Contes littéraires du bibliophile Jacob à ses petits-enfants
—Bourgeois et habitants de la célèbre et bonne ville de Paris, reine et capitale du monde, s'écriait le Savoyard, en accordant son instrument, je suis Philippe, dit le Savoyard, héritier légitime du poète grec Homère, auquel j'ai l'honneur de ressembler en ma qualité d'aveugle; le Pont-Neuf est mon Parnasse, le Cheval de bronze est mon Pégase, et la Samaritaine est la source de mon Hélicon. Je veux aujourd'hui, si vous ne jeûnez de grasse gaieté, vous chanter la chanson pitoyable et récréative d'un cordonnier, qui se coupa la gorge de son tranchet, parce qu'il avait fait des souliers trop étroits à ses pratiques. Oyez, oyez, messeigneurs, oyez cette gentille poésie, la belle complainte de l'honnête cordonnier.
L'annonce d'une chanson que recommandait un titre aussi piquant opéra un mouvement dans le public qui se partagea en deux groupes tumultueux, selon la préférence de chacun pour l'un ou l'autre spectacle; mais le Savoyard n'eut pas plutôt entonné sa chanson plaintive, que ses auditeurs lui furent enlevés par la langue dorée de Fagottini.
—Bons chrétiens que tourmente le mal de dents! disait d'une voix perçante le signor Fagottini, tandis que d'Assoucy gambadait à ses côtés en remuant les mâchoires, monsieur mon singe est mort hier, et mes marionnettes en ont pris le deuil. Avant qu'elles se soient consolées, ce qui ne sera pas de longtemps, puisque je les mène en Italie, à la cour d'un grand monarque, j'ai fait voeu d'arracher, gratis ou à petits frais, toutes les dents malsaines, puantes ou douloureuses, qui sont encore plantées dans vos bouches; cela, s'il vous plaît, pour la gratitude singulière que j'ai toujours eue à l'égard des gens de Paris. C'est pourquoi je possède un miraculeux secret, pour faire repousser sur-le-champ les dents que j'ôte, de telle sorte que, deux jours après la dent arrachée, les choses se rétablissent d'elles-mêmes en leur premier état. On peut dire avec assurance que les plus grands saints du paradis n'inventeraient pas un remède plus efficace: par exemple, une vieille édentée retrouvera de quoi mordre, et je pourrais citer un vénérable cardinal, qui onc ne perdra plus ses dents, les ayant fait enlever toutes, dût-il vivre deux fois centenaire.
Cette impertinente allocution, débitée avec une assurance emphatique, rencontra peu d'incrédules; mais si chacun se rendait bien compte, à part soi, de ce qui pouvait manquer à sa mâchoire, personne n'osait courir la chance de l'essai du fameux remède. Fagottini avait déployé ses formidables tenailles d'acier, qui firent reculer d'abord même les plus intrépides, déterminés à tenter l'aventure et sacrifier une mauvaise dent pour en avoir une bonne; il recueillit bientôt une brillante moisson d'écus blancs, comme l'expression palpable de la confiance et de l'intérêt des spectateurs. Il se rengorgeait avec suffisance, apprêtait les ustensiles de son métier, en agitant un collier de vieilles dents de cheval enfilées comme des perles: tout à coup il prit d'une main d'Assoucy par la tête, lui écarta les lèvres, avec l'autre main, et mit à découvert deux superbes rangées de dents, dont la blancheur contrastait avec la noirceur factice de son teint. L'enfant, que le menaçant appareil de l'art du dentiste avait troublé et inquiété, supposa naturellement une fâcheuse intention contre sa bouche, quand il se sentit saisi de la sorte à l'improviste par Fagottini; il ne cessa de crier et de se débattre, qu'en entendant ces paroles rassurantes du perfide Italien adressées à son auditoire:
[Illustration: Tout à coup il prit d'Assoucy par la tête.]
—Messieurs et mesdames, avisez cette denture plus aiguisée que canif, et plus polie qu'ivoire. Eh bien! ce garçonnet avait de naissance toutes les dents ébréchées, gâtées et mal agencées: c'était un chaos piteusement entassé dans sa bouche; or, il nous fallut arracher toutes ces méchantes dents pour les remettre en plus bel ordre, et la nature fut si rétive, qu'elles ne revinrent dans le bel état où vous les voyez, qu'à la troisième pousse. Tenez-moi donc pour ignorant et calomniateur, si demain cette dent-ci que je vous montre et qui n'est plus bonne à rien n'a produit nouveau germe et nouvelle dent, pour le triomphe de mon art! Goûtez vous-même après, si cela fait le moindre mal à l'estomac!
Il voulut joindre l'exemple au précepte et fît semblant de tirer une grosse dent de la bouche de d'Assoucy, qui n'eut pas même le temps de se préparer à ce tour de passe-passe, et qui jeta un cri de douleur, en contradiction avec les promesses du charlatan. Celui-ci ne daigna plus s'occuper de son nègre, qui, pâle et tout en larmes, crut avoir perdu la dent et la voir toute sanglante entre les mains de l'opérateur.
Fagottini prolongeait l'effet de ce coup de théâtre imprévu, par de burlesques commentaires.
—Par sainte Appoline qui guérit les maux de dents! disait-il en se pavanant: arracher ou plutôt extraire une dent, fût-ce la plus grosse et la mieux enracinée, c'est moins que rien, et la douleur a les airs du plaisir. Voyez mon petit négrillon, qui se soucie de sa dent comme d'un cheveu, parce qu'il sait qu'elle ne tardera pas à reparaître plus belle qu'elle n'était. Or, je vous convie à venir demain voir la dent neuve, qui aura poussé, cette nuit, et si ce n'est pas assez d'une pour vous convaincre, je veux en faire sauter deux trois, l'une après l'autre, tant la graine est abondante, tant le terrain est fertile.
—N'approchez pas, abominable homme! interrompit d'Assoucy à voix basse, épouvanté du regard satanique de l'Italien qui le menaçait de ses terribles tenailles: n'approchez pas, sinon je vous mords jusqu'au sang, je vous égratigne la face et vous crève les deux yeux!
—Mon fils, quelle mouche te pique! reprit doucereusement Fagottini, qui ne voulut pas pousser à bout le désespoir du malheureux enfant, qu'il emporta dans ses bras derrière le théâtre, en lui disant, à l'oreille, de compter ses dents et de se taire. N'ayez pas peur, messires et mesdames, dit-il en reparaissant devant son public: mon nègre n'est point enragé, comme on pourrait le croire; c'est une maladie qu'il prit en nourrice, pour avoir été piqué d'un serpent; mais, dès que l'accès commence, j'ai grand soin de l'écarter du monde, afin qu'il ne blesse, ne morde et n'empoisonne personne. N'aurais-je pas plus sagement fait de lui arracher toutes les dents?
Cependant d'Assoucy jetait de tels cris, que le rusé Italien jugea prudent d'aller lui imposer silence, bon gré, mal gré, et n'essaya pas de le calmer avec de bonnes paroles: il se jeta sur lui, sans mot dire, et le serrant dans ses bras, à lui faire perdre haleine, pour l'empêcher de mordre et de crier, il le déposa évanoui dans le fond de l'échoppe; puis, avant que l'enfant eût repris sa fureur avec ses sens, il le bâillonna et le lia de fortes cordes comme un condamné à mort qu'on va mener à la potence. Après avoir pris cette cruelle précaution contre la peur et la fureur du pauvre garçon, il reparut en public et annonça que son nègre sortait à peine d'une violente crise, qu'il avait domptée, heureusement, au moyen d'un élixir, panacée souveraine contre toute espèce de maux.
L'élan était donné, et ce fut à qui viendrait tendre la bouche aux tenailles de l'impitoyable exécuteur: le fauteuil consacré aux victimes de ses actives opérations ne restait pas vide une minute, et la concurrence augmentait à mesure que les dents tombaient autour de l'impassible Fagottini, qui se surpassa en adresse et en activité; il ne déposait ses outils que pour recevoir le prix de ses services, quelquefois avec les malédictions de ses clients: quelquefois la gencive suivait la dent arrachée, ou bien, par quiproquo, la dent saine éprouvait le sort réservé à la dent malade, ou bien aucun effort ne réussissait à extirper une racine engagée profondément dans ses alvéoles; mais, en général, sauf des cris d'hommes et des pleurs de femmes, chacun s'en allait en silence, la mâchoire plus ou moins dégarnie ou ébranlée, avec la consolante persuasion de voir les dents absentes repousser, la nuit même, par la vertu de l'élixir avec lequel on devait laver la plaie.
—Par le grand saint Hubert, qui préserve de la rage! répétait Fagottini, à chaque dent enlevée: empêchez que, pendant une heure, votre salive ne mouille la plaie saignante; autrement; i'élixir que je vous baille gratuitement, par dessus le marché, serait comme nul et sans puissance; efforcez-vous aussi de retenir votre haleine, qui peut corrompre et détruire le germe de la dent à venir.
Cependant d'Assoucy, en revenant à lui, avait gémi de se trouver bâillonné et garrotté comme un criminel; son ressentiment ne fut pas diminué quand il reconnut que sa mâchoire était intacte et qu'il n'avait pas perdu une seule de ses dents, mais il ne détesta pas moins, dans son for intérieur, la barbarie tyrannique de l'arracheur de dents, qu'il eût voulu poignarder de sa propre main; il se calma pourtant, en pensant que bien d'autres seraient plus maltraités que lui, et la souffrance qu'il avait ressentie en idée était compensée par la souffrance plus réelle des imbéciles badauds qui ajoutaient foi aux grossiers mensonges de leur bourreau; il écoutait donc, en riant, les hurlements que Fagottini arrachait, avec les dents, à quelques-uns des patients. Mais il ne songea plus qu'à se dérober à de plus longs tourments, dès qu'il s'aperçut que la corde mal nouée n'entravait pas la liberté de sa main droite: il se servit de cette main pour se débarrasser de ses liens et de son bâillon. Aussitôt qu'il eut recouvré l'usage de ses membres, il oublia tous ses serments de vengeance et n'eut plus à coeur que de mettre en sûreté sa mâchoire; il s'arma d'audace et de résolution, pour traverser le théâtre où Fagottini opérait en public, et l'affluence y était si compacte et si empressée, qu'il ne fut pas même remarqué dans la foule, au milieu du bruit; déjà il se croyait sauvé, et son masque noir, qu'il avait effacé à demi avec un linge mouillé, ne pouvait plus aider à le faire reconnaître: par malheur, son cou et ses oreilles n'avaient point été débarbouillés comme sa figure.
Fagottini, qui calculait sa recette d'après le nombre de clients que lui promettait la multitude de curieux arrêtés devant ses tréteaux, distingua dans cette foule mouvante une toque à plumes jaunes, qui cachait mal des oreilles et un cou de nègre; il adjura saint Michel, vainqueur du diable, et laissant là les dents qui s'offraient à ses pinces infatigables, il s'élança au bas de son estrade, en interpellant le fugitif: il fendit la presse, et rattrapa par la manche l'infortuné d'Assoucy, qui, en se retournant à la secousse, rencontra la grimace horrible de son tyran; le pauvre enfant joignit les mains avec désespoir, et, décidé à tout, plutôt que de se soumettre à cet homme impitoyable, il lui résista de toutes ses forces.
Par le martyre de saint Étienne! disait Fagottini aux gens qui l'entouraient, toujours enclins à prendre parti pour le plus faible contre le plus fort; c'est mon valet qui a ses attaques d'épilepsie, et, si je ne l'avais appréhendé au corps, il s'allait précipiter dans la rivière. Secourez-moi, s'il vous plaît, bonnes gens, pour l'emporter précieusement, comme un saint, jusqu'à mon laboratoire, où je trouverai bien un remède à son vilain mal.
—Ne croyez pas cet imposteur! criait d'Assoucy, implorant par gestes la pitié des assistants. Il m'a noirci le visage, pour faire de moi un esclave, comme si j'étais un nègre, et il m'accable de mille duretés, ce sorcier hérétique! C'est moi qui suis le second page de musique du Savoyard; souvenez-vous de moi, mes amis! C'était moi qui jouais du luth et chantais à l'unisson avec mon maître Philippe, l'aveugle du Pont-Neuf! J'aimerais mieux être esclave chez les Algonquins, que de subir la tyrannie de ce diable, de ce païen, qui bientôt m'écorcherait vif. Holà! assistez-moi, bonnes gens, pour l'amour de Dieu, sinon il me tuera sans rémission! Dites, je vous en prie, au bon Savoyard, mon ancien maître, qu'il me tire de cet enfer.
—Mordié! dit le Savoyard, frappé de cet accent plaintif, qu'il reconnut: c'est toi, mon fils, c'est toi, fin voleur de cotignac! Dieu te garde, mon enfant! Tu n'auras point en vain appelé le Savoyard à ton aide!
En parlant ainsi, l'aveugle, qui s'était fait instruire du sujet de ce tumultueux débat, descendit de son estrade, et, guidé par les voix, s'ouvrit un chemin, à travers la foule, jusqu'aux combattants sur lesquels il fit tomber au hasard ses lourds poignets, comme des marteaux sur l'enclume; d'Assoucy, il est vrai, reçut la moitié des coups destinés au charlatan, qui était un champion indigne de l'Hercule de la chanson. Fagottini, néanmoins, ne lâchait pas l'enfant, qu'il présentait en manière de bouclier à son formidable ennemi: mais ce bouclier vivant, meurtri et contusionné, recommença ses plaintes pour intéresser les assistants à sa délivrance, déterminé qu'il était à ne jamais rentrer sous la domination de l'un ou de l'autre maître, également odieux et redoutés.
—Ayez miséricorde, et le bon Dieu vous le rendra! cria-t-il, en ne s'interrompant dans ses prières que pour éviter le choc de ce poing pesant, qui menaçait de lui briser le crâne chaque fois qu'il retombait. Sauvez-moi de ces deux ravisseurs, qui sont acharnés contre moi et qui me retiennent captif, malgré ma volonté, depuis une année de gêne, d'injustices et de privations. Je suis Charles Coypeau d'Assoucy, fils aîné d'un illustre avocat au Parlement de Paris, et peut-être ma famille croit-elle que je suis défunt à cette heure. Un écu d'or à qui s'en ira avertir messire Coypeau d'Assoucy, mon père, en la rue des Grands-Augustins, où il demeure! Compatissez à mon destin malencontreux, braves gens, si vous êtes des chrétiens, car vous voyez, sous ces guenilles de comédie, le fils d'un avocat renommé! En vérité, je vous le dis, je suis Charles Coypeau d'Assoucy.
—Est ce bien toi, mon bien-aimé Charlot? s'écria un avocat en robe, qui, revenant du Palais, vint à passer, tout chargé de sacs à procès. Certes, messieurs, c'est lui-même, c'est mon propre fils, que j'avais perdu depuis l'an dernier! Je vais, sur l'heure, dresser une procédure contre ces larrons d'enfant, et le jugement me vaudra une grosse somme pour les dommages qu'ils m'ont faits! Ah! méchants bohémiens, vous teniez à la chaîne ce gentil garçon de noble race, et vous le maltraitiez comme un âne rétif? C'est bien, mes compères: nous compterons ensemble, et il n'est pas un soufflet octroyé à mon cher fils, que je veuille rabattre sur le prix, que je vous en dois réclamer. Viens çà, mon Chariot, viens baiser ton père, qui te promet justice contre ces corsaires!
[Illustration: Le père de Charles d'Assoucy dressant une procédure.]
L'avocat, trempant sa plume dans le galimard ou encrier pendu à sa ceinture, s'était mis en devoir de verbaliser, sur son genou, en guise de pupitre, et repoussait doucement son enfant prodigue qui l'assaillait de caresses. Le Savoyard et Fagottini, effrayés des menaces d'un personnage en robe, avaient brusquement tourné le dos, pour se soustraire au procès-verbal; mais ils n'eurent pas plutôt regagné leurs tréteaux respectifs, que le peuple, indigné de cette aventure, voulut se venger de ces voleurs d'enfant, envahit leurs théâtres et y mit le feu, après les avoir cherchés eux-mêmes pour les brûler aussi. Le charlatan et le chansonnier, qui avaient eu le bonheur de s'enfuir, n'assoupirent qu'à force d'argent une affaire qui pouvait les envoyer, comme des forçats, ramer sur les galères du roi.
L'expérience du malheur n'avait guère corrigé le jeune d'Assoucy, et sa conduite ne devint pas plus régulière, à mesure qu'il avançait en âge: il était trop paresseux pour se plaire à la profession de son père, et il préféra une existence aventurière à une vie tranquille et honorable. A l'exemple de son premier maître le Savoyard, il se fit poète et musicien, composant des airs de musique et des vers bouffons, parodiant les poèmes latins d'Ovide et de Stace, qu'il traduisit ou travestit en poèmes facétieux, jouant du luth dans les maisons des grands seigneurs et même à la cour de Louis XIII, voyageant avec son bagage poétique et musical, écrivant son histoire vagabonde, mal famé pour les désordres de ses moeurs, toujours gai et plaisant, toujours ivre et gueux, toujours en guerre avec Boileau, qui l'a immortalisé dans ses satires, comme le rival du poète Scarron et comme l'Empereur du Burlesque, ainsi qu'il s'était surnommé lui-même.
—Pauvre empereur du burlesque! disait d'Assoucy, dans sa vieillesse: tu n'as pas même un morceau de pain à te mettre sous la dent!
LA
MASCARADE DE SCARRON
(1627)
Paul Scarron, qui, au XVIIe siècle, acquit une bizarre réputation comme créateur du genre bouffon qu'il mit à la mode par ses ouvrages en prose et en vers, n'était pas infirme et contrefait de naissance, tel que son portrait nous le représente, avec le visage blême et amaigri, le front chauve, le cou tordu, les jambes arquées et le corps en Z, selon sa propre expression, et tel qu'il se dépeint lui-même dans une de ses lettres, où il regrette tout ce qu'il avait perdu, en disant: «Ah! si le Ciel m'eût laissé des jambes qui ont bien dansé, des mains qui ont su peindre et jouer du luth, et enfin un corps très adroit!» Il vint au monde, en 1610, sans le plus léger désagrément de nature, et son père, conseiller au Parlement de Paris, put se flatter d'avoir un successeur aussi bien fait qu'il l'était lui-même.
Le jeune Scarron fut élevé avec soin, et son esprit se développa plus rapidement que son physique; à douze ans, outre les études du collège qui ne suffisaient pas à son avidité de savoir, il rimait déjà, en style agréable excellait à peindre la miniature, dansait à merveille et jouait du luth en s'accompagnant de la voix, compléments indispensables d'une éducation de gentilhomme, à cette époque où la poésie, la peinture, la danse et la musique étaient les bien-venues à la cour et à la ville.
Scarron était d'une taille médiocre, mais élégante et gracieuse; ses cheveux blonds, ses yeux bleus et son teint de femme, donnaient à sa physionomie une douceur, que ne démentaient pas son parler et son regard caressants; il avait l'abord affable et le geste noble, avec cette exquise politesse qui était en usage dans les sociétés des beaux esprits. Malheureusement son père, dont le patrimoine avait été dévoré par d'anciennes dettes de famille, n'ayant pas les moyens de soutenir la position élevée que cet enfant était appelé à prendre dans la magistrature, fut contraint de lui ouvrir une autre carrière; il décida donc que Paul Scarron entrerait dans les ordres ecclésiastiques.
Cette décision, il est vrai, avait été sollicitée de longue date par un vieil oncle du jeune Scarron, et cet oncle, chanoine du Mans, riche de deux abbayes en Beauce, s'engageait à faire son neveu héritier de tous ses biens pourvu qu'il en fit un prêtre. Scarron, d'une humeur joviale et libertine, ne sentait aucune vocation pour les devoirs austères de la prêtrise; mais il dut obéir à l'autorité absolue de ses parents et surtout à la tendresse qu'il portait au bon chanoine, dont l'indulgente affection ne se scandalisait pas trop des espiègleries du petit mauvais sujet; d'ailleurs, celui-ci voyait, dans les commencements de sa nouvelle carrière, une occasion de se donner du bon temps, de prolonger les heures de sa liberté et de gaspiller gaiement les années de sa jeunesse, en attendant qu'il eut l'âge et les qualités d'un vrai chanoine; il s'accommoda ainsi d'un apprentissage ennuyeux de théologie, qui ne l'empêchait pas de fréquenter les réunions les plus joyeuses et les plus dissipées, tandis que l'esclavage du métier de clerc de procureur ne lui eût permis que l'école buissonnière et les divertissements crapuleux de la bazoche. Content de son sort, il n'aurait demandé ni bénéfice, ni canonicat, si cette vie de plaisir avait pu durer toujours.
Scarron n'habitait pas, à Paris, la maison paternelle, mais celle de son oncle, dans la rue d'Enfer, vis-à-vis le couvent et le vaste enclos des Chartreux, qui n'étaient pas encore enfermés dans l'enceinte des murs de la ville, laquelle ne s'étendait pas alors au delà de la place Saint-Michel. Le père de Scarron avait mis son fils sous la direction immédiate de son frère, le chanoine, excellent homme, aussi dépourvu de fermeté que de jugement, et le jeune homme était censé travailler à son instruction cléricale, en suivant les leçons d'un célèbre professeur de droit sacré au collège de Montaigu, sur la montagne Sainte-Geneviève, et en observant la règle du noviciat des Pères Feuillants, qui étaient voisins de la demeure du bon chanoine. Mais Scarron n'entrait au noviciat, que par hasard, pour troubler les novices, boire le vin de leur cave et dépouiller leur jardin de ses fleurs et de ses fruits; quant au collège de Montaigu, il n'y paraissait jamais, et lorsque son oncle venait à l'interroger sur quelque point de doctrine religieuse, le malin garçon éludait la question par un bon mot et citait les vieux auteurs français, Clément Marot et Rabelais, au lieu des Pères de l'Église. L'oncle riait en le grondant et finissait par rire sans le gronder, ce qui encourageait le neveu à continuer cette vie débauchée, qu'il passait au jeu de paume et au cabaret, rendez-vous ordinaire des seigneurs à la mode, en même temps que dans les ruelles et les bureaux d'esprit: c'est ainsi qu'on appelait les chambres et les salons des hôtels de la place Royale, où les beaux esprits et les précieuses tenaient leurs assemblées. Scarron jouait et buvait, le matin et le soir; il menait de front la danse, la musique et la poésie: aussi, malgré sa jeunesse, était-il recherché pour ses talents et sa galanterie, dans ces assemblées qui composaient la belle compagnie à la mode. Il dépensait, en rubans, en passements d'or ou de soie, l'argent qu'il avait et surtout celui qu'il n'avait pas, car il empruntait sur son canonicat futur, pour avoir une toilette élégante conforme à sa bonne mine: enfin, à l'âge de dix-sept ans, il s'était déjà battu trois fois en duel.
A cette époque, le titre d'abbé, équivalant à un titre de noblesse, ne prescrivait rigoureusement rien autre chose que le célibat; on avait une abbaye comme une ferme, et un abbé pouvait être courtisan, militaire, artiste, tout enfin, excepté homme d'église. On ne distinguait les abbés dans le monde qu'à leur petit collet et à leur costume noir. Il en était de même pour certaines abbesses, que la possession d'une abbaye n'empêchaient pas de vivre dans le monde plus librement que dans leur abbaye.
Le roi nommait seul aux bénéfices, qu'il distribuait selon son bon plaisir, sans tenir compte de la position sociale ni du caractère personnel du postulant. Cette singularité, passée en usage, ne scandalisait pas même les gens d'une piété sincère.
Paul Scarron devait la plupart de ses mauvaises habitudes à l'exemple pernicieux d'un ami, qu'il imitait en toute chose, comme un modèle parfait. Armand de Pierrefuges était une sorte de chevalier d'industrie, qui se disait noble à trente-six quartiers, et qui, à la faveur d'un nom sonore, se glissait dans les maisons les plus distinguées, où il se faisait remarquer par ses airs de gentilhomme, bien que le velours de son manteau, la soie de son pourpoint, et les rubans de ses chausses, n'eussent pas trop la fraîcheur irréprochable réclamée par la mode; mais il suppléait de son mieux aux désavantages de sa toilette par une belle prestance, des manières recherchées et un verbiage spirituel. Il n'avait pas d'autre revenu que celui du jeu, et encore ne gagnait-il pas toujours, s'il trichait souvent. C'était lui qui endoctrinait son jeune ami; lui, qui puisait dans la bourse de l'oncle par le canal du neveu; lui, qui conduisait Scarron au bal, à la comédie et dans les tavernes; lui qui l'avait rendu habile dans l'art de manier les cartes ou l'épée; lui qui le présentait comme son élève, en mauvaise compagnie, et comme son cousin, dans les cercles de la place Royale. Scarron remplissait également bien tous les rôles qu'on voulait lui donner.
Un soir du mois d'octobre de l'année 1627, Scarron, s'étant échappé du logis de son oncle qui dormait après souper, vint en courant au quartier de l'Arsenal, rue Beautreillis, où Armand de Pierrefuges s'était logé, pour être au centre de la noblesse du Marais, qu'il fréquentait assidûment. Son logement, qui se composait de deux petites chambres hautes dans une maison de chétive apparence, était loin de répondre à la condition qu'il s'attribuait: deux vieux fauteuils délabrés, une table branlante, un coffre de bois et un lit de plume sur un misérable grabat, sans tapisserie et sans rideaux, tels étaient les meubles uniques dont Armand avait la jouissance locative. Encore ne payait-il pas toujours exactement son loyer, pour mieux ressembler aux débiteurs du bel air, qui s'amusaient aux dépens de leurs créanciers et qui ne les payaient jamais.
Scarron, accoutumé au spectacle de cette pauvreté mobilière, qu'il admirait, comme un témoignage de l'insouciance d'un petit maître, entra brusquement dans le taudis, où Pierrefuges, assis la tête dans ses mains, devant un feu presque éteint, paraissait livré à de tristes réflexions. L'arrivée de son cher Paul ne dérangea pas sa rêverie maussade, et lorsque celui-ci se fut jeté dans un fauteuil vacant, Pierrefuges se leva en silence, pour allumer, aux dernières étincelles du foyer, une chandelle de suif, qui n'éclairait pas tous les soirs son coucher.
[Illustration: Pierrefuges livré à de tristes réflexions.]
—Armand, ou plutôt monseigneur de Pierrefuges! dit le jeune homme, avec cette hilarité sardonique et bouffonné, qui éclatait dans tous ses propos. Que fais-tu là, ainsi acoquiné dans la cendre froide, comme si tu préparais une lessive? Es-tu jaloux des cloches de l'église Saint-Paul, qui ont la voix plus sonnante et plus argentine que la tienne? Ne songerais-tu pas que ces belles cloches, offertes en don à la paroisse par plusieurs rois de France, feraient bien mieux, ton affaire, s'il t'était permis de les faire fondre en monnaie?
—Du premier coup, mon fils, tu devines mon mal, qui n'est autre que ventre et bourse vides! reprit Armand, en clignant de l'oeil, pour inviter Scarron à remédier à ce mal dont il se plaignait souvent. Mes coquins de fermiers tardent tant à m'apporter leurs redevances, et les joueurs de lansquenet, qui me doivent sur parole, ont si rétive mémoire, que je n'ai pas une pièce blanche pour entrer au cabaret, et ce soir, je me coucherai à jeun, comme un carme déchaussé. Bien plus, ce qui m'afflige davantage, je ne puis aller à la mascarade chez la baronne de Soubise.
—Une mascarade nouvelle? interrompit Scarron, dont les yeux pétillèrent du désir d'y aller. En vérité, mon cher Armand, vous m'y mènerez, n'est-ce pas, dussions-nous voler un tailleur d'habits?
—Non, certes, je n'irai point, et je passerai la nuit à dormir sur l'oreiller de mon appétit, afin de courir la fortune en songe. Vingt écus pourtant eussent suffi à me mettre en bel équipage!
—Vingt écus, mon maître? Çà, dites-moi où ils sont, que je les prenne! Mais, à quoi bon ces vingt écus? Quand vous aurez soupé avec ces pâtisseries, que je vous apporte du buffet de mon oncle, vous vous dorloterez dans votre lit en rêvant à la mascarade. Cependant c'est une belle chose qu'une mascarade! Est-il donc si malaisé de trouver et d'inventer, à peu de frais, un déguisement? Il ne faut que vêtir votre pourpoint à l'envers et acheter un masque de façon grotesque. Parbleu! j'y veux aller avec vous!
—Allez-y, s'il vous plaît! mais certainement vous serez mal reçu, sinon chassé par les valets, car la mascarade, inventée par un des poètes les plus raffinés de la cour, représentera la naissance de la déesse Vénus et son arrivée dans l'Olympe des Dieux. Or, pour cet effet, chaque convié est tenu d'avoir la figure de son rôle. Aussi, m'avait-on assigné le rôle d'un Prince des Ténèbres, de la suite de Pluton.
—Eh bien! au lieu d'un seul prince, nous en ferons deux, pour le cortège de sa majesté infernale. Pardieu! compagnon, je suis en veine d'imagination, et voici que je vous offre de diaboliques accoutrements pour la fête.
—Lesquels? J'avais bien songé à porter seulement sur ma poitrine un écriteau indiquant mon rang et mes honneurs dans l'empire de Pluton…. Mais, non, je resterai au logis, faute d'avoir vingt louis, que j'ai perdus sur parole, en jouant avec le marquis de Senneterre et qu'il serait homme à ne pas me réclamer.
—Baste! si ce n'est que cet obstacle à vaincre, dans une heure je te procure quarante écus pour parfaire ta dette et nos menues dépenses. Écoute ce qu'il faut faire à cet effet: dès que je serai endiablé à ma guise, tu prendras bel et bien mes habits et tu les porteras chez mon oncle le chanoine, en lui racontant que je me suis noyé dans la rivière, et que les bateliers qui ont pêché mon corps demandent quarante écus pour leur récompense. Sans doute, que cette fâcheuse nouvelle mettra en deuil mon révéré et digne oncle; mais il en aura ensuite plus vive joie à me revoir sain et sauf, le lendemain.
—Voilà, pardieu, une plaisante ruse! reprit Armand, qui en augura un succès productif, et qui se mit à ramasser les pièces d'habillement que Scarron avait déjà quittées: c'est une bagatelle que quarante écus, et je pousserai la générosité de ton oncle jusqu'à cent. Ça, mon mignon, n'est-ce pas quelque fée, qui te conseille et t'inspire? Grâce à cette fée, nous allons avoir cent écus en belle monnaie trébuchante. Mais que fais-tu là? Pourquoi défaire mon lit de la sorte?
—Ce sont nos costumes de bal que j'apprête, s'il vous plaît! répliqua Scarron, qui, à moitié déshabillé déjà, commençait à découdre le lit de plume: à vous l'enveloppe de votre coite! Je me rappelle, à ce propos, le conte d'un diableteau, qui affina un grand diable dans le partage du butin et qui mangea les noix, en ne lui baillant que les coquilles. Oh! le galant diable que je ferai! A moi le reste! Jamais l'enfer n'aura vu diables plus comiques, et madame Vénus rira de l'invention, je vous assure. Mais n'avez-vous plus de ce bon miel, que je tirai exprès pour vous de l'office de mon oncle?
—Tiens, friand! Le pot n'est pas même entamé, puisque j'ai tous les jours mangé en ville, répondit Armand, qui lui désignait dans un coin le vase de faïence rempli de miel.
—C'est bien, mon galant seigneur. Je vous laisse la toile du matelas, pour en faire une robe traînante et un turban, et je me charge de dessiner, avec de l'encre, sur cette toile, une foule de dessins diaboliques. Il ne faudra, après, que nous charbonner le museau, pour paraître dignement dans la diablerie. Je m'en vais donc disposer nos costumes, et vous, allez vite où vous avez affaire, c'est-à-dire chez mon oncle le chanoine, tandis que j'achèverai notre mascarade; vous trouverez ici à votre retour tout ce qu'il faudra pour vous habiller à la diable. Toutefois, si vous tardez trop, je ne vous attendrai point, pour m'introduire chez madame la baronne de Soubise.
Armand de Pierrefuges pensa mourir d'un accès de folle gaieté, en voyant Scarron, qui s'était mis presque entièrement nu, se frotter de miel tout le corps, comme les athlètes de l'antiquité se frottaient d'huile pour se préparer à la lutte. Scarron accomplissait son oeuvre en silence, avec un sérieux imperturbable, que les plaisanteries et les éclats de rire ne réussirent pas à émouvoir. Cependant, il fit observer à son camarade, que le prix du lit de plume, qu'il avait mis à mal, se trouverait amplement payé avec l'argent que fournirait le chanoine, et sur ce, il le pressa de partir, pour être plus tôt revenu. Mais les rires d'Armand redoublèrent et ne cessèrent plus, lorsque Scarron, couvert des pieds à la tête d'un léger enduit de miel, s'élança parmi la plume qu'il avait entassée sur le plancher, et s'y roula en tout sens, de telle sorte qu'il se releva entièrement revêtu du duvet qui s'était collé partout sur sa peau emmiellée. Sous son enveloppe de plume, il n'avait plus rien d'humain que le visage et la voix. Il dut pourtant s'attacher solidement autour des reins une couverture de laine brune, qui lui donnait l'apparence d'un sauvage de la mer du Sud.
Enfin, pour mieux caractériser ce costume, il noircit de suie détrempée son visage, que la plume ne recouvrait pas, et planta sur sa tête une grande paire de cornes en papier doré.
Armand oubliait l'argent qu'il devait aller prendre chez le chanoine, pour examiner en détail l'étrange travestissement, auquel Scarron ajoutait encore des ornements et attributs nouveaux, outre la queue caractéristique en carton découpé, qu'il entortilla d'un vieux galon d'argent et qu'il s'attacha ensuite le plus solidement possible au bas des reins.
—Dieu fasse, lui dit son ami, que les pauvres joueurs qui ont tiré le diable par la queue, ne s'en prennent pas à la tienne, avec l'espoir de faire fortune!
—Un diable ne peut aller les mains vides, comme un donneur d'eau bénite? objecta Scarron. Trouvez-moi quelque outil qui ressemble à une fourche et qui me tienne lieu de sceptre ou de bâton d'honneur!
Armand de Pierrefuges tira de la cheminée un grand crochet de fer, qui avait servi, dit-il, dans les cuisines du roi Charles V, et dont l'extrémité, en effet, était façonnée en forme de fleur de lys. Scarron jugea l'instrument propre à l'usage qu'il comptait en faire, et se déclara très satisfait de son déguisement.
Les deux amis se donnèrent rendez-vous au bal, et Armand, qui était bien résolu à ne pas se compromettre avec un pareil masque, s'achemina, en riant de souvenir, vers le but de son expédition d'adroite fourberie, qui devait lui donner les moyens de retourner au jeu, la bourse pleine.
Scarron ayant terminé sa burlesque métamorphose, dont il ne pouvait avoir lui-même qu'une faible idée, faute de miroir où se regarder, s'arma de résolution et d'audace, pour briller dans la mascarade de madame de Soubise, qui ne le connaissait pas; l'incognito l'enhardissait, et il sortit du logis d'Armand de Pierrefuges, sans avoir été aperçu, marchant légèrement sur la pointe du pied, de peur d'éclabousser son blanc plumage. Il arriva, sans accident, dans la rue des Tournelles, où était situé l'hôtel de madame de Soubise. Dans les rues désertes, que Scarron, déguisé en diable, traversa comme une ombre, il n'avait rencontré qu'une vieille femme, qui s'enfuit et tomba presque morte de peur, au coin d'une borne, en recommandant son âme à Dieu et à tous les saints; cette femme attira, par ses gémissements, quelques voisins à qui elle conta l'effrayante apparition, que tous attribuèrent aux fumées du vin qu'elle avait bu; néanmoins, le bruit courut, dans les environs, qu'une espèce d'homme sauvage, emplumé et cornu, s'était montré à plus de dix personnes, et on en conclut que le diable était venu faire des siennes dans le quartier de l'Arsenal.
Le diable ou l'homme sauvage avait pénétré dans l'intérieur de l'hôtel de Soubise, sans autre passe-port que son étrange déguisement, auquel les valets, à moitié ivres, n'avaient pas pris garde, dans le tumulte des masques qui arrivaient de toutes parts. Le vestibule était mal éclairé par deux torches, et la diablerie de Scarron n'avait été vue ni remarquée de personne. Il monta hardiment le grand escalier, et s'introduisit d'abord dans une galerie, qui précédait la grande salle du bal, étincelante de lumières, embaumée de fleurs et retentissante de musique.
Cette musique animée, cette foule bigarrée de couleurs, cette magnificence de cérémonial, cette lumière éblouissante de chandelles de cire, ne déconcertèrent pas l'impudence de Scarron, qui se fiait à la bizarrerie de son costume fantastique, pour obtenir un succès de franche gaieté, sous les yeux de tout ce que la noblesse de cour avait de plus raffiné et de plus charmant. Ce n'étaient que Dieux et Déesses dans les costumes les plus originaux, les plus riches, les plus gracieux, au milieu d'une décoration théâtrale représentant l'Olympe, tel que les poètes anciens l'avaient décrit. L'aspect enchanteur de cet Olympe, qui eût fait envie à celui de la mythologie par la beauté des Déesses et la galanterie des Dieux, exalta encore la folâtre imagination du poète.
Il se mêla, en bondissant, à une sarabande, que dansaient Mars et les trois Grâces, Neptune et trois Tritons: un cri d'horreur signala d'abord sa présence, et tous les regards se fixèrent sur lui, pendant qu'il s'épuisait en sauts et en grimaces, quoique l'orchestre eût cessé d'accompagner sa danse turbulente; bientôt un rire universel circula dans l'assemblée, avant qu'on eût reconnu l'auteur de cette bouffonnerie et surtout la nature de son déguisement. Cependant quelques dames, que ce singulier masque emplumé avait heurtées au passage, s'étonnaient des taches gluantes qui gâtaient leurs robes de satin et de velours. On se persuada que, sous ce plumage, on trouverait plus tard certain seigneur, fameux par ses facéties, et madame de Soubise, pour amuser les Divinités de son Olympe, ordonna aux musiciens déjouer un branle, que, par hasard, Scarron dansait à merveille: il dansa donc, avec autant de souplesse que de vigueur, au bruit encourageant des rires et des applaudissements.
L'homme à plumes était donc réhabilité par sa grâce et sa légèreté de danseur; on le pria de continuer ses danses, qu'il n'interrompit que par lassitude. Les assistants lui étaient si favorables, qu'on lui fit servir une collation de fruits et de confitures, avec un flacon de vin d'Espagne. Pendant qu'il mangeait et buvait, pour réparer ses fatigues de danseur, tout le monde s'empressait autour de lui, pour admirer son costume hétéroclite et reconnaître ses traits, s'il était possible, sous un masque de suie, que ses longues moustaches et ses sourcils de duvet rendaient méconnaissables. Il était impossible d'attacher aucun nom de la cour sur ce visage, aussi hideux que malpropre, à cause des gouttes de sueur noire qui couvraient son front et qui ruisselaient sur ses joues noircies.
—Démon lutin et baladin, qui venez chez nous des rivages du Styx et de l'Achéron! lui dit madame de Soubise, qui s'était attribué le rôle de Vénus dans sa mascarade olympique, grand merci de vos danses, qui ont diverti les seigneurs et les dames de l'Olympe! Mais voici que nos Déesses s'informent de vos noms et qualités véritables, pour s'en souvenir dans le ciel ou dans l'enfer!
Scarron ne pouvait éluder cette question directe et aussi catégorique. La pensée lui vint de se faire passer pour son propre père, vieux conseiller au Parlement, qui ne devait pas être connu personnellement dans cette société toute aristocratique, mais la crainte de recevoir un démenti en face l'arrêta court, pour l'honneur de la magistrature. Cependant il fallait répondre, et son silence, en se prolongeant, quoiqu'il eût encore la bouche pleine, était de nature à diminuer la bonne opinion qu'on avait conçue de lui en raison de sa belle humeur. Comme il composait assez facilement les vers, pour sortir d'embarras par un madrigal et une cabriole, voici ceux qu'il improvisa, en les récitant d'une voix sympathique:
Je suis le diable Lucifer,
Qui ne regrette point l'enfer,
Trouvant bon ce siècle de fer:
Quoiqu'il espère, par sa danse.
Plaire à tant d'objets pleins d'appas,
Son habit met en évidence
Qu'en fait de cornes, il n'a pas
La belle corne d'abondance.
La poésie du diable eut autant de succès que sa danse, et un poète de l'école de Malherbe, qui était là pour figurer Apollon, eut la modestie d'avouer que ce diable-là l'avait détrôné en huit rimes. Scarron, échauffé par les éloges, par le bruit, par la foule, et surtout par le vin d'Espagne, que la déesse Hébé lui versait à pleine coupe, éparpilla les madrigaux et les quatrains, avec une vivacité d'improvisation qui aurait pu lui tenir lieu de tout autre mérite; ses plus jolis vers, inspirés par un esprit galant et facétieux, coulaient de source, et les dames ne se lassaient pas de puiser à cette source vivante de douceurs, sans crainte de la tarir,» suivant l'expression d'une Précieuse, qui représentait la neuvième Muse. Quelqu'un déclara, d'enthousiasme, que le poète Théophile, mort l'année précédente, n'avait fait que changer de corps, par métempsycose, et revivait, plus gaillard que jamais, dans cet aimable improvisateur. Mais un examen plus attentif de l'accoutrement extraordinaire du diable emplumé avait fait naître de singuliers soupçons: les deux lévriers que Diane menait en laisse léchaient les jambes de Scarron, comme s'ils prenaient goût à ce régal; car le miel, fondant à la chaleur, égouttait sur ses traces et laissait à nu la peau, en quelques endroits du corps, surtout aux coudes et aux genoux; enfin, ce miel, fermenté et mêlé à des ruisseaux de sueur, exhalait une odeur acre, qui ne ressemblait pas trop à l'ambroisie.
Tout à coup, par malice ou curiosité, les neuf Muses, qui entouraient ce diable de poète, lui arrachèrent quelques plumes, assez adhérentes à la chair pour n'en être pas séparées qu'avec une cuisante douleur; Scarron cria qu'on l'écorchait vif, mais l'exemple était donné; ces plumes arrachées avaient mis à découvert une peau luisante et collante: alors ce fut à qui plumerait, de toutes mains, le malheureux: hurlant comme un véritable démon, il implorait grâce, il se débattait, il se roulait par terre, il poussait des cris, mais ses contorsions et ses clameurs ne faisaient qu'exciter les rires et les cruautés de la bande céleste, qui se ruait sur lui pour le dépouiller de son duvet postiche. La plaisanterie tourna en injures et en mauvais traitements, lorsque le pauvre homme fut complètement déplumé, et Scarron aurait peut-être été déchiré en lambeaux, ainsi qu'Orphée par les Bacchantes, si, poursuivi et haletant, il n'était parvenu à gagner le vestibule. Il eut le bonheur de ne pas tomber dans les mains de la valetaille, qui aurait imité ses maîtres, en renchérissant sur l'exemple: ceux des valets, laquais et porteurs de chaises, qui n'étaient pas étendus ivres-morts, sous le péristyle et dans les cours, ne quittaient plus des lèvres le goulot de la bouteille et n'avaient des yeux entr'ouverts que pour voir couler le vin dans leur bouche.
Scarron, tout dégouttant de miel et de sueur, avait l'épiderme irrité de brûlantes démangeaisons, et tremblait de tomber au pouvoir de quelques-uns de ses bourreaux, qui le suivaient de près avec de bruyants éclats de rire: il descendit, à tâtons, un escalier obscur, et sortit de l'hôtel, comme il y était entré, sans rencontrer personne sur son passage. Une fois dans la rue, il se préparait à prendre ses jambes à son cou, pour regagner le faubourg Saint-Michel, où demeurait son oncle, quand deux porteurs de chaise, qui attendaient leur maître pour le ramener à son hôtel, ayant la vue obscurcie par le vin et le sommeil, s'imaginèrent que c'était lui qui venait à eux, et ouvrirent la portière de la chaise, en l'invitant à se garer de l'air glacial de la nuit. Scarron, que ce brusque changement de température avait saisi, et qui grelottait déjà de tous ses membres, ne laissa pas échapper une si belle occasion de se mettre à l'abri du froid et de la bise: profitant d'un heureux quiproquo, il se jeta dans la chaise qui s'ouvrait devant lui et que les porteurs refermèrent aussitôt.
Une chaise à porteurs était une espèce de boîte, rembourrée et garnie en dedans de tapisserie ou d'étoffe, pouvant contenir une personne assise. La reine Marguerite de Valois avait mis à la mode, depuis quarante ans, ce moyen de transport, et tout le monde s'en servait, dans la société polie, avant l'adoption générale des carrosses; deux hommes, l'un devant et l'autre derrière, portaient, à l'aide de brancards et de bricoles de cuir, cette boîte fermée par une portière à vitre, qui faisait face au siège intérieur. Ce véhicule, qui était fort commode pour franchir de courtes distances, sans être incommodé par le froid ou le hâle et sans avoir à craindre la pluie ou la boue, resta en usage jusqu'à l'époque de la Révolution, où la quantité des voitures à roues n'a plus permis de l'employer dans les rues de Paris.
Les porteurs, qui croyaient avoir affaire à leur maître, n'avaient pas distingué, dans l'ombre de la nuit, quelle sorte de masque s'installait au fond de la chaise, qu'ils soulevèrent et emportèrent d'un pas lent et mesuré, en chantant des couplets bacchiques. Scarron, à peine remis de son émotion, se peletonna sur lui-même, pour rappeler la chaleur dans ses pauvres membres engourdis et endoloris, car le miel, qui couvrait sa peau et en obstruait tous les pores, lui causait de vives démangeaisons. Il s'endormit bientôt de lassitude, au bercement cadencé de la chaise, sans savoir où on le conduisait et sans s'être demandé quelle serait la fin, bonne ou mauvaise, de son aventure de carnaval. Il était, d'ailleurs, à moitié ivre et tout à fait philosophe.
Cependant Armand de Pierrefuges, toujours riant à part soi de la plaisante figure que ferait Scarron et de l'accueil qu'il recevrait chez madame de Soubise, arriva chez le bon chanoine, qui venait de se mettre au lit, après avoir sommeillé digestivement à la suite d'un copieux souper.
Les habits de Scarron, que Pierrefuges apportait, à cette heure indue, déterminèrent la gouvernante à l'introduire aussitôt dans la chambre du vieillard, qui ne s'était pas couché sans demander des nouvelles de son neveu. Il fallait qu'il fût sous l'impression d'un sinistre pressentiment, car enfin Scarron ne rentrait jamais de si bonne heure, lorsqu'il rentrait avant l'aube.
Armand, en se présentant devant le chanoine à peine éveillé, feignait de s'essuyer les yeux, qu'il avait aussi secs que le coeur; mais, à l'aspect de cette face épanouie et rubiconde, à laquelle l'inquiétude ne donnait pas même un caractère grave et sérieux, il ne put s'empêcher de rire, par un retour de pensée vers la mascarade du futur abbé Scarron, qui, en ce moment même, s'exerçait à jouer un rôle de diable. Le chanoine le regardait avec un étonnement, que ce rire intempestif augmentait encore; mais, dès qu'il reconnut les vêtements de son cher Paul, que l'inconnu étalait devant lui, il s'élança hors de son lit, les mains et les yeux levés au ciel, en se préparant à apprendre un grand malheur.
Rien n'était plus vrai que son émotion douloureuse, mais il avait, avec son costume et sa coiffure de nuit, une physionomie si bouffonne, que le rire malhonnête d'Armand de Pierrefuges en redoubla.
—Monsieur, Monsieur! disait le bon chanoine: ce pourpoint, ces chausses appartiennent à mon neveu, à mon fils, à celui que j'aime par-dessus tout! En quel lieu les avez-vous trouvés? Où donc est-il allé, mon pauvre Paul, après s'être ainsi dévêtu? Ah! Monsieur, n'aurait-il point perdu au jeu ses hardes et son trousseau, le méchant garçon? Retirez-moi d'angoisse, par pitié!
—Révérend père! répondit Armand, qui riait sous cape, quoi qu'il fît pour tourner ses idées du côté tragique de la situation; je viens vers vous tristement, pour vous annoncer l'accident le plus funeste, le plus lamentable, le plus imprévu, et pour vous prier de dépenser cent écus, en mémoire de votre infortuné neveu Paul Scarron.
—Qu'est-ce? Cent écus! reprit l'oncle, qui n'eut pas le coeur d'être avare, en présence d'un douloureux événement qu'il appréhendait plus que tout. Paul est-il mort?
—Hélas! mon digne seigneur! repartit l'imposteur, avec un interminable éclat de rire, qui simulait des sanglots étouffés: ce jeune homme, de si noble race, de si fière espérance, de savoir si précoce, d'esprit si mignard, qui avait pour vous si chaude amitié et si profonde reconnaissance…. Las! si vous l'aviez vu en cet état!…
—Bon Dieu, secourez-moi! s'écria le chanoine, trop préoccupé de sa douleur pour en être distrait par les rires inextinguibles de ce fatal messager. O ciel! qu'est-il advenu?
—Voici les habits de votre cher neveu, que je vous apporte, messire: ne les reconnaissez-vous pas? Las! c'est moi qui l'ai déshabillé, l'héroïque jeune homme, quand les bateliers ont tiré son corps de la rivière….
—Quoi! mon neveu est noyé! Mon Paul a rendu l'âme! interrompit le chanoine, en pleurant comme un enfant, pendant que le fourbe riait à se pâmer. O le malheureux sort!… Sans doute, il ne s'est pas donné la mort volontairement? Qui eût pensé que je survivrais à cet enfant chéri? Je mourrai volontiers, à présent qu'il n'est plus.
—Ça, consolez-vous, mon Père, et priez Dieu qu'il nous le ressuscite, par miracle…. Mais remettez-moi, s'il vous plaît, les cent écus, qu'il faut pour racheter le corps aux bateliers.
[Illustration: Pierrefuges étalant devant le chanoine les chausses de
Paul Scarron.]
—Cent écus? Certes, je les donnerai, et davantage, pour lui faire un pompeux enterrement, pour les messes, pour la cire, pour les pauvres! Mais dites-moi seulement, s'est-il défait lui-même?
—Vraiment, il s'est lancé du Pont-Neuf, pour l'ennui qu'il avait d'être menacé de se faire ordonner prêtre: «J'aime mieux donner mon corps aux poissons!» disait-il souvent, et lorsque les bateliers l'eurent repêché, je l'ai vu dans le singulier équipage que je vous ai dépeint … un vrai costume de diable! Enfin, mon très honoré seigneur, sans plus de retard, baillez-moi les cent écus, et demain vous aurez des nouvelles de la rivière.
Le bon chanoine était si amèrement frappé de la perte cruelle, qu'on lui avait annoncée tout à coup, sans aucun ménagement, au milieu du travail de sa digestion nocturne, qu'il était devenu sourd et aveugle pour tout ce qui l'entourait; il ne voyait pas sa gouvernante en larmes et il n'entendait pas Armand en instances. Celui-ci eut l'odieux courage de pousser à bout ce désespoir, jusqu'à ce qu'il en tirât cent écus, que le chanoine lui compta un à un, en les accompagnant de lamentations qu'il partageait entre l'argent et le neveu. Mais la secousse avait été trop violente pour la tendresse et pour l'âge de ce vieillard inconsolable; aux sanglots succédèrent la stupeur, et une attaque de paralysie lui ôta le sentiment et la connaissance avec la parole, tandis que l'insensible Armand, à l'esprit duquel revenait sans cesse l'image de Scarron emmiellé et emplumé, s'esquivait, en remplissant de ses rires redoublés la maison du chanoine, et allait, à la taverne de Tonneau-Ailé, boire et jouer toute la nuit, aux frais de l'oncle de Paul Scarron.
Pendant ce temps-là, Scarron, ramassé en boule au fond de la chaise à porteurs, dans laquelle il se laissait voiturer à l'aventure, ronflait agréablement d'un profond somme qui lui offrait en rêve tous les plaisirs de la fête, qu'il avait goûtés chez la baronne de Soubire. Il s'éveilla en sursaut, sans avoir la moindre idée de sa situation: que les porteurs, qui l'avaient ramené à son insu presque devant la maison de son oncle le chanoine, venaient de déposer leur chaise dans le vestibule d'un hôtel de la rue d'Enfer, attenant au couvent des Chartreux, sur le terrain desquels cet hôtel était bâti.
Scarron se frotta les yeux et regarda devant lui, d'un air effaré, au moment où un laquais ouvrait la portière, à la clarté de six flambeaux portés par autant de valets; mais ceux-ci, qui s'apprêtaient à recevoir leur maître, pâlirent, tremblèrent et s'enfuirent, avec des cris d'effroi et d'horreur, éteignant leurs torches, ou les agitant, comme eussent fait des furies: l'effroyable figure de Scarron leur était apparue, à la lueur de ces torches, et ils ne s'imaginèrent pas avoir affaire à un masque, fort embarrassé de lui-même. Le pauvre diable était très inquiet des nouveaux désagréments que son costume diabolique pouvait lui susciter. La maison entière semblait en rumeur, des lumières passaient et repassaient aux fenêtres: on entendait des bruits d'armes, des appels effarés, des exclamations aux saints et saintes du paradis, et des prières murmurées à voix basse. «C'est le diable! répétait-on de tous côtés: c'est le diable! le diable! le diable!»
Scarron, encore mal éveillé, comprit pourtant que lui seul était la cause et l'objet de ce concours tumultueux de gens qui s'armaient pour se mettre à sa poursuite; il sentait encore les meurtrissures des coups qu'il avait reçus aviver la cuisson irritante que le miel lui causait à la peau; il craignit d'être maltraité une seconde fois et peut-être davantage, avant de se voir conduit en prison, sans avoir pu se débarrasser du déguisement malhonnête, qu'il osait porter en public; il ressentait tour à tour, par tout le corps, des frissons de glace et des ardeurs insupportables; sa tête, échauffée par les fumées du vin d'Espagne, s'exaltait de plus en plus, et sa pensée confuse s'égarait à chercher quelque expédient pour sortir de ce mauvais pas, en trouvant des habits, du feu et un lit, dont il avait grand besoin.
Il s'était élancé lestement hors de la chaise, où il se voyait déjà prisonnier; il s'enfuyait au hasard dans un jardin, où les masses noires des charmilles l'invitaient à se cacher; il passait à travers les allées et les plates-bandes, renversant, brisant tout ce qui lui faisait obstacle, sans s'inquiéter de la direction qu'il suivait, pourvu qu'elle l'éloignât de la meute de ces gens armés de fourches, de bâtons et d'arquebuses, déchaînés contre lui et courant sur ses traces. Le découragement allait s'emparer de son moral non moins ébranlé que son physique; déjà il se retournait pour se livrer, pour demander grâce, quand le terrain manqua tout à coup sous ses pieds et l'entraîna dans une chute perpendiculaire à trente pieds environ de profondeur; il poussa un faible cri, en tombant dans une citerne ouverte presque au niveau du sol, et quoique étourdi, abasourdi, effrayé de cette chute inattendue, il eut la présence d'esprit, au moment où il plongeait dans l'eau, d'étendre les bras et de s'attacher à une corde qu'il rencontra sous sa main, par bonheur, et sans laquelle il eût été noyé infailliblement. Il se hissa hors de l'eau, à l'aide de cette corde flottante entre ses doigts crispés, et se reposa, tout essoufflé et transi, sur les bords vacillants d'un seau qui surnageait dans la citerne.
A peine était-il installé dans une position assez incommode, puisqu'il devait garder un équilibre difficile et maintenir immobile la corde qui menaçait de lui échapper, le jardin, éclairé par des torches et des lanternes, retentit de pas, de cris et de malédictions. Scarron, qui avait réveillé tout le faubourg par une apparition et une disparition qu'on regardait également comme surnaturelles, se garda bien d'appeler du secours, lorsqu'il eut entendu un des jardiniers, arrêté auprès de la citerne, s'entretenir de l'événement avec un des domestiques de l'hôtel.
—Mon ami, disait ce jardinier avec force signes de croix, c'est une histoire ancienne, que m'a contée un vieux Père chartreux, qui est décédé il y a vingt ans. Dieu lui fasse miséricorde! Le diable, que vous avez vu et que nous pourchassons en vain, n'est pas né d'hier, car il a fait de bons tours, en ce même lieu, sous le règne du bon roi saint Louis, patron de la confrérie des barbiers.
—Sacrebleu! maître Pierre! interrompit le domestique terrifié: c'était un grand diable que celui-ci, tout habillé de plumes comme un coq, enfumé comme un jambon de carnaval, et lançant des flammes par les yeux et la bouche! On ne sait pas encore ce que M. le comte est devenu, et l'on se demande si ce diable ne l'a pas emporté tout vif dans l'enfer.
—Le cas ne serait pas neuf, André, reprit le jardinier. M. le comte a péché grièvement, en allant à cette folle mascarade qui s'est donnée cette nuit dans la rue des Tournelles. Or ça, l'ami, écoute mon histoire: En ce temps-là, ce n'était pas hier, on voyait, à la place qu'occupe aujourd'hui la Chartreuse des révérends Pères, un château ruiné, où le diable menait son sabbat et tordait le cou à ceux qui s'en approchaient, malgré le bruit infernal qu'on y faisait; mais les Chartreux obtinrent du roi d'alors la donation de cette maison assez mal famée, et ils en chassèrent le malin esprit, à force d'exorcismes et d'eau bénite. Depuis que Dieu a conquis ce domaine du diable, qu'on nommait alors le château de Vauvert, le diable s'efforce d'y revenir, de temps à autre, pour reprendre son bien; à cet effet, le tentateur maudit emprunte maintes formes diverses, les plus diaboliques qu'il peut imaginer. Il faut donc, si on le rencontre sur son chemin, le battre sans miséricorde, jusqu'à ce que le jeu ne lui plaise guère, fit-il semblant de demander grâce et de rendre l'âme, comme une personne mortelle: on est sûr de gagner ainsi le paradis.
Scarron, qui n'avait pas perdu un mot de cet entretien, n'osait pas bouger, de peur de porter la peine du diable de Vauvert, et de n'avoir pas, comme ce vieux diable, la ressource de se réfugier en enfer. Un reflet de la torche du jardinier, errant sur son visage noirci, ajoutait un caractère merveilleux à son étrange aspect; mais les deux interlocuteurs s'écartèrent, sans jeter un coup d'oeil au fond de la citerne. Scarron respira plus librement, quoique ses dents claquassent de froid, quoique ses jambes mouillées fussent comme paralysées, et quoique le miel pénétrât dans ses chairs comme des pointes d'aiguilles rougies au feu. Les recherches aux flambeaux continuèrent durant une heure, redoublant les terreurs du prétendu diable, qui, nonobstant les souffrances intolérables qu'il avait à subir, songeait moins à sortir de la citerne, qu'à s'y cacher en sûreté contre les terribles menaces qui lui figeaient le sang dans les veines.
Enfin les lumières s'éteignirent, les pas et les cris s'éloignèrent: on renonçait à rejoindre le démon, qui n'avait fait que se montrer, et on allait se coucher, sous l'influence de cette apparition infernale, que le cauchemar devait renouveler dans un pénible sommeil. Scarron aurait dormi plus tranquillement, s'il avait pu poser ses pieds et appuyer sa tête sur une surface solide; mais, à chaque instant, il lui fallait inventer une posture moins incommode, arcbouter ses pieds aux interstices des parois de la citerne, arrêter le perpétuel balancement de la corde mobile, et maintenir au-dessus de l'eau le seau qui s'enfonçait sous le poids de son corps. Ses mains rouges et glacées s'efforçaient, de toute la puissance de leurs nerfs, à trouver un point d'appui: vingt fois il tenta une ascension périlleuse en se hissant le long de la corde, et il n'atteignait le milieu du puits que pour retomber bientôt à son point de départ. La fièvre, par bonheur, survenait alors et ranimait son énergie.
Il vit poindre le jour, avec l'espoir de la délivrance, et après trois heures de tortures inouïes, qu'il fut tenté de terminer en se laissant couler au fond de l'eau, il entendit une marche lente et avinée s'avancer du côté de la citerne, et il ouvrait déjà la bouche pour crier, préférant risquer sa vie une dernière fois plutôt que de mourir cent fois par minute; d'ailleurs, il se flattait que son piteux état le justifierait du soupçon d'être le diable en personne; mais il eut, par prudence, la précaution d'attendre qu'il fût hors de sa prison pour se faire connaître: la corde remuait et se tendait, en criant sur la poulie; il aperçut le jardinier, qui s'était mis en devoir de tirer de l'eau: il s'accrocha d'une main à cette corde qu'il n'avait pas quittée, et se suspendit de l'autre main au seau qui montait, en se recommandant à son ange gardien.
—Tais-toi, poulie criarde, demain tu seras graissée! disait le jardinier, en chancelant, par suite des libations auxquelles l'alerte de la nuit avait donné lieu parmi la valetaille. En vérité, l'eau pèse plus que le vin, et je suis sage de n'en jamais boire. Ce vilain seau n'est pourtant pas rempli d'or, mais on croirait, à sa lourdeur, que le diable est dedans!
A ces mots, il se trouva face à face avec Scarron, qui, craignant de se voir de nouveau précipité dans la citerne, s'était élancé d'un bond sur la margelle du puits, en tenant avec ses deux mains la corde immobile. Le jardinier ferma les yeux, lâcha la corde, plia les genoux sous lui et murmura les prières des agonisants, pendant que, sans le remercier, Scarron, qui avait mis pied à terre et qui reconnaissait les jardins de l'hôtel où il se trouvait, dégourdissait ses jambes presque inertes, en courant à perdre haleine, avec l'espérance de gagner une petite ruelle qui longeait le clos des Chartreux et aboutissait à la rue d'Enfer.
Le jardinier, se sentant fort de l'éloignement du diable qui ne l'avait pas même touché, se releva, en criant à pleins poumons, et mit en branle une cloche qui servait à appeler les ouvriers. On répondit, on accourut à ses clameurs, à son carillon, et le diable, qui fuyait à travers le jardin, fut poursuivi de près. Scarron n'eut pas d'autre moyen d'échapper à cette nouvelle poursuite, que de sauter dans le clos des Chartreux, de ramper entre les ceps de vigne qu'on avait vendangés la veille, et de se glisser à quatre pattes dans le pressoir, dont la porte était entre-baillée. On aurait, en effet, perdu sa trace, si un aide jardinier ne se fût trouvé là pour garder la vendange, dont il avait goûté un peu plus que de raison.
[Illustration: «Tais-toi, poulie criarde! disait la jardinier. Demain tu seras graissée.»]
—Merci Dieu! dit l'aide, en tombant le front contre terre, à la vue de ce bipède humain, dont les plumes mouillées ressemblaient à des écailles. Grand saint Bruno, protégez-moi! Arrière, vision satanique! murmurait-il à voix basse, sans oser lever la tête: le Seigneur me châtie pour avoir péché par gourmandise, en goûtant à la vinée du couvent…. Au secours! au secours! cria-t-il à plein gosier, lorsque la conscience d'un péril imminent lui eut rendu la voix. A moi, mes amis! sauvez-moi de l'enfer! Je t'exorcise, Belzébuth! Plût à Dieu que j'eusse à ma dévotion une tonne d'eau bénite!
Scarron faillit se jeter sur ce braillard, qui allait donner l'alarme à tout le couvent; mais la prudence lui fit comprendre que ce robuste garçon le terrasserait d'une chiquenaude et il se hâta de chercher une autre cachette, avant qu'on arrivât aux cris du maudit ivrogne. Une échelle dressée contre les douves extérieures de la cuve l'invitait à y monter et à descendre en dedans de cette cuve, au risque de courir la chance d'être noyé dans le vin nouveau; il s'enfonça donc jusqu'au cou dans un bain fumeux et enivrant, qui lui parut chaud en comparaison de l'eau de la citerne; il s'y désaltéra même, pour calmer le feu intérieur qui le consumait.
Le gardien du pressoir s'époumonnant à hurler et à intercéder saint Bruno, fondateur de l'ordre des Chartreux, les moines sortirent de leurs cellules. On mit en branle les cloches du monastère, comme si ce fût un incendie: tous les religieux étaient sur pied, toute la communauté accourait au pressoir. On accourut aussi des environs. L'aide jardinier qui jurait avoir vu le diable, délirait d'effroi, en racontant la vision qu'il avait eue; le vin nouveau dont il s'était gorgé lui inspirait les plus extravagantes hallucinations: il en vint à raconter que le diable qui avait fait invasion dans le couvent ne pouvait être que le diable légendaire de Vauvert, d'autant plus qu'il avait trois têtes, six bras et quatre jambes. On chercha, on regarda partout, excepté dans la cuve: on ne trouva que quelques plumes gluantes collées au plancher, on les exorcisa, on les brûla, on récita des prières, on aspergea d'eau bénite le vin qui bouillonnait, puis on se retira, en plaçant à la porte du pressoir deux hommes, au lieu d'un, pour empêcher le démon de reparaître. La superstition et la crédulité étaient si grandes, à cette époque, qu'on faisait intervenir le diable en tout ce qui semblait anormal et inexplicable dans l'ordre des choses naturelles.
Scarron, plus tranquille enfin dans la cuve du pressoir qu'au fond de la citerne où il avait failli périr de froid, souhaitait néanmoins être hors de ce bain chaud, dont les vapeurs commençaient à lui troubler la cervelle: il s'adossa, debout et immobile, aux parois de la cuve, pour ne pas être entraîné, par le vertige, sur un lit de grappes de raisin, qui fût devenu son tombeau. Mais le vin en fermentation l'enveloppait d'un nuage perfide; il chancelait sur le marc mouvant; il allait peut-être périr, lorsqu'un dernier sentiment de conservation lui inspira l'énergique volonté de se soustraire à un danger, que les délices de l'ivresse rendaient plus inévitable; il s'accrocha des deux mains et des dents au bord de la cuve: il s'aida si activement des genoux et des pieds qu'il parvint à s'asseoir sur le haut d'une échelle, pour raffermir ses sens et rappeler ses idées, qui tournoyaient dans un nuage avec tous les objets environnants.
Son séjour parmi la vendange écumante avait peint tout son corps d'une couleur rougeâtre, qui lui donnait une figure encore plus extraordinaire et plus effrayante. Les deux hommes, qui priaient à la porte du pressoir, furent distraits de leurs prières par le mouvement qui s'opérait dans la cuve, et dès qu'ils virent s'élever au-dessus de cette vaste cuve un personnage auquel leur épouvante prêta des formes gigantesques et des traits surnaturels, ils se signèrent et s'enfuirent. Scarron jugea prudent de les imiter, avant qu'ils eussent donné l'alarme, et il fit si bonne diligence dans cette dernière fuite, qu'il heurtait à la porte de son oncle, en même temps qu'on sonnait les cloches au couvent.
La vieille gouvernante, qui vint ouvrir, tout en larmes, ne pouvait reconnaître son petit Paul, sous ce masque de suie, de plumes et de vin. Elle s'imagina que le diable emportait l'âme de son maître, et elle recula en arrière, les yeux fermés, les dents serrées et les bras au ciel. Scarron essayait de la rassurer, en lui demandant du linge et un lit chaud, mais sa voix et ses caresses ne réussirent pas à la tirer d'erreur, et elle se cachait le visage, se bouchait les oreilles et s'obstinait à ne répondre qu'en marmotant le De profundis. Scarron, perclus de froid et tremblant de fièvre, changea de ton et de manières, l'invectiva et la rudoya, ce qui fut plus efficace.
—Or ça, sorcière du diable! s'écria-t-il en colère: veux-tu que j'éveille mon oncle par ce vacarme, et désires-tu que je sois réprimandé, par lui, de ma triste mascarade?
—Seigneur Jésus! reprit la gouvernante, en gémissant; monsieur votre oncle est près d'expirer. Dès qu'il apprit que vous étiez noyé, il fut attaqué de paralysie et d'apoplexie; maintenant il gît sans connaissance et pâmé de douleur à votre sujet. Le médecin a déclaré qu'il n'en relèverait point, et d'un instant à l'autre, il s'en va trépasser.
Scarron n'eût pas été plus stupéfié, si la foudre l'avait atteint; il se frappa le front, et oubliant ses propres souffrances pour ne songer qu'à son pauvre oncle qu'il avait tué par une insigne folie, il jura de se venger d'Armand de Pierrefuges, sans se souvenir que c'était lui-même qui l'avait envoyé au chanoine; il courut, étouffé de sanglots, dans la chambre du vieillard, qui, après une crise favorable, avait repris ses sens et tâchait de renouer les fils brisés de sa mémoire. L'apparition de son neveu eût sans doute porté un nouveau désordre dans ses idées et compromis plus gravement sa santé, si Scarron ne se fût précipité entre ses bras, presque insensé de chagrin et de remords. Le digne oncle, qui n'était pas plus que sa gouvernante un esprit fort, faillit partager les terreurs que ce diable avait semées partout sur son passage; mais il aimait trop son mauvais sujet de Paul, pour douter de son identité en l'écoutant parler.
—Mon vénéré oncle, disait Scarron avec une vraie sensibilité, on vous a trompé! Je ne suis pas encore défunt, et je vivrai longtemps pour vous obéir, si Dieu me prête vie.
—Est-ce le cas de se noyer, méchant, parce que tu n'as point goût à te faire abbé? reprit le bonhomme, que la joie ressuscitait. Deviens greffier, notaire, procureur, si tu veux, plutôt que mort!
—Ah! mon bon et excellent oncle! interrompit Scarron, redoublant d'embrassades; à votre tour, guérissez-vous, mon second père, et, pour expier mes fautes, je serai abbé, chanoine et pape, si cela vous agrée en quelque chose. Aussi bien, je puis dire adieu au monde désormais, car il m'en cuira d'avoir fait le diable, durant cette terrible nuit!
Ces mots, prononcés avec une mélancolie qui s'efforçait d'être plaisante, avertirent le chanoine de jeter les yeux sur le singulier personnage qu'il embrassait tendrement: en voyant cette face de ramoneur, ces plumes rougies, ces cornes dorées, et cette queue ruisselante de vin, il perdit la gravité de son âge et de sa robe monacale, pour tomber dans des convulsions de rire, qui dissipèrent les restes de sa maladie; il fut donc guéri radicalement par cet excès de gaîté et cette explosion de joie.
Quant à Scarron, qui riait aussi de le voir rire, il eut beau, à force de bains, se débarrasser de ces plumes et de ce miel diaboliques incrustés dans sa peau, sa jeunesse et sa santé furent le prix de son imprudente mascarade; les rhumatismes, qu'il avait gagnés à ces alternatives subites de chaud et de froid, désorganisèrent son tempérament et paralysèrent tout son corps; sa tête se pencha sur sa poitrine; ses jambes, dont les nerfs s'étaient retirés, lui refusèrent leur service, et il ne conserva de mouvement que dans les yeux, la langue et la main droite; mais sa bonne humeur ne l'abandonna pas et s'accrut, au contraire, en compensation des autres facultés qui lui manquaient.
Son oncle lui légua le canonicat du Mans, et la reine le nomma son malade en titre d'office, avec une bonne pension pour se faire soigner. Malgré les tortures à peu près continuelles qui le clouèrent, pour toute sa vie, sur un fauteuil, Paul Scarron composa les ouvrages les plus bouffons, en vers et en prose, qui aient jamais été écrits dans notre littérature.
LE REVENANT
DU CHATEAU DE LA GARDE
(1643)
Dans le courant de l'hiver de l'année 1643, le bruit se répandit à Paris, que la peste s'y était déclarée, et ce bruit, grossi par l'effroi, amena bien des départs précipités, quoique la police n'épargnât rien pour tranquilliser les esprits. Tous les jours, le quartier du Marais, où habitait la noblesse à cette, époque, se dépeuplait, et des familles entières, malgré la rigueur de la saison, s'empressaient de quitter la capitale, et de fuir un péril imaginaire. Ce fut bien pis, lorsqu'on publia que le fléau s'était propagé dans les provinces! Ceux qui étaient sortis de la capitale ne savaient plus s'ils devaient y rentrer, et ceux qui y restaient encore, hésitaient à s'en éloigner.
[Illustration: On publia que le fléau s'était propagé.]
Madame du Ligier de La Garde, dont le mari était maître d'hôtel de la reine-mère Anne d'Autriche, et qui remplissait elle-même une charge analogue auprès de cette princesse, se voyait forcée de demeurer à la cour, résidant alors au Château de Saint-Germain-en-Laye. Or, sa fille Antoinette, âgée de neuf ans, se trouvait seule à Paris, loin des yeux et des soins de sa famille, dans le couvent des Carmélites de la rue du Bouloy, pour y commencer son éducation. Madame de La Garde frémit du danger qui pouvait menacer son enfant, au milieu d'une ville infectée par la contagion et dans le sein d'une communauté religieuse où ne pénétraient pas facilement les secours de l'art. Elle eût voulu, pour rassurer sa tendresse, protéger de ses regards maternels cette jeune tête, sur laquelle reposaient tant d'espérances, mais des ordres sévères de la cour ne permettaient à personne de venir de Paris à Saint-Germain, et elle se fût exposée à une disgrâce en même temps qu'à la perte de sa charge, si elle avait essayé de s'absenter pour se rendre auprès de sa fille. Une de ses amies, madame d'Urtis, était dans une position identique: mademoiselle Thérèse d'Urtis, qui avait à peu près l'âge de mademoiselle de La Garde, élevée dans le même couvent qu'elle, devait être également séparée de sa mère, par des obstacles résultant de la charge de celle-ci dans la maison de la reine. Les deux mères se confièrent donc leurs inquiétudes, et tinrent conseil pour les faire cesser, en écartant leurs enfants du foyer de l'épidémie.
Un matin, pendant que Thérèse et Antoinette se promenaient, côte à côte, dans le cloître du couvent de la rue du Bouloy, et se récitaient mutuellement quelques vers qu'elles avaient retenus de leurs lectures d'enfance, on les avertit de se préparer à monter en carrosse. Elles bondirent de joie, à cette nouvelle, sans s'informer du motif d'une sortie, contraire à la règle du couvent, et l'idée ne leur vint pas d'en tirer un fâcheux augure. Elles se hâtèrent de revêtir leurs plus beaux habits des jours de fête, leurs robes de taffetas toutes garnies de rubans et de dentelles, avec leurs souliers de satin à talons rouges et leur béguin de velours noir à passements d'argent, toilette mondaine et coquette, qui ne se sentait pas du costume lugubre et austère des religieuses Carmélites.
Antoinette de La Garde était déjà jolie, avec ses yeux vifs, son teint vermeil, sa bouche toujours souriante, son air espiègle et mutin; Thérèse d'Urtis ne le cédait pas en beauté à sa compagne, quoique ses cheveux fussent blonds comme de l'or, au lieu d'être noirs comme le plumage d'un corbeau, quoique sa physionomie noble et presque grave eût, dans sa pâleur et dans son immobilité, une expression habituelle de mélancolie. Aussi, leur avait-on donné des surnoms qui convenaient bien à leur figure et à leur caractère dissemblables; on appelait l'une Feuille-morte et l'autre Printanière. A coup sûr, ces sobriquets n'avaient pas été imaginés dans l'austérité du cloître, mais parmi les délicatesses de la société des Précieuses, où brillaient à la fois l'esprit et les charmes de mesdames de La Garde et d'Urtis, qui ne différaient pas plus que leurs filles entre elles.
—Bonjour, Germain! dit avec pétulance mademoiselle de La Garde au cocher de sa mère, qui attendait à la porte avec la voiture. Que se passe-t-il donc à la cour, s'il vous plaît, pour qu'on songe à nous tirer de notre purgatoire?
—Le roi est peut-être décédé? dit mademoiselle d'Urtis, avec douceur. J'en aurais beaucoup de déplaisir, car la mort d'un roi de France me semble de plus haute conséquence que la mort d'un oiseau, et j'ai versé force larmes, quand mon perroquet a été tué par le singe de madame la supérieure….
—Mesdemoiselles, dépêchons! interrompit Germain, en fermant la portière du carrosse dans lequel il avait fait monter les deux amies: Madame m'a commandé de ne m'arrêter guère dans la ville.
—Il faut que la chose presse? reprit Antoinette, riant de la grimace mystérieuse du cocher. Sans doute que notre couvert est mis à Saint-Germain et que le roi ne veut pas dîner sans nous?
—Je suis sûre qu'il y a quelque mort! murmura Thérèse qui ne put se défendre d'une émotion d'anxiété. J'ai rêvé, cette nuit, que je cueillais des soucis et des immortelles, c'est un méchant pronostic.
—Et moi, j'ai rêvé que je faisais des pelotes de neige, et, en effet, il a neigé toute la nuit durant.
—Vois-tu, Printanière, nous n'allons pas à Saint-Germain. Ce n'est pas la route que prend le carrosse.
—Hé, Germain, mon ami, as-tu la visière nette ou troublée? demanda mademoiselle de La Garde. Ta raison est-elle restée dans la bouteille? Tu te trompes de chemin et tu touches tes chevaux en aveugle. Où nous conduis-tu?
—A La Garde, Mademoiselle, sauf votre respect, comme ordonne Madame.
—A La Garde? s'écria la jeune fille, bondissant à ce nom qui lui rappelait un temps de liberté et de récréation, que le couvent lui avait fait regretter bien des fois. Sommes-nous en vacances?
—Je ne sais rien, Mademoiselle, sinon que je dois vous mener à La Garde, et vous y laisser sous la surveillance de Marie-Jeanne, la femme du jardinier. Ainsi, ne trouvez pas mauvais que j'obéisse à Madame.
—Je le trouve très bon, au contraire! reprit gaîment Antoinette, qui voyait sans appréhension le but de ce voyage qu'elle ne comprenait pas: je vais réaliser mon rêve, et faire des pelotes de neige tout à mon aise.
La Garde était un ancien château féodal, dont le père d'Antoinette tirait son nom patronymique. Ce château, qu'on a rebâti depuis avec l'architecture du XVIIIe siècle, présentait encore en 1643 l'aspect d'une forteresse flanquée de tours, munie de créneaux et entourée de fossés. L'intérieur de ce manoir répondait à son extérieur et témoignait partout de son antiquité. Vastes salles, aux murailles tendues de tapisseries ou couvertes de cuir doré, aux larges cheminées à manteau exhaussé, aux fenêtres étroites fermées de petits vitraux; longues galeries décorées de trophées d'armes et de portraits de famille; sonores escaliers en colimaçon; multitude de chambres et de cabinets, de portes et de trappes; meubles rares et délabrés; pavé froid et humide; en un mot, habitation aussi triste que peu commode. C'était là pourtant que les aïeux de madame de La Garde confinaient leur vieillesse, après une vie consacrée au service de leur pays et de leur souverain. Madame de La Garde, que son rang retenait à la suite de la cour, ne venait que très rarement visiter ce château; mais sa fille y avait été élevée jusqu'à ce qu'elle fût en âge d'être admise au couvent. Ce fut donc avec bonheur que mademoiselle de La Garde, après une route de cinq heures par des chemins presque impraticables, reconnut de loin les combles d'ardoise du vieux château.
[Illustration: L'ancien château de La Garde.]
—Oh! ma petite Feuille-morte, dit-elle en l'embrassant, que je suis heureuse de ce qu'on nous traite comme des enfants! C'est ici que nous nous amuserons, sans penser qu'il y a des couvents au monde!
La voiture s'était arrêtée. Germain, descendu de son siège, sonnait et frappait à la porte d'honneur, qui retentissait sous les coups et ne paraissait pas devoir s'ouvrir; on n'entendait ni pas ni voix, dans la maison ou dans les cours; seulement, les corneilles s'envolaient hors de leurs nids et planaient effrayées autour des girouettes en poussant des cris plaintifs. Germain continuait d'appeler et de heurter, non sans s'impatienter du retard qu'on mettait à lui ouvrir.
—Bonté de Dieu! murmura-t-il: sont-ils tous morts de la peste?
—Ah! c'est Germain! s'écria de loin Marie-Jeanne, qui arrivait enfin lentement et avec une espèce de défiance, pour connaître la cause de ce vacarme. C'est Madame!… Non, c'est Mademoiselle!
Et la vieille paysanne, que son mari plus vieux et plus cassé accourait rejoindre, s'approcha du carrosse, aida les deux enfants à en descendre, et se confondit en respects, en révérences, en signes de croix, devant la fille de sa maîtresse. Antoinette, qui n'avait pas appris à être orgueilleuse dans l'ordre des Carmélites, sauta au cou de Marie-Jeanne, l'embrassa sans façon et demanda tout d'abord comment se portaient les poules, les oies, les moutons et les poissons, qu'elle aimait à nourrir de sa main. Marie soupira, en lui donnant les détails qu'elle demandait et en fixant sa vue inquiète sur les tourelles du château.
Pendant ce premier échange de paroles, le jardinier eut le temps de se réunir au groupe, qui était en active conférence, au sujet de Cybèle, la chienne de basse-cour, qu'on n'avait pas aperçue depuis huit jours et qui s'était enfuie au bois avec le loup, disait Marie-Jeanne.
—Et ma très chère et très honorée dame de La Garde? dit la vieille, en avançant la tête dans le carrosse pour chercher si cette dame n'y était pas. Qu'avez-vous fait de notre dame, compère Germain?
—Elle ne vient pas céans, du moins aujourd'hui, répondit le cocher.
Elle ne saurait s'en aller de Saint-Germain, en cette vilaine saison.
—C'est vrai, cela, que la saison ne vaut pas grand'chose, et il a fait, ces jours-ci, une rude froidure.
—Il ne fait pas chaud encore, la mère, dit Antoinette, et l'on s'en aperçoit en plein air, où le vent nous coupe le visage. Entrons, je vous prie, pour nous entretenir de tout ce qui s'est passé ici, depuis que j'en suis dehors.
—Entrer là-dedans! s'écria Marie-Jeanne, en reculant: ce serait pour que le diable nous emportât!
—Le diable! dit mademoiselle de La Garde, en éclatant de rire: pourquoi pas Croquemitaine?
—Oh! ma bonne demoiselle! reprit le jardinier, qui unit ses efforts à ceux de sa femme, pour dissuader Antoinette, d'entrer dans la maison: il y aurait moins de danger à coucher dans un cimetière, que de s'aventurer dans le château. Madame de La Garde en fera jeter les murs par terre, quand on lui dira ce qui en est.
—Jean-Pierre, vous avez aussi une dose de la folie de votre femme! Mais ce n'est ni le lieu ni l'heure d'établir là-dessus une discussion: nous avons froid, nous avons faim, nous avons sommeil, ce sont toutes choses qui vous exemptent d'un plus ample entretien à la porte. Allez nous quérir du fromage à la crème et du lait.
—Marie-Jeanne, dit Germain, Madame qui m'envoie vous ordonne de faire en sorte que rien ne manque à ces demoiselles, mais de ne pas souffrir qu'elles sortent de l'enceinte du parc dans la campagne.
—Eh quoi! monsieur Germain, demanda Marie-Jeanne, madame de La Garde ne viendra-t-elle point? Nous voilà dans un bel embarras!
—Monsieur Germain! ajouta d'un air effaré le fermier, qui tournait fréquemment la tête, comme si quelqu'un s'approchait derrière lui, où logerons-nous ces demoiselles? La ferme de Jacques Lupin n'est pas propre à les loger.
—Vous voilà en peine de peu! repartit le cocher, profitant d'un moment où les deux amies s'étaient écartées de quelques pas, pour admirer des stalactites de glace aux bords de l'urne d'un Fleuve de marbre, qui alimentait d'eau l'étang voisin. La vérité est, ajoute-t-il à demi-voix, que Madame a peur de la peste, pour Mademoiselle, et qu'elle l'envoie au château, dans l'intention de la mettre à l'abri d'un malheur.
—Au château! répéta Jean-Pierre, en faisant un signe de pitié à sa femme, qui leva les yeux au ciel.
—Au château! reprit-elle, d'une voie dolente: mieux vaudrait l'abandonner dans les bois!
—Bah! est-ce que vous avez aussi la peste à La Garde? s'écria Germain, qui fit, un bond en arrière et se boucha le nez.
—Nous serions plus tranquilles avec la peste qu'avec des esprits! dit
Jean-Pierre.
—Quels esprits? demanda le cocher, que cette confidence effraya visiblement: qu'est-ce à dire?
—Qu'il revient des esprits au château, depuis plusieurs jours, répondit le jardinier.
—Et que les revenants y font leurs sabbats! ajouta la jardinière.
—Des revenants! cria de loin mademoiselle de La Garde, dont la curiosité fut mise en jeu, à ce seul mot qu'elle entendit sans la moindre terreur. Où sont-ils? où sont-ils?… Thérèse, des revenants! Quel plaisir!
—Ils sont dans le château de monsieur votre père, Mademoiselle, dit
Jean-Pierre. Tenez! ce bruit… écoutez!
—C'est l'eau de la fontaine qui tombe goutte à goutte, répliqua mademoiselle d'Urtis après avoir écouté. Ce bruit-là est fort agréable à entendre, surtout par une nuit calme de printemps….
—Il s'agit bien d'eau et de fontaine! interrompit gaîment Antoinette: il s'agit de revenants, ma chère Feuille-morte.
—Je les ai vus, Mademoiselle, aussi vrai que je m'appelle Jean-Pierre pour vous servir.
—Vrai! Vous les avez vus, Jean-Pierre? dit Germain, qui se réjouissait tout bas de n'avoir pas à rester au château.
—Et moi, de même, je les ai vus, monsieur Germain! reprit à son tour
Marie-Jeanne, en baissant la voix.
—Moi, je voudrais bien les voir! s'écria mademoiselle de La Garde, qui narguait par sa moue railleuse la crédulité de deux paysans et qui augmentait leurs craintes en ne les partageant pas. Et toi, Thérèse, ne les voudrais-tu pas voir?
—Assurément, répondit-elle sans s'émouvoir plus qu'à l'ordinaire; mais nous ne les verrons pas.
—Pourquoi cela, puisqu'ils se laissent voir, ces honnêtes revenants?
—Parce que de leur naturel les revenants fuient qui les cherche et cherchent qui les fuit.
—Vous qui les avez vus, maître Jean-Pierre, saurez-vous dire comme ils sont faits? s'enquit Germain.
—Le premier, que j'ai vu, était enveloppé d'un drap blanc et dansait, au clair de la lune.
—Celui qu'il a vu ensuite, continua Marie-Jeanne, n'était pas plus gros qu'une tonne, mais il grognait comme un porc et il agitait des bras plus longs que des faucilles.
—J'en ai vu un autre couvert de poils noirs, reprit le jardinier renchérissant sur le récit de sa femme.
—Quant à celui que j'ai rencontré, sur la brune, dans le cellier, interrompit encore la jardinière, il avait l'apparence d'une naine, mais cette naine était pourvue de cornes et d'une queue en façon de boudin….
—Eh bien! je serais charmée d'avoir en spectacle ces messieurs les revenants! dit Antoinette, qui entra enfin, avec son amie, dans une salle basse du château, où Marie-Jeanne et son mari ne les suivirent qu'avec répugnance, en se disposant à s'enfuir au moindre sujet d'alarme. Tarderont-ils à paraître, vos revenants?
—Il faut que la nuit soit plus noire, repartit vivement Jean-Pierre: les revenants n'aiment pas plus le grand jour, que les voleurs.
—Jésus de Dieu! Mademoiselle, est-ce que vous pensez sérieusement à passer la nuit ici? demanda la vieille, saisie de compassion pour cette curieuse imprudente: êtes-vous décidée à vous faire tordre le cou?
—Je n'ai que faire de votre compagnie, Marie-Jeanne: je resterai seule avec mademoiselle d'Urtis, et demain, au jour, je vous donnerai des nouvelles de nos revenants.
—Crois-tu bonnement qu'ils s'en vont faire la conversation avec nous? objecta Thérèse.
—Ma chère demoiselle, dit Marie-Jeanne en pleurant, ne vous exposez pas à quelque malheur. Si vous persistez en votre fatale intention, j'irai prier M. le curé de Saint-Pierre de venir se mettre en oraison avec vous et jeter de l'eau bénite aux revenants.
—Gardez-vous-en bien, Marie-Jeanne! Nous ne voulons pas faire peur à ces revenants, et nous les recevrons de notre mieux, pour qu'ils ne s'effarouchent pas trop. Que je sens d'impatience de leur souhaiter la bienvenue, avec mille prospérités!
—Hélas! mes jeunes demoiselles! dit le jardinier, en montrant son front chauve: vous devriez avoir plus de confiance en moi, et monsieur Germain ferait sagement de vous ramener à Paris, chez vos parents.
—J'ai des ordres qu'il faut exécuter, dit le cocher qui remonta sur son siège et se hâta de repartir dans la crainte d'être obligé de passer une nuit à La Garde. Un bon avis l'emporte sur cent mauvais, mesdemoiselles; ayez égard au mien, qui est fondé sur la connaissance des choses: je vous engage à ne pas jouer avec les esprits!
Germain renouvela encore à Jean-Pierre les instructions de madame de La Garde, relativement au genre de soins et de précautions que l'état sanitaire du pays paraissait recommander: puis, il se remit en route, pour retourner à Saint-Germain. Marie-Jeanne et son mari délibérèrent ensemble sur ce qu'ils avaient à faire pour se rendre dignes de la confiance de leurs maîtres et en même temps pour ne pas contrarier la résolution des deux jeunes amies: ils se décidèrent à laisser celles-ci accomplir leur audacieuse épreuve, mais à rester en observation, à peu de distance de ces deux imprudentes, pour être avertis de ce qui arriverait. Ils comptaient sur leurs prières pour empêcher les revenants de faire du mal à mademoiselle de La Garde et à sa compagne.
En attendant que la nuit fut venue, ils dominèrent assez leur épouvante, pour circuler ensemble, en se tenant par la main, dans la partie du château où mademoiselle de La Garde avait fait préparer une petite chambre, un frugal souper et un grand feu; mais comme ils frémissaient à l'écho de leurs pas! comme ils tremblaient au battement de leurs propres artères! comme ils se serraient l'un contre l'autre, en croyant voir, à chaque instant, une apparition formidable se lever devant eux! Lorsque le crépuscule commençait à changer les formes et les couleurs, Jean-Pierre et sa femme, qui se voyaient entourés d'images fantastiques et menaçantes, déclarèrent à mademoiselle de La Garde, qu'ils ne se sentaient plus la force de demeurer auprès d'elle, et ils se retirèrent précipitamment, comme s'ils étaient poursuivis par des êtres invisibles.
Les deux amies ne s'effrayèrent pas de se trouver seules dans une chambre dont la décoration bizarre devait contribuer peu à leur inspirer des idées saines et logiques: la vieille tapisserie, qui cachait les murs, représentait la tentation de saint Antoine, avec son appareil grotesque de diableries, et le vent, mal intercepté par les vitres déplombées de la fenêtre, circulait derrière cette tenture, qu'il agitait par instant, de telle sorte que les personnages semblaient s'animer, prêts à s'élancer hors de la trame de laine. Un immense lit s'enfonçait profondément sous le baldaquin et entre les rideaux de damas cramoisi: dans cette alcôve, luisaient une glace de Venise et un crucifix d'ivoire. Un feu de bruyère et de sarment pétillait dans l'âtre et envoyait à l'entour de la cheminée une clarté étincelante, dans laquelle s'absorbait la faible lueur de la lampe; tous les meubles antiques, tables, chaises, armoires, étaient ornés de têtes d'animaux fabuleux, qui reflétaient çà et là leurs ombres monstrueuses.
Antoinette de La Garde, grâce aux sages enseignements de sa mère, n'avait jamais eu un mouvement de peur, et Thérèse, moins inaccessible à ce genre de sensation nerveuse, ne s'y abandonnait pourtant qu'à de rares intervalles, quand la réalité empruntait du hasard ces apparences singulières, qui naissent fréquemment d'une réunion de faits peu importants en eux-mêmes, et qui perdent de près le masque trompeur qu'elles ont reçu de loin: encore fallait-il que son organisation sensible fût exaltée par quelque cause préexistante. Or, ce soir-là, Thérèse était encore sous l'influence du souvenir de son rêve, qu'elle interprétait comme un présage de mort.
—Thérèse, lui dit son amie, qui avait pris une forte disposition au sommeil dans une grande tasse de lait qu'elle venait de boire, ne nous couchons-nous pas?
—Et les revenants? repartit mademoiselle d'Urtis, qui s'était plus modérée dans son appétit, à souper, et qui n'éprouvait pas la torpeur d'une digestion laborieuse. Je leur demanderai seulement, à ces aimables revenants, de vouloir bien poser devant moi, pour que je fasse leur portrait d'après nature.
—Moi, je ne leur demanderai rien, si ce n'est de me laisser dormir jusqu'au grand jour.
—Tu étais tantôt plus empressée de voir des revenants!
—Passe encore si on en voyait quelque chose! Mais rester, la nuit, à regarder la lumière d'une lampe ou les tisons allumés dans les cendres, c'est se moquer de soi-même. Je me couche et je m'endors.
—Je resterai donc à veiller, et dans le cas où j'entendrais du bruit, tu serais bientôt levée.
—Sans doute, puisque je me jette, toute habillée, sur le lit. Bonsoir, Feuille-morte! Gare aux revenants!
Mademoiselle de La Garde dormait profondément depuis deux ou trois heures, quand son amie, qui réfléchissait vaguement, le menton appuyé sur sa main, en regardant s'illuminer, dans le foyer, le bois noirci et calciné, que parcouraient des serpents de feu, entendit dans le lointain une porte s'ouvrir, puis une autre gémir sur ses gonds, puis une troisième plus proche, ensuite des pas légers qui s'avançaient avec précaution.
—Antoinette! dit-elle d'un accent étouffé. Antoinette! Le revenant! le revenant!
A cette exclamation répétée deux fois de suite par mademoiselle d'Urtis, Antoinette de La Garde se leva sur son séant, regarda autour d'elle, sans paraître effrayée, et se jeta vivement à bas du lit, pour courir vers la cheminée et y saisir les tenailles à feu, qu'elle brandit comme une massue. Thérèse, pâle, émue, n'avait pas bougé de sa place et restait assise, les jeux fixées sur la porte qui était encore fermée, mais qu'elle jugeait prête à s'ouvrir.
On marchait à petits pas, dans le corridor qui précédait la chambre, et par intervalles l'être inconnu, qu'on entendait marcher ainsi, venait se heurter contre la muraille, qu'il frôlait ensuite en passant: ce qui donnait lieu de penser que le revenant avait fort à faire pour se diriger à tâtons dans l'obscurité. Ce revenant s'avançait donc avec lenteur et timidité, mais il se dirigeait toujours vers la chambre des deux amies, au point que le bruit de sa respiration arrivait jusqu'à leurs oreilles. Antoinette tenait ses tenailles hautes; Thérèse, terrifiée, attendait que la porte s'ouvrît et leur montrât quelque terrible apparition.
—Le revenant se fait bien désirer, dit mademoiselle de La Garde à voix basse. S'il tarde davantage, je vais lui épargner le reste du chemin.
—Oh! ne me quitte pas, ma bonne Antoinette! reprit mademoiselle d'Urtis, en l'arrêtant par un pan de sa robe: tu ne veux pas que je meure de peur!
—Le revenant a l'air d'avoir plus peur que nous, car il fait bien des façons pour entrer.
—A Dieu plaise qu'il n'entre pas! Marie-Jeanne avait raison: c'est un véritable revenant.
—Ne parle pas ainsi, Feuille-Morte, car tu le rendrais trop joyeux, et il se dispenserait de nous faire voir sa figure.
Dans ce moment, on entendait un bruit d'un autre genre: c'était une sorte de souffle ou de flairement, qui murmurait le long des fentes de la porte; puis, ce bruit se changea en un grognement plaintif; puis, on secoua la porte, on gratta, on frappa. Mademoiselle d'Urtis était prête à s'évanouir. Antoinette, qui commençait à s'étonner, fit signe à Thérèse de prendre et d'allumer un des lourds chandeliers de cuivre qui reposaient sur un guéridon: mademoiselle d'Urtis obéit machinalement, sans détacher de la porte ses regards inquiets.
—Je vais à la fenêtre appeler du secours, dit-elle en tremblant de tous ses membres: Jean-Pierre n'est peut-être pas couché.
—Garde-t'en bien, ma chère! reprit mademoiselle de La Garde: on se moquerait de nous dans tout le pays, et d'ailleurs Jean-Pierre ni personne n'osera s'aventurer dans le château, à cette heure avancée de la nuit.
—Nous nous laisserons donc tordre le cou par les revenants! dit Thérèse avec désespoir.
Soudain, la porte de la chambre s'entrebâilla doucement, et une tête chevelue, que les deux amies n'eurent pas le loisir de bien distinguer, dans l'anxiété où elles étaient, se présenta un instant à l'ouverture et disparut. En même temps, la porte s'ouvre toute grande, et une forme animée, de couleur noire, se traîne à quatre pattes dans la chambre, en grognant.
Mademoiselle d'Urtis posa sur la table le flambeau qu'elle tenait et tomba presque sans connaissance sur un fauteuil; mademoiselle de La Garde poussa un éclat de rire très rassurant, et quand Thérèse se hasarda enfin à regarder ce qui se passait, elle vît son amie aux prises avec le monstre qui semblait prêt à la dévorer: son premier mouvement fut de la défendre, avec un courage emprunté à l'amitié; mais, comme Antoinette continuait à rire, malgré les grognements et les bonds du fantôme, mademoiselle d'Urtis examina plus attentivement les choses et s'aperçut que ce revenant qu'elle s'imaginait armé de griffes, de dents et de cornes, n'était autre qu'un gros chien noir.
—C'est un chien! dit-elle, stupéfaite de cette tardive découverte; un chien!
—Appelle donc du secours par la fenêtre, répliqua mademoiselle de La
Garde, en s'amusant de la surprise de Thérèse.
—Quel chien? demanda Thérèse, qui n'était pas encore complètement tranquille: es-tu bien sûre que ce soit un chien? Le revenant a choisi cette forme pour nous abuser!… On raconte des histoires épouvantables du diable métamorphosé en chien….
—Pauvre Feuille-morte! tu as peur du diable maintenant! dit mademoiselle de La Garde, en riant plus fort. Le diable serait certes bien malin, s'il pouvait passer dans le corps de Cybèle, notre chienne de basse-cour.
—Quoi! c'est Cybèle, cette bonne chienne, qu'on disait perdue depuis huit jours?
—Sans doute, c'est elle-même, un peu vieillie, ce me semble, car elle a de la peine à se tenir sur ses deux pattes…. Je le crois bien! le malheureux animal a eu les deux pattes de derrière cassées ou du moins fort endommagées par quelque accident!… O mon Dieu! vois ces linges pleins de sang autour de ses pauvres pattes!… Cybèle, ma petite Cybèle, comment t'es-tu blessée?… Elle m'a reconnue, cette excellente bête!… Tiens, elle me lèche, elle me fait fête, elle me remercie de l'intérêt que je lui témoigne…. A coup sûr, nous pourrons prétendre avoir vu un véritable revenant, comme tu disais tout à l'heure.
—Oui, voilà Cybèle retrouvée, mais elle n'était pas seule, et cette tête affreuse qui s'est montrée….
—Une tête affreuse! Bah! j'ai cru voir, en effet, quelque chose qui ressemblait à la tête d'un enfant mal peigné!…
—Quel aveuglement! Mieux vaudrait nier tout, que de vouloir expliquer les faits les plus extraordinaires, avec ton système d'incrédulité absolue. Va, j'ai de bons yeux et j'ai bien vu….
—Qu'as-tu donc vu? interrompit mademoiselle de La Garde, occupée à examiner les blessures de Cybèle, déjà presque cicatrisées sous les bandelettes de toile grossière qui les enveloppaient.
—J'ai vu cette tête, que tu as vue aussi, j'ai vu ses yeux semblables à des charbons ardents, sa bouche qui exhalait une fumée lumineuse, ses cheveux…. Oh! quels cheveux! n'étaient-ce pas des serpents?
—Bon! des serpents! Tu te souviens des Furies de marbre, qui sont dans le parc de Saint-Germain et qui ont, en effet, une coiffure de cette espèce. Mais nous retrouverons bien, j'en suis sure, la tête et l'individu qui la porte.
—Tout a disparu, Dieu merci! et nous sommes délivrées de cette vision de l'enfer!
—Il la faut chercher, cette tête affreuse, pour l'observer de plus près et lui demander ce qu'elle désire de nous, des prières ou des exorcismes.
—Quoi! tu veux aller sur les traces du mauvais esprit? Tu n'iras pas,
Antoinette, tu ne me laisseras pas seule!
—Non, car tu m'accompagneras, en portant la lumière, d'autant que je compte peu sur l'haleine lumineuse et les yeux flamboyants de cette fameuse tête, pour nous éclairer en chemin.
—Vraiment, je ne sortirai pas d'ici avant le grand jour, et la nuit prochaine, je coucherai plutôt dans le parc, en plein air, malgré le froid et la neige.
—Un lit de gazon ne serait guère agréable par la froidure qu'il fait. Mais n'aie donc pas peur, ma petite Feuille-morte. Tu vois bien que les apparitions ne font pas de mal, et maintenant nous avons, pour nous défendre, ou du moins pour appeler à notre aide, cette brave Cybèle qui ne craint pas les revenants et qui aboierait de la belle manière s'ils venaient à se montrer.
—Va fermer la porte à double tour et aux verrous, Printanière, car il peut reparaître!
—Fi donc! Thérèse, c'est pitoyable de faire ainsi l'enfant! Veux-tu nous rendre ridicules, nous faire montrer au doigt! J'aimerais mieux me trouver en compagnie de tous les revenants du monde. Sois donc plus raisonnable. D'abord, il n'y a pas de revenants….
—Il n'y a pas de revenants! Regarde! regarde! disait mademoiselle d'Urtis, en désignant d'une main tremblante une partie de la tapisserie que la bise faisait flotter, de sorte que les personnages avaient l'air de vouloir s'avancer vers les deux amies.
—J'avoue que ces figures-là ne sont pas réjouissantes répondit mademoiselle de La Garde, qui se dirigea sans hésiter vers la tapisserie mouvante, et qui la toucha de la main, en riant; mais il faut avouer que saint Antoine, qu'on a représenté sur cette tapisserie, pouvait du moins croire aux revenants, en compagnie de ces vilains masques.
—Antoinette! on marche, on marche encore! Écoute!… Qu'est-ce qui marche ainsi?
—Ce doit être la tête qui t'a si fort effrayée tout à l'heure. Certes, je ne perdrai pas cette belle occasion de me trouver en face du revenant. Prends ton flambeau et suis-moi, ma chère, avec Cybèle, qui ne se fera nul scrupule de mordre les jambes d'un revenant.
—Antoinette, je n'aurai jamais la force…. Pourquoi braver?… Mais, puisque tu es résolue d'affronter ce danger, je le partagerai, et je périrai avec toi plutôt que de te survivre!
En prononçant ces mots avec des larmes que faisait couler une exaltation de sensibilité romanesque, mademoiselle d'Urtis se jeta dans les bras de son amie, qui riait du péril imaginaire que celle-ci lui annonçait d'une manière presque solennelle; seulement, elle essaya de calmer, par quelques bons raisonnements, les inquiétudes de Thérèse, qui était déterminée pourtant à s'associer au sort de la téméraire Antoinette. On entendait toujours, dans le lointain, un pas traînant et indécis, auquel se mêlaient quelques cris inarticulés, semblables à ceux d'un enfant nouveau-né, et les frémissements des portes, qu'un courant d'air engouffré dans les longs corridors faisait osciller et gémir sur leurs gonds.
Cependant la chienne, au lieu de manifester la moindre crainte, semblait écouter aussi avec une attention intelligente et témoignait, par des grognements de bonne humeur, l'impatience qu'elle avait de mener mademoiselle de La Garde vers le lieu d'où partaient ces bruits étranges: elle attendait, assise sur son derrière, la tête et les oreilles droites, en regardant la porte; puis, elle se remettait à tourner, en grognant, autour de sa maîtresse, qui comprenait bien que ce manège, ces grognements, cette impatience, étaient un langage chez le pauvre animal, à défaut de la parole.
Mademoiselle de La Garde, toujours armée des tenailles à feu, sortit de l'appartement, précédée de Cybèle qui allait en avant comme pour la conduire, et suivie de Thérèse, qui tenait le flambeau; celle-ci regardait sans cesse derrière elle, reculait ou s'arrêtait à chaque pas, effrayée par les ombres mobiles que faisait surgir autour d'elle le passage de la lumière; mais, n'osant pas rester en arrière, elle se hâtait de rejoindre son amie, en écoutant avec effroi le murmure de sa propre respiration que précipitaient les battements de son coeur. Quant à Antoinette, elle n'était accessible à aucune autre émotion, qu'à celle de la curiosité, et elle marchait en avant d'un pas délibéré, sans prendre garde à tous les motifs de terreur qu'elle rencontrait sur son chemin: silhouettes fantastiques, anciens portraits de famille grimaçant le long des murailles, tapisseries flottantes, voûtes sombres, corridors sonores, portes gémissantes. Elle s'abandonnait à la conduite de Cybèle, qui avait l'air de la remercier, en lui montrant la route et en lui indiquant du regard un but mystérieux.
—Antoinette! lui cria mademoiselle d'Urtis, qui s'appuya contre le mur pour se soutenir, au moment où mademoiselle de La Garde allait franchir le seuil d'une chambre, dans laquelle la chienne avait disparu et où l'on entendait s'élever une voix humaine à travers de petits cris qui n'avaient rien d'humain.
[Illustration: Mademoiselle de La Garde, précédée de Cybèle et suivie de
Thérèse portant le flambeau.]
—Courage, Feuille-morte! répondit mademoiselle de La Garde, en brandissant son arme avec une comique fierté de matamore. Je te promets qu'il ne t'arrivera rien, tant que j'aurai une goutte de sang dans les veines!
—N'entre pas ici, je t'en conjure, oh! n'entre pas! disait Thérèse, qui s'attachait à la robe de son amie.
—Reste là, si bon te semble, reprit vivement Antoinette: je reviendrai tout à l'heure t'apprendre ce qu'il y a là-dedans!
Elle s'était débarrassée des mains de mademoiselle d'Urtis, qui, la voyant s'aventurer dans la formidable chambre, l'accompagna machinalement plutôt que de rester seule dans le corridor; mais elle fut trompée dans son attente: cette chambre ne lui offrait pas le spectacle de quelque scène du sabbat, que son amie appréhendait; tout y était dans l'ordre, et les meubles se trouvaient à leur place ordinaire, si ce n'est que les rideaux du lit avaient été tirés à demi. Ou n'apercevait rien qui pût donner à penser que les revenants hantassent de préférence cette chambre paisible, qu'on nommait la Chambre Rouge, à cause de son ameublement, et qui n'était jamais habitée depuis que la mère de madame de La Garde y avait rendu le dernier soupir, plusieurs années auparavant. Cette circonstance lugubre, encore présente à la mémoire d'Antoinette, coïncidait assez avec les bruits étranges et inexplicables, dont la cause ne lui était pas connue, pour la faire réfléchir, et, si brave qu'elle fût, elle sentit un frisson courir par tout son corps, la sueur monter à son front et le sang lui affluer au coeur, lorsqu'elle se rappela sa grand'mère mourante dans le même lit, qu'on eût dit encore occupé, car la courte-pointe de soie, dont il était recouvert, pendait à terre, et les coussins qui garnissaient les fauteuils avaient été entassés sur ce lit, comme pour tenir lieu d'oreillers, de draps et de couvertures.
—Antoinette, Antoinette! C'est là que ta grand'maman est morte! murmura Thérèse, à qui mademoiselle de La Garde avait raconté vingt fois, dans les plus grands détails, cette mort solennelle, sans oublier la description de la chambre mortuaire.
—Y a-t-il quelqu'un ici? cria mademoiselle de La Garde, à trois reprises différentes, séparées par un intervalle de silence qui rendait plus distincte la respiration embarrassée de plusieurs personnes.
—Il y a quelqu'un! dit Thérèse, en étendant la main vers le lit qui semblait s'agiter.
—Cybèle! Cybèle! reprit Antoinette, qui jugea prudent d'appeler à elle ce fidèle auxiliaire.
Dans le même instant, un être vivant se glissa hors du lit et vint tomber aux pieds de mademoiselle de La Garde, qui s'était mise en posture de défense, pendant que Thérèse se retirait vers la porte. C'était une petite fille, en haillons, cheveux épars et pieds nus, offrant l'aspect de la plus affreuse misère; elle se prosterna, en gémissant, le visage contre le plancher, et lorsqu'elle leva la tête vers Antoinette pour l'implorer du regard, celle-ci distingua une jolie figure d'enfant, inondée de larmes et presque ensevelie sous une chevelure blonde qui tombait en grosses boucles sur son cou. Antoinette reconnut, du premier coup d'oeil, que le revenant n'était pas d'une nature bien redoutable, et Thérèse, qui se fit violence pour regarder aussi, cessa ses clameurs et ne continua pas sa retraite vers la porte; la vue de cet enfant, au contraire, produisit sur elle une impression de pitié, qui surmonta ses terreurs et qui les lui fit oublier par degrés; après avoir entendu les premières paroles de l'entretien qui commençait entre son amie et la petite fille inconnue, elle se rapprocha d'elles, pour n'en rien perdre, et bientôt des larmes d'intérêt coulèrent le long de ses joues pâles.
—Grâce, Madame, oh! grâce! pardonnez-nous! disait la pauvre petite, en joignant les mains et en sanglotant.
—Qui êtes-vous? lui demanda mademoiselle de La Garde avec vivacité, mais sans menace dans la voix ni dans le geste.
—Je suis bien malheureuse! reprit l'enfant, qui sanglotait plus fort et cachait sa figure entre ses mains. Ah! bien malheureuse!
—Pourquoi vous trouvez-vous ici? Qu'y venez-vous faire? Aviez-vous de mauvais desseins? Êtes-vous seule?
L'enfant ne répondit pas à ces questions réitérées, mais étendit le bras vers le lit et parut hésiter en silence, tandis que les coussins tremblaient sur ce lit que Cybèle avait tout à coup accaparé, car on voyait le museau de cette chienne s'allonger hors de la courte-pointe: ce qui renouvela les craintes de mademoiselle d'Urtis et provoqua un éclat de rire de la part de mademoiselle de La Garde.
—Je vois que Cybèle vous tient compagnie, dit-elle avec bonté; mais êtes-vous entrée seule dans le château?
—O mon Dieu! murmura l'enfant, que la timidité empêchait de parler: elle était si malade, si malade!…
—Cybèle? demanda mademoiselle de La Garde; en effet, elle parait avoir été blessée aux pattes de derrière.
—Elle est encore bien malade! reprit l'enfant, qui se remit à pleurer.
Si je pouvais au moins la soulager!…
—Cybèle? demanda encore Antoinette, qui soupçonna enfin un quiproquo.
Cybèle n'a pas l'air malade….
—Maman! dit la petite fille, en se relevant pour s'élancer vers le lit.
Alors une main sèche écarta les rideaux, et la lueur du flambeau que tenait Thérèse se projeta sur une espèce de figure jaune et décharnée, dont les yeux brillants, au regard fixe, semblaient seuls avoir encore de la vie. A cette apparition imprévue, mademoiselle d'Urtis poussa de nouveaux cris et fit quelques pas pour s'enfuir; mais elle revint auprès de mademoiselle de La Garde, qui la rappelait d'un ton impérieux et la rassurait, en lui montrant la scène de douleur qu'elles avaient sous les yeux: la petite fille serrait dans ses bras cette femme agonisante, qui avait à peine la force de se tenir sur son séant et de faire signe qu'elle allait parler. Elle parla enfin d'une voix sourde et mourante.
—Pardonnez-nous, mes jeunes demoiselles…. C'est ma fille qui l'a voulu…. Mais j'étais mourante de froid…. On me repoussait partout, on m'aurait tuée!… Le hasard, le bon Dieu nous a conduites ici…. Je suis encore bien faible…. Cependant je crois que je vivrai pour ma chère petite Marie!…
—Vous vivrez, Madame, répondit noblement mademoiselle de La Garde, et l'on vous donnera tous les soins qu'exige votre maladie…. Ne parlez plus; cela vous épuiserait, dans l'état de faiblesse où vous êtes; votre fille nous instruira de ce qui est nécessaire. Thérèse, va chercher du lait dans notre chambre!… Va donc, tu sais bien que nous n'avons pas autre chose jusqu'à ce que le jour soit levé!
—Que vous êtes bonnes, mes belles demoiselles! C'est toujours le Ciel qui vient à mon aide.
Thérèse fit quelques difficultés pour retourner seule dans la chambre verte, quoique mademoiselle de La Garde consentit à rester sans lumière avec la petite fille, qui, joyeuse et reconnaissante de trouver des coeurs compatissants, lui apporta un siège et se tint debout contre le dossier. Thérèse, à qui la peur et la charité prêtaient des ailes, reparut, au bout de quelques minutes, avec une jatte de lait, que la malade but à longs traits en bénissant la main qui la lui avait présentée. Mademoiselle de La Garde recommanda doucement à cette pauvre femme de ne plus se fatiguer à fournir des explications que sa fille donnerait pour elle, et aussitôt l'enfant raconta naïvement les événements qui l'avaient amenée, avec sa mère, dans l'intérieur du château, sans y être autorisée par personne.
—Nous sommes de la Champagne, dit-elle; nous habitions dans le faubourg de Troyes, où mon père exerçait le métier de tonnelier: il y a quinze jours, une maladie se déclara dans le pays; bien du monde en mourut, mon père un des premiers; alors, maman, se voyant sans ressources, et craignant aussi que je devinsse malade, partit avec moi pour Paris, où j'ai un oncle qu'on dit assez riche. C'était chez lui que nous avions le projet d'aller; mais, comme nous n'avions pas le moyen de louer des places dans le carrosse public, nous faisions la route à pied; et maman, de lassitude et de chagrin à la fois, eut la maladie, dont mon père était mort: elle croyait mourir aussi dans l'endroit où elle s'arrêterait, car nous étions sur le grand chemin, sans asile et sans argent. Elle fit de grands efforts, souffrante comme elle était, et nous arrivâmes enfin à un gros village; les méchantes gens de ce village nous refusèrent l'hospitalité et nous menacèrent même de nous maltraiter, si nous ne nous éloignions pas: ils disaient que nous avions la peste!
[Illustration: Un soir, comme la neige tombait dru, la veuve et sa fille s'abritèrent dans une masure.]
—La peste! interrompit mademoiselle de La Garde.
—La peste! répéta Thérèse, qui s'abandonna un moment à des terreurs plus réelles que les précédentes.
—Ce n'était pas la peste, puisque nous n'en sommes pas mortes, dit l'enfant. Nous nous éloignâmes pour chercher gîte ailleurs; mais, partout où nous allions, on nous accueillait de même, en nous fermant les portes et en nous criant de passer notre chemin. La maladie de maman augmentait, et il fallut toute la tendresse qu'elle me porte pour l'empêcher de rendre l'âme dans les champs. On nous criait de ne pas aller à Paris, parce que nous n'y serions pas reçues. Je ne sais quel chemin nous suivîmes: nous marchions à l'aventure, à travers la campagne; nous errions dans les bois. Les journées étaient horribles, les nuits plus horribles encore! Et la faim! et le froid!… J'ai mangé de l'herbe, Mesdemoiselles!… Maman ne prenait que de l'eau ou de la neige, sans pouvoir éteindre la fièvre brûlante qui la consumait. Je demandais à Dieu de nous rappeler à lui pour abréger nos souffrances, car nous étions destinées à mourir sans secours. Un soir, comme la neige tombait dru, nous nous abritâmes dans une masure, qui est fort proche de ce château, et déjà j'arrangeais une litière avec de la paille enlevée aux granges voisines, pour y coucher maman qui se sentait plus mal, lorsqu'un chien entra, en se traînant sur le ventre, dans la cachette où nous étions. J'eus peur d'abord et crus qu'il allait nous chasser à belles dents; mais il n'aboyait pas et il se plaignait, comme s'il souffrait beaucoup. Je m'aperçus que le pauvre animal avait les pattes de derrière tout en sang et ne pouvait s'en servir. On lui avait tiré un coup de mousquet, sans doute parce qu'on l'avait pris pour un loup. Je déchirai ma chemise et bandai ses blessures le mieux qu'il me fut possible; ensuite je partageai avec lui un morceau de pain qui me restait: il me lécha, il me flatta, il m'invita par tant de caresses à le suivre, que je le suivis, en quittant maman qui s'était endormie. Il me conduisit dans la cour de ce château et se glissa par une porte que je m'étonnai de trouver ouverte pendant la nuit: il me mena dans cette chambre, où j'entendis crier des petits chiens; c'étaient ceux que cette chienne avait mis bas, peu de jours auparavant, et je l'aidai à remonter sur ce lit qu'elle avait choisi pour y faire sa nichée.
—Il y a des petits chiens? s'écria Thérèse, en courant au lit avec la pétulance de son âge et en découvrant la courte-pointe qui cachait Cybèle allaitant quatre jolis boule-dogues.
—En vérité, il s'agit bien de chiens! dit Antoinette, fâchée de cette interruption peu sérieuse, au milieu d'un récit touchant. Les hommes vous ont refusé l'hospitalité, ajouta-t-elle avec émotion en embrassant Marie, et cet animal vous l'a donnée!
[Illustration: Marie-Jeanne et son mari furent glacés d'horreur en trouvant vide la chambre verte.]
—Maman était si malade! reprit la petite fille: je retournai à la masure et je décidai, par un mensonge, maman à m'accompagner ici, en lui disant qu'on m'avait permis de loger dans cette belle chambre. C'est là que nous sommes cachées depuis plusieurs jours; cette bonne chienne ne nous a pas quittées, et nous ne l'avons pas chassée de son lit. Ce château n'est point habité, du moins personne n'y demeure pendant la nuit, et je n'y ai rencontré qu'une vieille femme, qui s'est sauvée à toutes jambes, en criant, dès qu'elle m'a vue….
—Et comment avez-vous vécu depuis que vous êtes ici? demanda mademoiselle de La Garde, dont tes paupières s'étaient mouillées de larmes.
—C'est un vol, répondit la petite fille en rougissant, mais quand on a faim, quand on a sa mère malade, on est plus excusable! Je suis descendue à la cave et j'y ai pris du vin, qui a fait beaucoup de bien à maman; j'ai trouvé encore quelques provisions dans un cellier, des figues, des raisins secs…. Ce n'est pas tout, un matin, on cuisait au four banal du village: j'ai emporté un pain, aux yeux de trois personnes qui n'ont pas essayé de me poursuivre; ce pain, je l'ai partagé avec la chienne, qui avait partagé son lit avec nous!
—Voici le jour, dit mademoiselle de La Garde. Thérèse, reste auprès de notre malade, pendant que j'irai jusqu'à Saint-Pierre avertir M. le curé, qui est aussi habile que les médecins et les apothicaires de Paris.
Mademoiselle de La Garde était absente depuis une heure, lorsque Marie-Jeanne et son mari, qui s'étaient figuré durant la nuit entendre des cris plaintifs, et qui avaient frémi à l'idée des malheurs annoncés par ces cris, se hasardèrent à venir au château, pour voir et savoir ce qui s'y était passé. Ils pénétrèrent jusqu'à la chambre verte et furent glacés d'horreur, en la trouvant vide; le feu était éteint, le lit défait, la porte ouverte: ils se regardèrent, quelques moments, sans se communiquer, autrement que par des regards effarés, leurs mutuelles appréhensions; puis, ils se mirent à crier de toutes leurs forces: «Mesdemoiselles! Mademoiselle Antoinette!»
—Eh bien! qu'y a-t-il? demanda celle-ci, qui arrivait avec le curé.
—Oh! Jésus! dit Marie-Jeanne. C'est vous, monsieur le curé? Je vous prenais pour le revenant!
—Le revenant? reprit mademoiselle de La Garde: il y en a deux, sans compter Cybèle et ses quatre petits chiens!
La pauvre femme était en voie de guérison, et la prudence du curé, qui la soignait avec sollicitude, ne fit que hâter son heureuse convalescence. Le lendemain, mesdames d'Urtis et de La Garde, arrivant de Saint-Germain, rejoignirent leurs enfants et leur apportèrent de bonnes nouvelles de Paris: la peste n'était nulle part, et les fièvres épidémiques, qui avaient fait répandre de fausses alarmes, n'exerçant plus de ravages, la ville et la cour se rassuraient aussi vite qu'elles s'étaient effrayées d'abord.
—Que faisiez-vous en nous attendant? leur demanda madame de La Garde.
—Antoinette était garde-malade, répondit gaiement mademoiselle d'Urtis.
Quant à moi, j'avais à garder une petite fille et quatre petits chiens.
—Maman! dit Antoinette, entraînant sa mère dans la chambre rouge: venez voir un revenant de ma façon.
Antoinette de La Garde, dont l'esprit avait devancé l'âge, fut depuis la célèbre madame Deshoulières, que ses poésies touchantes et gracieuses ont placée au premier rang parmi les illustrations littéraires du siècle de Louis XIV.
MME DE SÉVIGNÉ ET SES ENFANTS
A LA COUR DE VERSAILLES
(1662)
Marie de Rabutin Chantal, marquise de Sévigné, était restée veuve, en 1651, à l'âge de vingt-cinq ans, après sept années de mariage. Le marquis de Sévigné, qui estimait sa femme et ne l'aimait pas, disait-il lui-même, s'était fait tuer dans un duel, dont la cause n'avait rien de bien honorable pour sa mémoire. Madame de Sévigné, qui aimait son mari et ne l'estimait guère, le regretta sincèrement et ne se consola de l'avoir perdu qu'en se consacrant à l'éducation de ses deux enfants, un fils, né en 1647, une fille, née en 1648.
La marquise de Sévigné était une des femmes les plus remarquables du temps de Louis XIV. Elle appartenait, par sa naissance, aux plus hautes classes de la noblesse française, et elle avait été élevée, avec la plus soigneuse sollicitude, sous les yeux de son oncle, l'abbé de Coulanges, qui prit à tâche de cultiver en même temps la raison et l'intelligence de cette intéressante orpheline. C'est aux conseils paternels de son digne tuteur que Marie de Rabutin Chantal fut redevable du bon emploi qu'elle fit, pendant toute sa vie, de ses grandes qualités morales. Elle avait reçu, de bonne heure, une instruction aussi solide qu'étendue. Le savant Ménage, son précepteur, lui apprit le latin, l'italien et l'espagnol, en lui enseignant tous les raffinements, toutes les délicatesses de la langue française; Chapelain, qui passait pour le critique le plus judicieux, avait bien voulu joindre ses leçons à celles de Ménage.
La gracieuse élève de ces deux littérateurs éminents brilla donc, à la cour d'Anne d'Autriche, par son esprit autant que par sa beauté; elle fut aussi une des Précieuses les plus admirées de l'hôtel de Rambouillet, si célèbre par les réunions de femmes distinguées qui composaient le cercle fameux de la marquise de Montausier; car, à cette époque, le nom de précieuse n'était pas encore pris en mauvaise part et ne s'appliquait qu'à des personnes d'un esprit supérieur. Après son veuvage, la marquise de Sévigné, qui était alors dans tout l'éclat de la jeunesse, renonça au monde et se donna tout entière à ses enfants, qu'elle éleva comme elle avait été élevée elle-même. Elle vivait retirée, à Paris, dans le quartier du Marais, sans vouloir reparaître à la cour et sans tenir compte des occasions qui s'offraient à elle de se remarier avec avantage. Elle bornait ses relations au commerce de quelques amis, que lui recommandaient l'honorabilité de leur caractère et les agréments de leur société. Elle avait même fermé sa porte à son cousin le comte de Bussy-Rabutin, malgré l'attachement qu'elle lui conservait depuis leur enfance, quand ce gentilhomme, qui était maréchal de camp dans les armées du roi, et qui pouvait aspirer à une position importante dans les grandes charges de l'État, s'il eût été plus sage et plus prudent, se laissa entraîner au courant d'une vie folle et désordonnée.
Cependant, les deux enfants de madame de Sévigné étaient en âge de faire leur entrée dans le monde, et la mère n'avait plus de motifs pour continuer à se séquestrer avec eux dans une retraite presque claustrale. C'était à la fin de 1662. Charles de Sévigné avait atteint sa seizième année, sa soeur Françoise allait avoir quinze ans: l'un devait bientôt se préparer à entrer dans la carrière militaire; l'autre était déjà digne de paraître à Versailles, auprès de sa mère, la belle et charmante marquise de Sévigné, qu'une absence de douze années n'avait pas fait oublier de ses contemporains de l'ancienne cour.
Cette jeune fille se trouvait douée de tous les avantages que la nature avait départis à sa mère, mais elle n'en savait pas encore le prix, car elle était d'une modestie sans pareille et d'une excessive timidité, qui ne diminuait pas la conscience qu'elle pouvait avoir de la distinction de sa figure et de son esprit. Son frère, au contraire, qui n'était, ni moins beau, ni moins bien fait, ni moins spirituel, s'exagérait peut-être ses qualités et son mérite, en se croyant appelé à marcher l'égal des plus nobles et des plus brillants seigneurs de la cour de Louis XIV.
Au mois de novembre 1662, la marquise de Sévigné reçut une lettre de François de Beauvillier, comte de Saint-Aignan, premier gentilhomme de la chambre, qui lui annonçait que le roi avait parlé d'elle avec éloges et que Sa Majesté désirait la voir figurer, ainsi que sa fille, dans le Ballet des Arts, qu'on montait alors à Versailles pour y être représenté vers le milieu de janvier de l'année suivante. A la réception imprévue de cette lettre, madame de Sévigné tint conseil avec ses enfants: son fils ne se sentait pas de joie, à l'idée d'être présenté à la cour; mais sa fille eût préféré se voir dispensée d'accepter un honneur qui lui causait d'avance tant de trouble et d'embarras. Une invitation du roi était un ordre, auquel il fallait se soumettre, sous peine d'être à jamais en disgrâce. Cependant madame de Sévigné cherchait un prétexte pour se faire une excuse et un motif de refus. Elle écrivit à son cousin, le comte de Bussy-Rabutin, qui était l'ami du comte de Saint-Aignan, et elle le pria de trouver l'excuse qu'elle pût faire valoir.
Bussy-Rabutin s'empressa de lui répondre qu'il n'y avait pas d'excuse admissible; que le roi avait daigné, en effet, remarquer son absence à la cour, et que ce serait perdre l'avenir de son fils, compromettre celui de sa fille, et se rendre pour toujours indigne des bonnes grâces de Sa Majesté, que d'hésiter à se montrer à Versailles, avec ses deux enfants, quand le roi daignait l'y inviter.
Madame de Sévigné ne balança plus et répondit au comte de Saint-Aignan, qu'elle était vivement touchée des bontés du roi à son égard, et qu'elle se conformerait humblement aux intentions de Sa Majesté.
De ce moment, tout est changé dans l'intérieur de la marquise de Sévigné. On ne songe plus qu'aux préparatifs d'un premier voyage à Versailles. Il y a bien un vieux carrosse sous la remise et un assez bon cheval dans l'écurie: le second cheval est acheté; le carrosse est repeint et remis à neuf; le cocher et le petit laquais auront des livrées neuves. Madame de Sévigné n'avait qu'à se souvenir, pour aviser aux nécessités de toilette qu'exigeait une présentation à la cour. Les joailliers, les lingères, les couturières, les cordonniers, tous les marchands qui concourent à l'oeuvre compliquée du costume féminin et masculin, sont mandés à la fois pour exécuter en toute hâte les habits de cour, pour la mère et ses deux enfants. Depuis près de douze ans que madame de Sévigné était veuve, elle avait affecté la plus grande simplicité dans sa manière de se vêtir, mais elle n'avait pas perdu le sentiment et le goût de l'élégance. Ce fut donc elle qui prit plaisir à diriger et à inspirer les ouvriers et les ouvrières, qui travaillèrent aux riches habillements que son fils et sa fille devaient porter à Versailles.
[Illustration: La marquise de Sévigné reçut une lettre du comte de
Saint-Aignan.]
C'était le commencement des splendeurs du règne de Louis XIV. Aussitôt après son mariage en 1660, le roi avait eu la pensée de faire de Versailles la ville royale et le siège de la royauté. Le petit château, construit par Louis XIII, n'avait pas été fait pour y établir une cour, et la cour la plus magnifique de l'Europe. Le roi s'était refusé, toutefois, à faire disparaître cet ancien château; il l'avait conservé, au contraire, en souvenir de son père, et il ordonna seulement, en 1661, à son architecte, Louis Levau, de faire un nouveau plan, dans lequel il encadrerait de nouveaux bâtiments magnifiques le petit château primitif. On commença sur-le-champ les constructions, qui furent poussées avec tant de vigueur et de promptitude, que, dans l'espace de dix-huit mois, on avait élevé une partie de ces bâtiments, qui devaient composer le château neuf.
Louis XIV se plaisait à suivre les travaux, et il était si impatient de prendre possession de sa résidence de Versailles, qu'il venait de temps à autre occuper l'ancien château avec ce qu'on appelait la jeune cour. Mais les grandes réceptions avaient toujours lieu dans les châteaux, de Saint-Germain, de Vincennes et de Fontainebleau, où la cour n'était pas gênée par l'exiguïté du local. Ce fut dans ces différents châteaux que se donnaient les représentations de ballets et de comédies, qui ne furent définitivement transportés au château de Versailles qu'au printemps de l'année 1664.
Louis XIV voulait cependant inaugurer, en quelque sorte, ce château, par une fête théâtrale, dès les premiers jours de 1663, et il avait commandé à Benserade le programme d'un ballet, qu'il devait danser, en personne devant les deux reines, la reine-mère Anne d'Autriche et la reine Marie-Thérèse sa femme, avec sa belle-soeur Madame Henriette d'Angleterre. Ce ballet, intitulé: Ballet des Arts, se composait de sept entrées ou intermèdes sur des sujets divers, savoir: l'Agriculture, la Navigation, l'Orfèvrerie, la Peinture, la Chasse, la Chirurgie et la Guerre. Le roi avait choisi lui-même les dames et demoiselles qui seraient chargées des rôles de danse, dans chacune de ces entrées. C'est ainsi qu'il se rappela la belle figure que la marquise de Sévigné faisait dans les ballets de cour, avant son veuvage, et ayant été prévenu que la fille de cette dame n'était pas inférieure à sa mère en beauté et en grâce, il avait manifesté le désir de les avoir toutes deux parmi les danseuses de son ballet. Les répétitions de la danse et du chant se faisaient alors une fois par semaine dans la salle provisoire du théâtre, et le roi ne dédaignait pas d'y assister avec les princes et princesses de sa famille.
Madame de Sévigné fut donc invitée à venir passer deux jours au château de Versailles, avec sa fille et son fils, qui auraient chacun à remplir un rôle dans le ballet. Le jeune marquis de Sévigné devait être un des guerriers de la suite de Mars, à l'entrée de la Guerre; mademoiselle de Sévigné, une des nymphes de Diane, à l'entrée de la Chasse. Quant à madame de Sévigné, qui avait un caractère de beauté noble et majestueuse, le comte de Saint-Aignan lui avait réservé le rôle de Cybèle, dans l'entrée de l'Agriculture, où la duchesse d'Orléans avait demandé le rôle de Flore. L'heure de la répétition exigeait que tous les personnages du ballet fussent à leur poste, vers la tombée du jour, car le roi arrivait ordinairement à la répétition, vers sept heures du soir, avec les deux reines, et se retirait, une heure après, pour aller souper. La marquise avait décidé qu'elle partirait de Paris à midi, pour avoir le temps de se reposer un peu avant la répétition.
Au moment où elle montait en voiture avec ses enfants, un courrier, venu de Versailles à franc étrier, lui remit un billet sans adresse, fermé d'un cachet aux armes de Bussy-Rabutin. Elle l'ouvrit d'une main tremblante et reconnut l'écriture de son cousin. Le billet ne contenait que ces mots:
«Je suis victime d'une infâme calomnie et gravement compromis: il est question de m'envoyer à la Bastille et de me faire juger au criminel. Je me trouve fort en peine, chère cousine, si vous ne me venez pas en aide.
On m'assure que vous avez un crédit, que vous emploierez mieux que personne à me sauver. Dépêchez-vous de venir à Versailles. Je vous prie, à votre arrivée, de suivre le gentilhomme, qui vous dira le mot du guet, c'est-à-dire: Trop est trop.»
Madame de Sévigné ne fit aucune réponse à cette lettre et se garda bien d'en rien dire à ses enfants, mais elle fut très préoccupée, pendant le voyage, qui ne s'accomplit pas en moins de trois heures et demie. Ses enfants respectèrent sa préoccupation et restèrent silencieux, à leur place, en regardant distraitement ce qui se passait sur la route.
Cette route, assez mal entretenue et semée d'ornières profondes, était constamment obstruée par des chariots de toutes sortes qui se dirigeaient lentement sur Versailles, où ils voituraient des pierres, du plâtre et des bois, pour la construction du château; des rocailles, des tuyaux de plomb et des statues, pour les jardins. Le cocher de madame de Sévigné avait besoin de toute sa prudence pour éviter des chocs et des accidents, que les charretiers ne songeaient pas à lui épargner, et ses plaintes, ses colères, ne servaient qu'à rendre sa position plus mauvaise et plus difficile vis-à-vis de ces gens brutaux et méchants, qui n'écoutaient ni menaces, ni prières. Le jeune marquis essaya de leur adresser la parole, mais il ne recueillit, de leur part, que des railleries, des injures et des éclats de rire. Charles de Sévigné, qui était tout fier de se voir habillé en gentilhomme, les menaçait de se plaindre à Sa Majesté.
[Illustration: Le marquis de Sévigné se querelle avec les charretiers, sur la route de Versailles]
—Monseigneur, lui répondit d'un air moqueur le voiturier auquel il s'adressait, Sa Majesté sera bien aise d'apprendre que nous ne cessons, ni jour ni nuit, d'apporter des matériaux sur les chantiers de Versailles, pour achever les travaux de la bâtisse. Il y a, tous les jours, deux mille charrois qui passent et repassent, pour le service du roi, sur cette route, où les carrosses ont grandement tort de s'aventurer.
En ce moment, passait, sur la route, à travers un lac de boue liquide, une bien étrange voiture, qui n'était autre qu'un petit haquet, traîné par un petit cheval, qui galopait à fond de train, en faisant jaillir autour de lui un déluge de boue. Ce baquet était chargé d'une espèce de bahut, enveloppé de vieilles couvertures et de toiles de matelas, lequel oscillait à chaque cahot de la charrette, en rendant des sons métalliques et des murmures plaintifs, auxquels se mêlait une voix humaine. Ce singulier véhicule avait pour conducteurs une vieille femme, qui pouvait être prise pour une bohémienne, à cause d'un costume de théâtre aux couleurs éclatantes, qu'elle cachait sous un vieux manteau à capuchon rapiécé, et un jeune garçon, à la mine fine et malicieuse, qui portait aussi un vieux costume de toile à carreaux bleus et rouges, sur un véritable déguisement théâtral en velours, rehaussé de passementeries d'or. Il avait sur la tête une calotte en cuir noir, qu'il couvrait d'un immense chapeau de feutre à larges bords, surmonté d'une plume de coq.
La voiture de madame de Sévigné avait été si abondamment éclaboussée par le passage de ce haquet, qui était déjà loin, qu'elle ne présentait plus, d'un côté, qu'une couche de boue jaunâtre. Le marquis de Sévigné, indigné du vilain procédé des conducteurs du haquet, mit la tête à la portière et les somma de s'arrêter, sous peine d'avoir affaire au lieutenant civil du Châtelet de Paris. Les gens du haquet ne répondirent à ces menaces que par des éclats de rire, et fouettèrent de plus belle leur petit cheval, qui les eut bientôt mis hors de la portée de la voix et de la vue.
—Ce sont des coquins de bohémiens, dit Charles de Sévigné avec emportement. Ces fripons-là n'obéissent qu'au bâton. Si je les puis rencontrer plus tard, je les forcerai bien à essuyer, avec leur langue, la boue qu'ils nous ont envoyée.
—Fi donc! reprit la marquise de Sévigné. Iriez-vous, mon fils, vous commettre avec de pareilles gens!
—Si c'étaient des gens de ma sorte, ajouta le jeune homme irrité, ce n'est pas un bâton, mais une bonne épée, que je leur mettrais sous le nez, pour les contraindre à nous demander pardon, madame ma mère!
Ils arrivèrent à Versailles, une heure après, et la colère de Charles de Sévigné se réveilla plus terrible, quand il vit que la livrée du cocher et du laquais était mouchetée de boue et semée de taches, comme une peau de panthère.
Les alentours du château ressemblaient à un vaste chantier de construction; partout, des ouvriers taillant les pierres, équarrissant le bois, martelant le fer; partout, des charrois et des charretiers, en mouvement. Ce ne fut pas sans peine que le carrosse parvint à se frayer un chemin, entre mille obstacles, jusqu'à l'entrée du château. Là stationnait un gentilhomme, de grand air, coiffé d'un chapeau à panache noir, drapé dans un manteau de couleur sombre, la main gantée sur la poignée de son épée, les jambes serrées dans de grosses bottes de cuir vernis avec éperons d'argent. Il attendait le carrosse et il l'avait reconnu de loin aux armes peintes sur les portières: il s'en approcha et le fit arrêter, en saluant respectueusement la marquise de Sévigné.
—Madame,Trop est trop! lui dit-il, avec un coup d'oeil d'intelligence. J'aurai l'honneur, s'il vous plaît, de vous mener là où vous êtes attendue et souhaitée, comme l'était, après le Déluge, la colombe, revenant à l'arche de Noé, avec une branche d'arbre verte dans le bec.
—Monsieur, répondit madame de Sévigné, qui, dans toute autre circonstance, aurait ri de cette comparaison assez ridicule, veuillez me dire où il faut aller, et je donnerai ordre de m'y conduire sur l'heure, car je ne suis pas seule, et mes enfants doivent attendre mon retour, sans quitter la voiture.
—Vous ne serez pas longtemps absente, Madame, reprit l'inconnu en saluant de nouveau, mais votre carrosse ne saurait suivre le chemin que nous allons prendre. L'affaire presse, et vous seriez la première chagrine des conséquences d'un retard. Il vaut mieux que votre carrosse s'en aille attendre votre retour, dans la cour basse des Communs, où il vous faudrait descendre pour gagner le logement qui vous est réservé au château.
—Monsieur, se prit à dire Charles de Sévigné, pendant que sa mère sortait de la voiture, ne tenez pas en mauvaise part le fâcheux état où vous voyez notre carrosse et la livrée de nos gens. C'est un malotru qui les a ainsi éclaboussés, sur la route, et je suis encore confus et dépité de n'avoir pas châtié son insolence. Si je connaissais son maître, ce maître-là paierait au double pour son valet.
—Ne vous échauffez pas pour si peu, Monsieur le marquis, repartit le gentilhomme: il suffira d'un coup de brosse, ou d'un coup d'éponge, pour remettre les choses en leur état présentable, et si nous retrouvons le malotru, je vous aiderai à le rosser d'importance.
Le jeune Sévigné rougit d'orgueil, en s'entendant qualifier de marquis par un homme qui, à en juger par le ton et par l'habit, devait appartenir à la maison militaire du roi ou d'un prince du sang. Il se redressa d'un air de suffisance et envoya un regard satisfait à sa soeur, qui s'était cachée dans ses coiffes.
La marquise de Sévigné, quoique richement et galamment habillée sous son costume de voyage, n'avait pas fait difficulté de descendre de voiture et d'accompagner à pied son guide inconnu, d'autant plus qu'elle était pourvue d'une double chaussure qui lui permettait de braver la marche dans de plus mauvais chemins. Elle donna des ordres à ses domestiques, en leur laissant la garde de ses enfants, et elle s'éloigna, en suivant le gentilhomme qui n'eût pas osé lui offrir le bras.
D'après ses instructions, le cocher conduisit le carrosse, en contournant les nouveaux bâtiments du château, dans une des cours de service, où devaient se rendre les voitures de toutes les personnes qui avaient reçu des invitations de la part du roi, Charles de Sévigné causa d'abord de choses et d'autres avec sa soeur, qui n'était pas rassurée, en se voyant seule avec lui, en l'absence de leur mère, et qui jetait des regards furtifs par la portière. Elle aperçut avec inquiétude un homme qui semblait faire le guet derrière la voiture et qui ne la perdait pas de vue un moment. Elle examina timidement les allures de cette espèce d'espion, avant de le faire remarquer à son frère.
C'était un petit bout d'homme, gros et court, qui portait fièrement une tête énorme avec la figure la plus hétéroclite, et qui ne paraissait pas embarrassé de montrer une pareille figure: des yeux ronds de chat-huant, un long nez crochu comme un bec de vautour, une énorme bouche aux dents saillantes, le tout au milieu d'un masque grimaçant sous une peau jaunâtre et ridée. Ce monstre avait, d'ailleurs, une physionomie joviale et comique, qui n'était pas faite pour inspirer de la défiance ou de l'effroi, malgré la difformité des traits de son visage. Il était assez bien pris dans sa taille et ne manquait pas, dans son port, d'une certaine distinction, qui provenait surtout de l'assurance que lui donnait sa position personnelle, sinon son rang, à la cour.
Le costume de ce singulier personnage n'annonçait pas cependant un courtisan. Il était vêtu à l'espagnole: casaque longue à manches bouffantes et chausses également bouffantes autour des reins, tout en satin noir, avec des crevés de satin rouge; il portait une collerette tuyautée à quatre rangs et une large ceinture de cuir de Cordoue doré. Il tenait à la main une espèce de sceptre, à l'extrémité duquel s'agitaient quatre grelots d'argent. Ce sceptre de bois d'ébène, qui n'était pas une canne, devait être un bâton de commandement, et servir d'attribut aux fonctions qu'il avait à remplir dans le château.
—C'est probablement un des concierges du château, dit Charles de Sévigné. On croirait volontiers qu'il a été choisi exprès pour faire peur aux gens.
—Si nous étions en carnaval, reprit mademoiselle de Sévigné, je penserais que c'est un vrai carême-prenant.
Tout à coup Charles de Sévigné reconnut, dans un coin de la cour des Communs, le haquet qui avait si bien éclaboussé le carrosse de sa mère. Le bahut, enveloppé de couvertures et de toiles à matelas, qu'il se souvenait d'avoir vu sur ce haquet, ne s'y trouvait plus, mais le cheval était encore attelé, et le petit marquis aperçut, à l'entrée d'un passage voûté, le conducteur du haquet, lequel ne portait plus son costume déguenillé, en toile à carreaux de couleurs, mais qui se montrait dans un costume de théâtre en velours noir parsemé d'or, avec une toque à plumes noires, comme s'il allait monter sur la scène.
—Par la mordieu! s'écria Charles de Sévigné, voici le coquin qui nous a inondés de boue et qui n'en a fait que rire. Je veux lui dire son fait et le traiter comme il mérite de l'être.
—Quelle folie! reprit mademoiselle de Sévigné, qui cherchait à le raisonner. Tu n'iras pas sans doute te commettre avec ce comédien!
Mais Sévigné avait déjà sauté à bas du carrosse et courait demander une explication à ce grand garçon, qui avait aussi reconnu le carrosse couvert de boue et qui n'était plus disposé à soutenir une querelle, en plein château de Versailles, contre un jeune seigneur de la cour. Il voulait se dérober à cette rencontre délicate, mais Charles de Sévigné ne lui en donna pas le temps et le saisit rudement par le bras.
—Mordieu! monsieur le comédien, lui dit-il, je vous retrouve à propos pour vous faire essuyer avec votre langue les jolies éclaboussures que vous avez faites sur mes armoiries et sur la livrée de mes gens.
—Mon prince! répliqua le conducteur du haquet, interdit de cette brusque allocution et ne sachant à qui il avait affaire: je vous jure que l'accident dont vous vous plaignez est arrivé à mon insu, et je m'en lave les mains….
—Vous laverez d'abord mon carrosse, interrompit Sévigné, qui avait le caractère le plus querelleur et le plus obstiné. Prenez une brosse, s'il vous plaît, et venez nettoyer la livrée que vous avez si joliment accommodée! Autrement, j'appelle mes gens et je leur ordonne de vous bâtonner de la belle manière!
—Bâtonner quelqu'un, dans le palais du roi! cria une voix glapissante, qui força Sévigné à changer d'objet et d'adversaire. Bâtonner M. Raisin! ajouta le petit homme, vêtu de satin noir, qui venait d'accourir, en secouant son sceptre à grelots. C'est là une audace extraordinaire.
—Si Monsieur était gentilhomme, répliqua Sévigné en désignant le comédien qui ne songeait qu'à s'esquiver, je lui aurais proposé de mesurer son épée avec la mienne et de me rendre raison de son insulte.
—Juste ciel! ce jeune seigneur a perdu le sens! repartit le petit homme qui brandissait sa marotte en la faisant tourner à tour de bras. Provoquer les gens en duel, dans le palais du roi! Vouloir forcer M. Raisin à tirer l'épée! Avoir l'idée infernale de tuer M. Raisin, chez le roi! C'est là un crime de lèse-majesté.
[Illustration: Vous laverez d'abord mon carrosse! dit au comédien le marquis de Sévigné.]
—Monsieur, je vous fais sincèrement mes excuses! dit, en s'adressant au marquis de Sévigné, le comédien qui s'effrayait des conséquences de cette querelle bruyante, et je m'en remets à mon ami Langeli pour vous donner satisfaction.
En disant cela, le comédien salua profondément et disparut dans un corridor sombre où il s'était jeté pour échapper à un plus long entretien. Charles Sévigné resta interdit et furieux, il s'apprêtait à porter sa colère contre l'étrange personnage qui l'avait empêché d'avoir raison d'une injure, lorsque celui-ci lui toucha l'épaule avec le sceptre à grelots qu'il n'avait pas cessé d'agiter, comme l'emblème de son autorité.
—Monsieur le marquis! dit-il avec un accent impérieux et sévère, que démentait l'expression burlesque de sa figure grimaçante, nous avons le regret de vous placer sous notre surveillance immédiate, pour éviter un scandale dans la maison du roi, et pour nous opposer à un duel entre deux hommes d'honneur. Vous plaît-il de me suivre, Monsieur le marquis?
Sévigné crut avoir affaire à un officier du palais ayant à exécuter un pouvoir quelconque, que cet officier tenait de ses fonctions; il ne fit aucune résistance et suivit silencieusement ce nain grotesque, qui marchait en avant, son sceptre levé, comme pour affirmer le droit d'arrestation qu'il avait invoqué. Ils entrèrent sous la voûte principale des Communs du château et s'enfoncèrent dans des corridors tortueux et sombres que connaissait le guide de Charles de Sévigné. Ce dernier n'avait pas peur, mais il éprouvait une sorte d'inquiétude, en s'imaginant qu'il allait comparaître devant un tribunal, car il n'ignorait pas que les duels étaient interdits sous les peines les plus rigoureuses et que le Tribunal des Maréchaux de France ou de la Connétablie réglait sans appel toutes les querelles de point d'honneur.
Mademoiselle de Sévigné avait compris que son frère, dont elle redoutait les emportements et les violences, s'était engagé imprudemment dans une querelle dont elle ne pouvait apprécier à distance l'objet et la portée, mais elle avait vu se former autour du centre de la dispute un groupe de spectateurs, qui l'empêchaient de distinguer ce qui se passait. Elle entendait seulement le bruit confus d'une altercation, dans laquelle dominait la voix de Charles de Sévigné.
Elle attendit avec anxiété la fin de l'aventure et elle avertit le petit laquais, qui était debout à la portière du carrosse, de prêter secours à son maître, dès qu'il en serait temps. Le petit laquais, qui n'était pas d'âge à intervenir utilement dans un conflit où son jeune maître aurait besoin d'aide, profita de la permission qu'on lui en donnait, pour venir se réunir aux curieux qui étaient bien aises d'assister au débat d'un jeune seigneur avec un comédien.
Quand mademoiselle de Sévigné constata que son frère n'était plus là, et que la foule qui l'avait entouré se dispersait, elle eut à coeur de savoir ce qu'il était devenu et de lui porter elle-même aide et secours, s'il en avait besoin. Elle triompha de sa timidité naturelle, sous l'empire de son affection fraternelle, et elle descendit de carrosse, sans attendre le retour du petit laquais qui s'était éloigné. Elle se dirigea résolument vers l'endroit où Charles de Sévigné avait disparu et elle n'hésita pas à s'avancer dans un corridor solitaire, que son frère avait dû suivre en partant du même point qu'elle. Mais, quand elle arriva dans une espèce de carrefour auquel aboutissaient cinq ou six chemins différents, elle en prit un au hasard, lequel n'était pas sans doute celui que Charles de Sévigné avait pris, car elle n'eut bientôt plus l'espoir de le rejoindre: elle marchait hâtivement, sans rencontrer personne, au milieu d'un dédale de passages obscurs, qui l'éloignaient du but qu'elle espérait atteindre, et lorsqu'elle essaya de retourner en arrière, elle reconnut avec anxiété qu'elle s'était tout à fait égarée.
Son effroi s'augmenta de plus en plus, quand elle entendit pousser des cris, qui retentissaient par intervalles à travers les longues galeries voûtées et que les échos souterrains se renvoyaient de l'un à l'autre, en rendant ces cris lointains plus inarticulés et plus confus. Elle écoutait, immobile et terrifiée: à plusieurs reprises, elle avait cru reconnaître la voix de son frère, mais aussitôt cette voix, qui semblait prendre le caractère de la menace et de la colère, avait été couverte par des éclats de rire prolongés. Puis, des portes s'ouvrirent et se fermèrent avec fracas, et tout rentra dans le silence. Mademoiselle de Sévigné fut plus effrayée de ce silence, qu'elle ne l'avait été des bruits vagues et incertains, qui lui annonçaient du moins la présence de quelques êtres vivants. Elle doubla le pas et n'eut plus d'autre idée que de sortir de l'ombre qui semblait à chaque instant s'épaissir autour d'elle, car la nuit approchait, et la pauvre jeune fille pouvait prévoir que, d'un moment à l'autre, elle se trouverait arrêtée, sans savoir où elle serait, au milieu des ténèbres.
C'est alors qu'elle se vit au pied d'un grand escalier, qui paraissait aboutir aux étages supérieurs. Elle ne songea plus à descendre, pour arriver à un passage qui la ramènerait à la grande cour des Communs; elle se préoccupa plutôt de monter dans les Communs, où elle aurait chance de rencontrer un des gens du château, qui l'aiderait à regagner son carrosse. Malheureusement, c'était l'heure du souper, et elle ne trouva pas sur son chemin un seul domestique. Enfin, après bien des tours et des détours, elle parvint, quand le jour lui faisait défaut, à gagner un corridor éclairé par une lampe. Elle se crut sauvée, d'autant plus qu'elle distinguait, à l'extrémité de ce corridor, une assez vive clarté qui venait d'une porte entr'ouverte.
Elle se dirigea rapidement vers cette porte et entra dans une grande chambre, où elle entendait une voix étouffée et inintelligible, accompagnée de petits coups répétés, qu'on frappait contre les parois d'une caisse sonore. La personne qui occupait cette chambre ne devait pas être loin, car elle avait laissé sur une console deux grosses bougies allumées. Au milieu de la pièce, il y avait une espèce de coffre immense, dont la forme était assez inusitée, pour que mademoiselle de Sévigné se rappelât avoir vu, le jour même, ce coffre bizarre, porté sur un haquet, que traînait un cheval et que conduisait un homme en costume de comédien, celui-là même avec qui le jeune marquis de Sévigné s'était pris de querelle sur la route de Versailles. Ce souvenir imprévu n'annonçait rien de bon à mademoiselle de Sévigné, qui n'avait rien de plus pressé que de sortir de cette chambre, mais elle en fut empêchée par l'approche de deux personnes qui allaient y rentrer, en parlant à demi-voix. En même temps, les petits coups, qu'elle avait entendus résonner comme dans un meuble, retentirent de nouveau, et la voix qui les accompagnait sourdement devint plus distincte et plus grondeuse.
—Voulez-vous donc que je meure là-dedans! criait la voix. J'aimerais mieux être enfermé dans un cachot, que dans cette boîte! Père, délivre-moi, pour l'amour de Dieu! J'ai grand besoin de respirer un peu, avant de commencer mes exercices. Je me passerai de nourriture, bien que je n'aie ni bu ni mangé depuis notre départ! Holà! vous m'avez donc abandonné, que vous ne répondez pas à mes plaintes? Par pitié! grand'mère, obtiens pour moi un quart d'heure de liberté, afin que je puisse reprendre haleine! Père, au nom du Ciel! Grand'mère, bonne grand-mère, sauve la vie à ton petit Jean-Baptiste!
Mademoiselle de Sévigné n'avait pu saisir qu'une partie de ces paroles, prononcées avec l'accent de la prière dans l'intérieur du grand coffre, où devait être renfermé un personnage invisible, qui ne se lassait pas de cogner contre les parois de sa prison. Elle n'osa pas attendre de pied ferme les deux individus, qui se querellaient, au moment où ils allaient reparaître dans la chambre, et elle se cacha, toute tremblante, derrière une tapisserie qui la dérobait à la vue de ce comédien et de cette vieille bohémienne, qu'elle n'avait pas oubliés, depuis la querelle de son frère avec eux.
—Auras-tu bientôt fini de faire le sabbat, méchant garçon? s'écria le comédien, d'une voix de stentor. As-tu juré de ruiner ta famille? Je ne sais qui me tient que je ne te roue de coups, mauvais drôle! Je t'emprisonnerai dans ta boîte, dix jours durant!
—Jacques, sois donc plus humain pour l'enfant! reprit la vieille femme, d'un ton suppliant. Le pauvre petit est encore à jeun depuis ce matin….
—Il a eu le temps de dormir, répliqua durement le comédien. Le fripon sait bien que tu ne voudrais pas qu'il se couchât sans souper! N'est-il pas juste que nous commencions par souper nous-mêmes, nous qui avons le plus de peine et de travail?
—L'enfant a faim, dit la vieille. Dépêche-toi de lui donner de l'air, mon cher Jacques, et permets-lui de manger et de boire tranquillement ce que je lui destine. Mais d'abord, crainte de surprise, fermons les portes, avant d'ouvrir la boite.
La bohémienne s'assura que les portes de la chambre étaient fermées au verrou, pendant que le comédien enlevait d'abord le dessus du coffre et mettait à découvert un orgue portatif, sur les touches duquel il promena ses doigts, pour vérifier si l'instrument avait conservé son accord. Puis, oubliant qu'un malheureux prisonnier attendait impatiemment sa délivrance, il se mit à exécuter un grand morceau de musique sacrée, en faisant vibrer les cordes de l'instrument qui rendait un son aussi puissant que celui de l'orgue dans une église. Le son allait se prolongeant et se répercutant hors de la chambre, à faire croire aux personnes qui pouvaient l'entendre, qu'on célébrait quelque part une cérémonie religieuse. Ce n'était pourtant ni l'heure ni le lieu, pour cela.
—Jacques, nous ne sommes pas mandés à Versailles pour exécuter un stabat dans la chapelle du roi, dit la vieille, en posant sa main décharnée sur l'épaule de l'organiste, qui s'exaltait sous l'inspiration musicale. Il ne s'agit, pour ce soir, que de musique profane et divertissante.
Le musicien ne répondit pas, et changeant de thème il se mit à jouer un air d'opéra, avec tant d'éclat et de belle humeur, que ses auditeurs, s'il en avait eu, ne se fussent pas lassés de l'écouter et de l'applaudir. Mais il fut interrompu, par de nouveaux coups frappés doucement contre le clavier de l'orgue et par une voix lamentable, qui s'en échappait, en répétant: «Père, j'ai faim, j'ai faim! Grand'mère, j'ai bien faim!»
—Ce petit masque ne fera jamais un musicien! s'écria l'exécutant, qui cessa de jouer et qui alla, en grommelant, ouvrir par derrière le coffre, où le mécanisme de son orgue était renfermé. Ne suis-je pas bien malheureux d'avoir un fils si peu sensible aux charmes de la musique!
La petite porte qui venait de s'ouvrir, à l'aide d'un ressort caché, au bas de l'instrument, était déguisée avec tant d'art, qu'il n'eût pas été possible de soupçonner son existence. Il sortit de là un enfant de six ou sept ans, à moitié nu, qui se traîna sur le carreau, marchant à quatre pattes, comme un animal, et qui ne pouvait plus se relever, tant ses pauvres membres étaient devenus raides et inertes, par suite de la position gênante et comprimée qu'il avait dû garder, depuis plusieurs heures, dans l'étroit espace où il se trouvait blotti. La bohémienne le prit entre ses bras et l'enveloppa dans le pan de sa robe, comme pour le réchauffer et lui rendre, avec la chaleur vitale, la souplesse de ses mouvements.
—Cher petit, tu vas faire un bon repas, lui disait-elle avec tendresse: j'ai là pour toi du bon vieux vin, de la table du roi, une belle langue fumée, un pigeon rôti, un râble de lièvre, des pâtisseries, des confitures….
—N'avez-vous pas honte, la mère, de gâter ce maudit paresseux? murmurait le comédien, qui s'était emparé du flacon de vin destiné à l'enfant et qui l'eut vidé en trois traits. Il n'a pas encore travaillé aujourd'hui, et après avoir dormi comme un loir, il crie la faim et se plaint d'avoir le ventre vide, quand le nôtre est à peine rempli! Vous allez maintenant le gorger et l'étouffer de nourriture, de telle sorte que son jeu s'en ressentira et qu'il est capable de s'endormir ensuite sur son épinette!
[Illustration: L'enfant ne pouvait plus se relever, tant ses pauvres membres étaient raides et inertes.]
—Mange, petit, disait la vieille, et ne te soucie pas de ces gronderies. Il n'est pas méchant, ton père, ajoutait-elle, en présentant à l'enfant les aliments qu'il dévorait en silence, les yeux pleins de larmes; non, il n'est pas méchant, et il a besoin de toi, puisque tu es l'âme de sa machine, mais c'est sa musique qui l'occupe et l'intéresse plus que tout…. Mange à ta faim, cher petit, ne te presse pas. Nous avons le temps, et tu peux manger à ton aise…. Le pauvre enfant mourait de faim! dit-elle; en s'adressant au musicien. Vois, comme il mange de bel appétit! Je regrette vraiment, reprit-elle à voix basse, qu'il n'ait pas un coup de vin à boire, pour se donner des forces….
—Il s'agit bien de boire! murmura le père, qui tirait de son orgue quelques accords isolés pour s'assurer que les touches du clavier faisaient vibrer exactement toutes les cordes de l'instrument. Il s'agit de mon honneur, il s'agit de notre fortune. Nous allons jouer notre va-tout devant le roi et devant la cour. Ce soir, nous serons riches et heureux; sinon, il me faudra renoncer à la musique et remonter sur le théâtre, pour gagner notre vie péniblement, misérablement, car il y a trop de comédiens en France, et le métier devient plus mauvais tous les jours.
—Nous réussirons, j'en suis sûre, Jacques! répliqua la vieille, qui n'avait des yeux que pour l'enfant, dont elle dirigeait et encourageait l'appétit. Quand notre Jean-Baptiste aura mangé à sa faim, il fera des merveilles….
—Aura-t-il bientôt fini de tordre et avaler? grommela le musicien, qui avait terminé l'examen de la tonalité des accords de son instrument. Il est grand temps qu'il rentre dans sa boîte….
—Rien ne presse, Jacques, dit la bohémienne avec un air suppliant. L'enfant était si affamé, après avoir jeûné tout le jour…. D'ailleurs, mon pauvre petit, tu emporteras là-dedans les pâtisseries et les sucreries….
—Oh! qu'il se garde bien de faire le moindre bruit! s'écria le musicien avec colère, car nous devons paraître devant le roi, à neuf heures précises, et le moment est proche. Entends-tu, Jean-Baptiste, si tu manques ton jeu, si tu fais une fausse note, je te fouetterai jusqu'au sang, et même, si je ne réussis pas, par ta faute, oui, par ta faute, je t'étranglerai de ma main!
Tout à coup, un cri étouffé fut suivi de la chute d'un corps, derrière la tapisserie, qui formait dans la chambre une espèce d'alcôve ou de cabinet. C'était mademoiselle de Sévigné, qui venait de s'évanouir, sous l'empire de l'émotion ou de la crainte. Mais, comme tout rentra dans le silence, à la suite de ce bruit imprévu et inexpliqué, le comédien et sa mère, qui en avaient été surpris plutôt qu'effrayés, ne se rendirent pas compte de son origine et ne cherchèrent pas à la découvrir.
—Il y a du monde, dans une chambre voisine, où l'on a fait tomber quelque chose? dit la bohémienne, en baissant la voix. A Dieu ne plaise qu'on n'ait pas entendu ta menace horrible que tu as faite à ce pauvre petit! On nous prendrait pour des bourreaux. C'est mal, Jacques, c'est le fait d'un mauvais père, que de martyriser ainsi un enfant!
L'enfant était rentré, en pleurant, dans l'intérieur du coffre, où une cachette lui avait été ménagée, et le père, sans lui adresser une parole de tendresse ou d'encouragement, s'était hâté de refermer soigneusement l'étroite issue, par laquelle le petit prisonnier avait regagné son gîte. Le musicien ne répondit pas au reproche de sa mère et se jeta, l'air hargneux et renfrogné, dans un fauteuil où il feignit de s'endormir.
La vieille femme s'était accroupie contre le coffre où l'enfant était caché, et elle pleurait, la tête appuyée sur la cloison de bois, derrière laquelle ce malheureux enfant pleurait sans doute aussi. Après quelques instants de douleur muette, elle voulut de nouveau admonester son fils et l'intéresser en faveur de l'innocente victime, qu'il traitait avec tant de rudesse et d'inhumanité.
—Je ne sais pas, en vérité, dit-elle en parlant à la sourdine, s'il faut savoir gré au sieur Langeli de t'avoir fait obtenir la grâce de jouer de ton instrument devant le roi. Je maudis aussi ton invention, qui a fait le malheur de notre petit Jean-Baptiste. C'est l'ambition qui te possède, Jacques; tu veux être riche, tu veux devenir un personnage, comme monseigneur Langeli? Mais, pour faire figure à la cour, tu devrais d'abord te déshabituer de boire, de boire sans cesse, d'être toujours entre deux vins…. Tu ne me réponds pas? Tu fais semblant de dormir, Jacques? Écoute ta vieille mère, qui n'a pas longtemps à vivre et qui se désole à l'idée de te laisser l'enfant, ce pauvre enfant, que tu maltraites à plaisir, et que tu tuerais, si je n'étais pas là pour le défendre. Écoute-moi, Jacques: je prendrai l'enfant avec moi et nous irons ensemble, lui et moi, dans quelque troupe de bohémiens, où du moins il ne sera pas injurié, menacé, battu par son père. Quant à toi, tu n'es pas en peine de gagner ta vie, si tu cesses de boire: tu redeviendras comédien, dans quelque troupe ambulante, car c'est en vain que ton ami Langeli se flatte de l'espoir de t'enrôler dans la troupe royale de l'Hôtel de Bourgogne. Tu as encore la ressource de retourner à Troyes et d'y être, comme naguère, organiste de la cathédrale…. Mais répondras-tu, méchant garçon? Je te jure ma foi, que si tu n'as point pitié de mon enfant, que si tu le frappes, que si tu le prives d'air et de nourriture, que si tu le tiens impitoyablement enfermé dans ta machine, j'irai, moi, ta vieille mère, me jeter aux pieds du roi et lui demander justice contre toi, pour le salut de mon enfant!
Le musicien n'avait rien écouté de cette longue et lamentable allocution, mais mademoiselle de Sévigné, qui avait repris connaissance, entendait les plaintes de la grand'mère et se promettait tout bas de prendre la défense de cet enfant qu'il fallait arracher à la cruauté d'un père sans entrailles. La bohémienne, n'obtenant pas de réponse, s'était mise à prier Dieu et lui recommandait la destinée de son petit-fils.
Cependant, depuis plus de trois heures que la marquise de Sévigné avait quitté ses deux enfants en les laissant dans son carrosse sous la garde du cocher et du laquais, elle n'avait pas perdu son temps, et son bon coeur avait eu une sérieuse occasion de montrer ce qu'il était capable de faire.
La marquise, à la descente de voiture, suivit le gentilhomme, qui s'était fait reconnaître en prononçant le mot du guet, que le comte de Bussy-Rabutin avait indiqué d'avance à sa cousine. Ce gentilhomme, dont le costume et la tournure militaire annonçaient qu'il appartenait ou avait appartenu à un régiment de cavalerie légère, que Bussy avait commandé sans doute huit ou dix ans auparavant, en qualité de mestre de camp, ce gentilhomme marcha, d'un pas modéré, en se retournant de temps à autre pour s'assurer que madame de Sévigné venait derrière lui. Celle-ci, dont la confiance n'avait pas failli, dans la conviction que son cousin Bussy l'attendait et qu'il avait grand besoin d'elle, n'hésitait pas à suivre jusqu'au bout cette espèce d'officier de chevau-légers, qui devait la conduire à un but qu'elle ignorait. Elle s'enveloppait seulement dans ses coiffes, pour n'être pas remarquée ni reconnue.
Elle traversa ainsi plusieurs cours, plusieurs galeries, plusieurs passages, qui semblaient s'éloigner du palais central, de ce petit château que Louis XIII avait fait bâtir et que Louis XIV avait pieusement conservé, en l'entourant de superbes bâtiments et en l'encadrant avec beaucoup de goût dans les nouvelles constructions. Tant qu'elle avait rencontré, sur la route qu'on lui faisait tenir, des gens du château, des domestiques en livrée, des officiers de la maison du roi, des gentilshommes et des seigneurs de la cour, qui se rendaient à leurs affaires ou à leurs devoirs, elle n'avait pas eu la moindre inquiétude, ni le moindre soupçon; mais, quand elle se vit engagée dans une sorte d'allée sombre, entre deux murailles nues qui n'offraient aucune voie de retraite, elle éprouva un sentiment de défiance, qui ne faisait qu'augmenter à mesure qu'elle avançait dans cette allée solitaire. Tout à coup elle s'arrêta et fit mine de retourner sur ses pas. Le gentilhomme, qui la précédait parut comprendre le trouble et l'hésitation qui s'emparaient d'elle; il revint de son côté et la rejoignit, avant qu'elle eût commencé à faire retraite.
—Monsieur! lui dit-elle avec un air froid et sévère, vous plairait-il de me faire savoir quel est l'endroit où vous devez me conduire?
—Volontiers, Madame, répondit-il en la saluant avec respect, maintenant que je puis vous parler ici sans témoins. Le comte de Bussy-Rabutin, sous les ordres de qui je servais à la bataille des Dunes en 1654, m'a donné la commission de vous mener auprès de lui, dans l'intérêt d'une affaire qui ne souffre pas de retard….
—Mais, ce me semble, Monsieur, interrompit-elle en souriant, ce n'est pas là un chemin qui puisse honorablement nous mener chez M. le comte de Bussy-Rabutin, lieutenant-général des armées du roi?
—Ce n'est pas chez M. le comte, que j'ai l'honneur de vous mener. Madame, répliqua-t-il en s'inclinant; j'ai le regret de vous conduire, par un assez vilain chemin, je l'avoue, aux prisons du château, dans lesquelles M. le comte a été amené hier par ordre du roi.
—M. de Bussy dans les prisons du château de Versailles! s'écria madame de Sévigné, aussi étonnée qu'attristée de cette nouvelle.
—Il est probable qu'il n'y restera guère, repartit le gentilhomme, puisque vous avez pris la peine, Madame la marquise, de venir lui prêter votre appui. Tous les amis de M. le comte de Bussy l'espèrent du moins. Si vous ne fussiez pas venue, Madame, M. le comte de Bussy serait transféré, cette nuit même, à la Bastille, d'où l'on ne sort pas aisément, une fois qu'on y est entré.
—Je ne sais pas trop, dit-elle, ce que je puis faire pour être utile à
M. de Bussy, dans une affaire que j'ignore absolument.
—J'ignore de même quelle est cette affaire, répliqua le gentilhomme, mais on peut affirmer d'avance qu'elle ne touche pas à l'honneur de M. le comte, qui est l'honneur même en personne. Voilà pourquoi M. le comte de Saint Aignan a donné des ordres, pour que vous soyez admise d'urgence auprès de M. le comte de Bussy, et certainement avec l'approbation de Sa Majesté.
Madame de Sévigné fit un geste qui marquait son impatience de voir M. de Bussy, et elle suivit d'un pas plus pressé le gentilhomme qui devait être son introducteur dans la prison. Dès que son nom fut prononcé, les portes s'ouvrirent devant elle, et elle se trouva en présence de son cousin, qui vint à sa rencontre avec un joyeux empressement et qui s'autorisa de la politesse de cour pour lui baiser la main avec une amicale familiarité.
—Je vous demande pardon, chère cousine, lui dit-il galamment, de ne pas vous recevoir en un lieu plus digne de vous.
—En vérité, mon pauvre Roger, je ne m'attendais pas à venir visiter à Versailles un prisonnier d'État! répondit-elle, avec une vive expression de sympathie et d'intérêt. O mon Dieu! ajouta-t-elle, émue du bruit des verroux qu'on fermait derrière elle: est-ce à dire que je suis désormais emprisonnée avec vous, comme votre complice? Que je sache du moins quel est le crime dont vous êtes accusé?
—Je suis d'abord tout au plaisir de vous revoir, après une assez longue absence, bonne cousine, et de vous revoir plus belle que jamais….
—Êtes-vous toujours aussi léger et aussi fou, Roger? interrompit en souriant madame de Sévigné. Songez, pour devenir un peu plus sérieux, que vous êtes en prison, accusé de quelque méchante action, et que vous me faites partager votre captivité, toute innocente que je sois de vos méfaits. Allons, plaisanterie à part, apprenez-moi vite la cause de cet incroyable emprisonnement.
—Je vous retiendrai ici le moins longtemps possible, je vous jure, mais veuillez d'abord vous asseoir, cousine, pour m'entendre, pour me plaindre, et pour me conseiller, car je vous ai surnommée, s'il vous en souvient, la Dame des bons conseils.
[Illustration: La marquise de Sévigné visite le comte de Bussy-Rabutin dans sa prison.]
Bussy-Rabutin avait, à cette époque, près de quarante-cinq ans, mais il était encore aussi peu sage, aussi peu prudent, aussi ardent et emporté, que dans sa jeunesse. Quoique lieutenant-général des armées du roi, il passait son temps dans la société des plus jeunes seigneurs de la cour; quoique marié et père de famille, il ne s'imposait aucun frein dans son existence de folie et de désordre: le jeu, la table, les plaisirs les plus bruyants et les plus fougueux faisaient l'occupation ordinaire de ses journées et de ses nuits. Il vivait pourtant à la cour, bien qu'il y fût presque constamment en disgrâce, et le roi lui-même le craignait, comme le craignaient les courtisans: on lui attribuait tous les bons mots, toutes les épigrammes, toutes les satires, qui couraient de bouche en bouche, parce qu'il était capable de faire les plus spirituelles et les plus mordantes. Suivant une boutade de Madame Henriette d'Angleterre, femme du duc d'Orléans, Bussy était «la plus dangereuse langue et la plus venimeuse qu'il y eût parmi les scorpions de Versailles et les vipères de Fontainebleau».
—Je gagerais que vous avez encore mordu quelqu'un ou quelqu'une? lui dit madame de Sévigné, qui ne lui pardonnait pas son défaut ordinaire de railler et de médire. Vous vous faites toujours de terribles affaires, mon cousin, et il en résultera, un jour ou l'autre, que les femmes vous crèveront les yeux et que les hommes vous couperont la langue.
—Je n'en suis pas encore là, Dieu merci, et certes il m'en coûterait trop d'être pour vous un objet d'horreur. Mais voici mon histoire, où je porte la peine de mes vieux péchés. Je vous atteste, ma cousine, que depuis dix jours je n'ai pas fait trois épigrammes. Au surplus, c'est une chanson qui a fait tout le mal, et je n'en suis pas l'auteur, par cette excellente raison, que cette chanson est sotte et plate. Je ne devrais donc pas avoir à m'en défendre. Mais la chanson s'adresse d'une manière très impertinente à Madame la duchesse d'Orléans, qui s'en est montrée fort blessée, et avec raison. Vous plairait-il, belle cousine, que je vous chantasse cette chanson, qui a le mot pour rire?
—Chut! Voulez-vous vous faire prendre en flagrant délit? Soyez donc plus circonspect, sinon plus sage!
—En trois mots, voici ce qui s'est passé. Madame la duchesse d'Orléans a trouvé la chanson écrite sur la semelle de ses souliers, un de ces soirs où elle allait chez la reine. Le roi y était. Madame s'est indignée contre les chansonniers de la cour, qui ne respectaient rien, pas même ses souliers. Là-dessus, elle fit voir la chanson qu'elle portait à la semelle de sa chaussure, et, comme on faisait mine d'en rire, elle s'emporta, en disant que le comte de Guiche lui avait appris que j'étais l'auteur de cette vilaine chanson. Sa Majesté mit sa colère au diapason de celle de Madame et déclara qu'on ferait bien de m'envoyer chansonner à la Bastille. On vint m'avertir, le lendemain même, de ce tripotage. Je guettai le comte de Guiche, et l'ayant trouvé qui allait chez Monsieur, frère du roi, je l'arrêtai pour lui dire au passage: «Monsieur, quand nous vous aurons coupé les oreilles, nous irons les clouer à la porte de Madame la duchesse d'Orléans.» Je ne pouvais faire moins, ma cousine, que d'imposer silence à M. de Guiche. Mais cette méchante langue, à qui je laissais encore ses oreilles, s'en servit assez mal pour entendre que ma menace s'adressait, non à lui, mais à Monsieur lui-même; ce qui était un effronté mensonge. Je me lave donc les mains de ce qui est advenu de cette calomnie. Monsieur alla conter la chose à Madame, qui courut la conter au roi, et qui versa des torrents de larmes, en jurant ses grands dieux que j'avais dessein de lui tuer son mari, si le premier prince du sang de France se refusait à se battre en duel avec moi. Voyez, cousine, ce que sont les caquets de la cour de notre grand roi. Sa Majesté, pour essuyer les pleurs de Madame et pour rassurer Monsieur, a ordonné de m'arrêter et d'instruire mon procès, à la Bastille, procès criminel à propos d'une ridicule chanson, qui n'est pas mon fait et qui ne vaut pas une chiquenaude…. Vous convient-il que je vous la chante?
—La chose est plus grave que vous ne pensez, Roger, repartit madame de Sévigné, et vous avez tort d'en rire. Je n'ai que faire de connaître la chanson, et je serai plus à mon aise, ne la connaissant pas, pour prendre votre défense.
—M. le comte de Saint-Aignan, qui sait mieux que personne ma parfaite innocence, a eu l'excellente idée d'user de votre venue à Versailles, pour faire de vous une belle solliciteuse, la plus éloquente et la plus persuasive qu'on puisse souhaiter. Il s'est offert à vous présenter lui-même à Monsieur, devant qui vous plaiderez et gagnerez ma cause….
—Non, interrompit la marquise, je n'ai que faire d'aller chez Monsieur, qui ne reçoit pas les dames; j'irai plutôt chez Madame, avec mes deux enfants, Charles et Françoise.
—Pardieu! j'eusse été charmé de les voir et de les embrasser, s'ils sont venus avec vous, ma cousine, et je vous garde rancune de ne pas me les avoir amenés. Je parie que votre fille Françoise est en passe de devenir aussi belle que vous l'êtes, mais, à coup sûr, si spirituelle qu'elle puisse être, elle ne le sera jamais autant que vous.
—Adieu, flatteur! lui dit Madame de Sévigné. Vous me faites oublier que mes enfants sont restés dans mon carrosse, où ils m'attendent depuis tantôt une heure, en s'inquiétant de l'approche de la nuit. Adieu, Roger! Je m'en vais me rendre chez M. le comte de Saint-Aignan, où nous aurons bel à faire pour vous tirer de ce mauvais pas. Faites en sorte, mon ami, que je vous retrouve moins extravagant, lorsque je reviendrai vous apporter vos lettres de grâce.
—Cousine, cousine, la plus précieuse lettre de grâce sera celle que vous m'écrirez de votre plus fine plume et de votre meilleure encre, vous qui savez écrire de plus belles lettres que Balzac et Chapelain!
La marquise de Sévigné fut ramenée à son carrosse, par le gentilhomme qui l'avait attendue et qui lui fit escorte respectueusement jusque-là. Mais quelle fut l'émotion, quelle fut l'inquiétude de cette tendre mère, lorsqu'elle apprit, de la bouche du cocher et du laquais, que son fils avait sauté à bas de la voiture pour chercher querelle à une espèce de comédien et qu'il avait été emmené par un officier du palais! Quant à mademoiselle de Sévigné, qui n'avait pas reparu, depuis qu'elle était descendue aussi de voiture, on supposait qu'elle avait eu l'intention d'aller rejoindre sa mère.
Ces renseignements vagues et insuffisants ne firent qu'accroître les angoisses de la marquise, qui, sachant, par expérience, à quels excès de violence pouvait se porter son fils, s'imagina que ce jeune présomptueux était capable d'avoir provoqué ou accepté un duel avec un adversaire indigne de lui. Elle ne se rappelait que trop le fatal duel qui lui avait enlevé son mari! Elle était moins inquiète au sujet de sa fille, parce qu'elle croyait avoir à compter sur la raison, l'intelligence et la sagesse prématurées de cette jeune personne.
L'idée lui vint que mademoiselle de Sévigné, voyant son frère en altercation avec un inconnu, avait jugé nécessaire de lui assurer immédiatement une protection puissante et s'était fait conduire chez le premier gentilhomme de la chambre du roi, M. le comte de Saint-Aignan. La pauvre mère pensa qu'elle devait infailliblement retrouver son fils et sa fille, en allant les réclamer chez le comte de Saint-Aignan. Le gentilhomme qui l'avait conduite à la prison de son cousin ne s'étant pas encore retiré, elle le pria de la conduire, sur l'heure, à l'appartement du premier gentilhomme de la chambre, mais elle ne songeait plus, en ce moment, à la démarche qu'elle avait promis de faire auprès de ce seigneur, dans l'intérêt du comte de Bussy-Rabulin. Elle n'avait plus d'autre souci, plus d'autre pensée que de savoir ce que ses enfants étaient devenus.
Elle ne les trouva, ni chez le comte, ni chez la comtesse de Saint-Aignan, qui n'avaient pas entendu parler d'eux et qui n'étaient pas même avertis de leur arrivée a Versailles. Le comte et la comtesse prirent une vive part à l'inquiétude croissante de la marquise et s'efforcèrent de la tranquilliser, en donnant des ordres partout pour qu'on se mît en quête du jeune marquis de Sévigné et de sa soeur.
On les avait vus, en effet, dans la cour des Communs, mais ils n'avaient fait que paraître et disparaître, sans qu'on pût savoir de quel côté ils étaient allés, car personne ne les connaissait, et ils n'avaient parlé à personne. On avait bien idée d'un entretien que le jeune homme aurait eu avec Langeli, le bouffon du roi, mais, comme ce Langeli était craint et détesté de tout le monde, on se garda bien de le mettre en cause dans une circonstance où l'on ne pouvait le faire intervenir sans s'exposer à sa vengeance et à sa haine.
L'heure s'écoulait avec une éternelle lenteur pour la mère, qui espérait à chaque instant voir reparaître son fils et sa fille. La comtesse de Saint-Aignan eut beaucoup de peine à l'empêcher de se porter elle-même à leur recherche, en lui disant que si elle s'éloignait d'un côté, ses enfants viendraient d'un autre, et que ce serait pour elle un nouveau retard dans la joie de les revoir.
—Aussi bien, objecta la comtesse, il n'y avait pas lieu d'avoir la moindre crainte, les deux enfants étant arrivés avec elle à Versailles et ne pouvant être qu'au château. Peut-être, ajouta-t-elle en s'arrêtant à une idée qui lui vint, peut-être seraient-ils allés dans les jardins voir les beaux travaux qu'on y fait? Je vais donner ordre qu'on s'enquière s'ils y sont. Un peu de patience encore, chère marquise, et nous allons vous les rendre, heureux de mettre fin au souci qu'ils vous ont donné, à leur insu et bien à contre-coeur.
—Il est possible, dit le comte de Saint-Aignan, qui n'avait aucune nouvelle des enfants de madame de Sévigné, il est possible qu'en vous attendant, Madame, ils se soient fait conduire au théâtre, où l'on répète quelques entrées du Ballet des Arts, dans lequel ils ont un rôle l'un et l'autre; vous ne l'avez pas oublié, Madame la marquise, et vous trouverez bon qu'ils s'en souviennent, quand il s'agit pour eux d'examiner les galants costumes qu'on leur a préparés. La représentation est un peu retardée, mais elle aura lieu dans trois jours, au plus tard….
Madame de Sévigné ne répondait pas; elle était absorbée dans l'attente de ses enfants qui ne venaient pas, et chaque minute lui semblait un siècle. Elle écoutait tous les bruits du dehors, et elle cherchait à reconnaître ceux qui pourraient lui annoncer le retour de son fils et de sa fille. Son coeur battait si fort, que les battements faisaient écho dans ses oreilles, et des larmes roulaient dans ses yeux inquiets.
—Ah! si le pauvre Bussy eût été là! reprit le comte de Saint-Aignan, qui essayait de distraire la préoccupation de cette mère désolée: il vous aurait demandé la faveur de se faire le tuteur et le gardien de vos enfants, quoiqu'il soit et ait toujours été le plus inconséquent des hommes….
—Je ne vous disais pas que j'ai vu mon cousin de Bussy! interrompit madame de Sévigné, qui eut presque un remords d'avoir oublié la promesse qu'elle avait faite à son parent. Je l'ai vu, ce maître écervelé, je l'ai vu dans une triste situation, surtout s'il est innocent de ce dont on l'accuse. Est-il vrai qu'on doive le conduire à la Bastille?
—Cette nuit même, répondit le comte de Saint-Aignan, à moins que Sa Majesté ne change d'avis et ne daigne donner contre-ordre. I1 ne faudrait qu'une bonne parole bien dite, comme vous sauriez la dire, Madame la marquise, pour obtenir, de Monsieur, son intervention auprès du roi.
—Êtes-vous certain, Monsieur le comte, demanda-t-elle, que Bussy ne soit pas l'auteur de cette vilaine chanson contre Madame?
—J'en jurerais, par la raison que si Bussy l'avait faite, il s'en vanterait, au lieu de s'en défendre; son seul crime, c'est de l'avoir chantée, dans une débauche où il n'avait pas la tête trop saine. Madame ne lui en gardait pas grande rancune, mais Monsieur en a été gravement offensé et s'en est plaint au roi.
—Si mes enfants étaient ici, dit en soupirant madame de Sévigné, je ne me refuserais pas à faire une tentative auprès de Monsieur, bien que Monsieur me connaisse à peine de nom, car il n'avait pas plus de onze ans, lorsque j'ai quitté la cour, à la mort de mon mari.
—Monsieur vous connaît bien, Madame la marquise, repartit M. de Saint-Aignan, Monsieur vous admire entre toutes les femmes, et c'est lui qui m'a chargé secrètement de tout faire au monde, pour vous rendre à la cour qui vous avait perdue depuis plus de douze ans. Il lit, il copie de sa main toutes les lettres que vous écrivez à vos amis et qui circulent ici de main en main, dès qu'on les a reçues. Monsieur en est le plus curieux collecteur, et ces jours derniers, il déclarait tout haut, devant le roi, qu'une femme qui écrit de pareilles lettres, est au-dessus de toutes les princesses et de toutes les reines de la terre.
—Pensez-vous que Madame soit de son avis? répliqua-t-elle malignement, flattée d'un tel éloge, qui lui venait de la part du premier prince du sang de France. O mon Dieu! ajouta-t-elle avec un air d'indifférence, je n'écris qu'à des amis, et ce sont des lettres sans façon, que je n'écris pas pour qu'on les montre. De telles lettres ne sont que des conversations intimes et familières…
En ce moment, on entendit dans les antichambres la voix d'une personne qui était en débat avec les valets et qui affichait bruyamment la prétention d'entrer, malgré eux, sans attendre qu'on l'introduisit auprès du premier gentilhomme de la chambre. Madame de Sévigné, s'imaginant que c'étaient ses enfants qu'on lui ramenait, courut à la porte et l'ouvrit elle-même. Elle se trouva en présence d'un personnage ridiculement habillé, qu'elle reconnut tout d'abord, pour l'avoir vu souvent à la cour, à l'époque où elle en faisait partie, et lorsqu'elle était en grande faveur dans l'entourage de la reine-mère. Elle fit un mouvement de dégoût et de surprise, en se repentant d'avoir montré un empressement si mal justifié, car ce n'étaient pas ses enfants; c'était seulement Langeli, le bouffon du roi, le dernier qui ait rempli son emploi dans la vieille charge des fous en titre d'office.
—Que nous veut maître Langeli? demanda sévèrement le comte de Saint-Aignan, qui sut mauvais gré à ce bouffon de s'être présenté chez lui sans sa permission. N'est-ce pas un message de Sa Majesté, que m'apporte votre éminente folie?
—Monseigneur, dit Langeli en s'inclinant profondément devant la marquise de Sévigné, permettez-moi de saluer cette belle dame, que j'avais l'honneur autrefois de rencontrer à la cour de ma vénérée souveraine Sa Majesté la reine-mère Anne d'Autriche, quand elle était régente de France. Je n'oublierai jamais, s'il plaît à Dieu, les coups de canne que feu son époux M. le marquis de Sévigné m'a fait administrer par ses laquais…
—Il fallait donc que vous les eussiez mérités, reprit vivement M. de Saint-Aignan, pour en avoir, après douze ou quinze ans, aussi chaud souvenir? Dépêchez, s'il vous plaît, car nous n'avons pas de temps à perdre à ces bagatelles. Venez-vous pas nous donner des nouvelles du jeune marquis de Sévigné et de mademoiselle de Sévigné, que je fais chercher partout le château? Cela seul nous importe à cette heure.
—Je venais, en effet, monseigneur, répondit Langeli, vous annoncer, qu'ils ont été conduits l'un et l'autre chez son Altesse royale Madame la duchesse d'Orléans.
—Dieu soit loué! s'écria la marquise de Sévigné, en adressant un sourire de reconnaissance à Langeli, qu'elle méprisait et détestait pourtant de longue date. Monseigneur, dit-elle en se tournant vers le comte de Saint-Aignan, ne vous semble-t-il pas opportun que j'aille en personne reprendre mes enfants et faire ma cour à son Altesse royale, pour la remercier d'avoir bien voulu les recueillir, en l'absence de leur mère?
—Je serais très honoré, Madame, dit Langeli avec une malice perfide, de me faire votre chevalier d'honneur, et de vous conduire moi-même jusqu'aux antichambres de son Altesse Royale.
—Monseigneur, repartit la marquise de Sévigné en se rapprochant du comte de Saint-Aignan avec un mouvement d'effroi, vous m'avez offert de m'accompagner chez son Altesse Royale Madame; vous me donnerez ainsi l'assurance qui me manque, et si vous le jugez à propos, je serai heureuse d'être présentée, sous vos auspices, à Monseigneur le duc d'Orléans.
—Nous allons donc de ce pas chez son Altesse Royale Madame, dit le comte de Saint-Aignan. Quant à vous, maître Langeli, je vous dispense de porter la queue de la robe de madame la marquise de Sévigné.
—Vous savez, Monseigneur, reprit vivement Langeli, que sa Majesté daignera entendre, ce soir, le clavecin magique du sieur Raisin, ex-organiste de la ville de Troyes? Nous nous retrouverons donc l'un et l'autre, à cette occasion, en face de sa Majesté. Quant à madame la marquise, je désire qu'elle se souvienne, comme je m'en souviens et m'en souviendrai toujours, de la gracieuse épigramme qu'elle m'a jetée jadis au visage, devant ma bonne maîtresse la reine-régente Anne d'Autriche: «Il y a ici-bas tant de fous, dont les agréables folies sont gratuites, que je ne comprends pas comment on trouve bon de payer les folies maussades de Langeli.» Adieu vous dis, Madame la marquise: vous vous rappellerez que tout se paie ici, même les folies des autres.
Langeli salua encore, d'un air goguenard, et s'enfuit en poussant des éclats de rire. Le comte de Saint-Aignan était indigné et fit mine de donner un ordre pour mettre à la raison le fou du roi.
—Ce malotru semble se réjouir d'une méchanceté qu'il aurait faite, dit-il inquiet et préoccupé. En tout cas, Madame la marquise, il accuse un sentiment de vengeance contre vous et contre votre mari défunt. Il faudra débarrasser la cour de cette vermine.
La marquise de Sévigné, en se présentant chez la duchesse d'Orléans, apprit, avec beaucoup de contrariété, que Madame était allée chez le roi et la reine, avec les deux enfants, que Langeli avait mis sous sa garde. Le comte de Saint-Aignan ne s'expliquait comment ces enfants, qu'il avait fait chercher si longtemps dans tous les coins du palais, avaient été retrouvés par Langeli et conduits directement par lui chez Madame. Il proposa donc à la marquise de Sévigné qui devait être rassurée à leur égard, de l'introduire auprès de Monsieur, frère du roi, dans l'intention de dégager sa promesse vis-à-vis du comte de Bussy, en le tirant d'un mauvais pas.
Philippe de France, duc d'Orléans, la reçut avec autant d'empressement que de curiosité; il avait depuis longtemps le désir de connaître la femme distinguée, qui écrivait ces incomparables lettres que les beaux esprits de la cour regardaient comme des chefs-d'oeuvre. Après les compliments qu'il se plut à lui adresser, il se félicita de la voir revenir à la cour, où elle était toujours présente, depuis douze ans, par les sympathies et les admirations qu'elle y avait laissées, en se retirant à Paris, avec ses enfants.
—Monseigneur, reprit-elle, je m'étais éloignée de la cour, à la suite du plus grand malheur qui pût arriver à une mère de famille, mais aujourd'hui la mère de famille reparaît avec un fils et une fille, qu'elle a élevés dans son veuvage et qu'elle vient mettre sous la protection de Sa Majesté et de l'auguste famille royale.
—Vous devez être assurée de cette protection, répondit Monsieur, et pour ma part, je me tiendrai très heureux de vous prouver, en toute circonstance, combien je vous porte d'intérêt et combien je me réjouis de vous revoir parmi nous.
—Monseigneur, reprit-elle, j'ai besoin de compter sur la bienveillance de Votre Altesse Royale, en venant, dès le premier jour de mon rappel à la cour de Sa Majesté, adresser au roi une requête et recommander respectueusement cette très humble requête à Votre Altesse.
—Quel que soit l'objet de la requête que vous voudrez bien me présenter, dit le prince, vous devez être sûre, Madame la marquise, que j'y ferai droit aussitôt, et m'estimerai très heureux de vous témoigner toute l'estime que vous méritez.
—Il s'agit de mon cousin le comte de Bussy-Rabutin, répliqua-t-elle en se hâtant de profiter des bonnes dispositions du duc d'Orléans. Il faut que je sois bien persuadée que je plaide une cause juste et honorable, ajouta-t-elle chaleureusement, pour oser venir devant vous, Monseigneur, combattre et repousser une accusation, qui ne m'inspirerait que de l'horreur et du mépris, si elle était fondée.
—Vous savez, Madame, dit le duc d'Orléans avec un embarras mélangé de tristesse, que le comte de Bussy a commis une bien mauvaise action, en offensant gravement Son Altesse Royale Madame, et en m'offensant moi-même par le même fait, qui a inspiré au roi la plus juste indignation.
—Monseigneur, reprit vivement la marquise de Sévigné, je n'hésite pas à déclarer que mon parent est innocent de l'abominable action qu'on lui impute, et je me porte caution de son innocence, en priant M. le comte de Saint Aignan de vouloir bien se faire garant de ma déclaration formelle à cet égard: M. le comte de Bussy-Rabutin, maréchal de camp des armées du roi, est incapable d'une pareille noirceur et d'une si odieuse ingratitude, il proteste de toutes ses forces contre ses accusateurs et il demande à être placé en face d'eux pour les confondre. Je supplie M. le comte de Saint-Aignan de venir en aide à la démarche que je me suis permis de tenter auprès de Votre Altesse Royale, avant d'aller me jeter aux pieds du roi et lui demander justice et grâce pour un de ses plus fidèles serviteurs.
—Je ne fais aucune difficulté d'appuyer la démarche si honorable que madame la marquise de Sévigné a osé faire auprès de Votre Altesse Royale, dit le comte de Saint-Aignan. J'ai étudié l'affaire en question, et je me plais à reconnaître qu'il n'existe pas la moindre charge sérieuse à l'égard du comte de Bussy. La misérable chanson qu'on l'accuse d'avoir composée ne saurait lui être attribuée, à aucun point de vue, car, sans parler de l'infamie de cette pièce lâchement calomnieuse, c'est une oeuvre si plate, si grossière et si ridicule, qu'on ne peut supposer qu'elle soit de l'homme le plus raffiné et le plus spirituel de la cour.
—On croirait, il est vrai, dit le duc d'Orléans en se rangeant à l'opinion du comte de Saint-Aignan, on croirait qu'elle a été faite par quelque sot de bas lieu, qui ne soupçonne pas même ce que c'est que la langue, l'orthographe et la poésie. Mais ne vous souvient-il pas d'un autre gentilhomme, que je ne veux pas nommer, puisqu'il a fait amende honorable et qu'il est à jamais en disgrâce? Il n'était pas sot, celui-là, et pourtant il avait fait fabriquer, par son laquais, une chanson du même style, qu'il colportait et chantait lui-même dans les réunions de débauche….
—Ah! monseigneur s'écria le comte de Saint-Aignan, il y a entre Bussy et le seigneur dont parle Votre Altesse Royale, il y a la distance du soleil à la planète de Mercure. Bussy est un poète excellent, malicieux sans doute, mais de l'esprit le plus fin, le plus délicat, le plus charmant….
—Holà! Saint-Aignan, vous vous enflammez trop pour le talent de votre mauvais sujet! interrompit le prince. Je me range à votre avis, quant au talent, mais il faut avouer, en revanche, que le comte de Bussy est bien aussi le plus léger, le plus imprudent, le plus inconséquent des hommes. Mais, puisque madame la marquise veut bien se porter caution pour son cousin, je ferai réparation d'honneur à ce pauvre Bussy, qui est assez puni par vingt-quatre heures de prison, et nous allons, s'il vous plaît, prier de faire mettre en liberté le prisonnier, qui pourrait, dès ce soir, venir remercier Sa Majesté le roi.
Le duc d'Orléans, accompagné du comte de Saint-Aignan, se rendit aussitôt chez le roi, où Madame était encore avec les deux enfants de la marquise de Sévigné. Celle-ci ne fut pas admise sur-le-champ à les voir, car ils avaient été mêlés à un bien étrange événement, que leur mère ignorait. Au moment où ils entraient dans l'appartement de Madame, sous la conduite du bouffon Langeli, qui se retira en riant, comme il en avait l'habitude, un papier roulé était tombé d'une des poches du marquis de Sévigné qui n'y prit pas garde, et la duchesse d'Orléans, ayant remarqué la chute de ce papier, avait prié tout bas une de ses dames de le ramasser et de le lui remettre. Ce papier n'était autre qu'une copie de la chanson injurieuse, qu'on avait fait circuler contre elle, en l'attribuant à Bussy-Rabutin. L'indignation de Madame fut grande, mais ne pouvait pas subsister longtemps à l'égard du marquis de Sévigné, qui n'avait pas plus connaissance du papier tombé de sa poche, que de la chanson que contenait ce papier. L'agent inconnu de cette lâche machination avait poussé la perfidie jusqu'à signer du nom de Bussy-Rabutin la chanson satyrique, qu'on avait voulu faire passer ainsi sous les yeux de la princesse, qui y était l'objet des plus ignobles injures. Elle demanda pourtant des explications au marquis de Sévigné, qui lui raconta le plus naïvement du monde comment Langeli l'avait enfermé à son insu dans une cave des Communs, et comment ce bouffon du roi l'en avait fait sortir, deux heures après, pour le conduire, avec sa soeur, chez la princesse. Il n'en savait pas davantage, et il se plaignait amèrement de ce que cet impertinent individu s'était permis d'attenter à sa liberté, sous prétexte de l'empêcher de châtier un comédien qui l'avait insulté.
Louis XIV avait donc fait comparaître Langeli, pour l'interroger sur les méfaits dont il paraissait coupable, car ce ne pouvait être que lui qui avait glissé dans la poche du jeune Sévigné la chanson diffamatoire, que ce dernier ne soupçonnait pas même avoir apportée avec lui dans la chambre de la duchesse d'Orléans. Celle-ci, irritée de longue date contre les insolences du bouffon du roi, était bien aise de tirer parti d'une occasion qui s'offrait de débarrasser la cour d'un personnage hostile et désagréable à tout le monde, mais que le roi tolérait et même soutenait, par déférence pour la reine-mère, qui le lui avait spécialement recommandé. Il s'agissait d'obliger Langeli à se reconnaître l'auteur de la malice infernale qu'on ne devait imputer qu'à lui, attendu que le marquis de Sévigné ne savait pas même quel était le papier qu'on avait vu tomber de sa poche; or, ce jeune homme, depuis son arrivée à Versailles, avait été livre exclusivement aux étranges sévices de cet être malfaisant. Celui-ci niait effrontément ou refusait de répondre. La situation changea quand mademoiselle de Sévigné, qui était restée neutre jusqu'alors dans le débat, déclara que Langeli, en la menant avec son frère chez Madame, tenait à la main un papier roulé.
—Langeli, dit tout à coup le roi avec un visage menaçant et une voix terrible, si tu t'obstines à mentir ou à refuser de parler, je te ferai trancher la tête, comme à un rebelle et à un parjure!
—Ah! sire, reprit le bouffon effrayé, vous ne ferez pas cela, pour l'honneur de votre très honorée mère, ma bonne maîtresse!
—Je le ferai tout à l'heure, poursuivit le roi, si tu ne déclares pas qui a fait la copie de cette exécrable chanson; qui l'a signée du nom de Bussy-Rabutin, et qui l'avait glissée dans la poche du marquis de Sévigné, pour qu'elle tombât dans la chambre même de Son Altesse Royale.
—C'est moi, sire, c'est moi! répondit Langeli, qui avait pris au sérieux la menace du roi; je n'y entendais pas malice, je voulais seulement divertir Votre Majesté, en mettant les gens dans l'embarras et en chassant de la cour le fils d'un gentilhomme, du défunt marquis de Sévigné, mort en duel il y a douze ans, qui m'avait fait battre par ses laquais, alors que la reine-mère, ma bonne maîtresse, était encore là pour me protéger. Je me suis vengé aussi, en même temps, du comte de Bussy, qui depuis dix ans ne m'avait pas rencontré une seule fois, sans me crier aux oreilles: «Monsieur le fou, quand aurez-vous un collier de chanvre autour du cou, pour vous payer de vos mérites?»
[Illustration: Louis XIV avait donc fait comparaître Langeli, pour l'interroger sur ses méfaits.]
—Langeli, lui dit le roi avec une froide sévérité, tu es trop vieux maintenant, pour qu'on te fasse fouetter par les pages, en châtiment de tes méchancetés, mais je te défends de reparaître jamais devant mes yeux, sous peine d'être mis à la chaîne et enfermé dans une cage de fer, avec les bêtes de ma ménagerie. Va-t'en!
Louis XIV était le seul homme au monde que Langeli n'osait pas regarder en face: il n'essaya pas de protester contre son arrêt et partit, la tête basse, en poussant de gros soupirs et en pleurant à sanglots. Il alla se cacher au fond des jardins, où on l'entendit gémir toute la nuit.
Le lendemain, on le trouva noyé dans un des bassins du parc de
Versailles.
Cependant le roi avait daigné écouter la justification du comte de Bussy, que Monsieur se chargea de présenter lui-même, en faisant intervenir sa femme, qui se plut à déclarer qu'elle ne se sentait pas le courage de garder rancune à un parent et ami de la marquise de Sévigné. Ordre fut donné à l'instant de mettre en liberté le prisonnier, qui demandait à venir humblement se jeter aux pieds de Sa Majesté.
—Qu'il ne soit plus parlé de cette sotte affaire, dit le roi, et que
M. de Bussy se contente de remercier sa cousine, madame la marquise de
Sévigné, qui pourra, si elle le juge bon, nous l'amener, ce soir, à
l'audition de l'orgue magique du sieur Raisin.
Cet orgue magique avait fait grand bruit, depuis quelque temps, à Troyes, en Champagne, et dans les autres villes de la province. C'était, disait-on, une invention extraordinaire qui tenait du prodige, et peu s'en fallut que l'organiste Raisin, qui en était l'auteur, ne passât pour sorcier, car l'instrument, qu'il avait inventé, et dont il dirigeait les opérations mécaniques, reproduisait, comme en écho, tous les airs que le musicien exécutait lui-même sur le clavier de son orgue, et cette reproduction de ces mêmes airs, absolument identique, se répétait autant de fois qu'on pouvait le désirer et toujours avec la même perfection.
Langeli, qui connaissait l'inventeur de l'Orgue magique (c'est ainsi que cet orgue merveilleux était nommé), n'avait pas eu de cesse que son ami Raisin ne fût mandé à Versailles, pour se faire entendre, avec son instrument devant le roi. L'audition devait avoir lieu, ce soir-là, et toutes les personnes de la cour qui se trouvaient au château furent averties de venir à cette curieuse séance musicale.
L'assemblée était peu nombreuse, parce que la plupart de ceux qui devaient assister, peu de jours après, à la représentation du Ballet des Arts, n'étaient pas encore arrivés à Versailles. Il n'y avait donc pas plus de cent personnes, réunies dans un nouveau salon du palais, lequel, tout resplendissant de dorures et de peintures, était à peine abandonné par les habiles ouvriers qui en avaient achevé l'ornementation, que faisait ressortir le brillant éclairage de mille bougies.
On avait déposé sur une estrade la lourde caisse en bois noirci qui contenait l'orgue magique, et Raisin, revêtu d'un riche habillement espagnol qu'il avait porté au théâtre dans plusieurs comédies, attendait, debout, à côté de son instrument, l'entrée du roi et de la famille royale. Il était fort préoccupé du succès de l'épreuve décisive qu'il allait tenter devant une pareille assemblée; il avait cherché des yeux, pour s'encourager, sou ami Langeli, et il s'étonnait de ne pas l'apercevoir dans la salle. Quant à sa vieille mère, la pauvre femme avait obtenu à grand'peine l'autorisation de rester cachée derrière une porte, où elle pouvait tout entendre sans rien voir. Toute sa pensée se concentrait sur son petit Jacques, qu'elle savait renfermé dans l'intérieur de l'instrument, où il devait rester, sans air et sans lumière, pendant plusieurs heures.
—Malheureux enfant! murmurait-elle tout bas: un jour ou l'autre, il mourra étouffé dans cette affreuse boîte, où il est condamné à passer la plus grande partie de sa vie. Dieu fasse qu'il grandisse assez vite pour être délivré de sa prison!
On annonça le roi, et Louis XIV parut, dans tout l'éclat de son grand habit de cour, suivi de la reine Marie-Thérèse, de son frère Monsieur le duc d'Orléans, de sa belle-soeur Madame Henriette d'Angleterre, et de plusieurs princes et princesses de sa famille, qui prirent place à ses côtés. Madame avait fait réserver des sièges auprès d'elle pour la marquise de Sévigné et ses deux enfants, qu'elle comblait d'attentions et de politesses. Dès que tout le monde fut assis, on vit s'avancer le comte de Bussy-Rabutin, en grand costume de cour, qui, conduit par son ami, le comte de Saint-Aignan, venait saluer le roi.
—On est satisfait de vous voir, après une courte absence, lui dit le roi avec moins de froideur qu'à l'ordinaire. Je vous avais fait inviter par votre gracieuse parente, madame la marquise de Sévigné; vous ferez bien de vous rapprocher d'elle et de vous guider souvent d'après ses avis.
Bussy s'inclina profondément et alla occuper un siège qu'on avait laissé vide à côté du marquis de Sévigné. Le roi donna l'ordre de commencer le concert. Le musicien, dont l'émotion s'augmentait à chaque instant, ouvrit d'une main tremblante le clavier de l'orgue magique, et il n'était plus visible de personne, lorsqu'il se fut assis devant cet orgue, qui le couvrait entièrement.
Mais mademoiselle de Sévigné l'avait vu, l'avait reconnu, et sa mémoire lui rappelait alors tout ce dont elle avait été le témoin involontaire dans une chambre des Communs du palais, où elle était restée assez longtemps évanouie. L'effroi et l'aversion que lui avait inspirés ce musicien ivrogne et brutal, qui maltraitait son fils, en l'accablant d'injures et de menaces, se ravivèrent tout à coup dans l'esprit de cette jeune personne, que tenaient émue et oppressée les souvenirs confus de sa bizarre aventure. Elle ne se rendait pas bien compte de ce qui s'était passé pendant son séjour accidentel au milieu de cette famille de bohémiens, qui n'avaient eu pour elle que des égards respectueux et attentifs; mais elle se rappelait que le coffre, contenant l'orgue magique renfermait aussi un être vivant, un pauvre enfant malade, une victime qui souffrait peut-être cruellement à cette heure-là même, et qui devait souffrir ainsi en silence jusqu'à ce qu'on lui eût permis de remuer, d'étendre ses membres comprimés et de respirer à l'air libre.
Les sons de l'orgue, que Raisin touchait admirablement, produisaient dans l'assemblée une profonde impression: c'était un hymne religieux, dans lequel l'exécutant imitait le chant grégorien de la chapelle du pape, en l'entrecoupant par des choeurs de voix féminines. Le morceau achevé, le musicien se leva et vint se replacer debout à côté de son orgue. Après quelques instants de silence et d'émotion, l'instrument, qui était devenu muet, reprit tout à coup la parole, et répéta sur un mode plus lent et moins énergique le morceau de musique religieuse, que l'organiste venait de jouer avec une exécution si puissante et si habile. On eût dit qu'un écho, caché dans les profondeurs de cet orgue, avait retenu fidèlement les accords que l'organiste savait tirer des tuyaux de son instrument. Tous les assistants, malgré la présence du roi, ne purent se défendre de manifester leur étonnement et leur admiration.
L'orgue ayant fait silence, le musicien se remit à son clavier et fit entendre un air italien, composé de flûtes et de hautbois dans le genre tendre et langoureux. Puis, son exécution terminée, le musicien descendit de son estrade, pour montrer qu'il était entièrement étranger à l'action mécanique de son orgue, qui exécuta seul, après lui, le même air italien, avec plus de douceur encore et de mélodie. L'organiste renouvela trois fois de suite une expérience analogue, et trois fois l'orgue magique, sans subir aucun contact avec la main de l'homme, rendit en écho un peu affaibli les divers morceaux exécutés par le musicien.
Un dernier essai fut moins heureux. Raisin venait d'achever une cantate, entremêlée de symphonies brillantes, et il attendait, avec anxiété, que l'orgue se mît à exécuter son solo magique; car il n'était sorti de l'orgue qu'un soupir qui ressemblait à un gémissement.
—Madame! dit Mademoiselle de Sévigné, en se penchant à l'oreille de la duchesse d'Orléans, Madame! Il y a là-dedans un enfant qui se meurt!
La princesse avait compris, avait deviné; elle se pencha, à son tour, à l'oreille du roi, et lui fit remarquer la contenance effarée du musicien, qui, pâle, les yeux hagards, s'était approché de son instrument et avait l'air de s'y attacher avec les mains pour se soutenir et ne pas tomber sans connaissance.
Soudain, une voix stridente se fit jour à travers l'entrebâillement d'une porte fermée, et retentit dans le salon, où l'émotion apparente du musicien avait gagné de proche en proche tous les spectateurs.
—Jacques! disait cette voix lamentable: le petit se meurt, le petit va mourir étouffé! Ouvre, ouvre ta machine! Jacques, pour l'amour de Dieu, sauve notre enfant!
Louis XIV avait donné un ordre, et deux pages de la chambre étaient déjà en conférence avec Raisin, qu'ils sommaient, au nom du roi, de mettre à découvert le secret de l'orgue magique. Le musicien essayait de résister et demandait avec instances qu'on se contentât de transporter dans une autre salle le coffre qui contenait son jeu d'orgue; il suppliait à mains jointes, il invoquait son privilège, ses droits d'inventeur mécanicien et organiste.
—O mon Dieu! disait Mademoiselle de Sévigné, qui connaissait seule le secret de l'orgue magique: ce mauvais père laissera périr son enfant!
—Que de retards! que de résistances! disait le roi à Madame: cet homme est bien osé de désobéir à mes ordres? Çà, qu'on brise sa machine à coups de marteau! Je veux voir ce qu'il y a là-dedans.
Raisin ne se le fit pas dire une seconde fois; il alla ouvrir lui-même le compartiment, dans lequel son fils était renfermé, et il l'en tira évanoui, sans haleine et sans mouvement. Une rumeur immense d'inquiétude et d'indignation s'éleva de toutes parts. Mais le musicien eut recours aux moyens qu'il avait déjà employés souvent, pour combattre un commencement d'asphyxie: il secoua l'enfant, lui souffla dans la bouche, lui frotta les tempes et lui humecta les paupières avec de la salive. L'intérêt palpitant de cette scène inattendue tenait en émotion tous ceux qui en étaient témoins; les femmes poussaient des exclamations, aussitôt réprimées; quelques-unes étaient sur le point de perdre le sentiment.
Enfin, l'enfant avait rouvert les yeux, et il portait autour de lui un regard indécis; il se ranima rapidement et parvint à se mouvoir, en retrouvant la conscience de lui-même, lorsque son père lui ordonna de s'agenouiller et d'implorer le pardon du roi; mais cet enfant était incapable de prononcer une parole.
—Sire, dit Raisin, qui reprit l'assurance et la hardiesse d'un ancien comédien, j'expose respectueusement aux regards de cette illustre assemblée le secret de l'orgue magique, ce secret qui était l'unique ressource de ma pauvre famille. Cet enfant est mon fils, âgé de six ans à peine et déjà fort bon musicien; s'il n'était pas si jeune, je demanderais à Votre Majesté de vouloir bien l'attacher à sa chapelle, tandis que, moi, je reviendrais a mon premier métier, qui fut l'état de comédien, et j'aspirerais à entrer dans la troupe royale de l'Hôtel de Bourgogne.
—L'enfant est de bonne mine, disait le duc d'Orléans, qui n'osait prendre une décision sans l'aveu du roi. Je pourrais le faire élever et instruire par le gouverneur de mes pages, et plus tard, il ferait un très bon valet de musique.
La bohémienne, aïeule de cet enfant, s'était échappée des mains de la livrée, qui s'efforçait de la retenir et de faire taire ses lamentations et ses cris; elle fit irruption dans le salon et alla se précipiter aux pieds du roi.
—Sire! sire! disait-elle, en sanglotant, que Votre Majesté daigne me laisser mon petit Jacques, que son père martyrise et qu'il a failli, sans le vouloir, faire périr aujourd'hui même sous les yeux de Votre Majesté! Je suis la vieille mère de tous les Raisin, qui se distinguent dans la comédie et dans la musique; j'ai été moi-même musicienne et comédienne. Si Votre Majesté daignait m'accorder le privilège de la troupe des petits comédiens de Monseigneur le dauphin….
—Êtes-vous folle, la mère! interrompit Louis XIV. Le dauphin, qui est né au mois de novembre 1661, n'a guère plus d'une année, à cette heure.
—Monseigneur le Dauphin grandira, repartit la vieille avec vivacité, et alors le premier comédien de sa troupe sera mon petit-fils Jacques, présentement âgé de six ans et demi.
Louis XIV, qu'on n'avait jamais vu rire, excepté au théâtre, accueillit en riant la requête de la mère de tous les Raisin, et lui promit de signer, le lendemain même, les lettres patentes établissant la troupe des petits comédiens du dauphin.
Cette troupe, d'une espèce toute nouvelle, devait avoir de grands succès à la cour, grâce au talent de son principal acteur. Quant à Jean-Baptiste Raisin, il obtint des lettres du roi pour entrer dans la troupe royale de l'Hôtel de Bourgogne, et, sans être un des meilleurs comédiens de cette excellente troupe, il se corrigea du défaut de boire comme un musicien.
Peu de temps après la dernière séance où l'on entendit l'orgue magique, le Ballet des Arts fut représenté, à Versailles, avec pompe: le roi y dansa, ainsi que son frère et Madame. Cependant, la marquise de Sévigné refusa absolument d'y figurer, en disant que sa condition de veuve s'opposait à sa réapparition sur la scène des ballets de la cour, où sa fille était en âge de paraître à sa place pour obéir aux volontés du roi.
—Maintenant que Langeli est mort, dit à ce sujet l'incorrigible Bussy-Rabutin sauvé par sa cousine, de la Bastille et d'un procès fâcheux, personne n'osera dire à Sa Majesté, qu'un roi qui danse dans un ballet n'est pas même le roi des baladins.