Contes littéraires du bibliophile Jacob à ses petits-enfants
LES
ESPIÈGLERIES DE CREBILLON
(1680)
Prosper Jolyot de Crébrillon, né en 1674 à Dijon, fils d'un greffier de la Cour des Comptes de cette ville, est envoyé, de bonne heure, à Paris, pour y faire des études qui pussent lui permettre d'entrer avec distinction dans la carrière de la magistrature, où sa famille s'était illustrée depuis plusieurs générations. Dès l'âge de dix ans, il annonçait les belles qualités d'âme et d'esprit qui lui méritèrent l'estime et l'admiration de ses contemporains, comme homme et comme auteur dramatique; mais son imagination ne s'était pas encore préparée au genre sombre qu'il devait imiter du théâtre grec dans ses tragédies d'Atrée et Thyeste, d'Idoménée, d'Electre et de Rhadamiste et Zénobie; il aimait déjà le merveilleux, les contes et les aventures originales; lui-même s'amusait à inventer une foule de ruses comiques, d'intrigues ingénieuses, de joyeuses facéties, pour le passe-temps de ses camarades du collège Louis-le-Grand.
Il se livrait, tout jeune, avec délices, à une paresse dont il ne se corrigea jamais: c'était une rêverie somnolente de poète, qui le captivait, au moment de l'inspiration, et qui révélait d'avance les allures capricieuses de son génie; rien n'avait le pouvoir de dompter cette humeur fantasque, souvent en guerre ouverte avec les règles du collège et l'autorité des maîtres. Ses dispositions à la mollesse fainéante se montraient surtout au dortoir, ou il était toujours le premier et le dernier au lit. Quand une fantaisie de repos ou de pensée l'enchaînait, le matin, sur son oreiller, le bourdon de Notre-Dame n'eût pas sonné assez fort pour l'éveiller, et il ne se serait pas levé plus vite si le feu avait pris à la maison; les punitions, le jeûne, le fouet et le cachot échouèrent contre son invincible entêtement. La cloche, qui forçait les écoliers à sortir de leurs draps avant le jour, n'avait pas de plus implacable ennemi que notre poète en herbe, qui faisait semblant de ne jamais l'entendre.
Cette obstination invincible, qui peut avoir quelquefois de graves et sérieuses conséquences dans la vie de l'homme, est, d'ordinaire, intolérable chez les enfants, car elle encourage à l'effronterie et à l'orgueil. Crébillon, néanmoins, n'était pas détesté des jésuites, ses instituteurs. Les Pères jésuites avaient le talent de deviner, d'apprécier la valeur intellectuelle et morale de leurs élèves; ils n'épargnaient aucun moyen de séduction pour enrôler les plus distingués dans leur Société, que protégeaient alors la haute capacité et le mérite éclatant de ses membres. Crébillon avait donc fixé les yeux de ces savants professeurs, par la facilité de son travail, la richesse de sa mémoire et les ressources de son intelligence; il était devenu, presque sans y penser, le plus instruit de sa classe, et ses succès, aussi solides que brillants, faisaient couvrir d'un manteau d'indulgence sa conduite légère et turbulente, ses éternels bavardages, ses tours malicieux et son inflexible ténacité.
Outre la cloche du collège, son ennemie irréconciliable, Crébillon avait en aversion ceux qui la sonnaient, et ceux-là le payaient aussi de retour.
C'étaient les deux correcteurs ou Pères fouetteurs, qui s'étaient rendus dignes de cet emploi exécutif, par un long zèle éprouvé au service de la Compagnie de Jésus, laquelle croyait utile d'appliquer à l'éducation la sévérité des peines corporelles. Le Père Griffon et le Père Frémion réunissaient, à cette pénible charge, qui les mettait sans cesse en fonctions, le poste de sonneurs qu'ils occupaient à tour de rôle. Leur rigoureuse exactitude avait lieu de se manifester, tous les jours, dans l'un et l'autre ministère. Ainsi ils ne retardaient pas d'une seconde le châtiment que le régent ou maître de classe avait décrété contre un coupable, et les verges, dans leurs mains équitables, n'étaient ni des armes d'injustice, ni des instruments de vengeance, excepté cependant lorsque c'était Crébillon qu'on livrait à leur bras séculier: alors leur ressentiment personnel faisait d'un devoir un plaisir, et les coups tombaient dru, sans que la victime daignât faire entendre une plainte. Ils sonnaient la cloche à tour de bras, pour appeler les collégiens au dortoir, au réfectoire, à l'église et à la classe; mais ils avaient beau se relayer tous les matins, pour venir tourmenter Crébillon, toujours endormi ou immobile dans son lit, à l'heure du lever, celui-ci ne tenait compte de leur avertissement, soit qu'ils lui tirassent l'oreille, soit qu'ils lui adressassent un bon coup de verges, soit qu'ils le secouassent par les cheveux, il ne pleurait pas de douleur, mais quelquefois il pleurait de rage.
Cette inimitié, si cordialement partagée par le jeune élève, datait de plusieurs années. Crébillon, en arrivant au collège de Louis-le-Grand, après une enfance heureuse et libre au sein de sa famille, avait eu peine à s'accoutumer aux punitions usitées chez les jésuites, et la première fois que le Père Griffon, qui était sourd, fut requis pour lui donner le fouet il se défendit d'abord avec une inutile éloquence, et finit par lutter contre le droit du plus fort, non sans avantage, puisque le visage de l'homme aux verges en conserva les cicatrices plus longtemps que le derrière du petit rebelle. Le Père Frémion, qui était muet, fut encore plus maltraité, la seconde fois que Crébillon passa sous les verges, et il laissa presque la moitié de son nez sous la dent d'un adversaire, indigne d'un traitement brutal, dont son corps avait moins encore à souffrir que son orgueil.
Depuis cette double exécution, qui commença la querelle du fustigié contre les deux Pères fouetteurs, Crébillon n'avait pas cessé de se venger d'eux par toutes les malices que lui suggérait cette haine profonde et ardente, qui devait plus tard lui inspirer de si terribles scènes dans ses pièces de théâtre. Tantôt il leur lançait, en tapinois, une balle, une pomme, une pierre, un encrier; tantôt il les aspergeait d'encre ou les inondait d'eau; tantôt il les attachait l'un à l'autre par le bas de leur soutane; tantôt il tendait une ficelle sur leur passage, pour les faire tomber; tantôt il cachait leur chapeau et le remplissait de sable ou de cendre; tantôt il émiettait du pain dur dans leurs draps, pour les empêcher de dormir. Il savait aussi semer adroitement, entre eux, des germes de discorde, qui se développaient par le seul fait de leurs infirmités réciproques, de telle sorte que le muet ne pouvait se faire comprendra du sourd, et que le sourd ne comprenait rien de ce que le muet voulait lui dire. De là des colères amusantes qui se traduisaient par des pantomimes burlesques.
[Illustration: Le père Griffon qui était sourd, fut requis pour lui donner le fouet.]
C'était Crébillon qui dérobait le vin de leurs repas c'était lui qui jetait du poivre dans leur soupe et qui enlevait la viande sur leur assiette. C'était lui surtout qui les induisait en erreur pour les heures de travail, en allant déranger la marche de l'horloge du collège. En un mot, il était sans pitié pour ces deux êtres inoffensifs, respectables par leur âge comme par leur habit. Un jour, il enferma le muet dans le donjon de l'horloge, où personne ne remarquait d'en bas les signes désespérés par lesquels le prisonnier réclamait sa délivrance, tandis que son collègue était emprisonné dans un souterrain, aussi sourd que lui, au fond duquel il serait mort d'inanition, si un tonnelier qui travaillait près de là ne fût accouru à ses cris.
Le Père Griffon, le sourd, avait vieilli dans le collège que sa robe noire balayait depuis cinquante ans, sans y avoir ramassé la moindre instruction. Il était chauve, louche, et remarquable par son nez de rubis; il buvait sec et fréquentait la cave du principal, qui, disait-on, était trop bon chrétien pour ne pas s'apercevoir que son vin avait été baptisé. Le Père Griffon, renommé pour sa dextérité à manier les verges de bouleau et le fouet à lanières de cuir, avait besoin de se donner des forces, qu'il n'eût point tirées d'une nourriture trop frugale; aussi mangeait-il de la chair de porc, en jambons, en andouilles et en saucisses, avec d'autant meilleur appétit, qu'il n'avait pas à observer la religion juive.
Quant au Père Frémion, le muet, qui ne cultivait pas moins attentivement les sensualités de l'estomac, il était de haute taille, maigre, pâle et jaune. Malgré la servilité de ses attributions, il passait pour avoir accueilli ça et là quelques bribes de latin, que son mutisme le dispensait de montrer aux écoliers; il affectait toujours un maintien grave et solennel, quoiqu'il n'eût pas de plus sérieuses affaires que ses verges et sa cloche. Il est vrai qu'il ne perdait jamais de vue le cadran de l'horloge, au milieu de ses promenades solitaires dans la grande cour du collège, pendant lesquelles il remuait toujours les lèvres, comme s'il se parlait à lui-même.
[Illustration: Les élèves de cinquième, au collège de Louis-le-Grand, réunis dans leur quartier, autour du poêle.]
Un soir d'hiver de l'année 1680, les élèves de cinquième, réunis dans leur quartier, autour du poêle, après le souper maigre du vendredi, s'entretenaient tout bas de leurs misères scolaires, pendant que le maître, absorbé dans la lecture d'un livre théologique du P. Sanchez, négligeait d'épier et d'écouter leurs conversations, qui dégénéraient en propos factieux. Crébillon maudissait énergiquement l'horrible tyrannie qu'il y avait à mettre sur pied de pauvres enfants, avant l'aube, par la froide température de décembre; ses auditeurs opinèrent tous du bonnet, mais n'opposèrent que des lamentations timides et passives aux projets de révolte que le jeune dramaturge essayait de fomenter; tant, à cette époque, sous l'empire absolu de la Compagnie de Jésus, l'enfance était soumise à la règle du collège et craintive devant la rigueur du châtiment.
—Mes amis, disait Crébillon avec ce généreux dévouement qui exalte les plus timides, c'est trop longtemps souffrir que les Pères Griffon et Frémion, ces suppôts du diable, qui ont l'âme plus noire que leur robe, nous oppriment jusque dans notre sommeil, pour tyranniser les élèves les plus studieux, que leurs brutalités ne peuvent atteindre. Cependant il ne nous faudrait qu'un peu d'adresse pour venir à bout d'un sourd et d'un muet. Je ne demande pas qu'on me seconde, mais qu'on me promette seulement le secret, quoi qu'il arrive, dans ce que j'ai résolu de faire.
—Ah! qu'as-tu résolu, Prosper? interrompirent en choeur les assistants, qui reconnaissaient tous chez Crébillon une supériorité d'esprit et de finesse. Dis-nous cela vite. Vraiment, nous te promettons de subir la retenue, les arrêts et le fouet, comme des Spartiates, pourvu que le tour en vaille la peine, et malheur à celui d'entre nous, qui, comme un cafard, s'en irait rapporter aux Pères!…
—Je sais que vous êtes de braves garçons, reprit Crébillon d'un air protecteur, et c'est plaisir que de se risquer à se faire punir pour vous rendre service; mais vous n'êtes point assez hardis, pour vous venger. Moi, je ne craindrais pas même le général de la Compagnie de Jésus! Ainsi, je me moque des Pères fouetteurs. Comptez donc sur moi pour dormir tout votre soûl, demain matin et jours suivants, en dépit de la cloche, que ni sourd ni muet ne pourra faire tinter pour le réveil.
Cette cloche, dont les sons retentissants avaient force de loi dans le collège de Louis-le-Grand, depuis cinq heures du matin jusqu'à neuf heures du soir, était suspendue justement au-dessous du dortoir où couchait Crébillon, et la corde qui servait à la mettre en branle se trouvait renfermée, en bas, à hauteur d'homme, dans une sorte d'armoire, dont les sonneurs avaient seuls la clé.
Le petit conspirateur, sachant que c'était le père Griffon qui devait le lendemain sonner le réveil, ainsi que tous les exercices de la journée, eut l'idée de supprimer le son de la cloche, pour tromper l'oreille du pauvre sourd; il attendit que le collège fût endormi, et, s'armant d'une tenaille cachée sous son chevet, il se leva doucement, s'habilla sans bruit et sortit du dortoir à pas de loup, sur un palier dont la fenêtre, qu'il avait laissée ouverte d'avance, lui permettait de toucher la cloche avec la main; il décrocha habilement avec sa tenaille le battant de cette cloche et l'emporta dans son lit, où il attendit, en dormant d'un plein sommeil, l'effet de sa mystérieuse expédition.
Le lendemain, comme il l'avait prévu, l'heure du réveil se passa sans que la cloche avertît les dortoirs, qui restèrent silencieux plus tard qu'à l'ordinaire ce matin-là. Le Père Griffon s'était réveillé aussi exactement que les autres jours, au moment où le marteau de l'horloge, qu'il n'entendait pas, s'ébranlait pour frapper le coup de quatre heures, car jamais sonneur de cloche ne fut plus fidèle à son devoir. Il descendit, à moitié vêtu, dans la cour, malgré le froid âpre et brumeux qui précédait le point du jour; il saisit de confiance la corde qu'il avait tirée de l'armoire, et la secoua longtemps, sans que la cloche rendît aucune vibration; mais la routine avait tellement suppléé au sens de l'ouïe, qui lui manquait, que le mouvement était pour lui l'image du bruit. Son oreille complaisante crut percevoir le son éclatant de la cloche, qu'il agitait en mesure, sans que l'airain prit sa voix accoutumée. Cette voix si discordante et si tyrannique ne se faisant pas entendre aux dormeurs, pas un d'eux ne bougea, et ceux qui, par habitude, s'étaient éveillés à l'heure ordinaire, en bâillant, s'assoupirent de nouveau pour profiter du supplément de sommeil qu'ils devaient, comme ils le pensaient bien, à quelque ruse adroite de Crébillon.
Celui-ci, satisfait de la réussite de son invention, s'en alla remettre le battant à sa place, avant que le Père Griffon se fût aperçu de la supercherie. En effet, le principal, étonné de ne pas avoir entendu la cloche matinale, manda le sonneur, qui déclara que le réveil avait sonné depuis une heure et que les élèves ne pouvaient tarder à descendre aux classes; mais il eut beau protester, avec serment, qu'il n'avait rien à se reprocher dans les devoirs de sa charge sonnifère, le principal l'accusa de négligence ou d'oubli et lui ordonna en pénitence un jeûne extraordinaire. Le Père Griffon, qui savait bien ne pas avoir rêvé, sonna une seconde fois plus réellement et plus efficacement que la première; mais il n'échappa point aux remerciments goguenards des écoliers, qui répétaient, en défilant devant lui:
—Grand merci, père Griffon! Nous avons ronflé une bonne heure de plus, à votre santé: nous ne maudirons pas votre satanée cloche, si vous nous laissez dormir ainsi tout notre soûl, ô digne père Griffon!
Et le Père Griffon, qui ne soupçonnait pas la vérité, jugeant, aux éclats de rire, qu'on se moquait de lui, grommelait entre ses dents, enrageait et se promettait d'avoir sa revanche, dès qu'un de ces railleurs deviendrait son justiciable.
—Quoi! mon Père, vous êtes si matinal? lui dit Crébillon, en ayant l'air d'ignorer quelle heure il était, quoique le crépuscule l'indiquât assez; aviez-vous la puce à l'oreille, pour vous lever plus tôt que de raison? Cela peut vous enrhumer, père Griffon, cela peut vous gâter le teint; mais vous avez sans doute souffert du cauchemar, cette nuit, ou bien le Moine-bourru vous aura fort maltraité, au sortir du lit?
Et tout le monde riait de ces interrogations adressées inutilement au sourd ébahi, pour qui la grimace sardonique de Crébillon était aussi peu compréhensible que ses paroles.
Le Moine-bourru, dont Crébillon demandait des nouvelles au sonneur, était connu au collège de Louis-le-Grand, par une ancienne superstition, qu'on retrouve encore dans le peuple. Il parait qu'à l'époque de l'expulsion des jésuites par Henri IV, après l'attentat d'un de leurs élèves, nommé Jean Châtel, contre ce prince, la Compagnie de Jésus, dont les doctrines théologiques venaient d'être condamnées au Parlement comme dangereuses pour la vie des rois et pour la sûreté des États, fut, en quelque sorte, personnifiée par cette dénomination allégorique de Moine-bourru, à laquelle se rattachait le souvenir du parricide commis sur un roi cher à ses sujets. Le Moine-bourru devint dès lors un fantôme malfaisant, qui était censé parcourir les rues de Paris, pendant la nuit, surtout en hiver, et le collège de Louis-le-Grand, qui ne portait encore à cette époque que le nom de collège de Clermont, à cause de son fondateur Guillaume Duprat, évêque de Clermont en Auvergne, passa naturellement pour la retraite de ce méchant moine, qui assommait de coups les gens qu'il rencontrait éveillés dans ses rondes nocturnes.
La terreur que ce personnage imaginaire causait aux habitants de Paris s'était tellement accréditée dans les esprits et si bien enracinée au collège de Louis-le-Grand, que les jésuites eux-mêmes n'en étaient pas tous exempts. Le Père Griffon et le Père Frémion contribuaient aussi à la perpétuer, dans les traditions du collège, par des récits ridicules qu'ils faisaient aux élèves, de la meilleure foi du monde. Quand ceux-ci, aux heures de récréation, interrogeaient les deux vieux correcteurs sur l'histoire redoutable du Moine-bourru et parvenaient à les mettre sur ce chapitre inépuisable, le Père Griffon narrait avec émotion les faits et gestes de cette espèce de démon, et son collègue muet approuvait, d'un signe de tête ou d'un signe de croix, ces terribles récits, tant il avait lieu de redouter le Moine-bourru, qu'il accusait de torts graves à son égard, car il montrait une cicatrice qu'il avait au front, et faisait raconter, par son compère, qu'une belle nuit de Noël, le Moine-bourru avait voulu le poignarder, pour l'empêcher de sonner la messe de l'Aurore. Le Père Griffon possédait donc, sur le Moine-bourru, un répertoire d'aventures et de témoignages, capables au moins d'inspirer le doute au plus incrédule; ces aventures fantastiques, il les amplifiait de plus en plus, depuis quarante ans qu'il les prodiguait sans cesse à l'insatiable curiosité de ses jeunes auditeurs, qui frémissaient d'horreur, en se serrant autour de lui. L'orateur, que la peur gagnait à son tour, finissait par en perdre la voix, aussi complètement que le Père Frémion, qui avait accompagné d'une effrayante pantomime, en sa qualité de muet, les récits de son collègue, qu'il n'entendait pas, mais qu'il savait par coeur.
Crébillon, le seul qui dans le collège ne croyait pas au diable, avait osé traiter de visionnaires les deux innocentes victimes des malices du Moine-bourru.
—Visionnaires! murmurait le père Griffon, avec indignation. Ce mauvais garçon ne croit à rien; il mourra dans la peau d'un hérétique.
Le jour suivant, ce fut le père Frémion, qui dut remplacer le père Griffon dans les fonctions de sonneur. Il avait, comme tout le monde, blâmé son confrère d'un oubli qu'il croyait bien avoir constaté lui-même. Il se rendit à son poste, avant quatre heures du matin, bien déterminé à faire retentir un carillon, qui ne pût être révoqué en doute, même par les sourds; il ouvrit donc l'armoire, pour empoigner la corde qu'il cherchait à tâtons, sans la trouver et sans la voir dans l'obscurité.
—Encore un maudit tour du Moine-bourru! pensait le sonneur. Pourvu qu'il n'ait pas avalé la corde de ma cloche!
Mais Crébillon ne dormait pas: il avait devancé le sonneur, et pour empêcher la cloche de sonner, il en avait détaché la corde et il la tenait par un bout, en laissant pendre l'autre bout de cette corde, garni d'un bon noeud coulant, qu'il sut diriger adroitement de manière à faire passer ce noeud coulant dans le bras du père Griffon. La chose faite, Crébillon attira la corde à lui, en serrant le noeud coulant dans lequel se trouvait engagé le bras du sonneur.
[Illustration: Le bras du sonneur se trouvait engagé dans le noeud coulant de la corde.]
Celui-ci sentit cette étreinte subite, sans oser y porter la main qui lui restait libre, et cela, dans la crainte de rencontrer quelque chose d'horrible, ou de se brûler les doigts à l'anneau de fer rouge que la pression de la corde lui faisait imaginer autour de son bras; il resta donc pétrifié, fermant les yeux et poussant des soupirs, faute de pouvoir crier au secours, presque défaillant au fond de l'âme, et promettant des prières au bon saint qui le délivrerait des griffes du Moine-bourru.
Crébillon, du haut de la fenêtre où il avait pris position pour jouer son rôle, se divertissait beaucoup de l'épouvante d'un ennemi, qu'il tenait humilié en sa puissance, et il tiraillait la corde, par brusques secousses, pour redoubler l'horreur de cette espèce de possession magique à laquelle se croyait condamné le malheureux Père Frémion. Ce matin-là, le réveil ne fut pas sonné plus tôt que la veille, et le renouvellement d'une pareille négligence irrita le principal, qui envoya chercher le sonneur en défaut, dans sa chambre, où il n'était point. Le père Griffon, avec l'assurance et l'entêtement d'un sourd, assura positivement que son confrère était descendu à l'heure précise et avait sonné le réveil.
On ne trouvait pas le Père Frémion, qui était bien empêché de répondre à son nom, qu'il n'entendait pas répéter, quoique tous les échos du collège le portassent à ses oreilles. On le cherchait partout, excepté sous la cloche, muette comme lui, où il désespérait de sa vie et de son salut. Crébillon, que le danger d'être découvert invitait à la retraite, rejeta sur la tête du malheureux sonneur le bout de la corde, qu'il tenait encore en la secouant de plus belle, et s'enfuit dans le dortoir, en poussant un éclat de rire qui eût fait honneur au Moine-bourru lui-même. Le Père Frémion, qui avait cru sentir sur sa tête s'abattre la formidable main du Moine-bourru, était tombé à la renverse, le bras droit toujours levé en l'air, bien que la corde détendue ne le contraignît plus à cette position pénible, que les nerfs raidis de son bras rendaient machinale. On arriva enfin, on le releva, on l'interrogea, on remarqua son bras lié d'un noeud coulant; mais, à ses gestes effarés et à sa physionomie contractée, on ne put que former des conjectures défavorables sur l'état de son cerveau, troublé de vin ou de folie; il eut beau analyser, par écrit, ses impressions et ses sensations, pendant qu'il sonnait la cloche à tour de bras, assurait-il, et prêter à son effroi une cause réelle qu'il essayait de peindre avec des gestes et des grimaces horribles, le principal s'irrita davantage d'une crédulité qu'il ne partageait pas, et le punit de sa négligente en lui ordonnant de passer, chaque nuit, trois heures en prières: c'était ne pas ménager les terreurs superstitieuses du pauvre homme.
Toutefois, les élèves profitèrent de ce retard et de ce désordre pour donner une heure de plus au sommeil et une heure de moins au travail. Pendant qu'ils s'habillaient avec une lenteur que la cloche n'avait pas encore activée, Crébillon eut le temps de leur conter en détail l'aventure plaisante du Père Frémion, qui n'était pas remis de sa peur, et ceux-ci, en passant devant lui, se détournaient pour rire, quand ils voyaient les yeux égarés et le teint blême du sonneur muet, qu'ils saluaient de condoléances ironiques et facétieuses.
—Comment se porte le Moine-bourru? lui disaient-ils, en riant. Il paraît que cet honnête moine ne veut pas qu'on l'éveille si matin; donc, prenez garde à vous, Père Frémion: un jour, il vous pendra au bout de votre corde, et vous sonnerez vous-même le glas de vos funérailles. Notre Père, délivrez-nous de votre sonnerie! Ainsi-soit-il.
Le Père Frémion ne savait sur quelle face moqueuse faire tomber, en grêle de soufflets, l'orage de sa colère, car c'était une procession de rires et de sarcasmes, qui pourtant ne lui inspirèrent pas le soupçon qu'il eût été la victime d'un tour d'écolier. Crébillon, composant son visage avec une expression de fatalité tragique, avait l'air de compatir à sa juste frayeur.
—Eh bien! mon révérend Père, lui dit-il d'un ton lugubre, si le Moine-bourru recommence ses courses nocturnes dans le collège, c'est présage de malheur, et le diable emportera la cloche avec vous. Digne Père Frémion, le Moine vous a-t-il bien rossé? Heureusement que les indulgences, que vous gagnez chaque jour, en nous donnant le fouet le plus consciencieusement du monde, vous consoleront en paradis. N'avez-vous pas prononcé un bel exorcisme? Oh! que j'eusse voulu être là pour venir en aide au Moine-bourru!
Le Père Frémion, à voir l'air compatissant de Crébillon, eut la bonhomie de croire que le malin garçon s'intéressait à lui et ajoutait foi à l'apparition du Moine-bourru; il lui sut gré, au fond, de cette apparente bienveillance, et il se promit tout bas, de le ménager, la première fois que Crébillon mériterait la correction favorite des jésuites; ensuite le bon Père, faute de pouvoir s'exprimer avec la parole, essaya de reproduire, par la pantomime la plus expressive, tout ce qu'il avait éprouvé de souffrances morales et physiques, sous la possession du Moine-bourru. Crébillon, qui avait envie de lui rire au nez, eut beaucoup à faire pour continuer son rôle d'auditeur bénévole, et pour garder son sérieux, qui lui échappait, au souvenir de ce Moine-bourru qui n'était autre qu'un noeud coulant dans les mains d'un écolier.
Crébillon était trop enchanté du succès de sa comédie, pour ne pas tenter de la renouveler une seconde et une troisième fois, sans qu'elle fût découverte. Tout réussit au gré de ses espérances: le Père Griffon sonna encore la cloche privée de battant; le Père Frémion eut encore le poignet lié à la corde; les collégiens gagnèrent encore, a ce manège, quelques heures de bon sommeil et un sujet journalier de plaisanteries.
Mais ceux qui, ces jours-là, passèrent sous les verges des Pères correcteurs, se plaignirent d'être traités en victimes expiatoires. Le Père Griffon surtout frappait plus fort que jamais, c'est-à-dire comme un sourd.
Cependant le principal, qui n'était ni superstitieux, ni crédule, n'attribuait point les incroyables aventures des sonneurs à la magie ou à des causes surnaturelles, d'autant plus que rien ne paraissait dérangé dans l'économie de la cloche, qui avait la voix aussi claire qu'auparavant pour appeler le collège à table, à l'étude, à la récréation et au lit. Après avoir imposé de nouveaux jeûnes et de nouvelles pénitences aux deux sonneurs, sans que ceux-ci fussent parvenus à sonner la cloche du réveil; comme le Père Frémion offrait la démission de sa charge pour complaire au Moine-bourru, le principal annonça qu'il irait lui-même sonner le réveil, en dépit des timides remontrances de ses deux subordonnés qui croyaient fermement que le Moine-bourru lui tordrait le cou.
Cette nouvelle, qui fut bientôt dans toutes les bouches, ne fit que ranimer l'imagination de Crébillon, qui changea de batteries, pour conquérir encore à ses camarades l'addition de sommeil qu'il leur avait promise, et à laquelle ils s'étaient déjà accoutumés depuis quatre nuits.
Avant qu'aucun bruit de pas eût retenti sous les voûtes du collège, avant qu'aucune lumière eût brillé aux fenêtres du pavillon de l'Horloge, Crébillon sortit de son lit bien chaud, avec un héroïque dévouement, qui bravait un froid de six degrés, accompagné de la bise du nord; il alla, pieds nus, sur le palier, théâtre de ses premiers exploits, et parvint, non sans peine et sans danger, à enlever la cloche, dont il avait enveloppé soigneusement le battant avec son mouchoir; puis, il se sauva entre ses draps, avec sa lourde capture, encore indécis de l'usage qu'il en ferait.
[Illustration: Crébillon traîna la cloche jusqu'aux greniers.]
Sa première pensée avait été de faire disparaître la cloche pour toujours, comme pour la punir de tous les griefs que le sommeil des collégiens avait reçus d'elle, et il songeait à l'aller jeter dans le puits, mais il fut arrêté par cette réflexion que ce ne serait pas se délivrer à jamais d'une pareille ennemie, que de laisser la place à une autre cloche, peut-être plus grosse, plus bruyante et plus inattaquable. Il se détermina donc à lui chercher une cachette, où elle serait, du moins, en paix et en silence. Dans cette intention il s'habilla, sans faire de bruit, et quitta le dortoir, avec la cloche, qu'il avait peine à porter: il la porta cependant ou la traîna jusqu'aux greniers, et ensuite il la fit passer, par une lucarne, sur les toits: là, il choisît exprès le corps de cheminée qui communiquait avec l'appartement du principal, pour suspendre et fixer, dans l'intérieur même du tuyau de cette cheminée, la cloche, muette encore, au moyen de la corde et d'un morceau de bois attachés le plus solidement possible; ensuite il accrocha, au battant de la cloche, une longue ficelle, qu'il fit descendre dans le tuyau d'une cheminée voisine, où aboutissait le poêle de la classe de son quartier. Ces préparatifs, que l'obscurité et la gelée rendaient plus difficiles et plus périlleux, avaient été faits avec la plus grande précaution; ils ne furent terminés qu'à quatre heures du matin, au moment où le principal sortait de sa chambre pour venir lui-même dans la cour faire sonner le réveil en sa présence.
Crébillon, durant son pénible travail, avait dirigé souvent ses regards vers la fenêtre de la chambre du principal, et quand l'horloge sonna quatre heures, il se tint pour averti de rentrer au dortoir, où son absence n'avait pas été remarquée; mais, auparavant, il eut le temps de voir une partie de la scène comique à laquelle donnait lieu l'enlèvement de la cloche.
Le principal ne trouva même pas la corde qui servait à sonner la cloche, lorsqu'il ouvrit de sa propre main la petite armoire où cette corde devait être renfermée, et le Père Frémion, qui le suivait en frissonnant, s'écria que le Moine-bourru avait sans doute emporté la cloche avec la corde. Quant au Père Griffon, il se réjouissait, en sournois, de l'étonnement et de l'embarras de son supérieur. Il fallut éveiller un à un les élèves, qui s'excusèrent de leur paresse sur le silence de la cloche, et qui poursuivirent de leur gaîté matinale les deux sonneurs, qu'ils voyaient lever les yeux en l'air, à chaque instant, dans l'espoir que leur cloche reviendrait d'elle-même reprendre sa place ordinaire.
—Révérends Pères, leur disaient les complices de Crébillon, elle a pris des ailes et s'est envolée, pour devenir un astre au ciel; ou bien le diable, qui se mêle de tout, l'aura prise et fondue au feu de l'enfer. Mais ne vous désolez pas: elle est peut-être en voyage, comme toutes les cloches de nos paroisses, qui s'en vont à Rome, dit-on, pendant la semaine sainte. C'est votre faute aussi de l'avoir enrhumée, madame notre cloche, pour l'avoir fait parler trop matin. Cette cloche clochetait mal, avançant l'heure du travail et retardant l'heure du repos: le Moine-bourru fera bien de la battre un peu, pour la corriger.
Et les deux sonneurs, qui se communiquaient leurs inquiétudes relatives à la cloche absente, se félicitaient d'être justifiés de tout soupçon de négligence, par la déconvenue du principal, et ils en augurèrent qu'une puissance invisible empêchait l'usage des cloches dans le domaine de la Compagnie de Jésus; ils supportaient donc avec résignation les épigrammes et les rires de la gent écolière.
Le principal était moins résigné à tolérer la soustraction de la cloche, qu'il ne pouvait attribuer à des voleurs du dehors; il pensait qu'un collège sans cloche était semblable à un corps sans âme, et jugeant bien que ceux-là seuls étaient capables d'avoir fait le coup, qui avaient intérêt à le faire, il n'en accusa que ses élèves: en conséquence, il assembla les Pères Jésuites en conseil secret et leur demanda leur avis, après avoir hautement exprimé le sien, qui fut de briser, par un redoublement de sévérité, cette espèce de rébellion contre la discipline de la maison, et de retrouver, à force de menaces et de punitions, la cloche volée et le voleur. La fable du Moine-bourru n'invitait personne à la tolérance, et les moyens de rigueur les plus redoutables furent adoptés dans cette espèce de concile.
—Mes enfants! dit d'un air paternel le principal, qui avait réuni tous les élèves autour de lui dans la grande salle des distributions de prix, vous devez connaître celui d'entre vous qui s'est rendu coupable de vol et de désobéissance, en dérobant et en cachant la cloche du collège. Il est de votre devoir de vous séparer de l'auteur d'un acte aussi répréhensible, en me le désignant vous-mêmes: ce que je vous somme de faire immédiatement.
Les élèves ne bougèrent pas et se turent, comme s'ils n'avaient pas entendu cette sévère admonition, ou comme s'ils n'avaient rien à y répondre; les têtes, les yeux, demeurèrent immobiles, et quelques ricanements étouffés circulèrent seulement de rang en rang. Crébillon, qui se tenait derrière un pilier, pour mieux juger des dispositions de l'assemblée, faisait le geste de se dénoncer lui-même, mais ses voisins l'en empêchèrent, en lui rappelant leurs conventions mutuelles.
—Jeunes élèves, je vous laisse réfléchir jusqu'à demain après la messe! reprit le principal, d'un ton qui témoignait de son mécontentement; j'espère que vous n'attendrez pas le terme de ce délai, pour me signaler le coupable; mais, passé l'instant de l'indulgence, il sera trop tard pour le repentir; alors vous serez tous compris dans le châtiment, et condamnés, sans rémission, à dix jours de jeûne, et à un mois de retenue, pour copier chacun dix mille vers latins. Nous verrons bien si ces mesures extrêmes réussiront mieux que le bon conseil et la persuasion, pour vaincre vos résistances criminelles.
Dès que le principal se fut retiré, avec la ferme volonté de ne pas fléchir devant l'obstination la plus intrépide, les écoliers tinrent conseil entre eux, à leur tour, et comme le voleur de la cloche courait grand risque d'être chassé du collège, après avoir reçu le fouet à outrance, il fut résolu, à l'unanimité, que le secret serait gardé inviolablement, puisqu'en tous cas il n'était pas possible de fouetter et de chasser tous les élèves. Crébillon, qui ne voulait pas être en reste de générosité avec ses camarades, leur jura de tourmenter tant et si bien leurs persécuteurs, qu'il les forcerait à quitter l'offensive et à demander merci. Après un discours d'apparat, dans lequel on eût retrouvé en germe les défauts et les beautés des tragédies qu'il devait composer plus tard, il s'empressa de réaliser ses promesses, en recommençant, à lui seul, la lutte avec le principal et ses sonneurs.
Il attira donc immédiatement, par une des ventouses du poêle, l'extrémité de la ficelle qu'il avait attachée au battant de cloche, et qu'il avait ensuite fait descendre, du haut du toit, dans la cheminée voisine de celle où la cloche était suspendue: le battant, mis en branle par la ficelle, vibra dans le tuyau de cette cheminée, en remplissant d'un murmure prolongé les six étages du bâtiment. Les petits mutins applaudirent à ce coup de théâtre qu'ils n'avaient pas prévu, et le régent, qui accourut à cette révélation du bronze sonore, chercha en vain, dans tous les coins du quartier, dans les pupitres et sous les bancs, la cloche invisible qu'on entendait encore frémir sourdement.
Ces sons de cloche se répétèrent plusieurs fois par jour, grâce à l'ingénieux artifice de la ficelle, que Crébillon s'était réservé de tirer seul à sa convenance, en temps utile. Les Pères jésuites et leurs domestiques se lassèrent bientôt de rechercher l'endroit d'où partaient ces sons de cloche, grossis et dénaturés par l'écho de la cheminée. A chaque vibration de la cloche, le principal tressaillait de colère et adressait des voeux au Ciel pour découvrir le démon qui présidait à cette sonnerie mystérieuse; les deux sonneurs, les bras croisés, s'indignaient contre la malicieuse audace du Moine-bourru; les écoliers se divertissaient de cette comédie tintinnabulante, ainsi qu'ils l'appelaient en riant aux éclats, comme s'ils n'eussent pas dû payer l'amende. Le lendemain arriva, le délai fatal était expiré, et il ne se trouva pas, dans tout le collège, un délateur: jeûnes, arrêts, pinsums, de commencer.
Le proviseur ne fut pas moins persévérant que les petits révoltés, qui supportaient la punition générale avec un entêtement unanime; le supplice perpétuel de leurs régents, que la cloche narguait sans cesse, suffisait à leur plaisir et à leur vengeance. La règle quotidienne du collège semblait interrompue: les repas, les classes, le lever et le coucher n'étaient plus indiqués que par ordre verbal, puisque la cloche faisait défaut; quant aux récréations, elles avaient complètement cessé, et il fallait, du matin au soir, tenir la plume, qui s'usait plus vite que la patience des condamnés.
Mais cette cloche, qui avait disparu et qu'on ne retrouvait pas, se faisait entendre sans cesse, comme un gémissement, au milieu de la nuit, depuis que Crébillon avait eu l'adresse de faire passer, dans son dortoir, une seconde ficelle, qu'il agitait tout doucement, sans sortir de son lit. Chaque fois que le son se renouvelait, tout le collège était en rumeur, et le principal, armé d'un flambeau, conduisait les recherches jusque dans les caves, au lieu de les diriger du côté des toits. Enfin, on mit tant de monde en sentinelle, que Crébillon se vit forcé, sous peine d'être découvert, de supprimer sa diabolique sonnerie. Pendant deux jours, la vigilance des subalternes et des supérieurs fut aux écoutes, et la cloche demeura muette, si ce n'est qu'une hirondelle, en sortant de son nid, ébranla d'un coup d'aile le battant, qui retentit encore comme une harpe éolienne.
Cependant les arrêts continuaient avec plus de rigueur, sans que le clocheteur fût dénoncé par ses complices, sans que la cloche absente eût été remise à sa place.
Le Père Frémion et le Père Griffon ne doutaient pas que le Moine-bourru ne fût le seul coupable, et comme ils s'obstinaient à le dire à tout venant, on les avait relégués, en observation ou en pénitence, dans les caves: là, ils puisaient du courage dans les tonneaux, qu'on ne leur avait pas donnés à garder; c'est de cette manière qu'ils dissipaient leurs frayeurs, au point de braver le Moine-bourru lui-même, quand ils étaient ivres.
Le proviseur, furieux d'une résistance qu'il ne parvenait pas à vaincre, eut recours à des ordonnances aussi cruelles qu'injustes: il déclara que, tous les jours, dix élèves, choisis entre les plus mauvais sujets, seraient fouettés extraordinairement, et aussitôt il désigna ceux qui subiraient d'abord la peine du fouet. Crébillon fut compris dans cette première fournée, et le Père Griffon, qui était chargé d'exécuter la sentence, acquitta les vieilles dettes de son propre ressentiment, jusqu'à ce qu'il eût le bras fatigué de frapper sur ce malin garçon, qui ne lui épargnait pas les égratignures et les coups de pied. Le martyr ne pardonna pas à son bourreau, et, sous les verges même, il ne rêvait qu'aux représailles.
Les choses avaient été poussées si loin de part et d'autre, qu'il n'était plus possible de continuer la lutte, sans péril pour l'auteur de ce désordre collégial, et les élèves, à qui Crébillon offrait de se livrer lui-même au terrible jugement de la Compagnie de Jésus, lui répondirent généreusement qu'ils recevraient tous le fouet, après lui.
Néanmoins, Crébillon, inquiet des graves conséquences d'une rébellion générale qui persistait depuis plus de quinze jours, résolut de remettre enfin la cloche à sa place, sans en avertir personne, dans l'espérance que cette restitution volontaire apaiserait le ressentiment du principal. On avait abandonné les veilles de nuit, depuis que la cloche ne se faisait plus entendre. Crébillon se leva donc, la nuit même, monta sur le toit et en redescendit avec la cloche, qu'il se disposait à replacer, tant bien que mal, à l'endroit où il l'avait prise, lorsqu'il vit d'en haut la lueur d'une lanterne errer sous la galerie du rez-de-chaussée et un homme s'avancer lentement dans l'ombre des arcades. Il reconnut le Père Griffon, qui ouvrit la porte des caves et disparut. Crébillon avait une vengeance à exercer contre ce Père fouetteur, qui, dans l'exercice de ses fonctions, ne les ménageait guère: ne voulant pas perdre une si bonne occasion de le surprendre en flagrant délit de vol et d'ivrognerie, quoique à demi vêtu, transi de froid et plein de sommeil, il s'empressa de descendre dans la cour et de suivre les pas du père Griffon, sans avoir pris le temps de se débarrasser de la cloche, qui entravait un peu sa marche, mais dont le battant immobile était encore prudemment emmaillotté.
[Illustration: Crébillon renverse le père Griffon, et sautant par-dessus lui, balance la cloche à ses oreilles.]
La porte des souterrains était demeurée ouverte derrière le Père Griffon, qui, sous prétexte de guetter le Moine-bourru, allait visiter le meilleur vin des révérends Pères. Crébillon, conduit par la traînée de lumière que projetait la lanterne, traversa plusieurs caves, à la suite du sourd, qui ne se retournait point, au bruit d'un pas réglé sur le sien, et qui, aussitôt arrivé à son but, s'agenouilla devant une barrique, et la tint amoureusement embrassée, en collant sa bouche au robinet qu'il avait ouvert. Crébillon le regarda humer à longs traits le vin qui dégouttait de son menton, et ne le troubla point dans cette opération consciencieuse; mais, dès que les yeux de l'ivrogne se fermèrent voluptueusement et que sa tête dodelina comme celle d'un enfant au sein de sa nourrice, il décapuchonna le battant de la cloche et s'élança tout à coup sur l'ivrogne, qu'il renversa en arrière; puis, sautant par-dessus lui, les jambes écartées, il balança la cloche à ses oreilles, avec un carillon à rendre sourd quiconque ne l'eût pas été déjà comme le Père Griffon.
Celui-ci, spontanément dérangé dans la plus délicieuse orgie, n'eût pas été plus épouvanté par les trompettes du jugement dernier; il crut que la voûte et les six étages du bâtiment s'écroulaient sur lui, et, avant de rouvrir les yeux, il jeta des cris aigus: il entendait à peine la cloche qui sonnait à lui briser le tympan, mais, ayant essayé de se redresser sur ses mains, il retomba la face contre terre, en voyant une espèce de monstre qui lui faisait d'effroyables grimaces et qui suspendait au-dessus de sa tête une cloche en branle, comme pour le coiffer de ce bonnet d'airain. La lanterne, qui avait roulé à terre sans s'éteindre, éclairait de bizarres reflets cette scène burlesque et fantastique. Le père Griffon se persuada qu'il était au pouvoir du Moine-bourru, et redoubla ses hurlements, que couvrait le son de la cloche.
Crébillon jouissait de l'effroi du malheureux ivrogne, à ce point qu'il oubliait de faire une prudente retraite, avant que tout le collège fût éveillé par les sons de cloche et les cris lamentables, qui retentissaient au fond des caves; il ne cessait de tinter, comme pour un mort, et chaque fois que le battant frappait en cadence les parois métalliques de la cloche, il piétinait le corps de son ennemi étendu à terre sans force et sans mouvement; mais, pendant qu'il s'enivrait de cette douce vengeance, de même que le pauvre Griffon s'était enivré de vin vieux, il sentit s'imprimer, sur ses épaules presque nues, la meurtrissure d'un coup de fouet, qui lui arracha une exclamation de douleur et de surprise: il arrêta sa sonnerie, pour voir d'où lui venaient les coups qui lui labouraient le dos et les reins, et il aperçut la robe du Père Frémion, lequel n'avait pas trouvé de langage plus expressif que son fouet à lanières, pour exorciser le Moine-bourru, qu'il n'eut pas le temps de reconnaître pour un être humain assez peu redoutable; aussi, ne resta-t-il pas bien convaincu que son terrible fouet avait frappé sur de la chair vive, quand Crébillon eut écrasé la lanterne avec son pied et se fut enfui, à tâtons, avec la cloche qui murmurait entre ses mains, jusqu'au dortoir, où il se fourra dans son lit, tout tremblant de froid et d'anxiété, sans se dessaisir de cette cloche accusatrice, qu'il se repentait de n'avoir pas lancée à la tête du Père Frémion.
Celui-ci était tellement épouvanté dans les ténèbres où le laissa Crébillon, qu'il eut peine à rassembler ses idées, lorsqu'on accourut avec des flambeaux: il expliqua, par signes, que, guidé par les sons de la cloche, il était arrivé dans la cave, au moment où son collègue luttait contre un démon, qui ne pouvait être que le Moine-bourru. Quant au Père Griffon, qui gisait dans une mare de vin et qui n'avait pas recouvré sa raison, il déclara ne pas savoir comment il se trouvait dans la cave, au lieu d'être à son poste de garde; il jura que c'était le Moine-bourru en personne, qui l'avait attiré dans un piège et lui avait fait souffrir tous les tourments du purgatoire: la description de ces tortures infernales déguisa l'état de trouble où l'avaient mis le vin et la peur.
Le principal ne savait plus que penser de ces incompréhensibles apparitions; il refusa de se recoucher, et passa le reste de la nuit à parcourir les cours, les caves et les bâtiments, sans rien voir ni rien entendre de surnaturel. Le Moine-bourru, par suite de cette aventure merveilleuse, obtint de nouveaux témoignages, en faveur de son existence réelle, qui dès lors fut dûment constatée.
Crébillon, qui avait fait semblant de dormir, malgré tout ce tumulte, ne répondait pas aux questions de ses camarades; il feignit d'être malade, le lendemain matin, et ne se leva point en même temps que les autres. Il n'osait remuer en son lit, parce que le moindre son de cloche eût amené la découverte de cette cloche dans ses draps et la preuve irrécusable de sa culpabilité. Il avait pourtant cherché, dans son cerveau, le plus sûr et le plus prompt expédient pour se débarrasser de cet incommode et dangereux corps de délit. A peine les dortoirs furent-ils déserts, qu'il s'habilla précipitamment et emporta la cloche, avec bonheur, dans la chambre de la Correction, qu'il trouva toute grande ouverte, par suite d'une distraction et d'un affolement du Père Griffon.
C'était dans cette chambre que les Pères fouetteurs enfermaient leurs provisions de bouche et les nombreux cadeaux qu'ils recevaient des parents et des écoliers, comme ces galettes de farine et de miel que le sage et pieux Énée présente à Cerbère, dans l'Énéide de Virgile, pour endormir la férocité de ce chien à trois têtes.
Crébillon était descendu, frais et riant, au quartier, avec un objet soigneusement entouré de papier, qui circula de pupitre en pupitre, avant que les Pères Frémion et Griffon allassent rendre visite à leur buffet pour se remettre des fatigues morales et physiques de la nuit; ils avaient aussi besoin d'un surcroît de forces, dans la distribution quotidienne des corrections ordinaires et extraordinaires, qu'ils avaient charge d'administrer aux incorrigibles écoliers. Le Père Griffon tira de l'armoire une monstrueuse andouille de Troyes, qu'il avait goûtée la veille; mais il n'y eut pas plus tôt mordu, qu'il jeta bien loin cette andouille et porta les mains à sa joue, en hurlant: «O mes dents!» Pendant ce temps-là, le Père Frémion découvrait, avec stupeur, dans la peau de l'andouille, un battant de cloche, qu'il eût été difficile d'entamer d'un coup de dent. Le Père Griffon, encore stupéfait de cette trouvaille, continuait à gémir, en tenant sa mâchoire endommagée et en marchant à grands pas sur les dalles qu'il frappait rageusement du pied; tandis que le Père Frémion soulevait la croûte d'un magnifique pâté d'Amiens, pour y chercher des compensations gastronomiques: son couteau rencontra une telle résistance, que la lame se brisa, et le pâté entr'ouvert étala, aux regards des deux gourmands confondus, la cloche elle-même, silencieusement assise dans le saindoux et occupant la place de trois ou quatre succulents canards, que les écoliers étaient en train de dévorer à belles dents, sans songer à cette même cloche, dont l'agréable son avait tant de fois charmé l'attente de leurs estomacs vides, à l'heure du repas!
Cloche et battant furent emportés, tout luisants de graisse, dans le cabinet du principal, qui ne sut jamais ni où ni comment on les avait retrouvés. Le jour même, les Pères correcteurs, remarquant parmi les élèves du quartier de la classe de cinquième, des sourires railleurs sur toutes les bouches comme dans tous les yeux, et flairant une agréable odeur d'ail et de charcuterie, qu'ils ne pouvaient méconnaître, devinèrent la destination qu'avaient eue la chair de l'andouille et le contenu du pâté; ils en gardèrent rancune aux voleurs gastronomes: ceux-ci portèrent longtemps les marques des verges, qui ne les avaient pas ménagés, surtout Crébillon, qui fut soupçonné, sinon convaincu d'être l'auteur de l'enlèvement de la cloche et de sa disparition: il avait, d'ailleurs, assumé sur lui seul la responsabilité du vol de l'andouille et du pâté, par une belle indigestion, dont il était difficile d'accuser la maigre chère du collège, c'est-à-dire, les lentilles, les haricots, les pois-chiches, le fromage et l'eau claire.
Quarante ans après, Jolyot de Crébillon était devenu un grand poète tragique, le successeur de Racine et le rival de Voltaire. Un de ses amis eut la curiosité de connaître le jugement que ses premiers maîtres du collège de Louis-le-Grand avaient porté sur son compte, dans les registres secrets où la Compagnie de Jésus consignait le caractère et la tendance morale de chacun de ses élèves; on lisait, à l'article relatif au jeune Crébillon: Puer ingeniosus, sed insignis nebulo; horoscope latin qu'on pourrait traduire ainsi: «Enfant plein d'esprit, mais insigne vaurien.»
LA
VOCATION DE JAMERAY DUVAL
(1704)
Valentin Jameray Duval était fils unique d'un paysan d'Arthonay en Champagne, et cet enfant, qui dès ses premières années se sentait possédé d'un désir immodéré de s'instruire, n'avait jamais pu s'accoutumer à la vie laborieuse, dont son père lui donnait l'exemple; il ne se refusait pas aux travaux manuels, par paresse ou par esprit de contradiction, mais il s'y prêtait si mollement, si indifféremment, qu'on ne pouvait méconnaître son aversion instinctive pour tout ce qui était effort et action physiques, pour tout emploi des forces du corps, pour toute occupation active et purement matérielle. Son pauvre père, le plus illettré et le plus rustique des paysans, avait renoncé cependant à lui imposer le moindre labeur, et il prenait même le parti de cet enfant, doux et bon de caractère, mais indolent et flegmatique de tempérament, contre sa mère, qui voulait le contraindre, bon gré, mal gré, à travailler à la terre et à faire du moins, comme elle disait, oeuvre de ses dix doigts.
—Laisse donc le petit à ses fantaisies, disait le père; à chacun ici-bas son lot et sa tâche. Valentin ne fera point un laboureur, ni un vigneron: il n'a ni nerf ni poigne; tout ce qu'il a de vaillant, c'est dans sa tête. Il semble bâti, m'est avis, pour faire un curé.
Valentin, en effet, avait eu de bonne heure l'intelligence ouverte et disposée à recevoir toutes les impressions extérieures qui font la connaissance des choses et qui se complètent par la réflexion et le raisonnement. Il ne savait ni lire ni écrire; il n'avait rien appris de ce qui s'acquiert dans la fréquentation des personnes éclairées et instruites; il n'était jamais sorti du milieu grossier et agreste dans lequel il se trouvait confiné par la condition misérable de ses parents, et il arriva ainsi jusqu'à l'âge de sept ans, sans avoir même appris le catéchisme, car le hameau où il était né n'avait pas de curé ni d'église: il fallait aller à trois lieues de distance, pour trouver l'un et l'autre.
Le petit Valentin était pourtant très avancé pour son âge, au point de vue des notions pratiques et usuelles en fait d'agriculture et d'économie rurale: il avait recueilli autour de lui les observations et les renseignements que les gens de la campagne pouvaient lui communiquer, et rien ne s'était perdu, pour ainsi dire, de ce qui lui était entré dans l'esprit par les yeux et par les oreilles. Malheureusement personne autour de lui n'eût été capable de lui apprendre à lire, et il avait honte de ne pas même connaître son alphabet, en dépit de l'espèce d'instruction expérimentale qu'il s'était donnée lui-même.
Il avait huit ans, quand son père, en mourant, le laissa dans une profonde misère; il n'était pas en état de gagner sa vie avec le travail de ses mains et il aurait rougi de rester à la charge de sa mère, qui pouvait à peine se suffire à elle-même.
—Mère, lui dit-il avec l'énergie d'une résolution bien arrêtée, j'irai demain trouver M. le Curé de Monglas, qui m'a toujours fait accueil, lorsqu'il m'a rencontré dans les champs. Je lui demanderai de me prendre chez lui comme enfant de choeur ou plutôt comme aide de sa gouvernante, qui est bien vieille et qui n'a quasi plus la force de faire son ménage. Ce ne sera pas pour moi grosse besogne, mais j'y aurai mon profit, puisque M. le Curé me montrera sans doute à lire et à écrire, en m'enseignant mes devoirs religieux. Quant à toi, mère, je te conseille, je te prie d'aller te mettre au service des bonnes soeurs Ursulines ou Visitandines, soit à Tonnerre, soit à Auxerre, soit à Troyes. Là, tu trouveras le bien-être et le repos dont tu as besoin, en attendant que je t'aie fait une petite fortune, que je viendrai partager avec toi.
La mère du petit Valentin fut touchée jusqu'aux larmes du dévouement filial que cet enfant lui témoignait avec tant de noblesse et de simplicité; elle ne voulait pas lui permettre de la quitter, mais il ne fit que se fortifier dans la décision qu'il avait prise, après mûr examen de la situation: il embrassa, le lendemain, la pauvre femme, qui avait pleuré toute la nuit, et lui promit de la tenir au courant de tout ce qu'il ferait pour arriver à une position lucrative et honorable. Il avait trois lieues à faire à pied, à travers champs, pour aller au village de Monglas; il mit dans sa poche une miche de pain, des noix et des pommes; puis il partit tout courant, sans tourner la tête, de peur de perdre courage en regardant du côté de sa mère, qui l'appelait d'une voix faible et dolente.
Il marchait d'un bon pas et ne s'arrêtait point en route: au bout de trois heures, il fut chez le vieux Curé, qui venait de dire sa messe et qui, le voyant seul, s'imagina que cet enfant était envoyé en toute hâte pour l'appeler auprès du lit d'un mourant. Comme il n'avait pas été averti de la mort du père de Valentin, il pensa qu'on venait le chercher pour administrer les derniers sacrements au père ou à la mère de cet enfant.
—Qu'est-ce qui est en danger de mort chez toi, mon ami? lui dit-il avec intérêt: ton père et ta mère, mon enfant, ne sont pas très vieux, et toi, pauvre petit, tu es bien jeune. Je vais prendre les saintes huiles et tout ce qu'il faut pour la cérémonie….
—Monsieur le curé, interrompit naïvement Valentin, les choses se sont passées sans vous: mon pauvre père est mort, il y a cinq jours, et en voilà quatre qu'il est enterré dans notre cimetière d'Arthonay. Il n'y avait donc pas lieu de vous déranger, et aussi je ne viens à vous que pour moi.
—Pour toi? demanda le curé, un peu surpris de cette visite tardive. Je ne comprends pas, objecta-t-il d'un ton de reproche, qu'on enterre un bon chrétien comme un païen, sans prêtre et sans prières des morts!
—Oh! Monsieur le curé, repartit l'enfant, les prières n'ont pas manqué: c'est le curé de la commune voisine qui les a dites; mais mon père étant décédé subitement, le digne homme, vous n'aviez plus rien à voir là-dedans. Je ne vous sais pas moins de gré de vos bonnes intentions à notre égard. J'y comptais bien, d'ailleurs, Monsieur le curé, puisque me voici.
—C'est très bien, dit le curé en souriant. Il te reste à me dire en quoi je puis t'être utile, mon enfant?
—Vous ne devinez pas, Monsieur le curé? répliqua Valentin, en le regardant d'un air timide et confiant à la fois. Le père est mort, la mère n'a plus son pain cuit. C'est raison que j'aille gagner ma vie ailleurs, et l'idée m'est venue, Monsieur le curé, de vous prier de me recevoir au presbytère, où je puis vous rendre nombre de petits services, ainsi qu'à madame votre gouvernante qui n'est plus jeune et qui se trouverait bien de mon aide….
—Hélas! mon cher enfant, reprit le curé avec émotion, ma pauvre gouvernante Jacqueline s'en est allée vers Dieu, le mois dernier, et alors il m'a semblé que je pouvais, avant de la rejoindre là-haut, me démettre de ma cure et me retirer dans un ermitage, où j'aurai plus de loisir pour me préparer à faire une bonne mort, comme celle de Jacqueline. C'est demain matin que je pars, sans dire adieu à mes bons paroissiens, qui m'ôteraient peut-être le courage de partir. Je vais en Lorraine, où je suis né, et je me rends à l'ermitage de Sainte-Anne, près de Lunéville.
—Si j'avais neuf ou dix ans de plus, Monsieur le curé, dit Valentin animé d'un pieux sentiment d'imitation chrétienne, je vous supplierais de m'accorder la permission de vous accompagner, et je me consacrerais avec vous à la vie monastique!
Le bon curé fut touché de ce premier élan de la vocation religieuse; il rappela néanmoins à Valentin que son devoir était de rester avec sa mère et de travailler pour elle. Puis, il s'informa des moyens que l'enfant aurait de gagner quelque chose, en essayant de faire un métier et de se destiner à une profession industrielle. Mais Valentin répondit, d'un ton déterminé, mais non sans rougir, qu'il ne se sentait propre à aucun métier, et qu'après s'être longtemps consulté dans son for intérieur, il n'aspirait qu'à devenir un grand savant.
—Un grand savant! s'écria le curé, surpris d'entendre un enfant de la campagne exprimer un pareil désir. N'est pas savant qui veut, mon cher petit! Mais il n'y a pas encore de temps perdu, et l'on verra plus tard quel savant tu peux être.
—Je ne demanderais qu'à savoir lire et écrire, dit gravement Valentin; le restant viendrait tout seul.
—Lire et écrire! répéta le curé en riant: un savant, en effet, ne peut demander moins. C'est bien fâcheux que je parte demain, mon ami, car, à voir ton ardeur pour apprendre, je crois bien que tu saurais lire et écrire dans deux ou trois mois.
—Vous êtes si bon, monsieur le curé, reprit l'enfant, que vous me donnerez bien, ce soir, ma première leçon de lecture?
Le curé, étonné, enchanté de l'ardeur extraordinaire que manifestait cet enfant de neuf ans, commença sur-le-champ à lui donner la leçon de lecture que Valentin sollicitait, et il se servit, pour cela, de son bréviaire, n'ayant pas d'autre livre à son service. L'enfant était tout yeux et tout oreilles; il se rendit compte non seulement de la forme des lettres, mais il en retint la valeur, le son et l'usage, de telle sorte qu'il comprenait déjà leurs rapports entre elles et qu'il les liait l'une à l'autre pour composer des syllabes et des mots. Il écoutait attentivement la démonstration et l'explication que lui donnait son maître, et il répétait de la manière la plus fidèle ce qu'il avait entendu. Jamais intelligence plus spontanée, jamais intuition plus lumineuse, ne s'étaient révélées chez un enfant. Le bon curé était émerveillé; il encourageait son élève et ne se lassait pas de lui adresser des éloges. Il n'interrompit sa leçon que par un frugal repas qu'il fit partager à cet enfant si bien doué et si bien inspiré, qui oubliait le boire et le manger pour s'instruire, en profitant de l'obligeance infatigable de son premier instituteur. La leçon ayant été reprise, au sortir de la table, ce fut l'élève qui fatigua le maître. Celui-ci ne revenait pas de sa surprise, et il eut de la peine à croire que le petit lecteur ne connaissait pas ses lettres, avant d'être venu au presbytère de Montglas. Valentin ne songeait pas à retourner auprès de sa mère, et il eût volontiers suivi à pied le curé jusqu'en Lorraine, pour savoir lire. Le soir venu, le curé se vit obligé de le garder au presbytère et de lui faire un lit, où l'enfant se coucha tout habillé; il aurait préféré ne pas interrompre la leçon, la seule que le digne curé lui avait donnée, et cette leçon il la repassa dans sa mémoire durant la nuit entière, au lieu de dormir. Sa préoccupation était d'avoir un livre, dans lequel il pourrait, sans les conseils du maître, s'exercer à la lecture, car il en avait retenu les premiers éléments, et dès que le jour parut, il se remit à étudier tout seul, avec une incroyable perspicacité, ce qu'il se souvenait d'avoir appris la veille dans le bréviaire.
Le curé de Monglas ne pouvait ajourner son départ, mais il le retarda de quelques heures, pour donner encore une leçon à Valentin et pour le conduire chez un gros fermier voisin, qu'il pria de recueillir et d'employer dans sa ferme cet enfant, qui ne demandait qu'à gagner son pain de chaque jour.
Ce fermier était un avare égoïste et brutal, qui ne prenait conseil que de son intérêt personnel et qui n'aurait pas donné un liard à un pauvre, si ce liard ne lui eût pas rapporté un sou: il fit mine pourtant d'avoir égard à la recommandation pressante du curé, et il consentit à promettre la nourriture et le gîte à cet enfant, qui serait chargé de conduire les dindons aux champs et de les garder du matin au soir. Le curé n'en demanda pas davantage, et comme il était bon et charitable, il pensa que le fermier le serait aussi à l'égard d'un orphelin, qu'on lui confiait en le priant d'en avoir soin.
Valentin aurait voulu que le curé lui laissât un livre, pour y étudier ses leçons, mais le curé n'avait que son bréviaire; cependant il trouva, dans un coin, un Catéchisme, à moitié déchiré, que son enfant de choeur y avait oublié, et il le donna, faute de mieux, à Valentin, qui le reçut avec reconnaissance; il lui donna, en outre, quelque argent, et, comme il lui rappelait, en montrant une vieille carte de géographie clouée au mur, que le but de son voyage était l'ermitage de Sainte-Anne, près de Lunéville, où il comptait finir ses jours, l'enfant lui dit, avec attendrissement, qu'il se promettait bien de l'y rejoindre, dès qu'il serait devenu savant: ce qui était le but invariable de ses espérances.
—Vous plaît-il, M. le curé, lui dit-il, de me laisser, en souvenir de vous, cette carte que vous n'avez pas l'air de vouloir emporter à Sainte-Anne?
—De grand coeur, je te la donne, mon ami, reprit le curé en souriant, mais que feras-tu de cette carte, si je ne suis pas là pour t'enseigner son usage? C'est un grimoire inintelligible pour toi.
—Oh! que non pas, M. le curé! repartit l'enfant, qui se redressa d'un air capable; j'en ai vu déjà une chez M. le bailli d'Arthonay, il y a un an, quand mon père m'y mena avec lui, et comme je la regardais à pleins yeux, le commis de M. le bailli eut la bonté de m'expliquer tout ce qu'on trouvait sur cette carte, les routes et les chemins, les rivières et les cours d'eau, les collines et les vallées, les bois et les champs, les clochers et les paroisses, les villages et les villes. C'est plus aisé à comprendre que la lecture, et je me reconnais là-dedans, comme si je voyais tous les lieux qui y sont représentés. Oh! la belle chose que la géographie!… N'est-ce pas ainsi qu'on appelle la science qui fait connaître les pays, sans y être et sans les avoir sous les yeux? Je donnerais deux doigts de ma main, pour posséder cette science-là!
Le curé était touché et émerveillé d'une pareille envie d'apprendre et de savoir, chez un enfant qui annonçait ainsi ses dispositions naturelles à l'étude et qui promettait de ne pas rester en route dans la voie de l'instruction, s'il avait le bonheur d'arriver au but, sous la protection de Dieu. L'enfant remercia le curé de toutes ses bontés et s'engagea très sérieusement à venir le rejoindra en Lorraine.
Valentin entra aussitôt en fonctions dans la ferme: on mit sous sa garde une vingtaine de dindons, qu'il devait conduire tous les jours dans les pâtures et qu'il ramènerait tous les soirs à la ferme. On lui donna, pour sa nourriture de la journée, deux livres de pain et un morceau de fromage, en lui disant qu'il aurait de quoi boire dans les ruisseaux, ainsi que ses dindons; on lui remit, pour sa défense contre les renards et aussi pour celle de ses bêtes, une petite houlette armée d'un fer tranchant, avec une corne ou cornet rustique, dont il se servirait pour appeler à son aide, s'il avait besoin d'avertir les domestiques de la ferme.
Il avait serré soigneusement sous ses habits délabrés le Catéchisme et la carte de géographie, que le bon curé lui avait donnés en partant, et il était impatient de s'en servir souvent pour son instruction élémentaire, car il se sentait capable d'apprendre à lire, en peu de temps, au moyen des notions premières qu'il avait acquises dans ses deux leçons. Quant à la géographie, c'était une science dont il avait toujours eu l'instinct et qui semblait s'offrir d'elle-même aux préférences et aux habitudes de son esprit. La condition infime et subalterne qu'il avait acceptée sans répugnance lui offrait les deux biens du monde qu'il appréciait le mieux: la liberté et le repos. Il se félicitait de pouvoir vivre seul, au milieu des champs, en gardant les dindons, sans avoir besoin de se trouver en contact avec les hommes.
Ce fut donc dans la solitude, en face des charmants tableaux de la nature champêtre, que Valentin commença un cours d'études générales, sans autre guide que son bon sens inné et sa raison supérieure à son âge, sans autre maître que son intelligence naturelle et son désir de s'instruire. Par un effort inouï de volonté et de patience, il apprit à lire couramment, en concentrant sa pensée sur chaque ligne, sur chaque page de ce Catéchisme qui lui tenait lieu d'Alphabet et de Grammaire. Ce n'est pas tout: il avait pris un crayon, sur la table du bon curé, avec quelques feuilles de papier blanc qu'il conserva comme un trésor, pour y tracer des lettres et des mots bizarrement caractérisés par des traits d'écriture informes et qu'il imitait tant bien que mal, d'après le texte imprimé de ce Catéchisme dans lequel il avait pris toutes ses leçons de lecture. Il écrivait donc d'une manière barbare et incorrecte, mais il avait fini par savoir lire si parfaitement, qu'il lut et relut à plusieurs reprises tout ce qui restait du Catéchisme, où il apprit les dogmes fondamentaux de la religion catholique et les premiers principes de la morale.
Son instruction en géographie ne fut pas poussée au-delà de l'étude minutieuse de la carte qu'il possédait, et cette étude minutieuse lui permit de se rendre bien compte de la configuration géographique d'une province de France, que cette carte lui mettait sous les yeux. Il ne lui manquait plus que des livres pour faire des progrès rapides dans une science qui se prêtait bien à la nature de son esprit exact et méthodique. Un heureux hasard le servit à souhait pour encourager ses dispositions à la connaissance de la géographie. Un vieux berger, qui menait paître ses moutons dans une prairie voisine, entra en rapport avec lui et le prit en amitié: ce berger lui donna les premières notions de l'astronomie, en lui indiquant la place que les étoiles occupaient dans le ciel selon la saison de l'année, et Valentin apprit de la sorte les noms des astres qu'il reconnut bientôt, d'après leur position, avec autant de certitude que son maître lui-même. Il comprit dès lors, par une espèce de divination, les rapports qui devaient exister entre la position des astres au ciel et celle de toutes les régions de la terre, les unes à l'égard des autres. C'étaient encore des livres qui lui faisaient défaut pour l'enseignement approfondi de la géographie, de cette science, qui lui semblait la plus belle et la plus utile de toutes.
Le vieux berger, qui devint son guide et son ami, lui apprit, en outre, tout ce qui composait le savoir et l'expérience des bergers, c'est-à-dire les propriétés des herbes et des plantes, la médecine usuelle de l'homme et des animaux, les signes du temps, les pronostics des saisons, les époques de tous les travaux des champs et mille détails secrets de la vie pastorale et agricole. Valentin était toujours aussi mal vêtu, aussi mal nourri, aussi mal couché; mais il semblait indifférent à ces privations, parce qu'il s'absorbait dans l'étude et dans la méditation. Il était dit, cependant, que sa destinée ne le condamnait pas à garder les dindons toute sa vie, et il pensait quelquefois à rejoindre en Lorraine le bon curé de Monglas, qui l'avait engagé à y venir. Il était toujours aussi misérable, et l'avare fermier ne lui avait pas donné depuis six mois une seule pièce d'argent, lorsque sa situation changea, par force majeure, sans s'améliorer.
Un soir, un de ses dindons manquait à l'appel: il le chercha en vain; un renard l'avait emporté. Il rentra tristement à la ferme et n'osa pas avouer l'accident arrivé à une de ses bêtes. Il espérait la retrouver, et il partit, le lendemain, de meilleure heure, pour recommencer des recherches qui lui portèrent malheur. Pendant qu'il s'écartait imprudemment de son troupeau de dindons, le renard revint à la charge et en prit encore un, dont les cris désespérés avertirent trop tard le malheureux gardien: il eut beau courir après le renard, en lui jetant des pierres, il dut revenir à ses dindons, qui faisaient entendre des plaintes lamentables et qui se rangèrent autour de lui, comme pour l'inviter à les défendre. Il demeura indécis, tout le jour, sur le parti qu'il avait à prendre; puis, le soir venu, il ramena ses dindons à la ferme et n'y entra pas avec eux, tant il redoutait la colère de son patron. Il avait résolu de chercher fortune ailleurs, et il s'en alla passer la nuit dans la maisonnette roulante du vieux berger, qui le consola le mieux qu'il put et qui lui offrit de partager avec lui les chétifs profits de sa bergerie.
—Non, répondit Valentin, j'aurais trop peur de rencontrer le fermier qui me demanderait compte des deux dindons que le renard m'a volés et que je serais bien en peine de lui rendre. Demain, je décamperai, au point du jour, et je serai bientôt hors de la portée de ce méchant maître, en suivant la route de Langres….
—Bonté divine! s'écria le berger, chagrin de ce projet qu'il essaya de combattre: il y a vingt lieues d'ici à Langres.
—Je n'en avais compté que dix-sept, sur la carte que je sais par coeur, dit l'enfant. Ce n'est rien que vingt lieues à faire: j'arriverai donc à Langres, en moins de deux jours de marche…
—Oui, bien, reprit le berger, mais, pendant ces deux jours, il faut manger et se reposer, et tu n'as pas un sou vaillant.
—Oh! dit Valentin, on trouve du pain partout, et l'on couche dans les granges. Ce n'est pas ce qui m'inquiète.
—Tiens, voici deux écus, qui pourront payer tes frais de route, objecta le bon berger, car on ne se nourrit pas gratis en ce monde, et les bourses ne s'ouvrent pas plus aisément que les coeurs. Il serait plus sage peut-être de retourner à la ferme et de dire à ton maître: «Le renard a pris deux de vos dindons, mais je viens vous offrir en échange deux écus qui les valent…»
—Il m'accuserait d'avoir vendu ses bêtes, interrompit Valentin, et de ne lui rendre que la moitié du prix de la vente. Il recevrait l'argent, et me battrait, par-dessus le marché. Nenni, je ne veux pas m'y risquer. Aussi bien, j'ai foi dans la Providence qui n'abandonne pas les gens, quand on se recommande à elle. Priez pour moi, mon digne ami, et moi, je prierai pour vous, de loin ou de près.
Valentin exécuta donc son projet tel qu'il l'avait conçu: il partit, dès l'aube, après avoir fait ses adieux au vieux berger, en le conjurant de présenter au fermier des excuses de sa part, avec la promesse de restituer tôt ou tard la valeur des deux dindons que le renard lui avait pris. Il n'emporta que sa corne, qui pouvait lui être utile, et une longue corde, qu'il tortillait en guise de ceinture autour de ses reins; il avait accepté aussi un bâton noueux en bois de houx, que le berger lui donna pour se défendre contre les chiens errants ou même contre les loups, qu'il viendrait à rencontrer sur son chemin. Il n'avait pas de but déterminé, en se dirigeant vers la ville de Langres, et il ne songeait qu'à s'éloigner de la ferme où il n'aurait eu rien de bon à attendre. Il marcha donc à grands pas, pendant plus de trois heures, et ne suspendit sa marche, que pour faire honneur aux provisions que le vieux berger avait mises dans son havresac. Valentin s'était arrêté au bord d'une petite rivière, assez profonde, qui longeait la route, à dix ou douze pieds en contre-bas de la chaussée. Il mangeait de bon appétit, et rêvait aux circonstances imprévues qui allaient décider de son avenir, lorsqu'il entendit le trot d'un cheval qui s'approchait de son côté, mais il se trouvait dans un fond ombragé, d'où l'on n'apercevait pas la route. En ce moment, le cavalier, qu'il ne pouvait voir, venant à passer à peu de distance de lui, fut tout à coup désarçonné par sa monture, qui l'envoya tomber, la tête en avant, dans la rivière. Cet homme ne savait pas nager et il aurait été noyé infailliblement, si Valentin, qui ne savait pas nager davantage, n'eût fait acte de courage et d'adresse pour le sauver. L'enfant eut assez de présence d'esprit, en face du danger que courait cet homme, pour lui porter secours à l'instant: il déroula rapidement la corde qu'il avait autour de son corps, fit un noeud coulant à l'un des bouts de cette corde, et la lança si adroitement, au milieu de la rivière, que le noeud coulant saisit par le cou le malheureux qui se noyait et le ramena, presque étouffé, au bord de la rivière. Valentin avait reconnu son ancien maître, le redoutable fermier, et celui-ci, qui avait repris pied dans l'eau, la corde au cou, reconnaissait aussi son petit gardeur de dindons.
—C'est donc toi qui veux m'étrangler, mauvais sujet? lui cria-t-il d'une voix haletante.
—Moi, vous étrangler, Monsieur! répondit Valentin, stupéfait d'une pareille accusation: moi, vouloir vous faire du mal, lorsque sans mon assistance vous alliez périr!
—Je te conseille, petit fourbe, de me donner le change! murmurait le fermier qui n'était pas encore sorti de l'eau, mais qui ne courait plus aucun danger. Tu as voulu m'assassiner, pour m'empêcher de te punir, comme un voleur que tu es!
—Moi, un voleur! repartit Valentin, avec indignation: moi qui viens de vous sauver la vie!
—Attends-moi, friponneau! s'écria le fermier, dont la colère n'avait fait que s'accroître. Je vais te payer ma vieille dette, voleur de dindons, et je me servirai, pour ton châtiment, de la corde avec laquelle tu as essayé de m'étrangler, après avoir effrayé mon cheval, qui m'a fait tomber dans l'eau. C'est moi qui te pendrai, au premier arbre de la route.
Valentin eut une telle peur de cette menace, qu'il ramassa son bâton et s'enfuit à toutes jambes, sans regarder derrière lui. Il courut ainsi, le long de la route, pendant un quart d'heure, et ne ralentit sa course qu'en perdant haleine. Le fermier n'avait pas songé à le poursuivre et s'en était retourné, pour se sécher, à la ferme.
Le pauvre enfant se mit à pleurer à chaudes larmes, en pensant à l'ingratitude et à la méchanceté de ce vilain homme, qui l'aurait récompensé de sa bonne action, croyait-il, en le pendant à un arbre. Il n'eût jamais imaginé qu'un chrétien pût être aussi injuste et aussi mauvais à l'égard de ses semblables: il tira de sa poche son Catéchisme et il en parcourut quelques pages, afin de se réconforter, en élevant son âme à Dieu. Ses yeux s'étaient fixés machinalement sur des maximes morales et religieuses, que le curé de Monglas avait écrites sur la couverture du livre, et, quoiqu'il ne fût pas encore très capable de déchiffrer les écritures faites à la plume, il lut presque couramment cette maxime, qui lui rendit toute sa confiance dans la Providence:
[Illustration: Valentin lança si adroitement la corde an milieu de la rivière, que le noeud coulant saisit par le cou le malheureux qui se noyait.]
Le bien qu'on fait sur la terre nous est rendu au centuple dans le ciel.
Il avait continué sa route, en marchant d'un bon pas; il ne voyait sur son chemin aucun village, et il allait toujours en avant, dans l'espoir d'en trouver un. Il avait fait au moins cinq lieues, quand il arriva devant une maison de poste. Le lieu lui paraissait bon, pour demander les renseignements dont il avait besoin, afin de se diriger plus sûrement vers le but plus ou moins éloigné qu'il se proposait d'atteindre.
Il sentait son estomac vide, et il s'aperçut alors qu'il avait laissé son havresac et ses provisions à l'endroit où il déjeunait, quand son repas fut interrompu par la chute du fermier dans la rivière. Il possédait bien dans sa poche deux écus qui composaient toute sa fortune et que le vieux berger l'avait forcé d'accepter, mais cet argent lui semblait indispensable pour achever son long voyage. Une carriole, couverte en toile cirée, stationnait à la porte de la poste; le cheval, à moitié dételé, mangeait son picotin d'avoine, mais la voiture, remplie de ballots et de paquets, n'était gardée par personne. Valentin entra résolument dans le bureau de la poste.
Le conducteur de la carriole était là, qui se reposait en buvant un verre de vin avec le maître de poste. Valentin salua poliment les deux buveurs, en ôtant son bonnet à deux mains, et adressa la parole à celui qui avait la figure la plus avenante. C'était un gros homme, à la mine rubiconde et à l'air réjoui, vêtu d'une blouse de laine grise et coiffé d'un chapeau de feutre gris à larges bords.
—Monsieur, lui demanda Valentin, en restant la tête découverte, auriez-vous l'extrême bonté de me dire si je suis bien sur la route qui mène à Langres?
—Sans doute, mon petit, répondit le gros homme en riant, mais Langres n'est pas près d'ici, et il faut encore neuf ou dix heures de voiture pour y arriver.
—Dix heures de voiture! répéta l'enfant avec inquiétude. Il faudrait donc quasi le double de temps pour faire la route à pied?
—A pied? repartit le gros homme, en riant plus fort; c'est toi, mon petit, qui voudrais faire à pied douze grandes lieues de pays?
—Dix-sept lieues de poste, ajouta flegmatiquement l'autre homme qui remplissait son verre de vin et qui le vida d'un trait.
—Il reste trois ou quatre heures de jour, dit le gros homme qui avala aussi un grand verre de vin. Un homme, qui marcherait bien et sans traîner la patte, arriverait dans deux heures à Rolampont et dans quatre heures à Humes, pour passer la nuit. Puis, demain, il y aurait à faire neuf bonnes lieues dans la journée, pour arriver à Langres vers la tombée du jour. Diable! je plaindrais celui qui aurait demain ces neuf lieues-là dans les jambes.
—Il faut pourtant que je les fasse, dit l'enfant avec simplicité, mais je coucherai en route, soit à Rolampont, soit à Humes, et le lendemain j'irai jusqu'à Langres, où je compte me reposer, avant de me remettre en route pour la Lorraine.
—C'est en Lorraine que tu vas, petit? répliqua le gros homme, qui parut s'intéresser davantage à l'enfant. Et moi aussi, je vais en Lorraine, mais je n'y vais pas à pied comme toi, mon pauvre garçon; j'ai une bonne voiture, un bon cheval, et si je savais ce que tu vas faire en Lorraine, je pourrais bien t'y conduire.
—Oh! Monsieur, vous êtes bien bon! dit Valentin, en rougissant de surprise et de joie. Mais vous ne me connaissez pas!
—Tu as une honnête frimousse, qui me plaît et me donne confiance, répondit le gros homme. Je ne te connais pas, en effet, mais, tous les jours, on fait connaissance et bonne connaissance. D'ailleurs, tu me rendras quelques services. Tu donneras l'avoine au cheval, tu l'attelleras et le dételleras, tu lui feras sa toilette, et quand nous serons en ville, tu porteras mes paquets de livres….
—Eh quoi! Monsieur, vous avez des livres à porter? interrompit
Valentin. Je serais si heureux de voir des livres!
—Tu en verras, dans ma voiture, plus que tu n'en as jamais vu, dit le gros homme, car je suis colporteur et marchand de livres. Est-il possible qu'un marmot de ton âge s'avise d'aimer les livres? Mais tu ne sais pas lire?
—Je ne sais pas lire aussi bien que vous, sans doute, repartit l'enfant avec modestie; plus tard, je lirai mieux, sans doute, quand M. le curé de Monglas m'aura donné encore quelques leçons.
—Puisque tu connais un curé, petit, je n'ai pas besoin d'autre recommandation, dit gaiement le gros homme. Nous allons partir. Va mettre ton bagage dans la voiture, attelle le cheval, et attends-moi.
—Je n'ai pas de bagage, Monsieur! reprit Valentin, qui regardait d'un oeil d'envie le pain et le fromage sur la table. Mais j'ai bien faim!
—Que ne le disais-tu plus tôt? s'écria le gros homme: tu aurais déjà le ventre plein. Allons, assieds-toi là, et mange, et bois! ajouta-t-il, en lui versant un grand verre de vin. Il a vraiment faim, le pauvre diable! répétait-il, en voyant que l'enfant ne s'était pas fait prier pour faire honneur à cette collation inattendue. Dépêche-toi de tordre et d'avaler, mon petit affamé et souhaitons le bonsoir à la compagnie.
Valentin n'avait pas eu le temps de satisfaire son appétit, mais son compagnon de voyage lui permit d'emporter ce qui restait de pain et de fromage, en l'invitant à boire un second verre de vin. L'enfant, qui n'en avait pas bu une goutte, depuis son souper chez le curé de Monglas, eut l'esprit plus éveillé que troublé, en finissant à la hâte le bon repas qu'on lui avait fait faire. Il avait encore la bouche pleine, en montant dans la voiture du colporteur, et il continuait à dévorer son pain et son fromage.
—Et tout cela, ce sont des livres? demanda-t-il au colporteur, quand il fut assis au milieu des ballots soigneusement ficelés. Quel plaisir on aurait à lire tout cela! Et comme on serait savant, après avoir lu tant de livres!
Il était en humeur de parler et il parla autant que le voulut son compagnon déroute, qui lui avait demandé le récit de ses aventures et qui en apprit les détails avec intérêt, car ce compagnon de route, le père Lalure, colporteur de livres imprimés à Troyes et à Nancy, d'images en couleur fabriquées à Épinal, et d'ouvrages de piété vendus dans les couvents, était un excellent homme, quoique très ignare, assez grossier et souvent ivrogne.
—Écoute, petit, dit-il à Valentin: tu as besoin de gagner ta vie, et comme on ne gagne qu'en travaillant, je t'offre de travailler avec moi; tu sais lire, tu es intelligent et tu seras bientôt plus instruit que moi. Mon métier est d'aller de ville en ville vendre en détail les livres et les images, que j'achète en gros; le métier n'est pas très mauvais, puisqu'il me donne de quoi entretenir ma voiture, nourrir mon cheval et me nourrir moi-même, en faisant de jolies économies. L'an dernier, j'ai pu mettre de côté trois mille francs. Je gagnerais davantage, si je faisais plus d'affaires, et pour faire plus d'affaires, il me faut un aide. J'ai pensé à toi: si tu veux faire un marché avec moi et le bien tenir, tu auras du pain cuit pour le reste de tes jours, et ce pain-là, tu pourras le partager dès à présent avec ta pauvre vieille mère, qui en manque peut-être; tu seras nourri, habillé, logé, voituré, comme le patron, en recevant un écu par mois pour tes menus plaisirs, et de plus, trente écus d'honoraires à la fin de l'année. Cela vaut mieux que de gueuser sur les routes, de n'avoir que des guenilles sur le corps et de marcher sur les semelles du père Adam.
Valentin ne répondait pas; il baissait la tête et avait l'air de réfléchir, mais il était bien résolu à suivre sa vocation et à n'être qu'un savant. Il craignait, néanmoins, de blesser et d'irriter le père Lalure, en n'acceptant pas ses offres. Il se disait, tout bas, que ce serait un avantage pour lui de se trouver au milieu des livres, et de pouvoir lire jour et nuit, s'il en avait le temps; mais il n'eut pas de peine à se persuader que des relations journalières avec le curé de Monglas profiteraient mieux à son instruction générale, que son association avec cet homme bon et généreux, sans doute, mais ignorant, dépourvu d'éducation, et incapable de s'élever au dessus de sa naissance par l'intelligence et le savoir.
—Ce n'est pas tout, mon garçon! ajouta le père Lalure, pour achever de le séduire et de le décider; je n'ai ni femme, ni enfant, ni famille, et par conséquent, dans le cas où je viendrais à m'en aller dans l'autre monde, tu hériterais de tout ce que j'ai, de ma voiture, de mon cheval, de mes marchandises et de ma réserve, qui monte bien à neuf ou dix mille livres…
—Vous avez neuf ou dix mille livres en réserve! s'écria Valentin, émerveillé de ce qu'il prenait pour une bibliothèque.
—Dix mille livres, ce sont des francs! reprit le colporteur, qui n'avait garde de confondre une livre monnaie avec un livre imprimé; oui, je possède au moins dix mille livres en bon argent, et tout cela pour toi, petit, sauf à me faire enterrer chrétiennement et à payer quelques messes pour le repos de mon âme.
—Je suis bien touché de vos propositions, M. Lalure, répondit enfin l'enfant dont la résolution n'avait pas fléchi; vous êtes bien bon et bien honnête: je vous conserverai une éternelle reconnaissance, mais je veux être un savant, et pas autre chose. Tant que je serai avec vous, je vous rendrai de grand coeur tous les services qui sont en mon pouvoir, je vous aiderai à vendre vos livres et je serai votre dévoué serviteur, jusqu'à ce que nous soyons en Lorraine, où M. le curé de Monglas m'attend à l'Ermitage de Sainte-Anne. Je ne réclame de vous qu'une seule faveur, c'est que vous me permettiez de lire dans vos livres, pendant la route, et quand vous n'aurez pas besoin de mes services.
—Je suis fâché de n'avoir pas réussi à faire de toi un bon marchand de livres, dit le colporteur: on s'enrichit plutôt en vendant des livres, qu'en les lisant. Eh bien! tu peux lire maintenant à ton aise tout ce qu'il y a dans ma voiture. Aie l'oeil seulement sur le cheval, qui a l'habitude du chemin et qui va son petit train, la bride sur le cou. Bien du plaisir, Monsieur le liseur! Moi, je dors!
Il s'endormait déjà, en parlant, et il ne tarda pas à dormir d'un profond sommeil. Valentin, au contraire, n'avait jamais été mieux éveillé; pour la première fois de sa vie, il se trouvait au milieu des livres et il ouvrit tous ceux qui étaient à sa portée, comme pour faire connaissance avec eux: il en lisait les titres et il en parcourait quelques pages. Le hasard lui mit d'abord entre les mains des ouvrages traitant de matières qui ne lui étaient pas tout à fait étrangères, et qui se rapportaient à ses longs entretiens avec le vieux berger de Monglas. C'étaient surtout ces petits livres que l'imprimerie de Troyes répandait par milliers chez le peuple des campagnes: le célèbre Calendrier des Bergers, la Grande pronostication des laboureurs, la Chasse du loup, le Parfait Bouvier, etc. Valentin se délectait à feuilleter ces volumes, et sa passion pour la lecture se manifestait spontanément par l'amour des livres. Il eût voulu déjà connaître tout ce qu'il y avait de livres imprimés dans la carriole du colporteur.
Celui-ci dormait toujours, comme il en avait l'habitude, en se confiant à la marche sûre et à la direction routinière de son cheval. Valentin continua ses lectures, sans interruption et sans distraction, tant qu'elles furent favorisées par le jour, qui allait diminuant et qui finit par s'éteindre tout à fait. Il repassa d'abord dans son esprit ce qu'il avait lu, et il occupa sa mémoire des sujets divers qu'il avait abordés tour à tour dans cette première excursion à travers les livres; puis, ses idées devinrent moins nettes et moins suivies: de la réflexion il passa dans la rêverie et tomba par degrés dans le sommeil.
Ce fut le père Lalure qui s'éveilla le premier en sursaut, au bruit d'un grognement effaré de son cheval, qui secoua rudement la voiture par une triple ruade et commença une course folle, comme s'il s'emportait à l'aventure. Le colporteur n'eut que le temps de serrer les rênes et de maintenir le cheval sur la chaussée, au moment où il se jetait hors de la route, au risque de se précipiter dans un ravin. Il faisait pleine nuit et l'on pouvait à peine distinguer les objets environnants. Le cheval, qu'il aurait été impossible d'arrêter sur place, ralentit un peu son galop, toujours grognant et hennissant, sous l'empire d'une peur ou d'un vertige.
L'enfant s'était éveillé aussi, et ses regards se portaient de tous côtés avec inquiétude, pour chercher la cause de l'effarement subit du cheval, si paisible et si indolent d'ordinaire. Le père Lalure regardait, comme lui, en dehors de la carriole, qui avait failli verser et qui oscillait à droite et à gauche, selon les mouvements désordonnés que lui imprimait la course effrénée du cheval. Il y avait danger certain d'un accident inappréciable, et ce danger pouvait renaître d'un moment à l'autre. La route, alternativement montueuse et déclive, était bordée tantôt par des clairières et tantôt par de grands bois touffus.
Tout à coup Valentin, qui se penchait hors de la carriole pour savoir s'il n'apercevrait pas sur la voie quelque chose d'insolite, vit briller dans les ténèbres doux points lumineux, semblables à des charbons ardents.
—Monsieur! dit-il au colporteur, en baissant la voix: Monsieur, n'avez-vous pas un briquet, je vous prie?
—Un briquet? repartit le père Lalure, qui ne comprit pas le but de cette question inattendue. Nous avons bien affaire d'un briquet, quand notre cheval s'emporte! Il s'en est fallu de peu que la voiture ne versât.
—Au nom du Ciel, Monsieur, reprit l'enfant, avec des gestes d'impatience, prêtez-moi un briquet! Il n'est que temps!
—Tiens, le voici! dit le colporteur, en le lui donnant. Mais, pour
Dieu! qu'en veux-tu faire?
—Je veux, dit tranquillement l'enfant, en battant le briquet, je veux chasser le loup.
—Quel loup? s'écria le père Lalure, qui ne parvenait pas à modérer le galop emporté de son cheval. Il y a un loup? ajouta-t-il avec épouvante. Est-ce possible? Je ne m'étonne plus de l'effroi de ma pauvre bête!
Valentin avait fait jaillir l'étincelle sur l'amadou et il s'empressa d'en approcher une allumette, qu'il lança tout enflammée en dehors de la voiture. On entendit un hurlement, et le cheval se mit à ruer, en courant plus fort.
—Dieu fasse qu'il n'y en ait pas une bande! dit Valentin. Vite, vite, donnez-moi des papiers bons à brûler!
Le père Lalure chercha de vieux papiers, qui avaient servi à envelopper ses livres, et il les tendit à Valentin qui lui dit de les rouler en boule et de faire une provision de ces boules destinées à mettre en fuite les loups. Il y avait, en effet, trois ou quatre loups, qui suivaient la voiture et qui menaçaient de s'attaquer au cheval, dès que le moment leur semblerait propice à cette agression. Le malheureux cheval avait conscience du péril, qui devenait plus sérieux à chaque instant, mais Valentin était prêt à le conjurer. Il alluma successivement plusieurs des boules de papier chiffonné, que le colporteur avait préparées, et il les jetait l'une après l'autre sous les pieds du cheval pour tenir à distance les loups qui voulaient s'élancer sur lui. Il semblait que le pauvre animal avait compris qu'on lui venait en aide et que les projectiles enflammés n'avaient pas d'autre objet que d'éloigner ces animaux féroces. Il hennissait de joie et galopait de meilleur coeur, toutes les fois qu'une boule de feu traçait dans l'air un sillon de lumière et tombait, enflammée, à ses pieds.
Les loups, en revanche, perdaient de leur audace et restaient en arrière; ils ne renoncèrent pourtant à suivre la carriole, que quand elle fut sortie des bois et que la route se prolongea à découvert dans la plaine. Alors seulement le père Lalure fut rassuré, et il embrassa cordialement l'enfant, qui l'avait sauvé d'un danger presque inévitable, avec tant de présence d'esprit et tant de courage.
—Ah! mon cher petit! lui dit-il sympathiquement, combien je regrette de ne pouvoir te garder avec moi! Je te traiterais comme mon fils et tu serais plus tard la consolation de ma vieillesse. Je te marierais, un jour, à une bonne femme, qui te donnerait des enfants et qui nous ferait une famille.
—Un savant n'est pas fait pour se marier, répondit l'enfant, qui avait des idées aussi arrêtées et aussi mûries que s'il eût atteint déjà l'âge de la raison. Je ne veux pas d'autre famille que beaucoup, beaucoup, beaucoup de livres.
Le voyage du colporteur et de son petit compagnon s'acheva de la manière la plus heureuse. Ce dernier avait rendu à son patron les plus grands services, pour la vente des livres et des images qui faisaient le commerce du père Lalure. Cette vente avait été si prospère, que le colporteur voulut récompenser son jeune commis, en lui offrant une somme de vingt-cinq écus, comme témoignage de satisfaction. Valentin ne les accepta que pour les envoyer à sa mère, et il demanda au brave colporteur, en arrivant à Sainte-Anne, quelques volumes qui feraient le fonds de sa première bibliothèque. Le père Lalure se fit un plaisir de lui en donner une centaine à son choix, et ne quitta pas sans émotion cet enfant ingénieux et intelligent, en lui répétant qu'il perdait la meilleure occasion d'avoir autant de livres qu'il en voudrait et plus qu'il n'en pourrait jamais lire.
Valentin avait hésité à se séparer du père Lalure, car il apprit, à son entrée dans l'ermitage de Sainte-Anne, que le digne Curé de Monglas était mort, quelques jours auparavant; mais ce bon Curé ne l'avait oublié, en mourant: il avait recommandé, par testament, aux Pères ermites, de faire bon accueil à un enfant, nommé Valentin Jameray Duval, qui devait venir, un jour ou l'autre, à l'ermitage, pour y faire son éducation religieuse. L'enfant fut donc accueilli avec la plus gracieuse bienveillance, comme un élève du défunt curé de Monglas. On s'informa du genre de vie qu'il avait mené et du genre d'emploi qu'il exerçait, avant de venir chercher chez les Ermites une retraite hospitalière; Valentin raconta naïvement son histoire, et l'on crut qu'il se trouverait très honoré de garder les vaches, après avoir gardé les dindons….
L'ermitage de Sainte-Anne, à une demi-lieue de Lunéville, était pauvre, malgré son ancienne origine, qui lui assurait la protection des ducs de Lorraine; mais les trois ou quatre ermites qui vivaient dans cette sainte maison n'avaient pas besoin des biens de la terre: ils ne mangeaient pas de viande, ne buvaient pas de vin, et se nourrissaient de pain noir, de fromage et de lait, quand ils ne jeûnaient pas. Valentin n'eut pas à se faire violence pour se soumettre à ce régime, n'ayant pas été accoutumé à une nourriture moins frugale et plus abondante. Il s'astreignit volontiers à ces privations, d'autant plus que les ermites, absorbés par leur vie ascétique, le laissaient entièrement libre de son temps, et ne lui imposaient pas d'autre devoir que de soigner les quatre vaches de l'ermitage, de les mener au pâturage, de les traire et d'employer une partie de leur lait à faire des fromages. Il était même dispensé d'assister aux offices, excepté le dimanche.
Depuis le lever du soleil jusqu'à la nuit, il donnait à l'étude, c'est-à-dire à la lecture la plus attentive et la mieux méditée, tous les moments dont il pouvait disposer. Les six heures qu'il passait tous les jours avec ses bêtes, dans un pâturage solitaire, sur la lisière d'une forêt immense, n'étaient pas les moins bien remplies: il ne faisait son métier de vacher qu'entouré de livres; il les lisait avec une telle ardeur, qu'il oubliait souvent de rentrer à l'ermitage pour le souper et qu'il devait alors se coucher à jeun. Il eut bientôt lu et relu tous les livres que le père Lalure lui avait donnés en prenant congé de lui; il fut obligé alors, pour fournir des aliments à son insatiable amour de la lecture, de s'adresser à la bibliothèque des Pères ermites. Malheureusement cette bibliothèque, composée d'une centaine de gros volumes de théologie, écrits en latin la plupart, ne lui offrait pas les ressources qu'il eût souhaitées pour travailler seul à son instruction: il y découvrit cependant quatre ou cinq ouvrages français, qui convenaient à ses goûts et à ses aptitudes: l'un sur l'astronomie, l'autre sur la géographie, et les derniers sur la numismatique. Il prit en si grande affection cette dernière science, qu'il en devina les principes et les différents caractères, avant même d'avoir appris le latin. Ce fut un des ermites, auquel il demanda de lui donner les premières notions de la langue latine, et dès qu'il en eut acquis les éléments, presque à lui seul et sans maître, il fit des progrès rapides dans cette langue, qu'il lut bientôt à livre ouvert. Il était moins avancé sous les rapports de l'écriture, faute de bons modèles et de bonne direction; aussi son écriture, imitée bizarrement des types d'impression qu'il avait sous les yeux, fut-elle toujours mauvaise, étrange et illisible.
—Mon frère, lui dit un matin l'ermite qui lui avait donné des leçons de latin, nous avons été avertis, hier soir, qu'un juif allemand vole tout le bétail du pays et va le vendre aux marchés d'Alsace: je vous prie de veiller avec soin sur nos pauvres vaches.
—J'espère, répondit Valentin, que ce voleur ne commet pas ses larcins à main armée, car, dans ce cas-là, le plus sage serait de ne pas faire sortir les bêtes et de les garder quelques jours à l'étable.
—Non, reprit l'ermite, cet homme a, dit-on, un secret pour endormir le gardien, et c'est à la faveur du sommeil de celui-ci qu'il peut emmener les bêtes et quelquefois tout un troupeau.
—Mon père, dit en riant Valentin, s'il ne faut que résister au sommeil, pour n'avoir rien à craindre du voleur de bestiaux, je saurai bien lui tenir tête, et au moindre danger, je cornerai si fort, avec mon cornet, qu'on m'entendra de l'ermitage et que vous me viendrez en aide avec des bâtons et des chiens.
Valentin sortit donc, ce jour-là, comme à l'ordinaire, avec les quatre vaches des ermites et s'en alla dans la prairie sur la lisière de la grande forêt, où le duc de Lorraine Léopold venait souvent chasser avec les princes et les seigneurs de la cour.
Il faisait une chaleur extraordinaire: les rayons du soleil tombaient d'aplomb sur la terre desséchée, et les herbes semblaient prêtes à s'enflammer. Les vaches que Valentin menait paître s'étaient rapprochées de la forêt, pour trouver un peu d'ombre. On voyait passer, dans les airs, des essaims d'abeilles qui avaient quitté les roches voisines et qui allaient chercher ailleurs de nouvelles demeures. Valentin prenait un vif intérêt à ces émigrations des jeunes abeilles, et il en avait étudié plus d'une fois les curieux épisodes, en admirant le merveilleux instinct de ces mouches industrieuses. Il vit un de ces essaims, qui s'abaissait vers le sol avec des bourdonnements confus et qui semblait vouloir s'arrêter quelque part, pour se mettre en groupe et pour attendre le moment favorable d'achever son voyage. Il suivit à distance, en s'avançant avec lenteur, l'essaim qui se portait d'un endroit à un autre, et cherchait la meilleure place où il pourrait camper et se reposer; mais l'essaim, après avoir choisi successivement plusieurs arbres autour desquels il se rassemblait comme pour tenir conseil, reprit tout à coup son vol, en s'élevant dans les airs et en s'éparpillant à travers la forêt.
Valentin, à son insu, avait employé plus d'une heure à cette étude de naturaliste; lorsqu'il revint au pâturage, où il avait laissé les quatre vaches; il ne les retrouva pas, et, s'imaginant qu'elles étaient entrées dans le bois pour y prendre le frais et pour paître à l'ombre, il y entra aussi, en les appelant par leurs noms et par des sifflements qu'elles avaient l'habitude d'entendre et de comprendre. Pas le moindre beuglement ne répondit à ces appels redoublés, que lui renvoyaient seulement les échos de la forêt.
Alors il se rappela l'avertissement que le Père ermite lui avait communiqué la veille, et il se demanda anxieusement si les vaches n'avaient pas été volées par ce juif allemand, qu'il regardait comme un être imaginaire créé par la peur des pâtres et des bergers. Les vaches ne pouvaient être que dans les bois, puisqu'il ne les avait point aperçues dans la prairie, et ce fut dans les bois qu'il se mit à les chercher çà et là, en cornant de toutes ses forces. Enfin, il entendit ou crut entendre loin, bien loin, quelques beuglements qui se turent presqu'aussitôt. Il corna de nouveau et de plus belle, sans obtenir aucun résultat; il se dirigeait tantôt d'un côté, tantôt de l'autre, cornant, appelant, criant. Cette fois, ce n'était pas une illusion: une vache avait beuglé, et ce beuglement fut suivi de plusieurs autres. Les vaches devaient se trouver à une portée de fusil, et Valentin resta convaincu que quelqu'un les emmenait en grande hâte, puisque les beuglements s'éloignaient de minute en minute. Il cessa d'appeler et de corner, afin de mieux suivre le voleur qui lui avait enlevé ses bêtes. Il espérait ainsi le rejoindre là où bêtes et voleur viendraient à stationner jusqu'à la nuit.
Son plan de poursuite réussit complètement; il parvint à franchir la distance qui le séparait du voleur de vaches, sans que celui-ci dût supposer qu'on pouvait l'atteindre. Il ne voyait pas encore ses bêtes, mais il les entendait souffler entres les branchages qu'elles brisaient en passant. Puis, il jugea tout à coup qu'elles s'étaient arrêtées et que le voleur, fatigué à une longue fuite à travers bois, reprenait haleine. Valentin n'avait pas d'arme, ni aucun moyen de défense: il ne devait donc pas songer à user de vive force pour revendiquer son bien et pour ramener ses vaches à l'étable. Il résolut de se borner à surveiller le voleur et à le suivre pas à pas.
La prudence lui conseilla de ne pas s'approcher davantage et d'éviter de faire le plus léger bruit, d'autant plus que le voleur n'avait pas encore choisi l'endroit où il serait le mieux caché avec son butin. Valentin eut alors l'idée de monter sur un arbre et d'y rester en observation; il monta donc le plus doucement possible sur un grand orme, qui s'élevait au milieu d'un emplacement dégarni d'arbrisseaux et de broussailles, mais tapissé de gazon et de plantes bocagères. Du haut de cet arbre, il dominait les environs, et il aperçut à travers la feuillée ses quatre vaches, qui ruminaient en fourrageant dans les taillis; mais il ne voyait pas l'homme qui les gardait, et il fut tenté de croire qu'elles étaient en liberté. Son attention fut détournée par le bruit des bourdonnements d'abeilles, qui voltigeaient au-dessus de lui et qu'il n'avait pas remarquées, en montant sur cet arbre, où l'essaim était venu se poser à l'extrémité d'une des branches les plus basses.
En même temps, il constata un mouvement décisif dans la station des vaches qui avaient quitté leur gîte et qui venaient de son côté, conduites par un homme de mauvaise mine, qui les tirait par la longe, en maugréant contre elles.
—Ces maudites bêtes ne veulent pas se tenir tranquilles! disait-il à part lui. Mais voici justement ce qu'elles cherchent: de l'herbe à brouter. Il y en a là de quoi paître jusqu'au soir.
[Illustration: Valentin monta donc sur un grand orme.]
Il avait attaché à son bras les quatre cordes qui pendaient aux cornes des vaches, et il les empêchait ainsi de s'écarter. Il s'assit par terre, sous l'orme, dans lequel Valentin était monté; il bourra et alluma sa pipe, puis il commença de fumer un affreux tabac, dont les exhalaisons nauséabondes arrivaient à l'enfant caché dans l'épais feuillage de l'arbre.
La fumée du tabac n'avait pas tardé à envelopper l'essaim d'abeilles, suspendu en boule à une des branches inférieures de l'orme, et cette fumée acre et soporative agit de telle sorte sur les mouches, qu'elles tombèrent en masse, à moitié étourdies, mais furieuses, sur le fumeur, en s'attachant à ses mains et à son visage, qu'elles criblaient de piqûres. Il poussa de terribles cris d'effroi et de douleur, auxquels Valentin répondit en cornant à plein gosier, tandis que les vaches essayaient de s'enfuir en beuglant et brisaient le bras du voleur en serrant les noeuds coulants des cordes qui les retenaient.
Cet horrible vacarme fit accourir des bûcherons, qui travaillaient dans la forêt, et qui vinrent aider Valentin à reprendre possession de ses vaches, pendant qu'on transportait à l'hôpital le malheureux voleur, cruellement blessé et défiguré.
L'aventure eut quelque éclat dans le pays et l'honneur en revint à Valentin qui avait fait preuve de tant de persévérance, d'adresse et de courage. On lui attribua même l'invention d'avoir lancé sur le voleur un essaim d'abeilles, qui en avaient fait justice.
A peu de jours de là, le duc de Lorraine chassait dans la forêt. Valentin n'avait pas mené paître ses vaches à cause des agitations et des tumultes de la chasse ducale, mais il s'était revêtu de son habit d'ermite, comme pour un jour de fête, et il avait emporté avec lui des livres et des cartes de géographie, pour aller lire et étudier dans les bois. Il était donc assis au pied d'un arbre, les yeux attachés tantôt sur un livre et tantôt sur une carte, et paraissait absorbé dans ses études, lorsqu'un inconnu, en costume de chasseur tout galonné d'or, s'approche de lui et lui demande ce qu'il fait là.
—Vous le voyez, Monsieur, répond Valentin avec déférence: j'étudie la géographie.
—La géographie! reprend l'inconnu, en souriant avec bonté: est-ce que vous y entendez quelque chose?
—Je ne m'occupe que des choses que j'entends, répliqua l'enfant sans lever les yeux de la carte qu'il étudiait.
—C'est une carte d'Allemagne? dit l'inconnu. Que cherchez-vous dans cette carte?
—Je cherche la route qui conduit à Heidelberg, reprend Valentin, car je songe à me rendre à la célèbre université de cette ville, pour y continuer mes études.
—Pourquoi penser à l'université d'Heidelberg, quand vous êtes en Lorraine, mon enfant? dit l'inconnu. Nous a avons le collège des jésuites de Pont-à-Mousson, où l'on fait d'excellentes études, et c'est là que vous irez achever les vôtres.
[Illustration: Il était assis au pied d'un arbre, les yeux attachés sur un livre.]
C'était le duc de Lorraine en personne, et Valentin, qui ne l'avait pas reconnu, se vit tout à coup entouré des chasseurs revenant de la chasse. On lui fit mille questions; le duc fut enchanté de ses réponses et déclara qu'il le prenait sous sa protection. Valentin entra donc au collège de Pont-à-Mousson; il s'y appliqua, de préférence, à la géographie, à l'histoire et à l'archéologie; il en sortit avec une pension qui lui était payée sur la cassette du duc Léopold.
Valentin était désormais un savant, comme il l'avait souhaité; le premier usage qu'il fit de ses économies fut d'envoyer de l'argent à sa mère, de reconstruire la chapelle de l'ermitage de Sainte-Anne, et de dédier un tombeau monumental à la mémoire du curé de Monglas. Il fut plus tard bibliothécaire du duc de Lorraine.
—Son Altesse sérénissime, disait-il avec modestie, daigne me payer honorablement pour ce que je sais; mais, si 1'on devait me payer pour ce que j'ignore, tous les trésors du duc de Lorraine ne suffiraient pas.
TABLE DES MATIÈRES
Introduction.—La convalescence du vieux conteur
Une bonne action de Rabelais
Les pressentiments maternels
Les premières armes
Les hauts faits de Charles d'Assoucy
La mascarade de Scarron
Le revenant du château de la Garde
Madame de Sévigné et ses enfants à la cour de Versailles
Les espiègleries de Crébillon
La vocation de Jameray Duval