Contes Fantastiques et Contes Littéraires
RAMBOUILLET
Vous voulez que je revienne sur les petits faits de cette grande histoire de Juillet. Jusqu'à présent cette histoire est écrite comme elle est faite! En masse... et avec la plus grande confusion. Il faudra bien du temps encore avant de mettre un peu d'ordre en ces événements qui se pressent et s'entassent, poussés par la fureur populaire. Moi qui vous parle, j'ai bien vu ces fameux trois jours: j'ai assisté à l'incendie du corps-de-garde en planches, sur la place de la Bourse, premières et fatales lueurs de cet incendie immense, épouvante de l'Europe. J'ai vu le peuple des trois jours demander des armes à la porte des théâtres, endosser la cuirasse de carton, saisir la lance des héros du moyen âge, aller se battre, héros sublimes et burlesques à la fois, contre des faits qu'ils ne comprenaient pas. Toute la ville a été branlante pendant trois jours; le peuple en avant, au feu, brûlé par le soleil; les habiles se tenaient sur les derniers rangs, incertains de leur contenance, un pied sur leurs serments de la veille, un autre pied sur leurs serments du lendemain. Colosse! un tremblement de terre les doit renverser comme celui de Rhodes, à l'écart gigantesque. Dans ce moment de confusion, tout est poudre, et fumée, et soleil, à Paris. On ne parle pas, on bourdonne! on ne pense pas, on rêve; on se regarde, on se touche, on se rit au nez, on s'admire les uns les autres, on s'épouvante.—Est-ce bien toi? est-ce bien moi? est-ce bien nous tous? est-ce bien Paris? Ce terrible et tremblant Paris de juillet 1830, quand il s'est vu sans roi, a été jeté dans un moment de telle stupeur qu'il ne l'avouera pas dans l'histoire!... Il faut bien en convenir, nous avons eu peur, sauf à nous démentir plus tard.
Cette foule parisienne! Au fond, elle est bonne, bien faite et bienfaisante; elle a saccagé le monde politique avec un grand sang-froid que rien n'égale. Après les trois jours, et quand il n'y avait d'autre roi que M. de La Fayette, ce monarque si bien fait pour la transition, que la royauté de France garde pour remplir tous ses entr'actes; quand le peuple encore étonné de l'hôtel de ville et des Tuileries, où il était entré, demandait à prendre une heure de repos, il lui vint dans l'idée, avant de voir le nouveau roi qui s'apprêtait quelque part, de revoir ce vieux roi qu'il venait de chasser, ce roi chassé si brusquement, et reçu avec tant d'enthousiasme; ce Français de plus de 1814, qui n'était qu'un roi de moins en 1830, le roi de la conquête d'Alger, le roi du sacre, le roi chanté à son avénement, par Victor Hugo, par Lamartine!... Il partait malheureux, innocent, bien à plaindre; il partait... Paris le voulut revoir encore avant son départ; Paris a voulu savoir comment était faite une royauté qu'on chasse. O ville insatiable de pareils spectacles, Paris! Elle a vu tomber Bonaparte; après cette immense chute elle a été furieuse encore de voir la chute de Charles X! Le peuple comprenait cela confusément: c'était la dernière chute des temps passés; relevés une heure, hélas! pour s'écrouler à tout jamais.
Donnez-vous la main, Fontainebleau et Rambouillet! Ne soyez pas jalouses l'une de l'autre, royales forêts, traversées dans des appareils si divers! A Fontainebleau, quand l'empereur dit adieu à son aigle, la France assiste aux derniers adieux de la force. A Rambouillet, quand Charles X exilé, bien moins taillé pour le drame que Napoléon, s'en allait loin du château des Tuileries, c'était l'antique royauté de France qui s'avouait vaincue à jamais. La jeune royauté de Napoléon et la vieille royauté de Louis XIV, défaites, l'une à Fontainebleau, l'autre à Rambouillet, quel espoir reste à la France? Grande question autour de laquelle, malheureux que nous sommes, nous nous agitons, sans que ce cruel problème ait fait un pas.
Le peuple donc, après ces trois jours, remit sa veste et son chapeau; ceux du moins qui avaient un chapeau. Puis il s'écrie: «A Rambouillet! à Rambouillet!» comme en 1790 il criait: «A Versailles! à Versailles!» Donc il s'en fut à Rambouillet, ce bon peuple, sans colère, et presque en riant, comme à une fête; il allait voir le roi Charles X. S'il garda ses armes pour ce voyage, c'était d'abord que les armes lui allaient bien; il n'était pas fâché, chemin faisant, dans la forêt royale, de tirer une perdrix de Sa Majesté, ou de courre le cerf, et de rapporter une pièce de gibier à sa femme, afin de dire qu'il avait gagné quelque chose à la révolution.
En vérité, il faisait bien, ce digne peuple, de se donner une fois le plaisir de la chasse au long-courre. Plaisir de roi qui lui était bien dû. Trois jours après son passage dans la forêt de Rambouillet, on lui reprenait sa forêt, on tuait sans lui tout son gibier, on vendait jusqu'aux œufs de ses faisans, on le traitait comme si on eut voulu le détrousser de ces plaisirs de souverain.
Le peuple est le dernier roi qui ait chassé dans les forêts de Rambouillet.
Que vous dire? Il y mit si peu de hâte, et tant il fit l'école buissonnière; il a si mal tiré sur les bêtes de la forêt, ce peuple qui tirait si bien sur les Suisses; il a si peu profité de sa victoire, ce peuple dont on a si cruellement exploité la colère, qu'il est arrivé trop tard à Rambouillet! il n'a pas vu même ce qu'il voulait voir; le roi Charles X était parti.
Cela est malheureux, vraiment; on ne sait pas ce que cette entrevue aurait pu faire, si cette entrevue avait eu lieu. Peut-être à l'aspect de son roi vaincu, à l'aspect de ces femmes tremblantes, et qu'il avait tant aimées, à l'aspect du tout jeune enfant qui lui aurait tendu les bras comme un frère à son frère, le vainqueur eût été touché de compassion: il eût relevé le vieillard, et repoussant de la main les stupides ministres, ils se seraient dit, le roi et le peuple: De quoi s'agit-il? Et ils se seraient bien vite entendus l'un l'autre, n'en doutez pas! ils auraient refait l'alliance brisée, car c'était leur avantage à tous deux. Bonté divine! la paix ne serait pas sortie de la France, et l'émeute n'aurait pas relevé la tête, hydre renaissante toujours; la contagion révolutionnaire eût respecté les peuples épars autour de nous, la triste Vendée n'eût pas rêvé la guerre civile, les débris infortunés de Varsovie, la ville héroïque, ne seraient pas retombés sur nos têtes, nous apportant la peste, comme le gant des combats que nous jette le Russe. O bonheur! nous serions rentrés dans la paix et le calme, nous autres, que la fièvre avait dévorés pendant ces trois fameux jours.
Mais la fatalité des Stuarts pesait sur cette auguste maison de Bourbon; le dernier regard du peuple de Paris, n'a pas été pour la royauté de la France. Elle est partie une heure trop tôt; elle a perdu malheureusement l'appel du peuple en courroux, au peuple calmé: voilà pourtant à quoi tiennent les dynasties! Il y eut un roi de l'Orient fait roi par son cheval: quelques chevaux de poste, ont décidé peut-être, du sort de Sa Majesté le roi Charles X.
A Rambouillet, le peuple de Paris fut bien surpris d'y trouver assez de canons pour foudroyer toute la ville, assez de troupes d'élite pour la mettre en état de siége; il comprit alors toute l'étendue de sa victoire! Modeste en son triomphe, il a tendu la main aux soldats, il est monté sur les canons pour se grandir quelque peu, afin de voir se prolonger dans les ténèbres ce douloureux exil d'un si bon roi.
Cependant, la royale famille allait au pas dans ce royaume, son domaine pendant tant de siècles; les populations se mettaient en haie sur son passage, et, bouche béante, elles la regardaient passer. Que le voyage dut paraître long aux nobles exilés! Un garde-du-corps, fidèle, intelligent et brave, galant homme et bon écrivain, M. Théodore Anne, a raconté d'une façon touchante, les premiers pas de cet exil sans fin... Ce récit contient toute une âme. Après de longues heures, ces exilés, accablés de fatigue, couverts de poussière, suivis par quelques serviteurs, qui ne pleuraient pas (si grande était la douleur de ces braves gens!), ils atteignirent le vaisseau de Cherbourg: la mère et l'enfant se retournèrent encore une fois, pour regarder la France, le vieillard leva son chapeau pour saluer la patrie, et puis ce fut une autre voix que la sienne qui dit aux matelots: Partons!
Il y a dans la vaste mer un sillon que Bossuet a retrouvé avec ses yeux d'aigle, et qui s'est renouvelé, bien souvent depuis Bossuet: sillon fatal! Il a conduit Marie-Stuart, la reine d'Écosse et de France, à sa sanglante sœur Élisabeth; il a livré à son oncle, Richard III, le jeune Arthur Plantagenet, il a ramené d'Angleterre en France, Henriette, fille de Henri IV et femme de Stuart. Bonaparte a creusé bien profondément ce sillon de la mer! Le même sillon qui nous ramena la famille de Louis XIV, la ramène aujourd'hui en exil. Autrefois, ce sillon était à peine une ride sur l'Océan étonné; aujourd'hui, c'est un large sentier incessamment ouvert aux royautés vagabondes! L'empereur dom Pedro l'a prolongé, à deux reprises, du Portugal au Brésil!
Quand il eut tout vu à Rambouillet, le peuple de Paris se remit en route pour ses foyers, qu'il ne quitte guère. C'était une éclatante nuit d'été, radieuse sous les constellations du ciel! Il fallut traverser de nouveau la forêt éclairée par la lune; on chantait, on disait des farces; l'esprit parisien débordait de toutes parts. Celui-ci s'asseyait au pied des arbres pour rêver, cet autre, étendu sur le gazon, dormait! Chacun allait comme il pouvait, à pied, à cheval, en voiture, sur des canons. La Nuit d'Eté de Shakespeare n'a rien qui soit comparable à cette étrange nuit de féerie et de cauchemar!
Un peuple qui revient d'une révolution et qui se promène dans les bois au clair de la lune, mettant sur son chapeau les vers luisants du chemin, en attendant une cocarde. Hélas! d'autre part, un pauvre vieux roi qui s'en va, pensant à la France, à son peuple! Et le peuple oublieux déjà des absents!
Ils ne furent de retour qu'à onze heures du matin, inquiets d'être grondés par leurs femmes, ces vainqueurs! J'ai vu passer toute cette armée voyageuse; elle était encore humide de la rosée du matin; elle avait coupé des branches vertes dans la forêt, qu'elle portait au bout de ses fusils; elle passa devant le Palais-Royal parce que c'était son chemin. Nous étions là, rue Saint-Honoré, plusieurs, attentifs au réveil de la royauté nouvelle. Les habitants du Palais-Royal entendant les voyageurs de Rambouillet, se mirent à leur balcon pour les voir passer; le peuple salua et passa son chemin. Quand arrivèrent plusieurs voitures de Charles X, où s'étalaient les vainqueurs, faute de voitures de place, les habitants du Palais-Royal, par un mouvement généreux, se retirèrent de leur balcon. Ces armoiries royales allaient bien cependant aux panneaux des voitures populaires, mais les hôtes du palais ne purent s'empêcher, voyant ces voitures ainsi remplies, de se rappeler le nom du maître! Hélas! qui donc eût pensé, en présence des carrosses de Charles X, et quand il s'agissait d'une couronne pour le maître du Palais-Royal, que madame la duchesse de Berry interdite du feu, de l'eau et du sel en France, serait aussi interdite du droit d'aumône, et par un temps de peste encore... une aumône, présentée par M. de Chateaubriand!
Je finirai par une anecdote horrible et vraie:
Il existe un homme à Paris, qui vit seul dans la foule et dans la fange. Il porte un fouillis de haillons pour tous vêtements; don Juan, mêlé de Diogène. Il vivait au jour le jour, ne parlant à personne et s'occupant peu des affaires, fumant sa pipe, quand il avait du tabac, prenant l'air et le soleil, au soleil. Le 28 juillet, au plus fort de la bataille, cet homme hors de son grenier, se rend à sa promenade favorite; il est arrêté par une barricade: derrière cette barricade, et protégé par ce rempart, un petit émeutier très-maladroit chargeait et déchargeait son fusil, sur un peloton de Suisses, auquel il ne faisait aucun mal. Mon héros s'arrête un instant à regarder le petit homme; impatient de sa maladresse, il lui arrache le fusil des mains, il le charge, et, presque sans viser, il tire: un des Suisses tombe roide mort; puis, rendant l'arme à ce maladroit: «Voilà, lui dit-il, comme on se sert d'un fusil, reprenez le vôtre, je vous le rends, car ce n'est pas mon opinion.»
Cette histoire est la tienne, ô peuple de Paris! Voyant tant de maladroits tirer depuis dix ans aux jambes de la monarchie, impatienté de leur maladresse, il leur a arraché l'arme des mains. Lui aussi il a voulu prouver qu'il savait se servir de ses armes, il a visé juste... Hélas! à la fin du compte, il s'est trouvé que, à lui aussi peut-être, ce n'était pas son opinion.
LA SOIRÉE POÉTIQUE
Nous avions été pendant cinq actes, haletants sous les angoisses de la première représentation; pendant cinq actes muets, attentifs, nous avions lutté contre le silence et contre le bruit, contre les boutades infinies du parterre; nous avions vu notre pauvre ami balotté par toutes ces âmes assemblées, sans pouvoir lui porter secours, sinon par nos vœux à voix basse. Ainsi traînés à la remorque à la suite de son beau drame, nous n'avons retrouvé un peu d'haleine et de calme qu'à la dernière scène. Alors, seulement, le parterre était vaincu; le drame était sorti triomphant de ses langes et s'était fait homme. Ah! ce fut pour nous une grande joie, suivie d'un grand affaissement moral, comme toutes les joies extraordinaires de ce monde. Quand tout fut fini, on rappela notre ami; l'acteur jeta son nom au public, et nous sortîmes triomphants.
Nous autres, cependant, les amis du poëte, les amis de son enfance poétique, à l'heure où son drame allait au collége et faisait des vers latins, il nous eût déplu d'assommer ce poëte de nos louanges; nous laissâmes la foule se précipiter au-devant de son triomphe, et bien sûrs de le retrouver heureux, nous fûmes l'attendre en certain entre-sol tiède et coi, où nous avons l'habitude de nous blottir quand nous voulons être heureux entre nous, et tout seuls.
Ce qui avait été prévu arriva: notre ami, chargé des éloges du dehors, nous revint repu de gloire. Il entra, aussi bon enfant que s'il n'eût pas fait un chef-d'œuvre, et nous autres, bons enfants comme lui, n'eûmes rien de plus pressé que de lui demander comment il se portait.
Et, sur mon âme! en vrai physiologiste, je ne trouvai rien de changé dans sa personne; sa voix n'était guère plus émue et son pouls ne battait pas plus fort; son cœur, qui touche à l'hypertrophie (il en est mort), était gonflé comme à l'ordinaire.
—C'est bien cela, Frédéric, lui dis-je, c'est bien ainsi que l'on doit revenir d'une bataille: tu es bien digne, ami, d'avoir lutté avec ce rude jouteur qu'on appelle un parterre, et de lui avoir dévoré l'orteil. Veux-tu prendre une tasse de thé?
Comme Fanny lui versait du thé, avec son mélancolique sourire anglais, on frappa légèrement à la porte; vous savez, un coup léger, dont la vibration se fait sentir dans le cœur; il n'y a que la main d'une femme qui frappe ainsi: plus le coup est léger, plus la porte est vite ouverte. La porte s'ouvrit à deux battants, et nous vîmes entrer à la suite l'une de l'autre: Florence, Amélie, Eugénie, les trois cousines, nos bien-aimées, qui venaient partager le grand triomphe, ou plutôt qui venaient demander leur part à nos louanges. Ce drame applaudi, ce sont elles qui l'ont fait, il est né sous le feu de leurs regards, il a grandi aux battements de leur cœur, il a fait ses premiers pas entre leurs mains jumelles, il a souri à leurs sourires, il a pleuré à leurs larmes, comme faisait le petit Astyanax.
Soyez aussi les bienvenues, nos trois amies! et maintenant que nous sommes là réunis tous les sept, vieillards de vingt-quatre à vingt-cinq ans...
Une larme roulait encore dans les yeux d'Eugénie:
—Oh! dit-elle, quel bonheur de pleurer! Que je hais le drame en loge découverte, à la clarté du gaz, sous les regards de la foule, en public, le drame pour tout le monde, et que cela est fatigant et douloureux, d'arriver à des émotions pareilles en robe serrée et les cheveux bouclés! Non, non, je n'ai pas reconnu notre drame; ami Frédéric, j'ai trop mal pleuré pour le reconnaître; j'ai trop pleuré en dedans pour m'y plaire; j'ai trop contenu mon émotion pour m'être amusée. Et maintenant, ne causons pas, si vous voulez, pleurons! Or, la pauvre enfant, blonde et triste, eut volontiers sangloté jusqu'au lendemain.
Mais elle est trop nerveuse et trop frêle pour que nous lui permettions de s'abandonner à ses subites douleurs. Cette âme a besoin d'être étayée de mille manières, si nous ne voulons pas qu'elle succombe en proie à l'assaut de ses passions.
Prosper, qui la connaît et qui l'aime, ne lui permit pas d'essuyer une seconde larme; il lui arracha son mouchoir.—Je m'étonne, Eugénie, lui dit-il, que toi qui es née un si grand poëte et si grand artiste, tu te sois amusée à pleurer ainsi, à un conte en prose, à un drame en langue vulgaire; ne vois-tu pas qu'au lieu de pleurer, tu devrais adresser à M. Frédéric de sévères paroles, pour n'avoir pas écrit sa tragédie en vers?
La dissertation littéraire une fois entamée, Eugénie, qui n'avait plus de mouchoir, essuya sa dernière larme avec sa main; Frédéric baisa la main humide d'Eugénie, et nous voilà tous, parlant pour ou contre le drame en vers, et nous jetant dans toutes les définitions sur la vérité dramatique, une mode qui nous est venue quand nous n'avions plus de drame nulle part.
Chacun de nous parla et parla très-bien de cette hypothèse: à force de bien parler, personne à la fin ne s'entendit plus; heureusement qu'après mille divagations charmantes, Eugénie, par mille détours, nous ramena au point de départ.
—Oui, dit-elle, Prosper a raison; avec un si beau sujet d'amour, c'est un meurtre de n'avoir point parlé en vers; le vers est le langage de la passion, la voix de l'amour qui souffre et de l'amour heureux; le vers, c'est le bien dire et le vrai dire; la poésie est la langue des dieux, et la langue des femmes depuis qu'il n'y a plus de dieux: n'est-il pas vrai que tu es de mon avis, Florence? A ces mots, Eugénie regardait Victor, Victor baissa les yeux.
Il faut vous dire que nous vivions dans une amitié si parfaite, et que nous nous comprenions si bien et si vite, que chacun de nous avait deviné, et cela depuis longtemps, les tendresses réciproques de Florence et de Victor, qu'ils croyaient si bien cachées dans les plus profonds et les plus chastes replis de leur cœur. L'histoire de Frédéric et d'Eugénie s'était manifestée, il y a six mois, dans le drame de Frédéric.
Émilie, était parmi nous, assistant avec un intérêt égal à nos luttes obstinées autour des petits mystères de l'esprit et du cœur. Quant à Fanny, elle n'avait pour nous tous qu'un sourire, une âme, une vie; elle était notre frère, notre ami, notre sœur, notre enfant, elle était... Fanny.
Je vis tout de suite, et d'un coup d'œil, comment d'un drame en prose fait pour la foule, applaudi par la foule, nous pourrions passer à quelque drame en vers, fait pour nous, par nous, applaudi, admiré par nous seuls.
—Je suis de l'avis de Prosper, et du vôtre, Émilie! le drame doit-être écrit en vers; avec cette différence: il y a le drame de la foule, et le drame de quelques-uns. Parlez, s'il vous plaît, parlez à la foule en prose; parlez-lui le premier langage venu, non pas le plus simple, mais le plus facile à entendre. Le drame intime, le drame du cœur, le drame personnel, appelle inévitablement la forme poétique: et, puisque nous sommes réunis, je suis sûr, vous, Amélie, et vous, Florence, que si vous vouliez, vous avez en réserve, en un coin de votre mémoire, plus d'un bel acte de tragédie écrite en vers, et dans lequel vous jouez le beau rôle! Or ça, voulez-vous que nous essayions de le construire, ce drame enfoui dans vos souvenirs? Vous êtes là quatre, jeunes et belles; faisons un drame en quatre actes; choisissez-le, et toi, Florence, commence, si tu veux commencer, avec la permission de Victor.
Florence regarda Victor! Il fut consentant à sa poésie; alors, d'un ton de voix si doux, qu'à peine on l'entendait, elle parla en stances égales, comme fait un enfant qui s'essaie à marcher:
Je t'aime! encor ce mot, tu ne peux t'en défendre,
Car ce n'est pas d'espoir que je te viens parler;
Mais je souffre: à tes pieds, laisse-moi donc répandre
Des larmes pour me consoler.
Je t'aime, tu le sais, et, lorsque dans ton âme
Cet amour dévorant arrive malgré toi,
Tu mets à le nier ta vanité de femme;
Je te dirai pourquoi:
D'apprendre un peu ton cœur, moi, j'ai fait mon étude;
Chaque mot que j'entends, le geste que je vois,
Se gravent dans mon âme, et, dans ma solitude,
J'observe ton geste et ta voix.
Ce n'est pas quand la danse, entre nous passagère,
Sème avec un regard ou l'espoir ou les pleurs,
Lorsqu'avec tes deux sœurs la musique légère
Vous balance comme des fleurs;
Ce n'est pas quand ta main, sur les touches dociles,
Réduit toute mon âme au soin de t'écouter;
Comme si j'entendais dans leurs accords faciles
Mon bonheur que tu vas chanter.
Il est d'autres séjours que l'âme entière habite,
De secrets mouvements que l'on n'a pas voulus,
Des regards qu'on n'a pas détournés assez vite
Et qu'un regard a déjà lus!
O la saine raison sous de vives paroles,
O le regard plaintif près d'un rire moqueur,
Ta douce voix émue avec des chants frivoles
Dit si bien ton âme à mon cœur.
Ta belle âme est un feu, mais ton esprit le glace.
L'harmonieux aveu d'un amour inventé
Te touche; et tu souris d'un pauvre amour sans grâce,
Aussi nu que la vérité.
Or celui-là sera ton maître et ton idole,
Qui chantera le mieux son amour éclatant;
Et moi, qui donnerais ma vie à ta parole,
Tu me diras: Va-t'en.
Hélas! je ne suis rien qu'un malheureux qui t'aime,
Créé pour faire un nombre arrêté par le sort;
Ignoré dans ma vie, et qui ne sais pas même
Si quelqu'un apprendra ma mort.
Quand elle eût fini, la pauvre enfant! elle fut cacher sa tête dans le sein de Victor: il y eut alors un moment de silence charmant; jamais les premières scènes de l'Iphigénie de Racine ne nous avait remués comme ces simples vers, exposition touchante d'un amour qui commence.
Un instant après, je repris la parole:—Ceci est bon pour le premier acte, Florence, il nous faut un nœud à l'action qui s'engage! Alors que l'un de nous, s'il l'ose, ajoute une élégie à ces vers tout remplis de promesses...
—Ce sera moi, dit Émilie, aussi bien, je souffre et je suis en peine de ces vers que j'ai reçus ce matin!
A ces mots la sensitive, jetant de côté ses longs cheveux noirs, nous récita ces vers d'un ton inspiré:
Que je me suis trompé cette première fois
Où je vis son regard, où j'entendis sa voix!
Je me dis: Dans mon âme, où tant d'amour respire,
Sa voix et son regard n'auront aucun empire.
Non! ce n'est pas ainsi que mes jeunes amours
Ont rêvé l'être aimé qui doit avoir mes jours!
Je ne sais où je pris cette folle assurance:
Mais de ses traits légers la fragile apparence,
Son timide regard, mais qui ne cache rien,
Son frivole enjoûment, le piquant entretien,
Sa voix, dont la fraîcheur à tant de calme unie,
Ignore de l'amour la plaintive harmonie,
Tout rassura mon cœur, qui ne put concevoir
Avec tant de faiblesse un absolu pouvoir.
Dans son corps frêle et doux qu'un seul regard embrasse,
L'enfance à sa jeunesse a conservé sa grâce.
Je crus mon âme forte à côté d'un enfant,
Et, sans me soupçonner, je vins la voir souvent!
Mais un jour que soudain je la trouvai légère
D'oublier dans sa main une main étrangère,
Que je voulus m'en plaindre et ne pus m'exprimer,
En me sentant souffrir, je me sentis l'aimer.
Et quand elle eut fini:—Oui, reprit-elle, voilà ce qu'il m'a écrit lui-même ce matin, l'ingrat, pour qui je souffre! Oh! vous aviez raison de le dire, c'est un acte bien cruel que ce second acte de l'amour!
Arthur, qui n'avait rien dit:—Consolez-vous, ma belle Émilie, en nous chantant: «Chagrins d'un jour!» Le drame que vous jouez est encore peu compliqué, et le dénoûment est si loin! Je suis plus malheureux que vous, mon troisième acte approche; il y a tant de tragédies qui n'ont que trois actes et qui sont complètes! Ayant ainsi parlé, il se leva, et, s'appuyant sur le fauteuil d'Amélie, penché sur elle, il récita les vers suivants, d'une voix triste et douce, en homme qui n'a plus d'espoir.
Eh bien, oui, je suivrai tes ordres absolus,
Ami, je l'oublierai; mais ne m'en parle plus,
N'en dis rien: quand ta voix la dénigre et l'outrage,
Je ne l'aime pas moins et souffre davantage.
Je sais tous ses défauts dont tu me vas parler.
Quand ta froide raison croit me les révéler,
Tu ne dis que les torts dont mon amour l'accuse:
Je sais tout; mais je l'aime, et voilà son excuse.
Est-ce à toi, que l'amour a brûlé si souvent,
A demander pourquoi, par quel art décevant
Ses traits, sa voix, son nom font frémir tout mon être?
Pour avoir, insensé! voulu la méconnaître,
Combien amèrement j'ai subi son pouvoir!
Non, tu ne conçois pas, tu ne peux concevoir
De ses jeunes attraits l'irrésistible empire;
C'est un air enivrant qu'autour d'elle on respire!
Rappelle-toi le soir, quand le jour meurt dans l'air,
Cet horizon d'automne où vibre un pâle éclair,
Dans l'ombre transparente où dorment les prairies,
L'astre lointain flottant sous des formes chéries,
L'eau tiède des ruisseaux s'exhalant dans les airs,
Les oiseaux dans les bois emportant leurs concerts,
Et la brise du soir de son aile sonore
Agitant les parfums que la nuit fait éclore...
De même qu'à cette heure, il semble que parfois
De l'ange qui nous garde on entende la voix,
Et que, tout plein du charme où notre âme s'enivre,
Sans concevoir sa joie on soit heureux de vivre,
De même quand ses yeux, sur mes yeux arrêtés,
Versent jusqu'à mon cœur leurs vivantes clartés,
D'un vol doux et brûlant, sur mon âme affaissée
Je sens flotter son âme et planer sa pensée.
—Cela devient triste, dit Eugénie, vous êtes trop poëtes et trop dramatiques, ce soir: mes maîtres, si vous m'en croyez, là s'arrêtera notre drame, le drame commencé de nos amours de vingt ans. Moi qui vous parle, n'ai-je pas dit mon cinquième acte déjà deux fois? Il est vrai que je suis unie à un poëte, messieurs, à un poëte tragique! voulez-vous sauter à pieds joints le quatrième acte, et passer au cinquième? Allons-y gaiement, disait Talma.
A ces mots, Frédéric se leva:
—Je te le défends, dit-il, Eugénie; je vous en prie, Eugénie, rendez-moi mon cinquième acte.
Mais elle, d'un ton sévère:
—Puisque vous avez osé l'écrire, il faut l'entendre, nous sommes ici le public assemblé, et nous jouerons notre cinquième acte, malgré l'auteur. Croyez-vous donc que ce soir, il y a trois heures, si l'envie nous en avait pris, vous auriez eu le droit d'arracher votre tragédie inachevée aux mains du souffleur? Une fois lancée, il faut que la tragédie aille à son but; le parterre seul a le droit de l'arrêter; nous sommes ici le parterre, écoutez donc mon cinquième acte.
Alors elle nous lut d'abord d'un ton grave, et bientôt d'un accent pénétré le morceau suivant, véritable cinquième acte d'un roman qui n'était pas près de finir.
Jeune, j'ai quelquefois rêvé que la fortune,
Dans son vol, par un autre ardemment épié,
Dédaignait le puissant dont le cri l'importune,
Et sur mon seuil désert venait poser le pié.
Alors, c'était le luxe où le riche se noie:
Des fêtes dans les nuits, des fêtes dans les jours,
Les chevaux, les banquets, et les salons de soie,
Et sur un lit doré les plaisirs sans amours.
La haine, dont le bras me frappe sans relâche,
En des moments amers m'a fait rêver aussi
Que de mes ennemis je tenais le plus lâche
Étendu sous mes pieds, criant: Grâce et merci!
C'est un sombre plaisir, à cette heure funeste,
De voir couler des pleurs pour ceux qu'on a versés,
Et d'appuyer sa main sur le cœur qu'on déteste,
Pour y sentir la peur qui bat à coups pressés.
Plus souvent, écoutant la douce fantaisie
Qui sème mes longs jours d'harmonieux travaux,
Je rêve que je vois la belle poésie,
Plus belle, me sourire entre tous mes rivaux;
Et la gloire se lève à ma forte parole,
Les hommes devant moi courbent alors leur front,
Et sur le mien où brille une sainte auréole,
Pour ne plus l'oublier, ils apprennent mon nom!
Tous ces biens sont rêvés, où je ne veux plus croire,
Pour qui j'eus tant de vœux, d'espoir et de regrets;
La richesse aux mains d'or, la vengeance et la gloire,
O mes chères amours, je vous les donnerais.
Je les donnerais tous pour un mot de ta bouche,
Qui, tout bas, pour moi seul doucement prononcé,
Me dirait: «Je te crois, et ta douleur me touche,
Tu m'aimes; tu dois bien souffrir, pauvre insensé!»
Ou bien, si tu craignais que ton regard de flamme
Ne dévorât ma vie et mon âme à son feu;
Et si, tremblante encor en ta pudeur de femme,
D'un mot ou d'un regard tu redoutes l'aveu,
Reste muette, et cache une larme essuyée,
Détourne ton beau front et tes beaux yeux de moi;
Mais que du moins ta main sur la mienne appuyée
La presse doucement, et dise: «Je te croi.»
Et si, des pleurs brillant sur ta vue obscurcie,
Un jour tu me disais, en me tendant la main:
«Ami, je suis contente, et je te remercie.»
Ce jour serait ma vie, et ce mot mon destin!
Voilà toute notre soirée, ainsi nous avons pris notre revanche avec le parterre en nous passant du parterre, en nous passionnant sans lui, en versant de douces larmes, sans avoir besoin de ses clameurs.
Chacun de nous joua son rôle en ce drame intime, et moi qui n'étais que l'auditoire, avais-je rien de mieux à faire qu'a retenir ces vers pleins de jeunesse et d'amour?
LA RUE DES TOURNELLES
On était à la fin du souper. La simple maison de la rue des Tournelles réunissait ce jour-là, tout ce qu'il y avait, à Paris, de grands seigneurs sans préjugés, de petits abbés sans dévotion, de gens de lettres sans envie. En effet, c'était dans cette aimable retraite que se construisait en silence cette exquise politesse qui a fait autant la gloire du dix-septième siècle, que la perfection de ses orateurs et de ses poëtes. Sous le brillant roi Louis XIV, au milieu de l'admiration universelle, une femme qui n'était que jeune et jolie entreprit d'avoir une cour au delà de cette cour, et parvint à être un pouvoir indépendant de ce pouvoir, si jaloux de tous ses droits. Et notez bien que l'entreprise de mademoiselle de l'Enclos était d'autant plus incroyable, que cette jeune femme avait à combattre à la fois les habitudes et les correctes exigences d'une époque soumise à l'opinion publique, le plus grand et le plus sage tyran de ce beau siècle.
C'était plus encore contre l'opinion, contre la cour qui la repoussait, que mademoiselle de l'Enclos s'était révoltée. Jamais, dans sa première jeunesse, elle n'avait voulu comprendre qu'une femme put être déshonorée par les mêmes actions dont les hommes font toute leur gloire; et du jour où elle fut sa maîtresse, elle se promit bien (Dieu merci, elle a tenu ses promesses!) de ne jamais se soumettre au joug des traditions, non plus qu'à cette vertu sans récompense que les hommes ont appelée fidélité. Une fois donc que mademoiselle de l'Enclos eut renoncé à la bonne renommée, elle se jeta à corps perdu dans toutes les vertus qui font un galant homme. A ce compte, elle fut tout sa vie amie aussi fidèle et dévouée que maîtresse inconstante et légère; au demeurant pleine de grâces et d'attraits, pleine d'esprit et d'indépendance, et surtout attentive à n'obéir qu'à son amour, à éviter toutes les influences étrangères à sa passion du moment. Même il arriva plus d'une fois, que la dame, en frémissant de son courage, éloignait un grand seigneur qui lui plaisait, pour prendre un malotru, uniquement parce que le grand seigneur était puissant et riche, et que son rival, n'avait rien.
Aussi bien, fière de son indépendance et de sa probité, Ninon réussit vite à se faire respecter des hommes qui l'entouraient, et ce respect faisant sa force, il arriva bientôt qu'elle se mit à la tête de toute la littérature frondeuse et de toute la philosophie sceptique de son temps. Le chef-d'œuvre de tous les siècles, Tartuffe, il fut admiré, pour la première fois, dans le salon de mademoiselle de l'Enclos. Ninon le vit naître et grandir sous ses yeux; elle l'encouragea de ses regards, comme elle encouragea les premiers vers de Voltaire enfant; et même on rapporte, et c'est Molière qui le raconte, que Ninon, à la première lecture de Tartuffe, fut indignée à ce point, qu'elle traça de verve un autre portrait de l'hypocrisie religieuse.
«Il y avait, dit Molière (Molière lui-même!), en ce portrait, une si grande quantité de traits fins et railleurs, d'indignation moqueuse et spirituelle, que si ma pièce n'eût pas été faite, je ne l'aurais jamais entreprise, tant je me serais cru incapable de rien mettre sur le théâtre, d'aussi parfait que ce Tartuffe de mademoiselle de l'Enclos!»
Et non-seulement Molière, mais tout ce qu'il y avait de gens d'esprit dans ce siècle avec lui: La Fontaine, Chapelle, Racine et Despréaux, le vieux Corneille, le grand Condé, et quelques femmes d'un grand nom, moins timorées que les autres... Ne les citons pas, par respect pour leurs petites filles, qui pourraient me lire, et qui se trouveraient maladroitement compromises.
Quand la reine Christine vint à Paris, elle voulut voir mademoiselle de l'Enclos, comme une des plus singulières merveilles de ce temps si fécond en merveilles. La reine déchue trouva cette autre reine, en tête-à-tête, je vous laisse à penser avec qui?... avec le bon, le froid, le méthodique, le savant Huyghens; ce brave homme, en l'honneur de sa passion, tira de sa cervelle un quatrain presque aussi ridicule, mais plus excusable que le fameux distique de Mallebranche sur le Beau Temps.
Toutes ces admirations de personnages si divers et de caractères si opposés, et cette unanimité d'éloges donnés à la singulière existence de cette fille galante et philosophe, en ont fait un remarquable personnage, qui n'avait jamais eu de modèle, et qui n'eut ensuite, à mon sens, que d'insipides copies, dont, cent ans plus tard, madame de Tencin fut encore la moins mauvaise. Il est vrai, qu'avant Ninon, la France avait possédé Marion Delorme; mais Marion Delorme, maîtresse un instant du premier ministre, était (par la misère)! son espion, autant que sa maîtresse, au contraire, mademoiselle de l'Enclos, l'honnête homme, est rayé du double emploi. Ninon, par elle-même et toute seule, s'était faite ce qu'elle était, l'amie dévouée et souvent utile de toutes les disgrâces, la protectrice éclairée de tous les talents naissants. Elle était la seule femme, à cette époque, osant bâiller tout haut, en pleine académie, ce qui lui valut une verte semonce du secrétaire perpétuel. Ceci dit, vous concevrez très-bien que mademoiselle de l'Enclos ne saurait se comparer à pas une de ses devancières. Elle ne fut ni Phryné, ni Laïs, ni rien qui ressemblât à ces courtisanes avares et charmantes, dont l'ancienne Grèce a conservé le souvenir. Ninon ne ressemblait guère à la belle Aspasie; à côté d'Aspasie on pouvait toujours voir Périclès; à côté de Ninon c'est à peine si l'on entrevoit Saint-Evremont, l'abbé de Lattaignant ou l'abbé de Lafare, et autres grands hommes, ou petits abbés, de même poids.
Il y aurait bien encore une analogie à saisir entre le salon de mademoiselle de l'Enclos et le salon plus que littéraire de l'hôtel de Rambouillet; mais l'analogie est chose fade, et, s'il vous plaît, sans tant disserter, nous entrerons dans notre histoire.
On était donc, je l'ai déjà dit, à la fin du repas, au milieu de quelque intéressante conversation, comme il s'en établit toujours entre gens d'esprit et de gaieté qui ne songent qu'au moment présent, lorsqu'on vit entrer dans la salle une belle personne qui n'était nullement attendue. Sortir de son siége, sauter au cou de la nouvelle arrivée, s'extasier, se récrier, se lever de table, entraîner toute l'assemblée à sa suite dans le salon, tout cela fut l'effet d'un instant pour mademoiselle de l'Enclos. A la vivacité de ses empressements, il était facile de voir qu'il s'agissait pour Ninon, d'une amie, entre toutes, qu'elle n'avait pas vue depuis longtemps. Et de fait, ce n'était rien moins que mademoiselle d'Aubigné, la veuve de Scarron, qui venait, à une heure indue pour elle, visiter Ninon dans sa demeure, au moment où sa cour était la plus nombreuse, bien assurée qu'elle était de ne trouver en ce logis de la bienséance que des amis qu'elle avait reçus autrefois à ses dîners de la rue d'Enfer: aussi sa visite fut-elle un grave sujet de mille saillies.
«On la disait dévote! s'écria Chapelle en la revoyant; mais j'ai toujours soutenu, que c'était une affreuse calomnie!—C'était une véritable calomnie!» répétèrent tous les convives. Alors, sans qu'on pût remarquer l'embarras de la nouvelle arrivée, les plaisirs de la soirée reprirent leur cours. On lut d'assez bons vers et de la prose assez médiocre; on fit une musique innocente sur un clavecin peu sonore. On devisa de Bossuet, de Fénelon, de madame Guyon et de Pascal; on ne dit pas un mot du roi, du ministre, et de rien qui sentît la Bastille: à dix heures frappantes, les visiteurs prirent congé des deux belles amies. Mais, dans la foule, on ne put s'empêcher de sourire en voyant le marquis de la Châtre, en poussant un long soupir, baiser les belles mains de Ninon, chez qui madame Scarron passait la nuit.
C'était une coutume de ce temps-là de partager son propre lit avec ses amis, et de ne pas souffrir qu'ils en eussent d'autre, toutes les fois qu'on les recevait sous son toit. C'est ainsi qu'autrefois, dans l'Orient, une des conditions de l'hospitalité consistait à porter le premier, à ses lèvres, la coupe offerte à son hôte. Que cette habitude soit venue par suite de cruelles défiances, elle est restée une trace ingénieuse et touchante de l'hospitalité antique. De même on pourrait croire que la coutume dont je parle, cette communauté dans le repos, était peut-être, au dix-septième siècle, un résultat des horribles trahisons de la Ligue ou de la Fronde. L'histoire constate le fait, sans l'expliquer; elle a pris soin de nous apprendre que c'était, à cette époque, un témoignage d'amitié. D'ailleurs, mademoiselle de l'Enclos et son amie étaient depuis longtemps habituées à partager le même lit. Quoi d'étrange? cette intimité de la nuit, favorisée par un calme parfait, et par la lueur incertaine et vacillante du mortier brûlant de l'âtre devait exciter grandement les confidences et les aveux, que deux femmes jeunes et belles ont à se faire, toutes les fois qu'elles sont restées longtemps sans se voir.
Ninon, mieux que toute autre, connaissait l'effet puissant de ce clair obscur, et combien il favorise de naïfs épanchements. Sans contredit, il était visible que son amie, venant ainsi seule, à cette heure, au milieu de son salon... une prude! avait quelques révélations importantes à lui faire, et bien des conseils à lui demander. Pourtant, à l'embarras de madame Scarron, mademoiselle de Lenclos comprenait que son secret ne lui échapperait pas sans peine... elle fit semblant de n'en supposer aucun! Elle se contenta de combler son amie de prévenances, de tendres reproches, de bons conseils, et la belle affligée, à ces douces paroles, retrouva toute sa confiance... Il y avait longtemps que mademoiselle de l'Enclos ignorait le destin d'une femme qu'elle aimait tendrement. Elle ne savait donc rien, de bien précis sur la vie de son amie.
On lui avait dit seulement qu'après la mort de Paul Scarron, son mari, sa veuve avait obtenu de la reine-mère, et du roi, plus tard, une pension de mille écus avec bien de la peine, et après bien des prières; qu'ensuite, obéissante aux amours de madame de Montespan, elle s'était vouée à l'éducation du jeune duc du Maine, un des enfants de Louis XIV: plusieurs bruits avaient même circulé sur la faveur à laquelle la gouvernante était arrivée auprès du père de son élève; mais il y avait dans ces bruits tant d'incohérence et d'invraisemblance, que mademoiselle de l'Enclos ne savait auquel entendre; aussi mourait-elle d'envie d'être informée, une fois, à coup sûr.
Mais quoi! la dame avait trop d'esprit pour procéder par la méthode interrogative, la plus sotte des méthodes, depuis qu'il y a des secrets sous le soleil; Ninon savait trop bien la majesté d'un secret dans lequel une femme est compromise, pour ne pas apporter dans cet éclaircissement tout ce qu'elle pouvait avoir d'indifférence et de froideur apparentes.
Elle parla donc très-peu à son amie; après le premier bonsoir! elle parut tout occupée des minutieux apprêts de sa toilette de nuit. Ce fut avec la même lenteur qu'elle se délivra de ses longues dentelles, de ses paniers, du peu de rouge qu'elle mettait alors pour obéir à la mode; peut-être même cette charmante femme oublia le secret qu'elle allait découvrir, en voyant sa taille encore si svelte et si bien prise dégagée des larges et ridicules machines qui en défiguraient les contours. En effet, pour une femme à cette époque, il y avait le soir une heure bien précieuse de simplicité et de grâce, pendant laquelle elle pouvait se féliciter à loisir de la blancheur de sa peau, de la souplesse de sa taille, de ses noirs et longs cheveux, en un mot, de toutes les beautés sans fard, qu'elle était obligée de déguiser pendant le jour.
De son côté, madame Scarron, sérieuse et méthodique, défaisait avec lenteur les modestes atours de la journée. On l'appelait la dame aux beaux jupons! Il eut fallu dire la belle honteuse. Il y avait dans son action quelque chose de la pudeur d'une jeune fille dans le dortoir de son couvent; et pour un œil exercé, il était visible, à la solennité de madame Scarron, de s'apercevoir qu'elle avait été l'épouse d'un homme vieux et impotent. A la fin pourtant les deux amies furent prêtes à se mettre au lit; Ninon s'y jeta la première, vive et légère comme toujours; son amie avec tant de circonspection et de timidité craintive, qu'on eût dit que le bon Scarron était ressuscité. En même temps, se souvenant de ses longues prières du soir, la belle veuve se mit à les répéter tout bas, pendant que Ninon criait tout haut la seule prière qu'elle eût su de sa vie: «Mon Dieu! faites de moi, la femme que vous voudrez, pourvu que je sois toujours un honnête homme.»
Il n'y avait pas une heure que les deux belles amies étaient couchées, feignant toutes les deux de dormir profondément, et ne dormant l'une ni l'autre, lorsque enfin la conversation commença à peu près comme un conte des Mille et une Nuits.
—Dormez-vous donc si profondément, ma chère Ninon, et ne voulez-vous pas m'adresser une parole de toute la nuit? murmura madame Scarron, avec un son de voix timide, comme si en effet elle eût craint de trahir le sommeil de son amie.
—Je dors, répondit Ninon avec un de ces jolis bâillements qu'elle avait mis à la mode; je dors, ma belle amie; entre nous il me semble que la nuit n'est faite que pour cela.
—C'est qu'en vérité, ma chère, la chambre est si remplie de parfums, et ces figures de Mignard sont si belles, ce lit est si moelleux, que cette atmosphère diabolique m'empêche absolument de fermer l'œil; j'aimerais mieux causer ne pouvant pas dormir.
—Voici, ma chère d'Aubigné, un véritable propos de janséniste. Eh! dites-moi donc, pourquoi la vie est faite, s'il faut la passer sur un grabat? Puisque Mignard fait de jolies peintures, pourquoi mademoiselle de l'Enclos n'en parerait-elle pas sa chambre? Et s'il plaît au cygne de se dépouiller tous les ans de son duvet, pourquoi irais-je coucher sur la paille, comme cette pauvre duchesse de la Vallière qui est morte à la suite de ses austérités de carmélite?
—Pauvre et malheureuse femme! Quel est le moment de sa vie, ma chère Ninon, que vous lui envieriez, si vous aviez à le choisir?
—Moi, envier madame de la Vallière! s'écria Ninon; ah! ma chère, vous me connaissez bien mal! Pourtant, ajouta-t-elle après un moment de réflexion, ce dut être un beau moment quand elle vit ce roi jeune, amoureux, charmant qui tremblait en lui disant: Je vous aime, aimez-moi!
—Oui, certes, ce dut être un beau moment, reprit madame la belle veuve, et figurez-vous ce grand roi mettant aux pieds de sa maîtresse tout ce qu'il avait de gloire et de pouvoir? Voyez-vous, d'ici, madame de la Vallière présidant aux conseils d'État, reine à Versailles, protégeant les lettres et les arts, et jetant partout la douce et salutaire influence de ses grâces et de sa beauté.
—Et vous-même, ajoutait mademoiselle de l'Enclos, voyez donc, à votre tour, cette infortunée après que cet amour s'est envolé! tout l'abandonne!
«Elle appelle... on ne lui répond pas! Elle pleure... on ne voit pas ses larmes! Elle prie... et sa prière est repoussée! Ah! vraiment le digne sujet de notre envie! Elle avait tout donné à ce prince ingrat; elle lui avait sacrifié la vertu et l'honneur d'une demoiselle; elle s'était mise à ne vivre que pour lui, par lui, et tout d'un coup.... Pauvre femme! Hélas! Je la vois encore prenant le voile. La chapelle était tendue en noir. M. de Condom venait de prononcer un de ces lugubres discours qui brillent du feu sombre de l'enfer. Les beaux cheveux de la sœur de la Miséricorde tombèrent impitoyablement sous le fatal ciseau, et de tant de grâces, de beautés, il ne fut plus parlé qu'une fois, pour nous dire que tout cela était mort, couché sur la cendre, et dans toutes les austérités d'une vie de pénitence et de repentir.
—Heureusement, ajouta madame de Maintenon, que le roi n'est plus tel qu'il était alors, volage, inconstant, volontaire, uniquement occupé de plaisirs et de fêtes; c'est aujourd'hui un homme austère, et qui sera fidèle à qui prendra le soin de l'occuper, de lui plaire et de l'intéresser.
—Ce n'est plus le même homme, ah! oui! j'en conviens, reprit Ninon; mais si son cœur est toujours le cœur d'un égoïste, je ne vois pas en quoi le roi aurait gagné à perdre les grâces de la jeunesse. Il est moins jeune et moins beau, très-ennuyé, très-ennuyeux. Certes, nous comprenons l'heureux amant de madame de la Vallière, entouré de poésie et d'admiration; mais, entre nous, ma chère, j'envie un peu moins les amours de madame de Montespan.
—Madame de Montespan! reprit la belle janséniste; je vous assure, ma bonne amie, que madame de Montespan est plutôt le fléau que l'amour de Louis XIV; c'est une femme si emportée, si volontaire et si violente... Le roi en a peur.
—Eh! par mon saint patron, que voulez-vous donc que fasse madame de Montespan des dernières heures d'amour de ce roi, déjà plongé dans les horreurs de l'âge mûr? N'est-ce déjà pas bien assez qu'elle lui permette de l'aimer, faudra-t-il encore lui chanter chaque matin un cantique d'actions de grâces! Non, non, ma chère, il n'en doit pas être ainsi. Louis est un grand roi, j'en conviens; mais, nous autres femmes, n'avons-nous pas aussi notre royauté? Dès que nous sommes aimées, ceux qui nous aiment, sont égaux devant nous. En vérité, je ne vous comprends pas de blâmer, comme vous faites, cette belle et superbe madame de Montespan, la seule des maîtresses du roi qui ait compris et défendu sa propre dignité. Pour moi qui vous parle, si le roi m'aimait, ce serait tant pis pour lui, je ne me conduirais pas autrement que madame de Montespan.
—Pourtant, je vous dirai entre nous, ma chère, que le roi ne veut plus d'elle, et que cette haute faveur où vous la voyez, n'est que le commencement d'une interminable disgrâce.
—Une disgrâce, ah oui! la disgrâce sera toute pour le roi: que voulez-vous que madame de Montespan y perde? Elle changera ce maître ennuyé et lassé de tout, contre un amant beau, jeune et tendre, amoureux! Pardieu! perdre un roi qui s'ennuie, et gagner un amoureux qui nous enchante, je ferais ce marché-là tous les jours!... Mais, si madame de Montespan s'en va, quelle est la malheureuse qui la remplace?
Il y avait dans ce mot: La malheureuse! un accent si pitoyable, que madame Scarron revit soudain toutes ses injustices! madame de Montespan, qu'elle supplantait aujourd'hui, avait commencé sa fortune, elle l'avait tirée de la misère, elle l'avait présentée au roi, l'avait défendue contre les répugnances de Sa Majesté, lui avait confié l'éducation de ses enfants, et tant d'autres souvenirs que le remords attire, en si grand nombre, en un cœur coupable d'une méchante action!
A la fin, reprenant la parole, et les yeux baissés:
—Cette malheureuse, c'est moi, ma chère, et voilà le secret qui me pesait sur le cœur.
—Ah! malheureuse, est-ce bien possible? Est-ce vrai? Vous-même! Un établissement si dangereux! Quoi donc, entourée à ce point de considération et de respect, renoncer à votre gloire! Perdre ainsi le goût du combat au milieu de la journée, et pour qui? pour un maître sans pitié... Mademoiselle de la Vallière et mademoiselle de Fontanges! madame de Montespan! En vérité, je croyais mademoiselle d'Aubigné plus dédaigneuse et plus fière que cela!
—Mademoiselle d'Aubigné, reprit madame Scarron, ne sera la maîtresse de personne; elle sera, si elle y consent, l'épouse du roi!
—S'il vous épouse, reprit mademoiselle de l'Enclos sans paraître étonnée, hélas! vous voilà encore une fois à la merci d'un mari qui ne vaudra pas ce beau mariage, et plaise au ciel que Votre Majesté ne regrette un jour le bonhomme Scarron.
—Scarron! voilà un nom que le roi ne veut déjà plus entendre, on m'appelle à Versailles, madame de Maintenon.
—A la bonne heure, madame; mais il n'est pas moins vrai que vos années les plus heureuses se sont passées chez Paul Scarron. C'était un pauvre diable, il est vrai, mais jovial, amoureux, ne songeant qu'à plaire, et à faire des contes. Quoi donc! parce qu'on veut le dépouiller de son nom dans votre personne, ne vous souvient-il plus que c'est pourtant lui qui vous a mise au monde? Ah! pauvre couronnée, si vous faites cette insigne folie, plus d'une fois dans le Salon de la Reine, aurez-vous le vif regret de cette longue salle tapissée de livres où notre ami Scarron nous donnait de si mauvais, mais de si gais soupers, suppléant souvent au rôti qui manquait, par une de ces bonnes histoires que sa belle épouse racontait si bien.
—De grâce, assez de souvenirs, disait madame Scarron les mains jointes! laissons le passé, contemplons l'avenir. Le roi, Versailles, la royauté... y songez-vous?
—Eh! c'est justement parce que j'y songe que je vous trouve malheureuse. N'avez-vous donc pas vu Versailles, depuis que le roi n'y donne plus de fêtes? Versailles est le lieu du monde le plus triste. Ils vieillissent! Ils tournent à la dévotion. Dans cette ville si belle et si froide, dans ces palais superbes, où la solitude et le silence ont établi leurs tabernacles, l'ennui a choisi son séjour. A peine ces allées, si bien tenues, sont-elles traversées par quelques antiques courtisans, ou quelques femmes sur le retour. C'en est fait! le grand règne du roi est passé. Le peuple entier commence à se trouver pauvre; il déteste les dragonnades de Louvois; il s'inquiète; il a hué naguère un long prologue d'opéra, où le roi était métamorphosé en soleil. Quant au roi lui-même, je ne vois en lui que ce qu'il est réellement, un pauvre sire timoré et tremblant pour l'avenir; un corps vieilli, un cœur blasé par le souvenir perpétuel de sa majesté toute puissante. Hélas! de bonne foi, Versailles est un désert, le roi est un fantôme! On vieillit si vite et si cruellement sur ces hauteurs! Pensez-y, ô digne fille de ces vaillants d'Aubigné, coureurs d'aventures! Par grâce, par pitié pour vos aïeux, n'allez pas vous mêler, de gaieté de cœur, à toutes les vieillesses de notre siècle; il a passé avec une effrayante rapidité. Ce grand siècle, affaire d'un instant: un grand bruit tout d'un coup suivi d'un morne silence. Turenne est dans la retraite, le grand Condé soupe chez lui, ou se promène à Chantilly; Despréaux, jadis si méchant, fait une épître à son jardinier; le bon La Fontaine s'amuse à des cantiques et vient d'écrire une satire; Racine, depuis la chute de sa Phèdre et le succès de Pradon, s'est retiré dans sa tente: il n'y a plus qu'un nommé La Bruyère, que je ne connais pas, que personne ne connaît, dont le livre occupe encore la ville et la cour. Nous sommes des arbrisseaux grandis dans une serre chaude; restons à notre place, et n'allons pas, à nos derniers jours, nous mêler aux vieilles intrigues de ce satrape d'Asie à l'heure où nous avons sauvé du grand déluge notre esprit, notre beauté, l'amitié, l'amour, les plaisirs de la poésie et les bons mots. O reine de beauté! si vous voulez régner, c'est si facile! D'un seul mot, le vrai monde est à vos pieds.
Et madame Scarron semblant peu convaincue.—Écoutez-moi, s'écriait mademoiselle de l'Enclos en se levant sur son séant, écoutez un aveu que je ne ferais pas à vous-même, s'il ne s'agissait de vous sauver. J'étais la fille d'un pauvre musicien, et j'avais à peine quinze ans, une matinée d'hiver, mon père et moi nous vîmes entrer dans notre humble demeure le favori, l'émissaire, le confesseur du terrible cardinal de Richelieu. Le Père Joseph venait me chercher de la part de son Éminence, et mon père en tremblant m'ordonna de le suivre.... Je le suivis sans crainte... Au fait, le cardinal était si vieux, j'étais si jeune, que n'eût été ma répugnance de donner la main à cet affreux capucin, je me serais fait de cette visite une partie de plaisir. A la fin, nous arrivâmes au Palais-Cardinal. Je traversai une haie de gardes et de mousquetaires, et tout à coup, dans une vaste salle, et vis-à-vis une large table où il travaillait, j'aperçus Richelieu, et je me trouvai tête à tête avec ce maître! Épargnez-moi la douleur de raconter le sang-froid d'un homme, immolant à son plaisir d'un instant une innocente créature qu'il ne devait plus revoir. Pourtant cet homme était bien une façon de Louis XIV; mais, de cet instant, me voyant si misérablement flétrie, je jurai de ne pas appartenir à un époux, je jurai une haine immortelle aux misérables qui vont, cherchant au sein des plus honnêtes familles de quoi amuser leurs dernières années de débauche; et jamais, sans un serrement de cœur, je n'ai vu tant de malheureuses qui, séduites par je ne sais quel aspect de grandeur ou de fortune, ont été perdre leur vie en un misérable esclavage!... Elles pouvaient être heureuses et libres... en disant: non!
Tel fut le récit de mademoiselle de Lenclos. Il y avait dans son discours une émotion vraie et douloureuse à ce point que madame Scarron, touchée de tant d'amitié, se prit à pleurer.
Bientôt, fatiguées de tant de secousses, elles s'endormirent; et le matin elles se séparèrent ayant dormi et pleuré ensemble, pour la dernière fois. Vous savez ce que devint l'illustre veuve, et comment, pendant quinze ans, elle fut, après le père Lachaise, la personne que le roi aima le mieux; vous savez ce que fit Ninon de l'Enclos, le jour de son soixante-dixième anniversaire, avec le jeune et frais abbé de Châteauneuf....
C'est à vous à nous dire quelle fut la plus heureuse et la plus sage de ces deux femmes... Celle-ci, abandonnée à toutes les passions de la vie; celle-là, résignée et patiente aux sommets fabuleux des plus fabuleuses grandeurs!
LA VILLE DE SAINT-ÉTIENNE
—1828—
Si l'on vous disait sérieusement: il existe à cent lieues de la Chaussée-d'Antin une ville de forgerons et de charbonniers presqu'aussi riche que la ville de Paris, entourée (et voilà fête) de bruit, de fumée et d'une poussière éternelle, une ville étrange, hors du monde et de tous les mondes connus, qui n'entend parler que de loin en loin, de nos plaisirs de chaque jour, de Rossini et de mademoiselle Mars. La cité des renoncements, qui ne ferait aucune différence entre M. Albert et mademoiselle Taglioni! Elle en est restée à M. Delille pour la poésie, à Lachaussée pour le drame, à M. de la Harpe pour la critique. Elle a foi dans les poëmes de Baour-Lormian, dans les bergères de Ducray-Duminil; elle se passe, et volontiers, de bibliothèque et de spectacle; à peine on y trouverait, par hasard, un bon tableau; ville immense, dont huit gendarmes font toute la force armée, et qui n'a pour se distraire ni les assises, ni la cour d'un préfet, ni académie à églantine d'argent, ni société d'harmonie, en un mot, rien de ce qui fait le charme et le délassement d'une honnête et paisible aggrégation d'honnêtes bourgeois; mais en revanche elle a du fer, du charbon, de la soie et des fusils, des bêches, des faux, des couteaux; la lave ardente qui tombe à grands flots dans la fournaise, et de l'or comme en un conte des Mille et une Nuits.
Si quelque voyageur encore ému de ce drame étrange, et le visage couvert de cette suie huileuse, qui remplace ici les parfums de l'été et les fleurs du tilleul aux derniers jours de l'automne, venait vous dire: «En fait de bien-être, d'activité d'industrie, d'économie sévère et de passions comprimées, vous n'avez rien lu de pareil dans les lois de Lycurgue;» s'il ajoute en s'inclinant, «que dans ces lieux, à demi sauvages, le couvre-feu se sonne à huit heures du soir, au moment où le frais commence, et que le travail arrive à quatre heures du matin, au moment où le sommeil est charmant;» alors, sans doute, ô mortel aimé des dieux...
Vous regarderiez si votre habit est encore assez neuf, et, prenant congé de vos livres, de vos plaisirs, de vos fêtes de chaque soir, vous monteriez en diligence, à moins que vous ne préfériez l'isolement de la chaise de poste et le pavé brûlé... et brûlant.
Pour bien faire, il faut arriver à Saint-Étienne un beau soir, aux rayons couchants du soleil, quand l'astre éblouissant jette un dernier éclat sur le dôme d'épaisse fumée, éternel couvre-chef de l'antre où le Cyclope accomplit sa tâche à grand bruit. Saint-Étienne est englouti dans une vallée profonde et triste; autant que Rome elle est la ville aux sept collines. Au fond de ses montagnes sans verdure et sans ombrage, et s'étendant, çà et là au hasard, elle s'inquiète assez peu d'obéir aux lois de la symétrie, aux exigences du paysage, à la chanson du psalmiste: «Je suis noire et je suis belle!» Nigra sum sed formosa! La ville est un chaos. L'entrée est une caverne; il faut entrer par la rue de Lyon, comme on tomberait dans un précipice. Allons, courage, et parcourez cette rue étroite et bruyante, encombrée d'un peuple en guenilles, au visage noir, aux dents blanches: entrez par cette horrible rue, à sept heures du soir, et vous aurez perdu en dix minutes tout ce que le souvenir de nos villes de France peut avoir d'élégance. Un voyageur qui a traversé Nevers, la ville où mourut Vertvert, qui a contemplé ces rues proprettes, ces jolies maisons en terre vernie, et s'est arrêté sous ces fenêtres complaisantes, où se montre en négligé du matin quelque dame curieuse: oh! dit-il, le désagréable contraste: entrer à Saint- Étienne, le soir, par la rue de Lyon.
A cette heure, en effet, cinq cents forges bruyantes sont en mouvement, non pas une forge parisienne avec son petit feu, son soufflet de salon et son enclume portative, mais un immense fourneau, un brasier brûlant comme pour les armes d'Achille; un soufflet qui fatigue un homme, une enclume à tuer Polyphème, et, pour chaque enclume, trois grands forgerons, autant de femmes échevelées, travaillant le fer comme une simple dentelle. Ajoutez un tas de petits forgerons, abrités par le toit de chaume qui s'avance dans la rue, l'éclat de la flamme, l'âcre odeur du soufre en fusion, le bruit du fer, l'étincelle qui vole et la scie au cri dur, les chars qui se heurtent, l'aboiement des chiens, les chansons des hommes, les jurements des femmes; une avalanche à tout briser de bruits, de cris, de hurlements, de clameurs! Vous marchez une heure au milieu de ce fracas terrible. Simples villes de l'Orient, où donc êtes-vous! fraîches fontaines, palmiers, natte hospitalière de la nuit, et vos contes sans fin, quand le voyageur enchanté s'endort, écoutant le deuxième kalender?
Vous arriverez enfin dans une place isolée et noire, coupée en deux par un corps de garde, où la sentinelle est endormie. Ici viennent mourir les lueurs de la flamme et le bruit de l'enclume. A Saint-Étienne il n'y a pas de profession de hasard comme à Paris; pas de ces vagabonds officieux, toujours prêts à vous servir; à huit heures du soir, vous auriez peine à trouver quelqu'un sur la place pour vous indiquer l'auberge assez semblable aux hôtelleries de la cité, du temps de la Ligue.
On entre en traversant la cuisine, on passe devant le tourne-broche chargé de viandes; on traverse une petite cour pleine de fumier, on monte un escalier de bois; on se jette sur un lit à fleurs gothiques, et l'on dort, si l'on peut... A minuit va commencer le commerce de la ville. A cette heure fatale, consacrée encore en telle ville de l'Allemagne aux apparitions et aux fantômes, vous entendez tout à coup, un grand bruit de chariots roulant avec un bruit de tonnerre. On se croirait aux environs de l'Opéra, quand le père Nourrit donnait la réplique à madame Branchu.
Voilà l'heure où la ville de houille envoie à tout l'univers le produit de son travail: les ballots sont préparés, les fourgons sont chargés, la nuit est épaisse, holà! tout s'ébranle. On adresse à Paris les brillantes soieries; les petits couteaux et les socs de charrue à l'Amérique; l'Angleterre réclame l'acier travaillé, qu'elle nous renvoie avec son poinçon; l'Allemagne achète des fleurets, qu'elle nous revendra, plus tard sous ce titre: sollingen. Une ville surprise par l'assaut est moins active et moins agitée avec plus de bruits et de soubresauts; seulement personne dans les rues, que des charretiers; aux fenêtres, personne! Tout est mystère en ces envois: c'est à qui cachera le mieux le nombre de ses commissions, l'adresse de ses commettants, l'importance de ses marchandises; on s'épie, on se surveille, la rivalité retient son souffle, en grande terreur de se trahir.
Un peu plus tard, au grand jour, tous ces marchands qui ont exploité des millions dans la nuit, qui se sont cachés l'un de l'autre avec autant de soin que s'ils eussent commis une mauvaise action, se saluent comme de francs amis, se plaignant entre eux de la dureté des temps, de la rareté de l'or, de leurs magasins qui regorgent de marchandises. Honnête mensonge! et pas un de ces grands négociants n'y est trompé.
Et le lendemain au réveil, si vous avez pu dormir, après avoir fait cette longue et minutieuse toilette du matin à laquelle tout bon Parisien ne renonce jamais, je vous avertis que vous venez de vous rendre ridicule dans toute la ville, si le présent jour n'est pas un dimanche. Vous sortez, vous visitez la ville... Ah! l'assemblage étrange!... des ruines et des palais, un hôtel, massif comme un hôtel vénitien qui serait sans grâce, à côté d'une échoppe; une maison basse en pierres de taille, et six étages qui menacent ruine! O misère! ô fortune!... Imaginez la rue Saint-Jacques avec son peuple équivoque et pauvre, traversant subitement la rue Royale et sa somptueuse élégance!
Tout est confondu dans la ville aux sept collines; luxe, indigence, hasard. Là surtout, le hasard est un grand dieu. Là surtout, vous regrettez le Paris libre et cette vie aux mille aspects si divers, qui se répand de toutes parts. La moindre action de ce peuple noir et grand, ami des choses bien faites, s'opère sous l'empire de l'ordre. On agit, à Saint-Étienne, comme en vaste caserne, à la baguette du tambour-major: une armée en bataille, n'a pas plus de précision.
Hier, vous êtes entré dans la ville au bruit méthodique de trente mille marteaux, retombant en cadence sur quinze mille enclumes; vous vous êtes endormi au bruit de douze cents chariots, expédiant des ballots à tous les grands chemins du monde connu, et voici, ce matin, que vous retrouvez le même ordre, et la même précision. Portez... fardeaux! fabriquez, armes! montez, fusils! aiguisez, baïonnettes!... et feu partout!
Voici le matin, le bruyant matin! une armée de jeunes filles rondes, ramassées, rebondies, au teint animé, aux larges mains, aux jambes solides, va se rendre à l'ouvrage au pas accéléré d'un bataillon. Ce sont les ouvrières de la ville; à peine au monde, chose rare pour de pauvres filles! les filles de Saint-Étienne ont un métier certain; elles font des rubans, elles font des lacets, elles travaillent la soie; à leurs mains vaillantes, sont confiés ces fils plus précieux que l'or, dont les tissus sont destinés à des reines. A Saint-Étienne, véritable république pour l'orgueil, il n'y a pas une servante, et pas une grisette... il y a l'ouvrière!
La grisette parisienne, jeune et vive, accorte, est inconnue en ces domaines du travail sérieux. Déjà pour une certaine partie de citoyens, la fille attachée à la soie est une artisanne du second ordre; il y a dans la ville, tel vieux Stéphanois qui coudoiera avec mépris l'ourdisseuse la plus fraîche et la plus jolie; un pareil homme, au fils qui doit hériter de son enclume, recommande quelque grande ouvrière, habile à tracer une lime, habile à manier le fer, qui va se pencher, hardiment, sous une meule d'usine, et vous aiguisera trois cent haches en un jour, sauf à se briser le crâne sous l'énorme meule qui l'entraîne, et la jette au gouffre silencieux.
O la ville étrange! Le poëte, pour se faire pardonner ses cyclopes, leur a donné la poésie: qui de nous n'a souvent chanté cette idylle de Théocrite, quand le farouche pasteur, assis sur le bord de la mer, prend son chalumeau, et propose à la folâtre et blanche Galatée de crever son œil unique? A Saint-Étienne, cyclope sans flûte et sans Galatée, antique refuge de forgerons aux mœurs rudes et sauvages, plus d'une fois on a tenté d'adoucir les mœurs de cette immense usine en lui donnant un travail plus facile et plus doux. Vains efforts! on n'a fait que ravir à la cité sans repos le peu de verdure qu'elle avait conservé.
Quand j'étais un jeune écolier stéphanois, rêvant aux paysages de Virgile, en plein jardin de racines grecques, récitant aux rochers:
Stephan: couronne; Étienne en vient!
il n'y avait dans la ville que deux endroits où l'écolier pût lire à son aise les passions du jeune Werther, ou bâtir son premier roman d'amour: c'était Valbenoite et Monteau. Valbenoite était alors un vallon solitaire, avec de grands arbres, un grand jardin de trente perches, dans lequel j'ai vu le premier paon de ma vie, comme une merveille inconnue à la civilisation que j'habitais. J'entends encore les oiseaux de Valbenoite et le bruit du moulin, je vois encore les linges de la blanchisserie de Jeanneton, étendus triomphants au soleil. Splendeurs d'un arpent oublié par la houille, et négligé par l'enclume! Hélas! je n'avais pas vingt ans que l'oasis avait disparu. Ils ont abattu la forêt de six arbres, pour y établir des machines à lacets; du simple et paisible moulin, ils ont fait une usine; il n'y a pas jusqu'à Jeanneton, ma bonne nourrice, qui ne soit devenue une riche dame, en cédant à l'industrie une cabane que mon père lui avait donnée! Et le beau paon? Le pauvre oiseau, malgré son brillant plumage, a été sacrifié, ainsi que le jardin, à des produits chimiques. Le moyen à présent d'aller à Valbenoite lire son Werther! Quant à Monteau, adieu les prairies et les collines qui nous abritaient de leur silence! Ah! Monteau, te voilà forge, et haut-fourneau! et madame de Pompadour y peut chanter sa chanson:
Nous n'irons plus au bois,
Les lauriers sont coupés.
Pour la première fois j'ai regretté, en parlant de Saint-Étienne, de ne pas savoir un mot de cette science toute nouvelle qu'on appelle statistique; M. Charles Dupin l'a inventée à son profit! La statistique et l'économie politique me paraissant, après les cols en papier et les cannes à fauteuils, les deux plus belles inventions de notre époque. Écrivez donc, sans savoir un chiffre, sur une ville où tout est commerce!... et deux et deux sont huit et quatre sont cent.
Ah! la belle page, si j'avais écrit l'histoire d'un seul eustache! Un eustache est un couteau sans ressort, à manche de bois, noirci au feu, orné d'un trou à l'extrémité, pour y passer une ficelle: cet instrument, après avoir passé par dix-huit mains différentes, revient à trois liards, et se vend deux sous, du collége Louis le Grand, à Chandernagor. «Ce que j'ai le plus admiré en France, disait Fox, en 1802, ce sont les eustaches de Saint-Étienne.» Cependant, en 1802, c'était une assez belle époque de gloire militaire, sans compter que, pour la gloire littéraire, nous en étions aux comédies de M. Collin d'Harleville, à la tragédie de M. Luce de Lancival... aux bons mots de Brunet.
Que j'aimerais aussi à savoir comment se fait un fusil à Saint-Étienne! Ce n'est pas faute, croyez-moi, d'avoir vu la fabrique, d'avoir joué, jeune enfant, dans l'atelier de Stellein, ce bon et infatigable Stellein, qui a fait tant de belles choses dans sa vie! Un ouvrier prend à la fois trente ou quarante lames de fer, réunies et pétries ensemble; il réduit toutes ces lames, réunies en une seule et même lame! Vous diriez d'un simple argile, tant l'ouvrier est le maître de sa matière: il tord, il tourne, il alonge, il raccourcit, il imprègne son dessin dans le double-canon, sur le canon.
Et tantôt, vous aurez un simple fusil de guerre, une de ces armes terribles dans les mains des soldats d'Austerlitz.
Tantôt, chasseur! voici ton fusil de chasse, arme légère et rapide. Encore un effort; appelez à votre aide le ciseau de Dumarest et de Dupré, vous aurez la plus belle arme du monde, digne du pacha d'Égypte, une de ces armes brillantes, parsemées d'argent et d'or, qu'on ne peut échanger raisonnablement que contre la maîtresse du Klephte:
C'est un Klephte à l'œil noir
Qui l'a prise, et qui n'a rien donné pour l'avoir.
Si je continue ainsi, adieu ma statistique! Cependant, à côté de ces foudres de guerre, si solides et si vite faits: fusils, pistolets, baïonnettes; à côté du fusil de luxe qui demande une année; à côté de l'enceinte où toutes ces armes sont essayées avec un fracas épouvantable, à triple charge; à côté de tout ce peuple dont chacun a sa tâche, à celui-ci une vis, à celui-là un chien, à celui-là une platine, à celui-là le bois sculpté, à l'autre la ciselure, et tant d'autres détails bien distincts, qui font de chaque détail autant de métiers différents, vous trouvez tout à coup de grandes enceintes isolées et tristes. Figurez-vous je ne sais combien de métiers réunis, des courroies attachées à des centaines de rouages de fer, faisant tourner des milliers de dévidoirs. En ces grandes usines, le fil et la soie reçoivent leur mouvement de la vapeur, se croisent et se mêlent dans tous les sens, çà et là, faisant jaillir mille dessins rapides et variés; et quand, par hasard, un seul fil se brise, aussitôt le lacet auquel il appartient, s'isole de tous les autres: immobile, il attend qu'on le remette en rapport avec le mouvement qu'il a perdu, pendant que les autres lacets vont toujours.
En effet, ce n'est pas une seule machine, mais ce sont là autant de machines qu'il y a de lacets, ou de dentelles, ou de tulles, car on fait de tout à Saint-Étienne, et par tous les moyens: par un courant d'eau, par la vapeur, par les bras des hommes, souvent même par le simple mouvement d'un pauvre cheval aveugle attaché à la roue. Il y a telle maigre haquenée, à Saint-Étienne, qui a gagné plus d'argent à son maître que les brillants coursiers de lord Seymour, dans les courses du Champ-de-Mars.
On a beaucoup parlé jadis de la Hollande, aux marais fangeux, et de ses richesses à payer l'Angleterre. Manchester est aujourd'hui proclamée une seconde Amsterdam, par l'importance de ses produits et son commerce... eh bien, je ne crois pas que le flegme hollandais ou l'activité anglaise soient plus dignes de l'attention du monde que l'industrieuse patience de l'homme de Saint-Étienne, et son acharnement à utiliser la moindre parcelle de cette terre de charbon... du mot grec karbo, je brûle, dont on a fait escarboucle! Il existe encore aujourd'hui dans la ville un honnête fabricant, aussi riche qu'une cantatrice italienne; il avait lu, dans son enfance, les Géorgiques et traduit le père Rapin, et ces deux lectures lui avaient laissé je ne sais quel goût champêtre qui l'a forcé à avoir une maison de campagne, une villa, avec des ombrages et des ruisseaux murmurants.
Que disons-nous? le hoc in votis, est encore écrit en grosses lettres, sur la porte d'entrée, à la grande admiration des passants! Le digne homme avait pris en amitié ma jeunesse, parce que je comprenais ses citations latines, et qu'en se promenant avec moi, sous les tilleuls rabougris de la grande route, il pouvait revenir sur les souvenirs poétiques de sa jeunesse et sur les plaisirs innocents de prædium rusticum. «Je veux vous y conduire, me dit-il un jour; vous verrez mon bosquet, ma naïade, ma ruine, car j'ai aussi une ruine: c'est un délicieux séjour.» Nous partîmes, le lendemain, pour ce séjour délicieux.
La maison était plantée sur un sommet élevé, et bâtie en hôtel du faubourg Saint-Germain. Pour avenues (les belles et riches avenues de vieux arbres que la fournaise a dévorées!) ils avaient construit une longue cheminée de pompe à feu, dont l'épaisse fumée jetait une odeur de soufre insupportable; tandis que la machine, en dehors du puits, faisait jaillir des torrents d'une eau noirâtre qui formait une boue infecte autour de l'habitation. «Voilà mon donjon! me dit l'honnête négociant, en me montrant la cheminée; voilà mon fossé féodal! A mon sens, j'aurais été bien niais de perdre cent bonnes perches de terrain, dans lesquelles je puis trouver une mine d'or.» Disant cela, nous entrâmes dans la maison.
C'était une maison semblable à toutes les maisons de la ville enfumée: un carreau d'argile, sans tapis; des meubles en noyer noirci par la fumée; un feu de tourbe à chaque appartement; pas un tableau, pas une gravure, à peine un livre; une huche; un garde-manger, du linge étendu dans le salon. «Et le jardin? dis-je à mon hôte.—Le jardin?... Le voilà!...» Une ruine!
Cette ruine était un four à chaux: encore un gouffre de fumée et d'infectes vapeurs, au milieu d'herbes desséchées, en présence d'une plate-bande de tulipes dont la tête était tristement penchée, faute de pluie. Je n'ai jamais vu de ronces pareilles; cette brique rougeâtre au milieu de ces fleurs fanées, était d'un effet désolant. «Venez plus loin, me dit le propriétaire de ce beau lieu; venez contempler tout mon domaine, vous rafraîchir dans mon bosquet, et vous reposer dans mon parc...» Parc et bosquet, six pieds de long. En avançant, j'entendis un bruit d'eau mêlé à de rauques harmonies qu'il était impossible de reconnaître. Ici, mon homme était triomphant. Le Nôtre et La Quintinie étaient dépassés par son génie. Il avait trouvé le moyen d'établir là, au fond de son bosquet, dans la rivière, une scie à scier du marbre. La machine allait toujours avec son craquement en faux-bourdon à vous rendre possédé.
Il me fallut passer cinq heures dans cette mortelle habitation; et le soir, à l'heure ordinaire du coucher, à huit heures, quand je pus monter dans ma chambre, à la lueur d'une chandelle fétide (on ne brûle pas autre chose à Saint-Étienne), j'aperçus dans la plaine mille feux épars, des montagnes de tourbe enflammée; il s'agit seulement de faire perdre à la houille son odeur sulfurique et tout ce qu'elle a de malfaisant, au grand avantage des villas d'alentour. En général, on tourmente le charbon de toutes les manières, dans ces douces campagnes. Ils sont parvenus à le changer en fer, à force de fourneaux enflammés, de rouages mouvants: la terre en tremble. La maison de mon hôte, aux neiges près, pouvait passer pour une habitation du Vésuve, à l'heure où le volcan jette au loin, la flamme et la cendre! Et le lendemain, quand je m'éveillai au chant du coq (le coq chante, en cette terre désolée), je retrouvai de mon premier regard, l'épaisse fumée de la pompe à feu, l'infecte fumée du four à chaux, la noire fumée du charbon purifié; j'entendis les cris aigus de la scie... et tout là-bas, dans le lointain, à côté d'une fabrique de tuiles, je découvris... le chemin de fer!
Ce chemin de fer, le premier qui ait été construit dans le royaume de France, est une des merveilles du monde[1]. Le pont sous la Tamise serait même achevé que le chemin de fer de Saint-Étienne resterait une merveille. Il ne s'agit pourtant que de deux bandes de fer placées à quelques pieds l'une de l'autre, et se prolongeant sur une chaussée pratiquée pour les recevoir; mais ces deux lignes de fer parcourent, avec la rapidité de l'éclair, quarante lieues de poste; elles traversent trois montagnes; elles uniront bientôt le Rhône et la Loire, deux chemins qui marchent; elles feront de Saint-Étienne un entrepôt universel. Dans ces deux lignes de fer est contenu l'avenir de la cité! Par le chemin de fer, la France n'aura plus rien à envier à l'Angleterre; nous lui sommes supérieurs par la simplicité des moyens; c'est une gloire dont les nations de l'Amérique se sont avisées les premières, et qui nous eût été bien utile à nous autres peuples fastueux et imprévoyants de l'Europe, qui commençons des ouvrages pour l'éternité, et qui ne les finissons jamais!
[1] Ceci était écrit en 1828!!!
Mais ces merveilles du feu et du fer sont une étude fatigante; un voyage au bord du Rhin, au fond de l'Allemagne, je n'ai pas dit dans les montagnes de la Suisse, un voyage d'une année aux pyramides, serait beaucoup moins pénible au voyageur que huit jours d'étude à Saint-Étienne; quand vous auriez vu tout le sol, et toutes les merveilles que le soleil éclaire, vous n'auriez encore vu que la moitié de la ville. Une cité souterraine envahit à chaque instant cette patrie des mineurs; ce Saint-Étienne souterrain est le vrai Saint-Étienne. Ici, la fortune et les trésors de la cité des vivants.
Voulez-vous connaître Saint-Étienne à vol d'oiseau! grimpez sur la montagne. Au sommet de ce puits qui se prolonge dans les entrailles de la terre, un mauvais tonneau encore infecté du vin du crû est attaché à une méchante ficelle; entrez dans ce tonneau, asseyez-vous sur les bords; vous aurez pour contre-poids un homme noir armé d'une lampe de fer aussi grossière, aussi terne que s'il n'y avait pas un forgeron dans la ville; il n'y a de pareilles lampes que dans les mines de Saint-Étienne ou dans les romans de Walter Scott. Ces mines s'étendent sous toute la ville: toute la ville dépend de ces mines; elles fournissent du charbon aux deux tiers de la France, et la fournirait pendant des siècles encore. Dans cet espace à la fois vaste et rétréci, sont contenues toutes nos ressources manufacturières, tout est là, notre fer, nos armes; ces belles armes qui ont fait la terreur de l'Europe et gagné les batailles de l'Empire, noble fer souple et poli, plus lourd que les canons de Versailles, mais aussi plus solide et mieux fait pour de longues guerres.
Parcourez lentement ces longs souterrains, mesurez ces rochers de houilles, arrêtez-vous devant ces familles entières de charbonniers, colonies sombres, leur berceau est suspendu à une colonne de charbon, leur jeunesse se passe au murmure d'un ruisseau fangeux! O bonnes gens! Ils viennent au monde en ces vallées de la houille! Ici, leur jeunesse! ici, leurs amours! ici, leurs bonheurs! Gens heureux tout autant que s'ils vivaient en plein soleil, au milieu de la langue italienne, dans la campagne de Rome, sur les bords de l'Arno!
Le Tibre... et l'Arno! notre fleuve est aussi célèbre! il a sa gloire! Interrogez le premier négociant qui passera dans la rue en vieux chapeau, ses mains dans ses poches et l'air préoccupé: «Monsieur, où donc est le Furens?» Il ne vous répondra pas, ou s'il vous répond, ce sera pour vous montrer dédaigneusement une humble rivière, et que dis-je? un simple ruisseau, un filet d'eau sale, chargé d'une écume blanchâtre, et se traînant à peine à travers la cité qu'il endort. Ceci est le Furens, saluons le Furens! De si petit fleuve est sorti Saint-Étienne. Il est le maître! il est force, orgueil, richesse, espoir, santé! O Furens bienfaiteur! Præsidium et dulce decus! Du torrent que voici, viennent les eaux de la ville; à lui seul appartient la santé publique, la propreté publique, la richesse: il donne au fer la force, et le pliant à l'acier. Vienne Gargantua avec une soif ordinaire, adieu notre filet d'eau! et plus de soierie, et plus de fer, plus d'or, plus de vastes coffres où s'engouffre le tiers du numéraire de la France.
O torrent plus fertile et plus aimé que le Galèze enchanté! tes rives sont des rives poétiques entre toutes! J.-J. Rousseau s'y est agenouillé; chaque année, il relisait l'Astrée; et quand il vint demander le Lignon, dans un beau moment de poésie, on lui montra le Furens! «Malheureux que je suis,» disait Rousseau.
Dans la position de J.-J. Rousseau, sa colère était une justice! Quel désappointement plus triste que de passer des ombrages frais de d'Urfé, de ce ciel bleu qu'il savait si bien faire, de ces moutons poudrés de rose, en ces pâturages dressés comme des sofas, de ces bergers en batiste, de tout le joli de la pastorale à la Ségrais, à toute la laideur des manœuvres, des forgerons, des ouvrières de Saint-Étienne? Soyez attentifs! à l'heure de midi, voici nos bergers sur leurs portes avec leurs bergères, en plein soleil, accroupis à terre, et rassemblés là, pour manger, comme les portefaix romains, étendus devant la statue mutilée de Pasquin. Il n'y a qu'une heure de comédie à Saint-Étienne, et la voici: figurez-vous tout un peuple attendant et dévorant, toute l'année, à la même heure, le même potage, si l'on peut appeler potage une espèce de mortier de pommes de terre et de pain, qui suffit à entretenir tant de vigueur. Ce potage est contenu dans un énorme vase, appelé: bichon! Le bichon! ça ne se fait que chez nous! par nous... pour nous! Un pot vernissé et contourné à la diable, orné d'une anse, et voilà tout le ménage d'un Stéphanois. Le bichon est à Saint-Étienne ce que le bouclier était à Sparte: Reviens, mon fils, ou dessus ou dessous! Le bichon est le seul meuble qu'on respecte dans la ville, le seul dont on soit jaloux. Un père le transmet à son fils; une femme l'apporte en dot à son mari; le vieillard mange dans son bichon de jeune homme. Le bichon est reluisant, heureux, coquet, solennel! c'est une espèce de vase hollandais, avec autant de bonhomie dans le port, entouré d'autant d'idées domestiques et riantes; un dieu Lare qu'on respecte dans nos familles; il a des droits que l'on ne conteste pas à l'heure où se sert la soupe. Le bichon de l'aïeul passe avant celui du père, jusqu'au bichon du tout petit enfant qui est de taille à lui servir toujours, lors même qu'il deviendrait un géant. Que de fois, après avoir fait une grande fortune, assis à sa table chargée de vaisselle opulente, le banquier stéphanois a-t-il oublié son orgueil d'enrichi pour revoir le bichon de l'ouvrier figurer au milieu de ses plats d'argent. Tel cet empereur romain qui fait placer sur sa table des vases de terre, en souvenir de son père, le potier!
Voilà tout ce que je sais des mœurs de la ville et de la ville même. Ce faible essai, qu'on prendra pour un roman peut-être, n'est pourtant qu'un simple et véridique aperçu de ce mélange inouï de grossièreté et de richesse, de travaux sauvages et d'opulence sévère, de génie exact et laborieux et d'ignorance.
Que penser, en effet, d'une ville opulente et féconde en grands artisans, qui ne compte pas un écrivain passable et pas un poëte, pas un homme assez bien né pour tenir une plume avec l'énergie et le courage que demandent l'enclume et le marteau?
Ville étrange, elle envoya jadis à la Convention nationale l'armurier Noël Pointe, orateur à la manière de Mirabeau, aussi véhément et peut-être inspiré mieux que lui!
FIN
TABLE DES MATIÈRES
| Pages. | |
| Préface | 1 |
| Avant-propos | 3 |
| Kreyssler | 33 |
| Honestus | 41 |
| La mort de Doyen | 63 |
| Jenny la bouquetière | 76 |
| Maître et Valet | 82 |
| La Vallée de Bièvre | 93 |
| Le Haut-de-chausses | 102 |
| L'Échelle de soie | 114 |
| Le Voyage de la lionne | 133 |
| La Fin d'automne | 145 |
| Hoffmann et Paganini | 158 |
| Les Duellistes | 170 |
| Vendue en détail | 180 |
| Rosette | 196 |
| Iphigénie | 218 |
| Strafford sur l'Avon | 226 |
| Rêverie | 233 |
| La Vente à l'encan | 238 |
| Rambouillet | 251 |
| La Soirée poétique | 259 |
| La Rue des Tournelles | 272 |
| La Ville de Saint-Étienne | 289 |
FIN DE LA TABLE DES MATIÈRES
TYPOGRAPHIE ERNEST MEYER, RUE DE VERNEUIL, 22, A PARIS.