← Retour

Contes, Tome II

16px
100%
Et pour fuir un amant
Tendre, jeune et confiant,
On ne prend guère tant de peine,
Quand on ne le fait que par haine.

Il en prit des espérances assez flatteuses; et il se promit du temps et de ses soins un peu de reconnaissance. Mais que devint-il, lorsque, ayant été chez la vieille bergère où Brillante se retirait, il apprit qu'elle n'avait point paru depuis la veille? Il pensa mourir d'inquiétude. Il s'éloigna, accablé de mille pensées différentes; il s'assit tristement au bord de la rivière: il fut près cent fois de s'y jeter et de chercher dans la fin de sa vie celle de ses malheurs. Enfin il prit un poinçon et grava ces vers sur l'écorce d'un alisier:

Belle fontaine, clair ruisseau,
Vallons délicieux, et vous, fertiles plaines,
Séjour que je trouvais si beau,
Hélas! vous augmentez mes peines.
Le tendre objet de mon amour,
Dont vous empruntez tous vos charmes,
Pour fuir un malheureux, vous quitte sans retour.
Vous ne me verrez plus que répandre des larmes.
Quand l'aurore aux mortels vient annoncer le jour,
Elle me voit plongé dans ma douleur profonde;
Le soleil chaque instant est témoin de mes pleurs,
Et quand il est caché dans l'onde,
Je n'interromps point mes douleurs.
Ô toi! tendre arbrisseau, pardonne les blessures
Que pour graver mes maux j'ose faire à ton sein;
Ce sont de légères peintures,
De ce qu'a fait au mien cet objet inhumain.
La pointe de ce fer ne t'ôte point la vie;
Des chiffres de son nom tu paraîtras plus beau.
Mais, hélas! ma plus chère envie,
Lorsque je perds Brillante, est d'entrer au tombeau.

Il n'en put écrire davantage, parce qu'il fut abordé par une petite vieille, qui avait une fraise au cou, un vertugadin, un moule sous ses cheveux blancs, un chaperon de velours; et son antiquité avait quelque chose de vénérable.

«Mon fils, lui dit-elle, vous poussez des regrets bien amers; je vous prie de m'en apprendre le sujet.

—Hélas! ma bonne mère, lui dit Sans-Pair, je déplore l'éloignement d'une aimable bergère qui me fuit; j'ai résolu de l'aller chercher par toute la terre, jusqu'à ce que je l'aie trouvée.

—Allez de ce côté-là, mon enfant, lui dit-elle, en lui montrant le chemin du château où la pauvre Brillante était devenue sauterelle. J'ai un pressentiment que vous ne la chercherez pas longtemps.»

Sans-Pair la remercia, et pria l'Amour de fui être favorable.

Le prince n'eut aucune rencontre sur sa route digne de l'arrêter, mais en arrivant dans le bois, proche le château du magicien et de sa soeur, il crut voir sa bergère; il se hâta de la suivre: elle s'éloigna.

«Brillante, lui criait-il, Brillante que j'adore, arrêtez un peu, daignez m'entendre.»

Le fantôme fuyait encore plus fort; et dans cet exercice, le reste du jour se passa. Lorsque la nuit fut venue, il vit beaucoup de lumières dans le château: il se flatta que sa bergère y pouvait être. Il y court; il entre sans aucun empêchement. Il monte et trouve dans un salon magnifique une grande et vieille fée d'une horrible maigreur. Ses yeux ressemblaient à deux lampes éteintes; on voyait le jour au travers de ses joues. Ses bras étaient comme des lattes, ses doigts comme des fuseaux, une peau de chagrin noir couvrait son squelette; avec cela elle avait du rouge, des mouches, des rubans verts et couleur de rose; un manteau de brocart d'argent, une couronne de diamants sur sa tête et des pierreries partout.

«Enfin, prince, lui dit-elle, vous arrivez dans un lieu où je vous souhaite depuis longtemps. Ne songez plus à votre petite bergère; une passion si disproportionnée vous doit faire rougir. Je suis la reine des Météores; je vous veux du bien et je puis vous en faire d'infinis si vous m'aimez.

—Vous aimer, s'écria le prince, en la regardant d'un oeil indigné, vous aimer, madame! Hé! suis-je maître de mon coeur! Non, je ne saurais consentir à une infidélité; et je sens même que si je changeais l'objet de mes amours, ce ne serait pas vous qui le deviendriez. Choisissez dans vos Météores quelque influence qui vous accommode; aimez l'air, aimez les vents, et laissez les mortels en paix.»

La fée était fière et colère; en deux coups de baguette elle remplit la galerie de monstres affreux, contre lesquels il fallut que le jeune prince exerçât son adresse et sa valeur. Les uns paraissaient avec plusieurs têtes et plusieurs bras, les autres avaient la figure d'un centaure ou d'une sirène, plusieurs lions à la face humaine, des sphinx et des dragons volants. Sans-Pair n'avait que sa seule houlette, et un petit épieu, dont il s'était armé en commençant son voyage. La grande fée faisait cesser de temps en temps le chamaillis et lui demandait s'il voulait l'aimer. Il disait toujours qu'il se vouait à l'amour fidèle, qu'il ne pouvait changer. Lassée de sa fermeté, elle fît paraître Brillante:

«Hé bien, lui dit-elle, tu vois ta maîtresse au fond de cette galerie, songe à ce que tu vas faire; si tu refuses de m'épouser, elle sera déchirée et mise en pièces à tes yeux par des tigres.

—Ah! madame, s'écria le prince en se jetant à ses pieds, je me dévoue volontiers à la mort pour sauver ma chère maîtresse; épargnez ses jours en abrégeant les miens.

—Il n'est pas question de ta mort, répliqua la fée; traître, il est question de ton coeur et de ta main.»

Pendant qu'ils parlaient, le prince entendait la voix de sa bergère qui semblait se plaindre.

«Voulez-vous me laisser dévorer? lui disait-elle. Si vous m'aimez, déterminez-vous à faire ce que la reine vous ordonne.»

Le pauvre prince hésitait: «Hé quoi! Bénigne, s'écria-t-il, m'avez-vous donc abandonné, après tant de promesses? Venez, venez nous secourir.» Ces mots furent à peine prononcés qu'il entendit une voix dans les airs, qui prononçait distinctement ces paroles:

Laisse agir le destin; mais sois fidèle, et cherche le Rameau d'Or.

La grande fée, qui s'était crue victorieuse par le secours de tant de différentes illusions, pensa se désespérer de trouver en son chemin un aussi puissant obstacle que la protection de Bénigne.

«Fuis ma présence, s'écria-t-elle, prince malheureux et opiniâtre; puisque ton coeur est rempli de tant de flamme, tu seras un grillon, ami de la chaleur et du feu.»

Sur-le-champ, le beau et merveilleux prince Sans-Pair devint un petit grillon noir, qui se serait brûlé tout vif dans la première cheminée ou le premier four, s'il ne s'était pas souvenu de la voix favorable qui l'avait rassuré. «Il faut, dit-il, chercher le Rameau d'Or, peut-être que je me dégrillonnerai. Ah! si j'y trouvais ma bergère, que manquerait-il à ma félicité?»

Le grillon se hâta de sortir du fatal palais; et sans savoir où il fallait aller, il se recommanda aux soins de la belle fée Bénigne, puis partit sans équipage et sans bruit; car un grillon ne craint ni les voleurs ni les mauvaises rencontres. Au premier gîte, qui fut dans le trou d'un arbre, il trouva une sauterelle fort triste; elle ne chantait point. Le grillon ne s'avisant pas de soupçonner que ce fût une personne toute pleine d'esprit et de raison, lui dit:

«Où va ainsi ma commère la sauterelle?»

Elle lui répondit aussitôt:

«Et vous, mon compère le grillon, où allez-vous?»

Cette réponse surprit étrangement l'amoureux grillon.

«Quoi! vous parlez? s'écria-t-il.

—Hé! vous parlez bien! s'écria-t-elle. Pensez-vous qu'une sauterelle ait des privilèges moins étendus qu'un grillon?

—Je puis bien parler, dit le grillon, puisque je suis un homme.

—Et par la même règle, dit la sauterelle, je dois encore plus parler que vous, puisque je suis une fille.

—Vous avez donc éprouvé un sort semblable au mien? dit le grillon.

—Sans doute, dit la sauterelle. Mais encore, où allez-vous?

—Je serais ravi, ajouta le grillon, que nous fussions longtemps ensemble. Une voix qui m'est inconnue, répliqua-t-il, s'est fait entendre dans l'air. Elle a dit:

Laisse agir le destin, et cherche le Rameau d'Or.

Il m'a semblé que cela ne pouvait être dit que pour moi. Sans hésiter, je suis parti, quoique j'ignore où je dois aller.»

Leur conversation fut interrompue par deux souris qui couraient de toute leur force, et qui, voyant un trou au pied de l'arbre, se jetèrent dedans la tête la première, et pensèrent étouffer le compère grillon et la commère sauterelle. Ils se rangèrent de leur mieux dans un petit coin.

«Ah! madame, dit la plus grosse souris, j'ai mal au côté d'avoir tant couru; comment se porte votre altesse?

—J'ai arraché ma queue, répliqua la plus jeune souris; car sans cela je tiendrais encore sur la table de ce vieux sorcier. Mais as-tu vu comme il nous a poursuivies? Que nous sommes heureuses d'être sauvées de son palais infernal!

—Je crains un peu les chats et les ratières, ma princesse, continua la grosse souris, et je fais des voeux ardents pour arriver bientôt au Rameau d'Or.

—Tu en sais donc le chemin? dit l'altesse sourissonne.

—Si je le sais, madame! comme celui de ma maison, répliqua l'autre. Ce Rameau est merveilleux; une seule de ses feuilles suffit pour être toujours riche; elle fournit de l'argent, elle désenchante, elle rend belle, elle conserve la jeunesse; il faut, avant le jour, nous mettre en campagne.

—Nous aurons l'honneur de vous accompagner, un honnête grillon que voici et moi, si vous le trouvez bon, mesdames, dit la sauterelle; car nous sommes, aussi bien que vous, pèlerins du Rameau d'Or.»

Il y eut alors beaucoup de compliments faits de part et d'autre; les souris étaient des princesses que ce méchant enchanteur avait liées sur la table; et pour le grillon et la sauterelle, ils avaient une politesse qui ne se démentait jamais.

Chacun d'eux s'éveilla très matin; ils partirent de compagnie fort silencieusement, car ils craignaient que des chasseurs à l'affût les entendant parler, ne les prissent pour les mettre en cage. Ils arrivèrent ainsi au Rameau d'Or. Il était planté au milieu d'un jardin merveilleux; au lieu de sable, les allées étaient remplies de petites perles orientales plus rondes que des pois; les roses étaient de diamants incarnats, et les feuilles d'émeraudes; les fleurs de grenades, de grenats; les soucis, de topazes; les jonquilles, de brillants jaunes; les violettes, de saphirs; les bluets, de turquoises; les tulipes, d'améthystes, opales et diamants; enfin, la quantité et la diversité de ces belles fleurs brillaient plus que le soleil.

C'était donc là (comme je l'ai déjà dit) qu'était le Rameau d'Or, le même que le prince Sans-Pair reçut de l'aigle, et dont il toucha la fée Bénigne lorsqu'elle était enchantée. Il était devenu aussi haut que les plus grands arbres, et tout chargé de rubis qui formaient des cerises. Dès que le grillon, la sauterelle et les deux souris s'en furent approchés, ils reprirent leur forme naturelle. Quelle joie! quels transports ne ressentit point l'amoureux prince à la vue de sa belle bergère? Il se jeta à ses pieds; il allait lui dire tout ce qu'une surprise si agréable et si peu espérée lui faisait ressentir, lorsque la reine Bénigne et le roi Trasimène parurent dans une pompe sans pareille; car tout répondait à la magnificence du jardin. Quatre Amours armés de pied en cap, l'arc au côté, le carquois sur l'épaule, soutenaient avec leurs flèches un petit pavillon de brocart or et bleu, sous lequel paraissaient deux riches couronnes.

«Venez, aimables amants, s'écria la reine, en leur tendant les bras, venez recevoir de nos mains les couronnes que votre vertu, votre naissance et votre fidélité méritent; vos travaux vont se changer en plaisirs. Princesse Brillante, continua-t-elle, ce berger si terrible à votre coeur est le prince qui vous fut destiné par votre père et par le sien. Il n'est point mort dans la tour. Recevez-le pour époux, et me laissez le soin de votre repos et de votre bonheur.»

La princesse, ravie, se jeta au cou de Bénigne; et lui laissant voir les larmes qui coulaient de ses yeux, elle connut par son silence que l'excès de sa joie lui ôtait l'usage de la parole. Sans-Pair s'était mis aux genoux de cette généreuse fée; il baisait respectueusement ses mains, et disait mille choses sans ordre et sans suite. Trasimène lui faisait de grandes caresses, et Bénigne leur conta, en peu de mots, qu'elle ne les avait presque point quittés; que c'était elle qui avait proposé à Brillante de souffler dans le manchon jaune et blanc; qu'elle avait pris la figure d'une vieille bergère pour loger la princesse chez elle; que c'était encore elle qui avait enseigné au prince de quel côte il fallait suivre sa bergère. «À la vérité, continua-t-elle, vous avez eu des peines que je vous aurais évitées si j'en avais été la maîtresse; mais, enfin, les plaisirs d'amour veulent être achetés.»

L'on entendit aussitôt une douce symphonie qui retentit de tous côtés; les Amours se hâtèrent de couronner les jeunes amants. L'hymen se fit; et pendant cette cérémonie, les deux princesses qui venaient de quitter la figure de souris conjurèrent la fée d'user de son pouvoir, pour délivrer du château de l'enchanteur les souris et les chats infortunés qui s'y désespéraient.

«Ce jour-ci est trop célèbre, dit-elle, pour vous rien refuser.»

En même temps elle frappe trois fois le Rameau d'Or, et tous ceux qui avaient été retenus dans le château parurent; chacun sous sa forme naturelle y retrouva sa maîtresse. La fée, libérale, voulant que tout se ressentît de la fête, leur donna l'armoire du donjon à partager entre eux. Ce présent valait plus que dix royaumes de ce temps-là. Il est aisé d'imaginer leur satisfaction et leur reconnaissance. Bénigne et Trasimène achevèrent ce grand ouvrage par une générosité qui surpassait tout ce qu'ils avaient fait jusqu'alors, déclarant que le palais et le jardin du Rameau d'Or seraient à l'avenir au roi Sans-Pair et à la reine Brillante; cent autres rois en étaient tributaires et cent royaumes en dépendaient.

Lorsqu'une fée offrait son secours à Brillante,
Qui ne l'était pas trop pour lors;
Elle pouvait, d'une beauté charmante,
Demander les rares trésors;
C'est une chose bien tentante!
Je n'en veux prendre pour témoins,
Que les embarras et les soins.
Dont pour la conserver le sexe se tourmente.
Mais Brillante n'écouta pas
Le désir séducteur d'obtenir des appas;
Elle aima mieux avoir l'esprit et l'âme belle:
Les roses et les lis d'un visage charmant,
Comme les autres fleurs, passent en un moment,
Et l'âme demeure immortelle.

Le Pigeon et la Colombe

Il était une fois un roi et une reine qui s'aimaient si chèrement, que cette union servait d'exemple dans toutes les familles; et l'on aurait été bien surpris de voir un ménage en discorde dans leur royaume. Il se nommait le royaume des Déserts.

La reine avait eu plusieurs enfants; il ne lui restait qu'une fille, dont la beauté était si grande, que si quelque chose pouvait la consoler de la perte des autres, c'était les charmes que l'on remarquait dans celle-ci. Le roi et la reine l'élevaient comme leur unique espérance; mais le bonheur de la famille royale dura peu. Le roi étant à la chasse sur un cheval ombrageux, il entendit tirer quelques coups; le bruit et le feu l'effrayèrent, il prit le mors aux dents, il partit comme un éclair; il voulut l'arrêter au bord d'un précipice; il se cabra, et s'étant renversé sur lui, la chute fut si rude qu'il le tua avant qu'on fût en état de le secourir.

Des nouvelles si funestes réduisirent la reine à l'extrémité: elle ne put modérer sa douleur; elle sentit bien qu'elle était trop violente pour y résister, et elle ne songea plus qu'à mettre ordre aux affaires de sa fille, afin de mourir avec quelque sorte de repos. Elle avait une amie qui s'appelait la fée Souveraine, parce qu'elle avait une grande autorité dans tous les empires, et qu'elle était fort habile. Elle lui écrivit, d'une main mourante, qu'elle souhaitait de rendre les derniers soupirs entre ses bras; qu'elle se hâtât de venir, si elle voulait la trouver en vie, et qu'elle avait des choses de conséquence à lui dire.

Quoique la fée ne manquât pas d'affaires, elle les quitta toutes, et montant sur son chameau de feu, qui allait plus vite que le soleil, elle arriva chez la reine, qui l'attendait impatiemment; elle lui parla de plusieurs choses qui regardaient la régence du royaume, la priant de l'accepter et de prendre soin de la petite princesse Constancia.

«Si quelque chose, ajouta-t-elle, peut soulager l'inquiétude que j'ai de la laisser orpheline dans un âge si tendre, c'est l'espérance que vous me donnerez en sa personne des marques de l'amitié que vous avez toujours eue pour moi; qu'elle trouvera en vous une mère qui peut la rendre bien plus heureuse et plus parfaite que je n'aurais fait, et que vous lui choisirez un époux assez aimable pour qu'elle n'aime jamais que lui.

—Tu souhaites tout ce qu'il faut souhaiter, grande reine, lui dit la fée, je n'oublierai rien pour ta fille; mais j'ai tiré son horoscope, il semble que le destin est irrité contre la nature, d'avoir épuisé tous ses trésors en la formant; il a résolu de la faire souffrir, et ta royale majesté doit savoir qu'il prononce quelquefois des arrêts sur un ton si absolu, qu'il est impossible de s'y soustraire.

—Tout au moins, reprit la reine, adoucissez ses disgrâces, et n'oubliez rien pour les prévenir: il arrive souvent que l'on évite de grands malheurs, lorsqu'on y fait une sérieuse attention.»

La fée Souveraine lui promit tout ce qu'elle souhaitait, et la reine ayant embrassé cent et cent fois sa chère Constancia, mourut avec assez de tranquillité.

La fée lisait dans les astres avec la même facilité qu'on lit à présent les contes nouveaux qui s'impriment tous les jours. Elle vit que la princesse était menacée de la fatale passion d'un géant, dont les États n'étaient pas fort éloignés du royaume des Déserts; elle connaissait bien qu'il fallait sur toutes choses l'éviter, et elle n'en trouva pas de meilleur moyen que d'aller cacher sa chère élève à un des bouts de la terre, si éloigné de celui où le géant régnait, qu'il n'y avait aucune apparence qu'il vînt y troubler leur repos.

Dès que la fée Souveraine eut choisi des ministres capables de gouverner l'État qu'elle voulait leur confier, et qu'elle eut établi des lois si judicieuses, que tous les sages de la Grèce n'auraient pu rien faire d'approchant, elle entra une nuit dans la chambre de Constancia; et sans la réveiller, elle l'emporta sur son chameau de feu, puis partit pour aller dans un pays fertile, où l'on vivait sans ambition et sans peine; c'était une vraie vallée de Tempé: l'on n'y trouvait que des bergers et des bergères, qui demeuraient dans des cabanes dont chacun était l'architecte.

Elle n'ignorait pas que si la princesse passait seize ans sans voir le géant, elle n'aurait plus qu'à retourner en triomphe dans son royaume; mais que s'il la voyait plus tôt, elle serait exposée à de grandes peines. Elle était très soigneuse de la cacher aux yeux de tout le monde, et pour qu'elle parût moins belle, elle l'avait habillée en bergère, avec de grosses cornettes toujours abattues sur son visage; mais telle que le soleil, qui, enveloppé d'une nuée, la perce par de longs traits de lumière, cette charmante princesse ne pouvait être si bien couverte, que l'on n'aperçût quelques-unes de ses beautés; et malgré tous les foins de la fée, on ne parlait plus de Constancia que comme d'un chef-d'oeuvre des cieux qui ravissait tous les coeurs.

Sa beauté n'était pas la seule chose qui la rendait merveilleuse: Souveraine l'avait douée d'une voix si admirable, et de toucher si bien tous les instruments dont elle voulait jouer, que sans jamais avoir appris la musique, elle aurait pu donner des leçons aux muses, et même au céleste Apollon.

Ainsi elle ne s'ennuyait point, la fée lui avait expliqué les raisons qu'elle avait de l'élever dans une condition si obscure. Comme elle était toute pleine d'esprit, elle y entrait avec tant de jugement, que Souveraine s'étonnait qu'à un âge si peu avancé, l'on pût trouver tant de docilité et d'esprit. Il y avait plusieurs mois qu'elle n'était allée au royaume des Déserts, parce qu'elle ne la quittait qu'avec peine; mais sa présence y était nécessaire, l'on n'agissait que par ses ordres, et les ministres ne faisaient pas également bien leur devoir. Elle partit, lui recommandant fort de s'enfermer jusqu'à son retour.

Cette belle princesse avait un petit mouton qu'elle aimait chèrement, elle se plaisait à lui faire des guirlandes de fleurs; d'autres fois, elle le couvrait de noeuds de rubans. Elle l'avait nommé Ruson. Il était plus habile que tous ses camarades, il entendait la voix et les ordres de sa maîtresse, il y obéissait ponctuellement: «Ruson, lui disait-elle, allez quérir ma quenouille»; il courait dans sa chambre, et la lui apportait en faisant mille bonds. Il sautait autour d'elle, il ne mangeait plus que les herbes qu'elle avait cueillies, et il serait plutôt mort de soif que de boire ailleurs que dans le creux de sa main. Il savait fermer la porte, battre la mesure quand elle chantait, et bêler en cadence. Ruson était aimable, Ruson était aimé; Constancia lui parlait sans cesse et lui faisait mille caresses.

Cependant une jolie brebis du voisinage plaisait pour le moins autant à Ruson que sa princesse. Tout mouton est mouton, et la plus chétive brebis était plus belle aux yeux de Ruson que la mère des amours. Constancia lui reprochait souvent ses coquetteries: «Petit libertin, disait-elle, ne saurais-tu rester auprès de moi? Tu m'es si cher, je néglige tout mon troupeau pour toi, et tu ne veux pas laisser cette galeuse pour me plaire.» Elle l'attachait avec une chaîne de fleurs; alors il semblait se dépiter, et tirait tant et tant qu'il la rompait: «Ah! lui disait Constancia en colère, la fée m'a dit bien des fois que les hommes sont volontaires comme toi, qu'ils fuient le plus léger assujettissement, et que ce sont les animaux du monde les plus mutins. Puisque tu veux leur ressembler, méchant Ruson, va chercher ta belle bête de brebis, si le loup te mange, tu seras bien mangé; je ne pourrai peut-être pas te secourir.»

Le mouton amoureux ne profita point des avis de Constancia. Étant tout le jour avec sa chère brebis, proche de la maisonnette où la princesse travaillait toute seule, elle l'entendit bêler si haut et si pitoyablement, qu'elle ne douta point de sa funeste aventure. Elle se lève bien émue, sort, et voit un loup qui emportait le pauvre Ruson: elle ne songea plus à tout ce que la fée lui avait dit en partant; elle courut après le ravisseur de son mouton, criant: «Au loup! Au loup!» Elle le suivait, lui jetant des pierres avec sa houlette sans qu'il quittât sa proie; mais, hélas! en passant proche d'un bois, il en sortit bien un autre loup: c'était un horrible géant. À la vue de cet épouvantable colosse, la princesse transie de peur leva les vers le ciel pour lui demander du secours, et pria la terre de l'engloutir. Elle ne fut écoutée ni du ciel ni de la terre; elle méritait d'être punie de n'avoir pas cru la fée Souveraine.

Le géant ouvrit les bras pour l'empêcher de passer outre; mais quelque terrible et furieux qu'il fût, il ressentit les effets de sa beauté.

«Quel rang tiens-tu parmi les déesses? lui dit-il d'une voix qui faisait plus de bruit que le tonnerre, car ne pense pas que je m'y méprenne, tu n'es point une mortelle; apprends-moi seulement ton nom, et si tu es fille ou femme de Jupiter? qui sont tes frères? quelles sont tes soeurs? Il y a longtemps que je cherche une déesse pour l'épouser, te voilà heureusement trouvée.»

La princesse sentait que la peur avait lié sa langue, et que les paroles mouraient dans sa bouche.

Comme il vit qu'elle ne répondait pas à ses galantes questions:

Pour une divinité, lui dit-il, tu n'as guère d'esprit.»

Sans autre discours, il ouvrit un grand sac et la jeta dedans.

La première chose qu'elle aperçut au fond, ce fut le méchant loup et le pauvre mouton. Le géant s'était diverti à les prendre à la course:

«Tu mourras avec moi, mon cher Ruson, lui dit-elle en le baisant, c'est une petite consolation, il vaudrait bien mieux nous sauver ensemble.»

Cette triste pensée la fit pleurer amèrement, elle soupirait et sanglotait fort haut; Ruson bêlait, le loup hurlait; cela réveilla un chien, un chat, un coq et un perroquet qui dormaient. Ils commencèrent de leur côté à faire un bruit désespéré: voilà un étrange charivari dans la besace du géant. Enfin, fatigué de les entendre, il pensa tout tuer; mais il se contenta de lier le sac, et de le jeter sur le haut d'un arbre, après l'avoir marqué pour le venir reprendre; il allait se battre en duel contre un autre géant, et toute cette crierie lui déplaisait.

La princesse se douta bien que pour peu qu'il marchât il s'éloignerait beaucoup, car un cheval courant à toute bride n'aurait pu l'attraper quand il allait au petit pas: elle tira ses ciseaux et coupa la toile de la besace, puis elle en fit sortir son cher Ruson, le chien, le chat, le coq, le perroquet, elle se sauva ensuite, et laissa le loup dedans, pour lui apprendre à manger les petits moutons. La nuit était fort obscure, c'était une étrange chose de se trouver seule au milieu d'une forêt, sans savoir de quel côté tourner ses pas, ne voyant ni le ciel ni la terre, et craignant toujours de rencontrer le géant.

Elle marchait le plus vite qu'elle pouvait; elle serait tombée cent et cent fois, mais tous les animaux qu'elle avait délivrés, reconnaissants de la grâce qu'ils en avaient reçue, ne voulurent point l'abandonner, et la servirent utilement dans son voyage. Le chat avait les yeux si étincelants qu'il éclairait comme un flambeau; le chien qui jappait faisait sentinelle; le coq chantait pour épouvanter les lions; le perroquet jargonnait si haut, qu'on aurait jugé, à l'entendre, que vingt personnes causaient ensemble, de sorte que les voleurs s'éloignaient pour laisser le passage libre à notre belle voyageuse, et le mouton qui marchait quelques pas devant elle, la garantissait de tomber dans de grands trous, dont il avait lui-même bien de la peine à se retirer.

Constancia allait à l'aventure, se recommandant à sa bonne amie la fée, dont elle espérait quelque secours, quoiqu'elle se reprochât beaucoup de n'avoir pas suivi ses ordres; mais quelquefois elle craignait d'en être abandonnée. Elle aurait bien souhaité que sa bonne fortune l'eût conduite dans la maison où elle avait été secrètement élevée: comme elle n'en savait point le chemin, elle n'osait point se flatter de la rencontrer sans un bonheur particulier.

Elle se trouva, à la pointe du jour, au bord d'une rivière qui arrosait la plus agréable prairie du monde; elle regarda autour d'elle, et ne vit ni chien, ni chat, ni coq, ni perroquet; le seul Ruson lui tenait compagnie. «Hélas! où suis-je? dit-elle. Je ne connais point ces beaux lieux, que vais-je devenir? qui aura soin de moi? Ah! petit mouton, que tu me coûtes cher! si je n'avais pas couru après toi, je serais encore chez la fée Souveraine, je ne craindrais ni le géant, ni aucune aventure fâcheuse.» Il semblait, à l'air de Ruson, qu'il l'écoutait en tremblant, et qu'il reconnaissait sa faute: enfin la princesse abattue et fatiguée cessa de le gronder, elle s'assit au bord de l'eau; et comme elle était lasse, et que l'ombre de plusieurs arbres la garantissait des ardeurs du soleil, ses yeux fermèrent doucement, elle se laissa tomber sur l'herbe, et s'endormit d'un profond sommeil.

Elle n'avait point d'autres gardes que le fidèle Ruson, il marcha sur elle, il la tirailla; mais quel fut son étonnement de remarquer à vingt pas d'elle un jeune homme qui se tenait derrière quelques buissons? Il s'en couvrait pour la voir sans être vu: la beauté de sa taille, celle de sa tête, la noblesse de son air et la magnificence de ses habits surprirent si fort la princesse, qu'elle se leva brusquement, dans la résolution de s'éloigner. Je ne sais quel charme secret l'arrêta; elle jetait les yeux d'un air craintif sur cet inconnu, le géant ne lui avait presque pas fait plus de peur, mais la peur part de différentes causes: leurs regards et leurs actions marquaient assez les sentiments qu'ils avaient déjà l'un pour l'autre.

Ils seraient peut-être demeurés longtemps sans se parler que des yeux, si le prince n'avait pas entendu le bruit des cors et celui des chiens qui s'approchaient; il s'aperçut qu'elle en était étonnée:

«Ne craignez rien, belle bergère, lui dit-il, vous êtes en sûreté dans ces lieux: plût au ciel que ceux qui vous y voient y pussent être de même!

—Seigneur, dit-elle, j'implore votre protection, je suis une pauvre orpheline qui n'ai point d'autre parti à prendre que d'être bergère; procurez-moi un troupeau, j'en aurai grand soin.

—Heureux les moutons, dit-il en souriant, que vous voudrez conduire au pâturage! mais enfin, aimable bergère, si vous le souhaitez, j'en parlerai à la reine ma mère, et je me ferai un plaisir de commencer dès aujourd'hui à vous rendre mes services.

—Ah! seigneur, dit Constancia, je vous demande pardon de la liberté que j'ai prise, je n'aurais osé le faire si j'avais su votre rang.»

Le prince l'écoutait avec le dernier étonnement, il lui trouvait de l'esprit et de la politesse, rien ne répondait mieux à son excellente beauté; mais rien ne s'accordait plus mal avec la simplicité de ses habits et l'état de bergère. Il voulut même essayer de lui faire prendre un autre parti:

«Songez-vous, lui dit-il, que vous serez exposée, toute seule dans un bois ou dans une campagne, n'ayant pour compagnie que vos innocentes brebis? Les manières délicates que je vous remarque s'accommoderont-elles de la solitude? Qui sait d'ailleurs si vos charmes, dont le bruit se répandra dans cette contrée, ne vous attireront point mille importuns? Moi-même, adorable bergère, moi-même je quitterai la cour pour m'attacher à vos pas; et ce que je ferai, d'autres le feront aussi.

—Cessez, lui dit-elle, seigneur, de me flatter par des louanges que je ne mérite point; je suis née dans un hameau; je n'ai jamais connu que la vie champêtre, et j'espère que vous me laisserez garder tranquillement les troupeaux de la reine, si elle daigne me les confier; je la supplierai même de me mettre sous quelque bergère plus expérimentée que moi; et comme je ne la quitterai point, il est bien certain que je ne m'ennuierai pas.»

Le prince ne put lui répondre; ceux qui l'avaient suivi à la chasse parurent sur un coteau.

«Je vous quitte, charmante personne, lui dit-il d'un air empressé; il ne faut pas que tant de gens partagent le bonheur que j'ai de vous voir; allez au bout de cette prairie, il y a une maison où vous pourrez demeurer en sûreté, après que vous aurez dit que vous y venez ma part.»

Constancia, qui aurait eu de la peine à se trouver en si grande compagnie, se hâta de marcher vers le lieu que Constancio (c'est ainsi que s'appelait le prince) lui avait enseigné.

Il la suivit des yeux, il soupira tendrement, et remontant à cheval, il se mit à la tête de sa troupe sans continuer la chasse. En entrant chez la reine, il la trouva fort irritée contre une vieille bergère qui lui rendait un assez mauvais compte de ses agneaux. Après que la reine eut bien grondé, elle lui dit de ne paraître jamais devant elle.

Cette occasion favorisa le dessein de Constancio; il lui conta qu'il avait rencontré une jeune fille qui désirait passionnément d'être à elle, qu'elle avait l'air soigneux, et qu'elle ne paraissait pas intéressée. La reine goûta fort ce que lui disait son fils, elle accepta la bergère avant de l'avoir vue, et dit au prince de donner ordre qu'on la menât avec les autres dans les pacages de la couronne. Il fut ravi qu'elle la dispensât de venir au palais: certains sentiments empressés et jaloux lui faisaient craindre des rivaux, bien qu'il n'y en eût aucuns qui pussent lui rien disputer ni sur le rang, ni sur le mérite; il est vrai qu'il craignait moins les grands seigneurs que les petits, il pensait qu'elle aurait plus de penchant pour un simple berger que pour un prince qui était si proche du trône.

Il serait difficile de raconter toutes les réflexions dont celle-ci était suivie: que ne reprochait-il pas à son coeur, lui qui jusqu'alors n'avait rien aimé, et qui n'avait trouvé personne digne de lui! Il se donnait à une fille d'une naissance si obscure, qu'il ne pourrait jamais avouer sa passion sans rougir: il voulut la combattre; et se persuadant que l'absence était un remède immanquable, particulièrement sur une tendresse naissante, il évita de revoir la bergère; il suivit son penchant pour la chasse et pour le jeu: en quelque lieu qu'il aperçût des moutons, il s'en détournait comme s'il eût rencontré des serpents; de sorte qu'avec un peu de temps, le trait qui l'avait blessé lui parut moins sensible. Mais un jour des plus ardents de la canicule, Constancio, fatigué d'une longue chasse, se trouvant au bord de la rivière, il en suivit le cours à l'ombre des alisiers qui joignaient leurs branches à celles des saules, et rendaient cet endroit aussi frais qu'agréable. Une profonde rêverie le surprit, il était seul, il ne songeait plus à tous ceux qui l'attendaient, quand il fut frappé tout d'un coup par les charmants accents d'une voix qui lui parut céleste; il s'arrêta pour l'écouter, et ne demeura pas médiocrement surpris d'entendre ces paroles:

Hélas! j'avais promis de vivre sans ardeur;
Mais l'amour prend plaisir à me rendre parjure;
Je me sens déchirer d'une vive blessure,
Constancio devient le maître de mon coeur.
L'autre jour je le vis dans cette solitude,
Fatigué du travail qu'il trouve en ces forêts;
Il chantait son inquiétude,
Assis sous ces ombrages frais.
Jamais rien de si beau ne s'offrit à ma vue;
Je demeurai longtemps immobile, éperdue;
De la main de l'Amour je vis partir les traits
Que je porte au fond de mon âme.
Le mal que je ressens a pour moi trop d'attraits;
Je vois par l'ardeur qui m'enflamme,
Que je n'en guérirai jamais.

Sa curiosité l'emporta sur le plaisir qu'il avait d'entendre chanter si bien: il s'avança diligemment; le nom de Constancio l'avait frappé, car c'était le sien; mais cependant un berger pouvait le porter aussi bien qu'un prince, et ainsi il ne savait si c'était pour lui ou pour quelque autre que ces paroles avaient été faites. Il eut à peine monté sur une petite éminence couverte d'arbres, qu'il aperçut au pied la belle Constancia: elle était assise sur le bord d'un ruisseau, dont la chute précipitée faisait un bruit si agréable, qu'elle semblait y vouloir accorder sa voix. Son fidèle mouton, couché sur l'herbe, se tenait comme un mouton favori bien plus près d'elle que les autres; Constancia lui donnait de temps en temps de petits coups de sa houlette, elle le caressait d'un air enfantin, et toutes les fois qu'elle le touchait, il baisait sa main, et la regardait avec des yeux tout plein d'esprit. «Ah! que tu serais heureux, disait le prince tout bas, si tu connaissais le prix des caresses qui te sont faites! Hé quoi! cette bergère est encore plus belle que lorsque je la rencontrai! Amour! Amour! que veux-tu de moi? dois-je l'aimer, ou plutôt suis-je encore en état de m'en défendre? Je l'avais évitée soigneusement, parce que je sentais bien tout le danger qu'il y a de la voir; quelles impressions, grands dieux, ces premiers mouvements ne firent-ils pas sur moi! Ma raison essayait de me secourir, je fuyais un objet si aimable: hélas! je le trouve, mais celui dont elle parle est l'heureux berger qu'elle a choisi!»

Pendant qu'il raisonnait ainsi, la bergère se leva pour rassembler son troupeau, et le faire passer dans un autre endroit de la prairie où elle avait laissé ses compagnes. Le prince craignit de perdre cette occasion de lui parler; il s'avança vers elle d'un air empressé: «Aimable bergère, lui dit-il, ne voulez-vous pas bien que je vous demande si le petit service que je vous ai rendu vous a fait quelque plaisir?» À sa vue, Constancia rougit, son teint parut animé des plus vives couleurs:

«Seigneur, lui dit-elle, j'aurais pris soin de vous faire mes très humbles remerciements, s'il convenait à une pauvre fille comme moi d'en faire à un prince comme vous; mais encore que j'aie manqué, le ciel m'est témoin que je n'en suis point ingrate, et que je prie les dieux de combler vos jours de bonheur.

—Constancia, répliqua-t-il, s'il est vrai que mes bonnes intentions vous aient touchée au point que vous le dites, il vous est aisé de me le marquer.

—Hé! que puis-je faire pour vous, seigneur? répliqua-t-elle d'un air empressé.

—Vous pouvez me dire, ajouta-t-il, pour qui sont les paroles que vous venez de chanter.

—Comme je ne les ai pas faites, repartit-elle, il me serait difficile de vous apprendre rien là-dessus.»

Dans le temps qu'elle parlait, il l'examinait, il la voyait rougir, elle était embarrassée et tenait les yeux baissés.

«Pourquoi me cacher vos sentiments, Constancia? lui dit-il; votre visage trahit le secret de votre coeur, vous aimez?» Il se tut et la regarda encore avec plus d'application.

—Seigneur, lui dit-elle, les choses où j'ai quelque intérêt méritent si peu qu'un grand prince s'en informe, et je suis si accoutumée à garder le silence avec mes chères brebis, que je vous supplie de me pardonner si je ne réponds point à vos questions.» Elle s'éloigna si vite qu'il n'eut pas le temps de l'arrêter.

La jalousie sert quelquefois de flambeau pour rallumer l'amour: celui du prince prit dans ce moment tant de forces qu'il ne s'éteignit jamais; il trouva mille grâces nouvelles dans cette jeune personne, qu'il n'avait point remarquées la première fois qu'il la vit; la manière dont elle le quitta lui fit croire, autant que les paroles, qu'elle était prévenue pour quelque berger. Une profonde tristesse s'empara de son âme, il n'osa la suivre, bien qu'il eût une extrême envie de l'entretenir; il se coucha dans le même lieu qu'elle venait de quitter, et après avoir essayé de se souvenir des paroles qu'elle venait de chanter, il les écrivit sur ses tablettes, et les examina avec attention. «Ce n'est que depuis quelques jours, disait-il, qu'elle a vu ce Constancio qui l'occupe: faut-il que je me nomme comme lui, et que je sois si éloigné de sa bonne fortune? qu'elle m'a regardé froidement! Elle me paraît plus indifférente aujourd'hui que lorsque je la rencontrai la première fois; son plus grand soin a été de chercher un prétexte pour s'éloigner de moi.» Ces pensées l'affligèrent sensiblement, car il ne pouvait comprendre qu'une simple bergère pût être si indifférente pour un grand prince.

Dès qu'il fut de retour, il fit appeler un jeune garçon qui était de tous ses plaisirs; il avait de la naissance, il était aimable; il lui ordonna de s'habiller en berger, d'avoir un troupeau, et de le conduire tous les jours aux pacages de la reine, afin de voir ce que faisait Constancia, sans lui être suspect. Mirtain (c'est ainsi qu'il se nommait) avait trop envie de plaire à son maître pour en négliger une occasion qui paraissait l'intéresser; il lui promit de s'acquitter fort bien de ses ordres, et dès le lendemain, il fut en état d'aller dans la plaine: celui qui en prenait soin ne l'y aurait pas reçu s'il n'eût montré un ordre du prince, disant qu'il était son berger, et qu'il l'avait chargé de ses moutons.

Aussitôt on le laissa venir parmi la troupe champêtre; il était galant, il plut sans peine aux bergères; mais à l'égard de Constancia, il lui trouvait un air de fierté si fort au-dessus de ce qu'elle paraissait être, qu'il ne pouvait accorder tant de beauté, d'esprit et de mérite avec la vie rustique et champêtre qu'elle menait; il la suivait inutilement, il la trouvait toujours seule au fond des bois, qui chantait d'un air occupé; il ne voyait aucuns bergers qui osassent entreprendre de lui plaire, la chose semblait trop difficile. Mirtain tenta cette grande aventure, il se rendit assidu auprès d'elle, et connut par sa propre expérience qu'elle ne voulait point d'engagement.

Il rendait compte tous les soirs au prince de la situation des choses; tout ce qu'il lui apprenait ne servait qu'à le désespérer.

«Ne vous y trompez pas, seigneur, lui dit-il un jour, cette belle fille aime; il faut que ce soit en son pays.

—Si cela était, reprit le prince, ne voudrait-elle pas y retourner?

—Que savons-nous, ajouta Mirtain, si elle n'a point quelques raisons qui l'empêchent de revoir sa patrie, elle est peut-être en colère contre son amant?

—Ah! s'écria le prince, elle chante trop tendrement les paroles que j'ai entendues.

—Il est vrai, continua Mirtain, que tous les arbres sont couverts de chiffres de leurs noms; et puisque rien ne lui plaît ici, sans doute quelque chose lui a plu ailleurs.

—Éprouve, dit le prince, ses sentiments pour moi, dis-en du bien, dis-en du mal, tu pourras connaître ce qu'elle pense.»

Mirtain ne manqua pas de chercher une occasion de parler à Constancia.

«Qu'avez-vous, belle bergère? lui dit-il. Vous paraissez mélancolique malgré toutes les raisons que vous avez d'être plus gaie qu'une autre?

—Et quels sujets de joie me trouvez-vous, lui dit-elle; je suis réduite à garder des moutons; éloignée de mon pays, je n'ai aucunes nouvelles de mes parents, tout cela est-il fort agréable?

—Non, répliqua-t-il, mais vous êtes la plus aimable personne du monde, vous avez beaucoup d'esprit, vous chantez d'une manière ravissante, et rien ne peut égaler votre beauté.

—Quand je posséderais tous ces avantages, ils me toucheraient peu, dit-elle, en poussant un profond soupir.

—Quoi donc, ajouta Mirtain, vous avez de l'ambition, vous croyez qu'il faut être née sur le trône et du sang des dieux, pour vivre contente? Ah! détrompez-vous de cette erreur, je suis au prince Constancio, et malgré l'inégalité de nos conditions, je ne laisse pas de l'approcher quelquefois, je l'étudie, je pénètre ce qui se passe dans son âme, et je sais qu'il n'est point heureux.

—Hé! qui trouble son repos? dit la princesse.

—Une passion fatale, continua Mirtain.

—Il aime, reprit-elle d'un air inquiet, hélas! que je le plains! mais que dis-je? continua-t-elle en rougissant. Il est trop aimable pour n'être pas aimé.

—Il n'ose s'en flatter, belle bergère, dit-il; et si vous vouliez bien le mettre en repos là-dessus, il ajouterait plus de foi à vos paroles qu'à aucune autre.

—Il ne me convient pas, dit-elle, de me mêler des affaires d'un si grand prince; celles dont vous me parlez sont trop particulières pour que je m'avise d'y entrer. Adieu, Mirtain, ajouta-t-elle, en le quittant brusquement, si vous voulez m'obliger, ne me parlez plus de votre prince ni de ses amours.»

Elle s'éloigna tout émue, elle n'avait pas été indifférente au mérite du prince; le premier moment qu'elle le vit ne s'effaça plus de sa pensée, et sans le charme secret qui l'arrêtait malgré elle, il est certain qu'elle aurait tout tenté pour retrouver la fée Souveraine. Au reste, l'on s'étonnera que cette habile personne qui savait tout ne vînt pas la chercher, mais cela ne dépendait plus d'elle. Aussitôt que le géant eut rencontré la princesse, elle fut soumise à la fortune pour un certain temps, il fallait que sa destinée s'accomplît, de sorte que la fée se contentait de la venir voir dans un rayon du soleil; les yeux de Constancia ne le pouvaient regarder assez fixement pour l'y remarquer.

Cette aimable personne s'était aperçue avec dépit que le prince l'avait si fort négligée, qu'il ne l'aurait pas revue si le hasard ne l'eût conduit dans le lieu où elle chantait; elle se voulait un mal mortel des sentiments qu'elle avait pour lui; et s'il est possible d'aimer et de haïr en même temps, je puis dire qu'elle le haïssait parce qu'elle l'aimait trop. Combien de larmes répandait-elle en secret! Le seul Ruson en était témoin; souvent elle lui confiait ses ennuis comme s'il avait été capable de l'entendre; et lorsqu'il bondissait dans la plaine avec les brebis: «Prends garde, Ruson, prends garde, s'écriait-elle, que l'amour ne t'enflamme; de tous les maux c'est le plus grand, et si tu aimes sans être aimé, pauvre petit mouton, que feras-tu?»

Ces réflexions étaient suivies de mille reproches qu'elle se faisait sur ses sentiments pour un prince indifférent; elle avait bien envie de l'oublier, lorsqu'elle le trouva qui s'était arrêté dans un lieu agréable pour y rêver avec plus de liberté à la bergère qu'il fuyait. Enfin, accablé de sommeil, il se coucha sur l'herbe; elle le vit, et son inclination pour lui prit de nouvelles forces; elle ne put s'empêcher de faire les paroles qui donnèrent lieu à l'inquiétude du prince. Mais de quel ennui ne fut-elle pas frappée à son tour, lorsque Mirtain lui dit que Constancio aimait! Quelque attention qu'elle eût faite sur elle-même, elle n'avait pas été maîtresse de s'empêcher de changer plusieurs fois de couleur. Mirtain, qui avait ses raisons pour l'étudier, le remarqua, il en fut ravi, et courut rendre compte à son maître de ce qui s'était passé.

Le prince avait bien moins de disposition à se flatter que son confident; il ne crut voir que de l'indifférence dans le procédé de la bergère, il en accusa l'heureux Constancio qu'elle aimait, et dès le lendemain il fut la chercher. Aussitôt qu'elle l'aperçut, elle s'enfuit comme si elle eût vu un tigre ou un lion; la fuite était le seul remède qu'elle imaginait à ses peines. Depuis sa conversation avec Mirtain, elle comprit qu'elle ne devait rien oublier pour l'arracher de son coeur, et que le moyen d'y réussir, c'était de l'éviter.

Que devint Constancio, quand sa bergère s'éloigna si brusquement? Mirtain était auprès de lui.

«Tu vois, lui dit-il, tu vois l'heureux effet de tes soins, Constancia me hait, je n'ose la suivre pour m'éclaircir moi-même de ses sentiments.

—Vous avez trop d'égards pour une personne si rustique, répliqua Mirtain; et, si vous le voulez, seigneur, je vais lui ordonner de votre part de venir vous trouver.

—Ah! Mirtain, s'écria le prince, qu'il y a de différence entre l'amant et le confident! Je ne pense qu'à plaire à cette aimable fille, je lui ai trouvé une sorte de politesse qui s'accommoderait mal des airs brusques que tu veux prendre; je consens à souffrir plutôt qu'à la chagriner.»

En achevant ces mots, il fut d'un autre côté, avec une si profonde mélancolie, qu'il pouvait faire pitié à une personne moins touchée que Constancia.

Dès qu'elle l'eut perdu de vue, elle revint sur ses pas, pour avoir le plaisir de se trouver dans l'endroit qu'il venait de quitter. «C'est ici, disait-elle, où il s'est arrêté, c'est là qu'il m'a regardée; mais, hélas! dans tous ces lieux il n'a que de l'indifférence pour moi, il y vient pour rêver en liberté à ce qu'il aime: cependant, continuait-elle, ai-je raison de me plaindre? Par quel hasard voudrait-il s'attacher à une fille qu'il croit si fort au-dessous de lui?» Elle voulait quelquefois lui apprendre ses aventures; mais la fée Souveraine lui avait défendu si absolument de n'en point parler, que pour lors son obéissance prévalut sur ses propres intérêts, et elle prit la résolution de garder le silence.

Au bout de quelques jours le prince revint encore; elle l'évita soigneusement, il en fut affligé, et chargea Mirtain de lui en faire des reproches; elle feignit de n'y avoir pas fait réflexion, mais puisqu'il daignait s'en apercevoir, elle y prendrait garde. Mirtain, bien content d'avoir tiré cette parole d'elle, en avertit son maître; dès le lendemain il vint la chercher. À son abord elle parut interdite; quand il lui parla de ses sentiments, elle le fut bien davantage: quelque envie qu'elle eût de le croire, elle appréhendait de se tromper, et que jugeant d'elle par ce qu'il en voyait, il ne voulût peut-être se faire un plaisir de l'éblouir par une déclaration qui ne convenait point à une pauvre bergère. Cette pensée l'irrita, elle en parut plus fière, et reçut si froidement les assurances qu'il lui donnait de sa passion, qu'il se confirma tous ses soupçons. «Vous êtes touchée, lui dit-il; un autre a su vous charmer; mais j'atteste les dieux que si je peux le connaître, il éprouvera tout mon courroux.

—Je ne vous demande grâce pour personne, seigneur, répliqua-t-elle; si vous êtes jamais informé de mes sentiments, vous les trouverez bien éloignés de ceux que vous m'attribuez.»

Le prince, à ces mots, reprit quelque espérance, mais elle fut bientôt détruite par la suite de leur conversation; car elle lui protesta qu'elle avait un fond d'indifférence invincible, et qu'elle sentait bien qu'elle n'aimerait de sa vie. Ces dernières paroles le jetèrent dans une douleur inconcevable, il se contraignit pour ne lui pas montrer toute sa douleur.

Soit la violence qu'il s'était faite, soit l'excès de sa passion, qui avait pris de nouvelles forces par les difficultés qu'il envisageait, il tomba si dangereusement malade, que les médecins ne connaissant rien à la cause de son mal, désespérèrent bientôt de sa vie. Mirtain, qui était toujours demeuré par son ordre auprès de Constancia, lui en apprit les fâcheuses nouvelles; elle les entendit avec un trouble et une émotion difficiles à exprimer.

«Ne savez-vous point quelque remède, lui dit-il, pour la fièvre et pour les grands maux de tête et de coeur?

—J'en sais un, répliqua-t-elle, ce sont des simples avec des fleurs; tout consiste dans la manière de les appliquer.

—Ne viendrez-vous pas au palais pour cela? ajouta-t-il.

—Non, dit-elle, en rougissant, je craindrais trop de ne pas réussir.

—Quoi! vous pourriez négliger quelque chose pour nous le rendre? continua-t-il. Je vous croyais bien dure, mais vous l'êtes encore cent fois plus que je ne l'avais imaginé.»

Les reproches de Mirtain faisaient plaisir à Constancia, elle était ravie qu'il la pressât de voir le prince: ce n'était que pour se procurer cette satisfaction, qu'elle s'était vantée de savoir un remède propre à le soulager, car il est vrai qu'elle n'en avait aucun.

Mirtain se rendit auprès de lui; il lui conta ce que la bergère avait dit, et avec quelle ardeur elle souhaitait le retour de sa santé. «Tu cherches à me flatter, lui dit Constancio, mais je te le pardonne, et je voudrais (dussé-je être trompé) pouvoir penser que cette belle fille a quelque amitié pour moi. Va chez la reine, dis-lui qu'une de ses bergères a un secret merveilleux, qu'elle pourra me guérir, obtiens permission de l'amener: cours, vole, Mirtain, les moments vont me paraître des siècles.»

La reine n'avait pas encore vu la bergère quand Mirtain lui en parla; elle dit qu'elle n'ajoutait point foi à ce que de petites ignorantes se piquaient de savoir, et que c'était là une folie.

«Certainement, madame, lui dit-il, l'on peut quelquefois trouver plus de soulagement dans l'usage des simples que dans tous les livres d'Esculape. Le prince souffre tant, qu'il souhaite d'éprouver tout ce que cette jeune fille propose.

—Volontiers, dit la reine; mais si elle ne le guérit pas, je la traiterai si rudement qu'elle n'aura plus l'audace de se vanter mal à propos.»

Mirtain retourna vers son maître, il lui rendit compte de la mauvaise humeur de la reine, et qu'il en craignait les effets pour Constancia.

«J'aimerais mieux mourir, s'écria le prince; retourne sur tes pas, dis à ma mère que je la prie de laisser cette belle fille auprès de ses innocentes brebis: quel paiement, continua-t-il, pour la peine qu'elle prendrait! je sens que cette idée redouble mon mal.»

Mirtain courut chez la reine, lui dire de la part du prince de ne point faire venir Constancia; mais comme elle était naturellement fort prompte, elle se mit en colère de ses irrésolutions:

«Je l'ai envoyé quérir, dit-elle: si elle guérit mon fils, je lui donnerai quelque chose; si elle ne le guérit pas, je sais ce que j'ai à faire. Retournez auprès de lui, et tâchez de le divertir, il est dans une mélancolie qui me désole.»

Mirtain lui obéit, et se garda bien de dire à son maître la mauvaise humeur où il l'avait trouvée, car il serait mort d'inquiétude pour sa bergère.

Le pacage royal était si proche de la ville, qu'elle ne tarda pas longtemps à s'y rendre, sans compter qu'elle était guidée par une passion qui fait aller ordinairement bien vite. Lorsqu'elle fut au palais, on vint le dire à la reine, mais elle ne daigna pas la voir, elle se contenta de lui mander qu'elle prît bien garde à ce qu'elle allait entreprendre; que si elle manquait de guérir le prince, elle la ferait coudre dans un sac, et jeter dans la rivière. À cette menace la belle princesse pâlit, son sang se glaça.

«Hélas! dit-elle en elle-même, ce châtiment m'est bien dû, j'ai fait un mensonge lorsque je me suis vantée d'avoir quelque science, et mon envie de voir Constancio n'est pas assez raisonnable pour que les dieux me protègent.»

Elle baissa doucement la tête, laissant couler des larmes sans rien répondre.

Ceux qui étaient autour d'elle l'admiraient; elle leur paraissait plutôt une fille du ciel qu'une personne mortelle.

De quoi vous défiez-vous, aimable bergère? lui dirent-ils. Vous portez dans vos yeux la mort et la vie, un seul de vos regards peut conserver notre jeune prince; venez dans sa chambre, essuyez vos pleurs, et employez vos remèdes sans crainte.»

La manière dont on lui parlait, et l'extrême désir qu'elle avait de le voir, lui redonnèrent de la confiance: elle pria qu'on la laissât entrer dans le jardin pour cueillir elle-même tout ce qui lui était nécessaire, elle prit du myrte, du trèfle, des herbes et des fleurs, les unes dédiées à Cupidon, les autres à sa mère; les plumes d'une colombe, et quelques gouttes de sang d'un pigeon: elle appela à son secours toutes les déités et toutes les fées. Ensuite, plus tremblante que la tourterelle quand elle voit un milan, elle dit qu'on pouvait la mener dans la chambre du prince. Il était couché, son visage était pâle et ses yeux languissants; mais aussitôt qu'il l'aperçut, il prit une meilleure couleur, elle le remarqua avec une extrême joie.

«Seigneur, lui dit-elle, il y a déjà plusieurs jours que je fais des voeux pour le retour de votre santé; mon zèle m'a même engagée à dire à l'un de vos bergers que je savais quelques petits remèdes, et que volontiers j'essayerais de vous soulager; mais la reine m'a mandé que si le ciel m'abandonne dans cette prise, elle veut qu'on me noie si vous ne guérissez pas; jugez, seigneur, des alarmes où je suis, et soyez persuadé que je m'intéresse plus à votre conservation par rapport à vous que par rapport à moi.

—Ne craignez rien, charmante bergère, lui dit-il; les souhaits favorables que vous faites pour ma vie vont me la rendre si chère que j'en serai occupé très sérieusement. Je négligeais mes jours: hélas! en puis-je avoir d'heureux, quand je me souviens de ce que je vous ai entendu chanter pour Constancio! Ces fatales paroles et vos froideurs m'ont réduit au triste état où vous me voyez; mais, belle bergère, vous m'ordonnez de vivre, vivons et ne vivons que pour vous.»

Constancia ne cachait qu'avec peine le plaisir que lui causait une déclaration si obligeante; cependant, comme elle appréhendait que quelqu'un n'écoutât ce que lui disait le prince, elle demanda s'il ne trouverait pas bon qu'elle lui mît un bandeau et des bracelets, des herbes qu'elle avait cueillies. Il lui tendit les bras d'une manière si tendre qu'elle lui attacha promptement un des bracelets, de peur qu'on ne pénétrât ce qui se passait entre eux; et après avoir bien fait de petites cérémonies pour en imposer à toute la cour de ce prince, il s'écria au bout de quelques moments que son mal diminuait. Cela était vrai, comme il le disait: on appela ses médecins, ils demeurèrent surpris de l'excellence d'un remède dont les effets étaient si prompts; mais quand ils virent la bergère qui l'avait appliqué, ils ne s'étonnèrent plus de rien, et dirent en leur jargon qu'un de ses regards était plus puissant que toute la pharmacie ensemble.

La bergère était si peu touchée de toutes les louanges qu'on lui donnait, que ceux qui ne la connaissaient pas, prenaient pour stupidité ce qui avait une source bien différente: elle se mit dans un coin de la chambre, se cachant à tout le monde, hors à son malade, dont elle s'approchait de temps en temps pour lui toucher la tête ou le pouls, et dans ces petits moments ils se disaient mille jolies choses où le coeur avait encore plus de part que l'esprit.

«J'espère, lui dit-elle, seigneur, que le sac qu'a fait faire la reine pour me noyer, ne servira point à un usage si funeste; votre santé, qui m'est précieuse, va se rétablir.

—Il ne tiendra qu'à vous, aimable Constancia, répondit-il; un peu de part dans votre coeur peut tout faire pour mon repos et pour la conservation de ma vie.»

Le prince se leva, et fut dans l'appartement de la reine. Lorsqu'on lui dit qu'il entrait, elle ne voulut pas le croire; elle s'avança brusquement, et demeura bien surprise de le trouver à la porte de sa chambre.

«Quoi! c'est vous, mon fils, mon cher fils! s'écria-t-elle. À qui dois-je une résurrection si merveilleuse? À vos bontés, madame, lui dit le prince, vous m'avez envoyé chercher la plus habile personne qui soit dans l'univers; je vous supplie de la récompenser d'une manière proportionnée au service que j'en ai reçu.

—Cela ne presse pas, répondit la reine d'un air rude; c'est une pauvre bergère, qui s'estimera heureuse de garder toujours mes moutons.»

Dans ce moment le roi arriva, on lui était allé annoncer la bonne nouvelle de la guérison du prince; il entrait chez la reine, la première chose qui frappa ses yeux, ce fut Constancia: sa beauté, semblable au soleil qui brille de mille feux, l'éblouit à tel point, qu'il demeura quelques instants sans pouvoir demander à ceux qui étaient près de lui, ce qu'il voyait de si merveilleux, et depuis quand les déesses habitaient dans son palais; enfin il rappela ses esprits, il s'approcha d'elle, et sachant qu'elle était l'enchanteresse qui venait de guérir son fils, il l'embrassa, et dit galamment qu'il se trouvait fort mal, et qu'il la conjurait de le guérir aussi.

Il entra, et elle le suivit. La reine ne l'avait point encore vue; son étonnement ne se peut représenter; elle poussa un grand cri, et tomba en faiblesse, jetant sur la bergère des regards furieux. Constancio et Constancia en demeurèrent effrayés. Le roi ne savait à quoi attribuer un mal si subit, toute la cour était consternée; enfin la reine revint à elle. Le roi lui demanda plusieurs fois ce qu'elle avait vu pour se trouver si abattue: elle dissimula son inquiétude, dit que c'étaient des vapeurs; mais le prince, qui la connaissait bien, en demeura fort inquiet; elle parla à la bergère avec quelque sorte de bonté, disant qu'elle voulait la garder auprès d'elle, pour avoir soin des fleurs de son parterre. La princesse ressentit de la joie, de penser qu'elle restait dans un lieu où elle pourrait voir tous les jours Constancio.

Cependant le roi obligea la reine d'entrer dans son cabinet; il lui demanda tendrement ce qui pouvait la chagriner.

«Ah! sire, s'écria-t-elle, j'ai fait un rêve affreux, je n'avais jamais vu cette jeune bergère, quand mon imagination me l'a si bien représentée, qu'en jetant les yeux sur son visage, je l'ai reconnue: elle épousait mon fils; je suis trompée si cette malheureuse paysanne ne me donne bien de la douleur.

—Vous ajoutez trop de foi à la chose du monde la plus incertaine, lui dit le roi; je vous conseille de ne point agir sur de tels principes; renvoyez la bergère garder vos troupeaux, et ne vous affligez point mal à propos.»

Le conseil du roi fâcha la reine; bien éloignée de le suivre, elle ne s'appliqua plus qu'à pénétrer les sentiments de son fils pour Constancia.

Ce prince profitait de toutes les occasions de la voir. Comme elle avait soin des fleurs, elle était souvent dans le jardin à les arroser; et il semblait que lorsqu'elle les avait touchées, elles en étaient plus brillantes et plus belles. Ruson lui tenait compagnie, elle lui parlait quelquefois du prince, quoiqu'il ne pût lui répondre; et lorsqu'il l'abordait, elle demeurait si interdite, que ses yeux lui découvraient assez le secret de son coeur. Il en était ravi, et lui disait tout ce que la passion la plus tendre peut inspirer.

La reine, sur la foi de son rêve, et bien davantage sur l'incomparable beauté de Constancia, ne pouvait plus dormir en repos. Elle se levait avant le jour; elle se cachait tantôt derrière des palissades, tantôt au fond d'une grotte, pour entendre ce que son fils disait à cette belle fille; mais ils avaient l'un et l'autre la précaution de parler si bas, qu'elle ne pouvait agir que sur des soupçons. Elle en était encore plus inquiète; elle ne regardait le prince qu'avec mépris, pensant jour et nuit que cette bergère monterait sur le trône.

Constancio s'observait autant qu'il lui était possible, quoique, malgré lui, chacun s'aperçût qu'il aimait Constancia, et que soit qu'il la louât par l'habitude qu'il avait à l'admirer, ou qu'il la blâmât exprès, il s'acquittait de l'un et de l'autre en homme intéressé. Constancia, de son côté, ne pouvait s'empêcher de du prince à ses compagnes: comme elle chantait souvent les paroles qu'elle avait faites pour lui, la reine qui les entendit, ne demeura pas moins surprise de sa merveilleuse voix, que du sujet de sa poésie:

«Que vous ai-je donc fait, justes dieux! disait-elle, pour me vouloir punir par la chose du monde qui m'est la plus sensible? Hélas! je destinais mon fils à ma nièce, et je vois, avec un mortel déplaisir, qu'il s'attache à une malheureuse bergère, qui le rendra peut-être rebelle à mes volontés.»

Pendant qu'elle s'affligeait, et qu'elle prenait mille desseins furieux pour punir Constancia d'être si belle et si charmante, l'amour faisait sans cesse de nouveaux progrès sur nos jeunes amants. Constancia, convaincue de la sincérité du prince, ne put lui cacher la grandeur de sa naissance et ses sentiments pour lui. Un aveu si tendre et une confidence si particulière le ravirent à tel point, qu'en tout autre lieu que dans le jardin de la reine, il se serait jeté à ses pieds pour l'en remercier. Ce ne fut pas même sans peine qu'il s'en empêcha; il ne voulut plus combattre sa passion, il avait aimé Constancia bergère, il est aisé de croire qu'il l'adora lorsqu'il sut son rang; et s'il n'eut pas de peine à se laisser persuader sur une chose aussi extraordinaire que de voir une grande princesse errante par le monde, tantôt bergère et tantôt jardinière, c'est qu'en ce temps-là ces sortes d'aventures étaient très communes, et qu'il lui trouvait un air et des manières qui lui étaient caution de la sincérité de ses paroles.

Constancio, touché d'amour et d'estime, jura une fidélité éternelle à la princesse: elle ne la lui jura pas moins de son côté; ils se promirent de s'épouser dès qu'ils auraient fait agréer leur mariage aux personnes de qui ils dépendaient. La reine s'aperçut de toute la force de cette passion naissante: sa confidente, qui ne cherchait pas moins qu'elle à découvrir quelque chose pour faire sa cour, vint lui dire un jour que Constancia envoyait Ruson tous les matins dans l'appartement du prince; que ce petit mouton portait deux corbeilles; qu'elle les emplissait de fleurs, et que Mirtain le conduisait. La reine, à ces nouvelles, perdit patience: le pauvre Ruson passait, elle fut l'attendre elle-même; et malgré les prières de Mirtain, elle l'emmena dans sa chambre, elle mit les corbeilles et les fleurs en pièces, et chercha tant, qu'elle trouva dans un gros oeillet, qui n'était pas encore fleuri, un petit morceau de papier, que Constancia y avait glissé avec beaucoup d'adresse; elle faisait de tendres reproches au prince, sur les périls où il s'exposait presque tous les jours à la chasse. Son billet contenait ces vers:

Parmi tous mes plaisirs j'éprouve des alarmes;
Mon prince, chaque jour, vous chassez dans ces lieux.
Ciel! pouvez-vous trouver des charmes
À suivre des forêts les hôtes furieux?
Tournez plutôt, tournez vos armes
Contre les tendres coeurs qui cèdent à vos coups:
Des ours et des lions évitez le courroux.

Pendant que la reine s'emportait contre la bergère, Mirtain était allé rendre compte à son maître de la mauvaise aventure du mouton. Le prince, inquiet, accourut dans l'appartement de sa mère; mais elle était déjà passée chez le roi.

«Voyez, seigneur, lui dit-elle, voyez les nobles inclinations de votre fils; il aime cette malheureuse bergère, qui nous a persuadés qu'elle savait des remèdes sûrs pour le guérir: hélas! elle n'en sait que trop; en effet, continua-t-elle, c'est l'amour qui l'a instruite, elle ne lui a rendu la santé que pour lui faire de plus grands maux; et si nous ne prévenons les malheurs qui nous menacent, mon songe ne se trouvera que véritable.

Vous êtes naturellement rigoureuse, lui dit le roi; vous voudriez que votre fils ne songeât qu'à la princesse que vous lui destinez; la chose n'est pas aisée, il faut que vous ayez un peu d'indulgence pour son âge.

Je ne puis souffrir votre prévention en sa faveur, s'écria la reine; vous ne pouvez jamais le blâmer; tout ce que je vous demande, seigneur, c'est de consentir que je l'éloigne pour quelque temps; l'absence aura plus de pouvoir que toutes mes raisons.»

Le roi aimait la paix, il donna les mains à ce que sa femme désirait, et sur-le-champ elle revint dans son appartement.

Elle y trouva le prince, il l'attendait avec la dernière inquiétude:

«Mon fils, lui dit-elle, avant qu'il pût lui parler, le roi vient de me montrer des lettres du roi son frère; il le conjure de vous envoyer dans sa cour, afin que vous connaissiez la princesse qui vous est destinée depuis votre enfance, et qu'elle vous connaisse aussi; n'est-il pas juste que vous jugiez vous-même de son mérite, et que vous l'aimiez avant de vous unir ensemble pour jamais?

—Je ne dois pas souhaiter des règles particulières pour moi, lui dit le prince: ce n'est point la coutume, madame, que les souverains passent les uns chez les autres, et qu'ils consultent leur coeur plutôt que les raisons d'État qui les engagent à faire une alliance; la personne que vous me destinez sera belle ou laide, spirituelle ou bête, je ne vous obéirai pas moins.

—Je t'entends, scélérat, s'écria la reine, en éclatant tout d'un coup; je t'entends; tu adores une indigne bergère, tu crains de la quitter: tu la quitteras, ou je la ferai mourir à tes yeux; mais si tu pars sans balancer, et que tu travailles à l'oublier, je la garderai auprès de moi, et l'aimerai autant que je la hais.»

Le prince, aussi pâle que s'il eût été sur le point de perdre la vie, consultait dans son esprit quel parti il devait prendre; il ne voyait de tous côtés que des peines affreuses, il savait que sa mère était la plus cruelle et la plus vindicative princesse du monde, il craignit que la résistance ne l'irritât, et que sa chère maîtresse n'en ressentît le contre-coup; enfin pressé de dire s'il voulait partir, il y consentit, comme un homme consent à boire un verre de poison qui va le tuer.

Il eut à peine donné sa parole, que sortant de la chambre de sa mère, il entra dans la sienne le coeur si serré, qu'il pensa expirer. Il raconta son affliction au fidèle Mirtain, et dans l'impatience d'en faire part à Constancia, il fut la chercher; elle était au fond d'une grotte, où elle se mettait lorsque les ardeurs du soleil la brûlaient dans le parterre; il y avait un petit lit de gazon au bord d'un ruisseau, qui tombait du haut d'un rocher de rocaille. En ce lieu paisible, elle défit les nattes de ses cheveux, ils étaient d'un blond argenté, plus fins que la soie et tout ondés; elle mit ses pieds nus dans l'eau, dont le murmure agréable, joint à la fatigue du travail, la livrèrent insensiblement aux douceurs du sommeil. Bien que ses yeux fussent fermés, ils conservaient mille attraits; de longues paupières noires faisaient éclater toute la blancheur de son teint; les grâces et les amours semblaient s'être rassemblés autour d'elle, la modestie et la douceur augmentaient sa beauté.

C'est en ce lieu que l'amoureux prince la trouva: il se souvint que la première fois qu'il l'avait vue elle dormait aussi; mais les sentiments qu'elle lui avait inspirés depuis étaient devenus si tendres qu'il aurait volontiers donné la moitié de sa vie pour passer l'autre auprès d'elle; il la regarda quelque temps avec un plaisir qui suspendit ses ennuis; ensuite parcourant ses beautés, il aperçut son pied plus blanc que la neige: il ne se lassait pas de l'admirer, et s'approchant, il se mit à genoux et lui prit la main; aussitôt elle s'éveilla, elle parut fâchée de ce qu'il avait vu son pied, elle le cacha, en rougissant comme une rose vermeille qui s'épanouit au lever de l'aurore.

Hélas! que cette belle couleur lui dura peu; elle remarqua une nouvelle tristesse sur le visage de son prince:

«Qu'avez-vous, seigneur? lui dit-elle, tout effrayée, je connais dans vos yeux que vous êtes affligé.

—Ah! qui ne le serait, ma chère princesse, lui dit-il en versant des larmes qu'il n'eut pas la force de retenir, l'on va nous séparer, il faut que je parte, ou que j'expose vos jours à toutes les violences de la reine: elle sait l'attachement que j'ai pour vous, elle a même vu le billet que vous m'avez écrit, une de ses femmes me l'a dit; et sans vouloir entrer dans ma juste douleur, elle m'envoie inhumainement chez le roi son frère.

—Que me dites-vous, prince, s'écria-t-elle, vous êtes sur le point de m'abandonner, et vous croyez que cela est nécessaire pour conserver ma vie? pouvez-vous en imaginer un tel moyen? laissez-moi mourir à vos yeux, je serai moins à plaindre que de vivre éloignée de vous.»

Une conversation si tendre ne pouvait manquer d'être souvent interrompue par des sanglots et par des larmes; ces jeunes amants ne connaissaient point encore les rigueurs de l'absence, ils ne les avaient pas prévues; et c'est ce qui ajoutait de nouveaux ennuis à ceux dont ils avaient été traversés. Ils se firent mille serments de ne changer jamais: le prince promit à Constancia de revenir avec la dernière diligence:

«Je ne pars, lui dit-il, que pour choquer mon oncle et sa fille, afin qu'il ne pense plus à me la donner pour femme, je ne travaillerai qu'à déplaire à cette princesse et j'y réussirai.

Ne vous montrez donc pas, lui dit Constancia; car vous serez à son gré, quelques soins que vous preniez pour le contraire.»

Ils pleuraient tous deux si amèrement; ils se regardaient avec une douleur si touchante; ils se faisaient des promesses réciproques si passionnées, que ce leur était un sujet de consolation, de pouvoir se persuader toute l'amitié qu'ils avaient l'un pour l'autre, et que rien n'altérait des sentiments si tendres et si vifs.

Le temps s'était passé dans cette douce conversation avec tant de rapidité, que la nuit était déjà fort obscure avant qu'ils eussent pensé à se séparer; mais la reine voulant consulter le prince sur l'équipage qu'il mènerait, Mirtain se hâta de le venir chercher; il le trouva encore aux pieds de sa maîtresse, retenant sa main dans les siennes. Lorsqu'ils l'aperçurent, ils se saisirent à tel point, qu'ils ne pouvaient presque plus parler: il dit à son maître que la reine le demandait, il fallut obéir à ses ordres; la princesse s'éloigna de son côté.

La reine trouva le prince si mélancolique et si changé, qu'elle devina aisément ce qui en était la cause; elle ne voulut plus lui en parler, il suffisait qu'il partît. En effet, tout fut préparé avec une telle diligence, qu'il semblait que les fées s'en mêlaient. À son égard il n'était occupé que de ce qui avait quelque rapport à sa passion. Il voulut que Mirtain restât à la cour, pour lui mander tous les jours des nouvelles de sa princesse; il lui laissa ses plus belles pierreries, en cas qu'elle en eût besoin, et sa prévoyance n'oublia rien dans une occasion qui l'intéressait tant.

Enfin il fallut partir. Le désespoir de nos jeunes amants ne saurait être exprimé; si quelque chose pouvait le rendre moins violent, c'était l'espoir de se revoir bientôt. Constancia comprit alors toute la grandeur de son infortune: être fille de roi, avoir des États considérables, et se trouver entre les mains d'une cruelle reine, qui éloignait son fils dans la crainte qu'il ne l'aimât, elle qui ne lui était inférieure en rien, et qui devait être ardemment désirée des premiers souverains de l'univers; mais l'étoile en avait décidé ainsi.

La reine, ravie de voir son fils absent, ne songea plus qu'à surprendre les lettres qu'on lui écrivait: elle y réussit, et connut que Mirtain était son confident; elle donna ordre qu'on l'arrêtât sur un faux prétexte, et l'envoya dans un château où il souffrait une rude prison. Le prince, à ces nouvelles, s'irrita beaucoup; il écrivit au roi et à la reine, pour leur demander la liberté de son favori: ses prières n'eurent aucun effet; mais ce n'était pas en cela seul qu'on voulait lui faire de la peine.

Un jour que la princesse se leva dès l'aurore, elle entra pour cueillir des fleurs, dont on couvrait ordinairement la toilette de la reine; elle aperçut le fidèle Ruson qui marchait assez loin devant elle, et qui retourna sur ses pas tout effrayé; comme elle s'avançait pour voir ce qui lui causait tant de peur, qu'il la tirait par sa robe, afin de l'en empêcher (car il était tout plein d'esprit) elle entendit les sifflements aigus de plusieurs serpents; aussitôt elle fut environnée de crapauds, de vipères, de scorpions, d'aspics et de serpents qui l'entourèrent sans la piquer; ils s'élançaient en l'air pour se jeter sur elle, et retombaient toujours dans la même place, ne pouvant avancer.

Malgré la frayeur dont elle était saisie, elle ne laissa pas de remarquer ce prodige, et elle ne put l'attribuer qu'à une bague constellée qui venait de son amant. De quelque côté qu'elle se tournât, elle voyait accourir ces venimeuses bêtes, les allées en étaient pleines, il y en avait sur les fleurs et sous les arbres. La belle Constancia ne savait que devenir, elle aperçut la reine à sa fenêtre qui riait de sa frayeur; elle connut alors qu'elle ne devait pas se promettre d'être secourue par ses ordres.

Il faut mourir, dit-elle généreusement, ces affreux monstres qui m'environnent ne sont point venus tout seuls ici; c'est la reine qui les y a fait apporter, la voilà qui veut être spectatrice de la déplorable fin de ma vie; certainement elle a été jusqu'à cette heure si malheureuse, que je n'ai pas lieu de l'aimer, et si j'en regrette la perte, les dieux, les justes dieux me sont témoins de ce qui me touche en cette occasion.»

Après avoir parlé ainsi, elle s'avança, tous les serpents et leurs camarades s'éloignaient d'elle, à mesure qu'elle marchait vers eux; elle sortit de cette manière avec autant d'étonnement qu'elle en causait à la reine; il y avait longtemps qu'on apprêtait ces dangereuses bêtes pour faire périr la bergère par leurs piqûres; elle pensait que son fils n'en serait point surpris, qu'il attribuerait sa mort à une cause naturelle, et qu'elle serait à couvert de ses reproches; mais son projet ayant manqué, elle eut recours à un autre expédient.

Il y avait au bout de la forêt une fée d'un abord inaccessible, car elle avait des éléphants qui couraient sans cesse autour de la forêt, et qui dévoraient les pauvres voyageurs, leurs chevaux, et jusqu'aux fers dont ils étaient ferrés, tant ils avaient bon appétit. La reine était convenue avec elle, que si par un hasard presque inouï, quelqu'un de sa part arrivait jusqu'à son palais, elle le chargerait de quelque chose de mortel pour lui rapporter.

Elle appela Constancia, elle lui donna ses ordres et lui dit de partir: elle avait entendu parler à toutes ses compagnes du péril qu'il y avait d'aller dans cette forêt; et même une vieille bergère lui avait raconté qu'elle s'en était tirée heureusement par le secours d'un petit mouton qu'elle avait mené avec elle; car quelque furieux que soient les éléphants, lorsqu'ils voient un agneau, ils deviennent aussi doux que lui: cette même bergère lui avait encore dit, qu'ayant été chargée de rapporter une ceinture brûlante à la reine, dans la crainte qu'elle ne la lui fît mettre, elle en avait entouré des arbres qui en avaient été consumés, et qu'ensuite la ceinture ne lui fit plus le mal que la reine avait espéré.

Lorsque la princesse écoutait ce conte, elle ne croyait pas qu'il lui serait un jour utile; mais quand la reine lui eut prononcé ses ordres (d'un air si absolu, que l'arrêt en était irrévocable) elle pria les dieux de la favoriser: elle prit Ruson avec elle, et partit pour la forêt périlleuse. La reine fut ravie:

«Nous ne verrons plus, dit-elle au roi, l'objet odieux des amours de notre fils, je l'ai envoyée dans un lieu où mille comme elle ne feraient pas le quart du déjeuner des éléphants.»

Le roi lui dit qu'elle était trop vindicative, et qu'il ne pouvait s'empêcher d'avoir regret à la plus belle fille qu'il eût jamais vue:

«Vraiment, répliqua-t-elle, je vous conseille de l'aimer, et de répandre des larmes pour sa mort, comme l'indigne Constancio en répand pour son absence.»

Cependant Constancia fut à peine dans la forêt, qu'elle se vit entourée d'éléphants: ces horribles colosses, ravis de voir le beau mouton qui marchait plus hardiment que sa maîtresse, le caressaient aussi doucement avec leurs formidables trompes, qu'une dame aurait pu le faire avec sa main; la princesse avait tant de peur que les éléphants ne séparassent ses intérêts d'avec ceux de Ruson, qu'elle le prit entre ses bras quoiqu'il fût déjà lourd: de quelque côté qu'elle se tournât, elle le leur montrait toujours; ainsi elle s'avançait diligemment vers le palais de cette inaccessible vieille.

Elle y parvint avec beaucoup de crainte et de peine: ce lui parut fort négligé; la fée qui l'habitait ne l'était pas moins: elle cachait une partie de son étonnement de la voir chez elle, car il y avait bien longtemps qu'aucunes créatures n'avaient pu y parvenir.

«Que demandez-vous, la belle fille?» lui dit-elle.

La princesse lui fit humblement les recommandations de la reine, et la pria de sa part de lui envoyer la ceinture d'amitié:

«Elle ne sera pas refusée, dit-elle; sans doute c'est pour vous.

—Je ne sais point, madame, répliqua-t-elle.

—Oh! pour moi, je le sais bien.»

Et prenant dans sa cassette une ceinture de velours bleu, d'où pendaient de longs cordons pour mettre une bourse, des ciseaux et un couteau, elle lui fit ce beau présent:

«Tenez, lui dit-elle, cette ceinture vous rendra tout aimable, pourvu que vous la mettiez aussitôt que vous serez dans la forêt.»

Après que Constancia l'eut remerciée, elle se chargea de Ruson qui lui était plus nécessaire que jamais; les éléphants lui firent fête, et la laissèrent passer malgré leur inclination dévorante: elle n'oublia pas de mettre la ceinture d'amitié autour d'un arbre; en même temps il se prit à brûler, comme s'il eût été dans le plus grand feu du monde; elle en ôta la ceinture, et fut la porter ainsi d'arbre en arbre, jusqu'à ce qu'elle ne les brûlât plus; ensuite elle arriva au palais, fort lasse.

Quand la reine la vit, elle demeura si surprise, qu'elle ne put s'en taire.

«Vous êtes une friponne, lui dit-elle; vous n'avez point été chez mon amie la fée?

—Vous me pardonnerez, madame, répondit la belle Constancia, je vous rapporte la ceinture d'amitié que je lui ai demandée de votre part.

—Ne l'avez-vous pas mise? ajouta la reine.

—Elle est trop riche pour une pauvre bergère comme moi, répliqua-t-elle.

—Non, non, dit la reine, je vous la donne pour votre peine, ne manquez pas de vous en parer. Mais, dites-moi, qu'avez-vous rencontré sur le chemin?

—J'ai vu, dit-elle, des éléphants si spirituels, et qui ont tant d'adresse, qu'il n'y a point de pays où l'on ne prît plaisir à les voir; il semble que cette forêt est leur royaume, et qu'il y en a entre eux de plus absolus les uns que les autres.»

La reine était bien chagrine, et ne disait pas tout ce qu'elle pensait; mais elle espérait que la ceinture brûlerait la bergère, sans que rien au monde pût l'en garantir. «Si les éléphants t'ont fait grâce, disait-elle tout bas, la ceinture me vengera: tu verras, malheureuse, quelle amitié j'ai pour toi, et le profit que tu recevras d'avoir su plaire à mon fils!»

Constancia s'était retirée dans sa petite chambre, où elle pleurait l'absence de son cher prince; elle n'osait lui écrire, parce que la reine avait des espions en campagne qui arrêtaient les courriers, et elle avait pris de cette manière les lettres de son fils. «Hélas! Constancio, disait-elle, vous recevrez bientôt de tristes nouvelles de moi; vous ne deviez point partir, m'abandonner aux fureurs de votre mère; vous m'auriez défendue, ou vous auriez reçu mes derniers soupirs; au lieu que je suis livrée à son pouvoir tyrannique, et que je me trouve sans aucune consolation.»

Elle alla au point du jour dans le jardin travailler à son ordinaire; elle y trouva encore mille bêtes venimeuses, dont sa bague la garantit: elle avait mis la ceinture de velours bleu; et quand la reine l'aperçut, qui cueillait des fleurs aussi tranquillement que si elle n'avait eu qu'un fil autour d'elle, il n'a jamais été un dépit égal au sien. «Quelle puissance s'intéresse pour cette bergère? s'écria-t-elle. Par ses attraits elle enchante mon fils, et par des simples innocents elle lui rend la santé; les serpents, les aspics rampent à ses pieds sans la piquer: les éléphants à sa vue deviennent obligeants et gracieux; la ceinture qui devrait l'avoir brûlée par le pouvoir de féerie, ne sert qu'à la parer: il faut donc que j'aie recours à des remèdes plus certains.»

Elle envoya aussitôt au port le capitaine de ses gardes, en qui elle avait beaucoup de confiance, pour voir s'il n'y avait point de navires prêts à partir pour les régions les plus éloignées; il en trouva un qui devait mettre à la voile au commencement de la nuit: la reine en eut grande joie, elle fit parler au patron, on lui proposa d'acheter la plus belle esclave qui fût au monde. Le marchand ravi le voulut bien: il vint au palais; et sans que la pauvre Constancia en sût rien, il la vit dans le jardin; il demeura surpris des charmes de cette incomparable fille, et la reine qui savait tout mettre à profit, parce qu'elle était très avare, la vendit fort cher.

Constancia ignorait les nouveaux déplaisirs qu'on lui préparait, elle se retira de bonne heure dans sa petite chambre, pour avoir le plaisir de rêver sans témoins à Constancio, et de faire réponse à une de ses lettres qu'elle avait enfin reçue: elle la lisait, sans pouvoir quitter une lecture si agréable, lorsqu'elle vit entrer la reine. Cette princesse avait une clef qui ouvrait toutes les serrures du palais: elle était suivie de deux muets et de son capitaine des gardes; les muets lui mirent un mouchoir dans la bouche, lièrent ses mains et l'enlevèrent. Ruson voulut suivre sa chère maîtresse, la reine se jeta sur lui et l'en empêcha, car elle craignait que ses bêlements ne fussent entendus; elle voulait que tout se passât avec beaucoup de secret et de silence. Ainsi Constancia n'ayant aucun secours, fut transportée dans le vaisseau: comme l'on n'attendait qu'elle pour partir, il cingla aussitôt en haute mer.

Il faut lui laisser faire son voyage. Telle était sa triste fortune, car la fée Souveraine n'avait pu fléchir le Destin en sa faveur; et tout ce qu'elle pouvait, c'était de la suivre partout dans une nuée obscure où personne ne la voyait. Cependant le prince Constancio occupé de sa passion, ne gardait point de mesure avec la princesse qu'on lui avait destinée: bien qu'il fût naturellement le plus poli de tous les hommes, il ne laissait pas de lui faire mille brusqueries; elle s'en plaignait souvent à son père, qui ne pouvait s'empêcher d'en quereller son neveu; ainsi le mariage se reculait fort. Quand la reine trouva à propos d'écrire au prince que Constancia était à l'extrémité, il en ressentit une douleur inexprimable; il ne voulut plus garder de mesures dans une rencontre où sa vie courait pour le moins autant de risque celle de sa maîtresse, et il partit comme un éclair.

Quelque diligence qu'il pût faire, il arriva trop tard. La reine, qui avait prévu son retour, fit dire pendant quelques jours que Constancia était malade; elle mit après d'elle des femmes qui savaient parler et se taire, comme il leur était ordonné. Le bruit de sa mort se répandit ensuite, et l'on enterra une figure de cire, disant que c'était elle. La reine, qui cherchait tous les moyens possibles de convaincre le prince de cette mort, fit sortir Mirtain de prison, pour qu'il assistât à ses funérailles; de sorte que le jour de son enterrement ayant été su de tout le monde, chacun y vint pour regretter cette charmante fille; et la reine qui composait son visage comme elle voulait, feignit de sentir cette perte par rapport au prince.

Il arriva avec toute l'inquiétude qu'on peut se figurer; quand il entra dans la ville, il ne put s'empêcher de demander au premier qu'il trouva, des nouvelles de sa chère Constancia: ceux qui lui répondirent ne la connaissaient point; et n'étant préparés sur rien, ils lui dirent qu'elle était morte. À ces funestes paroles il ne fut plus le maître de sa douleur; il tomba de cheval sans pouls, sans voix. On s'assembla; l'on vit que c'était le prince, chacun s'empressa de le secourir, et on le porta presque mort au palais.

Le roi ressentit vivement le pitoyable état de son fils; la reine s'y était préparée, elle crut que le temps et la perte de ses tendres espérances le guériraient; mais il était trop touché pour se consoler: son déplaisir bien loin de diminuer augmentait à tous moments: il passa deux jours sans voir ni parler à personne; il alla ensuite dans la chambre de la reine, les yeux pleins de larmes, la vue égarée, le visage pâle. Il lui que c'était elle qui avait fait mourir sa chère Constancia, mais qu'elle en serait bientôt punie puisqu'il allait mourir, et qu'il voulait aller au lieu où elle était enterrée.

La reine ne pouvant l'en détourner, prit le parti de le conduire elle-même dans un bois planté de cyprès, où elle avait fait élever le tombeau. Quand le prince se trouva au lieu où sa maîtresse reposait pour toujours, il dit des choses si tendres et si passionnées, que jamais personne n'a parlé comme lui. Malgré la dureté de la reine, elle fondait en larmes: Mirtain s'affligeait autant que son maître, et tous ceux qui l'entendaient partageaient son désespoir. Enfin tout d'un coup poussé par sa fureur il tira son épée, et s'approchant du marbre qui couvrait ce beau corps, il allait se tuer, si la reine et Mirtain ne lui eussent arrêté le bras.

«Non, dit-il, rien au monde ne m'empêchera de mourir et de rejoindre ma chère princesse.»

Le nom de princesse qu'il donnait à la bergère surprit la reine: elle ne savait si son fils rêvait, et elle lui aurait cru l'esprit perdu, s'il n'avait parlé juste dans tout ce qu'il disait.

Elle lui demanda pourquoi il nommait Constancia princesse; il répliqua qu'elle l'était, que son royaume s'appelait le royaume des Déserts, qu'il n'y avait point d'autre héritière, et qu'il n'en aurait jamais parlé s'il eût eu encore des mesures à garder.

«Hélas! mon fils, dit la reine, puisque Constancia est d'une naissance convenable à la vôtre, consolez-vous, car elle n'est point morte. Il faut vous avouer, pour adoucir vos douleurs, que je l'ai vendue à des marchands, ils l'emmènent esclave.

—Ah! s'écria le prince, vous me parlez ainsi, pour suspendre le dessein que j'ai formé de mourir; mais ma résolution est fixe, rien ne peut m'en détourner.

—Il faut, ajouta la reine, vous en convaincre par vos yeux.»

Aussitôt elle commanda que l'on déterrât la figure de cire. Comme il crut en la voyant d'abord que c'était le corps de son aimable princesse, il tomba dans une grande défaillance, dont on eut bien de la peine à le retirer. La reine l'assurait inutilement que Constancia n'était point morte; après le mauvais tour qu'elle lui avait fait, il ne pouvait la croire: mais Mirtain sut le persuader de cette vérité; il connaissait l'attachement qu'il avait pour lui, et qu'il ne serait pas capable de lui dire un mensonge.

Il sentit quelque soulagement, parce que de tous les malheurs le plus terrible c'est la mort, et il pouvait encore se flatter du plaisir de revoir sa maîtresse. Cependant où la chercher? On ne connaissait point les marchands qui l'avaient achetée; ils n'avaient pas dit où ils allaient: c'étaient là de grandes difficultés; mais il n'en est guère qu'un véritable amour ne surmonte, il aimait mieux périr en courant après les ravisseurs de sa maîtresse, que de vivre sans elle.

Il fit mille reproches à la reine sur son implacable dureté; il ajouta qu'elle aurait le temps de se repentir du mauvais tour qu'elle lui avait joué, qu'il allait partir, résolu de ne revenir jamais; qu'ainsi, voulant en perdre une, elle en perdrait deux. Cette mère affligée se jeta au cou de son fils, lui mouilla le visage de ses larmes, et le conjura par la vieillesse de son père et par l'amitié qu'elle avait pour lui, de ne pas les abandonner; que s'il les privait de la consolation de le voir, il serait cause de leur mort; qu'il était leur unique espérance, s'ils venaient à manquer; que leurs voisins et leurs ennemis s'empareraient du royaume. Le prince l'écouta froidement et respectueusement; mais il avait toujours devant les yeux la dureté qu'elle avait eue pour Constancia: sans elle, tous les royaumes de la terre ne l'auraient point touché; de sorte qu'il persista avec une fermeté surprenante dans la résolution de partir le lendemain.

Le roi essaya inutilement de le faire rester, il passa la nuit à donner des ordres à Mirtain, il lui confia le fidèle mouton pour en avoir soin. Il prit une grande quantité de pierreries, et dit à Mirtain de garder les autres, et qu'il serait le seul qui recevrait de ses nouvelles, à condition de les tenir secrètes, parce qu'il voulait faire ressentir à sa mère toutes les peines de l'inquiétude.

Le jour ne paraissait pas encore, lorsque l'impatient Constancio monta à cheval, se dévouant à la fortune, et la priant de lui être assez favorable pour lui faire retrouver sa maîtresse. Il ne savait de quel côté tourner ses pas; mais comme elle était partie dans un vaisseau, il crut qu'il devait s'embarquer pour la suivre. Il se rendit au plus fameux port; et sans être accompagné d'aucun de ses domestiques, ni connu de personne, il s'informa du lieu le plus éloigné où l'on pouvait aller, et ensuite de toutes les côtes, plages et ports où ils surgiraient; puis il s'embarqua dans l'espérance qu'une passion aussi pure et aussi forte que la sienne ne serait pas toujours malheureuse.

Dès que l'on approchait de terre, il montait dans la chaloupe, et venait parcourir le rivage, criant de tous côtés: «Constancia, belle Constancia, où êtes-vous? Je vous cherche et je vous appelle en vain: serez-vous encore longtemps éloignée de moi?» Ses regrets et ses plaintes étaient perdus dans le vague de l'air, il revenait dans le vaisseau, le coeur pénétré de douleur, et les yeux pleins de larmes.

Un soir que l'on avait jeté l'ancre derrière un grand rocher, il vint à son ordinaire prendre terre sur le rivage; et comme le pays était inconnu, et la nuit fort obscure, ceux qui l'accompagnaient ne voulurent point s'avancer, dans la crainte de périr en ce lieu. Pour le prince, qui faisait peu de cas de sa vie, il se mit à marcher, tombant et se relevant cent fois; à la fin il découvrit une grande lueur qui lui parut provenir de quelque feu; à mesure qu'il s'en approchait, il entendait beaucoup de bruit et des marteaux qui donnaient des coups terribles. Bien loin d'avoir peur, il se hâta d'arriver à une grande forge ouverte de tous les côtés, où la fournaise était si allumée, qu'il semblait que le soleil brillait au fond: trente géants, qui n'avaient chacun qu'un oeil au milieu du front, travaillaient en ce lieu à faire des armes.

Constancio s'approcha d'eux, et leur dit:

«Si vous êtes capables de pitié parmi le fer et le feu qui vous environnent, si par hasard vous avez vu aborder dans ces lieux la belle Constancia, que des marchands emmènent captive, que je sache où je pourrai la trouver, demandez-moi tout ce que j'ai au monde, je vous le donnerai de tout mon coeur.»

Il eut à peine cessé sa petite harangue, que le bruit avait cessé à son arrivée, recommença avec plus de force.

«Hélas! dit-il, vous n'êtes point touchés de ma douleur, barbares, je ne dois rien attendre de vous!»

Il voulut aussitôt tourner ses pas ailleurs, quand il entendit une douce symphonie qui le ravit; et regardant vers la fournaise, il vit le plus bel enfant que l'imagination puisse jamais se représenter: il était plus brillant que le feu dont il sortit. Lorsqu'il eut considéré ses charmes, le bandeau qui couvrait ses yeux, l'arc et les flèches qu'il portait, il ne douta point que ce ne fût Cupidon. C'était lui en effet qui lui cria:

«Arrête, Constancio, tu brûles d'une flamme trop pure pour que je te refuse mon secours; je m'appelle l'amour vertueux; c'est moi qui t'ai blessé pour la jeune Constancia; et c'est moi qui la défends contre le géant qui la persécute. La fée Souveraine est mon intime amie; nous sommes unis ensemble pour te la garder, mais il faut que j'éprouve ta passion avant que de te découvrir où elle est.

—Ordonne, Amour, ordonne tout ce qu'il te plaira s'écria le prince, je n'omettrai rien pour t'obéir.

—Jette-toi dans ce feu, répliqua l'enfant, et souviens-toi que si tu n'aimes pas uniquement et fidèlement, tu es perdu.

—Je n'ai aucun sujet d'avoir peur», dit Constancio.

Aussitôt il se jeta dans la fournaise, il perdit toute connaissance, ne sachant où il était, ni ce qu'il était lui-même.

Il dormit trente heures, et se trouva à son réveil le plus beau pigeon qui fût au monde; au lieu d'être dans cette horrible fournaise, il était couché dans un petit nid de roses, de jasmins et de chèvrefeuilles. Il fut aussi surpris qu'on peut jamais l'être; ses pieds pattus, les différentes couleurs de ses plumes, et ses yeux tout de feu l'étonnaient beaucoup; il se mirait dans un ruisseau, et voulant se plaindre, il trouva qu'il avait perdu l'usage de la parole, quoiqu'il eût conservé celui de son esprit.

Il envisagea cette métamorphose comme le comble de tous les malheurs: «Ah! perfide Amour, pensait-il en lui-même, quelle récompense donnes-tu au plus parfait de tous les amants? Faut-il être léger, traître et parjure pour trouver grâce devant toi? J'en ai bien vu de ce caractère que tu as couronnés, pendant que tu affliges ceux qui sont véritablement fidèles: que puis-je me promettre, continua-t-il, d'une figure aussi extraordinaire que la mienne? Me voilà pigeon: encore si je pouvais parler, comme parla autrefois l'oiseau Bleu (dont j'ai toute ma vie aimé le conte), je volerais si loin et si haut, je chercherais sous tant de climats différents ma chère maîtresse, et je m'en informerais à tant de personnes, que je la trouverais; mais je n'ai pas la liberté de prononcer son nom; et l'unique remède qu'il m'est permis de tenter, c'est de me précipiter dans quelque abîme pour y mourir.»

Occupé de cette funeste résolution, il vola sur une haute montagne d'où il voulut se jeter en bas; mais ses ailes le soutinrent malgré lui; il en fut étonné; car n'ayant pas encore été pigeon, il ignorait de quel secours peuvent être des plumes; il prit la résolution de se les arracher toutes, et sans quartier il commença de se plumer.

Ainsi dépouillé, il allait tenter une nouvelle cabriole du sommet d'un rocher, quand deux filles survinrent. Dès qu'elles virent cet infortuné oiseau, l'une se dit à l'autre:

«D'où vient cet infortuné pigeon? Sort-il des serres aiguës de quelque oiseau de proie, ou de la gueule d'une belette?

—J'ignore d'où il vient, répondit la plus jeune, mais je sais bien où il ira; et se jetant sur la pacifique bestiole, il ira, continua-t-elle, tenir compagnie à cinq de son espèce, dont je veux faire une tourte pour la fée Souveraine.»

Le prince Pigeon l'entendant parler ainsi, bien loin de fuir, s'approcha pour qu'elle lui fît la grâce de le tuer promptement: mais ce qui devait causer sa perte le garantit; car ces filles le trouvèrent si poli et si familier, qu'elles résolurent de le nourrir. La plus belle l'enferma dans une corbeille couverte où elle mettait ordinairement son ouvrage, et elles continuèrent leur promenade.

«Depuis quelques jours, disait l'une d'elles, il semble que notre maîtresse a bien des affaires, elle monte à tout moment sur son chameau de feu, et va jour et nuit d'un pôle à l'autre sans s'arrêter.

—Si tu étais discrète, repartit sa compagne, je t'en apprendrais la raison, car elle a bien voulu me l'apprendre.

—Va, je saurai me taire, s'écria celle qui avait déjà parlé, assure-toi de mon secret.

—Sache donc, reprit-elle, que sa princesse Constancia, qu'elle aime si fort, est persécutée d'un géant qui veut l'épouser: il l'a mise dans une tour; et pour l'empêcher d'achever ce mariage, il faut qu'elle fasse des choses surprenantes.»

Le prince écoutait leur conversation du fond de son panier: il avait cru jusqu'alors que rien ne pouvait augmenter ses disgrâces; mais il connut avec une extrême douleur qu'il s'était bien trompé; et l'on peur assez juger par tout ce que j'ai raconté de sa passion, et par les circonstances où il se trouvait, d'être devenu pigeonneau dans le temps où son secours était si nécessaire à sa princesse, qu'il ressentit un véritable désespoir; son imagination ingénieuse à le tourmenter lui représentait Constancia dans la fatale tour, assiégée par les importunités, les violences et les emportements d'un redoutable géant: il appréhendait qu'elle craignît, et qu'elle ne donnât les mains à son mariage. Un moment après, il appréhendait qu'elle ne craignît pas, et qu'elle n'exposât sa vie aux fureurs d'un tel amant. Il serait difficile de représenter l'état où il était.

La jeune personne qui le portait dans sa manette, étant de retour avec sa compagne au palais de la fée qu'elles servaient, la trouvèrent qui se promenait dans une allée sombre de son jardin. Elles se prosternèrent d'abord à ses pieds, et lui dirent ensuite:

«Grande reine, voici un pigeon que nous avons trouvé; il est doux, il est familier et s'il avait des plumes, il serait fort beau; nous avons résolu de le nourrir dans notre chambre; mais si vous l'agréez, il pourra quelquefois vous divertir dans la vôtre.»

La fée prit la corbeille où il était enfermé, elle l'en tira, et fit des réflexions sérieuses sur les grandeurs du monde; car il était extraordinaire de voir un prince tel que Constancio sous la figure d'un pigeon prêt à être rôti ou bouilli; et quoique ce fût elle qui eût jusqu'alors conduit cette métamorphose, et que rien n'arrivât que par ses ordres; cependant, comme elle moralisait volontiers sur tous les événements, celui-là la frappa fort. Elle caressa le pigeonneau, et de sa part il n'oublia rien pour s'attirer son attention, afin qu'elle voulût le soulager dans sa triste aventure: il lui faisait la révérence à la pigeonne, en tirant un peu le pied; il la becquetait d'un air caressant: bien qu'il fût pigeon novice, il en savait déjà plus que les vieux pères et les vieux ramiers.

La fée Souveraine le porta dans son cabinet, en ferma la porte, et lui dit:

«Prince, le triste état où je te trouve aujourd'hui ne m'empêche pas de te connaître et de t'aimer, à cause de ma fille Constancia, qui est aussi peu indifférente pour toi que tu l'es pour elle: n'accuse personne que moi de ta métamorphose; je t'ai fait entrer dans la fournaise pour éprouver la candeur de ton amour: il est pur, il est ardent, il faut que tu aies tout l'honneur de l'aventure.»

Le pigeon baissa trois fois la tête en signe de reconnaissance, et il écouta ce que la fée voulait lui dire.

«La reine ta mère, reprit-elle, eut à peine reçu l'argent et les pierreries en échange de la princesse, qu'elle l'envoya avec la dernière violence aux marchands qui l'avaient achetée; et sitôt qu'elle fut dans le vaisseau, ils firent voile aux grandes Indes, où ils étaient bien sûrs de se défaire avec beaucoup de profit du précieux joyau qu'ils emmenaient. Ses pleurs et ses prières ne changèrent point leur résolution: elle disait inutilement que le prince Constancio la rachèterait de tout ce qu'il possédait au monde. Plus elle leur faisait valoir ce qu'ils en pouvaient attendre, plus ils se hâtaient de le fuir, dans la crainte qu'il ne fût averti de son enlèvement, et qu'il ne vînt leur arracher cette proie.

«Enfin après avoir couru la moitié du monde, ils se trouvèrent battus d'une furieuse tempête. La princesse, accablée de sa douleur et des fatigues de la mer, était mourante; ils appréhendaient de la perdre, et se sauvèrent dans le premier port; mais comme ils débarquaient, ils virent venir un géant d'une grandeur épouvantable; il était suivi de plusieurs autres, qui tous ensemble dirent qu'ils voulaient voir ce qu'il y avait de plus rare dans leur vaisseau. Le géant étant entré, le premier objet qui frappa sa vue, ce fut la jeune princesse; ils se reconnurent aussitôt l'un et l'autre. «Ah! petite scélérate, s'écria-t-il, les dieux justes et pitoyables te ramènent donc sous mon pouvoir: te souvient-il du jour que je te trouvai, et que tu coupas mon sac? Je me trompe si tu me joues le même tour à présent.» En effet, il la prit comme un aigle prend un poulet, et malgré sa résistance et les prières des marchands, il l'emporta dans ses bras, courant de toute sa force jusqu'à sa grande tour.

«Cette tour est sur une haute montagne: les enchanteurs qui l'ont bâtie n'ont rien oublié pour la rendre belle et curieuse. Il n'y a point de porte, l'on y monte par les fenêtres qui sont très hautes; les murs de diamants brillent comme le soleil, et sont d'une dureté à toute épreuve. En effet, ce que l'art et la nature peuvent rassembler de plus riche est au-dessous de ce qu'on y voit. Quand le furieux géant tint la charmante Constancia, il lui dit qu'il voulait l'épouser, et la rendre la plus heureuse personne de l'univers; qu'elle serait maîtresse de tous ses trésors, qu'il aurait la bonté de l'aimer, et qu'il ne doutait point qu'elle ne fût ravie que sa bonne fortune l'eût conduite vers lui. Elle lui fit connaître par ses larmes et par ses lamentations l'excès de son désespoir; et comme je conduisais tout secrètement, malgré le destin, qui avait juré la perte de Constancia, j'inspirai au géant des sentiments de douceur qu'il n'avait connus de sa vie; de sorte qu'au lieu de se fâcher, il dit à la princesse qu'il lui donnait un an, pendant lequel il ne lui ferait aucunes violences; mais que si elle ne prenait pas dans ce temps la résolution de le satisfaire, il l'épouserait malgré elle, et qu'ensuite il la ferait mourir; qu'ainsi elle pouvait voir ce qui l'accommoderait le mieux.

«Après cette funeste déclaration, il fit enfermer avec elle les plus belles filles du monde pour lui tenir compagnie, et la retirer de cette profonde tristesse où elle s'abîmait. Il mit des géants aux environs de la tour pour empêcher que qui que ce fût en approchât: et en effet, si l'on avait cette témérité, l'on en recevrait bientôt la punition, car ce sont des gardes bien redoutables et bien cruels.

«Enfin la pauvre princesse ne voyant aucune apparence d'être secourue, et qu'il ne reste plus qu'un jour pour achever l'année, se prépare à se précipiter du haut de la tour dans la mer. Voilà, seigneur Pigeon, l'état où elle est réduite; le seul remède que j'y trouve, c'est que vous voliez vers elle, tenant dans votre bec une petite bague que voilà; sitôt qu'elle l'aura mise à son doigt, elle deviendra colombe, et vous vous sauverez heureusement.»

Le pigeonneau était dans la dernière impatience de partir, il ne savait comment le faire comprendre; il tirailla la manchette et le tablier en falbala de la fée, il s'approcha ensuite des fenêtres, où il donna quelques coups de bec contre les vitres. Tout cela voulait dire en langage pigeonnique: «Je vous supplie, madame, de m'envoyer avec votre bague enchantée pour soulager notre belle princesse.» Elle entendit son jargon, et répondant à ses désirs:

«Allez, volez, charmant pigeon, lui dit-elle, voici la bague qui vous guidera; prenez grand soin de ne pas la perdre, car il n'y a que vous au monde qui puissiez retirer Constancia du lieu où elle est.»

Le prince Pigeon, comme je l'ai déjà dit, n'avait point de plumes, il se les était arrachées dans son extrême désespoir. La fée le frotta d'une essence merveilleuse, qui lui en fit revenir de si belles et si extraordinaires, que les pigeons de Vénus n'étaient pas dignes d'entrer en aucune comparaison avec lui. Il fut ravi de se voir remplumé; et prenant l'essor, il arriva au lever de l'aurore sur le haut de la tour, dont les murs de diamants brillaient à un tel point, que le soleil a moins de feu dans son plus grand éclat. Il y avait un spacieux jardin sur le donjon, au milieu duquel s'élevait un oranger chargé de fleurs et de fruits; le reste du jardin était fort curieux, et le prince Pigeon n'aurait pas été indifférent au plaisir de l'admirer, s'il n'avait été occupé de choses bien plus importantes.

Il se percha sur l'oranger, il tenait dans son bec la bague, et ressentait une terrible inquiétude, lorsque la princesse entra: elle avait une longue robe blanche, sa tête était couverte d'un grand voile noir brodé d'or, il était abattu sur son visage, et traînait de tous côtés. L'amoureux pigeon aurait pu douter que c'était elle, si la noblesse de sa taille et son air majestueux eussent pu être dans une autre à un point si parfait. Elle vint s'asseoir sous l'oranger, et levant son voile tout d'un coup, il en demeura pour quelque temps ébloui.

«Tristes regrets, tristes pensées! s'écria-t-elle. Vous êtes à présent inutiles, mon coeur affligé a passé un an entier entre la crainte et l'espérance; mais le terme fatal est arrivé! c'est aujourd'hui; c'est dans quelques heures qu'il faut que je meure, ou que j'épouse le géant: hélas, est-il possible que la fée Souveraine et le prince Constancio m'aient si fort abandonnée! que leur ai-je fait? Mais à quoi me servent ces réflexions? Ne vaut-il pas mieux exécuter le noble dessein que j'ai conçu?»

Elle se leva d'un air plein de hardiesse pour se précipiter: cependant, comme le moindre bruit lui faisait peur, et qu'elle entendit le pigeonneau qui s'agitait sur l'arbre, elle leva les yeux pour voir ce que c'était; en même temps il vola sur elle, et posa dans son sein l'importante petite bague. La princesse surprise des caresses de ce bel oiseau et de son charmant plumage, ne le fut pas moins du présent qu'il venait de lui faire. Elle considéra la bague, elle y remarqua quelques caractères mystérieux, et elle la tenait encore, lorsque le géant entra dans le jardin, sans qu'elle l'eût même entendu venir.

Quelques-unes des femmes qui la servaient étaient allées rendre compte à ce terrible amant du désespoir de la princesse, et qu'elle voulait se tuer, plutôt que de l'épouser. Lorsqu'il sut qu'elle était montée si matin au haut de la tour, il craignit une funeste catastrophe: son coeur qui jusqu'alors n'avait été capable que de barbarie, était tellement enchanté des beaux yeux de cette aimable personne, qu'il l'aimait avec délicatesse. Ô dieux, que devint-elle quand elle le vit! elle appréhenda qu'il ne lui ôtât les moyens qu'elle cherchait de mourir. Le pauvre pigeon n'était pas médiocrement effrayé de ce formidable colosse. Dans le trouble où elle était, elle mit la bague à son doigt, et sur-le-champ, ô merveille! elle fut métamorphosée en colombe, et s'envola à tire d'ailes avec le fidèle pigeon.

Jamais surprise n'a égalé celle du géant. Après avoir regardé sa maîtresse devenue colombe, qui traversait le vaste espace de l'air, il demeura quelque temps immobile, puis il poussa des cris et fit des hurlements qui ébranlèrent les montagnes, et ne finirent qu'avec sa vie: il la termina au fond de la mer, où il était bien plus juste qu'il se noyât que la charmante princesse. Elle s'éloignait donc très diligemment avec son guide; mais lorsqu'ils eurent fait un assez long chemin pour ne plus rien craindre, ils s'abattirent doucement dans un bois fort sombre par la quantité d'arbres, et fort agréable à cause de l'herbe verte et des fleurs qui couvraient la terre. Constancia ignorait encore que le pigeon fût son véritable amant. Il était très affligé de ne pouvoir parler pour lui en rendre compte, quand il sentit une main invisible qui lui déliait la langue; il en eut une sensible joie, et dit aussitôt à la princesse:

«Votre coeur ne vous a-t-il pas appris, charmante colombe, que vous êtes avec un pigeon qui brûle toujours des mêmes feux que vous allumez?

—Mon coeur souhaitait le bonheur qui m'arrive, répliqua-t-elle, mais il n'osait s'en flatter: hélas, qui l'aurait pu imaginer! j'étais sur le point de périr sous les coups de ma bizarre fortune; vous êtes venu m'arracher d'entre les bras de la mort, ou d'un monstre que je redoutais plus qu'elle.»

Le prince, ravi d'entendre parler sa colombe, et de la retrouver aussi tendre qu'il la désirait, lui dit tout ce que la passion la plus délicate et la plus vive peut inspirer; il lui raconta ce qui s'était passé depuis le triste moment de son absence, particulièrement la rencontre surprenante de l'amour Forgeron et de la fée dans son palais: elle eut une grande joie de savoir que sa meilleure amie était toujours dans ses intérêts.

«Allons la trouver, mon cher prince, dit-elle à Constancio, et la remercier de tout le bien qu'elle nous fait: elle nous rendra notre première figure; nous retournerons dans votre royaume ou dans le mien.

—Si vous m'aimez autant que je vous aime, répliqua-t-il, je vous ferai une proposition où l'amour seul a part. Mais, aimable princesse, vous m'allez dire que je suis un extravagant.

—Ne ménagez point la réputation de votre esprit aux dépens de votre coeur, reprit-elle; parlez sans crainte; je vous entendrai toujours avec plaisir.

—Je serais d'avis, continua-t-il, que nous ne changeassions point de figure; vous colombe, et moi pigeon, pouvons brûler des mêmes feux qui ont brûlé Constancio et Constancia. Je suis persuadé qu'étant débarrassés du soin de nos royaumes, n'ayant ni conseil à tenir, ni guerre à faire, ni audiences à donner, exempts de jouer sans cesse un rôle importun sur le grand théâtre du monde, il nous sera plus aisé de vivre l'un pour l'autre dans cette aimable solitude.

—Ah! s'écria la colombe, que votre dessein renferme de grandeur et de délicatesse! Quelque jeune que je sois, hélas! j'ai tant éprouvé de disgrâces; la fortune, jalouse de mon innocente beauté, m'a persécutée si opiniâtrement, que je serai ravie de renoncer à tous les biens qu'elle donne, afin de ne vivre que pour vous. Oui, mon cher prince, j'y consens: choisissons un pays agréable, et passons sous cette métamorphose nos plus beaux jours; menons une vie innocente, sans ambition et sans désirs, que ceux qu'un amour vertueux inspire.

—C'est moi qui veux vous guider, s'écria l'Amour en descendant du plus haut de l'Olympe. Un dessein si tendre mérite ma protection.

—Et la mienne aussi, dit la fée Souveraine qui parut tout d'un coup. Je viens vous chercher pour m'avancer de quelques moments le plaisir de vous voir.»

Le pigeon et la colombe eurent autant de joie que de surprise de ce nouvel événement.

«Nous nous mettons sous votre conduite, dit Constancia à la fée.

—Ne nous abandonnez pas, dit Constancio à l'Amour.

—Venez, dit-il, à Paphos, l'on y respecte encore ma mère, et l'on y aime toujours les oiseaux qui lui étaient consacrés.

—Non, répondit la princesse, nous ne cherchons point le commerce des hommes: heureux qui peut y renoncer! il nous faut seulement une belle solitude.»

La fée aussitôt frappa la terre de sa baguette. L'Amour la frappa d'une flèche dorée. Ils virent en même temps le plus beau désert de la nature et le mieux orné de bois, de fleurs, de prairies et de fontaines.

«Restez-y des millions d'années, s'écria l'Amour. Jurez-vous une fidélité éternelle en présence de cette merveilleuse fée.

—Je le jure à ma colombe, s'écria le pigeon.

—Je le jure à mon pigeon, s'écria la colombe.

—Votre mariage, dit la fée, ne pouvait être fait par un dieu plus capable de le rendre heureux. Au reste, je vous promets que si vous vous lassez de cette métamorphose, je ne vous abandonnerai point, et je vous rendrai votre première figure.»

Pigeon et colombe en remercièrent la fée; mais ils l'assurèrent qu'ils ne l'appelleraient point pour cela; qu'ils avaient trop éprouvé les malheurs de la vie: ils la prièrent seulement de leur faire venir Ruson, en cas qu'il ne fût pas mort.

«Il a changé d'état, dit l'Amour, c'est moi qui l'avait condamné à être mouton. Il m'a fait pitié, je l'ai rétabli sur le trône d'où je l'avais arraché.»

À ces nouvelles, Constancia ne fut plus surprise des jolies choses qu'elle lui avait vu faire. Elle conjura l'Amour de lui apprendre les aventures d'un mouton qui lui avait été si cher.

«Je viendrai vous les dire, répliqua-t-il obligeamment. Pour aujourd'hui, je suis attendu et souhaité en tant d'endroits, que je ne sais où j'irai en premier. Adieu, continua-t-il, heureux et tendres époux, vous pouvez vous vanter d'être les plus sages de mon empire.»

La fée Souveraine resta quelque temps avec les nouveaux mariés. Elle ne pouvait assez louer le mépris qu'ils faisaient des grandeurs de la terre; mais il est bien certain qu'ils prenaient le meilleur parti pour la tranquillité de la vie. Enfin elle les quitta; l'on a su par elle et par l'Amour, que le prince Pigeon et la princesse Colombe se sont toujours aimés fidèlement.

D'un amour pur nous voyons le destin:
Des troubles renaissants, un espoir incertain,
De tristes accidents, de fatales traverses
Affligent quelquefois les plus parfaits amants.
L'amour, qui nous unit par des noeuds si charmants,
Pour conduire au bonheur, a des routes diverses:
Le ciel, en les troublant, assure nos désirs.
Jeunes coeurs, il est vrai, des épreuves si rudes
Vous arrachent des pleurs, vous coûtent des soupirs;
Mais quand l'amour est pur! peines, inquiétudes,
Sont autant de garants des plus charmants plaisirs.

Le Prince Marcassin

Il était une fois un roi et une reine qui vivaient dans une grande tristesse, parce qu'ils n'avaient point d'enfants: la reine n'était plus jeune, bien qu'elle fût encore belle, de sorte qu'elle n'osait s'en promettre: cela l'affligeait beaucoup; elle dormait peu, et soupirait sans cesse, priant les dieux et toutes les fées de lui être favorables. Un jour qu'elle se promenait dans un petit bois, après avoir cueilli quelques violettes et des roses, elle cueillit aussi des fraises; mais aussitôt qu'elle en eut mangé, elle fut saisie d'un si profond sommeil, qu'elle se coucha au pied d'un arbre et s'endormit.

Elle rêva, pendant son sommeil, qu'elle voyait passer en l'air trois fées qui s'arrêtaient au-dessus de sa tête. La première la regardant en pitié, dit:

«Voilà une aimable reine, à qui nous rendrions un service bien essentiel, si nous la voulions douer d'un enfant.

—Volontiers, dit la seconde, douez-la, puisque vous êtes notre aînée.

—Je la doue, continua-t-elle, d'avoir un fils, le plus beau, le plus aimable, et le mieux aimé qui soit au monde.

—Et moi, dit l'autre, je la doue de voir ce fils heureux dans ses entreprises, toujours puissant, plein d'esprit et de justice.»

Le tour de la troisième étant venu pour douer, elle éclata de rire, et marmotta plusieurs choses entre ses dents, que la reine n'entendit point.

Voilà le songe qu'elle fit. Elle se réveilla au bout de quelques moments; elle n'aperçut rien en l'air ni dans le jardin. «Hélas! dit-elle, je n'ai point assez de bonne fortune pour espérer que mon rêve se trouve véritable: quels remerciements ne ferais-je pas aux dieux et aux bonnes fées si j'avais un fils!» Elle cueillit encore des fleurs, et revint au palais plus gaie qu'à l'ordinaire. Le roi s'en aperçut, il la pria de lui en dire la raison; elle s'en défendit, il la pressa davantage.

«Ce n'est point, lui dit-elle, une chose qui mérite votre curiosité; il n'est question que d'un rêve, mais vous me trouverez bien faible d'y ajouter quelque sorte de foi.»

Elle lui raconta qu'elle avait vu en dormant trois fées en l'air, et ce que deux avaient dit; que la troisième avait éclaté de rire, sans qu'elle eût pu entendre ce qu'elle marmottait.

«Ce rêve, dit le roi, me donne comme à vous de la satisfaction; mais j'ai de l'inquiétude de cette fée de belle humeur, car la plupart sont malicieuses, et ce n'est pas toujours bon signe quand elles rient.

—Pour moi, répliqua la reine, je crois que cela ne signifie ni bien ni mal; mon esprit est occupé du désir que j'ai d'avoir un fils, et il se forme là-dessus cent chimères: que pourrait-il même lui arriver, en cas qu'il y eût quelque chose de véritable dans ce que j'ai songé? Il est doué de tout ce qui se peut de plus avantageux? plût au ciel que j'eusse cette consolation!»

Elle se prit à pleurer là-dessus; il l'assura qu'elle lui était si chère, qu'elle lui tenait lieu de tout.

Au bout de quelques mois, la reine s'aperçut qu'elle était grosse: tout le royaume fut averti de faire des voeux pour elle; les autels ne fumaient plus que des sacrifices qu'on offrait aux dieux pour la conservation d'un trésor si précieux. Les États assemblés députèrent pour aller complimenter leurs majestés; tous les princes du sang, les princesses et les ambassadeurs se trouvèrent aux couches de la reine; la layette pour ce cher enfant était d'une beauté admirable; la nourrice excellente. Mais que la joie publique se changea bien en tristesse, quand au lieu d'un beau prince, l'on vit naître un petit Marcassin! Tout le monde jeta de grands cris qui effrayèrent fort la reine. Elle demanda ce que c'était; on ne voulut pas le lui dire, crainte qu'elle ne mourût de douleur: au contraire, on l'assura qu'elle était mère d'un beau garçon, et qu'elle avait sujet de s'en réjouir.

Cependant le roi s'affligeait avec excès; il commanda que l'on mît le Marcassin dans un sac, et qu'on le jetât au fond de la mer, pour perdre entièrement l'idée d'une chose si fâcheuse: mais ensuite il en eut pitié; et pensant qu'il était juste de consulter la reine là-dessus, il ordonna qu'on le nourrît, et ne parla de rien à sa femme, jusqu'à ce qu'elle fût assez bien, pour ne pas craindre de la faire mourir par un grand déplaisir. Elle demandait tous les jours à voir son fils: on lui disait qu'il était trop délicat pour être transporté de sa chambre à la sienne, et là-dessus elle se tranquillisait.

Pour le prince Marcassin, il se faisait nourrir en Marcassin qui a grande envie de vivre: il fallut lui donner six nourrices, dont il y en avait trois sèches, à la mode d'Angleterre. Celles-ci lui faisaient boire à tous moments du vin d'Espagne et des liqueurs, qui lui apprirent de bonne heure à se connaître aux meilleurs vins. La reine impatiente de caresser son marmot, dit au roi qu'elle se portait assez bien pour aller jusqu'à son appartement, et qu'elle ne pouvait plus vivre sans voir son fils. Le roi poussa un profond soupir; il commanda qu'on apportât l'héritier de la couronne. Il était emmailloté comme un enfant, dans des langes de brocart d'or. La reine le prit entre ses bras, et levant une dentelle frisée qui couvrait sa hure, hélas! que devint-elle à cette fatale vue? Ce moment pensa être le dernier de sa vie; elle jetait de tristes regards sur le roi, n'osant lui parler.

«Ne vous affligez point, ma chère reine, lui dit-il, je ne vous impute rien de notre malheur; c'est ici, sans doute, un tour de quelque fée malfaisante, si vous voulez y consentir, je suivrai le premier dessein que j'ai eu de faire noyer ce petit monstre.

—Ah! sire, lui dit-elle, ne me consultez point pour une action si cruelle, je suis la mère de cet infortuné Marcassin, je sens ma tendresse qui sollicite en sa faveur; de grâce, ne lui faisons point de mal, il en a déjà trop, ayant dû naître homme, d'être né sanglier.»

Elle toucha si fortement le roi par ses larmes et par ses raisons, qu'il lui promit ce qu'elle souhaitait; de sorte que les dames qui élevaient Marcassinet, commencèrent d'en prendre encore plus de soin; car on l'avait regardé jusqu'alors comme une bête proscrite, qui servirait bientôt de nourriture aux poissons. Il est vrai que malgré sa laideur, on lui remarquait des yeux tout pleins d'esprit; on l'avait accoutumé à donner son petit pied à ceux qui venaient le saluer, comme les autres donnent leur main; on lui mettait des bracelets de diamants, et il faisait toutes ces choses avec assez de grâce.

La reine ne pouvait s'empêcher de l'aimer; elle l'avait souvent entre ses bras, le trouvant joli dans le fond de son coeur, car elle n'osait le dire, de crainte de passer pour folle; mais elle avouait à ses amies que son fils lui paraissait aimable; elle le couvrait de mille noeuds de nonpareilles couleur de roses; ses oreilles étaient percées; il avait une lisière avec laquelle on le soutenait, pour lui apprendre à marcher sur les pieds de derrière; on lui mettait des souliers et des bas de soie attachés sur le genou, pour lui faire paraître la jambe plus longue; on le fouettait quand il voulait gronder: enfin on lui ôtait, autant qu'il était possible, les manières marcassines.

Un soir que la reine se promenait et qu'elle le portait à son cou, elle vint sous le même arbre où elle s'était endormie, et où elle avait rêvé tout ce que j'ai déjà dit; le souvenir de cette aventure lui revint fortement dans l'esprit: «Voilà donc, disait-elle, ce prince si beau, si parfait et si heureux que je devais avoir? Ô songe trompeur, vision fatale! ô fées, que vous avais-je fait pour vous moquer de moi?» Elle marmottait ces paroles entre ses dents, lorsqu'elle vit croître tout d'un coup un chêne, dont il sortit une dame fort parée, qui, la regardant d'un air affable, lui dit:

«Ne t'afflige point, grande reine, d'avoir donné le jour à Marcassinet; je t'assure qu'il viendra un temps où tu le trouveras aimable.»

La reine la reconnut pour une des trois fées, qui passant en l'air lorsqu'elle dormait, s'étaient arrêtées et lui avaient souhaité un fils.

«J'ai de la peine à vous croire, madame, répliqua-t-elle; quelque esprit que mon fils puisse avoir, qui pourra l'aimer sous une telle figure?»

La fée lui répliqua encore une fois:

«Ne t'afflige point, grande reine, d'avoir donné le jour à Marcassinet, je t'assure qu'il viendra un temps où tu le trouveras aimable.»

Elle se remit aussitôt dans l'arbre, et l'arbre rentra en terre, sans qu'il parût même qu'il y en eût eu en cet endroit.

La reine, fort surprise de cette nouvelle aventure, ne laissa pas de se flatter que les fées prendraient quelque soin de l'altesse Bestiole: elle retourna promptement au palais pour en entretenir le roi; mais il pensa qu'elle avait imaginé ce moyen pour lui rendre son fils moins odieux.

«Je vois fort bien, lui dit-elle, à l'air dont vous m'écoutez, que vous ne me croyez pas; cependant rien n'est plus vrai que tout ce que je viens de vous raconter.

—Il est fort triste, dit le roi, d'essuyer les railleries des fées: par où s'y prendront-elles pour rendre notre enfant autre chose qu'un sanglier? Je n'y songe jamais sans tomber dans l'accablement.»

La reine se retira plus affligée qu'elle l'eût encore été; elle avait espéré que les promesses de la fée adouciraient le chagrin du roi; cependant il voulait à peine les écouter. Elle se retira, bien résolue de ne lui plus rien dire de leur fils, et de laisser aux dieux le soin de consoler son mari.

Marcassin commença de parler, comme font tous les enfants, il bégayait un peu; mais cela n'empêchait pas que la reine n'eût beaucoup de plaisir à l'entendre, car elle craignait qu'il ne parlât de sa vie. Il devenait fort grand, et marchait souvent sur les pieds de derrière. Il portait de longues vestes qui lui couvraient les jambes; un bonnet à l'anglaise de velours noir, pour cacher sa tête, ses oreilles, et une partie de son groin. À la vérité il lui venait des défenses terribles; ses soies étaient furieusement hérissées; son regard fier, et le commandement absolu. Il mangeait dans une auge d'or, où on lui préparait des truffes, des glands, des morilles, de l'herbe, et l'on n'oubliait rien pour le rendre propre et poli. Il était né avec un esprit supérieur, et un courage intrépide. Le roi connaissant son caractère, commença à l'aimer plus qu'il n'avait fait jusque-là. Il choisit de bons maîtres pour lui apprendre tout ce qu'on pourrait. Il réussissait mal aux danses figurées, mais pour le passe-pied et le menuet, où il fallait aller vite et légèrement, il y faisait des merveilles. À l'égard des instruments, il connut bien que le luth et le théorbe ne lui convenaient pas; il aimait la guitare, et jouait joliment de la flûte. Il montait à cheval avec une disposition et une grâce surprenantes; il ne se passait guère de jours qu'il n'allât à la chasse, et qu'il ne donnât de terribles coups de dents aux bêtes les plus féroces et les plus dangereuses. Ses maîtres lui trouvaient un esprit vif, et toute la facilité possible à se perfectionner dans les sciences. Il ressentait bien amèrement le ridicule de sa figure marcassine; de sorte qu'il évitait de paraître aux grandes assemblées.

Il passait sa vie dans une heureuse indifférence, lorsqu'étant chez la reine, il vit entrer une dame de bonne mine, suivie de trois jeunes filles très aimables. Elle se jeta aux pieds de la reine; elle lui dit qu'elle venait la supplier de les recevoir auprès d'elle; que la mort de son mari et de grands malheurs l'avaient réduite à une extrême pauvreté; que sa naissance et son infortune étaient assez connues de sa majesté, pour espérer qu'elle aurait pitié d'elle. La reine fut attendrie de les voir ainsi à ses genoux, elle les embrassa, et leur dit qu'elle recevait avec plaisir ses trois filles. L'aînée s'appelait Ismène, la seconde Zélonide, et la cadette Marthesie; qu'elle en prendrait soin; qu'elle ne se décourageât point; qu'elle pouvait rester dans le palais, où l'on aurait beaucoup d'égards pour elle et qu'elle comptât sur son amitié. La mère, charmée des bontés de la reine, baisa mille fois ses mains, et se trouva tout d'un coup dans une tranquillité qu'elle ne connaissait pas depuis longtemps.

La beauté d'Ismène fit du bruit à la cour, et toucha sensiblement un jeune chevalier, nommé Coridon, qui ne brillait pas moins de son côté qu'elle brillait du sien. Ils furent frappés presque en même temps d'une secrète sympathie qui les attacha l'un à l'autre. Le chevalier était infiniment aimable; il plut, on l'aima. Et comme c'était un parti très avantageux pour Ismène, la reine s'aperçut avec plaisir des soins qu'il lui rendait, et du compte qu'elle lui en tenait. Enfin on parla de leur mariage; tout semblait y concourir. Ils étaient nés l'un pour l'autre, et Coridon n'oubliait rien de toutes ces fêtes galantes, et de tous ces soins empressés qui engagent fortement un coeur déjà prévenu.

Cependant le prince avait ressenti le pouvoir d'Ismène dès qu'il l'avait vue, sans oser lui déclarer sa passion. «Ah! Marcassin, Marcassin, s'écriait-il en se regardant dans un miroir, serait-il bien possible qu'avec une figure si disgraciée, tu osasses te promettre quelque sentiment favorable de la belle Ismène? Il faut se guérir, car de tous les malheurs, le plus grand, c'est d'aimer sans être aimé.» Il évitait très soigneusement de la voir; et comme il n'en pensait pas moins à elle, il tomba dans une affreuse mélancolie: il devint si maigre que les os lui perçaient la peau. Mais il eut une grande augmentation d'inquiétude, quand il apprit que Coridon recherchait ouvertement Ismène; qu'elle avait pour lui beaucoup d'estime, et qu'avant qu'il fût peu, le roi et la reine feraient la fête de leurs noces.

À ces nouvelles, il sentit que son amour augmentait, et que son espérance diminuait, car il lui semblait moins difficile de plaire à Ismène indifférente, qu'à Ismène prévenue pour Coridon. Il comprit encore que son silence achevait de le perdre; de sorte qu'ayant cherché un moment favorable pour l'entretenir, il le trouva. Un jour qu'elle était assise sous un agréable feuillage, où elle chantait quelques paroles que son amant avait faites pour elle, Marcassin l'aborda tout ému, et s'étant placé auprès d'elle, il lui demanda s'il était vrai, comme on lui avait dit, qu'elle allait épouser Coridon? Elle répliqua que la reine lui avait ordonné de recevoir ses assiduités, et qu'apparemment cela devait avoir quelque suite.

«Ismène, lui dit-il, en se radoucissant, vous êtes si jeune, que je ne croyais pas que l'on pensât à vous marier; si je l'avais su, je vous aurais proposé le fils unique d'un grand roi, qui vous aime, et qui serait ravi de vous rendre heureuse.»

À ces mots, Ismène pâlit: elle avait déjà remarqué que Marcassin, qui était naturellement assez farouche, lui parlait avec plaisir; qu'il lui donnait toutes les truffes que son instinct marcassinique lui faisait trouver dans la forêt, et qu'il la régalait des fleurs dont son bonnet était ordinairement orné. Elle eut une grande peur qu'il ne fût le prince dont il parlait, et elle lui répondit:

«Je suis bien aise, seigneur, d'avoir ignoré les sentiments du fils de ce grand roi; peut-être que ma famille, plus ambitieuse que je ne le suis, aurait voulu me contraindre à l'épouser; et je vous avoue confidemment que mon coeur est si prévenu pour Coridon, qu'il ne changera jamais.

—Quoi! répliqua-t-il, vous refuseriez une tête couronnée qui mettrait sa fortune à vous plaire?

—Il n'y a rien que je ne refuse, lui dit-elle; j'ai plus de tendresse que d'ambition; et je vous conjure, seigneur, puisque vous avez commerce avec ce prince, de l'engager à me laisser en repos.

—Ah! scélérate, s'écria l'impatient Marcassin, vous ne connaissez que trop le prince dont je vous parle! Sa figure vous déplaît; vous ne voudriez pas avoir le nom de reine Marcassine; vous avez juré une fidélité éternelle à votre chevalier; songez cependant, songez à la différence qui est entre nous; je ne suis pas un Adonis, j'en conviens, mais je suis un sanglier redoutable; la puissance suprême vaut bien quelques petits agréments naturels: Ismène, pensez-y, ne me désespérez pas.»

En disant ces mots, ses yeux paraissaient tout de feu, et ses longues défenses faisaient l'une contre l'autre un bruit dont cette pauvre fille tremblait.

Marcassin se retira. Ismène, affligée, répandit un torrent de larmes, lorsque Coridon se rendit auprès d'elle. Ils n'avaient connu, jusqu'à ce jour, que les douceurs d'une tendresse mutuelle; rien ne s'était opposé à ses progrès, et ils avaient lieu de se promettre qu'elle serait bientôt couronnée. Que devint ce jeune amant, quand il vit la douleur de sa belle maîtresse! Il la pressa de lui en apprendre le sujet. Elle le voulut bien, et l'on ne saurait représenter le trouble que lui causa cette nouvelle.

«Je ne suis point capable, lui dit-il, d'établir mon bonheur aux dépens du vôtre; l'on vous offre une couronne, il faut que vous l'acceptiez.

—Que je l'accepte, grands dieux! s'écria-t-elle. Que je vous oublie, et que j'épouse un monstre? Que vous ai-je fait, hélas! pour vous obliger de me donner des conseils si contraires à notre amitié et à notre repos?»

Coridon était saisi à un tel point, qu'il ne pouvait lui répondre; mais les larmes qui coulaient de ses yeux, marquaient assez l'état de son âme. Ismène, pénétrée de leur commune infortune, lui dit cent et cent fois qu'elle ne changerait pas, quand il s'agirait de tous les rois de la terre; et lui, touché de cette générosité, lui dit cent et cent fois qu'il fallait le laisser mourir de chagrin, et monter sur le trône qu'on lui offrait.

Pendant que cette contestation se passait entre eux, Marcassin était chez la reine, à laquelle il dit que l'espérance de guérir de la passion qu'il avait prise pour Ismène l'avait obligé à se taire, mais qu'il avait combattu inutilement; qu'elle était sur le point d'être mariée; qu'il ne se sentait pas la force de soutenir une telle disgrâce, et qu'enfin il voulait l'épouser ou mourir. La reine fut bien surprise d'entendre que le sanglier était amoureux.

«Songes-tu à ce que tu dis? lui répliqua-t-elle. Qui voudra de toi, mon fils, et quels enfants peux-tu espérer?

—Ismène est si belle, dit-il, qu'elle ne saurait avoir de vilains enfants; et quand ils me ressembleraient, je suis résolu à tout, plutôt que de la voir entre les bras d'un autre.

—As-tu si peu de délicatesse, continua la reine, que de vouloir une fille dont la naissance est inférieure à la tienne?

—Et qui sera la souveraine, répliqua-t-il, assez peu délicate pour vouloir un malheureux cochon comme moi?

—Tu te trompes, mon fils, ajouta la reine; les princesses moins que les autres ont la liberté de choisir; nous te ferons peindre plus beau que l'amour même. Quand le mariage sera fait, et que nous la tiendrons, il faudra bien qu'elle nous reste.

—Je ne suis pas capable, dit-il, de faire une telle supercherie: je serais au désespoir de rendre ma femme malheureuse.

—Peux-tu croire, s'écria la reine, que celle que tu veux ne le soit pas avec toi? Celui qui l'aime est aimable; et si le rang est différent entre le souverain et le sujet, la différence n'est pas moins entre un sanglier et l'homme du monde le plus charmant.

—Tant pis pour moi, madame, répliqua Marcassin, ennuyé des raisons qu'elle lui alléguait; j'ose dire que vous devriez moins qu'un autre me représenter mon malheur: pourquoi m'avez-vous fait cochon? N'y a-t-il pas de l'injustice à me reprocher une chose dont je ne suis pas la cause?

—Je ne te fais point de reproches, ajouta la reine tout attendrie, je veux seulement te représenter que si tu épouses une femme qui ne t'aime pas, tu seras malheureux, et tu feras son supplice: si tu pouvais comprendre ce qu'on souffre dans ces unions forcées, tu ne voudrais point en courir le risque: ne vaut-il pas mieux demeurer seul en paix?

—Il faudrait avoir plus d'indifférence que je n'en ai, madame, lui dit-il; je suis touché pour Ismène; elle est douce, et je me flatte qu'un bon procédé avec elle, et la couronne qu'elle doit espérer, la fléchiront: quoi qu'il en soit, s'il est de ma destinée de n'être point aimé, j'aurai le plaisir de posséder une femme que j'aime.»

La reine le trouva si fortement attaché à ce dessein, qu'elle perdit celui de l'en détourner; elle lui promit de travailler à ce qu'il souhaitait, et sur-le-champ, elle envoya quérir la mère d'Ismène: elle connaissait son humeur; c'était une femme ambitieuse, qui aurait sacrifié ses filles à des avantages au-dessous de celui de régner. Dès que la reine lui eut dit qu'elle souhaitait que Marcassin épousât Ismène, elle se jeta à ses pieds, et l'assura que ce serait le jour qu'elle voudrait choisir.

«Mais, lui dit la reine, son coeur est engagé, nous lui avons ordonné de regarder Coridon comme un homme qui lui était destiné.

—Eh bien, madame, répondit la vieille mère, nous lui ordonnerons de le regarder à l'avenir comme un homme qu'elle n'épousera pas.

—Le coeur ne consulte pas toujours la raison, ajouta la reine; quand il s'est une fois déterminé, il est difficile de le soumettre.

—Si son coeur avait d'autres volontés que les miennes, dit-elle, je le lui arracherais sans miséricorde.»

La reine la voyant si résolue, crut bien qu'elle pouvait se reposer sur elle du soin de faire obéir sa fille.

En effet, elle courut dans la chambre d'Ismène. Cette pauvre fille ayant su que la reine avait envoyé quérir sa mère, attendait son retour avec inquiétude; et il est aisé d'imaginer combien elle augmenta, quand elle lui dit d'un air sec et résolu, que la reine l'avait choisie pour en faire sa belle-fille, qu'elle lui défendait de parler jamais à Coridon, et que si elle n'obéissait pas, elle l'étranglerait. Ismène n'osa rien répondre à cette menace, mais elle pleurait amèrement, et le bruit se répandit aussitôt qu'elle allait épouser le marcassin royal, car la reine, qui l'avait fait agréer au roi, lui envoya des pierreries pour s'en parer quand elle viendrait au palais.

Coridon, accablé de désespoir, vint la trouver et lui parla, malgré toutes les défenses qu'on avait faites de le laisser entrer. Il parvint jusqu'à son cabinet; il la trouva couchée sur un lit de repos, le visage tout couvert de ses larmes. Il se jeta à genoux auprès d'elle, et lui prit la main.

«Hélas, dit-il, charmante Ismène! vous pleurez mes malheurs!

—Ils sont communs entre nous, répondit-elle; vous savez, cher Coridon, à quoi je suis condamnée; je ne puis éviter la violence qu'on veut me faire que par ma mort. Oui, je saurai mourir, je vous en assure, plutôt que de n'être pas à vous.

—Non, vivez, lui dit-il, vous serez reine, peut-être vous accoutumerez-vous avec cet affreux prince.

—Cela n'est pas en mon pouvoir, lui dit-elle, je n'envisage rien au monde de plus terrible qu'un tel époux; sa couronne n'adoucit point mes douleurs.

—Les dieux, continua-t-il, vous préservent d'une résolution si funeste, aimable Ismène! elle ne convient qu'à moi. Je vais vous perdre; vous n'êtes pas capable de résister à ma juste douleur.

—Si vous mourez, reprit-elle, je ne vous survivrai pas, et je sens quelque consolation à penser qu'au moins la mort nous unira.»

Ils parlaient ainsi, lorsque Marcassin les vint surprendre. La reine lui ayant raconté ce qu'elle avait fait en sa faveur, il courut chez Ismène pour lui découvrir sa joie; mais la présence de Coridon la troubla au dernier point. Il était d'humeur jalouse et peu patiente. Il lui ordonna d'un air où il entrait beaucoup du sanglier de sortir, et de ne jamais paraître à la cour.

«Que prétendez-vous donc, cruel prince? s'écria Ismène, en arrêtant celui qu'elle aimait. Croyez-vous le bannir de mon coeur comme de ma présence? Non! il y est trop bien gravé. N'ignorez donc plus votre malheur, vous qui faites le mien: voilà celui seul qui peut m'être cher; je n'ai que de l'horreur pour vous.

—Et moi, barbare, dit Marcassin, je n'ai que de l'amour pour toi; il est inutile que tu me découvres toute ta haine, tu n'en seras pas moins ma femme, et tu en souffriras davantage.»

Coridon, au désespoir d'avoir attiré à sa maîtresse ce nouveau déplaisir, sortit dans le moment que la mère d'Ismène venait la quereller; elle assura le prince que sa fille allait oublier Coridon pour jamais, et qu'il ne fallait point retarder des noces si agréables. Marcassin, qui n'en avait pas moins d'envie qu'elle, dit qu'il allait régler le jour avec la reine, parce que le roi lui laissait le soin de cette grande fête. Il est vrai qu'il n'avait pas voulu s'en mêler, parce que ce mariage lui paraissait désagréable et ridicule, étant persuadé que la race marcassinique allait se perpétuer dans la maison royale. Il était affligé de la complaisance aveugle que la reine avait pour son fils.

Marcassin craignait que le roi ne se repentît du consentement qu'il avait donné à ce qu'il souhaitait; ainsi l'on se hâta de préparer tout pour cette cérémonie. Il se fit faire des rhingraves, des canons, un pourpoint parfumé; car il avait toujours une petite odeur que l'on soutenait avec peine. Son manteau était brodé de pierreries, sa perruque d'un blond d'enfant, et son chapeau couvert de plumes. Il ne s'est peut-être jamais vu une figure plus extraordinaire que la sienne; et à moins que d'être destinée au malheur de l'épouser, personne ne pouvait le regarder sans rire. Mais, hélas, que la jeune Ismène en avait peu d'envie; on lui promettait inutilement des grandeurs, elle les méprisait, et ne ressentait que la fatalité de son étoile.

Coridon la vit passer pour aller au temple: on l'eût prise pour une belle victime que l'on va égorger. Marcassin, ravi, la pria de bannir cette profonde tristesse dont elle paraissait accablée, parce qu'il voulait la rendre si heureuse, que toutes les reines de la terre lui porteraient envie.

«J'avoue, continua-t-il, que je ne suis pas beau; mais l'on dit que tous les hommes ont quelque ressemblance avec des animaux: je ressemble plus qu'un autre à un sanglier, c'est ma bête: il ne faut pas pour cela m'en trouver moins aimable, car j'ai le coeur plein de sentiments, et touché d'une forte passion pour vous.»

Ismène, sans lui répondre, le regardait d'un air si dédaigneux; elle levait les épaules, et lui laissait deviner tout ce qu'elle ressentait d'horreur pour lui. Sa mère était derrière elle, qui lui faisait mille menaces:

«Malheureuse! lui disait-elle, tu veux donc nous perdre en te perdant; ne crains-tu point que l'amour du prince ne se tourne en fureur?»

Ismène occupée de son déplaisir, ne faisait pas même attention à ces paroles. Marcassin, qui la menait par la main, ne pouvait s'empêcher de sauter et de danser, lui disant à l'oreille mille douceurs. Enfin, la cérémonie étant achevée, après que l'on eut crié trois fois: «Vive le prince Marcassin, vive la princesse Marcassine», l'époux ramena son épouse au palais, où tout était préparé pour faire un repas magnifique. Le roi et la reine s'étant placés, la mariée s'assit vis-à-vis du Sanglier, qui la dévorait des yeux, tant il la trouvait belle; mais elle était ensevelie dans une si profonde tristesse, qu'elle ne voyait rien de ce qui se passait, et elle n'entendait point la musique qui faisait grand bruit.

La reine la tira par la robe, et lui dit à l'oreille:

«Ma fille, quittez cette sombre mélancolie, si vous voulez nous plaire; il semble que c'est moins ici le jour de vos noces que celui de votre enterrement.

—Plaise aux dieux, madame, lui dit-elle, que ce soit le dernier de ma vie! vous m'aviez ordonné d'aimer Coridon, il avait plutôt reçu mon coeur de votre main que de mon choix: mais, hélas! si vous avez changé pour lui, je n'ai point changé comme vous.

—Ne parlez pas ainsi, répliqua la reine, j'en rougis honte et de dépit; souvenez-vous de l'honneur que vous fait mon fils, et de la reconnaissance que vous lui devez.»

Ismène ne répondit rien, elle laissa doucement tomber sa tête sur son sein, et s'ensevelit dans sa première rêverie.

Marcassin était très affligé de connaître l'aversion que sa femme avait pour lui; il y avait bien des moments où il aurait souhaité que son mariage n'eût pas été fait: il voulait même le rompre sur-le-champ, mais son coeur s'y opposait. Le bal commença; les soeurs d'Ismène y brillèrent fort; elles s'inquiétaient peu de ses chagrins, et elles concevaient avec plaisir l'éclat que leur donnait cette alliance. La mariée dansa avec Marcassin; et c'était effectivement une chose épouvantable de voir sa figure, et encore plus épouvantable d'être sa femme. Toute la cour était si triste, que l'on ne pouvait témoigner de joie. Le bal dura peu; l'on conduisit la princesse dans son appartement; après qu'on l'eut déshabillée en cérémonie, la reine se retira. L'amoureux Marcassin se mit promptement au lit. Ismène dit qu'elle voulait écrire une lettre, et elle entra dans son cabinet, dont elle ferma la porte, quoique Marcassin lui criât qu'elle écrivît promptement, et qu'il n'était guère l'heure de commencer des dépêches.

Hélas! en entrant dans ce cabinet, quel spectacle se présenta tout d'un coup aux yeux d'Ismène! C'était l'infortuné Coridon, qui avait gagné une de ses femmes pour lui ouvrir la porte du degré dérobé, par où il entra. Il tenait un poignard dans sa main.

«Non, dit-il, charmante princesse, je ne viens point ici pour vous faire des reproches de m'avoir abandonné: vous juriez dans le commencement de nos tendres amours, que votre coeur ne changerait jamais: vous avez, malgré cela, consenti à me quitter, et j'en accuse les dieux plutôt que vous; mais ni vous, ni les dieux ne pouvez me faire supporter un si grand malheur: en vous perdant, princesse, je dois cesser de vivre.»

À peine ces derniers mots étaient proférés, qu'il s'enfonça son poignard dans le coeur.

Ismène n'avait pas eu le temps de lui répondre.

«Tu meurs, cher Coridon, s'écria-t-elle douloureusement, je n'ai plus rien à ménager dans le monde; les grandeurs me seraient odieuses; la lumière du jour me deviendrait insupportable.»

Elle ne dit que ce peu de paroles; puis du même poignard qui fumait encore du sang de Coridon, elle se donna un coup dans le sein, et tomba sans vie.

Marcassin attendait trop impatiemment la belle Ismène, pour ne se pas apercevoir qu'elle tardait longtemps à revenir; il l'appelait de toute sa force, sans qu'elle lui répondît. Il se fâcha beaucoup, et se levant avec sa robe de chambre, il courut à la porte du cabinet, qu'il fit enfoncer. Il y entra le premier: hélas! quelle fut sa surprise, de trouver Ismène et Coridon dans un état si déplorable; il pensa mourir de tristesse et de rage; ses sentiments, confondus entre l'amour et la haine, le tourmentaient tour à tour. Il adorait Ismène, mais il connaissait qu'elle ne s'était tuée que pour rompre tout d'un coup l'union qu'ils venaient de contracter. L'on courut dire au roi et à la reine ce qui se passait dans l'appartement du prince; tout le palais retentît de cris; Ismène était aimée, et Coridon estimé. Le roi ne se releva point; il ne pouvait entrer aussi tendrement que la reine dans les aventures de Marcassin: il lui laissa le soin de le consoler.

Elle fit mettre au lit; elle mêla ses larmes aux siennes; et quand il lui laissa le temps de parler, et qu'il cessa pour un moment ses plaintes, elle tâcha de lui faire concevoir qu'il était heureux d'être délivré d'une personne qui ne l'aurait jamais aimé, et qui avait le coeur rempli d'une forte tendresse; qu'il est presque impossible de bien effacer une grande passion, et qu'elle était persuadée qu'il devait se trouver heureux l'avoir perdue.

«N'importe, s'écria-t-il, je voudrais la posséder, dût-elle m'être infidèle; je ne peux dire qu'elle ait cherché à me tromper par des caresses feintes; elle m'a toujours montré son horreur pour moi, je suis cause de sa mort; et que n'ai-je pas à me reprocher là-dessus?»

La reine le vit si affligé, qu'elle laissa auprès de lui les personnes qui lui étaient les plus agréables, et elle se retira dans sa chambre.

Lorsqu'elle fut couchée, elle rappela dans son esprit tout ce qui lui était arrivé depuis le rêve où elle avait vu les trois fées. «Que leur ai-je fait, disait-elle, pour les obliger à m'envoyer des afflictions si amères? J'espérais un fils aimable et charmant, elles l'ont doué de marcassinerie, c'est un monstre dans la nature: la malheureuse Ismène a mieux aimé se tuer que de vivre avec lui. Le roi n'a pas eu un moment de joie depuis la naissance de ce prince infortuné; et pour moi, je suis accablée de tristesse toutes les fois que je le vois.»

Comme elle parlait ainsi en elle-même, elle aperçut une grande lueur dans sa chambre, et reconnut près de son lit la fée qui était sortie du tronc d'un arbre dans le bois, qui lui dit:

«Ô reine! pourquoi ne veux-tu pas me croire? Ne t'ai-je pas assurée que tu recevras beaucoup de satisfaction de ton Marcassin? Doutes-tu de ma sincérité?

—Hé! qui n'en douterait, dit-elle; je n'ai encore rien vu qui réponde à la moindre de vos paroles! Que ne me laissiez-vous le reste de ma vie sans héritier, plutôt que de m'en faire avoir un comme celui-là?

—Nous sommes trois soeurs, répliqua la fée; il y en a deux bonnes, l'autre gâte presque toujours le bien que nous faisons: c'est elle que tu vis rire lorsque tu dormais; sans nous, tes peines seraient encore plus longues, mais elles auront un terme.

—Hélas! ce sera par la fin de ma vie, ou par celle de mon Marcassin! dit la reine.

—Je ne puis t'en instruire, reprit la fée; il m'est seulement permis de te soulager par quelque espérance.»

Aussitôt elle disparut. La chambre demeura parfumée d'une odeur agréable, et la reine se flatta de quelque changement favorable.

Marcassin prit le grand deuil: il passa bien des jours enfermé dans son cabinet, et griffonna plusieurs cahiers, qui contenaient de sensibles regrets pour la perte qu'il avait faite; il voulut même que l'on gravât ces vers sur le tombeau de sa femme:

Chargement de la publicité...