Corneille expliqué aux enfants
THOMAS CORNEILLE, FRÈRE DU GRAND CORNEILLE.
P. 160-161.
La vieillesse de Corneille ne fut pas heureuse. Sans être jamais tombé dans la misère, il était pauvre; car, dans ce temps-là, les pièces de théâtre étaient peu payées, et les plus grands triomphes des auteurs dramatiques rapportaient plus d'honneur que d'argent. Il vécut trop longtemps aussi pour son bonheur. A trente ans, il avait fait dire à son Don Diègue:
Il put se rappeler souvent ces beaux vers, et les appliquer amèrement à sa propre fortune. Vieilli, et fatigué par la production incessante d'une foule de chefs-d'œuvre, il n'avait plus, dans ses derniers ouvrages, la même verve et la même puissance qu'autrefois.
Les idées étaient aussi grandes, mais il y avait souvent dans la conduite et la suite de la pièce de l'obscurité et de l'embarras; et malgré de beaux vers encore, qui semblaient éclater de temps à autre comme des traits de feu, l'ensemble déplaisait, ou laissait froids les spectateurs.
Entre deux tragédies, l'une médiocre, l'autre mêlée d'obscurités pénibles et d'éclairs de génie, Corneille se reposait, se consolait peut-être, à des œuvres où les deux passions de sa vie, la piété et l'amour des vers, trouvaient une égale satisfaction. Il mettait en vers l'Imitation de Jésus-Christ.
Il y a dans ce livre, traduit par Corneille, des vers admirables encore, comme il faudrait en apprendre beaucoup, pour les réciter dans les moments de découragement ou de peine. Voyez ceux-ci, comme ils sont tendres et forts, et semblent prendre le cœur pour l'enlever bien haut, loin des ennuis et des bassesses:
Corneille faisait des vers de circonstance, pour ses amis, pour les gens qu'il estimait ou honorait. En voici qu'il fit pour le tombeau d'une personne charitable et sainte, assez obscure. Mais tout ce qu'il touche en devient grand.
Mais le goût du public n'était plus autant à Corneille. Les hommes de son temps, dont je vous ai indiqué le caractère hardi, noble, et porté aux grandes aventures, n'existaient plus. Leurs fils n'étaient point des efféminés, tant s'en faut; mais cependant ils préféraient, au théâtre, des pièces plus tendres, plus de douceur et d'amabilité que de grandeur et d'héroïsme. Ajoutez que, juste au moment où Corneille faiblissait, un autre grand poète, Jean Racine, était dans toute la vigueur de son génie et tout l'éclat de son succès.
Tout cela fit à Corneille une fin de carrière pénible. Il avait bon besoin pour vivre de sa pension du roi, qu'il avait bien gagnée, et qui lui était servie depuis de longues années. Dans les derniers temps de sa vie, cette ressource vint à lui manquer. Les malheurs de la France à cette époque forçaient le trésor à faire des économies, et l'on avait supprimé la pension, ou l'on en avait retardé le paiement. Un bon poète du temps, Boileau, qui était très honnête homme, mais qui n'aimait point passionnément Corneille, étant ami particulier de Racine, apprit que Corneille ne recevait plus sa pension. Il en fut indigné et navré, et, quoique n'étant pas des amis de Corneille, il court à Versailles, où étaient le roi et les ministres, parle aux ministres, se jette aux pieds du roi: «On n'a pas d'argent! s'écrie-t-il. Si, on en a! On a ma pension, à moi; qu'on la donne à Corneille, au grand Corneille; moi, je m'en passerai». On rendit enfin sa pension au pauvre vieux poète.
C'est là un trait touchant et charmant. Il prouve combien est grande la bonne influence des génies comme celui de Corneille sur les cœurs. Corneille ne se borne pas à peindre dans ses ouvrages des actes de générosité; il ne réussit pas seulement à les faire admirer; il en inspire. C'est l'honneur des hommes de génie qui sont des hommes de grand cœur; c'est aussi leur récompense.
CORNEILLE MEURT. HONNEURS QU'ON LUI REND.
Corneille ne jouit pas longtemps de ce retour de faveur, ou plutôt de cet acte de réparation. Il mourut le 1er octobre 1684, à l'âge de 78 ans. L'Académie française, dont il faisait partie depuis 1647, se conduisit en cette circonstance avec beaucoup de délicatesse. Elle nomma, pour lui succéder, Thomas Corneille, son frère, celui que Boileau appelait un cadet de Normandie, et elle chargea Racine de prononcer l'éloge de son ancien rival. Racine le fit en des termes d'une rare élévation, et l'éloge de Corneille par Racine est une des plus belles pages qui soient dans la prose française. Vous le lirez tout entier plus tard. En voici du moins quelques lignes:
«.... Où trouvera-t-on un poète qui ait possédé à la fois tant de grands talents, tant d'excellentes parties, l'art, la force, le jugement, l'esprit? Quelle noblesse, quelle économie dans les sujets! Quelle gravité dans les sentiments! Quelle dignité et en même temps quelle prodigieuse variété dans les caractères! Parmi tout cela une magnificence d'expressions proportionnée aux maîtres du monde qu'il fait souvent parler; capable néanmoins de l'abaisser quand il veut, et de descendre jusqu'aux plus simples naïvetés du comique, où il est encore inimitable... Personnage véritablement né pour la gloire de son pays... Aussi, lorsque, dans les âges suivants, on parlera avec étonnement des victoires prodigieuses et de toutes les grandes choses qui rendront notre siècle l'admiration des siècles à venir, Corneille, n'en doutons point, Corneille tiendra sa place parmi toutes ces merveilles.... Il aimait, il cultivait les exercices de l'Académie: il y apportait surtout cet esprit de douceur, d'égalité, de déférence même, si nécessaire pour entretenir l'union dans les compagnies. L'a-t-on jamais vu se préférer à aucun de ses confrères? L'a-t-on jamais vu vouloir tirer aucun avantage des applaudissements qu'il recevait dans le public? Au contraire, après avoir paru en maître, et, pour ainsi dire, régné sur la scène, il venait, disciple docile, chercher à s'instruire dans nos assemblées, et laissait ses lauriers à la porte de l'Académie......»
CONCLUSION.
CORNEILLE DEVANT LA POSTÉRITÉ.
La postérité, comme le disait Racine, a ratifié le jugement de ses contemporains sur Corneille. Elle a même été plus loin qu'eux. Nous avons pour notre vieux poète une de ces admirations qui tiennent du respect et notre culte envers lui ne s'est jamais refroidi. Les hommes de son temps l'ont appelé le Grand Corneille. Nous lui avons conservé ce titre, et nous y avons ajouté quelque chose qui est peut-être plus flatteur encore.
Quand nous nous trouvons en présence d'un grand homme de bien, au cœur vaillant et ferme, dédaigneux des périls, et ne se souciant que de sa conscience, nous disons de lui que c'est un héros de Corneille. Quand nous lisons ou entendons une grande parole, pleine de fierté, vigoureuse et franche, nous disons que c'est un mot cornélien, une phrase cornélienne, un vers cornélien.
Voilà le plus grand honneur peut-être qu'un homme puisse acquérir: laisser son nom dans la langue de son pays avec une signification telle que ce qu'il y a de plus élevé et de meilleur dans l'âme humaine ne se puisse exprimer que par ce mot. C'est un honneur pour l'homme, c'est un honneur aussi pour le pays. Il ne faut pas désespérer d'un peuple qui a produit des Corneilles, et qui n'a jamais cessé de les admirer. Il a conservé quelque chose de leur mâle génie, de leur cœur héroïque et simple. Corneille est Français; la France aussi est cornélienne.
FIN.
Notes:
[1] Sans tirer ma raison, c'est-à-dire sans demander raison de l'outrage reçu.
[2] Allégeance, soulagement.
[3] Alfange.—Mot espagnol et portugais signifiant cimeterre ou sabre très recourbé. Au temps de Corneille, la langue espagnole était très en usage en France, et ce mot, sans doute, assez usité, ou, tout au moins, compris de tout le monde. Aucun autre auteur que Corneille ne l'a employé.
[4] Il eût laissé honorés mes cheveux gris.
[5] Ce récit s'adresse au vieil Horace.
[6] Celui qui accuse le jeune Horace, parce qu'il aimait Camille qu'Horace a tué.
[7] Tel qu'un Horace doit vivre.
[8] N'ayant plus où se prendre.—Ne sachant plus à quoi s'attacher.
[9] Sylla.—Célèbre général romain qui s'était fait maître dans Rome avec beaucoup de cruautés et de sang répandu. Vous le retrouverez dans la tragédie de Corneille intitulée: Sertorius. (Voir plus loin, p. 125)
[10] César.—Le fondateur de l'Empire à Rome. Auguste l'appelle: mon père, parce que César l'avait adopté.
[11] Agrippe. Agrippa, lieutenant d'Auguste et son principal ministre dans les commencements de son gouvernement.—Mécène. Ami et ministre aussi d'Auguste.
[12] Confie.
[13] Avant d'être empereur, Auguste s'appelait Octave.
[14] Antoine. Le rival principal d'Octave avant que celui-ci fût resté seul maître.
[15] Sextus Pompée, autre rival d'Octave.
[16] Pérouse. Ville de l'Italie Centrale, qu'Octave avait fait dévaster pendant les guerres civiles.
[17] L'hydre était un serpent fabuleux, à sept têtes; à chaque tête coupée, une autre tête renaissait.—Le mot hydre est pris ici au sens figuré.
[18] Brute. Brutus, un des meurtriers de César, le père adoptif d'Auguste.
[19] Maxime, ami de Cinna, et conjuré comme lui. C'est à lui et à Cinna qu'Auguste avait confié son dessein de quitter le pouvoir, ainsi que nous l'avons dit plus haut.
[20] Fille du tuteur d'Auguste et dont Cinna est amoureux.
[21] Dans le paganisme, la statue du dieu était toujours tournée vers l'occident, d'où il suit que le prêtre, pour l'adorer, assurait son aspect (son regard) vers l'orient.
[22] Jupiter était le roi des dieux dans la religion des païens.
[23] Oyez est l'impératif du verbe ouïr, qui signifie entendre, écouter.
[24] Peuple d'Orient qui habitait le pays formant maintenant la Russie méridionale, et qui était à cette époque en guerre avec les Romains.
[25] Favori de l'empereur Décie qui se trouve en Arménie en ce moment. C'est surtout lui que Félix redoute; c'est parce qu'il le craint qu'il se décide à frapper son gendre Polyeucte.
[26] Sur la terre.
[27] La fourberie.
[28] Annibal.—Célèbre général Carthaginois qui conquit l'Italie, fut sur le point de prendre Rome, et tint les Romains dans les plus grands dangers pendant vingt ans.
[29] Annibal, traqué par les Romains, s'était empoisonné pour n'être pas livré à eux.
[30] Par le père de Flaminius.
[31] Discordes.
[32] Scipion l'Africain, général Romain, qui fut le vainqueur d'Annibal, s'était résigné à n'être que le lieutenant de son frère, général obscur, dans une guerre en Asie.
[33] C'est près du lac de Trasimène, dans l'Italie septentrionale, qu'Annibal avait vaincu le père de Flaminius.
[34] Attale s'adresse à Laodice, reine d'Arménie.
[35] Me redoute.
[36] La Rochefoucauld. Il a écrit au XVIIe siècle des Maximes ou sentences morales, un peu tristes et amères, mais souvent d'une grande vérité et d'un style net et concis.
[37] Chez les rois.
[38] Mithridate, roi de Pont (Asie-Mineure), tint longtemps en péril la fortune romaine; il avait fait massacrer cent mille Romains en Asie-Mineure.
[39] Sœur de Ptolomée.
[40] Crasse.—Crassus (Licinius) avait été triumvir (un des trois chefs de Rome) avec César et Pompée. Il mourut dans une grande bataille contre les Parthes (Asie), où périrent trente mille Romains. Cornélie avait épousé Pompée un an après la mort de Crassus.
[41] C'est-à-dire la victoire de Pharsale. Pharsale était en Thessalie.
[42] Lieutenant de César.
[43] C'est-à-dire par sa veuve, que Corneille appelle sa moitié.
[44] Le mot foudre est employé au masculin et au féminin en poésie. Il signifie ici: la catastrophe, la destruction.
[45] C'est à Pharsale (Thessalie) que César avait vaincu Pompée.
[46] Ministre et conseiller de Ptolomée.—Achillas, dont nous verrons le nom plus loin, était lieutenant général des armées de Ptolomée.
[47] Accroît, augmente.
[48] Autant qu'il peut...
[49] En grande quantité.
[50] On appelait lustre un espace de cinq ans; deux lustres de guerre, ce sont dix ans de guerre.
[51] Si ce n'était que...
[52] Ma joie serait extrême, si je trouvais.....
[53] Aristie, de son vrai nom Antistie, était la première femme de Pompée.
[54] Se fait recevoir, se fait accueillir.
[55] S'estime.
[56] Objet est pris ici dans le sens de personne qu'on aime.
[57] Fusée volante qui tournoie.
[58] Noms de jurisconsultes; les ouvrages cités aux vers précédents sont des ouvrages de droit.
[59] Homme à paragraphe.—Homme qui cite l'article et le paragraphe où se trouve un texte de loi sur lequel il s'appuie.
[60] Généraux de l'empereur d'Allemagne Ferdinand III, pendant la guerre de Trente ans, qui n'était pas encore terminée quand Corneille écrivit ces vers.
[61] Cliton est le valet de Dorante.
[62] Clarice est la femme que Géronte veut faire épouser à son fils.
TABLE DES MATIÈRES
| Pages. | |
| Avant-propos | v | 
| Chap. I.—La France au temps de Corneille | 1 | 
| Chap. II.—Jeunesse de Corneille | 5 | 
| Chap. III.—Corneille grand homme | 10 | 
| Chap. IV.—Le Cid | 12 | 
| Chap. V.—Horace | 24 | 
| Chap. VI.—Cinna | 33 | 
| Chap. VII.—Polyeucte | 46 | 
| Chap. VIII.—Nicomède | 71 | 
| Chap. IX.—Pompée | 85 | 
| Chap. X.—Don Sanche d'Aragon | 106 | 
| Chap. XI.—Sertorius | 125 | 
| Chap. XII.—Le Menteur | 149 | 
| Chap. XIII.—Corneille chez lui.—Vieillesse et mort du poète | 160 | 
| Conclusion.—Corneille devant la postérité | 168 | 
POITIERS.—TYPOGRAPHIE OUDIN.