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Contes Fantastiques et Contes Littéraires

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«Soldats,

»Les peuples chez lesquels nous allons entrer traitent les femmes différemment que nous; mais, dans tous les pays, celui qui outrage une femme, est un monstre.

»Article 1er. Tout individu de l'armée qui aura outragé une femme sera fusillé.

(Signé) Bonaparte, membre de l'Institut National

»Nous sommes perdus, disait le caporal Albert, nous sommes perdus, ma chère Margot, même si ces dames nous pardonnent nos outrages. Parlant ainsi, Albert embrassait une grosse Géorgienne aux yeux noirs.

»Rufo, qui était Corse et fanfaron:—Bah! dit-il, le général est mon cousin, et il ne voudra pas nous chagriner pour si peu. Tous les Corses voulaient être les cousins de Bonaparte.

»Eugène, qui était des bords du Rhône, Eugène qui avait été clerc de procureur dans l'étude de sa mère, en ce temps-là les gens de loi étaient rares, rassurait Philippe qui tremblait de tous ses membres.

—Lis cette loi avec soin, Philippe, interprète-la, ne t'attache pas à la lettre, et tu seras sauvé.

«Sera fusillé celui qui aura outragé une femme.» Or, nous n'avons outragé personne ici, mesdames. Et les pauvres femmes avaient l'air de répondre: O Dieu du ciel! vous ne nous avez pas outragées, M. Albert, vous non plus, M. Rufo, ni vous M. Philippe, et vous M. Eugène; quant à moi, j'avais peine à me dégager d'une pauvre jeune fille qui me tenait embrassé de ses deux bras: Je ne t'ai pas outragée, n'est-ce pas, Elvire?

»Dans ce temps-là, il y avait à Paris beaucoup de femmes qui s'appelaient Elvire, en l'honneur d'Ossian, le poëte favori du général en chef; je ne sais pas quel nom elles portent aujourd'hui.

»—Et puis nous avons toujours Rufo, le cousin-germain du général, qui nous empêchera d'être fusillés, mon bon Philippe. Philippe tremblait toujours de tous ses membres, malgré la sage interprétation de la loi.

»La position devenait critique, et nous étions perdus en effet, si l'une de ces dames, la grosse et bonne Géorgienne, ne se fût avisée d'un stratagème auquel nous n'aurions pas pensé. Au moment où la pâleur commençait à envahir tous les visages, la Géorgienne se plaça sans mot dire contre la muraille, justement sous l'ouverture du plafond par laquelle nous étions descendus: ce fut la base solide sur laquelle nous improvisâmes l'escalier libérateur. Marion au bas du mur, Louise grimpa sur Marion, Fanchette sur Louise, Victoire sur Fanchette; comme elle était la plus grêle et la plus légère, la pauvre fille qui m'embrassait grimpa sur Victoire; elle fut le dernier échelon de cette échelle animée, échevelée et pleurante, qui devait nous rendre à la liberté. Philippe grimpa le premier sur cette échelle, et tremblant qu'il était, il meurtrit plus d'une blanche épaule, il égratigna plus d'un visage, il ne dit adieu à personne, il se voyait fusillé le lendemain matin! Rufo, plus sage, eut grand soin de ne pas laisser flotter son sabre; mais comme il avait sa chaussure entre les dents, il n'eut pas un seul baiser à donner à cette échelle vivante qui tremblait sous son poids.

»Restés tous les trois dans le bain, Eugène, Albert et moi, nous oubliâmes toute discipline et ce fut à qui de nous monterait le dernier:—A toi, Eugène, disait Albert. Eugène ne voulait pas monter.—A toi, Albert; Albert montait les premières marches: il arriva ainsi au troisième échelon; il l'embrassait avec l'ardeur d'un capitaine de la garde, puis, folâtre enfant qu'il était, il se laissait doucement glisser jusqu'à terre, pour recommencer son escalade. Par Mahomet! disait Albert, je reste ici, j'y suis bien, je veux être fusillé; vous autres, fuyez et laissez-moi. Eugène se suspendit à ces belles femmes rieuses et pleines de grâce; une fois sur le toit, il voulut redescendre, et tout à coup plus d'escalier, l'escalier était à bas, qui dansait en pleurant. Et nous voilà narguant Eugène le parvenu. Lui cependant:—Viens donc, Albert, viens donc, Georges, venez... ou je vais redescendre! Et nous de danser la farandole, narguant Eugène: Tu n'iras plus au bois, les lauriers sont coupés.

»A la fin, je dis à maître Albert:—Albert, il faut sortir d'ici, absolument. Qui de nous sortira le dernier? Va d'abord, tu me donneras la main. Sois bon enfant; je t'ai donné une bonne place au premier rang, si bien que tu as manqué d'être tué à mes côtés, et tu dois t'en souvenir!

»Albert, touché de mon discours, m'embrassa comme s'il eût embrassé la Géorgienne. L'escalier se forma de nouveau; on choisit les femmes les plus fortes; j'ai toujours été d'un embonpoint si ridicule! Je ne sais comment cela se fit; mais ma jolie brune était encore assise au sommet de l'échelle; elle me regardait d'un air pénétré.

»Je fus fidèle à ma parole, et je montai tout de suite après Albert. Je me faisais léger et petit, de mon mieux; je montai lentement. Je sentis plus d'une poitrine haletante; j'entendis plus d'une voix qui me disait adieu dans cette langue inconnue qui vient du ciel. J'atteignis enfin au sommet; Albert et Eugène me saisirent de leurs bras nerveux et m'attirèrent... à eux. Hélas! hélas! à cet instant même ou j'étais exaucé, j'eus un des plus violents chagrins de ma vie.

»A ces mots, le général déposa sa pipe, il avait du chagrin plein le cœur!—Figure-toi, Théodore, que la jolie brune, cette petite fille de seize ans, le dernier échelon dont je t'ai parlé, s'attachait à moi avec tant de force, qu'elle vint avec moi sur la plate-forme; une fois sur la plate-forme, elle se jette à mes pieds, les mains jointes, sans vêtements, priant, s'arrachant les cheveux, et parlant, d'une voix si douce et si plaintive, que je la comprenais, comme si j'avais le don des langues. Elle se tordait, elle criait; elle se leva, elle m'embrassa; elle me disait en arabe: «Ne me laisse pas ici toute seule! emmène-moi, je serai ton esclave, je serai ta femme!» Eugène, Albert et moi, voyant cette douleur, cette beauté, ces cheveux épars, ce sein nu, cette pauvre femme hospitalière et si bonne, tout cela, l'âme et sa belle enveloppe, qu'il fallait abandonner sans retour, nous fûmes près de pleurer, comme elle pleurait.

»Ce fut une douleur suprême. A mon tour j'étais à ses pieds, je l'embrassais avec délire; je lui dis adieu avec des larmes; Eugène, Albert la rendirent doucement à ses compagnes. Puis, tout à coup, pour la ranimer, voilà toutes ces femmes qui frappent dans leurs mains, et remplissent l'air de leurs cris. La porte fut ouverte avec fracas; les esclaves accoururent; les femmes se voilèrent, et de leurs mains brûlantes elles montrèrent ce toit entr'ouvert, et ces chrétiens qui s'enfuyaient.

Les époux de ces femmes remercièrent Allah, dans leur prière, du danger dont il les avait préservés.

Le toit fut réparé, le lendemain, avec du fer.

Quant à nous, moi pleurant, eux riant, tous les cinq épanouis, frais comme des roses, reposés comme un sultan, couverts d'essences, chargés d'amulettes, d'anneaux d'or et de chapelets d'ambre, nous rentrâmes au camp, à la faveur de la première confusion.

»Nous fûmes salués à notre entrée, comme cela était dû à des gens de l'avant-garde qui s'étaient battus les premiers, et qui étaient signalés nominativement dans l'ordre du jour. Seulement, les camarades trouvèrent que nous portions avec nous une odeur insupportable: l'essence de rose étant peu connue alors, et peu en usage dans le camp.

»Le lendemain, nous étions nommés sous-officiers tous les quatre; Albert était officier tout à fait.

»Un mois après, j'avais la peste à Jaffa.»

Le général achevait son récit quand il sentit quelque chose qui touchait légèrement son épaule; il se retourna vivement, et le visage couvert de rougeur.

C'était son lévrier favori qui, dans un accès de tendresse, lui disait bonsoir.

—Tu m'as fait une horrible peur, Vulcain, dit le général, j'ai cru que c'était ma fille qui nous écoutait: quelle honte c'eût été pour moi!

Je me levai.—Bonsoir, général.

Il me prit la main:—Bonsoir, mon enfant.

Je sortais, il me rappela.

—Fais-moi le plaisir de couper ta barbe et tes moustaches; fais-moi le plaisir de ne plus mettre de gants jaunes, et de ne plus porter de lorgnon, veux-tu?

Nous avions de si bonnes moustaches nous autres dans l'armée, des mains si nerveuses, une barbe si noire et de si bons yeux, que toutes vos moustaches, et vos gants jaunes, et votre barbe, et vos lorgnons, et.... vos bains Vigier, me font pitié!

LE VOYAGE DE LA LIONNE

Puisque aussi bien on ne fait plus de drames, enfermés que nous sommes dans le cercle vulgaire des empoisonnements et des meurtres, je veux vous raconter une action, terrible jusqu'au sang, amusante jusqu'aux larmes; un drame à deux acteurs, comme Bérénice; un drame qui commence et se dénoue au pas de course; un drame sans contre-sens, sans barbarismes, sans adultères, sans injures contre les prêtres, sans préface et sans gracioso; un drame enfin comme on n'en fait plus.

Cette fois, vous serez délivrés de l'exposition qui explique, du confident qui raconte, du héros qui dit: Je suis Agamemnon, ou bien, je suis Oreste; vous serez délivrés de l'amoureux qui roucoule, et du récit final, voilà pour le drame antique. Vous n'aurez aucun des désagréments du drame moderne: le moyen âge, les vers coupés, les décorations aux vitraux gothiques, les nains, les fous et les varlets, la bonne dague de Tolède, et les bonds extraordinaires de l'héroïne qui se roule au cinquième acte, la ceinture défaite, le sein nu, l'œil en feu, la voix d'un pathétique enrouement.

L'origine du drame que je raconte remonte à la guerre d'Alger. De l'Afrique nous sont venus déjà Mithridate, Jugurtha, Monime, et tant d'autres, sans compter saint Louis, tel que l'a vu M. de Chateaubriand. Ma nouvelle héroïne est africaine. Outre les trésors de la Casauba et le mauvais tabac, nous avons encore reçu de nos conquêtes récentes, la plus belle cargaison de lions, de panthères et de tigres. Au bruit que faisaient ces gladiateurs hurlant, on se fût cru aux jeux du Cirque, au commencement d'un nouveau siècle, au triomphe de César. La guerre d'Afrique nous a mis en provisions de lions, pour vingt bonnes années. Au jardin des Plantes, on ne les compte plus. Ils sont chez eux, ils grandissent, ils font leurs dents, ils répondent en chœur aux folles de la Salpétrière, quand elles hurlent dans la nuit, par un temps d'orage; ils sont chez eux, nourris, blanchis, portés, et tout le reste du compte que le valet du Joueur présente au père de son maître, dans Régnard:

Nourri, logé, servi, désaltéré, porté.

Or, dans ce débordement de bêtes féroces, dans cette invasion du drame africain, il est arrivé que les gouvernements n'ont pas été les seuls à s'apercevoir des bienfaits de la conquête. De simples particuliers ont été traités comme des rois; le désert a jeté à profusion ses largesses; dans cette grande battue, au milieu des sables brûlants, le simple citoyen n'a pas été oublié; on a fait des bourriches particulières de panthères et de chacals: je connais, pour ma part, un grand orateur de ce temps-ci, qui a reçu une lionne vivante par le roulage, comme il eût reçu trois lapins et deux perdrix, de la forêt de Fontainebleau. «A Monsieur Chaix-d'Est-Ange, à Paris.»

Cette lionne était un gage de souvenir auquel mon ami fut sensible. Il écrivit sur le registre des messageries: reçu une lionne en bon état, comme ce soldat de l'empire écrivant: reçu un pape; tant nous sommes apprivoisés avec les puissances les plus redoutées du monde! Voilà donc la lionne au milieu de la basse-cour de l'illustre avocat. La pauvre bête était à bout de ses forces; l'espace étroit de la cage, la longueur du chemin, la mauvaise nourriture, les regrets du pays natal, l'avait rendue humble et soumise. Ainsi Coriolan, au foyer du roi des Volsques.

Cependant la jeune lionne eut bon accueil! Chacun lui fit fête, en cette maison hospitalière. Le jeune enfant prit la lionne pour le chien qu'il avait perdu, et la caressa de la main, en l'appelant Fidèle. Remarquez, tous, que mon drame ici commence; ma lionne, affligée et pleurant la patrie absente, c'est la jeune princesse captive dans Rodogune, qui commence par des larmes, et finit par empoisonner, ou peu s'en faut, sa belle-mère; mais n'anticipons pas sur les événements.

Plusieurs jours se passent. La lionne dort et mange, et bondit sous les yeux de son maître; elle se réjouit au soleil, elle se livre à ces naïfs et silencieux bâillements de la bête fauve, si jolis et si gracieux, qui font honte à nos bruyants et stupides bâillements d'hommes civilisés. La lionne enfin développe ses griffes, elle essaie ses dents; son cœur bondit, elle se sent lionne. Déjà la passion la prend comme l'Iphigénie de Racine, elle se sent Iphigénie: un beau matin, hors d'elle-même, elle rugit! A ce rugissement toute la maison s'éveille en sursaut.

C'est donc au premier hurlement de la lionne, que commence l'action de mon drame. Nous assistons tous, sans nous en douter, aux premières explications d'Agamemnon avec Clytemnestre. La bête a rugi, sauve qui peut! La mère de famille a peur, la jeune servante a peur, le jardinier s'appuie sur sa bêche, prêt à en faire une arme défensive; le joli enfant lui-même retire, effrayé, sa petite main embarrassée dans la crinière naissante: voilà la terreur, voilà les passions qui s'éveillent, l'héroïne va sortir des bornes de la passion. Prenez garde au poignard, au poison, aux colères de l'amante dédaignée; prenez garde aux griffes de la bête fauve, et sauve qui peut! Pour ma part, à l'Hermione de Racine, au cinquième acte, terreur pour terreur, colère pour colère, je préfère la lionne de Saint-Mandé.

En effet, la scène se passe à Saint-Mandé, au fond du joyeux village, un jour de foire, et dans une maison pleine d'éloquence, de talent et de douces vertus domestiques. Le premier mugissement de la bête africaine a détruit le calme de cette maison. Adieu la sécurité de la mère! adieu les chansons de la basse-cour! adieu les joies de l'enfance! adieu les visites des amis! Le rugissement a tout changé; c'en est fait, il faut que cette terrible hôtesse déguerpisse; il faut qu'il parte, cet hôte du foyer qui a balayé les cendres de sa tête et qui parle en Romain; il faut partir. La lionne part; elle s'en va, où vont tôt ou tard, tous les lions bourgeois, au jardin des Plantes! la lionne rugit bien haut à cette heure, et le chemin est bien long de Saint-Mandé, au jardin du Roi!

Nous sommes dans le temps du courage civil, le plus beau de tous les courages. Comment sommes-nous devenus si hardis et si braves, nous autres bourgeois? je l'ignore, mais c'est un fait irrécusable. La peste est au loin qui brûle et dévore, on se précipite à qui va l'étudier de plus près. L'émeute hurlante se promène à travers la cité, les mains pleines de pavés, le garde national achève son dîner, il s'habille, et son fusil sous le bras, il va à l'émeute, comme il irait à l'Opéra. Nous sommes les hommes de l'heure présente; que cette heure apporte un danger, un plaisir, qu'importe? Allons! Voilà donc un homme qui est un des premiers du barreau de Paris, rare et brillant esprit, éloquent, généreux, aimé de tous, qui dit adieu à sa femme, à ses deux enfants, et qui fait venir un fiacre pour aller de Saint-Mandé au jardin des Plantes, tête-à-tête avec une lionne qui rugit!

Le fiacre arrive. Il est semblable au juste d'Horace: sur les débris du monde il ouvrirait encore sa portière au Chaos, si le Chaos voulait le prendre, à l'heure.—Montez, madame! Et voilà ma lionne qui monte, et son maître après elle; ils sont assis l'un et l'autre, et fouette cocher! Le cocher s'en va, fumant sa pipe aussi tranquillement que s'il s'agissait encore d'enlever Manon Lescaut, de l'hôpital.

D'abord la voyageuse fut assez calme. Elle se tenait gravement assise:

Sur les coussins poudreux du char numéroté.

Dans ce char, le troisième acte de notre drame s'accomplissait lentement comme, en général, s'accomplissent tous les troisième acte, quand on dirait que l'action est finie, et que tout le monde va être heureux. Mais bientôt l'action change de face; le soleil était vif, l'air était doux. Les arbres s'agitaient mollement sur la grande route; le voyageur passait; tout était fête et joie autour du carrosse; en ce moment, les tendres influences de l'été qui s'en va, passèrent dans le cœur de la lionne.

Tout à l'heure elle était calme et s'abandonnait à cette heureuse façon d'aller; après le premier silence, voilà ma lionne qui s'agite, et se réveille, et secouant sa crinière, elle bondit, elle veut être libre, et revoir les sables du désert, le soleil, les eaux de la citerne. Oh! c'était une horrible joie, on l'eût prise pour un long désespoir. Jamais elle n'avait hurlé ainsi. Son guide cependant la voyant qui s'échappait l'avait prise corps à corps; il la tenait embrassée au fond du fiacre, il luttait avait elle jusqu'aux morsures; il lui frappait la tête contre les parois de la voiture... Elle mordait! Elle était en furie! Or, les chevaux allaient toujours, et le cocher réfléchissait à part soi, qu'il n'avait jamais assisté à de pareils ébats.

Les stores étaient baissés. Du fond de la voiture on entendait ces sourds rugissemens. La foule s'arrêtait ébahie, et l'oreille niaisement tendue, elle disait: «C'est quelque poëte qui passe, et qui déclame à l'avance ses vers tragiques, pour les mieux lire à l'Odéon.»

A la barrière du Trône, on s'arrête: le commis de la barrière, décoré de juillet, ouvre la porte de la voiture; il aperçoit l'homme et la lionne, et comme il n'y a pas contrebande, il referme la portière avec le plus grand sang-froid. O que tu es admirable, honnête courage civil!

Cependant la lutte devenait à chaque instant plus pénible, et l'homme se fatiguait à contenir cette bête africaine. Bajazet était vaincu par Roxane, vaincu, haletant, fatigué, tout prêt à tendre le cou au cordon fatal. On arrive au jardin des Plantes, par la porte qui donne sur le pont d'Austerlitz; la sentinelle de cette porte, voyant une voiture, dit: On n'entre pas! On répond à la sentinelle:—C'est un homme et un lion! Elle réplique: On n'entre pas! si c'eût été le lion sans l'homme, à la bonne heure! Cette sentinelle à un haut degré, possédait le courage civil!

A la fin l'homme à la lionne est à la porte de M. Geoffroy Saint-Hilaire, ni plus ni moins. C'est donc ici!... le fiacre s'arrête. Un petit garçon, un gamin de Paris, héros des trois jours, se précipite à la portière en chantonnant la Marseillaise! Ce héros est curieux avant d'être avide. Un sou lui convient, mais surtout il veut voir ce qui sortira de cette voiture si bien close! O surprise! à la portière ouverte, il est nez à nez avec la lionne, l'œil en feu, la bouche horrible, et la crinière en désordre. Cet œil en feu, ces grincements, ne sauraient étonner un gamin de Paris; qu'il brise un trône, ou qu'il ouvre un fiacre, il ne recule guère, et le voilà qui flatte la lionne de la main. Gouvernez donc une ville qui peut jeter cet intrépide lichen sur les murs, hors des murs, au sommet des toits, sous les porches des palais, dans les clochers des temples! Après le lierre qui ronge l'arbre, je ne connais rien de plus tenace que le gamin de Paris.

Heureusement pour les gouvernants, le gamin de Paris n'est pas toujours gamin; il prend de l'âge, il s'amende, il devient sage et tourne au bourgeois: concierge en quelque bonne maison, il se marie, et marié avec femme, enfants et oiseaux, il devient le plus pacifique des hommes. Ainsi s'est rencontré le portier de M. Geoffroy Saint-Hilaire. Ce digne homme, habitué à tant de monstres, a reculé devant la lionne. Etrange effet de l'habitude! Chaque jour, et par cette même porte, il voit entrer des enfants à deux têtes, des têtes à un seul œil, des colonnes vertébrales à vertèbres recourbées, des hommes à trois bras, des hommes sans bras, des cochons à six pattes, des fœtus, des géants; beaucoup moins de géants que de fœtus. Il n'y a pas un monstre de ce siècle auquel ce portier n'ait ouvert la porte, et sans même dire à sa femme enceinte: sauve-toi! Eh bien, cette lionne de six mois a fait peur à cet homme qui a vu Rita-Christina en chair et en os, qui a lu distinctement le nom de l'empereur dans les yeux d'un enfant. Notre homme et notre lion ont donc été forcés de s'annoncer tout seuls, chez M. Geoffroy Saint-Hilaire. Ils sont entrés dans son salon, la bête et l'homme, et le domestique est venu pour les recevoir; il a dit: asseyez-vous. Le fiacre, sa course finie, est allé chercher quelque noce à conduire, quelque baptême à faire, un voyage à Bicêtre, ou, mieux encore, une de ces lentes promenades au cimetière du Père-Lachaise, qui sont si bien payées et fatiguent si peu les chevaux. Le gamin de Paris restait à la porte, se tenant prêt à aller chercher une autre voiture, quand la lionne sortira.

Mais la lionne faisait antichambre dans le salon, attendant M. Geoffroy Saint-Hilaire. Ces savants naturalistes sont d'étranges hommes! M. Geoffroy Saint-Hilaire se faisait la barbe, quand la lionne entra. Si on lui eût dit:—Monsieur, voilà le crâne de Marat; voici l'embryon d'un crocodile; je vous apporte des bords du Nil la momie d'un ibis, ou toute autre curiosité; à coup sûr il eût posé son rasoir, et, laissant sa barbe à moitié faite, il fût accouru: Où est-il mon crocodile? Où est-elle ma momie? et cette barbe eût attendu jusqu'au lendemain, le dernier coup de rasoir. Si l'on eût dit encore à M. Geoffroy Saint-Hilaire:—Monsieur, la maîtresse de Henri VIII, Anne de Boleyn, est dans le salon, qui vient vous montrer la fraise rouge qu'elle porte au-dessous du sein droit; Zulietta, la belle Vénitienne, qui trouva J.-J. Rousseau si poltron devant son téton borgne et charmant, vous attend, pour vous prouver que Jean-Jacques Rousseau s'était trompé; à coup sûr notre savant naturaliste n'eût pas tenu à paraître rasé, même devant ces dames?... Il se rase pour la lionne! Une lionne bien conformée n'est plus qu'un solliciteur vulgaire; qu'elle attende! L'homme et la lionne ont attendu plus d'un quart d'heure; enfin, M. Geoffroy Saint-Hilaire, rasé de frais, vint à la porte du salon; il indiqua du doigt, la fenêtre par laquelle il fallait sortir pour mener cette lionne à la ménagerie du jardin, son dernier gîte... Et tout fut dit.

Vous trouvez que mon drame languit; n'ayez crainte; entendez rugir la lionne! Quand elle se vit dans ce salon triste et mal meublé en velours d'Utrecht, elle se débattit de plus belle; il fallut la traîner dans le jardin, où elle voulait courir tout à son aise. Ici j'aurais besoin d'un incident qui retardât quelque peu la catastrophe! Un incident, de grâce! un incident! Je me contenterais du plus vulgaire, de la lettre de Tancrède ou de Zaïre, ou du canon d'Adelaïde! Justement, quand l'homme et la lionne étaient à moitié chemin, se traînant l'un l'autre à travers le jardin, passe un bourgeois suivi de son chien! Le bourgeois regarde bêtement la bête qu'on traîne, pendant que la bête traînée regarde le chien du bourgeois. O bonheur! ce chien sera pour moi la lettre de Zaïre ou de Tancrède! A l'aspect du caniche innocent, la lionne se renverse, elle mord, elle arrache le bras de son conducteur, elle déchire tout son corps de ses ongles. Le jeune homme n'a que le temps de crier au bourgeois: Sauvez-vous! Le bourgeois prend amoureusement son chien dans ses bras et se sauve!... Enée emportant son père! A la fin, la lionne est libre et se promène tranquillement. Son conducteur, épuisé de fatigue et tout sanglant, tombe par terre, comme s'il eût été percé par le poignard final!

Ceci dit, le dieu sortira de sa machine. Il y avait dans le jardin la girafe et son nègre. Aux cris de la lionne, le cornac de la girafe est accouru. Son bras nerveux a jeté un filet à la bête furieuse... La lionne est enfermée dans une cage de fer! En même temps, une jeune femme blanche et jolie est venue, qui a pansé les profondes blessures de l'homme à la lionne... Elle avait à la lèvre un sourire qui disait: C'est bien la peine d'avoir trente ans, pour se faire mordre à belles dents, par une bête fauve de cette espèce-là!

Sur l'entrefaite, passa M. Rousseau, le gardien des bêtes. Il regarda ce jeune homme qu'on pansait: «Hélas! lui dit il, mon jeune fils a été encore plus maltraité que vous, monsieur; il a été dévoré à moitié par l'ours noir, il y a deux jours!»

Le sang arrêté, et son bras en écharpe, notre hardi jouteur rendit mille grâces à la jeunesse qui l'avait pansé, et il s'en allait à sa maison des champs rejoindre sa femme et ses enfants, quand, au fond de la cour, il découvrit notre grand savant, M. Cuvier, cet homme dont la science égalait le génie; il montait en voiture, le front incliné par la pensée.—M. le baron, lui dit-il, j'ai eu le bras presque emporté par une lionne, et j'ai grand'peur d'être enragé!

M. Cuvier, sortant de sa méditation, mais sans jeter un regard sur cet homme à demi dévoré, lui répond: Le lion est un animal qui sue, il n'y a pas le moindre danger. Avec cette sentence augurale, il rentrait dans son carrosse et dans sa méditation.

Or, je vous le demande, cet amateur de monstres qui fait attendre une lionne dans son salon, ce gardien qui console un blessé en lui parlant de son fils dévoré la veille, ce grand homme qui n'a pas un regard pour un bras emporté, pour un lutteur tout sanglant, chose futile! cet autre riant au nez du nouvel Androclès, ne sont-ce pas là des mœurs à part et dignes d'étude? Quant à mon drame, il est complet, rien n'y manque. Il commence dans la joie, il se démène au milieu des tapages, il finit dans le sang. C'est une tragédie qui se joue à deux comme le Philoctète du poëte grec, et qui se dénoue de même par l'intervention d'un Dieu. Quel Dieu grec, en effet, du fond de son nuage, aurait pu dire ce que disait M. Cuvier?

Bien souvent, dans ses domaines du jardin des Plantes, j'ai revu la lionne, elle vit, elle est douce et folâtre. On dirait à présent une jeune première qui a quitté le cothurne et le manteau romain, pour reprendre la robe d'indienne, le simple chapeau de paille, et le cachemire Ternaux.

Hélas! nous en sommes revenus au règne animal! L'art dramatique a laissé l'homme, il s'est recruté dans les forêts, dans les cavernes. Il a dit au singe:—Fais-moi rire! et le singe l'a fait rire et pleurer. Il a dit à l'éléphant:—Fais-moi peur! l'éléphant est monté sur la scène, à la fois terrible et doux, admirable et modeste.

L'homme a disparu du théâtre, la femme est retournée à sa quenouille, les ménageries ont hurlé à la place des chanteurs. C'est un beau siècle! un grand siècle roturier et dramatique. Les bêtes parlent, chantent et jouent; l'homme n'est plus là que pour les admirer, les flatter et les applaudir.

LA FIN D'AUTOMNE

Rien n'égale en beautés de tous genres la noble habitation du vicomte de Lagarde. Le château est à huit petites lieues de Paris, dans un village dont nous tairons le nom par égard pour le curé; maintenons toujours la paix et la concorde entre les autorités d'une même commune et ne brouillons pas le château et le presbytère.

Il serait difficile de trouver quelque part, même à Meudon, un parc mieux ombragé, des allées mieux remplies de soleil et d'ombre. Portique élégant, vaste écurie où l'écho joyeux des voûtes retentit du robuste hennissement des chevaux. Dans les cours nettes et spacieuses, on entend bouillonner la fontaine. Ici des griffons, contemporains des magots de la cheminée, laissent s'échapper à regret un mince filet d'eau de leur gueule entr'ouverte; là, des têtes de bronze, ornements de l'Empire, ami du fer, renvoient l'eau à gros bouillons dans des cuves de marbre. Il y a de l'eau... même dans la rivière du jardin; des brochets effilés et des carpes limoneuses y passent de loin en loin, en furetant. Du reste, point de gibier dans les fourrés du parc, à peine quelque pigeon échappé de la basse-cour.

Lagarde n'est pas une de ces habitations modernes, construites au cours de la rente, avec des statues de plâtre, une façade peinte en jaune, un toit à l'italienne, et précédée de quelques pieds de terrain disposés en jardin anglais, c'est une maison solide à l'antique seigneurie. Les murs sont recouverts d'un épais manteau de lierre; les pierres de taille, grises et cendrées, sont encadrées de mousse; les pavés des cours ne se refusent pas quelques touffes d'herbe. Le château est éloigné de la route, et bien posé au milieu de son parc qui s'ouvre en quelques endroits, sur des chemins écartés, auxquels il communique par des grilles chargées de rouille. Ces ouvertures sont un repos dans le chemin. Le voyageur va coller son visage à ces barreaux complaisants, et regarde le domaine; il sourit de regret en apercevant une ceinture et un chapeau de paille oubliés sur un banc de mousse, ou sur le siége de bois à demi vermoulu, qui borde l'allée fleurie, et bienveillante, dont les flancs seuls se laissent entrevoir.

Ce jour-là, vers l'automne (l'oiseau chante encore, l'arbre en est à sa dernière verdure, et la rose se tient de toutes ses forces pour rester belle), il y avait grand déjeuner au château de Lagarde; déjeuner d'hommes mariés, échappés aux piéges décevants de la jeunesse. Chacun des convives avait vanté son bonheur à l'envi. Pendant tout le repas, ils criaient au choc joyeux des verres, comme un chœur d'opéra qui détonne: «Vive le mariage! Il est l'état le plus heureux du monde! Honte au célibat! L'homme le plus heureux est celui qui garde en réserve, un raisonnable contingent de désirs à satisfaire. Or, le mariage peut seul nous maintenir dans cette tiède et moyenne température de désirs modérés!» Tels étaient les discours confus, diffus, menteurs.

Chacun des convives décriait le passé, pour avoir le droit de le regretter tout bas. C'était un torrent de louanges sur la félicité conjugale, et pour que leur action fût bienséante avec leurs discours, ils s'étaient arrêtés à cet état de demi-ivresse dans lequel l'esprit est obligé de veiller de près sur soi-même, crainte de tomber dans une embûche.

Ils vantaient donc la destinée conjugale avec le fanatisme de nouveaux convertis.

—Moi, disait l'un, j'apprends à épeler à ma petite fille d'après une nouvelle méthode, et je lis à ma femme l'Amour Maternel de Millevoye, pour la mettre au fait de ses devoirs.

—Je suis artiste en peinture, Alphonsine me sert à ravir. Ne me parlez plus de ces indignes prostituées, les modèles de mes premiers ouvrages, qui se mettent toutes nues pour un petit écu. Alphonsine me tient lieu des plus beaux modèles.... Et pour conclure, il avalait un grand verre de vin de Champagne.

—Moi, messieurs, disait un troisième, ma femme est poëte et païenne comme Voltaire; Corinne est son nom de baptême! Elle compose des vers sur les premiers sujets venus, sur la pluie et le beau temps, sur l'hyménée et sur l'enfance, sur moi-même.

—Certes, messieurs, s'écria Prosper Lagarde, l'amphytrion, impatienté de tous leurs épithalames, vos tableaux de bonheur domestique sont d'une séduisante couleur; reste à savoir si le talent de l'artiste n'a rien déguisé. Amis, que j'ai choisis parmi tous les mortels! s'il vous plaît, allons aux faits, point de déclamations, venez voir ce que fait ma femme! Elle est là-bas, au bout de la galerie, au milieu de ses fleurs; elle fuit le bruit du monde; elle a nom Suzanne, pour vous servir.

Sans le savoir, M. de Lagarde faisait pour ses amis ce que le roi Caudale avait fait pour son confident Gygès. Les convives acceptèrent avec empressement la proposition.

Ils quittèrent la table tant bien que mal, et Prosper commandant la troupe, ils arrivèrent sur la pointe du pied, par une longue file d'appartements, à une porte vitrée, à peine protégée par un léger rideau de soie. Prosper souleva le rideau d'une main légère et d'un air satisfait, se rangeant poliment pour que tout le monde pût tout voir; si bien qu'ils purent contempler à loisir la jeune vicomtesse, en robe du matin, lâche et flottante, assise sur un sofa, sans prétention; auprès d'elle était assis un jeune homme qui tenait sa tête près de la sienne, une main passée dans ses cheveux... et leurs lèvres se touchaient!

Madame de Lagarde! Elle était dans ces heureux moments de passion où la passion s'oublie, où l'amour rêve éveillé, où la femme adorée ne voit rien de ce qui l'approche. Cependant, les yeux fixés sur le beau jeune homme, elle vit fort bien à travers la croisée les convives l'œil fixé sur elle. O pitié! Alors elle poussa un grand cri: le jeune homme s'élança par la croisée et disparut.

Prosper, laissant tomber le coin du rideau, regarda ses cinq amis... stupéfaits!

Il les reconduisit en silence, jusqu'à la porte de son parc; aucun d'eux n'osa risquer un mot de consolation; ils se séparèrent.

Les voitures parties, le vicomte ferma lui-même la grille du parc; et regagna le château.

Heureusement l'avenue qui menait au château était longue et déserte. Le vicomte de Lagarde était fort laid, chauve, grêlé, n'ayant pour lui qu'un œil brillant et des dents charmantes; mot qui semble inventé pour les femmes, et qu'elles seules savent prononcer. Dans le monde, il passait pour manquer d'esprit. On l'appelait: la Barbe-Bleue, attendu que sa barbe était rousse; aussi ce n'était point sans quelque appréhension qu'il avait épousé sa Suzanne, jeune blonde de seize ans, riche et volontaire. Il convenait qu'elle était trop jolie, et pour bien faire, il lui passait bien des caprices d'enfant gâté, qui contrastaient avec le ton grave et sérieux d'un homme de l'âge où l'on n'est plus jeune. Il n'était donc pas étonné, mais il fut vraiment malheureux de cette aventure.

Et pourtant, à travers les souvenirs du festin, il cherchait encore à douter de la fatale scène, croyant à une vision! Ah! vain espoir! ce qu'il avait vu de ses yeux, l'obsédait sans rémission. Il avait beau faire, il revoyait cette jeune femme à demi renversée entre les bras d'un beau jeune homme, ivre d'amour!

—C'était écrit! pensait-il: voici ma femme, à son tour, qui me trahit pour un autre, et tout est dans l'ordre, hélas!

Puis il continuait, pensant tout haut:

—Où en est la journée? Il est six heures du soir. C'est la fin d'une heureuse soirée d'automne. Voilà bien mes jeunes allées d'acacias et de tilleuls, mes bordures de thym qui répandent sur mes pas leur senteur vulgaire, mes roses éplorées qui s'effeuillent sur les pelouses, mes longs peupliers qui semblent se pencher l'un vers l'autre, en se racontant ma triste histoire! A ces parfums, à ces bruits qui se croisent, à ces murmures confus de la soirée, je reconnais le signal d'adieu, l'heure d'extase d'un beau jour qui va finir.

»Au dehors, dans les prairies voisines, les chèvres agitant leurs sonnettes; le trot des vaches que les petites filles chassent devant elles; la chanson des jeunes enfants revenant de gros paquets d'herbes sur la tête, et dans le lointain, le marteau des forgerons.—Malheureux que je suis! Voilà la nature impitoyable! Elle nous rend plus sensibles à ses touchants spectacles, quand nous avons dans l'âme quelque peine secrète au logis.»

En rentrant dans la salle à manger, il fut désagréablement surpris de retrouver les débris de son déjeuner d'amis. Rien n'avait été dérangé; l'air de l'appartement gardait encore une odeur de vins éventés, de poisson, de gibier. Il se prit à sourire, en croisant les bras sur ce triste champ de bataille, jonché de bouteilles. Il crut voir encore ses sots convives vantant leurs femmes en s'abreuvant de ses vins; tandis que la sienne, à lui, la sienne! Ah! Suzanne!...—Allons, se dit-il, je suis fou; et il marcha droit à l'appartement de sa femme.

Je ne sais quel Elysée annonçait la chambre à coucher de madame de Lagarde! Il y avait dans chaque pièce une odeur de fleurs d'automne, et de si beaux meubles! Tout ce luxe frais et fragile d'un jeune ménage! Hélas! disait ce triste mari, elle est heureuse!... Et il sentit que sa colère l'abandonnait.

Il trouva cette enfant dans une posture à demi tragique, égarée, échevelée, assez disposée à lui donner une scène de désespoir. Elle avait à ses côtés une arme d'Asie, à égorger un Turc, qu'elle avait empruntée à l'armoire des curiosités; et sur un guéridon, près d'elle, croupissait dans un pot de terre un breuvage de couleur grisâtre, un poison de contrebande qui se fabrique avec de gros sous.

—Choisissez, du fer ou du poison, monsieur!... lui dit-elle à la façon de madame Dorval.

Il ne put s'empêcher de sourire.

—Ah fi! dit-il, un poignard, du poison! que signifient ces instruments mélodramatiques? Instruisez-moi; je ne saurais saisir à moi seul, le sens de tout ceci.

La vicomtesse le regarda d'un air incrédule; c'était la première fois qu'elle s'arrêtait à le contempler, la première fois qu'elle se sentait le besoin d'avoir une opinion arrêtée sur le compte de son mari...

—Je conçois cela, pensa-t-elle, il fait de l'ironie, et tout à l'heure la colère aura son tour.—Mais enfin, je suis coupable, monsieur!

—Je vous l'accorde, madame, dit le vicomte.

—Dites, monsieur, dites-le tout de suite, quel sera mon châtiment? Je sais que le mari prévient la loi, pour rendre sa vengeance plus terrible et que la loi lui permet...

—Adultère, interrompit Prosper, adultère; cela s'appelle adultère dans les romans et dans le Code pénal. C'est un mot auquel on s'apprivoisera difficilement, Suzanne, ajouta-t-il en se plaçant auprès d'elle sur le canapé; mais non contente de la chose, voulez-vous m'en imposer le pénible attirail?

Il tenait dans sa main les mains de sa femme. Elle avait ôté ses bagues, signe dramatique de malheur et de désespoir.

—Hélas! dit-elle en hontoyant, vous voulez me punir à force d'égards, m'accabler de ma faute, et m'assassiner par des galanteries moqueuses et des marques d'amour que je ne mérite plus!

—Que vous êtes injuste, répondait Prosper, avec ces tristes intentions que vous me supposez. Peut-être ne seriez-vous pas très-fâchée de me voir lever contre vous ce coutelas dont vous avez eu soin de vous munir. C'est un enfantillage inexcusable, ma chère Lucrèce. Vous feriez mieux, je vous jure, de me savoir quelque gré de la façon dont je prends tout ceci; car, enfin, je n'ai pas oublié que, tout à l'heure, un autre ici, tantôt, mes amis pour témoins, était assis sur ce canapé, près de vous! Mais où donc est-il le séducteur, l'infâme, que je le tue, et que je me venge en même temps de vous et de lui!

Et il marchait dans la chambre le couperet en main; puis, quand il eut bien fait la grosse voix et les grands yeux, il revint s'asseoir, en souriant, près de sa femme. Il y avait dans cet acte subit de Prosper un mouvement de plaisanterie forcée qui fit mal à Suzanne. Il lui semblait que son mari voulait lui dire:—Voyez, je veux rire de votre faute, et pourtant vous sentez que j'en plaisante mal, que je n'en puis rire qu'à demi! Elle était attendrie, et comprenait confusément que l'intention de son mari était de tout oublier. Mais comment vivraient-ils désormais?

—Vous me pardonnez? dit-elle à tout hasard, en prenant la main de Prosper avec un geste adorable; ah! que vous êtes bon.

—Quel mot dites-vous là, ma chère? Pardon! est un mot trop solennel pour en abuser; un simple mot ne saurait avoir la vertu de rappeler l'amitié ou l'amour évanouis, ces sentimens si prompts à s'effaroucher, mais qui reviennent si vite... A demain...

Suzanne resta seule dans son appartement, qui communiquait à celui de son mari par une porte d'alcôve. Il se garda bien de faire le moindre bruit, de peur de se nuire à lui-même, intervenant en personne aux rêveries de sa femme, aux impressions qu'il lui avait laissées.

Cependant elle se sentait profondément agitée; la conduite de son mari l'occupait, et bouleversait sa pauvre tête; elle s'était dit dans un moment d'ennui:

—J'aurai aussi mon jour de faiblesse; et si mon mari surprend mon séducteur, il me tuera!... Alors elle avait bâti son drame; elle avait conduit le drame au quatrième acte, jusqu'à la scène de l'adultère inclusivement; mais à présent la fin du drame n'arrivait pas; son mari ne l'égorgeait pas sur la place et sa catastrophe lui manquait. Cependant, elle relevait sur son front ses beaux cheveux; elle pleurait, et priait Dieu du bout de ses lèvres coupables...

Enfin elle se coucha, abandonnée à l'espérance. Elle sentait qu'elle avait reçu l'absolution d'un grand péché; elle pleurait, elle tremblait; car si son mari se fût irrité contre elle, il eût fallu partir la nuit même, avec un étranger, traverser les froides allées du parc avec sa pelisse de bal sur ses épaules nues, quitter sa chambre à coucher qu'elle aimait, ses fleurs, ses vases, son lit de duvet, sa couche de dentelles. Bientôt un sommeil léger la berça dans ses bras: elle eut une mauvaise pensée, une vision bizarre... Prosper!... Frédéric... Sainte Vierge! Elle s'endormit.

Heureusement la journée du lendemain fut belle; et tous deux le mari et la femme, venus dans le parc de grand matin, se rencontrèrent devant un Amour en plâtre, et dont les ailes étaient brisées. On eût dit, à les voir, deux jeunes amants qui venaient prononcer des vœux aux pieds de quelque statue de la mythologie d'autrefois, du temps d'Emilie et de M. Demoustier.

Ils parcoururent les allées du parc, l'un à côté de l'autre, et marchant à petits pas, sans se regarder ni trop ni trop peu, et comme ils se seraient promenés la veille au matin, s'ils s'étaient promenés. Ils s'extasiaient de tout ce qu'ils voyaient, remarquant une première feuille desséchée, un nid abandonné, des plumes d'oiseau, une goutte de rosée scintillante au buisson. Ils s'arrêtaient à chaque fleur, au moindre insecte, et quelqu'un qui les eût entendus n'aurait eu rien à dire, en voyant cet homme au front grisonnant, en contemplation devant la jeune femme qu'il avait surprise avec son amant! O l'heureux crime et qui les rapprochait l'un de l'autre: c'était comme un lien tout nouveau qui les rendait amants, d'époux qu'ils étaient.

Ainsi, pour ces deux coupables, ce qui devait mêler le rire aux larmes de leur sentiment, c'étaient les fautes de la femme, et les fautes que le monde a cru défendre en y attachant sa risée... Il y avait dans les yeux de la dame un regard qui semblait dire: Hélas! c'est vrai! Un autre était hier à mes genoux; je l'écoutais... C'est toi que j'écoute aujourd'hui! Un autre fut un instant mon préféré, maintenant son souvenir seul fait ma honte!... Ils disaient tout cela ces beaux yeux au trop heureux Lagarde! Et ses yeux répondaient: Oui, tu m'as trahi, comme dirait le monde; un autre à ma place, et, pour se venger, te livrerait aux remords, à l'abandon, mais loin de moi ces pensées, ma Suzanne, puisque je t'aime encore, puisque tu me sembles plus belle et plus charmante... Oublions, veux-tu, l'heure fatale, et que le rideau de ta porte soit retombé pour toujours!

Ainsi il parlait, la regardant avec un amour tout nouveau; plus il pardonnait à Suzanne, et plus il se faisait petit devant elle... Il l'admirait! Il s'étonnait du courage de cette femme d'un corps si frêle et d'un nom si chaste, qui avait osé lui faire le dernier outrage, à lui, vicomte de Lagarde. Elle avait osé tout cela!

Il fallut que Suzanne lui racontât les moindres détails de ses amours avec Frédéric, car il s'appelait Frédéric.—Figurez-vous, disait-elle, la plus plate intrigue de comédie. Un colonel, une femme de chambre et une échelle sous mes fenêtres. Des billets roses qui vous feraient rire de pitié, et qui font mal à la tête; des vers entremêlés de prose, de la prose coupée par des vers. Elle parla de cette fade intrigue avec le mépris le plus vrai et le mieux senti: elle n'eut pas assez de sarcasmes pour ce poltron moustachu qui s'en va comme il est venu, par la fenêtre, furtif amant qui se cache. Ah! qu'elle se trouvait sotte à l'entendre. Aussi son mari fut complétement rassuré. En vain il cherchait dans le récit de sa femme un souvenir qu'il aurait eu le mérite de dompter...

Ainsi la saison qui avait commencé tristement pour les hôtes du château de Lagarde, se termina en grâce ineffable.

C'était un ménage qui manquait d'équilibre; grâce à Monsieur Frédéric, l'équilibre se rétablit, et le vicomte de Lagarde fut doublement heureux. Quoi de mieux? il aimait, on l'aimait.

L'hiver les rappelant à la ville, ils revinrent à Paris l'oreille un peu basse, et bien que Prosper n'eût pas commandé à ses amis du déjeuner de garder le silence sur son aventure, tout Paris en était instruit.

Au contraire, il arriva que les hommes voyant Prosper devenu l'attentif de sa femme, heureux de lui parler à cœur ouvert, saluèrent le vicomte comme le plus habile des époux, le Talleyrand des ménages; de leur côté les femmes le proclamèrent homme d'esprit; si bien que notre héros, à les entendre, devait penser, sentir, aimer, haïr autrement que tous les maris d'ici-bas.

Il y avait déjà longtemps que M. Frédéric, pour s'être vanté mal à propos de la conquête de la petite vicomtesse, avait reçu du vicomte un bon coup d'épée qui l'avait tué, pour lui apprendre à vivre.

Et la vicomtesse, jeune et belle, et compromise par cinq témoins et par un duel, n'eut plus, de ce jour-là, ni poursuivants d'un âge mûr, ni jeunes poitrinaires attachés à ses pas, ni rivales dangereuses. Les femmes se jugeaient aisément supérieures à cette malheureuse et gardaient la conscience de leur vertu. Quant aux hommes, ils portèrent ailleurs leurs soupirs, et laissèrent le vicomte en repos. Pourquoi voulez-vous que les hommes se mettent à soupirer quand la plus douce faveur qu'ils puissent obtenir est déjà divulguée, quand il n'y a plus ni secret, ni larcin?

Le jeune couple fut donc à la mode tout l'hiver; il se vit accueilli dans les salons les plus sévères sur les bienséances, les plus fidèles à la pruderie de l'étiquette. On les reçut comme deux étrangers qui ignoraient encore nos usages et nos mœurs.

Grâce à cette aimable histoire... on causa... Dieu sait si l'on causa! Chacun citait aux nouveaux mariés, comme un modèle de félicité conjugale, un ménage où la femme ne s'était permis qu'une seule erreur. Plusieurs époux voulurent user du même moyen; mais il se trouva que leurs femmes avaient déjà pris les devants.

Et ceux-là chantèrent, en guise de Te Deum, le: Gaudeant, les bien nantis!

HOFFMANN ET PAGANINI

Ce soir-là je me sentis le besoin de te voir, Théodore, ô mon cher artiste, avide poursuivant du rien, sous toutes ses faces, hardi champion de la couleur, du son, de la forme, de toutes les manières d'être un poëte; à la fois brave comme don Quichotte, et sage comme Sancho, s'entourant à son usage de peintures invisibles, d'harmonies ineffables, toujours plongé dans un ciel perdu là haut, sous les astres. J'avais absolument besoin de rencontrer mon ami Théodore, et je le demandais aux quatre coins du ciel.

Autrefois, quand venait le soir, il y avait deux endroits où j'étais sûr de rencontrer Théodore, à savoir: l'église et le cabaret. Il aimait les lueurs incertaines de la cathédrale, ses échos prolongés, son vague parfum, ses grands cierges éteints, ses dômes et l'orgue aux accents solennels, remplis de peintures et de lumière. Très-souvent Théodore s'amusait à pleurer dans la vieille église, avant de se livrer aux folles joies du cabaret.

Mais à présent le temple est profané: plus de saintes bannières, de vierges aux belles mains, plus de parfums suaves, plus d'orgue au buffet somptueux, plus de musique et plus rien! Tout est ruine, et silence, et solitude aux même lieux où s'élevait la cathédrale, et Théodore en est réduit, chaque soir, à se rendre une heure plus tôt à son cabaret.

Hâtons-nous, c'est l'heure où notre ami s'enferme en son large fauteuil, disposant son orchestre et distribuant à chaque musicien sa partition, son air à chaque chanteur! Prenez, messieurs et mesdames, duos, quatuors, trios, choisissez; disposez-vous, instrumentistes! prenez garde au signal, au coup d'archet, allez en mesure; et, quand ils sont partis en chancelant, en voilà pour toute une nuit d'harmonie et d'extase.—Il tient, à cette heure, une foule de musiciens à ses ordres, tout un orchestre, et les plus belles voix fraîches et pures qui suffiraient à ravir tous les théâtres du monde. Laissez Théodore se recueillir, laissez-le s'entourer de quelques vieilles bouteilles de vin du Rhin, et jamais vous ne vous douterez du spectacle et de la bonne musique et de l'âme de ces chanteurs, de l'enthousiasme ingénieux de cet orchestre. Théodore est le vrai créateur de la symphonie invisible.

Il est l'artiste, il est le dieu! Cette table d'auberge, chargée de brocs, Théodore à sa volonté la change en un vaste théâtre où se jouent tous les genres, le bouffon et le sérieux, le grave et le plaisant. Pour ce chef de l'orchestre en train, les bouteilles surmontées de leurs bouchons goudronnés représentent les forêts et les bocages; la cruche aux larges flancs devient tour à tour palais ou chaumière, selon le genre, pastoral ou guerrier. Est-il besoin d'un volcan, d'un tonnerre? aussitôt le gaz de la bouteille, hors de contrainte, vous ramène au Vésuve!—Et, maintenant que tout est prêt: villes, palais, chaumières, vastes forêts, volcans grondeurs, lustre allumé; à présent que l'orchestre est à son poste, allons! levez la toile, que la jeune première apparaisse et chante! Et voilà le démon de Théodore à la fin déchaîné.

Prenez garde, il chante; et prêtez l'oreille, écoutez cet opéra digne de Mozart. La mélodie est grave et majestueuse tour à tour: tantôt une marche guerrière tantôt le mouvement vif et gai d'une danse grotesque; tantôt la basse et tantôt le ténor; récitatif et chant, tout s'y trouve. Le drame commence, il se complique, il se noue, il se dénoue, il s'achève aussitôt que le démon de Théodore est parti. Le démon obéit à Théodore: il ne s'en va, que lorsque Théodore ne peut plus commander.

Alors seulement tout disparaît: démons, théâtre et musiciens, musique; et le lustre est éteint. On cherche Théodore, il est tombé jusqu'à demain, sous son théâtre, il rêve..., il dort.

Donc, hâtons-nous d'arriver avant que Théodore ait élevé son théâtre, avant qu'il ait dressé sa forêt, préparé son volcan, allumé son lustre et distribué sa partition aux acteurs.

J'arrivai tout essoufflé au cabaret, je vis Théodore... il était triste... on l'eût pris pour un bourgeois de Nuremberg! Lèvre inerte et regard morne... ses cheveux tombaient sur son front; on l'eût pris plutôt pour un vulgaire moucheur de chandelles, que pour le dieu d'un Olympe élevé par ses mains. Quand il me vit, chose étrange! il parut content de me voir, ce qui ne lui arrive guère à ces heures-là.

—O mon très-cher Théodore, lui dis-je, assez inquiet de le trouver sobre et clairvoyant, d'où vient ce nuage? Avez-vous la fièvre... êtes-vous mort?

—C'est donc toi, Henri, me dit-il; Henri, mon génie est perdu, ma tête est vide. Croirais-tu que par cette pluie horrible et dans ce lieu funeste, je ne trouve pas un chanteur à mes ordres, pas un air dans mon génie.

»Henri! je n'ai plus d'idées, et je ne trouverais pas trois notes dignes de Mozart! Mozart, Beethoven! le chevalier Gluck... fumées et visions... Je ne suis plus ivrogne... enivrons-nous!

—Bon cela, répondis-je... et buvons. A défaut d'art, vous m'avez appris combien c'est bonne chose une belle ivresse. Cependant, mon grand Théodore, faut-il donc toujours que vous arrêtiez votre propre génie, et ne jouirez-vous jamais des chefs-d'œuvre au delà de votre esprit? Pardieu! puisque vos musiciens ont pris congé du maître, allez ensemble entendre un grand joueur de violon, il en sera content, et ça te reposera.

Il reprit:—Tu parles de violon? J'en ai entendu des violons dans ma vie, et de fameux violons. Il y a trois jours, par un vieux vin de France, à cette table, ici, j'ai assisté à un concerto de violons comme jamais oreille humaine n'en avait entendu. D'ailleurs, moi-même ne suis-je plus un vrai musicien habile à tirer d'un archet magique une suite éloquente des plus vives sensations?

D'une main inspirée, il chercha son violon... Le noble instrument était suspendu au plancher, entre un long chapelet de harengs et une langue de bœuf fumé qui attendaient le jour de Pâques. Hélas! le violon de Théodore était en piteux état; deux cordes manquaient, les deux autres étaient détendues, les toiles de l'araignée avaient pénétré jusqu'à l'âme: à cet aspect, Théodore honteux courba la tête... il pleurait!

—Pleurez, lui dis-je, et soyez honteux de vous-même. Autrefois, c'est vrai, vous étiez un grand artiste, un hardi musicien. Le chant naissait sous vos doigts inspirés; votre archet ne manquait à aucune inspiration de votre âme et vous jetiez en dehors les élégies qui remplissaient votre cœur. C'était votre bon temps; vous ne vous livriez pas, en égoïste, à ces plaisirs solitaires; le monde entendait votre génie, il en jouissait, vous touchiez cet instrument en maître habile; à présent, l'instrument est muet; plus de voix, plus d'expression, plus d'amour; vous le regardez moins souvent que ces harengs saurs et cette langue fumée. Ah! que vous avez bien raison de pleurer... C'est honteux!

A ces mots, Théodore me suivit, inquiet de mes justes reproches, à l'Opéra.

—Par Castor et Pollux! dit-il au premier coup d'œil, le sot théâtre et le misérable orchestre... Henri que t'ai-je fait que tu m'as entraîné dans cette odieuse caverne? A-t-on jamais réuni plus de gens à longues oreilles? Des oreilles pour ne rien entendre... et des yeux pour ne rien voir! Il riait, il se moquait, il triomphait.

Tout à coup, à travers les arbres de la forêt sombre il vit apparaître... un violon, sous le bras et l'archet à la main, un homme... un fantôme.... Un phénomène! un bras de ci, un bras de là, le corps roide et droit, la taille haute, le visage maigre et ridé, le front vaste, aux cheveux flottants: sourire, pensée, assurance et mépris, solitude et génie, inspiration... tout est là!—Vois-tu, me disait Théodore, comme il est fait! J'ai chez moi une antique tapisserie représentant sainte Thérèse; quand elle va, se pliant, se repliant sur elle-même, allant, venant, tantôt haut, tantôt bas, toujours présente, elle ressemble à cet homme: une fantasmagorie; O là! là! quelle autorité sur les âmes.

—Silence! écoutons! Cet homme!... est un violon et un archet!... Au même instant, semblable au fléau sur une meule de blé, l'archet se leva, le violon s'appuya sur une épaule, archet et violon, épaule et bras, l'âme et le corps du violoniste... ils s'appelaient: Légion!

O mon Dieu! que devint Théodore à cette vision! Il écoutait, à la façon de la sainte Cécile de Raphaël, prêtant l'oreille à ses propres cantiques! Cette fois, le chant l'entourait de toutes parts, il était débordé, il se noyait, il plongeait dans l'harmonie; le chant l'attaquait, le pressait, l'oppressait, vif, lent, moqueur, plaintif; c'étaient des harmonies étranges et charmantes! c'étaient des rires et des larmes! un chant divin où tout chante, où tout pleure! un de Profundis de l'enfer! un Hosannah! venu du ciel! Pauvre Théodore!... Il était vaincu; il n'était plus le maître d'arrêter l'orchestre; il avait beau dire: assez! assez! l'archet allait toujours, comme le balai du sorcier apportant l'eau dans la ballade allemande. Encore, encore, et toujours, toujours.

Quand le violon et l'archet eurent accompli leur chef-d'œuvre, alors le joueur de violon salua l'auditoire. Il lui fit le salut d'un chambellan à son prince... un salut ventre à terre.—Ah! le lâche! il se courbe, il se plie, il salue à droite, à gauche. Voilà un triste salut, dit Théodore.

—Un salut de cuistre, repris-je.

—Un musicien doit saluer en Allemand, dit Théodore. Oh! reprit-il, quand j'avais mon violon (alors je croyais jouer du violon), quand j'avais mon violon et que la foule me disait: Chante! je mettais mon chapeau sur ma tête, et quand le goût m'en venait, je jouais quelque fantaisie, au hasard; puis au moment où la foule était attentive, attendant une conclusion, je reprenais mon verre et je m'en allais brusquement... Une prosternation! qui! moi? saluer ces pleutres? et les remercier du plaisir que je leur ai fait?... Pas si bête! A ces idiots, la salutation, la génuflexion? Mais silence, il revient! Ecoutons, et taisons-nous!

Ici l'homme au violon reparut; il venait jouer l'adagio. Il fut simple et touchant, il fut plein d'expression et de grâce.—Or ça! je te prends à témoin, me dit Théodore, que je me tire aussi bien que ce violoniste, de l'adagio. Je n'ai pas peur d'un adagio humain écrit pour des hommes. Je ne recule devant aucune difficulté, tu le sais; mais j'ai peur de la musique à laquelle on ne peut atteindre; je ne sais pas courir, tout essoufflé, après des notes impossibles. Te souvient-il de cette mystérieuse partition qui me fut apportée un jour par quelque musicien de l'enfer, il me défiait de la déchiffrer. Ce fut pour moi un pénible travail. Je sentais confusément qu'il y avait sous ces notes une puissance d'harmonie, et je ne la trouvais pas! Figure-toi un savant de votre Institut devant les hiéroglyphes du temps d'Isis: ainsi j'étais en présence de ces sonates mystérieuses.

»Que d'efforts tentés, pour lire ces chiffons! que de tortures j'ai subies! Ma main en resta brisée; en vain j'ai mis tous mes muscles à la torture; à peine ai-je pu tirer quelques sons de mon violon indocile! Mon archet n'a pas voulu courir, en même temps, là et là! mon violon s'est cabré! la chanterelle s'est brisée! Hélas! malheureux que je suis! en vain ai-je interrogé à la fois l'aigu, le grave et le médium... Mon violon était muet. Maintenant... le croiras-tu? cette musique de l'autre monde... voilà cet Italien qui la joue, et qui la jette à mon âme! Comment fait-il? comment fait-il? Vois-tu sa main? Sa main est-elle partagée en deux, pour atteindre en même temps aux deux extrémités de cette gamme violente? Ses doigts sont-ils plus longs que les miens, ses tendons plus nerveux, son âme plus grande? Moi, pourtant, je suis un grand artiste; j'ai rêvé des instruments qui embrassaient la terre et le ciel, qui s'adaptaient à tous les modes connus; mais je n'ai pas inventé ce violon, ce grand violon de la terre et du ciel! J'ai vu bien des musiciens... je n'ai jamais vu son pareil. Il est difforme... et superbe! Enfant-géant! tout perclus, tout puissant! Vois-tu comme il est en colère, et comme il tuerait le malheureux musicien accompagnateur, qui a manqué sa note d'un dix-millième de son! Son œil flamboie, et son violon demande en pleurant vengeance! O le terrible artiste! Mais le voilà qui finit et qui salue. Ah! le misérable, il ne sait donc pas ce qu'il vaut, pour se prosterner... comme il fait, devant ce triste auditoire?—Ah! fi! Relève toi, génie! et rassure toi! Les gens qui t'écoutent, ne valent pas un crin de ton archet magique. Oui dà, ce sont de grands seigneurs, des fils de rois, des représentants de nations! que t'importe? Il n'y a que moi, dans cette foule, qui sois digne de te juger. Nous sommes frères! Si tu exécutes mieux que moi, c'est de droit divin, c'est par un vœu de ta mère. La mienne m'a jeté tout simplement dans le monde avec le secours d'une vulgaire sage-femme: j'ai été élevé dans l'innocence et dans les festins: j'ai été heureux toute ma vie, aimant, buvant, chantant, joyeux conteur, doux convive, intrépide buveur; et cependant je suis comme toi, un grand artiste!» Ainsi se parlait Théodore, agité cette fois par la seule passion qu'il n'eût pas connue encore... l'envie!

Il reprit:—Ce qui prouve, Henri, qu'il y a là-dedans quelque chose de surnaturel et qui dépasse notre intelligence, c'est que ce violon... ne sait pas, n'a jamais su, et ne saura jamais une fausse note. Jamais pensée humaine ne conçut un calcul plus compliqué, jamais doigt humain ne l'exécuta d'une façon plus précise et plus nette. Henri, comprends-tu cela? pas un son faux, pas une note hésitante, pas un calcul trompé! Comment expliquer cela? Ne vois-tu pas que rien existe et que nous rêvons tous deux? Ah! maudit violon, tu as fait de Théodore un vil esclave! A tes moindres volontés j'obéissais. J'allais seulement où tu voulais me conduire et pas plus loin. Misérable! Insensé que je suis! J'ai été trompé par mon violon, il m'a jeté par terre. Au lieu de détourner du soleil la tête de mon cheval, comme a fait Alexandre, j'ai voulu dompter mon cheval comme un écuyer vulgaire; et me voilà par terre. Alexandre est à cheval. O malheureux!

»O malheureux! Je n'ai pas su dire à l'instrument mal dompté: Te voilà, marche! obéis! Chante à ma joie, et pleure à mes larmes! Tu vas me répéter tous ces mystères de mon âme, et tous ces transports de mon cœur... Et voilà ce misérable Italien qui, pour me narguer, brise à son violon trois cordes. Plus cruel pour lui-même que l'aréopage à Sparte, il n'en conserve qu'une seule... une seule corde pour tant de passion! Une seule pour toute cette âme! Une corde pour ce chant jeté à profusion!» Et Théodore, haletant, inquiet, bouche béante, écoutait, riant légèrement avec un sourire de naïve crédulité. Bon Théodore! Il sortit en courant.

—Trouvez-vous cela beau? lui dis-je.

Il se mit à courir; il allait lentement, il allait vite, il chantait, il pleurait, il trouvait des airs admirables, il se démenait, il répétait ses plus beaux drames, puis il se décourageait... à la fin il se retourne, et répondant, après une heure, à ma question:

—Si c'est beau! si c'est beau! mon Dieu! Il s'animait de plus belle, il élevait la voix tout à fait, il était tout musique, âme et corps. Il chantait pour moi seul! Et voilà mon inspiré tour à tour furieux et tendre, imposant et burlesque. Il est le tyran, la jeune fille et la grande dame; bonhomme, il gronde, il pleure, il rit, il se désole, il est tout un drame, un orchestre, un dieu. Que de pleurs il m'a fait répandre, et que d'émotions il a soulevées dans mon âme! J'ai compris, le soir dont je parle, ce qu'il y avait d'art et de passion dans ce brave homme; en même temps je compris pourquoi donc je l'aimais! je l'aimais pour son génie et pour sa bonté.

Ne sois donc pas mécontent, cher Théodore, d'avoir trouvé ton égal ou ton maître. Je sais bien que tu ne comprends pas l'alliance étrange de ces deux mots: art et théâtre, art et grand jour; heureusement il y a des exceptions à cette règle générale de la poésie et du drame. Heureux l'artiste qui surmonte cette grande difficulté! Il règne. Il arrive au milieu des hommes comme une révélation de leur puissance; il leur apporte des plaisirs inconnus; il leur enseigne la force du beau, quand il est simple; il les excite par l'émulation du génie; il force la jeune fille à ne rougir ni de sa passion ni de son talent. Rends donc grâce à ce hasard qui te force à n'être plus, pour toi seul, un grand artiste.

Or, comment nous nous sommes retrouvés à la porte du cabaret? Je l'ignore. L'hôtesse était couchée, et les vastes rideaux entouraient le lit d'un mur impénétrable; la lampe brûlait encore. A peine entré, mon Théodore reprit son violon, il monta la corde qui restait, il chercha son archet... vainement.

—Tu m'apporteras un archet demain, me dit-il.

—Voulez-vous aussi trois cordes, mon ami?

Il reprit:—Apporte un archet.

Puis voyant que je le regardais avec anxiété, cherchant à deviner ce qui pouvait lui manquer:—Mes amis m'ont perdu, dit-il, par leurs gâteries. Grâce à vous, méchants, je n'ai pas eu ce qui s'appelle un instant de malheur; je n'ai pas été pauvre une fois, pas malade; la santé me tue! Que veux-tu donc que j'invente avec ces joues rebondies et ce nez rubicond, ces cheveux épais, ce lourd sommeil, cette vaste poitrine et cet estomac d'autruche? On n'est qu'un pleutre avec tant de cheveux... Ah! mon cher, le malheur m'a manqué pour être un génie. Au contraire, l'homme au violon... tout l'a servi; ni père, ni mère, enfance à l'abandon! jeunesse aventureuse! cet homme a mendié son pain pour vivre... il a fait pis que mendier, il a donné des leçons de son art; il a eu des écoliers! Conçois-tu ce martyre, Henri? venir à telle heure, obéir à quelque idiot, et lui dire: Faites ceci, faites cela! puis tendre la main. Et cet imbécile, après dix ans, se vantera de son maître! Il dira: je suis l'élève de Théodore! L'homme au violon a subi toutes ces tortures, et bien d'autres. Il a connu toutes les misères au préalable de sa gloire! Il s'est vu envié, calomnié, persécuté! Comme il est pâle et maigre! il a l'air d'un spectre! Et voilà qu'il est le premier dans son art, le plus grand, le seul; musicien et chanteur, pensant et rendant sa pensée, un homme à tuer d'un souffle... et qui m'a tué d'un coup d'archet.

»Ce n'est qu'en souffrant qu'on devient un génie, Henri!—Le feu brûle, et consacre.

»A côté de la foudre, est le chef-d'œuvre aux grandes passions, aux grandes douleurs!

»Quant à nous, les petits, les viveurs, les fantasques, buvons, rions, chantons et faisons danser les fillettes, assis sur un tonneau, entre un clairon qui hurle, et la clarinette qui glapit.»

Il prit un verre:—Honneur à Paganini, le miracle!—A la santé d'Hoffmann, le ménétrier!

LES DUELLISTES

Nous cherchions la porte Maillot, au bois de Boulogne; je me battais contre Bernard, mon meilleur ami: il m'avait demandé la réparation d'une offense, et l'offense était si grande que je ne m'en souviens plus. Nous allions chacun à sa guise, et faisant craquer sous nos pas les feuilles tombantes de l'automne; Bernard marchait de l'autre côté du chemin, les mains derrière le dos. Bernard allait gravement; à toute force, il voulait me tuer: moi, j'allais sans trop de réflexions; sur ma foi, je ne voulais pas tuer Bernard, bien que ce fût moi qui l'avais offensé.

Nos témoins, bonnes gens, nous suivaient à distance et fort tristes; ils nous aimaient tous deux, et pensaient avec effroi à l'instant fatal où l'un de nous serait couché par terre, une balle au ventre. Ils pensaient à nos vieux parents auxquels nous ne pensions guère, à nos belles soirées de l'automne qui allaient revenir; ils pensaient même au chagrin d'Augustine et d'Elisa. Nous allions donc, et vraiment la route est longue! J'ai toujours admiré ceux qui vont se battre en voiture, le moindre cahot leur jette un frisson. Au contraire, aller à pied, le sang circule... on s'amuse à contempler, pour la dernière fois peut-être, le grand soleil, l'espace et le ciel! C'est un voyage d'agrément au bord de quelque cataracte qu'on espère bien franchir, c'est le passage du pont du Saint-Esprit.

Arrivés à la porte Maillot, nous fîmes semblant de nous séparer.—Nous allons chercher un bon endroit, dit le capitaine Reynaud.

—C'est cela, un joli endroit, dit Bernard.

Et nous voilà, nous enfonçant dans les allées, pendant que le bois est sillonné de toutes parts, chevaux anglais, calèches remplies de femmes, tilburys légers et favorables au tête-à-tête en public. La belle invention! Vous êtes seul à côté d'elle, serré près d'elle, on la voit, on la touche, on l'aime et, tremblante, son voile et ses cheveux vous frappent au visage. Le cheval même comprend ce bonheur et n'en va que plus vite.

J'étais arrivé sur la lisière de l'allée ombreuse qui fait face à la Muette, et ne songeant plus à ce que j'étais venu faire au bois, je regardais au loin sous le feuillage, quand je vis passer... ô bonheur! Elle était seule dans sa berline, la Julietta. Je la devinai plutôt que je ne la vis; je la devinai à son écharpe, au museau noir de son petit chien, qui tenait sa tête à la portière, appuyé sur l'écharpe, et qui regardait l'automne passer.

Vraiment, j'étais venu sans haine dans ce champ clos, je ne sentis plus que mon amour, et la voyant si près de moi, ma belle artiste.—Arrêtez, m'écriai-je! attendez-moi, Juliette, et je courais à sa suite... Bernard me retint de sa grande main, et de son air solennel:

—Ce n'est pas là qu'il faut aller, me dit-il, mais par là, me montrant le coin du bois.

—Oh! lui dis-je, un instant de repos, Bernard, je te tuerai tout à l'heure, ou tu me tueras, peu m'importe; mais que je lui dise une dernière fois... ce que je lui disais chez elle hier, à Juliette! Elle a chanté Don Juan; tu la connais, tu as soupé avec elle chez moi, il y a quinze jours, tu l'as accompagnée au piano quand elle a chanté; tu lui as parlé en italien, en espagnol; tu lui as parlé tout bas, tant que tu as voulu; laisse-moi aller dire adieu à cette belle. En même temps le carrosse de Juliette revenait par un détour et s'arrêtait à mes pieds. Elle écarta de la main son petit chien, et mettant son joli museau à la portière:

—Bonjour Bernard, bonjour Gabriel, me dit-elle, toujours amis, chers seigneurs, toujours inséparables; où donc allez-vous? En même temps, elle me tendait la main avec son charmant sourire de Napolitaine, tout bruni par le soleil. Comme elle me tendait sa main, Bernard la baisa.

—Signorina, lui dit-il avec une familiarité qui me surprit fort, si vous voulez faire encore quelques tours dans le bois, nous avons, Gabriel et moi, quelque affaire à régler ici même, après quoi nous sommes à vous, et si vous voulez, ce soir nous chanterons ensemble le duo de Matilda di Sabran.

Zerlina-Julietta, en bonne princesse, consentit à se promener encore un peu; elle me dit adieu en regardant Bernard, et en me donnant sa main. Pour le coup, je me souvins que j'étais venu pour me battre, et je dis à Bernard: Marchons!

Nous fîmes un détour à gauche: en me retournant, je vis Bernard qui suivait de l'œil le lourd carrosse. Quelque chose était encore à la portière, qui regardait Bernard; je ne sais pas si c'était l'épagneul ou Juliette qui regardait Bernard.

Arrivés au milieu du sentier, tout était prêt, calme et silencieux. Les promeneurs français ont cela de bon, ils sont discrets; ils respectent un duel, à l'égal d'un rendez-vous d'amour; bien moins que nous, messieurs nos témoins étaient gens à ne pas reculer; les armes étaient chargées, les distances étaient arrêtées, chacun se mit en place, et nous levâmes nos pistolets en l'air...

Bernard me dit de loin (nous étions à vingt-cinq pas):

—Tire le premier! Je dis à Bernard:—Tirons en même temps! Le capitaine Reynaud donna le signal dans ses deux grosses mains... Un! deux! trois! j'attendais que Bernard fit feu. Un, deux, trois, rien! Bernard ne tira pas, moi non plus.—Tu es d'une insigne fausseté, me dit Bernard. Sans regarder Bernard, je dis au capitaine Reynaud.

—Capitaine, jamais je ne tirerai sur Bernard.

—Eh bien! dit Bernard, à toi, Gabriel.

Il tira... il fit un grand trou à mon chapeau: la balle fit le tour de la coiffe... et ma foi, il faut que je sois né coiffé.

—Tu n'es pas mort? me dit Bernard.—Non, lui dis-je.—Eh bien, tant mieux, embrassons-nous. En même temps il vint à moi, me tendant les bras, et m'embrassa à m'étouffer.

Puis, voyant mon chapeau tout brûlé, et ce grand trou, à deux pouces du front:

—J'ai bien tiré, dit-il, n'est-ce pas?

—Oui, lui dis-je, heureusement c'est mon vieux chapeau que j'ai mis ce matin, et cela me fâche un peu moins que si c'était le neuf.

—Eh bien, dit Bernard, prends mon chapeau qui est tout neuf, et donne-moi le tien, que je le garde en souvenir de notre éternelle amitié.

Les témoins applaudirent beaucoup à la sublime résolution de Bernard. Moi qui sais que Bernard est plus pauvre que moi, j'étais honteux d'échanger mon vieux chapeau contre le sien, mais il me dit avec tant d'empressement:—«Donne-moi ton vieux chapeau!» que je lui donnai mon chapeau. Il le mit sur sa tête et saluant les témoins, il s'en alla tout droit devant lui aussi fier, et sa tête aussi droite que s'il eût gagné la bataille d'Austerlitz.

Nous attendîmes Bernard un quart d'heure, à la lisière du bois, ne sachant ce qu'il était devenu. Au bout d'un quart d'heure, nous vîmes passer la voiture de Juliette, et dans le fond du carrosse, à côté d'elle était Bernard; sur les genoux de Bernard, le chien de la jeune artiste; et sur les genoux de la dame... ô ciel! que vois-je? le chapeau troué que m'avait pris Bernard. La voiture passa si rapidement que j'eus à peine le temps de saluer Juliette avec le chapeau neuf de Bernard.

Nos témoins n'y comprenaient rien; mais j'étais très-heureux de comprendre la belle action de Bernard. Il parle de moi, me dis-je, il raconte à ma chère Juliette le danger que j'ai couru, et sur mon chapeau troué, il répand de douces larmes. Digne Bernard! J'étais si content de sa belle action, que j'avais regret qu'il ne m'eût pas frappé au cœur.

Nous reprîmes tous le chemin de la ville, en chantant les louanges de Bernard. Nous étions d'une grande gaieté pour plusieurs raisons différentes: nos témoins n'avaient pas vu couler le sang, j'étais réconcilié avec Bernard, Bernard plaidait ma cause auprès de Juliette. Chemin faisant, nos témoins parlèrent de combats singuliers, de duels à mort, d'offenses lavées dans le sang. Ils racontèrent de longues histoires, dans lesquelles le pistolet, l'épée et le sabre, y compris le poignard, jouaient des rôles sanglants.

—Tous ces duels que vous racontez là, dit le capitaine Gaudeffroi, sont des duels de terre ferme, et ne ressemblent en rien à un duel à mort, sur le vaisseau la Belle Normande, dont j'ai été le témoin, moi centième, quand j'étais aspirant de marine. Il y a de cela longtemps: le duel eut lieu entre le capitaine de vaisseau et un officier anglais. Le capitaine, qui était peu fort sur la discipline, lui avait promis satisfaction en tel endroit de l'Océan, et l'autre attendait depuis un mois... Mais l'histoire est longue à raconter, dit Gaudeffroi, et si vous ne voulez pas vous asseoir sous le bouchon poudreux de l'estaminet des Deux Amis, jamais je n'aurai la force de vous la raconter jusqu'au bout.

Nous nous assîmes sous le bouchon des Deux Amis, à l'ombre grêle et mince d'un jeune peuplier, qui dépassait déjà la maison de toute la tête, et le capitaine Gaudeffroi nous raconta, à peu près en ces termes, mais plus longuement, l'histoire du duel en pleine mer:

«Ils avaient passé la nuit dans le même hamac: le même roulis les avait bercés dans leur lit comme une mère attentive à son jeune enfant pour l'endormir. A voir ces deux hommes ainsi rapprochés et réunis, pas un n'eût pu dire que le lendemain l'un d'eux devait mourir de la main de l'autre, et telle était pourtant leur destinée; à peine le vent frais du matin et le cri des gardes qui se relevaient leur eût annoncé l'aurore, ils se précipitèrent tous les deux, se préparant à s'égorger avec toute la dignité d'honnêtes gens.

»L'un de ces hommes n'était rien moins que le capitaine en pleine force, en pleine vie; on voyait aux regards de cet homme que son ennemi était mort. Du reste, le sourire était encore sur ses lèvres; son coup d'œil parcourait dans leurs moindres détails les moindres parties de son navire; il alla, comme à son habitude, étudier la boussole, interroger le pilote; au gaillard d'arrière, au conseil! Il n'y eut pas un matelot qu'il ne passât en revue, et pas une voile qu'il ne fît mettre en ordre; enfin c'était le même homme actif, prévoyant, impérieux, réfléchi: avant une heure, il allait jouer à pile ou face? ou la vie ou la mort?

»Son adversaire était un simple gentleman; son habit marron, sa cravate élégante annonçait un jeune homme anglais ou parisien, plus habitué à nos fêtes de chaque jour, qu'au spectacle imposant d'un vaisseau roulant dans la mer. Ce jeune homme avait l'air soucieux, mais l'ennui seul faisait son souci; assis sur le pont, il étudiait d'un regard, qui pouvait être le dernier, ce ciel brumeux entrecoupé de nuages, ces flots d'un blanc verdâtre dont le soleil paraît sortir, ce mouvement actif et silencieux d'une armée de matelots; renfermés dans les flancs d'un navire, ils n'ont plus d'instinct que pour obéir à la voix d'un seul homme. Ainsi, des deux parts, le combat était arrêté.

»Quand le capitaine eut donné ses derniers ordres, il vint sur le pont retrouver son adversaire; à son premier signe, le jeune homme se leva, et, quoiqu'il fût de moindre stature que son ennemi, il n'était pas difficile de voir qu'il avait du cœur.

»Justement un calme plat venait d'arrêter le navire, les premiers rayons du soleil naissant avaient enchaîné tous les vents; la voile s'était repliée contre le mât; tout le navire assistait à ces jeux sanglants: on voyait arrêtés sur le pont les plus vieux marins, véritables enfants de la mer; derrière eux s'étaient rangés les jeunes aspirants, l'état-major était à côté de son capitaine, une façon de témoin dans cette circonstance solennelle, et, si vous aviez levé la tête, vous eussiez aperçu, grimpés sur les cordages, les jeunes mousses effarés du spectacle imposant qu'ils avaient sous les yeux.

»Cependant le jeune homme était seul de son côté; pas un vœu pour lui, pas même un moment de doute sur ce qui allait arriver de sa personne, tant le navire était persuadé que c'était un acte de folie de se battre sur un vaisseau de l'Etat, contre son capitaine... un pousse-caillou, pardieu!

»Aussi bien, quand les épées furent tirées, le jeune homme comprit qu'il n'était pas sur la terme ferme: le roulis du vaisseau faisait trembler sa main, et c'était un homme mort, si le capitaine, comprenant ce désavantage, n'eût jeté son épée à la mer, en demandant ses pistolets. Quand on eut décidé à qui tirerait le premier? un coup se fit entendre, faible et perdu dans le bruit des flots, à la marée montante. Cependant, sous ce faible coup, le capitaine venait de tomber; il était mort comme s'il eût accompli un acte ordinaire de la vie, en gourmandant un de ses gens dont l'habit était troué.

»Quant à son meurtrier, que devint le meurtrier? Au moins, quand vous vous trouvez sous les ombrages riants du bois de Boulogne, au milieu des broussailles de la barrière d'Enfer, une fois que votre ennemi est tombé et que votre honneur est vengé, on vous entraîne loin du champ de carnage, et vous laissez aux parrains de la victime le soin de relever son cadavre... à bord d'un vaisseau, quand tout est mer ou ciel autour de vous, vous avez sous les yeux votre victime agonisante, et quand il ne reste sur cette tête vaillante que la douleur d'une vengeance trompée, il faut assister aux funérailles du marin, il faut tenir un morceau de la voile qui lui sert de linceul, il faut prêter main-forte pour jeter dans la mer ce maître, après Dieu, de son navire qui commandait aux vents et à la mer.

»Quelles angoisses pour ce malheureux jeune homme quand il vit les flots s'entr'ouvrir au cadavre encore chaud qu'on leur jetait, quand il entendit le canon et les cris de l'équipage qui faisait au mort ses derniers adieux, quand il vit le vaisseau reprendre sa course à travers les ondes, et qu'il se retrouva seul au milieu d'un épouvantable silence et de ce deuil général!»

Ainsi parla le capitaine Gaudeffroi: son récit parut faire une vive impression sur tous les témoins de notre misérable duel en terre ferme et moi seul, je trouvai que le digne capitaine parlait beaucoup; j'étais tout entier à Bernard, tout entier à Juliette.

A la fin, la nuit tomba; chacun s'en fut de son côté, moi je courus dans tout Paris chercher Juliette et Bernard: aux Bouffes, chez Julie, chez Cyprien, partout.—Elle et lui on ne les avait vus nulle part. A la fin, je rentrai chez moi et m'endormis jusqu'au lendemain.

Le lendemain, arriva Bernard.

—Où donc étais-tu? lui dis-je, on t'a cherché hier tout le soir.

—Mais, reprit-il, j'étais à Mithridate, au Théâtre-Français, avec Juliette.

—Et qu'a-t-elle dit de ton chapeau percé, Bernard?

—Elle a dit que tu étais un grand drôle d'avoir tiré si juste sur ton ami, dit Bernard, et ma foi! elle ne veut plus te revoir, elle a peur d'un buveur de sang, tel que toi.

En effet, depuis cette horrible rencontre, elle ne voulut plus me voir; elle oublia que c'était moi, qui lui avais présenté Bernard, elle ne voulut plus que Bernard: elle garda son chapeau troué comme trophée, et pendant plus d'un mois elle vous le suspendit au chevet de son lit. Et voilà comme, à ce malheureux duel, je gagnai un chapeau neuf, et Bernard les bonnes grâces de la dame que j'aimais.

Il est vrai que j'eus par-dessus le marché, l'histoire du capitaine Gaudeffroi.

VENDUE EN DÉTAIL.

Mon histoire est touchante, il n'y a pas de sacrifice qui soit comparable à celui que je raconte. Une enfant est, tout ensemble, et la victime et le grand prêtre de cette abominable tragédie. Ah! la triste héroïne, et sa vertu l'a perdue. En raison, elle appelait l'honneur à son aide, elle est dans la fange aujourd'hui; si elle eût commencé par le vice, elle serait dans la soie et dans l'or: voilà notre justice!

Hélas! il y a tant de misère! il est si difficile de vivre, même pour les femmes, qui vivent de si peu! Les hommes n'ayant pas à vivre en hommes, vivent du travail des femmes. Ils se font couturières et brodeuses; ils portent la demi-aune, en guise de mousquet; plus d'un s'est fait marchande à la toilette et vend des fleurs. Que voulez-vous que devienne une malheureuse en cette ruche, où les rangs sont pressés comme un essaim d'abeilles?—La place au plus fort, au plus adroit, au plus vif client! La force est tout; la ruse après la force. Ainsi, le grand sexe écrase le petit sexe. Que de pauvres êtres meurent de faim, ou qui se déshonorent dans un coin! Trop heureuses si le déshonneur même ne leur manque pas!

Ceci va vous paraître étrange... et ceci n'est pas un paradoxe. Il faut lever encore ce coin du voile. Aujourd'hui plus que jamais, les hommes vont sur les brisées des prostituées; ils ont des marchés où ils vendent à un prix certain leur conscience; ils vendent leur plume et leur parole; ils ont des prix pour leur soumission, pour leur respect. Ils font des rois, on les paie; ils défont les rois, on les paie; ils meurent, on les paie. Les hommes se vendent, sous toutes les formes, sous toutes les apparences du bien et du mal.. La vénalité les couvre et les protége de son bras puissant. Les révolutions leur profitent. La révolution met à flot la barque échouée; elle bâtit sur les places vides, elle renverse les palais déserts, elle dresse une stalle au héros de ce matin, des temples aux dieux nouveaux, des trônes aux rois de la veille; elle fait tout pour les hommes et rien pour les femmes. 1830 vient d'ôter à ces déshéritées de l'amour et du hasard leur dernier morceau de pain, aux femmes leur dernière ressource.

Le monde des courtisanes est au rabais; il se déteint, il passe, il s'agenouille, il tend la main. Soyez belle et jeune, qu'importe? le vieillard vous regarde à peine; le jeune homme est un ambitieux qu'un doux regard ne saurait arrêter; l'artiste est pauvre, et c'en est fait de lui jusqu'à nouvel ordre.

Autrefois l'on disait: Jeunesse de prince source des grandes fortunes! Allez donc Phryné, ou Laïs, chanter cette gamme à nos seigneurs de la Chambre des députés.

La pauvre enfant (j'en reviens à mon histoire), la misère la tenait au corps. La misère horrible et froide, la suivait pas à pas. La misère froissait sa robe fanée, elle déchirait son mouchoir troué, elle remplissait son soulier, de neige. C'était la misère qui faisait son lit avec quatre brins de paille, qui chauffait son poêle avec une once de charbon; la misère dressait sa table sur son pouce rougi par le froid! Elle marchait donc suivie et précédée, enveloppée in extremis par ce triste compagnon, la misère!

Ce n'est pas un camarade comme un autre. Ni cœur, âme et sourire; larmes, pitié, sympathie, espérance, tout lui manque. Un autre compagnon, quel qu'il soit, même au bagne, s'attache à son compagnon, et partage avec ce malheureux, son copin, son eau fétide et son pain noir. La misère inintelligente, avide, hébétée avait pris en amitié cette enfant de seize ans. Elle tenait son âme et son corps. Elle était sa volonté suprême; elle pesait de tout son poids sur cette frêle épaule, et quand la fillette passait dans la rue, elle sentait peser sur ses épaules... la misère! Un jour qu'elles étaient de compagnie, la fillette s'en vint frapper à la porte d'une horrible vieille. La vieille femme, horreur des grandes villes, est la servante des passions humaines. Ces êtres-là ont déshonoré les cheveux blancs; elles ont des rides hideuses, des grandes mains desséchées dont le toucher est une souillure. La vieille avait partagé le sort des jeunes; elle était la veuve du vice, à son tour. Cependant elle avait encore un fauteuil pour s'asseoir, un pot de terre où se chauffer, un gros matou pour aimer quelque chose! Du reste, elle était triste; elle était là, tête basse, et son chat favori se tenait coi.

Mon héroïne, amenée en ce lieu funeste par la misère, attendit que la vieille, accroupie à ce feu de veuve, à la fin l'interrogeât. En grand silence, elle attendit l'oracle de sa destinée, et d'un doigt timide elle lui montrait son compagnon, le dénûment!

Pour peu qu'on ait des yeux, on le voit à droite, à gauche, aigu, fluet, qui circule comme un vent de bise autour du pauvre! Ah! le hideux fantôme! ils se connaissaient de longue main, lui et la vieille, ils avaient fait leurs farces ensemble, et voilà pourquoi la vieille était dure au malheur d'autrui.

C'était une de ces âmes coriaces, qui ont passé à travers toutes les rugosités de la vie. Ame de boue, tannée, raclée, pelée, toute plissée, toute ridée, une fange, un chaos.

La vieille, à l'aspect de cette beauté réduite à l'implorer, resta écrasée un instant dans sa contemplation au fond de sa vilaine âme; elle releva lentement ses yeux inégaux, et voyant ce frais visage amaigri par la faim, voyant ces mains qui pouvaient devenir si blanches, et cet œil bleu aux longs cils, la vieille poussa du fond de son atroce poitrine un horrible soupir. Que ce cher visage aux doux reflets lui rappelait des temps plus heureux! Comme autrefois, elle se serait plu à parer ce beau corps tout courbé sous le haillon, à rehausser par la blanche dentelle cette tête enfantine, à protéger d'un fin tissu ces épaules si fraîches, à couvrir d'un gant glacé ces mains glacées, à renfermer dans le soulier de Cendrillon ce pied d'enfant, brisé par cette épaisse chaussure! O Vénus! quel chef-d'œuvre elle eût fait de cette pauvre fille, l'infâme vieille! Un aussi grand miracle, que le miracle de Pygmalion! Et, quand il eût été fait, ce chef-d'œuvre, et bien posé sur sa base élégante, bien réchauffé par le soleil, éclatant de lumière et de bien-être, alors le Phidias en jupon sale eût appelé autour de sa statue éclatante de tous les feux du jour, les connaisseurs de la ville et de la cour; Pygmalion eût mis à l'encan son chef-d'œuvre, il eût prostitué sa Galathée à quelque fermier général!... C'étaient là les passe-temps de la vieille, en ses beaux jours.

A l'aspect de la jeune fille abandonnée à sa merci, cet affreux visage eut un moment d'intelligence. Elle regarda en connaisseuse le bloc informe et charmant. Elle était comme l'artiste du bon La Fontaine devant le marbre de Carrare: Sera-t-il dieu, table ou cuvette?... Il sera dieu! disait l'artiste, en son premier instant d'enthousiasme... Il sera dieu! Prends garde, ami, ton dieu resterait sans autels! Au sortir de sa muette contemplation, la vieille hocha la tête: elle venait de perdre son dieu!—Ma fille, dit-elle à la pauvre enfant, je ne puis rien pour vous... Tu viens trop tard. Je meurs de faim, moi qui vous parle. Il n'y a plus de chalands dans ma boutique; la nuit on ne frappe plus à ma porte, et le jour c'est en vain que ma porte est entr'ouverte. Elle caressait le gros chat, qui faisait le gros dos.

Alors l'enfant, qui s'était tenue debout et droite, comme une jeune personne qui comprend qu'on la regarde, voyant qu'elle n'avait rien à espérer, s'assit nonchalamment par terre, au foyer de la vieille. Et celle-ci la regardait d'un regard de regret et de pitié, passant ses doigts noueux dans cette belle chevelure blonde! Elle jouait, immonde, avec l'ornement le plus rare! elle tripotait ces cheveux de Bérénice. Ils étaient souples, soyeux, épais, purs de toute essence corruptrice; c'étaient les beaux cheveux d'une fille oisive, qui se pare, orgueilleuse de la seule parure qui lui reste. Les boucles épaisses ruisselaient autour de ce cou frêle et blanc; elles tombaient en flocons sur ce front poli. La vieille agitait de sa main fétide cette masse transparente, et le vent agité par ces beaux cheveux fit jaillir les cendres de la chaufferette sur la longue chevelure cendrée...—Autrefois, disait la vieille, on eût pris aux filets que voici deux princes du sang, trois maréchaux de France, un évêque, un fermier général... Pour une mèche de ces cheveux, M. Dorat eût fait un poëme... Ah! que les temps sont changés!

Une idée alors vint à la vieille:

—Veux-tu vendre ta chevelure? dit-elle à l'enfant.

Accroupie qu'elle était sur le pot de terre, le cerveau fasciné par la faim et par la vapeur du charbon... l'enfant n'entendit rien d'abord: ce mot: vendre ses cheveux, lui parut un rêve; un de ces rêves de la faim et du froid qui font le sommeil du pauvre. Le rêve emplit le cerveau des plus chaudes vapeurs... le matin venu, on le regrette: la faim en rêve, et le froid en rêve: quelle joie! à côté de la réalité!

La vieille, avec le sang-froid d'un commis de boutique, prenant les beaux cheveux à leur racine, se mit à comparer leur longueur à la longueur de son bras. L'épaisse chevelure, accouplée à ces vieilles cordes tendues sous une peau jaunâtre, en prit un reflet plus doux: la vieille elle-même, frappée à son insu par ce contraste, resta le bras tendu, regardant tour à tour ce bras mort, et ces cheveux pleins de vie et de soleil, triple rayon! En même temps une mèche grise et filandreuse sortant du bonnet crasseux de la vieille, on eût dit que cet horrible crin mettait le nez à la fenêtre, et regardait, envieux, la belle chevelure de l'enfant.

—Réponds-moi, vendons tes cheveux? dit la vieille. Ils sont longs d'une bonne aune, et je te rapporterai quinze francs,—que nous mangerons.

La jeune fille, jetant les cheveux de côté et d'autre, et les relevant sur son front avec sa main amaigrie, ouvrit ses yeux humides et se prit à sourire... Oui, dit-elle... et, sur l'autel de la faim, elle faisait le sacrifice de ses cheveux.

La vieille alors se baissa jusqu'au panier où dormait le matou. Elle dérangea le matou doucement, et fourragea dans ce hideux réceptacle de gueuseries, et de guenilles: vieilles écharpes, jadis roses, à présent tachées, dont la vieille se faisait des foulards pour sa tête, collerettes déplissées et trouées dont elle se fabriquait des mouchoirs de poche; vieux bas chinés, le mollet était en soie, et le pied était en laine; vieux bas à jour, le mollet était en laine et le pied était en soie. Elle s'accommodait de ces protervies... tant qu'il y a de la tige, il y a du talon!

D'une main violente, elle jetait ces loques hors de leur capharnaüm. Tout volait dans l'appartement, les vieux nœuds de ruban, le casaquin de basin, les garnitures effeuillées, les taches, les trous, les broderies filandreuses: l'horrible pêle-mêle d'un luxe avachi se trouvait dans cette corbeille; au fond de la corbeille une vieille paire de ciseaux à moucher la chandelle... Or, c'était cette paire de ciseaux que cherchait la vieille.

Quand elle eut retrouvé ses ciseaux, vieil instrument à faire ses vieux ongles, elle reprit dans sa main les cheveux de l'enfant, tout à la racine, à effleurer la peau, elle se mit à couper ou plutôt à scier cette vaste et flottante nappe aux reflets divins qu'une reine eût enviée. O malheur! la vieille sciait, les ciseaux gémissaient, la pauvre enfant accroupie se laissait faire! Pope a fait un long poëme avec la boucle de cheveux enlevés; M. Marmontel a traduit le poëme de M. Pope; qui donc parmi nos poëtes écrira quelque élégie en l'honneur de cette chevelure sous la main de l'infâme vieille! Peuple ignoble que nous sommes!... Après trois quarts d'heure de cet horrible travail, le sacrifice fut consommée.

Quand tout fut fini, la belle dépouille fut enfermée dans un vieux journal de théâtre, autre débris de l'opulence d'autrefois. La pauvre enfant tendit la main; elle reçut quatorze francs au lieu de quinze. Elle partit. Mais le froid était vif; le froid tombait d'aplomb sur ce front dépouillé de sa douce parure. O crime étrange! invention de l'enfer! tout à l'heure un simple bonnet suffisait à défendre, à protéger cette tête charmante... Hélas! plus de couronne et plus d'ornement, plus de boucles flottantes, plus rien. Il fallut que sur les quatorze francs, elle en prit quatre pour s'acheter de quoi couvrir son crâne dépouillé! Jamais froid plus intense et plus pénétrant. Ah! mes cheveux! mes cheveux! ma parure et mon orgueil!

Son argent dura vingt jours, vingt mortels jours. Elle avait perdu sa joie et son orgueil, quand, devant un fragment de glace brisée, elle regardait ses blonds cheveux lui sourire et l'entourer d'une auréole; quand elle se consolait de n'avoir pas de chapeau en songeant à sa chevelure. Eh! chaque soir, elle retrouvait encore un moment de bonheur. Tout cela était perdu!

Puis revint la faim pressante. Revint, plus rapide et silencieuse, la misère! Il fallut retourner chez la vieille en tenant son front dans ses deux mains, son pauvre front si nu et si dépouillé!

La vieille était assise, elle ravaudait; en ravaudant, elle murmurait une chanson bachique; elle avait soif; ce fut à peine si elle regarda l'enfant quand elle entra.

La vieille lui dit brusquement:—Tout ce que je puis faire, aujourd'hui, c'est de t'acheter cette dent qui est là, et qui ne te sert à rien pour ce que tu manges. En même temps, elle appuya son doigt funeste sur une dent blanche et perlée qui valait un royaume, à la place où elle était.

La dent qu'elle touchait, la vieille, c'est la première dent qui se montre au sourire, la première dent qui brille à travers la lèvre éclatante, la dent qui s'appuie au front de l'amant, la dent qui donne un accent à ce grand mot: Je t'aime! Elle est l'ornement, elle est la grâce, elle est la jeunesse, elle est le sourire, elle est la santé!

La vieille en revendant les cheveux de la pauvre fille avait trouvé le placement de ce trésor.

—Oui dà, ma fille! Et vous me remercierez de la préférence! Une dent de plus ou de moins, la belle affaire!

Il y en avait tant à vendre, et de plus belles! n'avait-elle pas déjà payé ses cheveux bien cher? L'enfant trop pauvre pour songer à être belle, hélas! l'enfant dit oui. Du même pas, la vieille la mena chez un dentiste.

Dans la chaîne des êtres médicaux, le dentiste est comme le peintre et le sculpteur, un artiste de luxe. Il faut qu'on soit heureux et riche pour acheter un tableau, ou pour payer le dentiste. Depuis la révolution de juillet, le dentiste et le marchand de couleurs ont éprouvé bien des désastres. Aussi le dentiste de la vieille, en voyant une pratique, se mit tout bas à remercier le ciel: il prépare à la hâte ses instruments il étale hardiment sa trousse. Il visita la bouche de la jeune fille, mais, la trouvant si saine et si fraîche (toutes ses dents étaient alignées comme des perles, elles étaient de ce ton chaud et mat qui annonce la durée)! il devint pâle; assurément la jeune fille s'était trompée: il ne voyait aucun prétexte à instrumenter dans cette bouche incomparable... C'était encore une journée perdue pour lui!

—Je ne vois pas une seule dent à déranger, dit-il à la vieille en remettant son instrument dans son étui.

—Il faut, dit la vieille, arracher cette dent-là, j'en ai besoin.

—Je n'oserai jamais, dit le dentiste.

—Nous irons chez un autre, dit la vieille.

Il réfléchit qu'il était pauvre, et que les temps étaient bien durs!

—Si j'arrachais une des dents de la mâchoire inférieure, dit-il tout bas à la vieille, cela reviendrait au même, et cela ne se verrait pas.

Alors il procéda à l'opération.

Ce fut long. La dent tenait dans ses plus profondes racines. Le dentiste était peu sûr de sa main qu'arrêtait le remords. L'enfant souffrit une horrible torture, enfin la dent céda, elle vint au bout de l'instrument avec un très-petit morceau de la gencive (c'était un habile dentiste). L'enfant se trouva mal. On lui fit boire un peu d'eau, on lui fit rincer sa bouche. La vieille lui donna dix-huit francs; puis à ces dix-huit francs, elle en ajouta deux autres. Elle venait de réfléchir que les dents ne repoussent pas comme les cheveux. La vieille était juste à sa manière. Où se niche la conscience?

La pauvre enfant rentra dans son grenier, avec vingt francs de plus et sa dent de moins.

Quand elle se revit dans la glace, et qu'elle vit sa bouche ainsi agrandie, un gouffre ouvert entre ses deux lèvres, quand elle entendit l'air de ses poumons siffler, quand elle vit la grimace hideuse remplacer le sourire, quand elle comprit que son hôtelier qu'elle payait, lui parlait avec moins de compassion, quand elle entendit dans son âme retentir ce mot funeste:—Ah! laide! tu es laide! elle se sentit plus pauvre et plus nue que jamais; elle sanglotait, ses yeux n'avaient pas de larmes. Dans l'excès de sa douleur, elle portait ses mains à sa tête; ô douleur! trouvant son crâne dépouillé, ses deux mains reculaient épouvantées comme si elles eussent touché un fer chaud.

Elle vécut encore vingt jours de cet argent impie, ah! vingt jours bien tristes et bien sombres, vingt jours sans que personne lui accordât un regard, une bonne parole. Elle avait perdu les seuls protecteurs que lui eût donnés la nature, son sourire et ses beaux cheveux; elle avait vendu les deux amis de sa jeunesse, ornements peu coûteux et charmants, que rien ne pouvait remplacer; elle avait porté ses mains sur elle-même, ah! plus à plaindre et plus malheureuse mille fois, par ce suicide en détail, que toutes les jeunes filles qui meurent en bloc et tout entières victimes d'un amour malheureux.

Et puis la fatale camarade qui ne s'était éloignée que de l'épaisseur d'un cheveu et de la largeur d'une dent, la misère revenait sur ses pas; et revenue elle déployait ses grandes ailes de chauve-souris autour de la malheureuse; allons! maintenant, comment vivre? Et de quoi? La misère en riait dans sa barbe, elle était curieuse de savoir ce que cette fillette allait devenir?

A la fin, chassée de son grenier, et n'emportant que le fragment de son miroir, comme on emporte un remords, la pauvre fille allait dans la rue, elle revint chez la vieille, qui mangeait sa soupe dans une porcelaine ébréchée, un potage odorant, tout garni de légumes et de morceaux de viande égarés dans la marmite. La pauvre enfant, voyant la vieille manger, se souvint qu'elle avait faim; mais la vieille n'y songeait pas, elle jetait la viande et le pain dans sa gueule horrible! Ah! que c'est bon! disait-elle au chat; elle laissa le fond de l'écuelle, et le chat se fit prier longtemps pour toucher au potage, la pauvre fille ne se serait pas tant fait prier.

Quand elle eut essuyé son menton avec son bras, son bras avec sa main, sa main à la poche de son jupon, la vieille dit à l'enfant:

—Je t'ai trouvé encore quelque chose, mon enfant: puisque tu as du courage, viens avec moi; je vais te mener chez un jeune homme qui te payera bien, viens! et surtout ne tremble pas.

—Ma mère, dit la jeune fille, je veux bien vous suivre, mais j'ai faim; donnez-moi un morceau du pain que je vois là, et je le mangerai en chemin. Disant cela, elle se jetait avidement sur le pain, mais la vieille arrêta sa main.—Cela te ferait mal, mon enfant, il est très-heureux, pour ce que nous allons faire, que tu sois encore à jeun.

Excellente femme! va!

Elles sortirent.

La vieille, qui ne voulait pas être compromise, dit à la jeune fille de marcher à distance. La vieille avait des souliers neufs, achetés avec les cheveux de l'enfant; l'enfant était en pantoufles trouées: la vieille avait un châle sur les épaules, acheté avec la dent de l'enfant; l'enfant grelottait sous ses haillons! Toujours la dupe et la coquine, toujours la victime et le tyran.

Elles arrivèrent à une maison de belle apparence; elles traversèrent une grande cour, montèrent un petit escalier à gauche: arrivée au second étage, la vieille sonna, un laquais vint ouvrir, les deux femmes furent introduites dans la maison.

L'appartement était de bonne apparence. En un coin de l'appartement, un grand jeune homme, une lancette à la main, s'appliquait à saigner méthodiquement une feuille de chou; il choisissait de préférence les veines les plus fugitives de l'innocent légume, et quand il était parvenu à faire sortir un peu de sang, c'est-à-dire un peu du suc blanchâtre de la feuille, il poussait un cri de joie. O Dupuytren, salut! se disait-il.

La vieille, attirant la pauvre fille près de lui.—Monsieur le docteur, dit-elle au jeune homme, voici la veine que vous m'aviez demandée. Voyez cela! il y en a à choisir, j'espère! Comme toutes ces veines se croisent sous cette peau argentée, et que ça va donc vous décarêmer de vos feuilles de chou.

Le docteur Henri, esculape de vingt ans, médecin depuis quinze jours, anatomiste de la veille, prit ce bras d'enfant avec un petit sourire de suffisance, et le regarda... anatomiquement.

Il regarda, non pas la pauvre fille pâle et si belle encore, non pas ce jeune sein qui battait si fort, non pas ce regard bleu de ciel qui tombait sur lui en suppliant, non pas même cette main tiède qu'il tenait dans sa main; de tout ce beau corps, il ne regardait qu'une veine! Une seule veine! et sans mot dire, impassible comme le médecin qui guérit, sur la veine de la pauvre fille qu'elle lui vendait sans savoir son prix, il fit son apprentissage de saigneur d'hommes, lui qui n'avait été que saigneur de choux.

Voilà donc où la science conduit ces Dupuytren en herbe. Ils n'ont plus de pitié, plus d'amour. Montrez-leur une femme, il faut qu'elle appartienne à la cour d'assises, pour que l'étudiant en droit s'en occupe; il faut qu'elle ait une veine à ouvrir, pour que l'étudiant en médecine la regarde. Et si vous vous étiez trompé de veine, Henri le docteur? Mais le docteur était sûr de son fait; il avait déjà saigné tant de feuilles de choux.

Je ne vous dirai pas ce qu'il donna à la pauvre fille pour sa veine, cela ferait peur à dire: un barbier du vieux siècle aurait eu honte de prendre si peu pour une saignée. Il est vrai encore qu'il vint peu de sang de la veine ouverte... Elle en avait si peu!

Henri, tout joyeux de sa première saignée, congédia les deux femmes, laissant précieusement le sang sur la lancette, afin de dire à ses sœurs:—Voyez comme je saigne... Ah! fi des feuilles de choux.

La vieille mena la jeune au cabaret; elle lui disait en chemin:—Tu vois bien à présent, ma fille, que j'ai eu raison de t'empêcher de manger, rien ne fait mal comme une saignée pendant la digestion; mais à présent, viens boire avec moi. Elles allèrent boire, et si l'on eût dit à la vieille:—C'est du sang que tu bois, elle eût répondu:—Non, c'est du vin.

J'avais dessein, en commençant cette histoire, de vous raconter longuement les ventes partielles de cette pauvre fille, mais j'ai perdu tout courage, et d'ailleurs j'aurais honte pour nous tous. Sachez seulement cela, vous autres, elle a tout vendu de son corps, tout, excepté ce que les femmes vendaient autrefois, sa vertu... Il ne s'était trouvé personne pour l'acheter. L'innocence aujourd'hui n'est plus bonne à rien, le vice n'en veut plus. Notre pauvre fille, après avoir vendu sa veine à un étudiant, a vendu sa tête à un peintre; elle a posé dans une scène de pestiférés tant elle était pâle; puis on lui a mis du rouge, elle est devenue une camargo.

Et que n'a-t-elle pas vendu au plus bas prix possible? Elle a vendu sa gorge au mouleur, le plâtre appliqué a enlevé à jamais le duvet de la pêche. Elle a vendu son épaule et son pied à un statuaire, et les bosses de son crâne à un crânologue, et les heures de son sommeil à un faiseur de somnambulisme; elle a vendu ses rêves à une cuisinière qui jouait à la loterie.

Un jour que l'on cherchait pour une féerie une fée (il s'agissait d'enrichir un théâtre du boulevard), la malheureuse accepta l'emploi d'une sylphide. Elle passait tour à tour du ciel à l'enfer, elle traversait l'espace et la flamme. Hélas! elle se brûla dans l'Enfer, elle tomba toute en flammes des hauteurs du Paradis. On la traîna mourante à l'hôpital. Elle mourut dans une horrible agonie... elle mourut pure et chaste, comme un enfant, laissant pour rien, aux rapins de l'amphithéâtre, les restes malheureux de ce beau corps de seize ans qu'elle avait vendu en détail!

ROSETTE

J'aime assez les romans, ils allégent la vie heureuse! Ils sont le rêve éveillé;—mais parlez-moi des petites histoires d'autrefois, des romans de quelques pages, et non pas de ces inventions sans paix ni trêve, qui exigent un mois de lecture. Il n'y a rien de plus triste; on s'y perd, on s'y vieillit. Que si, pour rajeunir son sujet, l'auteur se fraie un chemin sanglant à travers des meurtres impossibles, ou bien si, pour animer ses héros, il les conduit en mauvaise compagnie, à l'avant-dernière bouteille, au dernier couplet, voilà nos héros sous la table avec nos héroïnes. Quel dommage que nous ayons perdu le secret des petites histoires amusantes et joviales d'autrefois!

Autrefois c'était le bon temps pour les petites histoires; le roman en vingt volumes sales et mal imprimés, délassement des cuisinières, des crocheteurs et des marquises, eut fait reculer d'horreur les laquais et les femmes de nos duchesses. Un auteur qui se respectait faisait paraître son histoire à distance, en plusieurs parties séparées, quand l'histoire était trop longue. Il fallut dix ans pour la suite de Gil Blas.

Candide était la mesure excellente de ces petits contes. Madame de Pompadour, qui s'y connaissait, aimait les petits livres qu'on lit tout bas, dans le creux de la main, d'un coup d'œil, et qui se cachent sous le pli d'une dentelle quand arrive en bâillant quelque roi importun. Littérairement parlant, je pleure encore madame la marquise de Pompadour; elle a emporté dans sa tombe le secret du joli.

Le joli! Etait-elle assez jolie... Je ne sais quoi sans définition. Echos, parfums, rayons! un faux brillant et un feu follet... il arrive, il entre, il se pose, il rit dans la glace, il s'assied à table avec vous, il chante, il minaude, il écrit de petits billets, il aime à la rage les opéras et les belles danseuses, il s'occupe en minaudant de petite musique et de petits vers, de petites intrigues, de tout ce qui est mignon, vif, léger, frivole! Ah! vive le joli! C'est le joli qui a taillé les verres à facettes, inventé la poudre à poudrer, les mouches et les ballets; il a fixé les amours aux plafonds, il a jeté son fard à la joue; il enrubanait Voltaire à la marquise du Châtelet, le roi Stanislas à madame de Boufflers, Dorat à mademoiselle Fannier, Louis XV à la comtesse Du Barry. Pauvre petit monstre! il est parti avec M. Voisenon et M. Crébillon fils. Il est parti; on croyait que le beau allait venir à sa place, il n'est pas venu, et nous autres, nous sommes restés par terre, entre le beau et le joli, à peu près comme l'art dramatique entre les deux théâtres français.

Mais en attendant le beau par excellence, qui nous rendra le joli que nous avons perdu? La littérature de l'Empire en vivait avec l'art de M. Demoustiers, de Luce de Lancival, de M. Andrieux, de M. Jouy, de M. Bouilly, et tant d'autres, messieurs, et tous les autres! Mais, que dit Montaigne? «L'archer qui outrepasse le but, faute comme celui qui ne l'atteint pas.» Ces illustres archers, partisans du joli, ont manqué le but, en l'outrepassant. A force de courir après le joli, ils sont tombés dans le trop joli: abîme immense dont la littérature de l'Empire ne se relèvera jamais.

Quoi qu'il en soit, je regrette le joli, comme les amateurs de boston ou de reversi regrettent le reversi et le boston. Des jeux plus modernes ont remplacé les jeux de leur enfance, et les jeux qu'on leur fait jouer, ils les jouent mal, ils les jouent en se rebiffant. Pauvres bonnes gens! leur histoire est l'histoire de nos faiseurs du moyen âge, ou de nos fabricants de terreurs révolutionnaires. Ils font du moyen âge ou de la terreur avec tant de peine et de périls! Le joli, c'était si tôt fait.

Je lisais, naguères, un joli conte intitulé Rosette. Il est gai, vif, amoureux, charmant, ce petit conte! on le dirait écrit avec la plume d'Angola ou des Bijoux indiscrets. Laissez-moi vous le redire, et, s'il vous plaît, nous laisserons parler notre heureux marquis (c'est un marquis!) toutes les fois qu'il voudra parler.

Bien entendu que c'est le héros de mon histoire qui parlera souvent en son propre et privé nom. Il n'y a pas de meilleure entrée en matière que celle de Gil Blas: Je suis né de parents, etc.

Vous voilà donc face à face avec ce joli petit maître écrivant à l'un des amis le talon rouge; et de tout ce qui doit s'ensuivre, joli ou beau, je me lave parfaitement les mains avec de la pâte d'amandes, de l'eau rose, dans une porcelaine de vieux Sèvres, une dentelle de Malines, pour essuie-main.

«Enfin, marquis, j'ai possédé la belle Rosette.» Je vous fais remarquer ce commencement classique en ce temps-là, et ce ton leste, et cette expression qui va droit au fait: j'ai possédé! Notre marquis commence positivement comme Desgrieux, comme Saint-Preux et tant d'autres ont commencé. Mais revenons à cette narration, qui déjà doit vous intéresser.

«Voici son portrait, marquis (le portrait de Rosette): Elle a de l'esprit, du jugement, de l'imagination, des talents; extérieur éveillé, démarche légère, bouche petite, grands yeux, belles dents; grâces sur tout le visage. Rosette entend au premier coup d'œil, elle part à votre appel, et vous rend aussitôt votre déclaration. Voilà celle qui a fait mon bonheur.»

Ainsi était faite Rosette au siècle passé. Aujourd'hui Rosette est pâle, mélancolique et sur elle-même affaissée... un vrai saule pleureur! Rosette une précieuse, un saule pleureur. Elle n'entend pas le coup d'œil, et ce n'est qu'au bout de trois cents pages qu'elle vous rend votre déclaration, si encore elle n'est pas noyée ou pendue dans l'intervalle. Vive la Rosette d'autrefois!

«Voilà comme ce bonheur me vint, cher marquis. Il y a huit jours, en allant au Palais-Royal, je vis arriver le président de Mondonville: il était pimpant à son ordinaire, la tête haute et l'air content; il s'applaudissait par distraction, et se trouvait charmant par habitude. Il badinait avec une boîte d'un nouveau goût; dans cette boîte, empruntée à son petit Dunkerque, il prenait quelques légères prises de tabac, dont, avec certaines minauderies, il se barbouillait le visage.—Je suis à vous, me dit-il. Ainsi disant, il court au méridien.» Ce dernier trait du président Mondonville est le seul qui puisse s'appliquer aux présidents de cette époque: régler sa montre au méridien ou au canon du Palais-Royal est une occupation convenable à un magistrat; mais l'air pimpant, où est-il? Les minauderies, que sont-elles devenues? c'est à peine si nos magistrats de trente ans osent sourire. Oyons cependant le président de Mondonville, et son ami le marquis.

«Mon cher marquis, dit le conseiller, voulez-vous une prise d'Espagne? c'est un marchand arménien, là-bas, sous les arbres, qui me l'a vendu. Mais! vous voilà beau comme l'amour! on vous prendrait pour lui, si vous étiez aussi volage. Votre père est à la campagne, eh bien, divertissons-nous à la ville. Quel désert ce Paris! Il n'y a pas dix femmes! Aussi bien celles qui veulent se faire examiner ont des yeux à choisir.» Ainsi parle le grave conseiller à notre marquis.

«Touchez-là, ajoute le conseiller, je vous fais dîner avec trois jolies filles; nous serons cinq, le plaisir sera le sixième; il sera de la partie puisque vous en êtes. J'ai renvoyé mon équipage, et Laverdure doit me ramener un carrosse de louage... en polisson

Ainsi dit le président. Il est, comme vous voyez, un bon vivant, et prêt à tout; improvisant le plaisir comme Antony improvise un meurtre, et puis, comme on disait dans ce temps-là: Il a du génie et de l'honneur, mais il tient furieusement au plaisir. Il mène une belle vie! Au bal toute la nuit, à sept heures du matin au Palais; il n'est ni pédant en parties fines, ni dissipé à la chambre; charmant à une toilette, intègre sur les fleurs de lis; sa main joue avec les roses de Vénus, et tient toujours en équilibre la balance de Thémis. (Je crois, sans vanité, que j'attrape assez bien le style précieux.)

A la proposition du président: «Amusons-nous! à demain les affaires sérieuses!» le marquis dit oui! tout aussitôt, et voilà les deux amis qui sortent gravement du Palais-Royal. Ils traversent la place, entre Charybde et Scylla, garnies de vestales parées comme des mystères; ils passent devant le café de la Régence, veuf de la dame, ornement du comptoir, dont la fuite a tant excité la verve des chansonniers. Au coin de la rue, ils trouvent Laverdure sans livrée, et son carrosse sans armoiries.—Tout est prêt, dit Laverdure; mademoiselle Laurette et mademoiselle Argentine vous attendent; mademoiselle Rosette est indisposée, et vous fait ses excuses.» Quel malheur! Rosette indisposée! et voilà notre marquis tout pensif.

Cependant ils montent en carrosse; le marquis est muet, le président ne déparle pas!

«Voyez, dit-il, ce grand Flamand qui passe; il est au-dessus et au-dessous de nous, de toute la tête! Voyez marcher, à pas comptés, le sage Damis; à le voir, on le dirait ingénieux et spirituel; sa physionomie est menteuse, oui dà! cet homme est bon, tout au plus, à être son propre portrait.» En passant dans la rue Saint-Honoré, devant la boutique du bijoutier: «Je n'ose, dit-il, regarder la porte d'Hébert, il me vend toujours mille bagatelles malgré moi; combien de colifichets avons-nous échangé pour des lingots d'or?» Ainsi, médisant, et se vantant..., de leur ruine, ils arrivent à la porte de Laurette et d'Argentine.

Bien que ces dames ne ressemblent guères à nos héroïnes de romans, dont chaque mouvement est une mélodie, elles sont cependant dignes d'intérêt et d'attention. Argentine et Laurette montent en carrosse, on lève les stores, et puis fouette cocher! jusqu'à la Glacière.

A la Glacière est située la petite maison du président; l'extérieur annonce une cabane... entrez! l'intérieur vous dédommage; au dehors c'est la forge de Vulcain, au dedans c'est le palais de Vénus.

Ces petites maisons-là sont d'invention diabolique... à la porte est assis le mystère, le goût les construit, l'élégance en meuble les cabinets. On ne rencontre en ces taudis charmants que le simple nécessaire, un nécessaire plus délicieux que tous les superflus. Fi de la sagesse et du sens commun, «la Glacière» est une fournaise, et le secret, qui fait sentinelle, ne laisse entrer que le plaisir...

Alors on dîne. Il n'est rien qui se compare au menu de ce dîner, fait par un cuisinier qui vient de Versailles. Imaginez toutes les recherches succulentes. Bon repas, aimable causerie et gaieté! Dans l'intervalle qui sépare la bisque du relevé de potage, on parle en riant de Dardanus. En ce temps-là, parmi les sujets sérieux de conversation, l'Opéra tenait la première place, et la cour n'avait que le second rang. Au beau milieu de la causerie, on présente aux convives deux entrées. La dispute est calmée, tout le monde est remis dans son assiette et sur son assiette.

En notre sotte année de 1832, les romanciers sont prodigues de portraits, surtout de portraits de femmes. Ils vont vous faire, et très-facilement, vingt-cinq pages sur une brune, et quarante sur une blonde. Autrefois, ces belles images se faisaient en deux traits, d'un crayon net et vif! Déjà vous avez eu celui de Rosette, en trois mots; écoutez ceux de Laurette et d'Argentine. Ah! les belles figures qui vous suivent et vous provoquent! les doux rires! les lèvres vermeilles! Dites-moi, ami, si M. Henri Delatouche lui-même, a fait quelque chose de mieux?

Laurette est jeune encore, un peu moins qu'elle ne le pense; admirez cette grande fille, à l'œil noir, à la jambe grêle, une danseuse, et qui pourrait se faire un voile de ses épais cheveux noirs.

Argentine est une maman, la main blanche et potelée; un sourire excitant, l'œil fermé à demi, grand pied bien fait et nez retroussé; toutes deux belles personnes, et chantant le couplet à ravir!... On chantait beaucoup en ce temps-là.

Quant à l'ajustement de ces dames, le voici tel que je le sais: Argentine était en robe détroussée de moire citron; Laurette était parée; elle avait du rouge. Toutes les deux étaient ajustées par la Duchapt.

Tout à coup, à la fin du repas, le vin de Champagne éclatant de sa riante écume au bruit des bouchons, légère et riante, entre en riant la belle et vive Rosette, ô bonheur! la voilà! c'est elle! Après un salut de joie, elle fait le tour de la table et tend aux convives son front charmant. Est-elle assez jolie! assez piquante, et provocante avec un petit bruit des lèvres, un appel irrésistible? Ah! Rosette.

Rosette est sans paniers, avec le plus beau linge du monde, une chaussure fine et le plus petit pied qui se puisse voir. Le dessert arrive; on boit, on casse les bouteilles, et les verres, les assiettes, on jette un peu les meubles par les fenêtres; ces dames s'amusent comme des marquises. C'était la mode au départ des officiers pour l'armée, on cassait les porcelaines, on ébréchait les miroirs; on brisait le dernier verre où pétillait la santé de ces folles amours. Cela s'appelait: faire carillon.

Quand tout est bu, et tout brisé, on se promène à travers le jardin; après la promenade, on fait un médiateur. Le président joue avec un bonheur sans égal; Rosette est outrée, et répète à qui veut l'entendre, qu'elle est en péché mortel, parce qu'elle ne voit pas un as noir. Ces dames trichent tant qu'elles peuvent; puis, la nuit venue, on monte en carrosse, et chacune et chacun rentre ou chez elle ou chez soi. Voilà, je l'espère, un petit roman bien préparé.

Moi, j'aime assez ce joli roman, et je continue; il ne va pas plus loin que le comme il faut le plus strict, et qui que vous soyez, voire M. Paul de Kock, je vous mets au défi de me citer un conte humoristique, fantastique ou romantique, plus décent que celui-là.

Le lendemain de cette fête carillonnée, le marquis n'a rien de plus pressé que d'envoyer savoir des nouvelles de Rosette. A midi, étalé dans son carrosse, il se fait conduire au Luxembourg. Au sortir du jardin, il monte en grand mystère dans une chaise à porteurs, il arrive ainsi chez Rosette. Elle est à sa fenêtre, qui le regarde en souriant d'en haut. Il entre, ô dieux et déesses! Rosette est coiffée en négligé; elle est vêtue d'un désespoir couleur de feu, elle porte un corset de satin blanc, une robe brodée des Indes. Le second mot de Rosette est celui-ci:—«Dînez-vous avec moi, marquis?»

Le marquis (le matin il a fait des armes chez Dumouchelle) accepte hardiment le dîner de Rosette! Ah! ce vieux siècle avait sur le nôtre un grand avantage, il était grand mangeur et grand buveur, et le reste!

Après le dîner, il faut bien que Rosette fasse un bout de toilette, et le marquis se souvient qu'il n'a pas encore salué son père; c'est un devoir auquel même en l'honneur de Rosette, il ne voudrait pas manquer; et le voilà qui se rend à son devoir.

Ici (c'est une moralité de cette histoire) on vous fait remarquer la toute-puissance paternelle très à propos à cette époque. Les héros des livres et des histoires de ces temps ont toujours leurs parents, présents à leur pensée. Ils s'inclinent donc tremblants et respectueux, devant l'autorité paternelle. Héloïse est renversée à terre, par un coup de poing de son père. Desgrieux est à genoux devant son père, implorant vainement sa pitié; Faublas est emprisonné par son père; et que dites-vous du comte de Mirabeau expiant ses amours dans le donjon de Vincennes? L'autorité paternelle est partout dans ces livres;—vous ne me citerez pas un roman moderne, à trois ans de date, où le héros parle de son père ou de sa mère; le seul Antony, par la très-bonne raison qu'Antony est un bâtard. Ne soyez donc pas si fiers, romans modernes, de votre moralité. Je reviens à mon marquis.

Le marquis va chez son père. Il fait sa cour. Il lui raconte une foule d'anecdotes, il l'amuse. A peine s'il se donne le temps d'envoyer à Rosette une navette d'or, et de lui demander à souper pour le soir.

Rosette, qui aime à faire des nœuds, accepte la navette d'or en échange du souper. Neuf heures sonnées le marquis donne le bonsoir à son père en lui baisant la main, puis il se fait conduire en voiture, derrière l'hôtel de Soubise; derrière l'hôtel, il prend un fiacre qui fait quelques difficultés pour marcher. Ce fiacre est marqué au no 71 et à la lettre X.

Il y avait alors en France une espèce de jeu fort répandu, qui rendait souvent un fiacre assez dangereux pour celui qui avait besoin de l'incognito. Des oisifs, arrêtés à la porte des cafés, jouaient à pair ou non? sur le chiffre des premiers fiacres qui passaient. Cet accident, si commun, arriva justement au fiacre du marquis.

Le marquis arrive, entre chez Rosette, où il a fait porter sa robe de chambre de taffetas. La robe de Rosette de taffetas bleu, flottait au souffle des zéphirs.

Pendant que Rosette en mille grâces se montre, joue avec son chat, boit des liqueurs à petites gorgées, et se livre à toutes les folâtreries de sa jeunesse, hélas! un grand danger la menace! Il y va de sa liberté, de sa vie! Le bruit était, au Marais, d'une méchante affaire arrivée à un jeune homme de famille, dans une maison de jeu, et, ce même jour, le père du marquis apprenant que son fils, qui s'est retiré de si bonne heure, a pris, comme on dit, la clef des champs, s'inquiète et s'alarme. Où donc est mon fils, le marquis? Un ami de la maison, nouvelliste de profession, lui apprend qu'on a vu passer, devant tel café, un fiacre au no 71—X, dans lequel était le marquis. Sur-le-champ le père appelle un commissaire de police. Le commissaire qui sait son monde et qu'il a affaire à un homme de la cour, arrive sur-le-champ. On cherche le fiacre 71; on le trouve, on le saisit, on l'interroge et le pauvre diable se croit perdu. Après bien des questions, le cocher sait enfin ce qu'on lui demande. Il monte sur son siége et il conduit, droit chez Rosette, le commissaire et le père irrité.

Alors Rosette, à ce bruit du guet entrant chez elle, envahissant ses chambres dorées, la pauvre enfant, sans défense et sans appui, tremble et demande à ces tristes envahisseurs ce qu'on veut d'elle? Le père du marquis lui répond que sa destination est marquée sur un ordre qu'on lui fait voir. La douleur accable Rosette; elle se roule aux pieds de son bourreau, à demi nue... elle attendrirait des rochers, mais le vieux duc est inflexible. Rosette, au désespoir, demande, hélas! mais en vain, du secours à son ami le marquis; le marquis n'obéit qu'à son père. Ils se soumettent tous les deux aux plus grands pouvoirs de cette époque: l'amoureux à son père, l'infortunée Rosette à la lettre de cachet.

Je vous prie, une fois pour toutes, vous qui faites des romans, de regretter ce moyen terrible, expéditif, la lettre du petit cachet du Roi, comme on disait alors; la perte des lettres de cachet nous a ruinés, nous autres romanciers. Le peuple, entrant à la Bastille, a chassé la folle du logis, de son logis le plus commode. Savez-vous, je vous prie, dans les tragédies grecques, un dieu, quel qu'il soit, qui intervienne, et plus à propos, que le lieutenant criminel dans les romans du dix-huitième siècle? Manon Lescaut, ce grand chef-d'œuvre où commence (il en faut bien convenir) la Virginie de Bernardin de Saint-Pierre et l'Atala de M. de Châteaubriand, Manon Lescaut, protégée et défendue par la liberté des lois modernes, Manon Lescaut avec un avocat dévoué qui l'arrache à ces violences de la force, y perdrait ce qui la rend si touchante, à savoir le martyre! Eh! le bon La Fontaine, à cette suppression de l'absolu, perdrait ses plus beaux vers:

Elle s'en va peupler l'Amérique d'amour.

Voilà donc Rosette en prison, parce qu'elle a donné à souper à un beau jeune homme. Ah! pauvre Manon! pauvre Rosette! pauvres jolies et tendres femmes hors la loi, qui obéissiez si facilement, si simplement au commissaire! allez rejoindre à son couvent, la maîtresse de Mirabeau!

A la Bastille ordinairement se passe la deuxième et dernière partie des romans du joli siècle. Le boudoir est l'antichambre de la Bastille. Au premier chapitre, le héros ou l'héroïne sont occupés uniquement à se faire mettre en prison. Je ne ferai donc aucun changement à la marche ordinaire, et, bien plus, fidèle à l'usage, nous allons employer toutes nos ressources à tirer Rosette de cette malheureuse position.

Le marquis, soumis à son père, est rentré à l'hôtel tout pensif; ne pouvant se servir de la force, il emploiera la ruse à sauver sa chère maîtresse. Dans toutes les grandes maisons de ce temps-là, il y avait un directeur en titre, un abbé, maître de la maison, qui servait d'intermédiaire entre le fils et le père, quand ce dernier était irrité. Assez souvent, cet abbé s'appelle Ledoux; il est gourmand, dormeur, entêté, vaniteux, accessible à la pitié; pour peu qu'on le flatte, on est sûr de lui. Le premier soin du marquis, est de faire appeler M. Ledoux. Il fait entrer M. Ledoux dans sa bibliothèque, il lui montre en détail ses livres défendus; dans la chambre à coucher, il lui fait admirer ses miniatures et ses gravures; il en a pour plus de 200 louis; puis il lui fait accepter plusieurs pots de confitures, dont M. Ledoux est très-friand. A la fin, quand il voit que l'abbé est tout disposé à le servir, il lui parle de ses amours et de Rosette. Il la présente au sensible abbé telle qu'elle était, cette nuit-là, bondissante, échevelée, agenouillée et les mains jointes! Et voilà M. Ledoux qui s'en va, promettant de s'intéresser à Rosette, et s'y intéressant déjà du fond de son faible cœur.

Hélas! hélas! pendant ce temps, que fait Rosette? la pauvre fille est enfermée à Sainte-Pélagie, par ordre du roi et pour son bien; Sainte-Pélagie, un port de salut où les bons exemples ne lui manqueront pas. A peine arrivée, toutes les religieuses viennent contempler la belle Rosette. On plaint Rosette; elle pleure, elle est encore à demi nue, en plein chagrin, ses beaux yeux baignés de larmes, la coiffure chiffonnée... Elle est si triste! Un beau jour, Laverdure, le valet de chambre, cherche Rosette, il apprend en quel lieu funeste elle est enfermée, et, sous les habits d'une femme, il entre au couvent, il voit la jeune captive.... Il lui donne un louis de la part du marquis, et s'en revient porteur de bonnes nouvelles. Digne Laverdure! aujourd'hui le confident est encore un moyen qui nous manque. Ni laquais, ni soubrette, ah! comment nouer son drame? Comment remplir, sans le secours de ces acteurs secondaires, les intervalles que laissent entre ses diverses parties la comédie la mieux faite? Autrefois, le laquais était un personnage indispensable; il appartenait au drame, à l'action. Aujourd'hui, c'est à peine si, dans un roman, l'on se permet un commissionnaire qui porte une lettre d'un quartier à l'autre: nous dansons sur un fil d'archal sans balancier, et les deux pieds dans un panier.

Dans la lettre de Rosette à son marquis, il y a nécessairement une phrase ainsi conçue:—«Faut-il que je sois malheureuse, pour avoir adoré un homme qui mérite, hélas! toutes mes adorations?... Adieu. Je vais pleurer mon malheur. Je vous aimerai éternellement! Rosette.» Que si ce ton de passion subite vous étonne en cette aimable fillette si réservée et si polie avec son marquis, c'était un des avantages de la persécution et des cachots appliqués à l'amour. Ils ennoblissaient la passion la plus vulgaire; ils faisaient d'une malheureuse fille, un héros, un martyr; ils la mettaient, tout d'un coup, au niveau de son amant, quel qu'il fût, ils lui donnaient le droit de lui parler de son amour, et d'un amour éternel, encore! Telle qui n'eût pas osé regarder son amant en face..... une fois en prison, lui parlait d'égale à égal. J'imagine, encore une fois, que ces pauvres filles ont beaucoup perdu en considération, en amour, en bonheur même, à la suppression des lettres de cachet.

Quand le marquis a découvert le couvent... la prison de Rosette, il invite un matin l'abbé Ledoux à prendre avec lui le chocolat; pour plaire à M. l'abbé, le jeune marquis lui lira, s'il le faut, les Nouvelles ecclésiastiques, pleines d'injures contre les évêques constitutionnaires. Le déjeuner fini, le marquis conduit l'abbé chez M. le président Mondonville. Montés en voiture, M. l'abbé prie instamment M. le marquis de ne pas aller à toutes brides dans la rue, ajoutant que les lois ecclésiastiques lui ordonnent à lui, l'abbé, d'aller au pas. Le marquis enrage et cependant il se résigne à ne pas brûler le pavé, pendant que plusieurs seigneurs traînés par de mauvais chevaux, se font un honneur infini par leur course rapide. En passant devant l'Opéra, M. Ledoux fait le signe de la croix; un ecclésiastique ne manquait jamais à cette formalité; c'était le bon temps de l'Opéra. A la fin, ils arrivent chez le président Mondonville. Le président les reçoit d'un air grave, après avoir forcé M. Ledoux de se rafraîchir, il demande à ces messieurs en quoi il peut leur être utile? Alors le chevalier parle de Rosette, il se plaint de la lettre de cachet, il atteste M. Ledoux, en témoignage de ses bonnes intentions; il a beau dire, à ce discours pathétique, le président reste impassible.—«Oh! oh! le cas est grave et je n'y peux rien: Dieu et ma conscience me défendent de me mêler de cette affaire; ne m'en parlez plus, mon cher marquis.—Il est vrai, ajoute-t-il négligemment, que cette fille-là pense bien sur les affaires du temps; et même elle a eu des convulsions

A ce mot, fille qui pense bien, et convulsions, l'abbé prête une oreille attentive. A ses yeux, Rosette a pris tout à coup l'autorité d'une quasi-sainte. A l'heure où nous voilà, les controverses religieuses tenaient la place des controverses politiques. Chaque faction avait ses saints et ses martyrs. L'église était divisée en deux camps. L'abbé Ledoux, en sa qualité de convulsionnaire, s'intéresse à Rosette, janséniste et du parti anticonstitutionnaire... et tout va bien!

Lorsqu'il s'agit du soulagement de leurs frères, tous les gens du parti sont très-ardents. M. l'abbé Ledoux, qui veut protéger religieusement Rosette, s'en va chez une de ses pénitentes, une dame de la sous-ferme, dévote de cinquante ans, qui a eu l'orgueil d'abandonner le rouge et les mouches, et s'est mise sous la direction de notre abbé. Cette dame a suivi très-assidûment les sermons du père Regnault, qui a choisi, tout exprès, une petite église à l'extrémité de la ville, afin d'y faire foule. C'est à cette inspirée que s'adresse l'abbé Ledoux pour délivrer Rosette. Il plaide, il persuade; aussitôt la troupe entière des bigots et bigotes, se met en campagne. M. Ledoux obtient, par ses amis, ordre de M. le lieutenant de police à la supérieure d'ouvrir à M. l'abbé la cellule de Rosette. Le soir, le marquis impatient d'apprendre enfin des nouvelles certaines de la pauvre fille, va faire un médiateur chez mademoiselle de l'Écluze, la femme soi-disant d'un officier qui donne à jouer, pour l'amusement des autres, et pour son profit personnel. Mademoiselle de l'Écluze tient une de ces maisons décentes où il ne se passe rien, mais la maison est commode, on y voit aisément de jolies femmes, sans scandale, et sans avoir la réputation de les chercher. Le marquis imagine alors de se déguiser et d'aller voir Rosette; mademoiselle de l'Écluze, dont le frère est abbé, lui prête un des habits de son frère, soutane, manteau long, rabat et le reste de l'ajustement; la perruque était modeste et arrangée «comme par les mains de la régularité», la calotte était très-luisante et brillait avec affectation; enfin, tout l'extérieur du marquis était uni, recherché et convenable à la représentation d'un directeur, «jeune à la vérité, mais qui n'en est que plus chéri des bonnes âmes.»

Dans cet équipage, notre ami monte en chaise, et il se rend à Sainte-Pélagie. A Sainte-Pélagie, on le reçoit comme un docteur en Sorbonne; toutes les portes lui sont ouvertes: il voit Rosette, il parle à Rosette, il la console; il entre aussi dans la chambre de la supérieure, qui veut se confesser à lui; quelle chambre ô ciel! cette chambre monastique! Tous les récits et les descriptions de monastères et d'abbayes dans la Reine de Navarre, le dix-huitième siècle les a encore, il est vrai, enjolivés. Le marquis trouva l'abbesse à sa toilette; les dévotes en ont une moins brillante que les coquettes du monde, mais plus choisie et mieux composée. Les odeurs les plus nouvelles répandaient un parfum suave et léger dans cette chambre où respirait la sensualité d'une dévote.

Que cette supérieure en eût remontré, même à Rosette. Elle avait pour cellule un boudoir! pour lit, un sopha. Son linge de nuit, garni d'une dentelle d'Angleterre, était travaillé avec goût; sa robe de perse blanche, son jupon de satin violet, ses bas fins ainsi que sa chaussure; enfin tout son déshabillé accompagnait à merveille sa taille et sa figure; ses yeux étaient tendres, et sa bouche était rose. En ce beau lieu, sanctifié par les saintes extases, l'aimable abbesse avait réuni la prière et la volupté, la méditation et le plaisir.

Bon! ce pastiche enfin me lasse; plus de copie et de plagiat (c'est le mot), s'il vous plaît, je vous raconterai tout simplement la fin de l'histoire de Rosette. Rosette a fini par être une honnête femme et c'était, j'imagine, une bonne fin dont Rosette était digne. Elle était intelligente autant que jolie. Après avoir suivi la loi commune et permis au marquis de se ruiner avec elle et pour elle, elle l'avait aimé toute une heure. Alliance heureuse entre les belles et les seigneurs; les fils des dieux et les filles de la pauvreté!... deux mondes bien différents, et qui pourtant se reconnaissaient et se comprenaient d'un coup d'œil.

Ils faisaient ensemble une alliance de quelques années... elle durait, tant qu'il y avait richesse d'une part, et de l'autre jeunesse et beauté; après quoi, si la dernière bougie était éteinte, et la dernière bouteille de Champagne était vidée: adieu Glycère, adieu Rosette! Ce pacte de plaisir et d'amour se rompait à l'amiable, et chacun des deux mondes rentrait dans ses limites naturelles: le jeune seigneur redorait son écusson et prenait en justice, à la cour, la place de son père; la jolie fille dépouillait ses habits de princesse et, laissant sous le seuil de son hôtel d'emprunt, les grâces folâtres de sa jeunesse, elle redevenait une simple bourgeoise, se mariait à quelque honnête commis aux gabelles, à quelque honnête procureur au Châtelet; puis tout rentrait dans l'ordre accoutumé; si bien que deux ans plus tard, à voir le grand seigneur à la cour, ou le magistrat sur son siége, on n'eût pas dit que c'était le beau Clitandre; et, dix ans après, à voir la femme de l'officier aux gabelles, réservée et sage, économe et janséniste effrénée, élevant sa fille dans la plus austère vertu, vous n'auriez jamais dit que c'était la Cidalise, aux yeux charmants que vous aviez connue en falbalas et sans mouchoir, l'âme, l'esprit, le cœur, la tête et la gorge au vent.

Donc Rosette, après bien des larmes et bien des intrigues, et des transports de haine et d'amour, quittait la fatale prison; elle est rendue enfin, grâce à l'abbé, à ses fêtes, à son luxe, à tout ce qui faisait sa vie... à Paris (L'ai-je assez dit?) La voilà qui se marie! elle trouve un mari fidèle, honnête et bon, travailleur, un héros, qui est entré un des cent mille premiers à la Bastille. Notre marquis, de son côté, pour obéir à son père, s'est marié, après avoir doté Rosette; il a épousé une jeune et belle fille, une Normande, une blonde presque anglaise, mademoiselle de Lurzai, qui lui apportait vingt bonnes mille livres de rente, en fonds de terre! Le père du marquis, heureux de voir son fils devenu plus grave, l'a grondé beaucoup moins depuis le jour de son mariage; cependant, il le grondait encore la veille de sa mort.

Voilà toute ma jolie histoire! Hélas! qui nous rendra ces temps heureux des belles histoires! ces petits boudoirs pleins de lumière et d'ombre, ces vastes salons tout dorés, ces soupers de la nuit, ces conversations du matin, ces abbesses coquettes, ces abbés charmants, ces conseillers petits-maîtres, ces jolies femmes abandonnées, rieuses, si patientes dans le chagrin? Qui nous rendra la Bastille, Saint-Lazare et M. le lieutenant criminel? Qui nous rendra les contes de Voisenon!

D'ailleurs, si vous êtes d'une morale austère à ce point que vous ne puissiez pardonner à la folle jeunesse ses heures d'emportement et de plaisir, j'ai un second dénouement à mon histoire, et vous pardonnerez à Rosette sa légèreté, au marquis son amour. Cette société corrompue a payé, vous le savez, la part de sa corruption; ces jolis petits romans ont été suivis d'une terrible histoire; c'était un singulier successeur à Voisenon, M. de Robespierre!

Un matin notre marquis, au plus fort de sa sagesse, honoré pour son courage et pour sa bonté, fut amené devant le tribunal révolutionnaire! innocent... il fut condamné... il fut exécuté le même jour.

Le même jour, Rosette, estimable bourgeoise de la ville de Paris, excellente mère, estimée de ses voisins, l'honneur de son mari, comme elle avait sauvé son curé proscrit, fut amenée devant le tribunal révolutionnaire, et condamnée à mort.

Ils moururent tous les deux, le même jour; et, traînés sur la même charrette, dans un dernier sourire. Il y avait dans ce sourire, une estime, une pitié, un tendre et doux souvenir.—Expiation! expiation de leur bonheur, de leurs amours!

Pauvre Rosette et pauvre marquis! Je ne suis pas sanguinaire, et pourtant, si vous me dites, ils sont morts innocents, je vous dirai: ils ne sont morts innocents ni l'un ni l'autre. Ce supplice injuste expiait les scandales de leur jeunesse; ils avaient abusé, lui de sa fortune et de sa noblesse, elle de sa jeunesse et de sa beauté; ils ont poussé de toutes leurs forces à la décomposition de cette société dont la chute les a entraînés; ils sont coupables, les ruines amoncelées par eux, retombent sur leur tête, et voilà tout.

Ainsi, jeunes gens de notre époque, je me rétracte; faites vos romans comme vous l'entendrez. Vos romans sont insipides, c'est bon signe pour la société dont vous êtes les historiens; vos héros sont plats et fades, tant mieux pour eux, tant mieux pour vous, c'est que nous sommes moins pervertis; vos femmes sont sans intérêt, c'est leur gloire! Elles sont sans intérêt, donc elles sont sans vices et sans passions. Vous-mêmes vous écrivez mal, au fait vous n'avez rien à dire: ah! tant mieux encore, nous serons plus vite délivrés de vous!

J'ai acheté sur les quais poudreux, à travers les vieux meubles et les vieux livres, le portrait de Rosette, au pastel, par un élève de Latour. Elle est armée à la légère, un teint de brune, éclairé d'un rayon d'avril; deux beaux yeux, pleins de langueurs; le plus joli nez du monde, indiquant cent mille choses, et tourné du côté de la friandise; une grâce, un enjouement, une jeunesse élégante et badine, la rose au corset, la perle aux dents, la neige au sein.

IPHIGÉNIE

La présente histoire me fut racontée... il y a six mois par l'ami posthume d'Hoffmann, celui-là même qui le premier est allé chercher Hoffmann dans son cabaret, qui lui a donné un habit à la française, et, le prenant par la main, chancelant encore qu'il était, l'aimable ivrogne! hardiment l'a conduit au milieu de nous, avec ces admirables histoires d'artiste et de buveur. Il en est résulté pour Adolphe une ironie agréable et féconde en drames, en causeries, en chansons de toute espèce. C'est là un des grands fruits de sa longue société avec Hoffmann: il n'est pas moins Allemand que Français, il est amoureux passionné et conteur dans les deux langues. Il est jeune; il rit toujours, même quand il est en colère; il n'est sérieux que par boutade.

Il m'a donc raconté cette histoire, l'autre jour à l'Opéra sous le regard de mademoiselle Taglioni, la sylphide; une histoire assez simple en apparence, mais dont les détails pourraient être charmants si j'avais vécu avec Hoffmann. Il me l'a donnée, vous dis-je, comme on donne cinq centimes à un pauvre, et sans attendre qu'il vous réponde: Merci!

Le héros de notre histoire s'en allait par une belle et calme journée d'automne, à travers les forêts toutes parisiennes qui entourent la grande cité; élégantes forêts habillées, parées, fêtées, les cheveux élégamment noués au sommet de la tête, le pied posé sur des tapis de mousse, le sourire à la bouche et l'éventail à la main. Une forêt parisienne, est un véritable salon de dandies et de bas-bleus; c'est un salon constitutionnel, pêle-mêle, où tous les rangs sont confondus; tous les âges s'y heurtent, toutes les générations s'y poussent. Le chêne à tête blanche et chauve, un Montmorency de la forêt, est dépassé par le fastueux peuplier, parvenu de la veille, le Rotschild du carrefour. Le vieux hêtre, incorrigible et goguenard, voit pousser dans un frisson, le bouleau, le tremble, pendant que l'élégante charmille appuie en frissonnant sa frêle épaule au sapin raboteux. La forêt, c'est le monde en grand: le buisson stérile étouffe le chèvrefeuille odorant; le buis, taillé en pyramide, est semblable au jeune homme échappé de son collége. Le saule pleureur représente, à s'y méprendre, un poëte élégiaque. Ah! dans le monde et dans la forêt tant de palpitations, de gaieté, d'horreurs, de menaces, de prières, de voix confuses, tant de mystères... il ne s'agit que de savoir s'y connaître un peu.

Mais Adolphe parcourait ces blondes allées sans songer à regarder ce monde fantastique, déjà échevelé sous les mains de l'automne. Le matin même, il avait été surpris par un de ces tendres souvenirs que donne assez souvent le jeune homme à ses amours d'autrefois. Il s'était levé content et fier de se trouver encore au fond de l'âme une lueur de passion: il s'était mis en route avec sa passion, au galop, tantôt lui donnant de l'éperon dans le flanc, tantôt la laissant marcher à son aise, jouant avec elle à la façon d'un habile écuyer.

Mais aussi, le moyen, mon cher Adolphe, et chevauchant comme tu faisais à travers les domaines de ton imagination, de s'arrêter à regarder les arbres, les buissons, les charmilles, les saules, pleureurs ou non pleureurs, du grand chemin?

Il allait donc, tantôt haut, tantôt bas, au pas, à la course, et trouvant que rien n'est beau comme ce second printemps de l'amour, que rien n'est doux et plaisant comme d'aller dire à une femme une seconde fois: Je t'aime! Alors, on est délivré des chances formidables d'un premier aveu. On a toute la nouveauté de la passion, sans avoir aucun de ses dangers. On est comme Christophe Colomb à son second voyage au monde qu'il a découvert: à présent il sait ce qui convient à ce nouveau monde, il sait comment les rendre heureux, ces hommes qu'il a trouvés sous le ciel et sous la voûte nue. O bonheur! notre amoureux la reverra toute nouvelle, son amoureuse! Il sait comment il prendra cette main délicate et blanche, à peine autrefois il osait la toucher. Il sait comment parler à cette femme dont le premier regard le rendit confus et muet; il sait comment on l'apaise sans l'irriter, comment on la fait pleurer, sans lui causer de grandes peines, comment on l'épouvante d'un seul mot; sous quel jour elle est belle, et quelle fleur elle préfère; quel accent de voix et quel silence lui vont au cœur? Il sait tout cela, il confond le passé, le présent, l'avenir; ses amours d'autrefois tendent la main à ses amours présentes, et se plaçant au milieu d'elles, comme un frère au milieu de ses deux sœurs, elles l'entraînent çà et là, pleurantes, échevelées, rieuses: il n'a plus qu'à se laisser conduire. Elle commande, obéissons.

Vraiment, les amours qu'on se fait, à soi tout seul, sont les vrais amours: les femmes que l'on voit dans son cœur, sont les femmes véritables. L'histoire du sculpteur antique n'est pas une fable; chacun de nous a dans son âme le bloc de marbre d'où Galatée peut sortir. Il s'agit de trouver Galatée et quand elle est trouvée enfin, avec quelle joie on s'en empare! avec quels transports on la fait sienne! Comme on se plaît à la parer, à l'animer, à la voir, à l'entourer de parfums, de silence et d'amour! Il arrive aussi que lorsqu'elle est parfaite, la Galatée, alors des ailes lui poussent, elle s'en va du côté de l'idéal! Adieu donc, ô ma Galatée! adieu mon cygne aux ailes d'argent, qui chantais, chaque matin, pour la dernière fois.

Adolphe courait donc après la Galatée de ses beaux jours, le marbre de Paros qu'il avait animé de son souffle, et sous son cœur de dix-sept ans.—Elle avait fui bien loin, la cruelle; elle l'avait abandonné longtemps au milieu des affaires, des plaisirs, des honneurs de tout le monde. Enfin, sur un blanc rayon de soleil, elle lui était apparue plus jeune et plus souriante; il l'avait aperçue à travers le prisme d'automne; et maintenant il courait après elle et la suivait au parfum de sa robe, à sa démarche de déesse!

Ainsi la suivant toujours, il arriva jusqu'à la maison qu'elle habite, il frappait à la porte, et la porte s'ouvrit; il la vit, non pas telle qu'elle était devenue; il la vit épanouie, accorte et bienveillante. Pendant qu'il était devenu un homme, elle était devenue une femme; d'enfant qu'elle était, elle était parvenue à l'adolescence, et bientôt—mariée;—elle était mère d'un enfant blond, comme elle était blonde autrefois; à tout prendre, elle était si peu changée, qu'elle reconnut Adolphe au premier coup d'œil.

—D'où viens-tu? lui dit-il, je t'ai attendu bien longtemps!—Sois le bien venu, la journée est si belle! Il la dévorait des regards et de l'âme, et ne put dire que ce mot: Galatée!

—Oh! dit-elle, je ne suis plus Galatée, un morceau de marbre sans souvenirs; je suis une femme qui se souvient et qui t'aime! Galatée est descendue de son piédestal! Disant ces mots, ses beaux yeux se couvrirent d'un nuage, et ses longs cils, croisés, projetaient une ombre légère, sur son regard de feu.

—Et n'as-tu jamais regretté ton piédestal, ma bonne Claire? disait Adolphe (il lui donnait alors son nom de mortelle), la voyant descendue de la poésie où il l'avait vue placée.

—Je l'ai regretté souvent, très-souvent, ce piédestal sur lequel tu t'agenouillais à mes pieds; que de fois tu l'avais baigné de tes larmes; tu l'avais brûlé de tes baisers! C'est de mon piédestal que m'est venue la vie; le feu de tes lèvres a passé de mes pieds à mon cœur, et tu me demandes si je pleure? Mais, n'y pensons plus. En même temps, elle versait une larme de regret.

—Vous avez raison, madame, lui dit Adolphe, de regretter ce beau piédestal; à présent que nous sommes de niveau, vous et moi, comment pourrai-je vous adorer, Galatée? à présent que vous êtes descendue à ma hauteur, comment pourrai-je m'agenouiller devant vous?

—Tais-toi! tais-toi! fit-elle, et sortons d'ici. Puisque nous sommes de niveau, marchons ensemble; et si je suis ton égale, au moins, donne-moi ton bras, ton bras gauche! Et ils sortaient ensemble, quand la petite fille les suivit:

—Maman, dit-elle, je vais avec toi?

Adolphe se tenait sur le seuil de la porte, quand il vit cet enfant qui venait. Il baissa la tête en soupirant, Clara le comprit, elle dit à l'enfant:—Prends ton cerf-volant, ma fille! L'enfant prit son cerf-volant; Adolphe reprit le bras de Clara, ils entrèrent dans le jardin.

L'enfant chercha un peu de vent là-haut; Adolphe et Clara cherchèrent un banc de mousse, un piédestal champêtre.

Et peu à peu, elle devint si tendre, elle trouva tant de souvenirs à ses ordres, elle parla avec tant de douces paroles, qu'elle reprit toute sa hauteur; il fut à genoux devant elle, il retrouva sa Galatée comme elle était, quand il l'anima, par un souffle.

Ne désespérez jamais des femmes; elles ont beau descendre de la hauteur où la passion les place, elles auront beau devenir comtesses ou mères de famille; elles sauront toujours, au besoin, se poser au-dessus de l'homme qu'elles aiment et trouver un piédestal, quel qu'il soit, bloc de marbre ou banc de gazon.

Mais, cette fois, Clara était trop au niveau du monde, pour que le monde la laissât libre et tranquille sur ce piédestal fragile. La passion est entourée de mille exigences; une fois déplacée, elle est en lutte perpétuelle avec le monde. Aussitôt que la jeune fille oubliant l'amour se jette dans l'ambition, il faut que l'ambition soit la plus forte, et voilà ce qui arriva encore ce jour-là. Clara fut surprise sur son piédestal par le monde pour lequel elle l'avait abandonné. Le monde est comme ces amants jaloux qui surveillent la conduite des nouveaux convertis, sauf à leur faire subir le dernier supplice, s'ils sont renégats. Le monde accourut dans les jardins de Clara, et croyait y trouver Clara: il y trouva Galatée... Il est si jaloux, si cruel et si curieux, le monde!

Surprise ainsi, Galatée rougit un peu, comme rougit l'apostat au pied de l'autel. Adolphe, la voyant honteuse de sa passion, retomba tout entier dans la vie réelle.—Il redevint un cavalier accompli.

—Madame la comtesse est montée sur ce banc, dit-il aux curieux, parce que le vent dérangeait ses cheveux; notez bien qu'elle avait ses cheveux en bandeau sur son front, et que le vent eût glissé sur ses cheveux lisses et polis, sans en déranger un seul.

Les curieux se contentèrent des explications d'Adolphe, homme du monde; il suffisait d'ailleurs, que Galatée redevînt comtesse au premier ordre; et qu'elle retombât du banc de gazon où elle s'était placée un instant, pour s'asseoir sur la causeuse de son salon.

Ils en étaient là, tous s'observant du fond de l'âme, quand l'enfant revint, son cerf-volant à la main: le cerf-volant avait les ailes basses, l'air triste, humilié.

—Mon cerf-volant ne veut pas voler! ma mère, dit l'enfant: il n'y a pas le moindre zéphire au jardin.

Pour le coup, la dame eut honte et rougit: surprise dans sa passion, elle avait été peu déconcertée, surprise dans son excuse, elle se sentit prête à défaillir.

Adolphe aussi, il se croyait quitte avec les officieux qui veulent tout savoir; mais cet enfant et ce cerf-volant avaient dérangé toute son excuse: si le vent n'avait pas soulevé ce frêle morceau de carton et ses deux ailes, comment pourrait-il déranger cette épaisse chevelure?

Adolphe avait menti; la dame avait menti! Ils n'étaient plus que des maladroits. Ce n'était pas le vent qui avait dérangé ces beaux cheveux.

Adolphe se leva, et partit désespéré d'avoir perdu Galatée, laissant la femme du monde aux prises avec le monde, et levant la main au ciel, pour voir d'où le vent venait.

En revenant cette fois avec lui-même, il comprit combien c'était un rêve fâcheux que le rêve des anciennes amours; comment l'idéal n'a qu'une heure, comment le piédestal du marbre le plus dur, une fois brisé, ne peut jamais se reconstruire; et combien c'est chose futile un amour qu'un cerf-volant peut déranger.

Pauvre homme! il s'abandonna à ce futile désespoir, tant qu'il put aller! Comment ne s'est-il pas souvenu du siége de Troie, et de l'enfant d'Agamemnon menacé par Calchas, pour un peu moins de vent, qu'il n'en fallait au cerf-volant de votre enfant, imprudente et belle Clara!

STRAFFORD SUR L'AVON

Quand vous avez parcouru la grande route et que vous avez jeté un regard de mépris sur les maisons de campagne des boutiquiers de Londres, deux pieds de jardin ensevelis sous la poussière, vous tournez à gauche, et laissant de côté ces grands haldebras de carrosses à deux étages où cinquante martyrs de vos aïeux pourraient tenir, vous arrivez à une petite rivière, cachée dans les herbes, dont les eaux vertes et profondes reflètent de grands bœufs, et le pâtre mollement assis sous un saule, comme le berger de Virgile; avec cette différence: il siffle un air d'ouverture de Covent-Garden, ou dévore un épais bifteck en contemplant amoureusement ses bœufs.

Ce doux petit village au bord de l'eau, ce sentier de vieux hêtres, et ce long parc tout rempli de chênes séculaires, levez votre chapeau et saluez! C'est Strafford; cette petite rivière, c'est l'Avon! Lève-toi, village; coule, rivière; flots légers, maisons blanches, et ce grand parc, nous te saluons de l'âme et du cœur, heureuse patrie du grand Shakespeare! Demandez aux garçons bouchers du pays, ils relèvent fièrement la tête, ils disent fièrement:—Will, notre compagnon, le bon Will! voici sa chaumière, milord!

Temple et chaumière! commencement de tant de pitié et de terreur! plus d'un seigneur eût acheté la maison de Shakespeare pour la placer dans son parc, vis-à-vis le tombeau de sa chienne favorite; mais le village n'a pas voulu la vendre; on aurait eu meilleur marché du Parthénon et des temples de la Grèce. Pour un franc Anglais, Sophocle, Eschyle, Euripide, ne viennent qu'après Shakespeare. S'il vous plaît, frappez avec respect, une bonne femme vous ouvrira; vous verrez une humble porte dont les battants ont été changés bien souvent; un seuil de pierre! Ici, le sol s'est affaissé sous les pieds des fanatiques du roi Lear et d'Otello, comme autrefois le pied de Jupiter Olympien sous les voûtes de Saint-Pierre de Rome, Adoration! adoration!

La pauvre cabane! Avez-vous entendu ces contes français où des ogres dévorent des petits enfants, et redressent leur double narine en disant: Je sens la chair fraîche? Vous prendriez la cabane où naquit William, pour l'antre de l'ogre. Les murs sont encore assez rougis pour qu'on s'assure qu'ils ont été teints de sang; c'est un noir si foncé! Au sommet des murs, surgissent de vieux crocs de fer, qui semblent attendre des quartiers de victimes! Voilà bien le lieu où le jeune homme, une hache à la main, prenait l'attitude et la voix des sacrificateurs au temps d'Homère! A dix-huit ans, il était superbe, et semblable à ces hommes qui sont faits pour marcher devant un roi! Il tenait le couteau à la façon d'un grand prêtre, et la baguette avec le geste de la fée! Il a mis le ciel dans l'enfer, il attachait les grillons à des chars, il accoupla Falstaff au prince Henri, il a hurlé où l'on prie, prié où l'on hurle; il a fait entrer Antoine chez des constables, et la belle Égyptienne chez des religieuses: joyeux et terrible, homme et dieu, toujours homme, même quand il est dieu, et cependant plutôt un dieu qu'un homme.—Or ça, montrez-moi la chambre à coucher, ma bonne femme; que je voie en détail toute la maison de William!

—Mon Dieu, milord, l'escalier tombe en ruines, c'est à peine si le pied d'une sauterelle oserait le franchir. Voyez, milord, ces longues toiles d'araignées, cette poussière qui s'envole, ce plafond qui se penche, et ces brèches inégales; il y a ruine ici, milord: c'est plus noir que la cabane de l'apothicaire dans Roméo et Juliette. Il n'est pas douteux cependant que le grand homme ait dormi dans cette pièce; on y voyait encore, il y a près de dix ans, un grand W entrelacé dans un cœur avec un B; toutes les miladys inscrivaient ce chiffre sur leur album; les murs sont chargés de vers en toutes les langues: c'est une honte d'avoir sali ces murailles. On n'y monte plus; il faudrait être aussi hardi que Richard! pour grimper cet escalier vermoulu. Et la pauvre vieille poussait un profond soupir de regrets.

Justement le jour était à son déclin, un vent d'automne gémissait dans les arbres jaunissants; la rivière s'annonçait au loin par un solennel murmure. Je m'assis sur le bloc de chêne qui avait servi à Shakespeare, je prêtai l'oreille au bruit qui se faisait au dehors; j'écoutais le calme qui se faisait dans l'étage supérieur... soudain! par vision sans doute! je vis à travers les crevasses du plafond (non! ce n'était pas une erreur), je vis une pâle et fugitive clarté. J'entendis des pas d'hommes.—Voilà le sabbat qui commence! Alors la vieille gardienne de céans, prit la fuite et me laissa seul.

Ce fut d'abord comme une vapeur fétidique... un nuage... et bientôt une étrange lueur! l'incertaine clarté des siècles d'autrefois. Bientôt j'entrevis le vieux Londres du temps de la reine Élisabeth. Il était quatre heures, les bourgeois se rendaient aux combats d'ours; c'étaient de riches marchands en longs chapeaux, en habits de gros draps, la panse ronde et la face rougeaude; ils se pressaient, ils se hâtaient, ils criaient: Les ours! les ours! Les taureaux! les taureaux! Au même instant arrivait de sa province, un jeune homme, un amoureux... il était pauvre et persécuté; le jeune homme tenait les chevaux à la porte du théâtre, en disant: Voilà qui va bien! Puis il faisait un sonnet d'amour; il lisait les vers d'Ovide et les récits de Plutarque. On lui parlait des deux roses si sanglantes toutes deux, la rose et la blanche; alors il s'animait comme une sibylle: en avant la joyeuse Angleterre! en avant la vieille Angleterre! en avant les joies du cabaret, les inquiétudes du combat! rien que des noms de notre histoire. Que de pleurs! de cris! de fureurs! Salut au More! applaudissez le More! applaudissez le Vénitien, matelots; le More est un navigateur, comme vous il a été le maître de la mer. A ces grands spectacles, les ours disparaissent, les bouledogues sont vaincus! les bourgeois s'en vont; la reine Élisabeth arrive au théâtre en toute splendeur.—Vive la reine!... Holà! voici le lord Leycester, la noble jarretière est à sa jambe. Protégez le poëte, milord; dites un mot pour lui à la vestale assise au trône d'Occident. Milord, il existe une pétition contre Henri III et les Joyeuses Commères; les bouchers de Londres réclament, ils disent qu'on leur fait tort.

Et la reine aux yeux bleus tranquillise le grand poëte, et les annales des trois royaumes se déroulent aux yeux du peuple anglais; la féerie est encore de l'histoire. Posez-vous sur le cœur de nos vierges, esprit du gentil Ariel! que le malin Puck assiste à nos rêves, et nous réveille au milieu d'un songe d'été! Shakespeare a tout fait, il a fait mourir Brutus; il fait triompher la mère de Coriolan; il a crevé les yeux du jeune roi Arthur. Ne crève pas mes pauvres yeux, Hubert! Constance, Desdémone, Juliette, Octavie! O les touchantes douleurs!

Et je voyais tous ces héros, toutes ces femmes; j'entendais tout ce fracas poétique; c'était une mêlée immense, un bruit de gloire et de guerre, et des soupirs d'amour, des cris de rage, des regrets paternels. Qui donc a mieux écrit l'histoire que Shakespeare,—historien? Il marche, on le suit; il parle, on l'écoute. Obéissez au maître des temps passés, ombres muettes, fantômes, restez dans vos habits de fête, restez dans vos nobles attitudes. Seulement à côté d'Élisabeth, à sa droite, je voudrais voir ce parpaillot de Henri IV le Béarnais, allié d'Élisabeth, regardant, spectateur intéressé, l'histoire animée de nos guerres civiles. Il y devait passer sa vie, et puis mourir au milieu de ses triomphes, par la raison qu'un fer sacré ne pardonne pas.

Je suis Anglais, j'ai vu bien des choses! J'ai vu la bataille de Waterloo, et la victoire tomber dans nos rangs, comme si son aile eût été fatiguée, et qu'elle eût refusé de la porter plus loin. Mais jamais je n'ai imaginé quelque chose de plus beau que cette vision littéraire, au milieu de cette cabane où naquit l'auteur de la Tempête et de Macbeth. Notez bien que je n'étais pas endormi, que mes yeux étaient ouverts; que dans une tranquille contemplation, j'entendais le bruit du vent et les murmures de l'Avon.

Un léger nuage en se détachant du ciel vint m'enlever à cette féerie. La lune qui se faisait jour à travers ces toits en débris, cessa d'éclairer les mansardes. Plus rien de la décoration qui, tout à l'heure, ajoutait sa vraisemblance à tous ces drames... et je ne vis plus que la porte qui venait de s'ouvrir! Sur le seuil se tenait la vieille femme et son voisin, un esprit fort de l'ancien covenant, qui, les jours de vision, lui servait d'aide et d'appui.

—Depuis l'automne passé, me dit la vieille, j'ai remarqué cette lumière subite, et pourtant tous les volets sont fermés. Quand la chambre d'en haut s'éclaire, on entend des bruits de voix, des pas d'hommes, le dernier mugissement des taureaux qu'on abat, les palpitations des jeunes chevreaux qu'on égorge. C'est le vieux boucher qui revient, il trouve son fils à rêver et le bat comme plâtre. Moi qui vous parle, j'ai vu passer là-haut le chevreuil abattu par le jeune William, dans le grand parc tout rempli de vieux chênes. Ce chevreuil lui fit perdre l'état de son père, et lui valut tant de misère! Tout cela est bien triste, en vérité!

La vieille femme ayant parlé et déclamé tout à son aise, je quittai à regret cette chaumière; il y avait à la porte un arbre déjà vieux, tout jauni par les automnes, jaune et rouge comme des feuilles de laurier frappées de la foudre.—C'est un rejeton de l'arbre de Shakespeare! me dit la vieille; on dit que l'ancien mûrier était gros comme sir John Falstaff; on en voit des morceaux dans tous les châteaux du Yorskire et du Northumberland; et voici mon voisin qui en a encore tout plein sa maison.

—A votre service, milord, me dit le voisin.

En même temps, il tira de sa poche un assez honnête fragment de buis, ciselé avec art, et qui avait à peu près la forme d'un galoubet champêtre, vieil emblême de la poésie classique, naïvement appliqué à la poésie de Shakespeare, au Jupiter de l'Olympe moderne, que personne jusqu'à présent n'a pu atteindre en Angleterre, excepté Byron et peut-être, à mille pas, l'enfantin sir Walter Scott!

REVERIE

Il était midi, le soleil frappait de toute la force de ses rayons les vitraux de la mansarde; tout était calme et silence autour de la fillette, et, rêveuse, elle recommença pour la millième fois, peut-être, un de ces rêves tout éveillés que le bon La Fontaine a chantés... «Il n'est rien de plus doux!»

D'abord, elle retranchait à chacune de ses semaines deux grandes journées de travail; dans ces deux jours dont elle embellissait sa vie, elle s'entourait de tous les plaisirs de son âge: elle se donnait libéralement tous les trois mois, une robe neuve avec une ceinture flottante et quelque beau cachemire Ternaux: ainsi parée, elle allait à Meudon par le bateau à vapeur, et ne revenait que bien tard, sans avoir peur, à son retour, de trouver son portier couché, et frappe, et frappe!... Il est sourd.

Bientôt, la robe neuve tous les trois mois, la ceinture flottante, le bateau à vapeur, Meudon et son ombrage frais, et ces deux longues journées sans travail, n'étaient plus d'assez grands biens pour cette ardente ambition. Il lui fallait une robe de soie à l'immense garniture, un chapeau de paille d'Italie orné de fleurs, un long voile; il fallait même un beau collier de corail qui fît ressortir la blancheur de ce cou d'ivoire; et déjà grande dame, elle prenait la résolution de ne plus faire de robes que pour elle, et de ne plus broder qu'à son usage, ces voiles qui voilent si peu.

Cependant ce cinquième étage aux sommets de la haute maison était dur à monter; cette porte étroite, dont les ais mal joints donnaient passage à tous les vents, semblait solliciter les amants et les voleurs! fi de la mansarde et de la chanson: Dans un grenier qu'on est bien à vingt ans! Adieu donc la paisible retraite, adieu à ces murailles nues, ornées de ces bonnes estampes de Charlet, adieu ce bon morceau de glace de Venise artistement ciselé sur tous les bords, adieu ces volumes incomplets d'un roman inachevé, adieu toute la richesse de la cellule: allons, c'en est fait, ma grande dame déménage; la voici trois étages plus bas, porte à porte avec l'épouse du boulanger!

Cette fois nous avons deux belles chambres, de beaux meubles en noyer, une large glace, et quelque vaste armoire où se cache le manteau fourré pour l'hiver. Cette fois nous voilà maîtresse de nous-même, et chaque matin nous sommes: la bien chaussée et la bien coiffée... A la fin, Dieu soit loué! l'aiguille et le dé son compère ont cessé de nous tourmenter nuit et jour... nous pouvons, dans la journée, nous arrêter à loisir devant les riches magasins de la rue Vivienne, contempler de toute notre âme ces élégants tissus, ces parures charmantes, ces bijoux étincelants; et le soir, sans ménager l'huile à la lampe avare, étendue entre deux draps blanchis de la veille, nous lirons jusqu'à minuit, les romans d'Auguste Lafontaine, ou les histoires sans fin de Paul de Kock, si admirablement entremêlées de soldats, de rapins et d'aventures délicieuses dans les cabarets ou chez les restaurateurs.

Mais le lendemain, les yeux appesantis par cette longue lecture, la jeune fille s'aperçoit qu'elle ne peut plus s'habiller seule, et qu'il lui faut absolument une intelligente soubrette, alerte et légère, honnête, fidèle et discrète: elle choisira donc une jeune villageoise, elle lui donnera ses robes à demi fanées..., elle se fera un plaisir de l'élever, de lui montrer les usages du grand monde; pour peu que vous l'interrogiez, elle vous dira à l'avance les moindres qualités, les moindres défauts de sa suivante, jusqu'au malheureux événement qui la force à la renvoyer.

Cette servante une fois chassée, madame a compris qu'un domestique ferait mieux son affaire. Un homme est plus fort et plus facile à conduire. D'ailleurs, c'est une économie: il frotte le salon, il monte la pendule, il sert à table, une serviette sous le bras; il accompagne sa maîtresse dans les rues à deux pas de distance; on sait son nom... Comtois! Nous lui ferons une livrée jaune avec des bas blancs... Un beau soir il se fera brûler la cervelle pour sauver sa jeune maîtresse, au moment où elle allait être enlevée par un grand seigneur de la cour.

En effet, depuis qu'elle habite la rue de Rivoli et le premier étage d'un grand hôtel; depuis qu'elle a un suisse à sa porte, une glace dans son alcôve, depuis que, le matin, madame se tient en peignoir brodé vis-à-vis une large psyché, madame fait des passions étonnantes. Tantôt c'est un vieux seigneur allemand que notre indifférence renvoie au fond de ses terres; tantôt un jeune colonel français qui, désespéré, va se faire roi en Amérique; un autre jour, lord Wellington lui-même se prosterne aux pieds de la cruelle... elle sourit... mais toutes ces démonstrations la touchent peu, elle a vraiment d'autres projets en tête, et la voilà qui s'esquive de son hôtel par une porte dérobée, et laissant dans son antichambre la foule de ses adorateurs, elle va tout simplement, débuter au Théâtre-Français.

Vous concevez bien qu'elle est trop modeste en commençant, pour lutter avec mademoiselle Mars. D'ailleurs, ses yeux vifs, son nez retroussé, sa bouche où tout mord, où tout chante, l'ensemble animé et joyeux de sa personne lui dit assez qu'elle est faite pour les rôles de soubrettes. La voilà donc étudiant ses rôles, créant ses costumes, se mettant l'esprit à la torture à bien se présenter, à bien dire.—A la fin, le jour de ses débuts arrive: on se tue à la porte; c'est à peine si elle peut entrer, elle que tout Paris veut admirer; dieux et déesses! sitôt qu'elle paraît, dès qu'elle parle, à son geste, un tonnerre d'applaudissements si forts que M. Michelot est obligé de venir prier le public de ne pas tant applaudir, parce qu'il briserait les banquettes.

Ainsi, la voilà devenue en un clin d'œil, la première actrice de Paris. Toute la littérature l'entoure. Elle protége, elle corrige, elle loue, elle blâme, elle donne à dîner; Casimir Delavigne la consulte et lui offre même de l'épouser, ce qu'elle refuse assez durement. Bientôt elle veut que la province jouisse de ses talents; et, par un arc de triomphe, elle entre à Bruxelles, à Pontoise, à Saint-Pétersbourg, où elle daigne enfin épouser, par convenance, un des bâtards de l'empereur, qui la fait duchesse et lui donne une belle place à la cour.

De Saint-Pétersbourg, j'ignore si ma princesse n'eut pas poussé sa pointe au vieux sérail... Un coup d'aiguille acheva trop tôt ce roman à peine commencé. Oh! là, là! Tout effrayée du peu d'ouvrage qu'elle avait fait, la pauvrette se remet à sa tâche, sans avoir pensé un instant aux seuls liens qui fussent à sa portée, au bonheur d'aimer et d'être aimée.

Je vous dirai même que la friponne, en jetant un coup d'œil sur son miroir, se prit à sourire. Ah! le beau château (disait-elle), que je me bâtissais dans les Espagnes de la Chaussée-d'Antin.

LA VENTE A L'ENCAN

Vous avez cru que tout était fini pour la maison de Charles X; vous avez appris que le roi déchu avait pris son parti en philosophe chrétien, qu'il s'était arrangé de nouvelles Tuileries dans l'humide château d'Holy-Rood; qu'il avait rebâti à son usage une salle du trône, une salle des maréchaux (innocentes consolations d'un trône perdu!). On vous a dit les courses aventureuses de la duchesse de Berry à travers les comtés anglais, et son séjour chez l'ambassadeur de Naples. Eh bien, voilà qu'une nouvelle ruine commence pour cette famille infortunée!... elle reparaît sur le théâtre de malheurs où elle a été tenue pendant trois jours, à Paris, au milieu des terreurs de l'Europe. Allons! courage! au no 21 de la rue de Cléry, vous verrez ce nouveau désastre. Pour ma part, il me semble que cette seconde humiliation vaut bien la première, que cet outrage est le pire de tous.

Je conçois en effet le siége des Tuileries, glaces brisées, meubles saccagés.—Le portrait du roi, par Gérard, effacé des galeries du Louvre; je comprends l'invasion des appartements de madame la duchesse de Berry par ce peuple ivre à la fois de vin et de fureur... ce que j'ai peine à concevoir, ce sont les ventes à l'encan, et les plus vulgaires dépouilles de ces augustes fugitifs, flottant au gré des vents, en attendant un acheteur.

Hélas! c'était là un signe de malheur qui manquait aux races abolies! Bajazet, dans sa cage, servant de marche-pied à son vainqueur, n'aurait pas compris le degré d'humiliation attaché à la vente de ces dépouilles d'un intérieur de femme et de princesse, exposées soudain au grand jour.

Par exemple, avez-vous jamais réfléchi, en passant devant la boutique d'une revendeuse, à tout ce qu'il y avait de hideux en cet amas de guenilles étalées au hasard? Arrêtez-vous, par pitié, devant cette horrible porte et regardez! Quel immonde entassement! Des nippes de femmes, des habits d'hommes, de vieilles chaussures, de vieux chapeaux! Les meubles les plus sales de la vie matérielle se touchent, se heurtent, se confondent horriblement. Une boutique de fripier est un chaos dans lequel tous les rangs sont confondus, comme les cadavres humains au cimetière. L'habit du marquis est étalé avec sa livrée; la robe de gaze de la duchesse au bal des Tuileries se balance avec la bure de la grisette: tous ces haillons entassés vous ont ce lamentable aspect de loques réunies par la misère, par la mort, par la honte, par le jeu, par tous les vices et tous les maux des grandes villes. Il est impossible de ne pas frémir quand on songe que, dans cet antre de la misère, la prostitution et le jeu viendront racheter leurs habits, au premier changement de fortune. Dans ce capharnaüm de la fange et du trou, un homme est heureux de se sentir un habit, fait pour lui, fût-ce le plus pauvre habit de manœuvre! Qu'il méprise, en même temps, ces dorures flétries, ces soieries fanées, ces livrées huileuses, et tous ceux qui viennent se dépouiller là, et tous ceux qui viennent s'habiller là! Ajoutez qu'au milieu de ces lambeaux impurs, et si vous regardez tout au fond de la boutique, vous découvrez d'ordinaire une vieille femme, hideuse comme sa marchandise, accroupie sur son pot de terre plein de cendres, qui attend dans la plus parfaite immobilité une victime ou une dupe, horrible commerçante sur le front de laquelle on lit en caractères de fer, ce mot funeste: usure!

Eh bien, la maison du roi Charles X a passé par cette épreuve; elle a traité d'égale à égale avec la revendeuse, elle est revenue, en souliers éculés, de la frontière, pour traverser la boutique du fripier. Le Roi parti (c'était là une suite de cette fatalité qui fait un malheur de tout, pour les rois qu'elle veut perdre), on a trouvé chez lui... un roi de France! non pas des armures de fer, non pas des casques ou des épées de chevalier, non pas des chevaux de guerre ou autres meubles royaux qui font reconnaître un roi, même dans l'exil; mais des fusils pour la chasse aux perdreaux, des chiens courants, des chevaux pour le sanglier, des œufs de perdrix, des faisans, de jeunes chevreuils, des lapins à foison, et, dans l'intérieur du palais... seize cents pots de confitures, et des pralines par boisseaux!

Quel qu'il soit, riche ou pauvre, entouré de chefs-d'œuvre... ou de haillons, Ulysse ou le pauvre Irus, ne me parlez pas, pour l'absent, des ventes faites hors de son domicile; ce sont des ventes mensongères, sans aucun sens; elles dénaturent l'exil ou le malheur dont les dépouilles sont tristement dispersées. Chaque meuble, pris à sa place, a sa grâce et sa valeur, son charme. Mais si vous déplacez les meubles de ma chambre à coucher, si vous brisez l'aimable ensemble qui les parait, si vous les montrez sur une scène inaccoutumée, alors, adieu la bonne opinion que mes voisins avaient de mon bien-être, adieu la valeur du pauvre rien, qui faisait tout le bien de Codrus! Princes et bourgeois, nous sommes soumis les uns et les autres à cette loi de la symétrie qui fait le respect de notre intérieur; nous l'avons bien vu dans la vaste salle de la rue de Cléry.

On exposait le mobilier d'une princesse, ornement d'un trône à peine écroulé, et pourtant, qui n'eût pas été prévenu que cette princesse exécutée... par le commissaire-priseur, était encore, dieu merci! du monde des vivants, eût juré que cette vente était une vente après décès et que la morte avait été, de son vivant, une comédienne! Voilà ce que j'appelle presser à fond le décès d'une monarchie; ceci n'est pas une fiction, allez rue de Cléry, je vous le répète, vous verrez la vente.

En entrant dans la salle obscure, où suinte une odeur de moisi, les regards sont d'abord frappés d'un grand nombre de vieux manteaux attachés contre la muraille. Manteaux fanés, perdus, décousus; à celui-ci manque une partie de broderie; à celui-là le galon d'or a été enlevé; à d'autres, la broderie regarde la queue traînante, et, la voyant couverte de boue: Ah! (se dit-on) cette femme allait donc à pied dans la boue?

Voici des manteaux de cour! Voici de belles robes d'or et de brocard; les unes en velours à fleurs, les autres en dentelles; mais dans quel état! une comédienne en aurait honte! quel effort il a fallu pour se décider à cet étalage! Malheureuse princesse! élégante autrefois, entourée, au degré suprême, de grâce et de fraîcheur! Avancez! et choisissez parmi les costumes de divers pays, un persan, par exemple, robe à fleurs de satin blanc, caleçon brodé, tunique de velours nacarat, turban, ceinture et voile d'or... c'est un triste habit, dont la dernière femme du dey détrôné, ne voudrait pas. A côté de la sultane, arrive, en boitant, Marie-Stuart, Marie-Stuart en velours, en coiffe tombante, toute noire, comme une reine qui marche à la mort; bientôt, par un caprice de femme et de princesse, la robe de la reine a fait place au costume de la Cauchoise; id est: la robe courte, la boucle d'argent au soulier... tout à coup, voilà une Cauchoise qui s'enfuit à l'aspect de la vive Italienne, au costume brodé de soie. O changement! déguisements! masque infini de la fin d'une monarchie!

Holà! Je me fatigue à tout dire: à côté de ces manteaux, ces robes, ces chaussures de la vie réelle, vous trouverez un vrai carnaval de Venise: un jupon d'Auvergnate qui sent son patois et la porteuse d'eau, deux costumes bretons, l'un bleu, l'autre rouge et complets tous les deux, la coiffe de drap en écarlate, le manteau en bure noire, doublé en rouge, jusqu'à ce que tous ces costumes divers fassent place au costume national. Alors la Française, l'Auvergnate, l'Écossaise, la Cauchoise, s'évanouissent devant la fille de Naples; ceinture, rubans, tablier, voile...

Au large! Zulietta! Parcours le golfe au bruit des mélodies nationales, monte en gondole, et que l'onde amoureuse te balance au chant des gondoliers, qui répètent en chœur les stances de la Jérusalem.

Ajoutez à ces toilettes bizarres, faites pour des jours de folie, de fausses parures, des bijoux en cuivre doré, des pierres factices, des diamants faux, tout le luxe honteux qu'une grande comédienne ne se permet pas de porter sur son théâtre, et vous comprendrez quelle est cette élégie, à rencontrer ce faux luxe, ces parures viles, ces déguisements déformés; toutes choses auxquelles l'aimable princesse, absente à jamais, donnait tant de prix, bonnes désormais, à parer les dames de la halle au prochain mardi gras.

Pourtant, tout ceci fut parures de princesse, tout ceci fut enchantement de cour. Il n'y a pas un an que tout Paris célébrait ces merveilles, ces bals héroïques. On voyait la vieille France se trémousser à ces bals! Rappelez-vous ces quadrilles du temps de François II, dans lesquels le jeune duc de Chartres portait l'habit d'un roi, et le duc de Bordeaux la livrée d'un page (le présage s'est accompli; hélas! vous savez avec quelle rapidité!), et de tout cela restent des masques, des mensonges, lambeaux de toutes couleurs, robes fanées; ruines, débris, néant, poussière, vanités des vanités!

On voit aussi dans cette ruine une suite de tableaux, la plupart fort médiocres. A coup sûr la propriétaire de ces toiles protégeait, aimait les beaux-arts; on comprend quelle noble pitié elle portait à cette misère de l'artiste, et que les beaux-arts en abusaient cruellement, comme ils font d'ordinaire, avec leurs protecteurs.

Ceci est une manière de comprendre et d'expliquer une révolution. La révolution, c'est aussi bien le trône renversé que les hardes royales vendues à l'encan; la révolution a porté rue de Cléry ces cachemires numérotés, étendus sur des planches. La foule arrive: elle les touche, elle les flaire, elle en considère le tissu, elle dit: «Celui-ci est beau! celui-là est médiocre!» Elle les achète en marchandant, une fois payés, elle porte ces tissus précieux qui couvraient les épaules d'une princesse dans ses jardins royaux, au Louvre, aux Tuileries, au théâtre de Madame. Autrefois c'eût été un insigne honneur de toucher seulement ces manteaux en dentelle, ces taies d'oreiller si artistement brodées, ces barbes dentelées, ces petites dentelles aux bonnets du soir. Aujourd'hui, pour fort peu d'argent, la dernière bourgeoise est appelée à passer ses gros bras rouges dans ce manchon de zibeline; sa fille aînée peut mettre sous son épais menton ce point d'Alençon, le lendemain de ses couches... son mari va dormir ce soir, en bonnet de coton, sur cet oreiller d'Angleterre. Avez-vous jamais vu une révolution plus complète, une profanation moins équivoque?

Ainsi, dans ce malheureux étalage de madame la duchesse de Berry, on retrouve, comme en tous les étalages de ce genre, un peu de la femme, un peu de la comédienne, un peu de la princesse. En cette vente, il y a luxe, indigence, éclat, misère; comme dans toutes les ventes, il y a le spéculateur avide, le marchand par métier, la femme pauvre et coquette à bon marché; il y a aussi l'homme oisif qui court après une émotion comme on court après la fortune; le vindicatif qui se venge des grandeurs de la terre en contemplant toutes ces misères. Arrive enfin, grâce au ciel! l'homme sentimental, tourné du beau côté des choses humaines, qui respecte le malheur, chose sacrée, aimant mieux s'attrister que se mettre en colère!—Surtout, il a pitié des femmes que les révolutions renversent, comme il a pitié des fleurs que l'ouragan détruit.

Un pareil homme, inspiré d'en haut, cherchera de préférence les spectacles tristes mais corrects; il a horreur de toutes les profanations de la rue de Cléry. Par exemple, il ne comprendra pas que l'on ait exposé aux injures d'un encan, la garde-robe de l'exilée; il maudira l'avarice des femmes de chambre qui ont exhumé ces tristes dépouilles; il voudrait couvrir de son manteau ces voiles troués, ces robes tachées, ces souliers déformés, ces bijoux faux, ces travestissements de folie et tous ces mystères d'intérieur; il a horreur de ces pauvres restes. Cet homme intelligent ne comprendrait même pas la vente des riches habits du dernier roi d'Angleterre! A plus forte raison s'il s'indigne que l'on ait mis à l'encan les pauvres guenilles de madame la duchesse de Berry!

Mon homme, à moi, est fait de telle sorte que, dans cet amas, digne au plus d'un garde-meuble, il se livre à mille recherches pour découvrir un honnête souvenir... Le voilà donc en quête au milieu de ces meubles épars; voici de vieilles chaises, de vieux fauteuils, un tabouret; voici je ne sais combien de meubles divers, mais aucun de ces meubles n'est assorti avec son voisin, tout se confond dans cet abîme: un chevalet d'artiste est à côté d'un instrument de cuisine; un flacon de toilette sous un soufflet en bois d'acajou; un jeu d'échecs est placé sur la jardinière; il y a des bibliothèques dont les vitres sont cassées; un métier à broder au pied d'un secrétaire. Désordre et confusion! Tous ces meubles sont mal faits et endommagés! Que de petits riens inutiles! Que de luxe sans goût et sans grâces! Non! non! ce ne sont point là les meubles d'une jeune femme et d'une princesse!

Pour l'honnête homme, il est triste de ne pas rattacher une honnête idée, à un honnête achat. Quand il achète un meuble, ce n'est pas une valeur qu'il achète, c'est une idée triste ou gaie: il est mieux qu'un antiquaire; l'antiquaire n'a foi que dans le temps; le sentimental a foi au malheur: de grâce, ne l'abusez pas!

Ces meubles sont trop vieux, trop mal faits, trop grands, trop gros, trop lourds, trop mesquins, pour que j'y retrouve une infortune royale. Jusqu'à présent, il n'y a d'affaires en cette salle, que pour la marchande de chiffons, les marchands de galons et les revendeuses à la toilette. Passez votre chemin, digne Yorick, allez lire une oraison funèbre... et pleurez tout bas.

A moins, toutefois, que notre homme ne s'arrête, une larme à l'œil, devant un piano d'enfant, devant une petite selle avec sa housse d'argent, bonne tout au plus à être placée sur le dos d'un gros dogue; devant une harpe de petite fille; la harpe est de Nadermann; les cordes en sont détendues et brisées, comme celles des harpes suspendues aux saules de l'Euphrate: Illic flevimus....

Voilà tout ce qui frappe Yorick; peut-être il serait content des deux porte-lampes et d'un écran que madame la duchesse a brodés de sa main, nous dit le catalogue. Otez cette annonce... il n'y a plus rien qui te convienne, bon Yorick, plus rien qui te donne à penser!

J'ai oublié, dans ma nomenclature d'amateurs, de mentionner l'amateur caustique, l'homme au gros rire; il se moque de tout ce qu'il voit, il comprend très-bien qu'on vende tout ce qui peut se vendre, il se dit, avant d'entrer rue de Cléry: Tout cela se vendra cependant!

Pour ma part, je n'aime pas ces hommes de moquerie; je hais leur rire de parvenu et leur politique de portier. Je les vois d'ici ricanant devant le jeu de loto-dauphin, devant le confessionnal portatif, ou la lanterne magique représentant l'entrée de Charles X à Paris. Cette lanterne peut servir à faire l'histoire de la Restauration. Il fait nuit: Voyez, messieurs et mesdames, ce roi, ces chevaux, ces courtisans, ce drapeau blanc qui flotte... Un grand souffle éteint la lampe et tout s'évanouit!... Plus rien que le fantôme et la nuit! Cette lanterne... se vendra cher.

On fera bien de la vendre avec le confessionnal et le loto-dauphin; il n'y a que ces trois meubles qui aient un sens positif dans cette exposition.

J'oubliais un album d'Eugène Lamy. Cet album représente les travestissements de l'an passé; on y retrouve, en présence même des vêtements qui ont servi à la duchesse, à la reine de ces fêtes, tout ce que la cour d'alors avait de jeune et d'éclatant: messieurs de Juigné, de Nailly, d'Orglande, de Ménars, de Charrette, de Pastoret, de Richelieu, mesdames de Podenas, de Larochejacquelin, de Béarn, de Caylus et miss Stuart. Vous voyez toute la fête dans cet album; elle vous paraît cent fois plus brillante qu'elle l'était, vue dans la rue de Cléry. A la fin, l'album échappe à vos mains.

Il retombe sur les mêmes tables où la folâtre jeunesse se rafraîchissait après le bal; ces tables sont encore couvertes de serviettes; elles sont tendues: on dirait que le souper sera servi, tout à l'heure. Hélas! l'intendant est absent, les pages sont dispersés, le maître d'hôtel est en retraite; toute la table est dans un désordre funeste, vous la prendriez pour la table des festins du sire de Ravenswood. Les verres sont confondus, les bouteilles en cristal n'ont pas de bouchons, les plateaux sont couverts de poussière, les surtouts sont revêtus de fleurs fanées. On voit encore les temples en carton, dépouillés de leurs sucreries, les formes des gâteaux veuves de leurs accessoires; il n'y a plus que deux fourchettes en argent et deux couteaux en os. Est-ce donc avec cela que Marie Stuart a donné à souper à son royal époux? Eloignez-vous, tristes vestiges de ces banquets!

A tout prendre, cette vente est un spectacle désolant; tout y est misère et mensonge, un luxe ahuri; vieux restes fanés, désordre étrange, pauvreté déguisée. Plus d'une mère de famille, l'honneur de son époux et de ses enfants, mourrait désespérée si elle avait, au lit de mort, la pensée que le public va la juger sur un mobilier pareil. Que voulez-vous? il fallait qu'il en fût ainsi, d'une révolution faite avec ordre. Le désordre révolutionnaire n'a troublé que la tête des rois; ici, l'ordre légal fait plus que les tuer. Elle montre à nu leur intérieur, et l'on rit de pitié... voilà donc ce que nous adorions?

Cette vente impitoyable a commencé un mardi; elle a duré plus de huit jours: on a vendu d'abord les vins, puis les meubles; on a terminé par les ustensiles de cuisine; ces ustensiles appartiennent tous à cette cuisine sucrée, que l'on appelle l'office, et qui n'est ici qu'un contre-sens de plus.

Dans tous ces petits faits de l'histoire contemporaine, qu'il ne faut pas négliger quand on ne peut atteindre à l'histoire générale, il est surtout un homme que je cherche et qui me manque. Cet homme, c'est Bossuet; Bossuet, à peine sorti de l'oraison funèbre de Henriette d'Angleterre. Que dirait ce grand pontife des grandeurs éteintes, s'il voyait comment, de nos jours, les monarchies finissent, comment nous avons parodié Cromwell, que la dérision a remplacé la hache, et par quelle indignité une revendeuse à la toilette fait l'office du bourreau! J'imagine que Bossuet en mourrait de peur, ou qu'il en deviendrait fou! Oui, grand homme, et voici les aventures de nos jours; le petit-fils de Condé disparaît de ses vastes jardins, et la race de votre Royal ami finit avec moins de bruit que les jets d'eau que vous aimiez, et qui se sont tus depuis longtemps.

En même temps le dernier fils de saint Louis est chassé hors du royaume, et ses confitures sont vendues dans ses cours, comme autrefois, dans la Bible, on vendait les femmes et les enfants des ennemis vaincus.

Des valets mettent en vente publique les oripeaux des princesses, et c'est à peine s'il se trouve des acheteurs.

Ajoutons que nous verrons bientôt sur la place publique, à l'encan, comme un omnibus de réforme, les dernières voitures faites pour le dernier sacre du dernier roi de France qui ait songé à aller à Reims, demander une inviolabilité qu'il n'a pu trouver dans les lois!

Écoutez! cette voiture dorée, parfumée, brodée, peinte, sculptée, couverte de fleurs, bénite, et dont chaque clou était un chef-d'œuvre; ce trône sur quatre roues... il sera vendu à la criée! un charlatan l'achètera pour y vendre, au milieu des places, ses élixirs et ses opiats.

Qu'on me pardonne ces idées mêlées, ces images vulgaires, ces rapprochements inattendus; je sais que la rhétorique en murmure, que la logique s'en inquiète, et que l'art est mécontent; mais les faits sont là expliquant, excusant toute chose en un sujet pareil, le sublime et l'absurde, la bouffonnerie et l'élégie, la justice et la colère, le discours de M. de Chateaubriand, et ce chapitre même. Hélas! Il n'a pas été fait sans pitié, sans respect et sans larmes, pour des malheurs si cruels et si complets!

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