J'ignore, sur ce point, les volontés du roi:
Mais peut-être qu'un jour je dépendrai de moi,
Et nous verrons alors l'effet de ces menaces.
Vous pouvez cependant faire munir ces places,
Préparer un obstacle à mes nouveaux desseins,
Disposer de bonne heure un secours de Romains,
Et si Flaminius en est le capitaine,
Nous pourrons lui trouver un lac de Trasimène
[33].
Prince, vous abusez trop tôt de ma bonté:
Le rang d'ambassadeur doit être respecté,
Et l'honneur souverain qu'ici je vous défère...
Ou laissez-moi parler, Sire, ou faites-moi taire.
Je ne sais point répondre autrement pour un roi
A qui dessus son trône on veut faire la loi.
Vous m'offensez moi-même, en parlant de la sorte,
Et vous devez dompter l'ardeur qui vous emporte.
Quoi! je verrai, seigneur, qu'on borne vos Etats,
Qu'au milieu de ma course on m'arrête le bras,
Que de vous menacer on a même l'audace,
Et je ne rendrai point menace pour menace!
Et je remercîrai qui me dit hautement
Qu'il ne m'est plus permis de vaincre impunément!
Attale, qui vient d'arriver de Rome, ne connaît pas son frère Nicomède;
il le rencontre avec Laodice, et l'entendant parler sans ménagement des
Romains, lui dit: «Prenez garde! Rome peut tirer vengeance de vos propos
sur elle.»
Oui, Rome; en êtes-vous en doute?
Seigneur, je crains pour vous qu'un Romain vous écoute;
Et si Rome savait de quels feux vous brûlez,
Bien loin de vous prêter l'appui dont vous parlez,
Elle s'indignerait de voir sa créature
A l'éclat de son nom faire une telle injure,
Et vous dégraderait peut-être dès demain
Du titre glorieux de citoyen romain.
Vous l'a-t-elle donné pour mériter sa haine,
En le déshonorant par l'amour d'une reine?
Et ne savez-vous plus qu'il n'est princes ni rois
Qu'elle daigne égaler à ses moindres bourgeois?
Pour avoir tant vécu chez ces cœurs magnanimes,
Vous en avez bientôt oublié les maximes.
Reprenez un orgueil digne d'elle et de vous;
Remplissez mieux un nom sous qui nous tremblons tous.
Et sans plus l'abaisser à cette ignominie
D'idolâtrer en vain la reine d'Arménie,
Songez qu'il faut du moins, pour toucher votre cœur,
La fille d'un tribun ou celle d'un préteur;
Que Rome vous permet cette haute alliance,
Dont vous aurait exclu le défaut de naissance,
Si l'honneur souverain de son adoption
Ne vous autorisait à tant d'ambition.
Forcez, rompez, brisez de si honteuses chaînes;
Aux rois qu'elle méprise abandonnez les reines,
Et concevez enfin des vœux plus élevés,
Pour mériter les biens qui vous sont réservés.
Si cet homme est à vous, imposez-lui silence,
Madame
[34], et retenez une telle insolence.
Pour voir jusqu'à quel point elle pourrait aller,
J'ai forcé ma colère à le laisser parler;
Mais je crains qu'elle échappe, et que, s'il continue,
Je ne m'obstine plus à tant de retenue.
Seigneur, si j'ai raison, qu'importe à qui je sois?
Perd-elle de son prix pour emprunter ma voix?
Vous-même, amour à part, je vous en fais arbitre.
Ce grand nom de Romain est un précieux titre,
Et la reine et le roi l'ont assez acheté
Pour ne se plaire pas à le voir rejeté,
Puisqu'ils se sont privés, pour ce nom d'importance,
Des charmantes douceurs d'élever votre enfance.
Dès l'âge de quatre ans ils vous ont éloigné;
Jugez si c'est pour voir ce titre dédaigné,
Pour vous voir renoncer, par l'hymen d'une reine,
A la part qu'ils avaient à la grandeur romaine.
Prusias enfin, excellent homme, mais très faible, cherche à ramener son
fils à des sentiments de douceur et de résignation. Sans perdre un
instant le respect qu'il lui doit, Nicomède lui fait sentir la grandeur
du rôle qu'il oublie, et les hauts devoirs que le titre de roi lui
impose.
Nicomède, en deux mots, ce désordre me fâche.
Quoi qu'on t'ose imputer, je ne te crois point lâche.
Mais donnons quelque chose à Rome qui se plaint
Et tâchons d'assurer la reine qui te craint.
J'ai tendresse pour toi, j'ai passion pour elle,
Et je ne veux pas voir cette haine éternelle,
Ni que des sentiments que j'aime à voir durer
Ne règnent dans mon cœur que pour le déchirer.
J'y veux mettre d'accord l'amour et la nature:
Être père et mari dans cette conjoncture...
Seigneur, voulez-vous bien vous en fier à moi?
Ne soyez l'un ni l'autre.
ROI!
Reprenez hautement ce noble caractère.
Un véritable roi n'est ni mari ni père;
Il regarde son trône, et rien de plus. Régnez;
Rome vous craindra plus que vous ne la craignez.
Malgré cette puissance et si vaste et si grande,
Vous pouvez déjà voir comme elle m'appréhende
[35],
Combien en me perdant elle espère gagner,
Parce qu'elle prévoit que je saurai régner.
Cependant Arsinoé vient à bout de ses mauvais desseins. Nicomède est
arrêté, enchaîné. Flaminius va le jeter sur un vaisseau qui est tout
prêt, et l'emmener à Rome.
Mais le peuple, qui adore Nicomède, qui ne veut pas d'Attale pour «roi
en peinture» et des Romains pour maîtres, le peuple se révolte, cerne le
palais. Prusias, Arsinoé sont pâles de terreur. Laodice, qui est, elle
aussi, aimée du peuple à cause de sa haine pour Rome, les prend
généreusement sous sa protection. Mais Nicomède, qu'est-il devenu? Il a
été sauvé. Au moment où on l'entraînait vers le vaisseau de Flaminius,
un inconnu, suivi de quelques amis, s'est élancé, a poignardé le chef
des gardes qui l'emmenaient, a mis en fuite les autres, a calmé la
sédition en montrant au peuple Nicomède sauvé. Quel est cet inconnu?
C'est Attale, le faible et insignifiant Attale, à qui nous n'avons guère
pris garde jusqu'à présent, qui a même été traité de très haut par
Nicomède, mais qui, à écouter les mâles paroles de son grand frère, a
senti peu à peu le noble désir de rivaliser de vaillance avec lui et
même de le vaincre en générosité. Il se découvre comme sauveur de
Nicomède, et celui-ci le remercie avec la chaleur généreuse qui lui est
habituelle:
Ah! laissez-moi toujours à cette digne marque
Reconnaître en mon sang un vrai sang de monarque.
Ce n'est plus des Romains l'esclave ambitieux,
C'est le libérateur d'un sang si précieux.
Mon frère, avec mes fers vous en briserez bien d'autres,
Ceux du roi, de la reine, et les siens et les vôtres.
Mais pourquoi vous cacher en sauvant tout l'Etat?
Pour voir votre vertu dans son plus haut éclat;
Pour la voir seule agir contre notre injustice,
Sans la préoccuper par ce faible service,
Et me venger enfin ou sur vous ou sur moi,
Si j'eusse mal jugé de tout ce que je voi.
Et remarquez ce que peut la fermeté de cœur, et l'autorité que donne
à un vaincu, presque à un captif, la dignité, la noblesse d'une
courageuse attitude. Ce Nicomède est à la fin de la pièce comme le chef
et le maître. Attale s'est fait son élève et son partisan. Arsinoé
s'humilie devant lui; Prusias proclame «qu'avoir un fils si grand est sa
plus grande gloire»; Flaminius lui-même lui parle avec respect. C'est
qu'il n'y a rien qui impose comme le courage, comme l'âme énergique et
obstinée qui espère contre toute espérance, et pour tout dire d'un mot,
comme la volonté. C'est un homme du temps de Corneille, et qui
l'admirait fort, qui a dit: «Rien n'est impossible: il y a des voies qui
conduisent à toutes choses; et si nous avions assez de volonté, nous
aurions toujours assez de moyens»[36].
CHAPITRE IX.
POMPÉE.
La noblesse de cœur chez les hommes est chose admirable; elle est
plus touchante encore et plus vénérable chez les femmes. Vous l'avez
déjà vu par cette fière et courageuse Chimène. Cela éclate encore mieux
par la simple histoire de Cornélie, qui est contenue dans la tragédie de
Pompée. Cette tragédie devrait avoir pour titre «La Veuve de
Pompée». Remarquez un instant comment Corneille a compris, d'ordinaire,
la grandeur de la femme. Les hommes sont grands par leur dévouement à
une grande idée ou à un grand sentiment. Tels Rodrigue, Horace, Auguste,
Polyeucte, Nicomède. Les femmes sont grandes par le dévouement à la
famille, par leur culte religieux de la maison où elles sont nées, ou de
celle où elles sont entrées. La grandeur de Chimène est dans le
dévouement à la mémoire de son père. La grandeur de Cornélie, veuve de
Pompée, est dans son culte pour le souvenir de son époux.
Corneille, au moins dans ces deux pièces, et dans le rôle de Pauline
aussi, a bien compris que les pensées de la fille ou de la femme
doivent toujours se ramener au foyer, dont la femme est la gardienne,
l'ornement et l'honneur, que hors de là, et s'attachant à un autre
objet, la grandeur chez elles aurait quelque chose de forcé et peut-être
de faux. Ce rôle de Cornélie est donc une chose très belle et très
imposante. Et voyez comme les convenances y sont bien observées. Il ne
convient pas qu'une femme ait un rôle bruyant et éclatant; il ne
convient pas, pour dire la chose comme elle est, qu'elle parle beaucoup.
A ce compte, il ne faudrait pas de rôle de femmes dans les comédies.
Faites attention pourtant. Une jeune fille dans sa famille, une femme à
côté de son mari doit parler peu. Mais qu'une jeune fille dont le père
est mort agisse et parle pour défendre et venger sa mémoire; cela est
bien, et c'est le rôle de Chimène. Qu'une jeune femme dont le mari a
commis une noble imprudence agisse et parle pour le sauver, et quand il
est mort, pour l'honorer en l'imitant; cela est beau, et c'est le rôle
de Pauline. Qu'une veuve agisse et parle pour défendre, faire respecter
et faire craindre la mémoire de son mari; cela est touchant, et c'est le
rôle de Cornélie. L'âme du Comte est passée dans celle de Chimène, celle
de Polyeucte dans celle de Pauline, et celle de Pompée dans celle de
Cornélie; et ce sont ces grandes ombres qui parlent par la bouche de
ces nobles femmes. La noblesse de la femme est de s'appuyer sur le chef
de famille, ou sur sa mémoire, et de porter dignement son nom, ou son
souvenir.
Ce Pompée était un grand général romain, du temps des guerres civiles
qui ont désolé la république romaine. Il avait été vaincu par son rival
César, et avait cherché un asile en Egypte. Le roi de ce pays, qui était
un scélérat, l'avait fait mettre à mort, pour flatter le ressentiment de
César. Mais César avait des sentiments élevés. Quand il arrive,
Ptolomée, le roi d'Egypte, se prosterne à ses pieds et lui apprend que,
par ses soins, Pompée n'existe plus. César s'irrite et, avec le plus
accablant mépris, montre au roi toute sa lâcheté.
Seigneur, montez au trône, et commandez ici.
Connaissez-vous César de lui parler ainsi?
Que m'offrirait de pis la fortune ennemie,
A moi qui tient le trône égal à l'infamie!
Certes Rome à ce coup pourrait bien se vanter
D'avoir eu juste lieu de me persécuter;
Elle qui d'un même œil les donne et les dédaigne,
Qui ne voit rien aux rois
[37] qu'elle aime ou qu'elle craigne,
Et qui verse en nos cœurs, avec l'âme et le sang,
Et la haine du nom, et le mépris du rang.
C'est ce que de Pompée il vous fallait apprendre;
S'il en eût aimé l'offre, il eût su s'en défendre:
Et le trône et le roi se seraient ennoblis
A soutenir la main qui les a rétablis.
Vous eussiez pu tomber, mais tout couvert de gloire;
Votre chute eût valu la plus haute victoire:
Et si votre destin n'eût pu vous en sauver,
César eût pris plaisir à vous en relever.
Vous n'avez pu former une si noble envie.
Mais quel droit aviez-vous sur cette illustre vie?
Que vous devait son sang pour y tremper vos mains,
Vous qui devez respect au moindre des Romains?
Ai-je vaincu pour vous dans les champs de Pharsale?
Et par une victoire aux vaincus trop fatale,
Vous ai-je acquis sur eux, en ce dernier effort,
La puissance absolue et de vie et de mort?
Moi qui n'ai jamais pu la souffrir à Pompée,
La souffrirai-je en vous sur lui-même usurpée,
Et que de mon bonheur vous ayez abusé
Jusqu'à plus attenter que je n'aurais osé?
De quel nom après tout pensez-vous que je nomme
Ce coup où vous tranchez du souverain de Rome,
Et qui sur un seul chef lui fait bien plus d'affront
Que sur tant de milliers ne fit le roi de Pont
[38]?
Pensez-vous que j'ignore ou que je dissimule
Que vous n'auriez pas eu pour moi plus de scrupule,
Et que, s'il m'eût vaincu, votre esprit complaisant
Lui faisait de ma tête un semblable présent?
Grâces à ma victoire, on me rend des hommages
Où ma fuite eût reçu toutes sortes d'outrages;
Au vainqueur, non à moi, vous faites tout l'honneur.
Si César en jouit, ce n'est que par bonheur.
Amitié dangereuse, et redoutable zèle,
Que règle la fortune, et qui tourne avec elle!
Mais parlez; c'est trop être interdit et confus.
Ptolomée s'excuse sur son dévouement à César. Mais ce n'est pas là le
genre de dévouement que César exige de ses vrais amis. Il reprend avec
plus d'éloquence encore:
Vous cherchez, Ptolomée, avecque trop de ruses,
De mauvaises couleurs et de froides excuses,
Votre zèle était faux, si seul il redoutait
Ce que le monde entier à pleins vœux souhaitait!
Et s'il vous a donné ces craintes trop subtiles,
Qui m'ôtent tout le fruit de nos guerres civiles,
Où l'honneur seul m'engage, et que pour terminer
Je ne veux que celui de vaincre et pardonner,
Où mes plus dangereux et plus grands adversaires,
Sitôt qu'ils sont vaincus, ne sont plus que mes frères;
Et mon ambition ne va qu'à les forcer,
Ayant dompté leur haine, à vivre et m'embrasser.
O combien d'allégresse une si triste guerre
Aurait-elle laissé dessus toute la terre,
Si Rome avait pu voir marcher en même char,
Vainqueur de leur discorde, et Pompée et César!
Voilà ces grands malheurs que craignait votre zèle.
O crainte ridicule autant que criminelle!
Vous craignez ma clémence! ah! n'ayez plus ce soin;
Souhaitez-la plutôt, vous en avez besoin.
Si je n'avais égard qu'aux lois de la justice,
Je m'apaiserais Rome avec votre supplice,
Sans que ni vos respects, ni votre repentir,
Ni votre dignité, vous pussent garantir;
Votre trône lui-même en serait le théâtre:
Mais voulant épargner le sang de Cléopâtre
[39],
J'impute à vos flatteurs toute la trahison,
Et je veux voir comment vous m'en ferez raison;
Suivant les sentiments dont vous serez capable,
Je saurai vous tenir innocent ou coupable.
Cependant à Pompée élevez des autels;
Rendez-lui les honneurs qu'on rend aux immortels;
Par un prompt sacrifice expiez tous vos crimes;
Et surtout pensez bien au choix de vos victimes.
Allez-y donner ordre, et me laissez ici
Entretenir les miens sur quelque autre souci.
Voilà un généreux, n'est-ce pas? Je le crois comme vous. Cependant
remarquez que César est à l'aise pour étaler ces beaux sentiments
maintenant qu'il n'a plus rien à redouter de son rival. Il y a une
générosité plus certaine et plus éclatante, c'est celle qui, ayant tout
à craindre et n'ayant rien à gagner, se montre cependant et jaillit du
cœur. C'est celle-là que Cornélie va nous montrer. Elle rencontre
César, et, loin de trembler devant lui, elle le brave en un magnifique
langage.
César, car le destin, que dans tes fers je brave,
Me fait ta prisonnière, et non pas ton esclave,
Et tu ne prétends pas qu'il m'abatte le cœur
Jusqu'à te rendre hommage et te nommer seigneur;
De quelque rude trait qu'il m'ose avoir frappée,
Veuve du jeune Crasse
[40], et veuve de Pompée,
Fille de Scipion, et, pour dire encor plus,
Romaine, mon courage est encor au-dessus;
Et de tous les assauts que sa rigueur me livre,
Rien ne me fait rougir que la honte de vivre.
J'ai vu mourir Pompée, et ne l'ai pas suivi;
Et bien que le moyen m'en ait été ravi,
Qu'une pitié cruelle à mes douleurs profondes
M'ait ôté le secours et du fer et des ondes,
Je dois rougir pourtant, après un tel malheur,
De n'avoir pu mourir d'un excès de douleur.
Ma mort était ma gloire, et le destin m'en prive,
Pour croître mes malheurs et me voir ta captive.
Je dois bien toutefois rendre grâces aux dieux
De ce qu'en arrivant je te trouve en ces lieux,
Que César y commande, et non pas Ptolomée.
Hélas! et sous quel astre, ô ciel! m'as-tu formée,
Si je leur dois des vœux de ce qu'ils ont permis
Que je rencontre ici mes plus grands ennemis,
Et tombe entre leurs mains plutôt qu'aux mains d'un prince
Qui doit à mon époux son trône et sa province?
. . . . . . . . . . . . . . . . . . .
Car enfin n'attends pas que j'abaisse ma haine;
Je te l'ai déjà dit, César, je suis Romaine:
Et, quoique ta captive, un cœur comme le mien,
De peur de s'oublier, ne te demande rien.
Ordonne; et, sans vouloir qu'il tremble ou s'humilie,
Souviens-toi seulement que je suis Cornélie.
César répond avec beaucoup de grandeur d'âme et de noblesse à ces nobles
et fières paroles. On sent bien que cet homme parle déjà en maître du
monde, en chef illustre de ces Romains auxquels Corneille aime toujours
à prêter un cœur héroïque et un langage digne de leur cœur.
O d'un illustre époux noble et digne moitié,
Dont le courage étonne et le sort fait pitié!
Certes, vos sentiments font assez reconnaître
Qui vous donna la main, et qui vous donna l'être;
Et l'on juge aisément, au cœur que vous portez,
Où vous êtes entrée et de qui vous sortez.
L'âme du jeune Crasse, et celle de Pompée,
L'une et l'autre vertu par le malheur trompée,
Le sang des Scipions protecteur de nos dieux,
Parlent par votre bouche, et brillent dans vos yeux;
Et Rome dans ses murs ne voit point de famille
Qui soit plus honorée ou de femme ou de fille.
Plût au grand Jupiter, plût à ces mêmes dieux,
Qu'Annibal eût bravés jadis sans vos aïeux,
Que ce héros si cher dont le ciel vous sépare
N'eût pas si mal connu la cour d'un roi barbare,
Ni mieux aimé tenter une incertaine foi,
Que la vieille amitié qu'il eût trouvée en moi;
Qu'il eût voulu souffrir qu'un bonheur de mes armes
Eût vaincu ses soupçons, dissipé ses alarmes;
Et qu'enfin, m'attendant sans plus se défier,
Il m'eût donné moyen de me justifier!
Alors, foulant aux pieds la discorde et l'envie,
Je l'eusse conjuré de se donner la vie,
D'oublier ma victoire, et d'aimer un rival,
Heureux d'avoir vaincu pour vivre son égal.
J'eusse alors regagné son âme satisfaite,
Jusqu'à lui faire aux dieux pardonner sa défaite;
Il eût fait à son tour, en me rendant son cœur,
Que Rome eût pardonné la victoire au vainqueur.
Mais puisque par sa perte, à jamais sans seconde,
Le sort a dérobé cette allégresse au monde,
César s'efforcera de s'acquitter vers vous
De ce qu'il voudrait rendre à cet illustre époux.
Prenez donc en ces lieux liberté tout entière:
Seulement pour deux jours soyez ma prisonnière,
Afin d'être témoin comme, après nos débats,
Je chéris sa mémoire et venge son trépas,
Et de pouvoir apprendre à toute l'Italie
De quel orgueil nouveau m'enfle la Thessalie
[41].
Je vous laisse à vous-même, et vous quitte un moment.
Choisissez-lui, Lépide
[42], un digne appartement;
Et qu'on l'honore ici, mais en dame romaine,
C'est-à-dire un peu plus qu'on n'honore la reine.
Commandez, et chacun aura soin d'obéir.
O ciel! que de vertus vous me faites haïr!
Mais voici la vraie et sublime grandeur d'âme. Un danger grave menace
César, qui l'en avertit? Cornélie! Cornélie qui est bien l'ennemie de
César, mais qui veut le combattre, le front haut, face à face,
loyalement, non en profitant de ruses et de pièges ténébreux. Elle court
à César brusquement, elle lui crie:
César, prends garde à toi!
Ta mort est résolue, on la jure, on l'apprête;
A celle de Pompée on veut joindre ta tête.
Prends-y garde, César; ou ton sang répandu
Bientôt parmi le sien se verra confondu.
Mes esclaves en sont: apprends de leurs indices
L'auteur de l'attentat, et l'ordre et les complices.
Je te les abandonne.
O cœur vraiment romain,
Et digne du héros qui vous donna la main!
Ses mânes, qui du ciel ont vu de quel courage
Je préparais la mienne à venger son outrage,
Mettant leur haine bas, me sauvent aujourd'hui
Par la moitié
[43] qu'en terre il nous laisse de lui.
Il vit, il vit encore en l'objet de sa flamme,
Il parle par sa bouche, il agit dans son âme,
Il la pousse, et l'oppose à cette indignité,
Pour me vaincre par elle en générosité.
Tu te flattes, César, de mettre en ta croyance
Que la haine ait fait place à la reconnaissance.
Ne le présume plus; le sang de mon époux
A rompu pour jamais tout commerce entre nous:
J'attends la liberté qu'ici tu m'as offerte,
Afin de l'employer tout entière à ta perte;
Et je te chercherai partout des ennemis,
Si tu m'oses tenir ce que tu m'as promis.
Mais, avec cette soif que j'ai de ta ruine,
Je me jette au-devant du coup qui t'assassine,
Et forme des désirs avec trop de raison
Pour en aimer l'effet par une trahison:
Qui la sait et la souffre a part à l'infamie.
Si je veux ton trépas, c'est en juste ennemie:
Mon époux a des fils, il aura des neveux:
Quand ils te combattront, c'est là que je le veux;
Et qu'une digne main, par moi-même animée,
Dans ton champ de bataille, aux yeux de ton armée,
T'immole noblement, et par un digne effort,
Aux mânes du héros dont tu venges la mort.
Tous mes soins, tous mes vœux, hâtent cette vengeance;
Ta perte la recule, et ton salut l'avance.
Quelque espoir qui d'ailleurs me l'ose ou puisse offrir,
Ma juste impatience aurait trop à souffrir:
La vengeance éloignée est à demi perdue;
Et quand il faut l'attendre, elle est trop cher vendue.
Je n'irai point chercher sur les bords africains
Le foudre souhaité que je vois en tes mains
[44];
La tête qu'il menace en doit être frappée.
J'ai pu donner la tienne au lieu d'elle à Pompée:
Ma haine avait le choix; mais cette haine enfin
Sépare son vainqueur d'avec son assassin,
Et ne croit avoir droit de punir ta victoire
Qu'après le châtiment d'une action si noire.
Rome le veut ainsi: son adorable front
Aurait de quoi rougir d'un trop honteux affront,
De voir en même jour, après tant de conquêtes,
Sous un indigne fer ses deux plus nobles têtes.
Son grand cœur, qu'à tes lois en vain tu crois soumis,
En veut aux criminels plus qu'à ses ennemis,
Et tiendrait à malheur le bien de se voir libre,
Si l'attentat du Nil affranchissait le Tibre.
Comme autre qu'un Romain n'a pu l'assujettir,
Autre aussi qu'un Romain ne l'en doit garantir.
Tu tomberais ici sans être sa victime;
Au lieu d'un châtiment ta mort serait un crime;
Et, sans que tes pareils en conçussent d'effroi,
L'exemple que tu dois périrait avec toi.
Venge-la de l'Egypte à son appui fatale;
Et je la vengerai, si je puis, de Pharsale
[45].
Va, ne perds point de temps, il presse. Adieu: tu peux
Te vanter qu'une fois j'ai fait pour toi des vœux.
Cependant Philippe, un vieux serviteur fidèle de Pompée, a retrouvé son
corps. Il lui a rendu les honneurs funèbres, comme on faisait alors,
c'est-à-dire en le brûlant sur un bûcher et en enfermant les cendres
dans une urne. Il apporte cette urne à Cornélie. La douleur de la veuve
éclate en accents merveilleux de regret, de ressentiment, d'amertume:
Mes yeux, puis-je vous croire? et n'est-ce point un songe
Qui sur mes tristes vœux a formé ce mensonge?
Te revois-je, Philippe? et cet époux si cher
A-t-il reçu de toi les honneurs du bûcher?
Cette urne que je tiens contient-elle sa cendre?
O vous, à ma douleur objet terrible et tendre,
Eternel entretien de haine et de pitié,
Restes du grand Pompée, écoutez sa moitié.
N'attendez point de moi de regrets ni de larmes;
Un grand cœur à ses maux applique d'autres charmes.
Les faibles déplaisirs s'amusent à parler,
Et quiconque se plaint cherche à se consoler.
Moi, je jure des dieux la puissance suprême,
Et, pour dire encor plus, je jure par vous-même;
Car vous pouvez bien plus sur ce cœur affligé
Que le respect des dieux qui l'ont mal protégé:
Je jure donc par vous, ô pitoyable reste,
Ma divinité seule après ce coup funeste,
Par vous, qui seul ici pouvez me soulager,
De n'éteindre jamais l'ardeur de le venger.
Ptolomée à César, par un lâche artifice,
Rome, de ton Pompée a fait un sacrifice;
Et je n'entrerai point dans tes murs désolés,
Que le prêtre et le dieu ne lui soient immolés.
Faites-m'en souvenir, et soutenez ma haine,
O cendres, mon espoir aussi bien que ma peine;
Et pour m'aider un jour à perdre son vainqueur,
Versez dans tous les cœurs ce que ressent mon cœur.
Toi qui l'as honoré sur cette infâme rive
D'une flamme pieuse autant comme chétive,
Dis-moi, quel bon démon a mis en ton pouvoir
De rendre à ce héros ce funèbre devoir?
Cornélie tient entre ses mains l'urne
qui contient les cendres de son époux,
le grand Pompée.
(Pompée.)
P. 98-99.
Philippe raconte comment il a trouvé le corps de Pompée, son récit est
très touchant et très beau. Ce Pompée n'est plus, et cependant c'est son
souvenir illustre qui remplit toute la pièce; et voilà bien pourquoi la
pièce porte son nom.
Tout couvert de son sang, et plus mort que lui-même,
Après avoir cent fois maudit le diadème,
Madame, j'ai porté mes pas et mes sanglots
Du côté que le vent poussait encor les flots.
Je cours longtemps en vain: mais enfin d'une roche
J'en découvre le tronc vers un sable assez proche,
Où la vague en courroux semblait prendre plaisir
A feindre de le rendre et puis s'en ressaisir.
Je m'y jette, et l'embrasse, et le pousse au rivage;
Et, ramassant sous lui le débris d'un naufrage,
Je lui dresse un bûcher à la hâte et sans art,
Tel que je pus sur l'heure et qu'il plut au hasard.
A peine brûlait-il que le ciel plus propice
M'envoie un compagnon en ce pieux office:
Cordus, un vieux Romain qui demeure en ces lieux,
Retournant de la ville, y détourne les yeux;
Et n'y voyant qu'un tronc dont la tête est coupée,
A cette triste marque il reconnaît Pompée.
Soudain la larme à l'œil: «O toi, qui que tu sois,
A qui le ciel permet de si dignes emplois,
Ton sort est bien, dit-il, autre que tu ne penses:
Tu crains des châtiments, attends des récompenses;
César est en Egypte, et venge hautement
Celui pour qui ton zèle a tant de sentiment.
Tu peux faire éclater les soins qu'on t'en voit prendre,
Tu peux même à sa veuve en rapporter la cendre.
Son vainqueur l'a reçue avec tout le respect
Qu'un dieu pourrait ici trouver à son aspect.
Achève, je reviens.» Il part et m'abandonne,
Et rapporte aussitôt ce vase, qu'il me donne,
Où sa main et la mienne enfin ont renfermé
Ces restes d'un héros par le feu consumé.
Oh! que sa piété mérite de louanges!
En entrant j'ai trouvé des désordres étranges:
J'ai vu fuir tout un peuple en foule vers le port,
Où le roi, disait-on, s'était fait le plus fort.
Les Romains poursuivaient; et César, dans la place
Ruisselante du sang de cette populace,
Montrait de sa justice un exemple assez beau,
Faisant passer Photin
[46] par les mains d'un bourreau.
Aussitôt qu'il me voit, il daigne me connaître;
Et prenant de ma main les cendres de mon maître:
«Restes d'un demi-dieu, dont à peine je puis
Egaler le grand nom, tout vainqueur que j'en suis,
De vos traîtres, dit-il, voyez punir les crimes:
Attendant des autels, recevez ces victimes;
Bien d'autres vont les suivre. Et toi, cours au palais
Porter à sa moitié ce don que je lui fais;
Porte à ses déplaisirs cette faible allégeance,
Et dis-lui que je cours achever sa vengeance.»
Ce grand homme, à ces mots, me quitte en soupirant
Et baise avec respect ce vase, qu'il me rend.
Cornélie ne croit pas, ou croit peu à la sincérité des regrets de César.
Elle garde l'urne de Pompée, et, songeant que César l'a touchée avant
elle, elle s'écrie:
O soupirs! ô respect! ô qu'il est doux de plaindre
Le sort d'un ennemi, quand il n'est plus à craindre!
Qu'avec chaleur, Philippe, on court à le venger,
Lorsqu'on s'y voit forcé par son propre danger,
Et quand cet intérêt qu'on prend pour sa mémoire
Fait notre sûreté, comme il croît
[47] notre gloire!
César est généreux, j'en veux être d'accord;
Mais le roi le veut perdre, et son rival est mort.
Sa vertu laisse lieu de douter à l'envie
De ce qu'elle ferait s'il le voyait en vie:
Pour grand qu'en soit le prix, son péril en rabat;
Cette ombre qui la couvre en affaiblit l'éclat:
L'amour même s'y mêle, et le force à combattre;
Quand il venge Pompée, il défend Cléopâtre.
Tant d'intérêts sont joints à ceux de mon époux,
Que je ne devrais rien à ce qu'il fait pour nous,
Si, comme par soi-même un grand cœur juge un autre,
Je n'aimais mieux juger sa vertu par la nôtre,
Et croire que nous seuls armons ce combattant,
Parce qu'au point qu'il est j'en voudrais faire autant.
Enfin César a triomphé du danger qu'il a couru. Le roi d'Egypte a été
tué dans une rencontre, pris au piège même qu'il a tendu. César règne
sans rivalité en Egypte comme à Rome. Il est tout-puissant. Cornélie ne
désarme pas devant le succès. Elle a pu prémunir César contre un lâche
complot; mais elle se réserve de le combattre ouvertement sur les champs
de bataille. Les restes du parti de Pompée tiennent encore en Afrique.
Elle ira les rejoindre. Elle continuera la guerre. Elle le dit en face à
César, qui est digne, du reste, d'entendre un tel langage:
César, tiens-moi parole, et me rends mes galères:
Achillas et Photin ont reçu leurs salaires;
Leur roi n'a pu jouir de ton cœur adouci,
Et Pompée est vengé ce qu'il peut
[48] l'être ici.
Je n'y saurais plus voir qu'un funeste rivage,
Qui de leur attentat m'offre l'horrible image,
Ta nouvelle victoire et le bruit éclatant
Qu'aux changements de roi pousse un peuple inconstant.
Et parmi ces objets ce qui le plus m'afflige,
C'est d'y revoir toujours l'ennemi qui m'oblige.
Laisse-moi m'affranchir de cette indignité,
Et souffre que ma haine agisse en liberté.
A cet empressement j'ajoute une requête:
Vois l'urne de Pompée; il y manque sa tête:
Ne me la retiens plus; c'est l'unique faveur
Dont je te puis encor prier avec honneur.
Il est juste, et César est tout prêt de vous rendre
Ce reste où vous avez tant de droit de prétendre:
Mais il est juste aussi qu'après tant de sanglots
A ses mânes errants nous rendions le repos;
Qu'un bûcher allumé par ma main et la vôtre
Le venge pleinement de la honte de l'autre;
Que son ombre s'apaise en voyant notre ennui;
Et qu'une urne plus digne et de vous et de lui,
Après la flamme éteinte et les pompes finies,
Renferme avec éclat ses cendres réunies.
De cette même main dont il fut combattu
Il verra des autels dressés à sa vertu:
Il recevra des vœux, de l'encens, des victimes,
Sans recevoir par là d'honneurs que légitimes.
Pour ces justes devoirs je ne veux que demain;
Ne me refusez pas ce bonheur souverain.
Faites un peu de force à votre impatience;
Vous êtes libre après; partez en diligence;
Portez à notre Rome un si digne trésor;
Portez...
Ceci n'est pas le compte de Cornélie. Ce n'est pas à Rome qu'elle veut
porter les cendres de Pompée, c'est au milieu des légions restées
fidèles au souvenir du grand général, pour continuer la guerre et
balancer encore les destins.
Non pas, César, non pas à Rome encore:
Il faut que ta défaite et que tes funérailles
A cette cendre aimée en ouvrent les murailles;
Et quoiqu'elle la tienne aussi chère que moi,
Elle n'y doit rentrer qu'en triomphant de toi.
Je la porte en Afrique; et c'est là que j'espère
Que les fils de Pompée, et Caton, et mon père,
Secondés par l'effort d'un roi plus généreux,
Ainsi que la justice auront le sort pour eux.
C'est là que tu verras sur la terre et sur l'onde
Le débris de Pharsale armer un autre monde;
Et c'est là que j'irai, pour hâter tes malheurs,
Porter de rang en rang ces cendres et mes pleurs.
Je veux que de ma haine ils reçoivent des règles,
Qu'ils suivent au combat des urnes au lieu d'aigles;
Et que ce triste objet porte en leur souvenir
Les soins de le venger, et ceux de te punir.
Tu veux à ce héros rendre un devoir suprême;
L'honneur que tu lui rends rejaillit sur toi-même:
Tu m'en veux pour témoin; j'obéis au vainqueur:
Mais ne présume pas toucher par là mon cœur:
La perte que j'ai faite est trop irréparable;
La source de ma haine est trop inépuisable;
A l'égal de mes jours je la ferai durer;
Je veux vivre avec elle, avec elle expirer.
Je t'avouerai pourtant, comme vraiment Romaine,
Que pour toi mon estime est égale à ma haine;
Que l'une et l'autre est juste, et montre le pouvoir,
L'une de ta vertu, l'autre de mon devoir;
Que l'une est généreuse, et l'autre intéressée,
Et que dans mon esprit l'une et l'autre est forcée:
Tu vois que ta vertu, qu'en vain on veut trahir,
Me force de priser ce que je dois haïr;
Juge ainsi de la haine où mon devoir me lie,
La veuve de Pompée y force Cornélie.
J'irai, n'en doute point, au sortir de ces lieux,
Soulever contre toi les hommes et les dieux;
Ces dieux qui t'ont flatté, ces dieux qui m'ont trompée,
Ces dieux qui dans Pharsale ont mal servi Pompée,
Qui, la foudre à la main, l'ont pu voir égorger;
Ils connaîtront leur faute, et le voudront venger.
Mon zèle, à leur refus, aidé de sa mémoire,
Te saura bien sans eux arracher la victoire;
Et quand tout mon effort se trouvera rompu,
Cléopâtre fera ce que je n'aurai pu.
Je sais quelle est ta flamme et quelles sont ses forces,
Que tu n'ignores pas comme on fait les divorces,
Que ton amour t'aveugle, et que pour l'épouser
Rome n'a point de lois que tu n'oses briser:
Mais sache aussi qu'alors la jeunesse romaine
Se croira tout permis sur l'époux d'une reine,
Et que de cet hymen tes amis indignés
Vengeront sur ton sang leurs avis dédaignés.
J'empêche ta ruine, empêchant tes caresses.
Adieu: j'attends demain l'effet de tes promesses.
Et les deux grands adversaires se séparent, après avoir donné tous deux
aux peuples lâches et perfides de l'Orient un exemple et une leçon de
haute générosité et de noblesse de cœur; et l'on voit Cornélie
s'éloigner à pas lents, l'urne de Pompée dans ses bras, «étonnant encore
son ennemi victorieux de ses tristes et intrépides regards».
CHAPITRE X.
DON SANCHE D'ARAGON.
Vous avez lu des contes de fées, peut-être quelques histoires des Mille
et une nuits. Ce sont des merveilles inventées pour amuser les petits
enfants. Il y a toujours dans ces imaginations un peu monotones de beaux
princes qui sont changés en vilaines bêtes, ou de pauvres gens qui se
trouvent brusquement être les plus grands rois du monde, par le secours
d'une fée bienfaisante. Cela fait des changements imprévus, de brusques
métamorphoses, où l'on se récrie d'étonnement, et, parce que cela
surprend, cela amuse. N'est-il pas vrai que cela n'amuse qu'un temps, et
que ce temps n'est pas très long? On en est assez vite fatigué.
Savez-vous pourquoi? parce qu'il n'y a rien dans ces récits qui fasse
battre le cœur, rien qui nous donne ce plaisir particulier qu'on
trouve à aimer les braves gens. On dit: «Oh! Peau-d'âne qui est
princesse! Le Marchand de dattes qui est un sultan!» Mais on ne dit
guère: «Quel bon cœur que la princesse! quel homme courageux que le
marchand de dattes!»
Eh bien, pourquoi ne ferait-on pas des contes de fées où le sentiment de
l'admiration pour les beaux caractères serait éveillé en même temps que
cette agréable surprise qu'excitent les rapides changements de fortune?
Ce que je demande là, on dirait que le bon Corneille y a songé. Il a
écrit un beau conte de fées pour les petits et les grands enfants; mais
un conte de fées où les personnages sont touchants et dignes
d'admiration et de respect, où le changement de fortune, qui fait d'un
soldat un roi, est mérité, et n'est que le digne prix d'une vie de
dévouement et d'héroïsme. Il y a encore là une baguette de fée, ou
quelque chose d'approchant, pour achever l'œuvre. Mais cette
œuvre, c'est le courage personnel qui l'avait commencée, et la
première baguette magique de Don Carlos, c'est son épée.
Ce Don Carlos était ce qu'on appelle un soldat de fortune. Fils d'un
pêcheur, ou se croyant tel, il était monté de grade en grade, il était
devenu général, avait défendu l'Aragon, la Castille, contre les Maures,
qui étaient les grands ennemis des Espagnols au moyen âge, et, sans
titre, et sans nom, était devenu, par les services rendus, le premier
personnage des deux royaumes. La reine de Castille, Dona Isabelle, sans
se l'avouer à elle-même, sentait bien qu'elle ne pouvait plus sagement
faire que de le prendre pour époux. Mais une reine de Castille n'épouse
pas un fils de pêcheur, même dans les contes de fées. Elle se résignait
donc à épouser le comte Lope, ou Don Manrique, ou le marquis Alvar, tout
en regrettant de ne pouvoir choisir selon ses sympathies. C'est
justement de cette affaire du mariage de la reine qu'on délibère,
lorsqu'un incident se produit. Don Carlos, qui est présent, au moment où
la reine et les grands d'Espagne s'asseyent, voit un siège vide; il va
le prendre. On l'arrête. Pour s'asseoir devant la reine il faut être
comte ou marquis.—«Etes-vous noble, Carlos?»—Carlos répond fièrement:
Se pare qui voudra du nom de ses aïeux;
Moi je ne veux porter que moi-même en tous lieux;
Je ne veux rien devoir à ceux qui m'ont fait naître,
Et suis assez connu, sans les faire connaître.
Mais pour en quelque sorte obéir à vos lois,
Seigneur, pour mes parents je nomme mes exploits;
Ma valeur est ma race, et mon bras est mon père.
Je dirai qui je suis, madame, en peu de mots.
On m'appelle soldat: je fais gloire de l'être;
Au feu roi par trois fois je le fis bien paraître.
L'étendard de Castille, à ses yeux enlevé,
Des mains des ennemis par moi seul fut sauvé:
Cette seule action rétablit la bataille,
Fit rechasser le Maure au pied de sa muraille,
Et rendant le courage aux plus timides cœurs,
Rappela les vaincus et défit les vainqueurs.
Ce même roi me vit dedans l'Andalousie
Dégager sa personne en prodiguant ma vie,
Quand tout percé de coups, sur un monceau de morts,
Je lui fis si longtemps bouclier de mon corps,
Qu'enfin autour de lui ses troupes ralliées,
Celles qui l'enfermaient furent sacrifiées;
Et le même escadron qui vint le secourir
Le ramena vainqueur, et moi prêt à mourir.
Je montai le premier sur les murs de Séville,
Et tins la brèche ouverte aux troupes de Castille.
Je ne vous parle point d'assez d'autres exploits,
Qui n'ont pas pour témoins eu les yeux de mes rois.
Tel me voit et m'entend, et me méprise encore,
Qui gémirait sans moi dans les prisons du Maure.
«Donc, répliquent les seigneurs, restez debout.»
Vous le voyez, madame, et la preuve en est claire,
Sans doute il n'est pas noble.
Hé bien! je l'anoblis,
Quelle que soit sa race et de qui qu'il soit fils.
Qu'on ne conteste plus.
Don Manrique, à la fin c'est prendre trop d'audace.
Ne puis-je l'anoblir si vous n'y consentez?
Oui, mais ce rang n'est dû qu'aux hautes dignités:
Tout autre qu'un marquis ou comte le profane.
Hé bien! seyez vous donc, marquis de Santillane,
Comte de Penafiel, gouverneur de Burgos.
Don Manrique, est-ce assez pour faire seoir Carlos?
Et voilà le coup de baguette. Carlos est marquis, et comte, et
gouverneur, et peut s'asseoir. Ce n'est pas tout. La reine, qui n'a de
sympathie pour aucun des trois seigneurs qui aspirent à sa main, charge
Carlos de choisir pour elle.
Marquis, prenez ma bague, dit-elle à Carlos, et donnez-la au plus
digne. Carlos a été maltraité et insulté par les seigneurs. Il saisit
avec empressement cette occasion—De les humilier?—Point du tout. De se
battre avec eux. A peine la reine sortie, les seigneurs l'entourent, et
voici le rapide entretien qui s'échange entre eux:
Hé bien! seigneur marquis, nous direz-vous, de grâce,
Ce que pour vous gagner il est besoin qu'on fasse?
Vous êtes notre juge, il faut vous adoucir.
Vous y pourriez peut-être assez mal réussir:
Quittez ces contre-temps de froide raillerie.
Il n'en est pas saison quand il faut qu'on vous prie.
Ne raillons ni prions, et demeurons amis.
Je sais ce que la reine en mes mains a remis;
J'en userai fort bien: vous n'avez rien à craindre;
Et pas un de vous trois n'aura lieu de se plaindre.
Je n'entreprendrai point de juger entre vous
Qui mérite le mieux le nom de son époux;
Je serais téméraire et m'en sens incapable;
Et peut-être quelqu'un m'en tiendrait récusable.
Je m'en récuse donc, afin de vous donner
Un juge que sans honte on ne peut soupçonner:
Ce sera votre épée et votre bras lui-même.
Comtes, de cet anneau dépend le diadème;
Il vaut bien un combat; vous avez tous du cœur:
Et je le garde...
A MON VAINQUEUR!
Qui pourra me l'ôter l'ira rendre à la reine;
Ce sera du plus digne une preuve certaine.
Prenez entre vous l'ordre et du temps et du lieu;
Je m'y rendrai sur l'heure, et vais l'attendre. Adieu.
La reine de Castille confie à Carlos sa bague
pour la remettre au plus digne des trois rivaux
qui se disputent sa main.
(D. Sanche d'Aragon.)
P. 110-111.
Quand la reine apprend ce coup de la tête chaude de Carlos, elle craint
pour lui, et le supplie de retarder de quelques jours le combat qu'il a
cherché. Pendant ce délai, elle trouvera un arrangement. C'est là un
sacrifice que Carlos a beaucoup de peine à s'imposer. Il réfléchit,
resté seul, sur son singulier destin, et il regrette son obscurité
première, où de pareilles difficultés d'honneur et de conscience lui
étaient au moins épargnées.
Consens-tu qu'on diffère, honneur? le consens-tu?
Cet ordre n'a-t-il rien qui souille ma vertu?
N'ai-je point à rougir de cette déférence?
. . . . . . . . . . . . . . . . . .
Tu murmures, ce semble? Achève; explique-toi.
La reine a-t-elle droit de te faire la loi?
Tu n'es point son sujet, l'Aragon m'a vu naître.
O ciel! je m'en souviens, et j'ose encor paraître;
Et je puis, sous les noms de comte et de marquis,
D'un malheureux pêcheur reconnaître le fils!
Honteuse obscurité, qui seule me fais craindre!
Injurieux destin qui seul me rends à plaindre!
Plus on m'en fait sortir, plus je crains d'y rentrer:
Et crois ne t'avoir fui que pour te rencontrer.
Ton cruel souvenir sans fin me persécute;
Du rang où l'on m'élève il me montre la chute.
Lasse-toi désormais de me faire trembler;
Je parle à mon honneur, ne viens point le troubler.
Laisse-le sans remords m'approcher des couronnes,
Et ne viens point m'ôter plus que tu ne me donnes.
Je n'ai plus rien à toi: la guerre a consumé
Tout cet indigne sang dont tu m'avais formé;
J'ai quitté jusqu'au nom que je tiens de ta haine....
Ainsi Corneille place Don Carlos tour à tour dans toutes les situations
où il montrera un nouveau côté de son âme, et une nouvelle forme de sa
générosité. Nous l'avons vu tout à l'heure fier de son titre de soldat,
puis hautain et superbe à venger l'injure qu'on lui fait; nous le voyons
maintenant se plaindre du pénible état d'esprit où le jette sa double
destinée d'homme obscur par le sang et important par sa gloire. Va-t-il
en arriver à maudire sa naissance, comme il semble qu'il en prend le
chemin?—Oh! non pas! Un bruit se répand par le royaume que Don Carlos
n'est pas Don Carlos, fils de pêcheur anobli par la reine; il est Sanche
d'Aragon, fils de roi, que les nécessités de la politique ont forcé de
cacher, dès sa naissance, chez un pêcheur. Les grands seigneurs
commencent à le féliciter. Il répond avec une hauteur triste:
Comtes, ces faux respects, dont je me vois surpris,
Sont plus injurieux encor que vos mépris.
Je pense avoir rendu mon nom assez illustre
Pour n'avoir pas besoin qu'on lui donne un faux lustre:
Reprenez vos honneurs où je n'ai point de part.
J'imputais ce faux bruit aux fureurs du hasard,
Et doutais qu'il pût être une âme assez hardie
Pour ériger Carlos en roi de comédie:
Mais puisque c'est un jeu de votre belle humeur,
Sachez que les vaillants honorent la valeur;
Et que tous vos pareils auraient quelque scrupule
A faire de la mienne un éclat ridicule.
Si c'est votre dessein d'en réjouir ces lieux,
Quand vous m'aurez vaincu vous me raillerez mieux:
La raillerie est belle après une victoire;
On la fait avec grâce aussi bien qu'avec gloire.
Mais vous précipitez un peu trop ce dessein:
La bague de la reine est encore en ma main;
Et l'inconnu Carlos, sans nommer sa famille,
Vous sert encor d'obstacle au trône de Castille;
Ce bras, qui vous sauva de la captivité,
Peut s'opposer encore à votre avidité.
La reine souhaiterait fort que Don Carlos fût le prince Sanche. Elle
pourrait l'épouser. Elle se flatte, et le flatte aussi de cet espoir qui
commence à poindre. Carlos repousse les suggestions de l'orgueil qui se
font sentir en son cœur. A la fois mélancolique, et fier, et modeste,
avouant qu'il serait heureux que le bruit qui court fût vrai, il se
reproche de se laisser trop complaisamment aller à y croire; voyez comme
il est beau et touchant, quand il dit à la reine d'Aragon:
Plût à Dieu qu'en mon sort je ne connusse rien!
Si j'étais quelque enfant épargné des tempêtes,
Livré dans un désert à la merci des bêtes,
Exposé par la crainte ou par l'inimitié,
Rencontré par hasard et nourri par pitié;
Mon orgueil à ce bruit prendrait quelque espérance
Sur votre incertitude et sur mon ignorance;
Je me figurerais ces destins merveilleux
Qui tiraient du néant les héros fabuleux;
Et me revêtirais des brillantes chimères
Qu'osa former pour eux le loisir de nos pères:
Car enfin je suis vain, et mon ambition
Ne peut s'examiner sans indignation;
Je ne puis regarder sceptre ni diadème,
Qu'ils n'emportent mon âme au delà d'elle-même;
Inutiles élans d'un vol impétueux
Que pousse vers le ciel un cœur présomptueux,
Que soutiennent en l'air quelques exploits de guerre,
Et qu'un coup d'œil sur moi rabat soudain à terre!
Je ne suis point don Sanche, et connais mes parents;
Ce bruit me donne en vain un nom que je vous rends.
Gardez-le pour ce prince: une heure, ou deux, peut-être,
Avec vos députés vous le feront connaître.
Laissez-moi cependant à cette obscurité
Qui ne fait que justice à ma témérité.
Cependant le bruit s'accrédite. Personne ne doute plus que Carlos ne
soit un prince déguisé longtemps, même à ses propres yeux. Tout à
coup... Encore un coup de baguette: le vieux pêcheur, père de Carlos,
arrive à la cour. Tout s'écroule. Une confidente de la reine de Castille
lui raconte ainsi cet événement:
DONA ISABELLE (reine de Castille).
La funeste journée!
Votre Carlos...
Son père est en ces lieux,
Et n'est...
Que j'ai peine à les croire!
DONA LÉONOR (reine d'Aragon).
Voudriez-vous, madame, en apprendre l'histoire?
DONA ELVIRE (princesse d'Aragon).
Il l'est, et nous fait voir
Par cet injuste effet son absolu pouvoir,
Qui du sang le plus vil tire une âme si belle,
Et forme une vertu qui n'a lustre que d'elle.
Parle, Blanche, et dis-nous comme il voit ce malheur.
Avec beaucoup de honte, et plus encor de cœur.
Du haut de l'escalier je le voyais descendre;
En vain de ce faux bruit il se voulait défendre;
Votre cour, obstinée à lui changer de nom,
Murmurait tout autour: «Don Sanche d'Aragon!»
Quand un chétif vieillard le saisit et l'embrasse.
Lui, qui le reconnaît, frémit de sa disgrâce;
Puis, laissant la nature à ses pleins mouvements,
Répond avec tendresse à ses embrassements.
Ses pleurs mêlent aux siens une fierté sincère;
On n'entend que soupirs: «—Ah! mon fils!—Ah! mon père!
—O jour trois fois heureux! moment trop attendu!
Tu m'as rendu la vie!—et:—vous m'avez perdu!»
Chose étrange! à ces cris de douleur et de joie,
Un grand
[49] peuple accouru ne veut pas qu'on les croie;
Il s'aveugle soi-même: et ce pauvre pêcheur,
En dépit de Carlos, passe pour imposteur.
Dans les bras de ce fils on lui fait mille hontes:
C'est un fourbe, un méchant suborné par les comtes.
Eux-mêmes (admirez leur générosité)
S'efforcent d'affermir cette incrédulité:
Non qu'ils prennent sur eux de si lâches pratiques;
Mais ils en font auteur un de leurs domestiques,
Qui, pensant bien leur plaire, a si mal à propos
Instruit ce malheureux pour affronter Carlos.
Avec avidité cette histoire est reçue;
Chacun la tient trop vraie aussitôt qu'elle est sue:
Et pour plus de croyance à cette trahison,
Les comtes font traîner ce bonhomme en prison.
Carlos rend témoignage en vain contre soi-même;
Les vérités qu'il dit cèdent au stratagème:
Et dans le déshonneur qui l'accable aujourd'hui,
Ses plus grands envieux l'en sauvent malgré lui.
Il tempête, il menace, et, bouillant de colère,
Il crie à pleine voix qu'on lui rende son père:
On tremble devant lui, sans croire son courroux;
Et rien... Mais le voici qui vient s'en plaindre à vous.
Comment Carlos a-t-il reçu ce coup de foudre? Avec la sérénité d'un
cœur noble, et la hauteur aussi d'un homme qui sait que la vraie
noblesse s'acquiert, mieux encore qu'elle ne se transmet. Il ne rougit
que d'avoir un instant laissé séduire son cœur aux flatteurs appas de
l'ambition. Il fait en quelques traits l'histoire de sa vie; il montre
que, s'il n'est pas fils de roi, personne mieux que lui ne mériterait de
l'être.
Hé bien, madame, enfin on connaît ma naissance:
Voilà le digne fruit de mon obéissance.
J'ai prévu ce malheur, et l'aurais évité
Si vos commandements ne m'eussent arrêté.
Ils m'ont livré, madame, à ce moment funeste;
Et l'on m'arrache encor le seul bien qui me reste!
On me vole mon père, on le fait criminel!
On attache à son nom un opprobre éternel!
Je suis fils d'un pêcheur, mais non pas d'un infâme;
La bassesse du sang ne va point jusqu'à l'âme:
Et je renonce aux noms de comte et de marquis
Avec bien plus d'honneur qu'aux sentiments de fils;
Rien n'en peut effacer le sacré caractère.
De grâce, commandez qu'on me rende mon père:
Ce doit leur être assez de savoir qui je suis,
Sans m'accabler encor par de nouveaux ennuis.
. . . . . . . . . . . . . . . . . .
. . . . . . . . . . . . . . . . . .
Je suis bien malheureux si je vous fais pitié:
Reprenez votre orgueil et votre inimitié.
Après que ma fortune a soûlé votre envie,
Vous plaignez aisément mon entrée à la vie,
Et, me croyant par elle à jamais abattu,
Vous exercez sans peine une haute vertu.
Peut-être elle ne fait qu'une embûche à la mienne.
La gloire de mon nom vaut bien qu'on la retienne;
Mais son plus bel éclat serait trop acheté
Si je le retenais par une lâcheté;
Si ma naissance est basse, elle est du moins sans tache,
Puisque vous la savez, je veux bien qu'on la sache.
Sanche, fils d'un pêcheur, et non d'un imposteur,
De deux comtes jadis fut le libérateur;
Sanche, fils d'un pêcheur, mettait naguère en peine
Deux illustres rivaux sur le choix de leur reine;
Sanche, fils d'un pêcheur, tient encore en sa main
De quoi faire bientôt tout l'heur d'un souverain;
Sanche enfin, malgré lui, dedans cette province,
Quoique fils d'un pêcheur, a passé pour un prince.
Voilà ce qu'a pu faire et qu'a fait à vos yeux
Un cœur, que ravalait le nom de ses aïeux.
La gloire qui m'en reste après cette disgrâce
Eclate encore assez pour honorer ma race,
Et paraîtra plus grande à qui comprendra bien
Qu'à l'exemple du Ciel j'ai fait beaucoup de rien.
La reine porte sur Carlos et son caractère le vrai jugement qu'on en
doit faire, en lui disant avec une bonté douce et une gravité pleine de
respect:
Et vous, que par mon ordre ici j'ai retenu,
Sanche, puisqu'à ce nom vous êtes reconnu,
Miraculeux héros dont la gloire refuse
L'avantageuse erreur d'un peuple qui s'abuse,
Parmi les déplaisirs que vous en recevez,
Puis-je vous consoler d'un sort que vous bravez?
Puis-je vous demander ce que je vous vois faire?
Je vous tiens malheureux d'être né d'un tel père;
Mais je vous tiens ensemble heureux au dernier point
D'être né d'un tel père et de n'en rougir point;
Et de ce qu'un grand cœur, mis dans l'autre balance,
Emporte encor si haut une telle naissance.
Mais Carlos est-il donc réellement un fils de pêcheur? Ce bruit qui
avait couru de sa grande naissance était donc faux? Vous connaissez
assez les contes de fées, mes enfants, pour prévoir que tout finira bien
par s'arranger au mieux du bonheur de tous. On retrouve, au dernier
moment, un billet du feu roi d'Aragon qui explique que Carlos est bien
Sanche, prince d'Aragon, confié tout enfant à la femme d'un pêcheur pour
le dérober aux ennemis, et que le pêcheur même l'a toujours pris pour
son fils. Carlos est roi d'Aragon et peut épouser la reine de Castille.
C'est le dernier coup de baguette, et tout le monde se retire content.
Nous surtout, qui, sous l'apparence et la forme d'une aventure
romanesque, avons eu le plaisir de voir se révéler peu à peu sous nos
yeux une grande et belle âme, tendre, fière, honnête, bonne et
généreuse, et qui ne sommes point fâchés, même par le moyen d'événements
un peu invraisemblables, que ceux qui méritent le bonheur finissent par
l'obtenir, et que ceux qui sont princes par le cœur le deviennent
aussi par le sceptre.
CHAPITRE XI.
SERTORIUS.
Avez-vous remarqué que beaucoup des histoires de Corneille finissent
bien? Il aime assez que l'homme généreux, après mille traverses, ait une
récompense dans le bonheur et la tranquillité.
Rodrigue finira par épouser Chimène, Auguste et Cinna seront réconciliés
et heureux. Les Horaces ont eu bien des malheurs; mais le dernier qu'on
craint pour eux leur est épargné. Polyeucte a la récompense céleste qui
a été sa seule ambition. Don Sanche, Nicomède sont triomphants à la fin
de la pièce.
C'est le goût naturel de Corneille, qui aime profondément les hommes de
bien qu'il met en scène et qui désire leur bonheur même ici-bas. Il
aurait été mauvais cependant que son théâtre tout entier fût entendu
ainsi. Il faut consoler les honnêtes gens; mais il ne faut pas leur
donner d'illusion, et c'est une illusion que de croire qu'en ce monde le
bonheur est toujours réservé, en fin de compte, à la vertu. Cela n'est
vrai que quelquefois, et l'homme de cœur n'y doit pas compter.
Sur quoi faut-il donc qu'il compte? Sur sa conscience, sur l'approbation
de son propre cœur, sur ces bonnes paroles qui ne font pas de bruit,
mais que nous entendons bien distinctement pourtant s'élever du fond de
nous-mêmes, quand nous avons fait quelque chose de bien.
Il peut compter aussi sur quelque chose qui est moins important, mais
flatteur encore, et touchant, sur l'admiration des gens de bien. L'homme
sent une grande douceur à être aimé de ceux qui sont bons. Il est permis
de faire le bien dans l'espoir et dans le désir que les braves gens
auront un bon souvenir de nous.
Eh bien, Corneille nous montre quelquefois des généreux qui sont
malheureux, qui succombent à leur noble tâche, qui meurent lâchement
frappés par les méchants. Il nous fait voir cela, parce que cela est
vrai, et qu'il ne faut point cacher la vérité aux hommes. Mais quand il
lui arrive de nous présenter ces tristes spectacles, il ne manque jamais
de nous montrer ces grands hommes de bien qui sont malheureux, tellement
admirés, aimés, regrettés et pleurés des personnes les plus remplies
d'honneur, qu'en vérité nous ne les trouvons plus à plaindre, mais à
envier plutôt, et bien consolés au moins dans leur infortune.
Il y met comme une délicatesse charmante qui consiste à ne faire aimer
les hommes de cœur que par des personnes bonnes et courageuses
elles-mêmes. L'affection est toujours, dans ses écrits, mêlée
d'admiration. Elle n'est presque pas autre chose que l'admiration pour
la vertu.
C'est une idée bien consolante; c'est aussi une idée vraie. Les méchants
croient aimer quelquefois, et souvent font croire qu'ils aiment. Ils
trompent, ou ils se trompent. Ne croyez ni chez vous, ni chez les
autres, à l'affection qui n'est point fondée sur l'estime. La vraie
sympathie est toujours une admiration et une estime de ce qu'on aime.
Nos semblants d'affection pour les gens indignes ne sont qu'illusion de
notre faiblesse; les sympathies apparentes des gens indignes pour nous
ne sont que piège, ou, quelquefois, effort illusoire de leurs repentirs.
Corneille a aimé la vérité. Il a peint des hommes de cœur malheureux,
parce que cela arrive. Il les a montrés aimés, et aimés par les gens de
bien qui les admirent, parce que c'est là le seul genre d'affection
véritable, et qu'à tout prendre, il n'y a ici-bas que la vertu qui soit
vraiment et profondément chérie.
C'est l'histoire de Sertorius, général romain.
Ce Sertorius était un partisan de la République, à l'époque où la
République romaine n'existait plus que de nom. Deux hommes, Sylla et
Pompée, Sylla chef suprême de Rome, Pompée alors son lieutenant,
tenaient les Romains asservis sous leur puissance. Sertorius, ne pouvant
pas défendre l'indépendance de ses concitoyens à Rome, s'était retiré en
Espagne avec ses partisans, et luttait contre Sylla et Pompée. Il
disait, pour bien marquer lui-même cette défense du pays sur une terre
étrangère:
«Rome n'est plus dans Rome; elle est toute où je suis!»
La reine d'Espagne, Viriate, aimait Sertorius, et eût désiré l'épouser.
De quelle affection l'aimait-elle? De celle que je vous disais plus
haut, d'une sympathie profonde fondée sur l'admiration de ses vertus.
Voici comment elle-même dépeignait à Thamire, sa dame d'honneur, ce
qu'elle sentait pour le grand Romain:
... Tu le connais, Thamire;
Car d'où pourrait mon trône attendre un ferme appui?
Et pour qui mépriser tous nos rois que pour lui?
Sertorius, lui seul digne de Viriate,
Mérite que pour lui tout mon amour éclate.
Fais-lui, fais-lui savoir le glorieux dessein
De m'affermir au trône en lui donnant la main.
. . . . . . . . . . . . . . . . . .
Ce ne sont pas les sens que mon amour consulte;
Il hait des passions l'impétueux tumulte;
Et son feu que j'attache aux soins de ma grandeur
Dédaigne tout mélange avec leur folle ardeur.
J'aime en Sertorius ce grand art de la guerre
Qui soutient un banni contre toute la terre;
J'aime en lui ces cheveux tout couverts de lauriers,
Ce front qui fait trembler les plus braves guerriers,
Ce bras qui semble avoir la victoire en partage.
L'amour de la vertu n'a jamais d'yeux pour l'âge;
Le mérite a toujours des charmes éclatants.
. . . . . . . . . . . . . . . . . .
Depuis que son courage à nos destins préside,
Un bonheur si constant de nos armes décide.
Que deux lustres de guerre
[50] assurent nos climats
Contre ces souverains de tant de potentats,
Et leur laissent à peine, au bout de dix années,
Pour se couvrir de nous, l'ombre des Pyrénées.
Nos rois, sans ce héros, l'un de l'autre jaloux,
Du plus heureux sans cesse auraient rompu les coups;
Jamais ils n'auraient pu choisir entre eux un maître.
C'est de ce ton qu'elle parle à sa confidente des desseins de son
cœur.
C'est du même ton qu'elle en parle à Sertorius lui-même. Car les
honnêtes gens qui ont un sentiment noble, dédaignent les misérables
finesses, et n'ont rien à cacher de leur âme. Ils la montrent sans
déguisement et sans scrupule. C'est leur gloire et c'est leur bonheur
qu'ils n'ont point à dissimuler, parce qu'ils n'ont point à rougir.
Qui voulez-vous que j'épouse en Espagne? dit-elle à Sertorius...
Parlons net sur ce choix d'un époux.
Êtes-vous trop pour moi? suis-je trop peu pour vous?
C'est m'offrir, et ce mot peut blesser les oreilles:
Mais un pareil amour sied bien à mes pareilles;
Et je veux bien, seigneur, qu'on sache désormais
Que j'ai d'assez bons yeux pour voir ce que je fais.
Je le dis donc tout haut, afin que l'on m'entende:
Je veux bien un Romain; mais je veux qu'il commande;
Et ne trouverais pas vos rois à dédaigner,
N'était
[51] qu'ils savent mieux obéir que régner.
Mais si de leur puissance ils vous laissent l'arbitre,
Leur faiblesse du moins en conserve le titre.
Ainsi ce noble orgueil qui vous préfère à tous,
En préfère le moindre à tout autre qu'à vous.
. . . . . . . . . . . . . . . . . .
Je vous avouerai plus: à qui que je me donne,
Je voudrai hautement soutenir ma couronne;
Et c'est ce qui me force à vous considérer,
De peur de perdre tout, s'il nous faut séparer:
Je ne vois que vous seul qui, des mers aux montagnes,
Sous un même étendard puisse unir nos Espagnes.
Mais ce que je propose en est le seul moyen:
. . . . . . . . . . . . . . . . . .
Quand nous sommes aux bords d'une pleine victoire,
Quel besoin avons-nous d'en partager la gloire?
Encore une campagne, et nos seuls escadrons
Aux aigles de Sylla font repasser les monts:
Et ces derniers venus auront droit de nous dire
Qu'ils auront en ces lieux établi notre empire!
Soyons d'un tel honneur l'un et l'autre jaloux;
Et, quand nous pouvons tout, ne devons rien qu'à nous.
Voilà comme Sertorius est aimé: par une reine, en homme qui est digne
d'être roi.
Il montre en effet qu'il est digne de ces grandes affections où la
confiance, l'estime, l'admiration et la gratitude se mêlent également,
par la manière courageuse et magnanime dont il résiste aux séductions de
son ennemi, Pompée.
Pompée commande, en Espagne, l'année opposée à Sertorius. Une trêve a
été conclue entre les deux camps, et Pompée, dans une entrevue, apporte
à Sertorius des propositions d'accommodement. Pompée, à l'époque où se
passe la tragédie, est un jeune homme, général distingué, parleur habile
et artificieux. Il cherche d'abord à séduire Sertorius en le flattant,
en admirant ses grandes vertus guerrières et ses éclatants succès:
L'inimitié qui règne entre les deux partis
N'y rend pas de l'honneur tous les droits amortis:
Comme le vrai mérite a ses prérogatives,
Qui prennent le dessus des haines les plus vives,
L'estime et le respect sont de justes tributs
Qu'aux plus fiers ennemis arrachent les vertus;
Et c'est ce que vient rendre à la haute vaillance,
Dont je ne fais ici que trop d'expérience,
L'ardeur de voir de près un si fameux héros,
Sans lui voir en la main piques ni javelots,
Et le front désarmé de ce regard terrible
Qui dans nos escadrons guide un bras invincible.
Je suis jeune, et guerrier, et tant de fois vainqueur
Que mon trop de fortune a pu m'enfler le cœur;
Mais, et ce franc aveu sied bien aux grands courages,
J'apprends plus contre vous par mes désavantages,
Que les plus beaux succès qu'ailleurs j'aie emportés
Ne m'ont encore appris par mes prospérités.
Je vois ce qu'il faut faire, à voir ce que vous faites.
Les sièges, les assauts, les savantes retraites,
Bien camper, bien choisir à chacun son emploi;
Votre exemple est partout une étude pour moi.
Ah! si je vous pouvais rendre à la république,
Que je croirais lui faire un présent magnifique!
Et que j'irais, seigneur, à Rome avec plaisir,
Puisque la trêve enfin m'en donne le loisir,
Si j'y pouvais porter quelque faible espérance
D'y conclure un accord d'une telle importance!
Près de l'heureux Sylla ne puis-je rien pour vous?
Et près de vous, seigneur, ne puis-je rien pour tous?
Sertorius répond de très haut, sans habiletés d'avocat et sans
précautions d'homme d'affaires. C'est bien l'homme tout à son sentiment,
qu'il connaît juste et grand, et tout au dessein qu'il a entrepris.
Vous me pourriez sans doute épargner quelque peine,
Si vous vouliez avoir l'âme toute romaine.
Mais, avant que d'entrer en ces difficultés,
Souffrez que je réponde à vos civilités.
Vous ne me donnez rien par cette haute estime
Que vous n'ayez déjà dans le degré sublime:
La victoire attachée à vos premiers exploits,
Un triomphe avant l'âge où le souffrent nos lois,
Avant la dignité qui permet d'y prétendre,
Font trop voir quels respects l'univers vous doit rendre.
Si dans l'occasion je ménage un peu mieux
L'assiette du pays, et la faveur des lieux,
Si mon expérience en prend quelque avantage,
Le grand art de la guerre attend quelquefois l'âge;
Le temps y fait beaucoup; et, de mes actions;
S'il vous a plu tirer quelques instructions,
Mes exemples un jour ayant fait place aux vôtres,
Ce que je vous apprends, vous l'apprendrez à d'autres;
Et ceux qu'aura ma mort saisis de mon emploi
S'instruiront contre vous, comme vous contre moi.
Quant à l'heureux Sylla, je n'ai rien à vous dire:
Je vous ai montré l'art d'affaiblir son empire;
Et si je puis jamais y joindre des leçons
Dignes de vous apprendre à repasser les monts,
Je suivrai d'assez près votre illustre retraite
Pour traiter avec lui sans besoin d'interprète;
Et sur les bords du Tibre, une pique à la main,
Lui demander raison pour le peuple romain.
Pompée, réservé, prudent, à la fois désireux d'adoucir Sertorius, et
tout plein de la pensée de son rôle futur dans l'Etat, répond plutôt en
parlant de l'avenir que du présent. Ce qu'il veut, dit-il, c'est ménager
le pouvoir, pour se le réserver à lui-même plus tard, et, alors, n'en
user que pour le bien du peuple et le rétablissement de la liberté
romaine:
Tous mes souhaits, seigneur, sont pour la liberté;
Et c'est ce qui me force à garder une place
Qu'usurperaient sans moi l'injustice et l'audace,
Afin que, Sylla mort, ce dangereux pouvoir
Ne tombe qu'en des mains qui sachent leur devoir.
Enfin je sais mon but, et vous savez le vôtre.
Voilà un singulier moyen de servir la liberté, répond Sertorius. Vous
voulez affranchir votre pays d'un pouvoir despotique...
Mais cependant, seigneur, vous servez comme un autre;
Et nous, qui jugeons tout sur la foi de nos yeux,
Et laissons le dedans à pénétrer aux dieux,
Nous craignons votre exemple, et doutons si dans Rome
Il n'instruit point le peuple à prendre loi d'un homme;
Et si votre valeur, sous le pouvoir d'autrui,
Ne sème point pour vous lorsqu'elle agit pour lui.
Comme je vous estime, il m'est aisé de croire
Que de la liberté vous feriez votre gloire,
Que votre âme en secret lui donne tous ses vœux;
Mais si je m'en rapporte aux esprits soupçonneux,
Vous aidez aux Romains à faire essai d'un maître,
Sous ce flatteur espoir qu'un jour vous pourrez l'être.
La main qui les opprime, et que vous soutenez,
Les accoutume au joug que vous leur destinez:
Et, doutant s'ils voudront se faire à l'esclavage,
Aux périls de Sylla vous tâtez leur courage.
Pompée est un peu étonné de cette franche et directe attaque, et, en
avocat habile, il a recours à un détour ingénieux. On l'accuse d'être
tyran après l'avoir accusé d'être esclave, ou plutôt on l'accuse d'être
tyran en sous-ordre, et de commander à titre de serviteur. Mais
Sertorius lui-même ne commande-t-il point? N'est-il point un despote à
sa manière? n'exerce-t-il pas en Espagne un pouvoir absolu, comme Sylla
fait à Rome?
Le temps détrompera ceux qui parlent ainsi;
Mais justifiera-t-il ce que l'on voit ici?
Permettez qu'à mon tour je parle avec franchise;
Votre exemple à la fois m'instruit et m'autorise:
Je juge, comme vous, sur la foi de mes yeux,
Et laisse le dedans à pénétrer aux dieux.
Ne vit-on pas ici sous les ordres d'un homme?
N'y commandez-vous pas, comme Sylla dans Rome?
Du nom de dictateur, du nom de général,
Qu'importe, si des deux le pouvoir est égal?
Les titres différents ne font rien à la chose:
Vous imposez des lois ainsi qu'il en impose;
Et s'il est périlleux de s'en faire haïr,
Il ne serait pas sûr de vous désobéir.
Pour moi, si quelque jour je suis ce que vous êtes,
J'en userai peut-être alors comme vous faites:
Jusque-là...
Sertorius se révolte. Lui, tyran! Lui, despote! Lui, un autre Sylla! le
Sylla de l'Espagne! Quelle est cette plaisante insinuation, ou cette
outrageante comparaison? Pompée attend, dit-il, le moment où lui aussi
sera maître pour décider sur le cas de Sertorius.—Mais, réplique
Sertorius,
. . . . . . Vous pourriez en douter jusque-là,
Et me faire un peu moins ressembler à Sylla.
Si je commande ici, le sénat me l'ordonne;
Mes ordres n'ont encore assassiné personne:
Je n'ai pour ennemis que ceux du bien commun;
Je leur fais bonne guerre et n'en proscris pas un.
C'est un asile ouvert que mon pouvoir suprême;
Et si l'on m'obéit, ce n'est qu'autant qu'on m'aime.
Oh! l'homme aimable que Pompée, et bien fait pour manœuvrer avec une
souplesse enveloppante dans les réunions d'hommes politiques! «Vous ne
commandez que par l'amour que vous inspirez», répond-il à Sertorius.
Mais, ajoute-t-il avec un sourire moitié flatteur, moitié railleur,
Votre pouvoir en est d'autant plus dangereux,
Qu'il rend de vos vertus les peuples amoureux,
Qu'en assujettissant vous avez l'art de plaire,
Qu'on croit n'être en vos fers qu'esclave volontaire,
Et que la liberté trouvera peu de jour
A détruire un pouvoir que fait régner l'amour.
Ainsi parlent, seigneur, les âmes soupçonneuses.
Mais n'examinons point ces questions fâcheuses,
Ni si c'est un sénat qu'un amas de bannis,
Que cet asile ouvert sous vous a réunis.
Une seconde fois, n'est-il aucune voie
Par où je puisse à Rome emporter quelque joie?
Elle serait extrême
[52] à trouver les moyens
De rendre un si grand homme à ses concitoyens.
Il est doux de revoir les murs de la patrie:
C'est elle par ma voix, seigneur, qui vous en prie;
C'est Rome...
L'effet des compliments insinuants et adroits sur les caractères
énergiques et les cœurs fiers est de les enfoncer plus avant dans
leurs résistances, et de leur faire embrasser leur dessein d'une plus
forte attache.
On met en suspicion les vertus républicaines de Sertorius, et en doute
la légitimité de son pouvoir, et, en même temps, on le flatte tout haut,
par compensation de l'insulter tout bas; et encore on prononce par deux
fois devant lui ce nom de Rome qui est toute son âme, pour insinuer
qu'il a rompu les liens qui l'unissaient à elle. Il s'emporte tout franc
alors, et éclate. Qu'est-ce donc qu'on appelle Rome?
Le séjour de votre potentat?
Qui n'a que ses fureurs pour maximes d'Etat?
Rome est ici, en Espagne, avec le Sénat proscrit, les patriotes chassés,
les légions fidèles à la loi, avec Sertorius enfin.
Je n'appelle plus Rome un enclos de murailles
Que ses proscriptions comblent de funérailles:
Ces murs, dont le destin fut autrefois si beau,
N'en sont que la prison, ou plutôt le tombeau;
Mais, pour revivre ailleurs dans sa première force,
Avec les faux Romains elle a fait plein divorce;
Et comme autour de moi j'ai tous ses vrais appuis,
Rome n'est plus dans Rome, elle est toute où je suis!
Ce qui serait digne de Pompée, ce n'est pas de servir sous Sylla, ce
n'est pas de chercher à séduire Sertorius, ce serait de s'unir aux
patriotes, aux républicains, aux vrais Romains, pour briser un joug
odieux, déshonorant pour Rome, inutile et funeste au monde.
Je ne sais qu'une voie
Qui puisse avec honneur vous donner cette joie.
Unissons-nous ensemble, et le tyran est bas:
Rome à ce grand dessein ouvrira tous ses bras.
Ainsi nous ferons voir l'amour de la patrie,
Pour qui vont les grands cœurs jusqu'à l'idolâtrie;
Et nous épargnerons ces flots de sang romain
Que versent tous les ans votre bras et ma main.
Pompée, en venant pressentir Sertorius, avait une pensée de derrière la
tête, un dernier argument en réserve, comme un général a une dernière
troupe en arrière-garde qu'il ne fait donner qu'au moment suprême pour
assurer la victoire.
Cette raison décisive est une proposition de Sylla, qui a autorisé
Pompée à dire à Sertorius qu'il consentait à se démettre du pouvoir, si
Sertorius consentait à mettre bas les armes.
C'est ce que Pompée se décide enfin à dévoiler à Sertorius:
Je sais une autre voie, et plus noble et plus sûre.
Sylla, si vous voulez, quitte sa dictature;
Et déjà, de lui-même, il s'en serait démis,
S'il voyait qu'en ses lieux il n'eût plus d'ennemis.
Mettez les armes bas, je réponds de l'issue;
J'en donne ma parole après l'avoir reçue.
Si vous êtes Romain, prenez l'occasion.
Mais Sertorius aussi est général, et connaît les ruses de guerre. Il
flaire un piège, et répond froidement: Sylla doit me tromper, puisqu'il
vous a bien séduit vous-même:
Je ne m'éblouis point de cette illusion.
Je connais le tyran, j'en vois le stratagème;
Quoi qu'il semble promettre, il est toujours lui-même.
Vous qu'à sa défiance il a sacrifié
Jusques à vous forcer d'être son allié...
Pompée est battu. Il n'a plus de corps de réserve à faire donner, et
même il est forcé dans ses derniers retranchements. On lui a montré
qu'il est un peu la dupe de Sylla, et tout à fait son prisonnier. Ainsi
finit cette entrevue entre le lion et le renard.
Je vous ai cité toute cette scène, mes chers amis, d'abord parce qu'elle
est très belle, bien entendu, ensuite parce que vous entendrez dire
quelquefois que Corneille est souvent une espèce d'avocat dans ses
tragédies, qu'il y fait de grands discours, et même des discours qui
sentent le tribunal et la chicane, qu'il plaide enfin.
C'est très vrai, cela. Corneille aime à plaider envers, et plaide bien.
Mais il ne faut peut-être pas lui en faire un très grand reproche, parce
que, quand il met en présence deux de ses personnages comme deux
avocats, ce n'est pas au meilleur avocat qu'il fait gagner le procès,
c'est à la meilleure cause.
Dans la scène de tout à l'heure, le talent d'avocat, l'habileté,
l'adresse, l'amabilité insinuante, et les ressources des mouvements
tournants, c'est Pompée qui a tout cela. Sertorius va droit devant lui,
dans sa pleine franchise, et le mouvement rude et fort de sa passion
pour le bien. Et qui est battu? c'est Pompée. Qui s'en va intact, et
victorieux, et assez dédaigneux? c'est Sertorius.
Il n'est pas défendu d'être habile. Mais Corneille sait très bien que la
plus grande habileté humaine, c'est encore de penser toujours la même
chose, une fois qu'on se sent dans le vrai, et que, contre cette
obstination tranquille dans une idée juste, tout vient se briser, sans
même qu'on mette grand effort dans la résistance. Remportez souvent de
ces victoires-là.
Hélas! c'est la dernière que Sertorius aura remportée.
La vertu donne la bonne réputation toujours, la gloire quelquefois,
l'influence sur les hommes souvent, la fierté d'une bonne conscience et
la paix du cœur infailliblement. Elle ne donne pas toujours le succès
définitif. Il n'importe; et Corneille, comme je vous le disais au
commencement, a voulu justement prouver qu'il n'importe pas. Sertorius
meurt au moment du triomphe de ses idées, ou, du moins, au moment où ce
qu'il déteste le plus au monde, la tyrannie, va disparaître.
La proposition de Sylla n'était pas un piège. Sylla, réellement,
voulait abdiquer, et, de fait, on apprend qu'il abdique. Mais, en même
temps, on apprend que Sertorius a été tué. Perpenna, un de ses
lieutenants, jaloux de lui, le trahissait. Il l'a fait périr. Il vient
s'en faire honneur devant Viriate, en l'assurant qu'il a commis cette
lâcheté par amour pour elle:
Sertorius est mort: cessez d'être jalouse,
Madame, du haut rang qu'aurait pris son épouse,
Et n'appréhendez plus, comme de son vivant,
Qu'en vos propres Etats elle ait le pas devant.
Si l'espoir d'Aristie
[53] a fait ombrage au vôtre,
Je puis vous assurer et d'elle et de tout autre,
Et que ce coup heureux saura vous maintenir
Et contre le présent et contre l'avenir.
C'était un grand guerrier, mais dont le sang ni l'âge
Ne pouvaient avec vous faire un digne assemblage;
Et, malgré ces défauts, ce qui vous en plaisait,
C'était sa dignité qui vous tyrannisait.
Le nom du général vous le rendait aimable;
A vos rois, à moi-même il était préférable:
Vous vous éblouissiez du titre et de l'emploi;
Et je viens vous offrir et l'un et l'autre en moi,
Avec des qualités, où votre âme hautaine
Trouvera mieux de quoi mériter une reine....
Viriate éclate en imprécations ironiques contre le misérable. Jamais
Sertorius n'a paru si grand que dans cette noble et fière louange de ses
vertus faite par celle qui l'aimait, et dans la confusion où son ennemi
reste comme accablé:
En effet, c'est à moi de répondre;
Et mon silence ingrat a droit de me confondre.
Ce généreux exploit, ces nobles sentiments
Méritent de ma part de hauts remercîments;
Les différer encor, c'est lui faire injustice.
Il m'a rendu sans doute un signalé service;
Mais il n'en sait encor la grandeur qu'à demi:
Le grand Sertorius fut son parfait ami;
Apprenez-le, seigneur (car je me persuade
Que nous devons ce titre à votre nouveau grade;
Et, pour le peu de temps qu'il pourra vous durer,
Il me coûtera peu de vous le déférer):
Sachez donc que pour vous il osa me déplaire,
Ce héros; qu'il osa mériter ma colère;
Que malgré son amour, que malgré mon courroux,
Il a fait tous efforts pour me donner à vous;
Et qu'à moins qu'il vous plût lui rendre sa parole,
Tout mon dessein n'était qu'une attente frivole;
Qu'il s'obstinait pour vous au refus de ma main.
. . . . . . . . . . Permettez que j'estime
La grandeur de l'amour par la grandeur du crime.
Chez lui-même, à sa table, au milieu d'un festin,
D'un si parfait ami devenir l'assassin,
Et de son général se faire un sacrifice,
Lorsque son amitié lui rend un tel service;
Renoncer à la gloire, accepter pour jamais
L'infamie et l'horreur qui suit les grands forfaits;
Jusqu'en mon cabinet porter sa violence,
Pour obtenir ma main m'y tenir sans défense:
Tout cela d'autant plus fait voir ce que je doi
A cet excès d'amour qu'il daigne avoir pour moi;
Tout cela montre une âme au dernier point charmée.
Il serait moins coupable à m'avoir moins aimée;
Et, comme je n'ai point les sentiments ingrats,
Je lui veux conseiller de ne m'épouser pas:
Ce serait en son lit mettre son ennemie,
Pour être à tous moments maîtresse de sa vie;
Et je me résoudrais à cet excès d'honneur,
Pour mieux choisir la place à lui percer le cœur.
Seigneur, voilà l'effet de ma reconnaissance.
Du reste, ma personne est en votre puissance;
Vous êtes maître ici; commandez, disposez,
Et recevez enfin ma main, si vous l'osez.
Du reste, l'assassin sera puni comme il mérite de l'être. Pompée est un
habile et un diplomate; mais il n'est pas un misérable. Il a grand
cœur et sait estimer ses ennemis. Il fait jeter Perpenna au peuple
ameuté, qui déchire le meurtrier du grand Sertorius.
En donnant cet ordre terrible mais juste, il dit, du grand ton dont il
doit parler plus tard quand il sera maître du monde:
C'est assez.
Je suis maître; je parle; allez, obéissez!
Puis, se retournant vers Viriate, désolée, mais toujours fière:
Ne vous offensez pas d'ouïr parler en maître,
Grande reine; ce n'est que pour punir un traître.
Criminel envers vous d'avoir trop écouté
L'insolence où montait sa noire lâcheté,
J'ai cru devoir sur lui prendre ce haut empire,
Pour me justifier avant que vous rien dire:
Mais je n'abuse point d'un si facile accès,
Et je n'ai jamais su dérober mes succès.
Quelque appui que son crime aujourd'hui vous enlève,
Je vous offre la paix, et ne romps point la trêve;
Et ceux de nos Romains qui sont auprès de vous
Peuvent y demeurer sans craindre mon courroux.
Viriate a une admirable réponse. Elle aimait Sertorius, et était
l'ennemie des Romains à cause de lui. Magnifique hommage à la mémoire
pure et grande de Sertorius. Sertorius mort, elle met bas les armes,
renonce à la guerre, au mariage, à tout rôle politique.
Elle vieillira, grave et triste, enveloppée dans son deuil, et n'ayant
plus d'autre entretien que le souvenir du grand patriote, du grand
proscrit, du grand vaincu. Elle se considère comme la veuve de
Sertorius, et la gardienne de sa tombe. Nous avons vu précédemment
(chap. IX) Cornélie survivant à Pompée pour faire respecter sa mémoire
et ne vivre que de son souvenir; Viriate est la Cornélie de Sertorius:
Moi, j'accepte la paix que vous m'avez offerte;
C'est tout ce que je puis, seigneur, après ma perte;
Elle est irréparable: et comme je ne voi
Ni chefs dignes de vous, ni rois dignes de moi,
Je renonce à la guerre ainsi qu'à l'hyménée;
Mais j'aime encor l'honneur du trône où je suis née.
D'une juste amitié je sais garder les lois,
Et ne sais point régner comme règnent nos rois:
S'il faut que sous votre ordre ainsi qu'eux je domine,
Je m'ensevelirai sous ma propre ruine;
Mais si je puis régner sans honte et sans époux,
Je ne veux d'héritiers que votre Rome, ou vous.
Vous choisirez, seigneur; ou si votre alliance
Ne peut voir mes Etats sous ma seule puissance,
Vous n'avez qu'à garder cette place en vos mains,
Et je m'y tiens déjà captive des Romains.
On est digne, quelquefois, de comprendre les sentiments qu'on est
capable d'inspirer. Pompée, qui plus tard laissera à une Cornélie le
souvenir ineffaçable de lui-même, comprend tout ce qu'il y a de noble
dans le renoncement triste et désolé de Viriate. Il s'incline devant
cette noble infortune et cette grande douleur, et répond:
Madame, vous avez l'âme trop généreuse
Pour ne pas obtenir une paix glorieuse;
A Rome l'on verra mon pouvoir abattu,
Ou j'y ferai toujours honorer la vertu.
«Honorer la vertu.» Ce n'est peut-être pas le Pompée de l'histoire qui
parle ainsi; mais c'est Corneille. Quand Corneille ne couronne pas ses
héros vertueux de gloire et de prospérité, il les couronne d'honneur et
de respect après leur mort. Comme autour de Polyeucte, martyr de sa
foi, il amenait Pauline enthousiaste et prête au sacrifice, Félix
converti et repentant, Sévère respectueux et attendri: de même sur la
tombe de Sertorius, martyr de son patriotisme, il réunit les deux
ennemis, Viriate et Pompée, l'une vouée à un deuil éternel, l'autre
respectueusement ému, dans une même pensée de regret, d'admiration, de
vénération, et d'esprit de paix.
CHAPITRE XII.
LE MENTEUR.
Vous voyez ce que c'est qu'une tragédie, et comme Corneille sait en
faire une belle leçon à nous enseigner la patience, la sincérité, la
clémence, l'honneur, le patriotisme. Il était si plein de ces grandes
idées et de ces beaux sentiments que, même dans ses comédies, il a
quelquefois touché, avec autant de puissance que dans ses autres
ouvrages, ces nobles pensées. Je vous ai dit que les comédies étaient
des pièces de théâtre pour faire rire innocemment les honnêtes gens.
Corneille sait faire rire en effet; mais il déteste tant tout ce qui est
bas, que, quand il rencontre, en écrivant sa comédie, un défaut honteux,
il ne peut s'empêcher de prendre sa grande voix pour le flétrir. Ainsi
il a fait une comédie qui s'appelle le Menteur.
Il y a dans cette comédie un jeune homme, nommé Dorante, un étudiant,
qui n'est pas du tout un mauvais cœur, mais qui est léger et étourdi,
et qui aime à inventer des histoires, un peu pour s'amuser, parce qu'il
a l'imagination vive, un peu par vanité, et pour faire admirer les
étonnantes aventures par où il veut faire croire qu'il a passé. Il
arrive à Paris, et quelqu'un lui fait comprendre ce qu'est cette grande
ville où il entre:
Connaissez mieux Paris, puisque vous en parlez.
Paris est un grand lieu plein de marchands mêlés:
L'effet n'y répond pas toujours à l'apparence;
On s'y laisse duper autant qu'en lieu de France;
Et parmi tant d'esprits plus polis et meilleurs,
Il y croît des badauds autant et plus qu'ailleurs.
Dans la confusion que ce grand monde apporte,
Il y vient de tous lieux des gens de toute sorte;
Et dans toute la France il est fort peu d'endroits
Dont il n'ait le rebut aussi bien que le choix.
Comme on s'y connaît mal, chacun s'y fait de mise
[54],
Et vaut communément autant comme il se prise
[55]:
De bien pires que vous s'y font assez valoir.
Notre jeune homme profite trop vite de ses conseils, et ne songe qu'à
«paraître» et «se faire valoir». Il raconte à ses nouvelles
connaissances une foule de brillantes affaires qui ne lui sont pas
arrivées. Il a été à la guerre et s'y est très bien conduit.
Et durant ces quatre ans
Il ne s'est fait combats, ni sièges importants,
Nos armes n'ont jamais remporté de victoire,
Où cette main n'ait eu bonne part à la gloire...
A peine de retour à Paris, il a donné une fête superbe sur la Seine:
Comme à mes chers amis je vous veux tout conter.
J'avais pris cinq bateaux pour mieux tout ajuster;
Les quatre contenaient quatre chœurs de musique,
Capables de charmer le plus mélancolique.
Au premier, violons; en l'autre, luths et voix;
Des flûtes, au troisième; au dernier, des hautbois,
Qui tour à tour dans l'air poussaient des harmonies
Dont on pouvait nommer les douceurs infinies.
Le cinquième était grand, tapissé tout exprès
De rameaux enlacés pour conserver le frais,
Dont chaque extrémité portait un doux mélange
De bouquets de jasmin, de grenade, et d'orange.
Je fis de ce bateau la salle du festin:
Là je menai l'objet qui fait seul mon destin
[56];
De cinq autres beautés la sienne fut suivie,
Et la collation fut aussitôt servie.
Je ne vous dirai point les différents apprêts,
Le nom de chaque plat, le rang de chaque mets:
Vous saurez seulement qu'en ce lieu de délices
On servit douze plats, et qu'on fit six services,
Cependant que les eaux, les rochers et les airs,
Répondaient aux accents de nos quatre concerts.
Après qu'on eut mangé, mille et mille fusées,
S'élançant vers les cieux, ou droites ou croisées,
Firent un nouveau jour, d'où tant de serpenteaux
[57]
D'un déluge de flamme attaquèrent les eaux,
Qu'on crut que, pour leur faire une plus rude guerre,
Tout l'élément du feu tombait du ciel en terre.
Après ce passe-temps on dansa jusqu'au jour,
Dont le soleil jaloux avança le retour:
S'il eût pris notre avis, sa lumière importune
N'eût pas troublé sitôt ma petite fortune;
Mais, n'étant pas d'humeur à suivre nos désirs,
Il sépara la troupe, et finit nos plaisirs.
Pourquoi tous ces mensonges? lui demande son valet qui s'en
effraie.—Pourquoi? pour donner de soi une idée avantageuse. On serait
bien en air de cour si l'on disait tout naïvement qu'on est un étudiant
en droit qui revient de Poitiers!
O le beau compliment à charmer une dame,
De lui dire d'abord: «J'apporte à vos beautés
Un cœur nouveau venu des universités;
Si vous avez besoin de lois et de rubriques,
Je sais le Code entier avec les Authentiques,
Le Digeste nouveau, le vieux, l'Infortiat,
Ce qu'en a dit Jason, Balde, Accurse, Alciat
[58]!»
Qu'un si riche discours nous rend considérables!
Qu'on amollit par là de cœurs inexorables!
Qu'un homme à paragraphe
[59] est un joli galant!
On s'introduit bien mieux à titre de vaillant:
Tout le secret ne gît qu'en un peu de grimace,
A mentir à propos, jurer de bonne grâce,
Étaler force mots qu'elles n'entendent pas;
Faire sonner Lamboy, Jean de Vert, et Galas
[60];
Nommer quelques châteaux de qui les noms barbares
Plus ils blessent l'oreille, et plus leur semblent rares;
Avoir toujours en bouche angles, lignes, fossés,
Vedette, contrescarpe, et travaux avancés:
Sans ordre et sans raison, n'importe, on les étonne;
On leur fait admirer les baies qu'on leur donne:
Et tel, à la faveur d'un semblable débit,
Passe pour homme illustre, et se met en crédit.
Voilà notre homme, et comme il dirige sa vie dans la ville nouvelle
qu'il veut éblouir. Il n'y a pas grand mal, on peut le dire, tant qu'il
débite ces sornettes à des jeunes gens aussi fous que lui. Mais prenez
garde: ce qu'il y a de mauvais dans les mensonges, même désintéressés,
et dans les paroles en l'air, c'est qu'on prend l'habitude de dire des
faussetés, et qu'on en dit ensuite même dans les circonstances graves,
même aux personnes à qui l'on doit respect, même à son père.
Dorante, le Menteur, raconte faussement
à son père qu'il est marié.
(Le Menteur.)
P. 154-155.
Le Menteur de la comédie de Corneille a fait un mensonge à son père.
Il lui a dit qu'il était marié. Cette fois, l'auteur change de ton, et
il met dans la bouche du vieillard offensé un des plus beaux discours
contre le mensonge qui ait été écrit: «Etes-vous gentilhomme?» demande
brusquement le père à ce fils irrespectueux.
Etant sorti de vous, la chose est peu douteuse.
Croyez-vous qu'il suffit d'être sorti de moi?
Avec toute la France aisément je le croi.
Et ne savez-vous point avec toute la France
D'où ce titre d'honneur a tiré sa naissance,
Et que la vertu seule a mis en ce haut rang
Ceux qui l'ont jusqu'à moi fait passer dans leur sang?
J'ignorerais un point que n'ignore personne,
Que la vertu l'acquiert, comme le sang le donne?
Où le sang a manqué, si la vertu l'acquiert,
Où le sang l'a donné, le vice aussi le perd.
Ce qui naît d'un moyen périt par son contraire;
Tout ce que l'un a fait, l'autre peut le défaire;
Et, dans la lâcheté du vice où je te voi,
Tu n'es plus gentilhomme, étant sorti de moi.
Laisse-moi parler, toi de qui l'imposture
Souille honteusement ce don de la nature:
Qui se dit gentilhomme, et ment comme tu fais,
Il ment quand il le dit, et ne le fut jamais.
Est-il vice plus bas? est-il tache plus noire,
Plus indigne d'un homme élevé pour la gloire?
Est-il quelque faiblesse, est-il quelque action
Dont un cœur vraiment noble ait plus d'aversion,
Puisqu'un seul démenti lui porte une infamie
Qu'il ne peut effacer s'il n'expose sa vie,
Et si dedans le sang il ne lave l'affront
Qu'un si honteux outrage imprime sur son front?
Qui vous dit que je mens?
Qui me le dit, infâme?
Dis-moi, si tu le peux, dis le nom de ta femme.
Le conte qu'hier au soir tu m'en fis publier....
CLITON,
bas, à Dorante[61].
Dites que le sommeil vous l'a fait oublier.
Ajoute, ajoute encore avec effronterie
Le nom de ton beau-père et de sa seigneurie;
Invente à m'éblouir quelques nouveaux détours.
Appelez la mémoire ou l'esprit au secours.
De quel front cependant faut-il que je confesse
Que ton effronterie a surpris ma vieillesse,
Qu'un homme de mon âge a cru légèrement
Ce qu'un homme du tien débite impudemment?
Tu me fais donc servir de fable et de risée,
Passer pour esprit faible et pour cervelle usée!
Mais, dis-moi, te portais-je à la gorge un poignard?
Voyais-tu violence ou courroux de ma part?
Si quelque aversion t'éloignait de Clarice
[62],
Quel besoin avais-tu d'un si lâche artifice?
Et pouvais-tu douter que mon consentement
Ne dût tout accorder à ton contentement,
Puisque mon indulgence, au dernier point venue,
Consentait à tes yeux l'hymen d'une inconnue?
Ce grand excès d'amour que je t'ai témoigné
N'a point touché ton cœur, ou ne l'a point gagné:
Ingrat, tu m'as payé d'une impudente feinte,
Et tu n'as eu pour moi respect, amour ni crainte.
Va, je te désavoue.
Quoi? des contes en l'air et sur l'heure inventés?
En est-il dans ta bouche?
Voici pour votre adresse une assez rude touche.
Si vous ne m'en croyez,
Croyez-en pour le moins Cliton que vous voyez;
Il sait tout mon secret.
Tu ne meurs pas de honte
Qu'il faille que de lui je fasse plus de compte,
Et que ton père même, en doute de ta foi,
Donne plus de croyance à ton valet qu'à toi!
Voilà comment Corneille savait, même dans une comédie, donner, en
passant, une leçon de respect envers les êtres vénérables, et de respect
aussi envers soi-même. Quand vous lirez les comédies, vous verrez qu'on
s'y permet d'ordinaire un peu de libertés à cet égard. Comme c'est un
ouvrage naturellement plaisant, il est admis qu'on y peut parler en
badinant des choses sérieuses. Corneille le fait lui-même. Mais
l'autorité du père, non, c'est une affaire trop grave; Corneille ne
permet pas qu'on s'en amuse, et si un jeune homme de comédie, un
étourdi, aimable d'ailleurs, pousse jusque-là la raillerie, vite il
donne au père, à ce bon bourgeois de père, très simple jusqu'à ce
moment, et très bonhomme, toute la dignité que vous avez vue chez Don
Diègue et chez le vieil Horace, parce que pour un fils, tout père, quel
qu'il soit, doit être ni plus ni moins qu'un Horace ou un Don Diègue.
CHAPITRE XIII.
CORNEILLE CHEZ LUI.—VIEILLESSE ET MORT DU POÈTE.
Tel était ce Corneille, le poète en France qui a eu la plus haute idée
de l'homme, et qui en a laissé, à vingt reprises, dans ses œuvres, la
plus grande image. On l'appelait le Grand Corneille en son temps, et
Voltaire a exprimé le sentiment de la postérité en disant: «Le Grand
Corneille, ainsi nommé pour le distinguer, non de son frère, mais du
reste des hommes.»
Et cet homme, si grand en effet, ne vous imaginez pas qu'il fût vain de
ses succès et de sa gloire. Vous l'auriez vu, que vous ne l'auriez pas
distingué du plus humble et obscur bourgeois de Paris. Il était trop
humble même, timide et embarrassé dans les compagnies. Il parlait
lentement et ne savait pas faire valoir, en les lisant, ses vers
admirables.
Sa vie était celle de l'homme le plus simple et le plus ignoré, ajoutez
le plus vertueux. Il la passait au milieu de sa femme, de ses enfants,
de son frère et des enfants de celui-ci. Ce frère, Thomas Corneille,
était poète aussi, beaucoup moins distingué, et il avait quelquefois
plus de succès que lui. Jamais il n'y eut entre eux deux la moindre
lueur de jalousie, ni le moindre commencement d'inimitié. On vivait en
commun, partageant les joies et les chagrins. Quand Pierre avait besoin
d'une rime qui lui échappait, il la demandait à son frère. Il aurait pu
lui donner son génie, qu'il le lui aurait donné de bon cœur.