Corneille expliqué aux enfants
The Project Gutenberg eBook of Corneille expliqué aux enfants
Title: Corneille expliqué aux enfants
Author: Émile Faguet
Illustrator: Hubert François Gravelot
Release date: January 3, 2013 [eBook #41769]
Language: French
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Les pages blanches, non numérotées, ne sont pas indiquées.NOUVELLE COLLECTION
DES
CLASSIQUES POPULAIRES
PIERRE CORNEILLE
EN VENTE A LA MÊME LIBRAIRIE
DANS LA MÊME COLLECTION:
LA FONTAINE, par M. Emile Faguet.—Un joli vol. in-12 orné d'un portrait de La Fontaine, d'après Rigault, gravé par Edelinck, et de plusieurs reproductions de Fessard (graveur du XVIIIe siècle).
Prix, broché 1 50
EN PRÉPARATION:
VICTOR HUGO, par M. Ernest Dupuy, ancien élève de l'Ecole normale supérieure, professeur de rhétorique au collège Rollin, à Paris.
CHATEAUBRIAND, par le même.
RACINE, par M. Jules Lemaître, ancien élève de l'Ecole normale supérieure, professeur à la faculté des Lettres de Grenoble.
LAMARTINE, par le même.
LE GRAND CORNEILLE.
Front.COLLECTION DES CLASSIQUES POPULAIRES
CORNEILLE
EXPLIQUÉ
AUX ENFANTSPAR
Émile FAGUET
ANCIEN ÉLÈVE DE L'ÉCOLE NORMALE SUPÉRIEURE
PROFESSEUR AGRÉGÉ DES LETTRES AU LYCÉE CHARLEMAGNE
DOCTEUR ÈS LETTRESCe volume est orné de deux portraits représentant le grand Corneille et
Thomas Corneille, son frère (Musée de Versailles), et de plusieurs
reproductions de Gravelot, graveur du XVIIIe siècle.
PARIS
LIBRAIRIE CLASSIQUE H. LECÈNE & H. OUDIN
17, RUE BONAPARTE, 17
1885
AVANT-PROPOS
En publiant cette nouvelle Collection des Classiques populaires, nous avons eu la pensée de donner aux enfants et aux jeunes gens une première idée des grands écrivains français, et, du même coup, les premiers traits d'une grande morale, générale, large, profonde, vraiment humaine.
La première éducation morale de l'enfant se fait par les entretiens du foyer. Mais qui de nous ne sait que ces premiers entretiens, quand nous les tirons de notre fonds, manquent bien vite de matière?
Pour suppléer à notre insuffisance propre, nous devons inventer des livres pleins d'histoires ou de contes édifiants, que nous mettons entre les mains des enfants. Faible ressource! Ces contes sont souvent bien puérils et d'une cruelle insignifiance. Pourquoi ne s'est-on pas avisé qu'il faut du génie, et du plus grand, pour parler à l'enfance et à la jeunesse? Mais les hommes de génie ont écrit pour des hommes; soit, aussi pour les confier à l'enfant, faut-il les expliquer. Le fond de la pensée de ces grands écrivains, c'est la vérité morale, qu'il suffit de démêler des ornements, ou des vérités particulières, dont ils l'ont entourée, pour donner aux jeunes gens la nourriture la plus forte, la plus simple, la plus accommodée et la seule qui soit digne d'eux.
C'est ce que nous avons essayé de faire. Ce qu'ont pensé, au fond, La Fontaine, Corneille, Bossuet, Molière, Fénelon, Racine, Chateaubriand, Lamartine, Victor Hugo, sur l'homme, sur la vie, sur le travail, sur la douleur, sur la joie, sur le progrès, sur la nation, sur la patrie, tel est l'enseignement que nous avons voulu dégager des œuvres de ces écrivains pour le donner à l'enfant et au jeune homme. Cet enseignement, on le trouvera ici, sous une forme simple et pure, tantôt en lisant l'auteur lui-même, tantôt en suivant les résumés exacts et clairs que nous ferons de cet auteur.
L'enfant, à ce régime, aura à la fois formé son bon sens et son cœur, et il se trouvera, par surcroît, et sans y penser, être entré déjà dans la familiarité de grands génies dont il pourra plus tard étudier plus profondément les œuvres.
Quelle sera la méthode? Donnerons-nous d'abord une notice sur un grand écrivain, puis des extraits de ses œuvres reliés par des analyses? Il y aurait à craindre que la notice ne fût pas lue et que par suite les extraits ne fussent pas compris dans leur ensemble.
Ramenons toujours les choses pédagogiques à la pratique naturelle, c'est-à-dire à l'usage familial. Un père de famille cause avec ses enfants. Il leur parle de respect filial et songe au Cid. Que fera-t-il? Il dira qu'il y a eu un grand homme qui s'appelait Corneille, qu'il vivait à une certaine époque, qu'il a fait des pièces de théâtre nommées tragédies; qu'il y en a une, entre autres, très belle, qui s'appelle le Cid, et il racontera le sujet. Puis il prendra le livre, et, tout en indiquant la suite et la conduite de la pièce, il lira les passages les plus à la portée de l'enfance.
Voilà précisément ce que nous nous proposons de faire. Un entretien continu, où s'introduisent, chemin faisant, naturellement, et à leur place, analyses, extraits et explications, tel est le plan que nous suivrons pour chaque volume de notre collection.
Tous les grands Ecrivains sont-ils susceptibles de cette adaptation? La plupart, assurément. Cependant nous avons pensé que nous devions restreindre notre cadre, et le limiter aux XVIIe et XIXe siècles, sauf à l'élargir plus tard. Les œuvres des écrivains appartenant à ces deux siècles conviennent particulièrement à l'enfance parce qu'elles sont empreintes, pour la plupart, d'un caractère de majestueuse sérénité.
Nous avons fait appel au concours très précieux et à la collaboration de plusieurs de nos collègues et camarades de l'Université, qui ont bien voulu nous prêter l'appui de leur talent et nous aider à atteindre le but que nous nous proposons:
Confier l'éducation de nos enfants aux grands écrivains populaires dont la france est fière, et, sur nos fils et nos filles, dès leur age tendre, faire tomber, selon l'expression de Victor Hugo:
«De tous ces livres pleins de hautes harmonies,
La bénédiction sereine des génies.»
Emile Faguet
PIERRE CORNEILLE
CHAPITRE I.
LA FRANCE AU TEMPS DE LOUIS XIII.Vous savez qu'il y a eu en France, à deux cents ans de nous environ, un beau temps, très glorieux, qui a eu ses misères, comme tous les temps, où les rois et les princes ont commis de grandes fautes, mais où la nation a rendu très grand le nom de notre pays, un temps où nous avons pris sur l'étranger, au midi le Roussillon, au nord l'Artois et une partie de la Flandre, à l'est la Lorraine et l'Alsace. Cette époque doit être chère à tous les cœurs français. C'est le XVIIme siècle; c'est le temps où, après le grand et bon roi Henri IV, la France a été gouvernée par Louis XIII, ou plutôt par le premier ministre de Louis XIII, Richelieu, et puis par Louis XIV, avec ses ministres, très intelligents aussi, très laborieux et très dévoués à leur patrie, Colbert, de Lionne, Louvois.
Mais c'est surtout le temps où les Français, qu'on accuse, vous le savez, d'être légers, frivoles, inconstants, ont été peut-être le plus sérieux, appliqués à leurs devoirs, énergiques et l'esprit tourné vers les grandes choses. Ils aimaient leur pays, quoique leur pays, alors, fût très pauvre, les temps très durs, les impôts lourds, la disette bien souvent à la porte, et quelquefois dans la maison. Eh bien, tout comme plus tard, mal vêtus et mal nourris, quand on leur mettait un fusil dans la main, quand le tambour battait à l'approche de l'ennemi, ils jetaient le pain qu'on venait de leur distribuer, pour courir plus vite au combat.
Pourquoi étaient-ils ainsi? D'abord parce que les Français ont toujours été braves, et de bon cœur à leur devoir, et qu'il est plus difficile de les corrompre que de les mener au bien. Ensuite parce qu'ils avaient de bons maîtres pour leur enseigner l'amour de la vertu, du courage, de la patience, et, ce qui contient tout, l'amour de la patrie.
Ces maîtres, c'étaient les auteurs, les écrivains qui composaient de beaux livres pour les enfants et pour les hommes, les historiens, les orateurs et les poètes. Ils lisaient beaucoup Plutarque, un ancien Grec traduit en très bon français par un auteur du siècle précédent, le bon Amyot. Ce livre renfermait toutes les plus belles histoires des plus honnêtes et des plus courageux personnages de l'antiquité, et il était si bon, si entraînant à bien faire que le roi Henri IV, qui se connaissait en courage, disait, à ce qu'on assure, que c'était pour lui comme une autre conscience.
Ils lisaient encore Tite Live, un Romain, celui-là, qui a raconté comment les citoyens de Rome ont mille fois mis en danger leurs biens et leur vie pour que leur patrie fût libre, grande et respectée du monde entier. Tout cela leur donnait une idée forte et élevée de ce que doit être un homme, pour mériter d'être appelé de ce nom, et un patriote, comme nous disons. Ce mot n'existait pas encore, mais la chose était commune, si bien que c'est précisément vers la fin de l'époque dont je vous parle que le mot a été inventé.
Que lisaient-ils encore?
Faut-il vous le dire? Ils lisaient des romans. Mais c'étaient de beaux romans que ceux de ce temps-là. C'étaient des livres où l'on racontait des histoires d'hommes héroïques, extraordinaires, grands guerriers, grands batailleurs, toujours prêts à faire de grandes entreprises et à donner, pour l'honneur et pour la gloire, de grands coups d'épée. Vous comprenez combien toutes ces lectures enflammaient les courages et donnaient des idées de glorieuses entreprises ou de vaillantes défenses.
Et voilà que, juste à cette époque-là, il est né un homme de beaucoup d'esprit et de beaucoup de cœur, ce qu'on appelle un homme de génie, qui a rendu tous ces beaux sentiments, mais plus beaux encore et plus purs, en très beaux vers, et qui a fait dire ces vers dans les théâtres, par la bouche de très bons acteurs. Jamais on n'avait encore entendu de si excellentes paroles, et qui fissent battre le cœur comme celles-là. C'étaient l'idée et le sentiment de tout le monde, que cet homme mettait en vers sublimes, c'est-à-dire en phrases sonores, harmonieuses, et si faciles à retenir que chacun s'en allait les répétant toute sa vie, rien que pour les avoir entendues une fois.
Cet homme, c'était un poète; ce qu'il faisait ainsi, c'était ce qu'on nomme des pièces de théâtre, des tragédies ou des comédies, et il s'appelait Pierre Corneille. Je vais vous expliquer ce qu'il a été et ce qu'il a fait, et vous comprendrez comment il a été cause, pour sa part, d'une partie des bonnes et belles actions qui ont été accomplies en son temps.
CHAPITRE II.
JEUNESSE DE CORNEILLE.Corneille était né à Rouen, en Normandie, l'année 1606, dans une famille qui n'était pas riche, mais très honorable, et qui avait donné à sa province bon nombre de magistrats éclairés et justes. Il était très appliqué dans son enfance, et fit de très bonnes études dans le collège de sa ville. Quand il fut grand, on en voulut faire un avocat, pour qu'il devînt magistrat plus tard, comme beaucoup de ses parents. Mais il parlait mal et était timide de son naturel. Beaucoup de grands hommes sont ainsi dans leur jeunesse, et quelquefois toute leur vie. C'est pour cela qu'il ne faut pas tourner en ridicule la timidité d'un enfant ou quelque défaut dans sa manière de se faire entendre. Bien souvent ce ne sont pas les plus hardis et les plus assurés en paroles qui sont les meilleurs.
Pierre Corneille reconnut très vite qu'il ne réussirait pas au palais, et il se tourna d'un autre côté. Il fit d'abord, comme distraction et passe-temps, des comédies. Les comédies sont des pièces de théâtre pour faire rire. On y montre des hommes et des femmes qui ont des défauts, qui sont avares, ou perfides, ou menteurs, ou joueurs, ou gourmands, ou glorieux, et à qui il arrive des désagréments et des mésaventures risibles à cause de ces défauts. Quand un poète a de la bonne humeur et de la gaîté, ces pièces peuvent amuser honnêtement les honnêtes gens, et même les faire réfléchir sur les mauvaises inclinations qu'ils peuvent avoir, quand elles ne sont pas trop fortes et trop enracinées déjà dans le cœur.
Pierre Corneille, qui était jeune et gai, parce qu'il avait un cœur pur et une bonne conscience, fit donc quelques comédies. Elles n'étaient pas très bonnes, mais elles étaient assez amusantes; et elles réussirent, parce qu'on n'avait pas alors, comme on eut plus tard, quand Molière arriva, beaucoup de bonnes pièces comiques. Corneille sentit qu'il pouvait continuer sans crainte dans la carrière où il s'était hasardé, et il vint à Paris, où on le connaissait déjà comme un jeune écrivain, destiné à devenir un célèbre poète.
CORNEILLE ET RICHELIEU.
Il y avait alors un grand ministre, que j'ai nommé plus haut, et qui, tout en s'occupant de toutes ses forces à rendre la France plus riche, plus forte et plus grande, s'inquiétait du sort des écrivains, et voulait qu'il y en eût beaucoup de bons en France, et qu'ils y fussent honorés et respectés. Il faisait précisément des pièces de théâtre lui-même, et, comme il n'avait pas le temps de les faire tout seul, il se faisait aider par un certain nombre de poètes qui s'y entendaient. C'était le cardinal Richelieu. Richelieu connaissait Pierre Corneille et l'estimait fort. Il l'appela auprès de lui, et le fit entrer dans cette compagnie d'écrivains qui travaillaient avec lui. Pierre Corneille y fit la connaissance d'un bon poète, qui était un homme de grand cœur, Jean Rotrou, qu'il aima tout de suite et dont il resta l'ami jusqu'à ce qu'il lui fût enlevé par la mort.
Corneille aimait fort aussi et honorait comme il devait le cardinal Richelieu. Mais celui-ci était peu accommodant, et habitué à se faire obéir ponctuellement, il n'aimait pas qu'on eût d'autres idées que les siennes. Il donnait à ses écrivains familiers des plans de travail, et il fallait écrire sur ces plans, sans y rien changer. Pierre Corneille qui, tout en respectant le grand génie de Richelieu dans les choses de la politique, se sentait plus de génie que lui pour les pièces de théâtre, changeait quelquefois. Richelieu s'en plaignit, puis se piqua, et enfin Corneille crut devoir se retirer d'auprès de lui.
Il eut raison; car il n'est pas bon à un homme de génie d'écrire sous la direction d'un autre. On est doué pour les choses de l'esprit, et alors il faut se livrer à ses inspirations et ne demander conseil qu'après avoir écrit, à des amis éclairés et sincères; ou bien l'on n'est pas capable de faire de belles œuvres, et alors il ne faut pas écrire du tout, une œuvre médiocre ne valant pas la peine d'être mise sur le papier.
Corneille se retira donc. Richelieu lui en voulut, et quand Corneille, un peu plus tard, fit paraître une très belle tragédie, dont je vais vous parler, et qui s'appelait Le Cid, il se joignit aux jaloux qui déclaraient la pièce mauvaise, et la fit critiquer aussi sévèrement qu'il put par l'Académie française, qu'il venait de fonder. Cela n'est pas très honorable pour Richelieu.
Cependant il faut dire qu'il n'en rendit pas moins de grands services à Pierre Corneille dans diverses circonstances, notamment dans l'affaire de son mariage. Le père de la jeune fille que Corneille désirait épouser hésitait à consentir, ne trouvant pas Corneille d'assez bonne famille. Richelieu fit conférer des titres de noblesse aux parents de Corneille, et conseilla au père de la jeune fille de ne pas s'opposer à l'union. Un conseil de Richelieu était plus qu'un conseil, et le père, si difficile au choix d'un gendre, dut céder, comme vous pensez bien. C'est une petite comédie en action que fit là Richelieu, et vous pouvez croire que c'est la meilleure qu'il ait faite.
Jaloux d'un côté, bienfaisant de l'autre, voilà ce qu'a été Richelieu pour Corneille, et il faut bien que ce soit la vérité, pour que Corneille, homme incapable de dire rien qui ne fût vrai, écrivît, à la mort du cardinal, une petite pièce de vers qui se terminait ainsi:
«Il m'a fait trop de bien pour en dire du mal;
Il m'a fait trop de mal pour en dire du bien.»
CHAPITRE III.
CORNEILLE GRAND HOMME.Quoi qu'il en soit, le plus grand bienfaiteur de Corneille, sans jalousie et sans rancune celui-là, ce fut le public. Il avait accueilli avec faveur ses premières pièces, comédies ou fantaisies sans prétention, très gaies du reste, et où l'on sentait tout l'entrain de la jeunesse; il accueillit avec des transports ses grandes tragédies, que Corneille donna de l'âge de trente ans à celui de quarante, en pleine force de santé, d'énergie morale et de génie.
Il y en eut huit surtout qui plurent infiniment et qu'on a encore beaucoup de plaisir à voir reparaître sur le théâtre ou à relire. C'est le Cid, Horace, Cinna, Polyeucte, Nicomède, Don Sanche d'Aragon, Pompée et Sertorius. Savez-vous pourquoi?
C'est que, dans chacun de ces beaux ouvrages, Corneille mettait en lumière un des meilleurs sentiments de notre cœur, une forme particulière de ce qui est le plus cher aux Français, le courage. Dans le Cid, par exemple, il montrait le courage d'un jeune homme qui défend l'honneur de son père; dans Horace, le courage d'un père qui sacrifie ses enfants pour le salut de sa patrie; dans Polyeucte, le courage d'un homme qui sacrifie ses biens, son avenir et enfin sa vie pour ses convictions religieuses; dans Cinna, le courage d'un homme, cruel et vindicatif de son naturel, qui sait triompher de ses mauvais penchants, et pardonner à ses ennemis quand il pourrait les accabler; dans Nicomède, quelque chose que vos parents et vos maîtres auront à vous recommander bien souvent, le courage du plus faible contre le plus fort, la fierté du vaincu devant le vainqueur insolent, l'espoir invincible des revanches de la justice sur la force.
Voyez quelles grandes leçons ce poète donnait à ses contemporains, et comme on comprend bien que les illustres guerriers de cette époque, entre autres le prince de Condé, pleuraient à entendre ces belles choses au théâtre, et comme Voltaire a eu raison de dire: «Le grand Condé pleurant aux vers du grand Corneille, c'est une époque bien importante dans l'histoire de l'esprit humain!»
CHAPITRE IV.
LE CID.C'est une belle histoire que celle du Cid. Elle se passe en Espagne, du temps que les Espagnols faisaient la guerre contre les Maures. Il y avait dans ce temps, à la cour d'un roi espagnol, un vieux général, qui s'appelait Don Diègue; il avait un fils nommé Rodrigue. A la suite d'une discussion, Don Diègue fut insulté et frappé d'un soufflet par un officier plus jeune que lui, nommé Don Gormas. Il voulut venger cet affront, et mit l'épée à la main; mais Don Gormas le désarma. Le vieillard allait rester déshonoré, si son fils n'eût pas été là. Vous pensez bien que ce jeune homme, Rodrigue, ne voulait pas laisser son vieux père sous le coup d'une pareille honte. Mais Don Gormas était bien redoutable; c'était le plus vaillant guerrier de toute l'Espagne. Eh bien, ce n'était rien encore: ce Gormas avec qui il fallait se battre, c'était le père d'une jeune fille nommée Chimène, à qui Rodrigue était fiancé. Se battre avec Gormas, ce n'était donc pas seulement risquer sa vie, c'était tout perdre à coup sûr; car Rodrigue vainqueur ne pouvait pas épouser Chimène.
Le père de Chimène donne un soufflet à Don Diègue,
père de Rodrigue.
(Le Cid.)
P. 14-15.Aussi, dans sa douleur, nous le voyons s'écrier:
Percé jusques au fond du cœurD'une atteinte imprévue aussi bien que mortelle,Misérable vengeur d'une juste querelle,Et malheureux objet d'une injuste rigueur,Je demeure immobile, et mon âme abattueCède au coup qui me tue.Si près de voir mon feu récompensé,O Dieu, l'étrange peine!En cet affront mon père est l'offensé,Et l'offenseur le père de Chimène!Que je sens de rudes combats!Contre mon propre honneur mon amour s'intéresse:Il faut venger un père, et perdre une maîtresse.L'un m'anime le cœur, l'autre retient mon bras.Réduit au triste choix ou de trahir ma flamme,Ou de vivre en infâme,Des deux côtés mon mal est infini.O Dieu, l'étrange peine!Faut-il laisser un affront impuni?Faut-il punir le père de Chimène?Père, maîtresse, honneur, amour,Noble et dure contrainte, aimable tyrannie,Tous mes plaisirs sont morts, ou ma gloire ternie.L'un me rend malheureux, l'autre indigne du jour.Cher et cruel espoir d'une âme généreuse,Mais ensemble amoureuse,Digne ennemi de mon plus grand bonheur,Fer qui causes ma peine,M'es-tu donné pour venger mon honneur?M'es-tu donné pour perdre ma Chimène?Il vaut mieux courir au trépas.Je dois à ma maîtresse aussi bien qu'à mon père;J'attire en me vengeant sa haine et sa colère;J'attire ses mépris en ne me vengeant pas.A mon plus doux espoir l'un me rend infidèle,Et l'autre indigne d'elle.Mon mal augmente à le vouloir guérir;Tout redouble ma peine.Allons, mon âme; et puisqu'il faut mourir,Mourons du moins sans offenser Chimène.Mourir sans tirer ma raison[1]!Rechercher un trépas si mortel à ma gloire!Endurer que l'Espagne impute à ma mémoireD'avoir mal soutenu l'honneur de ma maison!Respecter un amour dont mon âme égaréeVoit la perte assurée!N'écoutons plus ce penser suborneur,Qui ne sert qu'à ma peine.Allons, mon bras, sauvons du moins l'honneur,Puisqu'après tout il faut perdre Chimène.Oui, mon esprit s'était déçu.Je dois tout à mon père avant qu'à ma maîtresse;Que je meure au combat, ou meure de tristesse,Je rendrai mon sang pur comme je l'ai reçu.Je m'accuse déjà de trop de négligence;Courons à la vengeance;Et, tout honteux d'avoir tant balancé,Ne soyons plus en peine,Puisque aujourd'hui mon père est l'offensé,Si l'offenseur est père de Chimène.Et voilà Rodrigue qui vient provoquer Gormas. Celui-ci regrettait bien sa mauvaise action, surtout en voyant le courage de ce jeune homme à qui il avait projeté d'unir sa fille. Mais il était trop tard. Il ne peut qu'admirer la vertu de Rodrigue et lui dire cette belle parole, qu'il faut retenir:
Viens, tu fais ton devoir; et le fils dégénèreQui survit un moment à l'honneur de son père.Et là-dessus, ils vont se battre. Rodrigue tue Gormas. Il est vengé, mais combien malheureux! Comment revoir Chimène maintenant, et que lui dire? Il la revoit pourtant, et lui adresse des paroles bien vraies et bien nobles. Il ne s'excuse pas, puisqu'il a fait ce qu'il devait. Il lui dit avec une profonde douleur:
J'ai fait ce que j'ai dû, je fais ce que je dois.Je le ferais encor si j'avais à le faire.«Mais, ajoute-t-il, je voudrais bien mourir, à présent que je suis quitte de mon devoir:
Car enfin n'attends pas de mon affectionUn lâche repentir d'une bonne action.L'irréparable effet d'une chaleur trop prompteDéshonorait mon père, et me couvrait de honte.Tu sais comme un soufflet touche un homme de cœur;J'avais part à l'affront, j'en ai cherché l'auteur;Je l'ai vu, j'ai vengé mon honneur et mon père;Je le ferais encor, si j'avais à le faire.Ce n'est pas qu'en effet contre mon père et moiMa flamme assez longtemps n'ait combattu pour toi;Juge de son pouvoir: dans une telle offenseJ'ai pu délibérer si j'en prendrais vengeance.Réduit à te déplaire, ou souffrir un affront,J'ai pensé qu'à son tour mon bras était trop prompt,Je me suis accusé de trop de violence;Et ta beauté, sans doute, emportait la balance,A moins que d'opposer à tes plus forts appasQu'un homme sans honneur ne te méritait pas;Que malgré cette part que j'avais en ton âme,Qui m'aima généreux me haïrait infâme;Qu'écouter ton amour, obéir à sa voix,C'était m'en rendre indigne et diffamer ton choix.Je te le dis encore, et, quoique j'en soupire,Jusqu'au dernier soupir je veux bien le redire;Je t'ai fait une offense, et j'ai dû m'y porterPour effacer ma honte, et pour te mériter;Mais, quitte envers l'honneur, et quitte envers mon père,C'est maintenant à toi que je viens satisfaire:C'est pour t'offrir mon sang qu'en ce lieu tu me vois.J'ai fait ce que j'ai dû, je fais ce que je dois.Je sais qu'un père mort t'arme contre mon crime;Je ne t'ai pas voulu dérober ta victime:Immole avec courage au sang qu'il a perduCelui qui met sa gloire à l'avoir répandu.Chimène, de son côté, est bien malheureuse. Elle aussi a le cœur noble; elle comprend que Rodrigue a agi en homme de bien, et elle ne l'en estime que davantage. Mais pourtant elle a perdu son père, et il faut bien qu'elle demande qu'on punisse le meurtrier; car elle serait une fille dénaturée si elle ne le faisait pas. Elle va donc, la mort dans l'âme, comme vous pensez, demander au roi qu'il punisse Rodrigue, tout en craignant de l'obtenir, et en se disant que si l'on met Rodrigue à mort, sa vie, à elle aussi, est brisée.
Sire, mon père est mort; mes yeux ont vu son sangCouler à gros bouillons de son généreux flanc;Ce sang qui tant de fois garantit vos murailles,Ce sang qui tant de fois vous gagna des batailles,Ce sang qui tout sorti fume encor de courrouxDe se voir répandu pour d'autres que pour vous,Qu'au milieu des hasards n'osait verser la guerre,Rodrigue en votre cour vient d'en couvrir la terre.J'ai couru sur le lieu, sans force et sans couleur;Je l'ai trouvé sans vie. Excusez ma douleur,Sire, la voix me manque à ce récit funeste;Mes pleurs et mes soupirs vous diront mieux le reste.LE ROI.Prends courage, ma fille, et sache qu'aujourd'huiTon roi te veut servir de père au lieu de lui.CHIMÈNE.Sire, de trop d'honneur ma misère est suivie.Je vous l'ai déjà dit, je l'ai trouvé sans vie;Son flanc était ouvert; et, pour mieux m'émouvoir,Son sang sur la poussière écrivait mon devoir;Ou plutôt sa valeur, en cet état réduite,Me parlait par sa plaie, et hâtait ma poursuite;Et pour se faire entendre au plus juste des rois,Par cette triste bouche elle empruntait ma voix.Sire, ne souffrez pas que, sous votre puissance,Règne devant vos yeux une telle licence;Que les plus valeureux, avec impunité,Soient exposés aux coups de la témérité;Qu'un jeune audacieux triomphe de leur gloire,Se baigne dans leur sang, et brave leur mémoire.Un si vaillant guerrier qu'on vient de vous ravirÉteint, s'il n'est vengé, l'ardeur de vous servir.Enfin mon père est mort, j'en demande vengeance,Plus pour votre intérêt que pour mon allégeance[2].Vous perdez en la mort d'un homme de son rang;Vengez-la par une autre, et le sang par le sang.Quelle affreuse aventure, et comme, de tout côté, on ne voit pour ces braves jeunes gens que des sujets de désespoir!
Mais en ce même temps les Espagnols sont en guerre avec les Maures. Pendant que le roi examine l'affaire de Rodrigue, les Maures attaquent la frontière, au milieu de la nuit. Rodrigue l'apprend, réunit ses compagnons, ses amis, des inconnus même qu'il trouve sur sa route, marche à l'ennemi, se bat toute la nuit, est vainqueur, et sauve l'Espagne.
Voici comment lui-même, au retour, raconte l'affaire à son roi:
Sire, vous avez su qu'en ce danger pressant,Qui jeta dans la ville un effroi si puissant,Une troupe d'amis chez mon père assembléeSollicita mon âme encor toute troublée....Mais, Sire, pardonnez à ma témérité,Si j'osai l'employer sans votre autorité;Le péril approchait; leur brigade était prête;Me montrant à la cour, je hasardais ma tête:Et s'il fallait la perdre, il m'était bien plus douxDe sortir de la vie en combattant pour vous.LE ROI.J'excuse ta chaleur à venger ton offense;Et l'État défendu me parle en ta défense:Crois que dorénavant Chimène a beau parler,Je ne l'écoute plus que pour la consoler.Mais poursuis.DON RODRIGUE.Sous moi donc cette troupe s'avance,Et porte sur le front une mâle assurance.Nous partîmes cinq cents; mais, par un prompt renfort,Nous nous vîmes trois mille en arrivant au port,Tant, à nous voir marcher avec un tel visage,Les plus épouvantés reprenaient de courage!J'en cache les deux tiers, aussitôt qu'arrivés,Dans le fond des vaisseaux qui lors furent trouvés:Le reste, dont le nombre augmentait à toute heure,Brûlant d'impatience autour de moi demeure,Se couche contre terre, et, sans faire aucun bruit,Passe une bonne part d'une si belle nuit.Par mon commandement la garde en fait de même,Et se tenant cachée, aide à mon stratagème;Et je feins hardiment d'avoir reçu de vousL'ordre qu'on me voit suivre et que je donne à tous.Cette obscure clarté qui tombe des étoilesEnfin avec le flux nous fait voir trente voiles;L'onde s'enfle dessous, et d'un commun effortLes Maures et la mer montent jusques au port.On les laisse passer; tout leur paraît tranquille;Point de soldats au port, point aux murs de la ville.Notre profond silence abusant leurs esprits,Ils n'osent plus douter de nous avoir surpris;Ils abordent sans peur, ils ancrent, ils descendent,Et courent se livrer aux mains qui les attendent.Nous nous levons alors, et tous en même tempsPoussons jusques au ciel mille cris éclatants:Les nôtres, à ces cris, de nos vaisseaux répondent;Ils paraissent armés, les Maures se confondent,L'épouvante les prend à demi descendus;Avant que de combattre ils s'estiment perdus.Ils couraient au pillage, et rencontrent la guerre;Nous les pressons sur l'eau, nous les pressons sur terre,Et nous faisons courir des ruisseaux de leur sang,Avant qu'aucun résiste ou reprenne son rang.Mais bientôt, malgré nous, leurs princes les rallient,Leur courage renaît, et leurs terreurs s'oublient:La honte de mourir sans avoir combattuArrête leur désordre, et leur rend leur vertu.Contre nous de pied ferme ils tirent leurs alfanges[3],De notre sang au leur font d'horribles mélanges;Et la terre, et le fleuve, et leur flotte, et le port,Sont des champs de carnage où triomphe la mort.O combien d'actions, combien d'exploits célèbresSont demeurés sans gloire au milieu des ténèbres,Où chacun, seul témoin des grands coups qu'il donnait,Ne pouvait discerner où le sort inclinait!J'allais de tous côtés encourager les nôtres,Faire avancer les uns, et soutenir les autres,Ranger ceux qui venaient, les pousser à leur tour,Et ne l'ai pu savoir jusques au point du jour.Mais enfin sa clarté montre notre avantage;Le Maure voit sa perte, et perd soudain courage:Et voyant un renfort qui nous vient secourir,L'ardeur de vaincre cède à la peur de mourir.Ils gagnent leurs vaisseaux, ils en coupent les câbles,Poussent jusques aux cieux des cris épouvantables,Font retraite en tumulte, et sans considérerSi leurs rois avec eux peuvent se retirer.Pour souffrir ce devoir leur frayeur est trop forte;Le flux les apporta, le reflux les remporte;Cependant que leurs rois, engagés parmi nous,Et quelque peu des leurs, tout percés de nos coups,Disputent vaillamment et vendent bien leur vie.A se rendre moi-même en vain je les convie;Le cimeterre au poing, ils ne m'écoutent pas:Mais voyant à leurs pieds tomber tous leurs soldats,Et que seuls désormais en vain ils se défendent,Ils demandent le chef; je me nomme, ils se rendent.Je vous les envoyai tous deux en même temps;Et le combat cessa faute de combattants.Rodrigue n'est plus le jeune homme obscur de la veille, il est le sauveur du pays; il n'est plus même Rodrigue, il est le Chef, le Cid. Il ne peut donc plus être question de le punir. Le roi l'embrasse, et Chimène, qui n'a jamais cessé de l'estimer, et qui maintenant l'admire, Chimène attendra en silence que sa douleur se soit adoucie, et épousera plus tard le héros qui est si digne d'elle.
Voilà l'histoire du Cid. Elle nous apprend que les fils qui savent défendre leurs pères sont les plus hardis ensuite et les plus heureux à protéger, contre ceux qui la méprisent ou qui l'insultent, la mère commune, qui est la patrie.
CHAPITRE V.
HORACE.Horace est une histoire aussi noble et aussi généreuse, mais plus triste. C'est pour cela qu'il faut la lire et la bien comprendre, pour apprendre que le devoir accompli n'a pas toujours une récompense aussi douce que tout à l'heure, et qu'il faut néanmoins le remplir, parce que la vraie récompense du bien que l'on fait, c'est la conscience qu'on a d'avoir bien agi.
Horace était un Romain des temps anciens, du temps que Rome était en guerre avec la ville d'Albe, sa voisine. Il avait trois fils, et, avant la guerre, il en avait marié un avec une jeune fille d'Albe, nommée Sabine, qui était de la famille des Curiaces. D'un autre côté, un jeune homme de la famille des Curiaces devait épouser une fille d'Horace, nommée Camille. Vous comprenez combien ces deux familles, unies par tant de liens, désiraient la fin de la guerre qui les séparait sans que pourtant elles pussent arriver à se haïr.
Précisément un sujet de joie, ou du moins d'espoir, se présente. Une trêve a été conclue, et l'on a décidé, pour en finir, que trois Romains combattraient pour tous contre trois Albains, et que la patrie des vaincus se soumettrait à celle des vainqueurs.
Mais voilà que ce sont justement les trois fils d'Horace qui sont choisis, et pour combattre contre qui? contre le Curiace, fiancé de Camille, et ses deux frères. On pleure dans la maison d'Horace. Sabine et Camille sont au désespoir. N'importe; la patrie ordonne, il faut marcher sans plainte où elle veut qu'on aille. Le jeune Horace dit au Curiace qui est son beau-frère:
«Albe vous a nommé; je ne vous connais plus.»et Horace, le père, les envoie au combat en les bénissant, avec ces paroles sublimes:
Ah! n'attendrissez point ici mes sentiments;Pour vous encourager ma voix manque de termes;Mon cœur ne forme point de pensers assez fermes;Moi-même en cet adieu j'ai les larmes aux yeux.Faites votre devoir, et laissez faire aux dieux!Ils font leur devoir.
Au premier choc, deux Horaces sont tués, les trois Curiaces blessés. On vient apprendre cette nouvelle au vieil Horace, et on ajoute que le seul survivant de ses trois fils a pris la fuite. Il refuse d'y croire. Un Horace fuir! ce n'est pas possible:
O d'un triste combat effet vraiment funeste!Rome est sujette d'Albe, et pour l'en garantirIl n'a pas employé jusqu'au dernier soupir!Non, non, cela n'est point, on vous trompe, Julie;Rome n'est point sujette, ou mon fils est sans vie:Je connais mieux mon sang, il sait mieux son devoir.Que vouliez-vous qu'il fît contre trois? lui demande-t-on.—«Qu'il mourût!» répond d'un ton sublime ce père, déjà privé de deux enfants, mais qui ne songe qu'à l'honneur du pays.
Qu'il mourût!Ou qu'un beau désespoir alors le secourût.N'eût-il que d'un moment reculé sa défaite,Rome eût été du moins un peu plus tard sujette;Il eût avec honneur[4] laissé mes cheveux gris,Et c'était de sa vie un assez digne prix.Il est de tout son sang comptable à sa patrie;Chaque goutte épargnée a sa gloire flétrie;Chaque instant de sa vie, après ce lâche tour,Met d'autant plus ma honte avec la sienne au jour.J'en romprai bien le cours, et ma juste colère,Contre un indigne fils usant des droits d'un père,Saura bien faire voir, dans sa punition,L'éclatant désaveu d'une telle action.Cependant d'autres nouvelles arrivent. Le jeune Horace n'était pas un lâche. Sa fuite n'était qu'une ruse. Il comptait que les trois Curiaces blessés le poursuivraient, qu'en le poursuivant, étant blessés plus grièvement les uns que les autres, ils se sépareraient, et que lui, revenant sur eux, n'aurait affaire qu'à un seul à la fois, et pourrait les frapper l'un après l'autre.
Resté seul contre trois, mais, en cette aventure,Tous trois étant blessés, et lui seul sans blessure,Trop faible pour eux tous, trop fort pour chacun d'eux,Il sait bien se tirer d'un pas si dangereux;Il fuit pour mieux combattre, et cette prompte ruseDivise adroitement trois frères qu'elle abuse.Chacun le suit d'un pas ou plus ou moins pressé,Selon qu'il se rencontre ou plus ou moins blessé;Leur ardeur est égale à poursuivre sa fuite;Mais leurs coups inégaux séparent leur poursuite.Horace, les voyant l'un de l'autre écartés,Se retourne, et déjà les croit demi domptés:Il attend le premier, et c'était votre gendre[5].L'autre, tout indigné qu'il ait osé l'attendre,En vain en l'attaquant fait paraître un grand cœur;Le sang qu'il a perdu ralentit sa vigueur.Albe à son tour commence à craindre un sort contraire;Elle crie au second qu'il secoure son frère:Il se hâte et s'épuise en efforts superflus;Il trouve en les joignant que son frère n'est plus.Encor tout hors d'haleine, il prend pourtant sa place,Et redouble bientôt la victoire d'Horace:Son courage sans force est un débile appui;Voulant venger son frère, il tombe auprès de lui.L'air résonne des cris qu'au ciel chacun envoie;Albe en jette d'angoisse, et les Romains de joie.Comme notre héros se voit près d'achever,C'est peu pour lui de vaincre, il veut encor braver:«J'en viens d'immoler deux aux mânes de mes frères;Rome aura le dernier de mes trois adversaires:C'est à ses intérêts que je vais l'immoler»,Dit-il; et tout d'un temps on le voit y voler.La victoire entre eux deux n'était pas incertaine;L'Albain percé de coups ne se traînait qu'à peine,Et, comme une victime aux marches de l'autel,Il semblait présenter sa gorge au coup mortel:Aussi le reçoit-il, peu s'en faut, sans défense,Et son trépas de Rome établit la puissance.Rome est victorieuse, Albe est sujette. Le vieil Horace éclate en transports de joie et d'orgueil.
O mon fils! ô ma joie! ô l'honneur de nos jours!O d'un Etat penchant l'inespéré secours!Vertu digne de Rome, et sang digne d'Horace!Appui de ton pays, et gloire de ta race!Quand pourrai-je étouffer dans tes embrassementsL'erreur dont j'ai formé de si faux sentiments?Quand pourra mon amour baigner avec tendresseTon front victorieux de larmes d'allégresse?Hélas! il n'est pas au bout de ses peines.
Camille, sa fille, a perdu son fiancé, tué par son frère. Quand celui-ci revient vainqueur, elle pleure devant lui cette victoire funeste, et peu à peu en vient à l'insulter. Le jeune Horace, tout chaud encore de la bataille et du triomphe, s'emporte, perd l'esprit, et frappe mortellement sa sœur.
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Horace tire son épée pour en frapper sa sœur Camille.
(Horace.)
P. 28-29.Voilà le vieil Horace, en un seul jour, privé de trois de ses enfants par suite de la guerre qu'a faite sa patrie. Eh bien, il ne la maudit pas pour cela, il ne s'en plaint pas, il sait qu'on lui doit tout; il l'aime encore.
Son dernier fils passe en jugement pour avoir tué sa sœur; il le défend devant le roi et les Romains.
Savez-vous comme il le défend? Il ne supplie pas le roi de lui conserver ce dernier enfant, ce soutien de sa vieillesse. Il le conjure de le conserver à Rome, qui peut avoir encore besoin de ce bras et de ce sang. Il dit au roi:
Un premier mouvement ne fut jamais un crime;Et la louange est due, au lieu du châtiment,Quand la vertu produit ce premier mouvement.Aimer nos ennemis avec idolâtrie,De rage en leur trépas maudire la patrie,Souhaiter à l'Etat un malheur infini,C'est ce qu'on nomme crime, et ce qu'il a puni.Le seul amour de Rome a sa main animée;Il serait innocent s'il l'avait moins aimée.Qu'ai-je dit, Sire? il l'est, et ce bras paternelL'aurait déjà puni s'il était criminel;J'aurais su mieux user de l'entière puissanceQue me donnent sur lui les droits de la naissance;J'aime trop l'honneur, Sire, et ne suis point de rangA souffrir ni d'affront ni de crime en mon sang.C'est dont je ne veux point de témoin que Valère[6];Il a vu quel accueil lui gardait ma colère,Lorsqu'ignorant encor la moitié du combat,Je croyais que sa fuite avait trahi l'Etat.Qui le fait se charger des soins de ma famille?Qui le fait, malgré moi, vouloir venger ma fille?Et par quelle raison, dans son juste trépas,Prend-il un intérêt qu'un père ne prend pas?On craint qu'après sa sœur il n'en maltraite d'autres!Sire, nous n'avons part qu'à la honte des nôtres.Et de quelque façon qu'un autre puisse agir,Qui ne nous touche point ne nous fait point rougir.Et puis le crime ne disparaît-il pas dans la grandeur du service rendu à la Patrie? La Patrie peut-elle permettre qu'on la prive ainsi de ses défenseurs?
Romains, souffrirez-vous qu'on vous immole un hommeSans qui Rome aujourd'hui cesserait d'être Rome,Et qu'un Romain s'efforce à tacher le renomD'un guerrier à qui tous doivent un si beau nom?Dis, Valère, dis-nous, si tu veux qu'il périsse,Où tu penses choisir un lieu pour son supplice:Sera-ce entre ces murs que mille et mille voixFont résonner encor du bruit de ses exploits?Sera-ce hors des murs, au milieu de ces placesQu'on voit fumer encor du sang des Curiaces,Entre leurs trois tombeaux, et dans ce champ d'honneurTémoin de sa vaillance et de notre bonheur?Tu ne saurais cacher sa peine à sa victoire;Dans les murs, hors des murs, tout parle de sa gloire,Tout s'oppose à l'effort de ton injuste amour,Qui veut d'un si bon sang souiller un si beau jour.Albe ne pourra pas souffrir un tel spectacle,Et Rome par ses pleurs y mettra trop d'obstacle.Vous les préviendrez, Sire: et par un juste arrêtVous saurez embrasser bien mieux son intérêt.Ce qu'il a fait pour elle, il peut encor le faire;Il peut la garantir encor d'un sort contraire.Sire, ne donnez rien à mes débiles ans;Rome aujourd'hui m'a vu père de quatre enfants;Trois en ce même jour sont morts pour sa querelle:Il m'en reste encore un, conservez-le pour elle:N'ôtez pas à ses murs un si puissant appui;Et souffrez, pour finir, que je m'adresse à lui.Horace, ne crois pas que le peuple stupideSoit le maître absolu d'un renom bien solide.Sa voix tumultueuse assez souvent fait bruitMais un moment l'élève, un moment le détruit;Et ce qu'il contribue à notre renomméeToujours en moins de rien se dissipe en fumée.C'est aux rois, c'est aux grands, c'est aux esprits bien faits,A voir la vertu pleine en ses moindres effets;C'est d'eux seuls qu'on reçoit la véritable gloire;Eux seuls des vrais héros assurent la mémoire.Vis toujours en Horace[7], et toujours auprès d'euxTon nom demeurera grand, illustre, fameux;Bien que l'occasion, ou moins haute, moins brillante,D'un vulgaire ignorant trompe l'injuste attente.Ne hais donc plus la vie, et du moins vis pour moi,Et pour servir encor ton pays et ton roi.Sire, j'en ai trop dit: mais l'affaire vous touche;Et Rome tout entière a parlé par ma bouche.Voilà le vrai patriotisme, celui qui donne sans compter, qui perd sans se plaindre, qui ne veut conserver que pour donner encore. Ce père méritait bien qu'on lui laissât son fils. On le lui rend en effet, et il rentre dans sa maison désolée, triste, mais la tête haute, et le cœur calme; car on est inébranlable aux coups du sort, quand on s'est attaché moins aux êtres les plus chéris, qui peuvent mourir, qu'à la patrie, qui ne meurt pas.
CHAPITRE VI.
CINNA.Cinna est l'histoire d'un beau mouvement de courage de l'empereur Auguste. Le courage ne consiste pas toujours à braver l'ennemi, à attaquer, parce que l'honneur le veut, un homme qui tient votre bonheur en sa main, à sacrifier ses enfants aux intérêts de son pays. Il consiste souvent à briser, à vaincre les mauvais sentiments qu'on a dans son cœur. C'est un courage intérieur, en quelque sorte, et obscur, qui n'a rien d'éclatant et de frappant, qui ne fait pas que les gens se retournent et vous applaudissent, mais qui n'en demande peut-être que plus d'effort et de fermeté.
Cet Auguste s'était emparé du pouvoir à Rome, grâce à beaucoup de perfidies et de violences. Il s'était montré affreusement cruel envers ses ennemis et envers ceux qu'il avait vaincus. C'était un homme habitué à la haine, à la rancune et à la vengeance. Des villes entières avaient été noyées dans le sang pour s'être opposées à ses desseins. Enfin il était devenu le maître, et il gouvernait sans obstacle.
Il était heureux, me direz-vous peut-être.
Non, il s'ennuyait. On n'est heureux que par le bonheur qu'on donne aux autres, et, ne s'étant occupé que du sien, il n'avait acquis que la puissance, et non la satisfaction, ce qui n'est pas du tout la même chose. Il était si dégoûté de sa fausse prospérité qu'il songeait à quitter ce haut rang qui lui avait tant coûté d'efforts, et qu'il le disait en ces termes à Cinna et à Maxime, qu'il croyait ses amis:
Cet empire absolu sur la terre et sur l'onde,Ce pouvoir souverain que j'ai sur tout le monde,Cette grandeur sans borne et cet illustre rangQui m'a jadis coûté tant de peine et de sang,Enfin tout ce qu'adore en ma haute fortuneD'un courtisan flatteur la présence importune,N'est que de ces beautés dont l'éclat éblouit,Et qu'on cesse d'aimer sitôt qu'on en jouit.L'ambition déplaît quand elle est assouvie,D'une contraire ardeur son ardeur est suivie;Et comme notre esprit, jusqu'au dernier soupir,Toujours vers quelque objet pousse quelque désir,Il se ramène en soi, n'ayant plus où se prendre[8],Et, monté sur le faîte, il aspire à descendre.J'ai souhaité l'empire, et j'y suis parvenu;Mais, en le souhaitant, je ne l'ai pas connu:Dans sa possession j'ai trouvé pour tous charmesD'effroyables soucis, d'éternelles alarmes,Mille ennemis secrets, la mort à tous propos,Point de plaisir sans trouble, et jamais de repos.Sylla[9] m'a précédé dans ce pouvoir suprême:Le grand César[10] mon père en a joui de même;D'un œil si différent tous deux l'ont regardé,Que l'un s'en est démis et l'autre l'a gardé:Mais l'un, cruel, barbare, est mort aimé, tranquille,Comme un bon citoyen dans le sein de sa ville;L'autre, tout débonnaire, au milieu du sénat,A vu trancher ses jours par un assassinat.Ces exemples récents suffiraient pour m'instruire,Si par l'exemple seul on se devait conduire:L'un m'invite à le suivre, et l'autre me fait peur.Mais l'exemple souvent est un miroir trompeur;Et l'ordre du destin qui gêne nos penséesN'est pas toujours écrit dans les choses passées:Quelquefois l'un se brise où l'autre s'est sauvé,Et par où l'un périt un autre est conservé.Voilà, mes chers amis, ce qui me met en peine.Vous, qui me tenez lieu d'Agrippe et de Mécène[11],Pour résoudre ce point avec eux débattu,Prenez sur mon esprit le pouvoir qu'ils ont eu;Ne considérez point cette grandeur suprême,Odieuse aux Romains et pesante à moi-même;Traitez-moi comme ami, non comme souverain;Rome, Auguste, l'État, tout est en votre main:Vous mettrez et l'Europe, et l'Asie, et l'Afrique,Sous les lois d'un monarque, ou d'une république;Votre avis est ma règle, et par ce seul moyenJe veux être empereur ou simple citoyen.Tout à coup Auguste apprend que Cinna, un jeune Romain qu'il aurait pu frapper autrefois, car il était parent de ses ennemis, mais qu'au contraire il avait protégé et comblé de faveurs, forme un complot contre lui. Cet homme ardent, violent, si enclin à la vengeance, ne songe d'abord qu'à châtier l'ingrat. Il en avait le droit; car Cinna, ayant accepté ses bienfaits, était peut-être le seul à Rome à qui il fût interdit, en conscience, de se révolter contre Auguste. Il s'écrie:
Ciel, à qui voulez-vous désormais que je fie[12]Les secrets de mon âme et le soin de ma vie?Reprenez le pouvoir que vous m'avez commis,Si donnant des sujets il ôte les amis,Si tel est le destin des grandeurs souverainesQue leurs plus grands bienfaits n'attirent que des haines,Et si votre rigueur les condamne à chérirCeux que vous animez à les faire périr.Pour elles rien n'est sûr; qui peut tout doit tout craindre.Rentre en toi-même, Octave[13], et cesse de te plaindre.Quoi! tu veux qu'on t'épargne, et n'as rien épargné!Songe aux fleuves de sang où ton bras s'est baigné,De combien ont rougi les champs de Macédoine,Combien en a versé la défaite d'Antoine[14],Combien celle de Sexte[15], et revois tout d'un tempsPérouse[16] au sien noyée, et tous ses habitants;Remets dans ton esprit, après tant de carnages,De tes proscriptions les sanglantes images,Où toi-même, des tiens devenu le bourreau,Au sein de ton tuteur enfonças le couteau:Et puis, ose accuser le destin d'injustice,Quand tu vois que les tiens s'arment pour ton supplice,Et que, par ton exemple à ta perte guidés,Ils violent des droits que tu n'as pas gardés!Leur trahison est juste, et le ciel l'autorise:Quitte ta dignité comme tu l'as acquise;Rends un sang infidèle à l'infidélité,Et souffre des ingrats après l'avoir été.Mais que mon jugement au besoin m'abandonne!Quelle fureur, Cinna, m'accuse et te pardonne?Toi, dont la trahison me force à retenirCe pouvoir souverain dont tu me veux punir,Me traite en criminel, et fait seule mon crime,Relève pour l'abattre un trône illégitime,Et, d'un zèle effronté couvrant son attentat,S'oppose pour me perdre au bonheur de l'État!Donc jusqu'à l'oublier je pourrais me contraindre!Tu vivrais en repos après m'avoir fait craindre!Non, non, je me trahis moi-même d'y penser:Qui pardonne aisément invite à l'offenser;Punissons l'assassin, proscrivons les complices.Mais, à l'idée de relever encore la hache du bourreau, Auguste se trouble: «Ah! se dit-il, toujours du sang!»
Mais quoi! toujours du sang, et toujours des supplices!Ma cruauté se lasse, et ne peut s'arrêter;Je veux me faire craindre et ne fais qu'irriter.Rome a pour ma ruine une hydre trop fertile;[17Une tête coupée en fait renaître mille,Et le sang répandu de mille conjurésRend mes jours plus maudits, et non plus assurés.Octave, n'attends plus le coup d'un nouveau Brute[18];Meurs et dérobe-lui la gloire de ta chute:Meurs; tu ferais pour vivre un lâche et vain effort,Si tant de gens de cœur font des vœux pour ta mort,Et si tout ce que Rome a d'illustre jeunessePour te faire périr tour à tour s'intéresse;Meurs, puisque c'est un mal que tu ne peux guérir;Meurs enfin, puisqu'il faut ou tout perdre ou mourir.La vie est peu de chose, et le peu qui t'en resteNe vaut pas l'acheter par un prix si funeste;Meurs, mais quitte du moins la vie avec éclat,Éteins-en le flambeau dans le sang de l'ingrat,A toi-même en mourant immole ce perfide;Contentant ses désirs, punis son parricide;Fais un tourment pour lui de ton propre trépas,En faisant qu'il le voie et n'en jouisse pas.Auguste est bien incertain encore et indécis. Il compte sur l'inspiration du moment, et fait appeler Cinna. Il le menace, lui montre l'horreur de sa conduite, s'échauffe et s'irrite à lui reprocher son crime.
Tu vois le jour, Cinna; mais ceux dont tu le tiensFurent les ennemis de mon père et les miens:Au milieu de leur camp tu reçus la naissance;Et lorsque après leur mort tu vins en ma puissance,Leur haine enracinée au milieu de ton seinT'avait mis contre moi les armes à la main.Tu fus mon ennemi même avant que de naître,Et tu le fus encor quand tu me pus connaître,Et l'inclination jamais n'a démentiCe sang qui t'avait fait du contraire parti:Autant que tu l'as pu, les effets l'ont suivie.Je ne m'en suis vengé qu'en te donnant la vieJe te fis prisonnier pour te combler de biens;Ma cour fut ta prison, mes faveurs tes liens;Je te restituai d'abord ton patrimoine;Je t'enrichis après des dépouilles d'Antoine,Et tu sais que depuis, à chaque occasion,Je suis tombé pour toi dans la profusion;Toutes les dignités que tu m'as demandées,Je te les ai sur l'heure et sans peine accordées;Je t'ai préféré même à ceux dont les parentsOnt jadis dans mon camp tenu les premiers rangs,A ceux qui de leur sang m'ont acheté l'empire,Et qui m'ont conservé le jour que je respire;De la façon enfin qu'avec toi j'ai vécu,Les vainqueurs sont jaloux du bonheur du vaincu.Quand le ciel me voulut, en rappelant Mécène,Après tant de faveur montrer un peu de haine,Je te donnai sa place en ce triste accident,Et te fis après lui mon plus cher confident;Aujourd'hui même encor mon âme irrésolueMe pressant de quitter ma puissance absolue,De Maxime[19] et de toi j'ai pris les seuls avis,Et ce sont, malgré lui, les tiens que j'ai suivis;Bien plus, ce même jour je te donne Emilie[20],Le digne objet des vœux de toute l'Italie,Et qu'ont mise si haut mon amour et mes soins,Qu'en te couronnant roi je t'aurais donné moins.Tu t'en souviens, Cinna, tant d'heur et tant de gloireNe peuvent pas sitôt sortir de ta mémoire;Mais ce qu'on ne pourrait jamais s'imaginer,Cinna, tu t'en souviens et veux m'assassiner!Cinna se trouble, et répond en balbutiant qu'il est incapable d'une telle noirceur. Auguste l'arrête d'un geste méprisant, et lui dit d'un ton froid et dur:
Tu tiens mal ta promesse:Sieds-toi, je n'ai pas dit encor ce que je veux;Tu te justifieras après, si tu le peux.Écoute cependant, et tiens mieux ta parole.Tu veux m'assassiner demain, au Capitole,Pendant le sacrifice, et ta main pour signalMe doit, au lieu d'encens, donner le coup fatal;La moitié de tes gens doit occuper la porte,L'autre moitié te suivre et te prêter main-forte.Ai-je de bons avis, ou de mauvais soupçons?De tous ces meurtriers, te dirai-je les noms?Procule, Glabrion, Virginian, Rutile,Marcel, Plaute, Lénas, Pompone, Albin, Icile,Maxime, qu'après toi j'avais le plus aimé:Le reste ne vaut pas l'honneur d'être nommé;Un tas d'hommes perdus de dettes et de crimes,Que pressent de mes lois les ordres légitimes,Et qui, désespérant de les plus éviter,Si tout n'est renversé, ne sauraient subsister.Cinna reste interdit et muet. Auguste triomphe de sa confusion et lui dit rudement:
Tu te tais maintenant, et gardes le silence,Plus par confusion que par obéissance.Quel était ton dessein, et que prétendais-tuAprès m'avoir au temple à tes pieds abattu?Affranchir ton pays d'un pouvoir monarchique!Si j'ai bien entendu tantôt ta politique,Son salut désormais dépend d'un souverainQui pour tout conserver tienne tout en sa main;Et si sa liberté te faisait entreprendre,Tu ne m'eusses jamais empêché de la rendre;Tu l'aurais acceptée au nom de tout l'État,Sans vouloir l'acquérir par un assassinat.Quel était donc ton but? d'y régner en ma place?D'un étrange malheur son destin le menace,Si pour monter au trône et lui donner la loiTu ne trouves dans Rome autre obstacle que moi,Si jusques à ce point son sort est déplorableQue tu sois après moi le plus considérable,Et que ce grand fardeau de l'empire romainNe puisse après ma mort tomber mieux qu'en ta main.Apprends à te connaître, et descends en toi-même:On t'honore dans Rome, on te courtise, on t'aime,Chacun tremble sous toi, chacun t'offre des vœux.Ta fortune est bien haut, tu peux ce que tu veux:Mais tu ferais pitié même à ceux qu'elle irrite,Si je t'abandonnais à ton peu de mérite.Ose me démentir, dis-moi ce que tu vaux,Conte-moi tes vertus, tes glorieux travaux,Les rares qualités par où tu m'as dû plaire,Et tout ce qui t'élève au-dessus du vulgaire.Ma faveur fait ta gloire, et ton pouvoir en vient;Elle seule t'élève, et seule te soutient;C'est elle qu'on adore, et non pas ta personne;Tu n'as crédit ni rang qu'autant qu'elle t'en donne;Et pour te faire choir je n'aurais aujourd'huiQu'à retirer la main qui seule est ton appui.J'aime mieux toutefois céder à ton envie:Règne, si tu le peux, aux dépens de ma vie;Mais oses-tu penser que les Serviliens,Les Cosses, les Métels, les Pauls, les Fabiens,Et tant d'autres enfin de qui les grands couragesDes héros de leur sang sont les vives images,Quittent le noble orgueil d'un sang si généreuxJusqu'à pouvoir souffrir que tu règnes sur eux?Parle, parle, il est temps.On croit qu'Auguste va laisser éclater cette fureur sanguinaire devant laquelle Rome entière a jadis tremblé. Non! D'un vigoureux effort de volonté, il se maîtrise, étouffe la cruauté qui gronde encore en lui, fait appel à son orgueil même pour triompher de son ressentiment et s'écrie:
Je suis maître de moi comme de l'univers;Je le suis, je veux l'être. O siècles! ô mémoire!Conservez à jamais ma dernière victoire!Je triomphe aujourd'hui du plus juste courrouxDe qui le souvenir puisse aller jusqu'à vous.Puis, se retournant vers Cinna, étonné de cette grandeur d'âme, il lui tend la main:
Soyons amis, Cinna, c'est moi qui t'en convie:Comme à mon ennemi je t'ai donné la vie,Et malgré la fureur de ton lâche dessein,Je te la donne encor comme à mon assassin.Commençons un combat qui montre par l'issueQui l'aura mieux de nous ou donnée ou reçue.Tu trahis mes bienfaits, je les veux redoubler;Je t'en avais comblé, je t'en veux accabler!![]()
Auguste pardonne à Cinna.
(Cinna.)
P. 44-45.Et dès lors, savez-vous ce qui arrive? Cette tranquillité d'esprit qui fuyait Auguste au commencement, il l'a retrouvée. Cette satisfaction que la victoire et la puissance ne lui avaient pas donnée, le courage et la générosité la lui ont rendue; et il gardera le pouvoir, maintenant, sans accablement, sinon sans soucis, parce que, pour la première fois, il y a trouvé la seule chose qui peut faire qu'on y tienne, l'occasion de montrer un grand cœur; parce que, pour la première fois, il peut dire: «Je suis maître de moi comme de l'univers!»
Etre maître de soi, maître de ses mauvais instincts pour les étouffer, maître de ses bons sentiments pour les soutenir et leur faire produire tout leur effet; savoir dire je veux à soi-même: voilà le but qu'on doit poursuivre dès l'enfance pour s'habituer à marcher droit dans la vie, pour avoir la fermeté d'éviter les fautes, ou le courage de les réparer.
CHAPITRE VII.
POLYEUCTE.Vous voyez comme Corneille nous montre bien, les unes après les autres, toutes les choses qu'il faut aimer. Il faut aimer son honneur, l'honneur de sa famille; il faut aimer son pays; il faut aimer à se vaincre soi-même quand on se sent sur la pente du mal. Il y a une chose encore qu'il faut savoir aimer de tout notre cœur, ce sont nos convictions, nos croyances, ce que, après mûres réflexions et examen attentif, nous croyons juste et vrai. Nous pouvons nous tromper, et alors donner nos soins, nos peines, notre vie même pour la défense d'une erreur. C'est pour cela qu'il faut apprendre à réfléchir, se faire le jugement sain et l'esprit droit par de bonnes et fortes études. Mais quand nous sommes arrivés à l'âge d'homme, quand nous avons bien cultivé notre raison, qu'elle a mûri, il faut nous attacher fermement à nos opinions, ne pas les abandonner par ambition, ni les taire par crainte, ni les modifier par mollesse ou condescendance.
Ce n'est pas tant encore par respect pour ses croyances qu'il faut agir ainsi, c'est par respect de soi-même. Quand nous fléchissons sur ce que nous croyons bon et juste, ce n'est pas tant nos idées que nous altérons, que notre caractère. Nous nous habituons à être lâche, et l'homme qui trahit ses idées, c'est-à-dire ses devoirs envers lui-même, finira par trahir son devoir envers sa famille, ses concitoyens, sa patrie. C'est ce que Corneille nous apprend dans sa belle tragédie de Polyeucte.
Cette tragédie se passe à l'époque où les chrétiens n'étaient encore qu'une secte très faible et très méprisée, où ils adoraient le Christ en secret, dans l'ombre des souterrains ou dans quelque retraite écartée, et où ils étaient égorgés ou mis sur la croix dès qu'ils professaient ouvertement leur croyance. Il y avait dans ce temps un seigneur d'Arménie, nommé Polyeucte, qui venait d'épouser la fille du gouverneur d'Arménie. Depuis longtemps il avait étudié la religion nouvelle, et enfin, la trouvant juste et noble, il s'était fait baptiser chrétien. Sa femme, Pauline, l'ignorait, ainsi que son beau-père Félix.
Tout à coup Polyeucte apprend qu'un grand sacrifice est offert aux faux dieux par son beau-père et les magistrats de la province, en l'honneur des victoires remportées par l'empereur. Son cœur s'irrite à cette idée. Il lui semble honteux d'adorer le Christ en silence et comme en cachette, tandis que sa famille adore publiquement les faux dieux. Toute la ville peut croire, et croit en effet, qu'il les adore aussi. En pareil cas, le silence est un mensonge.
Emporté par ce sentiment, il rencontre un chrétien de ses amis, à qui il doit le baptême, et cette conversation s'engage entre eux:
NÉARQUE.Où pensez-vous aller?POLYEUCTE.Au temple, où l'on m'appelle.NÉARQUE.Quoi! vous mêler aux vœux d'une troupe infidèle!Oubliez-vous déjà que vous êtes chrétien?POLYEUCTE.Vous par qui je le suis, vous en souvient-il bien?NÉARQUE.J'abhorre les faux dieux.POLYEUCTE.Je tiens leur culte impie.POLYEUCTE.Et je le tiens funeste.NÉARQUE.Fuyez donc leurs autels.POLYEUCTE.Je les veux renverser,Et mourir dans leur temple, ou les y terrasser.Allons, mon cher Néarque, allons aux yeux des hommesBraver l'idolâtrie, et montrer qui nous sommes:C'est l'attente du ciel, il nous la faut remplir;Je viens de le promettre, et je vais l'accomplir.Je rends grâces au Dieu que tu m'as fait connaîtreDe cette occasion qu'il a sitôt fait naître,Où déjà sa bonté, prête à me couronner,Daigne éprouver la foi qu'il vient de me donner.NÉARQUE.Ce zèle est trop ardent, souffrez qu'il se modère.POLYEUCTE.Vous trouverez la mort.POLYEUCTE.Je la cherche pour lui.NÉARQUE.Et si ce cœur s'ébranle?POLYEUCTE.Il sera mon appui.NÉARQUE.Il ne commande point que l'on s'y précipite.POLYEUCTE.Plus elle est volontaire, et plus elle mérite.NÉARQUE.Il suffit, sans chercher, d'attendre et de souffrir.POLYEUCTE.On souffre avec regret quand on n'ose s'offrir.Mais dans ce temple enfin la mort est assurée.POLYEUCTE.Mais dans le ciel déjà la palme est préparée.NÉARQUE.Par une sainte vie il faut la mériter.POLYEUCTE.Mes crimes, en vivant, me la pourraient ôter.Pourquoi mettre au hasard ce que la mort assure?Quand elle ouvre le ciel, peut-elle sembler dure?Je suis chrétien, Néarque, et le suis tout à fait;La foi que j'ai reçue aspire à son effet.Qui fuit croit lâchement, et n'a qu'une foi morte.NÉARQUE.Ménagez votre vie, à Dieu même elle importe;Vivez pour protéger les chrétiens en ces lieux.POLYEUCTE.L'exemple de ma mort les fortifiera mieux.Vous voulez donc mourir?POLYEUCTE.Vous aimez donc à vivre?NÉARQUE.Je ne puis déguiser que j'ai peine à vous suivre.Sous l'horreur des tourments je crains de succomber.POLYEUCTE.Qui marche assurément n'a point peur de tomber:Dieu fait part, au besoin, de sa force infinie.Qui craint de le nier, dans son âme le nie,Il croit le pouvoir faire, et doute de sa foi.NÉARQUE.Qui n'appréhende rien présume trop de soi.POLYEUCTE.J'attends tout de sa grâce, et rien de ma faiblesse.Mais, loin de me presser, il faut que je vous presse!D'où vient cette froideur?NÉARQUE.Dieu même a craint la mort.Il s'est offert pourtant; suivons ce saint effort;Dressons-lui des autels sur des monceaux d'idoles.Il faut (je me souviens encor de vos paroles)Négliger, pour lui plaire, et femme, et biens, et rang,Exposer pour sa gloire et verser tout son sang.Hélas! qu'avez-vous fait de cette amour parfaiteQue vous me souhaitiez, et que je vous souhaite?S'il vous en reste encor, n'êtes-vous point jalouxQu'à grand'peine chrétien j'en montre plus que vous?NÉARQUE.Vous sortez du baptême, et ce qui vous anime,C'est sa grâce qu'en vous n'affaiblit aucun crime;Comme encor tout entière, elle agit pleinement,Et tout semble possible à son feu véhément:Mais cette même grâce en moi diminuée,Et par mille péchés sans cesse exténuée,Agit aux grands effets avec tant de langueur,Que tout semble impossible à son peu de vigueur:Cette indigne mollesse et ces lâches défensesSont des punitions qu'attirent mes offenses;Mais Dieu, dont on ne doit jamais se défier,Me donne votre exemple à me fortifier.Allons, cher Polyeucte, allons aux yeux des hommesBraver l'idolâtrie, et montrer qui nous sommes;Puissé-je vous donner l'exemple de souffrir,Comme vous me donnez celui de vous offrir!A cet heureux transport que le ciel vous envoie,Je reconnais Néarque, et j'en pleure de joie.Ne perdons plus de temps; le sacrifice est prêt;Allons-y du vrai Dieu soutenir l'intérêt;Allons fouler aux pieds ce foudre ridiculeDont arme un bois pourri ce peuple trop crédule;Allons en éclairer l'aveuglement fatal;Allons briser ces dieux de pierre et de métal:Abandonnons nos jours à cette ardeur céleste;Faisons triompher Dieu: qu'il dispose du reste.NÉARQUE.Allons faire éclater sa gloire aux yeux de tous,Et répondre avec zèle à ce qu'il veut de nous.Les deux amis se rendent en effet au temple, font un grand scandale parmi les païens, troublent la cérémonie, brisent les idoles. Voici comment un païen, spectateur de cette scène, raconte ce qu'ils ont fait:
Le prêtre avait à peine obtenu du silence,Et devers[21] l'orient assuré son aspect,Qu'ils ont fait éclater leur manque de respect.A chaque occasion de la cérémonie,A l'envi l'un et l'autre étalait sa manie,Des mystères sacrés hautement se moquait,Et traitait de mépris les dieux qu'on invoquait.Tout le peuple en murmure, et Félix s'en offense;Mais tous deux s'emportant à plus d'irrévérence:«Quoi! lui dit Polyeucte en élevant sa voix,Adorez-vous des dieux ou de pierre ou de bois?»Ici dispensez-moi du récit des blasphèmesQu'ils ont vomis tous deux contre Jupiter[22] mêmes.«Oyez,[23] dit-il ensuite, oyez, peuple; oyez, tous:Le Dieu de Polyeucte et celui de NéarqueDe la terre et du ciel est l'absolu monarque.Seul être indépendant, seul maître du destin,Seul principe éternel, et souveraine fin.C'est ce Dieu des chrétiens qu'il faut qu'on remercieDes victoires qu'il donne à l'empereur Décie;Lui seul tient en sa main le succès des combats;Il le veut élever, il le peut mettre à bas;Sa bonté, son pouvoir, sa justice est immense;C'est lui seul qui punit, lui seul qui récompense:Vous adorez en vain des monstres impuissants.»Se jetant à ces mots sur le vin et l'encens,Après en avoir mis les saints vases par terre,Sans crainte de Félix, sans crainte du tonnerre,D'une fureur pareille ils courent à l'autel.Cieux! a-t-on vu jamais, a-t-on rien vu de tel?Du plus puissant des dieux nous voyons la statuePar une main impie à leurs pieds abattue,Les mystères troublés, le temple profané,La fuite et les clameurs d'un peuple mutiné,Qui craint d'être accablé sous le courroux céleste.On arrête Polyeucte, on le mène en prison; on traîne au supplice son ami.
Lui pourrait se sauver encore; car il est le gendre du gouverneur. On cacherait cet éclat à l'empereur. On ne lui demande que de se taire et de se tenir tranquille. Cette hypocrisie le révolte. Il préfère mourir. Il s'enivre à l'idée du sacrifice et des récompenses divines qui l'attendent. Saisi par l'enthousiasme religieux, il s'écrie:
Source délicieuse, en misères féconde,Que voulez-vous de moi, flatteuses voluptés?Honteux attachements de la chair et du monde,Que ne me quittez-vous, quand je vous ai quittés?Allez, honneurs, plaisirs, qui me livrez la guerre:Toute votre félicité,Sujette à l'instabilité,En moins de rien tombe par terre;Et, comme elle a l'éclat du verre,Elle en a la fragilité.Ainsi n'espérez pas qu'après vous je soupire.Vous étalez en vain vos charmes impuissants;Vous me montrez en vain par tout ce vaste empireLes ennemis de Dieu pompeux et florissants.Il étale à son tour des revers équitablesPar qui les grands sont confondus;Et les glaives qu'il tient pendusSur les plus fortunés coupablesSont d'autant plus inévitablesQue leurs coups sont moins attendus.Tigre altéré de sang, Décie impitoyable,Ce Dieu t'a trop longtemps abandonné les siens:De ton heureux destin vois la suite effroyable;Le Scythe[24] va venger la Perse et les chrétiens.Encore un peu plus outre, et ton heure est venue;Rien ne t'en saurait garantir;Et la foudre qui va partir,Toute prête à crever la nue,Ne peut plus être retenuePar l'attente du repentir.Que cependant Félix m'immole à ta colère;Qu'un rival plus puissant éblouisse ses yeux;Qu'aux dépens de ma vie il s'en fasse beau-père,Et qu'à titre d'esclave il commande en ces lieux:Je consens, ou plutôt j'aspire à ma ruine,Monde, pour moi tu n'as plus rien:Je porte en un cœur tout chrétienUne flamme toute divine;Et je ne regarde PaulineQue comme un obstacle à mon bien.Saintes douceurs du ciel, adorables idées,Vous remplissez un cœur qui vous peut recevoir:De vos sacrés attraits les âmes possédéesNe conçoivent plus rien qui les puisse émouvoir.Vous promettez beaucoup et donnez davantage:Vos biens ne sont point inconstants;Et l'heureux trépas que j'attendsNe vous sert que d'un doux passagePour nous introduire au partageQui nous rend à jamais contents.C'est vous, ô feu divin que rien ne peut éteindre,Qui m'allez faire voir Pauline sans la craindre.Je la vois: mais mon cœur, d'un saint zèle enflammé,N'en goûte plus l'appas dont il était charmé;Et mes yeux, éclairés des célestes lumières,Ne trouvent plus aux siens leurs grâces coutumières.Son beau-père, sa femme, que Polyeucte aime de toute son âme, le supplient de feindre seulement quelque temps. Sa femme lui dit:
Vous n'avez point ici d'ennemi que vous-même;Seul vous vous haïssez, lorsque chacun vous aime;Seul vous exécutez tout ce que j'ai rêvé:Ne veuillez pas vous perdre, et vous êtes sauvé.A quelque extrémité que votre crime passe,Vous êtes innocent si vous vous faites grâce.Daignez considérer le sang dont vous sortez,Vos grandes actions, vos rares qualités;Chéri de tout le peuple, estimé chez le prince,Gendre du gouverneur de toute la province;Je ne vous compte à rien le nom de mon époux,C'est un bonheur pour moi qui n'est pas grand pour vous.Mais après vos exploits, après votre naissance,Après votre pouvoir, voyez notre espérance;Et n'abandonnez pas à la main d'un bourreauCe qu'à nos justes vœux promet un sort si beau.Polyeucte lui répond:
Je considère plus; je sais mes avantages,Et l'espoir que sur eux forment les grands courages.Ils n'aspirent enfin qu'à des biens passagers,Que troublent les soucis, que suivent les dangers;La mort nous les ravit, la fortune s'en joue;Aujourd'hui dans le trône, et demain dans la boue;Et leur plus haut éclat fait tant de mécontents,Que peu de vos Césars en ont joui longtemps.J'ai de l'ambition, mais plus noble et plus belle:Cette grandeur périt, j'en veux une immortelle,Un bonheur assuré, sans mesure et sans fin,Au-dessus de l'envie, au-dessus du destin.Est-ce trop l'acheter que d'une triste vieQui tantôt, qui soudain me peut être ravie;Qui ne me fait jouir que d'un instant qui fuit,Et ne peut m'assurer de celui qui le suit?PAULINE.Voilà de vos chrétiens les ridicules songes;Voilà jusqu'à quel point vous charment leurs mensonges;Tout votre sang est peu pour un bonheur si doux!Mais, pour en disposer, ce sang est-il à vous?Vous n'avez pas la vie ainsi qu'un héritage;Le jour qui vous la donne en même temps l'engage.Vous la devez au prince, au public, à l'État.POLYEUCTE.Je la voudrais pour eux perdre dans un combat;Je sais quel en est l'heur, et quelle en est la gloire.Des aïeux de Décie on vante la mémoire;Et ce nom précieux encore à vos Romains,Au bout de six cents ans lui met l'empire aux mains.Je dois ma vie au peuple, au prince, à sa couronne;Mais je la dois bien plus au Dieu qui me la donne:Si mourir pour son prince est un illustre sort,Quand on meurt pour son Dieu, quelle sera la mort!PAULINE.Quel Dieu?Tout beau, Pauline: il entend vos paroles,Et ce n'est pas un Dieu comme vos dieux frivoles,Insensibles et sourds, impuissants, mutilés,De bois, de marbre, ou d'or, comme vous les voulez:C'est le Dieu des chrétiens, c'est le mien, c'est le vôtre:Et la terre et le ciel n'en connaissent point d'autre.PAULINE.Adorez-le dans l'âme, et n'en témoignez rien.POLYEUCTE.Que je sois tout ensemble idolâtre et chrétien!PAULINE.Ne feignez qu'un moment, laissez partir Sévère[25],Et donnez lieu d'agir aux bontés de mon père.POLYEUCTE.Les bontés de mon Dieu sont bien plus à chérir:Il m'ôte des périls que j'aurais pu courir,Et, sans me laisser lieu de tourner en arrière,Sa faveur me couronne entrant dans la carrière;Du premier coup de vent il me conduit au port,Et, sortant du baptême, il m'envoie à la mort.Si vous pouviez comprendre et le peu qu'est la vie,Et de quelles douceurs cette mort est suivie!....Mais que sert de parler de ces trésors cachésA des esprits que Dieu n'a pas encor touchés?Pauline s'est contenue jusque-là. Elle a allégué la raison, et l'intérêt de Polyeucte. Mais enfin, devant son obstination, elle s'irrite. Elle-même ne compte donc pas aux yeux de Polyeucte! Il ne la regrette donc point! Il n'a donc pour elle aucun attachement, qu'il la quitte si facilement, si froidement!
Elle s'écrie:
Cruel! (car il est temps que ma douleur éclate,Et qu'un juste reproche accable une âme ingrate)Est-ce là ce beau feu? sont-ce là tes serments?Témoignes-tu pour moi les moindres sentiments?Je ne te parlais point de l'état déplorableOù ta mort va laisser ta femme inconsolable;Je croyais que l'amour t'en parlerait assez,Et je ne voulais pas de sentiments forcés:Mais cette amour si ferme et si bien méritéeQue tu m'avais promise, et que je t'ai portée,Quand tu me veux quitter, quand tu me fais mourir,Te peut-elle arracher une larme, un soupir?Tu me quittes, ingrat, et le fais avec joie;Tu ne la caches pas, tu veux que je la voie;Et ton cœur, insensible à ces tristes appas,Se figure un bonheur où je ne serai pas!C'est donc là le dégoût qu'apporte l'hyménée?Je te suis odieuse après m'être donnée!POLYEUCTE.Hélas!PAULINE.Que cet hélas a de peine à sortir!Encor s'il commençait un heureux repentir,Que, tout forcé qu'il est, j'y trouverais de charmes!Mais courage, il s'émeut, je vois couler des larmes.Polyeucte pleure en effet; car il aime Pauline, mais il aime son Dieu plus encore: «Oui, je verse des larmes, dit-il.
J'en verse, et plût à Dieu qu'à force d'en verserCe cœur trop endurci se pût enfin percer!Le déplorable état où je vous abandonneEst bien digne des pleurs que mon amour vous donne;Et si l'on peut au ciel sentir quelques douleurs,J'y pleurerai pour vous l'excès de vos malheurs:Mais si, dans ce séjour de gloire et de lumière,Ce Dieu tout juste et bon peut souffrir ma prière,S'il y daigne écouter un conjugal amour,Sur votre aveuglement il répandra le jour.Seigneur, de vos bontés il faut que je l'obtienne;Elle a trop de vertus pour n'être pas chrétienne:Avec trop de mérite il vous plut la former,Pour ne vous pas connaître et ne vous pas aimer,Pour vivre des enfers esclave infortunée,Et sous leur triste joug mourir comme elle est née.PAULINE.Que dis-tu, malheureux? qu'oses-tu souhaiter?POLYEUCTE.Ce que de tout mon sang je voudrais acheter.PAULINE.Que plutôt....POLYEUCTE.C'est en vain qu'on se met en défense:Ce Dieu touche les cœurs lorsque moins on y pense.Ce bienheureux moment n'est pas encor venu;Il viendra, mais le temps ne m'en est pas connu.PAULINE.Quittez cette chimère, et m'aimez.POLYEUCTE.Je vous aime,Beaucoup moins que mon Dieu, mais bien plus que moi-même.Au nom de cet amour, ne m'abandonnez pas.POLYEUCTE.Au nom de cet amour, daignez suivre mes pas.PAULINE.C'est peu de me quitter, tu veux donc me séduire?POLYEUCTE.C'est peu d'aller au ciel, je vous y veux conduire.PAULINE.Imaginations!POLYEUCTE.Célestes vérités!PAULINE.Étrange aveuglement!POLYEUCTE.Éternelles clartés!PAULINE.Tu préfères la mort à l'amour de Pauline!Vous préférez le monde à la bonté divine!PAULINE.Va, cruel, va mourir; tu ne m'aimas jamais.POLYEUCTE.Vivez heureuse au monde, et me laissez en paix!Polyeucte reste inflexible. Il est ému pourtant, il pleure; mais mentir, trahir ses amis, renier son compagnon qui est mort pour lui, surtout se trahir soi-même, il ne peut. Il mourra. Il le déclare à Félix et à Pauline.
Que tout cet artifice est de mauvaise grâce!Après avoir deux fois essayé la menace,Après m'avoir fait voir Néarque dans la mort,Après avoir tenté l'amour et son effort,Après m'avoir montré cette soif du baptême,Pour opposer à Dieu l'intérêt de Dieu même,Vous vous joignez ensemble! Ah! ruses de l'enfer!Faut-il tant de fois vaincre avant que triompher!Vos résolutions usent trop de remise;Prenez la vôtre enfin, puisque la mienne est prise.Je n'adore qu'un Dieu, maître de l'univers,Sous qui tremblent le ciel, la terre et les enfers;Un Dieu qui, nous aimant d'une amour infinie,Voulut mourir pour nous avec ignominie,Et qui, par un effort de cet excès d'amour,Veut pour nous en victime être offert chaque jour.Mais j'ai tort d'en parler à qui ne peut m'entendre.Voyez l'aveugle erreur que vous osez défendre:Des crimes les plus noirs vous souillez tous vos dieux;Vous n'en punissez point qui n'ait son maître aux cieux.. . . . . . . . . . . . . . . . . .J'ai profané leur temple et brisé leurs autels;Je le ferais encor, si j'avais à le faire,Même aux yeux de Félix, même aux yeux de Sévère,Même aux yeux du sénat, aux yeux de l'empereur.![]()
Polyeucte demande qu'on le mène à la mort.
(Polyeucte.)
P. 66-67.C'en est trop: on le mène au supplice, et, tout à coup, émue par tant de courage et de constance, sa femme elle-même se fait chrétienne. Brusquement, elle demande à son père le supplice:
Père barbare, achève, achève ton ouvrage;Cette seconde hostie est digne de ta rage:Joins ta fille à ton gendre; ose: que tardes-tu?Tu vois le même crime, ou la même vertu:Ta barbarie en elle a les mêmes matières.Mon époux en mourant m'a laissé ses lumières;Son sang, dont tes bourreaux viennent de me couvrir,M'a dessillé les yeux, et me les vient d'ouvrir.Je vois, je sais, je crois, je suis désabusée:De ce bienheureux sang tu me vois baptisée:Je suis chrétienne enfin, n'est-ce point assez dit?Conserve en me perdant ton rang et ton crédit;Redoute l'empereur, appréhende Sévère:Si tu ne veux périr, ma perte est nécessaire;Polyeucte m'appelle à cet heureux trépas;Je vois Néarque et lui qui me tendent les bras.Mène, mène-moi voir tes dieux que je déteste;Ils n'en ont brisé qu'un, je briserai le reste.On m'y verra braver tout ce que vous craignez,Ces foudres impuissants qu'en leurs mains vous peignez,Et, saintement rebelle aux lois de la naissance,Une fois envers toi manquer d'obéissance.Ce n'est point ma douleur que par là je fais voir;C'est la grâce qui parle, et non le désespoir.Le faut-il dire encor, Félix? je suis chrétienne;Affermis par ma mort ta fortune et la mienne;Le coup à l'un et l'autre en sera précieux,Puisqu'il t'assure en[26] terre en m'élevant aux cieux.Devant tant de grandeur, le père lui-même se sent touché, et embrasse la religion qui inspire de tels dévouements et un tel esprit de sacrifice:
Je cède à des transports que je ne connais pas;Et, par un mouvement que je ne puis entendre,De ma fureur je passe au zèle de mon gendre.C'est lui, n'en doutez point, dont le sang innocentPour son persécuteur prie un Dieu tout-puissant;Son amour épandu sur toute la familleTire après lui le père aussi bien que la fille.J'en ai fait un martyr, sa mort me fait chrétien:J'ai fait tout son bonheur, il veut faire le mien.C'est ainsi qu'un chrétien se venge et se courrouce:Heureuse cruauté dont la suite est si douce!Donne la main, Pauline. Apportez des liens:Immolez à vos dieux ces deux nouveaux chrétiens.Je le suis, elle l'est, suivez votre colère.Corneille a voulu nous montrer par là combien sont puissants sur des cœurs, bons du reste et pitoyables, l'exemple du courage et la vertu du sacrifice.
Il nous a montré surtout, dans tout le cours de la pièce, ce que c'est qu'être attaché à sa foi, ce que c'est qu'avoir l'horreur des hypocrisies, des lâchetés, des défaillances de conscience. Nous n'aurons pas sans doute l'occasion de proclamer nos convictions au risque de notre vie, ni avec de grands éclats, comme Polyeucte. Mais nous aurons mille occasions de pratiquer le respect de nous-mêmes; nous aurons à triompher de cette fausse honte, ridicule et basse, qui nous porte à dissimuler une bonne pensée quand nous la voyons dédaignée ou raillée autour de nous. C'est alors qu'il faut nous rappeler Polyeucte, et, en bravant les petits martyres de la vie commune, qui sont les moqueries des méchants et les mépris des sots, montrer un peu de son courage et de son élévation de caractère.
CHAPITRE VIII.
NICOMÈDE.Il faudrait que tous les Français lussent Nicomède et en apprissent par cœur les plus beaux passages. C'est celle des tragédies de Corneille qui est la plus capable d'élever notre âme, et de nous enseigner une chose difficile à bien savoir, l'attitude qui convient à des vaincus.
Partout ailleurs Corneille nous montre l'amour de la patrie. Mais aimer son pays puissant et glorieux n'est pas une chose difficile; un peu de fierté y suffit; c'est aimer son pays abaissé et vaincu qui est la vraie marque d'un bon cœur et d'un pur patriotisme.
C'est ce sentiment-là, si rare et si précieux, que la tragédie de Nicomède fait éclater à nos regards.
Figurez-vous que les Romains, ce peuple si puissant dont vous venez de voir que Corneille aime à nous rapporter les grandes actions, étaient maîtres de presque tout le bassin de la mer Méditerranée et d'une partie de l'Asie-Mineure. Or, en Asie-Mineure précisément, il y avait encore quelques rois indépendants, mais si effrayés de la puissance romaine qu'ils en étaient «comme stupides», pour me servir de l'expression énergique d'un écrivain du XVIIIe siècle, Montesquieu. C'étaient «des rois en peinture», comme dit Corneille lui-même.
L'un d'eux, Prusias, roi de Bithynie, se trouvait dans l'état que voici: sa femme, Arsinoé, était dévouée aux Romains et leur instrument en Bithynie; son fils, Attale, avait été élevé à Rome, comme otage, pour devenir plus tard une espèce de lieutenant des Romains en Bithynie sous le nom de roi; Prusias lui-même avait été forcé de livrer aux Romains leur vieil ennemi Annibal, qui s'était réfugié auprès de lui.
Voilà sans doute de mauvais modèles à nous proposer. Mais heureusement Prusias, d'un précédent mariage, a un autre fils, le vaillant Nicomède, qui est tout le contraire de son père et de sa belle-mère Arsinoé. Il y a aussi à la cour de Prusias sa pupille, Laodice, reine d'Arménie, qui a le caractère aussi haut et aussi généreux que Nicomède.
Ces deux jeunes gens sont les ennemis des Romains et savent parler d'une façon hautaine à leur ambassadeur Flaminius. Arsinoé, de concert avec Flaminius, cherche à faire tomber Nicomède dans un piège. Elle forme un complot contre lui, l'accuse de trahison auprès de Prusias, qui l'écoute trop; et Nicomède, malgré toutes les victoires qu'il a remportées, accusé par Arsinoé, chargé par Flaminius, vu avec défiance par son père, est comme traqué de toutes parts.
C'est plaisir de voir comme il tient tête de tous les côtés. A Arsinoé, sa belle-mère, il répond avec une fierté magnifique. Lui, traître et fourbe! Allons donc!
Vous ne savez que trop qu'un homme de ma sorte,Quand il se rend coupable, un peu plus haut se porte;Qu'il lui faut un grand crime à tenter son devoir...Soulever votre peuple, et jeter votre arméeDedans les intérêts d'une reine opprimée...C'est ce que pourrait faire un homme tel que moiS'il pouvait se résoudre à vous manquer de foi.La fourbe[27] n'est le jeu que des petites âmes,Et c'est là proprement le partage des femmes.Quand, feignant pour Nicomède une amitié calculée, Arsinoé demande sa grâce à Prusias: «Grâce?» dit Nicomède...
De quoi, madame? est-ce d'avoir conquisTrois sceptres, que ma perte expose à votre fils?D'avoir porté si loin vos armes dans l'Asie,Que même votre Rome en a pris jalousie?D'avoir trop soutenu la majesté des rois?Trop rempli votre cour du bruit de mes exploits?Trop du grand Annibal[28] pratiqué les maximes?S'il faut grâce pour moi, choisissez de mes crimes.Les voilà tous, madame, et si vous y joignezD'avoir cru des méchants par quelque autre gagnés,D'avoir une âme ouverte, une franchise entière,Qui, dans leur artifice, a manqué de lumière,C'est gloire et non pas crime à qui ne voit le jourQu'au milieu d'une armée, et loin de votre cour,Qui n'a que la vertu de son intelligence,Et vivant sans remords, marche sans défiance.A Flaminius, l'ambassadeur romain, Nicomède montre un visage intrépide, au moment même où son père l'abandonne et le livre à ces Romains si puissants et si terribles: «De quoi se mêle Rome?» s'écrie-t-il, «où prend-elle le droit d'imposer ses volontés au roi de Bithynie?»—«Ce sont là les leçons d'Annibal», réplique Flaminius; Nicomède répond froidement:
Annibal m'a surtout laissé ferme en ce pointD'estimer beaucoup Rome, et ne la craindre point.On me croit son disciple, et je le tiens à gloire,Et quand Flaminius attaque sa mémoire,Il doit savoir qu'un jour il me fera raisonD'avoir réduit mon maître au secours du poison[29],Et n'oublier jamais qu'autrefois ce grand hommeCommença par son père[30] à triompher de Rome.FLAMINIUS.Ah! c'est trop m'outrager!NICOMÈDE.N'outragez plus les morts.PRUSIAS.Et vous, ne cherchez point à former de discords[31];Parlez, et nettement, sur ce qu'il me propose.NICOMÈDE.Eh bien! s'il est besoin de répondre autre chose,Attale doit régner, Rome l'a résolu,Et puisqu'elle a partout un pouvoir absolu,C'est aux rois d'obéir alors qu'elle commande.Attale a le cœur grand, l'esprit grand, l'âme grande,Et toutes les grandeurs dont se fait un grand roi;Mais c'est trop que d'en croire un Romain sur sa foi.Par quelque grand effet voyons s'il en est digne,S'il a cette vertu, cette valeur insigne:Donnez-lui votre armée, et voyons ces grands coups;Qu'il en fasse pour lui ce que j'ai fait pour vous;Qu'il règne avec éclat sur sa propre conquête,Et que de sa victoire il couronne sa tête.Je lui prête mon bras, et veux dès maintenant,S'il daigne s'en servir, être son lieutenant.L'exemple des Romains m'autorise à le faire:Le fameux Scipion[32] le fut bien de son frère,Et lorsqu'Antiochus fut par eux détrôné,Sous les lois du plus jeune on vit marcher l'aîné.Les bords de l'Hellespont, ceux de la mer Egée,Les restes de l'Asie à nos côtés rangée,Offrent une matière à son ambition...![]()
Nicomède, en présence de Prusias, son père,
brave Flaminius, ambassadeur de Rome.
(Nicomède.)
P. 76-77.Flaminius le prend de haut à son tour. Rome est puissante, et pourrait bien ne pas permettre au jeune prince de lâcher ainsi la bride à ses projets aventureux—Nicomède ne répond qu'avec plus de fermeté: