriez. Vint le marquis après la Théologie, et je lui fis place. Il est riche; il s'y connaît, il achetait d'un ton ferme et sans balancer les plus belles choses; moi, cependant, triste et pensif, je voyais les plus beaux incunables passer devant moi et s'en aller dans les mains des profanes: mon cœur se brisait, je n'avais jamais été si humilié de ma malheureuse pauvreté.

»—Qu'avez-vous? me dit le marquis. Vous n'achetez pas ces Lettres Provinciales, Moncalm? Peste, un in-4o, la première édition dans sa reliure janséniste... C'est un beau livre, et qui vous convient parfaitement.

»Je ne répondis que par un profond soupir.

»—Vous êtes malade, Moncalm? me dit le marquis, donnez-moi le bras, et sortons. Il sortit, non sans donner ses ordres au libraire chargé de la vente, et quand nous fûmes dans la rue des Bons-Enfants:—Voyons, me dit-il, qu'avez-vous?

»—Hélas! je n'ai pas d'argent, lui dis-je, et cette vente me tue! On ne reverra pas de sitôt ces livres qui s'en vont je ne sais où.

»—N'est-ce que cela? Voulez-vous cinquante mille francs? reprit le marquis.

—Et vous avez pris les cinquante mille francs? demanda le Parisien.

—Monsieur, dit Moncalm, je n'ai jamais emprunté l'argent que je ne pouvais pas rendre; seulement, j'ai dit au marquis:—Prêtez-moi votre exemplaire d'Isaïe le Triste, s'il vous plaît.

—Je suis sûr, lui dis-je après dix minutes, que le marquis ne vous a pas prêté Isaïe le Triste.

—Vous avez deviné juste, me dit Moncalm; il voulait me donner cinquante mille francs, il n'a pas voulu me prêter son livre. Ah! le digne homme!

La saillie de Moncalm nous fit rire; et maintenant que ce damné Parisien avait changé l'allure de notre esprit, nous sortîmes de notre recueillement sans trop nous plaindre, et nous fîmes le tour du beau parc, mollement tapissé de mousse. Alors, marchant et courant dans les bosquets, dans le bateau, sur le rivage, dans l'île, en parlant jeunes femmes et vieux livres, nous trouvâmes que le Parisien était un bon vivant. Mais à minuit, quand chacun de nous fut rentré dans sa chambre, chacun regretta son bon silence et sa tranquille contemplation de tous les jours; ce jour-là nous fûmes bien persuadés d'une vérité dont on n'est pas assez convaincu, à savoir, que de tous les contes fantastiques et non fantastiques, le silence est le plus difficile à faire... et le plus difficile à raconter.

LE HAUT-DE-CHAUSSES.

Le seul endroit de Versailles où l'on boive honnêtement de bon vin, même en comptant le palais du roi notre sire, c'est le cabaret des Deux Cigognes. Il est vrai qu'il est situé à l'extrémité de la ville, fort éloigné de ce château en tuile rouge et de ces belles allées où se promène madame de Montespan; mais c'est un joyeux cabaret. En été, il est protégé par un large tilleul dont les fleurs tombent par intervalle sur les tables en pierre; en hiver, il est chauffé par un poêle aux larges bords, autour duquel se réunissent les mousquetaires et MM. les gardes du corps du roi, plus amoureux de bon vin et de gais propos que de gloire et de tapage. Oui-dà, tout est dit quand on a dit: les Deux Cigognes, et je vivrais mille ans que je les aurais toujours devant les yeux; oiseaux plus unis que les frères d'Hélène, s'envolant du même vol, flanc contre flanc, à la tête blanche, au long bec; oiseaux hospitaliers dont la queue était cachée par le bouchon du cabaret qui flottait au moindre vent.

Un jour que ma femme, et vraiment elle était fort jolie, elle portait de vastes paniers, de blanches dentelles, un chignon relevé avec des épingles d'or, et ça vous avait un petit pied que M. le surintendant général avait daigné remarquer quand ma femme n'avait que douze ans; un jour donc que ma femme avait été présenter, après la messe, un placet à Sa Majesté Louis XIV en personne, relativement aux affaires du régiment de monsieur son père, mon beau-père à moi, feu M. le baron de Saint-Romans, tué en duel sous le cardinal, vis-à-vis Notre-Dame des Champs, j'étais allé attendre le résultat de cette audience au cabaret des Deux Cigognes.

J'étais là depuis deux heures environ, aussi heureux que peut l'être un honnête bourgeois qui boit du vin de Mâcon, qui respire un air plein d'ambroisie, et qui attend patiemment sa femme attifée à la mode nouvelle; j'avais épuisé tous les sujets récréatifs de cette belle ville; j'avais vu passer la maison de Monsieur, vert et or, la maison du grand Condé, toute jaune, et madame de Maintenon avec ses deux jeunes élèves, enfants charmants qui promettaient d'être de jolis princes, qui saluaient de droite et de gauche; enfin monseigneur de Louvois, qui venait de commander une belle dragonnade; j'avais même aperçu M. de Condom, une grande croix violette sur la poitrine, et M. Despréaux en habit neuf: tout ce bruit, ces laquais, cette foule en habits brodés, faisaient de Versailles un paradis sur la terre. O malheureux que je suis (me disais-je), et que viens-tu faire en ce tumulte? Eh! messieurs, vous qui allez à la cour, renvoyez-moi donc ma femme, s'il vous plaît.

Vous savez peut-être à quelles rêveries s'abandonne un buveur qui boit seul? La machine de Marly obéit moins rapide, que le verre au buveur. On est là comme une plante en plein midi: la plante est penchée, elle souffre; arrive le jardinier qui l'arrose et lui rend quelque vigueur: s'il l'arrose encore et toujours, la plante à la fin succombe sous cette bienheureuse fraîcheur. Je vous prie, au reste, de ne pas vous étonner de cette comparaison poétique; je l'ai entendue sortir de la bouche même du célèbre M. de Bachaumont, un jour que j'eus l'honneur de dîner avec lui.

J'étais donc entre l'être et le non être de l'ivrognerie, et déjà les premiers arbres de la grande route se mettaient à défiler devant moi une belle parade, avec leurs têtes rondes et poudrées comme des têtes de chambellans. Il me plaît ce sabbat champêtre; les sapins élancés se mêlent aux chênes revêtus de chèvrefeuille, les ormes habillés de lierre renversent les bois taillés en pyramides, pendant que le saule apparaît en dessous de l'onde comme un clair miroir d'argent... Confusion des confusions: le sabbat commençait fort bien, quand dans ce miroir d'argent j'aperçus un homme.—Ah! ventrebleu! corbleu! sacrebleu! disait-il; et je vous prie de croire qu'il disait mieux que ventrebleu... Garçon! une veste, un haut-de-chausses!... Ah! malheur! ah! damnation! que je souffre! Oh! que je suis meurtri! Je brûle comme la pucelle Jeanne!... Au secours, garçon! un haut-de-chausses! Au diable si je ne vous traite pas comme des Anglais! Corbleu! Ventrebleu! Sacrebleu!

Disant ces mots, l'homme exaspéré se jetait sur un banc de pierre. Ah! malheur! damnation! dit-il en se relevant comme un pantin mécanique. En même temps, il tira son sabre, et déchirant les aiguillettes de son haut-de-chausses, il l'envoya à dix pas de là. Le haut-de-chausses, en tombant, tomba tout roide; on aurait dit un homme sans tête et sans jambes. Puis il ôta sa veste qui fut rejoindre le haut-de-chausses. La sueur ruisselait de tout le corps de ce pauvre homme: ses cuisses et ses bras étaient rouges comme du sang; une écrevisse n'est pas plus rouge en sortant de l'eau bouillante... De sorte que l'homme en question resta planté là, en chemise, devant moi, dans une espèce d'affaissement satisfait qui lui donnait le plus extraordinaire de tous les airs.

Oh! vraiment, c'était une figure hardie, un visage tannée, un poil rude et roux, les membres d'un Hercule et le cou tors, un véritable brigand: il avait conservé sur sa tête un chapeau fin orné de belles plumes blanches et d'une cocarde brodée, le chapeau d'un noble officier du roi.

Il s'approcha de la table où j'étais, il prit brusquement un verre de mon vin et il but, il but tout d'un trait; il prit ensuite la bouteille et la vida! Cependant un attroupement assez nombreux se faisait au dehors; messeigneurs du gobelet et de la bouche, qui revenaient dans de grands fourgons chargés de viandes et de légumes, les femmes du voisinage, tout le faubourg fut bientôt à la porte des Cigognes, bouche béante, espérant voir un fou.

Alors, sans se soucier de son haut-de-chausses, de son habit et de ses épaulettes d'or, il emporta mon verre et son sabre; il traversa le salon du rez-de-chaussée sans que personne eût envie de rire, et par la main il me conduisit dans l'arrière-jardin, à une autre table.

—On est bien là, dit-il. Garçon, du vin! garçon, des habits et du vin; mais avant tout du vin!...

Puis, s'adressant à moi:

—Vous êtes un brave homme, bonjour!

Un garçon se présenta.

—Nous n'avons à vous offrir, monsieur, que des habits à moi, de pauvres habits de coton très-légers et qui seront peut-être un peu courts.

Il pensa embrasser le garçon.

—Oui, mon ami, des habits à toi, une culotte légère et fraîche, une veste dont les revers ne montent pas jusqu'aux blanc des yeux, et dont les basques n'inquiètent pas mes talons; un habit comme le tien, voilà ce qu'il me faut... En même temps il passait le pantalon de coutil, il mettait la veste à raies jaunes et vertes, gardant toujours son chapeau à plumes sur son front. Et quel soupir d'allégeance il poussait sous ce pampre enchanté.

—Voilà une pièce à votre genou gauche qui jure horriblement, lui dis-je en lui montrant le pantalon.

—Si monsieur voulait mettre un tablier tout blanc sur cette pièce, on ne l'apercevrait pas, dit le garçon.

—Non, pas de tablier! Je suis heureux, content; je suis bien: va chercher mes habits, mon garçon, je te les donne pour les tiens; prends garde surtout à la doublure, elle est en or massif la doublure, et tu pourras en acheter un cabaret à toi.

—Une culotte en or, monsieur!

—Oui, en or, me répondit-il; j'ai voulu une fois dans ma vie être habillé comme un grand seigneur; j'avais imaginé cette doublure pour me distinguer des autres courtisans qui mettent tout leur or en dehors; mais que j'ai souffert! mais que je suis tout en sang! O bienheureuse culotte! et il regardait amoureusement la pièce noire qui se détachait à son genou, sur un fond blanc.

Je lui servis à boire, et je remplis son verre jusqu'au bord; il vida son verre d'un seul trait.—Vous ne savez pas verser le vin dans un verre, me dit-il sérieusement. Remplir un verre est une grande action, sur ma parole; quand on a une bonne culotte et une bonne veste, il faut prendre ses aises, et vous y allez comme un fils de famille qui vient de dérober sa première bouteille à la cave paternelle.

A ces mots, il se posa d'aplomb sur son banc; il se plaça vis-à-vis de son verre et le coude appuyé sur la table, prit la bouteille de sa pleine main, puis il renversa lentement le petit vin qu'elle contenait. En même temps, un large sourire, un sourire de bon homme, un sourire de buveur, laissait entrevoir dans sa bouche deux larges rangées de dents blanches et bien faites, pendant que son œil de feu suivait dans le verre la liqueur vermeille.

—Entendez-vous ce son léger, disait-il, cette imperceptible musique aussi douce que le son du canon? Tin! tin! tin!... le son vibre à fond dans le cœur, le vin est plus souriant, l'écume est plus blanche... Tin! tin! Mon Dieu, la bonne culotte! Ah! mon Dieu, mon Dieu, que je suis heureux!

Puis il vidait son verre et reprenait ainsi:

—C'est une découverte que j'ai faite, une grande découverte: quand le temps est calme et que le vaisseau file ses dix nœuds, je m'amuse à interroger ma bouteille, ma harpe éolienne, mon téorbe, mon clavecin, mon violon, ma viole, tout mon orchestre, mon orchestre, ma fanfare; mon ami, mon bon ami!... Pardieu! la bonne enveloppe que j'ai là!

Il s'interrompait pour s'asseoir plus à l'aise; il reprenait sur le même ton:—Par le son, par l'odorat, je devine aussitôt quel vin je me verse; un généreux vin de Bourgogne est un général d'armée; il commande, on obéit. Le petit vin, le vin des Anglais, sur les bords de la Garonne a la voix claire de la première fillette que vous rencontrez, quand vous êtes resté deux ans à votre bord, et que vous trouvez le soir, au coin d'une rue de comédie, marchant légèrement et fredonnant un air nouveau; le vin de Champagne, oh! là, là! se démène en écumant comme une passion de tragédie hurlant des vers de douze pieds. Ne me parlez pas du vin des îles, muet comme un empoisonneur. Parlez-moi du vin qui vous parle et qui vous soutient, et vous couvre en pétillant de son écume... Ah! la bonne cotonnade, et le frais habit que voilà!

J'admirais, j'écoutais, je ne pensais plus à ma femme; honteux seulement de mon silence avec un si bon parleur.

—Et, à votre sens, monsieur, repris-je, assez heureux de ma question, quel langage trouvez-vous au punch?

—Oh! pour le punch!... en même temps, il portait sa main à ses lèvres... pour le punch!... Il passa son bras robuste au-dessus du cou, il me fit pencher la tête jusque sur la table, et, s'étant bien emparé de mon oreille, il murmura ces solennelles paroles:

—Pour le punch, aussi vrai que je suis un loyal marin, et que j'ai reçu le baptême sous la ligne, j'aime le punch comme j'aime l'odeur de la poudre. Le punch est un poëme à faire, plus difficile que tous ceux de mademoiselle Scudéri; le punch est un enfant qu'on met au monde; un esprit de feu, une âme légère qui folâtre, une fée; il est le produit des deux mondes, le lien des deux mondes; j'aime à le faire quand j'ai le temps... Mon Dieu, la bonne culotte et la bonne veste! que je suis heureux, mon Dieu!

»Cet esprit de feu est rempli de courage; mes marins et moi nous en avions bu, saturé de poudre, un certain jour que nous allions couler bas, et qu'en échange d'une méchante barque, nous donnâmes au roi de France un galion d'Espagne chargé des trésors de l'Amérique; de l'or, des piastres, des diamants, de la cannelle, du rhum. Vive le punch!»

Il remplit lentement son verre et, après s'être assuré de la qualité du vin:

—J'oubliais de vous dire, me dit-il, que, dans la cargaison que nous avions prise, il y avait encore du sucre et du café, un café parfumé qui vous monte au front comme une couronne, et qui vous fait découvrir une voile, à sept lieues en mer! Hourra! hourra! mes braves, aux voiles! pointez! silence! virez de bord! jetez le pont! montrez-vous, encore un de pris! Vive le roi.

Il agitait son chapeau, il était rayonnant, c'était plaisir de voir ce brave marin se promenant de long en large dans le jardin du cabaret, en veste et en pantalon de nankin. Je criai moi aussi: Vive le roi!

Après un instant d'enthousiasme, il revint s'asseoir auprès de moi.—Quel grand roi! mais aussi quel ennui dans son palais! Il fronça les sourcils, et il reprit: Buvons!

Je m'aperçus alors que sa main gauche était saignante et déchirée.—Qu'avez-vous donc là? lui demandai-je en souriant; une petite main a déchiré la vôtre! O le mauvais coup! les jolies femmes de Paris n'en font pas d'autres, depuis longtemps!

—Ce n'est pas une jolie femme, monsieur, qui m'a égratigné de cette sorte, c'est le chat du roi. C'est un beau chat, j'en conviens, gros comme moi; ce chat blanc se promène en collier d'or comme un hidalgo dans l'antichambre; j'aperçois le ministre qui le salue et le confesseur qui le salue, et chacun lui fait place! Bon! je n'avais rien à faire, je m'approche agréablement du matou: Minet! Minet! viens, Minet!... On s'étonnait de mon audace... Minet! Minet, ici! Et Minet faisait le gros dos, je me baisse alors pour le caresser, et, niais que je suis! je veux passer la main sur la fourrure de Minet; voilà Minet qui jure et qui s'emporte, et qui me donne un violent coup de griffe!—Il entre alors chez le roi, avant moi, pour le prévenir contre moi.

»—Sacrédié! m'écriai-je, vaincu par la douleur.

»Un huissier s'approche de moi.—On ne jure pas chez le roi, me dit-il.

»J'allai m'asseoir dans un coin. Le même huissier revint près de moi.—On ne s'assied pas chez le roi!

»Je me levai, et pour mieux vaincre ma colère, je me mis à siffler un air de mon pays; mon vaisseau tremble quand je siffle cet air-là; les matelots sont à leur poste, le pilote à son gouvernail, les canonniers à leurs canons; quand je siffle cet air, c'est une tempête en plein minuit.

»Je sifflais donc, quand le même huissier, un insolent drôle, vint à moi, et, avec le même sang-froid:—On ne siffle pas chez le roi!

»J'étais furieux! comment j'ai fait pour ne pas l'assommer? je n'en sais rien... Je pris ma pipe et je la remplis de tabac; l'huissier me laissait faire, et je pensais que du moins, à la cour, la fumée était permise...—On ne fume pas chez le roi! me dit l'huissier.

»J'ai brisé ma pipe. Ah, nom de nom!... Me traiter ainsi, moi, le serviteur du roi! m'empêcher de fumer, de jurer, de siffler, de faire chez le roi tout ce que j'ai appris à faire au service du roi! Je l'ai dit au roi, qui m'a promis de donner des ordres à son huissier, pour le jour où je reviendrai.»

Ainsi il parla. Il était si heureux de sa culotte de nankin!

La conversation de cet homme m'intéressait au dernier point; rapporter tout ce qu'il me raconta m'est impossible: le roi lui avait dit: «Je vous ai fait chef d'escadre,» il avait répondu: «Vous avez bien fait, sire.» Il avait dit au roi: «Voyant que le Neptune était engagé, j'appelai la Gloire!...—Elle vous obéit, répliqua Sa Majesté. Et comment, amiral, avez-vous fait pour traverser l'escadre ennemie?... En ce moment, les courtisans me serraient à m'étouffer... à coups de poings, j'écartai la foule à droite, à gauche, »Voilà comment j'ai fait, sire!...

»Sur quoi je suis sorti pour échapper au supplice de ma doublure en or...

»Le roi riait, les marquis riaient, et tous riaient... et me voilà!... Mais quelle est donc cette aimable femme, aux yeux bleu de mer, qui vient me chercher? reprenait l'amiral.

—C'est ma femme elle-même, ne vous déplaise, monseigneur...

C'était ma femme, en effet, qui avait parlé à M. de Lauzun, l'ami du roi. Sa demande étant accordée (ah! c'était une enjôleuse), elle eut l'honneur de rentrer à Paris, dans le carrosse de notre ami... Jean-Bart.

L'ÉCHELLE DE SOIE

—Vous ne sauriez croire, ami Francis, me dit-il, tout ce qu'il y a de charme et d'innocence dans un bain de femmes turques: ignorant comme vous l'êtes, vous avez tort d'en parler si légèrement.

A ces mots, le vieux général reprit son brûle-gueule, il s'enfonça dans son fauteuil, il croisa les jambes, et retomba dans cette rêverie éveillée qui fait le charme du tabac de la Havane, opium bâtard de nous autres orientaux de Paris ou de Saint-Cloud.

La conversation finit là. Je me levai;—à l'autre extrémité du salon, je fus saluer la fille du général, Fanny, jolie et rieuse personne, qui, sous ce masque de fumée, paraissait aussi brillante qu'une belle gravure de Wilkie sous un verre sans défaut.

C'est un charmant contraste, le vieillard qui se fait poëte dans une ondoyante fumée; une jeune fille qui respire et qui chante à travers le nuage. Vous la voyez comme une apparition au delà des sens: à peine vous distinguez son visage, elle n'a plus de souffle; on dirait une sylphide qui s'est trompée d'élément. Mais j'étais trop accoutumé à voir Fanny avec son père, pour faire toutes ces belles réflexions.

Je fus donc m'asseoir près d'elle, et bien plus près que je n'aurais osé le faire, sans la fumée qui comblait les distances: cette atmosphère ondoyante est si favorable à l'amour!—Il y a des moments où vous êtes seul entre deux nuages, vous rêvez à vos amours.... Tout à coup, le nuage s'entr'ouvre et vous voilà au sommet de ces alpes fantastiques, à côté de la belle Fanny, enveloppé du même voile, isolé avec elle du monde extérieur, à vos pieds les mêmes orages, le même calme sur vos têtes. Alors la belle sourit avec plus d'abandon, vous la regardez avec plus d'audace; pas de nuage et pas de rempart... A la fin, vous voilà retombés, elle et vous, dans le salon enfumé, au milieu des guerriers de l'Empire qui décorent la muraille; vous entendez sonner dix heures, le signal du départ: c'est à peine si vous avez le temps de reculer votre siége de celui de Fanny.

—Votre pipe est-elle déjà vide, général?

Le général avait sa tête penchée; son fourneau tout noirci, reposait à terre à côté de son chien. A voir cette large machine entourée encore de légères vapeurs, on l'eût prise pour l'Etna, quand il se repose enfin, lassé de jeter sa lave et sa fumée.

Après deux minutes, le général répondit à ma question.

—C'est assez fumer pour ce soir, monsieur Théodore; je ne suis plus ce que j'étais: j'ai vu le temps où je serais resté trois nuits et trois jours à jeter en l'air plus de fumée que n'en pourrait faire, en un an, tout un corps de garde de soldats citoyens. C'étaient de grands et vifs plaisirs! Tout nous manquait, l'habit sur notre corps, la chaussure à nos pieds, le pain, le vin, la paille... Heureusement le tabac nous soutenait. Le tabac! beau rêve! Il y avait à l'armée d'Egypte des hommes qui avaient le cœur de faire des vers français devant les pyramides. Un d'entre eux a osé faire un poëme épique au milieu du désert. J'ai fumé aux pyramides, j'ai fumé partout et toujours. La première fois que je vis ta mère, ma chère Fanny, elle recula de trois pas! j'avais les lèvres enflées à force d'avoir pensé à ta mère. Elle était si douce et si jolie! Elle aimait avec transport les fleurs, les odeurs suaves, le linge brodé et odorant! Son œil était si pur, sa joue était si blanche! Eh bien, ma chère enfant, je l'avais apprivoisée, ta mère. Que de fois elle a posé sa lèvre élégante, et fraîche, sur mes lèvres brûlées par le tabac! Que de fois elle a chargé ma pipe de sa main charmante. As-tu vu le cerf de Franconi, ma fille? Quand le cerf avait tiré son coup de fusil, il respirait l'odeur de la poudre: ainsi était ta mère. J'allais à elle, je lui tendais ma pipe, en faisant les gros yeux. Ta mère arrivait à petits pas, elle tendait son joli nez sur ma pipe, chaude encore; et Dieu sait qu'elle se sauvait en éternuant, la peureuse! Rentrée chez elle, elle déroulait ses cheveux, elle changeait de robe et de mouchoir, toute l'eau de Portugal y passait!

Disant ces mots, l'œil du bon général était humide. Vous avez vu cela souvent: une larme qui roule dans un œil vif encore, et qui reste suspendue à de gros cils; et la joue honteuse de se sentir humide! Fanny entendant parler de sa mère, jeta ses deux bras au cou de son père; elle appuya sa tête blonde sur la poitrine du vieillard; ce fut alors seulement que cette larme après avoir roulé sur le visage du général, rejaillit sur le visage de son joli enfant: le bon père se sentit soulagé.

—Bonsoir, dit-il, bonsoir, ma fille; bonsoir, mon bon garçon. Voilà une femme, elle a la grâce et la beauté de sa mère... Elle ne craint pas plus le tabac et la fumée que moi, son père. Aussi je l'ai élevée au gré de mon cœur. Quand elle vint au monde, et que sa mère me la donna d'une main tremblante, il y avait huit nuits et huit jours que je n'avais fumé; j'étais défait et livide! J'avais prié le bon Dieu, tremblant comme un moine espagnol qui abjure! Quand j'eus mon enfant, je repris ma fumée, et je couchai ma fille en son petit berceau-voyageur. Nous étions en Espagne alors: beau pays! J'envoyai chercher une nourrice andalouse, une nourrice comme pour un empereur. Elle arriva la nourrice, grosse mère rebondie, œil noir, cheveux noirs, visage idem, mais tout le reste était très-blanc. Je la vois encore; elle tenait à la bouche un long cigaretto que lui avait donné quelque muletier en passant sur la route.—Tenez, Maria! prenez cet enfant. Bien! nourrice, garde ton cigare; je n'ai pas peur de la fumée, commère; ma femme non plus. Et ma fille se jeta sur le sein de la nourrice, et comme je m'approchai pour voir comme elle allait s'y prendre, halte-là, la nourrice l'enveloppa dans un nuage, et moi, je me fis apporter ma pipe, et je ne quittai plus la nourrice. Je fumai avec elle aussi bien que j'aurais fumé avec un capitaine de dragons; aussi vous comprenez quel plaisir c'est pour moi, de savoir que ma fille aime son père et les plaisirs de son père. Quel bonheur de pouvoir entrer partout chez soi, sans avoir à redouter certaines limites. Aussi bien je te promets un mari qui saura fumer comme ton père, mon enfant; c'est le moyen de n'avoir ni un débauché, ni un joueur, ni un faiseur d'esprit, ni un moqueur, ni un oisif; mais un brave homme, aimant sa maison, sa femme et son feu. C'est moi qui te le promets, Fanny, tu n'épouseras jamais qu'un fumeur.

J'avais pris machinalement la pipe du général, et, l'entendant parler avec tant de véhémence, j'avais approché le tuyau de ma bouche et j'étais dans l'attitude d'un homme qui médite ou qui fume, quand le général, me regardant avec la plus profonde pitié:—Pauvre espèce! et quelle triste génération! Allez donc en Egypte, ou prenez Moscou avec des gaillards de ce calibre! A ton âge, morbleu! j'étais un homme de fer: les femmes, le froid, le chaud, la bataille, le sommeil, le plaisir, rien n'y faisait; je n'aurais pas reculé d'un pas, devant un excès quel qu'il fût; c'est qu'alors nous avions des âmes d'une haute trempe. Vous autres, tout au rebours, vous êtes une race molle et blafarde, pitoyable à voir. C'est une grande misère ces jambes grêles, ces mains mignonnes, ces poitrines rétrécies, ces visages pâles, ces cheveux bouclés, cette barbe qui serpente au hasard, ces voix flûtées, et de dire que tout cela s'appelle un homme! Un homme, morbleu! Un homme aujourd'hui, sais-tu ce que c'est? C'est quelque chose qui sait le latin, qui lit des journaux, qui déclame des vers, qui se lève à huit heures, qui se couche à onze, qui boit de l'eau, et fume des cigares en papier. Vos hommes portent des gants jaunes, ils ont des habits étroits, ils affectent de montrer leurs dents et leurs gencives, ils ont un lorgnon à leur cou parce qu'ils n'y voient pas, ils parlent beaucoup et toujours; surtout ils parlent de préférence des choses qu'ils ignorent et des pays qu'ils n'ont pas vus: de l'Espagne, de l'Alhambra, de l'Orient, où ils ne sont jamais allés, et des bains turcs, dont ils n'auraient aucune espèce d'idée, même quand ils seraient allés en Orient.

—Général, lui dis-je, vous revenez aux bains turcs par un long détour; il serait plus charitable de me dire tout de suite, l'histoire que vous avez envie de me conter à ce sujet.

—Laissez ma pipe! laissez ma pipe, monsieur! me cria le général, sans répondre à ma réponse. Veux-tu bien laisser ma pipe! toute muette qu'elle est, et toute vide, il y a encore assez de feu dans ses cendres, assez d'âme en ce corps éteint, pour vous jeter ivre-mort sur ce tapis jusqu'à demain!—Or ça, bonsoir, mon doux enfant! bonsoir ma fille! Et il embrassa son joli enfant, et la jeune fille se retira en me disant, à moi aussi: Bonsoir!

Le général la suivit des yeux; la porte du salon se referma, et je croyais voir encore la charmante apparition. Quand il fut dit que nous ne la reverrions plus que le lendemain, nous fûmes d'une grande tristesse son père et moi; il se rejeta dans son fauteuil de très-mauvaise humeur: et moi, regardant la pendule, tout à l'heure si rapide, et si lente à présent, je pensai, avec un soupir, qu'il fallait que cette aiguille fît le tour du cadran, avant de vous revoir, ma chère Fanny! Il y eut entre le général et moi un silence qui dura plus d'un quart d'heure, et muets tous les deux, nous eûmes une de ces longues conversations qui viennent du cœur, si pleines de choses, et de tendresse et de serments d'amitié; une conversation du sixième sens, entre un vieillard indulgent et un jeune homme honnête qui se donnent, sans le savoir, lui un fils de plus, lui un second père. C'est ainsi que, peu à peu, nous fûmes consolés, pensant tous les deux au lendemain.

Quand nous eûmes bien épanché notre cœur dans ce silence, et quand tous nos secrets intimes, de lui à moi, de moi à lui, furent épuisés, la conversation reprit son cours:

—Fais le thé, me dit-il, charge ma pipe, ranime le feu, et buvons du thé, puisque aussi bien, pauvre monsieur, le rhum vous monte au cerveau, comme le tabac. Trop heureux encore si monsieur peut dormir, quand il aura deux ou trois tasses de thé vert dans le cerveau.

Il se prit à sourire; je découvris la théière, je chargeai la pipe; le tabac et le thé jetèrent leur arome. Le général se retourna pour regarder le portrait de sa fille; de sa fille, son regard se porta sur moi, sur le thé, sur sa pipe: il avait dans cet instant la physionomie heureuse d'un homme heureux.

—Quand je suis avec toi, me dit-il, une chose me chagrine et me gêne étrangement; je suis mal à l'aise avec vous autres, jeunes gens d'une époque où tout est gêne et souffrance. Ah! vous êtes trop sages pour un vieux comme moi: je n'oserais pas parler plus librement devant vous, que je parlerais devant ma fille. Enfants! vous n'avez pas vu le Directoire? Vous n'avez pas assisté à ce moment de plaisirs solennels, quand toute la France, enfin délivrée de l'échafaud, se ruait dans toutes les jouissances de la vie et de la jeunesse, à la façon d'un écolier échappé aux étrivières du pédagogue. Les guerres d'Italie, le général Bonaparte et l'Egypte marchèrent à ce réveil délirant. J'eus le bonheur de faire partie de l'Europe active; je fus soldat à la suite du grand homme, et, quant aux scandales du Directoire, je ne fis que les entrevoir. Cependant, je m'en souviens encore, et quand ma fille dort entre ses rideaux blancs, j'aime à parler de tout cela avec toi, mon enfant.

—Général, répondis-je, il me semble que vous calomniez bien fort la génération présente. Tant s'en faut qu'elle soit aussi chaste que vous l'imaginez: elle est née en toute hâte, elle a le sentiment des grandes passions, elle n'en a pas la force. Il n'y a plus de Lauzun, il n'y a plus de Cambronne, il y a des rêveurs qui lisent les Méditations poétiques. C'est notre petite santé qui fait nos grandes vertus, mon général, mais, de grâce, ne le dites à personne, et surtout n'en parlez pas à votre enfant qui dort!

Et maintenant, à présent qu'il est onze heures, que votre pipe est brillante comme une étoile, que le thé est versé pour nous deux, si vous me racontiez votre scène dans les bains des femmes turques? Faisons cette débauche à nous deux, le voulez-vous?

—Oh! reprit-il, ceci est une belle histoire, et je vais te la conter; aussi bien, depuis sept heures du soir, je suis fatigué de vous entendre parler de l'Orient comme vous faites; je suis las de vos vers, de vos descriptions, de vos contes, de vos grands livres à gravures sur l'Egypte, moi qui ai vu et touché l'Egypte!...

A la fin, il commença brusquement ce récit si longtemps attendu:

«J'étais à bord de l'Orient avec le général Bonaparte; nous allions en Egypte lui et moi, lui général, moi soldat. Nous sommes entrés à Malte ensemble; nous avons débarqué ensemble dans la même chaloupe, suspendus à la même corde, sur le rivage. Il me tendit la main à moi soldat. Il a tendu ainsi sa main à dix armées; puis nous avons pris tous les deux l'Alexandrie d'Alexandre le Grand. Il fallut aller au Caire; traverser le désert et les Arabes: point de verdure, point d'eau, des puits comblés, et le mirage qui faisait de tous ces sables, autant de lacs argentés sous un ciel de France! C'était beaucoup souffrir. Bientôt nous passâmes devant les pyramides. Tout seul, Desaix passa sans lever son chapeau à tous ces siècles qui nous saluaient de ces hauteurs. J'étais à l'avant-garde et j'entrai au Caire un des premiers. Nous avions eu tant de chagrins, de malheurs et de peines pour arriver jusque-là! Nous avions eu soif si cruellement et si souvent! Je dis à quelques-uns de nos compagnons:—Mettons-nous quelque peu sur une hauteur, pour nous reposer, et voir entrer le général en chef!

»Justement, à l'entrée de la ville, il y avait un petit bâtiment sombre et sans grâce. Au sommet de la maison, sur le toit, s'étendait une terrasse au grand air, qu'abritait la muraille d'un palais. Sur cette terrasse, nous fûmes nous placer, mes amis et moi. Il y avait six jours que nous n'avions été à l'ombre, six jours que nous n'avions eu un moment de repos: que cette halte était belle, et nous cinq, sur un des toits de la ville conquise, étions-nous haletants et curieux!

»Au loin, tout bruissait, tout frissonnait. Le bruit d'une armée en marche est plus formidable que le tonnerre. Entendez-vous les premiers pas des soldats républicains, et le pas du général, qui battait plus haut, à lui seul, que tous les autres réunis: le tambour et la trompette, le coq gaulois aux ailes déployées qui nage dans les trois couleurs, l'arc-en-ciel triomphal? Bravo! Nous vîmes entrer tous ces travaux, tous ces dangers, tous ces Français, tout ce général; il nous semblait, du haut de ce toit propice, que nous nous voyions passer. En présence de cette gloire, nous nous levâmes, pénétrés de respect; et, comme nous avions oubliés d'être chrétiens, nous criâmes en vrais croyants: Dieu est grand!

»Il y a des heures où la religion est un besoin. C'était la première fois, depuis mon départ, que je m'avisais de croire en Dieu!

»Au moment où nous nous levions tous les cinq, battant des pieds et des mains et criant: Dieu est grand!, le toit fragile vient à s'enfoncer mollement sous le faix; étonnés, et ne sachant pas ce que nous devions craindre, nous nous sentîmes descendre au milieu d'une vapeur odorante, chaude vapeur pleine de volupté et de repos; un instant nous crûmes au paradis de Mahomet.

»Vous autres de la génération nouvelle, si vous aviez cette histoire à raconter, vous seriez une heure à décrire ce bain turc, à examiner ces femmes turques presque nues; vous diriez la blancheur de leur peau, la beauté de leurs lèvres, la petitesse de leurs pieds, la finesse de leur taille, la couleur de leur prunelle et la longueur de leurs cheveux, éternels descripteurs que vous êtes! Malheur à la description, elle a tué l'intérêt du récit et du voyage. La description, c'est votre maladie à vous autres, vous ne sentez rien en bloc. Qu'un de vous entre au sérail, de toutes ces beautés, le maladroit n'en verra qu'une seule, détruisant ainsi l'effet de cet accident heureux.

»Nous, au contraire, nous étions cinq au milieu de vingt femmes effrayées; cinq Français, dont un Corse qui devenait plus Français chaque jour, à mesure que Bonaparte gagnait une victoire. Tous les cinq, tombés au milieu de vingt baigneuses. Oh! quel bonheur d'échapper un instant au bruit, au soleil, à la poussière, à la gloire de la ville! Quel bonheur de voir enfin l'Orient dans ses mystères! Pas un de nous ne se mit à réfléchir, à décrire, et notre premier soin fut de rassurer du geste et du regard, ces odalisques muettes. Bientôt nous fûmes compris par ces dames toutes rassérénées, bientôt nous fûmes à l'aise comme dans un salon français tout rempli de femmes habillées à la grecque. Ce lieu était silencieux, caché, rempli d'une molle vapeur. L'eau froide et l'eau chaude coulait au milieu,—et les mains grêles des baigneuses jetaient cette eau sur leurs beaux corps; chacune d'elles se jouant avec le miroir transparent. Puis, c'étaient de petits cris de joie, et des cris effarés, des mouvements de curiosité haletante, des rivalités charmantes. Elles étaient là, ces vingt princesses et reines de beauté, qui avaient quitté le harem pour le bain; elles étaient dans leur moment de liberté, espérant beaucoup de la guerre et de la conquête, et répétant en toute espérance le nom sauveur de Bonaparte, qu'elles savaient par cœur. Le nom de Bonaparte était déjà un nom si grand, que les muets eux-mêmes l'auraient tous répété au besoin.

»Alors nous fîmes, à notre tour, nos ablutions au bord du ruisseau d'eau tiède. Nos compagnes, en riant, nous couvrirent d'essence de roses; elles démêlèrent nos cheveux, elles blanchirent nos visages, elles nous offrirent le sorbet dans des coupes de cristal. Elles murmuraient doucement à nos oreilles; elles s'étonnaient de nous voir si polis et si doux, leur souriant avec tendresse, et leur baisant respectueusement les mains!

»Cependant, au dehors, nous entendions retentir les tambours français, et nous vidions nos coupes à la santé de nos frères d'armes, plus glorieux et moins heureux que nous.

»Je n'ai jamais été plus content de ma vie. En Espagne, il est vrai, je me suis hébergé dans des couvens de moines tout ruisselants des vins de Malaga et de Porto; je suis descendu en Italie au milieu de la vapeur des roses, après avoir traversé les Alpes chargées de neiges; en revenant de Moscou, mort de misère, en haillons et les pieds nus, je fus accueilli par une comtesse polonaise de dix-huit ans, qui me mit dans son lit de batiste et de velours, comme elle eût traité son propre fils, la chère femme! Eh bien, jamais dans cette joie extrême qui succède à l'extrême douleur, dans cette extrême abondance qui remplace une horrible disette, je n'ai éprouvé ce que j'ai éprouvé dans mon bain du Caire! Au milieu de mon sérail à moi, le sultan à trois chevrons, témoin de leur coquetterie, de leur abandon charmant, il me semblait que je prenais ma revanche de toutes mes fatigues, de toutes mes privations depuis que j'avais quitté la France. A la fin, j'avais trouvé cet Orient après lequel nous courions tous; je les avais trouvées ces houris qui nous agitaient dans nos rêves sous les tentes du camp; le premier, j'avais mis vraiment le pied sur cette terre de féeries. Sézame, ouvre-toi!... En ce moment, nous étions plus réellement les vainqueurs du Caire que ne l'étaient Bonaparte et le reste de l'armée, et voilà pourquoi, si vieux que je suis, je te rappelle tout cela en détail.

»Quand les femmes turques sont au bain, pas un homme, quel qu'il soit, n'a le droit de les troubler. Les nôtres restèrent longtemps au bain, ce jour-là. Mais enfin il fallut se séparer. Pour leur dire adieu, nous leur donnâmes à toutes un nom: adieu, Louise! adieu, Victoire! adieu, Fanchette! adieu, Marion! adieu, toutes! adieu, les belles! adieu, les houris! adieu, mes amours! adieu, Fanny! Quand je dis Fanny, je me trompe; c'est le nom de ma fille, et c'est un nom que je ne donnerais pas, pour le bâton d'un maréchal, à la femme du Grand Turc: mais adieu, Clarisse! Agathe, adieu! adieu, Zoé! Nous réunîmes en bloc tous les noms de nos premières amours, et ces noms de Paris, ces noms de nos soirées de fête, ces noms de nos théâtres ouverts de nouveau, ces noms de nos couvents détruits, ces noms français, ces noms en robes grecques et romaines, aux pieds nus et chargés de diamants, nous les fîmes retentir dans ce bain des péris, qui les prit pour les noms les plus voluptueux de l'Orient. Nos adieux furent longs. Quels sourires, que de larmes! que de belles mains tendues vers nous! Déjà battait la retraite du soir; déjà les sons de la diane nous rappelaient à la garde du camp.

»Mais hélas! hélas! comment sortir de ce piége enchanté? Le toit est enlevé, la muraille est à pic.—Il était si facile de se laisser glisser sur l'humide mosaïque: mais comment remonter? à la porte, veillent les esclaves; à la porte, si l'on nous voit, nous entendrons des cris féroces, nous aurons désobéi au général; nous exciterons une révolte dans la ville soumise à peine; le musulman jaloux invoque Allah!... Ces femmes sont perdues, et nous serons fusillés sur l'heure. Voilà ce que nous disions entre nous, mais en vrais soldats, sinon sans reproches, au moins sans peur.

»Albert, qui était déjà caporal, tirant de sa poche la proclamation du général, se mit à lire solennellement de la proclamation militaire, les passages qui pouvaient nous concerner!

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