Correspondance, 1812-1876 — Tome 1
The Project Gutenberg eBook of Correspondance, 1812-1876 — Tome 1
Title: Correspondance, 1812-1876 — Tome 1
Author: George Sand
Release date: October 5, 2004 [eBook #13629]
Most recently updated: October 28, 2024
Language: French
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GEORGE SAND
CORRESPONDANCE
1812-1876
I
QUATRIÈME ÉDITION
PARIS CALMANN LÉVY, ÉDITEUR. ANCIENNE MAISON MICHEL LÉVY FRÈRES 3, RUE AUBER, 3
1883
CORRESPONDANCE DE GEORGE SAND
I
A MADAME MAURICE DUPIN[1] QUI ALLAIT QUITTER NOHANT[2]
1812.
Que j'ai de regret de ne pouvoir te dire adieu! Tu vois combien j'ai de chagrin de te quitter. Adieu pense à moi, et sois sûre que je ne t'oublierai point.
Ta fille.
Tu mettras la réponse derrière le portrait du vieux Dupin[3].
[1] Mademoiselle Aurore Dupin avait alors huit ans.
[2] Propriété de madame Dupin de Francueil, puis de George Sand,
près la Châtre (Indre).
[3] Portrait au pastel de M. Dupin de Francueil, qui se trouve dans
le salon de Nohant.
II
A LA MÊME, A PARIS
Nohant, 24 février 1815
Oh! oui, chère maman, je t'embrasse; je t'attends, je te désire et je meurs d'impatience de te voir ici. Mon Dieu, comme tu es inquiète de moi! Rassure-toi, chère petite maman. Je me porte à merveille. Je profite du beau temps. Je me promène, je cours, je vas, je viens, je m'amuse, je mange bien, dors mieux et pense à toi plus encore.
Adieu, chère maman; ne sois donc point inquiète. Je t'embrasse de tout mon coeur.
AURORE[1].
[1] Mademoiselle Aurore Dupin avait alors onze ans.
III
A.M. CARON, A PARIS
Nohant, 21 novembre 1823.
J'ai reçu votre envoi, mon petit Caron, et je vous remercie de votre extrême obligeance. Toutes mes commissions sont faites le mieux du monde, et vous êtes gentil comme le père Latreille[1].
Vous m'avez envoyé assez de guimauve pour faire pousser deux millions de dents; comme j'espère que mon héritier[2] n'en aura pas tout à fait autant, j'ai fait deux bouteilles de sirop dont vous vous lécherez les barbes si vous vous dépêchez de venir à Nohant; car mon petit n'est pas disposer à vous en laisser beaucoup. Au reste, votre envoi a fait bon effet, puisque nous avons deux grandes dents. Vous seriez amoureux de lui maintenant: il est beau comme vous, et leste comme son père. J'aimerais autant tenir une grenouille, elle ne sauterait pas mieux.
Adieu, mon petit père. Nous vous embrassons et sommes vos bons amis.
LES DEUX CASIMIRS[3].
[1] Vieil ami et correspondant de la famille. [2] Maurice, son fils, qui avait alors quatre mois. [3] Nom de François-Casimir Dudevant, son mari.
IV
A MADAME MAURICE DUPIN, A PARIS
Je ne sais pas la date. Nous sommes le deuxième dimanche de carême[1].
Je suis enchantée d'apprendre que vous vous portiez mieux, chère petite maman, et j'espère bien qu'à l'heure où j'écris, vous êtes tout à fait guérie; du moins je le désire de tout mon coeur, et, si je le pouvais, je vous rendrais vos quinze ans, chose qui vous, ferait grand plaisir, ainsi qu'à bien d'autres.
C'est un grand embarras que vous avez pris de sevrer un gros garçon comme Oscar[2], et vous avez rendu à Caroline[3] un vrai service de mère. Le mien n'a plus besoin de nourrice, il est sevré. C'est peut-être un peu tôt; mais il préfère la soupe et l'eau et le vin à tout, et, comme il ne cherche pas à teter, mon lait a diminué, sans que ni lui ni moi nous en apercevions.
Il est superbe de graisse et de fraîcheur il a des couleurs très vives, l'air très décidé, et le caractère idem. Il n'a toujours que six dents; mais il s'en sert bien pour manger du pain, des oeufs, de la galette, de la viande, enfin tout ce qu'il peut attraper. Il mord, comme un petit chien, les mains qui, l'ennuient en voulant le coiffer, etc. Il pose très bien ses pieds pour marcher, mais il est encore trop jeune pour courir après Oscar: dans un an ou deux, ils se battront pour leurs joujoux.
J'espère, ma chère maman, que le désir que vous me témoignez de nous revoir, et que nous partageons, sera bientôt rempli. Nous espérons faire une petite fugue vers Pâques, pour présenter M. Maurice à son grand-papa, qui ne le connaît pas encore et qui désire bien le voir, comme vous pensez. Je veux lui faire une surprise. Je ne lui parlerai de rien dans mes lettres et je lui enverrai Maurice sans dire qui il est. Nous, nous serons derrière la porte pour jouir de son erreur. Mais j'ai tort de vous dire cela, car je veux vous en faire autant. Ainsi n'attendez pas que je vous prévienne de mon arrivée.
Adieu, ma chère maman; donnez-moi encore de vos nouvelles. Je vous embrasse de tout mon coeur, Casimir en fait autant; pour Maurice, quand on veut l'embrasser, il tourne la tête et présente son derrière; j'espère que vous le corrigerez de cette mauvaise habitude.
[1] C'était le 17 mars 1824. [2] Oscar Cazamajou, neveu de George Sand. [3] Madame Cazamajou, soeur aînée de George Sand.
V
A LA MÊME
Nohant, 29 juin 1825.
Vous devez me trouver bien paresseuse, ma chère petite maman, et je le suis en effet. Je mène une vie si active, que je ne me sens le courage de rien, le soir en rentrant, et que je m'endors aussitôt que je reste un instant en place.
Ce sont là de bien mauvaises raisons, j'en conviens; mais, du moment que nous sommes tous bien portants, quelles nouvelles à vous donner de notre tranquille pays, où nous vivons en gens plus tranquilles encore; voyant pen de personnes et nous occupant de soins champêtres, dont la description ne vous amuserait guère? J'ai reçu des nouvelles de Clotilde[1], qui m'a dit que vous vous portiez bien; c'est ce qui me rassurait sur votre compte et contribuait à mon silence puisque j'étais sans inquiétude.
Si vous eussiez effectué le projet de venir à Nohant, nous aurions dans ce moment le chagrin de vous quitter. Je pars dans huit jours pour les Pyrénées. J'ai eu le bonheur d'avoir ici pendant quelques jours, deux aimables soeurs, mes amies intimes de couvent, qui se rendent aux mêmes eaux, avec leur père, et un vieil ami fort gai et fort aimable. En quittant Chateauroux, elles n'ont pu se dispenser de venir passer quelques jours à Nohant, qui était devenu pour moi un lieu de délices par la présence de ces bonnes amies. Je les ai reconduites un bout de chemin et ne les ai quittées qu'avec la promesse de les rejoindre bientôt.
Nous allons donc entreprendre un petit voyage de cent quarante lieues d'une traite. C'est peu pour vous qui faites le voyage d'Espagne comme celui de Vincennes; mais c'est beaucoup pour Maurice, qui aura demain deux ans. J'espère néanmoins qu'il ne s'en apercevra pas, à en juger par celui de Nohant, qu'il trouve trop court à son gré. D'ailleurs, nous ne voyagerons que le jour et en poste. Nous sommes donc dans l'horreur des paquets. Nous emmenons Fanchou[2], et Vincent[3], qui est fou de joie de voyager sur le siège de la voiture. Pour moi, je suis enchantée de revoir les Pyrénées, dont je ne me souviens guère, mais dont on me fait de si belles descriptions. Ne manquez pas de nous donner de vos nouvelles: car il semble qu'on soit plus inquiet quand on est plus éloigné.
Adieu, ma chère maman, je vous embrasse tendrement et vous désire une bonne santé et du plaisir surtout; car, chez vous comme chez moi, l'un ne va guère sans l'autre. Maurice est grand comme père et mère et beau, comme un Amour. Casimir vous embrasse de tout son coeur. Pour moi, je me porte très bien, sauf un reste de toux et de crachement de sang qui passeront, j'espère, avec les eaux.
Nous resterons deux mois au plus aux eaux; de là, nous irons à Nérac chez le papa[4], où nous demeurerons tout l'hiver. Au mois de mars ou d'avril, nous serons à Nohant, où nous vous attendrons avec ma tante et Clotilde.
[1] Clotilde Daché, née Maréchal, cousine de George Sand.
[2] Femme de chambre.
[3] Cocher
[4] Le baron Dudevant, beau-pére de George Sand.
VI
A LA MÊME
Bagnères, 28 août 1825.
Ma chère petite maman,
J'ai reçu votre aimable lettre à Cauterets, et je n'ai pu y répondre tout de suite pour mille raisons. La première, c'est que Maurice venait d'être sérieusement malade, ce qui m'avait donné beaucoup d'inquiétude et d'embarras.
Il est parfaitement guéri depuis quelques jours que nous sommes ici et que nous avons retrouvé le soleil et la chaleur. Il a repris tout à fait appétit, sommeil, gaieté et embonpoint. Aussitôt qu'il a été hors de danger, j'ai profité de sa convalescence pour courir les montagnes de Cauterets et de Saint-Sauveur, que je n'avais pas eu le temps de voir. Je n'ai donc pas eu une journée à moi pour écrire à qui que ce soit; tout le monde m'en veut et je m'en veux à moi-même. Mais, après avoir fait, presque tous les jours, des courses de huit, dix, douze et quatorze lieues à cheval, j'étais tellement fatiguée, que je ne songeais qu'à dormir, encore quand Maurice me le permettait. Aussi j'ai été fort souffrante de la poitrine, et j'ai eu des toux épouvantables; mais je ne me suis point arrêtée à ces misères, et, en continuant des exercices violents, j'ai retrouvé ma santé et un appétit qui effraye nos compagnons de voyage les plus voraces.
Je suis dans un tel enthousiasme des Pyrénées, que je ne vais plus rêver et parler, toute ma vie, que montagnes, torrents, grottes et précipices. Vous connaissez ce beau pays, mais pas si bien que moi, j'en suis sûre; car beaucoup des merveilles que j'ai vues, sont enfouies dans des chaînes de montagnes où les voitures et même les chevaux n'ont jamais pu pénétrer. Il faut marcher à pic des heures entières dans des gravats qui s'écroulent à tout instant, et sur des roches aiguës où on laisse ses souliers et partie de ses pieds.
À Cauterets, on a une manière de gravir les rochers fort commode. Deux hommes vous portent sur une chaise attachée à un brancard, et sautent ainsi de roche en roche au-dessus de précipices sans fond, avec une adresse, un aplomb et une promptitude qui vous rassurent pleinement et vous font braver tous les dangers; mais, comme ils sentent le bouc d'une lieue et que très souvent on meurt de froid après une ou deux heures de l'après-midi, surtout au haut dés montagnes, j'aimais mieux marcher. Je sautais comme eux d'une pierre à l'autre, tombant souvent et me meurtrissant les jambes, riant quand même de mes désastres et de ma maladresse.
Au reste, je ne suis pas la seule femme qui fasse des actes de courage. Il semble que le séjour des Pyrénées inspire dé l'audace aux plus timides, car les compagnes de mes expéditions en faisaient autant. Nous avons été à la fameuse cascade de Gavarnie, qui est la merveille des Pyrénées. Elle tombe d'un rocher de douze cents toises de haut, taillé à pic comme une muraille. Près de la cascade, on voit un pont de neige, qu'à moins de toucher, on ne peut croire l'ouvrage de la nature; l'arche, qui a dix ou douze pieds de haut, est parfaitement faite et on croit voir des coups de truelle sur du plâtre.
Plusieurs des personnes qui étaient avec nous, (car on est toujours fort nombreux dans ces excursions) s'en sont, retournées, convaincues qu'elles, venaient de voir un ouvrage de maçonnerie. Pour arriver à ce prodige, et pour en revenir, nous avons fait douze lieues à cheval sur un sentier de trois pieds de large, au bord d'un précipice qu'en certains endroits on appelle l'échelle, et dont on ne voit, pas le fond. Ce n'est pourtant pas là ce qu'il y a de plus dangereux; car les chevaux y sont accoutumés et passent à une ligne du bord, sans broncher. Ce qui m'étonne bien davantage dans ces chevaux de montagne, c'est leur aplomb sur des escaliers de rochers qui ne présentent à leurs pieds que des pointes tranchantes et polies.
J'en avais un fort laid, comme ils le sont tous, mais à qui j'ai fait faire des choses qu'on n'exigerait que d'une chèvre: galopant toujours dans les endroits les plus effrayants, sans glisser, ni faire un seul faux pas, et sautant de roche en roche en descendant. J'avoue que je ne supposais pas que cela fût possible et que je ne me serais jamais cru le courage de me fier à lui avant que j'eusse éprouvé ses moyens.
Nous avons été hier à six lieues d'ici à cheval, pour visiter les grottes de Lourdes. Nous sommes entrés à plat ventre dans celle du Loup. Quand on s'est bien fatigué pour arriver à un trou d'un pied de haut, qui ressemble à la retraite d'un blaireau, j'avoue; que l'on se sent un peu découragé. J'étais avec mon mari et deux autres jeunes gens avec qui nous nous étions liées à Cauterets et que nous avons retrouvés à Bagnères, ainsi qu'une grande partie de notre aimable et nombreuse société bordelaise. Nous avons eu le courage de nous enfoncer dans cette tanière, et, au bout d'une minute, nous nous sommes trouvés dans un endroit beaucoup plus spacieux, c'est-à-dire que nous pouvions nous tenir debout sans chapeau et que nos épaules n'étaient qu'un peu froissées à droite et à gauche.
Après avoir fait cent cinquante pas dans cette agréable position, tenant chacun une lumière et ôtant bottes et souliers, pour ne pas glisser sur le marbre mouillé et raboteux, nous sommes arrivés au puits naturel, que nous n'avons pas vu, malgré tous nos flambeaux, parce que le roc disparaît tout à coup sous les pieds, et l'on ne trouve plus qu'une grotte si obscure et si élevée, qu'on ne distingue ni le haut ni le fond.
Nos guides arrachèrent des roches avec beaucoup d'effort et les lancèrent dans l'obscurité; c'est alors que nous jugeâmes de la profondeur du gouffre: le bruit de la pierre frappant le roc fut comme un coup de canon, et, retombant dans l'eau comme un coup de tonnerre, y causa, une agitation épouvantable. Nous entendîmes pendant quatre minutes l'énorme masse d'eau ébranlée, frapper le roc avec une fureur et un bruit effrayant qu'on aurait pu prendre tantôt pour le travail de faux monnayeurs, tantôt pour les voix rauques et bruyantes des brigands. Ce bruit, qui part des entrailles de la terre, joint à l'obscurité et à tout ce que l'intérieur d'une caverne a de sinistre, aurait pu glacer des coeurs moins aguerris que les nôtres.
Mais nous avions joué à Gavarnie avec les crânes des templiers, nous avions passé sur le pont de neige quand nos guides nous criaient qu'il allait s'écrouler. La grotte du Loup n'était qu'un jeu d'enfant. Nous y passâmes près d'une heure, et nous revînmes chargés de fragments des pierres que nous avions lancées dans le gouffre. Ces pierres, que je vous montrerai, sont toutes remplies de parcelles de fer et de plomb qui brillent comme des paillettes.
En sortant de la grotte du Loup, nous entrâmes dans las Espeluches. Notre savant cousin, M. Defos[1], vous dira que ce nom patois vient du latin.
Nous trouvâmes l'entrée de ces grottes admirable; j'étais seule en avant, je fus ravie de me trouver dans une salle magnifique soutenue par d'énormes masses de rochers qu'on aurait pris pour des piliers d'architecture gothique, le plus beau pays du monde, le torrent d'un bleu d'azur, les prairies d'un vert éclatant, un premier cercle de montagnes couvertes de bois épais, et un second, à l'horizon, d'un bleu tendre qui se confondait avec le ciel, toute cette belle nature éclairée par le soleil couchant, vue du haut d'une montagne, au travers de ces noires arcades de rochers, derrière moi la sombre ouverture des grottes: j'étais transportée.
Je parcourus ainsi deux ou trois de ces péristyles, communiquant les uns aux autres par des portiques cent fois plus imposants et plus majestueux que tout ce que feront les efforts des hommes.
Nos compagnons arrivèrent et nous nous enfonçâmes encore dans les détours d'un labyrinthe étroit et humide, nous aperçûmes au-dessus de nos têtes une salle magnifique, où notre guide ne se souciait guère de nous conduire. Nous le forçâmes de nous mener à ce second étage. Ces messieurs se déchaussèrent et grimpèrent assez adroitement; pour moi, j'entrepris l'escalade.
Je passai sans frayeur sur le taillant d'un marbre glissant, au-dessous duquel était une profonde excavation. Mais quand il fallut enjamber sur un trou que l'obscurité rendait très effrayant, n'ayant aucun appui ni pour mes pieds, ni pour mes mains, glissant de tous côtés, je sentis mon courage chanceler. Je riais, mais j'avoue que j'avais peur. Mon mari m'attacha deux ou trois foulards autour du corps et me soutint ainsi pendant que les autres me tiraient par les mains. Je ne sais ce que devinrent mes jambes pendant ce temps-là. Quand je fus en haut, je m'assurai que mes mains (dont je souffre encore) n'étaient pas restées dans les leurs, et je fus payée de mes efforts par l'admiration que j'éprouvai.
La descente ne fut pas moins périlleuse, et le guide nous dit, en sortant, qu'il avait depuis bien des années conduit des étrangers aux Espeluches, mais qu'aucune femme n'avait gravi le second étage. Nous nous amusâmes beaucoup à ses dépens en lui reprochant de ne pas balayer assez souvent les appartements dont il avait l'inspection.
Nous rentrâmes à Lourdes dans un état de saleté impossible à décrire; je remontai à cheval avec mon mari, et, nos jeunes gens prenant la route de Bordeaux, nous prîmes tous deux celle de Bagnères. Nous eûmes, pendant dix lieues, une pluie à verse et nous sommes rentrés ici à dix heures du soir, trempés jusqu'aux os et mourant de faim. Nous ne nous en portons que mieux aujourd'hui.
Nous sommes dans l'enchantement de deux chevaux arabes que nous avons achetés, et qui seront les plus beaux que l'on ait jamais vus au bois de Boulogne.
Voilà une lettre éternelle, ma chère maman; mais vous me demandez des détails et je vous obéis avec d'autant plus de plaisir que je cause avec vous. Clotilde m'en demande aussi; mais je n'ai guère le temps de lui écrire aujourd'hui, et demain recommencent mes courses. Veuillez l'embrasser pour moi, lui faire lire cette lettre si elle peut l'amuser, et lui dire que, dans huit à dix jours, je serai chez mon beau-père et j'aurai le loisir de lui écrire.
Adressez-moi donc de vos nouvelles chez lui, près de Nérac (Lot-et-Garonne). J'en attends avec impatience, je suis si loin, si loin de vous et de tous les miens! Adieu, ma chère maman. Maurice est gentil à croquer! Casimir se repose, dans ces courses dont je vous parle, de celles qu'il a faites sans moi à Cauterets; il a été à la chasse sur les plus hautes montagnes, il a tué des aigles, des perdrix blanches et des isards ou chamois, dont il vous fera voir les dépouilles; pour moi, je vous porte du cristal de roche. Je vous porterais du barège de Barèges même, s'il était un peu moins gros et moins laid.
Adieu, chère maman; je vous embrasse de tout mon coeur.
Veuillez, quand vous lui écrirez, embrasser mille fois ma soeur pour moi, lui dire que je suis bien loin de l'oublier; que cette lettre que je vous écris et une à mon frère sont les seules que j'aie eu le temps d'écrire aux Pyrénées, mais que, quand je serai à Guillery[2] je lui écrirai tout de suite. Nous comptons y rester jusqu'au mois de janvier; de là, aller passer le carnaval à Bordeaux, et enfin retourner avec le printemps à Nohant, où nous vous attendrons avec ma tante.
[1] Cousin éloigné de George Sand. [2] Propriété du baron Dudevant, près de Nérac.
VII
A LA MÊME
Nohant, 25 février 1826.
Ma chère maman,
J'ai bien du malheur! Je vais à Paris précisément à l'époque où tout le monde y est, et ma mauvaise étoile veut que je ne vous y trouve pas.
Je cours chez ma tante; pour y apprendre que vous êtes à Charleville. Je vous espère tous les jours, mais je n'ai signe de vie qu'à mon retour ici, où je trouve enfin une lettre de vous.
C'est une grande maladresse de ma part que d'aller, au bout de deux ans, passer quinze jours à Paris et de ne pas vous y rencontrer. Mais il y avait si longtemps que je n'avais reçu de vos nouvelles, que je vous croyais bien de retour chez vous. Caron même, chez qui nous avons demeuré, vous croyait sa voisine. Enfin, j'ai joué de malheur, et me voilà rentrée dans mon Berry, ne sachant plus quand j'en sortirai, ni quand j'aurai le bonheur de vous embrasser.
Ma santé, à laquelle vous avez la bonté de porter tant d'intérêt, est meilleure que la dernière fois que je vous écrivis; la preuve en est que j'ai eu la force de passer quatre nuits dans le courrier, tant pour aller que pour venir sans être malade, ni à l'arrivée, ni au retour. Sans ma mauvaise toux qui ne me laissait pas dormir, je me serais assez bien portée.
Merci mille fois de vos bons avis à cet égard; mais ne me grondez pas de ne pas les avoir suivis très exactement. Vous savez que je suis un peu incrédule, et puis un peu médecin moi-même, non par théorie, mais par pratique. Je n'ai jamais vu de remèdes efficaces aux maux de poitrine; la nature fait toutes les guérisons quand elle s'en mêle, et l'honneur en est à l'Esculape, qui ne s'en est pas mêlé. Je sais bien que ces messieurs n'en conviendront jamais. Comment un médecin avouerait-il sa nullité? ce ne serait pas adroit. S'ils faisaient, comme moi, la médecine gratis, ils seraient de bonne foi; peut-être encore l'amour-propre serait-il là pour les en empêcher.
Tant y a que, sans remède et sans docteur, sans me noyer l'estomac de boissons qui ne vont pas dans la poitrine, je ne tousse plus; c'est l'important. J'ai bien toujours des douleurs et par surcroît une fluxion de chaque côté du visage dans ce moment-ci. Mais le printemps, s'il veut se dépêcher de venir, mettra ordre aux affaires.
Je vous dirai, chère maman, que, si vous étiez venue passer le carnaval ici, vous ne vous seriez pas du tout ennuyée. Nous avons des bals charmants et nous passons des deux et trois nuits par semaine à danser. Ce n'est pas ce qui me repose, ni même ce qui m'amuse le mieux; mais il y a des obligations dans la vie qu'il faut prendre comme elles viennent. Dernièrement nous sommes sortis d'un bal chez madame Duvernet[1] à neuf heures du matin. N'êtes-vous pas émerveillée d'une dissipation pareille? Aussi le jubilé, traversé par tant de fêtes, n'en finit-il pas. J'espère que, dans deux ou trois ans, nous n'en entendrons plus parler. En attendant, le curé prêche tous les dimanches matin contre le bal, et, tous les dimanches soir, on danse tant qu'on peut.
Quand je parle de curé grognon, vous entendez bien que ce n'est pas celui de Saint-Chartier[2] que je veux dire. Tout au contraire: celui-là est si bon, que, s'il avait quelque soixante ans de moins, je le ferais danser si je m'en mêlais.
Il est venu ici faire deux mariages dans un jour. Celui d'André[3], avec une jeune fille que vous ne connaissez pas et qui entrera à notre Service à la Saint-Jean, et celui de Fanchon, soeur d'André et bonne de Maurice, avec la coqueluche du pays, le beau cantonnier Sylvinot[4], que vous ne vous rappelez sans doute en aucune manière, malgré ses succès. La noce s'est faite dans nos remises, on mangeait dans l'une, on dansait dans l'autre.
C'était d'un luxe que vous pouvez imaginer: trois, bouts de chandelle pour illumination, force piquette pour rafraîchissements, orchestre composé d'une vielle et d'une cornemuse, la plus criarde, par conséquent la plus goûtée du pays. Nous avions invité quelques personnes de la Châtre et nous avons fait cent mille folies, comme de nous déguiser le soir en paysans, et si bien, que nous ne nous reconnaissions pas les uns les autres. Madame Duplessis était charmante en cotillon rouge. Ursule[5], en blouse bleue et en grand chapiau, était un fort drôle de galopin. Casimir, en mendiant, a reçu des sous qui lui ont été donnés de très bonne foi. Stéphane de Grandsaigne, que vous connaissez, je crois, était en paysan requinqué, et, faisant semblant d'être gris, a été coudoyer et apostropher notre sous-préfet, qui est un agréable garçon et qui était au moment de s'en aller quand il nous a tous reconnus.
Enfin la soirée a été très bouffonne et vous aurait divertie, je gage; peut-être auriez-vous été tentée de prendre aussi le bavolet, et je parie qu'il n'y aurait pas eu d'yeux noirs qui vous le disputassent encore.
Comptez-vous retourner bientôt à Paris, chère maman, et êtes-vous toujours contente du séjour de Charleville? Embrassez bien ma soeur pour moi, ainsi que le cher petit Oscar. Casimir vous présente ses tendres hommages, et moi je vous prie de penser un peu à nous quand le printemps reviendra.
Donnez-nous de vos nouvelles, chère maman, et recevez mes embrassements.
[1] Mère de Charles Duvernet, amie de la famille de pères en fils. [2] Saint-Chartier (Indre), village près de Nohant. [3] Domestique de George Sand. [4] Diminutif de Sylvain Biaud. [5] Ursule Josse, femme de chambre de George Sand.
VIII
A MADAME LA BARONNE DUDEVANT EN SA TERRE DE POMPIEY, PAR LE PORT-SAINTE-MARIE (LOT-ET-GARONNE)
Nohant, 30 avril 1826.
Nous avons reçu votre bonne lettre, chère madame, et appris avec chagrin le triste événement[1] qui vient encore de vous environner de tristesse et de réveiller celle, déjà si profonde, que vous éprouviez.
Nous apprécions et nous sentons votre douloureuse et triste situation avec la crainte amère de ne pouvoir l'adoucir, puisque rien ne saurait remplacer ce que vous avez perdu et que nulle consolation ne peut arriver, je le sens, jusqu'à votre coeur brisé. C'est en vous-même, c'est dans cette force morale que vous possédez, ou plutôt c'est dans la profondeur de votre mal, que vous trouvez le moyen de le supporter. Si j'ai bien compris votre souffrance, nulle distraction, nul témoignage d'intérêt ne sont assez puissants pour vous apporter un instant d'oubli. Vous les recevez avec douceur et bonté, mais ils ne sauraient vous faire un bien véritable.
Ce sont vos tristes pensées qui seules vous font jouir d'un triste plaisir. Plus vous les sondez, moins elles doivent vous paraître amères. Vos souvenirs n'ont rien que de doux. Vous aviez entouré toute son existence de tant de soins et de douceurs! Son bonheur, ce bonheur inexprimable d'une union si parfaite, c'était l'oeuvre de toute votre vie. Ah! je crois que, quand il reste des regrets sans aucun remords, la douleur a ses charmes pour une âme comme la vôtre.
Notre voyage a été fécond en événements dont aucun cependant n'a été grave. Nous avons voulu passer par les montagnes de la Marche, pour jouir de tableaux pittoresques et intéressants. Nous avons payé le plaisir de mille dangers. Des chevaux mourants, ou rétifs, menaçaient de nous culbuter ou de se laisser entraîner dans des descentes très rapides, sur des routes sinueuses et bordées de ravins profonds. Notre étoile nous a protégés cependant, et nous en avons été quittes pour la peur. Nous sommes arrivés tous bien portants.
Maurice a eu, depuis, un gros rhume avec une forte inflammation aux yeux; l'eau de gomme pour la toux et l'eau de mauve pour les yeux l'ont beaucoup soulagé. Il se porte tout à fait bien à présent.
Je vous remercie, chère et bonne madame, de l'intérêt que vous voulez bien prendre à ma santé. Elle est assez bonne, quoique j'aie toujours des douleurs et un mal opiniâtre à la tête, qui est mon inséparable. Je ne fais pourtant point d'imprudences, je suis ici d'une sagesse forcée, n'ayant point de sujets de courses comme à Guillery; mais, ayant plus d'occupations essentielles, je réussis à oublier mes misères et à vaquer à mes affaires comme quelqu'un qui se porte bien. C'est de vous, chère madame, qu'il convient de s'occuper; veuillez nous tenir au courant de votre précieuse santé.
J'ai eu mon frère pendant quelques jours. Il est reparti pour Paris, où des réparations à sa maison le forcent à la surveillance. J'ai obtenu qu'il nous laissât sa femme et sa fille, à qui la campagne conviendra mieux.
Adieu, chère madame; écrivez-nous souvent, peu à la fois, si cela vous fatigue, mais ne nous laissez pas ignorer comment vous êtes. Casimir et moi vous embrassons tendrement.
AURORE D.
Veuillez me rappeler au bon Larnaude [2]; j'ose presque me regarder comme un de ses confrères. Je me suis lancée dans la médecine, ou, pour parler plus humblement, dans l'apothicairerie. M. Delaveau [3], qu'il connaît bien, est mon professeur. C'est lui qui ordonne et consulte, c'est moi qui prépare les drogues, qui pose les sangsues, etc. Nous avons déjà opéré des cures fort heureuses. Smith [4], avec son jalap, me serait ici d'un grand secours.
Maurice n'a point oublié Guillery. Il y revient sans cesse, il sait les noms de tout le monde et parle surtout du gros Totor. Il a trouvé ici de quoi se consoler de l'absence de sa poule favorite, qu'il se rappelle aussi à ce qu'il prétend.
[1] La mort du baron Dudevant, beau-père de George Sand.
[2] Pharmacien à Barbaste (Lot-et-Garonne).
[3] Charles Delaveau, médecin à la Châtre, puis député, de 1846
à 1876.
[4] Domestiques de la baronne Dudevant.
IX
A MADAME MAURICE DUPIN, A PARIS
Nohant, 13 juillet 1826.
Ma chère maman,
J'ai reçu votre aimable lettre il y a quelque temps, et j'ai vu depuis M. Duvernet, qui m'a dit vous avoir trouvée bien portante, et avoir passé la journée avec vous et l'ami Pierret[1]. Il m'a beaucoup parlé de vous. Vous savez que c'est une de vos conquêtes les plus dévouées. Il m'a dit que vous viendriez sans la crainte de nous voir partir au premier moment et d'avoir fait un voyage inutile. Ce serait une crainte bien mal fondée; car, outre que le plaisir d'être près de vous nous ôterait l'envie de courir, nous n'avons pas le moindre projet de voyage d'ici à bien longtemps.
Quand je dis nous, je parle de moi et de mon enfant; car mon mari n'a pas fait voeu de réclusion. Il est à Bordeaux dans ce moment pour une affaire indispensable: le payement d'une maison qu'il a vendue l'hiver dernier et dont l'échéance était le 10 de ce mois. Je pense qu'il reviendra par Nérac et qu'il passera quelques jours auprès de madame Dudevant. Je ne sais au juste quand il sera de retour. Il voulait assister à sa moisson. I1 faudra qu'il se dépêche; car les blés sont mûrs, et je vais les faire mettre à terre.
Quand il se sera reposé un peu de son voyage, il sera forcé de faire celui de Paris pour le placement de ses fonds. Alors il plaidera notre cause de vive voix auprès de vous, et peut-être vous décidera-t-il à revenir avec lui!
Vous avez dû voir Hippolyte[2] souvent. Il vous aura dit qu'il m'a laissé sa petite, dont je prends soin et qui se porte très bien. Nous avons eu des jours très brillants: d'abord la fête de Maurice, à l'occasion de laquelle j'ai régalé une centaine de paysans. Les danses, les coups de fusil, le carillon des cloches, le son de la cornemuse et les chansons des buveurs, auxquels se mêlaient les hurlements des chiens contrariés, out célébré avec bruit l'anniversaire de notre jeune homme, qui était charmé de ce tapage et de ces honneurs.
Nous avons eu ensuite mademoiselle George à la Châtre. Elle y a donné deux représentations qui ont fait courir tout le pays a mis la ville et les environs sens dessus dessous. Je vous conterais bien d'autres fêtes antérieures; mais Hippolyte vous aura conté notre chasse au sanglier; il vous aura dit que Nohant devenait chaque jour plus brillant. Nous serions bien heureux si cela pouvait vous donner l'envie d'y venir.
Adieu, ma chère maman; je vous embrasse tendrement et vous prie de me donner de vos nouvelles. Pardonnez-moi le long temps que j'ai mis à vous donner des nôtres. Je suis si occupée en l'absence de mon mari, que je suis forcée de remplacer, que je n'ai pas le courage d'écrire le soir, et que je vais me coucher bien lasse.
Vous saurez que je m'occupe beaucoup de médecine, non pas pour moi, car j'aime peu à y songer, mais pour mes paysans. J'ai fait de très heureuses cures; mais l'état a aussi ses désagréments.
[1] Pierret, ami de la famille. [2] Hippolyte Chatiron, frère de George Sand.
X
A LA MÊME
Nohant, 9 octobre 1826.
Ma chère petite maman,
Pardonnez-moi d'avoir été si longue à vous remercier des peines que vous avez prises pour moi. J'ai été si occupée, si dérangée, et vous êtes si bonne et si indulgente, que j'espère ma grâce.
Vous avez bien voulu courir pour vous occuper de ma toilette et de celle de Maurice. Ces emplettes étaient charmantes et font l'admiration d'un chacun dans le pays. Quant à la parure d'or mat, je nomme Casimir pour l'aimable présent, et vous pour le bon goût. Il m'a empêchée jusqu'à présent de vous écrire, disant qu'il voulait s'en charger. Mais ses vendanges l'occupent à tel point, que je me fais l'interprète de sa reconnaissance. C'est un sentiment que nous pouvons bien avoir en commun. Agréez-la et croyez-la bien sincère.
Vous nous avez mandé que vous étiez souffrante d'un rhume. Je crains que le froid piquant qui commence à se faire sentir ne contribue pas à le guérir. J'en souffre bien aussi et je commence l'hiver par des douleurs et des rhumatismes. Pour éviter pourtant d'être aussi maltraitée que l'année dernière, je me couvre de flanelle, gilet, bas de laine. Je suis comme un capucin (à la saleté près) sous un cilice. Je commence à m'en trouver bien et à ne plus sentir ce froid qui me glaçait jusqu'aux os et me rendait toute triste.
Ayez aussi bien soin de vous, ma chère maman; à mon tour, je vais vous prêcher.
Maurice, grâce à Dieu, annonce une santé robuste. Il est grand, gros et frais comme une pomme. Il est très bon, très pétulant, assez volontaire quoique peu gâté, mais sans rancune, sans mémoire pour le chagrin et le ressentiment. Je crois que son caractère sera sensible et aimant, mais que ses goûts seront inconstants; un fonds d'heureuse insouciance lui fera, je pense, prendre son parti sur tout assez promptement. Voilà ses qualités et ses défauts, autant que je puis en juger, et je tâcherai d'entretenir les unes et d'adoucir les autres. Quant à Léontine[1], vous la verrez. Elle était charmante entre mes mains. Je savais la prendre. J'ai eu beaucoup de chagrin à me séparer d'elle et je m'inquiète de son voyage. Je sens qu'elle me manque et je crains qu'elle ne soit pas aussi bien qu'avec moi.
Hippolyte vous dira que nous attendons le retour de James avec sa femme; mais il ne vous dira peut-être pas les folies qu'il faisait toute la journée ici avec son ancien, son commandant Duplessis[2]. J'aurais bien envie de vous régaler d'une certaine histoire de portemanteau, si je ne craignais de vous fatiguer de ces enfantillages. Vous pourrez cependant le taquiner vertement, lorsque vous le verrez boire à table, en lui disant: Est-ce que tu as envie de faire ton portemanteau aujourd'hui? C'est le mot d'ordre, et vous obtiendrez sa confession.
Adieu, ma chère maman. Clotilde est donc décidément grosse? j'en suis ravie. Caroline ne m'écrit point. Oscar est-il mieux portant et plus fort? Je vous embrasse bien tendrement; donnez-moi de vos nouvelles et croyez en vos enfants.
AURORE.
Comment traitez-vous l'ami vicomte? Faites-lui mes amitiés sincères, si toutefois vous êtes contente de lui.
[1] Fille d'Hipolyte Chatiron et nièce de George Sand.
[2] Ex-colonel de chasseurs à cheval, ami du colonel Maurice Dupin,
de George Sand et du colonel Dudevant, son beau père.
XI
A M. CARON, A PARIS
Nohant, 19 novembre 1826.
Mon cher Caron,
Je partage bien sincèrement votre douleur, dont j'apprécie l'amertume. Je sais que vous étiez le modèle des bons fils et que jamais larmes ne furent plus vraies que les vôtres. Je n'essayerai point avec vous les vaines et communes consolations qu'on donne en pareil cas. Si vous êtes comme moi, ces stériles efforts ne feraient qu'aigrir votre chagrin. Sûre que votre raison vous dit, mieux que moi, toutes les raisons de notre soumission envers les immuables lois de la destinée, je me bornerai à pleurer avec vous dans toute l'effusion d'un coeur sincèrement attaché, qui partagera toujours vos plaisirs et vos peines.
Vous avez tort d'ajouter à des regrets trop fondés, des réflexions tristes mais imaginaires. Vous dites que cette perte vous laisse seul sur la terre. Sans doute, rien ne remplace une bonne mère; mais il vous reste de vrais amis. Vous êtes fait pour en avoir, et vous savez, j'espère, que vous en possédez de bien vrais dans Casimir et dans sa femme. Je regrette de n'être pas auprès de vous pour vous détourner de ces noires idées, et vous prouver qu'il est encore des coeurs qui s'intéressent à vous.
XII
A MADAME MAURICE DUPIN CHEZ MADAME GAZAMAJOU, A CHARLEVILLE (ARDENNES)
23 décembre 1826.
Ma chère maman,
Vous m'avez laissée bien longtemps sans nouvelles de vous, et j'ai moi-même attendu bien longtemps à vous remercier de votre lettre. Mais j'ai été si souffrante, et je le suis encore tellement, que j'ai bien de la peine à écrire. Ma santé se ressent du mois de décembre, et j'ai des maux de poitrine qui m'épuisent; je n'ai ni sommeil ni appétit. Tout me dégoûte, et je ne trouve de bon que l'eau claire, qui ne m'engraisse pas, comme vous pensez bien. La nuit, j'ai des oppressions insupportables, mon drap me semble peser cent livres, et je suis réduite à regarder les étoiles au lieu de dormir. Tout cela est fort ennuyeux, mais je ne perds pas courage. C'est un temps à passer. Depuis trois ans, l'hiver m'est très contraire, et le printemps me ramène la santé. J'attends cette douce saison avec impatience.
Vous avez bien raison de quitter Paris, où l'on se tue, où l'on se vole, où l'on est moins en sûreté qu'au milieu de la forêt Noire. Caroline doit se trouver bien heureuse de votre compagnie, et ne plus regretter Paris. Oscar vous distrait et vous intéresse. J'ai grande impatience de le revoir, il doit être bien grandi et bien avancé. Maurice est beau comme un ange. Madame Duplessis raffole de lui. Il dit aussi une foule de belles choses dans le plus singulier patois béricho-gascon qui se soit jamais entendu. Vous l'aimerez aussi, outre la parenté, car il a un charmant caractère.
Le pauvre vicomte doit s'ennuyer à périr de votre absence. Vous l'avez laissé bien cruellement, à ce qu'il me semble. C'est votre usage; mais s'accoutume-t-on aux rigueurs? Vous prétendez qu'il s'endort. Moi, je suis bien sûre qu'il médite ou qu'il tombe dans une mélancolie qui ressemble peut-être bien au sommeil; mais je parie que ce sont des soupirs que vous interprétez comme des ronflements dans votre cruauté.
Permettez-moi de vous embrasser, ma chère maman, et de vous souhaiter mille prospérités et une bonne santé surtout. Adieu, donnez-moi un peu plus souvent de vos nouvelles; embrassez pour moi ma soeur. Mes amitiés à Cazamajou[1], je vous en prie. Casimir vous baise les mains.
[1] Beau-frère de George Sand.
XIII
A M. HIPPOLYTE CHATIRON, A PARIS
Nohant, mars 1827
Ce que tu me dis de St… me fait beaucoup de peine; Il ne veut soigner ni sa santé ni ses affaires, et n'épargne ni son corps ni sa bourse. Qui pis est, il se fâche des bons conseils, traite ses vrais amis de docteurs et les reçoit de manière à leur fermer la bouche. Je savais tout cela bien avant que tu me le dises, et j'avais été, avant toi, bourrée plus d'une fois de la bonne manière.
Je ne m'en suis jamais fâchée, parce que je sais que son caractère est ainsi fait et que, puisque j'ai de l'amitié pour lui, connaissant ses défauts, je ne vois pas de motif à la lui retirer maintenant qu'il suit sa pente. Cette découverte a dû te refroidir, je le conçois. Votre amitié n'était encore qu'une liaison mal affermie, attendant tout de l'avenir et ne recevant rien du passé. Sans doute, à ta place, trouvant cette âpreté de caractère chez quelqu'un que j'aurais jugé tout différent, j'aurais comme toi rabattu beaucoup du cas que j'en faisais.
Quant à moi, je voudrais pouvoir cesser de l'aimer, car ce m'est un continuel sujet de peines que de le voir en mauvais chemin et toujours refusant de s'en apercevoir. Mais on doit aimer ses amis jusqu'au bout, quoi qu'ils fassent, et je ne sais pas retirer mon affection quand je l'ai donnée. Je prévois que St…, avec les moyens de parvenir, n'arrivera jamais à rien. Je le prévois même depuis longtemps. Cette famille est fort décriée dans le pays et à trop juste titre. St… a beaucoup des défauts de ses frères, et c'est tout ce qu'on connaît de lui; car ses qualités, qui sont grandes et belles, celles d'une âme fortement trempée, capable de grandes vertus et de grandes erreurs, ne sont pas de nature à sauter aux yeux des indifférents et à être goûtées autrement qu'à l'épreuve.
On me saura toujours mauvais gré de lui être aussi attachée, et, bien qu'on n'ose me le témoigner ouvertement, je vois souvent le blâme sur le visage des gens qui me forcent à le défendre. Je ne retirerai donc de lui rien qui puisse flatter ma vanité; peut-être, au contraire, aura-t-elle beaucoup à souffrir de sa condition. Je craindrais, en examinant trop attentivement les taches de son caractère, de me refroidir sous ce prétexte, mais effectivement de céder à toutes ces considérations d'amour-propre et d'égoïsme qui font qu'on rapporte tout à soi, et qu'on devrait fouler aux pieds.
St… me sera toujours cher, quelque malheureux qu'il soit. Il l'est déjà, et plus il le deviendra, moins il inspirera d'intérêt, telle est la règle de la société. Moi, du moins, je réparerai autant qu'il sera en moi ses infortunes. Il me trouvera quand tous les autres lui tourneraient le dos, et, dût-il tomber aussi bas que l'aîné de ses frères, je l'aimerais encore par compassion, après avoir cessé de l'aimer par estime;—ceci n'est qu'une supposition pour te montrer quelle est mon amitié;—car on ne soupçonne pas de véritables torts à ceux qu'on aime, et je suis loin de me préparer à recevoir ce nouveau déboire de le voir s'abaisser. Mais il restera dans la misère. De tristes pressentiments m'avertissent que ses efforts pour s'en retirer l'y plongeront plus avant. Ce sera un grand tort aux yeux de tous, excepté aux miens.
Tu penses absolument comme moi à cet égard, puisque tu m'exhortes à ne lui pas retirer mon attachement. Tu peux être tranquille. Quant à toi, ce n'est pas tant de ses folies que tu es choqué que de l'aveuglement qui lui fait préférer ses faux amis aux vrais. Je ne te blâme point de cette impression. Je te demande seulement de la modérer par un sentiment de bonté et d'indulgence qui t'est naturel et qui te fera continuer tes bons offices, soit qu'il les accueille bien ou mal. S'il les méconnaît, ce sera par fausseté de jugement, jamais par vice de coeur.
Si j'étais homme, avec la volonté que j'ai de le servir, je répondrais de lui. Mais, femme, ce que je saurais obtenir de lui devient presque nul par la différence de sexe, d'état, et mille autres choses qui viennent à la traverse de mes bons desseins. Entraves cruelles que mon amitié maudit, mais qu'elle respecte, parce qu'il n'est donné qu'à l'amour. tout faible et inférieur qu'il est à l'autre sentiment, de les rompre.
XIV
A MADAME MAURICE DUPIN, A PARIS
Nohant, 5 juillet 1827.
Pourquoi donc ne m'écrivez-vous pas, ma chère maman? Êtes-vous malade? Si cela était, je le saurais probablement, Hippolyte ou Clotilde me l'auraient écrit. Mais, depuis le 24 mars, pas un mot de vous!
Vous m'oubliez tout à fait, et me ferez regretter de ne pas habiter Paris, si les absents ont si peu de part à votre souvenir. Je ne suis pas démonstrative, mais votre silence me peine et me fait mal plus que je ne saurais le dire.
Caroline est-elle toujours près de vous? Ce serait du moins une consolation pour moi que de vous savoir heureuse et satisfaite. Je n'attribuerais cette absence de lettre à rien de fâcheux et j'en souffrirais seule. Mais que ne puis-je augurer de cette incertitude? hors une maladie, dont je serais certainement informée par quelqu'un, j'imagine tout. Il faut que vous ayez quelque chagrin. Mais quel chagrin vous force à me laisser ainsi dans l'inquiétude? Hippolyte me mande que la famille Defos va partir pour Clermont[1]; ne serez-vous pas tentée de l'accompagner? Il y a longtemps que vous projetez ce voyage, et, au retour, vous vous arrêteriez ici, ou bien nous vous verrions en Auvergne, où je vais passer quelques semaines, et nous reviendrions ensemble à Nohant. Si c'est là la surprise que vous me ménagez, je ne me plaindrai pas que vous me l'ayez fait trop longtemps désirer.
Depuis que je ne vous ai écrit, je me suis assez bien portée; mais j'ai eu plusieurs accidents où j'ai failli me tuer. Je serais morte sans un souvenir de vous, ma chère maman, et ce n'eût pas été un de mes moindres regrets à quitter la vie.
Je ne veux pas vous écrire plus longuement aujourd'hui. Je vous gronderais, je crois, et ce serait passablement ridicule. Il y a déjà longtemps que j'ai sur le coeur de vous reprocher votre paresse, et que je recule toujours, espérant une lettre; mais elle n'arrive pas.
Adieu, ma chère maman; pardonnez-moi d'être un peu en colère contre vous et faites-moi voir, je vous en prie, que vous vous ressouvenez d'une fille que vous avez en Berry et qui vous aime plus que vous ne songez à elle.
[1] Clermont-Ferrand (Puy-de-Dôme).
XV
A LA MÊME
Nohant, 17 juillet 1827.
Ma chère maman,
Je vous remercie de m'avoir donné de vos nouvelles. Je commençais à être inquiète, non de votre santé, que je savais être bonne, mais de votre oubli. Grâce à Dieu, vous vous portez bien et vous n'avez que des contrariétés; c'est encore trop.
Vous êtes bien malheureuse dans le choix de vos servantes; mais ce n'est pas à dire, parce que vous n'en avez point encore trouvé de bonnes, qu'il n'y en ait point et que vous deviez vous résoudre à vous servir vous-même. Peut-être vous lasserez-vous bientôt de n'être pas chez vous, et il n'est pas prudent à vous, qui êtes souvent malade, de passer les nuits seule. Pour cette raison, sans compter la peur qui vous tourmente, et qui est une vraie maladie, capable même de faire beaucoup de mal, vous devriez ne pas vous isoler ainsi de tout secours et de tout soin. Peut-être choisissez vous vos servantes trop jeunes, par conséquent sujettes aux défauts de leur âge: la coquetterie et l'humeur légère. Il me semble que j'aimerais mieux une femme d'un âge mûr, quoiqu'il y ait souvent l'inconvénient de l'humeur revêche et rabâcheuse.
Vous rappelez-vous Marie Guillard, cette vieille et laide bonne femme qui, après avoir été longtemps ici, s'était mariée avec un vieillard borgne? Au bout d'une vingtaine d'années de mariage, elle a enterré son mari et placé sa fille, qui est assez jolie, et, étant redevenue célibataire, elle est rentrée à notre service. Elle a repris le soin de ses vaches et de ses poules (qui ne sont pas tout à fait les mêmes qu'elle soignait il y a vingt ans).
C'est la plus drôle de vieille qui soit au monde. Active, laborieuse, propre et fidèle, mais grognon au delà de ce qu'on peut imaginer. Elle grogne le jour, et je crois aussi la nuit en dormant. Elle grogne en faisant du beurre, elle grogne en faisant manger ses poules, elle grogne en mangeant même. Elle grogne les autres, et, quand elle est seule, elle se grogne. Je ne la rencontre jamais sans lui demander comment va la grognerie, et elle ne grogne que de plus belle. Elle vous impatienterait bien, et moi tout autant, si son service la tenait plus près de moi. Aussi je ne vous la propose pas; rien que sa figure vous rendrait malade. Au reste, elle n'est pas plus laide qu'elle ne l'était dans sa jeunesse: c'est une de ces figures qui ne changent pas, malheureusement pour elles.
A propos de figures, je vous envoie un profil que j'ai fait d'idée en barbouillant. Il est bon de vous dire que c'est Caroline que j'ai prétendu faire. Il n'y a que moi qui la trouve ressemblante; ce qui est fâcheux pour le mérite de l'artiste.
Telle qu'elle est, je vous l'envoie, espérant que vous qui êtes plus disposée à l'indulgence, vous y mettrez beaucoup du vôtre et parviendrez à retrouver du moins la coupe du visage et l'expression douce et candide de la physionomie. Au reste, vous avez bien le talent de le retoucher. Je vous le livre. J'ai fait aussi mon portrait, mais avec plus de soin et d'attention, parce que j'avais le modèle sous les yeux et que l'observation travaillait et non l'imagination. Il n'en est pas mieux. J'ai même un air si triste et si sentimental, que je lui ris au nez de le voir ainsi et n'ose vous l'envoyer. Il me rappelle ces vers:
D'où vient ce noir chagrin qu'on lit sur son visage?
C'est de se voir si mal gravé.
Hippolyte a dû vous dire, ma chère maman, que j'avais écrit à madame Defos pour lui demander pardon de la distraction qui m'avait empêchée de la reconnaître, et lui témoigner le désir de la voir à Clermont, si j'y vais, comme j'en ai le projet, le mois prochain.
C'est en parlant du Mont-Dore probablement que vous me dites que je ne suis qu'à quatre lieues d'elle; car, d'ici par la route de poste, il y en a près de cinquante. Cette grande distance me fait craindre que M. Defos n'effectue point son projet de venir nous voir, à moins que quelque autre affaire ou le désir de voyager ne lui fasse prendre notre route pour revenir. à Paris, route qui est beaucoup moins directe et moins bien servie. S'il vient malgré ces obstacles, j'en serai ravie et je le recevrai de mon mieux. Je n'ose plus vous tourmenter pour faire ce voyage. Il vous ferait pourtant grand bien. Vous n'auriez pas de peurs à redouter pour la nuit, ni tout l'embarras de vivre en pension.
Adieu, ma chère maman; je vous écris à la lueur des éclairs et aux grondements du tonnerre, ce qui n'empêche pas Maurice et Casimir de ronfler aussi fort que lui. Je vais faire comme eux, et, si à nous trois nous ne couvrons pas le bruit de l'orage, il faudra qu'il fasse grand train de son côté. Écrivez-moi un peu plus souvent.
Portez-vous bien, et soignez-vous. Je vous embrasse bien tendrement.
XVI
A LA MÊME
Nohant, 4 septembre 1827.
Ma chère maman,
Me voici de retour, depuis cinq ou six jours. J'ai été absolument empêchée d'écrire durant mon voyage. Toujours en route, soit à cheval, soit à pied; je n'ai pas eu un instant pour me reposer et pour rendre compte de mes courses. Madame Defos, que j'ai vue avant d'aller au Mont-Dore, et en en revenant, m'a dit vous avoir donné de nos nouvelles. J'étais donc sûre que vous ne seriez point inquiète de nous. Cette chère dame nous a reçus avec une bonté parfaite. J'ai fait connaissance avec mademoiselle Eugénie[1], qui est fort aimable et fort aimée dans Clermont et dans sa maison.
Votre adorateur, comme vous l'appelez, est aussi fort aimable et fort spirituel. Il nous a lu beaucoup de vers charmants, dont une partie fut faite en votre honneur, comme ceux de Victoire, Sophie, Antoinette, que vous connaissez. Aglaé[2] était très bien quand nous sommes passés la première fois; à notre retour, elle était dans ses crises. Elle avait pris Maurice en grippe, bien qu'il fût fort tranquille. Moi, je n'étais pas trop rassurée et j'ai renvoyé le petit aussitôt après dîner, sous prétexte qu'il était fatigué.
J'ai été voir le couvent de Saint-Joseph du haut en bas. Nous avons dîné tous ensemble, pris des glaces, etc. Clermont est une ville agréable, située dans un des plus beaux pays de la terre. Madame Defos est parfaitement logée, sur une place immense, en face des beaux coteaux de la Limagne et du Puy-de-Dôme, qui s'élève comme un géant à l'horizon. La maison qu'elle habite est une des plus belles de la ville et passerait pour belle, même à Paris. Je pense que vous serez bien aise d'apprendre ces détails et de savoir votre tante dans une position douce et agréable. Elle serait heureuse sans le fardeau qu'elle supporte avec tant de patience et de douceur. Elle en est sur les dents. C'est un enfant acariâtre qu'il faut endurer tout le jour et veiller la nuit; elle se sacrifie à l'intérêt de ce malheureux enfant, qui ne peut pas lui en savoir gré, avec une résignation et une tendresse dont le coeur d'une mère est seul capable.
Nous avons beaucoup couru au Mont-Dore, aux environs, à Clermont, à Pontgibaud, où sont les mines de plomb, à Aubusson, où sont les belles manufactures de tapis. Enfin ce que nous avons fait en peu de temps est remarquable. J'ai pris la douche, j'ai été au bal, j'ai galopé à cheval, j'ai versé en voiture, et je pourrais faire une très longue relation de ce court voyage; mais je vous en épargne l'ennui.
Je me borne à vous dire, ma chère maman, que tout le monde se porte à merveille, gendre, fille et petit-fils. J'ai un appétit effrayant et j'ai pris l'habitude de dormir, que je trouve très agréable.
[1] Fille de M. Defos. [2] Autre fille de M. Defos.
XVII
A M. CARON, A PARIS
Nohant, 22 novembre 1827.
Il y a bien longtemps, mon bon ami, que je veux vous écrire, et ma mauvaise santé, de jour en jour plus détraquée, m'empêche de faire rien qui vaille, de m'appliquer même au travail qui m'est le plus agréable, c'est-à-dire de m'entretenir avec les gens que j'aime. Au lieu de cela, il faut m'ennuyer en cérémonies depuis une semaine avec des gens occupés de politique et d'élections, que je comprends fort peu, mais qu'il faut avoir l'air de comprendre sous peine d'impolitesse, et devant qui il faut sembler s'intéresser prodigieusement au succès de choses dont on entend parler pour la première fois. Casimir avait l'air tout ce temps d'un chef de parti; et, grâce à ses efforts, des députés parfaitement libéraux ont été nommés dans tous les collèges environnants. J'en suis charmée, et je le suis encore davantage de voir cette corvée terminée et de ne plus voir la fièvre sur tous les visages.
Casimir m'a dit que vous aviez été malade, mon cher Caron. Donnez-nous de vos nouvelles; vous nous oubliez tout à fait, et vous avez tort; car vous avez toujours en nous de vrais et fidèles amis.
Ne craignez donc aucun refroidissement de notre part: ma mauvaise santé et les ennuyeuses élections ont été la seule cause de mon long silence. Casimir m'a dit que vous aviez éprouvé beaucoup de chagrins. Quelle qu'en soit la cause, croyez que je les partage du fond du coeur et qu'ils ne me trouveront jamais indifférente.
Voici l'ami Dutheil et le beau docteur[1] qui me chargent de vous assurer de leur amitié et me forcent de vous dire adieu. Mais, auparavant, nous nous réunissons en corps pour vous prier de venir vous reposer ici de tous vos ennuis et boire sur eux le fleuve d'oubli, composé de vin de Champagne dont Casimir à découvert une nouvelle source dans sa cave.
Je crois que je serai obligée d'aller passer une huitaine à Paris pour consulter sur ma santé. Vous seriez bien aimable de me ramener ici et d'y passer une partie de l'hiver. Vous êtes bien sûr que j'emmènerai Pauline.
Adieu, mon cher Latreille; je vous embrasse de tout mon coeur et compte que vous accueillerez ma proposition favorablement.
AURORE.
[1] Charles Delaveau.
XVIII
A M. CARON, A PARIS
Nohant, 1er avril 1828.
Mon cher Caron,
Il y a bien longtemps que je veux vous écrire; mais mon Maurice a été si malade pendant tout l'hiver, et moi, j'ai été si tourmentée de ses maux et des miens, que je n'ai donné signe de vie à personne; ce dont je reçois de vifs reproches de tous côtés.
Quoique vous y mettiez plus d'indulgence que les autres, en ne me grondant pas, je ne veux pas abuser plus longtemps de votre longanimité, et je viens enfin vous dire que je ne vous ai point oublié; car nous parlons de vous bien souvent, avec mon mari et nos amis de la Châtre, qui demandent toujours quand vous viendrez. Je voudrais bien avoir une bonne réponse à leur donner et je n'en perds pas l'espérance; car vous trouverez bien quelque temps à nous consacrer et vous savez qu'il y a ici de bon vin et de bons garçons.
J'espère que, dans quelques jours, nous aurons du beau temps qui me rendra moins maussade et mieux portante. Pour le présent, je suis tout à fait ganache et misérable, ne pouvant bouger de ma chambre et à peine de mon lit. Je suis grosse par-dessus le marché, et cela fait une complication de maux peu agréable. Il ne me faudrait pas moins que vous pour me rendre ma bonne humeur et la santé.
Que faites-vous maintenant, mon gros ami? avez-vous guéri ce vilain rhume qui vous fatiguait si fort, et êtes-vous un peu au courant de votre nouvel état de choses? Il y a bien longtemps aussi que Casimir dit tous les jours qu'il veut vous demander de vos nouvelles. Mais vous savez comme il est paresseux de l'esprit et enragé des jambes. Le froid, la boue, ne l'empêchent point d'être toujours dehors, et, quand il rentre, c'est pour manger ou ronfler.
Votre belle Pauline est-elle toujours aussi grosse et aussi bonne? Maurice est un lutin achevé. Il a été abîmé d'une coqueluche qui lui a ôté, pendant deux mois, le sommeil et l'appétit. Heureusement il va à merveille maintenant.
Quand vous viendrez, je veux que vous m'ameniez Pauline; vous savez que j'en aurai bien soin, et elle est si aimable et si douce, qu'elle ne vous sera guère à charge en route.
Voyez-vous souvent la famille Saint-Agnan[1]? J'ai été si paresseuse envers elle, que je ne sais ce qu'elle devient.
Maurice, qui s'endort sur mes genoux et me fatigue beaucoup, m'empêche de vous en dire davantage. Je laisse à Casimir le soin de vous répéter que nous vous aimons toujours et vous désirons vivement.
[1] Amie de George Sand habitant Paris.
XIX
A MADAME MAURICE DUPIN, A PARIS
Nohant, 7 avril 1828.
Ma chère maman,
Vous me traitez bien sévèrement, juste au moment où je venais de vous écrire, ne m'attendant guère à vous voir fâchée contre moi. Vous me prêtez une foule de motifs d'indifférence dont vous ne me croyez certainement pas coupable. J'aime à croire qu'en me grondant, vous avez un peu exagéré mes torts, et qu'au fond du coeur vous me rendiez plus de justice; car, vous m'aviez cru insensible à de si graves reproches, vous ne me les auriez pas faits.
J'espère qu'en apprenant que ma maladie avait été la seule cause de ce long silence, vous m'avez entièrement pardonné. Dites-le-moi bien vite; c'est un mauvais traitement pour moi que vos reproches, et j'ai besoin, pour me mieux porter, de savoir que vous m'avez rendu vos bontés.
J'ai appris de la famille Maréchal[1] des nouvelles qui m'ont bien profondément affligée. J'en suis malade de chagrin et d'inquiétude. Je viens pourtant de recevoir une lettre d'Hippolyte m'annonçant que Clotilde est beaucoup mieux. Mais sa fille est morte! pauvre Clotilde, qu'elle est malheureuse! si bonne et si aimable! Elle ne méritait pas ces cruels chagrins. Elle ignore encore la perte de son enfant; mais il faudra qu'elle l'apprenne, et combien ce nouveau malheur lui sera amer! Je suis sûre que ma pauvre tante a le coeur brisé. Tout est chagrin et misère ici-bas.
Vous me mandez que Caroline est malade. Qu'a-t-elle donc? J'espère que cela n'est pas sérieux, puisque vous m'en parlez si brièvement. Veuillez m'en parler avec plus de détails, ma chère maman, ainsi que de vous-même. Je ne sais si c'est pour me punir que vous me donnez de mauvaises nouvelles sans y ajouter un mot pour les adoucir. Ce serait trop de sévérité.
Maurice va à merveille. Il est tous les jours plus aimable et plus joli.
Mais je me reproche de vanter mon bonheur, quand je pense à cette pauvre Clotilde, dont le sort, à cet égard, est si différent. L'aisance et les plaisirs ne sont rien au coeur d'une mère en comparaison de ses enfants. Si je perdais Maurice, rien sur la terre ne m'offrirait de consolation dans la retraite où je vis. Il m'est si nécessaire, qu'en son absence, je ne passe pas une heure sans m'ennuyer.
Ne me laissez pas plus longtemps avec le chagrin de vous savoir mécontente. Écrivez-moi, ma chère maman; j'ai le coeur bien triste, et un mot de vous en ôterait un grand poids.
Casimir vous embrasse tendrement.
[1] Oncle et tante de George Sand
XX
A M. CARON, A PARIS
Nohant, 16 avril 1828.
Je reçois à l'instant votre lettre, mon bon Caron. Elle me fait tant de plaisir, que j'y veux répondre tout de suite. Vous êtes mille fois aimable de vous être décidé à nous venir trouver. Nous en sautons de joie, Casimir et moi. Je vais, par le même courrier, renouveler mon invitation à madame Saint-Agnan, que j'aurai le plus grand plaisir à recevoir, comme je le lui ai dit vingt fois et comme, j'espère, elle n'en doute pas.
Je ne sais combien de filles elle m'amènera. Je sais qu'il y en a une en pension; mais, les eût-elles toutes, la maison est assez grande pour les loger, et nous avons des poulets dans la cour en suffisante quantité pour approvisionner un régiment.
J'ai encore une demande à vous faire: c'est, au cas où madame Saint-Agnan voudrait emmener une femme de chambre, de l'en dissuader, comme si cela venait de vous, en lui disant qu'elle n'en aura pas besoin ici, puisque j'en ai une qui n'a rien à faire et qui sera à son service. Je ne voudrais pas qu'elle s'aperçût de ma répugnance à cet égard, parce qu'elle croirait peut-être que j'y mets de la mauvaise grâce. Elle se tromperait; car je serai enchantée de la recevoir, elle et sa famille. Vous savez aussi que ce n'est pas la crainte de nourrir une personne de plus, puisqu'il s'en nourrit dans ma maison plus que je ne le sais souvent moi-même. Je crains ici les domestiques étrangers, parce que mes Berrichons sont de simples et bons paysans ignorant toutes les rubriques des gens de Paris.
L'année dernière, la femme de chambre de madame Angel avait mis la maison en révolution par ses plaintes, ses propos. Les uns me demandaient leur compte pour aller à Paris, où elle se faisait fort de les placer; les autres voulaient doubler leurs gages, etc., etc. Je vous entretiens de ces balivernes parce qu'un mot dit en passant à madame Saint-Agnan peut m'épargner ces petits désagréments. Si cependant elle insiste, qu'il n'en soit plus question et prenez que je n'ai rien dit. Vous pensez qu'une aussi petite considération ne refroidira pas le plaisir que j'aurai à la voir.
Adieu, mon bon ami; venez au plus vite. Votre chambre vous attend; le lit de Pauline sera auprès du vôtre, ou, si vous voulez dans ma chambre, à côté de celui de Maurice. Nous vous attendons avec une grande impatience, et je vous embrasse de tout mon coeur.
Votre fille
AURORE.
Les amis de la Châtre vont être bien joyeux de la bonne nouvelle de votre arrivée.
XXI
A MADAME MAURICE DUPIN, A PARIS
Nohant, 4 août 1828.
Ma chère maman,
Il est vrai que j'ai été bien longtemps sans vous écrire; mai je n'ai pas cessé de demander de vos nouvelles à Hippolyte. Il pourra vous le dire aussi, trois fois de suite je lui ai demandé votre adresse sans qu'il me l'envoyât. J'ai cherché dans vos lettres précédentes. Je n'y ai pas trouvé celle que vous m'avez désignée. Ce n'est que sa dernière lettre (qui m'est arrivée à peu près en même temps que la vôtre) qui me l'a apprise. J'étais fort contrariée, je vous assure, de ne savoir où vous étiez. Je suis enfin bien heureuse de vous savoir installée de nouveau à Paris, bien portante et avec la société de votre enfant[1]. Embrassez-le bien de ma part, je vous en prie et gardez-le le plus longtemps possible; car j'ai bien envie de le voir.
A cet égard, je ne sais pas du tout quand j'aurai le bonheur de vous embrasser. Je crois que je ferai tranquillement mes couches ici, où je serai plus commodément et plus économiquement pour passer les premiers mois de ma nourriture. Si nos affaires nous le permettent, je fais le projet d'aller passer, cet hiver, quelque temps près de vous. Ma santé est assez bonne, quoique, depuis quelques semaines, je souffre beaucoup de l'estomac. En ne mangeant pas, j'y échappe. Cela me coûte fort, car j'ai des faims très exigeantes, que je ne puis satisfaire sans les payer de plusieurs jours de souffrance et de diète.
Je ne suis pas très forte, et la moindre course en voiture me fatigue beaucoup. A cela près, je vais bien. Je suis si grosse, que tout le monde pense que je me suis trompée dans mon calcul et que j'accoucherai très prochainement: je ne crois pourtant pas que ce soit avant deux mois.
Casimir me charge de vous dire qu'il est très mécontent de l'inexactitude de M. Puget à votre égard. Il ne peut vous adresser à M. Lambert, qui n'est plus notaire et qui n'habite plus Paris. Il chargera de vos affaires, dès le prochain trimestre, une personne sûre et parfaitement exacte. J'ai vu Léontine un instant. Elle se portait bien. Je vais la chercher demain pour quelques jours.
Adieu, ma chère maman; reposez-vous bien de vos fatigues, afin que je puisse aussi vous recevoir. Ce ne sera jamais assez tôt, au gré de mon impatience. Je vous embrasse tendrement; Casimir et Maurice se joignent à moi.
Le cher père est très occupé de sa moisson. Il a adopté une manière de faire battre le blé qui termine en trois semaines les travaux de cinq à six mois. Aussi il sue sang et eau. Il est en blouse, le râteau à la main, dès le point du jour.
Les ouvriers sont forcés de l'imiter; mais ils ne s'en plaignent pas, car le vin de pays n'est point ménagé pour eux. Nous autres femmes, nous nous installons sur les tas de blé dont la cour est remplie. Nous lisons, nous travaillons beaucoup, nous songeons fort peu à sortir. Nous faisons aussi beaucoup de musique.
Adieu, chère maman; rappelez-moi à l'amitié du vicomte. Maurice est mince comme un fuseau, mais droit et décidé comme un homme. On le trouve très beau, son regard est superbe.
[1] Oscar Cazamajou, son petit-fils.
XII
A M. CARON, A PARIS
15 novembre, 1828.
Je n'ose pas dire, mon bon révérend, que j'ai bien du regret de ne vous pas voir. Ce serait être égoïste que de s'affliger de vos succès. Mais, sauf la joie bien vraie que j'éprouve à vous voir satisfait et dont vous ne pouvez pas douter, il m'est bien permis, à part moi, d'être fâchée de votre absence, et de regretter votre aimable personne.
J'ai l'espoir que vous n'oublierez point notre sincère affection dans le cours de vos prospérités, et que, quand vos affaires vous laisseront quelque répit, vous viendrez passer ici ce temps de liberté, dormir la grasse matinée, flâner avec l'ami Duteil et faire jurer Casimir en le gagnant aux échecs.
Vous avez ici votre appartement, votre nourriture, éclairage, blansissage, etc., moyennant la somme modique de deux francs cinquante centimes par semaine, et, de plus, vous aurez ce qui ne s'achète pas, des coeurs qui vous aiment bien véritablement.
Cette lettre vous sera remise par votre ami Duteil, qui, je crois, a le projet de vous demander de le prendre en pension pour trois semaines. C'est un compagnon aimable, et c'est pour la même raison qu'il désire loger avec vous, si vous le trouvez bon.
Adieu, mon vénérable octogénaire. Que votre barque vogue au gré de vos désirs! C'est ce que je vous souhaite, au nom du Père, etc.
Je vous embrasse de tout mon coeur, et désire que vous terminiez heureusement et vite afin de revenir nous voir.
AURORE.
Comment va la grosse Pauline[1]? Embrassez-la de ma part et de celle de Maurice. On dit que vous avez une nouvelle Corinne pour cuisinière, je vous en fais mon compliment.
[1] Nièce de Caron.
XXIII
A MADAME MAURICE DUPIN, A PARIS
Nohant, 27 décembre 1828.
Mon garde champêtre, qui est mon fournisseur et mon pourvoyeur, et qui, de plus, est ancien voltigeur et bel esprit, a fait ce matin, ma chère maman, une assez belle chasse. Je fais mettre dès demain ma cuisinière à l'oeuvre, et, quoiqu'elle ait beaucoup moins de génie que le garde champêtre, j'espère qu'elle en aura assez pour confectionner un bon pâté que je vous enverrai pour vos étrennes dès qu'il sera refroidi. Mon ami Caron, à qui j'adresse un envoi de même genre, vous fera passer ce qui vous revient.
Agréez en même temps, chère mère, tous mes voeux et mes embrassements du jour de l'an; ayez une bonne santé, de la gaieté, et venez nous voir, voilà mes souhaits.
Je suis charmée que vous ayez trouvé mes confitures bonnes. Je comptais vous en adresser un second volume; mais mon essai n'a pas été aussi heureux que le premier. Entraînée par l'ardeur du dessin, j'ai laissé brûler le tout et je n'ai plus trouvé sur mes fourneaux qu'une croûte noire et fumante qui ressemblait au cratère d'un volcan beaucoup plus qu'à un aliment quelconque.
Puisque nous sommes sur ce chapitre, je vous dirai que vous avez très bien fait de ne rien donner à mon envoyé. Il en eût été très choqué. Il veut bien se considérer comme mon ami et mon voisin, mais non comme un commissionnaire. Il vous eût dit qu'il était né natif de Nohant, qu'il se rendait mon messager uniquement par amitié, mais qu'il avait trop de sentiments, etc. Enfin il vous aurait dit peut-être de très belles choses, mais vous avez bien fait de ne le pas payer. Il est très glorieux, je suis sûre, de pouvoir dire qu'il nous a rendu service.
Je ne sais pas si mon projet d'aller à Paris s'effectuera. J'ai même tout lieu de croire qu'il ira grossir le nombre immense de projets en l'air qui sont en dépôt dans la lune avec tout ce qui se perd sur la terre. Ma fille est bien petite et bien délicate pour voyager par ce mauvais temps. Du reste, elle est fraîche et jolie à croquer. Maurice se porte bien aussi, et vous souhaite une bonne année; il embrasse son cousin Oscar. Veuillez, chère maman, être encore mon remplaçant dans le choix des étrennes à Oscar (ce que je laisse à votre disposition).
Je vous embrasse de toute mon âme, Casimir en prend sa part.
AURORE.
XXIV
A M. CARON, A PARIS
Nohant, 20 janvier 1829.
Il est très vrai que je suis une paresseuse, mon digne vieillard et bon ami. Vous savez que je suis de force à me laisser brûler les pieds plutôt que de me déranger, et à vous couvrir une lettre de pâtés plutôt que de tailler ma plume. Chacun sa nature. Vous n'êtes pas mal feugnant aussi, quand vous vous en mêlez. Mais ce n'est jamais quand il s'agit d'obliger; j'ai pu m'en convaincre mille fois, et j'ai même honte d'abuser si souvent de votre extrême bonté.
Je vous ai demandé dans quelque lettre qui se sera perdue:
Les Mémoires de Barbaroux, les Mémoires de madame Roland, et les Poésies de Victor Hugo.
J'ai deux volumes de Paul-Louis Courier intitulés Mémoires, Correspondance et Opuscules inédits. Il doit avoir paru un troisième volume contenant des fragments de Xénophon, l'Ane de Lucius, Daphnis et Chloé, etc. En outre, je voudrais avoir son meilleur volume contenant les pamphlets politiques et opuscules littéraires, imprimé clandestinement à Bruxelles in-8°. Celui-là sera peut-être difficile à trouver. Aidez-vous d'Hippolyte, qui s'aidera d'Ajasson, pour me le dépister. Veuillez avoir ma lettre dans votre poche, quand vous irez chez le libraire, afin de ne pas vous tromper ni m'acheter ce que j'ai déjà.
Ne confondez pas les Mémoires de Barbaroux le girondin sur la Révolution, avec quelque chose de nouveau que son fils C.-O. Barbaroux vient de publier à la suite ou au commencement d'une biographie de la Chambre des pairs. J'attendrai pour lire l'histoire des vivants qu'ils soient morts, et, si je suis morte avant eux, je m'en passerai.
Cela ne veut pas dire que je dédaigne les oeuvres des contemporains; seulement la postérité jugera les hommes mieux que nous. Je voudrais avoir quelque chose de Benjamin Constant et surtout de Royer-Collard. Mais quoi! je ne suis pas au courant de ces publications. Veuillez m'aider, m'envoyer ce qu'il y a de plus remarquable et le plus à la portée d'une bête comme moi.
En voilà-t-il assez? Je vous plains bien sincèrement, mon vieux, si vous avez beaucoup de femmes comme moi sur les bras.
Pour faire diversion à ces factures, car mes lettres ne sont pas autre chose, je vous envoie le récit lamentable d'une histoire récemment arrivée à la Châtre. Vous savez qu'il y a sept ou huit sociétés qui ne se mêlent point. Vous savez que Périgny et moi, qui avons la prétention d'être philosophes, nous invitons tout le monde.
Moi, je ne reçois pas cette année; mais, lui, il a commencé. La première soirée s'est assez bien passée, moyennant que les plus huppées ont été stupéfaites de surprise en se voyant amalgamées avec ce qu'elles appellent de la canaille, quoique cette canaille les vaille et plus. Le maître de musique et sa femme, fort gentille, ont surtout causé par leur admission, une indignation, et les bonnes personnes de dire que M. de Périgny comblait d'honnêtetés le musicien susdit afin d'économiser cinq francs par soirée.
Voulant mettre à profit cet incident, mais ne voulant pas mettre en scène l'innocent musicien et son innocente moitié, nous avons, Duteil et moi (auteurs indignes de cette chanson), offert nos propres individus aux traits de la satire, nous maltraitant soi-même (nous avions tenu l'orchestre à nous deux, la première soirée); nous détournons par cette ruse adroite les soupçons qui se dirigeraient sur nous si nous ne gardions le secret sur notre génie poétique, car nous en pinçons. Il a pu, à Paris, vous chanter des complaintes de notre façon; que vous en semble? Nous avons tant d'esprit, que nous en sommes zonteux nous-mêmes. Nous avons montré la susdite chanson à M. et madame de Périgny, qui en ont beaucoup ri et nous ont autorisés à la répandre clandestinement, à condition qu'ils ne soient pas reconnus en avoir eu connaissance.
Voyez-vous d'ici la bonne figure qu'ils vont faire, et vous aussi, quand, d'un air piteux, on viendra vous raconter qu'un libelle impertinent, arme à deux tranchants, et dans lequel nous sommes particulièrement maltraités, circule dans la ville? Voyez-vous l'air de philosophie et de générosité avec lequel nous témoignerons notre mépris de cet outrage? J'oubliais de vous dire qu'à la seconde soirée il n'est venu personne que ce maître de musique, Casimir et moi; la chanson, d'ailleurs, vous l'apprendra; mais vous saurez que j'avais l'honneur de faire partie des trois invités qui font une si pauvre figure à la fin du dernier couplet. Nous attendons à demain pour voir si la cabale continue. Moi, je n'en aurai pas le démenti, et j'irai pour voir. Vous voilà au courant des cancans.
J'écrirai à Félicie quand je pourrai. En attendant, dites-lui que je l'embrasse, que je ne me soucie guère d'apprendre les modes, qu'il me suffit qu'elle se porte bien et ne m'oublie pas. Au reste, je lui dirai cela moi-même dans quelques jours. Je verrai demain toutes vos amoureuses et m'acquitterai de vos commissions.
Bonsoir, mon vieux; portez-vous bien, dormez quinze heures sur seize, et aimez toujours votre fille
AURORE
Casimir vous embrasse, et Maurice embrasse Pauline. A propos, j'ai un ménage entier de porcelaine de Verneuil[1] pour elle; mais comment le lui envoyer? le port coûtera plus que la chose ne vaut; fixez-moi là-dessus.
LA SOIRÉE ADMINISTRATIVE
ou
LE SOUS-PRÉFET PHILOSOPHE
Air: Tous les bourgeois de Chartres
1
Habitants de la Châtre Nobles, bourgeois, vilains. D'un petit
gentillâtre Apprenez les dédains.
Ce jeune homme, égaré par la philosophie[2],
Oubliant, dans sa déraison,
Les usages et le bon ton,
Vexe la bourgeoisie
2
Voyant que, dans la ville, Plus d'un original Tranche de
l'homme habile Et se dit libéral;
A nos tendres moitiés qui frondent la noblesse
Il crut plaire en donnant un bal
Où chacun pût d'un pas égal
Aller comme à la messe.
3
Un écorcheur d'oreilles, Ci-devant procureur[3]. Croit faire
des merveilles Avec madame Orreur[4].
Sur son piano discord quand l'une nous assomme,
L'autre nous fait grincer des dents,
Le tout pour épargner cinq francs
Au ménage économe.
4
Juges et militaires, Médecins, avocats, Chirurgiens et
notoires, Chacun prend ses ébats.
On entendit pourtant plus d'une grande dame,
Pinçant la lèvre et clignant l'oeil,
Murmurer dans son noble orgueil:
«Voyez! quel amalgame!»
5
Guidant la contredanse, Périgny tout en eau, Croyait par sa
prudence Nous dorer le gâteau.
L'avant-deux n'était pas la chose délicate:
Mais, quand on fut au moulinet,
C'est en vain que le sous-préfet
Cria: «Donnez la patte!…»
6
Quand finit ce supplice, Chaque dame aussitôt Demande sa
pelisse, Sa bonne et son falot,
Et toutes en sortant se disaient dans la rue,
En retroussant leur falbala:
«Jamais on ne me reprendra
En pareille cohue.»
7
La semaine suivante Le punch est préparé, La maîtresse est
brillante, Le salon est ciré.
vint trois invités de chétive encolure.
Dans la ville on disait: «Bravo!
On donne un bal incognito
A la sous-préfecture!»
[1] Village de potiers près de Nohant. [2] Pérnigy. [3] Duteil. [4] Aurore.
XXV
A MADAME MAURICE-DUPIN, A PARIS
Nohant, 8 mars 1829.
Ma chère maman,
Il y a bien longtemps que je veux vous écrire; mais il a fallu que le carême arrivât pour m'en laisser le temps. Jamais à Paris on ne mena une vie plus active et plus dissipée que celle que nous avons passée durant le carnaval: courses à cheval, visites, soirées, dîners, tous les jours ont été pris, et nous avons beaucoup moins habité Nohant que la Châtre et les grands chemins.
Enfin, nous voici rentrés dans un ordre de choses plus paisible, et je commence, pour que la retraite me soit aussi agréable que les plaisirs me l'ont été, par vous demander de vos nouvelles et vous assurer que je voudrais que vous fussiez ici, où vous vous porteriez bien et vous amuseriez, j'en suis sûre. Un peu de mouvement en voiture, la société de personnes gaies et aimables comme celles dont notre intimité est composée vous plairaient, à vous qui n'aimez pas plus que moi la gêne et les obligations. Le coin du feu a aussi ses plaisirs. Hippolyte l'égaye par son caractère facile, égal, toujours bon et content. Nous rions, chantons et dansons comme des fous, et jamais, depuis bien des hivers, je ne me suis si bien portée. Je lui en attribue tout l'honneur.
Avez-vous toujours votre petit compagnon Oscar? Hippolyte m'a dit qu'il était fort gentil, mais assez délicat. Maurice grandit beaucoup et n'est pas non plus très robuste maintenant. C'est l'âge, dit-on, où le tempérament se développe, non sans quelque effort et quelque fatigue. Il est joli comme un ange, et fort bon. Sa soeur est une masse de graisse, blanche et rose, où on ne voit encore ni nez, ni yeux, ni bouche. C'est un enfant superbe, quoique né imperceptible; mais, pour espérer que ce soit une fille, il faut attendre qu'elle ait une figure. Jusqu'ici, elle en a deux aussi rondes et aussi joufflues l'une que l'autre…. Elle a toujours une bonne nourrice, dont elle se trouve fort bien.
Le mois prochain, vous verrez mon mari, qui retournera avec Hippolyte vendre son cheval. De là, nous irons un mois à Bordeaux et un mois à Nérac, chez ma belle-mère, et nous serons de retour ici au mois de juillet. Si vous voulez, à cette époque, tenir votre promesse, et décider Caroline à vous accompagner, nous passerons en famille tout le temps que vous voudrez; car je n'aurai plus d'obligations de toute l'année, et il me faut des obligations pour quitter Nohant, où j'ai pris racine. Nous vous soignerons bien et vous rajeunirez si fort, que vous retournerez à Paris fraîche et encore très dangereuse pour beaucoup de têtes.
Adieu, ma chère maman. Casimir, Hippolyte, mes deux enfants et moi vous embrassons tous bien tendrement. Gare à vous, au milieu d'un pareil conflit! vous aurez bien du bonheur si vous n'êtes pas étouffée par nos caresses, et nos batailles à qui en aura sa part.
Quand-vous me répondrez, aurez-vous la bonté de me donner quelques conseils sur la façon d'une robe de foulard fort belle qu'on m'envoie de Calcutta et que je ferai moyennant que vous me direz où en est la mode et la manière dont je dois tailler les manches? Je crois que maintenant on les fait droit fil et aussi larges en bas qu'en haut. Mais dirigez-moi, car je suis fort en arrière.
XXVI
A M. DUTEIL, AVOCAT, A LA CHATRE[1] (RECOMMANDÉ A MADAME LA POSTE DE LA CHATRE)
Bordeaux, 10 mai 1829.
Hélas! mon estimable ami, que c'est cruel, que c'est effrayant, que c'est épouvantable, je dirai plus, que c'est sciant, de s'éloigner de son endroit et de se voir en si peu de jours transvasé à cent vingt lieues de sa patrie! Si cette douleur est cuisante pour tous les coeurs bien nés, elle est telle pour un coeur berrichon particulièrement, qu'il s'en est fallu de peu que je ne fusse noyée dans un torrent de pleurs, répandues par Pierre[2], Thomas[3], Colette[4], Pataud[5], Marie Guillard[6] et Brave[7]; torrent auquel j'en joignis un autre de larmes abondantes. Que dis-je! un torrent? c'était bien une mer tout entière.
Après avoir embrassé ces inappréciables serviteurs, les uns après les autres, je m'élançai dans la voiture, soutenue par trois personnes, et j'arrivai sans encombre à Châteauroux. Là, nous fûmes singulièrement égayés par la conversation piquante et badine de M. Didion, qui nous fit pour la cinquante-septième fois le récit de la maladie et de la mort de sa femme, sans omettre la plus légère particularité.
A Loches, mon ami, vous croyez peut-être que je me suis amusée à penser que ces tourelles noircies, où ma cuisinière mourrait du spleen, avaient été la résidence d'un roi de France et de sa cour; ou bien que j'ai demandé aux habitants des nouvelles d'Agnès Sorel?… J'avais bien autre chose dans l'esprit. Je songeais, avec recueillement, avec émotion, au passage dans cette ville du respectable et philanthrope M. Blaise Duplomb[8], lequel fut rattrapé par des querdins de zendarmes qui l'attacèrent à la queue de leurs cevaux et… Mais vous savez le reste! Il est trop pénible de revenir sur de si déplorables circonstances.
Enfin, mon estimable ami, la présente est pour vous dire qu'après cinq jours d'une traversée fatigante et dangereuse, à travers des déserts brûlants et des hordes d'anthropophages, après une navigation de cinq minutes sur la Dordogne, pendant laquelle nous avons couru plus de périls et supporté plus de maux que la Pérouse dans toute sa carrière, nous sommes arrivés, frais et dispos, en la ville de Bordeaux, presque aussi belle qu'un des faubourgs de la Châtre, et où je me trouve fort bien; regrettant néanmoins, vous d'abord, mon ami, puis votre tabatière, puis les deux lilas blancs qui sont devant mes fenêtres, et pour lesquels je donnerais tous les édifices que l'on bâtit ici.
… Adieu, mon honorable camarade, soutenons toujours de nos lumières, et de cette immense supériorité que le ciel nous a donnée en partage (à vous et à moi), la cause du bon sens, de la nature, de la justice, sans oublier la morale, la culture libre du tabac et le régime de l'égalité.
Rappellez-moi au souvenir d'Agasta[9]. Quant à vous, frère, je vous donne l'accolade de l'amitié et vous prie de vous souvenir un peu de moi.
Hélas! loin de la patrie, le ciel est d'airain, les pommes de terre sont mal cuites, le café est trop brûlé.
Les rues, c'est de la séparation de pierres; cette rivière, c'est de la séparation d'eau; ces hommes, de la séparation en chair et en os! Voyez Victor Hugo.
AURORE
[1] Alexis Pouradier-Duteil, avocat à la Châtre, puis président à la
Cour d'appel de Bourges, après avoir occupé les fonctions de
procureur général auprès de cette même cour.
[2] Pierre Moreau, jardinier.
[3] Thomas Aucante, vacher.
[4] Jument de George Sand.
[5] Chien de garde.
[6] Cuisinière.
[7] Chien des Pyrénées.
[8] Propriétaire à la Châtre.
[9] Madame Duteil.
XXVII
A M. CARON, A PARIS
Bordeaux, 4 juin 1829.
Aimable, estimable, respectable et vénérable octogénaire; c'est pour avoir l'avantage de savoir des nouvelles de votre chancelante et précieuse santé que la présente vous est adressée par votre fille soumise et subordonnée. Comment traitez-vous ou plutôt comment vous traite la goutte, le catharre, la crachomanie, la prisomanie, la mouchomanie, en un mot le cortège innombrable des maux qui vous assiègent depuis tantôt quarante-cinq ans que j'ai le bonheur de vous connaître? Fasse le ciel, ô digne vieillard, que vous conserviez le peu de cheveux et les deux ou trois dents qui vous restent, comme vous conserverez, jusqu'à la mort, le sentiment, et le dévouement de tous ceux qui vous entourent!
C'est aussi pour vous dire que nous sommes pour le moment dans la ville de Bordeaux, qui est grande et bien faite, regrettant amèrement que vous n'ayez pu mettre à exécution le projet que vous aviez formé de venir vous y divertir avec nous. Ah! bon père! de combien de soins, de combien de tendresses, de combien de bouteilles de vin de Bordeaux, n'eussions-nous pas entouré votre vieillesse! Certes notre affection et la bonne chère vous eussent rendu cette verdeur de la jeunesse que vous regrettez en vain maintenant. Nous vous eussions procuré de bienfaisantes transpirations en vous faisant manger des artichauts crus; et un sommeil réparateur vous eût doucement bercé jusqu'à une heure de l'après-midi; mais, hélas! où êtes-vous?
Vous imaginez bien, mon cher ami, que nous trottons ici comme des lièvres, que nous flânons comme…? comme vous. Nous allons au spectacle, au café, à la campagne, sur la rivière; nous visitons les collections, les églises, les caveaux, les morts, les vivants: c'est à n'en pas finir. Nous allons voir la mer dans deux ou trois jours. Nous confions nos augustes personnes et notre précieuse existence aux flots capricieux, aux vents impétueux et au savoir chanceux d'un pilote expérimenté. Priez pour nous, saint homme, vieillard austère et séraphique! Si nous périssons dans cette lutte, je vous promets d'aller vous tirer par les pieds. Vous verrez mon ombre pâle, couronnée d'algue verte et sentant la marée à plein nez, errer autour de votre lit et chanter comme une mouette pendant votre sommeil. Alors, pieux cénobite, dites le chapelet à mon intention et répandez de l'eau bénite autour de vous.
Si pourtant, comme je l'espère, une destinée moins poétique me ramène saine et sauve à l'hôtel de France[1], je partirai peu de jours après pour Guillery, où je vous prie de m'adresser votre réponse et celle de ma petite Félicie, à qui je vous prie de remettre en particulier la lettre ci-incluse.
Nous avons ici M. Desgranges[2], que vous connaissez je crois. Plus, l'avocat général[3], qui me charge de vous-dire mille choses affectueuses et obligeantes.
Plus, une douzaine de parents ennuyeux; plus, deux ou trois autres amis fort aimables qui ne nous quittent pas. Le temps vole trop vite au milieu de ces distractions, qui me remontent un peu l'esprit.
Il faudra pourtant reprendre le cours tranquille des heures à Nohant. Ce n'est pas que je m'en inquiète beaucoup: j'ai, comme vous, bon père, un fonds de nonchalance et d'apathie qui me rattache sans effort à la vie sédentaire, et, comme dit Stéphane, animale.
Ah çà, que faites-vous? N'êtes-vous pas un peu fatigué d'affaires et n'aurez-vous pas quelques jours de liberté? Vous savez que vous vous êtes formellement et solennement engagé à venir vous reposer près de nous, dès que vous en trouveriez la possibilité. Je désire vivement que ce temps arrive, et, en attendant, j'ai l'honneur d'être, ô vertueux père de famille, votre fille et amie,
AURORE.
Casimir vous embrasse et vous prie de vous occuper de son affaire, je ne sais laquelle.
[1] A Bordeaux. [2] Armateur bordelais. [3] M. Aurélien de Sèze.
XXVIII
A MADAME MAURICE DUPIN, A PARIS
Bordeaux, 11 juin 1829
Dites-moi donc, ma chère petite mère, ce que c'est que cette histoire de naufrage qui m'a frappée dans mon enfance et qui s'est passée, autant qu'il m'en souvient, aux lieux où je suis? Je vous vois encore tout effrayée; je me rappelle mon père se jetant à l'eau pour sauver son sabre, après nous avoir mises en sûreté; puis les jurements des matelots; puis l'eau qui entrait dans l'embarcation.
Veuillez me raconter tout cela, afin que je comprenne ce qui m'est arrivé et que je puisse me vanter d'avoir couru un fameux danger. Ce sera d'autant plus nécessaire à ma gloire, que, dans l'expédition que je viens de faire, je n'ai pas eu la satisfaction de la plus petite tempête.
Vous qui avez été partout, vous connaissez la tour de Cordouan, seule sur un rocher au milieu de la mer, vis-à-vis des côtes de la Saintonge et de la Gascogne. On prétend que c'est un voyage difficile et dangereux; et voyez comme c'est vexant: pour une fois que nous y allons, les vents sont favorables, les flots dociles et les pilotes excellents! Enfin l'humiliation a été complète, aucun de nous n'a eu le mal de mer, et nous sommes revenus aussi sains, aussi gais (je ne dirai pas aussi frais, car nous étions noirs comme des Cafres et rouges comme des Caraïbes), en un mot aussi dispos que si nous eussions fait un tour sur le boulevard de Gand.
Un succès aussi facile me donne une fière envie de faire le tour du monde sur un navire, et d'aller à la Chine comme qui prend une prise de tabac. Ne vous effrayez pourtant pas trop de ce projet, et ne croyez, pas qu'au premier jour vous allez recevoir une lettre de moi datée de Pékin. Pour le moment, je tâcherai de me contenter des pékins qui m'environnent, et, dans un mois au plus, je reverrai Nohant, qui a bien aussi ses Chinois et ses magotes.
Hippolyte me mande que vous avez presque le projet de venir à Nohant cet été. Dieu vous maintienne dans cette bonne idée!
Adieu, chère maman; je vous embrasse; mais non, je n'en suis pas digne, je baise votre pantoufle.
XXIX
A LA MÊME
Nohant, 1er août 1829.
Ma chère maman,
Je suis enfin de retour et Hippolyte est près de moi avec sa famille. Sa femme est bien fatiguée; mais j'espère que quelques jours de repos la remettront. J'ai passé chez ma belle-mère quinze jours fort agréables, qui m'ont rétablie à peu près. J'en avais grand besoin, j'étais souffrante jusqu'à perdre patience; malgré cela, je me félicite de mon voyage, et, sauf le dernier mois que j'ai presque entièrement passé dans mon lit, mon séjour à Bordeaux m'a offert beaucoup de plaisirs de mon goût, c'est-à-dire point de monde et beaucoup de courses.
Je n'en ai pas moins eu un plaisir infini à me retrouver chez moi avec tous ceux que j'aime. Il ne nous manque que vous pour être parfaitement heureux.
Nous goûtons dans tout son charme le calme de la vie paisible et retirée; nous n'avons pas d'importuns, pas de faux amis, du moins nous le croyons ainsi. Nos jours s'écoulent comme des heures, et sans que rien pourtant en interrompe l'uniformité. Cette paix profonde est fort du goût de ma belle-soeur. Hippolyte s'en arrange aussi, parce qu'elle lui donne une liberté parfaite, qui est son essence. Il monte beaucoup à cheval. Nous voyons toujours nos anciens amis; mais j'ai retranché tout doucement beaucoup de mes relations. J'étais très fatiguée, je pourrais même dire ennuyée, de voir autant de monde. Une société nombreuse et superficielle n'est pas ce qui me convient, et je crois que vous êtes tout à fait de mon avis, qu'il vaut mieux le coin du feu qu'un panorama de figures toujours nouvelles qui passent sans qu'on ait eu le temps d'apprécier leurs qualités et leurs défauts. Je m'en tiens donc à deux ou trois femmes sur l'amitié desquelles je puis me reposer, ce qui est déjà assez rare. Quant aux hommes, ils n'ont pas des dehors fort brillants; mais ce sont les meilleures gens du monde; vous en avez vu un échantillon: notre ami Duteil, qui n'est pas beau ni élégant, j'en conviens, mais qui a de l'esprit, en revanche, et le caractère le plus aimable et le plus égal.
Vous nous avez promis depuis bien longtemps, ma chère maman, de venir refaire connaissance avec Nohant; vous ne pouvez choisir un meilleur moment pour nous faire ce plaisir, puisque Hippolyte et sa femme y sont déjà et que je n'ai nulle affaire qui me force à le quitter d'ici à plusieurs mois. Si vous vous sentez assez forte pour entreprendre la route, vous nous trouverez toujours heureux de vous soigner et de vous distraire autant qu'il dépendra de nos ressources à cet égard.
Mes enfants se portent bien. Maurice vous embrasse, et nous en faisons tout autant, si vous le permettez. Moi, pour ma part, je réclame pourtant un plus gros baiser que les autres.
XXX
A M. JULES BOUCOIRAN, A PARIS[1]
Nohant, 2 septembre 1829.
M. Duris-Dufresne [2] m'a fait passer, monsieur, votre réponse aux propositions dont il a bien voulu se charger de ma part auprès de vous. Nous sommes d'accord dès ce moment, et, si mon offre vous convient toujours, je vous attendrai au commencement d'octobre. Le bien que M. Duris-Dufresne nous a dit et de la méthode et du professeur nous donne un vif désir de connaître l'un et l'autre, et nous nous efforcerons de vous rendre agréable le séjour que vous ferez parmi nous.
Si, dans votre méthode, il est quelque préparation préalable qu'il soit à ma portée de donner à mon fils, veuillez me l'indiquer, afin de rendre votre travail plus facile; sinon, je le disposerai toujours à vous montrer de la docilité et de la reconnaissance, et, ce dernier sentiment, ses parents le partageront, n'en doutez pas.
Agréez, monsieur, l'assurance de la considération distinguée avec laquelle j'ai l'honneur de vous saluer.
AURORE DÙDEVANT.
[1] Jules Boucoiran, précepteur de Maurice, puis ami intime de la
famille. Plus tard, rédacteur en chef du Courrier du Gard.
[2] Duris-Dufresue, député de l'Indre.
XXXI
A M. CARON, A PARIS
Nohant, 1er octobre 1829.
Mon cher Caron,
Je suis bien votre servante. Je vous salue et vous embrasse de tout mon coeur. Maintenant, dites-moi ce que vous avez fait d'une certaine lettre de Félicie que vous m'annoncez et que vous ne m'avez pas envoyée? Tête de linotte! à votre âge! fi! Cherchez sur votre bureau et réparez votre oubli en me la renvoyant bientôt et m'écrivant aussi, pour votre part, une longue lettre.
Permettez-moi de vous donner quelques commissions. Il y a longtemps que je ne vous ai embêté, comme dit Pauline; et ce serait dommage d'en perdre l'habitude. Ayez la bonté de m'acheter trois ou quatre petites boîtes de poudre de corail pour les dents, comme celle que vous m'avez donnée une fois; plus une aune de levantine noire au grand large: c'est pour faire un tablier sans couture. En expliquant l'affaire, vous trouverez cela dans un bon magasin de soieries. Plus, j'ai une guitare chez Puget que je désirerais ravoir (la guitare, s'entend). Veuillez la faire redemander par madame Saint-Agnan, et, s'il n'y a pas de boîte, veuillez la faire emballer et tenir ces choses prêtes chez vous, où M. de Sèze les ira prendre pour me les apporter. Cela lui procurera le plaisir de vous voir, dont il est fort désireux. Il nous a demandé votre adresse.
Remettez-lui aussi le volume de Paul-Louis Courier, et recevez tous mes remerciements.
XXXII
A M. JULES BOUGOIRAN, A NOHANT
Périgueux, 30 novembre 1829.
Mon cher Jules,
Comment vont mes enfants? et vous? et tous les miens? Je suis impatiente d'avoir de vos nouvelles et des leurs. Je n'en ai pas encore reçu et je suis bien près de m'en tourmenter.
Vous étiez de retour à Nohant vendredi soir, vous auriez dû m'écrire le lendemain; peut-être demain matin aurai-je une lettre de vous ou de mon frère. J'en ai besoin pour être tout à fait contente; car, à tous autres égards (vous prétendez que c'est mon mot), je suis bien de corps et d'esprit.
Mon voyage a été sinon rapide, du moins heureux. Ma santé est fort bonne et mon coeur assez content. Hâtez-vous donc de me dire que ma famille va bien aussi; mon Maurice surtout, mon méchant drôle, que j'aime pourtant plus que tout au monde, et sans lequel je n'aurais pas de bonheur. Dort-il? mange-t-il? est-il gai? est-il bien? Ne soyez pas trop indulgent pour lui, et, pourtant, le plus que vous pourrez, faites-lui aimer le travail. Je sais bien que ce n'est pas chose aisée. Quand je suis là pour sécher ses pleurs et le voir ensuite dormir dans son berceau, je ne m'en inquiète guère; mais, de loin, ma faiblesse de mère se réveille, et je ne sens plus que de la douleur, en songeant qu'il est peut-être à se lamenter devant son livre. Sotte chose que l'enfance de l'homme, sotte chose que sa vie tout entière!
Enfin, mon cher enfant, faites pour lui ce que vous feriez, ce que vous ferez un jour pour votre propre fils. Suivez son éducation; mais, avant tout, surveillez sa santé. Ayez aussi l'oeil sur ma petite pataude et l'oreille à ses cris. Je vous ai déjà dit tout cela. Je suis rabâcheuse et ennuyeuse comme toutes les vieilles. Vous me le pardonnerez; car vous avez une mère aussi, et, si vous étiez malade chez moi, je vous soignerais comme elle-même. Je vous ai confié mon bien le plus précieux, vous m'avez promis d'en être responsable.
Répondez bien à toutes mes questions, répétez dix fois la même chose sans vous, lasser, et ne laissez pas passer deux jours sans me tenir au courant. Vous me prouverez ainsi que vous avez autant d'amitié pour moi que j'en ai pour vous.
Je pense repartir vers le milieu de la semaine prochaine. Écrivez jusqu'à ce que je vous avertisse. Adieu.
Soignez aussi mon bengali, et dites-moi s'il n'était pas mort de soif quand vous êtes arrivé. Tenez un peu compagnie à ma pauvre Emilie [1], qui s'ennuie souvent. Je sais que vous êtes bon, attentif et obligeant.
Je compte sur vous pour me remplacer en toute chose.
AURORE DUDEVANT.
[1] Madame Hippolyte Chatiron, belle soeur de Georges Sand.
XXXIII
AU MÊME
Périgueux, 8 décembre 1829.
Mon cher Jules,
J'ai reçu trois lettres de vous. J'ai écrit ce matin à mon frère pour lui recommander de vous donner ma clef tant que vous voudriez. On n'a pas compris que je le recommandais en partant, ou, dans l'agitation de ce moment, je ne me suis peut-être pas bien expliquée. C'était pourtant mon intention, recevez-en mes excuses. Du reste, vous avez eu, j'espère, à votre disposition la clef de la grande bibliothèque vous avez pu lire à votre aise. Si l'on n'a pas fait de feu dans votre chambre, c'est bien votre faute. Il tenait qu'à vous d'en allumer, et vous n'êtes pas si niais, je pense, que d'y mettre de la discrétion.
Recommandez donc bien mon bengali et veillez à ce qu'il soit bien tenu; car, si je le retrouve mal soigné, je ferai un train du diable à André [1]. Faites faire du feu tous les jours dans mon petit réduit, afin qu'en y rentrant, ce qui aura lieu à la fin de la semaine, je ne le trouve pas froid comme glace. Priez aussi mon frère de monter souvent Liska [2].
J'ai commencé par où je voulais finir; mais j'ai bien fait, car les petites choses qu'on remet, on les oublie, et les grandes ne sont pas pressées, vu qu'on ne les oubliera pas. Parlons donc de mes enfants. Ma fille est enrhumée, dites-vous? Si elle l'était trop, faites-lui le soir un lait d'amande, vous avez ce petit talent; mettez y quelques gouttes d'eau de fleurs d'oranger, et une demi-once de sirop de gomme. Maurice lit donc bien? Cela me fait plaisir, c'est pourquoi je lui écris. Je ne peux vous en dire davantage, le temps me presse.
Ma santé se maintient bonne, et, d'ailleurs, je suis en humeur de chanter le Nunc dimittis. Vous ne savez pas, hérétique, ce que cela signifie? Je vous le dirai. Bonsoir. Merci de votre exactitude, merci du fond du coeur. Rien ne m'est si doux que de recevoir des nouvelles de ma chère famille. Soignez toujours mon Maurice.
Adieu; ne m'écrivez plus, je pars incessamment.
AURORE DUDEVANT
[1] Domestique de la maison. [2] Jument de selle de George Sand.
XXXIV
A MADAME MAURICE DUPIN, A PARIS
Nohant, 29 décembre 1829
Ma chère petite maman,
Je viens vous souhaiter une bonne santé et tout ce qu'on peut souhaiter de meilleur pour tout le courant de l'année où nous entrons et pour toutes celles de votre vie; faites qu'il venait beaucoup. Pour cela, soignez-vous bien et menez joyeuse vie…
Que faites-vous de mon mari? vous mène-t-il au spectacle? est-il gai? est-il bon enfant? Il nous a mandé qu'il serait de retour cette semaine; mais je doute que ses affaires lui permettent de tenir cet engagement. Profitez de son bras, pendant que vous l'avez, faites-le rire; car il est toujours triste comme un bonnet de nuit quand il est à Paris. Faites-vous promener, si le temps le permet toutefois. Ici, nous sommes sous la neige comme des marmottes. Nous passons notre vie à nous chauffer et à dire des folies. Nous ne faisons rien, et pourtant les journées sont encore trop courtes. Hippolyte est d'une gaieté intarissable; sa femme se porte assez bien ici, et nos enfants nous occupent beaucoup. Ils lisent parfaitement. Hippolyte est maître d'écriture; moi, je suis maîtresse de musique.
Ma fille n'est pas tout à fait aussi avancée; mais elle commence à parler anglais et à marcher. Elle a une bonne qui lui parle espagnol et anglais. Si cela pouvait continuer, elle apprendrait plusieurs langues sans s'en apercevoir. Mais je ne suis pas très contente de mademoiselle Pépita (c'est ainsi que se nomme l'héroïne), et je ne sais si je la garderai longtemps. Elle est sale et paresseuse comme une véritable Castillane. Ma petite Solange est pourtant bien fraîche et bien portante. Elle sera, je crois, très jolie; elle ressemble, dit-on, à Maurice; elle a de plus que lui une peau blanche comme la neige. On ne peut pas trouver, par le temps qui court, une comparaison plus palpable.
Adieu, chère petite maman; j'ai les doigts tout gelés. Je vous embrasse tendrement et laisse la place à Hippolyte.
XXXV
A LA MÊME
1er février 1830
Ma chère maman,
Si je n'avais reçu de vos nouvelles par mon marï et par mon frère, qui vient d'arriver, je serais inquiète de votre santé; car il y a bien longtemps que vous ne m'avez écrit. Depuis plusieurs jours, je me disposais à vous en gronder. J'en ai été empêchée par de vives alarmes sur la santé de Maurice.
J'ai été bien malheureuse pendant quelques jours. Heureusement les soins assidus, les sangsues, les cataplasmes out adouci cette crise. Il a même été plus promptement rétabli que je n'osais l'espérer. Il va bien maintenant et reprend ses leçons, qui sont pour moi une grande occupation. Il me reste à peine quelques heures par jour pour faire un peu d'exercice et jouer avec ma petite Solange, qui est belle comme un ange, blanche comme un cygne et douce comme un agneau. Elle avait une bonne étrangère qui lui eût été fort utile pour apprendre les langues, mais qui était un si pitoyable sujet sous tous les rapports, que, après bien des indulgences mal placées, j'ai fini par la mettre à la porte, ce matin, pour avoir mené Maurice (à peine sorti de son lit à la suite de cette affreuse indigestion) dans le village, se bourrer de pain chaud et de vin du cru.
J'ai confié Solange aux soins de la femme d'André, que j'ai depuis deux ans. Je vous envoie le portrait de Maurice, que j'ai essayé le soir même où il est tombé malade. Je n'ose pas vous dire qu'il ressemble beaucoup; j'ai eu peu de temps pour le regarder, parce qu'il s'endormait sur sa chaise. Je croyais seulement au besoin de sommeil après avoir joué, tandis que c'était le mal de tête et la fièvre qui s'emparaient de lui. Depuis, je n'ai pas osé le faire poser, dans la crainte de le fatiguer.
J'ai cherché autant que possible, en retouchant mon ébauche, de me pénétrer de sa physionomie espiègle et décidée. Je crois que l'expression y est bien; seulement le portrait le peint plus âgé d'un an ou deux. La distance des narines à l'oeil est un peu exagérée, et la bouche n'est pas assez froncée dans le genre de la mienne. En vous représentant les traits de cette figure un peu plus rapprochés, de très longs cils que le dessin ne peut pas bien rendre et qui donnent au regard beaucoup d'agrément, de très vives couleurs rosés avec un teint demi-brun, demi-clair, les prunelles d'un noir orangé, c'est-à-dire d'un moins beau noir que les vôtres, mais presque aussi grandes; enfin, en faisant un effort d'imagination, vous pourrez prendre une idée de sa petite mine, qui sera, je crois, par la suite, plutôt belle que jolie.
La taille est sans défauts: svelte, droite comme un palmier, souple et gracieuse; les pieds et les mains sont très petits; le caractère est un peu emporté, un peu volontaire, un peu têtu. Cependant le coeur est excellent, et l'intelligence très susceptible de développement. Il lit très bien et commence à écrire; il commence aussi la musique, l'orthographe et la géographie; cette dernière, étude est pour lui un plaisir.
Voilà bien des bavardages de mère; mais vous ne m'en ferez pas de reproches, vous savez ce que c'est. Pour moi, je n'ai pas autre chose dans l'esprit que mes leçons, et j'y sacrifie mes anciens plaisirs. Voici le moment où tous mes soins deviennent nécessaires. L'éducation d'un garçon n'est pas une chose à négliger. Je m'applaudis plus que jamais d'être forcée de vivre à la campagne, où je puis me livrer entièrement à l'instruction.
Je n'ai aucun regret aux plaisirs de Paris; j'aime bien le spectacle et les coursés quand j'y suis; mais heureusement je sais aussi n'y pas penser quand je n'y suis pas et quand je ne peux pas y aller. Il y a une chose sur laquelle je ne prends pas aussi facilement mon parti: c'est d'être éloignée de vous, à qui je serais si heureuse de présenter mes enfants, et que je voudrais pouvoir entourer de soins et de bonheur. Vous m'affligez vivement en me refusant sans cesse le moyen de m'acquitter d'un devoir qui me serait si doux à remplir. Moi-même, j'ose à peine vous presser, dans la crainte de ne pouvoir vous offrir ici les plaisirs que vous trouvez à Paris, et que la campagne ne peut fournir. Je suis pourtant bien sûre intérieurement que, si la tendresse et les attentions suffisaient pour vous rendre la vie agréable, vous goûteriez celle que je voudrais vous créer ici.
Adieu, ma chère maman; nous vous embrassons tous, les grands comme les petits. Écrivez-moi donc! ce n'est pas assez pour moi d'apprendre que vous vous portez bien, je veux encore que vous me le disiez et que vous me donniez une bénédiction.
XXXVI
A LA MÊME
Nohant, février 1830.
Ma chère petite maman,
J'ai reçu votre lettre depuis quelques jours, et j'y aurais répondu tout de suite, sans un nouveau dérangement de santé qui m'a mis assez bas. Il faudra que je songe sérieusement à me mettre en état de grâce; chose qu'on fait toujours le plus tard qu'on peut, et si tard, que j'ai de la peine à croire que cela serve à quelque chose.
«Voilà, direz-vous, de beaux sentiments!» Vous savez que je plaisante, et qu'en état de santé ou de maladie, je suis toujours la même, quant au moral; ma gaieté n'en est même pas altérée. Je prends le temps comme il vient, comptant sur l'avenir, sur mes forces physiques, sur la bonne envie que j'ai de vivre longtemps pour vous aimer et vous soigner.
Heureusement vous êtes toujours jeune et vous pouvez encore mener longtemps la vie de garçon; mais un jour viendra, madame ma chère mère, où vous n'aurez plus de si beaux yeux, ni de si bonnes dents; il faudra bien alors que vous reveniez à nous. C'est là que je vous attends, au coin du feu de Nohant, enveloppée de bonnes couvertures et enseignant à lire aux enfants de Maurice et à ceux de Solange; moi-même, je ne serai plus alors très allante, et, si ma pauvre santé détraquée me mène jusque-là, je ne serai pas fâchée d'accaparer l'autre chenet; c'est alors que nous raconterons de belles histoires qui n'en finiront pas et nous endormiront alternativement. Je serai, moi, beaucoup plus vieille que mon âge; car déjà, avec une dose de sciatique et de douleurs comme celles qui me pèsent sur les épaules, je gagerais que vous êtes plus jeune que moi.
Ainsi donc, chère mère, comptez que nous vieillirons ensemble et que nous serons juste au même point. Puissions-nous finir de même et nous en aller de compagnie là-bas, le même jour!
Adieu, chère maman; je laisse la plume à Hippolyte; je ne puis pas écrire sans me fatiguer beaucoup. Mon étourdi se charge de vous raconter nos amusements.
XXXVII
A M. JULES BOUCOIRAN, A CHATEAUROUX
Nohant, 1er mars 1830.
Mon cher enfant,
Il me semblait que vous nous aviez oubliés. Je suis bien aise de m'être trompée. Vous seriez fort ingrat, si vous ne répondiez pas à l'amitié sincère que je vous ai témoignée et que vous m'avez paru mériter. Je crois que vous y répondez en effet, puisque vous me le dites, et je suis sensible à la manière simple et affectueuse dont vous exprimez votre affection.
Vous vous applaudissez d'avoir trouvé une amie en moi. C'est bon et rare, les amis! Si vous ne changez point, si vous restez toujours ce que je vous ai vu ici, c'est-à-dire honnête, doux, sincère, aimant votre excellente mère, respectant la vieillesse et ne vous faisant pas un amusement de la railler, comme il est aujourd'hui de mode de le faire; si vous demeurez, enfin, toujours étranger aux erreurs que vous m'avez vue détester et combattre chez mes plus proches amis, vous pouvez compter sur cette amitié toute maternelle que je vous ai promise.
Mais je vous avertis que j'exigerai plus de vous que des autres. Il en est beaucoup dont la mauvaise éducation, l'abandon dans la vie ou le caractère ardent sont l'excuse. Avec de bons principes, un naturel paisible, une bonne mère, si l'on se laisse corrompre, on ne mérite aucune indulgence. Je connais vos qualités et vos défauts mieux que vous ne les connaissez. A votre âge, on ne se connaît pas. On n'a pas assez d'années derrière soi pour savoir ce que c'est que le passé et pour juger une partie de la vie. On ne pense qu'à l'autre qu'on a devant soi, et on la voit bien différente de ce quelle sera!
Je vais vous dire ce que vous êtes. D'abord l'apathie domine chez vous. Vous êtes d'une constitution nonchalante. Vous avez des moyens, vos études ont été bonnes. Je crois que vous auriez un jour une tête «carrée», comme disait Napoléon, un esprit positif et une instruction solide, si vous n'étiez pas paresseux. Mais vous l'êtes. En second lieu, vous n'avez pas le caractère assez bienveillant en général, et vous l'avez trop quelquefois. Vous êtes taciturne à l'excès, ou confiant avec étourderie. Il faudrait chercher un milieu.
Remarquez que ces reproches ne s'adressent point à mon fils, à celui que je faisais lire et causer dans mon cabinet, et qui, avec moi, était toujours raisonnable et excellent. Je parle de Jules Boucoiran, que les autres jugent, dont ils peuvent avoir à se louer ou à se plaindre. Désirant que tous ceux que vous rencontrerez se fassent une idée juste de vous, et voulant vous apprendre à vivre bien avec tous, je dois vous montrer les inconvénients de cet abandon avec lequel vous vous livrez à la sensation du moment: tantôt l'ennui, tantôt l'épanchement.
Vous n'aimez point la solitude. Pour échapper à une société qui vous déplaît, vous en prenez une pire. J'ai su que, pendant mon absence, vous passiez toutes vos soirées à la cuisine, et je vous désapprouve beaucoup.
Vous savez si je suis orgueilleuse et si je traite mes gens d'une façon hautaine. Élevée avec eux, habituée pendant quinze ans à les regarder comme des camarades, à les tutoyer, à jouer avec eux comme fait aujourd'hui Maurice avec Thomas[1], je me laisse encore souvent gronder et gouverner par eux. Je ne les traite pas comme des domestiques. Un de mes amis remarquait avec raison que ce n'étaient pas des valets, mais bien une classe de gens à part qui s'étaient engagés par goût à faire aller ma maison, en vivant aussi libres, aussi chez eux que moi-même.
Vous savez encore que je m'assieds quelquefois au fond de ma cuisine, en regardant rôtir le poulet du dîner et en donnant audience à mes coquins et à mes mendiants. Mais je ne demeurerais point un quart d'heure avec eux lorsqu'ils sont rassemblés, pour y passer le temps à écouter leur conversation. Elle m'ennuierait et me dégoûterait; parce que leur éducation est différente de la mienne; je les gênerais en même temps que je me trouverais déplacée. Or vous êtes élevé comme moi et non comme eux. Vous ne devez donc pas être avec eux comme un égal. J'insiste sur ce reproche, auquel je n'aurais pas pensé, s'il ne m'était revenu quelque chose de semblable d'une manière indirecte, par l'effet du hasard.
Hippolyte se trouvant en patache avec un homme employé chez le général Bertrand, je ne sais plus si c'est comme ouvrier, comme domestique ou comme fermier, celui-ci bavarda beaucoup, parla de la famille Bertrand, de monsieur, de madame, des enfants, etc, etc., et enfin de M. Jules. «C'est un bon, enfant, dit-il, et bien savant; mais c'est jeune, ça ne sait pas tenir son rang. Ça joue aux cartes ou aux dames avec le chasseur du général. Nous autres gens du commun, nous n'aimons pas ça; si nous étions élevés en messieurs, nous nous conduirions en messieurs.»
Hippolyte me raconta cette conversation, qu'il regardait comme un propos sans fondement; mais je me rappelai diverses circonstances qui me le firent trouver vraisemblable; entre autres, votre brouillerie avec la famille du portier, brouillerie qui n'aurait jamais dû avoir lieu, parce que vous n'auriez jamais dû faire votre société de gens sans éducation.
Je le répète, l'éducation établit entre les hommes la seule véritable distinction. Je n'en comprends pas d'autre; celle-là me semble irrécusable. Celle que vous avez reçue vous impose l'obligation de vivre avec les personnes qui sont dans la même position, et de n'avoir pour les autres que de la douceur, de la bienveillance, de l'obligeance. De l'intimité et de la confiance, jamais; à moins de circonstances particulières qui n'existent point par rapport à vous avec mes gens, ou avec ceux du général Bertrand. Voilà encore ce qui me fait dire que vous êtes paresseux.
Quand vos élèves sont couchés, au lieu d'aller niaiser avec des gens qui ne parlent pas le même français que vous, il faudrait prendre un livre, orner votre esprit des connaissances qui lui manquent encore. Si votre cerveau est fatigué des impatiences et des fadeurs de la leçon (je conviens que rien n'est plus ennuyeux), prenez un ouvrage de littérature. Il y en a tant que vous ne connaissez pas, ou que vous connaissez mal! J'aimerais encore mieux que vous fissiez seul de méchants vers que d'aller entendre de la prose d'antichambre.
Vous voyez que j'use fort de la liberté que vous m'avez donnée de vous gronder. Au fait, si vous le preniez mal, vous seriez un sot; car je ne fais que remplir mon devoir de mère; il faut vous aimer et vous estimer beaucoup pour se charger de vous faire la morale si rudement.
Le 13 mars.
Il y a tantôt quinze jours que je vous écrivis le barbouillage précédent. Depuis, il ne m'a pas été possible de le reprendre; c'est à grand'peine que je m'y remets aujourd'hui. J'ai attrapé une sorte de refroidissement qui m'a fort maltraité les yeux. Je serai fort à plaindre si j'en suis réduite à me chauffer les pieds sans m'occuper; c'est triste de n'y pas voir, de ne pouvoir regarder la couleur du ciel et le visage de ses enfants. Priez pour que cela ne m'arrive.
En attendant, je souffre beaucoup et ne puis vous dire qu'un mot: c'est que vous ne vous fâcherez pas j'espère, de tout ce qui précède, un peu sévèrement dit. N'y cherchez qu'une nouvelle preuve de mon amitié pour vous.
Vous viendrez nous voir quand vous aurez fini avec la maison Bertrand. Vous trouverez Maurice et Léontine lisant très bien, écrivant très mal, faisant du reste assez de progrès pour les petites choses que je leur enseigne peu à peu. Soulat[2] lit mal et écrit bien. Il oublie les principes que vous lui avez donnés, quoique nous le fassions lire tous les jours.
Vous m'aviez proposé de me laisser des tableaux pour les leur remettre sous les yeux, ce qui souvent est nécessaire. Vous l'avez ensuite oublié. Je me rappelle assez bien l'arrangement des principales règles. Mais j'ai les yeux et la tête si malades, que vous me rendrez service en me les faisant passer.
Adieu, mon cher Jules; donnez-moi toujours de vos nouvelles. Tout le monde ici vous fait amitié.
Maurice vous embrasse.
[1] Thomas Aucante, vacher de la ferme de Nohant.
[2] Jacques Soulat, ancien grenadier de la garde impériale, paysan
dans le village de Nohant.
XXXVIII
AU MÊME
Nohant, 22 mars 1830.
Je suis fort contente de votre lettre, mon cher enfant. Avant tout, je veux vous dire de venir me voir avant de retourner à Paris. Il faut même vous arranger de manière à passer quelque temps chez nous. Les enfants écrivent assez bien pour que vous leur appliquiez la méthode d'orthographe dont vous m'avez parlé. Ne le voulez-vous pas? Vous savez le plaisir que vous me ferez en acceptant ma proposition.
Vous convenez de trop bonne grâce de tous vos torts, je ne puis vous gronder bien haut. Mais un défaut qu'on avoue n'est qu'à moitié corrigé. Il faut mettre la main à l'oeuvre et s'en débarrasser au plus tôt. Dans votre autre lettre, vous doutiez de ma patience.
Vous ne vous trompez guère. J'en ai une inépuisable pour certaines contrariétés et pour les douleurs physiques; mais, en ce qui concerne Maurice, je n'en ai pas du tout. Ce serait pourtant bien le cas ou jamais d'en avoir. Je prends tellement à coeur ses progrès, que je me désespère promptement, et j'ai bien tort. Je disais aussi, comme vous, que cela tient à ma constitution, au climat, à la digestion, etc. Pourtant, ce serait une pauvre défaite, puisqu'il est beaucoup d'occasions où je réussis à dompter l'emportement de mon caractère. Ce qu'on a pu une fois, on le peut plus d'une fois, et l'habitude le fait pouvoir presque toujours. J'espère en venir là pour mes impatiences, de même que vous avec votre apathie. La douceur m'est nécessaire pour faire quelque chose de mon fils; un stimulant vous l'est aussi pour faire quelque chose de vous-même. L'éducation de Maurice commence, la vôtre n'est pas finie. Si vous y consentez, je vous donnerai votre tâche quand vous serez ici, et je vous autorise à vous moquer de moi quand vous me verrez en colère. Mais déjà je me suis beaucoup amendée.
Le second paragraphe de votre réponse n'est pas clair. Vous me promettez de me l'expliquer dans un an; à la bonne heure!
Le troisième est un raisonnement si l'on veut. Il vous suffira de le relire pour voir comme il est solide. Vous dites: «Je suis franc, parce que je laisse voir aux gens qu'ils me déplaisent. J'abhorre la dissimulation, et je serais hypocrite, si j'agissais autrement.» Voilà qui est bien d'une tête de vingt ans! croyez-vous, mon enfant, que je sois perfide et menteuse? croyez-vous que je n'aie pas bien des fois en ma vie ressenti des mouvements d'éloignement et d'indignation envers certaines gens? Sans doute cela m'est arrivé; mais, avant de le leur témoigner, j'ai réfléchi.
Je me suis demandé sur quoi étaient fondées mes aversions, et j'ai presque toujours reconnu que l'amour-propre m'exagérait la différence entre moi et ces gens-là, la supériorité usurpée sur eux. Je ne parle pas des assassins et des voleurs que j'ai eu l'honneur de fréquenter. Je les mets à part. Ils ont bien des motifs d'excuse et de compassion inutiles à dire ici. Je vous permets bien, du reste, de les considérer avec horreur, pourvu que cette indignation ne vous rende pas inflexible et inhumain envers ces hommes dégradés, qu'on doit encore secourir, pour les empêcher de se dégrader de plus en plus. Il n'est question ici que de ces travers, de ces vices même qu'on rencontre dans la société, dans toutes les sociétés, avec cette seule différence qu'ils sont plus ou moins voilés.
Eh bien, si vous étiez un peu moins jeune, si vous aviez plus d'habitude de rencontrer de ces gens à chaque pas (c'est là en quoi consiste ce qu'on appelle expérience), si vous aviez examiné tout en les jugeant, vous seriez beaucoup moins sévère pour eux, sans cesser d'être rigidement vertueux pour vous-même.
Considérez que vous avez vingt ans, que la plupart des gens dont les travers vous choquent ont vécu trois ou quatre fois votre âge, ont passé par mille épreuves dont vous ne savez pas encore comment vous sortiriez, ont manqué peut-être de tous les moyens de salut, de tous les exemples, de tous les secours qui pouvaient les ramener ou les préserver. Que savez-vous si vous n'eussiez pas fait pis à leur place, et voyez ce qu'est l'homme livré à lui-même?
Observez-vous avec sévérité, avec attention, pendant une journée seulement! Vous verrez combien de mouvements de vanité misérable, d'orgueil rude et fou, d'injuste égoïsme, de lâche envie, de stupide présomption, sont inhérents à notre abjecte nature! combien les bonnes inspirations sont rares! comme les mauvaises sont rapides et habituelles! C'est cette habitude qui nous empêche de les apercevoir, et, pour ne pas nous y être livrés, nous croyons ne les avoir pas ressentis. Demandez-vous ensuite d'où vous vient le pouvoir de les réprimer; pouvoir qui vous est devenu une habitude et dont le combat n'est plus sensible que dans les grandes occasions. «C'est ma conscience, direz-vous. Ce sont mes principes.»
Croyez-vous que ces principes vous fussent venus d'eux-mêmes sans les soins que votre mère et tous ceux qui ont travaillé à votre éducation ont pris à vous les inculquer? Et maintenant vous oubliez que ce sont eux qu'il faut bénir et glorifier, et non pas vous, qui êtes un ouvrage sorti de leurs mains! Ayez donc plutôt compassion de ceux à qui le secours a été refusé et qui, livrés à leur propre impulsion, se sont fourvoyés sans savoir où ils allaient. Ne les recherchez pas; car leur société est toujours déplaisante et peut-être dangereuse à votre âge; mais ne les haïssez pas. Vous verrez, en y réfléchissant, que la bienveillance, qu'on appelle communément amabilité, consiste non pas à tromper les hommes, mais à leur pardonner.
Je ne vous dirai rien sur le reste de votre lettre. Je vous ai dit tout ce que j'en pensais la première foi. Vous convenez que vous avez tort et vous me promettez de changer cette bienveillance outrée en une douceur plus noble, dont on sentira le prix davantage. Je vois des éléments très bons en vous; mais le raisonnement est souvent faux. C'est un grand mal de s'encourager soi-même à se tromper.
Adieu, mon cher enfant. Je vous attends, venez le plus tôt que vous pourrez. Mes yeux vont mieux. Les enfants et moi vous embrassons affectueusement. Comptez toujours sur votre vieille amie.
XXXIX
A MADAME MAURICE DUPIN, A PARIS
Nohant, 19 avril 1830.
Ma chère maman,
J'ai été empêchée de vous écrire par une ophthalmie qui m'a fait beaucoup souffrir pendant plus d'un mois et dont je ne suis pas tout à fait débarrassée, j'ai encore les yeux malades et fatigués le soir. Néanmoins, je suis assez bien pour mettre à exécution un projet dont je n'ai pas voulu vous faire part avant qu'il fût tout à fait arrêté. Je vais aller passer quelques jours auprès de vous, et, de plus, je vous mène Maurice, afin que vous fassiez connaissance avec lui. Il en meurt d'envie et me fait mille questions sur votre compte.
Je profite d'une occasion agréable et commode pour le voyage: le sous-préfet et sa femme[1] vont aussi prendre l'air de Paris et m'offrent place dans leur calèche. Une fois près de vous, j'espère bien vous décider à revenir avec moi; vous n'aurez plus de défaites à me donner; nous ferons le voyage aussi long que vous voudrez. Nous nous arrêterons pour vous laisser reposer où il vous plaira; enfin, je vous soignerai si bien en route, que vous ne vous apercevrez pas de la fatigue. Mais c'est de quoi nous aurons le loisir de parler ensemble la semaine prochaine, c'est-à-dire le 30 de ce mois ou le 1'er mai.
Dites à l'ami Pierret de s'apprêter à gâter Maurice, comme il m'a gâtée jadis; ce qui ne nous rajeunit ni les uns ni les autres. Si j'avais été seule, je vous aurais priée de me donner un lit de sangle au pied du vôtre; mais Maurice est un camarade de lit assez désagréable; d'ailleurs, Hippolyte désire que je donne un coup d'oeil à sa maison[2]. J'occuperai donc son appartement; ce qui ne m'empêchera pas de vous voir tous les jours et de vous mener promener.
J'espère bien vous redonner des jambes. Je me rappelle qu'à mon dernier voyage, je vous ai été enlever, un jour que vous étiez malade, et que j'ai réussi à vous égayer et à vous guérir. Je compte encore livrer l'assaut à votre paresse et vous rendre plus jeune que moi. Ce ne sera pas beaucoup dire quant au physique; car je suis un peu dans les pommes cuites, comme vous verrez; mais le moral ne vieillit pas autant et je suis encore assez folle quand je me mêle de l'être.
Adieu, ma chère maman; bientôt je vous dirai bonjour. Je suis heureuse d'avance. Faites que je vous trouve bien portante; car, malgré mon empressement à vous soigner, j'aime mieux que vous n'en ayez pas besoin. Je vous embrasse mille fois.
Émilie, Casimir, Hippolyte et nous tous vous embrassons tendrement.
[1] M. et madame de Périgny [2] Rue de Seine, 31.
XL
A M. JULES BOUCOIRAN, A PARIS
Nohant, 20 juillet 1830.
Mon cher enfant,
Où êtes-vous? Je vous écris à tout hasard à Paris. Vous m'aviez promis de venir me voir aussitôt votre retour dans le pays, et je ne vous vois point arriver. Dernièrement madame Saint-Agnan me mandait qu'elle vous voyait souvent. Pourquoi ne m'écrivez-vous pas? Je sais que vous vous portez bien, que vous avez conservé l'habitude de cette gaieté bruyante que je vous connais. Mais ce n'est pas assez; je veux que vous bavardiez un peu avec moi et me racontiez ce que vous faites et ne faites pas.
Moi, je ne vous dirai rien de curieux. Vous savez comment on vit à Nohant; le mardi ressemble au mercredi, le mercredi au jeudi, ainsi de suite. L'hiver et l'été apportent seuls quelque diversion à cet état de stagnation permanente. Nous avons le sentiment ou, si vous aimez mieux, la sensation du froid et du chaud pour nous avertir que le temps marche et que la vie coule comme l'eau. C'est un cours tranquille, celui qui me mène et je ne demande pas à rouler plus vite. Mais vous, dans ce grand et fatigant Paris, comment prenez-vous le fardeau de l'existence? Ah! il est lourd à porter par un temps chaud, avec de longues courses à faire. Je m'y suis amusé ou amusée (comme votre sublime exactitude grammaticale l'entendra). Mais je suis bien aise d'être de retour. Arrangez cela comme vous voudrez.
J'en conclus que je me trouve bien partout, grâce à ma haute philosophie, ou à ma profonde nullité. Vous aimiez assez notre vie paisible, vous êtes né pour cela, et vous avez une tournure faite exprès pour le grand canapé somnifère de mon silencieux salon. Ne viendrez-vous pas bientôt y lire les journaux ou vous y enfoncer dans une léthargie demi-méditative, demi-ronflante?
Il me tarde de vous embrasser, mon cher enfant, de vous morigéner par-ci par-là, avec toute l'autorité que mon âge vénérable et mon caractère grave me donnent sur votre folâtre jeunesse. En attendant, écrivez-moi, ou nous nous fâcherons.
Bonsoir, mon cher fils; je suis toujours à moitié aveugle: c'est pour qu'il ne me manque aucune des infirmités dont l'imbécillité se compose.
Cela ne m'empêche pas de vous aimer tendrement. Quand vous viendrez, demandez, je vous prie, à madame Saint-Agnan si elle n'a rien à m'envoyer de chez Gondel[1]. Achetez-moi aussi quelques cahiers de papier pareil à celui de cette lettre. Quand je dis quelques, c'est-à-dire une vingtaine. Je vous dois beaucoup de choses. Il me tarde de m'acquitter envers vous. Mais ce que je ne vous rembourserai qu'en amitié, c'est l'infatigable obligeance que vous avez eue pour moi à Paris et à laquelle je sais être sensible, quoique bourrue.
Maurice vous embrasse; il lit bien, mais n'écrit pas assez couramment pour commencer l'orthographe; d'ailleurs, je n'ai encore examiné qu'imparfaitement votre méthode. Je veux m'en pénétrer un peu plus, avant de la mettre en pratique, et votre secours ne me sera pas inutile.
[1] Gondel, marchand.
XLI
AU MÊME
La Châtre, 31 juillet 1830, onze heures du soir.
Oui, oui, mon enfant, écrivez-moi. Je vous remercie d'avoir pensé à moi au milieu de ces horreurs. O mon Dieu, que de sang! que de larmes!
Votre lettre du 28 ne m'est arrivée qu'aujourd'hui 31. Nous attendions des nouvelles avec une anxiété! Cependant, nous savions à peu près tout ce qu'elle contient par mille voies diverses, et les versions diffèrent peu les unes des autres. Mais rien d'officiel! Nous espérons que ce sera demain; car nous avons besoin de cela pour coopérer aussi de tous nos faibles moyens au grand oeuvre de la rénovation. Ah Dieu! l'emporterons nous? Le sang de toutes ces victimes profitera-t-il à leurs femmes et à leurs enfants!
Votre lettre a été lue par toute la ville; car on est avide de détails et chacun fournit son contigent; écrivez donc, songez qu'on s'arrachera les nouvelles et ne me parlez que des affaires publiques. Mon pauvre enfant, en dépit de la fusillade et des barricades, vous avez réussi à m'informer de ce qui se passait. Croyez-le bien, parmi tous ceux pour qui je frémis, vous n'êtes pas un de ceux qui m'intéressent le moins. Ne vous exposez pas, à moins que ce ne soit pour sauver un ami; alors je vous dirais ce que je dirais à mon propre fils: «Faites-vous tuer plutôt que de l'abandonner.» Au nom du ciel, si vous pouvez circuler sans danger, informez-vous du sort de ceux qui me sont chers.
Les Saint-Agnan n'ont-ils pas souffert? Le père était de la garde nationale. On en est à se dire: «Un tel est-il mort?» Il y a trois jours, la mort d'un ami nous eût glacés; aujourd'hui, nous en apprendrons vingt dans un seul jour peut-être, et nous ne pourrons les pleurer. Dans de tels moments, la fièvre est dans le sang, et le coeur est trop oppressé pour se livrer à la sensibilité.
Je me sens une énergie que je ne croyais pas avoir. L'âme se développe avec les événements. On me prédirait que j'aurai demain la tête cassée, je dormirais quand même cette nuit; mais on saigne pour les autres. Ah! que j'envie votre sort! Vous n'avez pas d'enfant! Vous êtes seul; moi, je veille comme une louve veille sur ses petits. S'ils étaient menacés, je me ferais mettre en pièces.
Mais que voulais-je vous dire? Mes pensées se ressentent du désordre général. Courez à l'hôtel d'Elboeuf, place du Carrousel. Il est pillé, dévasté sans doute. Sachez si ma tante, madame Maréchal, et sa famille out échappé aux désastres de ces journées de meurtre. Mon oncle était inspecteur de la maison du roi. Je me flatte qu'il était absent. Mais sa femme et sa fille, seules au centre de la tempête! Son gendre est brigadier aux gardes du corps; est-il mort? S'il ne l'est pas, vivra-t-il demain? Je n'ai pas le courage de leur écrire. D'ailleurs, où sont-ils? Et puis peuvent-ils songer, s'ils out été maltraités, comme je le crains, à donner de leurs nouvelles? Mais vous, mon enfant, qui êtes actif, bon et dévoué à vos amis, vous pouvez peut-être me tirer de cette horrible inquiétude. Faites-le si le combat a cessé, comme on le dit. Hélas! ne recommencera-t-il pas bientôt?
Que je vous dise ce qui se passe chez nous. Notre ville est la seule qui se montre vraiment énergique. Qui l'aurait cru? elle seule marche. Châteauroux est moins déterminée. Issoudun ne l'est pas du tout; néanmoins, les gardes nationales s'organisent, et, si l'autorité (l'autorité renversée) lutte encore, nous résisterons bien. Dans ce moment, la gendarmerie est la seule force qu'on ait à nous opposer; c'est si peu de chose contre la masse, qu'elle se tient prudemment en repos. Nous n'avons qu'un danger à courir, celui d'être assaillis par un régiment détaché de Bourges pour nous soumettre. Alors on se battra.
Les deux hommes d'ici sont des plus décidés. Casimir est nommé lieutenant de la garde nationale, et cent vingt hommes sont déjà inscrits. Nous attendons avec impatience la direction que nous donnera le gouvernement provisoire. J'ai peur, mais je n'en dis rien; car ce n'est pas pour moi que j'ai peur. En attendant, on se réunit, on s'excite mutuellement.
Et vous, que ferez-vous? La famille Bertrand viendra-t-elle ici bientôt? L'accompagnez-vous toujours? Je désire bien vous revoir.
Parlez-moi de notre député; est-il arrivé sans événement? Nous l'avons vu partir au plus rude moment et nous frémissions de ce qui pouvait lui arriver. Nous espérons maintenant qu'il a pu entrer sans danger, mais nous sommes impatients d'en avoir la certitude. Tâchez de le voir, et priez-le, s'il a un instant de loisir, de me donner de ses nouvelles. Il est notre héros, et, comme notre attachement est son unique salaire, il ne peut pas refuser celui-là.
Adieu, mon cher enfant. Où sont nos paisibles lectures et nos jours de repos? Quand reviendront-ils? La guerre n'est pas mon élément; mais, pour vivre ici-bas, il faut-être amphibie. S'il ne fallait que mon sang et mon bien pour servir la liberté! Je ne puis pas consentir à voir verser celui des autres, et nous nageons dans celui des autres! Vous êtes heureux d'être homme; chez vous, la colère fait diversion à la douleur. Merci encore une fois de votre lettre.
Ne vous lassez pas de nous donner des détails. Je ne crois pas qu'il ait pu rien arriver à ma mère; mais la pauvre femme a dû avoir bien peur. Voyez-la, je vous en prie; elle demeure près de vous, boulevard Poissonnière, n^o 6. Ne vous étonnez pas si son accueil est singulier; elle a l'étrange manie de prendre tous les gens qu'elle ne connaît pas pour des voleurs. Criez-lui en entrant que vous venez de ma part savoir de ses nouvelles, et, si elle vous reçoit froidement, ne vous en inquiétez pas. Je vous saurai gré de ce nouveau service. Adieu.
XLII
A MADAME MAURICE DUPIN, A CHARLEVILLE
7 septembre 1830.
J'aurais répondu plus tôt à votre lettre, ma chère petite mère, si je n'eusse été fort malade. On a craint pour moi une fièvre cérébrale, et, pendant quarante-huit heures, j'ai été je ne sais où. Mon corps était bien au lit sous l'apparence du sommeil, mais mon âme galopait dans je ne sais quelle planète. Pour parler tout simplement, je n'y étais plus et je ne me sentais plus.
Casimir est fort sensible à vos reproches; il assure qu'il ne les mérite pas. On lui a dit chez ma tante que vous étiez partie. Il en était si convaincu, qu'il me l'a dit en arrivant ici. Il n'a point été s'en assurer par lui-même; il regardait cela comme une course inutile, dans la certitude où il était de ne point vous rencontrer. Il était tellement pressé, tellement occupé d'affaires politiques et de commissions dont la ville de la Châtre l'avait chargé pour les Chambres, qu'il regardait, avec raison, son temps comme fort précieux. Forcé de revenir au bout de huit jours, ce n'est pas sans peine qu'il a rempli si vite sa mission. Ce que je ne conçois pas, c'est qu'on l'ait induit en erreur, lorsque, d'après ce que vous me dites, on savait que vous étiez encore à Paris. J'ai des lettres de lui datées de cette époque dans lesquelles il me dit positivement: «Ta mère est partie pour Charleville, c'est pourquoi je n'ai pu la voir.»
Casimir est incapable d'un mensonge et il ne peut avoir de raison pour vous éviter; ainsi, tout cela est le résultat d'un malentendu. Il était décidé à vous ramener ici avec lui, si vous y eussiez consenti.
Vous avez été près de Caroline. Je suis loin d'en être jalouse. Elle était malade, et je n'ai qu'un regret, c'est que les liens qui me retiennent ici m'aient empêchée de vous y accompagner. Je l'aurais soignée avec zèle; mais, outre que l'arrivée de deux personnes de plus dans son ménage eût pu la gêner beaucoup, il ne m'est pas facile de quitter mes petits enfants, encore moins de les faire voyager avec moi. Voici l'âge où Maurice a besoin de leçons suivies et je suis comme enchaînée à la maison. J'ai renoncé aux longues courses; ce qui me force de négliger celles de mes connaissances qui demeurent à cinq ou six lieues.
Oscar doit être un beau garçon bien avancé. S'il était à moi, avec les dispositions qu'il a pour le dessin, j'en ferais un peintre. C'est l'avenir que je rêve pour le mien. Il annonce aussi du goût pour cet art. C'est, à mon gré, le plus beau de tous, celui qui peut occuper le plus agréablement la vie, soit qu'il devienne un état, soit qu'il serve seulement à l'amusement. Il me fait passer tant d'heures de plaisir et de bonheur que je passerais peut-être à m'ennuyer! Si j'avais un talent véritable, je sens qu'il n'y aurait pas de sort plus beau que le mien et j'oublierais bien au fond de mon cabinet les intrigues et les ambitions qui font les révolutions.
Que dites-vous de celle-ci? Je suis loin de la croire finie, et j'ai peur même que tout ce qu'on a fait ne serve à rien. Mais vous en avez par-dessus la tête, vous qui avez vu tout cela. Je ne veux pas vous en parler.
Vous me rendez heureuse en m'apprenant que vous êtes plus forte que vous ne disiez. Je le pensais bien. Vous vous exagériez votre faiblesse. Je crois que je tiens de vous sous le rapport de la santé; je suis sujette à de fréquentes indispositions, à des souffrances presque continuelles; mais, au fond, je suis extrêmement forte, comme vous, et d'étoffe à vivre longtemps sans infirmité, en dépit de tous ces arias de bobos.
Soignez-vous bien, mais ne vous figurez donc pas que vous avez cent ans; toutes les femmes de votre âge ont l'air d'avoir vingt ans de plus que vous. En ne vous affectant pas, en ne vous laissant pas gagner par l'ennui et la tristesse, vous serez longtemps jeune.
Restez près de ma soeur tant qu'elle aura besoin de vous et que vous vous plairez dans ce pays. Dès que vous éprouverez le besoin de changer de place et la force de le faire, venez ici. Vous y resterez dix ans si vous vous y trouvez bien, huit jours si vous vous ennuyez. Vous serez libre comme chez vous, vous vous lèverez, vous vous coucherez, vous serez seule, vous aurez du monde, vous mangerez comme bon vous semblera, vous n'aurez qu'à parler pour être obéie. Si vous n'êtes pas contente de nous, je suis bien sûre que ce ne sera pas de notre faute.
Adieu, ma chère maman; je vous embrasse de toute mon âme, ainsi que ma soeur et Oscar.
Donnez-moi de vos nouvelles et des leurs.
XLIII
A M. JULES BOUCOIRAN, A CHATEAUROUX
Nohant, 27 octobre 1830.
Je vous remercie, mon cher enfant, de vos deux billets. Je me doutais bien de l'exagération des rapports sur Issoudun qui nous étaient parvenus. Il en est ainsi de toutes les nouvelles, véritables cancans politiques, qui grossissent en roulant par le monde.
La vérité a toujours quelque chose de trivial qui déplaît aux esprits poétiques. Nous sommes d'ailleurs dans le pays, dans la terre classique de la poésie, on ne dit jamais les choses comme elles sont. Voit-on des cochons, ce sont des éléphants; des oies, ce sont des princesses; ainsi du reste. Je suis lasse et dégoûtée de tout cela; aussi je ne lis plus les journaux. J'exècre l'esprit de commérage des coteries provinciales: c'est une guerre de menteries, un assaut d'absurdités qui fait mal au coeur, pour peu qu'on en ait. Je ne trouve en dehors de ma vie intime, rien qui mérite un sentiment d'intérêt véritable.
De nos jours, l'enthousiasme est la vertu des dupes. Siècle de fer, d'égoïsme, de lâcheté et de fourberie, où il faut railler ou pleurer sous peine d'être imbécile ou misérable. Vous savez quel parti je prends. Je concentre mon existence aux objets de mes affections. Je m'en entoure comme d'un bataillon sacré qui fait peur aux idées noires et décourageantes. Absents ou présents, mes amis remplissent mon âme tout entière; leur souvenir y apporte la joie, efface la pointe acérée des douleurs cuisantes, souvent répétées. Le lendemain ramène un rayon de soleil et d'espérance. Alors je me moque des larmes de la veille.
Vous vous étonnez souvent de mon humeur mobile, de mon caractère flexible. Où en serais-je sans cette faculté de m'étourdir? Vous connaissez tout dans ma vie, vous devez comprendre que, sans l'heureuse disposition qui me fait oublier vite le chagrin, je serais maussade et sans cesse repliée sur moi-même, inutile aux autres, insensible à leur affection.
Loin de là, cette faculté d'oublier m'inspire tant de reconnaissance, m'apporte tant de consolations, que je suis fière de pouvoir dire à ceux qui m'aiment: «Vous me rendez le bonheur et la gaieté, vous me dédommagez de ce qui me manque, vous suffisez à toutes mes ambitions.» Prenez votre part de ce compliment, mon enfant; car vous savez que je vous aime comme un fils et comme un frère.
Nous différons de caractère; mais nos coeurs sont honnêtes et aimants, ils doivent s'entendre. Il me sera doux de vous avoir pour longtemps près de moi et de vous confier mon Maurice. Il me tarde de voir arriver ce moment.
Bonsoir, mon fils; écrivez-moi.
XLIV
A MADAME MAURICE DUPIN, A CHARLEVILLE
Nohant, 22 novembre 1830.
Ma chère petite maman,
Vous êtes bien paresseuse. Si je ne vous savais en bonnes mains et en sûreté à Charleville, je serais inquiète de vous. Par ce temps-ci, on ne sait qui vit ni qui meurt. Il y a des troubles de tous les côtés; notre pays, tout pacifique qu'il est d'ordinaire, se mêle aussi de remuer. Des émeutes assez sérieuses ont eu lieu à Bourges, à Issoudun, voire à la Châtre; c'est là, par exemple, qu'elles ont été le plus vite apaisées; tout s'est tourné en plaisanterie. Bien des gens ont fui de peur, cependant; chaque chose a son côté ridicule dans la vie.
Je me sens peu disposée à m'effrayer de l'avenir si noir qu'on nous prédit. La frayeur grossit les objets et ces hommes sanguinaires, vus de près, ne sont, la moitié du temps, que des ivrognes, qu'on met en gaieté avec du vin et qui n'égorgeront personne. Ils font grand bruit et peu de mal, quoi qu'on en dise; cependant, je suis bien aise que vous ne soyez pas à Paris. Vous y êtes très isolée, et, dans cette position, il est naturel qu'on ne soit pas rassuré. La peur fait mal, elle rend malade. Reposez-vous donc auprès de vos enfants, mais n'oubliez pas les absents et parlez-moi un peu plus souvent de vous et d'eux.
Oscar est-il au collège? La santé de Caroline se raffermit-elle? Votre présence, qu'elle désirait vivement, a dû être pour elle le meilleur des remèdes, et puis ce beau temps est excellent pour les poitrines délicates. Soignez-la bien, elle vous le rendra; mais faites en sorte de n'en avoir pas besoin.
J'ai été assez malade depuis ma dernière lettre. Je cours du matin au soir pour me dédommager de l'ennui de souffrir.
Ma belle-soeur[1] ne court guère, on peut même dire pas du tout. Elle est douce et bonne, point exigeante; elle se lève tard, et nous ne nous voyons qu'au moment du dîner. C'est toujours avec plaisir et bonne intelligence. Nous passons la soirée ensemble, soirée qui n'est pas longue; car elle se retire à neuf heures, et, moi, je vais écrire ou dessiner dans mon cabinet, tandis que mes deux marmots ronflent à qui mieux mieux. Solange est superbe de graisse et de fraîcheur. Je doute qu'elle soit jolie: elle a la bouche grande et le front saillant; mais elle a de jolis yeux, un petit nez et la peau comme du satin. Je crois que ce sera une bonne gaillarde berrichonne.
Maurice travaille bien. Il écrit l'orthographe passablement et son caractère gagne beaucoup. Léontine est aussi très gentille; enfin, notre ménage va au mieux, mais je crains que nous ne soyons forcés de nous séparer bientôt. Hippolyte est à Paris depuis quelques jours, il devait y passer une quinzaine et revenir; à présent, il nous mande qu'il sera forcé d'y rester tout à fait, à cause de l'obligation de faire partie de la garde nationale. Les troubles fréquents qui éclatent à Paris contraignent ce corps à une grande activité. C'est un devoir d'homme d'en faire partie dans un temps d'agitations et de désordres civils. Il a vu Pierret, qui venait de monter trente heures de garde; il était sur les dents.
Si mon frère ne peut revenir de l'hiver, probablement sa femme voudra l'aller rejoindre. Je verrais cette séparation avec regret; l'habitude nous avait déjà rendus nécessaires les uns aux autres; du moins, je le sens ainsi pour ma part; c'est un besoin pour moi de m'attacher à ceux qui m'entourent.
Pardon de mon bavardage et de mon barbouillage. A propos, vous occupez-vous toujours de peinture, distraction agréable dont vous vous tirez fort bien? Le mot barbouillage, que je fais suivre d'un à propos assez impertinent, ne peut s'appliquer qu'à moi. Je fais des fleurs qui ont l'air de potirons, mais ça m'amuse.
Adieu, ma chère petite mère; je vous embrasse de toute mon âme. Émilie, mon mari et les enfants se joignent à moi et vous chargent d'embrasser Caroline, Oscar et Cazamajou.
[1] Madame Hippolyte Chatiron.
XLV
A M. CHARLES DUVERNET, A PARIS ÉPITRE ROMANTIQUE A MES AMIS
Nohant, 1er décembre 1830.
De même que ces enfants naïfs et déguenillés que l'on voit sur les routes, armés de ces ingénieux paniers que leurs petites mains ont tressés, après en avoir ravi les matériaux à l'arbuste flexible qui croît dans ces vignes que l'on voit ceindre les collines verdoyantes de l'Indre, ramassent, pour engraisser le jardin paternel, les immondices nutritives et fécondes (je ne sais pas précisément si le mot est masculin ou non… je m'en moque), que les coursiers, les mulets, les boeufs, les vaches, les pourceaux et les ânes laissent échapper, dans leur course vagabonde, comme autant de bienfaits que l'active et ingénieuse civilisation met à profit pour ranimer la santé débile du choufleur et la délicate complexion de l'artichaut;
De même que ces hommes patients et laborieux qu'un sot préjugé essayerait vainement de flétrir, et qui, munis de ces réceptacles portatifs qu'on voit également servir à recueillir les dons de Bacchus et les infortunés animaux que l'on trouve parfois égarés et languissants au coin des bornes, jusqu'à ce qu'une main cruelle leur donne la mort et les engloutisse à jamais dans la hotte parricide, ramassent, dans ces torrents fangeux qui se brisent en mugissant dans les égouts de la capitale, divers objets abandonnés à la parcimonieuse industrie, qui sait tirer parti de tout, et faire du papier à lettres avec de vieilles bottes et des chiens morts;
De même, ô mes sensibles et romantiques amis! après une longue, laborieuse et pénible recherche, j'ai à peu près compris la lettre bienfaisante et sentimentale que vous m'avez écrite, au milieu des fumées du punch et dans le désordre de vos imaginations, naturellement fantasques et poétiques. Triomphez, mes amis, enorgueillissez-vous des dons que le ciel prodigue vous a départis; soyez fiers, car vous avez droit de l'être!
Vous avez atteint et dépassé les limites du sublime. Vous êtes inintelligibles pour les autres comme pour vous-mêmes. Nodier pâlit, Rabelais ne serait que de la Saint-Jean, et Sainte-Beuve baisse pavillon devant vous.
Immortels jeunes hommes, mes mains vous tresseront des couronnes de verdure quand les arbres auront repris des feuilles, le laurier-sauce s'arrondira sur vos fronts et le chêne sur vos épaules, si vous continuez de la sorte.
Heureuse, trois fois heureuse la ville de la Châtre, la patrie des grands hommes, la terre classique du génie!… heureuses vos mamans! heureux aussi vos papas!
Enfants gâtés des Muses, nourris sur l'Olympe (pas d'allusions, je vous prie), bercés sur les genoux de la Renommée, puissiez-vous faire, pendant toute une éternité (comme dit le forçat délibéré Champagnette de Lille), la gloire et l'ornement de la patrie reconnaissante! Puissiez-vous m'écrire souvent pour m'endormir… au son de votre lyre pindarique, et pour détendre les muscles buccinateurs, infiniment trop contractés, de mes joues amaigries!
Depuis ton départ,—ô blond Charles, jeune homme aux rêveries mélancoliques, au caractère sombre comme un jour d'orage, infortuné misanthrope qui fuis la frivole gaieté d'une jeunesse insensée, pour te livrer aux noires méditations d'un cerveau ascétique, les arbres ont jauni, ils se sont dépouillés de leur brillante parure. Ils ne voulaient plus charmer les yeux de personne. L'hôte solitaire des forêts désertes, le promeneur mélancolique des sentiers écartés et ombreux n'étant plus là pour les chanter, ils sont devenus secs comme des fagots et tristes comme la nature, veuve de toi, ô jeune homme.
Et toi, gigantesque Fleury, homme aux pattes immenses, à la barbe effrayante, au regard terrible; homme des premiers siècles, des siècles de fer; homme au coeur de pierre, homme fossile, homme primitif, homme normal, homme antérieur à la civilisation, antérieur au déluge! depuis que ta masse immense n'occupe plus, comme les dieux d'Homère, l'espace de sept stades dans la contrée, depuis que ta poitrine volcanique n'absorbe plus l'air vital nécessaire aux habitants de la terre, le climat du pays est devenu plus froid, l'air plus subtil. Les vents qu'emprisonnaient tes poumons, les tempêtes qui se brisaient contre ton flanc comme au pied d'une chaîne de montagnes, se sont déchaînés avec furie le jour de ton départ. Toutes les maisons de la Châtre out été ébranlées dans leurs fondements, le moulin à vent a tourné pour la première fois, quoique n'ayant ni ailes, ni voiles, ni pivot. La perruque de M de la Genetière a été emportée par une bourrasque au haut du clocher, et la jupe de madame Saint-O… a été relevée à une hauteur si prodigieuse, que le grand Chicot assure avoir vu sa jarretière.
Et toi, petit Sandeau! aimable et léger comme lé colibri des savanes parfumées! gracieux et piquant comme l'ortie qui se balance au front battu des vents des tours de Châteaubrun! depuis que tu ne traverses plus avec la rapidité d'un chamois, les mains dans les poches, la petite place où tu semas si généreusement cette plante pectorale qu'on appelle le pas d'âne et dont Félix Fauchier a fait, grâce à toi, une ample provision pour la confection du sirop de quatre fleurs, les dames de la ville ne se lèvent plus que comme les chauves-souris et les chouettes, au coucher du soleil: elles ne quittent plus leur bonnet de nuit pour se mettre à la fenêtre, et les papillotes ont pris racine à leurs cheveux. La coiffure languit, le cheveu dépérit, le fer à friser dort inutile sur les tisons refroidis. La main de Laurent[1], glacée par l'âge et le chagrin, tombe inactive à son côté. Les touffes invisibles et les cache-peignes moisissent sans éclat dans la boutique de Darnaut[2]. L'usage des peignes commence à se perdre, la brosse tombe en désuétude et la garnison menace de s'emparer de la place. Ton départ nous a apporté une plaie d'Égypte bien connue.
Quant à votre amie infortunée, ne sachant que faire pour chasser l'ennui aux lourdes ailes, fatiguée de la lumière du soleil, qui n'éclaire plus nos promenades savantes et nos graves entretiens aux Couperies, elle a pris le parti d'avoir la fièvre et un bon rhumatisme, seulement pour se distraire et passer le temps. Vous ririez, mes camarades, si vous pouviez me voir sortir de ma chambre, non pas comme l'Aurore aux ailes empourprées attelant d'une main légère les chevaux du classique Phébus, dont la perruque rousse a fait vivre les poètes pendant plusieurs siècles, mais comme la marmotte engourdie que le Savoyard tire de sa boîte et fait danser à grands coups de bâton, pour la mettre en train et lui donner l'air enjoué.
C'est ainsi que je me traîne, moi qui naguère aurais défié, sur ma bonne Lyska, un parti de miguelets. Maintenant, empaquetée de flanelles et fraîche comme une momie dans ses bandelettes, je voyage, en un jour, de mon cabinet au salon, et une de mes jambes est auprès de la cheminée dudit appartement, que l'autre est encore dans la salle à manger. Si cet état fâcheux continue, je vous prie de m'acheter une de ces brouettes dans lesquelles on voiture les culs-de-jatte dans les rues de Paris; nous y attellerons Brave, et nous parcourrons ainsi les villes et les campagnes, pour attirer la pitié des âmes sensibles. Fleury fera des tours de force, et Charles avalera dès épées comme les jongleurs indiens, ou des souris comme Jacques de Falaise; on lui laissera le choix.
Et, à propos de Brave, je viens de lui rendre visite dans sa niche. Après les politesses d'usage, je lui ai lu le paragraphe de votre lettre qui le concerne. Il eh a été fort mécontent, et, me suivant dans mon cabinet, où il est présentement étendu devant le feu, il m'a prié d'écrire sous sa dictée une réponse aux accusations dont vous le chargez. Je souscris à sa demande, et vous quitte pour servir d'interprète à ce bon animal.
Adieu donc, mes chers camarades; écrivez-moi souvent. Quelque bêtes que vous puissiez être, je vous promets de n'être jamais en reste avec vous. Je vous tiens quitte des compliments.
Pauvre Fleury! accouchez donc vite de ce fatal choléra-morbus, prenez du tabac à fortes doses, il partira dans les éternuements.
Et vous, jeune Chariot, au milieu des tumultueux plaisirs de cette ville de bruit et de prestiges, n'oubliez pas la plus ancienne, de vos amies.
Une poignée de main à tous les trois, quoique Rochou-Daubert n'aime pas cela dans une femme.
AURORE D.
[1] Coiffeur à la Châtre. [2] Autre coiffeur à la Châtre.
XLVI
A M. CHARLES DUVERNET, A PARIS
Nohant, 1er décembre 1830.
Réclamation adressée par Brave, chien des Pyrénées, originaire d'Espagne, garde de nuit de profession, décoré du collier à pointes, du grand cordon de la chaîne de fer et de plusieurs autres ordres honorables.
A Messieurs Fleury (dit le Germanique) et Duvernet (Charles), pour offense à la personne dudit Brave et diffamation gratuite auprès de sa protectrice, dame Aurore, châtelaine de Nohant et de beaucoup de châteaux en Espagne, dont la description serait trop longue à mentionner.
Messieurs,
Je ne viens point ici faire une vaine montre de mes forces physiques et de mes vertus domestiques. Ce n'est point un mouvement d'orgueil, assez justifié peut-être par la pureté de mon origine, et le témoignage d'une conduite irréprochable, qui m'engage à mettre la patte à la plume, pour réfuter les imputations calomnieuses qu'il vous a plu de présenter à mon honorée protectrice et amie, dame Aurore, que j'ai fidèlement accompagnée et gardée jusqu'à ce jour; à cette fin de détruire la bonne intelligence qui a toujours régné entre elle et moi, et de lui inspirer des doutes sur mes principes politiques.
Il me serait facile de mettre au jour des faits qui couvriraient de gloire l'espèce des chiens, au grand détriment de celle des hommes. Il me serait facile encore de vous montrer deux rangées de dents, auprès desquelles les vôtres ne brilleraient guère, et de vous prouver que, quand on veut mordre et déchirer, il n'est pas prudent de s'adresser à plus fort que soi.
Mais je laisse ces moyens aux esprits rudes et grossiers qui n'en ont point d'autres. Je dédaigne des adversaires dont la défaite ne me rapporterait point de gloire, et dont je viendrais aussi facilement à bout que des chats que je surprends à vagabonder la nuit autour du poulailler, au lieu d'être à leur poste à l'armée d'observation contre les souris et les rats.
Je ne veux employer avec vous que les armes du raisonnement. Mon caractère paisible préfère terminer à l'amiable les discussions où la rigueur n'est pas absolument nécessaire. Accoutumé dès l'enfance et, pour me servir de l'expression de M. Fleury, dès mon bas âge, à des études graves et utiles, j'ai contracté le goût des méditations profondes. J'ai réussi à l'inspirer au chien Bleu, qui ne manque pas d'intelligence. Je prends plaisir à m'entretenir avec lui sur toute sorte de matières, lorsque, couchés au clair de la lune sur le fumier de la basse-cour, durant les longues nuits d'hiver, nous examinons le cours des astres et leurs rapports avec le changement des saisons et le système entier de la nature. C'est en vain que j'ai voulu améliorer l'éducation et réformer le jugement de mon autre camarade, l'oncle Mylord, que vous appelez épileptique et convulsionnaire; car, dans la frivolité de vos railleries mordantes, vous n'épargnez pas, messieurs, les personnes les plus dignes d'intérêt et de compassion par leurs infirmités et leurs disgrâces.
Quoi qu'il en soit, messieurs, je ne m'adjoindrai pas dans cette défense le susdit oncle Mylord, parce que, sa complexion nerveuse ne le rendant propre qu'aux beaux-arts, il fait société à part et passe la majeure partie de son temps dans le salon, où on lui permet de se chauffer les pattes en écoutant la musique, dont il est fort amateur, pourvu qu'il ne lui échappe aucune impertinence; ce qui malheureusement, vous le savez, messieurs, lui arrive quelquefois. Je dois en même temps vous déclarer que, dans le système de défense que j'ai adopté, j'ai été puissamment aidé par les lumières et les réflexions du chien Bleu. La franchise m'oblige à reconnaître les talents et le mérite de cette personne estimable, que vous n'avez pas craint d'envelopper dans vos soupçons injurieux sur notre patriotisme et notre moralité.
D'abord, examinons les faits qu'on m'attribue.
M. Fleury, mon principal accusateur, prétend:
1° Que moi, Brave, assis sur mon postérieur, j'ai été surpris par lui, Fleury, réfléchissant aux malheurs que des factieux out attirés sur la tête de l'ex-roi de France Charles X.
M. Fleury insiste sur l'expression de factieux dont il assure que je me suis servi.
2° Il prétend m'avoir surpris lisant la Quotidienne en cachette. Et, d'après ces deux chefs d'accusation, il ne craint pas de se répandre en invectives contre ma personne, de me traiter tour à tour de carliste, de jésuite, d'ultramontrain, de serpent, de crocodile, de boa, d'hypocrite, de chouan, de Ravaillac!
Quelle âme honnête ne serait révoltée à cette épouvantable liste d'épithètes infamantes; épithètes gratuitement déversées sur un chien de bonne vie et moeurs, d'après deux accusations aussi frivoles, aussi, peu avérées!
Mais je méprise ces outrages et n'en fais pas plus de cas que d'un os sans viande.
M. Fleury ment à sa conscience lorsqu'il rapporte avoir entendu sortir de ma gueule le mot de factieux appliqué aux glorieux libérateurs de la patrie. Je vous le demande, ô vous qui ne craignez pas de flétrir la réputation d'un chien paisible, ai-je pu me rendre coupable d'une aussi absurde injustice? Pouvez-vous supposer que j'aie le moindre intérêt à méconnaître les bienfaits de la Révolution? N'est-ce pas sous l'abominable préfecture d'un favori des Villèle et des Peyronnet, que les chiens out été proscrits comme, du temps d'Hérode, le furent d'innocents martyrs enveloppés dans la ruine d'un seul?
N'est-ce pas en faveur des prérogatives de la noblesse et de l'aristocratie que l'entrée des Tuileries fut interdite aux chiens libres, accordée seulement comme un privilège à cette classe dégradée des bichons et des carlins, que les douairières du noble faubourg traînent en laisse comme des esclaves au collier doré? Oui, j'en conviens, il est une race de chiens dévouée de tout temps à la cour et avilie dans les antichambres: ce sont les carlins, dont le nom offre assez de similitude avec celui de carlistes, pour qu'on ne s'y méprenne point. Mais nous, descendants des libres montagnards des Pyrénées, race pastorale et agreste, nous qui, au milieu des neiges et des rocs inaccessibles, gardons contre la dent sanglante des loups et des ours, contre la serre cruelle des aigles et des vautours, les jeunes agneaux et les blanches brebis de la romantique vallée d'Andore!… Ah! ce souvenir de ma patrie et de mes jeunes ans m'arrache des larmes involontaires! Je crois voir encore mon respectable père, le vaillant et redoutable Pigon, avec son triple collier de pointes de fer, où la dépouille sanglante des loups avait laissé de glorieuses empreintes. Je le vois se promener majestueusement au milieu du troupeau, tandis que les brebis se rangeaient en haie sur son passage dans une attitude respectueuse, tandis que moi, faible enfant, je jouais entre les blanches pattes de ma mère Tanbella, vive Espagnole à l'oeil rouge et à la dent aiguë! Je crois entendre la voix du pasteur chantant la ballade des montagnes aux échos sauvages, étonnés de répondre à une voix humaine dans cette âpre solitude. Je retrouve dans ma mémoire son costume étrange, son cothurne de laine rouge, appelé spardilla; son berret blanc et bleu, son manteau tailladé et sa longue espingole plus fidèle gardienne de son troupeau que la houlette, parée de rubans, que les bergères de Cervantes portaient au temps de l'âge d'or.
Je revois les pics menaçants, embellis de toutes les couleurs du prisme reflétées sur la glace séculaire; les torrents écumeux, dont la voix terrible assourdit les simples mortels; les lacs paisibles bordés de safran sauvage et de rochers blancs comme le marbre de Paros; les vieilles forteresses mauresques abandonnées aux lézards et aux choucas, les forêts de noirs sapins, et les grottes imposantes comme l'entrée du Tartare.—Pardonnez à ma faiblesse, ce retour sur un temps pour jamais effacé de ma destinée, et qui remplit mon coeur de mélancolie.
Mais, dites-moi, Fleury, si vous avez autant d'âme qu'un chien comme moi peut en avoir, pensez-vous qu'un simple et hardi montagnard soit un digne courtisan du despotisme, un conspirateur dangereux, un affilié de Lulworth. Non, vous ne le pensez pas! Vous avez pu me voir lire la Quotidienne: ma maîtresse la reçoit, et je ne la soupçonne pas d'être infectée de ces gothiques préjugés, de ces haineux ressentiments. Je la lis comme vous la liriez, avec dégoût et mépris, pour savoir seulement jusqu'où l'acharnement des partis peut porter des hommes égarés. Mais combien de fois, transporté d'une vertueuse indignation, j'ai fait voler d'un coup de patte, ou mis en pièces d'un coup de dent, ces feuilles empreintes de mauvaise foi et d'esprit de vengeance!
Cessez de le dire, et vous, ma chère maîtresse, mon estimable amie, gardez-vous de le croire. Jamais Brave, jamais le chien honoré de votre confiance et enchaîné par vos bienfaits, ne méconnaîtra ses devoirs et n'oubliera le sentiment de sa dignité. Qu'on vienne, au nom de Charles X ou de Henri V, attaquer votre tranquille demeure, vous verrez si Brave ne vaut pas une armée. Vous reconnaîtrez la pureté de son coeur indignement méconnue par vos frivoles amis, vous jugerez alors entre eux et moi!
Et vous, jeunes gens sans expérience et sans frein, j'ai pitié de votre jeunesse et de votre ignorance. Mon âme généreuse, incapable de ressentiment, veut oublier vos torts et pardonner à votre légèreté: soyez donc absous et revenez sans crainte égayer les ennuis de ma maîtresse solitaire. Vous n'avez rien à redouter de ma vengeance. Brave vous pardonne!
Que tout soit oublié, et, si vous êtes d'aussi bonne foi que moi, qu'un embrassement fraternel soit le sceau de notre réconciliation, je vous offre ma patte avec franchise et loyauté et joins ici, pour votre sûreté personnelle, un sauf-conduit qui vous mettra à couvert des ressentiments que votre lettre aurait pu exciter dans les environs.
Brave, seigneur chien, maître commandant, général en chef et inspecteur de toute la chiennerie du pays: à Mylord, au chien Bleu, à Marchant, à Labrie, à Charmette, à Capitaine, à Pistolet, à Caniche, à Parpluche, à Mouche, à tous les chiens jeunes ou vieux, mâles ou femelles, ras ou tondus, grands ou petits, galeux ou enragés, infirmes ou podagres, hargneux ou arrogants, domiciliés dans le bourg de Nohant, dans celui de Montgivray, dans la maison à Rochette, à la Tuilerie, etc., et tous autres lieux situés entre la Châtre et Nohant:
Défense vous est faite, sous peine de mort, de mordre, poursuivre, menacer ou insulter les individus ci-dessous mentionnés:
Charles Duvernet, Alphonse Fleury;
Lesquels seront porteurs du présent sauf-conduit, que nous leur avons délivré le 1^er décembre 1830, en notre niche, en présence du chien Bleu et de madame Aurore D..
Signé BRAVE.
XLVII
A M. JULES BOUCOIRAN, A PARIS
Nohant, mercredi, 3 décembre 1830.
Mon cher enfant,
Si vous aimiez les compliments, je vous dirais que vous m'avez écrit une lettre vraiment remarquable de jugement, d'observation, de raisonnement et même de style; mais vous m'enverriez promener.
Je vous dirai tout bonnement que vos réflexions me paraissent justes. J'ai assez de confiance dans le jugement que vous me donnez en tremblant et sans y avoir confiance vous-même.
Comme vous, je pense que le grand compagnon de ce petit monsieur est sans moyens et sans moeurs; c'est aussi, je crois, un être fort ordinaire, sans vices ni défauts choquants. Sa physionomie (vous savez que je tiens à cet indice) promet de la franchise et de la douceur. Cependant les choses vont assez mal en sa faveur. Il a fait déclarations, protestations et supplications à la pauvre enfant, qui ne doute pas plus de leur solidité que de la clarté du soleil. Et pourtant, depuis son départ (au mois d'août), il n'a pas donné signe de vie à la famille. Quand on questionne l'autre, resté à Paris et qui est (je le crains bien, entre nous) l'amant en titre de la mère, il répond des balivernes. Je suppose que le monsieur était sincère aux pieds de la jeune fille. Comment eût-il pu ne pas l'être? Elle est charmante de tous points. Mais, une fois éloigné d'elle, la froide raison,—des raisons d'intérêts sans doute, car on m'assure qu'il a de la fortune, et elle n'a rien,—les parents, la légèreté, l'absence, un parti plus avantageux, que sais-je? la jolie et douce enfant est oubliée sans doute. Dans l'ignorance de son coeur, elle le pleurera comme s'il en valait la peine. Si jeunesse savait! Quoi qu'il arrive, je vous remercie de vos lumières et je vous tiendrai au fait des événements. J'abrège sur cet article, car j'ai bien autre chose à vous dire.
Sachez une nouvelle étonnante, surprenante… (pour les adjectifs, voyez la lettre de madame de Sévigné, que je n'aime guère, quoi qu'on dise!), sachez qu'en dépit de mon inertie et de mon insouciance, de ma légèreté à m'étourdir, de ma facilité à pardonner, à oublier les chagrins et les injures, sachez que je viens de prendre un parti violent. Ce n'est pas pour rire, malgré le ton de badinage que je prends. C'est tout ce qu'il y a de plus sérieux. C'est encore là un de ces secrets qu'on ne confie pas à trois personnes. Vous connaissez mon intérieur, vous savez s'il est tolérable. Vous avez été étonné vingt fois de me voir relever la tête le lendemain, quand la veille on me l'avait brisée. I1 y a un terme à tout. Et puis les raisons qui eussent pu me porter plus tôt à la résolution que j'ai prise, n'étaient pas assez fortes pour me décider, avant les nouveaux événements qui viennent de se produire. Personne ne s'est aperçu de rien. Il n'y a pas eu de bruit. J'ai simplement trouvé un paquet à mon adresse, en cherchant quelque chose dans le secrétaire de mon mari. Ce paquet avait un air solennel qui m'a frappée. On y lisait: Ne l'ouvrez qu'après ma mort.
Je n'ai pas eu la patience d'attendre que je fusse veuve. Ce n'est pas avec une tournure de santé comme la mienne qu'on doit compter survivre à quelqu'un. D'ailleurs, j'ai supposé que mon mari était mort et j'ai été bien aise de voir ce qu'il pensait de moi durant sa vie. Le paquet m'étant adressé, j'avais le droit de l'ouvrir sans indiscrétion, et, mon mari se portant fort bien, je pouvais lire son testament de sang-froid.
Vive Dieu! quel testament! Des malédictions, et c'est tout! Il avait rassemblé là tous ses mouvements d'humeur et de colère contre moi, toutes ses réflexions sur ma perversité, tous ses sentiments de mépris pour mon caractère. Et il me laissait cela comme un gage de sa tendresse! Je croyais rêver, moi qui, jusqu'ici, fermais les yeux et ne voulais pas voir que j'étais méprisée. Cette lecture m'a enfin tirée de mon sommeil. Je me suis dit que, vivre avec un homme qui n'a pour sa femme ni estime ni confiance, ce serait vouloir rendre la vie à un mort. Mon parti a été pris et, j'ose le dire, irrévocablement. Vous savez que je n'abuse pas de ce mot.
Sans attendre un jour de plus, faible et malade encore, j'ai déclaré ma volonté et décliné mes motifs avec un aplomb et un sang-froid qui l'ont pétrifié. Il ne s'attendait guère à voir un être comme moi se lever de toute sa hauteur pour lui faire tête. Il a grondé, disputé, prié. Je suis restée inébranlable. Je veux une pension, j'irai à Paris, mes enfants resteront à Nohant. Voilà le résultat de notre première explication. J'ai paru intraitable sur tous les points. C'était une feinte, comme vous pouvez croire. Je n'ai nulle envie d'abandonner mes enfants. Quand il en a été convaincu, il est devenu doux comme un mouton. Il est venu me dire qu'il affermerait Nohant, qu'il ferait maison nette, qu'il emmènerait Maurice à Paris et le mettrait au collège. C'est ce que je ne veux pas encore. L'enfant est trop jeune et trop délicat. En outre, je n'entends pas que ma maison soit vidée par mes domestiques, qui m'ont vue naître et que j'aime presque comme des amis. Je consens à ce que le train en soit réduit, parce que ma modeste pension rendra cette économie nécessaire. Je garderai Vincent[1] et André[2] avec leurs femmes, et Pierre[3]. Il y aura assez de deux chevaux, de deux vaches, etc., etc.; je vous fais grâce du tripotage. De cette manière, je serai censée vivre de mon côté. Je compte passer une partie de l'année, six mois au moins, à Nohant, près de mes enfants, voire près de mon mari, que cette leçon rendra plus circonspect. Il m'a traitée jusqu'ici comme si je lui étais odieuse. Du moment que j'en suis assurée, je m'en vais. Aujourd'hui, il me pleure, tant pis pour lui! je lui prouve que je ne veux pas être supportée comme un fardeau, mais recherchée et appelée comme une compagne libre, qui ne demeurera près de lui que lorsqu'il en sera digne.
Ne me trouvez pas impertinente. Rappelez-vous comme j'ai été humiliée! cela a duré huit ans! En vérité, vous me le disiez souvent, les faibles sont les dupes de la société. Je crois que ce sont vos réflexions qui m'ont donné un commencement de courage et de fermeté. Je ne me suis radoucie qu'aujourd'hui. J'ai dit que je consentirais à revenir si ces conditions étaient acceptées, et elles le seront.
Mais elles dépendent encore de quelqu'un, ne le devinez-vous pas? C'est de vous, mon ami, et j'avoue que je n'ose pas vous prier, tant je crains de ne pas réussir. Cependant voyez quelle est ma position: si vous êtes à Nohant, je puis respirer et dormir tranquille; mon enfant sera en de bonnes mains, son éducation marchera, sa santé sera surveillée, son caractère ne sera gâté ni par l'abandon ni par la rigueur outrée. J'aurai par vous de ses nouvelles tous les jours, de ces détails qu'une mère aime tant à lire. Si je laisse mon fils livré à son père, il sera gâté aujourd'hui, battu demain, négligé toujours, et je ne retrouverai en lui qu'un méchant polisson. On ne m'écrira que pour me le faire malade, afin de me contrarier ou me faire revenir.
Si ce devait être là son sort, j'aimerais mieux supporter le mien tel qu'il est aujourd'hui et rester près de lui, pour adoucir du moins la brutalité de son père.
D'un autre côté, mon mari n'est pas aimable, madame Bertrand ne l'est pas non plus; mais on supporte d'une femme ce qu'on ne supporte pas d'un homme, et, pendant trois mois d'été, trois mois d'hiver (c'est ainsi que je compte partager mon temps), ferez-vous aux intérêts de mon fils, c'est-à-dire à mon repos, à mon bonheur, le sacrifice de supporter un intérieur triste, froid et ennuyeux? Prendrez-vous sur vous d'être sourd à des paroles aigres et indifférent à un visage refrogné? Il est vrai de dire que mon mari a entièrement changé d'opinion à votre égard et qu'il ne vous a donné, cette année, aucun sujet de plainte; mais, à l'égard des gens qu'il aime le mieux, il est encore fort maussade parfois. Hélas! je n'ose pas vous prier, tandis que, la famille Bertrand, riche et aujourd'hui dans une position brillante, vous offre mille avantages, le séjour de Paris, où peut-être elle va se fixer, par suite de la nomination du général à la tête de l'École polytechnique.
Que ferai-je si vous me refusez? De quel droit insisterai-je pour vous faire pencher en ma faveur? Qu'ai-je fait pour vous, et que suis-je pour que vous me rendiez un service que personne ne me rendrait? Non, je n'ose pas vous prier, et, cependant, je vous bénirais si vous exauciez ma prière, toute ma vie serait consacrée à vous remercier et à vous chérir comme l'être à qui je devrais le plus. Si une reconnaissance profonde, une tendresse de mère peuvent vous payer d'un tel bienfait, vous ne regretterez point de m'avoir sacrifié, pour ainsi dire, deux ans de votre vie. Mon coeur n'est pas froid, vous le savez, et je sens qu'il ne restera point au-dessous de ses obligations.
Adieu; répondez-moi courrier par courrier, cela est bien important pour la conduite que j'ai à tenir vis-à-vis de mon mari. Si vous m'abandonnez, il faudra que je plie et me soumette encore une fois. Ah! comme on en abusera!
Adressez-moi votre lettre poste restante. Ma correspondance n'est plus en sûreté. Mais, grâce à cette précaution, vous pouvez me parler librement. Adieu; je vous embrasse de tout mon coeur.
[1] Cocher. [2] Valet de chambre. [3] Jardinier.