Correspondance, 1812-1876 — Tome 1
CXV
A M. JULES BOUCOIRAN. PARIS
Venise, 4 juin 1834.
Mon cher enfant,
Je suis rassurée sur le compte de Maurice. Je viens de recevoir une lettre de lui et une de Papet; mais je commence à être sérieusement inquiète de vous, ou très affligée de votre oubli. Buloz me mande qu'il vous a remis, le 15 mai, cinq cents francs pour moi. Je vous avais écrit de me faire parvenir mon argent bien vite, parce que je n'avais plus rien. Nous sommes au 2 juin, et je n'ai rien reçu.
Je suis aux derniers expédients pour vivre, car j'ai horreur des dettes. Maurice m'écrit qu'il vous a envoyé une lettre pour moi il y a plusieurs jours. Rien! Qu'est-ce que cela veut dire? Votre lettre s'est-elle perdue à la poste comme beaucoup d'autres? Au moins si Papadopoli avait reçu la lettre d'avis du banquier de Paris! mais il n'a rien reçu; l'argent n'est donc pas parti. Êtes-vous tombé subitement assez malade pour être hors d'état de faire cette commission?
Depuis deux mois, vous m'avez montré une indifférence excessive, et, malgré toutes mes lettres où je vous suppliais de me donner des nouvelles de mon fils, vous m'avez laissée dans la plus mortelle inquiétude. Je pense que vous êtes devenu amoureux et je vous connais à cet égard: quand vous êtes dans votre état ordinaire, vous êtes le plus exact des hommes; quand vous vous éprenez de quelqu'une, vous oubliez tout et vous partez pour le monde insaisissable. Cela est momentané, j'espère. L'amour passe, et l'amitié se retrouve toujours, après avoir dormi plus ou moins longtemps. A Nohant, vous aviez cette fièvre d'oubli, et j'ai été bien souvent effrayée de votre silence et désespérée de n'entendre pas parler de mon fils, pendant des mois entiers.
Mais tout cela n'explique pas que vous me laissiez dans une misère absolue en pays étranger. Je vis, depuis deux mois, des cinq cents francs que vous m'aviez envoyés. Courez donc, je vous en supplie, chez le banquier, et faites-moi expédier l'argent que vous avez, pour moi, entre les mains.
Vous avez dû toucher trois mois chez Salmon (mars, avril, mai); ce qui fait neuf cents francs; plus cinq cents de Buloz; quatorze cents.—Mon loyer payé et mes petites dettes envers vous, que je vous prie de prélever avant tout, il doit vous rester mille francs. Pendant ce temps-là, je dîne avec la plus stricte économie et je couche sur un matelas par terre, faute de lit. Si ce retard est causé par votre négligence, vous devez en avoir quelque remords; s'il est causé par un accident, tirez-moi bien vite d'anxiété. S'il y a quelque autre raison qui vous justifie, écrivez-la en deux mots, je l'accueillerai avec joie; si mes affaires vous ennuient, dites-le sincèrement. Je vous serai reconnaissante du passé et je ne vous demanderai rien jusqu'à ce que vos préoccupations aient cessé.
Vous aviez de bonnes nouvelles à me donner du travail et de la santé de mon fils; comment se fait-il que, après deux mois d'attente, je les reçoive d'un autre? Ah! mon enfant, votre corps ou votre coeur est malade.
Adieu, mon ami; surtout ne soyez pas malade. Tout le reste ne sera rien pour moi.
Ne me parlez jamais politique dans vos lettres. D'abord, je m'en soucie fort peu; ensuite, c'est une raison certaine pour qu'elles ne me parviennent pas.
CXVI
A MAURICE DUDEVANT. A PARIS
Milan, 29 juillet 1834.
Mon gros minet,
Boucoiran m'a écrit que la distribution des prix serait pour le 28 août; toi, tu m'as écrit que ce serait le 18. Je ne sais lequel de vous deux se trompe.
Dans tous les cas, je serai à Paris avant le 18, si je ne crève pas en route! vraiment, il y a de quoi par la chaleur qu'il fait ici! J'espère qu'en approchant de la Suisse, je vais avoir plus frais. Je voudrais t'avoir avec moi, mon cher petit, pour te montrer toutes les belles choses que je vois.
Mais nous reviendrons ensemble dans ce beau pays d'ici à quelques années. Je n'ai pas de plaisir réel sans toi, mon enfant. Dépêche-toi de grandir, pour que nous ne nous quittions plus.
Je t'embrasse mille fois. Adieu.
Paris est en fête aujourd'hui, et tu es sorti, j'imagine? Tu cours, tu t'amuses; penses-tu un peu à moi?
CXVII
A M. FRANÇOIS ROLLINAT, A CHATEAUROUX
Paris. 15 août 1834.
Mon ami,
J'ai trouvé à Paris ta brave lettre du mois d'avril, hier en arrivant de Venise, où j'ai passé toute l'année. Je pars dans cinq ou six jours pour le pays, et j'espère bien te trouver à Châteauroux. Tâche de ne pas être absent du 24 au 26, et de venir avec moi à Nohant. Il le faut absolument pour que je sois complètement heureuse.
Je ne sais rien te dire de moi; sinon que j'étais malade de l'absence de mes enfants, que je suis ivre de revoir Maurice et impatiente de revoir Solange, que je t'aime comme un frère, et que, sous les belles étoiles de l'Italie, je n'ai pas passé un soir sans me rappeler nos promenades et nos entretiens sous le ciel de Nohant.
Je ne t'ai pas écrit; il eût fallu te raconter ma vie entière. C'est un triste et long pèlerinage que je n'avais pas le courage de retracer. Je te raconterai tout, sous les arbres de mon jardin ou dans les traînes d'Urmont. Ne me retire pas ce bonheur-là, mon ami, quelque affaire que tu aies. Songe que les affaires se retrouvent et que les jours heureux ne pleuvent pas pour nous.
Adieu, mon ami. J'ai trois cent cinquante lieues dans les jambes, car j'ai traversé la Suisse à pied; plus, un coup de soleil sur le nez, ce qui fait que je suis charmante. Il est bien heureux pour toi que nous soyons amis; car je défie bien tout animal appartenant à notre espèce de ne point reculer d'horreur en me voyant. Ça m'est bien égal, j'ai le coeur rempli de joie.
CXVIII
A M. JULES BOUCOIRAN, A PARIS
Nohant, 31 août 1834.
Mon cher enfant,
Je suis arrivée très lasse et assez malade; je vais mieux. Maurice va bien. Tous mes amis, Gustave Papet, Alphonse Fleury, Charles Duvernet et Duteil sont venus, le lendemain, dîner avec mesdames Decerf et Jules Néraud[1].
J'ai éprouvé un grand plaisir à me retrouver là. C'était un adieu que je venais dire à mon pays, à tous les souvenirs de ma jeunesse et de mon enfance; car vous avez dû le comprendre et le deviner: la vie m'est odieuse, impossible, et je veux en finir absolument avant peu.
Nous en reparlerons.
En attendant, je vous remercie de l'amitié constante, infatigable, que vous avez pour moi. J'aurais été heureuse si je n'eusse rencontré que des coeurs comme le vôtre. Dans ce moment, vous comblez de soins et de services mon ami Pagello.
Je vous en suis reconnaissante. Pagello est un brave et digne homme, de votre trempe, bon et dévoué comme vous. Je lui dois la vie d'Alfred et la mienne. Pagello a le projet de rester quelques mois à Paris. Je vous le confie et je vous le lègue; car, dans l'état de maladie violente où est mon esprit, je ne sais point ce qui peut m'arriver.
Il est bien possible que je ne retourne point à Paris de sitôt. C'est pourquoi, craignant de ne jamais revoir ce brave garçon, qui repartira peut être bientôt pour son pays, je l'invite (avec l'agrément de M. Dudevant) à venir passer huit ou dix jours ici. Je ne sais s'il acceptera. Joignez-vous à moi pour qu'il me fasse ce plaisir non en lui lisant ma lettre, dont la tristesse l'affecterait, mais en lui disant qu'il me donnera l'occasion de lui témoigner une amitié malheureusement stérile et prête à descendre au tombeau.
J'aurai à causer longuement avec vous et à vous charger de l'exécution de volontés sacrées. Ne me sermonnez pas d'avance. Quand nous aurons parlé ensemble une heure, quand je vous aurai fait connaître l'état de mon cerveau et de mon coeur, vous direz avec moi qu'il y a paresse et lâcheté à essayer de vivre, quand je devrais en avoir déjà fini. Le moment n'est pas venu de nous expliquer à cet égard. Il viendra bientôt.
Si Pagello se décide à venir, donnez-lui les instructions nécessaires et faites-le partir vendredi prochain. Si vous pouviez l'accompagner, cela me ferait beaucoup de bien; c'est pourquoi je ne m'en flatte pas. Expliquez-lui ce qu'il a à faire à Châteauroux, où l'on arrive à quatre heures du matin pour en repartir à six, par la voiture de la Châtre; car, chez Suard[2], on est peu affable pour les voyageurs de passage.
Adieu. J'ai la fièvre. Solange est charmante. Je ne peux l'embrasser sans pleurer.
Faites carder mes matelas. Je ne veux pas être mangée aux vers de mon vivant.
Adieu, mon ami. Votre vieille mère va mal. Faites dire à mon propriétaire que je garderai l'appartement.
A quoi bon changer pour le peu de temps que je veux passer en ce monde?
[1] La Malgache [2] Aubergiste à Châteauroux.
CXIX
A M. JULES NÉRAUD. A LA CHATRE
Nohant, 10 septembre 1834.
Mon pauvre ami,
Tu avais entrepris de me conseiller de me prouver que la vie est supportable: ton destin et le mien se chargent de la réponse aux questions inquiètes que je t'adressais. Voilà ta vie! voilà le bonheur qu'on obtient à force de privations, de résignation et d'efforts courageux. Tu n'en es que plus, admirable, mon ami, de te soumettre à de tels ennuis.
Parle-moi de vertu, d'héroïsme une autre fois; et non de raison ni d'espoir de guérison. Tu souffres, tu vis, c'est bien. Mais, moi, je n'ai pas tant de vertu. Tous les espoirs m'abandonnent, tous mes sujets de consolation tombent dans l'abîme, ou tremblent battus des vents sur le bord, près d'y tomber à leur tour.
Je ne veux pas t'entretenir de ma tristesse: tu es triste toi-même, et tes chagrins maintenant m'occupent plus que les miens. C'est donc à mon tour de te consoler et de t'encourager. Je ne l'aurais pas cru! Mais pourquoi pas, au reste? J'ai fini pour mon compte, je m'en vais, je n'ai besoin de rien. Toi, tu restes ici-bas.
Un tendre adieu, l'étreinte affectueuse d'une âme, qui ne se détachera jamais de toi, et qui priera pour toi dans une autre vie, peuvent adoucir ton épreuve. Eh bien, mon vieux ami, bénis Dieu qui t'a donné du courage et ne néglige pas ses dons.
Il t'en coûtera peu, et cette séparation ne changera rien à notre sort; car, depuis des années, nous vivons presque toujours éloignés et comme perdus l'un pour l'autre. Voilà deux ans que nous ne nous étions vus, et, si j'avais à vivre, deux ans encore se passeraient peut-être sans que je revinsse au pays. Quant à toi, mon ami, je désire, avant tout, que ton existence soit la moins mauvaise possible. Ne t'attriste plus de mes douleurs; envoie-moi une larme ou un sourire, sur l'aile de quelque oiseau voyageur, qui laissera tomber ce don en passant sur ma tête; soit que je dorme sous le gazon, soit que, enlevant ma fille, j'aille vivre en ermite à l'île Maurice ou à la Louisiane.
Retourne tranquille à ton ajoupa, à ta brouette, à tes livres, à tes enfants surtout. Console-toi des ennuis comme tu sais le faire avec une bouffonne et inoffensive pointe d'ironie contre ta destinée. Accomplis ta tâche.
Où que je sois, je penserai à toi, et te bénirai de cette amitié qui, en toi, a survécu aux mécomptes, aux contrariétés, aux obstacles, à l'absence et à mon apparent oubli.
CXX
A M. FRANÇOIS ROLLINAT, A CHATEAUROUX
Nohant, 20 septembre 1834.
Je voulais t'écrire une longue lettre tout de suite après ton départ; mais je n'ai trouvé aucun argument à te donner en faveur de mes idées. Il ne s'agit là que d'un sentiment, que d'un instinct d'héroïsme qui est exceptionnel tout à fait, et dont je n'oserais parler sérieusement avec plus de trois personnes à ma connaissance.
Je n'ai jamais eu pour toi ni amour moral, ni amour physique; mais, dès le jour où je t'ai connu, j'ai senti une de ces sympathies rares, profondes et invincibles que rien ne peut altérer; car plus on s'approfondit, plus on se connaît identique à l'être qui l'inspire et la partage. Je ne t'ai pas trouvé supérieur à moi par nature; sans cela, j'aurais conçu pour toi cet enthousiasme qui conduit à l'amour. Mais je t'ai senti mon égal, mon semblable, mio compare, comme on dit à Venise.
Tu valais mieux que moi, parce que tu étais plus jeune, parce que tu avais moins vécu dans la tourmente, parce que Dieu t'avait mis d'emblée dans une voie plus belle et mieux tracée. Mais tu étais sorti de sa main avec la même somme de vertus et de défauts, de grandeurs et de misères que moi.
Je connais bien des hommes qui te sont supérieurs; mais jamais je ne les aimerai du fond des entrailles comme je t'aime. Jamais il ne m'arrivera de marcher avec eux toute une nuit sous les étoiles, sans que mon esprit ou mon coeur ait un instant de dissidence ou d'antipathie. Et pourtant ces longues promenades et ces longs entretiens, combien de fois nous les avons prolongés jusqu'au jour, sans qu'il s'éveillât en moi un élan de l'âme qui n'éveillât le même élan dans la tienne, sans qu'il vînt à mes lèvres l'aveu d'une misère pareille.
L'indulgence profonde et l'espèce de complaisance lâche et tendre que l'on a pour soi-même, nous l'avons l'un pour l'autre. L'espèce d'engouement qu'on a pour ses propres idées et la confiance orgueilleuse qu'on a pour sa propre force, nous l'avons l'un pour l'autre. Il ne nous est pas arrivé une seule fois de discuter quoi que ce soit, bon ou mauvais. Ce que dit l'un de nous est adopté par l'autre aussitôt, et cela, non par complaisance, non par dévouement, mais par sympathie nécessaire.
Je n'ai jamais cru à la possibilité d'une telle adoption réciproque avant de te connaître, et, quoique j'aie de grands, de nombreux et de précieux amis, je n'en ai pas trouvé un seul (à moins que ce ne fût un enfant n'ayant encore rien senti et rien pensé par lui-même) dont il ne m'ait fallu conquérir l'affection et dont il ne me faille la conserver encore avec quelque soin, quelque travail et quelque effort sur moi-même.
Il est heureux que l'humanité soit faite ainsi et que toutes ces différences s'y trouvent nuancées à l'infini, afin que les hommes adoucissent leurs aspérités par le frottement mutuel et se fassent des règles de conduite pour ne pas se briser les uns contre les autres.
Mais, quand deux créatures identiques se rencontrent face à face, quand, après un jour de tête-à-tête, elles s'aperçoivent avec surprise et enchantement qu'elles peuvent passer ainsi tous les jours de leur vie sans jamais se voiler ni se contraindre, et sans jamais se faire souffrir, quelles actions de grâces ne doivent-elles pas rendre à Dieu! car il leur a accordé une faveur d'exception; il leur a fait, dans la personne de l'ami, un don inappréciable, que la plupart des hommes cherchent en vain.
CXXI
A M. CHARLES DUVERNET, A LA CHATRE
Paris, 15 octobre 1834.
Mon cher camarade,
Je te trouve injuste et fou de douter de mon amitié. Ce qui répare ta faute, c'est que tu promets de t'en rapporter aveuglément et pour toujours à ma réponse.
Eh bien, oui, mon ami, je t'aime sincèrement et de tout mon coeur. Je m'inquiète fort peu de savoir si ton caractère est bon ou mauvais, aimable ou maussade. J'accepte tous les caractères tels qu'ils sont, parce que je ne crois guère qu'il soit au pouvoir de l'homme de refaire son tempérament, de faire dominer le système nerveux sur le sanguin, ou le bilieux sur le lymphatique. Je crois que notre manière d'être dans l'habitude de la vie tient essentiellement à notre organisation physique, et je ne ferai un crime à personne d'être semblable à moi, ou différent de moi. Ce dont je m'occupe, c'est du fond des pensées et des sentiments sérieux, c'est ce qu'on appelle le coeur; quand il n'y en a pas chez un homme, quoique cela ne soit guère sa faute non plus, je m'éloigne de lui, parce que, après tout, j'en ai un, moi! N'ayant rien à débrouiller avec les caractères, dans ma vie d'indépendance et d'isolement social, je n'ai à traiter que de conscience à conscience et de coeur à coeur. J'ai toujours connu le tien bon et sincère; je l'ai cru peut-être quelquefois moins chaud qu'il ne l'est, et c'est un tort que j'ai eu envers tous mes amis.
Cela est venu à la suite de grands chagrins qui m'avaient réduite moralement à un état maladif. Il faut me le pardonner; car je n'en ai point parlé et j'en ai cruellement souffert. Il n'y avait aucune raison qui ne vînt de moi et non des autres. Ainsi j'aurais été folle de me plaindre.
Il ne faut pas me reprocher d'avoir gardé le silence; mais surtout il ne faut pas croire que cela dure encore.
Je suis guérie, non que je sois heureuse d'ailleurs, mais parce que je suis habituée et résignée à mes maux, et que le sentiment de la douleur n'égare plus mon jugement.
J'ai été vers vous, repentante et attristée de mes doutes intérieurs, et vous m'avez si bien reçue, vous m'avez témoigné une affection si vraie, que j'ai été tout à fait guérie en vous pressant la main. Il y a bien des explications, bien des justifications, bien des attestations, dans une brave poignée de main. On dit qu'une poignée de main d'amitié vaut mieux que mille baisers d'amour. Comment veux-tu que celle que je t'ai donnée en arrivant et en partant ne soit pas sincère?
Nous sommes les deux plus vieux camarades de la société, et je sais qu'en toute occasion, tu m'as défendue contre les injustices d'autrui. Je sais que tu n'as pas douté de moi quand on me calomniait, et que tu m'as pardonné, quand je faisais les folies que le monde traite de fautes. Que me faut-il de plus? Tu as de l'esprit par-dessus le marché, et ta société est agréable et récréante; c'est du luxe, mon enfant. Tu as une femme gentille et excellente, qui m'a traitée tout de suite comme une vieille amie. La meilleure preuve que je puisse avoir de ton affection, c'est la conduite d'Eugénie[1] envers moi. Tout cela m'a fait un bien que je n'ai pas su vous exprimer, mais que je croyais vous avoir fait comprendre en revenant de Valençay. Jamais je n'avais eu le coeur si doucement ému, si attendri, si consolé au milieu des sujets de douleur les plus profonds et les plus graves.
Si quelquefois tu as mal compris mon rire et mon visage, c'est apparemment la faute de ce combat intérieur entre mes peines secrètes et le bonheur qui me vient de vous autres. Après tout, vous me restez, et, quand j'aurais tout perdu d'ailleurs, vous seriez encore pour moi un bienfait bien grand, bien réel. Ne craignez plus que je le méconnaisse; j'en ai trop senti le prix durant ces derniers jours. C'est en vous, mes amis, que je chercherai mon refuge, et, si le dégoût de la vie me travaille encore, j'irai encore vous demander de m'y rattacher.
Mais la première condition de mon bonheur serait de vous trouver tous heureux. Vous l'êtes, n'est-ce pas? ne me dis pas le contraire; cela m'effrayerait trop. Tu es de nature pensive et mélancolique, je le sais; mais cela ne rend ni altier ni ingrat. Des joies bien vraies se sont mises dans ta vie, à la place des ennuis et du vide dont tu me parlais autrefois; tu as une femme charmante, un bel enfant. Pendant que vous étiez malades tous deux à Valençay, je vous ai vus vous embrasser. Vous vous aimez, mes chers enfants, vous êtes l'un à l'autre; la société, au lieu de vous en faire un crime, met là votre honneur et votre vertu.
Croyez-moi, votre sort est le plus beau possible. Celui de vous qui imaginerait et désirerait mieux serait bien ingrat. Je conviens qu'il te faut une occupation habituelle, il en faut à tout le monde. Tu es résolu à en chercher une, et je t'approuve tout à fait. C'est une folie de ne se croire bon à rien. Moi, je crois que tout le monde est propre à tout, que tu peux faire des romans et que je peux être receveur particulier. Il ne faut que vouloir. Si tu es bien décidé à quelque chose, et que tu aies besoin de moi, mon coeur, mon bras, ma bourse, sont à toi. Si tu viens faire ton droit, amène ta femme, je serai sa mère et sa soeur.
En attendant, je lui envoie une jolie robe à la mode et des manchettes. Je la prie de faire porter le chapeau chez la petite Gauloise[2]. Quant à ta musique et à la pipe d'Alphonse, ce sera l'objet d'un second envoi. Je suis pour une huitaine sans le plus léger sou, ce qui m'arrive quelquefois sans manquer de rien d'ailleurs, par suite de l'ordre admirable qui me caractérise. Je ne veux pas faire attendre la robe, je trouverai une occasion pour vous faire passer le reste. Mais dis-moi quelles sont les contredanses qu'Eugénie m'avait demandées: il faut avouer aussi que je ne m'en souviens pas. Les manchettes ne sont pas telles qu'elle les désirait, on n'en porte plus d'autres que celles que je lui envoie.
Quand vous reverrai-je, mes bons amis? le plus tôt que je pourrai certainement. En attendant, aimez-moi, aimez-vous. Vous êtes tous si bons, et si près les uns des autres. Le Gaulois, sa femme, Papet, Duteil, que de bons coeurs, que de braves amis! et vous vivez au milieu de tout cela, et vous ignorez jusqu'au nom des chagrins qui me rongent!
Que Dieu en soit loué! Vous méritez mieux que cela; mais donnez-moi place à votre festin, quand j'irai m'y asseoir.
Adieu; je vous embrasse de toute mon âme.
[1] Madame Charles Duvernet. [2] Madame Alphonse Fleury
CXXII
A M. HIPPOLYTE CHATIRON, A CORBEIL, PRÈS PARIS
Nohant, 17 avril 1835.
Je suis ici très calme et très bien, mon cher vieux. Tout le monde se porte bien, boit, rit et braille; il ne manque que toi. Où es-tu? Laisseras-tu donc bouter le vin du cru? Viendras-tu au moins passer les vacances? J'ai besoin de toi, non seulement pour m'amuser tout à fait, mais encore pour m'aider à réinstaller et à arranger la maison comme elle doit être; car je n'entends pas grand'chose aux affaires d'ici. Nous en causerons en attendant à Paris, où je serai dans les premiers jours de mai. Tu viendras bien y faire un tour avant que je m'en aille en Suisse, d'où je reviendrai pour les vacances de mes mioches.
J'ai fait connaissance avec Michel, qui me paraît un gaillard solidement trempé pour faire un tribun du peuple. S'il y a un bouleversement, je pense que cet homme fera beaucoup de bruit. Le connais-tu?
Planet est toujours un charmant jeune homme, bon comme un ange. Fleury a une fille charmante, une femme idem. Madame Charles est encore grosse. Le père Duvernet se meurt; j'en suis très peinée, c'est un vieux débris de notre ancien Nohant qui s'en va rejoindre notre père et notre grand'mère. En outre, c'est un brave homme qui manquera beaucoup au pays. Agasta va tout doucement. Félicie reste près d'elle. Madame *** va rejoindre ses parents pour les aider à transporter leur nouvelle résidence. Par la même occasion, elle plantera une corne ou deux à son imbécile de mari, si elle en trouve l'occasion. Que n'es-tu là, consolateur de la beauté délaissée! M. de… s'en serait chargé, si elle eût été tant soit peu bien née; mais c'était trop d'honneur pour une roturière, et il attend que la duchesse de Berri vienne à B… pour déranger sa cravate et sa vertu.
Ton fils Duplomb va, dit-on, revenir; il envoie en présent des perruches aux dames de la Châtre: c'est un cadeau ironique et facétieux comme lui; Fleury a manqué étouffer M. Vilcocq[1] en l'embrassant, Bengali[2] rossignolise toujours en faisant des oeillades à tout le sexe en particulier et en général. Son frère est toujours mon vieux de prédilection. Voilà l'état des affaires; si celles des cabinets d'Europe allaient aussi bien, on n'aurait plus besoin de diplomates.
Quand tu seras là, nous serons au grand complet; il faudra t'occuper de marier Hydrogène[3] et tâcher de le fixer au pays.
Adieu, mon vieux; je t'embrasse mille fois, ainsi que ta femme et
Léontine. Il faut l'amener absolument aux vacances.
[1] Marchand de vins. [2] Charles Rollinat [3] Adolphe Duplomb, pharmacien.
CXXIII
A M. ADOLPHE GUÉROULT, A PARIS
Paris, 6 mai 1835.
Mon cher enfant,
Votre lettre est belle et bonne comme votre âme; mais je vous renvoie cette page-ci, qui est absurde et tout à fait inconvenante. Personne ne doit m'écrire ainsi. Critiquer mon costume avec d'autres idées et dans d'autres termes, si vous avez envie de disserter sur un accessoire aussi puéril. Il vaut mieux ne pas vous en occuper. Relisez les lignes que j'ai soulignées. Elles sont souverainement impertinentes. Je pense que vous étiez gris en les écrivant. Je ne m'en fâche nullement et ne vous en aime pas moins. Je vous avertis de ne pas faire deux fois une chose ridicule; cela ne vous va point. Je vous ai toujours vu un tact exquis et une délicatesse de coeur que j'ai su apprécier.
Pour tout le reste, vous avez raison entière, et je ne suis nullement disposée à soutenir une controverse à propos des saint-simoniens. J'aime ces hommes et j'admire leur premier jet dans le monde. Je crains qu'ils ne s'amendent trop à notre grossière et cupide raison, non par corruption, mais par lassitude, ou peut-être par une erreur de direction dans un zèle soutenu.
Vous savez que je juge de tout par sympathie. Je sympathise peu avec notre civilisation, triomphante en Orient. J'en aimerais mieux une autre, qui n'eût pas Louis-Philippe pour patron et Janin pour coryphée.
C'est peut-être une mauvaise querelle. Aussi n'y devez-vous pas faire attention, et, surtout, ne jamais vous effrayer des moments de spleen ou d'irritation bilieuse où vous pouvez me trouver.
Vous vous trompez, si vous me croyez plus agacée maintenant qu'autrefois. Au contraire, je le suis moins. J'ai sous les yeux de grands hommes et de grandes pensées. J'aurais mauvaise grâce à nier la vertu et le travail.
Mes idées sur le reste sont le résultat de mon caractère. Mon sexe, avec lequel je m'arrange fort bien sous plus d'un rapport, me dispense de faire grand effort pour m'amender. Je serais le plus beau génie du monde que je ne remuerais pas une paille dans l'univers, et, sauf quelques bouffées d'ardeur virile et guerrière, je retombe facilement dans une existence toute poétique, toute en dehors des doctrines et des systèmes.
Si j'étais garçon, je ferais volontiers le coup d'épée par-ci par-là, et des lettres le reste du temps. N'étant pas garçon, je me passerai de l'épée et garderai la plume, dont je me servirai. L'habit que je mettrai pour m'asseoir à mon bureau importe fort peu à l'affaire, et mes amis me respecteront, j'espère, tout aussi bien sous ma veste que sous ma robe.
Je ne sors pas, ainsi vêtue, sans une canne; ainsi soyez en paix. Il n'y aura pas de grande révolution dans ma vie pour cette fantaisie de porter une redingote de bousingot quelques jours, en passant, dans des circonstances données.
Soyez rassuré, je n'ambitionne pas la dignité de l'homme. Elle me paraît trop risible pour être préférée de beaucoup à la servilité de la femme. Mais je prétends posséder, aujourd'hui et à jamais, la superbe et entière indépendance dont vous seuls croyez avoir le droit de jouir. Je ne la conseillerai pas à tout le monde; mais je ne souffrirai pas qu'un amour quelconque y apporte, pour mon compte, la moindre entrave. J'espère faire mes conditions, si rudes et si claires, que nul homme ne sera assez hardi ou assez vil pour les accepter.
Ces considérations-là, vous le sentez, sont choses toutes personnelles, qui peuvent vous laisser du doute ou du blâme sans que je m'en offense; mais souffrent-elles une discussion sérieuse? Non, vraiment. Il n'y a pas plus à raisonner là-dessus que sur la faim qui s'apaise ou recommence. Nous verrons bien! Il est inutile de parler du lendemain quand on est satisfait du plan de sa journée. Si on ne croyait pas à la durée d'un projet, il n'existerait pas une minute dans le cerveau. Mais, si on pouvait assurer cette durée, on serait Dieu.
Prenez-moi donc pour un homme ou pour une femme, comme vous voudrez. Duteil dit que je ne suis ni l'un ni l'autre, mais que je suis un être. Cela implique tout le bien et tout le mal, ad libitum.
Quoi qu'il en soit, prenez-moi pour une amie, frère et soeur tout à la fois: frère pour vous rendre des services qu'un homme pourrait vous rendre; soeur pour écouter et comprendre les délicatesses de votre coeur.
Mais dites à vos amis et connaissances qu'il est absolument inutile d'avoir envie de m'embrasser pour mes yeux noirs, parce que je n'embrasse pas plus volontiers sous un costume que sous un autre!
Adieu; ne parlons plus de cela, ce serait ennuyeux et déplacé. Parlons de l'avenir du monde et des beautés du saint-simonisme tant que vous voudrez. Je serais bien fâchée de changer votre caractère, et je vous avertis qu'il serait bien mal aisé de changer le mien.
Tout à vous de coeur.
GEORGE.
CXXIV
A M. ALEXIS DUTEIL, A LA CHATRE
Paris, 25 mai 1835.
Mon vieux,
Je vois que, après tout, Casimir est fort triste, qu'il regrette beaucoup son petit royaume et que l'idée de voir apporter par moi le moindre changement à son ordre de choses lui est amère et mortifiante, bien qu'il n'en dise rien.
Je vois aussi que cette séparation d'argent et de domicile ne s'effectuera pas sans humeur et sans chagrin de sa part, et qu'il croit faire là une action vraiment romaine. Je ne suis pas disposée à prendre au sérieux une pareille affaire. Ma profession est la liberté, et mon goût est de ne recevoir grâce ni faveur de personne, même lorsqu'on me fait la charité avec mon argent. Je ne serais pas fort aise que mon mari (qui subit, à ce qu'il paraît, des influences contre moi) prit fantaisie de se faire passer pour une victime, surtout aux yeux de mes enfants, dont l'estime m'importe beaucoup. Je veux pouvoir me faire rendre ce témoignage, que je n'ai jamais rien fait de bon ou de mauvais, qu'il n'ait autorisé ou souffert. Ne réponds pas à cela par des considérations de sentiment de sa part. Je ne juge jamais des sentiments que par les actions, et tout ce que je désire, c'est qu'il reste avec moi dans des relations de bonne amitié qui soient d'un bon exemple à mes enfants. Je ne veux établir mon bien-être aux dépens de l'amour-propre ou des plaisirs de personne. Voilà mon caractère, comme dit Odry.
Je te renvoie donc les conventions qu'il a signées et, qui plus est, je te les renvoie déchirées, afin qu'il n'ait plus que la peine de les jeter au feu, s'il a le moindre regret de cet arrangement proposé et rédigé par lui. Adieu, mon vieux; j'irai vous voir aux vacances. Je demeurerai chez M. Dudevant, s'il veut me donner l'hospitalité. Sinon, je louerai une chambre chez Brazier[1]; car rien au monde ne me fera renoncer à vous autres. Mais, pour une séparation stipulée, annoncée à son de trompe et arrosée des larmes de ses amis, cela m'embête, je n'en veux pas et ne reviendrais jamais de Constantinople, plutôt que de voir maigrir le maire de Nohant-Vic.
Vive la joie, mon vieux! je suis et serai toujours ton meilleur ami.
GEORGE.
[1] Brazier, aubergiste à la Châtre.
CXXV
A MADAME LA COMTESSE D'AGOULT[1], A GENÈVE
Paris, mai 1835.
Ma belle comtesse aux beaux cheveux blonds,
Je ne vous connais pas personnellement, mais j'ai entendu Franz[2] parler de vous et je vous ai vue. Je crois que, d'après cela, je puis sans folie vous dire que je vous aime, que vous me semblez la seule chose belle, estimable et vraiment noble que j'aie vue briller dans la sphère patricienne. Il faut que vous soyez en effet bien puissante pour que j'aie oublié que vous êtes comtesse.
Mais, à présent, vous êtes pour moi le véritable type de la princesse fantastique, artiste, aimante et noble de manières, de langage et d'ajustements, comme les filles des rois aux temps poétiques. Je vous vois comme cela, et je veux vous aimer comme vous êtes et pour ce que vous êtes.
Noble, soit, puisqu'en étant noble selon les mots, vous avez réussi à l'être suivant les idées, et puisque comtesse vous m'êtes apparue aimable et belle, douce comme la Valentine que j'ai rêvée autrefois, et plus intelligente; car vous l'êtes diablement trop, et c'est le seul reproche que je trouve à vous faire. C'est celui que j'adresse à Franz, à tous ceux que j'aime. C'est un grand mal que le nombre et l'activité des idées. Il n'en faudrait guère dans toute une vie: on aurait trouvé le secret du bonheur.
Je me nourris de l'espérance d'aller vous voir, comme d'un des plus riants projets que j'aie caressés dans ma vie. Je me figure que nous nous aimerons réellement, vous et moi, quand nous nous serons vues davantage. Vous valez mille fois mieux que moi; mais vous verrez que j'ai le sentiment de tout ce qui est beau, de tout ce que vous possédez. Ce n'est pas ma faute. J'étais un bon blé, la terre m'a manqué, les cailloux m'ont reçue et les vents m'ont dispersée. Peu importe! le bonheur des autres ne me donne nulle aigreur. Tant s'en faut. Il remplace le mien. Il me réconcilie avec la Providence et me prouve qu'elle ne maltraite ses enfants que par distraction. Je comprends encore les langues que je ne parle plus, et, si je gardais souvent le silence près de vous, aucune de vos paroles ne tomberait cependant dans une oreille indifférente ou dans un coeur stérile.
Vous avez envie d'écrire? pardieu, écrivez! Quand vous voudrez enterrer la gloire de Miltiade, ce ne sera pas difficile. Vous êtes jeune, vous êtes dans toute la force de votre intelligence, dans toute la pureté de votre jugement. Écrivez vite, avant d'avoir pensé beaucoup; quand vous aurez réfléchi à tout, vous n'aurez plus de goût à rien en particulier et vous écrirez par habitude. Écrivez, pendant que vous avez du génie, pendant que c'est le dieu qui vous dicte, et non la mémoire. Je vous prédis un grand succès. Dieu vous épargne les ronces qui gardent les fleurs sacrées du couronnement! Et pourquoi les ronces s'attacheraient-elles à vous? Vous êtes de diamant, vous à qui les passions haineuses et vindicatives ne sont pas plus entrées dans le coeur qu'à moi, et qui, en outre, n'avez pas marché dans le désert. Vous êtes toute fraîche et toute brillante.
Montrez-vous.—S'il faut des articles de journaux pour faire lire votre premier livre, j'en remplirai les journaux. Mais, quand on l'aura lu, vous n'aurez plus besoin de personne.
Adieu; parlez de moi au coin du feu. Je pense à vous tous les jours, et je me réjouis de vous savoir aimée et comprise comme vous méritez de l'être. Écrivez-moi quand vous en aurez le temps. Ce sera un rayon de votre bonheur dans ma solitude. Si je suis triste, il me ranimera; si je suis heureuse, il me rendra plus heureuse encore; si je suis calme, comme c'est l'état, où l'on me trouve le plus habituellement désormais, il me rendra plus religieux l'aspect de la vie.
Oui, tout ce que Dieu a donné à l'homme lui est bon, suivant le temps, quand il sait l'accepter. Son âme se transforme sous la main d'un grand artiste qui sait en tirer tout le parti possible, si l'argile ne résiste pas à la main du potier.
Adieu, chère Marie. Ave, Maria, gratia plena!
GEORGE.
[1] Madame la comtesse d'Agoult (Daniel Stern), auteur de la Révolution de 1848, de l'Histoire des Pays-Bas, des Esquisses morales, etc., etc.
[2] Franz Liszt.
CXXVI
A MADAME CLAIRE BRUNNE[1]. A PARIS
Paris, mai 1835.
Madame,
Recevez l'expression de toute ma gratitude pour la bienveillance dont vous m'honorez. Soyez sûre que les amis inconnus que j'ai dans le monde, et dont vous daignez faire partie, ont, devant Dieu, une communion intime avec moi.
Mais, à vous qui me paraissez une femme supérieure, je puis dire ce que je n'oserais dire à toutes les autres: Ne cherchez point à me voir! les louanges me troublent et m'affectent péniblement. Je sens que je ne les mérite point. Je vous semblerais froide, et je vous déplairais, sans doute, comme j'ai déplu à beaucoup de personnes qui m'intimidaient, malgré mes efforts pour leur exprimer ma reconnaissance C'est pour moi un châtiment de ma vaine et ennuyeuse célébrité, que ce regard curieux, sévère ou exigeant, que le monde m'accorde. Laissez-moi le fuir.
Si je vous rencontrais dans un champ, dans une auberge, si je vous voyais dans votre maison à la campagne, ou dans la mienne, je pourrais espérer de réparer le mauvais effet de la première entrevue, et je ne me méfierais pas de moi-même. Mais, ici, nous ne nous trouverions jamais seules ensemble; ma mansarde n'a qu'une pièce, et trente personnes s'y succèdent chaque jour, soit à titre d'amis, soit pour raison d'affaires, soit par oisiveté de curieux. Je cède souvent à ceux-là, par crainte d'être jugée orgueilleuse. Comprenez-moi mieux et aimez-moi mieux qu'eux tous. Vous n'avez pas besoin de moi; sans cela, j'irais au-devant de vous.
Ne me croyez pas ingrate. Je baise la main qui a tracé mon éloge avec tant de grâce.
GEORGE SAND.
[1] Veuve Marbouty, femme de lettres.
CXXVII
A M***.
Paris, juin 1835.
L'amour, tel que notre nature le conçoit et le ressent en 1835, n'est pas tout ce qu'il y a de plus pur et de plus beau au monde. Il a été pire et meilleur, selon les temps.
Aujourd'hui, c'est un mélange d'enthousiasme et d'égoïsme qui lui donne, chez les femmes, un caractère tout particulier. Privées des salutaires préjugés de la dévotion, abandonnées à la fermentation de l'intelligence qui pénètre à tort et à travers dans leur éducation, elles n'en sont pas moins rigoureusement flétrie par l'opinion. L'opinion, c'est, d'un côté, l'intolérance des femmes laides, froides ou lâches; de l'autre, c'est la censure railleuse et insultante des hommes, qui ne veulent plus de femmes dévotes, qui ne veulent pas encore de femmes éclairées, et qui veulent toujours des femmes fidèles. Or il n'est pas facile que la femme soit philosophe et chaste à la fois. Cela ne se voit guère; à moins qu'il n'y ait pas de tempérament, et encore, il ne faut pas s'y fier. La vanité fait faire plus de folies et de sottises.
Les femmes de notre temps ne sont donc ni éclairées, ni dévotes, ni chastes. La révolution morale qui devait les transformer au gré de la nouvelle génération masculine a été prise de travers. On n'a pas voulu relever la femme à ses propres yeux, on n'a pas voulu lui créer un rôle noble et la mettre sur un pied d'égalité qui la rendît apte aux vertus viriles. La chasteté eût été glorieuse à des femmes libres. A des femmes esclaves, c'est une tyrannie qui les blesse et dont elles secouent le joug hardiment. Je ne puis les en blâmer.
Mais je ne les estime pas. Elles ont perdu leur cause en se jetant dans le désordre au nom de l'amour et de l'enthousiasme, et leur conduite à toutes, quelle qu'elle soit, est toujours remplie de folie et d'imprudence, jointe à ce qu'il y a de plus opposé, la faiblesse et la peur. De tous leurs écarts, nous ne voyons jamais, jusqu'ici, résulter quelque chose de bon, de durable et de noble. Jamais elles ne savent se créer, après leur faute, une existence honorable et fière. Nous voyons l'une rompre avec le monde ostensiblement, et, bientôt après, faire mille plates tentatives pour y rentrer; l'autre demande l'aumône après avoir ruiné son amant, et, accoutumée à porter des robes de satin, se trouve très malheureuse d'être en guenilles. Une troisième, pour échapper à de tels revers, se déprave et devient pire qu'une catin publique. Une autre enfin, et c'est probablement la meilleure de toutes, voyant le malheur où elle a entraîné celui qu'elle aime, et n'y sachant pas de remède, se donne la mort; ce qui ne produit autre chose que de rendre le survivant un objet d'horreur, s'il ne se hâte d'en faire autant.
Voilà ce que, jusqu'ici, j'ai vu dans les aventures romanesques de notre époque. D'union de ce genre, qui fût calme, estimable et enviable, je n'en ai pas vu, et je doute qu'il en existe une en France. Notre société est encore toute hostile à ceux qui la bravent, et la race féminine, qui sent le besoin de liberté, et qui n'en est pas encore digne, n'a ni la force ni le pouvoir de lutter contre une société entière qui la condamne à l'abandon, à la misère, pour ne rien dire de plus.
Voilà le tableau social qu'il faut mettre sous les yeux de ta jeune amie. Il faut lui montrer, sans flatterie, la condition de la femme en ce temps de transition, qui prépare des destinées meilleures à celles qui nous succéderont. Quant à elle, encore pure comme une fleur, il faut lui montrer qu'il y a un beau rôle à jouer; mais pas dans le système des coups de tête. Ce rôle, je te l'expliquerai tout à l'heure.
Un homme libre, riche jusqu'à un certain point, pourrait enlever sa maîtresse et devenir son protecteur. Encore, pour trouver là une existence supportable, faudrait-il que cette maîtresse eût beaucoup de force d'âme et que son protecteur fût parfait. Il faudrait qu'il constituât à lui tout seul une existence tout entière.
Tu es bien un des meilleurs hommes que je connaisse, et ta jeune amante est peut-être douée d'une très grande force pour supporter les peines de la vie; quoique, jusqu'ici, elle n'en ait pas donné de preuves. Mais tu es pauvre, tu es esclave d'un devoir sacré et sans l'accomplissement duquel tu ne serais qu'une âme médiocre et sèche. La femme qui t'y ferait manquer, et qui t'aimerait encore après, serait une femme échauffée de désirs seulement. Après quoi, tu pourrais ne jamais entendre parler d'elle; jamais un amour honnête et véritable ne se nourrira de honteux sacrifices.
Que pouvez-vous donc l'un pour l'autre? Rien, quant aux faits. Il ne t'est pas permis (sans compter l'amitié du mari, qui te crée des devoirs en plus) de changer la position sociale de quelque femme que ce soit. Il ne t'est pas même permis de te marier, à moins que tu ne trouves une dot.
Ne pouvant vous appartenir librement, je pense qu'il doit répugner à l'un et à l'autre d'entrer dans ce commerce lâche et malpropre qui ménage au mari les hasards de la paternité. Je ne te crois pas capable d'aimer huit jours une femme qui, pour échapper à un malheur inévitable, irait prêter aux caresses maritales un flanc fécondé par toi.
Soyez donc sages, faites-y vos efforts et que de longs tête-à-tête, que des heures d'enthousiasme prolongé ne dégénèrent pas, sous le voile de l'extase, en des besoins physiques auxquels il n'est plus possible de résister quand on leur a indiscrètement donné le change.
Épurez vos coeurs, soyez des martyrs et des saints ou fuyez-vous au plus vite; car une faiblesse vous jettera dans une série d'infortunes ou de déboires où l'amour s'éteindra. Je le garantis pour toi, dont l'âme ne pourrait recevoir une souillure sans en détester aussitôt la cause.
Cette vertu rigide ne sera, je le suppose, vraiment difficile qu'à toi, homme. Je serais bien étonnée qu'une femme toute jeune et toute pure n'en comprît pas la poésie et le charme, et qu'au bout de très peu de temps, elle n'y trouvât pas toutes les garanties de son bonheur et de sa sécurité.
Quant au rôle noble, et au digne exemple qu'elle présentera en agissant ainsi, il est facile de le concevoir sous l'aspect général. Les femmes placées dans cette lutte terrible de la passion et du devoir, plaideront puissamment leur cause en montrant de quelle force d'âme elles sont capables. Leurs époux, forcés à les estimer, ne les opprimeront jamais. S'ils le font si décidément et réellement on voit un sexe irréprochable, généreux, prudent et stoïque insulté et méconnu par un sexe despote et brutal, il y aura bientôt des lois d'affranchissement; car, dans chaque sexe, il y a pour la cause de la vérité un sentiment de justice et un besoin d'équité qui s'éveillent, et qui prévaudront quand il en sera temps.
Toutes ces conventions arrêtées et observées, je ne doute pas que votre amour ne soit heureux, durable et digne d'admiration. Ton caractère est la constance, l'égalité et la tendresse mêmes. Une femme digne de toi te fixera, et il est impossible qu'une femme qui t'a compris ne soit pas ton égale en courage et en délicatesse.
La société est mauvaise et cruelle. Nos passions ne sont ni bonnes ni mauvaises. Il faut de rien faire quelque chose. Ce n'est pas grand'merveille que d'aimer. La moindre grisette écrit de belles lettres d'amour et se sacrifie avec autant de dévouement qu'une muse. Il faut un travail rude et une haute volonté pour faire de la passion une vertu. Si nous voulons relever la société, relevons aussi nos passions. Mais, en nous y abandonnant, nous ne ferons qu'une chose fort ordinaire et digne de fournir un sujet de vaudeville ou de nouvelle à MM. Scribe, Balzac, George Sand et consorts. Ce ne sont pas ces gens-là qu'il faut prendre pour arbitres en fait de sagesse et de raison. Ils font des contes pour amuser. Ils raconteraient la vie telle qu'elle est, s'ils avaient un cours de morale sérieuse à faire.
CXXVIII
A MAURICE DUDEVANT, AU COLLÈGE HENRI IV
Paris, 18 juin 1835.
Travaille, sois fort, sois fier, sois indépendant, méprise les petites vexations attribuées à ton âge. Réserve ta force de résistance pour des actes et contre des faits qui en vaudront la peine. Ces temps viendront. Si je n'y suis plus, pense à moi qui ai souffert, et travaillé gaiement. Nous nous ressemblons d'âme et de visage. Je sais dès aujourd'hui quelle sera ta vie intellectuelle. Je crains pour toi bien des douleurs profondes, j'espère pour toi des joies bien pures. Garde en toi le trésor de la bonté. Sache donner sans hésitation, perdre sans regret, acquérir sans lâcheté. Sache mettre dans ton coeur le bonheur de ceux que tu aimes à la place de celui qui te manquera! Garde l'espérance d'une autre vie, c'est là que les mères retrouvent leurs fils. Aime toutes les créatures de Dieu; pardonne à celles qui sont disgraciées; résiste à celles qui sont iniques; dévoue-toi à celles qui sont grandes par la vertu.
Aime-moi! je t'apprendrai bien des choses si nous vivons ensemble. Si nous ne sommes pas appelés à ce bonheur (le plus grand qui puisse m'arriver, le seul qui me fasse désirer une longue vie), tu prieras Dieu pour moi, et, du sein de la mort, s'il reste dans l'univers quelque chose de moi, l'ombre de ta mère veillera sur toi.
Ton amie,
GEORGE.
CXXIX
A MADAME MAURICE DUPIN, A PARIS
Nohant, 25 octobre
Ma chère maman,
Je vous dois, à vous la première, l'exposé de faits que vous ne devez point appendre par la voie publique. J'ai formé une demande en séparation contre mon mari. Les raisons en sont si majeures, que, par égard pour lui, je ne vous les détaillerai pas. J'irai à Paris dans quelque temps et je vous prendrai vous-même pour juge de ma conduite. Dans mon intérêt, dans le sien propre, et dans celui de mes enfants, je crois que j'ai bien fait. Dudevant sent que sa cause est mauvaise; car il n'essaye pas de la défendre, il retourne à Paris dans quelques jours, pendant que les tribunaux prononceront le jugement.
Si vous le voyez, ne paraissez point informée de ce qui se passe; car son amour-propre, qui souffre déjà beaucoup, pourrait être irrité s'il pensait que je me livre contre lui à des récriminations. Il me susciterait peut-être alors quelque chicane qui produirait du scandale et n'améliorerait pas sa position. D'ailleurs, vous ne désirez pas que je perde un procès à la suite duquel je me trouverais à sa disposition. J'ai mille chances pour le gagner; mais une seule peut m'être contraire, et c'est assez pour succomber.
Soyez donc prudente; car il ira sans doute près de vous dans l'intention de se justifier ou de vous sonder. Ayez l'air, chère maman, de ne rien savoir. Quant à moi, sans avoir l'intention de l'accuser inutilement, je croirais manquer à mon devoir, si je ne vous informais pas de ma situation dans une circonstance si grave.
Voici quels seront les résultats du jugement que j'espère obtenir et dont il a posé ou accepté toutes les clauses. Je lui ferai une pension de trois mille huit cents francs qui, jointe à douze cents francs de rente (seul reste de cent mille francs qu'il possédait), lui constituera cinq mille francs par an. En outre, je payerai et je dirigerai l'éducation de mes deux enfants. Vous voyez que sa position est très honorable.
Ma fille sera exclusivement sous ma gouverne; mon fils restera au collège et passera un mois de vacances avec son père, l'autre mois avec moi. Tous deux ignoreront la séparation prononcée; ce sont des choses faciles à leur cacher, inutiles et fâcheuses même à leur dire, et, si mon mari respecte les convenances et les devoirs, ni l'un ni l'autre des enfants n'apprendront à aimer l'un de nous aux dépens de l'autre.
Moyennant ces arrangements, Dudevant laissera agir les lois sans batailler, et, si la loi me donne gain de cause, comme cela n'est pas douteux, je rentrerai dans ma liberté et dans ma dignité. Mes biens seront certes mieux gérés qu'ils ne l'étaient par lui, et ma vie ne sera plus exposée à des violences qui n'avaient plus de frein.
Rien ne m'empêchera de faire ce que je dois et ce que je veux faire. Je suis la fille de mon père, et je me moque des préjugés, quand mon coeur me commande la justice et le courage. Si mon père eût écouté les sots et les fous de ce monde, je ne serais pas l'héritière de son nom: c'est un grand exemple d'indépendance et d'amour paternel qu'il m'a laissé, je le suivrai, dût l'univers s'en scandaliser. Je me soucie peu de l'univers, je me soucie de Maurice et de Solange.
Quand vous voudrez venir à Nohant, vous y serez à l'avenir chez moi, et, si l'ennui de vivre seule vous prend, vous pourrez vous y retirer et en faire votre chez vous.
Je compte aussi m'y établir avec ma fille, m'occuper de son éducation et ne plus aller à Paris que de temps à autre, pour vous voir, ainsi que mon fils.
Veuillez ne parler à personne du contenu de cette lettre, à moins que ce ne soit à Pierret, qui comprendra ce que la prudence dicte en pareil cas. Je n'en écrirai pas encore à ma tante: sa maison est trop nombreuse pour qu'il n'en transpire pas quelque chose par étourderie, et Dudevant pourrait croire que je veux indisposer toute ma famille contre lui.
Adieu, ma mère; je vous embrasse de toute mon âme. Donnez-moi de vos nouvelles, poste restante à la Châtre.
CXXX
A MADAME D'AGOULT. A GENÈVE
Nohant, 1er novembre 1835.
M. Franz et M. Puzzi[1] sont des jeunes gens affreux: ils ne m'ont pas répondu, et je les livre à votre colère. Vous, vous êtes bonne comme un ange et je vous remercie; mais ne soyez pas bonne pour eux et vengez-moi de leur oubli, en ne donnant pas un sourire à l'un, pas un bonbon à l'autre pendant tout un jour.
Genève est donc habitable en hiver, que vous y restez? Comme votre vie est belle et enviable! Aussi pourquoi le ciel ne m'a-t-il pas fait naître avec de beaux cheveux blonds, de grands yeux bleus bien calmes, une expression toute céleste et l'âme à l'avenant.
Au lieu de cela, la bile me ronge et me confine dans une cellule où je n'ai d'autre société qu'une tête de mort[2] et une pipe turque. Je tiens là comme un Lapon à la croûte de glace qu'il appelle sa patrie, et je ne saurais me figurer, pour le moment, un autre Éden. Vous, êtes sous les myrtes et sous les orangers, vous, belle et bonne Marie. Eh bien, priez-y pour moi, afin que je ne quitte pas mes glaces; car c'est là mon élément et le soleil ne luit pas sur moi.
Je ne vous jalouse pas; mais je vous admire et vous estime; car je sais que l'amour durable est un diamant auquel il faut une boîte d'or pur, et votre âme est ce tabernacle précieux.
Tout ce que vous dites sur la non-supériorité des diverses classes sociales les unes sur les autres est bien dit, bien pensé. C'est vrai et j'y crois, parce que c'est vous qui le dites. Pourtant, je ne permettrai à nul autre de me dire, que les derniers ne sont pas les premiers, et que l'opprimé ne vaut pas mieux que l'oppresseur, le dépouillé mieux que le spoliateur l'esclave que le tyran. C'est une vieille haine que j'ai contre tout ce qui va s'élevant sur des degrés d'argile. Mais ce n'est pas avec vous que je puis disputer là-dessus. Votre rang est élevé, je le salue, je le reconnais. Il consiste à être bonne, intelligente et belle. Abandonnez-moi votre couronne de comtesse et laissez-moi la briser, je vous en donne une d'étoiles qui vous va mieux.
Pardonnez-moi si je suis métaphorique aujourd'hui et ne vous moquez pas de moi, je vous en prie, pour l'amour, de Dieu. Vous, savez que je n'ai pas d'emphase ordinairement, et, si je me mets à prendre le ton pédant, c'est que j'ai ma pauvre tête malade de ce brouillard qu'on appelle poésie. D'ailleurs, les manières raisonnables sont bonnes avec cette fourmilière ennemie qu'on appelle les indifférente. Avec ceux qu'on aime, on peut être ridicule à son aise. Et je veux ne pas plus me gêner pour vous dire des choses de mauvais goût que pour vous envoyer une lettre toute barbouillée.
Imaginez-vous, ma chère amie, que mon plus grand supplice, c'est la timidité. Vous ne vous en douteriez guère, n'est-ce pas? Tout le monde me croit l'esprit et le caractère fort audacieux. On se trompe. J'ai l'esprit indifférent et le caractère quinteux. Je ne crains pas, je me méfie, et ma vie est un malaise affreux quand je ne suis pas seule, ou avec des gens avec lesquels je me gêne aussi peu qu'avec mes chiens. Il ne faut pas espérer que vous me guérirez de sitôt de certains moments de raideur qui ne s'expriment que par des réticences. Si nous nous lions davantage, comme j'y compte, comme je le veux, il faudra que vous preniez de l'empire sur moi; autrement, je serai toujours désagréable. Si vous me traitez comme un enfant, je deviendrai bonne, parce que je serai à l'aise, parce que je ne craindrai pas de tirer à conséquence, parce que je pourrai dire tout ce qu'il y a de plus bête, de plus fou, de plus déplacé, sans avoir honte. Je saurai que vous m'avez acceptée. Si j'ai de mauvais moments, j'en aurai aussi de bons. Autrement, je ne serai ni bien ni mal. Je vous ennuierai et je m'ennuierai avec vous, quelque parfaite que vous soyez.
Voyez-vous, l'espèce humaine est mon ennemie, laissez-moi vous le dire; j'aime mes amis avec tendresse, avec engouement, avec aveuglement. J'ai détesté profondément tout le reste. Je n'ai plus de furie pour la haine aujourd'hui; mais il y a un froid de mort pour tout ce que je ne connais pas. J'ai bien peur que ce ne soit là ce qu'on appelle l'égoïsme de la vieillesse. Je me ferais maintenant hacher pour des idées qui ne se réalliseront sans doute pas de mon vivant. Je rendrais service au dernier des goujats, par obstination pour les espérances de toute ma vie, qui n'est peut-être plus qu'un long rêve. Pour mon plaisir, je ne retirerais pas de l'eau l'enfant de mon voisin. J'ai donc quelque chose en moi qui serait odieux, si ce n'était pure infirmité, reste d'une maladie aiguë.
Il faut vous arranger bien vite pour que je vous aime. Ce sera bien facile. D'abord, j'aime Franz. Il m'a dit de vous aimer. Il m'a répondu de vous comme de lui.
La première fois que je vous ai vue, je vous ai trouvée jolie; mais vous étiez froide. La seconde fois, je vous ai dit que je détestais la noblesse. Je ne savais pas que vous en étiez. Au lieu de me donner un soufflet, comme je le méritais, vous m'avez parlé de votre âme, comme si vous me connaissiez depuis dix ans. C'était bien, et j'ai eu tout de suite envie de vous aimer; mais je ne vous aime pas encore. Ce n'est pas parce que je ne vous connais pas assez. Je vous connais autant que je vous connaîtrai dans vingt ans. C'est vous qui ne me connaissez pas assez. Ne sachant si vous pourrez m'aimer, telle que je suis en réalité, je ne veux pas vous aimer encore.
C'est une chose trop sérieuse et trop absolue pour moi qu'une amitié. Si vous voulez que je vous aime, il faut donc que vous commenciez par m'aimer; cela est tout simple, je vais vous le prouver. Une main douce et blanche rencontre le dos agréable d'un porc-épic, le charmant animal sait bien que la main blanche ne lui fera aucun mal. Il sait qu'il est peu mignon à caresser, lui, le pauvre malheureux. Il attend, pour répondre aux caresses qu'on se soit habitué à ses piquants; car, si la main qu'il aime le quitte (il n'y a pas de raison pour qu'elle y revienne), le porc-épic aura beau se dire:, «Ce n'est pas ma faute,» cela ne le consolera pas du tout.
Ainsi, voyez si vous pouvez accorder votre coeur à un porc-épic. Je suis capable de tout. Je vous ferai mille sottises. Je vous marcherai sur les pieds. Je vous répondrai une grossièreté à propos de rien. Je vous reprocherai un défaut que vous n'avez pas. Je vous supposerai une intention que vous n'aurez jamais eue. Je vous tournerai le dos. En un mot, je serai insupportable jusqu'à ce que je sois bien sûre que je ne peux pas vous fâcher et vous dégoûter de moi.
Oh! alors, je vous porterai sur mon dos. Je vous ferai la cuisine. Je laverai vos assiettes. Tout ce que vous me direz, me semblera divin. Si vous marchez dans quelque chose de sale, e trouverai que cela sent bon. Je vous verrai avec les mêmes yeux que j'ai pour moi-même quand je me porte bien et que je suis de bonne humeur; c'est-à-dire, que je me considère comme une perfection, et que tout ce qui n'est pas de mon avis est l'objet de mon profond mépris. Arrangez-vous donc pour que je vous fasse entrer dans mes yeux, dans mes oreilles, dans mes veines, dans tout mon être. Vous saurez alors que personne sur la terre n'aime plus que moi, parce que j'aime sans rougir de la raison qui me fait aimer. Cette raison, c'est la reconnaissance que j'ai pour ceux qui m'adoptent. Voilà mon résumé. Il n'est pas modeste; mais il est très sincère. Je considère comme un amphigouri de paroles toute amitié qui ne convient pas de sa partialité, de son impudence, de sa camaraderie, de tout ce qui fait que le monde se moque et dit: «Ils s'adorent entre eux (asinus asinum).» S'il en est autrement, dites-moi qui m'aimera sur la terre? Qui est semblable à un autre? Qui n'est pas choqué et blessé cent fois par jour par son meilleur ami, s'il veut l'examiner des sommets planchiques de l'analyse, de la philosophie, de la critique, de l'esthétique (et tout ce qui rime en ique)? Il faut toujours trouver que notre ami a raison, même dans les choses où nous aurions tort de l'imiter. Pour cela, il faut être sûr que l'être auquel on confère ce grand droit et ce grand titre d'ami ne fera jamais que des choses bonnes ou excusables, ou dignes de miséricorde.
Songez-y donc, et voyez si vous pouvez être ainsi pour moi. J'aimerais mieux terminer tout de suite nos relations et, m'en tenir avec vous à des, froideurs gauches, seule chose dont je sois capable quand je n'aime pas, que de vous tromper sur les aspérités de mon charmant caractère. Mais je serais bien malheureuse pourtant de rencontrer une femme comme vous, et de ne pas engrener le rouage de ma vie au sien.
Bonsoir, mon amie; répondez-moi tout de suite, et longuement. Si vous ne sentez rien pour moi, dites-le. Je ne vous en voudrai pas. Je vous estimerai pour votre franchise. Si vous vous méfiez, dites-le encore: cela me laissera l'espérance, car les défauts que j'ai sont de nature à être tolérés, et peut-être adoucis par vous.
Je me suis permis de vous dédier Simon, conte assez gros qui va paraître dans la Revue. Comme je ne sais quelle est la position extérieure que vous avez adoptée à Genève, j'ai fait cette dédicace excessivement mystérieuse, et telle qu'on ne vous devinera pas,—à moins, que vous ne m'autorisiez à m'expliquer davantage.
Je ne vous disais rien de ma vie. Il faut que vous sachiez que je suis toujours à la campagne, chez moi. Je plaide en séparation contre mon époux, qui a déguerpi, me laissant maîtresse du champ de bataille j'attends la décision du tribunal. Je suis donc toute seule dans cette grande maison isolée; il n'y a pas un domestique qui couche sous mon toit, pas même un chien. Le silence est si profond la nuit (vous ne voudrez pas me croire, et pourtant c'est certain), que, quand j'ouvre ma fenêtre et que le vent n'est pas contraire, j'entends distinctement sonner l'horloge de la ville, qui est à une grande lieue de chez moi, à vol d'oiseau. Je ne reçois personne, je mène une vie monacale. J'attends l'issue de mon procès, d'où dépend le pain de mes vieux jours; car vous pensez bien, que je n'amasserai jamais un denier pour payer l'hôpital où la tendresse d'un mari me laisserait mourir.
Mais voyez! Il a eu l'heureuse idée de vouloir me tuer un soir qu'il était ivre. En attendant que cette benoîte fantaisie de meurtre conjugal me rende mon pays, ma vieille maison et cinq ou six champs de blé qui me nourriront quand mes longues veilles m'auront jetée dans l'idiotisme, je fais le Sixte-Quint. Mon cheval est rentré sous le hangar et on n'entend pas voler une mouche autour de mon cloître désert.
Le jardinier et sa femme, qui sont mes factotums, m'ont suppliée de ne pas les faire demeurer dans la maison. J'ai voulu en savoir le motif. Enfin le mari, baissant les yeux d'un air modeste, m'a dit: «C'est que madame a une tête si laide, que ma femme, étant enceinte, pourrait être malade de peur.» Or c'est de la tête de mort qui est sur ma table, dont il voulait parler (du moins à ce qu'il m'a juré ensuite); car je trouvai la plaisanterie de fort mauvais goût et je me fâchai.—Ensuite j'ai songé que cette tête si laide ferait grand effet. J'ai permis à mon jardinier de s'éloigner et de garder la pensée que cette tête était un signe de pénitence et de dévotion.
Ainsi, à l'heure qu'il est, à une lieue d'ici, quatre mille bêtes me croient à genoux dans le sac et dans la cendre, pleurant mes péchés comme Madeleine. Le réveil sera terrible. Le lendemain de ma victoire, je jette ma béquille, je passe au galop de mon cheval aux quatre coins de la ville. Si vous entendez dire que je suis convertie à la raison, à la morale publique, à l'amour des lois d'exception, à Louis-Philippe, le père tout-puissant, et à son fils Poulot-Rosolin, et à sa sainte Chambre catholique, ne vous étonnez de rien. Je suis capable de faire une ode au roi, ou un sonnet à M. Jacqueminot.
Je vous écris tout ce qu'il y a de plus bête. Tâchez d'en faire autant pour vous mettre à mon niveau. Il n'y a pas à dire, vous y êtes forcée.
Bonsoir. A vous.
GEORGE.
[1] Hermann Cohen, élève de Liszt.
[2] Une pièce anatomique avec des compartiments, légendes et numéros tracés à l'encre, d'après le système phrénologique de Gall et Spurzheim.
CXXXI
A M. ADOLPHE GUÉROULT, A PARIS
La Châtre, 9 novembre 1835.
Mon cher enfant,
J'ai à répondre à deux lettres de vous et je veux le faire avant de me mettre au travail; car j'ai un roman arrangé dans ma tête. Dussiez-vous dire que je fais mes embarras, vous n'entendrez pas plus parler de moi, d'ici à deux ou trois mois, que si j'étais morte.
J'ai écrit les premières pages hier, et je suis dans le coup de feu. Vous connaissez cela. Pour toutes choses, il y a un beau moment, c'est le commencement. C'est peut-être à cause de cela que je suis si républicaine, et vous si peu saint-simonien. Quoi qu'il en soit, allez votre train, si vous croyez que ce soit la bonne voie. Nous voulons tous le bien et nous allons au même but par des moyens différents. Nous nous disputons toujours, parce que chacun croit avoir plus d'esprit que son voisin, et se console d'aller fort mal, en voyant que les autres ne vont pas mieux: triste consolation, en vérité, qui fait beaucoup de mal à notre époque. Toute cette guerre à coups d'épingle que se fait l'amour-propre des uns et des autres n'avance à rien; tout au contraire. Si tout ce qui a de bonnes vues et de bons sentiments s'accueillait avec tolérance, on ferait le double d'ouvrage.
Vous ne pouvez nier, mon cher Marius à Minturnes, que je n'aie plus de bonne foi que vous. Vous abîmez nos républicains de la tête aux pieds, et moi, je ne cesse d'aimer vos saint-simoniens et de les placer au-dessus de tout.
Je me défends même d'une chose, c'est d'aimer les républicains avec excès. J'aime ceux qui se trouvent être mes amis, et j'examine les autres par curiosité, ou je les accueille par savoir-vivre et politesse.
Cela ne fait rien au principe.
Robespierre était diablement saint-simonien. Il était pour l'exécution prompte et violente du système. Vous êtes pour la marche lente et évangélique. Eh bien, chacun devrait être républicain à la manière de Robespierre, ou saint-simonien à la manière d'Enfantin, selon son tempérament. Les uns saperaient, les autres bâtiraient. Soyez sûr que cela viendra, qu'il y aura entre vous et nous une étroite alliance et que vous ne ferez rien sans nous.
Vous savez comment s'est établi le christianisme, c'est-à-dire fort mal, même dans ce qu'on appelle son meilleur temps. Il était dans un si beau désaccord avec les moeurs, qu'en son nom, on commettait les crimes et on nourrissait les sentiments les plus opposés à son institution et à son esprit. Douze corps d'armée, commandés par les douze apôtres, eussent, je crois, mieux valu que Paul répétant cette lâcheté: «Rendez à César, etc.»
Faites à votre idée, si vous croyez bien faire en louvoyant, et si votre conscience est en paix. Moquez-vous des reproches que je fais à votre tiédeur croissante, comme je me moque des railleries que vous adressez à mon récent enthousiasme. Je crois que vous vous trompez cependant, et que l'amour de l'égalité a été la seule chose qui n'ait pas varié en moi depuis que j'existe. Je n'ai jamais pu accepter de maître.
A propos, mon procès marche, il est en bon train. Le baron ne plaide pas, il demande de l'argent et beaucoup. Je lui en donne, on le condamne à me laisser tranquille et tout va bien. Quant à ce qu'on en pensera à Paris, cela m'occupe aussi peu que de ce qu'on pense en Chine de Gustave Planche.
L'opinion est une prostituée qu'il faut mener à grands coups de pied quand on a raison. Il ne faut jamais se soumettre à des avanies pour obtenir des salutations et des courbettes en public. Je voudrais bien vous voir digérer des menaces et des coups! Allons donc. Il faudrait que tout votre sang y passât, ou celui de votre provocateur.
Croyez-vous que je n'aie pas de dignité personnelle à défendre parce que je suis femme? Allons donc, encore! Souvenez-vous d'avoir prêché l'affranchissement de la femme.
Nous ne savons pas faire des armes, et on ne nous permet pas de provoquer nos maris en duel; on a bien raison, ils nous tueraient, ce qui leur ferait trop de plaisir.
Mais nous avons la ressource de crier bien haut, d'invoquer trois imbéciles en robe noire, qui font semblant de rendre la justice, et qui, en vertu de certaine bonté de législation envers les esclaves menacées de mort, daignent nous dire: «On vous permet de ne plus aimer monsieur votre maître, et, si la maison est à vous, de le mettre dehors.»
Malgré tout ce que je vous dis là, par bonté pour monsieur mon époux, je fais tenir l'affaire aussi secrète que possible. Jusqu'ici, rien n'a transpiré, même dans la petite ville que j'habite, ce qui est merveilleux. Cela ira tant que cela pourra. N'en parlez donc à qui que ce soit.
Bonsoir, mon ami; je vous embrasse de tout mon coeur; je suis bien fâchée que vous n'ayez pas le plus petit fait à rapporter comme témoin; car l'enquête va réunir une vingtaine d'amis autour de moi. Grâce à Duteil, à Planet et à votre serviteur, il sera impossible d'être plus spirituel que ne le sera cette charmante réunion. Défense d'y parler affaires et procès surtout. Ce sera l'adieu éternel que j'adresserai à mes amis, si je suis déboutée de ma demande.
En attendant, j'aurai fait mon livre. J'irai à Paris après mon procès jugé. Au revoir donc; donnez-moi de vos nouvelles si vous en avez le temps. Envoyez-moi ces lithographies et dites à Vinçard que je lui donne une grosse poignée de main.
G.S.
CXXXII
AU REDACTEUR DU JOURNAL DE L'INDRE
La Châtre, 9 novembre 1835.
Monsieur,
Un oracle dont la signature ne trahit pas l'incognito attaque brutalement, dans le feuilleton de votre journal, la moralité de mes livres. J'abandonne à la critique tous mes défauts littéraires et toutes les obscurités de mon raisonnement. Mais, dans cette province, ma patrie d'adoption, je défends à tout adulateur des abus de la société de me choisir pour holocauste, lorsqu'il lui plaît d'offrir un hommage aux puissances qu'il veut se rendre favorables, soit pour se faire un nom à défaut de talent, soit pour obtenir des protections dans ce monde, qui se paye souvent de déclamations à défaut de preuves.
Un de nos plus beaux talents écrivait, il y a quelques semaines: «Il est bien décourageant d'écrire pour des gens qui ne savent pas lire.» Je sais quelque chose de plus fâcheux, c'est d'écrire pour les gens qui ne veulent pas lire. La profession de tout journaliste aux gages de l'état social l'investit du droit de connaître la pensée d'un auteur rien qu'en regardant la couleur de la couverture du livre.
Le public le sait aussi; c'est au public que j'en appelle, pour repousser les interprétations malpropres du chaste critique qui prétend avoir saisi le résultat et le but définitif de tous mes ouvrages. Je déclare ici que ce juge éclairé d'Indiana, de Valentine, de Lélia et de Jacques n'a ni compris ni lu aucun de ces livres.
Si la franchise de ce démenti le blesse, mon sexe ne me permettant pas de lui donner ou de lui demander réparation, j'institue mon défenseur tout mien compatriote homme de coeur et de conscience, qui se trouvera devant lui.
J'ai l'honneur d'être, etc.
GEORGE SAND.
CXXXIII
A MAURICE DUDEVANT, AU COLLÈGE HENRI IV
La Châtre, 10 décembre 1835.
Tu es un drôle de gamin avec tes rêves, tu mets Emmanuel[1] à toute sauce; lui as-tu raconté cette farce-là?
Tu dois avoir reçu, par lui, une lettre de moi, datée du 27; ainsi tu ne te plaindras plus de mon silence. Ta lettre est bien écrite et très comique; mais l'orthographe n'est pas si bonne que les autres fois. Il faut t'appliquer bien sérieusement à apprendre ta langue, chose des plus difficiles, qu'on apprend assez mal dans les collèges.
Il y a un grand inconvénient à l'apprendre tard, parce qu'alors on l'oublie et l'on fait des fautes toute sa vie; ce qui arrive aux trois quarts des personnes, et ce qui n'est pas pardonnable. A dix ans, je ne faisais pas une faute; mais on se dépêcha trop de me faire quitter la grammaire, j'oubliai donc ce que je savais si bien. Au couvent, on m'apprit l'anglais, l'italien, et on négligea d'examiner si je savais bien ma langue. Ce ne fut qu'à seize ans qu'étant à Nohant, ayant honte de si mal écrire en français, je rappris moi-même la grammaire. Je n'ai pourtant jamais pu la retenir très bien. Je suis souvent embarrassée, et je fais des brioches.
Apprends donc! C'est le bon âge, ni trop tôt ni trop tard. J'étais bien contente de ton avant-dernière lettre; mais, cette fois-ci, tu as mis des s partout. Il y en a tant que, si je pouvais te les renvoyer, tu n'aurais pas besoin d'en mettre de nouvelles dans la prochaine lettre que tu m'écriras.
Quand tu sortiras avec ton père, prie-le de te laisser aller chez
Buloz, qui te donnera pour moi quelque chose que tu choisiras.
As-tu donné des étrennes à ta grosse chérie? donne-lui-en de ma part, je te rendrai l'argent. Si tu n'en as pas, dis à Buloz ou à Emmanuel de te donner cinq francs que je leur devrai.
Je suis clouée ici, mon pauvre chat, pour tout ce mois de janvier. J'ai des affaires dont je ne peux pas me dépêtrer. J'espère que ce sera fini le 15 février; mais, pour être plus sûre de ne pas te manquer de parole, j'aime mieux te promettre d'être auprès de toi à la fin de février. Ainsi, deux mois encore sans nous voir! je trouve cela bien long; mais j'y suis absolument forcée. D'abord, je n'ai pas d'argent; ensuite, je te dirai le reste quand nous nous verrons.
Je travaille toutes les nuits jusqu'à sept heures du matin; je suis comme une vieille lampe. Je pense à toi, je relis tes bonnes lettres, et je prie Dieu qu'il te rende bon et courageux; avec cela, tu seras aussi heureux qu'on peut l'être en ce monde. Je ne te fais presque plus de sermons. Je vois que tu comprends parfaitement, et que je pourrai causer avec toi, comme avec un ami. Tu es un brave homme.
Bonsoir, vieux! Je t'embrasse un million, un milliard de fois. Dis-moi quelles places tu as.
s. s. s. s. s. s. s. s. s. s.
Ce sont tes s que je te renvoie.
[1] Emmanuel Arago.
CXXXIV
AU MÊME
La Châtre, 15 décembre 1835.
Mon bon ange,
Ta petite lettre est bien gentille, malgré tes gros enfantillages. Tu peux bien rire de la poire, si cela t'amuse; mais il ne faut avoir de haine pour personne à ton âge. Cela ne sert à rien, tu ne peux faire encore aucun bien aux hommes, aucun mal aux ennemis de l'humanité. Il est bien vrai que Louis-Philippe est l'ennemi de l'humanité; mais, quand tu le traites de grosse bête, tu te trompes beaucoup. C'est peut-être l'homme le plus fin et le plus habile de France. Malheureusement, il fait de ses talents un usage funeste, et, au lieu de répandre l'amour de la vertu autour de lui, il déshonore de son mieux tout ce qui l'entoure. Il déshonore réellement la France qui le supporte. C'est un grand malheur de voir qu'un seul homme peut, en caressant les vices et les mauvais sentiments, dégrader toute une nation et l'entraîner dans le mal.
Tu raisonnes très bien d'ailleurs, seulement tu fais encore une erreur en disant: «La nature a été injuste envers une grande partie du genre humain;» tu veux dire la société.
La nature, mon pauvre enfant, est une bonne mère; c'est Dieu, ou du moins c'est son ouvrage; c'est elle qui nous donne les moissons, les forêts, les fruits, les prairies, ces belles fleurs que j'aime tant, et ces beaux papillons que tu soignes si bien. La nature offre d'elle-même toutes ses productions à l'homme qui sème et recueille. Les arbres ne refusent pas leurs fruits au voyageur qui les cueille en passant, et les légumes viennent aussi beaux dans le terreau d'un simple jardinier que dans le jardin d'un prince.
La société, c'est autre chose: ce sont les conventions faites entre les hommes pour le partage des productions de la nature. Ce n'est pas la justice, ce n'est pas le sentiment de la nature qui a dicté ces lois, c'est la force. Les faibles ont eu moins que les autres, et les infirmes n'ont rien eu du tout. Le droit d'héritage a conservé cette inégalité; et puis, dans les temps civilisés, comme le nôtre par exemple, les plus instruits et les plus habiles sont devenus riches et n'en sont pas devenus meilleurs pour cela. Les pauvres ignorants sont et seront toujours dans une affreuse misère, si on ne fait rien pour eux. Dis donc que la société est injuste, et non pas la nature.
Nous parlerons de tout cela souvent et peu à peu nous nous entendrons. Pour le moment, je ne veux pas te fatiguer l'esprit. Tu vas bientôt lire un très beau livre que l'on donne heureusement dans les collèges: c'est le De viris illustribus, par Plutarque. Il faudra le lire avec attention. Tout ce qu'il y a de beau dans l'âme humaine est senti et indiqué dans ce livre.
J'irai à Paris pour Noël, parce que tu auras plusieurs jours de sortie et que j'en profiterai. Fais attention de compter le nombre de sorties que tu auras eues avec ton père, depuis le jour de son arrivée à Paris jusqu'à Noël. N'y manque pas, je te dirai ensuite pourquoi, et souviens-toi de tout ce que je t'ai recommandé. Tu as très bien fait de ne pas montrer ta lettre à Buloz. Il faut garder les lettres que je t'écris pour toi seul.
Adieu, mon amour; je t'embrasse mille fois.
Ton GEORGE.
CXXXV
AU MÊME
La Châtre, 3 janvier 1836.
J'ai reçu ta lettre, mon enfant chéri, et je vois que tu as très bien compris la mienne; ta comparaison est très juste, et, puisque tu te sers de si belles métaphores, nous tâcherons de monter ensemble sur la montagne où réside la vertu. Il est, en effet, très difficile d'y parvenir; car, à chaque pas, on rencontre des choses qui vous séduisent et qui essayent de vous en détourner. C'est de cela que je veux te parler, et le défaut que tu dois craindre, c'est le trop grand amour de toi-même. C'est celui de tous les hommes et de toutes les femmes.
Chez les uns, il produit la vanité des rangs; chez d'autres, l'ambition de l'argent; chez presque tous, l'égoïsme. Jamais aucun siècle n'a professé l'égoïsme d'une manière aussi révoltante que le nôtre. Il s'est établi il y a cinquante ans une guerre acharnée entre les sentiments de justice et ceux de cupidité. Cette guerre est loin d'être finie, quoique les cupides aient le dessus pour le moment.
Quand tu seras plus grand, tu liras l'histoire de cette révolution dont tu as tant entendu parler et qui a fait faire un grand pas à la raison et à la justice. Cependant, ceux qui l'avaient entreprise n'ont pas été les plus forts et ceux qui y ont travaillé avec le plus de générosité ont été vaincus par ceux qui, aimant les richesses et les plaisirs, ne se servaient du grand mot de République que pour être des espèces de princes pleins de vices et de fantaisies. Ceux-là furent donc les maîtres; car le peuple est faible, à cause de son ignorance. Parmi ceux qui pourraient prendre son parti et le secourir par leurs lumières, il en est un sur mille qui préfère le plaisir de faire du bien à celui d'être riche et comblé d'amusements et de vanité. Ainsi, la classe la moins nombreuse, celle qui reçoit de l'éducation, l'emportera toujours sur la classe ignorante, quoique cette classe soit la masse des nations.
Vois quel est l'avantage et la nécessité de l'éducation. Sans elle, on vit dans une espèce d'esclavage, puisque, tous les jours, un paysan sage, vertueux, sobre, digne de respect, est dans la dépendance d'un homme méchant, ivrogne, brutal, injuste, mais qui a sur lui l'avantage de savoir lire et écrire. Vois ce qu'est un homme qui, ayant reçu de l'éducation, n'en est pas meilleur pour cela. Vois combien est coupable devant Dieu celui qui, connaissant les malheurs et les besoins de ses semblables, pouvant consacrer son coeur et sa vie à les secourir, s'endort tranquillement tous les soirs dans un lit moelleux, ou se remplit le ventre à une bonne table en se disant: «Tout est bien, la société est parfaitement organisée. Il est juste que je sois riche et qu'il y ait des pauvres. Ce qui est à moi, est à moi; donc, je dois tuer tous ceux qui ne me demanderont pas à manger, chapeau bas, et, quand même ils seraient bien polis, je dois les mettre brutalement à la porte, s'ils m'importunent. Je le fais parce que j'en ai le droit.»
Voilà le raisonnement de l'égoïste, voilà les sentiments de cette immense armée de coeurs impitoyables et d'âmes viles qui s'appelle la garde nationale. Parmi tous ces hommes qui défendent la propriété avec des fusils et des baïonnettes, il y a plus de bêtes que de méchants. Chez la plupart, c'est le résultat d'une éducation antilibérale. Leurs parents et leurs maîtres d'école leur ont dit, en leur apprenant à lire, que le meilleur état de choses était celui qui conservait à chacun sa propriété. Ils appellent révolutionnaires, brigands et assassins ceux qui donnent leur vie pour la cause du peuple.
C'est parce que je ne veux pas que tu sois un de ces hommes, sans âme ou sans raison, que je t'écris en particulier et en secret, ce que je pense de tout cela. Réfléchis et dis-moi si cela se présente de même à ton esprit et à ton coeur. Dis-moi si tu trouves juste cette manière de partager inégalement les produits de la terre, les fruits, les grains, les troupeaux, les matériaux de toute espèce, et l'or (ce métal qui représente toutes les jouissances, parce qu'un petit fragment se prend en échange de tous les autres biens). Dis-moi, en un mot, si la répartition des dons de la création est bien faite, lorsque celui-ci a une part énorme, cet autre une moindre, un troisième presque rien, un quatrième rien du tout!
Il me semble que la terre appartient à Dieu, qui l'a faite, et qui l'a confiée aux hommes pour qu'elle leur servît d'éternel asile. Mais il ne peut pas être dans ses desseins que les uns y crèvent d'indigestion et que les autres y meurent de faim. Tout ce qu'on pourra dire là-dessus ne m'empêchera pas d'être triste et en colère quand je vois un mendiant pleurant à la porte d'un riche.
Quant aux moyens de changer tout cela, il faudra que je t'écrive encore bien des lettres, et que nous ayons ensemble bien des conversations avant que je t'en parle. Je ne veux pas t'en dire trop long à la fois: il faut que tu aies le temps de réfléchir à chaque chose, et de me répondre à mesure si tu penses comme moi et si tu comprends bien. Nous en restons là. L'amour de soi-même est ce qu'il faut modérer, limiter et diriger. C'est-à-dire qu'il faut s'habituer à trouver le bonheur qui coûte le moins d'argent et qui permet d'en donner davantage à ceux qui en manquent. Nous chercherons ensemble cette vertu, et, si nous n'y atteignons pas tout à fait, du moins nous aurons des principes justes et de bonnes intentions.
Je ne te cache pas, et tu peux déjà t'en apercevoir, que les principes dont je te parle sont tout à fait en opposition avec ceux de vos lycées. Les lycées, dirigés par l'esprit du gouvernement, professeront toujours le principe régnant. Ils vous prêcheraient l'Empire et la guerre, si Napoléon était encore sur le trône. Ils vous diraient d'être républicains, si la République était établie. Il ne faut pas t'occuper des réflexions que vos professeurs ou même les livres que l'on vous donne font sur l'histoire. Ces livres sont dictés à des pédants, esclaves du pouvoir.
Souvent, en lisant l'histoire des grandes actions des temps antiques, écrite par les hommes d'aujourd'hui, tu verras que les héros sont traités de scélérats. Ton bon sens et la justice de ton coeur redresseront ces jugements hypocrites. Tu liras les faits et tu seras le juge des hommes qui les auront accomplis. Souviens-toi que, depuis le commencement du monde, ceux qui ont travaillé pour la liberté et l'honneur de leurs frères sont des grands hommes. Ceux qui ont travaillé pour leur propre renommée et pour leur ambition personnelle sont des hommes qui ont fait un emploi coupable de leurs grandes qualités. Ceux qui n'ont songé qu'à leurs plaisirs sont des brutes.
Mais tu comprends que notre correspondance doit rester secrète et que tu ne dois ni la montrer ni seulement en parler. Je désire aussi que tu n'en dises pas un mot à ton père: tu sais que ses opinions diffèrent des miennes. Tu dois écouter avec respect tout ce qu'il te dira; mais ta conscience est libre et tu choisiras, entre ses idées et les miennes, celles qui te paraîtront meilleures. Je ne te demanderai jamais ce qu'il te dit; tu ne dois pas non plus lui faire part de ce que je t'écris.
Aie donc soin de laisser mes lettres dans ta baraque au collège; je te les ferai remettre par Emmanuel, et tu lui remettras ta réponse trois ou quatre jours après.
Comprends tu bien? De cette manière, personne ne verra ce que nous nous écrivons, et nous n'aurons pas de contradictions. Tu auras le temps de lire mes lettres et d'y répondre sans te presser.
Mon ange chéri, tu es ce que j'aime le mieux au monde. Je suis venue passer quelque temps à la Châtre; je demeure chez Duteil.
Adieu; je t'embrasse mille fois. Apprends bien d'histoire, c'est un grand point.
CXXXVI
A M. FRANÇOIS ROLLINAT, A CHATEAUROUX
La Châtre, 4 février 1836.
Qu'as-tu donc, bon vieux? manques-tu de courage? t'est-il arrivé quelque chose de pis que la vie ordinaire? pourquoi es-tu si consterné et si abattu? Ta lettre m'inquiète beaucoup. Si tu ne peux venir me voir, et que je puisse te donner un peu de coeur, j'irai te voir la semaine prochaine. Mon affaire est remise à quinzaine; c'est le seul mal que le président ait pu me faire, et il l'a fait. Du reste, cette affaire étant imperdable au dire de tous, et le ministère public ayant conclu en ma faveur avec beaucoup de chaleur, je ne m'inquiète pas.
Mais, toi, qu'as-tu? Tu es fou avec ta mort morale! Les hommes comme toi ne sont pas appelés à une pareille fin. Il y a, en toi, une si grande sérénité de vertu, que l'intelligence ne peut que gagner avec les années, et même avec les fatigues et les douleurs. C'est là le fouet, l'aiguillon des grandes âmes. Je redoute pour toi les préoccupations de l'amour et je crains quelque chose comme cela dans ta tristesse. S'il en est ainsi, j'irai te voir et je te donnerai le courage de briser, s'il le faut, des liens funestes. L'amour, tel que la plupart des hommes et des femmes l'entend, n'est fait que pour les enfants. Il ne convient pas aux esprits sérieux; il les tiraille et les torture sans jamais les satisfaire.
Je ferai mon possible pour t'aller voir, pour te confesser, et pour te remettre à flot. Tu ne t'appartiens pas, mon vieux; tu n'as même pas le droit de souffrir pour ton propre compte. C'est une terrible tâche; mais c'est une grande destinée. Porte le joug et ne te laisse pas tomber dessous. Tu te dois à ta famille, tu te dois à moi aussi, ton meilleur ami. Tu me dois ce grand exemple de la force, ce grand spectacle de la volonté persistante qui m'a soutenue dans mes luttes, qui m'a grandie depuis que je te connais.
Songe à cela. Tu es l'homme que j'estime le plus. Je ne puis m'habituer désormais à vivre sans toi. Songe, vieux Montagne, à ton Laboëtie, qui t'a connu, étant déjà vieux, et qui s'est dépêché de t'aimer beaucoup afin de réparer le temps perdu.
Réponds-moi, explique-toi, et compte que je ne te laisserai pas seul dans cette crise.
Tout à toi. G.
CXXXVII
A M. ADOLPHE GUÉROULT, A PARIS
La Châtre, 11 février 1836.
C'est le mardi gras qu'on prononce mon jugement en séparation.
Je ne puis aller à Paris par conséquent avant le mois de mars. J'en ai bien du regret, d'abord parce que j'ai grand besoin de voir mes enfants et mes amis, ensuite ce bal dont je me serais fait une fête. Tâchez qu'il y en ait un autre où je puisse me trouver.
J'aime vos prolétaires, d'abord parce qu'ils sont prolétaires, et puis parce que je crois qu'il y a en eux la semence de la vérité, le germe de la civilisation future. Faites-leur part de tous mes regrets. Dites-leur que je tiens extraordinairement aux étrennes qu'ils ont bien voulu me destiner. Je veux faire connaissance avec eux tous, dès que je serai non plus femme esclave, mais une femme libre, autant que notre méchante civilisation le permet. Rappelez-moi particulièrement au souvenir de Vinçard.
Que devenez-vous, mon ami? Allez-vous en Égypte? Si je gagne mon procès, je renoncerai au tour du monde, que nous avions modestement projeté de faire ensemble. La gouverne de mes enfants et celle de mon petit patrimoine ne me permettront plus de longues absences. Je pourrai toujours vous conduire jusqu'à la frontière, si vous prenez votre volée dans un moment où les plumes repousseront à mon aile. Là, je vous saluerai et vous suivrai de l'oeil jusqu'à l'horizon.
Avant tout, soyez heureux autant que faire se peut. Le bonheur est-il refusé à la jeunesse? Je le crois en me sentant devenir de plus en plus calme et satisfaite à mesure que je redescends la vie. La jeunesse est un bonheur par elle-même, ses distractions lui suffisent. Ceci n'est pas de moi. Je crois que c'est vrai.
Adieu, mon cher Jules César; portez-vous bien, et me ama.
GEORGE.
A LA FAMILLE SAINT-SIMONIENNE DE PARIS
La Châtre, 15 février 1836.
Ne pouvant vous remercier chacun séparément aujourd'hui, permettez, frères, que je vous remercie collectivement en m'adressant à Vinçard. Vous avez eu pour moi de la sympathie et des bienveillances pleines de charme et de bonté. Je ne méritais pas votre attention, et je n'avais rien fait pour être honorée à ce point. Je ne suis pas une de ces âmes fortes et retrempées qui peuvent s'engager par un serment dans une voie nouvelle. D'ailleurs, fidèle à de vieilles affections d'enfance, à de vieilles haines sociales, je ne puis séparer l'idée de république de celle de régénération; le salut du monde me semble reposer sur nous pour détruire, sur vous pour rebâtir. Tandis que les bras énergiques du républicain feront la ville, les prédications sacrées du saint-simonien feront la cité. Je l'espère ainsi. Je crois que mes vieux frères doivent frapper de grands coups, et que vous, revêtus d'un sacerdoce d'innocence et de paix, vous ne pouvez tremper dans le sang des combats vos robes lévitiques. Vous êtes les prêtres, nous sommes les soldats: à chacun son rôle, à chacun sa grandeur et ses faiblesses. Le prêtre s'épouvante parfois de l'impatience belliqueuse du soldat, et le soldat, à son tour, raille la longanimité sublime du prêtre. Soyons tranquilles pour l'avenir. Nous tomberons tous à genoux devant le même Dieu, et nous unirons nos mains dans un saint transport d'enthousiasme, le jour où la vérité luira pour tous; la vérité est une.
Ces temps sont loin; nous avons, je le pense, des siècles de corruption à traverser, et, tandis qu'il arrivera souvent encore à votre phalange sacrée de chanter dans des solitudes sans écho, il nous arrivera peut-être bien, à nous autres, de traverser en vain la mer rouge et de lutter contre les éléments, le lendemain du jour où nous croirons les avoir soumis. C'est le destin de l'humanité d'expier son ignorance et sa faiblesse par des revers et par des épreuves. Votre mission est de la ranimer par des conseils, et de lui verser le baume de l'union et de l'espérance. Accomplissez donc cette tâche sacrée, et sachez que vos frères ne sont pas les hommes du passé, mais ceux de l'avenir.
Vous avez eu un seul tort, en ces jours-ci, un tort grave, à mes yeux, et je vous le dirai dans la sincérité de mon coeur, parce que je vous aime trop pour vous cacher une seule des pensées que vous m'inspirez. Vous avez cherché à vous éloigner de nous. Ce tort, nous l'avons eu à votre exemple et les deux familles, les enfants de la même mère, de la même idée, veux-je dire, se sont divisés sur le champ de bataille. Cette faute retardera la venue des temps annoncés. Elle est plus grave chez vous, qui êtes des envoyés de paix et d'amour, que chez nous, qui sommes des ministres de guerre, des glaives d'extermination.
Quant à moi, solitaire jeté dans la foule, sorte de rapsode, conservateur dévot des enthousiasmes du vieux Platon, adorateur silencieux des larmes du vieux Christ, admirateur indécis et stupéfait du grand Spinosa, sorte d'être souffrant et sans importance qu'on appelle un poète, incapable de formuler une conviction et de prouver, autrement que par des récits et des plaintes, le mal et le bien des choses humaines, je sens que je ne puis être ni soldat ni prêtre, ni maître ni disciple, ni prophète ni apôtre; je serai pour tous un frère débile mais dévoué; je ne sais rien, je ne puis rien enseigner; je n'ai pas de force, je ne puis rien accomplir. Je puis chanter la guerre sainte et la sainte paix; car je crois à la nécessité de l'une et de l'autre. Je rêve dans ma tête de poète des combats homériques, que je contemple le coeur palpitant, du haut d'une montagne, ou bien au milieu desquels je me précipite sous les pieds des chevaux, ivre d'enthousiasme et de sainte vengeance. Je rêve aussi, après la tempête, un jour nouveau, un lever de soleil magnifique, des autels parés de fleurs, des législateurs couronnés d'olivier, la dignité de l'homme réhabilitée, l'homme affranchi de la tyrannie de l'homme, la femme de celle de la femme, une tutelle d'amour exercée par le prêtre sur l'homme, une tutelle d'amour exercée par l'homme sur la femme. Un gouvernement qui s'appellerait conseil et non pas domination, persuasion et non pas puissance. En attendant, je chanterai au diapason de ma voix, et mes enseignements seront humbles; car je suis l'enfant de mon siècle, j'ai subi ses maux, j'ai partagé ses erreurs, j'ai bu à toutes ses sources de vie et de mort, et, si je suis plus fervent que la masse pour désirer son salut, je ne suis pas plus savant qu'elle pour lui enseigner le chemin. Laissez-moi gémir et prier sur cette Jérusalem qui a perdu ses dieux et qui n'a pas encore salué son messie. Ma vocation est de haïr le mal, d'aimer le bien, de m'agenouiller devant le beau.
Traitez-moi donc comme un ami véritable. Ouvrez-moi vos coeurs et ne faites point d'appel à mon cerveau. Minerve n'y est point et n'en saurait sortir. Mon âme est pleine de contemplations et de voeux que le monde raille, les croyant irréalisables et funestes. Si je suis porté vers vous d'affection et de confiance, c'est que vous avez en vous le trésor de l'espérance et que vous m'en communiquez les feux, au lieu d'éteindre l'étincelle tremblante au fond de mon coeur.
Adieu; je conserverai vos dons comme des reliques; je parerai la table où j'écris des fleurs que les mains industrieuses de vos soeurs ont tissées pour moi. Je relirai souvent le beau cantique que Vinçard m'a adressé, et les douces prières de vos poètes se mêleront dans ma mémoire à celles que j'adresse à Dieu chaque nuit. Mes enfants seront parés de vos ouvrages charmants, et les bijoux que vous avez destinés à mon usage leur passeront comme un héritage honorable et cher. Tout mon désir est de vous voir bientôt et de vous remercier par l'affectueuse étreinte des mains.
Tout à vous de coeur.
GEORGE SAND.
CXXXVIII
A MAURICE DUDEVANT, AU COLLÈGE HENRI IV
La Châtre, 17 février 1836.
Mon bon petit,
Voici le carnaval, tout le monde s'amuse, ou fait semblant de s'amuser. Moi, je m'amuserais, si je t'avais, et tu t'amuserais aussi. Je suis chez Duteil, nous passons très gaiement les jours gras. Tous les soirs, nous avons bal masqué. Je déguise tous les enfants, Duteil prend son violon, nous allumons quatre chandelles et nous dansons. Si tu étais là, avec ta soeur, la fête serait complète. Hélas! tous ces mioches me font sentir l'absence des miens.
Si j'étais libre de quitter mes affaires, ce n'est pas avec eux que je serais en train de me divertir, mais bien avec vous, mes pauvres petits. Vous amusez-vous, du moins? Tu es sorti avec ton père, Solange avec ma tante; racontez-moi à quoi vous avez passé le temps. Il est bien facile de s'amuser avec les gens qu'on aime. Pour moi, il n'y a pas de vrai plaisir sans vous.
Aux vacances, nous nous amuserons; car s'amuser, c'est être heureux, et tu sais, quand nous sommes ensemble tous les trois, nous n'avons besoin de personne pour être joyeux toute la journée.
J'espérais être à Paris ces jours-ci; mais les gens avec lesquels je suis en affaires m'ont fait attendre et retardée. Il me faut donc attendre encore quinze jours avant d'aller t'embrasser. Garde-moi des sorties pour le mois de mars, afin que je t'aie le jeudi et le dimanche pendant deux ou trois semaines. Cette fois, c'est certain, et je ne prévois plus d'obstacle possible à mon voyage. N'en parle cependant pas; tu sais, une fois pour toutes, que tu ne dois rien dire de ce que je t'écris, pas même les choses en apparence les plus indifférentes.
Tu vas donc chez la reine? c'est fort bien, tu es encore trop jeune pour que cela tire à conséquence; mais, à mesure que tu grandiras, tu réfléchiras aux conséquences des liaisons avec les aristocrates. Je crois bien que tu n'es pas très lié avec Sa Majesté et que tu n'es invité que comme faisant partie de la classe de Montpensier. Mais, si tu avais dix ans de plus, tes opinions te défendraient d'accepter ces invitations.
Dans aucun cas un homme ne doit dissimuler, pour avoir les faveurs de la puissance, et les amusements que Montpensier t'offre sont déjà des faveurs. Songes-y! Heureusement elles ne t'engagent à rien; mais, s'il arrivait qu'on te fît, devant lui, quelque question sur tes opinions, tu répondrais, j'espère, comme il convient à un enfant, que tu ne peux pas en avoir encore; tu ajouterais, j'en suis sûre, comme il convient à un homme, que tu es républicain de race et de nature; c'est-à-dire qu'on t'a enseigné déjà à désirer l'égalité, et que ton coeur se sent disposé à ne croire qu'à cette justice-là. La crainte de mécontenter le prince ne t'arrêterait pas, je pense. Si, pour un dîner ou un bal, tu étais capable de le flatter, ou seulement si tu craignais de lui déplaire par ta franchise, ce serait déjà une grande lâcheté.
Il ne faut pourtant jamais d'arrogance déplacée. Si tu allais dire, devant cet enfant, du mal de son père, ce serait un espèce de crime. Mais, si, pour être bien vu de lui, tu lui en disais du bien, lorsque tu sais qu'il n'y a que du mal à en dire, tu serais capable de vendre un jour ta conscience pour de l'argent, des plaisirs ou des vanités. Je sais que cela ne sera pas; mais je dois te montrer les inconvénients des relations avec ceux qui se regardent comme supérieurs aux autres, et à qui la société donne, en effet, de l'autorité sur vous.
Garde-toi donc de croire qu'un prince soit, par nature, meilleur et plus utile à écouter qu'un autre homme. Ce sont, au contraire, nos ennemis naturels, et, quelque bon que puisse être l'enfant d'un roi, il est destiné à être tyran. Nous sommes destinés à être avilis, repoussés ou persécutés par lui.
Ne te laisse donc pas trop éblouir par les bons dîners et par les fêtes. Sois un vieux Romain de bonne heure, c'est-à-dire, fier, prudent, sobre, ennemi des plaisirs qui coûtent l'honneur et la sincérité.
Bonsoir, mon ange; écris-moi. Aime ton vieux George, qui t'aime plus que sa vie.
CXXXIX
A MADAME D'AGOULT, A GENÈVE
26 février 1836.
Je ne vous écris qu'un mot à la hâte, chère bonne et belle Marie. Je suis accablée d'affaires, de travail et de courses. Je vous écris d'une chambre d'auberge, ne sachant quand je retrouverai un quart d'heure de loisir. Ainsi prenez que ceci n'est rien, qu'un signe et un regard de tendresse jeté en courant à quelqu'un qu'on voudrait embrasser, mais dont le galop de votre cheval vous éloigne.
Votre grande lettre est charmante et bonne comme celle d'un ange. Votre seconde lettre est encore mieux, sauf qu'il s'y trouve un madame, dont je ne veux pas. Vous me parlez de coeur et de bourse. Non, cela n'est pas inconvenant; l'offrir ou l'accepter est le plus saint privilège de l'amitié, la plus sûre marque de l'antique loyauté. Si j'avais besoin de pain, j'en recevrais de vous, et vous seriez encore la plus obligée de nous deux; car vous êtes capable d'offrir au premier mendiant venu, et, moi, je ne suis capable d'en accepter que de bien peu de mains.
Je n'irai pas en Chine avec vous, quoique je le fisse de bien bon coeur, si je le pouvais. Mais j'ai mes enfants qui m'attachent à ce sol de France. Je ne pourrai plus m'absenter que pour quelques semaines.
Grâce à Dieu, j'ai gagné mon procès et j'ai mes deux enfants à moi. Je ne sais si c'est fini. Mon adversaire peut en appeler et prolonger mes ennuis. Mais je serai toujours libre au printemps et, si vous n'êtes pas partie, j'irai vous voir en Suisse.
Écrivez donc sur le sort des femmes et sur leurs droits; écrivez hardiment et modestement, comme vous sauriez le faire, vous. Madame Allart vient de faire une brochure où il y a réellement des choses fortes, belles et vraies. Moi, je suis trop ignare pour écrire autre chose que des contes, et je n'ai pas la force de m'instruire.
Vous me parlez de Beautin, de Marphyrius et de Jouffroy. Je n'ai jamais entendu parler de ces gens-là. Je n'ai rien lu de ma vie, je ne sais que ce que j'ai vu matériellement. En lisant votre lettre, je m'étonnais (le mot est modeste) de votre incommensurable supériorité sur moi. Faites-en donc profiter le monde, vous le devez. Franz doit vous y engager; moi, je vous en supplie.
Bonjour, ma douce et belle cénobite. Je vous écrirai une longue lettre bien bête, et bien bonne enfant, à la première journée de repos et de liberté que j'aurai.
Je vous aime tendrement, quoique vous soyez capable de m'empoisonner. Heureusement que je n'ai pas peur de M. Franz, et que, s'il avait une pareille idée, je le tuerais d'une chiquenaude. Il est vrai que vous me tueriez après, et que je n'en serais pas plus avancée. Espérons que la destinée nous préservera de ces catastrophes étranges, que Ballanche appellerait… Ah! ma foi, je ne me souviens plus du mot.
Dites à Franz que j'ai lu Orphée ces jours-ci, et que je suis tombée dans des extases incroyables. C'est le premier ouvrage de Ballanche que je lis. Je ne comprends pas tout; mais ce que je comprends m'enchante. On prétend ici que cela me rendra tout à fait imbécile. Je ne demande pas mieux, pourvu que vous ne m'abandonniez pas dans le malheur.
Mille tendresses.
CXL
A M. EUGÈNE PELLETAN, A PARIS
Bourges, 28 février 1836.
J'ai reçu votre lettre hier seulement. Je n'habite point Paris, et je n'habite rien les trois quarts de l'année.
Vous avez prodigieusement d'esprit, d'imagination et de talent. Mais votre simplicité est plus affectée que réelle.
Travaillez, vous êtes déjà poète, si, pour l'être, il suffit de faire très bien les vers. S'il y faut quelque chose de plus, vous êtes capable de l'acquérir.—Faites-vous imprimer quand vous l'aurez acquis.
La plastique vous manque, vous le savez; cherchez-la en tout. Byron et Goethe ne s'en sont pas affranchis dans leurs plus fougueuses compositions.
Ne soyez d'aucune école, n'imitez aucun modèle. Ceux qui posent comme tels envient presque toujours les qualités du talent qu'ils censurent et éteignent chez leurs adeptes.
Fuyez Paris, c'est le tombeau des poètes et des artistes. Tout y est chic.
Le troupeau blanc des flots est admirable.
De l'or avec du fer est détestable.
… Rien faire qui vaille un sou n'aura jamais de grâce ni de sens.
… De tout… de rien, du prix des moutons cette année est naïf et charmant, etc., etc.
Ne soyez pas un composé de noble et de plat, de grand et d'étriqué. Soyez correct, c'est plus rare que d'être excentrique par le temps qui court. Plaire par le mauvais goût est devenu plus commun que de recevoir la croix d'honneur.
Hugo, le plus grand novateur de notre temps, n'a pas triomphé de ces bons classiques dont il s'est moqué, quoiqu'en mille endroits il ait été plus grand qu'eux. Les beautés de détail ne sont rien sans l'ensemble.
Vivant comme je vis, je ne puis vous voir; mais je m'intéresse à vous. Cela vous est dû. Je vous souhaite et vous prédis de l'avenir, si vous êtes sévère envers vous-même, et patient. Si je puis vous obliger je le ferai de bon coeur. Mais soyez sûr que, si vous produisez une bonne oeuvre, vous n'aurez besoin de personne. Soyez sûr, au contraire, que toutes les amitiés littéraires ne feront pas un vrai succès à une production négligée.
Tout à vous.
GEORGE SAND.
CXLI
A M ADOLPHE GUÉROULT, A PARIS
La Châtre, mars 1836.
Mon ami
J'admire beaucoup vos perplexités à propos du titre que vous devez me donner. Il me semble que je m'appelle George et que je suis votre ami, ou votre amie, comme vous voudrez. Je n'entends rien aux compliments. Si je n'avais pas pour vous estime, attachement et confiance, je ne vous aurais pas témoigné confiance, estime et attachement. Après cela, je ne sais plus ce qui peut vous gêner, et vous prie de vous souvenir que je ne suis pas bégueule. Ainsi appelez-moi comme il vous plaira; mais écrivez-moi pour me parler de vous et de mes mioches. Merci mille fois de l'amitié que vous leur accordez. Ils n'en sentent pas le prix maintenant; mais j'acquitterai leur dette d'affection et de reconnaissance tant que je vivrai.
Ils sortiront tous deux aux vacances de Pâques, et vous serez à même de voir Maurice chez Buloz. Emmenez-le quelquefois promener avec vous pour décharger Buloz d'un si lourd fardeau, et rendez-moi bon compte de la conduite de monsieur mon fils. Morigénez-le paternellement; c'est un bon diable qui vous comprendra si vous lui parlez raison.
Solange est impayable avec son poignard dans le coeur ou dans l'estomac. Je pense que ce dernier organe est celui qui joue le plus grand rôle dans sa vie. Elle découchera, je crois, pour les fêtes de Pâques, et ma tante de l'Élysée-Bourbon[1] se chargera d'elle; car il faut, par respect pour les moeurs, qu'elle ait son domicile chez des femmes.
Serez-vous assez bon pour conduire son frère auprès d'elle quand il voudra et pour le ramener chez Buloz ensuite, ou au moins pour surveiller ses allées: et venues, de manière qu'il ne soit qu'avec des personnes sûres, qui ne le perdront pas en chemin. Je compte sur vous, sur Papet, sur Boucoiran et sur Buloz.
Je ne puis, quelque chagrin que j'éprouverai à vous perdre pour longtemps peut-être, vous dissuader du voyage en Égypte. Voyager, c'est apprendre; savoir, c'est exister. Vous n'irez pas en Orient et vous n'en reviendrez pas sans avoir acquis beaucoup de connaissances qui vous feront très supérieur à ce que vous êtes déjà. Les gens du monde et les femmes voyagent sans fruit; il n'en sera pas ainsi de vous. Vous observerez, vous verrez différentes races d'hommes, différents modes d'organisation sociale. Vous ne négligerez pas d'apprendre leur histoire, si vous ne la savez déjà, et d'examiner leurs penchants, leurs habitudes.
Vous saurez tout cela, et, quelque talent, quelque mérite que je vous reconnaisse, vous ne changerez pas la face du monde d'une manière bien importante ou bien utile. J'ai mes idées là-dessus. Je n'espère ni ne désire vous les faire partager; car ce sont des idées qui font souffrir ceux qui les ont et qui ne servent à rien pour les autres. Mais je suis sûre que vous reviendrez plus avancé, plus rempli, par conséquent plus calme et plus apte aux choses réelles.
Le seul inconvénient que je voie à cette détermination, c'est qu'un séjour nouveau avec des chefs saint-simoniens augmentera en vous le sentiment de fanatisme pour des hommes et des noms propres. Je n'aime pas ce sentiment, je le trouve petit, ravalant et niais. Je l'éprouve souvent, et il n'y a pas vingt-quatre heures que j'ai eu une forte lutte à soutenir contre moi-même pour m'en défendre, en présence d'un homme politique d'un très grand aspect.
Je ne me suis enrôlée sous le drapeau d'aucun meneur, et, tout en conservant estime, respect et admiration pour tous ceux qui professent noblement une religion, je reste convaincue qu'il n'y a pas sous le ciel d'homme qui mérite qu'on plie le genou devant lui. Mettez-vous au service d'une idée, et non pas au pouvoir d'Enfantin. Les idées se modifient et s'élargissent en présence de la vérité. Les systèmes rêvés par des individus sont toujours arrêtés au beau milieu du progrès par la fantaisie, l'erreur ou l'impuissance du Créateur, qui ne veut pas de rébellion chez ses créatures. Prenez bien garde à cela.
J'ai causé avec les saint-simoniens, avec les carlistes, avec Lamennais, avec Coëssin, avec le juste milieu, et, hier, avec Robespierre en personne. J'ai trouvé chez tous ces hommes de grandes doses de vertu, de probité, d'intelligence et de raison, et celui qui m'a le plus agitée, c'est celui dont je hais le plus les idées et dont j'admire le plus l'individualité. C'est le dernier, ce qui prouve qu'il est facile d'égarer les hommes et d'abuser des dons de Dieu; mais je fais serment devant lui que, si l'extrême gauche vient à régner, ma tête y passera comme bien d'autres, car je dirai mon mot.
Ce que je vois au milieu de ces divergences de sectes rénovatrices, c'est un gaspillage de sentiments généreux et de pensées élevées; c'est une tendance à l'amélioration sociale; une impossibilité de produire pour le moment, faute de tête à ce grand corps aux cent bras, qui se déchire lui-même, ne sachant à quoi s'attaquer. Ce conflit ne fait encore que bruit et poussière. Nous ne sommes pas dans l'ère où il construira des sociétés, et les peuplera d'hommes perfectionnés.
Croyez le contraire si vous voulez. L'espérance est chose bonne et fortifiante. Mais, plus vous croirez à un prochain succès, plus vous devez le hâter par des efforts inouïs. Travaillez à élargir vos cerveaux. Ce qui vous perd tous, c'est leur étroitesse. Vous n'y pouvez loger qu'un plan de campagne. Quand le terrain change de nature, vous ne savez pas changer de sentier. Vous avez un drapeau au bout de votre lance, un nom sur la langue, une formule dans la tête, et vous vous faites un point d'honneur imbécile et fatal de n'en pas changer à mesure que vous vous éclairez.
Je voudrais voir un homme d'intelligence et de coeur chercher partout la vérité et l'arracher par morceaux à chacun de ceux qui l'ont dépecée et partagée entre eux. Je voudrais le voir passer par toutes les sectes pour les connaître et les juger. Je voudrais qu'au lieu de le mépriser et de le railler pour sa mobilité, les hommes l'écoutassent comme le plus éclairé et le plus zélé des prêtres de l'avenir.
Mais on fait une vertu de l'obstination,—cela convenant aux passions des uns, à l'ignorance des autres.—Si vous n'êtes pas d'une organisation magnifique pour être un chef (et vous êtes d'une nature cent fois trop élevée pour être un soldat), n'ayez ni présomption folle ni servilisme d'humilité. Vous n'êtes donc destiné ni à commander ni à servir. Souvenez-vous de ce que je vous dis: un jour, vous ne croirez plus à aucune secte religieuse, à aucun parti politique, à aucun système social. Vous ne verrez pour les hommes qu'une possibilité d'amélioration soumise à mille vicissitudes. Vous verrez qu'il faut, pour les abriter, un toit de pierre, de paille ou de papier suivant la saison, mais qu'ils étoufferaient vite dans vos palais de diamant, rêves de jeunesse!
Allez toujours, vivez! Aidez à fournir une pierre pour un édifice qui ne sera jamais ni parfait ni solide, mais auquel travailleront de mieux en mieux les générations futures. Travaillez pour que ce qui va mal aille tant soit peu mieux, mais travaillez sans trop d'orgueil. Il vous arriverait plus tard, en voyant le peu que vous avez pu, de tomber dans le découragement, comme vous avez déjà fait par moments; et convenez que, dans ces moments-là, vous êtes sensiblement au-dessous de vous-même.
Il ne serait pas impossible qu'au milieu de tous mes sermons, je me misse aussi à labourer le champ avec une épingle noire et un cure-dent. Ne partez pas trop vite pour l'Égypte. Il est possible que je m'y fasse envoyer pour tâcher d'opérer une fusion entre cette nuance et une autre.
Ma vie de femme est finie, et, puisqu'on m'a fait une petite réputation et une sorte d'influence (que je n'ai ni ambitionnée ni méritée), il m'arrivera peut-être de faire aussi de mon côté un métier de jeune homme.
J'ai regret à ces trésors de vertu et de courage qui s'isolent les uns des autres, et, si je pouvais réussir à fondre ensemble le produit de cinq paires de bras, je croirais avoir assez fait pour ma part, eu égard à la force des miens. Ne parlez de cela à personne et attendez-moi jusqu'au mois de mai. Je vous dirai où j'en suis.
Adieu, mon ami. A vous de tout coeur.
GEORGE SAND.
[1] Madame Maréchal.
CXLII
A M. FRANZ LISZT, A GENÈ
La Châtre, 5 mai 1836.
Mon bon enfant et frère,
Je vous prie de me pardonner mon énorme silence. J'ai été bien agitée et terriblement occupée depuis que je ne vous ai écrit. Mon procès a été gagné; puis l'adversaire, après avoir engagé son honneur à ne pas plaider, s'est mis à manquer de parole et à oublier sa signature et son serment, comme des bagatelles qui ne sont plus de mode. Si la possession de mes enfants et la sécurité de ma vie n'étaient en jeu, vraiment ce ne serait pas la peine de les défendre au prix de tant d'ennuis. Je combats par devoir plutôt que par nécessité.
Voilà les raisons de mon long silence. J'attendais toujours que mon sort fût décidé pour vous dire le présent et l'avenir. De lenteur en lenteur, la chère Thémis m'a conduite jusqu'à ce jour, sans que je puisse rien fixer pour le lendemain. Je serais depuis longtemps près de vous, sans tous ces déboires. C'est mon rêve, c'est l'Eldorado que je me fais quand je puis avoir, entre le procès et le travail, un quart d'heure de rêvasserie. Pourrai-je entrer dans ce beau château en Espagne? Serai-je quelque jour assise aux pieds de la belle et bonne Marie, sous le piano de Votre Excellence, ou sur quelque roche suisse, avec l'illustre docteur Ratissimo?
Hélas! je suis un pauvre diable bien misérable! J'ai toujours vécu le nez en l'air, le nez dans les étoiles, tandis que le puits était à mes pieds, et qu'un tas de myrmidons crottés, criards, haineux je ne sais de quoi, en fureur je ne sais pourquoi, tâchaient de m'y faire rouler. Espérons!
Si vous ne partez qu'à la fin de juin, peut-être pourrai-je encore vous aller trouver et passer quelques jours avec vous; après quoi, vous vous envolerez pour l'Italie, heureux oiseau à qui l'on n'arrache pas méchamment et cruellement les ailes; et moi, plus éclopée et plus modeste, j'irai m'asseoir sur la rive de quelque petit lac de poche, pour y dormir le reste de la saison.
J'ai été à Paris passer un mois, j'y ai vu tous mes amis: Meyerbeer, sur qui j'écris assez longuement à l'heure qu'il est (j'adore les Huguenots); madame Jal[1], pour qui j'ai eu le bonheur de faire quelque chose; votre mère, qui a eu la bonté de venir m'embrasser; Henri Heine, qui tombe dans la monomanie du calembour, etc., etc. Je n'ai pas vu Jules Janin et je ne sais pas s'il a écrit contre moi. C'est vous qui me l'apprenez; je n'irai pas aux informations. J'ai le bonheur de ne pas lire de journaux et de ne pas en entendre parler.
Je ne comprends rien à Sainte-Beuve. Je l'ai aimé, fraternellement. Il a passé sa vie à me vexer, à me grogner, à m'épiloguer et à me soupçonner; si bien que j'ai fini par l'envoyer au diable. Il s'est fâché, et nous sommes brouillés, à ce qu'il paraît. Je crois qu'il ne se doute pas de ce que c'est que l'amitié, et qu'il a, en revanche, une profonde connaissance de l'amour de soi-même, pour ne pas dire de soi seul.
Jocelyn est, en somme, un mauvais ouvrage. Pensées communes, sentiment faux, style lâché, vers plats et diffus, sujet rebattu, personnages traînant partout, affectation jointe à la négligence; mais, au milieu de tout cela, il y a des pages et des chapitres qui n'existent dans aucune langue et que j'ai relus jusqu'à sept fois de suite en pleurant comme un âne. Ces endroits sont faciles à noter; ce sont tous ceux qui ont rapport au sentiment théosophique, comme disent les phrénologues. Là, le poète est sublime; la description, souvent diffuse, vague et trop chatoyante, est, en certains endroits, délicieuse. En somme, il est fâcheux que Lamartine ait fait Jocelyn, et il est heureux pour l'éditeur que Jocelyn ait été fait par Lamartine.
J'ai fait connaissance avec lui. Il a été très bon pour moi. Nous avons fumé ensemble dans un salon qui est extrêmement bonne compagnie, mais où on me passe tous mes caprices; il m'a donné de bon tabac et de mauvais vers. Je l'ai trouvé excellent homme, un peu maniéré et très vaniteux. J'ai fait aussi connaissance avec Berryer, qui m'a semblé beaucoup meilleur garçon, plus simple et plus franc, mais pas assez sérieux pour moi; car je suis très sérieuse, malgré moi et sans qu'il y paraisse.
Je me suis brouillée avec madame A…, qui est une bavarde. J'ai fait connaissance et amitié avec David Richard[2]. Il y a entre nous deux liens: l'abbé de Lamennais, que j'adore, comme vous savez, et Charles Didier, qui est mon vieux et fidèle ami. A propos, vous me demandez ce qui en est d'une nouvelle histoire sur mon compte, où il jouerait un rôle?—Je ne sais ce que c'est. Que dit-on?—Ce qu'on dit de vous et de moi. Vous savez comme c'est vrai; jugez du reste. Beaucoup de gens disent à Paris et en province que ce n'est pas madame d'… qui est à Genève avec vous, mais moi. Didier est dans le même cas que vous, à l'égard d'une dame qui n'est pas du tout moi.
Je n'ai pas vu madame Montgolfier. Elle m'a écrit et m'a envoyé votre lettre. Je lui répondrai à Lyon, je n'en ai pas encore eu le temps.
Cette lettre de vous est la troisième à laquelle je n'avais pas encore répondu. Je vous en donne aujourd'hui pour votre argent.—Bonjour! il est six heures du matin. Le rossignol chante, et l'odeur d'un lilas arrive jusqu'à moi par une mauvaise petite rue tortueuse, noire et sale, que j'habite au sein de la jolie ville de la Châtre, sous-préfecture recommandable, où ma pauvre poésie se bat les flancs contre l'atmosphère mortelle. Si vous voyiez ce séjour, vous ne comprendriez pas que je m'en accommode; mais j'y ai de bons amis, des hôtes excellents, et, à deux pas de la ville, des promenades charmantes, une Suisse en miniature.
Adieu, cher Franz. Dites à Marie que je l'aime, que c'est à son tour de m'écrire; au docteur Ratto, qu'il est un pédant, parce qu'il ne m'écrit pas. Vous, je vous embrasse de coeur.
J'oubliais de vous dire que j'ai fait un roman en trois volumes in-octavo, rien que ça! Je ne peux pas le faire paraître avant la fin de mon procès, parce qu'il est trop républicain. Buloz, qui l'a payé, enrage[3].—Vous, qu'est-ce que c'est que toute cette musique que vous faites? Quand, où et comment l'entendrai-je? Que vous êtes heureux d'être musicien!
GEORGE.
[1] Femme de lettres.
[2] Le docteur David Richard, savant phrénologiste, ami de l'abbé de
Lamennais et de Charles Didier.
[3] Engelvald, roman dont l'action se passait au Tyrol et qui fut
détruit.
CXLIII
A M. AUGUSTE MARTINEAU-DESCHENEZ, A PARIS
La Châtre. 23 mai 1836.
J'espère, mon enfant, que tu me pardonnes de ne t'avoir pas écrit la victoire que les tribunaux m'ont accordée.
Dabord, j'avais de mon histoire par-dessus la tête, et, si j'avais pu oublier que j'existais, je l'aurais fait de bon coeur. J'ai permis que ma biographie matrimoniale fût insérée dans le Droit; tu la liras, ou tu l'as lue. Dispense-moi donc de t'en embêter une seconde fois.
Ensuite, je n'ai pas cru manquer à l'amitié, j'ai cru user de son plus doux privilège en me reposant sur mes lauriers. Ma paresse a fait des mécontents, des grognons. Tu n'en es pas, toi qui es si doux, si affectueux, si sympathique. Dis-moi que tu n'as pas songé à me bouder, que tu n'as pas douté de mon affection, et n'en parlons plus.
Que fais-tu? donne-moi de tes nouvelles. Moi, je végète. Couchée sur une terrasse, dans un site délicieux, je regarde les hirondelles voler, le soleil se lever, se coucher, se barbouiller le nez de nuages, les hannetons donner de la tête contre les branches, et je ne pense à rien du tout, sinon qu'il fait beau et que nous sommes au mois de mai. Je suis dans le plus parfait et dans le plus désirable des crétinismes connus.
M. D… est toujours campé à Nohant, tandis que mes bons amis de la Châtre continuent à me donner l'hospitalité. J'attends qu'il formule un acte d'appel ou qu'il prenne le parti de se tenir pour battu. Mon sort est donc encore incertain, non pour l'avenir, mais pour la saison présente. Je gagnerai, mais je voudrais bien que ce fût fini. On me dit qu'il désire entrer en arrangement, je ne m'y refuserai pas si c'est de l'argent seulement qu'il demande. Je suis ici en attendant une fin à ces incertitudes.
Bonsoir, bon petit enfant! je t'embrasse fraternellement.
GEORGE.
CXLIV
A MADAME D'AGOULT, A GENÈVE
La Châtre, 25 mai 1836.
Vous avez bien fait de décacheter ma lettre, c'est une bonne action dont je vous remercie, puisqu'elle me vaut une si bonne et si affectueuse réponse. La seule chose qui me peine véritablement, c'est votre départ si prochain pour l'Italie. J'aurai beau faire, je ne serai pas libre avant les vacances; mais il ne me sera plus aussi facile d'aller vous rejoindre, car où vous trouverais-je? Quoi que vous fassiez, ne quittez aucune ville sans m'écrire, ne fût-ce que deux lignes, pour me dire où vous êtes et combien de temps vous y restez. Rien ne me fera renoncer à l'espérance d'aller vivre quelques semaines près de vous. C'est un des plus doux rêves de ma vie, et, comme, sans en avoir l'air, je suis très persévérante dans mes projets, soyez sûre que, malgré les destins et les flots, je les réaliserai.
Pour le moment, je ferais mal de m'absenter du pays. Mes adversaires, battus au grand jour, cherchent à me nuire dans les ténèbres. Ils entassent calomnies sur absurdités pour m'aliéner d'avance l'opinion de mes juges. Je m'en soucie assez peu; mais je veux pouvoir rendre compte, jour par jour, de toutes mes démarches. Si j'allais à Genève maintenant, on ne manquerait pas de dire que j'y vais voir Franz seulement et de trouver la chose très criminelle. Ne pouvant dire qu'entre Franz et moi il y a un bon ange dont la présence sanctifie notre amitié, je resterais sous le poids d'un soupçon qui servirait de prétexte entre mille pour me refuser la direction de mes enfants.
S'il ne s'agissait que de ma fortune, je ne voudrais pas y sacrifier un jour de la vie du coeur; mais il s'agit de ma progéniture, mes seules amours, et à laquelle je sacrifierais les sept plus belles étoiles du firmament, si je les avais. Ne quittez toujours pas Genève sans me dire où vous allez. Cet hiver, je serai libre, j'aurai quelque argent (bien que je n'aie pas hérité de vingt-cinq sous: c'est un ragot de journaliste en disette de nouvelles diverses), et j'irai certainement courir après vous, loin des huissiers, des avoués et des rhumatismes.
Je n'ai pas besoin de vous charger de dire à Franz tous mes regrets de ne pas l'avoir vu. Il s'en est fallu de si peu! Il sait bien, au reste, que c'est un vrai chagrin pour moi. Il n'y a qu'une chose au monde qui me console un peu de toutes mes mauvaises fortunes: c'est que vous me semblez heureux tous deux, et que le bonheur de ceux que j'aime m'est plus précieux que celui que je pourrais avoir. J'ai si bien pris l'habitude de m'en passer, que je ne songe jamais à me plaindre, même seule, la nuit sous l'oeil de Dieu. Et pourtant je passe de longues heures tête à tête avec dame Fancy[1]. Je ne me couche jamais avant sept heures du matin; je vois coucher et lever le soleil, sans que ma solitude soit troublée par un seul être de mon espèce. Eh bien, je vous jure que je n'ai jamais moins souffert. Quand je me sens disposée à la tristesse, ce qui est fort rare, je me commande le travail, je m'y oublie et je rêve alternativement. Une heure est donnée à la corvée d'écrire, l'autre au plaisir de vivre.
Ce plaisir est si pur dans ce temps-ci, avec tous ces chants d'oiseaux et toutes ces fleurs! Vous êtes trop jeune pour savoir combien il est doux de ne pas penser et de ne pas sentir. Vous n'avez jamais envié le sort de ces belles pierres blanches qui, au clair de lune, sont si froides, si calmes, si mortes. Moi, je les salue toujours quand je passe auprès d'elles, la nuit, dans les chemins. Elles sont l'image de la force et de la pureté. Rien ne prouve qu'elle soient insensibles au plaisir de ne rien faire. Elles contemplent, elles vivent d'une vie qui leur est propre. Les paysans sont convaincus que la lune a une action sur elles, que le clair de lune casse les pierres et dégrade les murs. Moi, je le crois. La lune est une planète toute de glace et de marbre blanc. Elle est pleine de sympathie pour ce qui lui ressemble, et, quand les âmes solitaires se placent sous son regard, elle les favorise d'une influence toute particulière. Voilà pourquoi on appelle les poètes lunatiques. Si vous n'êtes pas contente de cette dissertation, vous êtes bien difficile.
Si vous voulez que je vous parle histoire ancienne, je vous dirai de madame A…, que je n'ai jamais eu de sympathie pour elle. J'ai eu beaucoup d'estime pour son caractère; mais, un beau jour, elle m'a fait une méchanceté, la chose du monde que je comprends le moins et que je puis le moins excuser. Depuis que je ne vous ai écrit, elle m'a fait amende honorable. Est-ce bonté? Est-ce légèreté de tête et de coeur? Je n'ai plus guère confiance en elle, et, sans la maltraiter (car, à vrai dire, d'après cette conduite fantasque, je m'aperçois que je ne la connais pas du tout), je m'éloignerai d'elle avec soin. Je ne veux pas la juger; mais il y a sur la figure de celle chez qui l'on a surpris un mauvais sentiment quelque chose qui ne s'efface plus et qui vous glace à jamais. Je suis toute d'instinct et de premier mouvement. N'êtes vous pas de même? Il m'a semblé que si.
Je ne dis pas que je n'aime pas Sainte-Beuve. J'ai eu beaucoup trop d'affection pour lui pour qu'il me soit possible de passer à l'indifférence ou à l'antipathie, à moins d'un tort grave. Je ne lui ai point vu de méchanceté, à lui, mais de la sécheresse, de la perfidie non raisonnée, non volontaire, non intéressée, mais partant d'un grand crescendo d'égoïsme. Je crois que je le juge mieux que vous. Demandez à Franz, qui le connaît davantage.
L'abbé de Lamennais se fixe, dit-on, à Paris. Pour moi, ce n'est pas certain. Il y va, je crois, avec l'intention de fonder un journal. Le pourra-t-il? Voilà la question. Il lui faut une école, des disciples. En morale et en politique, il n'en aura pas s'il ne fait d'énormes concessions à notre époque et à nos lumières. Il y a encore en lui, d'après ce qui m'est rapporté par ses intimes amis, beaucoup plus du prêtre que je ne croyais. On espérait l'amener plus avant dans le cercle qu'on n'a pu encore le faire. Il résiste. On se querelle et on s'embrasse. On ne conclut rien encore. Je voudrais bien que l'on s'entendît. Tout l'espoir de l'intelligence vertueuse est là. Lamennais ne peut marcher seul.
Si, abdiquant le rôle de prophète et de poète apocalyptique, il se jette dans l'action progressive, il faut qu'il ait une armée. Le plus grand général du monde ne fait rien sans soldats. Mais il faut des soldats éprouvés et croyants. Il trouvera facilement à diriger une populace d'écrivassiers sans conviction qui se serviront de lui comme d'un drapeau et qui le renieront ou le trahiront à la première occasion. S'il veut être secondé véritablement, qu'il se méfie des gens qui ne disputeront pas avec lui avant d'accepter sa direction. En réfléchissant aux conséquences d'un tel engagement, je vous avoue que je suis moi-même très indécise. Je m'entendrais aisément avec lui sur tout ce qui n'est pas le dogme. Mais, là, je réclamerais une certaine liberté de conscience, et il ne me l'accorderait pas. S'il quitte Paris sans s'être entendu avec deux ou trois personnes qui sont dans les mêmes proportions de dévouement et de résistance que moi, j'éprouverai une grande consternation de coeur et d'esprit. Les éléments de lumière et d'éducation des peuples s'en iront encore épars, flottant sur une mer capricieuse, échouant sur tous les rivages, s'y brisant avec douleur, sans avoir pu rien produire. Le seul pilote qui eût pu les rassembler leur aura retiré son appui et les laissera plus tristes, plus désunis et plus découragés que jamais.
Si Franz a sur lui de l'influence, qu'il le conjure de bien connaître et de bien apprécier l'étendue du mandat que Dieu lui a confié. Les hommes comme lui font les religions et ne les acceptent pas. C'est là leur devoir. Ils n'appartiennent point au passé. Ils ont un pas à faire faire à l'humanité. L'humilité d'esprit, le scrupule, l'orthodoxie sont des vertus de moine que Dieu défend aux réformateurs. Si l'oeuvre que je rêve pour lui peut s'accomplir, c'est vous qui serez obligée de vous joindre à son bataillon sacré. Vous avez l'intelligence plus mâle que bien des hommes, vous pouvez être un flambeau pur et brillant.
J'ai écrit à Paris pour qu'on vous envoie le numéro du Droit. Je suis toujours dans le statu quo pour mon procès. L'acte d'appel est fait. Je suis encore à la Châtre chez mes amis, qui me gâtent comme un enfant de cinq ans. J'habite un faubourg en terrasse sur des rochers; à mes pieds, j'ai une vallée admirablement jolie. Un jardin de quatre toises carrées, plein de roses, et une terrasse assez spacieuse pour y faire dix pas en long, me servent de salon, de cabinet de travail et de galerie. Ma chambre à coucher est assez vaste; elle est décorée d'un lit à rideaux de cotonnade rouge, vrai lit de paysan, dur et plat, de deux chaises de paille et d'une table de bois blanc. Ma fenêtre est située à six pieds au-dessus de la terrasse. Par le treillage de l'espalier, je sors et je rentre la nuit pour me promener dans mes quatre toises de fleurs sans ouvrir de portes et sans éveiller personne.
Quelquefois je vais me promener seule à cheval, à la brune. Je rentre sur le minuit. Mon manteau, mon chapeau d'écorce et le trot mélancolique de ma monture me font prendre dans l'obscurité pour un marchand forain ou pour un garçon de ferme. Un de mes grands amusements, c'est de voir le passage de la nuit au jour; cela s'opère de mille manières différentes. Cette révolution, si uniforme en apparence, a tous les jours un caractère particulier.
Avez-vous eu le loisir d'observer cela? Non! Travaillez-vous? Vous éclairez votre âme. Vous n'en êtes pas à végéter comme une plante. Allons, vivez et aimez-moi. Ne partez pas sans m'écrire. Que les vents vous soient favorables et les cieux sereins! Tout prospère aux amants. Ce sont les enfants gâtés de la Providence. Ils jouissent de tout, tandis que leurs amis vont toujours s'inquiétant. Je vous avertis que je serai souvent en peine de vous si vous m'oubliez.
Je vous ferai arranger une belle chambre chez moi.
Je fais un nouveau volume à Lélia. Cela m'occupe plus que tout autre roman n'a encore fait: Lélia n'est pas moi. Je suis meilleure enfant que cela; mais c'est mon idéal. C'est ainsi que je conçois ma muse, si toutefois je puis me permettre d'avoir une muse.
Adieu, adieu! le jour se lève sans moi.—-Per la ala del balcone, presto andiamo via di qua…
[1] Rêverie, imagination
CXLV
A MADAME MARLIANI, A PARIS
La Châtre, 28 juin 1836.
Mon amie,
J'ai écrit pour vous satisfaire, non pas à l'abbé[1], il nous a trop positivement défendu à tous de jamais lui adresser qui que ce soit (fût-ce le pape); mais à mon ami Didier, qui se chargera de vous faire faire connaissance avec lui d'une manière plus affectueuse et plus intime, en vous donnant rendez-vous quelque jour rue du Regard. Il ira vous voir à cet effet, et vous dira l'heure où vous pourrez rencontrer chez lui le bon abbé dans un bon jour.
Toujours affable et modeste, il est quelquefois très troublé et très mal à l'aise, quand on lui présente une lettre de recommandation. Il a toute la timidité naïve du génie. Si vous le trouvez causant à son aise avec ses amis de la rue du Regard, où il passe une partie de ses journées, vous le connaîtrez bien mieux, et le plaisir qu'il aura lui-même à vous connaître ne sera troublé par aucun mal-à-propos.
Didier est à Genève en ce moment, mais pour très peu de jours. Aussitôt qu'il sera revenu à Paris, il ira chez vous. Je lui ai fait passer votre adresse.
Vous êtes bien aimable de me donner de vos nouvelles et de me conter vos soucis. J'espère que les choses ne tourneront pas aussi mal que vous le craignez. Vous avez de la force, ayez aussi de l'espérance, c'est une des faces du courage. Quoi qu'il vous arrive, vous me trouverez toujours pleine de sollicitude et de dévouement pour vous, vous n'en doutez pas, j'espère.
Mon procès est toujours pendant devant la cour de Bourges. J'attends l'épreuve décisive et j'ai toujours grand espoir d'en sortir aussi bien que des deux autres. Priez pour moi, vous qui êtes une bonne et belle âme, chère à Dieu, sans doute.
C'est à cause de cela que je ne puis m'imaginer qu'il vous abandonne jamais à un malheur réel.
Adieu; aimez-moi toujours, votre amitié m'est précieuse et douce. Donnez-moi quelquefois de vos nouvelles, et donnez à votre mari une poignée de main de la part de votre ami commun.
GEORGE
[1] Lamennais.