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Contes, Tome II

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Destin rigoureux, loi cruelle!
Ismène, tu descends dans la nuit éternelle:
Tes yeux, dont tous les coeurs devaient être charmés,
Tes yeux sont pour jamais fermés.
Destin rigoureux, loi cruelle!
Ismène, tu descends dans la nuit éternelle.

Tout le monde fut surpris qu'il conservât un souvenir si tendre pour une personne qui lui avait témoigné tant d'aversion. Il entra peu à peu dans la société des dames, et fut frappé des charmes de Zélonide: c'était la soeur d'Ismène, qui n'était pas moins agréable qu'elle, et qui lui ressemblait beaucoup; cette ressemblance le flatta. Lorsqu'il l'entretint, il lui trouva de l'esprit et de la vivacité; il crut que si quelque chose pouvait le consoler de la perte d'Ismène, c'était la jeune Zélonide. Elle lui faisait mille honnêtetés, car il ne lui entrait pas dans l'esprit qu'il voulût l'épouser; mais cependant il en prit la résolution. Et un jour que la reine était seule dans son cabinet, il s'y rendit avec un air plus gai qu'à son ordinaire:

«Madame, lui dit-il, je viens vous demander une grâce, et vous supplier en même temps de ne me point détourner de mon dessein; car rien au monde ne saurait m'ôter l'envie de me remarier; donnez-y les mains, je vous en conjure: je veux épouser Zélonide; parlez-en au roi, afin que cette affaire ne tarde pas.

—Ah! mon fils, dit la reine, quel est donc ton dessein? as-tu déjà oublié le désespoir d'Ismène, et sa mort tragique? comment te promets-tu que sa soeur t'aimera davantage? es-tu plus aimable que tu n'étais, moins sanglier, moins affreux? Rends-toi justice, mon fils, ne donne point tous les jours des spectacles nouveaux: quand on est fait comme toi, l'on doit se cacher.

J'y consens, madame, répondit Marcassin, c'est pour me cacher que je veux une compagne; les hiboux trouvent des chouettes, les crapauds des grenouilles, les serpents des couleuvres; suis-je donc au-dessous de ces vilaines bêtes? mais vous cherchez à m'affliger; il me semble cependant qu'un Marcassin a plus de mérite que tout ce que je viens de nommer.

—Hélas! mon cher enfant, dit la reine, les dieux me sont témoins de l'amour que j'ai pour toi, et du déplaisir dont je suis accablée en voyant ta figure! Lorsque je t'allègue tant de raisons, ce n'est point que je cherche à t'affliger; je voudrais, quand tu auras une femme, qu'elle fût capable de t'aimer autant que je t'aime; mais il y a de la différence entre les sentiments d'une épouse et ceux d'une mère.

—Ma résolution est fixe, dit Marcassin; je vous supplie, madame, de parler dès aujourd'hui au roi et à la mère de Zélonide, afin que mon mariage se fasse au plus tôt.»

La reine lui en donna sa parole; mais quand elle en entretint le roi, il lui dit qu'elle avait des faiblesses pitoyables pour son fils; qu'il était bien certain de voir arriver encore quelques catastrophes d'un mariage si mal réglé. Bien que la reine en fût aussi persuadée que lui, elle ne se rendit pas pour cela, voulant tenir à son fils la parole qu'elle lui avait donnée; de sorte qu'elle pressa si fort le roi, qu'en étant fatigué, il lui dit qu'elle fît donc ce qu'elle voulait faire; que s'il lui en arrivait du chagrin, elle n'en accuserait que sa complaisance.

La reine étant revenue dans son appartement, y trouva Marcassin qui l'attendait avec la dernière impatience; elle lui dit qu'il pouvait déclarer ses sentiments à Zélonide; que le roi consentait à ce qu'elle désirait, pourvu qu'elle y consentît elle-même, parce qu'il ne voulait pas que l'autorité dont il était revêtu servît à faire des malheureux.

«Je vous assure, madame, lui dit Marcassin avec un air fanfaron, que vous êtes la seule qui pensiez si désavantageusement de moi; je ne vois personne qui ne me loue, et ne me fasse apercevoir que j'ai mille bonnes qualités.

—Tels sont les courtisans, dit la reine, et telle est la condition des princes, les uns louent toujours, les autres sont toujours loués; comment connaître ses défauts dans un tel labyrinthe? Ah! que les grands seraient heureux, s'ils avaient des amis plus attachés à leur personne qu'à leur fortune!

—Je ne sais, madame, repartit Marcassin, s'ils seraient heureux de s'entendre dire des vérités désagréables; de quelque condition qu'on soit, l'on ne les aime point; par exemple, à quoi sert que vous me mettiez toujours devant les yeux qu'il n'y a point de différence entre un sanglier et moi, que je fais peur, que je dois me cacher? n'ai-je pas de l'obligation à ceux qui adoucissent là-dessus ma peine, qui me font des mensonges favorables, et qui me cachent les défauts que vous êtes si soigneuse de me découvrir?

—Ô source d'amour-propre! s'écria la reine, de quelque côté qu'on jette les yeux, on en trouve toujours. Oui, mon fils, vous êtes beau, vous êtes joli, je vous conseille encore de donner pension à ceux qui vous en assurent.

—Madame, dit Marcassin, je n'ignore point mes disgrâces; j'y suis peut-être plus sensible qu'un autre; mais je ne suis point le maître de me faire ni plus grand ni plus droit; de quitter ma hure de sanglier pour prendre une tête d'homme, ornée de longs cheveux: je consens qu'on me reprenne sur la mauvaise humeur, l'inégalité, l'avarice, enfin sur toutes les choses qui peuvent se corriger: mais à l'égard de ma personne, vous conviendrez, s'il vous plaît, que je suis à plaindre, et non pas à blâmer.»

La reine voyant qu'il se chagrinait, lui dit que puisqu'il était si entêté de se marier, il pouvait voir Zélonide, et prendre des mesures avec elle.

Il avait trop envie de finir la conversation, pour demeurer davantage avec sa mère. Il courut chez Zélonide: il entra sans façon dans sa chambre; et l'ayant trouvée dans son cabinet, il l'embrassa, et lui dit:

«Ma petite soeur, je viens t'apprendre une nouvelle, qui sans doute ne te déplaira pas; je veux te marier.

—Seigneur, lui dit-elle, quand je serai mariée de votre main, je n'aurai rien à souhaiter.

—Il s'agit, continua-t-il, d'un des plus grands seigneurs du royaume; mais il n'est pas beau.

—N'importe, dit-elle, ma mère a tant de dureté pour moi, que je serai trop heureuse de changer de condition.

—Celui dont je te parle, ajouta le prince, me ressemble beaucoup.

Zélonide le regarda avec attention, et parut étonnée.

—Tu gardes le silence, ma petite soeur, lui dit-il, est-ce de joie ou de chagrin?

—Je ne me souviens point, seigneur, répliqua-t-elle, d'avoir vu personne à la cour qui vous ressemble.

—Quoi! dit-il, tu ne peux deviner que je veux te parler de moi? Oui, ma chère enfant, je t'aime, et je viens t'offrir de partager mon coeur et la couronne avec toi.

—Ô dieux! qu'entends-je? s'écria douloureusement Zélonide.

—Ce que tu entends, ingrate, dit Marcassin, tu entends la chose du monde qui devrait te donner le plus de satisfaction; peux-tu jamais espérer d'être reine? J'ai la bonté de jeter les yeux sur toi; songe à mériter mon amour, et n'imite pas les extravagances d'Ismène.

—Non, lui dit-elle, ne craignez pas que j'attente sur mes jours comme elle: mais, seigneur, il y a tant de personnes plus aimables et plus ambitieuses que moi; que n'en choisissez-vous une qui comprenne mieux que je ne fais l'honneur que vous me destinez? Je vous avoue que je ne souhaite qu'une vie tranquille et retirée, laissez-moi la maîtresse de mon sort.

—Tu ne mérites guère les violences que je te fais, s'écria-t-il, pour t'élever sur le trône; mais une fatalité qui m'est inconnue, me force à t'épouser.»

Zélonide ne lui répondit que par ses larmes.

Il la quitta rempli de douleur, et alla trouver sa belle-mère pour lui découvrir ses intentions, afin qu'elle disposât Zélonide à faire de bonne grâce ce qu'il désirait. Il lui raconta ce qui venait de se passer entre eux, et la répugnance qu'elle avait témoignée pour un mariage qui faisait sa fortune et celle de toute sa maison. L'ambitieuse mère comprit assez les avantages qu'elle en pouvait recevoir; et lorsqu'Ismène se tua, elle en fut bien plus affligée par rapport à ses intérêts, que par rapport à la tendresse qu'elle avait pour elle. Elle ressentit une extrême joie, que le crasseux Marcassin voulût prendre une nouvelle alliance dans sa famille. Elle se jeta à ses pieds; elle l'embrassa, et lui rendit mille grâces pour un honneur qui la touchait si sensiblement. Elle l'assura que Zélonide lui obéirait, ou qu'elle la poignarderait à ses yeux.

«Je vous avoue, dit Marcassin, que j'ai de la peine à lui faire violence; mais si j'attends qu'on me jette des coeurs à la tête, j'attendrai le reste de ma vie; toutes les belles me trouvent laid: je suis cependant résolu de n'épouser qu'une fille aimable.

—Vous avez raison, seigneur, répliqua la maligne vieille, il faut vous satisfaire; si elles sont mécontentes, c'est qu'elles ne connaissent point leurs véritables avantages.»

Elle fortifia si fort Marcassin, qu'il lui dit que c'était donc une chose résolue, et qu'il serait sourd aux larmes et aux prières de Zélonide. Il retourna chez lui choisir tout ce qu'il avait de plus magnifique, et l'envoya à sa maîtresse. Comme sa mère était présente lorsqu'on lui offrit des corbeilles d'or remplies de bijoux, elle n'osa les refuser; mais elle marqua une grande indifférence pour ce qu'on lui présentait, excepté pour un poignard, dont la garde était garnie de diamants. Elle le prit plusieurs fois, et le mit à sa ceinture, parce que les dames en ce pays-là en portaient ordinairement.

Puis elle dit:

«Je suis trompée si ce n'est ce même poignard qui a percé le sein de ma pauvre soeur?

—Nous ne le savons point, madame, lui dirent ceux à qui elle parlait; mais si vous avez cette opinion, il ne faut jamais le voir.

—Au contraire, dit-elle, je loue son courage; heureuse qui en a assez pour l'imiter!

—Ah! ma soeur, s'écria Marthesie, quelles funestes pensées roulent dans votre esprit! voulez-vous mourir?

—Non! répondit Zélonide d'un air ferme, l'autel n'est pas digne d'une telle victime; mais j'atteste les dieux que...»

Elle n'en put dire davantage, ses larmes étouffèrent ses plaintes et sa voix.

L'amoureux Marcassin ayant été informé de la manière dont Zélonide avait reçu son présent, s'indigna si fort contre elle, qu'il fut sur le point de rompre, et de ne la revoir de sa vie. Mais soit par tendresse, soit par gloire, il ne voulut pas le faire, et résolut de suivre son premier dessein avec la dernière chaleur. Le roi et la reine lui remirent le soin de cette grande fête. Il l'ordonna magnifique; cependant il y avait toujours dans ce qu'il faisait un certain goût de Marcassin très extraordinaire: la cérémonie se fit dans une vaste forêt, où l'on dressa des tables chargées de venaison pour toutes les bêtes féroces et sauvages qui voudraient y manger, afin qu'elles se ressentissent du festin.

C'est en ce lieu que Zélonide, ayant été conduite par sa mère et par sa soeur, trouva le roi, la reine, leur fils Sanglier, et toute la cour, sous des ramées épaisses et sombres, où les nouveaux époux se jurèrent un amour éternel. Marcassin n'aurait point eu de peine à tenir sa parole. Pour Zélonide, il était aisé de connaître qu'elle obéissait avec beaucoup de répugnance: ce n'est point qu'elle ne sût se contraindre, et cacher une partie de ses déplaisirs. Le prince, aimant à se flatter, se figura qu'elle céderait à la nécessité, et qu'elle ne penserait plus qu'à lui plaire. Cette idée lui rendit toute la belle humeur qu'il avait perdue. Et dans le temps que l'on commençait le bal, il se hâta de se déguiser en astrologue, avec une longue robe. Deux dames de la cour étaient seulement de la mascarade. Il avait voulu que tout fût si pareil qu'on ne pût les reconnaître: et l'on n'eut pas médiocrement de peine à faire ressembler des femmes bien faites à un vilain cochon comme lui.

Il y avait une de ces dames qui était la confidente de Zélonide; Marcassin ne l'ignorait point; ce n'était que par curiosité qu'il ménagea ce déguisement. Après qu'ils eurent dansé une petite entrée de ballet fort courte, car rien ne fatiguait davantage le prince, il s'approcha de sa nouvelle épouse, et lui fit: certains signes, en montrant un des astrologues masqués, qui persuadèrent à Zélonide, que c'était son amie qui était auprès d'elle, et qu'elle lui montrait Marcassin:

«Hélas! lui dit-elle, je n'entends que trop, voilà ce monstre que les dieux irrités m'ont donné pour mari; mais si tu m'aimes, nous en purgerons la terre cette nuit.»

Marcassin comprit, par ce qu'elle lui disait, qu'il s'agissait d'un complot où il avait grande part. Il dit fort bas à Zélonide:

«Je suis résolue à tout pour votre service.

—Tiens donc, reprit-elle, voilà un poignard qu'il m'a envoyé, il faut que tu te caches dans ma chambre, et que tu m'aides à l'égorger.»

Marcassin lui répliqua peu de chose, de crainte qu'elle ne reconnût son jargon, qui était assez extraordinaire: il prit doucement le poignard, et s'éloigna d'elle pour un moment.

Il revint ensuite sans masque lui faire des amitiés, qu'elle reçut d'un air assez embarrassé, car elle roulait dans son esprit le dessein de le perdre; et dans ce moment il n'avait guère moins d'inquiétude qu'elle. «Est-il possible, disait-il en lui-même, qu'une personne si jeune et si belle soit si méchante? Que lui ai-je fait pour l'obliger à me vouloir tuer? Il est vrai que je ne suis pas beau, que je mange malproprement, que j'ai quelques défauts, mais qui n'en a pas? Je suis homme sous la figure d'une bête. Combien y a-t-il de bêtes sous la figure d'hommes! Cette Zélonide que je trouvais si charmante, n'est-elle pas elle-même une tigresse et une lionne? Ah! que l'on doit peu se fier aux apparences!» Il marmottait tout cela entre ses dents, quand elle lui demanda ce qu'il avait.

«Vous êtes triste, Marcassin. Ne vous repentez-vous pas de l'honneur que vous m'avez fait?

—Non, lui dit-il, je ne change pas aisément, je pensais au moyen de faire finir bientôt le bal: j'ai sommeil.»

La princesse fut ravie de le voir assoupi, pensant qu'elle en aurait moins de peine à exécuter son projet. La fête finit. L'on ramena Marcassin et sa femme dans un chariot pompeux. Tout le palais était illuminé de lampes, qui formaient de petits cochons. L'on fit de grandes cérémonies pour coucher le Sanglier et la mariée. Elle ne doutait point que sa confidente ne fût derrière la tapisserie; de sorte qu'elle se mit au lit avec un cordon de soie sous son chevet, dont elle voulait venger la mort d'Ismène, et la violence qu'on lui avait faite en la contraignant à faire un mariage qui lui déplaisait si fort. Marcassin profita du profond silence qui régnait; il fit semblant de dormir, et ronflait à faire trembler tous les meubles de sa chambre.

«Enfin tu dors, vilain porc, dit Zélonide, voici le terme arrivé de punir ton coeur de sa fatale tendresse, tu périras dans cette obscure nuit.» Elle se leva doucement, et courut à tous les coins appeler sa confidente; mais elle n'avait garde d'y être, puisqu'elle ne savait point le dessein de Zélonide.

«Ingrate amie! s'écriait-elle d'une voix basse, tu m'abandonnes; après m'avoir donné une parole si positive, tu ne me la tiens pas; mais mon courage me servira au besoin.» En achevant ces mots, elle passa doucement le cordon de soie autour du cou de Marcassin, qui n'attendait que cela pour se jeter sur elle. Il lui donna deux coups de ses grandes défenses dans la gorge, dont elle expira peu après.

Une telle catastrophe ne pouvait se passer sans beaucoup de bruit. L'on accourut, et l'on vit avec la dernière surprise Zélonide mourante; on voulait la secourir, mais il se mit au devant d'un air furieux. Et lorsque la reine, qu'on était allé quérir, fut arrivée, il lui raconta ce qui s'était passé, et ce qui l'avait porté à la dernière violence contre cette malheureuse princesse.

La reine ne put s'empêcher de la regretter.

«Je n'avais que trop prévu, dit-elle, les disgrâces attachées à votre alliance: qu'elles servent au moins à vous guérir de la frénésie qui vous possède de vous marier; il n'y aurait pas moyen de voir toujours finir un jour de noce par une pompe funèbre.»

Marcassin ne répondit rien; il était occupé d'une profonde rêverie; il se coucha sans pouvoir dormir; il faisait des réflexions continuelles sur ses malheurs; il se reprochait en secret la mort des deux plus aimables personnes du monde; et la passion qu'il avait eue pour elles se réveillait à tous moments pour le tourmenter.

«Infortuné que je suis! disait-il à un jeune seigneur qu'il aimait; je n'ai jamais goûté aucune douceur dans le cours de ma vie. Si l'on parle du trône que je dois remplir, chacun répond que c'est un grand dommage de voir posséder un si beau royaume par un monstre. Si je partage ma couronne avec une pauvre fille, au lieu de s'estimer heureuse, elle cherche les moyens de mourir ou de me tuer. Si je cherche quelques douceurs auprès de mon père et de ma mère, ils m'abhorrent, et ne me regardent qu'avec des yeux irrités. Que faut-il donc faire dans le désespoir qui me possède? Je veux abandonner la cour. J'irai au fond des forêts, mener la vie qui convient à un sanglier de bien et d'honneur. Je ne ferai plus l'homme galant. Je ne trouverai point d'animaux qui me reprochent d'être plus laid qu'eux. Il me sera aisé d'être leur roi, car j'ai la raison en partage, qui me fera trouver le moyen de les maîtriser. Je vivrai plus tranquillement avec eux que je ne vis dans une cour destinée à m'obéir, et je n'aurai point le malheur d'épouser une laie qui se poignarde, ou qui me veuille étrangler. Ha! fuyons, fuyons dans les bois, méprisons une couronne dont on me croit indigne.»

Son confident voulut d'abord le détourner d'une résolution si extraordinaire; cependant il le voyait si accablé des continuels coups de la fortune, que dans la suite il ne le pressa plus de demeurer; et une nuit que l'on négligeait de faire la garde autour de son palais, il se sauva sans que personne le vît, jusqu'au fond de la forêt, où il commença à faire tout ce que ses confrères les marcassins faisaient.

Le roi et la reine ne laissèrent pas d'être touchés d'un départ dont le seul désespoir était la cause; ils envoyèrent des chasseurs le chercher: mais comment le reconnaître? L'on prit deux ou trois furieux sangliers que l'on amena avec mille périls, et qui firent tant de ravages à la cour, qu'on résolut de ne se plus exposer à de telles méprises. Il y eut un ordre général de ne plus tuer de sangliers, de crainte de rencontrer le prince.

Marcassin, en partant, avait promis à son favori de lui écrire quelquefois; il avait emporté une écritoire; et en effet, de temps en temps, l'on trouvait une lettre fort griffonnée à la porte de la ville, qui s'adressait à ce jeune seigneur; cela consolait la reine; elle apprenait par ce moyen que son fils était vivant.

La mère d'Ismène et de Zélonide ressentait vivement la perte de ses deux filles: tous les projets de grandeurs qu'elle avait faits s'étaient évanouis par leur mort: on lui reprochait que sans son ambition elles seraient encore au monde; qu'elle les avait menacées pour les obliger à consentir d'épouser Marcassin. La reine n'avait plus pour elle les mêmes bontés. Elle prit la résolution d'aller en campagne avec Marthesie, sa fille unique. Celle-ci était beaucoup plus belle que ses soeurs ne l'avaient été, et sa douceur avait quelque chose de si charmant, qu'on ne la voyait point avec indifférence. Un jour qu'elle se promenait dans la forêt, suivie de deux femmes qui la servaient (car la maison de sa mère n'en était pas éloignée), elle vit tout d'un coup à vingt pas d'elle un sanglier, d'une grandeur épouvantable; celles qui l'accompagnaient l'abandonnèrent et s'enfuirent. Pour Marthesie, elle eut tant de frayeur, qu'elle demeura immobile comme une statue, sans avoir la force de se sauver.

Marcassin, c'était lui-même, la reconnut aussitôt, et jugea par son tremblement qu'elle mourait de peur. Il ne voulut pas l'épouvanter davantage; mais s'étant arrêté, il lui dit:

«Marthesie, ne craignez rien, je vous aime trop pour vous faire du mal, il ne tiendra qu'à vous que je vous fasse du bien; vous savez les sujets de déplaisirs que vos soeurs m'ont donnés, c'est une triple récompense de ma tendresse: je ne laisse pas d'avouer que j'avais mérité leur haine par mon opiniâtreté à vouloir les posséder malgré elles. J'ai appris, depuis que je suis habitant de ces forêts, que rien au monde ne doit être plus libre que le coeur; je vois que tous les animaux sont heureux, parce qu'ils ne se contraignent point. Je ne savais pas alors leurs maximes, je les sais à présent, et je sens bien que je préférerais. La mort à un hymen forcé. Si les dieux irrités contre moi voulaient enfin s'apaiser; s'ils voulaient vous toucher en ma faveur, je vous avoue, Marthesie, que je serais ravi d'unir ma fortune à la vôtre; mais hélas! qu'est-ce que je vous propose? Voudriez-vous venir avec un monstre comme moi dans le fond de ma caverne?»

Pendant que Marcassin parlait, Marthesie reprenait assez de force pour lui répondre.

«Quoi! seigneur, s'écria-t-elle, est-il possible que je vous voie dans un état si peu convenable à votre naissance? La reine, votre mère, ne passe aucun jour sans donner des larmes à vos malheurs.

—À mes malheurs! dit Marcassin, en l'interrompant; n'appelez point ainsi l'état où je suis; j'ai pris mon parti, il m'en a coûté, mais cela est fait. Ne croyez pas, jeune Marthesie, que ce soit toujours une brillante cour qui fasse notre félicité la plus solide, il est des douceurs plus charmantes, et je vous le répète. Vous pourriez me les faire trouver, si vous étiez d'humeur à devenir sauvage avec moi.

—Et pourquoi, dit-elle, ne voulez-vous plus revenir dans un lieu où vous êtes toujours aimé?

—Je suis toujours aimé? s'écria-t-il. Non, non, l'on n'aime pas les princes accablés de disgrâces; comme l'on se promet deux mille biens, lorsqu'ils ne sont pas en état d'en faire, on les rend responsables de leur mauvaise fortune: on les hait enfin plus que tous les autres.

«Mais à quoi m'amusé-je? s'écria-t-il. Si quelques ours ou quelques lions de mon voisinage passent par ici, et qu'ils m'entendent parler, je suis un Marcassin perdu. Résolvez-vous donc à venir sans autre vue que celle de passer vos beaux jours dans une étroite solitude avec un monstre infortuné, qui ne le sera plus, s'il vous possède.

—Marcassin, lui dit-elle, je n'ai eu jusqu'à présent aucun sujet de vous aimer, j'aurais encore sans vous deux soeurs qui m'étaient chères, laissez-moi du temps pour prendre une résolution si extraordinaire.

—Vous me demandez peut-être du temps, lui dit-il, pour me trahir?

—Je n'en suis pas capable, répliqua-t-elle, et je vous assure dès à présent que personne ne saura que je vous ai vu.

—Reviendrez-vous ici? lui dit-il.

—N'en doutez pas, continua-t-elle.

—Ah! votre mère s'y opposera, on lui contera que vous avez rencontré un sanglier terrible; elle ne voudra plus vous y exposer. Venez donc, Marthesie, venez avec moi.

—En quel lieu me mènerez-vous? dit-elle.

—Dans une profonde grotte, répliqua-t-il; un ruisseau plus clair que du cristal y coule lentement: ses bords sont couverts de mousse et d'herbes fraîches; cent échos y répondent à l'envi à la voix plaintive de bergers amoureux et maltraités.

—C'est là que nous vivrons ensemble; ou pour mieux dire, reprit-elle, c'est là que je serai dévorée par quelqu'un de vos meilleurs amis. Ils viendront pour vous voir, ils me trouveront, ce sera fait de ma vie. Ajoutez que ma mère, au désespoir de m'avoir perdue, me fera chercher partout; ces bois sont trop voisins de sa maison, l'on m'y trouverait.

—Allons où vous voudrez, lui dit-il, l'équipage d'un pauvre sanglier est bientôt fait.

—J'en conviens, dit-elle, mais le mien est plus embarrassant; il me faut des habits pour toutes les saisons, des rubans, des pierreries.

—Il vous faut, dit Marcassin, une toilette pleine de mille bagatelles, et de mille choses inutiles. Quand on a de l'esprit et de la raison, ne peut-on pas se mettre au-dessus de ces petits ajustements? Croyez-moi, Marthesie, ils n'ajouteront rien à votre beauté, et je suis certain qu'ils en terniront l'éclat. Ne cherchez point d'autre chose pour votre teint que l'eau fraîche et claire des fontaines; vous avez les cheveux tout frisés, d'une couleur charmante, et plus fins que les rets où l'araignée prend l'innocent moucheron; servez-vous-en pour votre parure; vos dents sont mieux rangées et aussi blanches que des perles; contentez-vous de leur éclat et laissez les babioles aux personnes moins aimables que vous.

—Je suis très satisfaite de tout ce que vous me dites, répliqua-t-elle, mais vous ne pourrez me persuader de m'ensevelir au fond d'une caverne, n'ayant pour compagnie que des lézards et des limaçons. Ne vaut-il pas mieux que vous veniez avec moi chez le roi votre père? Je vous promets que s'ils consentent à notre mariage, j'en serai ravie. Et si vous m'aimez, ne devez-vous pas souhaiter de me rendre heureuse, et de me mettre dans un rang glorieux?

—Je vous aime, belle maîtresse, reprit-il, mais vous ne m'aimez pas; l'ambition vous engagerait à me recevoir pour époux, j'ai trop de délicatesse pour m'accommoder de ces sentiments-là.

—Vous avez une disposition naturelle, repartit Marthesie, à juger mal de notre sexe; mais, seigneur Marcassin, c'est pourtant quelque chose que de vous promettre une sincère amitié. Faites-y réflexion, vous me verrez dans peu de jours en ces mêmes lieux.»

Le prince prit congé d'elle, et se retira dans sa grotte ténébreuse, fort occupé de tout ce qu'elle lui avait dit. Sa bizarre étoile l'avait rendu si haïssable aux personnes qu'il aimait, que jusqu'à ce jour, il n'avait pas été flatté d'une parole gracieuse, cela le rendait bien plus sensible à celles de Marthesie; et son amour ingénieux lui ayant inspiré le dessein de la régaler, plusieurs agneaux, des cerfs et des chevreuils ressentirent la force de sa dent carnassière. Ensuite il les arrangea dans sa caverne, attendant le moment où Marthesie lui tiendrait parole.

Elle ne savait de son côté quelle résolution prendre; quand Marcassin aurait été aussi beau qu'il était laid, quand ils se seraient aimés autant qu'Astrée et Céladon s'aimaient, c'est tout ce qu'elle aurait pu faire que de passer ainsi ses beaux jours dans une affreuse solitude; mais qu'il s'en fallait que Marcassin fût Céladon! Cependant elle n'était point engagée; personne n'avait eu jusqu'alors l'avantage de lui plaire, et elle était dans la résolution de vivre parfaitement bien avec le prince, s'il voulait quitter sa forêt.

Elle se déroba pour lui venir parler; elle le trouva au lieu du rendez-vous: il ne manquait jamais d'y aller plusieurs fois par jour, dans la crainte de perdre le moment où elle y viendrait. Dès qu'il l'aperçut, il courut au-devant d'elle, et s'humiliant à ses pieds, il lui fit connaître que les sangliers ont, quand ils veulent, des manières de saluer fort galantes.

Ils se retirèrent ensuite dans un lieu écarté, et Marcassin la regardant avec des petits yeux pleins de feu et de passion:

«Que dois-je espérer, lui dit-il, de votre tendresse?

—Vous pouvez en espérer beaucoup, répliqua-t-elle, si vous êtes dans le dessein de revenir à la cour; mais je vous avoue que je ne me sens pas la force de passer le reste de ma vie éloignée de tout commerce.

—Ah! lui dit-il, c'est que vous ne m'aimez point; il est vrai que je ne suis point aimable, mais je suis malheureux, et vous devriez faire pour moi, par pitié et par générosité, ce que vous feriez pour un autre par inclination.

—Eh! qui vous dit, répondit-elle, que ces sentiments n'ont point de part à l'amitié que je vous témoigne; croyez-moi, Marcassin, je fais encore beaucoup de vouloir vous suivre chez le roi votre père.

—Venez dans ma grotte, lui dit-il, venez juger vous-même de ce que vous voulez que j'abandonne pour vous.»

À cette proposition elle hésita un peu, elle craignait qu'il ne la retînt malgré elle; il devina ce qu'elle pensait.

«Ah! ne craignez point, lui dit-il, je ne serai jamais heureux par des moyens violents!»

Marthesie se fia à la parole qu'il lui donnait; il la fit descendre au fond de sa caverne; elle y trouva tous les animaux qu'il avait égorgés pour la régaler. Cette espèce de boucherie lui fit mal au coeur; elle en détourna d'abord les yeux, et voulut sortir au bout d'un moment; mais Marcassin prenant l'air et le ton d'un maître, lui dit:

«Aimable Marthesie, je ne suis pas assez indifférent pour vous laisser la liberté de me quitter; j'atteste les dieux que vous serez toujours souveraine de mon coeur; des raisons invincibles m'empêchent de retourner chez le roi mon père; acceptez ici mon amour et ma foi, que ce ruisseau fugitif, que les pampres toujours verts, que le roc, que les bois, que les hôtes qui les habitent soient témoins de nos serments mutuels.»

Elle n'avait pas la même envie que lui de s'engager; mais elle était enfermée dans la grotte sans en pouvoir sortir. Pourquoi y était-elle allée? ne devait-elle pas prévoir ce qui lui arriva? Elle pleura et fit des reproches à Marcassin.

«Comment pourrai-je me fier à vos paroles, lui dit-elle, puisque vous manquez à la première que vous m'avez donnée?

—Il faut bien, lui dit-il en souriant à la Marcassine, qu'il y ait un peu de l'homme mêlé avec le sanglier; ce défaut de parole que vous me reprochez, cette petite finesse où je ménage mes intérêts, c'est justement l'homme qui agit; car pour parler sans façon, les animaux ont plus d'honneur entre eux que les hommes.

—Hélas! répondit-elle, vous avez le mauvais de l'un et de l'autre, le coeur d'un homme, et la figure d'une bête; soyez donc ou tout un, ou tout autre, après cela je me résoudrai à ce que vous souhaitez.

—Mais, belle Marthesie, lui dit-il, voulez-vous demeurer avec moi sans être ma femme, car vous pouvez compter que je ne vous permettrai point de sortir d'ici?»

Elle redoubla ses pleurs et ses prières, il n'en fut point touché; et après avoir contesté longtemps, elle consentit à le recevoir pour époux, et l'assura qu'elle l'aimerait aussi chèrement que s'il était le plus aimable prince du monde.

Ces manières obligeantes le charmèrent, il baisa mille fois ses mains, et l'assura à son tour qu'elle ne serait peut-être pas si malheureuse qu'elle avait lieu de le croire. Il lui demanda ensuite si elle mangerait des animaux qu'il avait tués.

«Non, dit-elle, cela n'est pas de mon goût; si vous pouvez m'apporter des fruits, vous me ferez plaisir.»

Il sortit, et ferma si bien l'entrée de la caverne, qu'il était impossible à Marthesie de se sauver; mais elle avait pris là-dessus son parti, et elle ne l'aurait pas fait, quand elle aurait pu le faire.

Marcassin chargea trois hérissons d'oranges, de limes douces, de citrons et d'autres fruits; il les piqua dans les pointes dont ils sont couverts, et la provision vint très commodément jusqu'à la grotte, il y entra, et pria Marthesie d'en manger.

«Voilà un festin de noces, lui dit-il, qui ne ressemble point à celui que l'on fit pour vos deux soeurs; mais j'espère que, encore qu'il y ait moins de magnificence, nous y trouverons plus de douceurs.

—Plaise aux dieux de le permettre ainsi!» répliqua-t-elle.

Ensuite elle puisa de l'eau dans sa main, elle but à la santé du sanglier, dont il fut ravi.

Le repas ayant été aussi court que frugal, Marthesie rassembla toute la mousse, l'herbe et les fleurs que Marcassin lui avait apportées, elle en composa un lit assez dur, sur lequel le prince et elle se couchèrent. Elle eut grand soin de lui demander s'il voulait avoir tête haute ou basse, s'il avait assez de place, de quel côté il dormait le mieux? Le bon Marcassin la remercia tendrement, et il s'écriait de temps en temps: «Je ne changerais pas mon sort avec celui des plus grands hommes; j'ai enfin trouvé ce que je cherchais; je suis aimé de celle que j'aime»; il lui dit cent jolies choses, dont elle ne fut point surprise, car il avait de l'esprit; mais elle ne laissa pas de se réjouir que la solitude où il vivait n'en eût rien diminué.

Ils s'endormirent l'un et l'autre, et Marthesie s'étant réveillée, il lui sembla que son lit était meilleur que lorsqu'elle s'y était mise; touchant ensuite doucement Marcassin, elle trouvait que sa hure était faite comme la tête d'un homme, qu'il avait de longs cheveux, des bras et des mains; elle ne put s'empêcher de s'étonner; elle se rendormit, et lorsqu'il fut jour, elle trouva que son mari était aussi Marcassin que jamais.

Ils passèrent cette journée comme la précédente. Marthesie ne dit point à son mari ce qu'elle avait soupçonné pendant la nuit. L'heure de se coucher vint: elle toucha sa hure pendant qu'il dormait, et elle y trouva la même différence qu'elle y avait trouvée. La voilà bien en peine, elle ne dormait presque plus, elle était dans une inquiétude continuelle, et soupirait sans cesse. Marcassin s'en aperçut avec un véritable désespoir.

«Vous ne m'aimez point, lui dit-il, ma chère Marthesie, je suis un malheureux dont la figure vous déplaît; vous allez me causer la mort.

—Dites plutôt, barbare, que vous serez cause de la mienne, répliqua-t-elle; l'injure que vous me faites me touche si sensiblement que je n'y pourrai résister.

—Je vous fais une injure, s'écria-t-il, et je suis un barbare? Expliquez-vous, car assurément vous n'avez aucun sujet de vous plaindre.

—Croyez-vous, lui dit-elle, que je ne sache pas que vous cédez toutes les nuits votre place à un homme?

—Les sangliers, lui dit-il, et particulièrement ceux qui me ressemblent, ne sont pas de si bonne composition; n'ayez point une pensée si offensante pour vous et pour moi, ma chère Marthesie, et comptez que je serais jaloux des dieux mêmes; mais peut-être qu'en dormant vous vous forgez cette chimère.»

Marthesie, honteuse de lui avoir parlé d'une chose qui avait si peu de vraisemblance, répondit qu'elle ajoutait tant de foi à ses paroles, qu'encore qu'elle eût tout sujet de croire qu'elle ne dormait pas quand elle touchait des bras, des mains et des cheveux, elle soumettait son jugement, et qu'à l'avenir elle ne lui en parlerait plus.

En effet, elle éloignait de son esprit tous les sujets de soupçon qui venaient. Six mois s'écoulèrent avec peu de plaisirs de la part de Marthesie; car elle ne sortait pas de la caverne, de peur d'être rencontrée par sa mère ou par ses domestiques. Depuis que cette pauvre mère avait perdu sa fille, elle ne cessait point de gémir, elle faisait retentir les bois de ses plaintes et du nom de Marthesie. À ces accents, qui frappaient presque tous les jours ses oreilles, elle soupirait en secret de causer tant de douleur à sa mère, et de n'être pas maîtresse de la soulager; mais Marcassin l'avait fortement menacée, et elle le craignait autant qu'elle l'aimait.

Comme sa douceur était extrême, elle continuait de témoigner beaucoup de tendresse au sanglier, qui l'aimait aussi avec la dernière passion; elle était grosse, et quand elle se figurait que la race marcassine allait se perpétuer, elle ressentait une affliction sans pareille.

Il arriva qu'une nuit qu'elle ne dormait point et qu'elle pleurait doucement, elle entendit parler si proche d'elle, qu'encore que l'on parlât tout bas, elle, ne perdait pas un mot de ce qu'on disait. C'était le bon Marcassin qui priait une personne de lui être moins rigoureuse, et de lui accorder la permission qu'il lui demandait depuis longtemps. On lui répondit toujours: «Non, non, je ne le veux pas.» Marthesie demeura plus inquiète que jamais. «Qui peut entrer dans cette grotte? disait-elle, mon mari ne m'a point révélé ce secret.» Elle n'eut garde de se rendormir, elle était trop curieuse. La conversation finie, elle entendit que la personne qui avait parlé au prince sortait de la caverne, et peu après il ronfla comme un cochon. Aussitôt elle se leva, voulant voir s'il était aisé d'ôter la pierre qui fermait l'entrée de la grotte, mais elle ne put la remuer. Comme elle revenait, doucement et sans aucune lumière, elle sentit quelque chose sous ses pieds, elle s'aperçut que c'était la peau d'un sanglier; elle la prit et la cacha, puis elle attendit l'événement de cette affaire sans rien dire.

L'aurore paraissait à peine lorsque Marcassin se leva, elle entendit qu'il cherchait de tous côtés; pendant qu'il s'inquiétait, le jour vint; elle le vit si extraordinairement beau et bien fait, que jamais surprise n'a été plus grande ni plus agréable que la sienne.

«Ah! s'écria-t-elle, ne me faites plus un mystère de mon bonheur, je le connais et j'en suis pénétrée, mon cher prince! par quelle bonne fortune êtes-vous devenu le plus aimable de tous les hommes?»

Il fut d'abord surpris d'être découvert; mais se remettant ensuite:

«Je vais, lui dit-il, vous en rendre compte, ma chère Marthesie, et vous apprendre en même temps que c'est à vous que je dois cette charmante métamorphose.

«Sachez que la reine ma mère dormait un jour à l'ombre de quelques arbres, lorsque trois fées passèrent en l'air; elles la reconnurent, elles s'arrêtèrent. L'aînée la doua d'être mère d'un fils spirituel et bien fait. La seconde renchérit sur ce don, elle ajouta en ma faveur mille qualités avantageuses. La cadette lui dit en éclatant de rire: «Il faut un peu diversifier la matière, le printemps serait moins agréable s'il n'était précédé par l'hiver: afin que le prince que vous souhaitez charmant, le paraisse davantage, je le doue d'être Marcassin, jusqu'à ce qu'il ait épousé trois femmes, et que la troisième trouve sa peau de sanglier.» À ces mots les trois fées disparurent. La reine avait entendu les deux premières très distinctement; à l'égard de celle qui me faisait du mal, elle riait si fort qu'elle n'y put rien comprendre.

«Je ne sais moi-même tout ce que je viens de vous raconter que du jour de notre mariage; comme j'allais vous chercher, tout occupé de ma passion, je m'arrêtai pour boire à un ruisseau qui coule proche de ma grotte: soit qu'il fût plus clair qu'à l'ordinaire, ou que je m'y regardasse avec plus d'attention, par rapport au désir que j'avais de vous plaire, je me trouvai si épouvantable, que les larmes m'en vinrent aux yeux. Sans hyperbole, j'en versai assez pour grossir le cours du ruisseau, et me parlant à moi-même, je me disais qu'il n'était pas possible que je pusse vous plaire!

«Tout découragé de cette pensée, je pris la résolution de ne pas aller plus loin. «Je ne puis être heureux, disais-je, si je ne suis aimé, et je ne puis être aimé d'aucune personne raisonnable.» Je marmottais ces paroles, quand j'aperçus une dame qui s'approcha de moi avec une hardiesse qui me surprit, car j'ai l'air terrible pour ceux qui ne me connaissent point. «Marcassin, me dit-elle, le temps de ton bonheur s'approche si tu épouses Marthesie, et qu'elle puisse t'aimer fait comme tu es; assure-toi qu'avant qu'il soit peu tu seras démarcassinné. Dès la nuit même de tes noces, tu quitteras cette peau qui te déplaît si fort, mais reprends-la avant le jour, et n'en parle point à ta femme; sois soigneux d'empêcher qu'elle ne s'en aperçoive, jusqu'au temps où cette grande affaire se découvrira.»

«Elle m'apprit, continua-t-il, tout ce que je vous ai déjà raconté de la reine ma mère: je lui fis de très humbles remerciements pour les bonnes nouvelles qu'elle me donnait; j'allai vous trouver avec une joie mêlée d'espérance que je n'avais point encore ressentie. Et lorsque je fus assez heureux pour recevoir des marques de votre amitié, ma satisfaction augmenta de toute manière, et mon impatience était violente de pouvoir partager mon secret avec vous. La fée, qui ne l'ignorait pas, me venait menacer la nuit des plus grandes disgrâces si je ne savais me taire. «Ah! lui disais-je, madame, vous n'avez sans doute jamais aimé, puisque vous m'obligez à cacher une chose si agréable à la personne du monde que j'aime le plus?» Elle riait de ma peine, et me défendait de m'affliger, parce que tout me devenait favorable. Cependant, ajouta-t-il, rendez-moi ma peau de sanglier, il faut bien que je la remette, de peur d'irriter les fées.

—Quel que vous puissiez devenir, mon cher prince, lui dit Marthesie, je ne changerai jamais pour vous; il me demeurera toujours une idée charmante de votre métamorphose.

—Je me flatte, dit-il, que les fées ne voudront pas nous faire souffrir longtemps; elles prennent soin de nous; ce lit qui vous paraît de mousse, est d'excellent duvet et de laine fine: ce sont elles qui mettaient à l'entrée de la grotte tous les beaux fruits que vous avez mangés.»

Marthesie ne se lassait point de remercier les fées de tant de grâces.

Pendant qu'elle leur adressait ses compliments, Marcassin faisait les derniers efforts pour remettre la peau de sanglier; mais elle était devenue si petite, qu'il n'y avait pas de quoi couvrir une de ses jambes. Il la tirait en long, en large, avec les dents et les mains, rien n'y faisait. Il était bien triste et déplorait son malheur; car il craignait, avec raison, que la fée qui l'avait si bien marcassiné ne vînt la lui remettre pour longtemps.

«Hélas! ma chère Marthesie, disait-il, pourquoi avez-vous caché cette fatale peau? C'est peut-être pour nous en punir que je ne puis m'en servir comme je faisais. Si les fées sont en colère, comment les apaiserons-nous?»

Marthesie pleurait de son côté; c'était là un sujet d'affliction bien singulier de pleurer, parce qu'il ne pouvait plus devenir Marcassin.

Dans ce moment la grotte trembla, puis la voûte s'ouvrit; ils virent tomber six quenouilles chargées de soie, trois blanches et trois noires, qui dansaient ensemble. Une voix sortit d'entre elles, qui dit:

«Si Marcassin et Marthesie devinent ce que signifient ces quenouilles blanches et noires, ils seront heureux.»

Le prince rêva un peu, et dit ensuite:

«Je devine que les trois quenouilles blanches, signifient les trois fées qui m'ont doué à ma naissance.

—Et pour moi, s'écria Marthesie, je devine que ces trois noires signifient mes deux soeurs et Coridon.»

En même temps les fées parurent à la place des quenouilles blanches. Ismène, Zélonide et Coridon parurent aussi. Rien n'a jamais été si effrayant que ce retour de l'autre monde.

«Nous ne venons pas de si loin que vous le pensez, dirent-ils à Marthesie; les prudentes fées ont eu la bonté de nous secourir. Et dans le temps que vous pleuriez notre mort, elles nous conduisaient dans un bateau où rien n'a manqué à nos plaisirs, que celui de vous voir avec nous.

—Quoi! dit Marcassin, je n'ai pas vu Ismène et son amant sans vie, et ce n'est pas de ma main que Zélonide a perdu la sienne?

—Non, dirent les fées, vos yeux fascinés ont été la dupe de nos soins: tous les jours ces sortes d'aventures arrivent. Tel croit avoir sa femme au bal, quand elle est endormie dans son lit: tel croit avoir une belle maîtresse, qui n'a qu'une guenuche; et tel autre croit avoir tué son ennemi, qui se porte bien dans un autre pays.

—Vous m'allez jeter dans d'étranges doutes, dit le prince Marcassin; il semble, à vous entendre, qu'il ne faut pas même croire ce qu'on voit.

—La règle n'est pas toujours générale, répliquèrent les fées: mais il est indubitable que l'on doit suspendre son jugement sur bien des choses, et penser qu'il peut entrer quelque dose de féerie dans ce qui nous paraît de plus certain.»

Le prince et sa femme remercièrent les fées de l'instruction qu'elles venaient de leur donner, et de la vie qu'elles avaient conservée à des personnes qui leur étaient si chères:

«Mais, ajouta Marthesie, en se jetant à leurs pieds, ne puis-je espérer que vous ne ferez plus reprendre cette vilaine peau de sanglier à mon fidèle Marcassin?

—Nous venons vous en assurer, dirent-elles, car il est temps de retourner à la cour.»

Aussitôt la grotte prit la figure d'une superbe tente, où le prince trouva plusieurs valets de chambre qui l'habillèrent magnifiquement. Marthesie trouva de son côté des dames d'atour, et une toilette d'un travail exquis, où rien ne manquait pour la coiffer et pour la parer; ensuite le dîner fut servi comme un repas ordonné par les fées. C'est en dire assez.

Jamais joie n'a été plus parfaite; tout ce que Marcassin avait souffert de peine, n'égalait point le plaisir de se voir non seulement homme, mais un homme infiniment aimable. Après que l'on fut sorti de table, plusieurs carrosses magnifiques, attelés des plus beaux chevaux du monde, vinrent à toute bride. Ils y montèrent avec le reste de la petite troupe. Des gardes à cheval marchaient devant et derrière les carrosses. C'est ainsi que Marcassin se rendit au palais.

On ne savait à la cour d'où venait ce pompeux équipage, et l'on savait encore moins qui était dedans, lorsqu'un héraut le publia à haute voix, au son des trompettes et des timbales: tout le peuple ravi accourut pour voir son prince. Tout le monde en demeura charmé, et personne ne voulut douter de la vérité d'une aventure qui paraissait pourtant bien douteuse.

Ces nouvelles étant parvenues au roi et à la reine, ils descendirent promptement jusque dans la cour. Le prince Marcassin ressemblait si fort à son père, qu'il aurait été difficile de s'y méprendre. On ne s'y méprit pas: aussi jamais allégresse n'a été plus universelle. Au bout de quelques mois elle augmenta encore par la naissance d'un fils, qui n'avait rien du tout de la figure ni de l'humeur marcassine.

Le plus grand effort de courage,
Lorsque l'on est bien amoureux,
Est de pouvoir cacher à l'objet de ses voeux
Ce qu'à dissimuler le devoir nous engage:
Marcassin sut par là mériter l'avantage
De rentrer triomphant dans une auguste cour.
Qu'on blâme, j'y consens, sa trop faible tendresse,
Il vaut mieux manquer à l'amour,
Que de manquer à la sagesse.

La Princesse Belle-Étoile

Il était une fois une princesse à laquelle il ne restait plus rien de ses grandeurs passées que son dais et son cadenas; l'un était de velours, en broderies de perles, et l'autre d'or, enrichi de diamants. Elle les garda tant qu'elle put; mais l'extrême nécessité où elle se trouvait réduite, l'obligeait de temps en temps à détacher une perle, un diamant, une émeraude, et cela se vendait secrètement pour nourrir son équipage. Elle était veuve, chargée de trois filles très jeunes et très aimables. Elle comprit que si elle les élevait dans un air de grandeur et de magnificence convenable à leur rang, elles se ressentiraient davantage dans la suite de leurs disgrâces. Elle prit donc la résolution de vendre le peu qui lui restait, et de s'en aller bien loin avec ses trois filles s'établir dans quelque maison de campagne, où elles feraient une dépense convenable à leur petite fortune. En passant dans une forêt très dangereuse, elle fut volée, de sorte qu'il ne lui resta presque plus rien. Cette pauvre princesse, plus chagrine de ce dernier malheur que de tous ceux qui l'avaient précédé, connut bien qu'il fallait gagner sa vie ou mourir de faim. Elle avait aimé autrefois la bonne chère, et savait faire des sauces excellentes. Elle n'allait jamais sans sa petite cuisine d'or, que l'on venait voir de bien loin. Ce qu'elle avait fait pour se divertir, elle le fit alors pour subsister. Elle s'arrêta proche d'une grande ville, dans une maison fort jolie; elle y faisait des ragoûts merveilleux; l'on était friand dans ce pays-là, de sorte que tout le monde accourait chez elle. L'on ne parlait que de la bonne fricasseuse, à peine lui donnait-on le temps de respirer. Cependant ses trois filles devenaient grandes; et leur beauté n'aurait pas fait moins de bruit que les sauces de la princesse, si elle ne les avait cachées dans une chambre, d'où elles sortaient très rarement.

Un jour des plus beaux de l'année, il entra chez elle une petite vieille, qui paraissait bien lasse; elle s'appuyait sur un bâton, son corps était tout courbé, et son visage plein de rides.

«Je viens, dit-elle, afin que vous me fassiez un bon repas, car je veux, avant que d'aller en l'autre monde, pouvoir m'en vanter en celui-ci.»

Elle prit une chaise de paille, se mit auprès du feu et dit à la princesse de se hâter. Comme elle ne pouvait pas tout faire, elle appela ses trois filles: l'aînée avait nom Roussette, la seconde Brunette, et la dernière Blondine. Elle leur avait donné ces noms par rapport à la couleur de leurs cheveux. Elles étaient vêtues en paysannes, avec des corsets et des jupes de différentes couleurs. La cadette était la plus belle et la plus douce. Leur mère commanda à l'une d'aller quérir de petits pigeons dans la volière, à l'autre de tuer des poulets, à l'autre de faire la pâtisserie. Enfin, en moins d'un moment, elles mirent devant la vieille un couvert très propre, du linge fort blanc, de la vaisselle de terre bien vernissée, et on la servit à plusieurs services. Le vin était bon, la glace n'y manquait pas, les verres rincés à tous moments par les plus belles mains du monde; tout cela donnait de l'appétit à la vieille petite bonne femme. Si elle mangea bien, elle but encore mieux. Elle se mit en pointe de vin; elle disait mille choses, où la princesse, qui ne faisait pas semblant d'y prendre garde, trouvait beaucoup d'esprit.

Le repas finit aussi gaiement qu'il avait commencé; la vieille se leva, elle dit à la princesse:

«Ma grande amie, si j'avais de l'argent, je vous paierais, mais il y a si longtemps que je suis ruinée; j'avais besoin de vous trouver pour faire si bonne chère: tout ce que je puis vous promettre, c'est de vous envoyer de meilleures pratiques que la mienne.»

La princesse se prit à sourire, et lui dit gracieusement:

«Allez, ma bonne mère, ne vous inquiétez point, je suis toujours assez payée quand je fais quelque plaisir.

—Nous avons été ravies de vous servir, dit Blondine, et si vous vouliez souper ici, nous ferions encore mieux.

—Oh! que l'on est heureux, s'écria la vieille, lorsqu'on est né avec un coeur si bienfaisant! mais croyez-vous n'en pas recevoir la récompense? Soyez certaines, continua-t-elle, que le premier souhait que vous ferez sans songer à moi, sera accompli.»

En même temps elle disparut, et elles n'eurent pas lieu de douter que ce ne fût une fée.

Cette aventure les étonna: elles n'en avaient jamais vu: elles étaient peureuses; de sorte que pendant cinq ou six mois elles en parlèrent; et sitôt qu'elles désiraient quelque chose, elles pensaient à elle. Rien ne réussissait, dont elles étaient fortement en colère contre la fée. Mais un jour que le roi allait à la chasse, il passa chez la bonne fricasseuse, pour voir si elle était aussi habile qu'on disait; et comme il approchait du jardin avec grand bruit, les trois soeurs qui cueillaient des fraises l'entendirent.

«Ah! dit Roussette, si j'étais assez heureuse pour épouser monseigneur l'amiral, je me vante que je ferais avec mon fuseau et ma quenouille tant de fil, et de ce fil tant de toile, qu'il n'aurait plus besoin d'en acheter pour les voiles de ses navires.

—Et moi, dit Brunette, si la fortune m'était assez favorable pour me faire épouser le frère du roi, je me vante qu'avec mon aiguille, je lui ferais tant de dentelles, qu'il en verrait son palais rempli.

—Et moi, ajouta Blondine, je me vante que si le roi m'épousait, j'aurais, au bout de neuf mois, deux beaux garçons et une belle fille; que leurs cheveux tomberaient par anneaux, répandant de fines pierres, avec une brillante étoile sur le front, et le cou entouré d'une riche chaîne d'or.»

Un des favoris du roi, qui s'était avancé pour avertir l'hôtesse de sa venue, ayant entendu parler dans le jardin, s'arrêta sans faire aucun bruit, et fut bien surpris de la conversation de ces trois belles filles. Il alla promptement la redire au roi pour le réjouir; il en rit en effet, et commanda qu'on les fît venir devant lui.

Elles parurent aussitôt d'un air et d'une grâce merveilleux. Elles saluèrent le roi avec beaucoup de respect et de modestie; et lorsqu'il demanda s'il était vrai qu'elles venaient de s'entretenir des époux qu'elles désiraient, elles rougirent et baissèrent les yeux: il les pressa encore davantage de l'avouer; elles en convinrent, et il s'écria aussitôt:

«Certainement je ne sais quelle puissance agit sur moi, mais je ne sortirai pas d'ici que je n'aie épousé la belle Blondine.

—Sire, dit le frère du roi, je vous demande permission de me marier avec cette jolie brunette.

—Accordez-moi la même grâce, ajouta l'amiral, car la rousse me plaît infiniment.»

Le roi, bien aise d'être imité par les plus grands de son royaume, leur dit qu'il approuvait leur choix, et demanda à la mère si elle le voulait bien. Elle répondit que c'était la plus grande joie qu'elle pût jamais avoir. Le roi l'embrassa, le prince et l'amiral n'en firent pas moins.

Quand le roi fut prêt à dîner, on vit descendre par la cheminée une table de sept couverts d'or, et tout ce qu'on peut imaginer de plus délicat pour faire un bon repas. Cependant le roi hésitait à manger, il craignait que l'on n'eût accommodé les viandes au sabbat; et cette manière de servir par la cheminée lui était un peu suspecte.

Le buffet s'arrangea, l'on ne voyait que bassins et vases d'or, dont le travail surpassait la matière. En même temps un essaim de mouches à miel parut dans des ruches de cristal, et commença la plus charmante musique qui se puisse imaginer. Toute la salle était pleine de frelons, de mouches, de guêpes et de moucherons, et d'autres bestiolinettes de cette espèce, qui servaient le roi avec une adresse surnaturelle. Trois ou quatre mille bibets lui apportaient à boire, sans qu'un seul osât se noyer dans le vin, ce qui est d'une modération et d'une discipline étonnantes. La princesse et ses filles pénétraient assez que tout ce qui se passait ne pouvait s'attribuer qu'à la petite vieille: elles bénissaient l'heure où elles l'avaient connue.

Après le repas, qui fut si long que la nuit surprit la compagnie à table, dont sa majesté ne laissa pas d'avoir un peu de honte, car il semblait que dans cet hymen, Bacchus avait pris la place de Cupidon, le roi se leva, et dit:

«Achevons la fête par où elle devait commencer.»

Il tira sa bague de son doigt, et la mit dans celui de Blondine, le prince et l'amiral l'imitèrent. Les abeilles redoublèrent leurs chants. L'on dansa, l'on se réjouit; et tous ceux qui avaient suivi le roi vinrent saluer la reine et la princesse. Pour l'amirale, on ne lui faisait pas tant de cérémonies, dont elle se désespérait, car elle était l'aînée de Brunette et de Blondine, et se trouvait moins bien mariée.

Le roi envoya son grand écuyer apprendre à la reine sa mère ce qui venait de se passer, et pour faire venir ses plus magnifiques chariots, afin d'emmener la reine Blondine avec ses deux soeurs. La reine-mère était la plus cruelle de toutes les femmes, et la plus emportée. Quand elle sut que son fils s'était marié sans sa participation, et surtout à une fille d'une naissance si obscure, et que le prince en avait fait autant, elle entra dans une telle colère, qu'elle effraya toute la cour. Elle demanda au grand écuyer quelle raison avait pu engager le roi à un si indigne mariage? Il lui dit que c'était l'espérance d'avoir deux garçons et une fille dans neuf mois, qui naîtraient avec de grands cheveux bouclés, des étoiles sur la tête, et chacun une chaîne d'or au cou, et que des choses si rares l'avaient charmé. La reine-mère sourit dédaigneusement de la crédulité de son fils; elle dit là-dessus bien des choses offensantes, qui marquaient assez sa fureur.

Les chariots étaient déjà arrivés à la petite maisonnette. Le roi convia sa belle-mère à le suivre, et lui promit qu'elle serait regardée avec toute sorte de distinction. Mais elle pensa aussitôt que la cour est une mer toujours agitée.

«Sire, lui dit-elle, j'ai trop d'expérience des choses du monde pour quitter le repos que je n'ai acquis qu'avec beaucoup de peine.

—Quoi! répliqua le roi, voulez-vous continuer à tenir hôtellerie?

—Non, dit-elle, vous me ferez quelque bien pour vivre.

—Souffrez au moins, ajouta-t-il, que je vous donne un équipage et des officiers.

—Je vous en rends grâce, dit-elle; quand je suis seule, je n'ai point d'ennemis qui me tourmentent; mais si j'avais des domestiques, je craindrais d'en trouver en eux.»

Le roi admira l'esprit et la modération d'une femme qui pensait et qui parlait comme un philosophe.

Pendant qu'il pressait sa belle-mère de venir avec lui, l'amirale Rousse faisait cacher au fond de son chariot tous les beaux bassins et les vases d'or du buffet, voulant en profiter sans rien laisser; mais la fée qui voyait tout, bien que personne ne la vît, les changea en cruches de terre. Lorsqu'elle fut arrivée, et qu'elle voulut les emporter dans son cabinet, elle ne trouva rien qui en valût la peine.

Le roi et la reine embrassèrent tendrement la sage princesse, et l'assurèrent qu'elle pourrait disposer à sa volonté de tout ce qu'ils avaient. Ils quittèrent le séjour champêtre, et vinrent à la ville, précédés des trompettes, des hautbois, des timbales et des tambours qui se faisaient entendre bien loin. Les confidents de la reine-mère lui avaient conseillé de cacher sa mauvaise humeur, parce que le roi s'en offenserait, et que cela pourrait avoir des suites fâcheuses: elle se contraignit donc, et ne fît paraître que de l'amitié à ses deux belles-filles, leur donnant des pierreries et des louanges indifféremment sur tout ce qu'elles faisaient bien ou mal.

La reine Blondine et la princesse Brunette étaient étroitement unies; mais à l'égard de l'amirale Rousse, elle les haïssait mortellement.

«Voyez, disait-elle, la bonne fortune de mes deux soeurs: l'une est reine, l'autre princesse du sang, leurs maris les adorent; et moi, qui suis l'aînée, qui me trouve cent fois plus belle qu'elles, je n'ai qu'un amiral pour époux, dont je ne suis point chérie comme je devrais l'être.»

La jalousie qu'elle avait contre ses soeurs, la rangea du parti de la reine-mère; car l'on savait bien que la tendresse qu'elle témoignait à ses belles-filles n'était qu'une feinte, et qu'elle trouverait avec plaisir l'occasion de leur faire du mal.

La reine et la princesse devinrent grosses, et par malheur une grande guerre étant survenue, il fallut que le roi partît pour se mettre à la tête de son armée. La jeune reine et la princesse étant obligées de rester sous le pouvoir de la reine-mère, la prièrent de trouver bon qu'elles retournassent chez leur mère, afin de se consoler avec elle d'une si cruelle absence. Le roi n'y put consentir. Il conjura sa femme de rester au palais, il l'assura que sa mère en userait bien. En effet, il la pria avec la dernière instance d'aimer sa belle-fille, et d'en avoir soin. Il ajouta qu'elle ne pouvait l'obliger plus sensiblement, qu'il espérait lui avoir de beaux enfants, et qu'il en attendait les nouvelles avec beaucoup d'inquiétude. Cette méchante reine, ravie de ce que son fils lui confiait sa femme, lui promit de ne songer qu'à sa conservation, et l'assura qu'il pouvait partir avec un entier repos d'esprit. Ainsi il s'en alla dans une si forte envie de revenir bientôt, qu'il hasardait ses troupes en toutes rencontres; et son bonheur faisait non seulement que sa témérité lui réussissait toujours, mais encore qu'il avançait fort ses affaires. La reine accoucha avant son retour. La princesse sa soeur eut le même jour un beau garçon, elle mourut aussitôt.

L'amirale Rousse était fort occupée des moyens de nuire à la jeune reine. Quand elle lui vit des enfants si jolis, et qu'elle n'en avait point, sa fureur augmenta; elle prit la résolution de parler promptement à la reine-mère, car il n'y avait pas de temps à perdre.

«Madame, lui dit-elle, je suis si touchée de l'honneur que votre majesté m'a fait en me donnant quelque part dans ses bonnes grâces, que je me dépouille volontiers de mes propres intérêts pour ménager les vôtres; je comprends tous les déplaisirs dont vous êtes accablée depuis les indignes mariages du roi et du prince. Voilà quatre enfants qui vont éterniser la faute qu'ils ont commise: notre pauvre mère est une pauvre villageoise qui n'avait pas de pain quand elle s'est avisée de devenir fricasseuse; croyez-moi, madame, faisons une fricassée aussi de tous ces petits marmots, et les ôtons du monde avant qu'ils vous fassent rougir.

—Ah! ma chère amirale, dit la reine en l'embrassant, que je t'aime d'être si équitable, et de partager, comme tu fais, mes justes déplaisirs! J'avais déjà résolu d'exécuter ce que tu me proposes, il n'y a que la manière qui m'embarrasse.

—Que cela ne vous fasse point de peine, reprit la Rousse, ma doguine vient de faire deux chiens et une chienne; ils ont chacun une étoile sur le front, avec une marque autour du cou, qui fait une espèce de chaîne. Il faut faire accroire à la reine qu'elle est accouchée de toutes ces petites bêtes, et prendre les deux fils, la fille et le fils de la princesse, que l'on fera mourir.

—Ton dessein me plaît infiniment, s'écria-t-elle, j'ai déjà donné des ordres là-dessus à Feintise, sa dame d'honneur, de sorte qu'il faut avoir les petits chiens.

—Les voilà, dit l'amirale, je les ai apportés.»

Aussitôt elle ouvrit une grande bourse qu'elle avait toujours à son côté, elle en tira trois doguines bêtes, que la reine et elle emmaillotèrent comme les enfants de la reine auraient dû être, et tout ornées de dentelles et de langes brochés d'or. Elles les arrangèrent dans une corbeille couverte, puis cette méchante reine, suivie de la rousse, se rendit auprès de la reine.

«Je viens vous remercier, lui dit-elle, des beaux héritiers que vous donnez à mon fils, voilà des têtes bien faites pour porter une couronne. Je ne m'étonne pas si vous promettiez à votre mari deux fils et une fille avec des étoiles sur le front, de longs cheveux, et des chaînes d'or au cou. Tenez, nourrissez-les, car il n'y a point de femme qui veuille donner à téter à des chiens.»

La pauvre reine, qui était accablée du mal qu'elle avait souffert, pensa mourir de douleur quand elle aperçut ces trois chiennes de bêtes, et qu'elle vit cette espèce de doguinerie qui faisait sur son lit un bruit désespéré: elle se mit à pleurer amèrement, puis joignant ses mains:

«Hélas! madame, dit-elle, n'ajoutez point des reproches à mon affliction, elle ne peut assurément être plus grande. Si les dieux avaient permis ma mort avant que j'eusse reçu l'affront de me voir mère de ces petits monstres, je me serais estimée trop heureuse: hélas! que ferai-je? Le roi va me haïr autant qu'il m'a aimée.»

Les soupirs et les sanglots étouffèrent sa voix, elle n'eut plus de force pour parler; et la reine-mère, continuant à lui dire des injures, eut le plaisir de passer ainsi trois heures au chevet de son lit.

Elle s'en alla ensuite; et sa soeur, qui feignait de partager ses déplaisirs, lui dit qu'elle n'était pas la première à qui semblable malheur était arrivé; qu'on voyait bien que c'était là un tour de cette vieille fée qui leur avait promis tant de merveilles; mais que comme il serait peut-être dangereux pour elle de voir le roi, elle lui conseillait de s'en aller chez leur pauvre mère avec ses trois enfants de chien. La reine ne lui répondit que par ses larmes. Il fallait avoir le coeur bien dur, pour n'être pas touché de l'état où elles la réduisaient! Elle donna à téter à ces vilains chiens, croyant en être la mère.

La reine commanda à Feintise de prendre les enfants de la reine avec le fils de la princesse, de les étrangler et de les enterrer si bien, qu'on n'en sût jamais rien. Comme elle était sur le point d'exécuter cet ordre, et qu'elle tenait déjà le cordeau fatal, elle jeta les yeux sur eux, et les trouva si merveilleusement beaux, et vit qu'ils marquaient tant de choses extraordinaires par les étoiles qui brillaient à leur front, qu'elle n'osa porter ses criminelles mains sur un sang si auguste.

Elle fit amener une chaloupe au bord de la mer, elle y mit les quatre enfants dans un même berceau et quelques chaînes de pierreries, afin que si la fortune les conduisait entre les mains d'une personne assez charitable pour les vouloir nourrir, elle en trouvât aussitôt sa récompense.

La chaloupe poussée par un grand vent s'éloigna si vite du rivage, que Feintise la perdit de vue; mais en même temps les vagues s'enflèrent, et le soleil se cacha, les nues se fondirent en eau, mille éclats de tonnerre faisaient retentir tous les environs. Elle ne douta point que la petite barque ne fût submergée; et elle ressentit de la joie de ce que ces pauvres innocents étaient péris, car elle aurait toujours appréhendé quelque événement extraordinaire en leur faveur.

Le roi, sans cesse occupé de sa chère épouse et de l'état où il l'avait laissée, ayant une trêve pour peu de temps, revint en poste: il arriva douze heures après qu'elle fut accouchée. Quand la reine-mère le sut, elle alla au-devant de lui avec un air composé de douleur; elle le tint longtemps serré entre ses bras, lui mouillant le visage de larmes; il semblait que sa douleur l'empêchait de parler. Le roi, tout tremblant, n'osait demander ce qui était arrivé, car il ne doutait pas que ce ne fussent de fort grands malheurs. Enfin elle fit un effort pour lui raconter que sa femme était accouchée de trois chiens: aussitôt Feintise les présenta, et l'amirale toute en pleurs se jetant aux pieds du roi, le supplia de ne point faire mourir la reine, et de se contenter de la renvoyer chez sa mère, qu'elle y était déjà résolue, et qu'elle recevrait ce traitement comme une grande grâce.

Le roi était si éperdu, qu'il pouvait à peine respirer: il regardait les doguins, et remarquait avec surprise cette étoile qu'ils avaient au milieu du front, et la couleur différente qui faisait le tour de leur cou. Il se laissa tomber sur un fauteuil, roulant dans son esprit mille pensées, et ne pouvant prendre une résolution fixe; mais la reine-mère le pressa si fort, qu'il prononça l'exil de l'innocente reine. Aussitôt on la mit dans une litière avec ses trois chiens; et sans avoir aucuns égards pour elle, on la conduisit chez sa mère, où elle arriva presque morte.

Les dieux avaient regardé d'un oeil de pitié la barque où les trois princes étaient avec la princesse. La fée qui les protégeait fit tomber, au lieu de pluie, du lait dans leurs petites bouches; ils ne souffrirent point de cet orage épouvantable qui s'était élevé si promptement. Enfin ils voguèrent sept jours et sept nuits; ils étaient en pleine mer aussi tranquilles que sur un canal, lorsqu'ils furent rencontrés par un vaisseau corsaire. Le capitaine ayant été frappé, quoique d'assez loin, du brillant éclat des étoiles qu'ils avaient sur le front, aborda la chaloupe, persuadé qu'elle était pleine de pierreries. Il y en trouva en effet; et ce qui le toucha davantage, ce fut la beauté des quatre merveilleux enfants. Le désir de les conserver l'engagea à retourner chez lui pour les donner à sa femme qui n'en avait point, et qui en souhaitait depuis longtemps.

Elle s'inquiéta fort de le voir revenir si promptement, car il allait faire un voyage de long cours; mais elle fut transportée de joie quand il remit entre ses mains un trésor si considérable; ils admirèrent ensemble la merveille des étoiles, la chaîne d'or qui ne pouvait s'ôter de leur cou, et leurs longs cheveux. Ce fut bien autre chose lorsque cette femme les peigna, car il en tombait à tous moments des perles, des rubis, des diamants, des émeraudes de différentes grandeurs et toutes parfaites: elle en parla à son mari, qui ne s'en étonna pas moins qu'elle.

«Je suis bien las, lui dit-il, du métier de corsaire; si les cheveux de ces petits enfants continuent à nous donner des trésors, je ne veux plus courir les mers, et mon bien sera aussi considérable que celui de nos plus grands capitaines.»

La femme du corsaire, qui se nommait Corsine, fut ravie de la résolution de son mari, elle en aima davantage ces quatre enfants; elle nomme la princesse, Belle-Étoile; son frère aîné, Petit-Soleil, le second, Heureux, et le fils aîné de la princesse, Chéri. Il était si fort au-dessus des deux autres pour sa beauté, qu'encore qu'il n'eût ni étoile, ni chaîne, Corsine l'aimait plus que les autres.

Comme elle ne pouvait les élever sans le secours de quelque nourrice, elle pria son mari, qui aimait beaucoup la chasse, de lui attraper des faons tout petits; il en trouva le moyen, car la forêt où ils demeuraient était fort spacieuse. Corsine les ayant, elle les exposa du côté du vent; les biches, qui les sentirent, accoururent pour leur donner à téter. Corsine les cacha, et mit à la place les enfants, qui s'accommodèrent à merveille du lait de biche. Tous les jours deux fois elles venaient quatre de compagnie jusque chez Corsine, chercher les princes et la princesse, qu'elles prenaient pour les faons.

C'est ainsi que se passa la tendre jeunesse des princes: le corsaire et sa femme les aimaient si passionnément qu'ils leur donnaient tous leurs soins. Cet homme avait été bien élevé: c'était moins par inclination que par bizarrerie de la fortune qu'il était devenu corsaire. Il avait épousé Corsine chez une princesse où son esprit s'était heureusement cultivé; elle savait vivre, et quoiqu'elle se trouvât dans une espèce de désert, où ils ne subsistaient que des larcins qu'il faisait dans ses courses, elle n'avait point encore oublié l'usage du monde; ils avaient la dernière joie de n'être plus en obligation de s'exposer à tous les périls attachés au métier de corsaire, ils devenaient assez riches sans cela. De trois en trois jours, il tombait, comme je l'ai déjà dit, des cheveux de la princesse et de ses frères, des pierreries considérables, que Corsine allait vendre à la ville la plus proche, et elle en rapportait mille gentillesses pour ses quatre marmots.

Quand ils furent sortis de la première enfance, le corsaire s'appliqua sérieusement à cultiver le beau naturel dont le ciel les avait doués; et comme il ne doutait point qu'il n'y eût de grands mystères cachés dans leur naissance et dans la rencontre qu'il en avait faite, il voulut reconnaître par leur éducation ce présent des dieux; de sorte qu'après avoir rendu sa maison plus logeable, il attira chez lui des personnes de mérite, qui leur apprirent diverses sciences avec une facilité qui surprenait tous ces grands maîtres.

Le corsaire et sa femme n'avaient jamais dit l'aventure des quatre enfants. Ils passaient pour être les leurs, quoiqu'ils marquassent, par toutes leurs actions, qu'ils sortaient d'un sang plus illustre. Ils étaient très unis entre eux; il s'y trouvait du naturel et de la politesse, mais le prince Chéri avait pour la princesse Belle-Étoile des sentiments plus empressés et plus vifs que les deux autres; dès qu'elle souhaitait quelque chose, il tentait jusqu'à l'impossible pour la satisfaire; il ne la quittait presque jamais; lorsqu'elle allait à la chasse, il l'accompagnait; quand elle n'y allait point, il trouvait toujours des excuses pour se défendre de sortir. Petit-Soleil et Heureux, qui étaient frères, lui parlaient avec moins de tendresse et de respect. Elle remarqua cette différence, elle en tint compte à Chéri, et elle l'aima plus que les autres.

À mesure qu'ils avançaient en âge, leur mutuelle tendresse augmentait; ils n'en eurent d'abord que du plaisir.

«Mon tendre frère, lui disait Belle-Étoile, si mes désirs suffisaient pour vous rendre heureux, vous seriez un des plus grands rois de la terre.

—Hélas! ma soeur, répliquait-il, ne m'enviez pas le bonheur que je goûte auprès de vous; je préférerais de passer une heure où vous êtes à toute l'élévation que vous me souhaitez.»

Quand elle disait la même chose à ses frères, ils répondaient naturellement qu'ils en seraient ravis; et pour les éprouver davantage, elle ajoutait:

«Oui, je voudrais que vous remplissiez le premier trône du monde, dussé-je ne vous voir jamais.»

Ils disaient aussitôt:

«Vous avez raison, ma soeur, l'un vaudrait bien mieux que l'autre.

—Vous consentiriez donc, répliquait-elle, à ne me plus voir?

—Sans doute, disaient-ils, il nous suffirait d'apprendre quelquefois de vos nouvelles.»

Lorsqu'elle se trouvait seule, elle examinait ces différentes manières d'aimer, et elle sentait son coeur disposé tout comme les leurs: car encore que Petit-Soleil et Heureux lui fussent chers, elle ne souhaitait point de rester avec eux toute sa vie; et à l'égard de Chéri, elle fondait en larmes, quand elle pensait que leur père l'enverrait peut-être écumer les mers, ou qu'il le mènerait à l'armée. C'est ainsi que l'amour, masqué du nom spécieux d'un excellent naturel, s'établissait dans ces jeunes coeurs. Mais à quatorze ans Belle-Étoile commença de se reprocher l'injustice qu'elle croyait faire à ses frères, de ne les pas aimer également. Elle s'imagina que les soins et les caresses de Chéri en étaient la cause. Elle lui défendit de chercher davantage les moyens de se faire aimer.

«Vous ne les avez que trop trouvés, lui disait-elle agréablement, et vous êtes parvenu à me faire mettre une grande différence entre vous et eux.»

Quelle joie ne ressentait-il pas lorsqu'elle lui parlait ainsi! Bien loin de diminuer son empressement, elle l'augmentait: il lui faisait chaque jour une galanterie nouvelle.

Ils ignoraient encore jusqu'où allait leur tendresse, et ils n'en connaissaient point l'espèce, lorsqu'un jour on apporta à Belle-Étoile plusieurs livres nouveaux: elle prit le premier qui tomba sous sa main; c'était l'histoire de deux jeunes amants, dont la passion avait commencé se croyant frère et soeur, ensuite ils avaient été reconnus par leurs proches, et après des peines infinies ils s'étaient épousés. Comme Chéri lisait parfaitement bien, qu'il entendait tout finement, et qu'il se faisait entendre de même, elle le pria de lire auprès d'elle pendant qu'elle achèverait un ouvrage de lacis qu'elle avait envie de finir.

Il lut cette aventure, et ce ne fut pas sans une grande inquiétude qu'il y vit une peinture naïve de tous ses sentiments. Belle-Étoile n'était pas moins surprise; il semblait que l'auteur avait lu tout ce qui se passait dans son âme. Plus Chéri lisait, plus il était touché; plus la princesse l'écoutait, plus elle était attendrie; quelque effort qu'elle pût faire, ses yeux se remplirent de larmes, et son visage en était couvert. Chéri se faisait de son côté une violence inutile; il pâlissait, il changeait de couleur et de ton de voix: ils souffraient l'un et l'autre tout ce que l'on peut souffrir.

«Ah, ma soeur, s'écria-t-il en la regardant tristement, et laissant tomber son livre! ah, ma soeur, qu'Hippolyte fut heureux de n'être pas le frère de Julie!

—Nous n'aurons pas une semblable satisfaction, répondit-elle. Hélas, nous est-elle moins due!»

En achevant ces mots, elle connut qu'elle en avait trop dit, elle demeura interdite; et si quelque chose put consoler le prince, ce fut l'état où il la vit. Depuis ce moment ils tombèrent l'un et l'autre dans une profonde tristesse, sans s'expliquer davantage: ils pénétraient une partie de ce qui se passait dans leurs âmes; ils s'étudièrent pour cacher à tout le monde un secret qu'ils auraient voulu ignorer eux-mêmes, et duquel ils ne s'entretenaient point. Cependant il est si naturel de se flatter, que la princesse ne laissait pas de compter pour beaucoup que Chéri seul n'eût point d'étoile ni de chaîne au cou; car pour les longs cheveux et le don de répandre des pierreries quand on les peignait, il les avait comme ses cousins.

Les trois princes étant allés un jour à la chasse, Belle-Étoile s'enferma dans un petit cabinet, qu'elle aimait parce qu'il était sombre, et qu'elle y rêvait avec plus de liberté qu'ailleurs: elle ne faisait aucun bruit. Ce cabinet n'était séparé de la chambre de Corsine que par une cloison, et cette femme la croyait à la promenade; elle l'entendit qui disait au corsaire:

«Voilà Belle-Étoile en âge d'être mariée: si nous savions qui elle est, nous tâcherions de l'établir d'une manière convenable à son rang; ou si nous pouvions croire que ceux qui passent pour ses frères ne le sont pas, nous lui en donnerions un, car que peut-elle jamais trouver d'aussi parfait qu'eux?

—Lorsque je les rencontrai, dit le corsaire, je ne vis rien qui pût m'instruire de leur naissance; les pierreries qui étaient attachées sur leur berceau, faisaient connaître que ces enfants appartenaient à des personnes riches; ce qu'il y aurait de singulier, c'est qu'ils fussent tous jumeaux: car ils paraissaient de même âge, et il n'est pas ordinaire qu'on en ait quatre.

—Je soupçonne aussi, dit Corsine, que Chéri n'est pas leur frère, il n'a ni étoile ni chaîne au cou.

—Il est vrai, répliqua son mari; mais les diamants tombent de ses cheveux comme de ceux des autres, et après toutes les richesses que nous avons amassées par le moyen de ces chers enfants, il ne me reste plus rien à souhaiter que de découvrir leur origine.

—Il faut laisser agir les dieux, dit Corsine, ils nous les ont donnés, et sans doute quand il en sera temps ils développeront ce qui nous est caché.»

Belle-Étoile écoutait attentivement cette conversation. L'on ne peut exprimer la joie qu'elle eut de pouvoir espérer qu'elle sortait d'un sang illustre; car encore qu'elle n'eût jamais manqué de respect pour ceux dont elle croyait tenir le jour, elle n'avait pas laissé de ressentir de la peine d'être fille d'un corsaire. Mais ce qui flattait davantage son imagination, c'était de penser que Chéri n'était peut-être point son frère: elle brûlait d'impatience de l'entretenir, et de leur dire à tous une aventure si extraordinaire.

Elle monta sur un cheval isabelle, dont les crins noirs étaient rattachés avec des boucles de diamants, car elle n'avait qu'à se peigner une seule fois pour en garnir tout un équipage de chasse: sa housse de velours vert était chamarrée de diamants et brodée de rubis; elle monta promptement à cheval, et fut dans la forêt chercher ses frères. Le bruit des cors et des chiens lui fit assez entendre où ils étaient: elle les joignit au bout d'un moment. À sa vue, Chéri se détacha et vint au-devant d'elle plus vite que les autres.

Quelle agréable surprise, lui cria-t-il, Belle-Étoile! Vous venez enfin à la chasse, vous que l'on ne peut distraire pour un moment des plaisirs que vous donnent la musique et les sciences que vous apprenez?

—J'ai tant de choses à vous dire, répliqua-t-elle, que voulant être en particulier, je suis venue vous chercher.

Hélas! ma soeur, dit-il en soupirant, que me voulez-vous aujourd'hui? Il semble qu'il y a longtemps que vous ne me voulez plus rien.»

Elle rougit, puis baissant les yeux, elle demeura sur son cheval, triste et rêveuse, sans lui répondre.

Enfin ses deux frères arrivèrent: elle se réveilla à leur vue comme d'un profond sommeil, et sauta à terre marchant la première: ils la suivirent tous; et quand elle fut au milieu d'une petite pelouse ombragée d'arbres:

«Mettons-nous ici, leur dit-elle, et apprenez ce que je viens d'entendre.»

Elle leur raconta exactement la conversation du corsaire avec sa femme, et comme quoi ils n'étaient point leurs enfants. Il ne se peut rien ajouter à la surprise des trois princes: ils agitèrent entre eux ce qu'ils devaient faire. L'un voulait partir sans rien dire; l'autre ne voulait point partir du tout, et l'autre voulait partir et le dire. Le premier soutenait que c'était le moyen le plus sûr, parce que le gain qu'ils faisaient en les peignant les obligerait de les retenir; l'autre répondait qu'il aurait été bon de les quitter si l'on avait su un lieu fixe où aller, et de quelle condition l'on était, mais que le titre d'errants dans le monde n'était pas agréable; le dernier ajoutait qu'il y aurait de l'ingratitude de les abandonner sans leur agrément; qu'il y aurait de la stupidité de vouloir rester davantage avec eux au milieu d'une forêt, où ils ne pourraient apprendre qui ils étaient, et que le meilleur parti c'était de leur parler, et de les faire consentir à leur éloignement. Ils goûtèrent tous cet avis. Aussitôt ils montèrent à cheval pour venir trouver le corsaire et Corsine.

Le coeur de Chéri était flatté par tout ce que l'espérance peut offrir de plus agréable pour consoler un amant affligé: son amour lui faisait deviner une partie des choses futures: il ne se croyait plus le frère de Belle-Étoile; sa passion contrainte prenant un peu l'essor, lui permettait mille tendres idées qui le charmaient. Ils joignirent le corsaire et Corsine avec un visage mêlé de joie et d'inquiétude.

«Nous ne venons pas, dit Petit-Soleil (car il portait la parole), pour vous dénier l'amitié, la reconnaissance et le respect que nous vous devons; bien que nous soyons informés de la manière que vous nous trouvâtes sur la mer, et que vous n'êtes ni notre père ni notre mère, la pitié avec laquelle vous nous avez sauvés, la noble éducation que vous nous avez donnée, tant de soins et de bontés que vous avez eus pour nous, sont des engagements si indispensables, que rien au monde ne peut nous affranchir de votre dépendance. Nous venons donc vous renouveler nos sincères remerciements; vous supplier de nous raconter un événement si rare, et de nous conseiller, afin que nous conduisant par vos sages avis, nous n'ayons rien à nous reprocher.»

Le corsaire et Corsine furent bien surpris qu'une chose qu'ils avaient cachée avec tant de soin eût été découverte.

«On vous a trop bien informés, dirent-ils, et nous ne pouvons vous celer que vous n'êtes point en effet nos enfants, et que la fortune seule vous a fait tomber entre nos mains. Nous n'avons aucune lumière sur votre naissance; mais les pierreries qui étaient dans votre berceau peuvent marquer que vos parents sont ou grands seigneurs ou fort riches: au reste, que pouvons-nous vous conseiller? Si vous consultez l'amitié que nous avons pour vous, sans doute vous resterez avec nous, et vous consolerez notre vieillesse par votre aimable compagnie; si le château que nous avons bâti en ces lieux ne vous plaît pas, ou que le séjour de cette solitude vous chagrine, nous irons où vous voudrez, pourvu que ce ne soit point à la cour; une longue expérience nous en a dégoûtés, et vous en dégoûterait peut-être, si vous étiez informés des agitations continuelles, des feintes, de l'envie, des inégalités, des véritables maux et des faux biens que l'on y trouve: nous vous en dirions davantage, mais vous croiriez que nos conseils sont intéressés; ils le sont aussi, mes enfants: nous désirons de vous arrêter dans cette paisible retraite, quoique vous soyez maîtres de la quitter quand vous le voudrez. Ne laissez pourtant pas de considérer que vous êtes au port, et que vous allez sur une mer orageuse; que les peines y surpassent presque toujours les plaisirs; que le cours de la vie est limité; qu'on la quitte souvent au milieu de sa carrière; que les grandeurs du monde sont de faux brillants dont on se laisse éblouir par une fatalité étrange, et que le plus solide de tous les biens, c'est de savoir se borner, jouir de sa tranquillité, et se rendre sage.»

Le corsaire n'aurait pas fini si tôt ses remontrances, s'il n'eût été interrompu par le prince Heureux.

«Mon cher père, lui dit-il, nous avons trop d'envie de découvrir quelque chose de notre naissance, pour nous ensevelir au fond d'un désert: la morale que vous établissez est excellente, et je voudrais que nous fussions capables de la suivre, mais je ne sais quelle fatalité nous appelle ailleurs; permettez que nous remplissions le cours de notre destinée, nous reviendrons vous revoir et vous rendre compte de toutes nos aventures.»

À ces mots le corsaire et sa femme se prirent à pleurer. Les princes s'attendrirent fort, particulièrement Belle-Étoile, qui avait un naturel admirable, et qui n'aurait jamais pensé à quitter le désert, si elle avait été sûre que Chéri fût toujours resté avec elle.

Cette résolution étant prise, ils ne songèrent plus qu'à faire leur équipage pour s'embarquer; car ayant été trouvés sur la mer, ils avaient quelque espérance qu'ils y recevraient des lumières de ce qu'ils voulaient savoir. Ils firent entrer dans leur petit vaisseau un cheval pour chacun d'eux; et après s'être peignés jusqu'à s'en écorcher pour laisser plus de pierreries à Corsine, ils la prièrent de leur donner en échange les chaînes de diamants qui étaient dans leur berceau. Elle alla les quérir dans son cabinet, où elle les avait soigneusement gardées, et elle les attacha toutes sur l'habit de Belle-Étoile qu'elle embrassait sans cesse, lui mouillant le visage de ses larmes.

Jamais séparation n'a été si triste: le corsaire et sa femme en pensèrent mourir: leur douleur ne provenait point d'une source intéressée; car ils avaient amassé tant de trésors qu'ils n'en souhaitaient plus. Petit-Soleil, Heureux, Chéri et Belle-Étoile montèrent dans le vaisseau. Le corsaire l'avait fait faire très bon et très magnifique: le mât était d'ébène et de cèdre; les cordages de soie verte mêlée d'or; les voiles de drap d'or et vert, et les peintures excellentes. Quand il commença à voguer, Cléopâtre avec son Antoine, et même toute la chiourme de Vénus, auraient baissé le pavillon devant lui. La princesse était assise sous un riche pavillon, vers la poupe, ses deux frères et son cousin se tenaient près d'elle, plus brillants que les astres, et leurs étoiles jetaient de longs rayons de lumière qui éblouissaient. Ils résolurent d'aller au même endroit où le corsaire les avait trouvés, et en effet ils s'y rendirent. Ils se préparèrent à faire là un grand sacrifice aux dieux et aux fées, pour obtenir leur protection, et qu'ils fussent conduits dans le lieu de leur naissance. On prit une tourterelle pour l'immoler: la princesse pitoyable la trouva si belle qu'elle lui sauva la vie; et pour la garantir de pareil accident, elle la laissa aller.

«Pars, lui dit-elle, petit oiseau de Vénus; et si j'ai quelque jour besoin de toi, n'oublie pas le bien que je te fais.»

La tourterelle s'envola: le sacrifice étant fini, ils commencèrent un concert si charmant, qu'il semblait que toute la nature gardait un profond silence pour les écouter: les flots de la mer ne s'élevaient point; le vent ne soufflait pas; Zéphyre seul agitait les cheveux de la princesse, et mettait son voile un peu en désordre. Dans le moment il sortit de l'eau une Sirène qui chantait si bien que la princesse et ses frères l'admirèrent. Après avoir dit quelques airs, elle se tourna vers eux, et leur cria:

«Cessez de vous inquiéter; laissez aller votre vaisseau; descendez où il s'arrêtera, et que tous ceux qui s'aiment continuent de s'aimer.»

Belle-Étoile et Chéri ressentirent une joie extraordinaire de ce que la Sirène venait de dire. Ils ne doutèrent point que ce ne fût pour eux; et se faisant un signe d'intelligence, leurs coeurs se parlèrent sans que Petit-Soleil et Heureux s'en aperçussent. Le navire voguait au gré des vents et de l'onde; leur navigation n'eut rien d'extraordinaire; le temps était toujours beau, et la mer toujours calme. Ils ne laissèrent pas de rester trois mois entiers dans leur voyage, pendant lesquels l'amoureux prince Chéri s'entretenait souvent avec la princesse.

«Que j'ai de flatteuses espérances, lui dit-il un jour, charmante Étoile! Je ne suis point votre frère; ce coeur qui reconnaît votre pouvoir, et qui n'en reconnaîtra jamais d'autre, n'est pas né pour les crimes: c'en serait un de vous aimer comme je fais, si vous étiez ma soeur; mais la charitable Sirène qui nous est venue conseiller, m'a confirmé ce que j'avais là-dessus dans l'esprit.

—Ah! mon frère, répliqua-t-elle, ne vous fiez point trop à une chose qui est encore si obscure que nous ne pouvons la pénétrer! Quelle serait notre destinée, si nous irritions les dieux par des sentiments qui pourraient leur déplaire? La Sirène s'est si peu expliquée, qu'il faut avoir bien envie de deviner pour nous appliquer ce qu'elle a dit.

—Vous vous en défendez, cruelle, dit le prince affligé, bien moins par le respect que vous avez pour les dieux, que par aversion pour moi.»

Belle-Étoile ne lui répliqua rien; et levant les yeux au ciel, elle poussa un profond soupir, qu'il ne put s'empêcher d'expliquer en sa faveur.

Ils étaient dans la saison où les jours sont longs et brûlants: vers le soir la princesse et ses frères montèrent sur le tillac pour voir coucher le soleil dans le sein de l'onde; elle s'assit, les princes se placèrent auprès d'elle; ils prirent des instruments et commencèrent leur agréable concert. Cependant le vaisseau poussé par un vent frais semblait voguer plus légèrement, et se hâtait de doubler un petit promontoire qui cachait une partie de la plus belle ville du monde; mais tout d'un coup elle se découvrit, son aspect étonna notre aimable jeunesse: tous les palais en étaient de marbre, les couvertures dorées, et le reste des maisons de porcelaines fort fines; plusieurs arbres toujours verts mêlaient l'émail de leurs feuilles aux diverses couleurs du marbre, de l'or et des porcelaines; de sorte qu'ils souhaitaient que leur vaisseau entrât dans le port; mais ils doutaient d'y pouvoir trouver place, tant il y en avait d'autres dont les mâts semblaient composer une forêt flottante.

Leurs désirs furent accomplis, ils abordèrent, et le rivage en un moment se trouva couvert du peuple, qui avait aperçu la magnificence du navire: celui que les Argonautes avaient construit pour la conquête de la toison ne brillait pas tant; les étoiles et la beauté des merveilleux enfants ravissaient ceux qui les voyaient; l'on courut dire au roi cette nouvelle: comme il ne pouvait la croire, et que la grande terrasse du palais donnait jusqu'au bord de la mer, il s'y rendit promptement; il vit que les princes Petit-Soleil et Chéri, tenant la princesse entre leurs bras, la portèrent à terre, qu'ensuite l'on fit sortir leurs chevaux, dont les riches harnais répondaient bien à tout le reste. Petit-Soleil en montait un plus noir que du jais; celui d'Heureux était gris; Chéri avait le sien blanc comme neige, et la princesse son isabelle. Le roi les admirait tous quatre sur leurs chevaux qui marchaient si fièrement qu'ils écartaient tous ceux qui voulaient s'approcher.

Les princes ayant entendu que l'on disait «voilà le roi», levèrent les yeux, et l'ayant vu d'un air plein de majesté, aussitôt ils lui firent une profonde révérence, et passèrent doucement, tenant les yeux attachés sur lui. De son côté, il les regardait, et n'était pas moins charmé de l'incomparable beauté de la princesse que de la bonne mine des jeunes princes. Il commanda à son écuyer de leur aller offrir sa protection, et toutes les choses dont ils pourraient avoir besoin dans un pays où ils étaient apparemment étrangers. Ils reçurent l'honneur que le roi leur faisait avec beaucoup de respect et de reconnaissance, et lui dirent qu'ils n'avaient besoin que d'une maison où ils pussent être en particulier; qu'ils seraient bien aises qu'elle fût à une ou deux lieues de la ville, parce qu'ils aimaient fort la promenade. Sur-le-champ le premier écuyer leur en fît donner une des plus magnifiques où ils logèrent commodément avec tout leur train.

Le roi avait l'esprit si rempli des quatre enfants qu'il venait de voir, que sur-le-champ il alla dans la chambre de la reine sa mère lui dire la merveille des étoiles qui brillaient sur leurs fronts, et tout ce qu'il avait admiré en eux. Elle en fut tout interdite; elle lui demanda sans aucune affectation quel âge ils pouvaient avoir; il répondit quinze ou seize ans: elle ne témoigna point son inquiétude, mais elle craignait terriblement que Feintise ne l'eût trahie. Cependant le roi se promenait à grands pas, et disait:

«Qu'un père est heureux d'avoir des fils si parfaits et une fille si belle! Pour moi, infortuné souverain, je suis père de trois chiens; voilà d'illustres successeurs, et ma couronne est bien affermie!»

La reine-mère écoutait ces paroles avec une inquiétude mortelle. Les étoiles brillantes, et l'âge à peu près de ces étrangers, avaient tant de rapport à celui des princes et de leur soeur, qu'elle eut de grands soupçons d'avoir été trompée par Feintise, et qu'au lieu de tuer les enfants du roi, elle ne les eût sauvés. Comme elle se possédait beaucoup, elle ne témoigna rien de ce qui se passait dans son âme; elle ne voulut pas même envoyer ce jour-là s'informer de bien des choses qu'elle avait envie de savoir; mais le lendemain elle commanda à son secrétaire d'y aller, et que sous prétexte de donner des ordres dans la maison pour leur commodité, il examinât tout, et s'ils avaient des étoiles sur le front.

Le secrétaire partit assez matin; il arriva comme la princesse se mettait à sa toilette: en ce temps-là l'on n'achetait point son teint chez les marchands; qui était blanche restait blanche; qui était noire ne devenait point blanche; de sorte qu'il la vit décoiffée. On la peignait; ses cheveux blonds, plus fins que des filets d'or, descendaient par boucles jusqu'à terre; il y avait plusieurs corbeilles autour d'elle, afin que les pierreries qui tombaient de ses cheveux ne fussent pas perdues; son étoile sur le front jetait des feux qu'on avait peine à soutenir; et la chaîne d'or de son cou n'était pas moins extraordinaire que les précieux diamants qui roulaient du haut de sa tête. Le secrétaire avait bien de la peine à croire ce qu'il voyait; mais la princesse ayant choisi la plus grosse perle, elle le pria de la garder pour se souvenir d'elle; c'est la même que les rois d'Espagne estiment tant sous le nom de Peregrina, qui veut dire Pèlerine, parce qu'elle vient d'une voyageuse.

Le secrétaire, confus d'une si grande libéralité, prit congé d'elle, et salua les trois princes, avec lesquels il demeura longtemps pour être informé d'une partie de ce qu'il désirait savoir. Il retourna en rendre compte à la reine-mère, qui se confirma dans les soupçons qu'elle avait déjà. Il lui dit que Chéri n'avait point d'étoile, mais qu'il tombait des pierreries de ses cheveux comme de ceux de ses frères, et qu'à son gré c'était le mieux fait; qu'ils venaient de fort loin; que leur père et leur mère ne leur avaient donné qu'un certain temps, afin de voir les pays étrangers. Cet article déroutait un peu la reine, et elle se figurait quelquefois que ce n'était point les enfants du roi.

Elle flottait ainsi entre la crainte et l'espérance, quand le roi, qui aimait fort la chasse, alla du côté de leur maison; le grand écuyer, qui l'accompagnait, lui dit en passant que c'était là qu'il avait logé Belle-Étoile et ses frères par son ordre.

«La reine m'a conseillé, repartit le roi, de ne les pas voir; elle appréhende qu'ils viennent de quelque pays infecté de la peste, et qu'ils n'en apportent le mauvais air.

—Cette jeune étrangère, repartit le premier écuyer, est en effet très dangereuse; mais, Sire, je craindrais plus ses yeux que le mauvais air.

—En vérité, dit le roi, je le crois comme vous.»

Et poussant aussitôt son cheval, il entendit des instruments et des voix; il s'arrêta proche d'un grand salon, dont les fenêtres étaient ouvertes; et après avoir admiré la douceur de cette symphonie, il s'avança.

Le bruit des chevaux obligea les princes à regarder; dès qu'ils virent le roi, ils le saluèrent respectueusement, et se hâtèrent de sortir, l'abordant avec un visage gai et tant de marques de soumission qu'ils embrassaient ses genoux; la princesse lui baisait les mains comme s'ils l'eussent reconnu pour être leur père. Il les caressa fort, et sentait son coeur si ému qu'il n'en pouvait deviner la cause. Il leur dit qu'ils ne manquassent pas de venir au palais, qu'il voulait les entretenir et les présenter à sa mère. Ils le remercièrent de l'honneur qu'il leur faisait, et lui dirent qu'aussitôt que leurs habits et leurs équipages seraient achevés, ils ne manqueraient pas de lui faire leur cour.

Le roi les quitta pour achever la chasse qui était commencée; il leur en envoya obligeamment la moitié, et porta l'autre à la reine sa mère.

«Quoi! lui dit-elle, est-il possible que vous ayez fait une si petite chasse? Vous tuez ordinairement trois fois plus de gibier.

—Il est vrai, repartit le roi, mais j'en ai régalé les beaux étrangers; je sens pour eux une inclination si parfaite, que j'en suis surpris moi-même, et si vous aviez moins peur de l'air contagieux, je les aurais déjà fait venir loger dans le palais.»

La reine-mère se fâcha beaucoup: elle l'accusait de manquer d'égards pour elle, et lui fit des reproches de s'exposer si légèrement.

Dès qu'il l'eut quittée, elle envoya dire à Feintise de lui venir parler; elle s'enferma avec elle dans son cabinet, et la prit d'une main par les cheveux, lui portant un poignard sur la gorge:

«Malheureuse, dit-elle, je ne sais quel reste de bonté m'empêche de te sacrifier à mon juste ressentiment: tu m'as trahie; tu n'as point tué les quatre enfants que j'avais remis entre tes mains pour en être défaite; avoue au moins ton crime, et peut-être que je te le pardonnerai.»

Feintise, demi-morte de peur, se jeta à ses pieds, et lui dit comme la chose s'était passée; qu'elle croyait impossible que les enfants fussent encore en vie, parce qu'il s'était élevé une tempête si effroyable, qu'elle avait pensé être accablée de la grêle; mais qu'enfin elle lui demandait du temps, et qu'elle trouverait le moyen de la défaire d'eux l'un après l'autre, sans que personne au monde pût l'en soupçonner.

La reine, qui ne voulait que leur mort, s'apaisa un peu; elle lui dit de n'y perdre pas un moment; et en effet la vieille Feintise, qui se voyait en grand péril, ne négligea rien de ce qui dépendait d'elle: elle épia le temps que les trois princes étaient à la chasse, et portant sous son bras une guitare, elle alla s'asseoir vis-à-vis des fenêtres de la princesse, où elle chanta ces paroles:

La beauté peut tout surmonter,
Heureux qui sait en profiter!
La beauté s'efface,
L'âge de glace
Vient en ternir toutes les fleurs.
Qu'on a de douleurs
Quand on repasse
Les attraits que l'on a perdus!
On se désespère,
Et l'on prend pour plaire
Des soins superflus.
Jeunes coeurs, laissez-vous charmer;
Dans le bel âge l'on doit aimer.
La beauté s'efface,
L'âge de glace
Vient en ternir toutes les fleurs.
Qu'on a de douleurs
Quand on repasse
Les attraits que l'on a perdus!
On se désespère,
Et l'on prend pour plaire
Des soins superflus.

Belle-Étoile trouva ces paroles assez plaisantes; elle s'avança sur un balcon pour voir celle qui les chantait; aussitôt qu'elle parut, Feintise, qui s'était habillée fort proprement, lui fit une grande révérence; la princesse la salua à son tour; et comme elle était gaie, elle lui demanda si les paroles qu'elle venait d'entendre avaient été faites pour elle.

«Oui, charmante personne, répliqua Feintise, elles sont pour moi; mais afin qu'elles ne soient jamais pour vous, je viens vous donner un avis dont vous ne devez pas manquer de profiter.

—Et quel est-il? dit Belle-Étoile.

—Dès que vous m'aurez permis de monter dans votre chambre, ajouta-t-elle, vous le saurez.

—Vous y pouvez venir», repartit la princesse.

Aussitôt la vieille se présenta avec un certain air de cour que l'on ne perd point quand on l'a une fois.

«Ma belle fille, dit Feintise, sans perdre un moment (car elle craignait qu'on ne vînt l'interrompre), le ciel vous a faite tout aimable; vous êtes douée d'une étoile brillante sur votre front, et l'on raconte bien d'autres merveilles de vous; mais il vous manque encore une chose qui vous est essentiellement nécessaire; si vous ne l'avez, je vous plains.

—Et que me manque-t-il? répliqua-t-elle.

—L'eau qui danse, ajouta notre maligne vieille: si j'en avais eu, vous ne verriez pas un cheveu blanc sur ma tête, pas une ride sur mon front; j'aurais les plus belles dents du monde, avec un air enfantin qui charmerait. Hélas! j'ai su ce secret trop tard, mes attraits étaient déjà effacés; profitez de mes malheurs, ma chère enfant, ce sera une consolation pour moi, car je me sens pour vous des mouvements de tendresse extraordinaires.

—Mais où prendrai-je cette eau qui danse? repartit Belle-Étoile.

—Elle est dans la forêt lumineuse, dit Feintise: vous avez trois frères, est-ce que l'un d'eux ne vous aimera pas assez pour l'aller quérir? Vraiment ils ne seraient guère tendres; enfin il n'y va pas de moins que d'être belle cent ans après votre mort.

—Mes frères me chérissent, dit la princesse, il y en a un entre autres qui ne me refusera rien. Certainement si cette eau fait tout ce que vous dites, je vous donnerai une récompense proportionnée à son mérite.»

La perfide vieille se retira en diligence, ravie d'avoir si bien réussi; elle dit à Belle-Étoile qu'elle serait soigneuse de la venir voir.

Les princes revinrent de la chasse, l'un apporta un marcassin, l'autre un lièvre, et l'autre un cerf; tout fut mis aux pieds de leur soeur; elle regarda cet hommage avec une espèce de dédain; elle était occupée de l'avis de Feintise, elle en paraissait même inquiète, et Chéri, qui n'avait point d'autre occupation que de l'étudier, ne fut pas un quart d'heure, avec elle sans le remarquer.

«Qu'avez-vous, ma chère Étoile, lui dit-il, le pays où nous sommes n'est peut-être pas à votre gré? Si cela est, partons-en tout à l'heure; peut-être encore que notre équipage n'est pas assez grand, les meubles assez beaux, la table assez délicate: parlez, de grâce, afin que j'aie le plaisir de vous obéir le premier, et de vous faire obéir par les autres.

—La confiance que vous me donnez de vous dire ce qui se passe dans mon esprit, répliqua-t-elle, m'engage à vous déclarer que je ne saurais plus vivre, si je n'ai l'eau qui danse; elle est dans la forêt lumineuse; je n'aurai avec elle rien à craindre de la fureur des ans.

—Ne vous chagrinez point, mon aimable Étoile, ajouta-t-il, je vais partir et je vous en apporterai, ou vous saurez par ma mort qu'il est impossible d'en avoir.

—Non, dit-elle, j'aimerais mieux renoncer à tous les avantages de la beauté; j'aimerais mieux être affreuse que de hasarder une vie si chère; je vous conjure de ne plus penser à l'eau qui danse, et même, si j'ai quelque pouvoir sur vous, je vous le défends.»

Le prince feignit de lui obéir; mais aussitôt qu'il la vit occupée, il monta sur son cheval blanc, qui n'allait que par bonds et par courbettes; il prit de l'argent et un riche habit; pour des diamants, il n'en avait pas besoin, car ses cheveux lui en fournissaient assez, et trois coups de peigne en faisaient tomber quelquefois pour un million. À la vérité cela n'était pas toujours égal; l'on a même su que la disposition de leur esprit et celle de leur santé réglaient assez l'abondance des pierreries; il ne mena personne avec lui pour être plus en liberté, et afin que si l'aventure était périlleuse, il pût se hasarder sans essuyer les remontrances d'un domestique zélé et craintif.

Quand l'heure du souper fut venue, et que la princesse ne vit point paraître son frère Chéri, l'inquiétude la saisit à tel point qu'elle ne pouvait ni boire ni manger: elle donna des ordres pour le faire chercher partout. Les deux princes, ne sachant rien de l'eau qui danse, lui disaient qu'elle se tourmentait trop, qu'il ne pouvait être éloigné, qu'elle savait qu'il s'abandonnait volontiers à de profondes rêveries, et que sans doute il s'était arrêté dans la forêt. Elle prit donc un peu de tranquillité jusqu'à minuit; mais alors elle perdit toute patience, et dit en pleurant à ses frères que c'était elle qui était cause de l'éloignement de Chéri, qu'elle lui avait témoigné un désir extrême d'avoir l'eau qui danse de la forêt lumineuse, que sans doute il en avait pris le chemin. À ces nouvelles ils résolurent d'envoyer après lui plusieurs personnes, et elle les chargea de lui dire qu'elle le conjurait de revenir.

Cependant la méchante Feintise était fort intriguée pour savoir l'effet de son conseil, lorsqu'elle apprit que Chéri était déjà en campagne; elle en eut une sensible joie, ne doutant pas qu'il ne fît plus de diligence que ceux qui le suivaient, et qu'il ne lui en arrivât malheur; elle courut au palais, toute fière de cette espérance; elle rendit compte à la reine-mère de ce qui s'était passé.

«J'avoue, madame, lui dit-elle, que je ne puis douter que ce ne soient les trois princes et leur soeur; ils ont des étoiles sur le front, des chaînes, d'or au cou; leurs cheveux sont d'une beauté ravissante, il en tombe à tous moments des pierreries; j'en ai vu à la princesse que j'avais mises sur son berceau, dont elle se pare, quoiqu'elles ne vaillent pas celles qui tombent de ses cheveux: de sorte qu'il m'est pas permis de douter de leur retour, malgré les soins que je croyais avoir pris pour l'empêcher; mais, madame, je vous en délivrerai; et comme c'est le seul moyen qui me reste de réparer ma faute, je vous supplie seulement de m'accorder du temps; voilà déjà un des princes qui est parti pour aller chercher l'eau qui danse, il périra sans doute dans cette entreprise; ainsi je leur prépare plusieurs occasions de se perdre.

—Nous verrons, dit la reine, si le succès répondra à votre attente, mais comptez que cela seul peut vous dérober à ma juste fureur.»

Feintise se retira plus alarmée que jamais, cherchant dans son esprit tout ce qui pouvait les faire périr.

Le moyen qu'elle en avait trouvé à l'égard du prince Chéri, était un des plus certains, car l'eau qui danse ne se puisait pas aisément; elle avait fait tant de bruit par les malheurs qui étaient arrivés à ceux qui la cherchaient, qu'il n'y avait personne qui n'en sût le chemin. Son cheval blanc allait d'une vitesse surprenante; il le pressait sans quartier, parce qu'il voulait revenir promptement auprès de Belle-Étoile, et lui donner la satisfaction qu'elle se promettait de son voyage. Il ne laissa pas de marcher huit nuits de suite sans se reposer ailleurs que dans le bois, sous le premier arbre, sans manger autre chose que les fruits qu'il trouvait sur son chemin, et sans laisser à son cheval qu'à peine le temps de brouter l'herbe. Enfin au bout de ce temps-là, il se trouva dans un pays dont l'air était si chaud, qu'il commença de souffrir beaucoup: ce n'était pas que le soleil eût plus d'ardeur; il ne savait à quoi en attribuer la cause, lorsque du haut d'une montagne il aperçut la forêt lumineuse; tous les arbres brûlaient sans se consumer, et jetaient des flammes en des lieux si éloignés, que la campagne était aride et déserte: l'on entendait dans cette forêt siffler les serpents et rugir les lions, ce qui étonna beaucoup le prince; car il semblait qu'aucun animal, excepté la salamandre, ne pouvait vivre dans cette espèce de fournaise.

Après avoir considéré une chose si épouvantable, il descendit, rêvant à ce qu'il allait faire, et il se dit plus d'une fois qu'il était perdu. Comme il approchait de ce grand feu, il mourait de soif; il trouva une fontaine qui sortait de la montagne, et qui tombait dans un grand bassin de marbre; il mit pied à terre, s'en approcha, et se baissait pour puiser de l'eau dans un petit vase d'or qu'il avait apporté, afin d'y mettre celle que la princesse souhaitait, quand il aperçut une tourterelle qui se noyait dans cette fontaine; ses plumes étaient toutes mouillées; elle n'avait plus de force, et coulait au fond du bassin. Chéri en eut pitié, il la sauva; il la pendit d'abord par les pieds; elle avait tant bu, qu'elle en était enflée; ensuite il la réchauffa; il essuya ses ailes avec un mouchoir fin, il la secourut si bien que la pauvre tourterelle se trouva au bout d'un moment plus gaie qu'elle n'avait été triste.

«Seigneur Chéri, lui dit-elle d'une voix douce et tendre, vous n'avez jamais obligé petit animal plus reconnaissant que moi; ce n'est pas d'aujourd'hui que j'ai reçu des faveurs essentielles de votre famille, je suis ravie de pouvoir vous être utile à mon tour. Ne croyez donc pas que j'ignore le sujet de votre voyage; vous l'avez entrepris un peu témérairement, car l'on ne saurait nombrer les personnes qui sont péries ici. L'eau qui danse est la huitième merveille du monde pour les dames; elle embellit, elle rajeunit, elle enrichit; mais si je ne vous sers de guide, vous n'y pourrez arriver, car la source sort à gros bouillons du milieu de la forêt, et s'y précipite dans un gouffre: le chemin est couvert de branches d'arbres qui tombent tout embrasées, et je ne vois guère d'autre moyen que d'y aller par-dessous terre; reposez-vous donc ici sans inquiétude, je vais ordonner ce qu'il faut.»

En même temps la tourterelle s'élève en l'air, va, vient, s'abaisse, vole et revole tant et tant, que sur la fin du jour elle dit au prince que tout était prêt. Il prend l'officieux oiseau, il le baise, il le caresse, le remercie, et le suit sur son beau cheval blanc. À peine eut-il fait cent pas, qu'il voit deux longues files de renards, blaireaux, taupes, escargots, fourmis, et de toutes les sortes de bêtes qui se cachent dans la terre: il y en avait une si prodigieuse quantité, qu'il ne comprenait point par quel pouvoir ils s'étaient ainsi rassemblés.

«C'est par mon ordre, lui dit la tourterelle, que vous voyez en ces lieux ce petit peuple souterrain; il vient de travailler pour votre service, et faire une extrême diligence; vous me ferez plaisir de les en remercier.»

Le prince les salua, et leur dit qu'il voudrait les tenir dans un lieu moins stérile, qu'il les régalerait avec plaisir: chaque bestiole parut contente.

Chéri étant à l'entrée de la voûte, y laissa son cheval; puis, demi-courbé, il chemina avec la bonne tourterelle, qui le conduisit très heureusement jusqu'à la fontaine: elle faisait un si grand bruit, qu'il en serait devenu sourd, si elle ne lui avait pas donné deux de ses plumes blanches dont il se boucha les oreilles. Il fut étrangement surpris de voir que cette eau dansait avec la même justesse que si Favier et Pecout lui avaient montré. Il est vrai que ce n'était que de vieilles danses, comme la Bocane, la Mariée et la Sarabande. Plusieurs oiseaux qui voltigeaient en l'air chantaient les airs que l'eau voulait danser. Le prince en puisa plein son vase d'or, il en but deux traits, qui le rendirent cent fois plus beau qu'il n'était, et qui le rafraîchirent si bien, qu'il s'apercevait à peine que de tous les endroits du monde le plus chaud c'est la forêt lumineuse.

Il en partit par le même chemin par lequel il était venu: son cheval s'était éloigné; mais fidèle à sa voix, dès qu'il l'appela il vint au grand galop. Le prince se jeta légèrement dessus, tout fier d'avoir l'eau qui danse.

«Tendre tourterelle, dit-il à celle qu'il tenait, j'ignore encore par quel prodige vous avez tant de pouvoir en ces lieux; les effets que j'en ai ressentis m'engagent à beaucoup de reconnaissance; et comme la liberté est le plus grand des biens, je vous rends la vôtre, pour égaler par cette faveur celles que vous m'avez faites.»

En achevant ces mots, il la laissa aller. Elle s'envola d'un petit air aussi farouche que si elle eût resté avec lui contre son gré.

«Quelle inégalité! dit-il alors, tu tiens plus de l'homme que de la tourterelle; l'un est inconstant, l'autre ne l'est point.»

La tourterelle lui répondit du haut des airs:

«Eh! savez-vous qui je suis?»

Chéri s'étonna que la tourterelle eût répondu ainsi à sa pensée, il jugea bien qu'elle était très habile; il fut fâché de l'avoir laissée aller: «Elle m'aurait peut-être été utile, disait-il, et j'aurais appris par elle bien des choses qui contribueraient au repos de ma vie.» Cependant il convint avec lui-même qu'il ne faut jamais regretter un bienfait accordé; il se trouvait son redevable, quand il pensait aux difficultés qu'elle lui avait aplanies pour avoir l'eau qui danse. Son vase d'or était fermé de manière que l'eau ne pouvait ni se perdre, ni s'évaporer. Il pensait agréablement au plaisir qu'aurait Belle-Étoile en la recevant et la joie qu'il aurait de la revoir, lorsqu'il vit venir à toute bride plusieurs cavaliers, qui ne l'eurent pas plus tôt aperçu, que poussant de grands cris, ils se le montrèrent les uns aux autres. Il n'eut point de peur, son âme avait un caractère d'intrépidité qui s'alarmait peu des périls. Cependant il ressentit beaucoup de chagrin que quelque chose l'arrêtât; il poussa brusquement son cheval vers eux, et resta agréablement surpris de reconnaître une partie de ses domestiques qui lui présentèrent de petits billets, ou pour mieux dire des ordres dont la princesse les avait chargés pour lui, afin qu'il ne s'exposât point aux dangers de la forêt lumineuse: il baisa l'écriture de Belle-Étoile; il soupira plus d'une fois, et se hâtant de retourner vers elle, il la retira de la plus sensible peine que l'on puisse éprouver.

Il la trouva en arrivant assise sous quelques arbres, où elle s'abandonnait à toute son inquiétude. Quand elle le vit à ses pieds, elle ne savait quel accueil lui faire; elle voulait le gronder d'être parti contre ses ordres; elle voulait le remercier du charmant présent qu'il lui faisait; enfin sa tendresse fut la plus forte; elle embrassa son cher frère, et les reproches qu'elle lui fit n'eurent rien de fâcheux.

La vieille Feintise, qui ne s'endormait pas, sut par ses espions que Chéri était de retour plus beau qu'il n'était avant son départ; et que la princesse ayant mis sur son visage l'eau qui danse, était devenue si excessivement belle, qu'il n'y avait pas moyen de soutenir le moindre de ses regards, sans mourir de plus d'une demi-douzaine de morts.

Feintise fut bien étonnée et bien affligée, car elle avait fait son compte que le prince périrait dans une si grande entreprise; mais il n'était pas temps de se rebuter: elle chercha le moment que la princesse allait à un petit temple de Diane, peu accompagnée; elle l'aborda, et lui dit d'un air plein d'amitié:

«Que j'ai de joie, madame, de l'heureux effet de mes avis! Il ne faut que vous regarder pour savoir que vous avez à présent l'eau qui danse; mais si j'osais vous donner un conseil, vous songeriez à vous rendre maîtresse de la pomme qui chante. C'est tout autre chose encore; car elle embellit l'esprit à tel point, qu'il n'y a rien dont on ne soit capable: veut-on persuader quelque chose? il n'y a qu'à tenir la pomme qui chante; veut-on parler en public, faire des vers, écrire en prose, divertir, faire rire ou faire pleurer? la pomme a toutes ces vertus; et elle chante si bien et si haut, qu'on l'entend de huit lieues sans en être étourdi.

—Je n'en veux point, s'écria la princesse, vous avez pensé faire périr mon frère avec votre eau qui danse, vos conseils sont trop dangereux.

—Quoi! madame, répliqua Feintise, vous seriez fâchée d'être la plus savante et la plus spirituelle personne du monde? En vérité vous n'y pensez pas.

—Ah! qu'aurais-je fait, continua Belle-Étoile, si l'on m'avait rapporté le corps de mon cher frère mort ou mourant?

—Celui-là, dit la vieille, n'ira plus, les autres sont obligés de vous servir à leur tour, et l'entreprise est moins périlleuse.

—N'importe, ajouta la princesse, je ne suis pas d'humeur à les exposer.

—En vérité, je vous plains, dit Feintise, de perdre une occasion si avantageuse, mais vous y ferez réflexion; adieu, madame.»

Elle se retira aussitôt, très inquiète du succès de sa harangue, et Belle-Étoile demeura aux pieds de la statue de Diane, irrésolue sur ce qu'elle devait faire; elle aimait ses frères, elle s'aimait bien aussi; elle comprenait que rien ne pouvait lui faire un plus sensible plaisir que d'avoir la pomme qui chante.

Elle soupira longtemps, puis elle se prit à pleurer. Petit-Soleil revenait de la chasse, il entendit du bruit dans le temple, il y entra, et vit la princesse qui se couvrait le visage de son voile, parce qu'elle était honteuse d'avoir les yeux tout humides; il avait déjà remarqué ses larmes, et s'approchant d'elle, il la conjura instamment de lui dire pourquoi elle pleurait. Elle s'en défendit, répliquant qu'elle en avait honte elle-même; mais plus elle lui refusait son secret, plus il avait envie de le savoir.

Enfin elle lui dit que la même vieille qui lui avait conseillé d'envoyer à la conquête de l'eau qui danse, venait de lui dire que la pomme qui chante était encore plus merveilleuse, parce qu'elle donnait tant d'esprit, qu'on devenait une espèce de prodige! qu'à la vérité elle aurait donné la moitié de sa vie pour une telle pomme, mais qu'elle craignait qu'il n'y eût trop de danger à l'aller chercher.

«Vous n'aurez pas peur pour moi, je vous en assure, lui dit son frère en souriant, car je ne me trouve aucune envie de vous rendre ce bon office; hé quoi! n'avez-vous pas assez d'esprit? Venez, venez, ma soeur, continua-t-il, et cessez de vous affliger.»

Belle-Étoile le suivit, aussi triste de la manière dont il avait reçu sa confidence, que de l'impossibilité qu'elle trouvait à posséder la pomme qui chante. L'on servit le souper, ils se mirent tous quatre à table; elle ne pouvait manger. Chéri, l'aimable Chéri, qui n'avait d'attention que pour elle, lui servit ce qui était de meilleur, et la pressa d'en goûter: au premier morceau son coeur se grossit; les larmes lui vinrent aux yeux; elle sortit de table en pleurant. Belle-Étoile pleurait! ô dieux, quel sujet d'inquiétude pour Chéri! Il demanda donc ce qu'elle avait: Petit-Soleil le lui dit, en raillant d'une manière assez désobligeante pour sa soeur; elle en fut si piquée qu'elle se retira dans sa chambre et ne voulut parler à personne de tout le soir.

Dès que Petit-Soleil et Heureux furent couchés, Chéri monta sur son excellent cheval blanc, sans dire à personne où il allait; il laissa seulement une lettre pour Belle-Étoile, avec ordre de la lui donner à son réveil; et tant que la nuit fut longue, il marcha à l'aventure, ne sachant point où il prendrait la pomme qui chante.

Lorsque la princesse fut levée, on lui présenta la lettre du prince: il est aisé de s'imaginer tout ce qu'elle ressentit d'inquiétude et de tendresse dans une occasion comme celle-là: elle courut dans la chambre de ses frères leur en faire la lecture, ils partagèrent ses alarmes, car ils étaient fort unis; et aussitôt ils envoyèrent presque tous leurs gens après lui, pour l'obliger de revenir sans tenter cette aventure, qui sans doute devait être terrible.

Cependant le roi n'oubliait point les beaux enfants de la forêt, ses pas le guidaient toujours de leur côté, et quand il passait proche de chez eux, et qu'il les voyait, il leur faisait des reproches de ce qu'ils ne venaient point à son palais; ils s'en étaient excusés, d'abord, sur ce qu'ils faisaient travailler à leur équipage: ils s'en excusèrent sur l'absence de leur frère, et l'assurèrent qu'à son retour ils profiteraient soigneusement de la permission qu'il leur donnait, de lui rendre leurs très humbles respects.

Le prince Chéri était trop pressé de sa passion pour manquer à faire beaucoup de diligence; il trouva à la pointe du jour un jeune homme bien fait, qui se reposant sous des arbres, lisait dans un livre; il l'aborda d'un air civil, et lui dit:

«Trouvez bon que je vous interrompe pour vous demander si vous ne savez point en quel lieu est la pomme qui chante.»

Le jeune homme haussa les yeux, et souriant gracieusement:

«En voulez-vous faire la conquête? lui dit-il.

—Oui, s'il m'est possible, repartit le prince.

—Ah! Seigneur, ajouta l'étranger, vous n'en savez donc pas tous les périls: voilà un livre qui en parle, sa lecture effraye.

—N'importe, dit Chéri, le danger ne sera point capable de me rebuter, enseignez-moi seulement où je pourrai la trouver.

—Le livre marque, continua cet homme, qu'elle dans un vaste désert en Libye; qu'on l'entend chanter de huit lieues, et que le dragon qui la garde a déjà dévoré cinq cent mille personnes qui ont eu la témérité d'y aller.

—Je serai la cinq cent mille et unième», répondit prince en souriant à son tour.

Et le saluant, il prit son chemin du côté des déserts de Libye; son beau cheval qui était de race zéphyrienne, car Zéphyre était son aïeul, allait aussi vite que le vent, de sorte qu'il fit une diligence incroyable.

Il avait beau écouter, il n'entendait d'aucun côté chanter la pomme; il s'affligeait de la longueur du chemin, de l'inutilité du voyage, lorsqu'il aperçut une pauvre tourterelle qui tombait à ses pieds; elle n'était pas encore morte, mais il ne s'en fallait guère. Comme il ne voyait personne qui pût l'avoir blessée, il crut qu'elle était peut-être à Vénus, et que s'étant échappée de son colombier, ce petit mutin d'Amour, pour essayer ses flèches, l'avait tirée. Il en eut pitié, il descendit de cheval; il la prit, il essuya ses plumes blanches, déjà teintes de sang vermeil; et tirant de sa poche un flacon d'or, où il portait un baume admirable pour les blessures, il en eut à peine mis sur celle de la tourterelle malade, qu'elle ouvrit les yeux, leva la tête, déploya les ailes, s'éplucha; puis regardant le prince:

«Bonjour, beau Chéri, lui dit-elle, vous êtes destiné à me sauver la vie, et je le suis peut-être à vous rendre de grands services. Vous venez pour conquérir la pomme qui chante; l'entreprise est difficile et digne de vous, car elle est gardée par un dragon affreux, qui a douze pieds, trois têtes, six ailes, et tout le corps de bronze.

—Ah! ma chère tourterelle, lui dit le prince, quelle joie pour moi de te revoir, et dans un temps où ton secours m'est si nécessaire! Ne me le refuse pas, ma belle petite, car je mourrais de douleur, si j'avais la honte de retourner sans la pomme qui chante; et puisque j'ai eu l'eau qui danse par ton moyen, j'espère que tu en trouveras encore quelqu'un pour me faire réussir dans mon entreprise.

—Vous me touchez, repartit tendrement la tourterelle, suivez-moi, je vais voler devant vous, j'espère que tout ira bien.»

Le prince la laissa aller; après avoir marché tout le jour, ils arrivèrent proche d'une montagne de sable.

«Il faut creuser ici», lui dit la tourterelle.

Le prince aussitôt, sans se rebuter de rien, se mit à creuser, tantôt avec ses mains, tantôt avec son épée. Au bout de quelques heures il trouva un casque, une cuirasse, et le reste de l'armure, avec l'équipage pour son cheval, entièrement de miroirs.

«Armez-vous, dit la tourterelle, et ne craignez point le dragon; quand il se verra dans tous ces miroirs, il aura tant de peur, que, croyant que ce sont des monstres comme lui, il s'enfuira.»

Chéri approuva beaucoup cet expédient, il s'arma des miroirs, et reprenant la tourterelle, ils allèrent ensemble toute la nuit. Au point du jour, ils entendirent une mélodie ravissante. Le prince pria la tourterelle de lui dire ce que c'était.

«Je suis persuadée, dit-elle, qu'il n'y a que la pomme qui puisse être si agréable, car elle fait seule toutes les parties de la musique, et sans toucher aucuns instruments, il semble qu'elle en joue d'une manière ravissante.»

Ils s'approchaient toujours; le prince pensait en lui-même qu'il voudrait bien que la pomme chantât quelque chose qui convînt à la situation où il était; en même temps il entendit ces paroles:

L'amour peut surmonter le coeur le plus rebelle:
Ne cessez point d'être amoureux,
Vous qui suivez les lois d'une beauté cruelle,
Aimez, persévérez, et vous serez heureux.

«Ah! s'écria-t-il, répondant à ces vers, quelle charmante prédiction! Je puis espérer d'être un jour plus content que je ne le suis; l'on vient de me l'annoncer.»

La tourterelle ne lui dit rien là-dessus, elle n'était pas née babillarde, et ne parlait que pour les choses indispensablement nécessaires. À mesure qu'il avançait, la beauté de la musique augmentait; et quelque empressement qu'il eût, il était quelquefois si ravi, qu'il s'arrêtait sans pouvoir penser à rien qu'à écouter: mais la vue du terrible dragon, qui parut tout d'un coup avec ses douze pieds et plus de cent griffes, les trois têtes et son corps de bronze, le retira de cette espèce de léthargie: il avait senti le prince de fort loin, et l'attendait pour le dévorer comme tous les autres, dont il avait fait des repas excellents; leurs os étaient rangés autour du pommier où était la belle pomme; ils s'élevaient si haut qu'on ne pouvait la voir.

L'affreux animal s'avança en bondissant; il couvrit la terre d'une écume empoisonnée très dangereuse; il sortait de sa gueule infernale du feu et de petits dragonneaux, qu'il lançait comme des dards dans les yeux et les oreilles des chevaliers errants qui voulaient emporter la pomme. Mais lorsqu'il vit son effrayante figure, multipliée cent et cent fois dans tous les miroirs du prince, ce fut lui à son tour qui eut peur; il s'arrêta, et regardant fièrement le prince chargé de dragons, il ne songea plus qu'à s'enfuir. Chéri s'apercevant de l'heureux effet de son armure, le poursuivit jusqu'à l'entrée d'une profonde caverne, où il se précipita pour l'éviter: il en ferma bien vite l'entrée, et se dépêcha de retourner vers la pomme qui chante.

Après avoir monté par-dessus tous les os qui l'entouraient, il vit ce bel arbre avec admiration; il était d'ambre, les pommes de topaze; et la plus excellente de toutes, qu'il cherchait avec tant de soins et de périls, paraissait au haut, faite d'un seul rubis, avec une couronne de diamants dessus. Le prince, transporté de joie de pouvoir donner un trésor si parfait et si rare à Belle-Étoile, se hâta de casser la branche d'ambre; et tout fier de sa bonne fortune, il monta sur son cheval blanc, mais il ne trouva plus la tourterelle; dès que ses soins lui furent inutiles, elle s'envola. Sans perdre de temps en regrets superflus, comme il craignait que le dragon, dont il entendait les sifflements, ne trouvât quelque route pour venir à ces pommes, il retourna avec la sienne vers la princesse.

Elle avait perdu l'usage de dormir depuis son absence; elle se reprochait sans cesse son envie d'avoir plus d'esprit que les autres; elle craignait plus la mort de Chéri que la sienne. «Ah! malheureuse! s'écriait-elle, en poussant de profonds soupirs, fallait-il que j'eusse cette vaine gloire? Ne me suffisait-il pas de penser et de parler assez bien, pour ne faire et ne dire rien d'impertinent? Je serai bien punie de mon orgueil, si je perds ce que j'aime! Hélas, continua-t-elle, peut-être que les dieux, irrités des sentiments que je ne puis me défendre d'avoir pour Chéri, veulent me l'ôter par une fin tragique.»

Il n'y avait rien que son coeur affligé n'imaginât, quand, au milieu de la nuit, elle entendit une musique si merveilleuse, qu'elle ne put s'empêcher de se lever, et de se mettre à sa fenêtre pour l'écouter mieux; elle ne savait que s'imaginer. Tantôt elle croyait que c'était Apollon et les Muses, tantôt Vénus, les Grâces et les Amours; la symphonie s'approchait toujours, et Belle-Étoile écoutait.

Enfin le prince arriva; il faisait un grand clair de lune; il s'arrêta sous le balcon de la princesse qui s'était retirée, quand elle aperçut de loin un cavalier; la pomme chanta aussitôt:

Réveillez-vous, belle endormie.

La princesse, curieuse, regarda promptement qui pouvait chanter si bien, et reconnaissant son cher frère, elle pensa se précipiter de sa fenêtre en bas pour être plus tôt auprès de lui; elle parla si haut, que tout le monde s'étant éveillé, l'on vint ouvrir la porte à Chéri. Il entra avec un empressement que l'on peut assez se figurer. Il tenait dans sa main la branche d'ambre, au bout de laquelle était le merveilleux fruit; et comme il l'avait sentie souvent, son esprit était augmenté à tel point, que rien dans le monde ne pouvait lui être comparable.

Belle-Étoile courut au-devant de lui avec une grande précipitation.

Pensez-vous que je vous remercie, mon cher frère? lui dit-elle, en pleurant de joie. Non, il n'est point de bien que je n'achète trop cher quand vous vous exposez pour me l'acquérir.

—Il n'est point de périls, lui dit-il, auxquels je ne veuille toujours me hasarder pour vous donner la plus petite satisfaction. Recevez, Belle-Étoile, continua-t-il, recevez ce fruit unique, personne au monde ne le mérite si bien que vous; mais, que vous donnera-t-il que vous n'ayez déjà!»

Petit-Soleil et son frère vinrent interrompre cette conversation; ils eurent un sensible plaisir de revoir le prince, il leur raconta son voyage, et cette relation les mena jusqu'au jour.

La mauvaise Feintise était revenue dans sa petite maison, après avoir entretenu la reine-mère de ses projets, elle avait trop d'inquiétude pour dormir tranquillement; elle entendit le doux chant de la pomme, que rien dans la nature ne pouvait égaler. Elle ne douta point que la conquête n'en fût faite! Elle pleura, elle gémit, elle s'égratigna le visage, elle s'arracha les cheveux; sa douleur était extrême, car au lieu de faire du mal aux beaux enfants, comme elle l'avait projeté, elle leur faisait du bien, quoiqu'il n'entrât que de la perfidie dans ses conseils.

Dès qu'il fut jour, elle apprit que le retour du prince n'était que trop vrai; elle retourna chez la reine-mère.

«Hé bien, lui dit cette princesse, Feintise, m'apportes-tu de bonnes nouvelles? Les enfants ont-ils péri?

—Non, madame, dit-elle, en se jetant à ses pieds, mais que Votre Majesté ne s'impatiente point, il me reste des moyens infinis de vous en délivrer.

—Ah! malheureuse, dit la reine, tu n'es au monde que pour me trahir, tu les épargnes.»

La vieille protesta bien le contraire; et quand elle l'eut un peu apaisée, elle s'en revint pour rêver à ce qu'il fallait faire.

Elle laissa passer quelques jours sans paraître, au bout desquels elle épia si bien, qu'elle trouva dans une route de la forêt la princesse qui se promenait seule, attendant le retour de ses frères.

«Le ciel vous comble de biens, lui dit cette scélérate en l'abordant: charmante Étoile, j'ai appris que vous possédez la pomme qui chante: certainement quand cette bonne fortune me serait arrivée, je n'en aurais pas plus de joie; car il faut avouer que j'ai pour vous une inclination qui m'intéresse à tous vos avantages: cependant, continua-t-elle, je ne peux m'empêcher de vous donner un nouvel avis.

—Ah! gardez vos avis, s'écria la princesse en s'éloignant d'elle, quelques biens qu'ils m'apportent, ils ne sauraient me payer l'inquiétude qu'ils m'ont causée.

—L'inquiétude n'est pas un si grand mal, repartit-elle en souriant, il en est de douces et de tendres.

—Taisez-vous, ajouta Belle-Étoile, je tremble quand j'y pense.

Il est vrai, dit la vieille, que vous êtes fort à plaindre, d'être la plus belle et la plus spirituelle fille de l'univers; je vous en fais mes excuses.

—Encore un coup, répliqua la princesse, je sais suffisamment l'état où l'absence de mon frère m'a réduite.

—Il faut malgré cela que je vous dise, continua Feintise, qu'il vous manque encore le petit oiseau Vert qui dit tout; vous seriez informée par lui de votre naissance, des bons et des mauvais succès de la vie; il n'y a rien de si particulier qu'il ne nous découvrit; et lorsqu'on dira dans le monde: Belle-Étoile a l'eau qui danse, et la pomme qui chante; l'on dira en même temps: elle n'a pas le petit oiseau Vert qui dit tout; et il vaudrait presque autant qu'elle n'eût rien.»

Après avoir débité ainsi ce qu'elle avait dans l'esprit, elle se retira. La princesse, triste et rêveuse, commença à soupirer amèrement: «Cette femme a raison, disait-elle; de quoi me servent les avantages que je reçois de l'eau et de la pomme, puisque j'ignore d'où je suis, qui sont mes parents, et par quelle fatalité mes frères et moi avons été exposés à la fureur des ondes? Il faut qu'il y ait quelque chose de bien extraordinaire dans notre naissance pour nous abandonner ainsi, et une protection bien évidente du ciel pour nous avoir sauvés de tant de périls: quel plaisir n'aurai-je point de connaître mon père et ma mère, de les chérir, s'ils sont encore vivants, et d'honorer leur mémoire s'ils sont morts!» Là-dessus les larmes vinrent avec abondance couvrir ses joues, semblables aux gouttes de la rosée qui paraît le matin sur les lys et sur les roses.

Chéri, qui avait toujours plus d'impatience de la voir que les autres, s'était hâté après la chasse de revenir; il était à pied, son arc pendait négligemment à son côté, sa main était armée de quelques flèches, ses cheveux rattachés ensemble; il avait en cet état un air martial qui plaisait infiniment. Dès que la princesse l'aperçut, elle entra dans une allée sombre, afin qu'il ne vît pas les impressions de douleur qui étaient sur son visage; mais une maîtresse ne s'éloigne pas si vite, qu'un amant bien empressé ne la joigne. Le prince l'aborda; il eut à peine jeté les yeux sur elle, qu'il connut qu'elle avait quelque peine. Il s'en inquiète, il la prie, il la presse de lui en apprendre le sujet; elle s'en défend avec opiniâtreté: enfin il tourne la pointe d'une de ses flèches contre son coeur:

«Vous ne m'aimez point, Belle-Étoile, lui dit-il, je n'ai plus qu'à mourir.»

La manière dont il lui parla la jeta dans la dernière alarme; elle n'eut plus la force de lui refuser son secret: mais elle ne le lui dit qu'à condition qu'il ne chercherait de sa vie les moyens de satisfaire le désir qu'elle avait; il lui promit tout ce qu'elle exigeait, et ne marqua point qu'il voulût entreprendre ce dernier voyage.

Aussitôt qu'elle se fut retirée dans sa chambre, et les princes dans les leurs, il descendit en bas, tira son cheval de l'écurie, monta dessus, et partit sans en parler à personne. Cette nouvelle jeta la belle famille dans une étrange consternation. Le roi, qui ne pouvait les oublier, les envoya prier de venir dîner avec lui; ils répondirent que leur frère venait de s'absenter, qu'ils ne pouvaient avoir de joie ni de repos sans lui, et qu'à son retour, ils ne manqueraient pas d'aller au palais. La princesse était inconsolable: l'eau qui danse et la pomme qui chante n'avaient plus de charmes pour elle; sans Chéri, rien ne lui était agréable.

Le prince s'en alla, errant par le monde; il demandait à ceux qu'il rencontrait où il pourrait trouver le petit oiseau Vert qui dit tout: la plupart l'ignoraient; mais il rencontra un vénérable vieillard, qui l'ayant fait entrer dans sa maison, voulut bien prendre la peine de regarder sur un globe qui faisait une partie de son étude et de son divertissement. Il lui dit ensuite qu'il était dans un climat glacé, sur la pointe d'un rocher affreux, et il lui enseigna la route qu'il devait tenir. Le prince, par reconnaissance, lui donna plein un petit sac de grosses perles qui étaient tombées de ses cheveux, et prenant congé de lui, il continua son voyage.

Enfin, au lever de l'aurore, il aperçut le rocher, fort haut et fort escarpé; et sur le sommet, l'oiseau qui parlait comme un oracle, disant des choses admirables. Il comprit qu'avec un peu d'adresse il était aisé de l'attraper, car il ne paraissait point farouche; il allait et venait, sautant légèrement d'une pointe sur l'autre. Le prince descendit de cheval; et montant sans bruit, malgré l'âpreté de ce mont, il se promettait le plaisir d'en faire un sensible à Belle-Étoile. Il se voyait si proche de l'oiseau Vert, qu'il croyait le prendre, lorsque le rocher s'ouvrant tout d'un coup, il tomba dans une spacieuse salle, aussi immobile qu'une statue; il ne pouvait ni remuer, ni se plaindre de sa déplorable aventure. Trois cents chevaliers qui l'avaient tentée comme lui, étaient au même état; ils s'entre-regardaient, c'était la seule chose qui leur était permise.

Le temps semblait si long à Belle-Étoile, que ne voyant point revenir son Chéri, elle tomba dangereusement malade. Les médecins connurent bien qu'elle était dévorée par une profonde mélancolie; ses frères l'aimaient tendrement; ils lui parlèrent de la cause de son mal: elle leur avoua qu'elle se reprochait nuit et jour l'éloignement de Chéri, qu'elle sentait bien qu'elle mourrait, si elle n'apprenait pas de ses nouvelles: ils furent touchés de ses larmes, et pour la guérir, Petit-Soleil résolut d'aller chercher frère.

Le prince partit, il sut en quel lieu était le fameux oiseau; il y fut, il le vit, il s'en approcha avec les mêmes espérances; et dans ce moment le rocher l'engloutit, il tomba dans la grande salle; la première chose qui arrêta ses regards, ce fut Chéri, mais il ne put lui parler.

Belle-Étoile était un peu convalescente; elle espérait à chaque moment de voir revenir ses deux frères: mais ses espérances étant déçues, son affliction prit de nouvelles forces: elle ne cessait plus jour et nuit de se plaindre; elle s'accusait du désastre de ses frères; et le prince Heureux n'ayant pas moins pitié d'elle, que d'inquiétude pour les princes, prit à son tour la résolution de les aller chercher. Il le dit à Belle-Étoile; elle voulut d'abord s'y opposer: mais il répliqua qu'il était bien juste qu'il s'exposât pour trouver les personnes du monde qui lui étaient les plus chères; là-dessus il partit après avoir fait de tendres adieux à la princesse: elle resta seule en proie à la plus vive douleur.

Quand Feintise sut que le troisième prince était en chemin, elle se réjouit infiniment; elle en avertit la reine-mère, et lui promit plus fortement que jamais de perdre toute cette infortunée famille: en effet, Heureux eut une aventure semblable à Chéri et à Petit-Soleil; il trouva le rocher, il vit le bel oiseau, et il tomba comme une statue dans la salle, où il reconnut les princes qu'il cherchait, sans pouvoir leur parler; ils étaient tous arrangés dans des niches de cristal; ils ne dormaient jamais, ne mangeaient point, et restaient enchantés d'une manière bien triste, car ils avaient seulement la liberté de rêver, et de déplorer leur aventure.

Belle-Étoile, inconsolable, ne voyant revenir aucun de ses frères, se reprocha d'avoir tardé si longtemps à les suivre. Sans hésiter davantage, elle donna ordre à tous ses gens de l'attendre six mois: mais que si ses frères ou elle ne revenaient pas dans ce temps, ils retournassent apprendre leur mort au corsaire et à sa femme; ensuite elle prit un habit d'homme, trouvant qu'il y avait moins à risquer pour elle, ainsi travestie dans son voyage, que si elle était allée en aventurière courir le monde. Feintise la vit partir dessus son beau cheval; elle se trouva alors comblée de joie, et courut au palais régaler la reine-mère de cette bonne nouvelle.

La princesse s'était armée seulement d'un casque, dont elle ne levait presque jamais la visière, car sa beauté était si délicate et si parfaite, qu'on n'aurait pas cru, comme elle le voulait, qu'elle était un cavalier. La rigueur de l'hiver se faisait ressentir, et le pays où était le petit oiseau qui dit tout, ne recevait en aucune saison les heureuses influences du soleil.

Belle-Étoile avait un étrange froid, mais rien ne pouvait la rebuter, lorsqu'elle vit une tourterelle qui n'était guère moins blanche et guère moins froide que la neige, laquelle était étendue. Malgré toute son impatience d'arriver au rocher, elle ne voulut pas la laisser mourir, et descendant de cheval, elle la prit entre ses mains, la réchauffa de son haleine, puis la mit dans son sein; la pauvre petite ne remuait plus. Belle-Étoile pensait qu'elle était morte, elle y avait regret; elle la tira, et la regardant, elle lui dit, comme si elle eût pu l'entendre:

«Que ferai-je, bien aimable tourterelle, pour te sauver la vie?

—Belle-Étoile, répondit la bestiole, un doux baiser de votre bouche peut achever ce que vous avez si charitablement commencé.

—Non pas un, dit la princesse, mais cent, s'il les faut.»

Elle la baisa; et la tourterelle, reprenant courage, lui dit gaiement:

«Je vous connais, malgré votre déguisement; sachez que vous entreprenez une chose qui vous serait impossible sans mon secours; faites donc ce que je vais vous conseiller. Dès que vous serez arrivée au rocher, au lieu de chercher le moyen d'y monter, arrêtez-vous au pied, et commencez la plus belle chanson et la plus mélodieuse que vous sachiez. L'oiseau Vert qui dit tout, vous écoutera, et remarquera d'où vient cette voix, ensuite vous feindrez de vous endormir: je resterai auprès de vous; quand il me verra, il descendra de la pointe du rocher pour me béqueter: c'est dans ce moment que vous le pourrez prendre.»

La princesse, ravie de cette espérance, arriva presque aussitôt au rocher; elle reconnut les chevaux de ses frères qui broutaient l'herbe: cette vue renouvela toutes ses douleurs; elle s'assit, et pleura longtemps amèrement. Mais le petit oiseau Vert disait de si belles choses, et si consolantes pour les malheureux, qu'il n'y avait point de coeur affligé qu'il ne réjouît; de sorte qu'elle essuya ses larmes, et se mit à chanter si haut et si bien, que les princes au fond de leur salle enchantée eurent le plaisir de l'entendre.

Ce fut le premier moment où ils sentirent quelque espérance. Le petit oiseau Vert qui dit tout écoutait et regardait d'où venait cette voix; il aperçut la princesse, qui avait ôté son casque pour dormir plus commodément, et la tourterelle qui voltigeait autour d'elle. À cette vue, il descendit doucement, et vint la béqueter; mais il ne lui avait pas arraché trois plumes, qu'il était déjà pris.

«Ah! que me voulez-vous? lui dit-il. Que vous ai-je fait pour venir de si loin me rendre si malheureux? Accordez-moi ma liberté, je vous en conjure; voyez ce que vous souhaitez en échange, il n'y a rien que je ne fasse.

—Je désire, lui dit Belle-Étoile, que tu me rendes mes trois frères, je ne sais où ils sont, mais leurs chevaux qui paissent près de ce rocher me font connaître que tu les retiens en quelque lieu.

—J'ai, sous l'aile gauche, une plume incarnate; arrachez-la, lui dit-il, servez-vous-en pour toucher le rocher.»

La princesse fut diligente à ce qu'il lui avait commandé; en même temps elle vit des éclairs, et elle entendit un bruit de vents et de tonnerre mêlés ensemble, qui lui firent une crainte extrême. Malgré sa frayeur, elle tint toujours l'oiseau Vert, craignant qu'il ne lui échappât; elle toucha encore le rocher avec la plume incarnate, et la troisième fois, il se fendit depuis le sommet jusqu'au pied; elle entra d'un air victorieux dans la salle où les trois princes étaient avec beaucoup d'autres: elle courut vers Chéri, il ne la reconnaissait point avec son habit et son casque, et puis l'enchantement n'était pas encore fini, de sorte qu'il ne pouvait ni parler ni agir. La princesse, qui s'en aperçut, fit de nouvelles questions à l'oiseau Vert, auxquelles il répondit qu'il fallait avec la plume incarnate frotter les yeux et la bouche de tous ceux qu'elle voudrait désenchanter: elle rendit ce bon office à plusieurs rois, à plusieurs souverains, et particulièrement à nos trois princes.

Touchés d'un si grand bienfait, ils se jetèrent tous à ses genoux, le nommant le libérateur des rois. Elle s'aperçut alors que ses frères, trompés par ses habits, ne la reconnaissaient point; elle ôta promptement son casque, elle leur tendit les bras, les embrassa cent fois, et demanda aux autres princes avec beaucoup de civilité, qui ils étaient; chacun lui dit son aventure particulière, et ils s'offrirent à l'accompagner partout où elle voudrait aller. Elle répondit qu'encore que les lois de la chevalerie pussent lui donner quelque droit sur la liberté qu'elle venait de leur rendre, elle ne prétendait point s'en prévaloir. Là-dessus elle se retira avec les princes, pour se rendre compte les uns aux autres de ce qui leur était arrivé depuis leur séparation.

Le petit oiseau Vert qui dit tout les interrompit pour prier Belle-Étoile de lui accorder sa liberté; elle chercha aussitôt la tourterelle, afin de lui en demander avis, mais elle ne la trouva plus. Elle répondit à l'oiseau qu'il lui avait coûté trop de peines et d'inquiétudes pour jouir si peu de sa conquête. Ils montèrent tous quatre à cheval, et laissèrent les empereurs et les rois à pied, car depuis deux ou trois cents ans qu'ils étaient là, leurs équipages avaient péri.

La reine-mère, débarrassée de toute l'inquiétude que lui avait causée le retour des beaux enfants, renouvela ses instances auprès du roi pour le faire remarier, et l'importuna si fort, qu'elle lui fit choisir une princesse de ses parentes. Et comme il fallait casser le mariage de la pauvre reine Blondine, qui était toujours demeurée auprès de sa mère, à leur petite maison de campagne, avec les trois chiens qu'elle avait nommés Chagrin, Mouron et Douleur, à cause de tous les ennuis qu'ils lui avaient causés, la reine-mère l'envoya quérir; elle monta en carrosse, et prit les doguins, étant vêtue de noir, avec un long voile qui tombait jusqu'à ses pieds.

En cet état, elle parut plus belle que l'astre du jour, quoiqu'elle fût devenue pâle et maigre, car elle ne dormait point, et ne mangeait que par complaisance. Pour sa mère, tout le monde en avait grande pitié; le roi en fut si attendri qu'il n'osait jeter les yeux sur elle; mais quand il pensait qu'il courait risque de n'avoir point d'autres héritiers que des doguins, il consentait à tout.

Le jour étant pris pour la noce, la reine-mère, priée par l'amirale Rousse (qui haïssait toujours son infortunée soeur), dit qu'elle voulait que la reine Blondine parût à la fête; tout était préparé pour la faire grande et somptueuse; et comme le roi n'était pas fâché que les étrangers vissent sa magnificence, il ordonna à son premier écuyer d'aller chez les beaux enfants, les convier à venir, et lui commanda qu'en cas qu'ils ne fussent pas encore venus, il laissât de bons ordres afin qu'on les avertît à leur retour.

Le premier écuyer les alla chercher, et ne les trouva point; mais sachant le plaisir que le roi aurait de les voir, il laissa un de ses gentilshommes pour les attendre, afin de les amener sans aucun retardement. Cet heureux jour venu, qui était celui du grand banquet, Belle-Étoile et les trois princes arrivèrent; le gentilhomme leur apprit l'histoire du roi, comme il avait autrefois épousé une pauvre fille, parfaitement belle et sage, qui avait eu le malheur d'accoucher de trois chiens; qu'il l'avait chassée pour ne la plus voir; que, cependant, il l'aimait tant, qu'il avait passé quinze ans sans vouloir écouter aucune proposition de mariage; que la reine-mère et ses sujets l'ayant fortement pressé, il s'était résolu à épouser une princesse de la cour, et qu'il fallait promptement y venir pour assister à toute la cérémonie.

En même temps Belle-Étoile prit une robe de velours, couleur de rose, toute garnie de diamants brillants; elle laissa tomber ses cheveux par grosses boucles sur les épaules; ils étaient renoués de rubans, l'étoile qu'elle avait sur le front jetait beaucoup de lumière, et la chaîne d'or qui tournait autour de son cou, sans qu'on la pût ôter, semblait être d'un métal plus précieux que l'or même. Enfin jamais rien de si beau ne parut aux yeux des mortels. Ses frères n'étaient pas moins bien, entre autres le prince Chéri; il avait quelque chose qui le distinguait très avantageusement. Ils montèrent tous quatre dans un chariot d'ébène et d'ivoire, dont le dedans était de drap d'or, avec des carreaux de même, brodés de pierreries; douze chevaux blancs le traînaient: le reste de leur équipage était incomparable. Lorsque Belle-Étoile et ses frères parurent, le roi ravi les vint recevoir avec toute sa cour, au haut de l'escalier. La pomme qui chante se faisait entendre d'une manière merveilleuse, l'eau qui danse, dansait, et le petit oiseau qui dit tout, parlait mieux que les oracles: ils se baissèrent tous quatre jusqu'aux genoux du roi, et lui prenant la main, ils la baisèrent avec autant de respect que d'affection. Il les embrassa, et leur dit:

«Je vous suis obligé, aimables étrangers, d'être venus aujourd'hui; votre présence me fait un plaisir sensible.»

En achevant ces mots, il entra avec eux dans un grand salon, où les musiciens jouaient de toutes sortes d'instruments, et plusieurs tables servies splendidement ne laissaient rien à souhaiter pour la bonne chère.

La reine-mère vint, accompagnée de sa future belle-fille, de l'amirale Rousse, et de toutes les dames, entre lesquelles on amenait la pauvre reine, liée par le cou, avec une longe de cuir, et les trois chiens attachés de même. On la fit avancer jusqu'au milieu du salon, où était un chaudron plein d'os et de mauvaises viandes, que la reine-mère avait ordonnés pour leur dîner.

Quand Belle-Étoile et les princes la virent si malheureuse, bien qu'ils ne la connussent point, les larmes leur vinrent aux yeux, soit que la révolution des grandeurs du monde les touchât, ou qu'ils fussent émus par la force du sang qui se fait souvent ressentir. Mais que pensa la mauvaise reine d'un retour si peu espéré et si contraire à ses desseins? Elle jeta un regard furieux sur Feintise, qui désirait ardemment alors que la terre s'ouvrît pour s'y précipiter.

Le roi présenta les beaux enfants à sa mère, lui disant mille biens d'eux; et malgré l'inquiétude dont elle était saisie, elle ne laissa pas de leur parler avec un air riant, et de leur jeter des regards aussi favorables que si elle les eût aimés, car la dissimulation était en usage dès ce temps-là. Le festin se passa fort gaiement, quoique le roi eût une extrême peine de voir manger sa femme avec ses doguins, comme la dernière des créatures; mais ayant résolu d'avoir de la complaisance pour sa mère, qui l'obligeait à se remarier, il la laissait ordonner de tout.

Sur la fin du repas, le roi adressant la parole à Belle-Étoile:

«Je sais, lui dit-il, que vous êtes en possession de trois trésors qui sont incomparables; je vous en félicite, et je vous prie de nous raconter ce qu'il a fallu faire pour les conquérir.

—Sire, dit-elle, je vous obéirai avec plaisir: l'on m'avait dit que l'eau qui danse me rendrait belle, et que la pomme qui chante me donnerait de l'esprit; j'ai souhaité les avoir par ces deux raisons. À l'égard du petit oiseau Vert qui dit tout, j'en ai eu une autre; c'est que nous ne savons rien de notre fatale naissance: nous sommes des enfants abandonnés de nos proches, qui n'en connaissons aucun; j'ai espéré que ce merveilleux oiseau nous éclaircirait sur une chose qui nous occupe jour et nuit.

—À juger de votre naissance par vous, répliqua le roi, elle doit être des plus illustres; mais parlez sincèrement, qui êtes-vous?

—Sire, lui dit-elle, mes frères et moi avons différé de l'interroger jusqu'à notre retour: en arrivant nous avons reçu vos ordres pour venir à vos noces; tout ce que j'ai pu faire, ç'a été de vous apporter ces trois raretés pour vous divertir.

—J'en suis très aise, s'écria le roi, ne différons pas une chose si agréable.

Vous vous amusez à toutes les bagatelles qu'on vous propose, dit la reine-mère en colère; voilà de plaisants marmousets, avec leurs raretés: en vérité, le nom seul fait assez connaître que rien n'est plus ridicule: fi! fi! je ne veux pas que de petits étrangers, apparemment de la lie du peuple, aient l'avantage d'abuser de votre crédulité; tout cela consiste en quelques tours de gibecière et de gobelets; et sans vous, ils n'auraient pas eu l'honneur d'être assis à ma table.»

Belle-Étoile et ses frères entendant un discours si désobligeant, ne savaient que devenir; leur visage était couvert de confusion et de désespoir, d'essuyer un tel affront devant toute cette grande cour. Mais le roi ayant répondu à sa mère que son procédé l'outrait, pria les beaux enfants de ne s'en point chagriner, et leur tendit la main en signe d'amitié. Belle-Étoile prit un bassin de cristal de roche, dans lequel elle versa toute l'eau qui danse; on vit aussitôt que cette eau s'agitait, sautait en cadence, allait et venait, s'élevait comme une petite mer irritée, changeait de mille couleurs, et faisait aller le bassin de cristal le long de la table du roi; puis il s'en élança tout d'un coup quelques gouttes sur le visage du premier écuyer, à qui les enfants avaient de l'obligation. C'était un homme d'un mérite rare, mais sa laideur ne l'était pas moins, et il en avait même perdu un oeil. Dès que l'eau l'eut touché, il devint si beau qu'on ne le reconnaissait plus, et son oeil se trouva guéri. Le roi, qui l'aimait chèrement, eut autant de joie de cette aventure que la reine-mère en ressentit de déplaisir, car elle ne pouvait entendre les applaudissements qu'on donnait aux princes. Après que le grand bruit fut cessé, Belle-Étoile mit sur l'eau qui danse la pomme qui chante, faite d'un seul rubis, couronnée de diamants, avec sa branche d'ambre; elle commença un concert si mélodieux que cent musiciens se seraient fait moins entendre. Cela ravit le roi et toute sa cour, et l'on ne sortait point d'admiration, quand Belle-Étoile tira de son manchon une petite cage d'or, d'un travail merveilleux, où était l'oiseau Vert qui dit tout; il ne se nourrissait que de poudre de diamants, et ne buvait que de l'eau de perles distillées. Elle le prit bien délicatement, et le posa sur la pomme, qui se tut par respect, afin de lui donner le temps de parler: il avait ses plumes d'une si grande délicatesse, qu'elles s'agitaient quand on fermait les yeux et qu'on les rouvrait proche de lui; elles étaient de toutes les nuances de vert que l'on peut imaginer: il s'adressa au roi, et lui demanda ce qu'il voulait savoir.

«Nous souhaitons tous d'apprendre, répliqua le roi, qui sont cette belle fille et ces trois cavaliers.

—Ô roi, répondit l'oiseau Vert, avec une voix forte et intelligible, elle est ta fille, et deux de ces princes sont tes fils; le troisième, appelé Chéri, est ton neveu.»

Là-dessus il raconta avec une éloquence incomparable toute l'histoire, sans négliger la moindre circonstance.

Le roi fondait en larmes, et la reine affligée, qui avait quitté son chaudron, ses os et ses chiens, s'était approchée doucement: elle pleurait de joie et d'amour pour son mari et pour ses enfants; car pouvait-elle douter de la vérité de cette histoire, quand elle leur voyait toutes les marques qui pouvaient les faire reconnaître? Les trois princes et Belle-Étoile se levèrent à la fin de leur histoire; ils vinrent se jeter aux pieds du roi, ils embrassaient ses genoux, ils baisaient ses mains; il leur tendait les bras, il les serrait contre son coeur; l'on n'entendait que des soupirs, hélas! des cris de joie. Le roi se leva, et voyant la reine sa femme qui demeurait toujours craintive proche de la muraille, d'un air humilié, il alla à elle, et lui faisant mille caresses, il lui présenta lui-même un fauteuil auprès du sien, et l'obligea de s'y asseoir.

Ses enfants lui baisèrent mille fois les pieds et les mains; jamais spectacle n'a été plus tendre ni plus touchant: chacun pleurait en son particulier, et levait les mains et les yeux au ciel, pour lui rendre grâce d'avoir permis que des choses si importantes et si obscures fussent connues. Le roi remercia la princesse qui avait eu le dessein de l'épouser, il lui laissa une grande quantité de pierreries. Mais à l'égard de la reine-mère, de l'amirale et de Feintise, que n'aurait-il pas fait contre elles, s'il n'avait écouté que son ressentiment? Le tonnerre de sa colère commençait à gronder, lorsque la généreuse reine, ses enfants et Chéri le conjurèrent de s'apaiser, et de vouloir rendre contre elles un jugement plus exemplaire que rigoureux: il fit enfermer la reine-mère dans une tour; mais pour l'amirale et Feintise, on les jeta ensemble dans un cachot noir et humide, où elles ne mangeaient qu'avec les trois doguins appelés Chagrin, Mouron et Douleur, lesquels, ne voyant plus leur bonne maîtresse, mordaient celles-ci à tous moments; elles y finirent leur vie, qui fut assez longue pour leur donner le temps de se repentir de tous leurs crimes.

Dès que la reine-mère, l'amirale Rousse et Feintise eurent été emmenées, chacune dans le lieu que le roi avait ordonné, les musiciens recommencèrent à chanter et à jouer des instruments. La joie était sans pareille; Belle-Étoile et Chéri en ressentaient plus que tout le reste du monde ensemble; ils se voyaient à la veille d'être heureux. En effet, le roi trouvant son neveu le plus beau et le plus spirituel de toute sa cour, lui dit qu'il ne voulait pas qu'un si grand jour se passât sans faire des noces, et qu'il lui accordait sa fille. Le prince, transporté de joie, se jeta à ses pieds, Belle-Étoile ne témoigna guère moins de satisfaction.

Mais il était bien juste que la vieille princesse, qui vivait dans la solitude depuis tant d'années, la quittât pour partager l'allégresse publique. Cette même petite fée, qui était venue dîner chez elle et qu'elle reçut si bien, y entra tout d'un coup, pour lui raconter ce qui se passait à la cour.

«Allons-y, continua-t-elle, je vous apprendrai pendant le chemin les soins que j'ai pris de votre famille.»

La princesse reconnaissante monta dans son chariot; il était brillant d'or et d'azur, précédé par des instruments de guerre, et suivi de six cents gardes du corps, qui paraissaient de grands seigneurs. Elle raconta à la princesse toute l'histoire de ses petits-fils, et lui dit qu'elle ne les avait point abandonnés; que sous la forme d'une sirène, sous celle d'une tourterelle, enfin, de mille manières, elle les avait protégés.

«Vous voyez, ajouta la fée, qu'un bienfait n'est jamais perdu.»

La bonne princesse voulait à tous moments baiser ses mains pour lui marquer sa reconnaissance; elle ne trouvait point de termes qui ne fussent au-dessous de sa joie. Enfin elles arrivèrent. Le roi les reçut avec mille témoignages d'amitié. La reine Blondine et les beaux enfants s'empressèrent, comme on le peut croire, à témoigner de l'amitié à cette illustre dame; et lorsqu'ils surent ce que la fée avait fait en leur faveur, et qu'elle était la gracieuse tourterelle qui les avait guidés, il ne se peut rien ajouter à tout ce qu'ils lui dirent. Pour achever de combler le roi de satisfaction, elle lui apprit que sa belle-mère, qu'il avait toujours prise pour une pauvre paysanne, était née princesse souveraine. C'était peut-être la seule chose qui manquait au bonheur de ce monarque. La fête s'acheva par le mariage de Belle-Étoile avec le prince Chéri. L'on envoya quérir le corsaire et sa femme, pour les récompenser encore de la noble éducation qu'ils avaient donnée aux beaux enfants. Enfin, après de longues peines, tout le monde fut satisfait.

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