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Contes littéraires du bibliophile Jacob à ses petits-enfants

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The Project Gutenberg eBook of Contes littéraires du bibliophile Jacob à ses petits-enfants

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Title: Contes littéraires du bibliophile Jacob à ses petits-enfants

Author: P. L. Jacob

Release date: May 1, 2004 [eBook #12271]
Most recently updated: October 28, 2024

Language: French

Credits: Produced by Tonya Allen and PG Distributed Proofreaders. This file was produced from images generously made available by the Bibliothèque nationale de France (BnF/Gallica) at http://gallica.bnf.fr

*** START OF THE PROJECT GUTENBERG EBOOK CONTES LITTÉRAIRES DU BIBLIOPHILE JACOB À SES PETITS-ENFANTS ***
BIBLIOTHÈQUE DE RÉCRÉATION

DU BIBLIOPHILE JACOB

CONTES

LITTÉRAIRES
DU
BIBLIOPHILE JACOB

à ses petits-enfants

Illustrations par P. KAUFFMANN

DEUXIÈME ÉDITION

[Illustration]

PARIS

1897

A

EDMOND FERDINAND PERIER

Lorsque tu seras en âge de lire ce recueil de Contes littéraires, que je dépose dans ton berceau, en te le dédiant, sons les auspices de tes bons parents, je ne serai plus là, sans doute, pour recevoir tes premiers remerciements; mais je suis heureux et satisfait de ceux que ton excellent père et ta charmante mère m'adressent aujourd'hui en ton nom.

Ils te diront, un jour, que j'étais leur ami, après avoir été celui de ton aïeul, et que j'ai voulu, par cette dédicace, te rappeler plus tard l'affection sincère qui m'attachait à ta famille depuis si longtemps.

Une dédicace, en tête d'un ouvrage composé pour la jeunesse, est, mon cher enfant, la bénédiction d'un vieillard.

Paul L. Jacob, Bibliophile. Agé de cent vingt-cinq ans.

INTRODUCTION

LA CONVALESCENCE OU VIEUX CONTEUR

Je l'ai dit ailleurs: je suis vieux et bien vieux, quoique les centenaires deviennent de plus en plus rares depuis le temps du patriarche Jacob, dont je ne descends pas toutefois en ligne directe. J'ajouterai que mon nom est le seul point d'analogie qui me rapproche de cet antique chef d'Israël; il ne m'est pas donné, comme à lui, de voir dans mes derniers jours les enfants de mes petits-enfants, ni d'espérer une race aussi nombreuse que les étoiles. Voilà pourquoi je cherche à me créer une famille chez les autres et à me consoler de mon existence solitaire par de douces illusions. Il est si aisé de se persuader que tout ce qui nous aime nous appartient!

J'ai donc ainsi beaucoup, beaucoup d'enfants et de petits-enfants, fils et filles, qui répondent à ces noms-là avec tendresse, et qui m'appellent à leur tour papa Jacob, sans qu'il leur en coûte de prendre cette douce habitude. L'affection vraie et naïve que je sais leur inspirer n'acquiert tout son développement qu'à la suite d'une connaissance réciproque, plus ou moins prompte à s'établir entre nous; je ne dédaigne jamais d'en faire tous les frais, et je crois que l'amitié peut avoir de fortes racines dans un tout jeune coeur: les petits amis n'ont pas souvent l'ingratitude des grands.

Mon extérieur grave et bizarre, je l'avoue, ne prévient pas d'abord en ma faveur ces esprits légers, joyeux, craintifs, nouveaux dans la vie, ignorants de tout et surtout des hommes. Les enfants qui me rencontrent pour la première fois, sans avoir été apprivoisés d'avance par mon nom, qui est familier à la plupart d'entre eux, s'effarouchent, s'effraient et s'enfuient, à l'aspect inaccoutumé de ma physionomie et de mon costume. Il y a du Croquemitaine en mon air, et je ne m'abuse pas sur l'étrange caractère des traits de mon visage anguleux, grimaçant, ridé et jauni, sur la menaçante longueur de mon nez, sur le regard sévère de mes yeux couverts de gros sourcils blancs. Ma haute taille, encore droite, cependant, contraste avec ma maigreur et me donne un air assez imposant. Quant au costume, il est plus commode qu'élégant, et je ne trouve pas mauvais qu'on en rie; mais mon bonnet de coton, noué d'un ruban noir, préserve du froid ma tête chauve, mieux que ne ferait une perruque blonde ou poudrée, et mon ample robe de chambre, en soie à fleurs, dissimule les distractions ordinaires de ma toilette: c'est, d'ailleurs, une mise fort convenable pour les bouquins qui forment ma société et mon cortège.

[Illustration: Mon extérieur grave et bizarre, je l'avoue, ne prévient pas d'abord en ma faveur.]

Cependant les enfants me reviennent bientôt, quel que soit leur étonnement à ma première apparition; eussent-ils couru se cacher derrière le fauteuil de leur père ou dans les bras de leur mère, il suffit que mon nom soit prononcé, pour les ramener à l'instant jusque sur mes genoux; car ma réputation de conteur s'est répandue parmi eux, avant qu'ils aient appris à lire; on chérit tant les contes, à cet âge, qu'on est plus exigeant sur la quantité que sur la qualité: sans être un Berquin, un conteur de bonne volonté amuse et instruit facilement à la fois des intelligences neuves et impressionnables; il suffit de savoir se faire écouter, et bientôt on a un auditoire plus attentif, plus silencieux, plus fidèle, que celui de toutes les académies du monde; car l'intérêt du récit tient lieu d'éloquence.

Or, voyez comme à mon insu j'ai contracté l'engagement éternel de faire des contes aux enfants, moi qui ai rempli ma longue carrière d'études spéciales, arides et monotones, moi qui journellement amasse dans ma mémoire des dates et des matériaux historiques! Néanmoins, je n'ai jamais eu la maladresse et l'incurie de traîner mes contes dans la route battue des enfantillages frivoles, niais ou absurdes; j'accorde à l'enfance plus d'estime qu'on ne fait dans bien des systèmes d'éducation, et je tâche toujours de l'élever, au lieu de la rabaisser. Je ne lui prête pas mon dos pour y monter à cheval, comme Henri IV lui-même m'en donne l'exemple; je ne vais pas, débile et cassé que je suis, me mêler à des jeux bruyants qui demandent une pétulance et une vivacité que j'ai perdues depuis nombre d'années; aussi bien, vaut-il mieux mettre l'enfance à notre portée que de descendre à la sienne, et ce serait présomption téméraire que de lutter avec elle de souplesse et d'activité, quand nous ne voyons pas sans lunettes, quand nous ne marchons pas sans canne.

Selon mon système, justifié par la pratique, je tends toujours à développer l'intelligence, qui suit rarement les progrès de la force physique, et je me plais à cultiver les fruits précoces de l'esprit dans leur naïve saveur. On a le tort, en général, de priver de lumière ce qui n'aspire qu'à germer et à croître; on prolonge l'enfance, et moi je travaille à la rendre plus courte; je hâte la jeunesse, au lieu de la retarder; car, pour augmenter la vie de l'homme, il suffit de la commencer plus tôt, et la vie ne commence réellement qu'avec la pensée. Apprenons donc, de bonne heure, aux enfants, à penser.

Les enfants ne sont pas, d'ordinaire, si légers et si insouciants qu'on les suppose pour toute espèce de notions sérieuses, utiles et raisonnées; leur mémoire manque de discernement et de choix, mais elle retient les faits, lorsqu'on a pris soin de les revêtir d'une forme attrayante, lorsqu'on s'adresse à cette curiosité passionnée, qui précède l'âge des passions et qu'on ne songe guère à faire tourner au profit de l'enseignement. On ne sait pas jusqu'à quel point cette curiosité instinctive pourrait former la base solide d'une première éducation. L'Histoire, qui, entre toutes les sciences, réclame principalement beaucoup de temps et de lectures; l'Histoire, dont on a fait un épouvantail d'ennui et d'obscurité; l'Histoire, pour l'étude de laquelle Lenglet-Dufresnoy n'exigeait pas moins de dix ans et demi, avec neuf heures de travail par jour; l'Histoire pourrait devenir la récréation favorite des enfants. C'est donc de l'Histoire que je leur arrange en contes et en nouvelles; c'est de l'Histoire qu'ils viennent chercher autour de moi; c'est de l'Histoire vraie, dramatique et littéraire. Le passé doit servir à l'instruction du présent.

Il y a cinquante ans, dans une fatale année de choléra-morbus, le vieux Conteur a failli être enlevé à ses petits-enfants. A coup sûr, sa mort aurait été pleurée par tous ceux qui escaladent à l'envi ses genoux, pour arracher quelques-uns des souvenirs, contemporains de ses cheveux blancs ou de ses gros volumes; mais, Dieu merci! je vieillirai le plus longtemps possible, je conterai encore bien des contes, si je deviens deux fois centenaire. Approchez-vous, mes enfants, oreilles et bouches béantes! Le bibliophile Jacob est convalescent.

Je ne me souvenais pas d'avoir été malade dans le cours d'une vie longue et occupée, excepté une seule fois au collège de Montaigu, en 1760, où la douleur de ne pas obtenir le prix d'histoire me causa une fièvre cérébrale, qui, par bonheur, n'a point altéré mes facultés mnémoniques. Je croyais donc pouvoir à toujours défier cette légion de maux, qui sont en guerre perpétuelle contre la pauvre et fragile humanité. Je me hâtais pourtant d'achever, dans la retraite, un ouvrage de prédilection, comme par pressentiment de le voir bientôt interrompu; j'écrivais, nuit et jour, sans quitter mon pupitre, et si ce jeu de mots est permis à la gravité de mon âge, je ne m'endormais pas sur la plume.

Hélas! tout excès a des conséquences funestes et j'eus à me repentir de m'être trop hâté. Je n'étais plus jeune, et ma volonté conservait seule une puissance d'énergie que le corps n'avait plus. Les veilles avaient brûlé mon sang; la continuité d'une oeuvre d'imagination avait irrité ma sensibilité nerveuse. J'étais à bout de forces, sinon de courage.

Il fallut, malgré moi, m'enlever de mon fauteuil, m'arracher à mes livres et manuscrits. Vainement j'essayai de persuader au médecin que la santé ne m'avait pas abandonné un instant et que cette fièvre lente n'était qu'un effet de ma préoccupation d'esprit: il fronçait le sourcil, en tenant mon poignet pour interroger les rares pulsations de l'artère. Mon teint jaune et terreux, mes lèvres pâles et mon regard éteint, démentaient le sourire que j'essayais de me donner, et les paroles de confiance, que me suggérait le désir de me faire illusion à moi-même. Plus clairvoyant que moi, mon excellent ami le docteur Charpentier mesurait avec inquiétude combien peu d'huile restait dans ma lampe, sur laquelle un vent fatal avait soufflé.

Des soins habiles, dévoués, infatigables, parvinrent à me sauver, en s'opposant à la rage insensée qui m'excitait sans cesse à me remettre au travail, après les crises les plus dangereuses de la maladie qui épuisait le reste de mes forces.

[Illustration: Ce délire avait des accès effrayants.]

Il semblait, cependant, impossible de me guérir de cette folie de lire ou d'écrire, folie tour à tour sombre et furieuse; je demandais à grands cris ma bibliothèque; j'ordonnais, je suppliais, je ne me lassais pas des refus, et j'étais sourd aux plus sages représentations. Ce délire avait des accès effrayants: tantôt je m'imaginais découvrir des caractères d'imprimerie sur quelque partie de mon corps; tantôt je me dressais sur mon séant, pour atteindre un volume qui n'était que dans ma fantaisie; je déclamais mon catalogue, en récitatif d'opéra, ou bien je jouais le rôle du commissaire-priseur dans une vente de livres. Une fois, je poussais l'extravagance jusqu'à me persuader que j'étais métamorphosé en manuscrit sur vélin avec de belles lettres peintes et des miniatures rehaussées d'or; en ce prétendu équipage, je ne laissais approcher aucune tisane, qui pût endommager les merveilles de mes feuillets enluminés.

[Illustration: Je ne laissais approcher aucune tisane.]

A ce délire aigu succéda une langueur de consomption, qui aboutit au marasme; j'étais devenu indifférent à tout, même à mes goûts de bibliophile, que la médecine eût appelés à son secours, s'ils avaient pu arrêter mon dépérissement organique. Le bon docteur Charpentier désespéra de moi, en remarquant l'accueil froid et passif que je fis à certain bouquin précieux, qu'il m'apportait d'une promenade le long des quais. Le sens de la bibliomanie paraissait le dernier que j'eusse à perdre; après lui, je n'avais plus qu'à rendre l'âme. Déjà, j'étais réduit à la condition de cadavre animé, absolument privé d'appétit et d'aliments, desséché jusque dans la moelle des os; je dépensais mes interminables journées à ne rien faire, assis au milieu des oreillers; et mes nuits, plus pénibles encore, sans fermer la paupière. J'étais si horriblement maigre, qu'on aurait pu étudier l'anatomie à travers la peau tendue et transparente de mon squelette.

Dans cet anéantissement de mes facultés, lequel avait résisté à toutes les ressources médicales, mon docteur proposa de m'envoyer à la campagne pour me remettre entre les mains de la Nature à qui en appelle souvent Hippocrate: le mal venait de l'abus du système intellectuel; la matière avait besoin de rentrer dans ses droits et dans son équilibre. On me prescrivit donc, pour remplacer les juleps et les sirops, un air vif et pur,—le départ de Paris, bien entendu,—des exercices gradués, propres à rétablir la vigueur du corps en la sollicitant, une alimentation sobre et frugale, l'abandon complet de tout travail d'esprit, et même l'oubli des objets matériels de mes affections littéraires. C'était une pénitence difficile, et, pour y satisfaire, je me résignai à m'enfuir, sans dire adieu à mes bouquins; cette séparation m'aurait trop coûté. On m'entraîna, malgré moi, loin de cette partie de mon individualité, et, tandis que je les rangeais dans mon souvenir, comme sur les rayons de ma bibliothèque, une chaise de poste m'emportait, chaudement empaqueté, vers le lieu de mon exil sanitaire.

Ce fut aux environs de Bourges, dans l'ancienne province du Berry, que des amis généreux m'accueillirent, à leur foyer des vacances, comme dans ces bons vieux temps d'hospitalité, où la porte du château féodal s'ouvrait aussitôt, au son des coquilles du pèlerin; où le chevalier blessé trouvait une prompte guérison, dans la paix du manoir, qui l'avait reçu mourant.

Après un voyage qui raviva mes souffrances secouées à chaque tour de roue, je parvins à ma destination, à cette riante colonie de la Chaumelle, qui avait gardé l'aspect et les coutumes d'un fief du moyen âge, sous la direction paternelle de son seigneur. Lorsque je débarquai, tremblant de fièvre, d'espoir et de plaisir, dans ce charmant ermitage, qui me promettait une heureuse et paisible fin, sinon le rappel à la santé et à la vie, je me vis entouré tout à coup d'enfants, empressés à conduire, à soutenir ma démarche chancelante! L'un relevait les plis de ma robe de chambre dérangée dans la voiture, l'autre s'informait de mon état, avec une discrète attention…. Mes yeux se mouillèrent, et la reconnaissance gonfla mon coeur! J'étais de prime abord naturalisé chef de famille.

De ce moment, j'oubliai ce qui m'avait fait tant de mal, après m'avoir procuré tant de jouissances et de béatitudes: mes livres! Je cessai de regretter ces amis brochés, cartonnés et reliés, que j'avais laissés à Paris, pour me donner tout entier à ceux, plus vrais et moins ingrats, que j'étais venu chercher en province: les premiers m'avaient fait malade; il appartenait aux derniers de me rendre à la vie. Le spectacle de la nature champêtre et agricole vaut bien la plus admirative contemplation devant une édition rare du commencement de l'imprimerie, ou sortie des presses illustres de Robert Estienne, d'Elzevier, de Barbou, de Didot. Je n'avais garde de rêver parchemins, in-folios poudreux, reliures à fermoirs, arabesques et miniatures en or et en couleur, lorsque, de ma fenêtre ouverte à la senteur matinale qui se dégage des bois et des gazons, je regardais dans la plaine les moutons marqués au sceau proverbial du Berry, les charrues attelées de huit boeufs, les pâtres s'accompagnant d'une chanson monotone, les tonnes de la vendange et les récoltes du chanvre. Mes jeux, affaiblis par des veilles prolongées, se reposaient sur le penchant vert des coteaux chargés de vignes et dans la variété pittoresque du paysage; il y a un bonheur inexprimable à plonger, d'un horizon à l'autre, ses regards et sa pensée dans ce vaste ciel bleu, dont les citadins ne possèdent que des lambeaux, entre les toits, les gouttières et les cheminées.

Je n'avais pas encore repris assez de forces pour les dépenser à la promenade en plein champ, et cependant je les sentais revenir, sans y croire moi-même. Je ne m'apercevais pas de la lenteur du temps, quoique mes joues, chose inouïe pour moi, s'engraissassent d'oisiveté, quoique je ne fisse pas plus de mouvement qu'un paralytique; mais, dans cette habitation élégante et commode, qui attestait le goût ingénieux du propriétaire, je n'avais pas le loisir de m'ennuyer, bien que condamné à rester en place. Mes hôtes aimables, qui doublaient par leurs qualités personnelles le charme de leur résidence, me procuraient une société, que je n'eusse point échangée contre toutes les Sociétés savantes ensemble; c'était, grâce à la maîtresse de la maison, une familière conversation sans apprêts ni pédanterie, mais instructive, nourrissante, toujours gaie et souvent brillante. Une femme qui joint le savoir à l'esprit, surpasse tous les hommes d'esprit et de savoir.

Les enfants faisaient les intermèdes joyeux et intéressants de ces entretiens, qui tenaient à la fois de l'étude et du plaisir, de l'utile et de l'agréable; ils contribuèrent aussi à mon rétablissement, ces chers petits, qui m'aimaient sur la foi de ma réputation, avant d'être à même de me connaître et de m'aimer en personne; leurs voeux et leurs prévenances avancèrent sans doute ma convalescence, d'abord indécise et lente, puis franche et rapide. Les témoignages d'amitié qu'ils me prodiguaient adoucirent l'anxiété morose, que la maladie traîne toujours après elle. A mon lever, ils venaient, sans bruit, recueillir le bulletin de ma nuit; ils s'échelonnaient, autour de moi, avec leurs physionomies gaies ou tristes, selon le thermomètre de ma santé; là ils aspiraient à me distraire par leur babil amusant, par leurs questions malicieuses, par leurs jeux innocents; c'était à qui roulerait mon fauteuil de grand-père, exhausserait mes oreillers, étendrait un tapis sous mes pieds, courrait chercher mes lunettes, ma canne ou ma tabatière. Je payais en tendresse cette piété filiale, plus délicate et plus touchante que si elle m'eût été due; je remerciais du fond de l'âme ma bonne étoile, qui éclairait à son déclin la dernière et plus belle partie de ma carrière.

L'époque des vacances agrandit encore le cercle de la famille: des jeunes gens à peine délivrés du collège, des jeunes personnes à peine arrivées de pension, se joignirent à leurs frères et soeurs, pour soigner le vieil hôte de leurs parents. La conversation prit alors des allures moins timides, et les sciences, allégées du langage technique qui fait peser sur elles une infructueuse obscurité, purent s'ébattre sous mes yeux, en réveillant mes goûts, mes instincts et mes aptitudes. J'étais le président de ces séances peu académiques, où la discussion portait la lumière et l'intérêt dans les branches arides et inconnues de l'enseignement. Chacun fournissait sa quote-part d'instruction, d'observation et d'intelligence; chacun était à son tour orateur, commentateur ou critique. Ces enfants s'élevaient ainsi à la condition d'homme, ou bien je redevenais moi-même enfant avec eux.

Ces occupations quotidiennes et sédentaires se prolongèrent avec ma convalescence. Enfin je sortis de mon fauteuil, comme Lazare de son tombeau; courbé sur un bâton, j'allai parcourir, d'un pas encore tremblant, les alentours de la jolie maison blanche, le parterre couronné de dahlias, le verger embaumé de fruits mûrs, le bocage gazouillant, et l'enclos bordé d'antiques noyers. De jour en jour, mes pas s'affermissaient, et mes promenades tendaient vers un but plus éloigné; je ne restais plus dans l'enceinte trop circonscrite par les haies et les fossés; avec le bras d'un de mes jeunes guides, je m'aventurais aux environs, pour voir le pays, en peintre, en historien, en antiquaire; c'était la santé qui s'annonçait par le retour de mes goûts favoris: j'étais encore le bibliophile Jacob.

Mes chers enfants me dirigeaient et m'escortaient, dans ces excursions, à la distance de plusieurs lieues; je ramassais partout les souvenirs, empreints sur le sol et dans la pierre, de la domination romaine et du séjour de Charles VII en Berry. Je suis allé ainsi successivement visiter, à Feularde, les arches d'un de ces aqueducs que les Romains ont liés d'un ciment indestructible; à Ryans, le passage de la chaussée de César, laquelle partait de Bourges, l'ancienne Biturix; à Bois-sire-Amé, les ruines du château d'Agnès Sorel, dame de Beauté; aux Aix-d'Angillon, les débris des remparts de la forteresse du moyen âge; à Sancerre, la grosse tour qui penche sur la ville; à Bourges, ces vieilles rues, ces vieilles maisons, et ces nombreux édifices qui lui restent de sa splendeur royale et qui s'harmonisent avec l'architecture ciselée de sa merveilleuse basilique.

L'automne pluvieux mit trop tôt un terme à ces courses qui achevèrent de consolider ma santé: je marchais sans bâton, même avant d'avoir fait un pèlerinage aux reliques de la fameuse sainte Solange, qui, suivant la légende, porta sa tête coupée, à l'imitation de saint Denis. Les journées devinrent courtes, les soirées longues, et le vent du nord-est, qui soufflait sans cesse en tourbillons, dépouilla les arbres de leur feuillage rouillé; ensuite le ciel se fondit en eau, sans qu'un rayon de soleil pût percer le voile épais des nuages.

Cette nature immobile, sombre et humide, qui succédait brusquement à la nature chaude, dorée et vivante, de la belle saison, rembrunit d'abord mon humeur, de ses brouillards et de ses ouragans; mais je ne pouvais que me plaire, à la maison, au coin d'un feu clair et pétillant, dans l'intimité d'une famille où je n'étais plus étranger; on n'eut donc pas à me faire violence pour me retenir, en demi-quartier d'hiver, jusqu'aux grands froids. Outre les passe-temps qui sont du domaine ordinaire de la campagne, le billard, le trictrac, les échecs et les cartes, je repris l'habitude des causeries de famille, que les veillées du soir ranimaient à l'éclat du foyer domestique, pendant que la pluie fouettait contre les vitres, et que le vent jetait de plaintifs sifflements dans les airs.

C'était un tableau digne de Rembrandt ou de Téniers, que ce salon capricieusement éclairé par les reflets d'un fagot enflammé, quand l'après-dîner nous réunissait tous, en demi-cercle, devant la cheminée, qui n'avait pas la capacité des hautes cheminées gothiques, mais qui ne dévorait pas moins de bourrées et d'énormes bûches.

J'occupais la place d'honneur, au milieu d'un auditoire qui m'écoutait toujours avec cette bienveillance si encourageante pour les bavards; or, la langue n'est pas de ces choses qu'on perd en vieillissant.

Le père et la mère daignaient se mêler à leurs enfants, pour entendre les réminiscences décousues de mes lectures et de mes quatre-vingts ans. Mais comment peindre le groupe silencieux et attentif de ces enfants, agenouillés entre mes jambes, assis à mes pieds et debout derrière mon fauteuil? Ils suivaient de l'oeil l'histoire, qui commençait trop tard, à leur gré, et finissait trop tôt; ils ne se permettaient pas de bouger, de peur de m'interrompre, et ils eussent voulu suspendre leur respiration. Je l'avouerai, si un conteur est fier de l'attention qu'on lui prête, j'avais bien largement tous les privilèges et toutes les récompenses du conteur.

Quelquefois, il est vrai, je me trouvais, en cette qualité, fort embarrassé d'un rôle où l'on ne saurait réussir, à moins de contenter tout le monde: je devais m'adresser à des auditeurs, différents d'âges, de sexes et de caractères. Celui-ci me suppliait à voix basse d'aborder le terrible chapitre des revenants; celui-là se serait volontiers pâmé d'aise à des histoires de voleurs, car ces deux sujets importants ont des attraits éternellement nouveaux pour les petits peureux. Les garçons avaient du penchant pour les batailles et pour le merveilleux; les filles s'intéressaient davantage à des héroïnes de romans, à des détails de toilette et à de simples anecdotes. Quant aux aînés, qui n'avaient pourtant pas la manie de faire valoir leur supériorité de compréhension et d'instruction, il n'eût pas été convenable de les assommer de ces contes, ennuyeusement moraux, pour l'amusement des plus jeunes; enfin, la patience des parents, que je n'aurais pas pris à tâche d'ennuyer aussi, m'invitait à choisir et à orner quelques narrations d'un genre mixte et d'une portée facile, qui atteignissent à la fois tous les degrés de l'intelligence. Je crus donc pouvoir rattacher mes récits à des noms littéraires, qui relèvent l'intérêt, souvent traînant, du drame, et le font sortir de l'ornière du lieu commun. D'ailleurs, absolument dénué de livres, j'aurais craint d'entrer dans l'Histoire, de fausser une date, de travestir un fait, d'omettre ou d'estropier un nom, en un mot, d'induire en erreur qui que ce fût, même un enfant sachant à peine ses lettres. L'Histoire est une religion qui a ses fanatiques, et je m'honore d'être un de ceux-là.

Voilà comment ma convalescence a produit un volume de contes, qui sera peut-être suivi de plusieurs autres. Je n'ose pas attendre de tous mes lecteurs l'indulgence filiale et amicale à laquelle mes jeunes auditeurs de la Chaumelle m'avaient accoutumé; mais je souhaite qu'ils m'encouragent à recueillir tôt ou tard la suite de ces nouvelles, que j'ai composées en pensant à eux. C'est aux enfants que je parle.

Mes chers petits enfants, le vieux bibliophile Jacob ne cessera de conter qu'en vous quittant pour toujours.

P. L. JACOB.

Bibliophile.

UNE

BONNE ACTION DE RABELAIS

(1553)

Il y avait, en 1552, un pauvre homme, d'origine juive, qui s'était établi dans une misérable hutte, en plein bois, aux environs du village de Meudon. On ne savait pas d'où il venait et personne ne s'en inquiétait, car, depuis son arrivée dans le pays, il n'avait eu de rapport avec personne. Il ne sortait que la nuit et ne se montrait jamais pendant le jour; la porte de sa cabane restait fermée à tout venant: on en voyait sortir quelquefois ses deux enfants, une petite fille de douze ans et un petit garçon de neuf ans à peine, qui étaient seuls chargés de pourvoir aux besoins de la triste famille. Quant à la mère de ces enfants, on ne l'avait point encore aperçue; on la disait fort malade, et l'on se demandait parfois si elle n'était pas morte, sans que son mari eût averti le curé, pour lui administrer les derniers sacrements et la faire enterrer.

—C'est un vilain juif! disaient entre elles dix ou douze paysannes, qui passaient pour aller au marché de Meudon, en se montrant de loin à travers bois le toit de mousse de la maisonnette mystérieuse. On ne l'a pas encore vu entrer dans l'église, voire même s'agenouiller sous le porche, comme les excommuniés qui font pénitence et qui attendent là une absolution plénière.

—C'est plutôt quelque bohémien qui se sera séparé de sa bande, dit la plus vieille de ces paysannes. Les bohémiens ne croient ni à Dieu ni à diable; ils n'ont ni église ni curé; ils naissent sans baptême et meurent comme des chiens, après avoir couru le monde en vivant de vols et de pilleries, car le meilleur métier, selon eux, est de tromper les pauvres gens et de s'enrichir aux dépens des chrétiens.

—Oh! m'est avis que celui-ci ne s'est point enrichi et ne s'enrichira jamais! dit en riant une commère, qui désignait du doigt la fille du prétendu bohémien, vêtue de haillons sordides, courant pieds nus sur le bord de la route et disparaissant tout à coup dans les taillis. Avez-vous vu la petite mendiante, qui s'enfuit à notre approche, comme une biche en chasse?

—Nenni dea! reprit une autre: elle ne mendie mie que je sache! Bien au contraire; elle est fière et orgueilleuse autant et plus qu'une princesse, et quand elle porte son pain à cuire au four banal, elle ne parle à quiconque et s'en va seule courant, et ne demandant rien à ceux ou à celles qui lui donneraient de bon coeur l'aumône pour l'amour de Jésus-Christ et de sa bienheureuse mère Notre-Dame.

—Si elle ne mendie et si le père ne vole, répliquèrent quelques bonnes langues, on ne comprend pas comment ils peuvent vivre de l'air du temps; aussi bien, la farine coûte cher cette année, et il faut du vrai argent pour en acheter chez le boulanger.

—Ce n'est pas l'argent qui leur manque, ce dit-on, s'écria une de ces femmes avec la satisfaction de paraître en savoir plus que les autres. La fillette a la renommée d'être habile à faire de la dentelle, et le garçonnet, qui a la malice d'un singe, fait la chasse aux vipères, qu'il s'en va vendre à Paris aux apothicaires pour faire des drogues.

—Il y a plus, ajouta une autre en baissant la voix, ce coquin de bohémien s'est emparé d'un champ en friche qui appartenait à défunt Jean le Court et qui est tombé en déshérence depuis sa mort. Le champ n'est pas de trop riche terre, de telle sorte qu'il y poussait plus d'ivraie que de froment, mais ce diable d'homme le cultive, au clair de la lune, et y sème des plantes vénéneuses, que lui achètent les sorciers pour en faire des philtres et des poisons. Écoutez bien cela et n'en soufflez mot, mes commères. C'est ce que m'a conté le gros chantre de l'église de Meudon….

—Silence! interrompit celle qui marchait en avant. Voici venir messire le recteur, notre bon et digne curé, qui se rend au château pour visiter notre révéré seigneur le duc de Guise et madame la duchesse.

Le recteur et curé du village de Meudon était alors un savant illustre, un écrivain de grand renom, le fameux François Rabelais, qui avait été tour à tour prêtre et cordelier dans le couvent de Fontenay-le-Comte, médecin de l'hôpital de Lyon, médecin et secrétaire du cardinal du Bellay à Rome, religieux séculier de l'abbaye de Saint-Maur-des-Fossés près de Paris, et qui s'était fait connaître non seulement par des ouvrages de science médicale et d'érudition littéraire, mais encore par une admirable satire de la société tout entière, ainsi que des moeurs et des idées de son temps, intitulée la Vie du grand géant Gargantua et les Faits et prouesses de son fils Pantagruel, espèce de roman fantastique, dans lequel la plus haute raison se cachait sous un masque de bouffonnerie extravagante.

Rabelais avait alors près de soixante-dix ans; il était de taille moyenne, avec un embonpoint florissant qui témoignait de sa belle santé; il portait la tête haute et droite, marchant d'un pas ferme et presque solennel; sa figure, toujours souriante, empreinte à la fois de bonté et de malice, inspirait de prime abord la sympathie et la confiance; malgré son grand âge attesté par ses cheveux blancs, rien n'accusait en lui la décrépitude ni la sénilité. C'était un vieillard qui conservait les forces et les apparences de la jeunesse.

Son costume annonçait un médecin de la Faculté, ou un docteur de Sorbonne, plutôt qu'un homme d'église; il était coiffé d'une sorte de toque ou bonnet carré en velours noir, qu'on appelait barrette et qui cachait sa calotte de cuir bouilli; il n'avait ni rabat, ni surplis, mais une longue robe ample et flottante, boutonnée par devant, en étoffe de grosse laine ou étamine noirâtre; il avait les mains nues et s'appuyait sur un gros bâton en bois d'ébène à pomme d'ivoire. C'était là, il est vrai, un habillement de cérémonie, puisqu'il venait rendre visite à ses bons paroissiens, le seigneur et la dame du château de Meudon, où il était toujours le bien-venu et l'hôte désiré; mais, d'ordinaire, quand il allait voir les malades, faire l'aumône aux pauvres ou consoler les affligés, il n'était pas autrement vêtu qu'en bon paysan, avec des grosses bottes qu'on nommait des houscaux, une casaque de bure usée et des grègues ou caleçon flottant, un large chapeau de feutre gris à grands bords rabattus, et, en temps de pluie, une galvardine ou manteau court par-dessus ses vêtements.

—Or çà, mes enfants! dit Rabelais aux paysannes qui s'étaient arrêtées respectueusement à vingt pas de lui, pour le laisser passer, sans le déranger de son chemin, Dieu vous garde, mes chères soeurs en Jésus-Christ!

—Monsieur le curé, répondit une des plus vieilles au nom de ses compagnes, nous prions Dieu qu'il vous accorde bonne vie et longue!

—Or çà, reprit gaîment le curé, vous n'avez pas besoin de moi ce matin, puisque vous n'allez point à l'église, m'est avis, et vous me semblez de trop belle humeur, pour penser à venir au confessionnal? Donc je vous avertis que j'ai fait dire la messe, par mon vicaire, de meilleure heure, et que je m'en vais de ce pas chez monseigneur le duc de Guise, qui m'a envoyé chercher, avant l'aube, pour assister un de ses vieux serviteurs au lit de mort.

—Nous l'aiderons de nos prières à entrer en paradis! répliquèrent plusieurs villageoises en se signant.

—D'où venez-vous, bonnes femmes? leur demanda familièrement Rabelais. Êtes-vous contentes de vos maris, de vos enfants, de vos vaches et de vos volailles?

—Grand merci, messire! repartit la plus délurée de la compagnie. Nous venons de Vélisy, à travers bois, et nous apportons, au marché de Meudon, du lait, des oeufs et des herbes, pendant que nos hommes travaillent.

—Oui dà, mes enfants! s'écria le bon curé, en hochant la tête et clignant de l'oeil. N'êtes-vous pas un peu trop imprudentes de faire route ainsi, en pleine nuit, par les bois, sans escorte ni sauvegarde?

—Oh! notre bon père, dit une vieille, ce n'est pas la saison des loups, et nous sommes en assez bon nombre pour leur faire peur et les mettre en fuite, s'ils nous rencontraient au passage.

[Illustration]

—Bah! la mère! objecta plaisamment Rabelais, souvenez-vous du dicton:
«Le plus méchant loup, c'est un méchant homme.»

Ce proverbe populaire donna sujet de rire aux femmes de Vélisy, qui avaient entendu parler de la gaîté du curé de Meudon et qui se sentaient d'humeur à y répondre. Mais Rabelais n'avait pas le temps de faire une plus longue station sur la route du château.

—Or çà, mes filles! leur dit-il, ne vous attardez pas trop au marché, car on vous attend dans vos demeures et l'on vous gronderait quand vous rentreriez!

Les paysannes s'apprêtèrent à suivre ce bon conseil et, avant de s'éloigner, elles prièrent le curé de leur donner sa bénédiction: il la leur donna de bon coeur et paternellement.

—Nous faisons des voeux, dit une de ces femmes, pour que votre sainte bénédiction, monsieur le curé, s'étende jusqu'à ce scélérat de juif ou de bohémien, qui est venu avec ses louveteaux se loger dans nos bois, à seule fin de nous porter malheur.

—Je ne sais si c'est un bohémien ou un juif, reprit sévèrement Rabelais, mais à coup sûr ce n'est pas un scélérat: c'est un pauvre homme qui mérite qu'on le plaigne, et qu'on lui vienne en aide, parce qu'il est malheureux.

Rabelais s'éloigna, en laissant les paysannes un peu confuses de la leçon qu'il leur avait donnée et qui leur rappela que le curé de Meudon passait dans le pays pour un partisan déguisé de la Réforme calviniste.

L'Angélus était sonné à l'église du village, quand le curé revint du château où il avait passé toute la journée avec le duc et la duchesse de Guise. Le jour commençait à baisser, et l'on voyait dans le lointain les vapeurs du soir monter et s'étendre au dessus des bois qui environnaient le village. En approchant d'un sentier qui conduisait dans la forêt, Rabelais crut entendre des sanglots étouffés, et il aperçut à quelque distance une jeune fille immobile au pied d'un arbre. Il s'approcha rapidement et retint par le bras cette jeune fille qui se disposait à s'enfuir.

—Vous pleurez, mon enfant? lui dit-il avec douceur. Avez-vous donc sujet de pleurer, à votre âge où tout est si bon et si beau dans la vie! Quelle est la cause de vos larmes? Je serais heureux de pouvoir les essuyer et de vous faire gaie et joyeuse.

—Est-ce que je pleure, mon très honoré seigneur? dit-elle, en dévorant ses sanglots. Je ne pleure pas, reprit-elle avec un accent de dépit et de colère, non, je ne pleure pas, mais les gens de ce pays sont bien méchants!

—Ils sont comme partout, pauvre petite! répliqua Rabelais, qui regardait avec intérêt cette jeune fille, misérablement vêtue, mais dont la physionomie intelligente ne manquait ni de distinction ni de fierté. Il y a sans doute plus de méchants que de bons, mais aussi il y a plus de bêtes que de méchants. Vous a-t-on fait du mal? Auriez-vous à vous plaindre de quelqu'un? C'est un devoir pour moi de vous faire rendre justice et de vous prendre sous ma protection.

—Il faut que vous ne soyez pas de ce pays-ci, monseigneur, pour être aussi bon que vous êtes, dit l'enfant, reprenant confiance et se hasardant à regarder en face Rabelais qui la regardait également avec bonté. Je n'ai rencontré que des méchants, excepté vous, depuis que nous sommes à demeure dans la seigneurie de Meudon.

—Ah! vous faites partie de ma paroisse? lui demanda Rabelais, qui ne put se défendre d'un mouvement de curiosité. Je ne crois pourtant pas vous avoir encore vue à l'église?

La jeune fille ne répondit rien et baissa les yeux. Elle paraissait vouloir se dérober à cet entretien; elle avait ramassé un panier couvert d'un linge, qui était à terre, et elle se préparait à s'éloigner, lorsque Rabelais l'arrêta encore par le bras.

—Ma chère fille, lui dit-il d'une voix insinuante et persuasive, ayez foi en ma promesse: j'entends vous protéger contre quiconque oserait vous faire tort, et je ne veux pas que dans ma paroisse vous ayez à vous plaindre de qui que ce soit. Je vous prie de me dire tout franc quel est le préjudice qu'on a pu vous causer en ce pays de Meudon.

—Ils veulent que nous mourions de faim! s'écria l'enfant, avec un redoublement de sanglots. C'est la première fois sans doute qu'on me refuse de cuire notre pain au four banal… Ils m'ont chassée, en disant qu'ils me brûleraient comme une juive maudite, si je m'obstinais à présenter à la cuisson mon pain avec le leur.

—Vous êtes donc juive, ma pauvre enfant? lui demanda Rabelais avec bienveillance. Peu importe! ajouta-t-il en voyant que l'enfant restait muette et se refusait à répondre à cette question. Vous êtes malheureuse, et à ce titre, la Providence vous a placée sous ma tutelle et ma protection. Venez avec moi au village.

—Hélas! je ne puis, mon bon seigneur, répondit-elle. Ce n'est pas que j'aie faute de confiance, mais mon père m'attend….

—Votre père? Où est-il? Voulez-vous me mener vers lui? Est-ce que je vous fais peur? Ne savez-vous pas qui je suis?

—Quoi! dit-elle en tremblant, vous voudriez me conduire au four banal?… Ils étaient là comme des bêtes féroces, les femmes aussi bien que les hommes…. Ils me tueraient sans pitié ni merci, ces mauvaises gens!

—Eh bien! ma fille, j'irai seul, à votre place, repartit Rabelais. Confiez-moi cette corbeille qui contient le pain en pâte, que vous deviez mettre vous-même au four. Dans deux heures, je vous rapporterai votre pain cuit. Mais où vous le remettrai-je? Dans deux heures il fera nuit close, et vous ne pouvez rester ici à m'attendre.

—Ah! je n'ai pas peur, répliqua-t-elle avec une énergie bien supérieure à son âge…. Je suis accoutumée d'ailleurs à me trouver seule, dans les champs ou dans les bois, pendant la nuit…. Vous êtes bien bon, bien généreux, mon digne et vénéré seigneur, mais je n'ose accepter votre bienfaisante proposition…. Et pourtant il faudrait que ma famille ne mourût pas de faim!… Tenez, j'accepte le service que vous voulez bien me rendre et que Dieu vous rendra en notre nom.

—Mon enfant, lui dit Rabelais avec émotion, je ne sais qui vous êtes, mais, puisque vous avez foi en Dieu, vous êtes une de mes paroissiennes, et c'est à moi d'être votre serviteur devant Dieu. Dans deux heures vous aurez votre pain, et nous vous le bénirons.

Le curé de Meudon ne se sépara qu'à regret de cette intéressante jeune fille, qu'il se reprochait de laisser seule, mais elle s'était refusée absolument à l'accompagner jusqu'à Meudon. Il se hâta de rentrer au village et d'aller porter au four banal le pain qu'il avait à y faire cuire. Il n'adressa la parole à personne et ne répondit à aucune des questions qu'on se permit de lui adresser indirectement. Il dit seulement: «Ceci est le pain des pauvres; je le recommande à mes paroissiens.» Il alla dans son presbytère attendre, en lisant quelque auteur grec, que le pain de l'inconnue fût cuit. Deux heures n'étaient pas écoulées, qu'il revint au four banal chercher le pain chaud et doré, qu'il remit sous le linge dans la corbeille, et qu'il emporta, en hâtant le pas, à l'endroit où il devait le remettre entre les mains de la jeune fille.

Celle-ci ne se trouvait pas encore au lieu du rendez-vous. Devait-elle y venir? Combien de temps faudrait-il l'attendre? Il faisait nuit noire, et Rabelais se prenait à désirer que cette jeune fille ne vint pas, car une fille de douze ans avait à craindre dans le voisinage des bois les malfaiteurs non moins que les loups, et à cette époque de civilisation imparfaite, où les haines de religion devenaient plus ardentes que jamais, une juive était cent fois plus exposée qu'une chrétienne à de mauvais traitements de ta parc de tant de gens qui ne respectaient rien.

Rabelais était trop philosophe pour se faire illusion sur les dangers de la perversité humaine, dans toutes les conditions sociales, et, quels que fussent ses sentiments de mansuétude et de charité, il savait que la simple prudence lui commandait toujours de se mettre en garde lui-même contre la méchanceté et la violence. Cependant il n'avait jamais d'armes pour se défendre, lorsqu'il s'en allait ainsi à toute heure de nuit dans la campagne, soit pour observer les astres et l'état du ciel, car il était astronome, soit pour chercher des oiseaux et des insectes, car il était naturaliste, soit pour donner des soins à des malades, car il était médecin, soit pour porter des consolations à des mourants, car il était prêtre, soit pour étudier et admirer la nature, car il était surtout philosophe, et sa pensée s'élevait sans cesse vers Dieu, en interrogeant les mystères de la sagesse divine.

Il n'y avait pas de lune, ce soir-là, mais le ciel était étoilé, et une pâle clarté, qui traversait par intervalles l'obscurité, permettait de reconnaître de loin la forme des objets sans en percevoir les couleurs. Rabelais aperçut une espèce de grande ombre mouvante, qui semblait s'avancer de son côté; puis il entendit très distinctement le pas lourd et lent d'un homme qu'il entrevoyait de temps à autre à travers les arbres qui bordaient la route. Il prêta l'oreille et resta immobile, les yeux fixés sur cet homme qu'il ne distinguait pas encore suffisamment pour juger s'il devait s'inquiéter ou se rassurer; mais il ne songea point à fuir pour éviter une rencontre qui pouvait être indifférente et inoffensive. L'homme venait aussi d'apercevoir Rabelais: il s'était arrêté soudain en face de lui, dans une sorte d'attente et d'indécision. Ils se trouvaient alors à cent pieds de distance l'un de l'autre, tous deux absolument dégagés des ombres que projetaient les arbres dont ils étaient entourés, mais cette distance était trop grande et la nuit trop obscure, pour qu'ils pussent apprécier leurs intentions réciproques d'après leur physionomie et leur contenance. Après quelques instants de réflexion, Rabelais, remarquant que l'inconnu n'avait plus fait un pas, ni en avant ni en arrière, marcha droit à lui et le vit s'éloigner tout doucement et disparaître sans bruit. Il craignit alors de tomber dans une embuscade et s'arrêta de nouveau. On n'entendait pas le plus léger bruit.

[Illustration: L'enfant s'enfuit en courant et disparut.]

—Y a-t-il quelqu'un ici? demanda Rabelais à haute voix. La personne que je suis venu chercher est-elle là?

Personne ne répondit, et aucun bruit vivant ne se fit entendre. Mais tout à coup voici qu'une petite ombre se détache de la masse des feuillages et s'approche de Rabelais, qui reconnaît bientôt un enfant, mais ce n'était pas la jeune fille à qui il avait promis d'apporter son pain cuit. L'enfant, dont on voyait briller les yeux comme deux charbons ardents, ne prononçait pas une parole et continuait à s'avancer délibérément jusqu'à ce qu'il fût devant Rabelais, qui n'eut que le temps de l'examiner un moment. Cet enfant, âgé de neuf ou dix ans, avait l'air sournois et malicieux, avec une physionomie très intelligente; ses vêtements en haillons annonçaient la misère la plus sordide. Il s'empara, sans façon, par un mouvement brusque et décidé, de la corbeille que le curé de Meudon tenait à la main, et l'ayant enlevée rapidement, il s'enfuit en courant et disparut. Rabelais ne put s'empêcher de rire aux éclats.

—A la grâce de Dieu! dit-il à haute voix, en s'en allant. Voilà un petit garçonnet, qui n'est ni manchot, ni boiteux, et qui prend son bien, sans dire gare, ni merci.

Quelques jours s'écoulèrent, sans que le bon curé eût des nouvelles de la jeune fille, qui n'avait pas reparu au four banal: il avait fait savoir, dans le village, qu'il entendait qu'elle ne fût ni méprisée, ni molestée, quand elle reviendrait. Elle n'était pas encore revenue. Quant au petit voleur de pain, ce devait être, suivant les renseignements qu'il avait pris avec bienveillance à Meudon et aux environs, le propre frère de la jeune fille, un enfant qui n'avait pas même été baptisé, disait-on et qui ne se montrait pas plus à l'église que sa soeur et ses parents; ce qu'on n'aurait pas dû trouver étrange, puisqu'on assurait qu'ils étaient tous de la religion juive.

Un soir que maître François Rabelais retournait, bien fatigué, à son presbytère, après être allé par les bois de Meudon jusqu'au hameau de Villacoublay, près de Vélisy, pour administrer les derniers sacrements à un moribond, il se sépara tout à coup de son sacristain, qui portait les saintes huiles et l'eau bénite; puis, il se mit à la recherche des vers luisants qui brillaient dans les herbes, comme des feux follets, et il en ramassa une quantité pour les rapporter dans son cabinet d'étude, où il faisait de curieuses expériences sur la nature de la lumière phosphorescente que ces insectes répandent autour d'eux durant les chaudes nuits de l'été. Il n'avait pas pensé à se pourvoir d'une boîte fermée afin d'y mettre le produit de sa chasse, sans l'endommager; mais il eut bientôt imaginé un moyen de suppléer à l'absence de l'attirail d'un naturaliste: il releva les bords de son grand chapeau, de manière à former tout à l'entour une espèce de cuvette, dans laquelle il déposa sur une jonchée d'herbes tous les vers luisants qu'il put recueillir, et ces vers jetaient des éclairs intermittents qui l'environnaient d'une auréole lumineuse. Il avait aussi ramassé à terre une grosse chauve-souris, blessée par quelque oiseau de proie qui n'avait pas réussi à l'emporter à moitié morte. Cette chauve-souris, qu'il voulait conserver pour la disséquer et en étudier l'organisme anatomique, il eut l'idée de l'attacher, sur le sommet de son chapeau, avec trois ou quatre longues épingles qui lui avaient servi à relever sa robe sur ses genoux, pour marcher plus librement, sans s'accrocher et se déchirer aux épines des buissons de houx.

La lune était dans son plein quand il sortit du bois et marcha quelque temps à découvert, dans un sentier peu fréquenté, qui traversait une plaine aride, à peine cultivée sur quelques points, dans laquelle il n'avait pas encore passé. Il aurait pu se croire égaré, s'il n'avait pas su s'orienter par la position des étoiles, et il reconnut qu'après avoir fait beaucoup de chemin, au hasard, dans la forêt, il se trouvait presque à son point de départ, c'est-à-dire peu éloigné de Meudon, et qu'il ne tarderait pas a rencontrer la grande route qui établissait une communication directe entre ce village et le hameau de Vélisy. Le bon curé avait donc erré deux ou trois heures dans les bois, et il s'en apercevait à sa fatigue; mais il n'avait plus guère qu'une demi-lieue à faire, pour rentrer dans son presbytère.

L'idée lui vint que l'endroit de la forêt où il était en ce moment ne devait pas être autre chose que le Camp des Sorcières, cette plaine déserte et mal famée, dont les gens du pays n'osaient point s'approcher, surtout la nuit, parce qu'ils la regardaient comme hantée par les sorciers et sorcières, qui y venaient faire le sabbat. Mais Rabelais n'avait pas l'esprit accessible à ces croyances superstitieuses, et il continua de marcher en avant, sans doubler le pas et sans éprouver la moindre frayeur. Il se rappela, toutefois, que c'était dans ces parages qu'un inconnu, qu'on nommait le Juif ou le Bohémien, avait pris possession d'un coin de terre, pour y construire une pauvre cabane où il demeurait avec sa famille.

Rabelais donc poursuivait tranquillement son chemin, au clair de la lune, et le sentier qu'il suivait le rapprochait d'un bouquet de bois qu'il avait à côtoyer pour atteindre la route de Meudon, quand tout à coup il vit, à peu de distance de lui, un homme qui travaillait à la terre en poussant de gros soupirs. Ces soupirs, il les avait entendus de loin, sans se rendre compte de ce que pouvait être ce murmure lugubre et intermittent. Il continuait à s'avancer vers cet homme, qui lui tournait le dos et ne l'avait pas encore aperçu. La clarté de la lune lui permettait de suivre tous les mouvements du personnage, qui avait le corps courbé et la tête penchée vers le sol pierreux, qu'il remuait péniblement à coups de pioche. Rabelais s'arrêta pour le regarder faire, car il ne douta plus que ce fût un paysan malheureux qui labourait son champ.

—Bonhomme! lui cria-t-il, que fais-tu là, dans ce lieu désert, à l'heure où tout le monde dort?

L'homme se retourna vivement, à cet appel inattendu qui n'avait pourtant rien de comminatoire ni d'impérieux, et il laissa tomber sa pioche, en se jetant à genoux, car il n'eut pas la force de s'enfuir, et il resta tout tremblant, tout frémissant, la tête basse, sans oser regarder davantage la terrible apparition qu'il n'avait fait qu'entrevoir. C'est que Rabelais, sous les rayons de la lune qui le mettaient en pleine lumière, avait un aspect étrange et vraiment effroyable, pour qui ne l'eût pas reconnu: les vers luisants qu'il avait recueillis entre les bords de son chapeau lui faisaient une espèce de couronne de feu et illuminaient de reflets fantastiques la chauve-souris morte qu'il avait arborée comme un panache sur le haut de ce singulier chapeau; en outre, il avait coupé, dans les bois, une bottelée de plantes médicinales qu'il portait sur son épaule, et il tenait d'une autre main le produit de sa chasse aux insectes, soigneusement enfermé dans un mouchoir. Il avait l'air d'un véritable sorcier, mais il ne se rendait pas compte lui-même de l'incroyable figure que lui donnait ce bizarre équipage.

[Illustration: Il avait l'air d'un véritable sorcier.]

—Eh bien, bonhomme, reprit-il avec moins de douceur et plus d'autorité, ne veux-tu pas répondre à la question que je t'adresse? Qui es-tu? Que fais-tu? Réponds, et vite!

—Hélas! mon bon seigneur, répondit d'une voix étranglée le pauvre homme qui continuait à trembler et qui ne se relevait pas, je vous jure, par Moïse et par Aaron, que je ne fais pas de mal. J'ai trouvé cette pièce de terre inculte, qui semblait n'appartenir à personne, et j'y ai semé des navets qui ne sont pas très bien venus, tant la terre de ce champ est dure et ingrate. Voici que je suis en train de faire ma récolte, à grand'peine et à grand effort, mon doux seigneur, attendu que je suis bien malade!

—Quand on est malade, on garde le lit, repartit Rabelais avec un sentiment de défiance mêlé de commisération. A-t-on vu jamais un malade quitter sa couche, à la mi-nuit, pour s'en venir piocher la terre, au clair de la lune?

—Hélas! seigneur mon Dieu! s'écria douloureusement le laboureur nocturne: qu'est-ce qui nourrira ma pauvre femme et mes pauvres enfants, si je ne travaille pas pour eux jusqu'à la mort?

—Tu as femme et enfants, dit Rabelais avec une profonde pitié, et tu es pauvre? et tu es malade?

—Bien malade! bien pauvre! répliqua l'homme, qui n'avait pas même la force de se remettre sur pied. Oh! bien malade, mon vénérable seigneur! Aussi mieux vaudrait-il que je fusse déjà mort.

—Quand on est malade et bien malade, dit Rabelais, on envoie quérir le médecin et l'on se soigne, pour guérir, s'il plaît à Dieu. Or çà, mon brave homme, quel est donc le mal qui te tourmente?

—Je n'ose pas l'avouer, mon très vénéré seigneur! répondit en hésitant le misérable, qui recommençait à trembler de tous ses membres. Ah! je vous en conjure, ne le dites pas aux gens du pays! ils me chasseraient à coups de fourche…. Je suis maudit du Dieu d'Israël et maudit de tous les dieux, puisque j'ai la lèpre.

—La lèpre! répéta Rabelais, la lèpre! C'est une grande maladie et difficile à traiter. Nous y aviserons toutefois. Mon ami, ayez foi en Dieu, n'importe lequel, celui des juifs ou celui des chrétiens, et Dieu vous guérira.

—A Dieu plaise, mon cher seigneur! murmura l'homme, qui était parvenu à se relever et qui ne songeait plus qu'à s'évader.

—Écoute-moi et fais ce que je t'ordonne, dit Rabelais: tu vas quitter ton travail et partir d'ici, sans tourner la tête, ni regarder derrière toi, en laissant là ta pioche et le panier où tu devais mettre les navets; demain, au jour levé, tu reviendras ici et trouveras besogne faite. Mais va-t'en de ce pas te recoucher et dormir, si tu peux, après avoir prié Dieu, en lui demandant humblement et pieusement qu'il daigne te rendre la santé.

—Il y a cinq ans que je le prie, répliqua le pauvre homme avec amertume, et le mal n'a fait qu'empirer, ce qui témoigne manifestement que le Seigneur m'a maudit et ne veut pas me guérir.

—Ne blasphème pas, mon ami, lui dit Rabelais avec un geste impératif: aie foi en la bonté et la miséricorde de Dieu!

Le lépreux n'essaya pas de résister à l'ordre qu'on lui donnait d'une manière si solennelle, d'autant plus qu'en se relevant il avait contemplé avec effroi l'être extraordinaire qui était devant lui, et qu'il prenait pour un sorcier ou pour un spectre. Il obéit donc en silence et s'éloigna aussitôt. Rabelais exécuta immédiatement le projet qu'il avait conçu. Il ne pensait plus à la fatigue qu'il ressentait avant d'avoir rencontré sur son chemin le pauvre lépreux. Il se débarrassa lestement de son chapeau lumineux, de sa gerbe de plantes et de feuillages, de sa collection d'insectes et de petits animaux nocturnes; il ôta sa robe et sa casaque de dessous, qui auraient gêné ses mouvements; puis, en manches de chemise, comme un moissonneur, il saisit la pioche et s'en servit d'une main vigoureuse pour remuer la terre et en arracher les navets qui y avaient poussé. La besogne fut longue et pénible, mais, au bout de trois heures de travail, il avait fini de retourner le petit champ de navets, et la récolte qu'il en avait tirée formait un tas considérable, qu'il devait laisser sous la garde de Dieu avec la pioche dont il s'était mieux servi que le malheureux propriétaire de la culture. On n'avait pas lieu de craindre les voleurs dans un endroit aussi désert.

Rabelais, au moment de se r'habiller et de se remettre en route, ne rattacha pas son escarcelle, grosse bourse en cuir, fermée par un ressort de cuivre, qu'il portait d'ordinaire sous ses vêtements; il la cacha parmi les navets, qui la couvrirent entièrement de leurs feuilles. Il n'avait pas songé à vérifier quelle pouvait être la somme d'argent contenue dans cette bourse, qu'il avait apportée vide au château de Meudon et qu'il en avait rapportée pleine peu de jours auparavant, mais les aumônes, qu'il répandait à pleines mains, avaient déjà sans doute beaucoup diminué le petit trésor dont la duchesse de Guise lui confiait la distribution charitable. Il se hâta de reprendre ses habits, son chapeau et son butin de naturaliste; puis, après avoir remercié Dieu qui lui donnait encore la force et les moyens d'être utile à un malheureux, il se remit en marche et ne tarda pas à gagner Meudon, lorsque les premières lueurs matinales commençaient à monter dans le ciel et à dorer l'horizon.

[Illustration: Le sacristain avait fini par s'endormir.]

Il n'avait rencontré personne sur son chemin et il n'eut pas besoin d'expliquer les causes de sa présence dans la campagne à une heure aussi indue. Il était accablé de fatigue en rentrant au presbytère, où son sacristain l'avait attendu une partie de la nuit, avec l'inquiétude de ne pas le voir revenir. Rabelais n'eut garde d'éveiller ce fidèle serviteur, qui avait fini par s'endormir profondément, et dès qu'il se fut couché, sans l'éveiller, il s'endormit lui-même d'un sommeil plus profond, de telle sorte qu'il n'entendit pas sonner l'Angélus et qu'il dormait encore de bon coeur, quand le sacristain, qui s'inquiétait de ce sommeil prolongé, entra dans la chambre du curé.

—Guillot, mon ami, je ne dirai pas ma messe aujourd'hui, s'écria Rabelais, qui s'était réveillé en sursaut: il me faut aller visiter un malade.

—Par Notre-Dame! monsieur le curé, répliqua le sacristain avec une douce et familière gaîté, l'heure de la messe est passée depuis longtemps.

—En vérité, je ne croyais pas qu'il fût si tard, dit Rabelais en se hâtant de se vêtir. Je me suis oublié, cette nuit, à chercher des simples et des insectes dans les bois, et j'ai fait belle chasse, je t'assure.

—Ah! monsieur le curé, reprit Guillot en soupirant, comment vous amusez-vous à ramasser toutes ces mauvaises herbes et toutes ces vilaines bêtes, dont vous remplissez notre saint presbytère? Il y a là, Dieu me pardonne, une chouette ou un hibou….

—Non, c'est une chauve-souris, interrompit d'un air placide le curé naturaliste: ce n'est pas moi qui l'ai tuée, car je ne me résigne pas volontiers à faire mourir des êtres qui ont vie. Cette pauvre chauve-souris est morte des blessures que lui avait faites un méchant oiseau de proie. J'ai là des grenouilles et des crapauds, qui doivent être encore vivants; j'ai aussi quantité de beaux insectes, que je compte fort conserver en leur donnant de quoi se nourrir, mais je crains bien que mes vers luisants soient éteints pour toujours. Ce sont comme de petites lanternes que la nature allume le soir dans les bois, je ne sais par quel mystère ni pour quel usage. Tout a sa raison d'être, tout a son objet et son but, dans les choses de la nature.

Le sacristain Guillot n'était plus là pour écouter les réflexions savantes et philosophiques de son curé; on avait frappé à la porte du presbytère, et il était allé ouvrir. Il revint, quelques instants après, annoncer au curé, qu'un enfant en guenilles, qui ne pouvait être qu'un mendiant, demandait instamment à le voir, et attendait, à la porte, la tête et les pieds nus, que M. le recteur daignât lui accorder quelques minutes d'audience.

—Un enfant! dit Rabelais, de bonne humeur: selon les paroles de l'Évangile, laissez toujours venir à moi les petits enfants.

—Ce petit bonhomme n'est pas de notre paroisse, reprit le sacristain en s'en allant, et je le regrette fort, car nous en ferions un joli enfant de choeur.

Rabelais avait passé dans son cabinet d'étude, pour recevoir cet enfant, que lui amenait le sacristain, et qui s'arrêta sur le seuil, tout étonné et troublé du spectacle étrange que présentait ce cabinet de naturaliste et de savant. La chambre était tapissée de vieux livres, de gros volumes reliés en parchemin, et surtout de toiles d'araignées; des poissons desséchés et vernis pendaient au plafond; sur la table de travail, des manuscrits et des livres ouverts les uns sur les autres, des papiers entassés ou épars, noircis d'encre; des plumes, des compas, des télescopes; dans un coin de cette chambre remplie de poussière, un atelier d'alchimiste, un fourneau avec des alambics, des cornues, des creusets, et des vases en verre ou en cuivre de toutes formes; dans un autre coin, un bahut ou armoire en bois de chêne, surchargé de pots, de fioles, de bouteilles, de silènes ou boîtes en fayence et en plomb, contenant des onguents et des élixirs de pharmacie; enfin, çà et là, au milieu du cabinet, des animaux quadrupèdes empaillés, des amas d'herbes et de plantes médicinales, des mappemondes et des sphères astronomiques, des sièges et des escabeaux encombrés d'un pêle-mêle d'objets divers de toute espèce, applicables à différents usages de science et d'art.

Le curé, assis dans une grande chaire ou fauteuil en bois sculpté, accueillit par un sourire avenant et de bon augure l'enfant qui s'avançait timidement, les yeux baissés, derrière le sacristain. Cet enfant avait la figure la plus intelligente et la plus malicieuse. Rabelais reconnut aussitôt le petit démon, leste et hardi, qui, un soir précédent, lui avait enlevé des mains la corbeille de pain sortant du four banal de Meudon.

—C'est toi, lui dit le curé en éclatant de rire, c'est toi, n'est-ce pas, qui vins prendre, l'autre soir, le pain cuit que j'allais rendre à ta soeur? Je te reproche seulement d'avoir décampé trop vite, car je n'ai pas eu le temps de te donner quelque chose, pour t'empêcher de manger ton pain sec. Ne rougis pas, mon garçon, et ne sois pas en peine de t'excuser de ton escapade; il y avait faim chez tes pauvres père et mère, je m'en doute, et il te faut louer, au contraire, d'avoir avisé au plus pressé, en pareil cas; quant à moi, je pouvais attendre sans inconvénient, et j'ai donc attendu ton retour jusqu'à présent. Or çà, voyons ce qu'on peut faire pour venir en aide à ta famille.

L'enfant, qui avait écouté, sans répondre, cette allocution paternelle, n'y répondit pas davantage, quand elle fut terminée, mais il vint, tout ému, s'agenouiller aux pieds de Rabelais, avec un pieux respect, et lui tendit en silence l'escarcelle, que celui-ci avait laissée exprès, la nuit même, parmi les navets entassés dans le champ du lépreux.

—Va-t'en voir à la cuisine si le four chauffe, dit le curé, en congédiant son sacristain que la curiosité avait fait témoin de cette scène touchante. Dépêche, et mets la nappe, pour que nous allions savoir si le vin est tiré.

En même temps, il relevait doucement l'enfant, qui eût voulu rester à genoux devant lui, et il l'attirait avec bonté dans ses bras, sans avoir repris la bourse que cet enfant était venu lui rapporter dans une intention de probité délicate, qu'on devinait de prime abord.

—Monseigneur le curé, lui dit l'enfant les larmes aux yeux, ce matin, mon père a trouvé dans son champ cette escarcelle qui vous appartient, puisque votre nom est gravé dessus, et il m'a envoyé au plus tôt vous la remettre, pensant bien que quelqu'un vous l'avait volée.

—Non, mon cher enfant, répondit Rabelais avec émotion, cette escarcelle je vous la donne de bon coeur, avec le peu d'argent qu'elle renferme, en regrettant qu'elle n'en contienne pas davantage.

—Mon père m'a ordonné, continua l'enfant, de vous déclarer, sur sa foi, qu'il ne l'a pas ouverte et qu'il ignore ce qu'elle peut contenir. Il s'excuse très humblement de ne vous l'avoir rapportée lui-même, mais mon bien-aimé père est bien malade.

—Nous irons le visiter tout à l'heure, répliqua Rabelais qui admirait la probité de ces pauvres gens; oui, mon fils, nous irons ensemble, et avec l'aide de Dieu, j'ai bel espoir que nous le guérirons.

Rabelais avait repris enfin l'escarcelle, qui portait cette inscription en or, gravée sur le cuir noir dont elle était faite: A messire François Rabelais, trésorier des pauvres de Jésus-Christ; il l'ouvrit, pour savoir ce qu'il y avait dedans et il en tira vingt écus d'or, qu'il étala, tout neufs et tout brillants, sur le bord de la table. L'enfant fixait sur cet or des yeux émerveillés, comme s'il n'en eût jamais vu. Le bon curé réfléchit un instant, puis il étendit la main vers un coffret de fer ciselé, à demi caché sous les papiers dont la table était couverte; il l'ouvrit en faisant jouer un ressort qui le fermait et il y prit dix pièces d'or, qu'il réunit aux premières; il remit ensuite le tout dans l'escarcelle, qu'il fit disparaître dans une des poches de sa robe.

—Nous allons déjeuner avant de partir, dit Rabelais à l'enfant qui ne revenait pas encore de son étonnement admiratif. Il y a loin d'ici au Camp des Sorcières! Je m'aperçois que nous avons l'un et l'autre l'estomac aussi vide que la bourse d'un pauvre homme.

Il emmena l'enfant, par la main, dans une salle basse, où la table était copieusement servie: un jambon, des andouilles fumées sortant de dessus le gril, un chapon gras sortant de la broche et deux flacons de vin rouge et blanc. L'enfant aspirait délicieusement l'odeur de la chair cuite, et regardait d'un oeil stupéfait les apprêts de ce succulent repas.

—Nous ne mangerons qu'une bouchée, dit Rabelais, et ne boirons qu'un coup de vin pour nous donner coeur au ventre. Mange et bois, mon fils! Que la sainte bénédiction de Dieu descende sur ta pauvre et honnête famille!

Il avait servi lui-même son jeune convive, qui hésitait encore à manger et à boire, mais qui bientôt, encouragé par la bonne humeur du curé, se mit à l'imiter à belles dents et à plein gosier. Il buvait et mangeait comme s'il avait soif et faim depuis six mois. Rabelais se réjouissait de lui voir ce furieux appétit, et il lui donnait l'exemple à plaisir.

—Dis-moi, petit, lui demanda-t-il, lequel de vous sait donc lire dans la famille?

—Nous savons tous lire, monseigneur le curé, répondit l'enfant le plus simplement du monde.

—Tous? s'écria Rabelais surpris et charmé. Voilà de braves et dignes gens! La fille et le fils savent lire aussi! Ne veux-tu pas rester avec moi, mon cher enfant, ajouta-t-il, en l'embrassant encore une fois comme un père.

—Oh! bien volontiers, reprit l'enfant avec une vive émotion, oui, volontiers, monseigneur le curé! Mais vous me permettrez de voir souvent mon père, et ma mère, et ma soeur?

—Assurément, dit Rabelais. Ce n'est pas moi, Dieu merci, qui voudrais séparer à toujours l'enfant de son père et de sa mère! Çà, mon cher fils, quel est ton nom de baptême? Que je puisse te donner ce nom désormais, comme si j'étais ton second père, ton père adoptif. Je ferai de toi un gentil enfant de choeur, et tu seras, un jour, après moi, curé de Meudon, si le bon Dieu te fait cette grâce.

—Je me nomme Thadée, répondit tristement l'enfant après un moment de silence et de réflexion, mais je ne puis être ni enfant de choeur, ni curé, mon très vénéré seigneur, puisque je suis né israélite.

Rabelais respecta les scrupules religieux de cet enfant, qui avait été élevé dans la foi de ses pères, et il n'ajouta pas une parole qui fût de nature à le troubler et à le chagriner à cet égard; mais, ayant remarqué que le petit Thadée n'oubliait pas ses parents, puisqu'il mettait de côté pour eux une partie des aliments qui lui étaient attribués et qu'il semblait ne toucher qu'à regret, Rabelais appela son sacristain, et lui ordonna de rassembler dans un panier tout ce qui se trouvait sur la table et d'attacher le panier sur la selle de l'ânesse du presbytère.

—Tu viendras avec nous, Guillot, lui dit-il; tu conduiras l'ânesse par le licou, et si j'étais trop fatigué de la route, tu me ramènerais, sur l'ânesse, à Meudon, comme notre Seigneur Jésus entrant à Jérusalem pour s'y faire crucifier.

—Est-il possible, monsieur le curé, répondit à voix basse le sacristain, qui avait écouté à la porte l'entretien de Rabelais avec l'enfant, est-il possible que vous vouliez nous mener chez des juifs, avec ce petit fils de Barrabas et de Judas?

—Guillot, interrompit sévèrement le curé, j'aime mieux un juif honnête homme, qu'un chrétien malhonnête!

Le cortège se mit en marche: Guillot conduisant l'ânesse avec les victuailles, et faisant assez piteuse mine; Rabelais, en costume ecclésiastique, tenant par la main l'enfant, qui avait honte de se montrer, nu-pieds et tête nue, auprès du curé de Meudon. On regardait, en effet, avec surprise, ce bizarre cortège. Un page de la maison de Lorraine arriva, sur ces entrefaites, et resta confondu, en voyant M. le Recteur, ainsi qu'on le qualifiait au château, donner la main à un petit gueux déguenillé et sans souliers. Il venait, de la part de la duchesse de Guise, saluer Rabelais et l'inviter à souper ce soir-là. Rabelais fit réponse qu'il s'y rendrait certainement, d'autant plus qu'il aurait une belle histoire à conter à la bonne duchesse et une belle oeuvre de charité à lui proposer.

[Illustration: On regardait avec surprise ce bizarre cortège.]

Le petit Thadée se chargea d'indiquer le meilleur chemin et le plus court, que Rabelais ne connaissait pas, pour arriver à la plaine du Camp des Sorcières, où le sacristain, qui en avait ouï parler en assez mauvaise part, ne se trouva pas trop rassuré, quoiqu'il fit grand jour et que les sorciers qu'on accusait d'y tenir leurs assemblées fussent sans doute occupés ailleurs. C'était un lieu d'un aspect sauvage, mais très pittoresque, dans lequel on était bien sûr de ne rencontrer jamais âme vivante. Voilà pourquoi le lépreux y avait élu domicile avec sa famille; il avait construit, de ses mains, dans le fourré du bois le plus épais, une cahute en torchis, qui était un mortier composé de terre glaise et de paille hachée, sans autre toit qu'une couverture de gazon et de mousse appliqués sur quelques grosses branches, sans autre porte que des branchages entrelacés assez ingénieusement et entremêlés de bruyère et d'épines. Rabelais dit à son sacristain de rester en arrière avec l'ânesse et d'attendre qu'on le vînt avertir d'apporter le panier de provisions. Le pauvre Guillot vit avec terreur qu'on allait le laisser seul dans un endroit aussi désert et aussi mal famé: il se mit à pleurer, comme un enfant peureux.

—Que vais-je devenir ici? disait-il tout éploré. Il y aura quelque sorcier qui me tordra le cou, sinon quelque sorcière qui m'emportera en enfer sur son balai! Monsieur le curé, ayez pitié de moi et ne m'abandonnez pas, sans m'avoir donné l'absolution.

—Tant que tu resteras avec l'ânesse, tu n'as rien à craindre, lui cria Rabelais en s'éloignant: le diable respecte les bêtes et les tient pour ce qu'elles sont, en se disant qu'il n'y a pas là d'âme à prendre!

L'enfant avait quitté la main du curé et courait en avant pour prévenir sa famille: la porte de la cabane était ouverte, mais on ne voyait paraître que la jeune fille, rouge d'émotion et tremblante d'embarras, que son frère poussait devant lui, en l'empêchant de se dérober à cette présentation inattendue et forcée. Rabelais remarqua que cette fille était fort belle, sous ses haillons ignobles et que sa figure intéressante se recommandait par une expression de candeur pudique et de noble fierté. Il fut touché de commisération, en s'apercevant que cette pauvre jeune fille avait à peine les vêtements indispensables pour se préserver des atteintes du froid.

—Mon enfant, lui dit Rabelais avec douceur et intérêt, je vous prie de vouloir bien prévenir votre père et votre mère, que c'est le curé de Meudon qui s'en vient les voir et leur porter des consolations.

—Mon bon seigneur, répondit la jeune fille avec déférence et simplicité, votre Eminence daignera excuser mon père et ma mère, s'ils ne s'empressent d'aller au devant d'un si vénérable personnage que vous êtes. Ils ne sauraient bouger de leur lit, tant ils sont malades et rendus de fatigue l'un et l'autre: mon père a travaillé aux champs, cette nuit et ce matin; ma mère est quasi toute paralysée et percluse de tous ses membres, depuis le dernier hiver.

—Je ne suis pas une Éminence, mon enfant, reprit Rabelais, je suis votre frère en Jésus-Christ, qui veut vous consoler; je suis votre médecin, qui veut vous guérir.

—Sara! dit le frère à sa soeur, avec un élan de reconnaissance: monsieur le curé est si bon, si bienfaisant, si généreux, que c'est comme un ange du Seigneur, qui vient nous visiter dans notre affliction.

Sara et Thadée annoncèrent, par un geste respectueux, que le curé
n'avait qu'à les suivre, et ils entrèrent les premiers, en disant:
«Notre père, notre mère! Voici l'envoyé du Seigneur! Que le saint nom du
Seigneur soit béni!»

Rabelais, en pénétrant derrière eux dans la cabane, où régnait une demi-obscurité, entendit deux profonds soupirs mêlés de sanglots, qui partaient de l'endroit le plus sombre de cette misérable demeure et qui le dirigèrent vers les deux malades couchés côte à côte sur des feuilles sèches recouvertes d'une vieille serpillière, grosse toile d'emballage qui leur tenait lieu de draps, et enveloppés d'une horrible couverture de laine, usée, déchirée, et aussi noire qu'un drap mortuaire. La porte entr'ouverte faisait entrer assez de jour dans ce triste réduit pour que Rabelais pût distinguer les deux compagnons de cet affreux lit de misère: la femme, dont le visage cadavéreux ressemblait à celui d'une morte; le mari, qui n'avait plus figure humaine, la lèpre ayant envahi son visage et confondu tous ses traits dans une plaie vive et purulente, où les yeux seuls avaient encore de la vie et de l'expression, Rabelais, à cet aspect, éprouva un invincible sentiment d'horreur et de pitié.

—Que le bon Dieu vous bénisse, pauvres gens! dit-il, en se penchant vers eux. Rappelez-vous que le seigneur Job, sur son fumier, quoique moribond et couvert de plaies, adorait encore la main de Dieu qui l'avait frappé et le glorifiait avec révérence dans le secret de sa sainte volonté.

—Si je n'avais foi en Dieu, comme Job, répondit d'une voix caverneuse le pauvre lépreux, je n'aurais pas supporté jusqu'à présent le fardeau de la vie! Depuis tantôt un an, j'ai été tout à coup affligé de la lèpre, qui me fait souffrir mille morts et me rend un objet d'horreur à moi-même; depuis tantôt un an, j'ai perdu tout ce que j'avais loyalement acquis dans le négoce et qui était la fortune de mes enfants; depuis tantôt un an, ma bien chère femme est atteinte de paralysie et ne peut plus se mouvoir; depuis tantôt un an, mes deux chers enfants sont sans habits, sans chaussures, sans linge, et souffrent avec constance et résignation tout ce qu'on peut souffrir du froid, de la misère, et souvent de la faim… Eh bien! ceux de ma race et de ma religion m'ont fermé leur coeur et leur bourse, et je n'ai trouvé que vous, monsieur le curé, vous prêtre chrétien, qui daignez me porter secours et vous intéresser à ma déplorable et irréparable situation! Vous seul au monde m'avez pris en pitié.

—Je ferai de mon mieux, et Dieu fera le reste! dit Rabelais, dont Sara et Thadée baisèrent les mains.

—Monsieur le curé, lui dit tout bas l'enfant, vous plaît-il que j'aille quérir un peu de nourriture pour mon père, qui meurt quasi de besoin et qui n'a rien mangé depuis hier?

—Est-il vrai, ajouta la jeune fille, à qui son frère avait eu le temps de rendre compte de sa mission au presbytère de Meudon, est-il vrai, mon vénéré seigneur, que je puisse offrir quelques gouttes de vin à ma mère, qui s'en va trépasser d'inanition et de faiblesse?

Rabelais n'avait pas entendu la fin de cette supplique filiale; il s'était élancé hors de la cabane, pour appeler Guillot et faire apporter le panier qu'il avait eu la précaution de bien remplir; rien n'y manquait, ni le vin, ni pain, ni les viandes froides. Ce fut lui-même qui déposa ce panier devant le grabat des deux malades et qui leur présenta de sa propre main les aliments qu'ils acceptèrent avec reconnaissance. Il assistait en silence à ce spectacle émouvant et terrible de la faim, d'une faim aux abois, qu'on semblerait ne pouvoir jamais apaiser, et qu'il faut pourtant contenir par prudence.

—Et toi, Sara, dit Thadée à sa soeur, qui n'osait pas prendre sa part de ce repas qu'elle contemplait avec un oeil d'envie, n'as-tu pas une aussi belle faim que nos pauvres parents? Approche, soeur, et fais grande chère avec eux. Quant à moi, j'ai dîné chez monseigneur le curé.

On n'entendait, dans la cabane, que le bruit continu de trois mâchoires en mouvement, qui dévoraient à belles dents la nourriture que Rabelais lui-même leur distribuait par petites portions, en leur recommandant vainement de modérer et de restreindre leur insatiable appétit.

—Pauvres gens! murmurait-il, en sentant ses yeux se mouiller de larmes. Ils seraient morts tous, si nous ne fussions venus à leur secours. Arrêtez-vous, mes amis, je vous en conjure, et restez un peu sur votre faim, pour ne pas mourir de l'avoir satisfaite outre mesure. Je vais dire les Grâces, à la levée de table: associez-vous d'intention à ma prière, en vous tenant pour assurés que vous mangerez à présent tous les jours.

Rabelais, en effet, prononça la prière des Grâces en latin, comme si ses trois convives eussent été les meilleurs catholiques du monde, et il admira leur pieuse contenance pendant cette courte prière qu'ils ne comprenaient pas. La reconnaissance de l'homme envers Dieu est un principe de toutes les religions.

—Monsieur le curé, notre sauveur, dit le lépreux dès qu'il put parler, mon fils Thadée vous a rendu la bourse avec tout ce qu'elle contenait, car je vous jure, par la loi de Moïse, que je ne l'ai pas ouverte.

—Oui, mon pauvre homme, répondit Rabelais en la sortant de sa poche et en l'ouvrant pour en retirer le contenu. Je garderai cette escarcelle, qui m'a été donnée par la bonne madame de Guise, mais ce qui est dedans vous appartient, par droit coutumier, puisque c'est vous qui l'avez trouvé, ce matin, dans votre champ.

—Le champ n'est point à moi, reprit l'honnête juif, qui refusait d'accepter ce que Rabelais voulait lui mettre dans la main: ce champ était en friche et paraissait n'avoir pas de maître; je l'ai cultivé en pleine nuit, et j'ai cru pouvoir, sans faire tort à personne, m'en approprier la récolte, une chétive récolte de navets, la terre n'ayant pas été fumée et même suffisamment remuée… Dieu d'Abraham! de l'or! s'écria-t-il, en voyant briller les pièces d'or que le curé l'avait forcé de recevoir. Ne serait-ce pas une illusion, une tromperie du sorcier, que j'ai vu, cette nuit, dans le champ?

—Quel sorcier? lui demanda Rabelais, qui avait oublié la scène de la nuit et qui pensa que son malade devenait fou.

—Ah! monsieur le curé, dit le juif, qui ne cessait de faire sonner les pièces d'or dans sa main, c'est une bien redoutable aventure: j'étais allé, vers minuit, dans ce champ, qui ne m'appartient pas, arracher les navets qui y avaient poussé. Ce devait être notre repas de famille; on l'attendait avec grande impatience chez nous, car personne n'avait mangé depuis la veille. J'avais à peine la force de manier la pioche et de faire sortir les navets de terre. Voici qu'un sorcier m'apparaît tout à coup; il avait la face lumineuse d'un être infernal; il portait sur sa tête un grand oiseau qui battait des ailes, en hululant comme un hibou, et autour de cet oiseau diabolique s'élevaient des flammes qui ne l'atteignaient pas, mais dont je sentais à distance la chaleur brûlante. Ce sorcier avait sur son épaule une botte de ces plantes vénéneuses qu'on ne cueille qu'au sabbat et qui ne poussent que dans les cimetières; il tenait à la main un paquet taché de sang…

Rabelais interrompit par de bruyants éclats de rire le narrateur, qui s'arrêta dans son récit, sans se rendre compte de l'excès de gaieté qu'il avait provoqué. Il s'était tu, tout troublé, et Rabelais riait toujours.

—Le sorcier, c'était moi! s'écria le curé, avec de nouveaux éclats de rire. C'était moi, vous dis-je, mes bons amis, et je vous assure que je ne fus jamais le moindrement sorcier et n'ai pas souci de le devenir.

—Ne savez-vous pas, repartit le juif, que n'avaient pas convaincu les affirmations du curé, ne savez-vous pas que ce lieu-là s'appelle le Camp des Sorcières, et que tous les sorciers des environs y vont faire leur sabbat?

—Mon ami, dit Rabelais, qui avait cessé de rire, il n'y a pas d'autres sorciers que les méchants et les fourbes. Il n'y a de sabbat, que celui qui se fait dans les mauvais ménages ou bien chez les ivrognes et les libertins.

—Ecoutez la suite, monsieur le curé, répliqua le lépreux, dont la croyance aux sorciers n'était pas encore ébranlée: j'ai voulu fuir, mais il semblait que mes pieds fussent attachés au sol, et je ne pouvais remuer de la place où j'étais. Le sorcier m'ordonna de laisser là ma pioche et de partir de là, sans tourner la tête. Aussitôt je retrouvai la force de me mouvoir, et je m'enfuis à toutes jambes. Quand je fus à quelque distance, je tournai la tête, malgré le commandement du sorcier, et ne vis plus les flammes, ni l'oiseau, ni l'homme à la face lumineuse. Je n'osai toutefois retourner sur mes pas, et ce matin, quand il fut grand jour, j'allai au champ, et trouvai que la récolte des navets avait été faite et très soigneusement faite par le sorcier…

—C'était moi, vous dis-je! interrompit Rabelais, en recommençant à rire. C'était moi, le sorcier, moi, moi, moi!

—Qui donc avait arraché les navets? repartit le juif, qui refusait de croire à l'assertion de Rabelais. Qui donc les avait mis en tas avec tant de savoir-faire? Qui donc avait caché parmi les navets l'escarcelle pleine d'or?

—C'était moi! répliqua Rabelais. Vous aviez semé, bonnes gens, et j'ai fait pour vous la moisson, à telle enseigne que je suis encore fatigué et plus fatigué qu'un sorcier ne pourrait l'être. Croyez en Dieu, mes enfants, ajouta-t-il, et ne croyez pas aux sorciers!

Il s'était levé pour prendre congé de la famille, qu'il venait de sauver d'une mort certaine et qu'il promettait de ne pas abandonner. Il fut suivi par le père et les enfants, qui le comblaient de bénédictions, auxquelles la femme paralytique unissait mentalement les siennes. Rabelais les quitta, en s'engageant à revenir les voir le lendemain et en leur conseillant de se défier maintenant des voleurs plutôt que des sorciers, puisqu'il leur laissait un petit pécule pour subvenir à leurs premières nécessités. Il monta sur l'ânesse du presbytère et se fit conduire, par son sacristain, au château de Meudon.

—Madame, dit-il en arrivant, à la duchesse de Guise, je vous apporte une bonne action à faire pour gagner des bénédictions en ce monde et des indulgences dans l'autre, où je souhaite que vous alliez le plus tard possible.

—Que faut-il faire pour cela? répondit la duchesse. Je vous remercie d'avance, monsieur le curé, de me faire participer à une de vos oeuvres de charité. Mais de quoi s'agit-il?

[Illustration: Madame, je vous apporte une bonne action à faire.]

—Il s'agit, dit Rabelais, de guérir un lépreux et une paralytique, de donner le gîte, la nourriture et le vêtement à quatre misérables, qui, depuis un an et plus, souffrent du froid, de la faim et de toutes les privations; il s'agit de convertir quatre juifs à notre sainte religion, de marier une jolie fillette et de donner un enfant de choeur au curé de Meudon.

Rabelais raconta son aventure avec une éloquence qui mit les larmes aux yeux de la duchesse et qui en même temps la fît rire de bon coeur. Elle promit tout ce que voulait son bon curé, et le duc de Guise, qui se fit conter l'histoire pendant le souper et qui en fut aussi touché que diverti, déclara, en riant, qu'il entendait être le parrain du petit juif, que Rabelais se proposait de baptiser lui-même.

—Et moi, dit la duchesse, je serai la marraine de la petite juive, que je dois marier, quand elle aura l'âge, en la dotant et en l'attachant à mon service.

—Hélas! madame, dit le bon curé de Meudon avec un triste pressentiment, je crains bien que ce ne soit pas moi qui fasse ce beau mariage, car je suis bien vieux et je sens que je touche à la fin de ma carrière, mais, du moins, ajouta-t-il en riant, j'espère avoir le temps de baptiser un juif et d'en faire un gentil enfant de choeur.

Rabelais mourut l'année suivante. Au lit de mort, le joyeux auteur du roman de Gargantua et de Pantagruel put se dire qu'il avait converti quatre juifs au christianisme et qu'il laissait, après lui, pour répondre aux calomnies de ses ennemis, quatre bons chrétiens de sa façon.

LES

PRESSENTIMENTS MATERNELS
DE MADAME DESROCHES

(1571)

Dans une maison d'un des faubourgs de la ville de Poitiers, demeurait, au XVIe siècle, une dame aveugle, avec sa fille unique, nommée Catherine. Cette dame, encore jeune, avait perdu la vue, disait-on, par suite d'un accident. Elle possédait une fortune indépendante, qui lui venait de son mari, qu'elle avait vu mourir peu d'années après son mariage; elle se faisait appeler madame Madeleine Neveu, mais on assurait que ce n'était pas son véritable nom et que, du vivant de son mari, qui devait être de bonne noblesse, elle avait habité, sous un autre nom, une ville de la Bourgogne, car elle conservait de grands biens en terres et en vignobles dans cette province. Jamais elle ne parlait de sa famille, ni de sa fortune, ni de son époux défunt. Elle vivait très retirée, ne s'occupant que de bonnes oeuvres et de l'éducation de sa fille, âgée alors de 14 ou 15 ans, aussi belle et aussi gracieuse que simple et modeste, intelligente et naïve à la fois, et beaucoup plus instruite que ne l'étaient à cette époque les demoiselles de qualité.

[Illustration: La mère et la fille s'entretenaient ensemble]

Un matin de printemps, en l'année 1571, la mère et la fille s'entretenaient ensemble dans une vaste chambre, sombre et froide, où elles couchaient l'une près de l'autre, la mère dans un lit immense, entouré de courtines ou tentures de laine, toujours fermées, pour empêcher les courants d'air, la fille dans un petit lit bas et sans rideaux, car celle ci, depuis plus de dix ans, avait pris à tâche de soigner sa mère et de veiller sur elle jour et nuit.

—Chère mère, disait Catherine, vous étiez terriblement agitée dans votre sommeil. Vous avez plus d'une fois parlé à haute voix, en invoquant Dieu et lui demandant grâce avec tant de ferveur et de foi, que je retenais mon haleine, dans la crainte de vous éveiller et d'interrompre quelque beau rêve.

—Plût à Dieu que tu l'eusses fait, mon enfant! s'écria madame Neveu, car ce rêve avait de profondes émotions, et après avoir failli mourir de joie, j'en ai failli mourir de douleur.

—Vous m'avez mainte fois assurée, reprit Catherine, que les rêves ont une origine bienfaisante ou funeste, divine ou infernale, quand ils expliquent le passé et révèlent l'avenir. Telle était sans doute l'opinion des anciens sur la nature des songes, comme je le lisais encore hier dans les livres de Plutarque. Mais, aujourd'hui, il vaut mieux croire que les rêves, du moins la plupart, ne sont que des efforts incohérents de la pensée et de la mémoire, qui travaillent dans une sorte d'état de fièvre durant le sommeil.

—Je dormais, il est vrai, dit madame Neveu, mais j'avais dans mon rêve l'esprit si clairvoyant, si éveillé, que je voyais les choses aussi nettement que j'aurais pu les voir avec les yeux, si je n'étais pas aveugle. Ainsi, j'ai vu ton frère Jacques, qui venait à moi, souriant, les bras tendus, pour m'embrasser; je lui tendais les miens, pour le recevoir et pour le presser sur mon coeur, mais nous avions beau marcher l'un vers l'autre, nous restions toujours à la même distance, moi l'appelant à grands cris, lui me répondant avec une voix qui semblait s'éloigner toujours et qui a fini par s'éteindre tout à fait. Comme il était beau! Comme il avait grand air, avec sa tête de chérubin blond, ses yeux pleins de douceur et de tendresse, sa bouche rubiconde entr'ouverte par un sourire, qui laissait briller ses belles dents de nacre!…

—Chère maman, interrompit la jeune fille, je vous conjure de ne pas vous exalter et vous émouvoir ainsi, pour un rêve, qui n'est et ne peut être qu'un rêve! Vous savez bien que mon frère n'avait pas plus d'un an, lorsqu'il a péri dans une inondation de la Saône, et vous ne l'aviez revu depuis le jour de sa naissance, puisque mon père l'emporta, malgré vos prières, pour le mettre en nourrice….

—Cela est vrai, répliqua madame Neveu, qui fondait en larmes; je n'avais fait que l'entrevoir quelques instants, quand il fut venu au monde, et aussitôt on me l'a enlevé cruellement, hélas! Puis, un an après, quand j'accourais, toute impatiente, toute joyeuse de le revoir, j'appris avec désespoir qu'il n'existait plus….

—Et que mon pauvre malheureux père, ajouta Catherine, était mort avec lui! Ma mère, vous êtes injuste, bien injuste, pour mon père, que nous avons eu le malheur de perdre, en cette fatale nuit où mon frère a péri au berceau. Je n'avais pas cinq ans d'âge et je me rappelle encore à présent cet horrible moment, qui vous a rendue veuve et qui m'a rendue orpheline. Je ne vous ai pas quittée de toute la nuit, quand vous alliez gémissant au bord de la Saône et appelant le père et l'enfant, sans que personne vous répondît. Je me cramponnais à vos vêtements, pleurant ainsi que vous et tremblant de vous voir tomber dans l'eau noire du fleuve, qui grondait à vos pieds. Enfin, après de longues heures, qui me semblaient des éternités, le jour parut, et c'est moi qui vous servais de guide, car vous étiez devenue aveugle, comme vous l'êtes encore!

—Oui, aveugle, aveugle pour toujours! s'écria madame Neveu, avec un accent lamentable. Il y a dix ans que je ne t'ai vue, ma pauvre Catherine, mais du moins ton image est empreinte dans ma mémoire, et je puis te voir encore avec les yeux de l'âme. Il me semble même que je te vois réellement, quand je t'entends parler, quand je te serre dans mes bras, quand je te sens à mes côtés…. C'est pourtant bien affreux de vivre ainsi dans des ténèbres éternelles! C'est affreux de penser que si mon fils venait tout à coup à reparaître, je ne le verrais pas!

—Je donnerais ma vie pour vous le rendre! repartit tristement Catherine. Vous êtes si malheureuse de sa perte, que je voudrais être morte à sa place.

—O ma fille, tu ne sais pas ce que c'est qu'un coeur de mère! Il me faut mes deux enfants, puisque le ciel me les avait donnés! Pourquoi m'en a-t-il ôté un? Est-ce que celui qui me reste peut me faire oublier celui que j'ai perdu? Crois-tu donc que je te chérirais moins, si j'avais mes deux enfants? Ne les aimais-je pas autant l'un et l'autre?… Voilà ce que je disais à Dieu dans mon rêve, et Dieu m'avait si bien comprise, qu'il faisait droit à mes plaintes, à ma prière, et qu'il finissait par me rendre mon fils! Mais, hélas! ce n'était qu'un rêve! Et ce rêve n'est plus même qu'un souvenir qui est déjà presque effacé!… Cependant je le vois, comme je le vois toujours, ce cher enfant!

Catherine n'avait plus le courage de répondre et de donner ainsi de nouveaux aliments à l'agitation croissante de sa mère: elle s'était levée, en pleurant, et s'habillait, sans bruit, tandis que madame Neveu, qui pleurait aussi, restait sous l'impression de son rêve et paraissait chercher autour d'elle un objet qu'elle ne parvenait pas à retrouver. C'était son fils qu'elle cherchait de la sorte, et depuis dix ans qu'elle l'avait perdu, elle ne se résignait pas encore à subir cette perte, qui lui était toujours aussi douloureuse qu'au moment même de ce funeste événement; et, singulier effet d'un pressentiment maternel, elle s'obstinait, au fond de l'âme, à douter de la mort de son fils, tout en accusant son mari d'avoir été cause de cette mort, qu'elle ne voulait pas lui pardonner, quoiqu'il eût péri lui-même avec son enfant.

Voici en quelles circonstances la catastrophe avait eu lieu: Madeleine Neveu, d'une ancienne famille de Poitiers, était orpheline, lorsqu'elle épousa André Fadounet, seigneur des Roches, qui l'emmena en Bourgogne, où il possédait la terre seigneuriale des Roches, sur la rive droite de la Saône, à quelques lieues de Mâcon. Cette union ne fut pas heureuse; les caractères des deux époux étaient absolument antipathiques, et la discorde entra dans leur ménage. Le seul lieu qui existât entre eux et qui faisait diversion à leur mésintelligence, ce fut une sorte d'estime réciproque pour leurs aptitudes et leurs connaissances littéraires; ils avaient tous deux la même ardeur pour l'étude et le même goût pour la poésie, mais avec des qualités d'esprit bien différentes. André Fadounet, qui inclinait vers les opinions de la Réforme, avant d'avoir ouvertement embrassé la religion protestante, ne composait que des vers religieux et moraux, des psaumes et des poèmes évangéliques; sa femme, au contraire, qui était bonne catholique et qui tenait à la foi de ses pères, avait cherché ses modèles chez les poètes grecs et latins, qu'elle lisait couramment dans leur langue originale. La naissance d'une fille ne rapprocha pas les époux, qui vivaient d'autant plus séparés que le mari quittait souvent sa femme pour faire des voyages secrets à Genève, dans l'intérêt de sa foi nouvelle. C'était le temps où les parlements de France poursuivaient criminellement les huguenots, c'est-à-dire les hérétiques, luthériens ou calvinistes. André Fadounet avait été signalé et menacé de poursuites judiciaires. Il se tint prudemment à l'écart. Mais quand sa femme lui eut donné un fils, qui vint au monde en 1560, et qui fut baptisé sous ses yeux dans la chapelle du château des Roches, André Fadounet obéit à une inspiration malfaisante, en ne craignant pas de reparaître en Bourgogne, où il pouvait être arrêté comme huguenot: il avait bravé ce danger, pour enlever le nouveau-né, sous prétexte que la mère était incapable de le nourrir elle-même et que le salut de l'enfant exigeait qu'il fût confié à une nourrice. La dame des Roches n'avait pas eu de nouvelles de son fils depuis plusieurs mois, lorsque le père lui écrivit qu'ayant résolu d'abandonner pour toujours sa patrie où allait éclater une guerre de religion, il se faisait un devoir de lui rendre leur enfant qu'il avait mis en nourrice, et qui, devenu fort et bien portant, serait mieux soigné désormais par sa mère.

La joie de celle-ci fut aussi vive que sa douleur avait été profonde au moment où son fils lui avait été enlevé. Le jour et l'heure de la restitution de l'enfant étaient donc fixés.

André Fadounet devait revenir de Genève avec cet enfant, pour le remettre à la mère: il n'avait qu'à traverser la Saône, à un endroit désigné, au-dessous de Mâcon, et la dame des Roches, qui l'attendrait à cet endroit, en pleine nuit, recevrait de ses mains l'enfant, qu'il la priait de faire élever dans la crainte du Seigneur et qu'il se réservait de reprendre plus tard, disait-il, pour en faire un bon chrétien selon l'Évangile. La dame des Roches eut le courage de venir, seule avec sa fille, au-devant de ce cher enfant, que son mari lui ramenait. Ce fut une nuit épouvantable: la Saône avait débordé, et l'inondation couvrait en partie les plaines avoisinantes; les eaux étaient trop grosses et trop rapides pour qu'une barque, si bien conduite qu'elle pût être, parvînt à traverser le fleuve. Madeleine des Roches attendit, toute la nuit, sur la rive, au milieu de l'inondation qui montait et s'étendait autour d'elle. La présence de sa fille, âgée alors de quatre à cinq ans, la força de songer à sa propre conservation, et de ne pas se sacrifier à sa douleur; mais les six heures d'angoisse et de désespoir qu'elle passa, cette nuit-là, au bord de la Saône, par le vent et l'humidité, eurent une action immédiate sur sa vue: elle la perdit spontanément, sous l'influence d'une goutte sereine, et elle était aveugle quand on lui annonça qu'une barque, qui traversait le fleuve, avait été brisée et coulée à fond par le choc d'un arbre déraciné, et que deux ou trois personnes s'étaient noyés. On retrouva leurs corps, entre autres celui du seigneur des Roches, qu'on n'eût pas de peine à reconnaître et qui fut inhumé dans la chapelle de son château. Mais l'enfant au berceau, qu'il devait avoir avec lui, fut vainement cherché dans les eaux du fleuve: on ne le retrouva pas. La mère aveugle présidait en personne à ces recherches qui durèrent plusieurs jours, et qui n'eurent aucun résultat. Elle conçut dès lors un tel ressentiment, une telle horreur contre son mari, à qui elle attribuait la mort de leur pauvre enfant, qu'elle ne voulut même plus porter son nom de veuve et qu'elle reprit le nom patronymique de Neveu, en retournant s'établir à Poitiers, sa ville natale, où elle ne comptait plus un seul parent, ni an seul ami. Depuis dix ans, son unique occupation avait été l'éducation de sa fille, qu'elle avait faite aussi savante qu'elle, et dont elle reconnaissait avec orgueil la supériorité intellectuelle, mais toute la peine qu'elle se donnait pour cultiver et perfectionner cette belle intelligence ne pouvait la distraire de son idée dominante, exclusive: la perte de son fils.

[Illustration: La mère aveugle présidait aux recherches.]

Ce jour-là, après deux heures consacrées à l'étude, dans la chambre de sa mère et sous la direction attentive de cette tendre institutrice, Catherine lui demanda la permission d'aller à la rencontre du savant médecin Jules de Guersens, qui avait promis de leur faire visite dans la matinée. Madame Neveu y consentit volontiers, car elle n'était point assez égoïste pour vouloir imposer à sa fille les privations qu'elle avait à supporter elle-même en raison de son infirmité.

—Va, mon enfant! lui dit-elle avec bonté, mais ne t'éloigne pas trop et sois prudente en suivant le bord de l'eau, car, bien que le Clain soit une rivière peu dangereuse et peu profonde, je n'en ai pas moins une défiance involontaire à l'égard des rivières…. Ne reste donc pas trop longtemps absente, lors même que le Clain, ajouta-t-elle en souriant, t'inspirerait d'aussi beaux vers, que l'Hippocrène et le Permesse, ces célèbres sources de l'Hélicon, en inspiraient autrefois aux poètes de la Grèce.

Catherine n'avait rien à changer à sa toilette, qui était plus élégante que luxueuse, et qui devait son plus bel ornement à sa gracieuse manière de la porter; elle se couvrit seulement la tête d'un chapeau d'étoffe blanche, qui encadrait son joli visage, comme celui d'une madone d'Italie. C'était seulement pour se garantir du hâle et du soleil, en cette tiède matinée de printemps, qui s'annonçait par un concert d'oiseaux dans les branches verdoyantes des arbres. Elle avait pris, pour compagnon de promenade, un livre de papier blanc, sur les pages duquel elle avait déjà écrit au crayon les premières scènes d'une tragi-comédie en vers, intitulée Tobie.

Pendant que la jeune poétesse s'en allait, le long de la rivière, à petits pas, méditant son oeuvre et ne s'arrêtant que par intervalles, afin de transcrire sur son carnet quelques vers qu'elle venait de composer, sa pensée se pénétrait intimement du sujet biblique qu'elle avait choisi pour en faire un petit drame en six ou sept scènes: elle n'était plus à Poitiers, en ce moment. Le paysage qui se déployait sous ses yeux avait changé d'aspect et de couleur: la rivière du Clain était devenue un grand fleuve de la Médie; elle se figurait approcher de la ville de Ragès, où Tobie allait se rendre sous la garde de l'ange Raphaël; mais elle n'apercevait ni l'Ange ni Tobie, qui étaient les personnages de son drame. Soudain elle entend le bruit de l'eau qui jaillit et qui clapote, et ses regards hallucinés se portent sur un enfant, qui s'est mis à l'eau et qui s'essaye à nager dans le Clain; elle a cru voir le jeune Tobie se baignant dans le fleuve, et elle imagine que le poisson monstrueux va paraître, tel que le décrit la Bible. La vision ne dure qu'un instant et s'efface aussitôt. Ce n'est plus l'ange Raphaël qu'elle voit devant elle, c'est Jules de Guersens, le médecin de sa mère et son maître ou plutôt son émule en poésie: il l'avait reconnue de loin et il venait à elle, en silence, pour la surprendre au milieu de son inspiration poétique.

Jules de Guersens, originaire de Gisors en Normandie, était venu fort jeune à Paris, pour suivre les cours des facultés de droit et de médecine, n'ayant pas encore choisi sa vocation et ne sachant s'il serait médecin ou avocat. Il eut de brillants succès dans ses études, quoique suivant à la fois deux carrières différentes; il fit de si rapides progrès dans l'une et l'autre, qu'à l'âge de vingt-cinq ans il était simultanément docteur en droit et docteur en médecine. Mais il s'arrêta tout à coup au seuil des deux carrières qu'il s'était ouvertes avec tant de succès, et il ne songea plus qu'à devenir poète; son goût le portait vers le genre dramatique; il avait commencé à écrire une tragédie, tirée de Xénophon, qu'il nommait Panthée et qu'il se proposait de faire représenter au théâtre de l'hôtel de Bourgogne, où l'on ne jouait plus de mystères, par ordonnance du Parlement. En revanche, on y jouait des farces, très plaisantes et très divertissantes, bien qu'assez grossières, et les acteurs de ce théâtre ne savaient ce que pouvait être une tragédie à la manière des grands tragiques grecs. On conseilla donc à Jules de Guersens de se transporter à Poitiers, avec sa tragédie, parce qu'il y avait, dans cette ville, une troupe de comédiens, qui représentaient encore des mystères, ces vieux drames bibliques et historiques que le Parlement de Paris avait interdits depuis dix ou douze ans dans la capitale. Les mystères offraient sans doute quelque analogie avec la tragédie, imitée du théâtre grec, qui était encore bien nouvelle en France, puisque la première qu'on y représenta, dans un collège de Paris, en 1552, fut la Cléopâtre captive de Jodelle, et cet heureux essai avait fait naître un petit nombre de tragédies, de la même espèce, qui ne trouvaient des acteurs et des spectateurs que dans les collèges.

L'auteur de Panthée était un grand et beau jeune homme, distingué de tournure et de manières, qui n'avait rien de l'apparence solennelle et pédante d'une personnalité médicale: sa physionomie franche et ouverte respirait la bonté et la douceur, mais elle se voilait, par moments, d'une teinte mélancolique et chagrine.

Il n'avait pu se soustraire à l'obligation de porter le bonnet carré de velours noir et la longue robe d'étamine noire, boutonnée du haut en bas par-devant, avec de larges manches tombantes à parements de velours; il avait même le petit rabat de toile blanche, qui caractérisait les maîtres ès arts et les docteurs de Faculté; mais ce costume sévère et magistral n'était chez lui que noble et même élégant, par la façon simple et naturelle dont il le portait, contrairement aux habitudes de ses confrères du doctorat, qui se donnaient autant que possible un air imposant et majestueux.

—Merci Dieu! gentille Catherine! dit-il en l'abordant. Je suis aise de vous rencontrer par cette radieuse matinée de mai! J'écoutais à distance votre voix mélodieuse murmurant des vers, que j'admirais sans les entendre. Sont-ce pas des vers de notre Tobie?

—Oui, répondit-elle avec un charmant sourire: je faisais parler l'ange Raphaël, pour inviter Tobie à se baigner dans le fleuve. L'enfant obéit à cette bénévole invitation; il se recommande au Seigneur, avant d'entrer dans l'eau, mais il pousse un cri de terreur en voyant venir à lui un poisson monstrueux, qui, la gueule béante, semble prêt à le dévorer; il veut s'enfuir et regagner le bord….

—C'est là que l'ange doit l'encourager, reprit Jules de Guersens, en lui adressant ces deux vers, par exemple:

  Arme-toi de courage, enfant, au nom du ciel!
  Ce monstre peut t'aider: il vient t'offrir son fiel.

—Je pensais, dit Catherine, montrer Tobie qui court gros risque de se noyer, et l'ange qui arrive à point pour lui tendre la main et le sauver. N'est-ce pas là le rôle d'un bon ange, et l'enfant aura-t-il, à lui seul, la force de tuer ce vilain poisson?

Tout à coup des cris de détresse s'élèvent du côté de la rivière, et Catherine se rappelle sur-le-champ qu'elle a vu, en passant, un enfant à demi-nu, qui s'était avancé au milieu de l'eau, sans perdre pied et qui s'efforçait d'apprendre à nager. C'était, ce ne pouvait être que cet enfant qu'on entendait appeler au secours; c'était lui qui se noyait, comme le Tobie de la tragi-comédie de mademoiselle Neveu; c'était la scène même de cette tragi-comédie, que la jeune poétesse allait avoir sous ses yeux.

—C'est Tobie qui se noie! s'écria-t-elle, en courant vers l'endroit d'où partaient ces cris désespérés, qui s'affaiblissaient par degrés et qui finirent par cesser tout à fait. L'enfant! l'enfant! Il a déjà perdu connaissance! il va périr! L'ange Raphaël n'est-il plus là pour le sauver! Sauvez-le, pour l'amour de Dieu!

Jules de Guersens avait suivi mademoiselle Neveu, sans savoir le motif qui l'entrainait vers la rivière, où il aperçut un enfant qui disparaissait déjà au fond de l'eau. Il ne prit pas le temps de quitter ses vêtements, et il entra tout habillé dans l'eau, qui, par bonheur, n'était pas profonde, il n'eut pas de peine à y retrouver l'enfant évanoui, qu'il prit dans ses bras et qu'il déposa sans mouvement sur la rive. Le pauvre petit respirait faiblement, mais, comme sa respiration devenait plus rare et plus pénible, le médecin jugea que l'asphyxie faisait des progrès et que l'état de cet enfant exigeait des soins aussi prompts qu'énergiques. Il le prit entre ses bras, espérant encore le rappeler à la vie, et il l'emporta, en courant, jusqu'à la maison de madame Neveu.

—Vite! vite! disait-il à Catherine. Qu'on allume un grand feu! Il nous faut du linge bien chaud! Il n'y a pas une minute à perdre! le pouls ne bat plus! Où allons-nous coucher cet enfant? Il est bien malade, s'il n'est pas déjà mort!

Ce fut dans sa propre chambre, où elle ne couchait jamais, que Catherine, toute émue et toute en larmes, fit transporter l'enfant, que le médecin avait débarrassé de ses hardes mouillées pour l'envelopper de linges chauds, pendant qu'on allumait dans la large cheminée un beau feu pétillant, avec des fagots et des bourrées. Il s'agissait de ramener la chaleur dans ce corps glacé, qui ne donnait plus signe de vie, mais Jules de Guersens percevait encore un léger battement du coeur. Tout espoir n'était donc pas perdu: il se mit à frotter doucement, avec de la laine, toutes les parties du corps, que le froid de la mort semblait avoir déjà envahies; puis, il insuffla de l'air dans la poitrine, qu'il présentait alternativement à l'action de la flamme du foyer. Enfin, l'enfant poussa un faible soupir et entr'ouvrit les yeux qu'il referma aussitôt. Il était sauvé; on le mit dans le lit sous d'épaisses couvertures, et on le laissa reprendre ses sens, en évitant de l'émouvoir et de le troubler, pendant qu'il achevait de revenir à lui.

Jules de Guersens s'aperçut seulement alors de l'état où il se trouvait lui-même, mouillé des pieds à la tête et ayant besoin de changer de vêtements. Il demanda donc à Catherine Neveu la permission de s'absenter, en lui promettant de ne pas rester longtemps éloigné de son petit malade et la rassurant absolument sur les suites d'un accident qui avait failli causer la mort de cet enfant. Catherine, assise au chevet du lit dans lequel on avait couché l'enfant, qui commençait à se ranimer, ne l'avait pas encore quitté des yeux: elle pleurait silencieusement, en regardant cette gracieuse et sympathique figure, empreinte d'une pâleur mortelle, où n'apparaissaient pas encore les signes évidents du retour à la vie.

—Cet enfant est hors de danger, dit le médecin en partant; mais il réclame toujours des soins, et je conseillerais d'avertir les parents.

—Ce malheureux enfant n'a peut-être pas de mère, objecta Catherine; s'il en avait une, elle ne l'eût pas laissé s'exposer ainsi à se noyer dans le Clain. Pauvre cher enfant! ajouta-t-elle avec un accent de tendre pitié, tu n'as donc plus de mère?

L'enfant avait entendu cette voix pénétrante, qui lui allait jusqu'au fond du coeur. Il fit un mouvement et rouvrit les yeux, puis il les ferma et les rouvrit encore, en jetant autour de lui des regards étonnés. Il ne savait pas où il était, et tous les objets qui l'entouraient n'éveillèrent aucun souvenir dans son esprit, qui avait ressaisi quelques lambeaux de sa mémoire; mais, quand ses yeux se furent fixés sur mademoiselle Neveu, qui le contemplait avec une émotion inexplicable, il ne cessa plus de la regarder, à travers les larmes de joie et de reconnaissance qui débordaient de ses paupières.

[Illustration: J'étais venu pêcher aux écrevisses.]

—Mon enfant! répéta Catherine, qui éprouvait un intérêt singulier pour cet enfant qu'elle ne connaissait pas, et qu'elle semblait vouloir reconnaître. On eût dit qu'elle l'avait vu ailleurs, à une époque et dans des circonstances que sa mémoire ne parvenait pas à déterminer.

—Mon enfant, vous n'avez donc pas de mère?

—Non, Madame, répondit-il timidement d'une voix faible et voilée, je n'ai pas de mère.

—Et votre père? demanda Catherine, en hésitant à pousser plus loin cet interrogatoire, qui paraissait embarrasser visiblement le malade, et lui causer une agitation extraordinaire. Comment vous a-t-on permis de vous baigner seul dans cette rivière, où vous auriez pu vous noyer?

—Je n'ai pas cru mal faire, Madame, reprit-il en fixant sur elle de grands yeux inquiets et attendris. Je n'ai pas de père! murmura-t-il, en pleurant à sanglots. J'ai commis sans doute une grande imprudence, et voici seulement que je me souviens de ce qui s'est passé! J'étais venu pêcher aux écrevisses, et ma pêche terminée, j'ai trouvé le lieu si engageant, l'air si tiède, l'eau si limpide, que l'idée m'est venue de me baigner, sans trop m'écarter du bord, et j'avais presque réussi à me soutenir sur l'eau, en nageant comme j'avais vu nager; mais soudain j'ai perdu pied, j'avalais de l'eau à pleines gorgées et j'enfonçais dans la rivière. J'ai crié à l'aide, j'invoquais mon saint patron, en me débattant au milieu de l'eau qui bourdonnait dans mes oreilles; je n'avais plus la force de crier, je perdais haleine, je voyais tout noir, et je ne sais plus rien de ce qui est advenu. N'est-ce pas vous, Madame, qui m'avez secouru dans ce terrible moment où j'allais mourir? N'est-ce pas vous qui m'avez sauvé?

—Ce n'est pas moi, mon enfant, dit-elle en cherchant à le calmer. Rendez grâce à Dieu qui vous est venu en aide; ne vous agitez pas comme vous faites, et tâchez de reposer, sous les auspices de votre ange gardien qui vous a sauvé!

L'enfant était en proie à un violent accès de fièvre, qui le fit tomber dans le délire: il prononçait des paroles sans suite et jetait des cris étouffés; il voulait s'élancer hors du lit, où mademoiselle Neveu avait peine à le retenir; il repassait, en imagination, par toutes les horreurs de la catastrophe dans laquelle il avait failli périr; il croyait encore se débattre au milieu des eaux qui l'engloutissaient, et il répétait d'une voix éteinte: «Plus de père! plus de mère!»

Catherine, inquiète et désolée de l'exaltation délirante de son malade, se sentait impuissante à le soulager. Jules de Guersens revint, par bonheur, avec les médicaments dont il avait jugé prudent de se munir; il administra une potion calmante à l'enfant, qui pouvait être atteint d'une fièvre chaude: l'effet salutaire de cette potion fut presque immédiat; le malade s'apaisa comme par enchantement et s'endormit d'un sommeil bienfaisant et réparateur.

—Mon cher maître, dit Catherine à Jules de Guersens, cet enfant est un orphelin que Dieu nous a envoyé pour que nous lui servions de père et de mère. Voyez comme il dort d'un bon sommeil? Il s'éveillera guéri. Mais quand s'éveillera-t-il? C'est à moi de le garder et de veiller sur lui, pour achever votre oeuvre, car c'est vous qui l'avez sauvé, comme l'ange qui protégeait Tobie. Je vous adjure de voir ma mère et d'inventer quelque beau prétexte qui motive mon absence, vis-à-vis d'elle. Dites-lui que je suis un peu souffrante, et que je viens de rentrer, incommodée de ma promenade sous le soleil du printemps… Mais, non, cherchez plutôt un prétexte quelconque qui n'ait pas lieu de lui donner du souci à mon égard; dites-lui que vous me laissez avec mon Tobie et que je viens de composer une scène bien touchante, dont l'ange Raphaël aura tout l'honneur.

Jules de Guersens serra la main de la jeune fille, et il la contempla en silence avec une tendre admiration. Catherine avait reposé ses regards sur l'enfant qui dormait du sommeil le plus paisible. Le médecin s'éloigna en soupirant, ému et charmé de la délicate sollicitude avec laquelle mademoiselle Neveu remplissait son rôle de garde-malade.

—Heureux, pensait-il en se rendant chez madame Neveu, qu'il eût volontiers oubliée pour rester avec sa fille, heureux celui qui sera jugé digne d'obtenir la main de cette muse d'innocence, que j'ai surnommée la Minerve française. Elle vaut plus, à elle seule, que les neuf Muses du Parnasse antique!

Madame Neveu s'étonnait et s'attristait que sa fille l'eût abandonnée si longtemps, et encore n'était-ce pas elle qui lui amenait le médecin. Celui-ci ne réussit pas à faire agréer à cette mère jalouse et exigeante les excuses qu'il s'était chargé de lui présenter de la part de Catherine. Madame Neveu ne put réprimer un mouvement de dépit et d'impatience: elle leva au ciel ses yeux sans regard et ne put s'empêcher de gémir.

—Je comprends, dit-elle, que la compagnie d'une mère aveugle et souffreteuse ait assez peu de charmes pour une jeune fille, qui doit penser au mariage et qui met son plaisir dans l'étude et la culture des lettres. Certes, à cet égard, très cher et bon docteur, je dois vous savoir mauvais gré d'avoir éveillé, par des éloges, l'ambition poétique de Catherine. Elle ne songe maintenant qu'à faire imprimer ses poésies et à les dédier à notre souverain poète Pierre de Ronsard, le grand chef de la Pléiade.

—Certes, on voit tous les jours sortir de dessous la presse maintes poésies qui ne valent pas celles de mademoiselle Catherine, répondit Jules de Guersens. Je l'encourage fort à mettre en lumière ses beaux vers, avec les vôtres, Madame….

—Oh! ne parlez pas de ces vanités du monde qui n'ont plus d'attraits pour moi! reprit madame Neveu, avec tristesse. Catherine a eu grand tort de vous montrer ces faibles essais de ma frivole jeunesse, que j'avais oubliés et que je veux anéantir. J'étais heureuse alors, ou plutôt je croyais l'être un jour; j'avais foi dans l'avenir, j'allais m'unir par les liens sacrés du mariage à un homme qui me semblait digne de mon estime et de mon attachement; la vie s'ouvrait à moi avec toutes ses joies, toutes ses espérances, toutes ses promesses, la poésie débordait de mon coeur, et je célébrais dans mes vers tout ce qui semblait fait pour m'inspirer, la nature et ses merveilles, les plaisirs des champs, les grandeurs de notre sainte religion, les nobles sentiments de l'âme, l'amour conjugal, l'amour maternel…Hélas! je suis entrée bientôt dans les déceptions et les amertumes de l'existence humaine, et l'étoile de la poésie a cessé de luire sur mon chemin sombre et douloureux.

Madame Neveu avait une vive sympathie pour Jules de Guersens, qui l'environnait de soins vigilants et qui ne désespérait pas de lui rendre la vue. Il ne la flattait pourtant pas de cet espoir, qu'il craignait de ne pouvoir réaliser aussi promptement et aussi sûrement qu'il l'eût voulu, mais il lui disait que la nature était plus puissante que l'art, et il l'invitait à mettre sa confiance en Dieu, qui faisait encore des miracles dans les cures de la médecine. Il n'ignorait pas que la pauvre aveugle avait perdu un fils au berceau, dont la perte lui était toujours présente et la faisait inconsolable; mais madame Neveu gardait un silence absolu sur les circonstances de sa vie et ne laissait pas même soupçonner qu'elle était fort riche, qu'elle possédait en Bourgogne un domaine seigneurial, qu'elle portait un nom noble, et que sa fille serait un grand et riche parti pour l'époux qu'elle lui choisirait. Ce n'étaient donc pas ces considérations qui avaient amené le jeune médecin à désirer son union avec Catherine Neveu, quoiqu'il n'eût pas fait connaître ses intentions à la mère de cette belle et spirituelle personne. Celle-ci se sentait tout naïvement engagée d'amitié envers Jules de Guersens, dont elle appréciait les belles qualités morales; elle n'était pas éloignée de le regarder comme un frère, en lui accordant toute confiance et toute affection, mais elle n'avait jamais songé à en faire un mari, d'autant plus qu'elle éprouvait une répulsion invincible pour le mariage. Les plaintes continuelles de sa mère à l'égard d'un époux qui n'était pas digne d'elle et le tableau des misères conjugales que la malheureuse veuve ne se lassait pas d'étaler sous les yeux d'une enfant, avaient contribué sans doute, de bonne heure, à faire naître dans l'esprit de Catherine une ferme résolution de ne pas se marier.

—Bonne mère, disait-elle quelquefois à madame Neveu, si vous n'étiez plus là pour me servir de guide et de compagne ici-bas, j'irais me mettre sous la garde du bon Dieu dans un couvent; mais, à coup sûr, je ne vous quitterai jamais pour devenir l'esclave d'un mari.

Madame Neveu aurait dû empêcher peut-être cette étrange idée de s'enraciner dans le coeur de Catherine, si elle eût cherché à la dissuader d'une opinion fausse, qui pouvait influer sur le reste de sa vie et qui ne tarda pas à devenir la règle de sa conduite; mais la mère en riait et n'y attachait aucune importance, parce que le moment de songer à l'établissement de sa fille à peine nubile lui paraissait s'éloigner de jour en jour, au lieu de s'approcher, car elle avait trouvé dans Catherine une compagne fidèle et presque inséparable, qu'elle n'eût pas eu le désintéressement de céder à un mari.

—La mythologie, lui disait encore Catherine, a bien fait les choses en ne donnant pas de maris aux Muses: elles ont, pour elles toutes, une sorte de conseiller et de précepteur dans Apollon, qui n'en épouse aucune. Et moi, j'aurai aussi mon Apollon, c'est Jules de Guersens.

Catherine était encore auprès de l'enfant, qui dormait toujours et qu'elle regardait sans cesse avec la même émotion. Elle vint à penser que cet enfant, dont il avait fallu enlever les haillons trempés d'eau, ne trouverait pas de vêtements à reprendre, en se réveillant. Elle envoya donc dans la ville, pour lui procurer de quoi se vêtir d'une manière convenable, et on apportait les habits qu'elle avait fait acheter, quand l'enfant s'éveilla. Ses premiers regards furent pour elle.

—N'êtes-vous pas, lui dit-il avec attendrissement, une de ces fées qui sont toujours prêtes à aider et à secourir les pauvres gens, dès qu'on a besoin d'elles? Vous êtes la première que j'aie vue, et je souhaite n'en plus voir d'autres que vous.

Catherine appela un vieux valet et lui ordonna d'habiller l'enfant, pendant qu'elle irait s'informer de la santé de sa mère et ne demeurerait que peu d'instants absente. En la voyant se disposer à sortir de la chambre, l'enfant la suivit d'un oeil fixe et plein de larmes.

—Oh! revenez, je vous en conjure! lui dit-il avec tendresse, revenez bientôt! Si vous ne revenez pas, je me sentirai mourir!

La jeune fille le quitta, toute émue, ayant peine à retenir ses larmes et ne comprenant pas la cause d'une si singulière émotion. Lorsqu'elle entra dans la chambre de sa mère, Jules de Guersens y était encore; il rougit en la voyant paraître et se leva d'un air timide et embarrassé, qu'elle ne se souvenait pas d'avoir remarqué chez lui en toute autre occasion. Elle en fut troublée et inquiète, en attribuant cet embarras à un entretien que son arrivée avait interrompu.

—Je ne viens qu'un moment auprès de vous, bonne mère, lui dit-elle. Je constate avec plaisir que notre ami vous tient compagnie et vous empêche de vous apercevoir de ma longue absence.

—Elle a duré, en effet, bien longtemps, reprit madame Neveu: deux heures au moins, et je dois maudire la poésie qui me prive ainsi de ta présence, surtout dans un moment où il était grandement question de toi…

—De moi? répliqua Catherine, qui tourna les yeux vers Jules de
Guersens, pour avoir l'explication de ce reproche.

—Ne devines-tu pas? lui dit sa mère. Jules de Guersens, que nous estimons, que nous aimons, comme si c'était un vieil ami, voulait me rendre le fils que j'ai perdu, en devenant mon gendre, et me demandait ta main?

—Monsieur, je ne saurais être que très sensible à une telle marque de bienveillance et d'affection, dit Catherine en baissant les yeux. Vous pouviez déjà compter sur mon amitié; j'y joindrai maintenant une bien douce reconnaissance. Mais, je pensais vous l'avoir déjà déclaré avec franchise, le mariage n'est pas fait pour moi!

—Et cependant, Mademoiselle, répondit Jules de Guersens avec tristesse, nulle mieux que vous n'est faite pour le bonheur d'un mari! Vous ne m'accuserez point de m'être trop pressé de parler et d'avoir révélé un secret que vous deviez être la première à connaître. C'est votre mère elle-même qui m'a forcé de le trahir…

—Contentez-vous d'être mon ami, mon meilleur ami, reprit-elle en lui tendant la main et en serrant la sienne qu'elle sentait tremblante et glacée. Je vous jure, devant ma mère, que je ne me marierai jamais.

A ces mots, elle dissimula sa profonde émotion, en faisant comprendre, par un signe, à Jules de Guersens, qu'elle était appelée ailleurs par des motifs qu'il pouvait apprécier, et elle sortit en le priant de rester encore avec madame Neveu, jusqu'à ce qu'elle eût fini une tâche d'humanité dans laquelle il avait eu sa part. Elle revint donc, sous l'impression d'un grand trouble, auprès de l'enfant, qui était déjà habillé et qui se regardait avec surprise dans ses nouveaux habits, si beaux et si riches qu'il n'en avait jamais porté de pareils dans toute sa vie. Ce costume lui donnait un air de distinction native, qui frappa Catherine et lui causa une satisfaction intime, dont elle ne s'expliquait pas la cause. Elle se félicita davantage d'avoir conservé la vie d'un enfant qui devait être si cher à ses parents. Elle ne se rappelait pas que ce pauvre enfant était un orphelin.

—On est probablement bien inquiet de vous, dans votre famille? lui dit-elle. Il serait temps de vous y reconduire ou du moins d'avertir vos parents que vous êtes ici sain et sauf et en sûreté.

—Je n'ai pas de famille, Madame, répondit-il avec un sourire mélancolique. Ne vous l'avais-je pas dit? Je ne suis pas trop pressé, j'en conviens, de retourner à la boutique de maître Nicolas Courtois, ajouta-t-il en souriant avec malice. J'avais fait aujourd'hui l'école buissonnière, pour aller à la pêche, et sans vous, ma très noble demoiselle, sans votre ami qui m'a gentiment tiré de l'eau, j'étais bel et bien noyé, pour ma punition.

—Ce maître Nicolas Courtois, lui demanda Catherine, n'est-ce pas l'imprimeur de Poitiers?

—Je n'en connais pas d'autre, ne vous déplaise, répliqua l'enfant; c'est un honnête homme qui sait son métier, mais qui est un peu rude pour ses pauvres apprentis. Imaginez qu'il les bat comme plâtre, à propos de rien et de tout.

—Vous a-t-il donc battu, ce méchant homme, mon enfant? dit Catherine. Ce n'est pas dans son imprimerie qu'on imprimera mes vers, je vous assure! Un homme qui bat les enfants est un vrai monstre! Vous êtes donc ouvrier imprimeur, mon cher enfant?

—Je le suis et je m'en fais gloire, repartit l'enfant.

C'est le plus noble des métiers, et je ne le changerais pas contre une maîtrise d'épicier ou d'orfèvre. Et vous, madame, ne parlez-vous pas de faire des vers? Oh! combien je serais heureux d'avoir à les composer en beaux caractères neufs, sans laisser passer des bourdons ni faire des coquilles!

—Mon ami, lui dit-elle enchantée de son ardeur au travail, vous ne m'avez pas encore fait connaître votre nom?

—Je me nomme Jacques des Roches, répondit l'enfant avec modestie, et je n'ai pas plus de douze ans, si je les ai…

—Jacques des Roches? s'écria Catherine. Jacques des Roches! C'est bien là votre nom, cher enfant?

—Assurément, Madame, c'est le nom qui me fut donné à l'hôpital de Lyon, quand on m'y apporta dans mon berceau.

—Jacques des Roches! répétait Catherine. Et vous avez douze ans, ou peu s'en faut? Vous dites qu'on vous apporta dans votre berceau à l'hôpital de Lyon? D'où veniez-vous, lorsqu'on vous y apporta, mon pauvre enfant?

—Je n'en sais, ma bonne dame, que ce qu'on m'en a dit, répliqua Jacques des Roches, étonné et tourmenté de l'agitation extraordinaire qui s'était emparée de sa protectrice. J'ai été élevé dans l'hospice des Orphelins à Lyon, et l'on ne m'y donnait pas d'autre nom que celui que j'ai toujours porté depuis. J'avais sept ans ou environ, quand un compagnon d'imprimerie, qui avait perdu un fils unique, offrit de m'adopter et de m'apprendre son état; ce qu'il fit, le digne homme, et je profitai si bien de ses leçons, qu'avant ma dixième année, je travaillais à la casse assez proprement dans l'imprimerie des Griphes, les premiers imprimeurs de Lyon. Je gagnais honnêtement ma vie chez ces braves patrons, et j'y serais encore, si je n'avais pas eu le malheur de perdre mon père adoptif. Je pris dès lors en horreur le séjour de Lyon, et tout jeune que j'étais, je commençai à faire mon tour de France, tantôt comme compositeur, tantôt comme garçon de presse. Le sort me conduisit à Poitiers, il y a six ou sept mois, et je m'enrôlai, pour deux ans, dans l'imprimerie de maître Nicolas Courtois, où je me trouverais fort bien, s'il ne battait pas si dru ses apprentis. Enfin, suivant le dicton: Où la chèvre est attachée, il faut qu'elle broute…

—Mais vous ne me dites pas, mon enfant, ce qui m'intéresse le plus, interrompit Catherine, qui ne le quittait pas des yeux une minute. Racontez-moi comment et pourquoi ce nom de Desroches vous a été donné.

—J'y étais, certainement, dit-il en souriant avec candeur, mais je ne me rappellerais pas dans quelles circonstances je suis arrivé à Lyon par la Saône, une grande et belle rivière, qui passe à Lyon et va se joindre à la Loire. Mon berceau venait on ne sait d'où; il avait descendu le fleuve, moi dedans et bien paisiblement endormi, à ce qu'on m'a raconté; le berceau s'arrêta au pied d'un amas de roches, qui forment un écueil à l'entrée de la ville. Les bonnes gens qui m'avaient sauvé me servirent de parrains, en rapportant de quelle façon ils m'avaient trouvé dormant dans mon berceau: ce sont eux qui me nommèrent des Roches. Quant au nom de Jacques, qui devait être mon nom de baptême, il était inscrit sur le berceau et brodé sur mes langes. On m'a dit aussi que le nom de Desroches se trouvait également, sur mon berceau, à la suite du nom de Jacques. Enfin, depuis lors, on ne m'a jamais appelé que Jacques Desroches…

—Jacques, mon bien-aimé Jacques! criait Catherine, folle de bonheur: Je suis ta soeur! Tu es mon frère!

[Illustration: Mère! voici Tobie! Voici mon frère! Voici votre fils
Jacques!]

Elle prit Jacques dans ses bras et le couvrit de baisers mêlés de larmes, et Jacques Desroches partageait, sans y rien comprendre, l'émotion dont il était l'objet et la cause. Il ne s'expliquait pas comment, lui pauvre orphelin abandonné et simple ouvrier apprenti dans une petite imprimerie de Poitiers, il pouvait être le frère de cette noble et belle demoiselle, qu'il ne connaissait que pour avoir été sauvé et soigné par elle.

Soudain Catherine, dont la joie et l'enthousiasme n'avaient fait que s'accroître, trouva la force de le soulever de terre et de l'emporter entre ses bras jusqu'à la chambre de sa mère, auprès de qui Jules de Guersens était encore, sans pouvoir se remettre du coup qui l'avait frappé dans ses plus chères illusions.

—Mère! voici Tobie! cria-t-elle, d'un accent imposant et prophétique: voici mon frère! voici votre fils Jacques!

Madame Neveu, qui n'avait pas été préparée le moins du monde à cette résurrection miraculeuse de son fils, éprouva dans tout son être une telle commotion, une telle secousse morale, que la crise physique, dont Jules de Guersens avait prévu le résultat, se produisit tout à coup: elle recouvra la vue aussi spontanément qu'elle l'avait perdue onze ans auparavant; ses yeux fermés se rouvrirent, en se ranimant, et elle put s'assurer que son fils était là, devant elle, dans les bras de sa fille. Elle poussa un cri terrible et tomba évanouie, les mains jointes dans l'élan d'une prière mentale, qui avait un écho dans le coeur de toutes les mères.

Son fils retrouvé, Madeleine Neveu rendit mieux justice à son mari défunt, dont elle honora la mémoire, en reprenant son nom de Desroches, sous lequel elle se fit connaître désormais comme une des femmes les plus brillantes et les plus aimables de son temps. Sa maison devint le centre des réunions de tous les poètes et de tous les gens d'esprit qui passaient par Poitiers ou qui souvent y venaient exprès pour la voir. Elle ne désavoua plus les jolis vers qu'elle avait faits dans sa jeunesse. Quant à Catherine, elle n'épousa pas Jules de Guersens, en haine ou en crainte du mariage, mais elle demeura la plus fidèle amie de son maître et de son admirateur, qui l'avait surnommée la Pallas de la France et qui lui dédia la tragédie de Panthée, en déclarant qu'il n'avait fait que s'inspirer du génie poétique de son élève. La belle et incomparable Mademoiselle Desroches lui offrit en échange la dédicace de sa tragi-comédie biblique de Tobie, qu'elle fit représenter, sous les yeux de sa mère, dans l'amphithéâtre romain de Poitiers. Son jeune frère Jacques avait voulu prendre part à cette mémorable représentation, où il joua de la manière la plus touchante le rôle de Tobie. Ce fut Jules de Guersens qui se chargea de faire imprimer à Paris, chez Abel l'Angelier, les oeuvres de la mère et de la fille, en tête desquelles Mademoiselle Desroches s'adressait à ses vers, dans un sonnet préliminaire, où elle leur disait avec un gracieux enjouement:

  Où voudriez-vous aller? Hé! mes petits enfants,
  Vous êtes habillés d'une trop faible écorce!

Les premiers poètes et les meilleurs écrivains contemporains n'en déposèrent pas moins leurs hommages admiratifs aux pieds de la sage et docte Muse de la ville de Poitiers.

LES PREMIERES ARMES

DE JEAN DE LAUNOY

(1613)

Au commencement du XVIIe siècle, vivait à Coutances une pauvre veuve, que son mari, le sieur de Launoy, d'une famille ancienne et noble de Normandie, avait laissée dans la misère, avec deux enfants en bas âge, un fils et une fille. Cette malheureuse femme était trop fière pour recourir à la pitié de ses parents, qui n'eurent garde de venir d'eux-mêmes à son aide, et qui n'auraient pas répondu davantage à son appel suppliant: elle préféra donc, malgré la condition distinguée qu'elle tenait de sa naissance comme de son mariage, devoir son existence et celle de ses enfants, au travail de ses mains, plutôt qu'à des aumônes achetées par le mépris et l'humiliation. C'était de Dieu seul qu'elle espérait tôt ou tard la récompense de son courage et de sa vertu.

Tous les soirs, après les occupations d'une journée laborieuse, elle se rendait, accompagnée de ses deux enfants, à la cathédrale de Coutances, afin d'y faire une prière devant l'autel de la Vierge; et cette oraison, prononcée d'une voie émue, avec des larmes et des élans de dévotion, lui redonnait du coeur pour supporter les épreuves du lendemain, qui n'apportait pas toujours le strict nécessaire dans sa triste demeure. Souvent elle avait manqué de pain; mais sa confiance en la miséricorde de Dieu ne diminuait pas, et elle redoublait de zèle, au contraire, dans l'accomplissement du pieux devoir qu'elle s'était prescrit. La Providence, cependant, la favorisait assez pour l'empêcher de mourir de faim.

[Illustration: Accompagnée de ses deux enfants, elle se rendait à la cathédrale.]

Le plus grand chagrin de cette infortunée était de ne pouvoir donner à son fils une éducation digne du nom qu'il portait, et surtout de l'intelligence naturelle que cet enfant avait montrée de bonne heure; car le petit Jean, dès sa huitième année, avait manifesté une envie extraordinaire d'apprendre, et comme ces heureuses dispositions ne furent ni encouragées ni conduites vers un but spécial d'enseignement, il se mit à étudier par ses yeux, ce qu'il voyait chaque jour et ce qui avait attiré son attention; c'est ainsi que la cathédrale de Coutances devint, pour lui, en quelque sorte, un livre ouvert, dans lequel il s'amusait à déchiffrer une langue inconnue.

Il errait sans cesse, autour de ce magnifique édifice, qui est le triomphe de l'art gothique, et qui n'a pas son pareil, non seulement en Normandie, mais encore dans l'Europe; il admirait d'instinct les proportions gigantesques de cette architecture aérienne, qui semble suspendue par la main des anges et scellée à la voûte du firmament avec des chaînes invisibles; il s'émerveillait, en silence, de la hauteur des grosses tours, de la légèreté des tourelles nommées fillettes, de l'éclat des vitraux, de la multitude des ornements de sculpture. Il interrogeait les prêtres, les sacristains, les ouvriers, les sonneurs, pour s'instruire sur tous les points de l'histoire du monument, fondé, au commencement du XIIe siècle, par une pieuse duchesse de Normandie nommée Gonor, et terminé vingt ans après par l'évêque Geoffroi, chancelier de Guillaume le Conquérant; il écoutait surtout avec une admiration béante les légendes et les miracles des premiers évêques de Coutances, depuis saint Ereptiole, qui vivait, vers 470, du temps du roi des Francs Childéric; mais parfois, au récit des prodiges incroyables attribués à ces saints personnages, qu'on faisait remonter à des époques si reculées, un sourire malicieux d'incrédulité errait sur ses lèvres, et rayonnait dans ses yeux narquois, quoique sa mère lui eût inspiré des sentiments de piété sincère, dès sa plus tendre enfance.

Il connaissait donc toutes les parties de l'extérieur et de l'intérieur de cette église dédiée à Notre-Dame, et il ne se lassait pas de la parcourir, de la visiter, en y découvrant sans cesse de nouveaux sujets de surprise et d'admiration; soit qu'il examinât les figures grotesques d'un chapiteau; soit qu'il s'arrêtât à contempler les vieilles tombes sur lesquelles dorment des statues de chevaliers armés de toutes pièces, ayant un chien ou un lion emblématique à leurs pieds; soit qu'il se glissât, effrayé à l'entrée des caves sépulcrales; soit qu'il plongeât un regard indiscret à travers le cristal d'un antique reliquaire. Son imagination s'échauffait au spectacle de ces antiquités religieuses, et la tendance innée qu'il avait à tout approfondir et à douter de tout, ne faisait que s'accuser davantage vis-à-vis des traditions étranges de moyen âge, effacées sur la pierre, mais gravées dans la mémoire des bons vieux paroissiens de la cathédrale. Il hochait la tête, quand on lui racontait que saint Lô avait été évêque à douze ans, et que ce saint ne pouvait dire la messe, sans qu'une colombe de feu voltigeât au-dessus de sa tête. En un mot, Jean de Launoy joignait à une véritable piété l'aversion la plus inflexible pour toutes les croyances populaires, qui n'étaient pas des dogmes fondamentaux de la religion et qui pouvaient être combattues par le raisonnement; il jugeait faux tout ce qu'il ne comprenait pas et n'avait pas même peur du Diable, quoiqu'il en vit la représentation hideuse, peinte et sculptée, à chaque pas, dans cette vénérable cathédrale gothique.

Un soir (c'était en 1613), au coucher du soleil qui faisait flamboyer les rosaces comme des fournaises, madame de Launoy alla faire sa station accoutumée sur les marches de l'autel de Notre-Dame; ses deux enfants étaient à ses côtés; sa fille agenouillée et recueillie comme elle, les mains jointes, les yeux levés vers l'image d'argent de la Mère de Jésus; son fils debout et saisi d'une distraction profane par les reflets lumineux des vitraux coloriés sur les dalles tumulaires de la nef. Le petit Jean avait apporté en offrande une couronne de roses sauvages et de fleurs blanches, choisies exprès dans les bois des environs, où il était allé courir à l'aventure, cherchant la trace du passage des premiers apôtres de la Normandie et les débris des temples païens, qu'avaient renversés ces apôtres des anciens temps, pour y planter la croix du Christ.

Lorsque madame de Launoy acheva sa prière, qui avait rempli de douces larmes ses paupières alourdies, elle n'aperçut plus son fils. Comme elle était restée plus longtemps qu'à l'ordinaire en oraison, elle pensa que l'enfant, fatigué de demeurer à la même place, avait promené sa curiosité, de chapelle en chapelle, de tombeau en tombeau, pendant que sa mère et sa soeur priaient pour lui. Madame de Launoy se leva donc sans inquiétude, fit le tour de l'église en regardant à droite et à gauche si elle ne verrait pas Jean accroupi sur une épitaphe ou se hissant le plus près possible d'une des fenêtres de l'abside, car souvent il grimpait le long du jubé pour s'approcher des admirables peintures de ces merveilleuses verrières. Mais madame de Launoy ne le trouva, ne l'aperçut nulle part; elle ne vit aucune ombre mouvante, dans les chapelles, ni dans le choeur, ni dans la nef, où le jour commençait à s'éteindre; elle n'entendit aucun bruit de pas retentissant sur le pavé sonore. Supposant donc que l'enfant était sorti de la cathédrale et rentré seul au logis, elle se promit de le punir pour ce nouvel acte de légèreté et de désobéissance. Elle revenait chez elle, cependant, l'esprit consolé et raffermi par la prière, avec un vague pressentiment d'une prochaine amélioration de son pénible sort; mais elle tomba tout à coup dans une douloureuse anxiété, en ne voyant pas son fils venir à sa rencontre.

Elle retourna sur ses pas vers la cathédrale; elle traversa les rues voisines de Notre-Dame, elle interrogea vainement le sacristain qui fermait les portes de l'église; elle appela Jean sous les murs du cimetière. La nuit s'épaississait, et sa terreur augmentait par degrés; elle repassa plusieurs fois dans les endroits qu'elle avait parcourus; plusieurs fois elle revint à sa demeure pour s'assurer que l'enfant n'y avait pas reparu. Elle employa une partie de la nuit à des recherches inutiles et elle veilla, cette nuit-là qui lui semblait éternelle, au milieu des sanglots et des plus sinistres préoccupations. Dans son désespoir, craignant qu'un accident ne fût arrivé à son fils, elle alla jusqu'à reprocher son malheur à la sainte Mère de Dieu.

Aucun accident n'avait causé l'absence du petit Jean de Launoy: il s'était endormi dans une stalle du choeur, sa tête blonde cachée entre ses mains. Comme sa lévite de bure grise se confondait avec l'obscurité qui l'enveloppait, le sacristain, armé de sa lanterne, ne l'avait point aperçu, quoiqu'il eût visité tous les coins et recoins de l'église, sans soupçonner qu'un être vivant y fût enfermé.

L'horloge qui sonnait minuit éveilla l'enfant, tout transi de froid: après six heures de profond sommeil, il ne savait pas d'abord où il pouvait être. Il n'éprouva pas pourtant le moindre sentiment de terreur, quand il ouvrit les yeux dans les ténèbres. Il étendit ses mains en avant et rencontra les têtes d'anges sculptées aux extrémités de la stalle, où il était assis: il se rendit bien compte de l'endroit où il se trouvait; mais il ne s'expliquait pas encore comment, à cette heure avancée de la nuit, il avait pu s'introduire dans la cathédrale, où il se voyait enfermé avec la certitude d'y rester jusqu'au jour.

Tandis qu'il contemplait, avec une muette émotion, l'imposant aspect de cet immense édifice plein d'ombre et de silence, où les souvenirs de six siècles planaient au-dessus de la poussière de tant de morts couchés dans leurs tombeaux, il fut frappé de stupeur, à certain bruissement vague, qui se fit, tout à coup, au fond de la nef: c'étaient les éclats d'une vitre qui se brisait. Il écouta, en retenant son haleine. A ce bruit du verre tombant de haut sur les dalles d'une chapelle latérale, succédèrent d'autres bruits qui annonçaient que quelqu'un était entré dans l'église. On marchait, on avançait vers lui: l'enfant attendit et ne bougea pas. Tout autre que Jean de Launoy serait mort de peur, en s'imaginant qu'un fantôme était sorti des sépultures, ou bien que des démons s'emparaient de la maison du Seigneur; mais Jean de Launoy n'était pas superstitieux le moins du monde, et il n'attribua point à un étrange changement dans l'ordre des lois de la nature ces bruits inquiétants, dont la cause lui était encore inconnue, et qui prenaient un caractère redoutable, dans cette sombre solitude de pierre.

Jean se préparait donc à bien voir et à bien entendre, sans mêler le ciel ni l'enfer à ce qu'il verrait et entendrait. Il vit un homme seul, qui venait droit à l'autel de la Vierge; ce n'était pas, à coup sûr, pour y prier. Cet homme approchait lentement, avec précaution, comme prêt à faire retraite dès le moindre indice de danger. Les ténèbres du lieu ne permettaient pas de juger, à sa figure et à son extérieur, quel pouvait être le motif de sa présence nocturne dans l'église; mais l'enfant n'eut plus de doute à cet égard, lorsqu'il remarqua que cet audacieux voleur s'adressait à la grande statue d'argent de la Vierge, qu'il avait déjà descendue de l'autel et qu'il s'apprêtait à prendre dans ses bras pour l'enlever.

[Illustration: Grâce, mon Dieu!]

A l'aspect de ce sacrilège, Jean de Launoy fut ému d'une pieuse indignation, qui lui arracha un cri. Le voleur se crut découvert et tira de sa poche un couteau, dont la lueur menaçante inspira aussitôt à l'enfant une ruse ingénieuse.

—Misérable! cria-t-il d'une voix claire et vibrante, à laquelle l'écho des souterrains prêta un accent solennel: qu'es-tu venu faire ici?

—Grâce, mon Dieu! répondit cet homme épouvanté, en se jetant à genoux la face contre terre; ayez pitié de moi, sainte Vierge Marie!

—Oses-tu bien, sacrilège, porter la main sur cette image bénite! continua du même ton Jean de Launoy, qui se divertissait de la frayeur du larron.

—Ah! madame la sainte Vierge, murmurait le voleur, tremblant de tous ses membres, pardonnez-moi! Je suis un pauvre homme que le diable a tenté.

—Va-t'en, coquin! reprit l'enfant, qui riait sous cape. Je t'ordonne de dire cinq cents Pater, et cinq cents Ave, pour faire pénitence de ta mauvaise action.

—Madame la sainte Vierge, demanda le Normand, qui s'était ravisé au moment de partir les mains vides, tenez-vous donc beaucoup à votre image?

—Comment, scélérat! Une belle statue d'argent, que m'a dédiée le roi Louis XI, pour me remercier de l'assistance que je lui ai prêtée dans sa maladie!

—Sans doute, l'image est fort belle, repartit le voleur en la caressant de nouveau; mais, si elle était de bois, ne serait-ce pas pour vous la même chose?

—Infâme sacrilège, ne touche pas davantage à mon effigie, que profanent tes mains criminelles! s'écria Jean de Launoy, qui avait deviné le projet de ce mécréant.

—Vous qui êtes si riche, madame la Vierge, dit le Normand en chargeant sur ses épaules la statue qu'il voulait emporter, vous pouvez bien faire ce don à un pauvre diable comme moi?

—Écoute! dit l'enfant, que sa présence d'esprit n'abandonna pas: je veux bien t'épargner un péché mortel. Laisse là ma statue, et fais un acte de contrition, pour que le bon Dieu te pardonne; ensuite, en guise de récompense, je te montrerai un trésor, qui t'empêchera de piller à l'avenir les richesses de l'Église.

—Un trésor! s'écria le crédule et avide Bas-Normand. Je ferai volontiers un acte de contrition, voire même deux, s'il vous plaît, et quand j'aurai de quoi vivre, par votre grâce, Madame la sainte Vierge, je deviendrai un honnête homme.

—Fais donc ce que je t'ordonne! dit Jean de Launoy. Il y a, derrière le tombeau du cardinal-évêque Gilles Deschamps, une porte fermée d'un simple verrou: ouvre-la!

—Mais le trésor? objecta le voleur, qui avait peine à renoncer au butin qu'il voulait emporter, pour un autre qu'il ne tenait pas encore.

—Ouvre cette porte! répliqua Jean de Launoy avec autorité; descends vingt marches, et va toujours en avant, à tâtons, jusqu'à ce que je t'avertisse d'arrêter…

—Mais le trésor? disait à voix basse le voleur, qui avait suivi les instructions de la voix mystérieuse et qui se trouvait déjà dans un souterrain profond. O bonne sainte Vierge, je vois là briller quelque chose! s'écria le malfaiteur, au fond de ce labyrinthe ténébreux où il s'était imprudemment engagé. Est-ce le trésor?

—Oui, tu peux le prendre.

A ces mots, le bruit d'un corps tombant dans l'eau apprit à Jean de
Launoy que sa supercherie avait réussi.

Le voleur s'était précipité lui-même dans une citerne, ancienne piscine destinée à laver les linges imprégnés des saintes huiles. Dans ce puits, alimenté par les eaux du ciel qu'il recevait par une ouverture de la voûte, un rayon de la lune fit l'erreur du larron, qui s'imagina voir briller l'or à ses pieds et qui s'élança pour s'en saisir. En même temps, Jean de Launoy se suspendit à la corde d'une petite cloche qu'il parvint à mettre en branle. Le guetteur des tours acheva de donner l'alarme. Le voleur s'était noyé.

Nicolas de Briroy, alors évêque de Coutances, manda l'enfant qui avait sauvé la Notre-Dame d'argent de la cathédrale et lui fit raconter cette aventure, dans laquelle il avait montré un courage et une adresse si extraordinaires. Le prélat ne douta pas que cet enfant ne fût prédestiné à de grandes choses. En conséquence, il le fit élever, aux frais de l'évêché, dans le collège de la ville.

Jean de Launoy devint plus tard un savant docteur de Sorbonne, et se servit de son érudition critique contre certaines mauvaises légendes du Martyrologe, ce qui lui valut le plaisant surnom de Dénicheur de saints.

—J'arrache l'ivraie, disait-il, et je l'empêche d'étouffer le bon grain. C'est par respect pour notre sainte religion, que je m'attaque aux superstitions des temps d'ignorance et de crédulité.

LES HAUTS FAITS

DE CHARLES D'ASSOUCY

(1617)

Charles Coypeau d'Assoucy, qui mit en vogue le genre bouffon au XVIIe siècle, et qui mérita par ses facéties souvent spirituelles le surnom d'Empereur du Burlesque, était né en 1604, fils d'un avocat au Parlement de Paris. Son père, d'origine italienne, avait épousé une fille noble de Lorraine, qui lui donna beaucoup d'enfants et n'en éleva aucun sous ses yeux, parce que, lasse de vivre en mauvais ménage avec un mari joueur, ivrogne et gueux, elle se délivra de tous les embarras maternels, en quittant la maison conjugale, où elle laissait le désordre, la misère, et six petites créatures à peu près orphelines.

Le sieur d'Assoucy eût bien souhaité que sa femme, en partant, le soulageât du fardeau de la paternité; mais, comme il était plus libertin que méchant, il ne jeta pas dans la rue ces pauvres abandonnés, dont le plus jeune était encore à la mamelle: il gronda et jura beaucoup, puis noya ses inquiétudes dans des flots de vin orléanais, tellement, qu'au sortir du cabaret, il avait oublié que ses six enfants mouraient de faim. Ils ne moururent pas cependant, et malgré les privations journalières qu'ils eurent à souffrir, selon la chance des dés, qui favorisait peu leur père au brelan, ils grandirent tous, en force, en santé et en malice, et se montrèrent précoces, surtout en fait de défauts et de vices.

[Illustration]

Une servante, qui dominait au logis par l'insouciance coupable de son maître, était une véritable marâtre pour eux; elle les maltraitait d'injures et de coups, sans se soucier de leurs penchants les plus pervers, que développait cette négligence; elle leur refusait souvent le nécessaire, les faisait jeûner plus que des ermites, les abandonnait à eux-mêmes, et les voyait volontiers vagabonder par la ville. Ils ignoraient la couleur de l'argent et ne soupaient pas tous les jours; ils sortaient, le matin, couverts de haillons, et ne rentraient que le soir, encore plus malpropres, pour être largement battus, et non jamais caressés. A force de recommencer ce beau train de vie, ils excellèrent dans le mensonge, l'effronterie et le vol, au point d'en venir à ne plus craindre même le lieutenant civil du Châtelet. Quant au bon Dieu, ils ne l'avaient jamais craint, les maudits garnements! Leur père riait de leurs tours de passe-passe, et de leurs plus abominables actions, qu'il rangeait dans le domaine des espiègleries de leur âge. Combien de fois les encouragea-t-il en ces termes indignes d'un père de famille:

—Çà, mes mignons, j'en sais de moins avisés qui ont fini en l'air au gibet de Montfaucon, mais aussi ils n'avaient pas à leur aide l'éloquence avocassière du sieur d'Assoucy, votre brave et digne père, fameux aux tavernes, comme en la grande salle du Palais. Tâchez, toutefois, de n'embrasser la potence que le plus tard possible, et donnez-vous du bon temps auparavant. Si vous appréhendez le branle des pendus, qui sera votre dernière danse, transformez-vous en procureurs, afin de larronner et piller à votre aise, sans fâcheux accident.

Ces maximes perverses et une foule d'autres, débitées du ton de la plaisanterie, devaient porter des fruits funestes, corrompant tous les germes des qualités honnêtes et sociales, dans ces jeunes coeurs, déjà façonnés au vice; et s'ils n'accomplirent pas rigoureusement la sinistre prédiction de leur père, il fallut un privilège particulier du sort, qui ne sema point leur existence de prisons, de juges, de galères et de potences: ils eurent tous le bonheur de mourir vieux et dans leur lit.

L'aîné, nommé Charles, était le plus malicieux garçon qu'il y eût alors sur la rive gauche de la Seine, dans ce populeux quartier de l'Université, toujours plein de disputes et de batailles d'écoliers, imitées des habitudes turbulentes de la philosophie et de la controverse de l'École. Charles, âgé de douze ans et demi, aurait pu apprendre aux élèves barbus des collèges de Navarre et de Montaigu mille inventions neuves et hardies, pour tromper et railler les marchands et les bourgeois; il joignait à ce talent de ruse et d'audace un esprit original, plus grossier que délicat, mais vif et mobile dans ses imaginations comme dans ses réparties: il aimait le rire et le faisait aimer.

Il dressait et exécutait seul ses entreprises aventureuses et ses farces divertissantes, parce que, confiant en sa supériorité de langue et de main, il ne voulait pas s'exposer à payer d'audace pour un autre moins souple et moins ingénieux que lui; mais il s'associait toujours ses frères, ses soeurs et ses camarades, pour le partage du butin ou pour le spectacle amusant de ses joyeuses inventions: il était donc la providence des petits polissons du Pré-aux-Clercs et du Pont-Neuf.

Le Pré-aux-Clercs commençait alors à se couvrir de maisons, à partir de la vieille tour de Nesle, qui faisait face au Louvre, jusqu'à l'abbaye de Saint-Germain-des-Prés: après avoir été, pendant cinq ou six siècles, le théâtre des ébats de la jeunesse parisienne, il était moins fréquenté, depuis que le Pont-Neuf, ouvert à la circulation, attirait et rassemblait, du matin au soir, les oisifs des deux rives de la Seine; car, de tout temps, il y eut une innombrable quantité de badauds à Paris. Ce pont, qui passait pour le plus beau de l'Europe, à cause de sa longueur et de son architecture, justifiait encore son nom de Pont-Neuf, puisque, fondé sous le règne de Henri III, il n'avait été complètement achevé que sous le règne de Henri IV; il réunissait, par ses douze arches, à la ville haute et basse, l'île de la Cité, agrandie de deux petits ilôts. Jacques Androuet Ducerceau et Guillaume Marchand, qui l'avaient construit avec magnificence, s'étaient pour la première fois abstenus de le surcharger de maisons, comme le voulait l'ancien usage, et les curieux, étonnés de cette nouveauté, ne se lassaient pas d'admirer un pont, qui n'avait pas l'aspect d'une rue et qui laissait à découvert le cours de la rivière en amont et en aval. La foule le traversait sans cesse, en s'arrêtant, çà et là, le long du parapet, d'où la vue embrassait à la fois la Cité, l'Université et la ville, ces trois parties distinctes de la capitale, hérissées de tours et de clochers: c'était merveille qu'un pont de pierre, du haut duquel les passants voyaient couler l'eau et les bateaux descendre ou remonter la rivière.

L'affluence de monde qui encombrait à toute heure non seulement les bas côtés de ce pont, réservés aux piétons, mais encore la large voie du milieu destinée exclusivement au passage des voitures, était appelée là par divers objets et diverses fantaisies: les uns y venaient écouter le carillon des heures, à la Samaritaine, joli édifice bâti sur pilotis contre la seconde arche, du côté du Louvre, et servant à la fois d'horloge, de pompe et de fontaine; les autres y venaient, pour respirer un air plus pur que celui des rues, et visiter la place Dauphine, qui rivalisait avec la place Royale, sinon en grandeur et en magnificence, du moins en tristesse et en monotonie: ceux-ci se tordaient le cou à regarder au-dessous d'eux les têtes gigantesques de satyres, qui supportent la corniche extérieure du pont; ceux-là circulaient, en extase, devant la statue équestre de Henri IV, en bronze, chef-d'oeuvre de Jean Boulogne, dont le piédestal et les bas-reliefs n'étaient pas encore terminés; mais le plus grand nombre, femmes, enfants et gens de toute espèce, accouraient aux représentations gratuites que les charlatans, arracheurs de dents, vendeurs d'onguents et crieurs de reliques, offraient au public qui entourait leurs tréteaux, pour recruter des chalands et des dupes.

Le Pont-Neuf résonnait du bruit perpétuel des trompes, des fifres, des tambours et des luths, accompagnés de chants, de cris, de rires, de huées ou d'applaudissements. Chaque pile du pont était couronnée d'une plate-forme demi-circulaire, que remplissait une tente soutenue par des perches, ou bien une baraque mobile en bois. Ici un bohémien en costume mauresque, le visage jauni avec du safran, et coiffé d'un bonnet pointu, accaparait une nombreuse et crédule clientèle, en pronostiquant l'avenir, d'après les planètes, les nombres, les songes et les lignes de la main; là, un opérateur, en robe noire, bésicles sur le nez, et tenant une fiole d'eau claire, promettait la guérison de tous les maux, et débitait sa marchandise, qu'il décorait des titres les plus pompeux et les plus bizarres, puis loin, des pèlerins, le bourdon à la main, le manteau parsemé de coquilles sur les épaules, racontaient les miracles des lieux saints, qu'ils n'avaient jamais vus, et vendaient prières, croix, chapelets, qu'ils disaient bénits par le pape; ailleurs, des escamoteurs et des prestidigitateurs, habillés de couleur éclatante, stupéfiaient leur auditoire par les phénomènes de la magie blanche; tel montrait un chien savant, tel un âne sauteur, tel un singe gambadant et grimaçant, pour affriander les badauds autour d'un étal de bimbeloterie, ou de mercerie, ou de sucrerie; le bon public se laissait prendre à ces amorces, qui réussissaient toujours, quoique plus vieilles que le Pont-Neuf.

Mais, à cette époque, les deux coryphées de ce fameux pont, lesquels, à toute heure et en toute saison, avaient le secret de retenir autour d'eux un cercle d'auditeurs crédules et bénévoles, c'étaient le Savoyard et le seigneur Fagottini, dont les échoppes s'élevaient face à face sur le terre-plein du Pont-Neuf, vis-à-vis l'entrée de la place Dauphine, et semblaient s'être emparées de tout cet espace vide, que dominait le Cheval de bronze, surnom populaire donné à la statue équestre du roi Henri IV.

Le Savoyard, qui devait ce sobriquet à son pays de naissance et à son patois fortement accentué, s'appelait, de son nom de famille, Philippe ou Philippot. C'était une sorte de rhapsode ou poète chanteur, taillé en Hercule, aveugle comme Homère et velu comme un ours. Il composait des chansons ou des complaintes populaires en vers baroques, et les répétait, lentement, d'une voix enrhumée et monotone, qu'accompagnaient en désaccord les sons du luth et des instruments de cuivre. La générosité des spectateurs n'était pas taxée, et la vente de quelques naïves poésies, imprimées sur papier gris et vêtues de papier bleu, suffisait pour faire vivre maître Philippe, ses deux petits valets, appelés pages de musique, qui jouaient du luth et des cimbales, et son chien galeux, qui battait la mesure avec sa patte.

Le seigneur, ou plutôt le signor Fagottini, était un Napolitain, qui cherchait fortune loin de sa patrie, et qui savait l'art de délier les cordons des bourses les plus serrées; son métier se composait de plusieurs branches lucratives: il arrachait les dents, teignait la barbe et les cheveux, tondait les chiens, et possédait une pharmacopée de drogues, pour cicatriser les plaies, adoucir la peau, farder le visage, et vendait à bas prix la très véridique eau de Jouvence, disait-il, en aspergeant le vulgaire d'une eau puante qu'on recevait à la ronde comme manne céleste. Mais, pour ajouter un nouveau prix à ses consultations, il les faisait précéder premièrement d'une scène de marionnettes mécaniques, qui se mouvaient avec des fils invisibles, et auxquelles il prêtait un langage humain. Ces petites figures de bois, sculptées, peintes et accoutrées comme des êtres vivants, produisaient de loin une illusion si étrange, que le peuple attribuait à leur propriétaire la puissance d'un véritable sorcier, et tremblait de peur, en faisant un signe de croix, au grincement de la crécelle qui annonçait à l'assemblée qu'on allait tirer le rideau et commencer le spectacle. On assurait que le curé de Saint-Germain-l'Auxerrois avait failli excommunier les marionnettes et le sorcier qui les montrait.

Enfin, pour comble de merveilleux, Fagottini avait un singe apprivoisé et plus instruit, disait-il, qu'un bachelier ès-lettres de la très vénérable Université; on eût dit qu'une âme intelligente s'était égarée dans ce corps de bête, tant il déployait de grâce et de gentillesse dans les exercices qu'il savait faire, sans parler des grimaces: il dansait des sarabandes italiennes, sautait sur une corde tendue, tirait la bonne aventure aux filles à marier, et gagnait le plus habile joueur à tous les jeux de cartes.

Il eût fallu moins que cela pour éveiller et irriter la jalousie du Savoyard, qui ne pouvait plus empêcher la foule de déserter ses concerts en plein vent, et dont les plus joyeux refrains étaient impuissants à maintenir l'ancienne vogue du célèbre «chantre du Pont-Neuf», comme on l'appelait, comme il se qualifiait lui-même. Il s'apercevait de cet abandon du public, à son escarcelle qui ne se remplissait pas, et il entendait, d'une oreille d'envie, les liards, les gros sous, et même la monnaie d'argent, tomber dans le plat de cuivre, que le singe de son voisin Fagottini promenait à la ronde en gambadant et en grimaçant de gratitude.

Charles d'Assoucy était alors l'hôte le plus assidu du Pont-Neuf; il s'échappait, au point du jour, de la rue des Grands-Augustins, où il habitait chez son père, et il n'y rentrait qu'au soleil couché; été comme hiver, la pluie, le vent, la neige, le froid et la chaleur, ne le chassaient pas de sa station favorite devant les tréteaux du Cheval de bronze, en dépit des tristes abois de son estomac et des bâillements lamentables de ses chausses déchirées; là, souvent il avait vécu, tout le jour, de quelques vieilles croûtes de pain qu'il trempait dans l'eau de la Samaritaine pour les amollir; il se délectait à regarder les parades du singe et les comédies des marionnettes de Fagottini; mais il n'avait jamais donné une coquille de noix à la quête de ce singe qui lui gardait rancune et le mordait du regard. Charles d'Assoucy savait par coeur tous les airs du Savoyard, tous les contes des bateleurs, tous les horoscopes des devins, tous les programmes des charlatans émérites, mais il trouvait tant de plaisir, sur le Pont-Neuf, qu'il évitait d'y chercher de la peine: il restait honnête, au milieu des escrocs et des voleurs qui y tenaient leurs assises quotidiennes, diurnes et nocturnes; il respectait les poches les plus béantes, et s'abstenait même de faire le moindre tort aux boutiques des marchands, qui ne le voyaient pas de meilleur oeil.

C'était dans tous les quartiers de Paris qu'il allait ramasser çà et là de quoi satisfaire sa gourmandise; il enlevait une oie aux rôtisseries du Châtelet, dérobait des fruits aux Halles, dégustait les ragoûts des sauciers, et pénétrait jusque dans le couvent des Augustins pour décrocher leurs jambons; en un mot, une fois hors du Pont-Neuf, il vivait largement aux dépens du prochain, et, tout jeune qu'il fût, buvait autant de vin que son ivrogne de père, sans financer d'un liard; mais il était libéral du bien d'autrui et volait toujours au delà de ses besoins, pour ses frères et petits amis, qui le suivaient à distance, comme une nuée de corbeaux à la trace d'un cerf blessé. Le Pont-Neuf était le rendez-vous général, où Charles d'Assoucy distribuait son butin et mystifiait plaisamment quelque digne badaud pour la récréation de son cortège ordinaire qu'il nourrissait de ses larcins.

Un beau matin de mai de l'année 1616, il arriva sur le Pont-Neuf, avant que Fagottini, son singe et ses marionnettes fussent levés. Il y avait déjà une belle assemblée vis-à-vis le théâtre fermé et silencieux. Ses compagnons journaliers de plaisir et de filouterie redoutaient sans doute les brouillards de la Seine, car pas un ne vint à sa rencontre pour avoir part à sa première aubaine; Charles d'Assoucy, qui mettait sa vanité à ne faire ses coups qu'autant qu'il pouvait être admiré de ses jeunes émules, alla s'asseoir philosophiquement sur le parapet, les jambes pendantes et les mains dans ses poches: il s'ennuyait. Ce fut pour se distraire et passer le temps, qu'il se mit à interpeller les passants avec une verve et une malice qui lui étaient coutumières.

—Monsieur l'animal, criait-il à un gentilhomme qui marchait tout fier de son pourpoint de satin tailladé, quelle est cette queue qui traîne derrière vous? Oui-dà, messire, ce n'est rien que votre épée.

—Madame la poissonnière, disait-il à une vendeuse de marée, vous sentez plus fort que la rose; allez vous laver aux étuves de la Croix-du-Tiroir, pour parfumer les bains qui sont chauds à cette heure et qui attendent pratique.

—Bonjour, gentil neveu d'Angoulevent! répondait-il à un vendeur de soufflets qui lui offrait sa marchandise; est-ce pas toi qui fais tourner les moulins de Montmartre?

—Mon ami, portez-vous au fripier la garde-robe de votre maître? disait-il à un laquais habillé de neuf.

—Quelle heure vient de sonner à la Samaritaine? demandait-il à un moine qui revenait de la quête aux aumônes: à coup sûr, c'est l'heure de boire, mon Père.

—Ohé! mesdames, sommes-nous pas en la saison des pies? répliquait-il à des commères, qui maugréaient contre lui et menaçaient de lui couper la langue.

Ses insolentes provocations n'avaient pas de résultat fâcheux pour ses épaules; car tous les rieurs se tournaient de son côté, et chaque individu qu'il avait attaqué d'un ton goguenard se hâtait de poursuivre son chemin, au milieu des éclats de rire. Tout à coup il cessa de jeter des quolibets, et porta son attention muette vers un marchand qui étalait sa boutique de confitures et de sucreries, en glapissant cette annonce de son commerce: Co, co, cot, cot, coti, coti, cotignac, cotignac d'Orléans!

Cette confiture sèche de coings, renfermée dans des boîtes de bois blanc de différentes grandeurs, était depuis des siècles en faveur spéciale auprès des amis de la friandise: elle avait eu tant de renommée au moyen âge, que l'on en offrait aux rois et aux reines, à leurs entrées dans les villes du royaume; les enfants en raffolaient, et Charles d'Assoucy, qui obéissait toujours aux caprices de son ventre, regarda le cotignac avec un appétit qu'il brûlait de satisfaire à tout prix, mais sans argent.

Il se leva, les yeux fixés sur ces pâtes transparentes à la couleur de carmin; il s'en approcha, pas à pas, par circonvolutions, jusqu'à ce qu'il se fût arrêté, debout en face du marchand, qui crut avoir trouvé un acheteur, et qui attendit que l'argent parût; mais l'argent ne paraissait pas, et le chaland, immobile, dévorait du regard plus de cotignac que son estomac n'en aurait pu contenir; il se pourléchait les lèvres, comme un chat qui va s'élancer sur un bon morceau, et il souriait avec une perfide hypocrisie, en remuant ses mâchoires à vide.

Co, co, cot, cot, coti! coti, cotignac! répétait le marchand, en criant à tue-tête, pour exciter davantage la convoitise du petit gourmand. Mon cher enfant, c'est du véritable cotignac de la bonne ville d'Orléans, du cotignac royal au sucre et au vin blanc: ce soir, ma boutique sera toute épuisée, sans que les rats s'y mettent. En voulez-vous pas goûter?

[Illustration: Le marchand de cotignac excitait la convoitise du petit gourmand.]

—Certainement! j'en goûterai volontiers! reprit d'Assoucy, qui oubliait la condition sous-entendue de payer comptant. Ce cotignac a le teint plus clair et plus rose qu'une fille de quinze ans; ce cotignac est digne d'orner les buffets du Louvre; ce cotignac est divin, et vous méritez d'être complimenté par messieurs les échevins de la bonne ville de Paris, pour l'avoir apporté de si loin. Je vais vous envoyer un tas de gens qui se battront afin d'acheter toutes vos bottes: baillez-moi seulement, s'il vous plaît, la plus petite, que j'y goûte, suivant votre honnête intention.

—Merci de vos louanges, mon ami. Prenez la plus grande boîte moyennant un écu, et mangez-la dévotement, pour l'amour de moi. Rien qu'un écu!

—Vous êtes le plus généreux homme que je sache, dit le drôle en s'emparant d'une boîte qu'il eut mise à sec en un tour de langue. Je saurai reconnaître ce don gracieux.

—Il suffit de me donner un écu, répétait le marchand, qui devint pâle à l'idée seule du péril que courait son bénéfice; non un écu d'or de cinq livres, mais un écu blanc de soixante sous, et j'ose déclarer que nul autre ne fabrique de cotignac à si bon compte. Vous plaît-il de choisir une seconde boîte et de payer toutes les deux ensemble?

—Volontiers! J'irai jusqu'à trois, riposta d'Assoucy, faisant main basse sur le cotignac, et je vous assure ma chalandise: quant à l'argent, bonhomme, allez voir à la Monnaie, s'il y est venu.

—Au voleur! cria le marchand, qui ne fut que trop convaincu d'avoir été dupé; arrêtez ce filou effronté! Il a mangé mon cotignac et ose nier sa dette! mordienne!… Que ce méchant garçon me montre l'âme de sa bourse, sinon, je le mène aux prisons du Châtelet!

—Ma bourse est en la poche de quelqu'un, allez-y voir! dit le voleur, affectant bonne contenance, au lieu de s'enfuir. Je ne vous ai pas trompé, monsieur du cotignac; je n'ai fait qu'accepter votre offre obligeante de goûter vos pâtes, que je déclare exquises et incomparables. Or donc j'invite les bonnes gens ci-présentes à en prendre aussi, s'ils ne me croient sur parole. Prenez, Messieurs! cela ne coûte qu'un grand merci.

Le marchand se désolait et jurait que son cotignac n'avait pas été payé; d'Assoucy lui rendait invective pour invective, et le raillait en termes si gais, que les passants s'arrêtaient pour rire aux éclats. La mine irritée du vendeur et la grimace sardonique du trompeur présentaient un contraste amusant, et personne n'aurait pris parti pour le premier, si le second n'avait de longue date amassé bien des haines qui saisirent cette occasion de vengeance commune. Aux rires succédèrent les murmures et les menaces; ceux qui avaient eu à se plaindre de l'impertinence loquace et de l'habile rapacité de ce petit mauvais garnement entraînèrent l'opinion des indifférents, et d'Assoucy remarqua que les visages se rembrunissaient autour de lui, et que la presse des curieux, en s'épaississant, lui fermait déjà la retraite: il baissa le ton et les yeux avec inquiétude.

—C'est lui! disait-on à ses oreilles, c'est le plaisant du Pont-Neuf!
Il a pendu une queue de vache au dos de ma femme!

—Il m'a nommé l'oison plumé!

—Oui-dà, il vint m'appeler, l'autre jour, à cause de ma perruque blonde: M. le soleil de la rue des Marmouzets!

—Il a soustrait de mon ouvroir un jambon de Pâques!

—Il a cassé hier le vitrage de ma fenêtre!

—Il ronge, mieux qu'une souris, mon beurre et mon fromage!

—Vraiment, il semble que je chauffe le four sans cesse à son usage, sans voir jamais l'ombre de sa bourse!

—Il a rompu les reins de ma chatte!

—Le malandrin attire mon vin, par le soupirail de ma cave, à l'aide d'un tuyau de paille!

—En prison! à l'amende! Il a mérité mieux que la potence!

Charles d'Assoucy, effrayé de ces menaçantes récriminations qu'il avait peine à démentir par signes négatifs (car la rumeur couvrait sa voix), et se voyant cerné de toutes parts, fut sur le point de crier grâce et d'avouer tous ses méfaits. On se préparait à l'arrêter et à le conduire devant le lieutenant civil au Châtelet, lorsque, profitant de la diversion causée par le récit du vol que le marchand exagérait de plus en plus, il réussit à percer la foule, en baissant la tête, en se faisant mince et fluet. On ne s'aperçut de son évasion, qu'au moment où il courait de toutes ses forces, et la foule aussitôt s'ébranla, en criant, à sa poursuite. D'Assoucy, prévoyant bien qu'il ne pouvait lutter de vitesse avec tant de jambes plus grandes que les siennes, se jeta brusquement dans un autre groupe aggloméré devant le Savoyard, qui chantait, en ce moment, des couplets satiriques contre le maréchal d'Ancre, favori de la reine-mère et régente Marie de Médicis, et à ce titre, fort détesté du peuple et des gens de cour; ce groupe était donc trop attentif aux chansons pour avoir égard au passage presque invisible d'un enfant qui se frayait une route entre les jambes des spectateurs. Aussi, le fugitif parvint à se glisser sous la toile peinte de l'échoppe des musiciens, avant que les assistants fussent instruits de ce dont il s'agissait. Pendant ce temps, le tumulte s'étendait d'un bout à l'autre du pont, où chacun s'intéressait à la recherche du voleur dont on avait perdu la trace, si bien que tous les jeux et divertissements demeurèrent suspendus en un instant.

—Holà! petit page, cria le chanteur aveugle à son accompagnateur qui cessait de pincer du luth; qu'est-ce donc? Que se passe-t-il? Mène-t-on pendre quelque pauvre diable? Ou bien a-t-on enfin changé les sots ministres de Sa Majesté, récompensé le maréchal d'un beau logis à la Bastille, et fouetté par les rues madame son épouse, Léonora Galigaï? Quel événement est-ce là?

—Moins que rien, monseigneur, répondit respectueusement le page de musique. J'ai pensé d'abord que les gens du roi venaient vous prendre pour vos chansons politiques; mais ce n'est qu'un petit larron, qui a fait camus le marchand de cotignac, et qui s'est évadé parmi la presse. Pendant qu'on le cherche, vous plaît-il de déjeuner?

—Oui, ma fi! la faim chante dans mes boyaux. Quant au voleur, je lui souhaite heureuse chance, surtout s'il veut enlever à tous les diables le singe et les marionnettes de maestro Fagottini.

A ces mots empreints d'un aigre ressentiment, il étendit son poing fermé du côté des tréteaux de Fagottini, où le singe battait le tambour sans se soucier du bruit confus qui régnait sur le Pont-Neuf; il entra dans son tabernacle, au moyen d'une échelle, et se déroba lentement aux regards de ses auditeurs, pendant que son page de musique était allé acheter, pour leur déjeuner, des saucisses chez le charcutier et du vin clairet chez le tavernier. Tout à coup le Savoyard, qui s'était assis devant une table avec autant d'aisance que s'il eût fait usage de ses yeux, sentit un obstacle à ses pieds qu'il voulut allonger, et, y portant la main vivement, rencontra un bras, une tête, puis un petit être vivant, qu'il tira de dessous la table, et qui n'eût pas donné signe de vie, sans une chiquenaude que l'aveugle lui appliqua sur le nez, et sans une rude secousse à laquelle il obéit en se mettant à deux genoux, dans la posture d'un enfant qui attend une correction souvent donnée et reçue.

—Holà! qui est celui-ci? demanda le Savoyard, d'un accent terrible: encore quelque malin compagnon, qui s'est introduit céans pour piller mes chansons et ma musique! J'ai promis d'étrangler le premier que je trouverais en flagrant délit de vol, fût-ce un fils de famille…. Mordié! pourquoi ne vas-tu pas récolter une riche moisson d'écus chez maître Fagottini, drôle?

—Parlez plus bas, compère, interrompit d'Assoucy qui ne se débattait point sous la vigoureuse étreinte du Savoyard; sauvez-moi de la prison, en m'honorant de votre benoîte sauve-garde. Ces gens sont trop outrés contre moi, qui ne les ai pourtant offensés, et s'ils me découvrent, ils n'auront pitié de mon âge, ni de mon innocence: j'en tremble!

—Ma fi! c'est le voleur de cotignac, j'imagine, répliqua le chanteur, en ricanant. Tu as sans doute, petit drôle, l'innocence de Barrabas ou du bon larron de l'Évangile? Eh bien! je serai clément, et ne te livrerai pas, à condition que tu t'engageras à mon service, pour remplacer mon second page de musique, qui est mort hier de la gale.

—Ne vous moquez pas, maître Philippe, un âne brait mieux que je ne chante, et je ne sais jouer d'aucun instrument, sinon de la pince, du croc et de la truche.

—Tu parles l'argot des voleurs, mon fils, comme si tu avais ramé sur les galères du roi, mais je redresserai ton éducation boiteuse, je t'apprendrai à jouer du luth, à rimer des vers en vaudeville, à débiter de plaisants discours, et surtout à lâcher le ventre aux escarcelles; enfin, tu deviendras, sous ma loi, poète, orateur et musicien.

Charles d'Assoucy, séduit par ces belles promesses plus encore que contraint par la circonstance, signa son engagement, aux cris de la foule qui le cherchait, et renonça sans regret à la maison paternelle pour éviter la prison et ses fâcheuses conséquences. D'ailleurs, le Savoyard ne lui laissa pas le temps de la réflexion; et, tirant d'un coffre la défroque du galeux défunt, invita son nouveau page de musique à s'en revêtir à l'instant. D'Assoucy hésita d'abord, et il faisait la moue, au souvenir de la maladie contagieuse à laquelle son devancier avait succombé; mais il n'osa pas s'aliéner par un refus la bienveillance de son nouveau maître, et il se rappela qu'il avait souvent risqué plus que de gagner la gale; il s'affubla donc, sans résistance, du manteau de velours rouge troué, des chausses de laine jaune, semées de taches, du chapeau de feutre à plumes fanées, et des autres insignes de sa profession future. Cependant, il éprouva un serrement de coeur, quand l'aveugle eut renfermé dans son coffre les guenilles que son nouveau page de musique venait de quitter, pour endosser la livrée de sa nouvelle profession; c'était pour lui comme un adieu au monde, où son costume de baladin ne lui permettrait plus de se montrer. Ce déguisement l'avait changé de telle sorte, que son père même eût hésité à le reconnaître; d'amples moustaches postiches achevèrent la métamorphose.

D'Assoucy s'aperçut bientôt que la perte de sa liberté n'avait guère de compensations agréables, et s'il l'avait pu, dès le lendemain de son entrée en fonctions, il eût repris son ancien genre de vie; mais il était gardé de près par son maître, et surtout par le premier page de musique, dont la jalousie ne fit que s'accroître, en raison des progrès étonnants qui signalèrent l'apprentissage musical de son jeune rival. Ce fut même la seule consolation du pauvre d'Assoucy, qui apprit à composer, des airs et à jouer du luth, avec une si merveilleuse facilité, qu'au bout de six mois il surpassait de beaucoup les talents de son camarade: celui-ci en avait conçu une haine féroce contre ce dernier venu, qui lui disputait la faveur du Savoyard et du public.

Le Savoyard n'était pourtant pas un maître commode, dont les bonnes grâces méritassent de faire des jaloux: il avait le parler aussi brutal que le geste, et ses colères suivaient leur libre cours à tort ou à raison, sans que la soumission la plus humble de la part de ses valets servît à le calmer. Il n'épargnait pas les coups ni les avanies à ses deux pages de musique, pour la moindre distraction, pour la moindre négligence, pour la moindre fausse note, dans l'exécution musicale dont ils étaient chargés: souvent, en public, il interrompait sa chanson, par un double soufflet distribué à droite et à gauche; souvent il avait le pied aussi leste à frapper, que la main. D'Assoucy seul se regimbait et protestait contre ces admonitions imprévues, mais l'aveugle frappait de plus belle et ne voulait rien entendre.

Ces inconvénients du métier se reproduisaient, chaque jour, sans amener au moins quelque dédommagement; le Savoyard était frugal dans ses repas, mais les deux pages avaient à pâtir de ses rares excès de boisson; l'ivresse l'excitait alors à battre monnaie sur la joue de ses deux esclaves, suivant sa propre expression, car il ne les aimait pas et les regardait comme des outils à lui appartenant. Grossier, inaccessible à tous les sentiments d'affection et de reconnaissance, il subissait à la fois l'influence de deux haines également implacables, d'une nature différente: l'une noble et hardie, contre l'Italien Concini, maréchal d'Ancre, qui tenait le roi en tutelle et la reine régente en servage; l'autre, basse et misérable, contre les marionnettes et le singe de Fagottini qui faisaient une concurrence redoutable à ses vers et à sa musique.

D'Assoucy conservait, d'ailleurs, son insouciance, et ne trempait pas dans les deux haines de son maître: il ne connaissait que de nom le maréchal d'Ancre, et il se divertissait au spectacle du singe et des marionnettes, contre lesquels le premier page de musique tramait sournoisement un complot, pour être utile et agréable au Savoyard. D'Assoucy, aspirait à se soustraire à cet esclavage insupportable et essaya d'abord de l'adoucir par les licences qu'il se permettait en trompant les yeux toujours ouverts de son perfide collègue et la perspicacité clairvoyante de l'aveugle; il regrettait ses bonnes aubaines d'autrefois et son aventureux vagabondage dans Paris, honteux qu'il était de se voir réduit à voler le chétif souper et le vin aigrelet de son tyran. Combien de fois, en reconnaissant ses frères et amis au milieu de l'auditoire du Savoyard, combien de fois ouvrit-il la bouche pour les appeler à son secours! Mais un coup d'oeil jeté sur son grotesque déguisement lui faisait monter le rouge au front et le forçait à se taire. Il n'aurait pas rougi d'être pris en flagrant délit dans l'accomplissement d'un vol adroit ou audacieux, et il se croyait avili par son costume de baladin!

Il ne se contenta pas de faire main basse sur le maigre ordinaire du Savoyard, qui, s'apercevant de la diminution des parts à la mesure de son appétit et de sa soif, grondait entre ses dents et rudoyait son premier page, seul chargé de régler et de diriger toutes les dépenses de la table. D'Assoucy se réjouissait des mauvais traitements qu'il attirait ainsi sur le dos de son compagnon. Quant à lui, qui avait le rôle de présenter le bassin à la ronde pour la récolte pécuniaire parmi les auditeurs du Savoyard, il faisait rapidement passer les pièces de monnaie dans sa poche, et souvent rapportait le bassin vide au chanteur aveugle, qui murmurait contre le malheur du temps et le resserrement des bourses. D'Assoucy raflait toujours la meilleure partie de la recette.

Le lundi 14 avril de l'année 1617, il attendait que son maître eût achevé de chanter un nouvel air sur les courtisans; et, assis au coin de la balustrade de l'orchestre, il contemplait de loin, en se rongeant les ongles, trois malheureux, qu'on venait d'attacher au grand gibet dressé au bas du Pont-Neuf, pour l'épouvante des langues légères et satiriques; car ce n'étaient pas des malfaiteurs qui méritassent la corde, mais bien de pauvres bourgeois coupables seulement d'avoir désapprouvé, tout haut, la marche des affaires publiques ou injurié le maréchal d'Ancre. Aussi, personne n'osait plus exprimer son mécontentement avec franchise, depuis que les paroles imprudentes étaient punies de mort, sans forme de procès.

Soudain de grandes clameurs retentirent du côté du Louvre, et la ville entière cria d'une seule voix: Vive le roi! Concini, en se rendant chez le roi avec une escorte de ses partisans, avait été assassiné, sur le Pont-Tournant du Louvre, par les favoris du jeune prince, qui, empressés de succéder au maréchal d'Ancre, ensanglantèrent ainsi le commencement du règne de Louis XIII; mais ce crime, exécuté au moyen d'un lâche guet-àpens, satisfit la fureur du peuple contre les conseillers de la reine-mère, et la joie publique se révéla par des atrocités. Le corps du maréchal, enterré en secret, le soir même, sous les orgues de Saint-Germain-l'Auxerrois, devint le jouet de la populace, qui, par vengeance, le traîna dans les ruisseaux, avant de le brûler sur le Pont-Neuf.

Le Savoyard ne fut pas le dernier à célébrer la délivrance du roi et de la France: il improvisa une complainte bouffonne sur la Passion du seigneur Concini et sa descente aux enfers. Cette pièce eut les honneurs de l'à-propos. Ce jour-là, le singe et les marionnettes de Fagottini furent abandonnés: d'Assoucy ne cessait pas de faire circuler le bassin, où pleuvaient les hards, les sous et même les écus; tout le monde apportait son offrande à la poésie et à la musique; mais le malin page, songeant à profiter de cette abondante recette qui ne se renouvellerait peut-être pas de sitôt, détournait très adroitement à son profit le cours de ce Pactole inusité, qui roulait de plus grosses pièces qu'il n'en avait jamais vues dans son plat de cuivre; il se jetait si avidement sur ce butin, que ses dix doigts ne lui suffisaient pas pour prendre; et l'aveugle, à qui revenait, après chaque tour de quête, le bassin allégé de la moitié de son poids, n'était pas peu surpris que la générosité de l'auditoire fit tant de bruit pour un si modeste résultat: depuis longtemps il soupçonnait la probité de ses pages de musique, et il prêta l'oreille au son des espèces de billon et d'argent, qu'il comptait tout bas à mesure qu'elles tombaient dans le bassin; ses calculs se trouvèrent faux de tout ce que s'était adjugé le voleur, avant de rendre le reste de sa collecte. Le Savoyard faillit éclater de rage, en acquérant la preuve certaine de la supercherie de son second page de musique, et il fixa sur lui des yeux blancs sans regard, comme pour épier un geste ou un mouvement de main accusateurs; il interrogeait de toute la puissance de l'ouïe les bruits vagues et indécis qui pouvaient l'aider à surprendre en flagrant délit le larron, de manière à lui ôter la ressource de nier l'évidence. D'Assoucy se fiait aveuglément à l'infirmité permanente de son maître et à l'absence momentanée de son camarade, pour cacher à peine les continuels larcins qui enflaient ses poches, lorsque le Savoyard, qui se tenait derrière lui, le coiffa d'un énorme coup de poing et l'arrêta la main pleine.

—Mordié! s'écriait-il en blasphémant et en réitérant les bourrades, nierez-vous, messire le fripon, que vous me ravissez le plus clair de mon bien? Çà, messieurs, dit-il en s'adressant aux témoins de la scène, je vous interpelle tous: quel châtiment mérite ce fourbe qui s'enrichit à mes dépens? Admirez, messeigneurs, comme vos dons et charités enrichissent ce gueux d'hôpital! Mais je ne suis pas si privé d'yeux qu'on imagine, car le sort m'a planté des yeux aux oreilles. O le mécréant, fils de Juif et d'Arabe! combien de sous marqués se sont évanouis entre ses doigts! L'ingrat, que j'ai retiré du péril de la prison et de pire, me paie de la sorte ma folle humanité! Mordié, pour le punir, je m'en vais le battre, devant vous, en gamme chromatique.

Le Savoyard, sourd aux supplications de l'enfant qui se débattait de toutes ses forces, lui déboucla ses chausses, d'où l'argent volé tombait en s'éparpillant, et lui infligea publiquement la punition du fouet, qui n'était pas encore banni de la justice légale. D'Assoucy, essoufflé de résistance et de prières, subit héroïquement ce supplice, et se vengea en piquants jeux de mots, quand il se retrouva debout sur ses pieds, et ne montrant plus que son visage narquois à l'assemblée. Les spectateurs qui avaient ri de cette exécution rirent davantage des plaisants quolibets que la colère inspirait au patient; le Savoyard, déconcerté par cette verve d'invectives, proposa lui-même, à son page des conditions de paix, qui ne furent pas acceptées; ce ne fut qu'une trêve de part et d'autre.

Sur ces entrefaites, une horde de sauvages de la lie du peuple se précipita sur le Pont-Neuf, où le gibet avait été, pendant la nuit, renversé et brûlé: le cadavre du maréchal d'Ancre, horriblement outragé, servait de jouet et de trophée à ces misérables, parmi lesquels des femmes, d'horribles mégères, se distinguaient par leur acharnement sur ces informes restes, souillés de sang et de boue. On chantait en choeur d'odieux couplets, on dansait autour de ce pauvre corps défiguré; on mêlait le nom de la reine mère à celui de son ministre favori, dans un chaos de malédictions à la mémoire du défunt; ensuite on traîna le cadavre vis-à-vis le Cheval de bronze et on le dépeça par morceaux, en criant toujours: Vive le roi! Des paysans de la province achetèrent des lambeaux de cette chair saignante, pour l'emporter avec eux, et il y eut des monstres qui en mangèrent, pour mieux assouvir une haine abominable qui survivait à la victime.

—Mordié! je veux aussi aller le voir, ce damné Italien! dit le Savoyard, oubliant qu'il était aveugle. Vraiment, je ne le verrai point, mais je le toucherai et tâterai, à l'endroit de ses blessures, que j'eusse voulu faire moi-même. Viens çà, Charlot, conduis-moi, en pinçant du luth, tandis que je chanterai gratis la complainte du détestable Concini.

D'Assoucy, qui gardait trop de rancune à ce brutal aveugle pour se résigner à une plus longue servitude, crut l'occasion opportune pour s'enfuir, à la faveur du tumulte; il eut soin d'emporter le petit trésor qu'il devait à ses vols journaliers et qu'il avait enfoui sous un pavé; puis, se recommandant tout bas au dieu des aventuriers, il accompagna son maître, en jouant de la musique, pendant que celui-ci hurlait ses fureurs poétiques contre la mémoire de l'Italien Concini. Mais la foule était plus curieuse de voir que d'écouter, et le Savoyard se plaignait de ce qu'on ne lui ouvrit point un chemin jusqu'à l'objet inanimé de son fougueux ressentiment; la difficulté d'avancer augmentant à chaque pas, d'Assoucy donna tout à coup un croc en jambe à l'aveugle, qui, en perdant l'équilibre, entraîna dans sa lourde chute plusieurs de ses voisins, aux vêtements desquels il s'était accroché. Ils tombèrent les uns sur les autres, en jurant tous à la fois et s'entortillèrent mutuellement, sans pouvoir se relever, tandis que d'Assoucy se hâtait de gagner le large.

—O le traître! ô le félon! se mit à crier le Savoyard, attribuant aussitôt sa culbute à son page, qu'il soupçonnait d'avoir pris la fuite; à l'aide! au secours! bonnes gens, arrêtez-le, ramenez-le-moi, je vous prie! Il court à belles jambes de ce côté, vous le reconnaîtrez à son habit de perroquet. C'est un larron, c'est lui qui a volé le cotignac! C'est lui qui volait le produit de mon travail! Nous le ferons pendre au son de ma musique.

D'Assoucy, qui s'éloignait en tapinois, après avoir fait choir son maudit aveugle, fut frappé de terreur, quand il l'entendit se déchaîner ainsi en amères récriminations: le vol de cotignac, qu'on lui reprochait à haute voix, vint se représenter vivement à son esprit, et il se persuada que plus d'un passant en avait été témoin. Il s'imagina aussitôt que tous les regards, que tous les sourires le désignaient comme le voleur de cotignac: sa vue s'obscurcit, ses membres tremblèrent, ses idées s'égarèrent, ses jambes se dérobèrent sous lui: il faillit se livrer lui-même, faute de pouvoir s'enfuir.

Il errait sur le pont, d'un bord à l'autre, sans savoir quelle route tenir, ni quel parti prendre; il croyait voir partout des mains s'étendre vers lui pour le happer, et il eut beau marcher en tous sens, le Cheval de bronze avait l'air de le poursuivre toujours; enfin les cris de l'aveugle se rapprochèrent, répétés de bouche en bouche, et le cotignac devenait pour le voleur un spectre menaçant. Effaré, haletant, il s'arrêta devant la Samaritaine et se glissa, par un passage noir qui s'offrait à lui, dans un escalier en limaçon, qu'il descendit en larges enjambées, sans s'inquiéter de savoir où il était et où il allait, pourvu qu'il échappât aux regards de mille spectateurs. Peu s'en fallut qu'après une année d'intervalle il eût une indigestion de cotignac.

Enfin il respira, en se trouvant dans un lieu voûté, obscur et solitaire, qui ressemblait à une cave, et il espérait n'avoir plus rien à redouter, lorsque le bruit d'une porte qu'on fermait, en haut de l'escalier, à doubles verroux et à triples serrures, lui apprit qu'il était prisonnier. Alors il craignit de n'avoir échappé à un péril, que pour tomber dans un pire. Allait-il être condamné à mourir de faim dans un horrible cachot? Il regretta de n'avoir pas été ressaisi par le Savoyard, fût-il à demi mort entre les mains de ce brutal; il eut l'idée de pousser des cris perçants pour se faire entendre du dehors et pour qu'on vînt le délivrer. Tout à coup, son effroi prit le caractère du vertige, quand un coup d'oeil, jeté autour de lui parmi les ténèbres, lui fit croire qu'il n'était pas seul, comme il l'avait pensé d'abord, et que les habitants de ce sombre repaire étaient venus là pour le recevoir.

Ce fut une vision surnaturelle, un aspect inouï et mystérieux, que l'assemblée de vingt ou trente personnages des deux sexes, droits, immobiles et muets rangés contre la muraille. Ces fantômes, dont les vêtements et les joyaux brillaient dans l'obscurité, avaient l'air de tenir cour plénière, en silence, au fond de cette cave, et si leurs costumes magnifiques n'eussent pas annoncé des seigneurs et des princes de la plupart des nations de l'Orient, on aurait pu supposer que c'étaient des êtres du monde idéal, des spectres ou des démons, tant leur réunion, dans un pareil endroit, tenait du merveilleux.

D'Assoucy n'était pas peureux; mais son imagination, exaltée par la lecture de quelques histoires romanesques et surtout des Métamorphoses d'Ovide, sortait volontiers des limites du vrai et du vraisemblable: il ne prit pas le temps de réfléchir, il n'eut pas même le courage de regarder en face ces êtres singuliers, qui n'avaient encore ni bougé, ni parlé, et qui ne lui demandaient pas compte de sa présence: il courut, tout hors de lui, pour chercher une issue, pour s'arracher à ce terrible cauchemar; son effroi multipliait le nombre et grossissait la forme de ces fantastiques apparitions.

Malgré l'épouvante qui paralysait ses sens, il se trouva au pied de l'escalier, qu'il commençait à gravir péniblement pour revoir la lumière du soleil et le séjour des hommes; mais il n'avait pas franchi la dixième marche, qu'il entendit les degrés de pierre retentir, au dessus de sa tête, sous les bonds d'un être vivant, qui venait d'en haut et qui, l'ayant heurté violemment, se cramponna en grognant à son collet.

Le pauvre enfant, stupéfait de cette rencontre offensive, frissonna de tous ses membres, le corps mouillé d'une sueur froide, et, pour la première fois de sa vie, il pria le bon Dieu de le défendre contre la griffe du diable. Cette prière mentale lui rendit un peu d'énergie, de telle sorte qu'il put arrêter et serrer dans ses bras un animal velu, porteur d'une longue queue, qui faisait présumer l'existence des cornes accessoires pour compléter les attributs de Satan en personne: or, l'animal ou Satan lui-même, étonné et irrité de se sentir captif, s'agita de toutes ses forces et mordit au sang le visage de son adversaire.

Une lutte s'engagea entre l'homme et la bête, qui s'étreignaient mutuellement, qui se déchiraient des ongles et des dents, qui se lançaient d'un mur à l'autre, et s'épuisaient en efforts successifs et réciproques: par intervalles, un cri de douleur, un soupir de fatigue, un grondement de rage. D'Assoucy éprouvait la cruelle agonie d'un mauvais rêve, qui s'achève péniblement entre la veille et le sommeil, et que vont dissiper les premiers rayons du jour; enfin, égratigné, mordillé et maltraité par le démon inconnu qu'il combattait dans l'ombre, il appela toute sa vigueur à un assaut désespéré, qui acheva son triomphe; il coucha son ennemi sur la pierre humide de l'escalier, et lui pressant la poitrine avec le genou, il l'étouffa, sans autres armes que ses dix doigts. Un râlement entrecoupé fut le signal de sa victoire, et l'ennemi mort lui parut moins redoutable: le démon n'était qu'un singe, et cette découverte inattendue enhardit le vainqueur, au point de lui permettre de promener ses yeux autour de lui et d'explorer la retraite que la hasard lui avait offerte.

Sa terreur panique ne survécut pas au malheureux singe, qui gisait à l'entrée du caveau, comme une sentinelle morte à son poste; il osa pénétrer jusqu'au fond du souterrain, et s'approcher des spectres formidables qui l'avaient tant effrayé et qui n'étaient autres que les marionnettes du signor Fagottini.

Cet opérateur italien, qui, en sa qualité de compatriote, avait toujours été un dévoué partisan du maréchal d'Ancre, s'était hâté, au premier avis qu'il eut de l'assassinat de son protecteur, de mettre en sûreté toute sa fortune, c'est-à-dire son singe et ses acteurs automates, dans le souterrain que lui louait à bail Linclair, le gouverneur machiniste de la Samaritaine. Ce souterrain, qui traversait la seconde arche du pont, sous la chaussée, avait été ménagé lors de la construction du Pont-Neuf, pour servir de cave aux maisons qu'on devait élever primitivement de chaque côté de ce pont, et il n'avait pas été comblé depuis. C'est là, dans cette galerie ténébreuse, à la voûte suante et au pavé moussu, que Fagottini emmagasinait le matériel de son théâtre en plein vent: décorations, garde-robe dramatique, acteurs au rebut et à la retraite, débutants non encore façonnés; cette fois, la troupe tragi-comique y siégeait tout entière sous la garde du singe.

Charles d'Assoucy eut le coeur gros et les larmes aux yeux, en s'accusant d'avoir tué son bon ami le singe, qu'il avait tant de fois festoyé d'oublies et de gimblettes, à la barbe du Savoyard. Après un court instant accordé à cette oraison funèbre, après une enquête des localités, après enfin une visite de curiosité à chacun des hauts et puissants seigneurs de bois, qui étaient pour lui de vieilles connaissances, d'Assoucy demeura convaincu de l'inutilité de ses tentatives pour sortir immédiatement de ce souterrain; il résolut donc d'accepter sa destinée avec une stoïque résignation, mais, pour passer le temps et se désennuyer, il se hissa jusqu'à l'ouverture d'une petite lucarne, par laquelle il aurait pu s'amuser, en toute autre circonstance, à cracher dans l'eau pour faire des ronds et à saupoudrer de poussière les bateliers qui passaient sous la seconde arche du Pont-Neuf.

L'ébranlement des pas et le son confus des voix cessèrent de retentir sous la voûte du pont; la nuit était venue, et on entendait encore, le long des rives de la Seine, les cris de: Vive le roi! se mêlant à des cris de joie et de vengeance, comme les derniers échos de l'odieux assassinat commis dans le Louvre par ordre du jeune Louis XIII: d'Assoucy avait vu jeter dans la rivière les cendres du maréchal d'Ancre. Quand le silence se fut reposé sur la ville plongée dans l'obscurité, il n'espéra plus qu'on vînt lui rendre la liberté avant le lendemain, si toutefois l'on devait venir. Il entendit avec chagrin le carillon de la Samaritaine, qui sonnait l'heure du couvre-feu: tout Paris avait soupé, excepté lui. Affamé et altéré, grelottant de froid, il choisit, afin de s'y blottir, le coin le plus reculé de la cave, et s'enveloppa d'une vieille tapisserie, pour dormir, au lieu de souper.

Il dormait donc de bon appétit, depuis deux heures, et se rassasiait, en rêve, des plus excellents mets: il fut réveillé par le bruit lointain d'une porte qu'on ouvrait et qu'on refermait avec précaution; puis, il entendit les pas de deux personnes qui descendaient ensemble dans l'escalier. Ce n'était point un songe, et il fut sur le point de s'élancer vers ses libérateurs; mais, à la clarté d'une lanterne de corne, que portait l'un des deux arrivants, il reconnut avec douleur le Savoyard conduit par son page de musique. Il se demandait tout bas quel malin génie se plaisait à lui forger de nouveau la pénible chaîne qu'il avait brisée avec tant de peine, et il pleurait d'avance sur son évasion manquée; mais il ne tarda pas à s'assurer que ce n'était pas lui qu'on cherchait pour le ramener en servitude: la conversation du maître et du valet suffit pour le tirer d'erreur et le tranquilliser à ce sujet.

—Mordié! la plaisante vengeance que tu as inventée! disait le Savoyard, avec une émotion de plaisir qui déridait son austère physionomie. Vite, attaquons les marionnettes de Fagottini, et taillons-les en pièces. Où sont-elles? Ne les vois-tu pas? Elles doivent être ici certainement! J'ai hâte de les fouler aux pieds, pour leur faire expier les torts que ce mécanicien étranger a faits à ma musique.

—Il semble que le Ciel seconde notre querelle! s'écria le page, qui, heurtant du pied le cadavre du singe, dirigea vers cet objet indistinct le rayon de la lanterne. Voici déjà le grand singe du signor Fagottini, qui a rendu l'âme sans coup férir, et avec lui s'en va en fumée la gloire de son théâtre; voici maintenant la loge des acteurs de bois, qui sont à notre merci et que nous allons mettre à mal.

—Bien, mon fils! dit le Savoyard, en poussant du pied le corps du singe. Le temps des représailles est venu: hier l'Italien Concini mourut, aujourd'hui l'Italien Fagottini sera ruiné. Ça! remets entre mes mains ces méchantes bêtes de marionnettes, et, mordié! je veux chanter faux comme un âne rouge, si je fais grâce à pas une. Bien! donne-moi tous ces coquins d'acteurs! J'en veux faire un massacre général, plus complet que le massacre des saints Innocents. Je me réjouis de songer à la piteuse grimace que fera monsieur mon voisin du Pont-Neuf.

Le Savoyard, qui ne perdait pas les moments en paroles, soulageait ainsi son humeur vindicative par un monologue d'injures et d'amères railleries, pendant qu'il démembrait et disséquait avec un féroce plaisir les automates, que son complice lui apportait un à un, en faisant solennellement le panégyrique des personnages dans les divers rôles où ils avaient obtenu le plus de succès. D'Assoucy riait tout bas de cette exécution à huis-clos, et plusieurs fois il faillit éclater en bruyante hilarité, au spectacle incroyable qu'il avait sous les yeux: le Savoyard, gravement assis sur les degrés de l'escalier, comme un magistrat en fonction, recevait des mains de son page chaque marionnette, à laquelle il adressait une allocution furieuse et qu'il condamnait ensuite capricieusement à différents supplices; il arrachait les bras à celle-ci, et les jambes à celle-là; il déchirait en lambeaux les robes dorées des princesses et cassait le nez à des majestés royales, le tout avec un véritable raffinement de cruauté, qui eût fait envie à un bourreau de la Grève. Un amas de membres rompus, de têtes brisées, de bustes défigurés et de débris confondus, ce fut bientôt tout ce qui resta de la troupe de ces innocents comédiens.

Le Savoyard et son complice ne se retirèrent que fatigués de carnage, et contents de leur nocturne expédition, sans soupçonner que le secret en fût compromis, tous deux se félicitant d'avoir tué la concurrence dangereuse de Fagottini sur le Pont-Neuf. D'Assoucy avait la pensée de les suivre de loin, par derrière, et d'effectuer sa retraite à leur suite; mais, en sortant, ils eurent grand soin de ne pas laisser ouverte la porte de l'escalier, qu'ils avaient trouvée bien fermée, avant de descendre dans le souterrain. Le grincement de la clé dans la serrure apprit au témoin de leur mauvaise action qu'il serait encore prisonnier, au moins toute la nuit. Il se résigna donc à prendre son parti, et, se vouant à la protection du hasard, qui pouvait seul le tirer d'embarras, il se rendormit du sommeil insouciant de son âge.

Ce ne fut pas le jour qui le réveilla, mais un bras d'homme qui l'enlevait par les cheveux et qui le déposa, tout tremblottant, devant le cadavre du singe et les débris des marionnettes. Le seigneur Fagottini, les yeux hagards, les joues tremblantes et les lèvres blanches de colère, se préparait à interroger le coupable, en face de ses victimes.

Le matin, dès l'aube, sous l'empire d'un sinistre pressentiment, que lui inspirait la mort tragique du maréchal d'Ancre, il était descendu dans son caveau, et le premier objet qui frappa sa vue avait été son pauvre singe étendu sans vie, la bouche ouverte et les yeux sortis de leurs orbites; puis, le désastre irréparable de la nuit s'était offert à lui, dans toute son horreur. Ses chères marionnettes, qu'il avait quittées la veille en si belle santé, n'étaient plus que des débris méconnaissables; il contempla d'un oeil sec son malheur, posa la main sur la poitrine de son singe pour y chercher en vain un battement de coeur, remua du pied les morts et les blessés de sa troupe mécanique, invoqua dans sa langue maternelle les saints et les saintes du paradis, et s'interrogea lui-même pour approfondir le mystère de ces lâches assassinats. Le premier soupçon qui s'était présenté à son esprit tombait sur le Savoyard, et ce soupçon se changea en certitude, ainsi que la douleur en rage, lorsqu'il aperçut l'enfant endormi, qu'il reconnaissait pour l'avoir vu, la veille encore, au service du chansonnier aveugle du Pont-Neuf.

Il ne pouvait douter que cet enfant, à l'instigation de son maître, ne fût sans doute le seul auteur du massacre des marionnettes et du meurtre du singe; il l'avait donc considéré, un moment, avec une fureur muette, incertain de la vengeance qu'il choisirait contre ce petit coquin, mais étonné cependant de son paisible sommeil, qu'eût envié l'innocence, à côté des preuves trop certaines du flagrant délit.

Il le secoua rudement, pour l'éveiller, et le mit sur ses jambes, tout ému et tout effrayé, en lui tirant les cheveux et les oreilles.

—Malfaisant garçon, lui dit-il d'une voix claire qu'il s'efforçait de rendre tonnante, as-tu de quoi payer l'amende autrement que sur tes épaules? Quelle méchanceté est la tienne d'avoir commis cet odieux attentat? Mais tu n'en seras pas quitte pour la prison et le pilori. On te pendra de compagnie avec le scélérat qui t'a conseillé de me nuire de la sorte, en tuant mon singe et saccageant mes pauvres marionnettes!

—Grâce, monseigneur! reprit d'Assoucy, qui comprit le danger de sa position: je vous proteste que ce n'est pas moi qui ai fait cela. Je vous nommerai, s'il vous plaît, les coupables.

—Oui-dà! Bien fou qui se fierait à tes mensonges! Certes, le Savoyard a conseillé ce beau dessein, mais c'est toi seul qui l'as exécuté.

—Vraiment, mon bon seigneur, c'est ce vilain aveugle qui a fait le dommage, et je vous l'affirme bien naïvement, puisque j'étais caché là, où j'ai tout vu et tout entendu sans être découvert.

—Ce sont bourdes et balivernes, maître fourbe! Pense-t-on m'en donner à garder?

Comment un aveugle, tel que le Savoyard, eût-il su trouver seul le chemin de ma cave, pour commettre tels dégâts?

—Nul autre que lui, cependant, n'a fait rage contre vos machines, je vous l'atteste.

Il est vrai que son méchant page de musique le conduisait et l'aidait bel et bien à saccager vos belles marionnettes.

—N'es-tu pas toi-même page de musique du Savoyard, infâme? Oseras-tu soutenir, aussi, que tu n'as point tué mon pauvre bonhomme de singe? Tu as encore le visage égratigné de ses griffes et meurtri de ses dents. Çà! je ne sais quelle pitié me retient de te mettre à mort, comme tu as assassiné cette digne bête, qui valait mieux que tu ne vaux et vaudras jamais.

—Eh bien! compère, répliqua d'Assoucy avec effronterie, quand j'aurais tué cette maligne bête, qui me combattait, le péché serait-il irrémissible? Eussiez-vous mieux aimé qu'il me tuât et que vous en portassiez la peine en ce monde et dans l'autre? Nous, avons eu ensemble un furieux duel, je vous assure, et il s'en est fallu de peu que j'eusse le dessous. Je vous prie donc de me laisser aller….

—Non, par les clés de saint Pierre! petit vagabond! interrompit Fagottini, en le saisissant de nouveau par les cheveux et le soulevant ainsi à deux pieds du sol. Tu seras fouetté par les rues et les carrefours, comme voleur de race, et M. le lieutenant civil, par devant qui je vais te mener, au grand Châtelet, a de bonnes cages de pierre pour les oiseaux de ton espèce, à moins que tu ne meures lapidé par le peuple, qui pleurera mon singe et vengera mes chères marionnettes. As-tu bien eu le farouche courage de mutiler et de détruire ces miracles d'un travail ingénieux? Je voudrais pareillement te rompre, à plaisir, bras et jambes, et ensuite te tordre le cou!

—N'en faites rien, monseigneur, si vous êtes bon catholique! s'écria d'Assoucy, à qui la faim et la crainte commandaient l'humilité suppliante; soyez plutôt charitable, en me faisant l'aumône d'une miche de pain, pour remplir mon estomac à jeun, qui semble être sans fond, comme le tonneau des Danaïdes: ordonnez ensuite, de moi, ce qu'il vous plaira.

—Par la damnation de Judas! reprit Fagottini, en réfléchissant au parti qu'il pouvait tirer de ce petit drôle, resté en ôtage dans ses mains, pour répondre de l'attentat du Savoyard, je consens à te pardonner, à condition que tu veuilles me servir avec le même zèle que tu servais ton ancien maître. Il s'agirait de jouer du luth et de divertir les passants, au lieu et place de mon singe défunt.

—Sans doute, je le veux bien, monseigneur, pourvu que vous me donniez abondante nourriture et de gros gages en surplus, sans aucune pitance de coups, chiquenaudes, nasardes, etc. Si tel est notre marché, je suis, de ce jour, votre tout dévoué serviteur.

Le traité fut conclu de part et d'autre, avec un empressement qui ressemblait à de la bonne foi, et aussitôt il commença d'être en vigueur; car, avant d'apporter à son nouveau valet la nourriture dont celui-ci avait le plus pressant besoin, Fagottini se l'appropria tout à fait, en l'habillant d'un vieux costume italien, dont la richesse primitive avait disparu sous une double couche de poussière et de crasse: c'était la livrée du singe aux grands jours de gala, et d'Assoucy, qui succédait directement à l'animal, quitta presque à regret l'habit galeux et la pauvre condition de page de musique. Il espérait que la métamorphose qu'on lui faisait subir ne s'étendrait point au delà; mais Fagottini, pour mieux déguiser l'origine de son heureuse acquisition, lui barbouilla la figure et les mains d'une teinture noire, qui pénétrait dans les pores de la peau et y laissait une empreinte ineffaçable. L'infortuné d'Assoucy protesta vainement contre cette violation de son traité, qui, en faisant de lui le successeur d'un singe, ne lui imposait pas le devoir de devenir un nègre. Fagottini lui rit au nez, en jurant par tous les saints du calendrier que l'Afrique ne produisait pas de plus joli visage d'ébène. Dès ce moment, la discorde fut allumée entre le maître et son valet.

Ce dernier se consolait du moins, à l'espoir d'un copieux et succulent repas; mais le fourbe Italien ne lui donna que du pain bis et des oignons crus, en assaisonnant d'éloges hyperboliques cette prétendue chère de prince.

D'Assoucy était tellement affamé, que les oignons crus et le pain bis ne lui parurent ni trop durs ni trop lourds, quoiqu'il n'eût que de l'eau pour les faire passer. Il avait pourtant rêvé un meilleur dîner, et il se prit à regretter d'avoir abandonné le Savoyard et perdu ainsi les bénéfices frauduleux qu'il pouvait détourner à son profit. Il se rappela alors qu'il avait oublié toute sa fortune, composée de quelques beaux écus, dans les poches de son ancien vêtement; mais Fagottini, qui aurait entendu d'une lieue sonner un liard, avait déjà confisqué l'argent, et d'Assoucy eut le chagrin de voir son petit pécule s'engouffrer dans une énorme bourse de cuir bouilli, qui présentait une rotondité assez respectable. Cette inique spoliation ne fut pas soufferte sans véhéments reproches et gestes menaçants de la part du propriétaire de la petite somme, qui allait s'ajouter aux économies de son maître. Celui-ci, dont le rire redoublait aux emportements de son impuissant adversaire, le défia de s'enfuir, après l'avoir enchaîné à un anneau de fer, pour lui enseigner la patience et la résignation.

Pendant que Fagottini écorchait son singe pour l'empailler, et raccommodait tant bien que mal celles de ses marionnettes qui n'étaient pas tout à fait hors de service, d'Assoucy, mis à la chaîne comme un animal domestique, cria, s'agita, écuma, puis pleura, puis s'apaisa; il avait eu le temps de comprendre que, dans sa nouvelle condition, le plus sage était de se soumettre au joug de la nécessité et d'attendre une occasion favorable pour s'y soustraire, en prenant sa revanche, s'il était possible, contre son odieux bourreau. Il promit donc d'obéir désormais aux volontés du despote qu'il s'était donné, mais il se promit tout bas à lui-même de se dérober à cet ignoble asservissement. Hélas! le pauvre garçon ne savait pas encore jusqu'où irait sa misère.

[Illustration: L'apparition d'un musicien nègre.]

Le lendemain, il suivit, en silence et la tête basse, Fagottini, qui avait, ce jour-là, le regard plus louche et plus faux, le sourire plus moqueur, le teint plus enluminé et l'abord plus impudent qu'à l'ordinaire; tous deux montèrent sur le théâtre, veuf de ses acteurs mécaniques, et la toile fut tirée, aux sons du luth que d'Assoucy pinçait dans la coulisse.

Le Savoyard et son page, enchantés du lâche coup de main qu'ils avaient fait pendant la nuit pour ruiner Fagottini, jouissaient d'avance de la situation critique à laquelle ils croyaient avoir réduit l'inventeur des marionnettes: ils se regardèrent avec étonnement, en reconnaissant le luth d'Assoucy qui jouait un de leurs airs; ils ne doutèrent pas que leur élève ne fût passé dans le camp de l'ennemi. Mais l'apparition d'un musicien nègre, qui remplaçait le singe mort, déconcerta leurs espérances et les découragea tout à fait, en leur montrant que Fagottini n'était pas à bout de ressources, puisqu'il semblait avoir déjà trouvé le moyen de faire face à la perte de son industrie. Ils se reprochèrent même l'inutile destruction des marionnettes, lorsqu'ils virent la curiosité du public, alléchée par un nouveau spectacle, rassembler autour du théâtre de leur rival une foule plus nombreuse et plus impatiente que jamais, dans l'attente de ce spectacle. Les assistants cherchaient des yeux le singe et les automates de Fagottini; on s'informait bien des causes de leur absence, attribuée à quelque indisposition subite de ces acteurs, mais on se demandait aussi à quel rôle était destiné ce nègre, qu'on n'avait pas encore vu sur la scène de Fagottini, et déjà chacun s'apprêtait à mettre la main à la poche, pour payer sa place et son plaisir.

Le Savoyard ne remarquait pas de si avantageuses dispositions dans son auditoire clairsemé: il préludait tristement à sa fameuse complainte sur la mort du malheureux Conchine (on avait francisé ainsi le nom italien de Concini); mais l'événement qui avait fait le succès de cette complainte était vieux de deux jours, et la vindicte populaire s'était rassasiée sur un cadavre. On ne s'occupait même plus de la maréchale d'Ancre, qui, emprisonnée à la Bastille, devait être jugée pour crime de lèse-majesté divine et humaine, et condamnée six mois après, à être brûlée vive comme sorcière.

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