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Correspondance, 1812-1876 — Tome 1

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XLVIII

AU MÊME

Lundi soir. Notant, 8 décembre 1830.

Mon cher enfant,

Laissez-moi vous bénir, et n'essayez point de diminuer le prix de ce que vous faites pour moi. Ne dites pas que vous ne faites que remplir un engagement, tenir une promesse. Du moment que les nouveaux chagrins que j'ai éprouvés m'ont mise dans la nécessité de quitter Nohant une partie de l'année, vous étiez dégagé de tout lien. Vous pouviez me dire: «J'ai fait le sacrifice de mes intérêts et de toute mon ambition à l'espoir de vivre près d'une amie; mais je ne me suis pas engagé à veiller sur ses enfants en son absence et à supporter l'ennui de la solitude pendant l'autre moitié de l'année.» Quand je vous ai offert un sort moins brillant, mais plus doux peut-être que celui dont vous jouissez actuellement, je ne prévoyais pas les circonstances où je me trouve aujourd'hui. Je me disais que mon amitié vous dédommagerait des avantages de la fortune, et je vous connaissais assez pour espérer que vous goûteriez le bonheur sans éclat que mon affection vous promettait. Maintenant que je me vois forcée de prendre un parti sévère et d'assurer mon repos, ma liberté, par une résidence de six mois par an à Paris, c'est en tremblant que je vous demande de me consacrer votre temps. Loin de revendiquer comme un droit la promesse que vous me fîtes, je vous en affranchis entièrement. Si c'est à l'honneur seul que je dois votre noble conduite à mon égard, je vous rends votre liberté, sans que, pour cela, vous perdiez mon estime. Non, mon cher enfant, je ne veux rien devoir qu'à votre amitié. Je ne veux point me soustraire à la reconnaissance en considérant votre sacrifice comme l'accomplissement d'un devoir. Je le regarderai toute ma vie comme une preuve d'affection si grande, que je ne pourrai jamais assez la reconnaître. Je me dirai toujours que c'est par dévouement d'amitié, et non par principe de conscience, que vous avez accepté mes propositions, modifiées comme elles le sont par les chagrins de mon intérieur.

Je vous renvoie les deux lettres que vous m'avez confiées. Je ne m'abuse point sur le désavantage pécuniaire qui résulte pour vous d'abandonner la famille Bertrand. Personne ne comprendra le désintéressement et la noblesse de votre conduite. Votre mère seule en sera un bon juge. Je souffre, je l'avoue, de l'idée que le secret de mon intérieur sortira de vos mains. Je sais que votre mère gardera ce secret comme vous-même; mais la mort, cet accident imprévu et inévitable, peut changer étrangement la destination des écrits. J'ai pour principe de détruire sans tarder tout papier contenant des particularités dont la découverte serait nuisible à la réputation ou au bonheur de quelqu'un. Voilà le seul motif qui m'engageait à vous prier de brûler ma lettre. Si vous la faites passer à votre mère, priez-la donc de le faire. Vous devez reconnaître comme moi l'utilité de cette mesure. Si quelque autre personne que vous ou elle venait à découvrir les torts de mon mari, je me ferais un reproche éternel de les avoir retracés.

Quand à madame Saint-A…, je ne suis guère surprise de ses intentions officieuses à mon égard. Je n'ai jamais fait la folie de croire en elle; aussi je ne puis être offensée de sa conduite envers moi, quelle qu'elle puisse être.

Je ne puis rien vous promettre pour le voyage à Nîmes. Ce n'est pas la considération de l'argent qui m'arrête le plus. Ce voyage doit être peu dispendieux. Mais je serai désormais dans une position qui me prescrira beaucoup de prudence dans mes démarches. Le bon accord que, malgré ma séparation d'avec mon mari, je veux conserver dans tout ce qui concernera mon fils, m'obligera à le ménager de loin comme de près. J'ai déjà reconnu que ce projet ne lui souriait point. Désormais, je ne dois laisser aucune prise contre moi, ou tout le fruit de mon énergie serait perdu et j'aurais fourni des armes contre moi-même.

J'éprouve un autre chagrin très vif: c'est de n'avoir pas une obole dont je puisse disposer maintenant. Si j'étais à Paris, je vous trouverais de l'argent dans la journée. Je vendrais mes effets plutôt que de ne pas vous rendre un service; mais, ici, que faire? Je suis dans une position délicate envers mon mari. Je lui dois; c'est-à-dire que je suis en avance de la pension qu'il me fait. Cela ne m'a pas empêchée de lui adresser une demande, aussitôt votre lettre reçue. J'ai éprouvé un refus assez poli, mais très décisif. Plaignez-moi, je ne maudis mon défaut d'ordre jamais autant que lorsqu'il m'empêche de servir l'amitié! Cependant, si vous ne pouvez trouver d'argent ailleurs, je tâcherai d'en emprunter sans qu'on le sache, quoique je sois déjà criblée de dettes, que j'acquitterai, Dieu sait comment! Répondez-moi immédiatement, poste restante à la Châtre.

Mes affaires domestiques s'éclaircissent. Mon frère me soutient un peu et m'offre son appartement à Paris jusqu'au mois de mars. Pendant ce temps, il restera ici avec sa femme. A cette époque, je reviendrai et je passerai quelque temps à Nohant pour vous y installer. Je partirai pour Paris dès que serai rétablie. Je suis encore très souffrante. Si vous pouvez venir passer une journée à Châteauroux, je vous préviendrai, afin que nous puissions causer à mon passage en cette ville.

Adieu, mon cher enfant; je suis encore assez faible, mais j'ai assez de tête et de coeur pour sentir vivement ce que vous faites pour moi. Vous aurez beau vous défendre de mes bénédictions avec votre rudesse spartiate, je vous poursuivrai jusqu'à la mort de mes remerciements et de mon ingratitude. Prenez-le comme vous voudrez, comme dit mon vieux curé.

Bonsoir donc, mon cher fils; parlez de moi à votre mère. Dites-lui que je la vénère sans la connaître, ou plutôt que je la connais très bien sans l'avoir vue. Certes, je voudrais qu'elle me connût aussi et qu'elle sût combien son enfant m'est cher.

XLIX

AU MÊME

                                (En cas d'absence: à Paris,
                                Boulevard Poissonnière
, n° 20.)

Nohant, 27 décembre 1830.

Qu'êtes-vous donc devenu mon cher enfant? Où êtes-vous? Pourquoi ne me donnez-vous pas signe de vie? Je suis vraiment inquiète. Dans un moment de crise comme celui que j'ai traversé, j'aurais eu besoin de votre amitié, de vos encouragements. Vous ne m'avez écrit qu'un très petit mot. Il est vrai qu'il renfermait bien des choses. Depuis, je vous ai écrit, pour vous dire tout le bien que vous m'aviez apporté. Je vous en remerciais dans l''effusion de mon coeur. Votre modestie farouche s'est-elle offensée de quelques-unes de mes expressions? Après ce qui m'est arrivé, j'ai sujet de trembler. Peut-être est-ce la raison de votre silence. Vous craignez peut-être de tomber dans les mains des infidèles. Rassurez-vous. Maintenant madame Decerf ne remet mes lettres qu'à moi, et celles qui me sont adressées poste restante sont doublement assurées de me parvenir. Peut-être aussi êtes-vous à Paris? Je ne vois personne qui puisse me dire où est la famille du général. Je suis tourmentée de ne rien savoir et de tout appréhender. N'êtes-vous pas malade? Me boudez-vous? et pourquoi? Enfin qu'y a-t-il?

Je pars le 4 janvier pour Paris. Si vous êtes à la Leuf, ne pourrai-je vous voir un instant à Châteauroux? Si vous me répondez affirmativement, je partirai d'ici le matin, afin de passer une partie de la journée avec vous; sinon, je ne ferai que traverser Châteauroux.

Adieu mon cher enfant; ma santé est médiocrement rétablie. Mon intérieur est calme.

L

A MAURICE DUDEVANT, A NOHANT

Paris; janvier 1831

Mon cher enfant,

Je suis arrivée bien lasse! J'ai été obligée de m'arrêter quelques heures à Orléans. La chaise de poste ne fermait pas, j'étais glacée. Je ne suis arrivée à Paris qu'à minuit. J'étais bien embarrassée de ma voiture, parce qu'il n'y a pas de cour dans la maison que j'habite et que je ne pouvais pas la laisser passer la nuit dans la rue. Enfin je l'ai fourrée à l'hôtel de Narbonne[1]. Je me suis réchauffée, reposée; j'ai arrangé et terminé pour le mieux une affaire qui m'occupait beaucoup. Maintenant je vais faire mon déménagement, me reposer encore; et puis je retournerai vers toi, mon petit mignon, dans huit jours au plus.

Embrasse ton papa et ta grosse mignonne pour moi. Tu m'avais promis de m'écrire tout de suite; écris-moi donc, petit drôle. Je n'ai pas encore eu le temps de voir ton oncle. Je pense que je le verrai aujourd'hui.

Adieu, mon cher mignon. Je t'embrasse mille fois.

Ta mère.

Que faut-il que je t'apporte?

[1] Propriété de George Sand, à Paris

LI

AU MÊME

Paris, 8 janvier 1831

J'ai reçu ta petite lettre, mon cher enfant. J'ai eu bien du chagrin de voir que tu as été malade: tu avais mangé un peu trop de chocolat, je me le rappelle. N'en mange donc plus; soigne-toi bien. J'espère que tu m'écriras bientôt que tu es tout à fait guéri.

Sois sûr, mon petit amour, que j'ai eu aussi beaucoup de chagrin de te quitter et que je serai bien heureuse de te revoir. J'aurais mieux aimé t'emmener que de venir toute seule à Paris, tu le sais bien; mais tu ne te serais guère amusé ici. Tu n'aurais pas été si bien qu'à Nohant, où tout le monde t'aime et s'occupe de toi.

Bientôt tu auras Boucoiran, qui t'aime bien aussi et qui te fera travailler, sans te fatiguer. Tu dois bien savoir qu'il n'est pas méchant; il ne faut pas que tu aies du chagrin pour cela. Quand tu travailles bien, tu sais comme on te caresse et comme tout le monde est content; ton papa et ta maman surtout, qui seraient si heureux de te voir bien savant et bien aimable! Sois donc bien doux et bien gai; joue, mange, cours, écris-moi et aime-moi toujours bien.

Adieu, mon cher enfant; je t'embrasse mille fois.

Ta maman.

Parle-moi de ta petite soeur et embrasse-la pour moi.

LII

AU MÊME

Paris, 10 janvier 1831

Je suis inquiète de toi, mon cher enfant. Tu m'as écrit pour me dire que tu avais été malade; ne l'es-tu pas encore? Si je ne reçois pas de tes nouvelles aujourd'hui, j'aurai bien du chagrin. Écris-moi donc exactement deux fois par semaine, je t'en prie; si tu es malade, prie ton papa ou ton oncle de m'écrire. Pour moi, je me porte bien et je cours beaucoup; mais je n'ai pas encore été au spectacle, parce que je travaille le soir. J'ai été trois fois chez ta bonne maman Dudevant sans pouvoir la trouver. Il paraît qu'elle sort souvent. Je lui ai laissé ta lettre, et j'y retournerai aujourd'hui.

J'ai déjà marchandé ton habit de garde national, il sera bien joli, j'y joindrai un schako avec une flamme rouge. Je voudrais que tu pusses voir les hussards d'Orléans. Tu aurais bien envie d'être habillé comme eux. Ils ont une veste gris bleu garnie de mouton noir et un pantalon rouge; le plumet est noir, il n'y a rien de plus élégant.

J'ai vu M. Blaize[1] qui m'a bien demandé de tes nouvelles. Dis à ton papa de dire à madame Decerf que j'ai fait sa commission. Dis-lui aussi de me donner des nouvelles de madame Duteil. Je n'ai pas encore le temps d'écrire des lettres. Je n'écris qu'à toi.

Embrasse bien ton papa pour moi, ainsi que ton oncle et ta tante. Dis à ton oncle qu'en descendant son escalier un peu trop fort, j'ai fait écrouler douze marches. Embrasse bien fort ta soeur de la part de sa maman; parle-t-elle un peu de moi? Et Léontine se porte-t-elle bien? Enfin donne-moi des nouvelles de tout le monde, et dis bien des choses de ma part à Eugénie, à Françoise, etc.

Adieu, mon cher amour; écris-moi donc et surtout porte-toi bien, sois sage, et aime toujours ta mère, qui t'embrasse mille et mille fois.

[1] Artiste peintre qui avait fait les miniatures de George Sand et de son fils, l'année précédente.

LIV

A JULES BOUCOIRAN, A CHATEAUROUX

Mercredi. Paris, 13 janvier 1831

Mon cher ami,

Je suis enfin libre; mais je suis loin de mes enfants. Quand vous serez près d'eux, je serai moins triste de leur absence; je veux dire que l'inquiétude ne se joindra pas à ma tristesse. Merci, mon cher enfant, merci! Que Dieu rende à votre mère tout le bien que vous ferez à mon fils. Parlez de moi souvent, qu'il ne désapprenne point à m'aimer. J'ai dit, en partant, qu'on vous donnât la chambre que vous désirez. Si on l'avait oublié, faites-vous-la donner en arrivant. Je ne vous parle pas de la conduite à tenir avec mon mari, pour conserver la bonne intelligence nécessaire. Vous savez maintenant qu'il faut se garder de prendre mon parti, sous peine d'être haï; qu'il faut laisser soutenir les paradoxes les plus injustes et les plus absurdes, sans donner signe de blâme, etc. Je sais, de mon côté, qu'on ne se conduira peut-être pas toujours à votre égard avec l'amitié que vous méritez. Les coeurs sont secs et ne s'ouvriront pas pour vous.

Il est nécessaire que vous ayez une grande autorité sur Maurice; mais il ne faut pas que vous ayez l'air de la disputer à son père. Affectez, au contraire, d'adhérer à tout ce qu'il vous dira, et faites au fond comme vous jugerez bon. Il n'a pas de constance dans les idées, il ne s'inquiétera pas de l'effet de ses avis. Ensuite prenez garde à vos lettres et aux miennes. Mettez-y toute votre prudence naturelle. Je vous prie de m'écrire au moins une fois par semaine et de m'avertir si Maurice était sérieusement malade. Eux n'y manqueraient pas, je le sais bien; mais ils ne feraient pas faute d'exagérer son mal, soit pour me faire revenir plus vite, soit pour me faire de la peine. En vérité, ils m'en ont assez fait, souvent pour le seul plaisir qu'ils y trouvaient. Vous, vous me direz la vérité; si l'un de mes enfants tombait malade, je me conformerais entièrement à votre avis de revenir ou de rester. J'aurais de l'inquiétude ou je n'en aurais pas, suivant votre assertion. Vous m'épargnerez la douleur tant que vous pourrez, je le sais. Vous ne m'abuserez pas non plus par une aveugle confiance.

Je vous écrirai plus au long dans quelques jours, pour vous dire ce que je fais ici. Je m'embarque sur la mer orageuse de la littérature. Il faut vivre. Je ne suis pas riche maintenant, mais je me porte bien, et, quand de longues lettres de vous me parleront de votre amitié et de mon fils, je serai gaie.

Un mot cependant avant de vous dire bonsoir. Vous m'avez mal comprise si vous avez cru que ce serait par rapport aux convenances, à l'opinion, que j'ai refusé de vous accompagner à Nîmes. Les convenances sont la règle des gens sans âme et sans vertu. L'opinion est une prostituée qui se donne à ceux qui la payent le plus cher. Ce n'est pas non plus pour ne pas déplaire à mon mari. Je m'explique. Ce n'est pas à cause de l'humeur qu'il en aurait, et des reproches amers ou mordants qui m'en reviendraient. Vous remarquez fort bien que j'ai bravé cette humeur et supporté ces reproches en beaucoup d'autres occasions. J'ajouterai que je l'ai fait souvent pour des gens que j'aimais bien moins que vous. Mais c'est à cause de vous. C'est parce que je ne veux pas que vous deveniez un objet de méfiance et d'aversion qu'on chercherait à éloigner. Vous pensez rester plus de deux ans avec nous? Je ne le sais pas, mon enfant; mais je voudrais que ce fût pour toute la vie. Or vous témoigner une préférence marquée, une estime particulière, ce serait… Au reste, vous savez comme cela a réussi autrefois entre nous. Ils m'ont appris qu'il fallait cacher mes plus nobles affections, comme des sentiments coupables. Ne voulant pas les rompre, je saurai avoir à cause de vous, mon cher Jules, des ménagements que je dédaignerais s'il ne s'agissait que de moi.

Bonsoir, cher enfant; je vous aime bien, et serai toujours votre seconde mère. Écrivez-moi aussitôt que vous serez chez nous. Dites-moi un peu comment ou me traite là-bas. Il est toujours bon de savoir ce que les autres pensent de vous.

Je vous embrasse de tout mon coeur.

LV

A MADAME MAURICE DUPIN, A CHARLEVILLE

Paris, 18 janvier 1831.

Ma chère petite maman,

L'ami Pierret m'a lu ce matin le passage de votre lettre me concernant. Je vous remercie du désir que vous témoignez de me voir. Il est bien réciproque. Je compte rester ici deux mois au moins, ainsi je ne puis manquer de vous embrasser cette année. Je n'oserais pas vous prier d'avancer pour moi votre retour. Je craindrais trop de causer du chagrin à Caroline, si heureuse de vous avoir près d'elle. Elle me reprocherait peut-être de vous enlever. Ne croyez point, comme vous semblez le témoigner à notre ami Pierret, que j'éprouve aucun sentiment de jalousie envers ma soeur. Ce serait un sentiment bien bas. Je ne voudrais pas l'éprouver, quand même il s'agirait d'une personne indifférente, à plus forte raison à son égard.

Vous demandez ce que je viens faire à Paris. Ce que tout le monde y vient faire, je pense: me distraire, m'occuper des arts qu'on ne trouve que là dans tout leur éclat. Je cours les musées; je prends des leçons de dessin; tout cela m'occupe tellement, que je ne vois presque personne. Je n'ai pas encore été à Saint-Cloud. Depuis plusieurs jours, c'est une partie arrangée avec Pierret; mais le mauvais temps l'ajourne. Je n'ai pas vu non plus M. de Villeneuve[1], ni mes amies de couvent. Je n'ai pas le temps; puis il faut faire des toilettes, un peu de cérémonie, et cela m'ennuie. Depuis si longtemps, je ne sais ce que c'est que la contrainte des salons. Je veux vivre un peu pour moi. Il en est temps.

Je reçois souvent des lettres de mon petit Maurice. Il se porte bien, ainsi que sa soeur. Maurice a un très bon instituteur, fixé près de lui pour deux ans au moins. Cette sécurité me donne un peu plus de liberté. Ne lui étant plus absolument nécessaire, je compte venir plus souvent à Paris que je n'ai fait jusqu'ici, à moins que je ne m'y ennuie, ce qui pourrait bien m'arriver. Jusqu'à présent, je n'en ai pas eu le temps, et, si je continue à m'y trouver bien, je ne retournerai chez moi qu'au commencement d'avril.

Vous le voyez, ma chère maman, je ne puis manquer de vous embrasser cet hiver; car vous ne resterez pas tout ce temps-là loin de Paris. S'il en était ainsi, j'irais, avant de retourner à Nohant, passer huit jours à Charleville. J'aurais le plaisir d'embrasser ma soeur en même temps que vous; mais, je le répète, je ne veux en aucune manière vous prier de la quitter pour moi. Vous devez apprécier la délicatesse du sentiment qui me force à vous exprimer avec réserve le désir que j'ai d'embrasser ma chère maman.

Vous voulez faire un cadeau à Maurice? Je n'ose pas vous dire qu'il vaudrait mieux en faire deux à Oscar. Je sais le plaisir qu'on éprouve à donner, et je vous en remercie tendrement de la part de Maurice et de la mienne.

[1] Le comte René de Villeneuve, cousin de George Sand.

LVI

A M. CHARLES DUVERNET, A LA CHATRE

Paris 19 janvier 1831.

Mon cher camarade,

Il y a huit jours, nous étions convenus de vous écrire; mais, pour cela, nous voulions avoir de l'esprit comme quatre, et nous avions résolu de nous réunir Alphonse, Jules, Pyat et moi. Or, comme c'est chose assez difficile de nous trouver ensemble, je prends le parti de commencer. D'abord, je veux vous dire, mon cher ami, que vous êtes bien ridicule, de revenir au moment où je quitte le pays. Vous pouviez bien attendre encore un ou deux mois. Nous aurions été charmants ici tous ensemble.

Nous n'aurions pas eu les bords de l'Indre, c'est vrai; mais la Seine est beaucoup plus saine. Nous n'aurions pas eu les Couperies; mais nous aurions eu les Tuileries. Nous n'aurions pas mangé le lait champêtre dans des écuelles rustiques; mais nous aurions respiré l'odeur balsamique des pommes de terre frites et des beignets du pont Neuf; ce qui a bien son mérite, quand on n'a pas le sou pour dîner. Ne pourriez-vous assassiner tout doucement votre farinier, afin d'en venir chercher un autre à Étampes ou aux environs? Je suis pour le coup de poignard, c'est une manière si généralement goûtée qu'on ne peut plus en vouloir aux gens qui s'en servent.

Sans plaisanterie, mon bon Charles, nous parlons souvent de vous, et nous regrettons votre présence, votre bonne humeur, votre bonne amitié et vos mauvais calembours.

Votre cousin de Latouche a été fort aimable pour moi. Remerciez bien votre mère du coup de poing… non, du coup de main qu'elle m'a donné en cette occurrence. Occurrence est bien, n'est-ce pas? Hélas! si votre cousin savait à quelle lourde bête il rend service, vous en auriez des reproches, c'est sûr. Ne lui en disons rien. Devant lui, je suis charmante, je fais la révérence, je prends du tabac à petites prises, j'en jette le moins possible sur son beau tapis à fond blanc. Je ne mets pas mes coudes sur mes genoux, je ne me couche pas sur les chaises; enfin je suis gentille tout à fait, vous ne m'avez jamais vue comme ça.

Il a écouté patiemment la lecture de mes oeuvres légères.—Le Gaulois[1] n'avait pas eu la force de les porter. Il aurait fallu deux mulets pour les traîner jusque-là.—Il m'a dit que c'était charmant, mais que cela n'avait pas le sens commun. A quoi j'ai répondu: «C'est juste.» Qu'il fallait tout refaire. A quoi j'ai dit: «Ça se peut.» Que je ferais bien de recommencer. A quoi j'ai ajouté: «Suffit.»

Quant à la Revue de Paris, elle a été tout à fait charmante. Nous lui avons porté un article incroyable; Jules l'a signé, et, entre nous soit dit, il en a fait les trois quarts; car j'avais la fièvre. D'ailleurs, je ne possède pas, comme lui, le genre sublime de la Revue de Paris. Il a promis solennellement de le faire insérer et il l'a trouvé bien.

J'en suis charmée pour Jules. Cela nous prouve qu'il peut réussir. J'ai résolu de l'associer à mes travaux, ou de m'associer aux siens, comme vous voudrez. Tant y a qu'il me prête son nom, car je ne veux pas paraître, et je lui prêterai mon aide quand il en aura besoin. Gardez-nous le secret sur cette association littéraire. (Vraiment! j'ai un choix d'expressions délicieux!) On m'habille si cruellement à la Châtre (vous n'êtes pas sans le savoir), qu'il ne manquerait plus que cela pour m'achever.

Après tout, je m'en moque un peu; l'opinion que je respecte, c'est celle de mes amis. Je me passe du reste. Je ne vois pas que cela m'ait empêchée jusqu'à présent de vivre sans trop de souci, grâce à Dieu et à quelques bipèdes qui m'accordent leur affection.

Je n'ai pas parlé de Jules à M. de Latouche; sa protection n'est pas très facile à obtenir, m'a-t-on dit. Sans la recommandation de votre maman, j'aurais pu la rechercher longtemps sans succès. J'ai donc craint qu'il ne voulût pas l'étendre à deux personnes. Je lui ai dit que le nom de Sandeau était celui d'un de mes compatriotes qui avait bien voulu me le prêter.

En cela, je suivais son conseil; car, il est bon que je vous le dise, M. Véron, le rédacteur en chef de la Revue, déteste les femmes et n'en veut pas entendre parler. Il a les écrouelles.

C'est à vous de savoir s'il est à propos d'expliquer à votre maman pourquoi le nom de Sandeau va se trouver dans la Revue et si elle n'en parlera point à M. de Latouche. Il vaudrait mieux lui dire que Jules me prête son nom. Quand nous serons assez avancés pour voler de nos propres ailes, je lui laisserai tout l'honneur de la publication et nous partagerons les profits (s'il y en a). Pour moi, âme épaisse et positive, il n'y a que cela qui me tente. Je mange de l'argent plus que je n'en ai; il faut que j'en gagne, ou que je me mette à avoir de l'ordre. Or ce dernier point est si difficile, qu'il ne faut pas même y songer.

Je suis ici pour un peu de temps, c'est-à-dire pour deux ou trois mois; après quoi, je reviendrai au pays, piocher toutes les nuits et galoper tous les jours, selon ma douce habitude, au grand scandale et mécontentement de nos honorables compatriotes. S'ils vous disent du mal de moi, mon cher ami, ne vous échauffez pas la bile à me défendre; laissez les dire.

Chauffez-vous tranquillement les pieds, ayez de bonnes pantoufles et de la philosophie. J'en possède autant, et, par-dessus tout, une vieille et sincère amitié pour vous, dût-on aussi en médire. Je ne suis pas de ceux qui sacrifient leurs amis à leurs ennemis.

Bonsoir, mon camarade; je vous embrasse.

[1] Surnom de M. Alphonse Fleury, de la Châtre.

LVII

A MAURICE DUDEVANT, A NOHANT

Paris, 25 janvier 1831.

Tu as dû recevoir, mon cher enfant, une lettre de moi le lendemain ou le surlendemain de celle que tu m'as écrite. Dis à ton papa de m'envoyer de l'argent. Aussitôt que j'en aurai, je t'enverrai ton habit de garde national. J'ai vu ta bonne maman Dudevant plusieurs fois. Elle ne m'a pas parlé d'argent et je ne me soucie pas de lui en demander. Dis tout cela à ton papa. Je n'ai plus que ce qu'il me faut pour ma consommation, et je ne puis dépenser une cinquantaine de francs (au moins) sans en emprunter. C'est ce que je ferai, si je n'en reçois pas bientôt, car tu as bien envie de cet habit, et j'ai bien envie aussi de te l'envoyer. Réponds-moi tout de suite et mets dans ta lettre un fil pour la grosseur de ta tête afin que je t'achète aussi le schako. Dis à ton papa de te mesurer et de me dire ta taille bien au juste, afin que l'habit et le pantalon ne soient pas trop grands. Ta bonne maman Dupin, qui est à Charleville, a écrit à M. Pierret de t'acheter un joujou pour tes étrennes. Je le mettrai dans la caisse avec une poupée pour Léontine et une pour Solange.

Je suis bien aise que tu te portes bien, mon amour; mais je ne veux pas que tu aies du chagrin, cela augmenterait beaucoup le mien. J'ai rêvé cette nuit que tu étais bien malade, et je me suis réveillée en pleurant. Heureusement, une heure après, j'ai reçu la lettre de ton papa et la tienne. Amuse-toi et ne pense à moi que pour te rappeler que je t'aime bien et que je reviendrai bientôt.

Boucoiran doit être à Nohant; tu vas avoir de l'occupation. Il te fera jouer quand tu auras bien travaillé. Tu m'écriras tout ce que tu fais, et, s'il est content de toi, ta petite maman sera bien heureuse et t'aimera encore davantage. Tu seras sage par amitié pour moi, n'est-ce pas, mon cher enfant?

Embrasse ton papa, et qu'il soit bien content de toi. Embrasse aussi ton oncle, ta tante, ta soeur et Léontine. Pour toi, mon cher amour, je t'embrasse mille fois. Tu sais que tu es ce que j'ai de plus cher au monde. Aime-moi aussi et porte-toi toujours bien.

Ta mère.

Solange parle-t-elle quelquefois de sa maman? Empêche qu'elle ne m'oublie.

LVIII

A M. JULES BOUCOIRAN A NOHANT

Paris, 12 février 1831.

Mon cher enfant,

Je vous remercie de votre bonne lettre; écrivez-moi souvent, je vous en prie. Je ne sais que par vous avec exactitude l'état de mes enfants. Dites à Maurice de m'écrire, en le laissant libre et d'écriture, et d'orthographe, et de style. J'aime ses naïvetés et ses barbouillages. Je ne veux pas qu'il considère l'heure de m'écrire comme une heure de travail. Une page deux fois la semaine, ce ne sera pas assez pour l'embrouiller dans ses progrès. Je suis bien contente qu'il se rende à la nécessité de travailler sans verser trop de larmes. Une fois l'habitude prise, il ne se trouvera pas plus malheureux qu'auparavant.

Mon mari me mande que vous êtes maigre et au régime. Êtes-vous réellement bien guéri, mon cher enfant? Soignez-vous, ne couchez pas sans feu comme vous le faisiez par négligence l'année dernière, et ayez toujours une tisane rafraîchissante dans votre chambre. Moi, le grand médecin de Nohant, je vous traiterais ex professo. Que deviennent donc tous les malades du village, depuis que je ne suis plus là pour les guérir ou pour les tuer?

Je vous dirai en confidence avoir eu ici l'occasion d'exercer mes talents; auprès de qui? je vous le donne en cent! Auprès de madame P…, mon implacable ennemie. La malheureuse femme vient de faire un triste voyage à Paris, pour enterrer un fils de vingt ans. Elle était mourante de douleur lorsque le hasard m'a fait connaître sa situation. J'ai couru à elle sur-le-champ, je l'ai trouvée entourée de jeunes gens qui pleuraient leur camarade et s'affligeaient de l'absence d'une femme auprès de la mère désolée. J'ai passé la nuit sur une chaise auprès d'elle. Une triste nuit! Mais, lorsqu'elle m'a reconnue et qu'abjurant son aversion, elle m'a remerciée avec élan, j'ai éprouvé combien la vengeance noble, celle qui consiste à rendre le bien pour le mal, est un sentiment pur et doux. Nous nous sommes quittées très réconciliées. Je parierais bien qu'à la Châtre et à Nohant surtout, ma conduite passerait pour un trait de folie. N'en parlez pas; mais, si on en parle et si l'on m'accuse, laissez dire.

Je ne crois pas, mon cher enfant, à tous les chagrins qu'on me prédit dans la carrière littéraire, où j'essaye d'entrer. Il faut voir et apprécier quels motifs m'y poussent, quel but je poursuis. Mon mari a fixé ma dépense particulière à trois mille francs. Vous savez que c'est peu pour moi qui aime à donner et qui n'aime pas à compter. Je songe donc uniquement à augmenter mon bien-être par quelques profits. Comme je n'ai nulle ambition d'être connue, je ne le serai point. Je n'attirerai l'envie et la haine de personne. La plupart des écrivains vivent d'amertumes et de combats, je le sais; mais ceux qui n'ont d'autre ambition que de gagner leur vie vivent à l'ombre paisiblement. Béranger, le grand Béranger lui-même, malgré sa gloire et son éclat, vit retiré à part de toutes les coteries. Ce serait bien le diable si un pauvre talent comme le mien ne pouvait se dérober aux regards. Le temps n'est plus où les éditeurs faisaient queue à la porte des écrivains. La chose est renversée. De tous les états, le plus libre et le plus obscur, peut-être, est celui d'auteur pour qui n'a pas d'orgueil et de fanfaronnade. Quand on vient me dire que la gloire est un chagrin de plus que je me prépare, je ne puis m'empêcher de rire de ce mot, qui n'est pas heureux, et de tous ces lieux communs qui ne sont applicables qu'au génie et à la vanité. Je n'ai ni l'un ni l'autre, et j'espère ne connaître aucune de ces tracasseries qu'on croit inévitables. J'ai été incitée chez Kératry et chez madame Récamier. J'ai eu le bon sens de refuser. Je vais chez Kératry le matin et nous causons au coin du feu. Je lui ai raconté comme nous avions pleuré en lisant le Dernier des Beaumanoir. Il m'a dit qu'il était plus sensible à ce genre de triomphe qu'aux applaudissements des salons. C'est un digne homme. J'espère beaucoup de sa protection pour vendre mon petit roman. Je vais paraître dans la Revue de Paris. J'en ai enfin la certitude; ce sera un pas immense de fait.

Voilà où j'en suis. Adieu, mon cher enfant; je vous embrasse de tout mon coeur. J'ai beaucoup de courses et de travail, voilà le seul côté pénible de l'état que j'ai embrassé. Quand les premiers obstacles seront franchis, je me reposerai.

LIX

A M. DUTEIL. AVOCAT, A LA CHATRE

Paris, 15 février 1831.

Mon cher ami,

Si je ne vous ai pas répondu plus tôt, c'est que la patrie était menacée et que j'étais occupée à la défendre. Maintenant que je l'ai sauvée, je reviens à mes amis, je rentre dans la vie privée et je me repose sur ma gloire.

Vous savez, peut-être, que nous venons de traverser une petite révolution, toute petite à la vérité, une révolution de poche, une miniature de révolution, mais fort gentille dans ce qu'elle est. Je dis peut-être, parce que, pendant qu'on se battait à coups de missel, dans les rues de Paris, il est possible que, occupé à chanter, à boire, à rire, à dormir, vous n'ayez pas lu une colonne de journal et que vous sachiez tout au plus que la France a encore manqué de périr; ce qui fût infailliblement arrivé, sans la conduite impartiale et l'attitude ferme que j'ai montrées en cette circonstance difficile.

J'ai fait l'impossible auprès de M. Duris-Dufresne; j'ai fait tout ce qu'il fallait pour me faire mettre à la porte par tout autre que lui, l'obligeance et la douceur même. M. Duris-Dufresne s'est remué tant qu'il a pu pour M. M*** et pour une autre personne encore que je lui recommandais et qui m'intéressait non moins vivement. Tout ce qu'il a obtenu, ce sont des promesses, ce qu'on appelle des espérances, mot qui m'a bien l'air d'être fait pour les dupes. Je n'ai pas besoin de vous dire que je n'ai pas négligé une occasion de réchauffer son zèle. Mais je veux vous dire que vous vous tromperiez et seriez fort injuste de croire que M. Duris-Dufresne y eût mis de la mauvaise grâce!

Il faut bien voir où il en est. En examinant la marche des choses, vous vous expliquerez la facilité avec laquelle il a fait obtenir des places à ses amis et la difficulté qu'il rencontre aujourd'hui pour solliciter de simples emplois. Au commencement de ce nouveau gouvernement, le parti Lafayette (c'est-à-dire MM. de Tracy, Eusèbe Salverte, de Podenas, Duris-Dufresne, etc.) était au mieux avec le pouvoir. Ces messieurs venaient de faire un roi, et ce roi n'avait rien à leur refuser. C'était juste. Cependant, comme ces gens-là n'étaient pas des polissons, après avoir été dupes des promesses de l'hôtel de ville, ils n'ont pas rampé devant le sire. Ils ne lui ont pas dit comme Guizot, Royer-Collard, Dupin et consorts:

«Majesté, tout vous est permis; nous sommes vos serviteurs très humbles et nous défendrons votre pouvoir, juste ou injuste, absurde ou raisonnable, parce que vous nous avez donné des places et des honneurs.»

Le parti Lafayette, c'est-à-dire l'extrême gauche, en voyant des fourberies, des turpitudes diplomatiques envahir l'esprit du gouvernement et entraver la marche des institutions populaires dont on l'avait leurré, s'est regimbé, et, de plus belle, s'est jeté dans l'opposition.

Il faut bien croire à la bonne foi de ces gens-là. Ils pouvaient, en servant le pouvoir, conserver les bonnes grâces et la faveur. Ils préfèrent le droit de crier, qui ne rapporte que l'acrimonie et le mal de gorge.

Je ne suis pas de leur humeur, moi! J'aime à rire, et j'ai l'égoïsme de m'amuser de tout, même de la peur d'autrui. Mais j'estime et j'admire la conduite de ces vieux grognards, qui veulent tout ou rien en matière de liberté et que l'on traite d'enragés parce qu'on ne peut les acheter.

Je crois donc le crédit de Duris-Dufresne diablement tombé. Il a perdu auprès du pouvoir ce qu'il a regagné en popularité. S'il n'obtient plus rien, il ne faut pas lui en faire un crime; car le pauvre brave homme use bien des souliers pour le service d'autrui. Ne connaissez-vous pas M. de Bondy? C'est lui qui est en faveur maintenant. Il est dans une belle position. Si la famille M… a des relations avec lui (il me semble que je ne l'ai pas rêvé), je me chargerai volontiers de tous les pas qu'il faudra faire. Dites-le à F… et embrassez-la bien de ma part. Je lui écrirai dans quelques jours.

Pour le moment, je suis écrasée de besogne; besogne qui ne me mène à rien jusqu'ici. J'ai pourtant toujours de l'espérance. Et puis voyez l'étrange chose: la littérature devient une passion. Plus on rencontre d'obstacles, et plus on aperçoit de difficultés, plus on se sent l'ambition de les surmonter. Vous vous trompez pourtant bien si vous croyez que l'amour de la gloire me possède. C'est une expression à crever de rire que celle-là. J'ai le désir de gagner quelque argent; et, comme il n'y a pas d'autre moyen que d'avoir un nom en littérature, je tâche de m'en faire un (de fantaisie). J'essaye de fourrer des articles dans les journaux. Je n'arrive qu'avec des peines infinies et une persévérance de chien. Si j'avais prévu la moitié des difficultés que je trouve, je n'aurais pas entrepris cette carrière. Eh bien, plus j'en rencontre, plus j'ai la résolution d'avancer. Je vais pourtant retourner bientôt cheux nous, et peut-être sans avoir réussi à mettre ma barque à flot, mais avec l'espérance de mieux faire une autre fois et avec des projets de travail plus assidu que jamais.

Il faut une passion dans la vie. Je m'ennuyais, faute d'en avoir. La vie agitée et souvent même assez nécessiteuse que je mène ici chasse bien loin le spleen. Je me porte bien et vous allez me revoir avec une humeur tout à fait rose.

Avec ça que notre bonne Agasta[1] aille bien et que je la retrouve fraîche et ingambe! Nous danserons encore la bourrée ensemble!

Adieu, mon cher ami. Si vous avez des idées, envoyez-moi-z'en; car, des idées, par le temps qui court, c'est la chose rare et précieuse. On écrit parce que c'est un métier; mais on ne pense pas, parce qu'on n'en a pas le temps. Les choses marchent trop vite et vous emportent tout éblouis.

«Les écrivains (dit le sublime de Latouche), ce sont des instruments. Au temps où nous vivons, ce ne sont pas des hommes; ce sont des plumes!»

Et, quand on a lâché ça, on se pâme d'admiration, on tombe à la renverse, ou l'on n'est qu'un âne.

Bonsoir. J'embrasse Agasta et vous de tout mon coeur.

[1] Madame Duteil.

LX

A M. MAURICE DUDEVANT, A NOHANT

Paris, mercredi soir, 16 février 1831.

Mon cher enfant, je n'ai pas eu le temps de te dire un petit mot, dans la lettre de ton oncle. J'ai reçu le tien ce matin. Je suis très contente que tu te portes bien et que tu t'amuses. Je serais heureuse de te voir, mon cher enfant; mais je serais fâchée que tu fusses ici maintenant. On ne s'y amuse pas: tout le monde se dispute, on s'étouffe dans les rues, on démolit les églises et on bat le tambour toute la nuit. Tu es bien mieux à Nohant, où l'on t'aime, où tu peux courir et jouer sans voir des méchants qui se battent.

Adieu, mon cher enfant; travaille toujours, écris-moi souvent, embrasse pour moi ton papa, Boucoiran et ta petite soeur. Je vous aime tous deux par-dessus tout et je vous embrasse mille fois.

LXI

A M. JULES BOUCOIRAN, A NOHANT

Paris, 4 mars 1831.

Mon cher enfant,

Je vous remercie de m'avoir écrit. Je ne vis que de ce qui concerne Maurice, et les nouvelles qui m'arrivent par vous n'en sont que plus douces et plus chères. Aimez-le donc mon pauvre petit, ne le gâtez pas, et pourtant rendez-le heureux. Vous avez ce qu'il faut pour l'instruire sans le rendre misérable: de la fermeté et de la douceur. Dites-moi s'il prend ses leçons sans chagrin. Près de lui, je sais montrer de la sévérité; de loin, toutes mes faiblesses de mère se réveillent et la pensée de ses larmes fait couler les miennes. Oh! oui, je souffre d'être séparée de mes enfants. J'en souffre bien! Mais il ne s'agit pas de se lamenter; encore un mois, et je les tiendrai dans mes bras. Jusque-là, il faut que je travaille à mon entreprise.

Je suis plus que jamais résolue à suivre la carrière littéraire. Malgré les dégoûts que j'y rencontre parfois, malgré les jours de paresse et de fatigue qui viennent interrompre mon travail, malgré la vie plus que modeste que je mène ici, je sens que mon existence est désormais remplie. J'ai un but, une tâche, disons le mot, une passion. Le métier d'écrire en est une violente, presque indestructible. Quand elle s'est emparée d'une pauvre tête, elle ne peut plus la quitter.

Je n'ai point eu de succès. Mon ouvrage a été trouvé invraisemblable par les gens auxquels j'ai demandé conseil. En conscience, ils m'ont dit que c'était trop bien de morale et de vertu pour être trouvé probable par le public. C'est juste, il faut servir le pauvre public à son goût et je vais faire comme le veut la mode. Ce sera mauvais. Je m'en lave les mains. On m'agrée dans la Revue de Paris, mais on me fait languir. Il faut que les noms connus passent avant moi. C'est trop juste. Patience donc. Je travaille à me faire inscrire dans la Mode et dans l'Artiste, deux journaux du même genre que la Revue. C'est bien le diable si je ne réussis dans aucun.

En attendant, il faut vivre. Pour cela, je fais le dernier des métiers, je fais des articles pour le Figaro. Si vous saviez ce que c'est! Mais on est payé sept francs la colonne et avec ça on boit, on mange, on va même au spectacle, en suivant certain conseil que vous m'avez donné. C'est pour moi l'occasion des observations les plus utiles et les plus amusantes. Il faut, quand on veut écrire, tout voir, tout connaître, rire de tout. Ah! ma foi, vive la vie d'artiste! Notre devise est liberté.

Je me vante un peu pourtant. Nous n'avons pas précisément la liberté au Figaro. M. de Latouche, notre digne patron (ah! si vous connaissiez cet homme-là!) est sur nos épaules, taillant, rognant à tort et à travers, nous imposant ses lubies, ses aberrations, ses caprices. Et nous d'écrire comme il l'entend; car, après tout, c'est son affaire. Nous ne sommes que ses manoeuvres; ouvrier-journaliste, garçon-rédacteur, je ne suis pas autre chose pour le moment. Quand je vois les platitudes que j'ai griffonnées dans vingt paires de mains qui se les arrachent et sous les yeux de ces bénévoles lecteurs dont le métier est d'être mystifiés, je me prends à rire d'eux et de moi. Quelquefois je les vois cherchant à deviner des énigmes sans mot et je les aide à s'embrouiller. J'ai fait hier un article pour madame Duvernet, on dit que c'est pour M. de Quélen [1]. Voyez un peu!

Adieu, mon cher enfant; je vous charge d'embrasser mon frère et ma soeur, si elle vous le permet. Dites à Polyte de m'écrire un peu plus souvent. Enfermée au bureau d'esprit de mon digne maître depuis neuf heures du matin jusque cinq heures, je n'ai guère le temps d'écrire, moi; mais j'aime bien à recevoir des lettres de Nohant. Elles me reposent le coeur et la tête.

Je vous embrasse et vous aime bien. Dites-moi donc ce que vous faites faire à Maurice?

J'ai revu Kératry et j'en ai assez. Hélas! il ne faut pas voir les célébrités de trop près.

De loin, c'est quelque chose, etc.

J'aime toujours M. Duris-Dufresne de passion. Je vous dirai que j'ai vu madame Bertrand à la Chambre des députés. Elle était derrière moi dans la tribune des dames. Je lui ai offert ma place. J'ai été honnête, elle a été gracieuse, et l'histoire finit là.

[1] Archevêque de Paris

LXII

A M. CHARLES DUVERNET, A LA CHATRE

Paris, 6 mars 1831.

Vous êtes un fichu paresseux mon cher camarade! Si nous n'étions d'anciens amis, je me fâcherais; mais il faut bien vous pardonner, car on ne refait pas de vieux amis du jour au lendemain. Savez-vous qu'il se passe de belles choses, ici? C'est vraiment très drôle à voir. La révolution est en permanence comme la Chambre. Et l'on vit aussi gaiement, au milieu des baïonnettes, des émeutes et des ruines, que si l'on était en pleine paix. Moi, ça m'amuse. J'en suis fâchée pour ceux à qui ça déplaît; mais nous sommes au monde pour rire ou pour pleurer de ce que nous voyons faire. Et, bien que je pleure quelquefois tout comme une autre, pour le plus souvent je ris.

Dites-moi donc, mon camarade, vous avez parfois l'humeur bien noire, à ce qu'il paraît? Le moyen de s'en dispenser? Chez moi, la peine ne creuse guère; chez vous, l'ennui se cramponne, du moins je crois le voir à quelques phrases de votre lettre. Cela ne me surprend point: l'air du pays n'est pas léger, la société n'est pas délicate, les cancans ne sont pas spirituels et les plaisirs ne sont pas du tout. On vit en tous lieux, je le sais, mais avec des intérêts, un ménage, une occupation personnelle, des projets et des profits. A votre âge, on n'a rien de tout cela, et au mien… que vous dirai-je? cela ne suffit pas encore. Un peu de patience! quand nous aurons quarante ans, nous serons les meilleurs Berrichons du monde.

En attendant, il faut bien varier un peu la vie. Au lieu de vous faire des sermons, je vous engagerai à venir à Paris le plus que vous pourrez. Je sais que les parents ne lâchent guère leurs enfants; mais vous qu'on aime et qu'on gâte passablement, si vous montriez un désir bien prononcé, vous ne trouveriez pas de résistance. Si l'on voulait m'écouter, je parlerais bien pour vous, tant je suis pénétrée de l'impossibilité de vivre heureux à la Châtre quand on n'est ni vieux, ni père de famille, ni raisonnable par force.

Je ne suis pas de ceux qui disent: Vivre, c'est s'amuser, ou plutôt je ne l'entends pas comme eux. Ce n'est pas l'Opéra qu'il vous faut tous les jours pour passer agréablement la soirée. L'Opéra est chose délicieuse, mais on peut rire ailleurs et de tout son coeur. Odry même, le sublime Odry, n'est pas indispensable à ma félicité, quoiqu'il y contribue puissamment. Je m'amuse partout.—Partout (entendons-nous) où je ne vois pas la haine, le soupçon, l'injustice et l'aigreur empester l'air que je respire. Si les gens n'étaient pas méchants, je leur passerais bien d'être bêtes; mais, pour notre malheur, ils sont l'un et l'autre. Voilà pourquoi la province est odieuse. Il y a un venin caché partout, et l'on peut dire d'elle ce que Victor Hugo dit de la prison: Vous y cueillez une fleur, et elle pique ou elle pue. C'est barroque, mais c'est vrai.

Il me tarde pourtant de retourner en Berry; car j'ai des enfants que j'aime plus que tout le reste. Sans l'espoir de leur être plus utile un jour avec la plume du scribe qu'avec l'aiguille de la ménagère, je ne les quitterais pas si longtemps. Je veux, malgré les difficultés sans nombre que je rencontre, faire les premiers pas dans cette carrière épineuse.

Je me suis enfin décidée à écrire dans le Figaro, et je suis charmée que vous y soyez abonné; ce sera une manière de causer avec vous, surtout si M. de Latouche a souvent la bonne idée de me faire faire des articles comme celui de Molinara, article dont le coeur a fait les frais plus que l'esprit. C'est dans son cabinet, à sa table, moitié avec lui, que j'ai écrit cette idylle dont le bon public parisien (public excellent, d'ailleurs, dont le métier est d'être dupe) cherchait le mot avec d'incroyables efforts le lendemain.

Vous auriez ri de voir les bons bourgeois du café Conti… (Vous connaissez sûrement le café Conti, vis-à-vis le pont Neuf? Vous y avez déjeuné plus d'une fois, et moi aussi.) Vous auriez ri (que je dis) si vous les aviez vus, le nez sur le Figaro et se donnant à tous les diables pour savoir quelle énigme politique leur cachait cette Molinara et ce polisson de moulin.

D'aucuns disaient: «C'est un emblème;» d'aucuns répondaient: «C'est une anagramme;» et d'aucuns reprenaient: «C'est un logogryphe.»—Qui donc est cette meunière? C'est Delphine Gay!—Oh! non, c'est la duchesse de Berry.—Bah! c'est la femme du dey d'Alger.—Dans tous les cas, c'est bien savant, on n'y comprend goutte.»

Moi, je riais non pas dans ma barbe, mais dans ma tabatière, et je leur disais d'un air mystérieux: «Messieurs, je sais de bonne part que c'est la femme du pape.» A quoi ils répondaient: «Pas possible?—Parole d'honneur!»

Vous avez vu depuis, un grand article intitulé Vision. M. de Latouche l'a trouvé très remarquable et m'a priée en quelque sorte de le lui donner. Il est de J.S…, qui me l'avait confié et qui n'a pas été très content de le voir mutilé et raccourci. Il le destinait au Voleur, et, moi, je l'ai volé, au profit du Figaro. Dans le même numéro, une bigarrure (la première) fait grand scandale. Elle n'a rien de joli; mais, comme elle tombe d'aplomb sur le ridicule de la circonstance, les rieurs s'en sont emparés, le roi citoyen s'en est offensé, et M. Nestor Roqueplan, le signataire du journal, au moment de recevoir la croix (dont Sa Majesté n'est pas chiche d'ailleurs), se l'est vu refuser à cause de l'article susdit, dont il est responsable. C'est pourtant moi qu'a fait ce coup-là! J'en peux pas revenir et j'en ris à me démettre les mandibules. O auguste juste milieu de la Châtre, que diras-tu de mon imprudence!

M. de Latouche, de son côté, ne s'était pas gêné d'annoncer des
croisées à louer pour voir passer la première émeute que ferait M.
Vivien
. Toutes ces gentillesses ont indisposé le roi citoyen et papa
Persil, qui lui a dit comme ça:

—Tonnerre de Dieu, sire, c'est trop fort!

—Vous croyez? qu'a dit le roi citoyen, faut-il que je me fâche?

—Oui, sire, faut vous fâcher.

Alors le roi citoyen s'est fâché. Et voilà qu'on a saisi le Figaro et qu'on lui intente un procès de tendance. Si on incrimine les articles en particulier, le mien le sera pour sûr. Je m'en déclare l'auteur et je me fais mettre en prison. Vive Dieu! quel scandale à la Châtre! Quelle horreur, quel désespoir dans ma famille! Mais ma réputation est faite et je trouve un éditeur pour acheter mes platitudes et des sots pour les lire. Je donnerais neuf francs cinquante centimes pour avoir le bonheur d'être condamnée.

Je ne vous dis rien de la Nouvelle Atala. Je l'ai avalée, il m'en souviendra! J'en ai eu le choléra-morbus pendant trois jours. Vous en verrez l'analyse un de ces jours dans votre journal.

Bonsoir, mon cher camarade; je vous embrasse de tout mon coeur. Écrivez-moi plus souvent et quand même vous seriez de mauvaise humeur, n'ai-je pas aussi mes jours nébuleux? Quand je serai cheux nous, c'est-à-dire le mois prochain, si vous vous ennuyez, vous viendrez me voir. Nous mettrons nos deux ennuis ensemble et nous tâcherons de les jeter à l'eau, pour peu qu'il y ait de l'eau.

Je ne vous dis rien de votre affaire d'honneur. Êtes-vous assez bête! je me réserve de vous laver la tête; mais ne recommencez pas souvent ces sottises-là.

Adieu.—Bonsoir.—Embrassez pour moi votre chère mère et aimez-moi toujours un brin.

LXIII

A M. JULES BOUCOIRAN, A NOHANT

Paris, 9 mars 1831.

Mon cher enfant,

Je suis triste. De loin encore, on essaye de me faire du mal. Une lettre de mon frère, aigre jusqu'à l'amertume, contient ce qui suit: Ce que tu as fait de mieux, c'est ton fils; il t'aime plus que personne au monde. Prends garde d'émousser ce sentiment-là.

Il y a là bien de la cruauté. C'est me dire, qu'un jour je ne trouverai même pas la tendresse de mon enfant. Sans doute, s'il porte un coeur égoïste et froid, je dois m'y attendre. Mais il n'en sera pas ainsi, n'est-ce pas?

Vous êtes auprès de lui, vous lui parlez de moi et vous me conservez mon bien le plus précieux: l'amour de mon fils? Bah! j'ai tort d'être triste. C'est vous faire injure. Je suis tranquille.

On me blâme, à ce qu'il paraît, d'écrire dans le Figaro. Je m'en moque. Il faut bien vivre et je suis assez fière de gagner mon pain moi-même. Le Figaro est un moyen comme un autre d'arriver. Le journalisme est un postulat par lequel il faut passer. Je sais que souvent il est dégoûtant; mais on n'est pas obligé de se salir les mains pour écrire, et j'arriverai, j'espère, sans cela. Ce petit journal fait de l'opposition et de la diffamation. Il s'agit de ne pas prendre l'un pour l'autre. C'est peu de chose de gagner sept francs par colonne; mais c'est beaucoup que de se rendre nécessaire dans un bureau de littérature. Cela vous mène à tout, même sans camaraderie, et sans que la personne paraisse le moins du monde. Je n'ai affaire qu'à M. de Latouche. Je vis toujours tranquille et retirée. Je vais au spectacle presque tous les soirs avec les loges qu'il me donne. C'est très agréable.

Vous saurez que j'ai débuté par un scandale, une plaisanterie sur la garde nationale. La police a fait saisir le Figaro d'avant-hier. Déjà je m'apprêtais à passer six mois à la Force; car j'aurais très certainement pris la responsabilité de mon article. M. Vivien a senti ce matin l'absurdité d'une poursuite de ce genre, il a fait signifier aux tribunaux d'en rester là. Tant pis! une condamnation politique eût fait ma réputation et ma fortune.

La littérature est dans le même chaos que la politique. Il y une préoccupation, une incertitude dont tout se ressent. On veut du neuf, et, pour en faire, on fait du hideux. Balzac est au pinacle pour avoir peint l'amour d'un soldat pour une tigresse et celui d'un artiste pour un castrato. Qu'est-ce que tout cela, bon Dieu!

Les monstres sont à la mode. Faisons des monstres! J'en enfante un fort agréable dans ce moment-ci. Je vous conterai, sur tout ce que je vois, de singulières particularités. Si j'avais le temps de les enregistrer, ce serait un curieux journal.

Adieu, mon cher enfant; parlez-moi beaucoup de mon fils et de votre santé. Je vous embrasse de tout mon coeur.

LXIV

A MADAME MAURICE DUPIN, A PARIS

Nohant, 14 avril 1831.

Ma chère maman,

J'ai bien tardé à vous annoncer mon arrivée, parce que j'ai séjourné quelques jours à Bourges, où j'ai été assez malade. Je me porte bien tout à fait, depuis que j'ai revu mes enfants. Ce sont deux amours. Solange est devenue belle comme un ange. Il n'y a pas de rose assez fraîche pour vous donner l'idée de sa fraîcheur. Maurice est toujours mince; mais il se porte bien et on ne peut voir d'enfant plus aimable et plus caressant. Je suis aussi très contente de ses progrès et de sa douceur au travail. Enfin je suis, jusqu'ici, une heureuse mère.

J'ai trouvé Polyte un peu malade; sa femme, toujours la même, bonne et indolente; mon mari, criant fort et mangeant bien; le précepteur avec des moustaches qui lui vont comme de la dentelle à un hérisson; Léontine, ayant fait aussi des progrès et toujours très douce. Voilà!

Et vous, ma chère maman, que faites vous par ce beau temps qui donnait déjà à Paris un air de fête? Promenez-vous Caroline, en attendant que la pauvre enfant, aille retrouver son triste Charleville? Mais elle y retrouvera son Oscar, et, auprès de ses enfants, on ne peut pas s'ennuyer.

Pierret est-il toujours amoureux de son beau fusil qui lui sert de bijou sur sa cheminée, et furieux contre les républicains? Dites-lui qu'à la première révolution, les femmes repousseront les gardes nationaux avec des pots de chambre.

Ici, l'on est fort tranquille en masse et l'on ne se dispute qu'en famille. Ne pouvant faire d'émeutes, on fait des cancans; ce qui m'ennuie tellement, que je vais m'enfermer dans mon cabinet avec mes deux mioches pour ne pas entendre parler de haines, d'élections, d'intrigues, de propos, de vengeances, etc., etc. Pouah!

La peste des petites villes, c'est le commérage. Les hommes s'en mêlent au moins autant que les femmes quand il s'agit d'intérêts politiques. A Paris, on rit de tout; ici, on prend tout au sérieux. Il y a de quoi crever d'ennui; car, après tout, la vie n'est pas faite pour se fâcher d'un bout à l'autre. J'aime mieux laisser les hommes comme ils sont que de me donner la peine de les prêcher.

N'est-ce pas votre avis, chère mère, à vous qui avez l'esprit si jeune et le caractère si gai? Je voudrais que Maurice fût d'âge à entrer au collège; alors je passerais, près de vous et près de lui, une partie de ma vie à Paris. J'aime la liberté dont on y jouit et l'insouciance qui fait le fond du caractère de ses habitants.

Tout le monde ici se joint à moi pour vous embrasser mille fois.
Rendez-le-moi en particulier un peu plus qu'aux autres.

Bonsoir, ma chère petite maman.

LXV

A M. CHARLES DUVERNET. A LA CHATRE

Nohant, avril 1831.

Je viens vous faire mon compliment, cher camarade. Vous jouez très bien la comédie et je n'ai pas eu besoin de l'indulgence de l'amitié pour vous applaudir. J'eusse voulu avoir les pattes du Gaulois pour entraîner l'auditoire naturellement peu entraînable et beaucoup plus sensible aux farces de cache-cache qu'aux choses bien dites et bien senties. Vous êtes très drôle en garçon et en vieille femme; mais vous êtes encore mieux dans vos habits, ce qui est, vous le savez sans doute, le plus difficile en scène. Mais dites donc à Soumain de changer de figure s'il veut ressembler à Odry. Il est beaucoup trop gentil pour faire M. Cagnard, et ne fait pas rire parce qu'il ne peut pas être caricature. Quoiqu'il ait des gestes et des manières de dire très conformes à son modèle, personne à la Châtre ne sent le mérite de cette imitation, parce que personne n'a vu Odry. Le gros Chabenat est excellent. Il a plus de naturel qu'aucun de vous, sauf vous. Dites-leur d'apprendre leurs rôles et de ne pas manquer leurs entrées. Individuellement vous jouez bien; mais vous manquez d'ensemble.

J'ai regret d'avoir manqué votre précédente représentation, j'étais trop malade. J'ai chargé madame Decerf de me prendre vingt billets à votre loterie. J'y aurais coopéré par quelque ouvrage si j'avais eu plus de temps et de santé.

Votre mère m'a dit que toutes ces comédies vous fatiguaient beaucoup.
Prenez garde, ne vous faites pas, comme moi, vieux avant le temps.

Bonsoir, mon camarade; je vous embrasse de tout mon coeur. Avez-vous des nouvelles d'Alphonse? personne ne m'en donne, ni lui non plus.

LXVI

A MADAME MAURICE DUPIN, A PARIS

Nohant, 31 mai 1831.

Ma chère maman,

Vous êtes triste. Vous allez encore vous trouver seule. C'est une chose difficile à arranger avec la liberté, que la société d'autrui. Vous aimez à être entourée, vous détestez la contrainte; c'est tout comme moi. Comment concilier les volontés des autres avec la sienne propre? Je ne sais. Peut-être faudrait-il fermer les yeux sur bien des petites choses, tolérer beaucoup d'imperfections à la nature humaine et se résigner à certaines contrariétés qui sont inévitables dans toutes les positions. Ne jugez-vous pas un peu sévèrement des torts passagers? Il est vrai, vous pardonnez aisément et vous oubliez vite; mais ne condamnez-vous pas quelquefois un peu à la hâte?

Pour moi, ma chère maman, la liberté de penser et d'agir est le premier des biens. Si l'on peut y joindre les petits soins d'une famille, elle est infiniment plus douce; mais où cela se rencontre-t-il? Toujours l'un nuit à l'autre, l'indépendance à l'entourage ou l'entourage à l'indépendance. Vous seule pouvez savoir lequel vous aimeriez mieux sacrifier. Moi, je ne sais pas supporter l'ombre d'une contrainte, c'est là mon principal défaut. Tout ce qu'on m'impose comme devoir me devient odieux; tout ce qu'on me laisse faire de moi-même, je le fais de tout mon coeur. C'est souvent un grand malheur d'être ainsi fait, et mes torts, quand j'en ai, viennent tous de là.

Mais peut-on changer sa nature? Si vous aviez beaucoup d'indulgence pour ce travers, vous m'en trouveriez bientôt corrigée sans savoir comment. On l'augmente en moi, en me le reprochant sans cesse; et cela, je vous jure que ce n'est point esprit de contradiction, c'est penchant involontaire, irrésistible. Vous me connaissez fort peu, j'ose le dire, ma chère maman. Il y a bien des années que nous n'avons vécu ensemble, et souvent vous oubliez que j'ai vingt-sept ans, que mon caractère à dû subir bien des changements depuis ma première jeunesse.

Vous me supposez surtout un amour du plaisir, un besoin d'amusement et de distraction que je suis loin d'avoir. Ce n'est pas du monde, du bruit, des spectacles, de la parure qu'il me faut; vous seule êtes dans l'erreur sur mon compte; c'est de la liberté. Être toute seule dans la rue et me dire à moi-même: «Je dînerai à quatre heures ou à sept, suivant mon bon plaisir; je passerai par le Luxembourg pour aller aux Tuileries, au lieu de passer par les Champs-Élysées, si tel est mon caprice.» Voilà ce qui m'amuse beaucoup plus que les fadeurs des hommes et la raideur des salons.

Si je rencontre des coeurs qui prennent mes innocentes fantaisies pour des vices hypocrites, je ne sais pas me donner la peine de les dissuader. Je sens que ces gens-là m'ennuient, me méconnaissent et m'outragent. Alors je ne réponds rien et je les plante là. Suis-je bien coupable? Je ne cherche ni vengeance ni réparation, je ne suis pas méchante: j'oublie. On dit que je suis légère, parce que je ne suis pas haineuse et que je n'ai pas même l'orgueil de me justifier.

Mon Dieu! quelle rage avons-nous donc, ici-bas, de nous tourmenter mutuellement, de nous reprocher aigrement nos défauts, de condamner sans pitié tout ce qui n'est pas taillé sur notre patron?

Vous, ma chère maman, vous avez souffert de l'intolérance, des fausses vertus, des gens à grands principes. Votre beauté, votre jeunesse, votre indépendance, votre caractère heureux et facile, combien ne les a-t-on pas noircis! Quelles amertumes ne sont pas venues empoisonner votre brillante destinée! Une mère indulgente et tendre qui vous eût ouvert ses bras à chaque nouveau chagrin et qui vous eût dit: «Laisse les hommes te condamner; moi, je t'absous! laisse-les te maudire; moi, je te bénis!» Que de bien elle vous eût fait! quelle consolation elle eût répandue sur les dégoûts et les petitesses de la vie!

On vous a dit que je portais culotte, on vous a bien trompée; si vous passiez vingt-quatre heures ici, vous verriez bien que non. En revanche, je ne veux point qu'un mari porte mes jupes. Chacun son vêtement, chacun sa liberté. J'ai des défauts, mon mari en a aussi, et, si je vous disais que notre ménage est le modèle des ménages, qu'il n'y a jamais eu un nuage entre nous, vous ne le croiriez pas. Il y a dans ma position comme dans celle de tout le monde, du bon et du mauvais. Le fait est que mon mari fait tout ce qu'il veut; qu'il a des maîtresses ou n'en a pas, suivant son appétit; qu'il boit du vin muscat ou de l'eau claire selon sa soif; qu'il entasse ou dépense, selon son goût; qu'il bâtit, plante, change, achète, gouverne son bien et sa maison comme il l'entend. Je n'y suis pour rien.

Je trouve tout fort bon, parce que je sais qu'il a de l'ordre, qu'il est plutôt économe que prodigue, qu'il aime ses enfants et qu'il ne songe qu'à eux dans tous ses projets. Je n'ai pour lui, vous le voyez, que de l'estime et de la confiance, et, depuis que je lui ai entièrement abandonné l'autorité des biens, je ne crois pas qu'on puisse me soupçonner encore de vouloir le dominer.

Il me faut peu de chose: la même pension, la même aisance qu'à vous. Avec mille écus par an, je me trouve assez riche, moyennant que ma plume me fait déjà un petit revenu. Du reste, il est bien juste que cette grande liberté dont jouit mon mari soit réciproque: sans cela, il me deviendrait odieux et méprisable; c'est ce qu'il ne veut point être. Je suis donc entièrement indépendante; je me couche quand il se lève, je vais à la Châtre ou à Rome, je rentre à minuit ou à six heures; tout cela, c'est mon affaire. Ceux qui ne le trouveraient pas bon et vous tiendraient des propos sur mon compte, jugez-les avec votre raison et avec votre coeur de mère; l'un et l'autre doivent être pour moi.

J'irai à Paris cet été. Tant que vous me témoignerez que je vous suis agréable et chère, vous me verrez heureuse et reconnaissante. Si je trouve autour de vous des critiques amères, des soupçons offensants (vous comprenez que ce n'est pas de vous que je les crains), je laisserai la place au plus puissant, et, sans vengeance, sans colère, je jouirai de ma conscience et de ma liberté. Vous avez trop d'esprit pour ne pas reconnaître bientôt que je ne mérite pas toute cette dureté.

Adieu, chère petite maman; mes enfants se portent bien; ma fille est belle et mauvaise, Maurice est maigre et bon. Je suis contente de son caractère et de son travail. Je gâte un peu ma grosse fille: l'exemple de Maurice, qui est devenu si doux, me rassure pour l'avenir.

Écrivez-moi, chère maman; je vous embrasse de toute mon âme.

LXVII

A MADAME DUVERNET MÈRE, A LA CHATRE

Nohant, lundi, juin 1831.

Chère dame,

Je rentre toute comblée de votre bonne amitié et de votre douce hospitalité. Je trouve non pas M. de Latouche, mais une lettre de lui m'annonçant que des affaires imprévues, relatives au Figaro avec M. le préfet de la Charente, qui vient de se déclarer en faillite, l'ont empêché de partir au moment où il allait enfin se décider. Il nous promet d'arriver quand nous ne l'attendrons plus. Il se plaint un peu du silence de Charles et du vôtre.

Ne viendrez-vous pas aussi manger mes petits pois, cueillir mes fleurs et choisir vous-même vos petites colonies d'oeillets? Deux ou trois rayons de soleil sècheront nos chemins, et vous avez une infinité de pataches en votre possession. Accordez-moi donc une bonne journée tout entière avec le bon meunier, son fils et l'âne… Je ne vois autour de vous que le desservant de T… que nous puissions insulter ainsi. Je n'ose quasi pas vous embrasser après une pareille pensée.

LXVIII

A M. CHARLES DUVERNET, A LA CHATRE

Nohant, lundi soir, 25 juin 1831.

Comme nous nous verrons vendredi, entre l'air bienveillant et paternel du châtelain, et les decaudinades[1], nous ne pourrons guère dire deux mots de suite. Je ne veux pas partir, mon bon Charles, sans vous dire combien votre amitié m'a été douce durant ces trois mois. Nous ne nous connaissions pas, et notre camaraderie d'enfance ne nous eût rien appris l'un de l'autre, si une affection qui nous est commune ne fût venue resserrer ce lien et rapprocher nos coeurs, dont les bizarreries respectives avaient besoin de s'entendre.

Sans vous, j'aurais éprouvé bien plus les amertumes de mon intérieur. Votre intérêt, la confiance avec laquelle je m'épanchais près de vous ont adouci ce temps d'épreuves. En mettant nos ennuis en commun, nous les avons mieux supportés. Du moins, je puis l'avancer pour mon compte, et je voudrais que le bienfait de cette amitié eût été réciproque.

Les fous tels que moi ont cela de bon, qu'ils ne sont pas chiches de leur coeur une fois qu'ils l'ont donné. Désabusée sur tout le reste, je ne crois plus qu'à ceux qui me sont restés fidèles, ou qui m'ont comprise, avec mes défauts, mon esprit antisocial et mon mépris pour tout ce que la plupart des hommes respectent. Je me sens assez de générosité pour recommencer avec ceux-là une existence nouvelle, une vie d'affection, d'espoir et de confiance, que ne viendra pas refroidir la mémoire de tant de déceptions anciennes. Oh! j'oublierai tout de bon coeur avec vous autres: et les amis qui trahissent, et ceux qui s'ennuient des maux qu'on leur confie, et ceux qui craignent de se compromettre en y cherchant remède, et les tièdes, et les perfides, et les maladroits qui vous crottent en voulant vous essuyer. Je croirai en vous, comme j'ai cru jadis en eux, et ne vous ferai pas responsables de leurs torts, en me livrant avec réserve à vos promesses. J'y crois et j'y compte.

C'est sur les ruines du passé, du préjugé et des préventions que nous nous sommes vus, tels que nous sommes, je crois, tels que la nature nous a faits.

C'est en nous confiant nos mutuelles infirmités que nous avons pris intérêt les uns aux autres. Sans le besoin de recevoir des consolations, sans celui d'en donner, nous serions peut-être tous restés isolés dans cette société vaine et sotte qui ne pourra jamais nous pardonner de vouloir être indépendants de ses lois étroites. Laissons-la dire. Elle regarderait notre petite communauté comme un hôpital de fous. Vivons à part, et ne la voyons que pour en rire ou pour y pardonner. Puissiez-vous être comme moi insensible à ses atteintes, et mettre votre vie réelle, votre bonheur entier, dans le coeur de ce petit nombre qui vous apprécie et qui me tolère, moi, reconnaissante quand j'obtiens seulement de l'indulgence. Toutes les peines d'intérieur ne deviennent-elles pas supportables, avec cette idée qu'il y a des êtres tout prêts à nous dédommager de l'injustice ou de l'ingratitude de ceux-là?

Oh! mon bon Charles, que cette pensée vous soit bienfaisante comme à moi! qu'elle ferme toutes les autres blessures, qu'elle anéantisse tous les souvenirs qui font mal, qu'elle reconstruise votre avenir et rajeunisse votre coeur comme elle a rajeuni le mien, bien plus vieux, hélas! bien plus mortellement froissé que le vôtre! Croyez en nous, et vous serez heureux partout même à la Châtre.

Venez près de nous, dans notre Paris, où règne sinon la liberté publique, du moins la liberté individuelle. Nous aurons de temps en temps un billet de parterre aux Italiens ou à l'Opéra. Quand nous n'aurons pas le sou, nous irons voir les cathédrales, ça ne coûte rien et c'est toujours intéressant à étudier. Ou bien nous prendrons le frais sur mon balcon, nous verrons passer l'émeute nouvelle, nous cracherons sur tout cela, battants et battus, tous fous à faire pitié. Nous garrotterons le Gaulois pour l'empêcher d'y prendre part, nous ferons brailler Planet et nous nous amuserons des manies de chacun de nous, sans les froisser, sans en souffrir. Dans le jour, nous travaillerons, car il faut travailler! Quand on ne s'est pas renfermé le matin comme nous disions l'autre fois au Coudray, on n'a pas de plaisir à se trouver libre le soir. Il faut s'imposer la gêne une moitié de sa vie pour s'amuser l'autre moitié. Vous vous créerez une occupation, ne fût-ce que de mettre en rapport Claire et Philippe, Jehan Cauvin et la cathédrale, Berido et la prima donna[2]. Nous louerons un piano et nous nous y remettrons tous les deux. Si vous ne vous trouvez pas bien de votre vie de garçon, il sera toujours temps de vous marier; car, avec nous, liberté de rompre quand vous voudrez; mais essayez-en d'abord; après, vous verrez. Il y aura toujours des filles nubiles, c'est une espèce qui croît et multiplie par la grâce de Dieu.

Et puis, mon bon Charles, marié ou veuf ou garçon, que vous soyez Charlot ruminant dans sa chambrette sur les misères de l'étudiant, de l'artiste et du célibataire, ou bien M. le receveur au sein de son intéressante famille, que vous soyez libre de nous venir trouver ou que votre future épouse vous le défende, aimez-nous toujours, et, croyez-le, quand vous pourrez vous échapper, vous nous trouverez joyeux de vous voir et empressés à vous distraire. En attendant, nous allons parler de vous.

Adieu donc; je vous embrasse. Venez le plus tôt que vous pourrez.

[1] Du nom d'un ami de Duvernet appelé Decaudin. [2] Héroïnes de divers fragments littéraires inédits de George Sand.

LXIX

A MAURICE DUDEVANT, A LA CHATRE

Orléans, samedi 3 juillet 1831.

Mon cher amour, je suis arrivée à Orléans un peu fatiguée. J'ai eu la migraine tout le long du chemin. Je vais me reposer un jour ou deux ici, afin de bien voir la cathédrale; car tu sais que j'aime beaucoup les cathédrales. Il y a un an, tu étais là avec moi, et nous avons été la voir ensemble, t'en souviens-tu? Tu trouvais que c'était bien grand, et qu'il faudrait bien des Maurices les uns sur les autres pour monter aussi haut.

Je suis bien contente de toi, mon cher enfant; tu n'as pas beaucoup pleuré devant moi. Après, dis-moi ce que tu as fait? As-tu trouvé ton ménage joli? l'as-tu fait voir à ta soeur? Elle a pleuré aussi, la pauvre grosse. L'as-tu un peu consolée? Joue bien avec elle, roulez-vous sur vos lits le soir et endormez-vous en riant et en chantant. Ne fais pas de vilains rêves tristes, pense à moi sans chagrin, et travaille toujours bien pour me faire voir que tu m'aimes.

Tu as vu comme j'étais heureuse de te trouver corrigé de ta paresse. Continue donc, je t'en récompenserai, en t'aimant tous les jours davantage. Je ne sais si tu pourras lire mon griffonnage, je t'écris avec une espèce d'allumette qui va tout de travers. Je t'embrasse, de tout mon coeur, pour toi d'abord, puis pour ta soeur, pour ton papa, pour Boucoiran, et puis pour toi encore un million de fois. Adieu, mon petit ange, écris-moi bien, bien souvent.

LXX

AU MÊME

Paris, 16 juillet 1831

Je suis enfin installée tout à fait chez moi, mon petit amour. J'ai trois jolies petites chambres sur la rivière avec une vue magnifique et un balcon. Quand tu viendras me voir, tu t'amuseras à voir défiler les troupes et à regarder les pompiers sous les armes. Il y a un poste vis-à-vis. Toutes les fois qu'un gendarme paraît, ces pauvres pompiers sont obligés de courir à leurs fusils. Comme cela arrive fort souvent, ils n'ont pas une minute de repos par jour, et les passants s'amusent à les gouailler. Tu verras aussi les tours de Notre-Dame, qui sont toutes couvertes d'hirondelles. Il y a des figures de diables en pierre tout autour des murs, et les oiseaux se cachent dans leur gueule pour y bâtir leur nid.

J'ai vu encore ton cousin Oscar hier au soir. Il est bien gentil et ne veut pas me quitter. Il va entrer en pension; sans cela, je te l'aurais amené et vous auriez joué ensemble, mais il est temps qu'il apprenne ce que tu sais déjà. Tu seras bien content, lorsque tu entreras au collège, d'avoir pris de bonnes leçons d'avance. Tu auras moins de peine que les autres enfants de ton âge, et tu verras que c'est un grand bonheur d'avoir été forcé de travailler. Écris-moi donc, mon cher enfant; ta dernière lettre est très bien. Elle m'a fait grand plaisir, et je l'ai embrassée bien des fois. Si tu étais là, mon pauvre petit, je te mordrais les joues. En attendant, embrasse ta soeur et porte-toi bien. Pense souvent à ta mère, qui t'aime plus que tout au monde.

LXXI

A M. JULES BOUCOIRAN, A NOHANT

Paris, 17 juillet 1831

Mon cher enfant,

J'en suis fâchée pour votre optimisme politique, mais votre gredin de gouvernement indispose cruellement les honnêtes gens. Si j'étais homme, je ne sais à quels excès je me porterais, dans de certains moments d'indignation, que toute âme bien née doit ressentir à la vue des platitudes et des atrocités qui se commettent ici tous les jours.

C'est réellement une guerre civile que les ministres allument et alimentent à leur profit. Infamie! Les couleurs nationales sont proscrites. Il suffit de les porter pour être dépecé avec un odieux sang-froid, par des gens armés, lâches, qui ne rougissent point d'égorger des enfants sans défense et en petit nombre.

Cette belle institution de la garde nationale est devenue un levain de discorde et de sang. La police a recours à des moyens dignes des plus beaux temps de Carrier (de Nantes). Il semble que Philippe veuille trancher du Napoléon. Or c'est un rôle qu'un Bourbon ne saura jamais remplir. Ses efforts retarderont sa chute; mais elle n'en sera que plus tragique, et vraiment alors le peuple commettra tous les excès sans être coupable.

Moi, je hais tous les hommes, rois et peuples. Il y a des instants où j'aurais du bonheur à leur nuire. Je n'ai de repos qu'alors que je les oublie!

Vous êtes bon, vous! C'est différent. Les amis, oh! les amis! que c'est un trésor rare et difficile à garder! Si l'on ne tient pas sa main toujours étroitement fermée, ils s'échappent comme de l'eau au travers des doigts.

J'ai le coeur cruellement froissé; mais je sais qu'il y aurait de l'ingratitude à pleurer longtemps ceux qui désertent. Plus le nombre se réduit, plus je sens l'affection redoubler de vigueur. La part des uns revient aux autres.

Je vous remercie de m'avoir parlé de Maurice. Faites qu'il m'écrive souvent, qu'il ne soit pas trop livré à lui-même aux heures où il ne travaille pas, et qu'il continue à apprendre sans chagrin. Sa dernière lettre est charmante.

Adieu, mon cher enfant. Je vous embrasse comme je vous aime. C'est du fond de mon âme.

LXXII

A M. CHARLES DUVERNET, A LA CHATRE

Paris, 19 juillet 1831

Mon bon Charles,

Soyez miséricordieux et pardonnez à la lenteur de mes lettres. Je suis enfin installée quai Saint-Michel, 25, et j'espère désormais ne plus m'exposer au remords de laisser sans réponse prompte vos lettres bonnes et aimables. Je vous laisse à penser ce qu'il a fallu de mémoire, de jambes, de patience et de temps, pour acheter tout un petit ménage depuis la pelle jusqu'aux mouchettes: c'est à n'en pas finir. Le pis de tout cela, c'est l'argent que cela coûte. J'aurais tort de me plaindre pourtant. Je n'ai rien payé et je payerai s'il plaît à Dieu.

Le Gaulois et moi comptons sur une bonne tuerie patriotique, ou sur un bon choléra-morbus, qui nous délivrera de l'infâme séquelle des créanciers. D'ailleurs, n'allons-nous pas avoir la république? et le premier article de la nouvelle Charte portera, j'espère, que les dettes sont supprimées et tous les créanciers déportés. Nous leur faisons grâce de la vie, parce que nous sommes grands et généreux, mais qu'ils ne s'avisent jamais de rappeler le passé! (Il n'y que des carlistes et des jésuites capables de tant de ressentiment.) Nos créanciers, s'ils veulent éviter la guillotine, qui est, comme chacun sait, soeur de la liberté, doivent nous délivrer à tout jamais de leur odieuse présence, et purger le sol de la patrie régénérée de leur impur et stupide trafic. Tel sera le texte du premier discours du Gaulois à la prochaine assemblée constituante.

Mon bon camarade, pourquoi ne travaillez-vous plus? Évitez du moins l'ennui, ne fût-ce qu'en taillant des cure-dents. Planet en fait une consommation qui vous tiendra en haleine. Si vous n'avez pas l'espoir de succéder à votre père et que les chiffres vous rebutent, faites autre chose; lisez, instruisez-vous, la vie est toujours trop courte pour tout ce qu'on peut apprendre. Ecrivez des romans, des comédies, des proverbes, des drames: tout cela vous fera travailler sans ennui et vous forcera à des recherches historiques qui vous arriveront pleines d'intérêt et de vie.

S'ennuyer! je ne le conçois pas pour vous. Être triste! c'est différent, cela. Cette solitude, les dégoûts de cette petite existence de la province, sont bien faits pour serrer le coeur. J'en sais quelque chose. Quelque chose seulement, car j'ai une ressource immense: la société de mes enfants. Vous, tout seul, tout rêveur, sans un ami qui vous comprenne bien, souffrant de ces peines sans nom que le vulgaire regarde comme une manie et une affectation, cherchant à répandre votre coeur dans un coeur de la même nature, et ne trouvant que de bonnes et simples âmes qui vous disent d'un air surpris: «Comment! vous vous plaignez? n'êtes-vous pas riche? A votre place, je serais heureux!» etc.

Eh bien, je vous vois d'ici et je sais tout ce que vous devez souffrir. L'isolement tue les âmes actives. Il énerve le caractère; mais il redouble le feu intérieur et joint, au tourment de désirer, le tourment de ne pouvoir pas vouloir.

N'est-ce pas là où vous en êtes souvent? Je n'ose pas vous dire: «Sortez-en, venez à nous!» Mais combien je le désire! nous vous aimons comme vous méritez d'être aimé. Je crois qu'au milieu de nous, vous reprendrez vite à la vie. Écrivez donc souvent et beaucoup; vous avez toujours le temps, vous.

Si vous allez à Nohant, dites donc à Boucoiran que mon fils m'écrit bien peu, et que cela me fait beaucoup de peine.

Adieu, mon ami. Écrivez, ou faites mieux, venez!

Je n'ai pas acheté la natte de votre mère, ni les lunettes pour Decaudin. J'ai une raison honteuse, secrète, mais invulnérable. Je n'ai pas un sou. Je paye écu par écu mes damnés marchands. O Misère! je te ferai élever un temple si tu me quittes un jour; car ceux que tu hantes sont plus heureux qu'on ne pense!

Le Gaulois m'a défendu de fermer ma lettre, disant qu'il voulait vous écrire. C'est une raison pour n'y pas compter…

Le voilà! Il dit qu'il vous écrira demain: vous connaissez le demain du Gaulois.

LXXIII

A MAURICE DUDEVANT. A NOHANT

Paris, juillet 1831.

J'ai bien du chagrin quand tu ne m'écris pas, mon petit enfant. J'ai reçu tes trois lettres; mais c'est bien peu. Cela ne fait qu'une par semaine. Autrefois, tu m'en écrivais deux et souvent trois. Cela ne t'amuse donc plus de m'écrire? tu n'as pas besoin de montrer tes lettres, ni de les écrire avec tant de soin que ce soit un travail. Quand tu m'envoyais des barbouillages et des bonshommes, j'aimais autant cela. Écris-moi donc aussi mal que tu voudras, ne fût-ce que quelques lignes. Passer huit jours sans nouvelles de toi et de ta soeur, c'est bien long et je suis souvent bien triste. J'ai besoin de te savoir gai et heureux; sans cela, je ne peux être moi-même heureuse.

Il y a de bien beaux tableaux au Musée: le Musée est une grande galerie où tous les peintres exposent leurs tableaux pendant quelques mois pour les faire voir au public. Le plus joli de tous représente deux enfants de sept ou huit ans qui sont assis sur un lit. L'un est malade et appuie sa tête sur l'épaule de son frère. L'autre se porte bien; il tient un livre d'images pour l'amuser. C'est le portrait de deux jeunes princes anglais qui ont été étranglés par des méchants[1].

Il y a une quantité de belles statues que tu reconnaîtrais, à présent que tu comprends un peu la mythologie. Ce qu'on a fait de plus beau, ce sont les Trois Grâces, en marbre blanc. Il y a une jolie petite divinité allégorique, dont nous n'avons pas parlé ensemble: c'est la Candeur ou l'Innocence, représentée comme un enfant qui tient une coquille où vient boire un serpent. Cela signifie que, comme les enfants ne se méfient d'aucun danger, les personnes qui ont de la candeur ne se méfient pas des méchants qui peuvent leur faire du mal.

Si tu ne comprends pas bien cela, Boucoiran te l'expliquera mieux. Il y a aussi un gros enfant qui ressemble à Solange et joue avec une petite chèvre; la chèvre mange une couronne de feuilles que l'enfant a sur sa tête. Tout cela est en beau marbre blanc. Enfin il y a Mercure, Diane, et tout plein d'autres messieurs et d'autres dames de ta connaissance. Les fêtes ont duré trois jours. De ma fenêtre, j'ai vu passer le roi et toutes ses troupes. Avant-hier, nous avons eu des joutes sur l'eau. Des matelots habillés en blanc, avec des ceintures et des chapeaux à rubans, étaient montés sur de jolies barques et venaient les uns sur les autres. Ils se battaient, c'est-à-dire qu'ils faisaient semblant, comme au spectacle. Beaucoup tombaient dans la Seine; comme c'étaient tous de très bons nageurs, ils s'en moquaient et rattrapaient bientôt leur barque. Sur le bord de l'eau était dressé un beau pavillon, pour les juges du combat qui ont donné le prix aux vainqueurs.

J'avais emmené Léontine, qui a tout vu; le grand Fleury l'a mise sur sa tête, et ils sont arrivés l'un sur l'autre; moi, je suis revenue avec la migraine. Le soir, j'ai vu les illuminations sans sortir de ma chambre. Quatre grandes colonnes de lampions autour de la statue d'Henri IV; les tours de Notre-Dame étaient illuminées aussi; c'était fort beau. De mon balcon, j'ai vu le feu d'artifice qui se tirait sur la place de la Révolution. C'est bien loin de chez moi; mais les fusées montaient si haut, qu'on voyait très bien; il y en avait qui lançaient des flammes tricolores; c'était superbe.

Il y a eu des courses de chameaux, au Champ-de-Mars. Des hommes habillés en Bédouins étaient montés sur des chevaux et sur des dromadaires. L'un d'eux est tombé et s'est tué. Puis une revue de toutes les troupes sur le boulevard; on dit qu'il y avait cent cinquante mille hommes. Tout cela serait bien amusant avec moins de monde pour regarder. On risque d'être étouffé dans la foule, et les trois quarts ne voient rien, parce qu'on a trop de personnes devant et alentour. Tous les spectacles jouaient gratis, c'est-à-dire qu'on entrait sans payer. Enfin on tirait des coups de fusil, des pétards, des boîtes à feu, dans toutes les maisons, dans toutes les rues. Cela a duré deux jours entiers. On aurait dit qu'on se battait dans Paris. Je suis bien aise que ce soit fini et que la ville reprenne sa tranquillité.

Écris-moi bien souvent et dis-moi tout ce que tu fais; tes lettres sont trop courtes. Embrasse ta soeur pour moi et aime-la bien. Adieu, mon cher petit; pense à ta petite mère, qui t'embrasse un million de fois.

[1] Les Enfants d'Édouard, de Paul Delaroche.

LXXIV

A MADAME MAURICE DUPIN, A PARIS

Nohant, 9 septembre 1831.

Ma chère maman,

Je suis arrivée en bonne santé. Merci de votre petite lettre. Je suis coupable de ne vous avoir pas prévenue, mais j'étais si lasse et, en même temps, si contente de revoir mes enfants!

J'ai trouvé mon mari à Châteauroux; il était venu au-devant de moi avec Maurice. Celui-ci est toujours maigre, sa soeur toujours énorme, Nohant toujours tranquille, la Châtre toujours bête. Le précepteur est parti en vacances; je le remplace pour le français et la géographie, Casimir pour le latin et le calcul. Vous voyez que c'est une vie édifiante. Cela n'empêchera pas qu'on ne me trouve très coupable. Les gens qui n'ont rien à faire cherchent des torts à autrui pour s'occuper; c'est une manière comme une autre de passer le temps. Moi, je persévère dans une tranquillité qui les démonte.

Je n'ai pas vu Caroline; embrassez-la pour moi. Tâchez de m'envoyer Hippolyte et sa femme. J'ai trouvé mon mari très bien; je crois qu'il serait bien facile à Hippolyte de le tenir toujours disposé en ma faveur. Il ne faudrait que le vouloir, et fermer l'oreille aux sales petits cancans qui remplissent la vie de ce monde, et qui en font le principal ennui.

Si l'on continue à me laisser vivre en paix, je prolongerai mon séjour ici. J'ai déjà songé à remettre mes engagements du 30 septembre un peu plus loin. C'est la conduite des autres qui dictera la mienne. Je travaille le soir à mon roman; cela m'amuserait beaucoup si je n'étais pas obligée de me dépêcher. Une autre fois, je prendrai plus de latitude avec mon éditeur, afin de travailler pour mon plaisir et sans fatigue.

On dit que je suis partie pour I'Italie avec Stéphane. Ce qu'il y a de bon, c'est que je ne sais pas où il est. Je ne l'ai pas vu depuis six mois. Quant à moi, je crois bien être à Nohant dans ce moment-ci; cependant, si les gens de la Châtre sont absolument sûrs que je sois à Rome, je ne voudrais pas leur faire de peine en leur soutenant le contraire.

Adieu, ma chère petite maman; traitez-moi toujours avec bonté. Je vous embrasse de tout mon coeur, ainsi que mon ami Pierret.

LXXV

A M. JULES BOUCOIRAN, A NIMES

Nohant, 26 septembre 1831

C'est une désolation qu'un voyage de sept jours; je m'en afflige de mille manières: d'abord, parce que cela vous fatigue; ensuite parce que ces quinze jours perdus de la plus ennuyeuse manière du monde doivent faire pleurer votre mère. Elle voudra les regagner, je le prévois bien. Je ne peux ni ne veux l'affliger. Cependant, mon cher enfant, je voudrais que vous fussiez de retour vers le 20 du mois prochain.

Mettez donc à profit ces bons jours de famille et de patrie. C'est un bonheur de n'être pas blasé ou désabusé de ces biens-là. Apportez-moi des cailloux de votre sol, s'ils ont quelque chose de curieux. Si je ne l'ai pas rêvé, vous avez comme nous beaucoup de coquillages marins pétrifiés, des espèces qui nous manquent.

Maurice ne fait rien. Je ne suis pas assez rigide. Ce temps de dévergondage ne devant pas être long, je le laisse trotter avec Léontine, et les jours de travail sont rares. Le seul point, c'est qu'il n'oublie pas ce qu'il sait et non qu'il fasse des progrès sans vous. Je voudrais bien, mon enfant, que l'étude du latin ne fût pas aussi exclusive. Vous m'avez promis de commencer l'histoire à votre retour et de la faire marcher de front avec la géographie. Il me semble que ces études poussées un peu rapidement lui seraient fort utiles. Non pas qu'il faille espérer une grande mémoire des faits à son âge, mais c'est la seule manière d'ouvrir ses idées aux choses de la vie, aux lois, aux guerres, aux vicissitudes des moeurs, aux constitutions, à l'existence des peuples et à la marche de la civilisation. C'est d'un peu haut qu'il faudrait donc envisager cette science. Au lieu de le faire moisir, comme au temps de l'abbé Rollin, sur les petites guerres et les rois insignifiants d'une foule de petits États de l'antiquité, il faudrait résumer l'histoire universelle dans une sorte de cours à votre manière. Cette analyse générale n'est pas l'ouvrage d'un cuistre, et vous trouverez à la dresser avantage et plaisir pour vous-même. Plus tard, sans doute, il lui faudra étudier les diverses parties de votre édifice, il le fera par la lecture. J'ai fait, pendant cinq ou six ans, des extraits sur toutes les dynasties de la terre. C'était l'histoire enseignée à la manière des jésuites. Beaucoup de récits, pas une réflexion, pas une observation qui ne tournât à la plus grande gloire de Dieu, contre tout bon sens et toute vérité. Aussi, rien de ce fatras n'est resté dans mon cerveau fatigué. J'ai perdu cinq ou six ans de ma vie à désapprendre le sens commun. Les livres d'histoire, écrits tous sous l'empire de quelque passion politique ou de quelque préjugé religieux, ont tous besoin d'être rectifiés par un jugement sain. Ce n'est donc pas avec des livres qu'il faudrait enseigner, c'est avec votre mémoire et votre raison, n'est-il pas vrai, mon enfant?

Bonjour. Je vous embrasse de toute mon âme, ainsi que votre bonne mère. Rendez-la bien heureuse, et revenez-nous, dès que vous pourrez vous arracher comme Régulus à tant d'affection.

Maurice vous embrasse aussi. Il fait la moue dans ce moment, parce que, dit-il, il s'est f…. par terre. Est-ce vous qui formez ainsi son style?

LXXVI

AU MÊME

Paris, 6 novembre 1831.

Mon enfant,

J'ai été vraiment affligée de manquer le plaisir de vous embrasser. Je vous l'ai dit, je vous aime comme vous m'aimez, sans égoïsme, et je me réjouis du bonheur de votre mère et du vôtre. Une autre fois, nous serons à même de nous voir davantage; mais nous n'en avons pas besoin pour compter l'un sur l'autre.

Il est très vrai que madame Bertrand m'a envoyé M. de Vasson la veille de mon départ, j'ai reçu d'elle une lettre qui s'efforçait d'être aimable. Elle me parlait d'abord de l'engagement pris d'aller passer trois mois à Laleuf, cet automne, engagement que je savais bien ne pas exister. Ensuite elle remettait sa cause entre mes mains et me parlait de son Alphonse, comme si mon Maurice ne m'intéressait pas davantage. Puis elle me disait qu'elle ne savait pas votre adresse à Nîmes, qu'elle ne voulait pas vous écrire avant de s'adresser à moi; ce qui prouve tout simplement qu'elle l'eût fait si elle eût pu savoir votre adresse. Enfin elle daignait se rappeler que je lui avais offert ma place à la Chambre et me faisait des remercîments très gauches et très peu de saison. J'ai répondu en peu de mots, poliment et froidement. Je ne sais comment elle aura pris ma lettre. J'ai conté le tout au père Duris-Dufresne, qui a trouvé comme moi qu'on aimait mieux ses enfants que ceux des autres.

Je ne puis pas vous dire si je resterai ici peu ou beaucoup. Mon éditeur paye mal; cependant il paye, mais si lentement, que le travail des imprimeurs va de même. Je leur remets le manuscrit à mesure que j'en touche le prix, autrement je courrais risque de travailler pour l'honneur. C'est un méchant salaire quand on est si pauvre d'esprit et de bourse. Ce qu'il y a de sûr, c'est que je retournerai près de mes chers enfants, aussitôt que je serai délivrée de ma besogne.

Du reste, je vois avec plaisir que tous les déboires qu'on m'avait prédits dans cette carrière n'existent pas pour les gens qui vivent, comme moi, au fond de leur mansarde, sans autre ambition que celle d'un profit modeste. J'ai déjà assez vu les grands hommes pour savoir qu'ils sont les plus petits de tous. Je les fuis comme la peste, excepté Henri de Latouche, qui est bon pour moi et que j'aime sincèrement.

Je vis fort tranquille, je travaille à mon aise et je me porte bien maintenant. J'ai enfin réussi à me débarrasser de la fièvre qui m'a tourmentée pendant plus d'un mois. Il ne manque à mon bonheur que mes enfants et vous. Mais, si je vous avais ici, je serais trop bien et la destinée n'a pas coutume de me gâter de la sorte. Au reste, elle est sage. Elle me garde ce bonheur pour un avenir que je ne voudrais plus affronter sans l'espérance que vous l'embellirez.

Adieu, cher enfant; j'embrasse vous, Maurice et ma Solange. Parlez-moi d'eux beaucoup, je vous en supplie.

LXXVII

A MAURICE DUDEVANT, A LA CHATRE

Paris, 3 novembre 1831.

Mon cher petit enfant, tu ne m'as pas dit si tu avais reçu le joujou que je t'ai envoyé. Si tu ne l'as pas, fais-le réclamer chez M. Poplin[1], à la Châtre. Il doit être arrivé depuis longtemps.

Quand tu n'auras plus d'images à peindre, tu me l'écriras, afin que je t'en achète d'autres. Dis-moi si tu as envie de quelque chose que je puisse t'envoyer. Boucoiran me dit qu'il va te faire commencer l'histoire. Tu me diras si cela t'amuse. Quand j'étais petite, cela m'amusait beaucoup. Je suis bien contente que Sylvain Meillant[2] soit rétabli; tu iras le voir et le lui diras de ma part.

As-tu couvert ta maison dans la cour? J'en ai bien fait comme toi, dans la même cour, avec des briques et des ardoises. Je me souviens qu'une fois, en ouvrant la porte de ma maison, laquelle porte était une petite planche, j'ai trouvé quelqu'un dedans. Ce quelqu'un était, devine quoi? Une belle petite souris qui s'était emparée de ma maison et s'y trouvait bien logée. Je l'ai laissée dedans, mais je ne sais plus ce qu'elle est devenue. Et ton jardin, y travailles-tu toujours? Il fait bien mauvais maintenant pour jouer dehors. Prends garde de t'enrhumer. Il fait un temps affreux ici. On est dans la crotte jusqu'aux genoux. La Seine est jaune comme du café au lait. Je ne sors que pour mes affaires d'obligation.

Adieu, mon cher petit mignon; j'enverrai des bas à ta grosse mignonne.
Et toi, en as-tu assez pour ton hiver? Je vous embrasse tous les deux.
Porte-toi bien et écris-moi souvent.

Ta mère

[1] Propriétaire à la Châtre. [2] Fermier de Nohant.

LXXVIII

AU MÊME

Paris, novembre 1831.

Ta lettre est bien gentille, mon cher petit; elle est fort bien écrite. Ne reste pas trop dehors par ce vilain froid, tu vois bien que tu t'es enrhumé. Quand tu es dans le jardin, cours, saute, ne reste pas à la même place. C'est comme cela que tu attrapes toujours du mal. Ta pie peut bien rester dans ton jardin, elle n'a pas peur du froid, ses plumes lui valent mieux que tes habits et tes pantalons. Nos petits bengalis sont plus délicats, ils viennent d'un climat chaud. Dis à Eugénie[1] d'en avoir bien soin.

J'ai été hier au Jardin des Plantes, j'aurais bien voulu pouvoir emporter pour toi une petite gazelle fauve avec des raies blanches et de grands yeux noirs. Elle mange dans la main, tu serais bien content d'en avoir une pareille; mais il faudrait la garder au coin du feu. Elles viennent de l'Afrique, et le moindre froid les tue. Au reste, tu les as vues; mais tu ne t'en souviens peut-être plus.

Je serais si contente de t'avoir ici quinze jours pour te faire courir partout avec moi.

Adieu, mon petit ami; je t'embrasse mille fois, ainsi que ta grosse mignonne. Fais-lui mettre des bas de laine tous les jours. Embrasse pour moi Léontine et Boucoiran.

[1] Femme de chambre.

LXXIX

A M JULES BOUCOIRAN, A NOHANT

Paris, 5 décembre 1831.

Merci, mon cher enfant. Je ne sais pas si je pourrai profiter de cette bonne occasion pour retourner à Nohant. Dieu veuille que mon éditeur me paye d'ici au 8 et que je puisse lui livrer les dernières feuilles de mon manuscrit. Alors je serais à Nohant bientôt. N'en parlez pas encore. Surtout n'en donnez pas la joie à mon pauvre Maurice; car il n'y a rien de sûr dans mes projets. Ils dépendent d'un animal qui, tous les jours, m'annonce le payement de sa dette, j'attends encore. Je voudrais qu'il me fît au moins une lettre de change pour les cinq cents francs à toucher trois mois après la livraison. Jusqu'ici, je ne tiens rien, et je ne voudrais pourtant pas avoir travaillé trois mois sans un profit raisonnable.

La lettre que j'ai reçue avant-hier de Maurice est fort bien, si vous n'en avez pas corrigé les fautes. Son écriture, quand il veut s'appliquer un peu, promet d'être très lisible et très jolie. Il a dans son esprit d'enfant des idées très originales; par exemple, j'ai bien ri de sa pie, qui se tient dans le jardin et regarde passer le monde sur la route.

Pauvre enfant! quand donc sera-t-il assez grand pour ne dépendre que de lui! Alors je ne serai pas en peine de trouver une consolation et un dédommagement à tous les ennuis de ma vie.

Adieu, mon cher fils; restez-moi toujours fidèle, vous que j'estime le plus solide et le plus généreux de mes amis.

Je vous embrasse de tout mon coeur.

LXXX

A M. FRANÇOIS ROLLINAT, A CHATEAUROUX

Nohant, janvier 1832.

Mon cher Rollinat,

Je vous ai écrit avant-hier un mot et je vous demandais une réponse directe. Êtes-vous absent de Châteauroux, ou bien le courrier a-t-il perdu ma lettre? Il est sujet à cette infirmité. Il en est de même tous les étés. C'est au point qu'il en a semé toute la route depuis Nohant jusqu'à Châteauroux, et qu'il en pousserait si ce n'était de mauvais grain.

C'était pour vous demander l'adresse de Charles[1] à Paris. J'ai une commission pressée à lui donner. Répondez-moi, si vous êtes vivant, mais répondez-moi poste restante à la Châtre.

Ce courrier est un drôle!

Bonsoir, mon bon petit avocat. Je vous donne ma très sainte bénédiction.

[1] Charles Rollinat, frère de François

LXXXI

A MADAME MAURICE DUPIN, A PARIS

Nohant. 22 février 1832.

Ma chère maman,

Mes enfants ont été bien vite débarrassés de leur rhume; Maurice est plus fou et Solange plus rose que jamais. J'espère vous la conduire ce printemps. Elle est assez raisonnable pour faire un tour à Paris avec moi; vous verrez qu'elle est bien gentille et bien caressante; mais vous serez effrayée de sa grosseur, je voudrais bien la voir s'effiler un peu.

Maurice travaille comme un homme. Il devient studieux et grave comme son précepteur; mais, à la récréation, il s'en venge bien. Léontine et lui, font le diable. Le dimanche, tout le monde joue, grands et petits. Il vient des amis de Maurice, de la Châtre, et je joue à colin-maillard, au furet, au volant, aux barres, jusqu'à ce que je ne puisse plus tenir sur mes jambes. Polyte aussi se met de la partie; il fait très agréablement la cabriole. Il danse comme Taglioni et il tombe comme un sac; ce qui fait beaucoup rire Solange. Elle l'appelle son farceur de noncle. Si Oscar était là, il s'amuserait bien aussi.

Je suis fort aise que mon livre vous amuse[1]. Je me rends de tout mon coeur à vos critiques. Si vous trouvez la soeur Olympe trop troupière, c'est sa faute plus que la mienne. Je l'ai beaucoup connue et je vous assure que, malgré ses jurons, c'était la meilleure et la plus digne des femmes. Au reste, je ne prétends pas avoir bien fait de la prendre pour modèle dans le caractère de ce personnage. Tout ce qui est vérité n'est pas bon à dire; il peut y avoir mauvais goût dans le choix. En somme, je vous ai dit que je n'avais pas fait cet ouvrage seule. Il y a beaucoup de farces que je désapprouve: je ne les ai tolérées que pour satisfaire mon éditeur, qui voulait quelque chose d'un peu égrillard. Vous pouvez répondre cela pour me justifier aux yeux de Caroline, si la verdeur des mots la scandalise. Je n'aime pas non plus les polissonneries. Pas une seule ne se trouve dans le livre que j'écris maintenant et auquel je ne m'adjoindrai de mes collaborateurs que le nom; le mien n'étant pas destiné à entrer jamais dans le commerce du bel esprit.

Je ne m'occupe pas exclusivement de ce travail. A présent, je puis en prendre à mon aise, sans me tourmenter l'esprit. Si quelquefois je travaille avec passion, c'est parce que je ne sais pas m'occuper à demi. Je suis comme vous, avec vos dessins et vos vernis. Ici, j'ai de très douces distractions: Maurice me saute sur le dos et ma grosse fille me grimpe sur les genoux.

Bonsoir, ma chère petite mère. Donnez-moi des nouvelles de votre oeil.
A force de vouloir le guérir vite, ne le tourmentez pas trop.
Embrassez pour moi Caroline et mon vieux Pierret; moi, je vous aime de
tout mon coeur.

[1] Rose et Blanche.

LXXXII

A MAURICE DUDEVANT, A NOHANT

Paris, 4 avril 1832.

Nous sommes arrivées en bonne santé, ta soeur et moi, mon cher petit amour. Solange n'a fait qu'un somme depuis Châteauroux jusqu'ici. Elle a pensé à toi et à sa bonne; elle a pleuré deux fois pour vous avoir; mais elle s'est consolée bien vite. A son âge, le chagrin ne dure guère. Elle a été douce et gentille tout le temps. Quand tu étais tout petit, tu n'étais pas si patient qu'elle. En arrivant, elle a reconnu tout de suite ton portrait et elle a pleuré; puis elle n'a pas tardé à s'endormir.

Je l'ai menée au Luxembourg, au Jardin des Plantes. Elle a vu la girafe, et prétend l'avoir déjà bien vue à Nohant dans un pré. Elle a donné à manger dans sa main aux petits chevreaux du Thibet et aux grues. Elle a vu les animaux empaillés et ne veut pas comprendre qu'ils ne sont pas en vie. Du reste, elle n'a pas peur du tout; pourvu que je lui donne la main, elle ne s'effraye de rien.

Elle rit, elle chante, elle est gentille à croquer. Elle mange comme six, elle s'endort dans les omnibus, elle se réveille quand on descend et se met à marcher sans grogner. Il est impossible d'être meilleure enfant. Je suis bien contente de l'avoir avec moi. Si je t'avais aussi, mon pauvre enfant, je serais bien heureuse.

Et toi, mon petit chat, comment te portes-tu? t'amuses-tu toujours bien? Ta grue est-elle toujours en vie?

Adieu, mon cher petit ange. Je t'embrasse cent mille fois sur tes joues roses et sur ton grand pif, sur tes grands yeux et sur tes beaux cheveux. Écris-moi bien souvent. Ta soeur t'embrasse aussi; elle veut te porter des fraises et des glaces dans du papier. Ce sera propre en arrivant!

LXXXIII

A MADAME MAURICE DUPIN. A PARIS

Paris, 15 avril 1832.

Chère mère,

Soyez sans inquiétude. Je me porte tout à fait bien aujourd'hui. Le choléra, dit-on, est mort; ainsi dormez en paix. Je serais bien heureuse de voir mon vieux Pierret; mais, s'il vient à huit heures du matin, qu'il sonne bien fort pour m'éveiller. Je dors comme une bûche et je n'ai personne pour ouvrir la porte. Priez-le de me donner une heure dans la journée; il me fera bien plaisir.

Portez-vous bien, chère maman, et, si vous étiez plus malade, à votre tour avertissez-moi.

LXXXIV

A M. GUSTAVE PAPET, A PARIS

Paris, mai 1832.

Cher Gustave,

Je compte sur toi… c'est-à-dire sur vous… non, c'est-à-dire sur toi, pour dîner avec nous dimanche prochain et tous les dimanches subséquents, tant que Paris aura le bonheur de vous posséder.

Est-ce vous qui êtes venu pour me voir cette semaine? Voici les indications de ma bonne: «Un joli jeune homme qui n'a pas voulu dire son nom et qui avait une badine à la main.» Cette badine m'a paru le signe particulier du signalement et se rapporter évidemment à votre caractère badin.

Hein, si l'on voulait s'en mêler?

A demain donc, mon ami.

Ton camarade

AURORE.

LXXXV

A MAURICE DUDEVANT. A NOHANT

Paris, 4 mai 1832.

Mon cher petit mignon.

Nous nous portons bien. Ta soeur est bien mignonne à présent. Nous allons toujours nous promener au Luxembourg et au Jardin des Plantes. Ce dernier est superbe, et tout embaumé d'acacias. Nohant doit être bien joli à présent. Y a-t-il beaucoup de fleurs, et ton jardin pousse-t-il? Le mien se compose d'une douzaine de pots de fleurs sur mon balcon; mais il y a des pousses nouvelles longues comme ma main. Solange en casse bien quelques-unes, et pour que je ne la gronde pas, elle essaye de les raccommoder avec des pains à cacheter.

Nous parlons de toi tous les soirs et tous les matins, en nous couchant, en nous levant. J'ai rêvé, cette nuit, que tu étais aussi grand que moi; je ne te reconnaissais plus. Tu es venu m'embrasser, et j'étais si contente, que je pleurais. Quand je me suis éveillée, j'ai trouvé la grosse grimpée sur mon lit et qui m'embrassait. Elle aussi grandit beaucoup et maigrit en même temps. Personne ne veut croire qu'elle n'ait pas cinq ans. Elle a la tête de plus que tous les enfants de son âge.

Tous les bonbons qu'on lui donne, elle les met de côté pour toi; au bout d'une heure, elle n'y pense plus et les mange. Quand nous irons te voir, nous t'en porterons.

Adieu, mon petit enfant chéri. Écris-moi plus souvent des lettres un peu plus longues, si tu peux. Tu ne me dis pas ce que tu apprends avec Boucoiran. Adieu; je t'embrasse de tout mon coeur.

LXXXV

AU MÊME

Paris, 17 mai 1832.

Mon cher petit,

J'ai reçu tes deux lettres. Je t'en ai envoyé une grosse pleine de dessins. T'amuses-tu à les copier? Que fais-tu le soir? Travailles-tu dans ton cabinet, ou cours-tu dans le jardin avec Léontine? Valsez-vous toujours? Dis-moi donc comment tu passes tes journées. Raconte-moi depuis le matin jusqu'au soir.

Ta petite soeur se porte bien; elle commence à s'accoutumer à Paris et à devenir méchante. Jusqu'à présent, elle était si étonnée de tout ce qu'elle voyait, qu'elle ne pensait pas à avoir des caprices. A présent, elle en a pas mal; mais je ne lui cède pas, et elle redevient gentille. Des enfants, qui demeurent sur le même balcon que nous, quand ils l'entendent pleurer, se moquent d'elle en la contrefaisant. Cela la vexe cruellement; elle renfonce tout de suite ses larmes et n'ose plus rien dire.

Il y a bien longtemps que nous n'avons été à la campagne; il pleut tous les jours et il fait si froid, que nous avons toujours du feu. J'ai deux petits serins verts dans une cage. Ils ont fait des oeufs qui sont éclos de ce matin. Si tu voyais comme cela amuse Solange! Elle n'y conçoit rien et voudrait les mettre dans sa poche. Ils sont si petits, si secs, si maigres, si pelés, si laids, qu'ils crèveraient si l'on soufflait dessus.

Nous avons aussi un beau jardin sur notre balcon: des roses, des jasmins, du lilas, des giroflées, des orangers, un géranium, du réséda et même un cassis tout couvert de fruits verts. Si tu venais me voir cet été, je te les ferais croquer; mais tu en auras de meilleurs à Nohant. Solange s'amuse à mettre de la terre dans des pots, elle y sème des graines; à peine sont-elles levées, qu'elle les arrache.

Adieu, mon gros mignon. Écris-moi souvent, parle-moi de tout ce qui t'amuse, pense souvent à ta vieille mère qui t'aime.

LXXXVI

A M. CHARLES DUVERNET, A LA CHATRE

Paris, 6 juillet 1832.

Vous vous mariez, mon bon camarade!

Le bien et le mal n'existant pas par eux-mêmes, le bonheur comme le malheur étant dans l'idée qu'on s'en fait, vous vous croyez content; donc, vous l'êtes. Je n'ai qu'à me réjouir avec vous de l'événement qui vous réjouit et du choix que vous avez fait. Je ne connais pas votre fiancée; mais j'ai entendu dire d'elle beaucoup de bien à tout le monde et particulièrement à mademoiselle Decerf, juge sain et solide. Vous lui rendrez le bonheur que vous recevrez d'elle. Croyez, de votre côté, que votre bonheur doublera le mien.

Je n'ai le temps de vous dire qu'un mot. Je suis en course du matin au soir pour trouver un logement. Le soir, je rentre éreintée par la marche, la chaleur et le pavé. Je quitte avec regret ma gentille mansarde du quai Saint-Michel; le mauvais état de ma santé me mettant dans l'impossibilité d'escalader plusieurs fois par jour un escalier de cinq étages, je vais me retirer encore davantage du beau Paris et m'enfoncer dans le faubourg.

J'ai été hier voir Henri de Latouche à Aulnay. Il ne quitte presque plus la campagne. Son ermitage est la plus délicieuse chose que je connaisse. Je ne sais s'il y travaille. Moi, je ne fais rien et ne me remettrai à l'ouvrage qu'à Nohant. Le succès d'Indiana m'épouvante beaucoup. Jusqu'ici, je croyais travailler sans conséquence et ne mériter jamais aucune attention. La fatalité en a ordonné autrement. Il faut justifier les admirations non méritées dont je suis l'objet. Cela me dégoûte singulièrement de mon état. Il me semble que je n'aurai plus de plaisir à écrire.

Adieu, mon vieux camarade; je vous écrirai une autre fois. Aujourd'hui, je vous félicite seulement et je vous embrasse avec amitié.

LXXXVII

A MAURICE DUDEVANT. A NOHANT

Paris, 7 juillet 1832.

Mon pauvre petit,

Tu as donc encore été malade? Comment vas-tu maintenant? Il me tarde bien de recevoir une lettre de toi; ton papa m'écrit que tu t'ennuyes de ne pas me voir. Et moi aussi, va, mon enfant! Prends un peu de patience, mon cher petit. Bientôt je serai près de toi, sois-en bien sûr.

Tu verras ta Solange bien grandie, bien bavarde, disant toute sorte de bêtises qui te feront rire. Si tu es encore malade, je te soignerai, je resterai la nuit auprès de ton lit, et je t'empêcherai de penser à ton mal: Boucoiran dit que tu n'as pas de courage. Il faut tâcher d'en avoir un peu, mon cher enfant. On souffre bien souvent quand on est grand; il y a des personnes qui souffrent presque toujours. Tu sais bien que je suis ainsi. Si je pleurais tout le temps, je serais insupportable. Essaye donc de te faire une raison, quand tu souffres. Je sais que tu es bien jeune pour cela; mais tu as assez de bon sens pour comprendre tout ce que je te dis. Si je te recommande d'être courageux, c'est que les larmes font beaucoup plus de mal que le mal même. Elles donnent surtout mal à la tête et augmentent la fièvre. Quand tu te sens malade, il faut le dire sans te désespérer. On fera pour toi tout ce qu'il faudra pour te soulager. Enfin, je l'espère à présent, tu es bien tout à fait et tu ne penses plus à tout cela.

Écris-moi vite, ne fût-ce qu'un mot; je t'embrasse mille fois de toute mon âme. Qu'est-ce qu'il faudra t'apporter de Paris?

LXXXVIII

AU MÊME

Paris, 8 juillet 1832.

Mon cher petit,

Je t'écrivais dernièrement que j'étais inquiète de toi. A peine ma lettre partie, j'ai reçu la tienne. Ton dessin est gentil; Solange l'a bien regardé, elle à reconnu la grue tout de suite. Elle apprend à lire et sait déjà très bien tous les sons. Cela l'amuse. Si je l'écoutais, nous ne ferions que lire toute la journée; mais elle en serait bientôt dégoûtée. Je lui ménage ce plaisir-là. Si elle continue, elle saura lire bien plus jeune que toi. Tu étais encore, à sept ans, un fameux paresseux, t'en souviens-tu? Heureusement tu as réparé le temps perdu. Travailles-tu bien? dis-moi ce que tu fais à présent: est-ce l'histoire des Grecs? Et le latin, t'amuse-t-il toujours?

Nous avons été à Franconi, Solange et moi. Nous étions en bas, tout à côté des chevaux. Elle a vu les batailles, les coups de pistolet, les chevaux qui galopaient, les deux éléphants qui sont descendus sur des planches tout à côté d'elle. Elle n'a peur de rien. Elle a touché les bêtes, elle a ri au nez des acteurs! Elle s'est amusée comme une folle. Seulement, quand le gros éléphant est venu, avec une tour sur le dos et que, la tour toute pleine de boîtes, de fusées et de pétards a éclaté avec un bruit du diable, elle a un peu fait la grimace. Je lui ai dit que, si tu étais là, tu n'aurais pas peur, que tu tirais des coups de pistolet, que l'éléphant n'avait pas peur. Par émulation, elle a renfoncé ses larmes et s'est enhardie jusqu'à regarder. Elle a trouvé cela très beau. En effet, il est impossible de voir rien de plus beau que l'éléphant tout couvert de velours, de soldats, de dorures, de feu, faisant toutes ses évolutions comme un vrai soldat.

Je t'ai bien regretté, mon petit; tu aurais été bien étonné de voir ces deux animaux si intelligents. Il y en a un énorme, gros quatre fois comme celui que tu as vu au Jardin des Plantes. Au lieu d'être d'un gris sale comme lui, il est d'un beau noir. Celui-là s'appelle Djeck; le petit est trois fois moins gros, mais aussi gentil qu'un éléphant peut l'être et aussi savant que le gros. Tout ce qu'ils font est incroyable. Ils sont en scène pendant trois actes. Certainement Thomas n'a pas le demi-quart de leur intelligence. Le gros danse la danse du châle avec une trentaine de bayadères. C'est à mourir de rire de voir danser un éléphant. Puis il mange de la salade devant le public. Chaque fois qu'il a vidé un saladier, il le prend avec sa trompe et le donne au petit éléphant, qui le prend de la même manière et le fait passer à son valet de chambre. Le gros a une clochette d'or pendue à une corde. Il prend la corde, et sonne jusqu'à ce qu'on apporte un autre saladier. Dans la pièce, il y a un prince indien que ses ennemis poursuivent pour le tuer. Quand il est en prison, l'éléphant arrache les barreaux de la croisée, approche son dos et l'emporte. Une autre fois, on a mis le prince dans un coffre pour le jeter à la mer. L'éléphant ouvre le coffre avec sa trompe, et va cueillir des cerises qu'il lui apporte à manger. Il remet des lettres, il bat le tambour, il offre des bouquets aux dames, il se met à genoux, il se couche, il s'assied sur son derrière. Tout cela sans qu'on voie jamais le cornac. Il est tout seul en scène, il entre dans des cavernes, il sort par où il doit sortir, il ne se trompe jamais. Il n'y a pas de figurant qui fasse mieux son métier. Après la pièce, le public le redemande et on relève le rideau. Alors les deux éléphants, après s'être fait un peu attendre, comme font les actrices pour se faire désirer, arrivent tous les deux, saluent le public avec leur trompe, se mettent à genoux, puis s'en vont très applaudis et très satisfaits. Solange dit qu'ils sont bien gentils et bien mignons. Elle a été aussi voir les marionnettes chez Séraphin; mais elle aime bien mieux les chevaux et les éléphants.

Adieu, mon petit amour. Quand tu seras à Paris, je te mènerai voir tout cela. Je te ferai des pantoufles. Je t'envoie des bonshommes qu'on m'a donnés pour toi. Adieu, mon enfant. Embrasse pour moi ton papa et Boucoiran. Solange vous embrasse tous trois, ainsi que sa titine. Elle me disait à Franconi:

—Maman, tu diras tout ça à mon petit frère; moi, je saurais pas y dire, c'est trop beau!

Je t'embrasse mille fois. Aime-moi bien et écris-moi.

LXXXIX

A M. FRANÇOIS ROLLINAT, A CHATEAUROUX

Nohant, 1er août 1832.

Mon bon vieux,

J'ai passé à Châteauroux à quatre heures du matin. J'en suis repartie à six, malade, fatiguée, enrhumée, endormie, stupide. Malgré cela, j'avais bien envie de te faire réveiller pour t'emmener. Mon mari m'a dit que tu étais encore occupé par les assises, que tu avais beaucoup de travail. Je me suis fait conscience de t'arracher cette pauvre heure de sommeil.

Duteil pense que tu dois être débarrassé aujourd'hui. Tu es donc libre? Arrive bien vite, mon ami. Je suis impatiente de t'embrasser et de passer quelques bons jours avec toi. Viens demain au plus tard, n'aie pas de prétexte, pas d'affaire; je n'en veux pas entendre parler. Je suis ici pour trois semaines, je n'entends pas perdre ces moments de bonheur, si rares dans ma vie et si chèrement payés. Viens donc, brave homme. Nous t'attendons. Je t'embrasse de toute mon âme.

Ton ami

GEORGE.

XC

A MADAME MAURICE DUPIN, A PARIS

Nohant, 6 août 1832.

Ma chère maman,

Je suis en effet coupable, cette fois, de ne pas vous avoir donné de mes nouvelles tout de suite. Pardonnez-moi; ne soyez pas inquiète. Tout le monde ici va bien.

Solange a repris ses jeux, ses chevreaux, ses galettes à la terre mouillée sur des ardoises. On ne l'a pas trouvée maigrie du tout. Maurice est mince comme un fuseau et très grand. Il est plus beau que jamais. Il lui a poussé, en mon absence, les plus belles dents du monde, blanches, bien rangées. Il est charmant et d'un caractère parfait. Il travaille beaucoup; il a de l'intelligence, beaucoup de douceur et un coeur excellent. Il entrera au collège le printemps prochain.

Pour moi, je vais assez bien, sauf la chaleur qui m'écrase. Je vous plains, si vous en avez autant à Paris. Nous ne savons où nous fourrer. Les puits sont taris, les bestiaux meurent de soif, les fleurs et les arbres sont grillés, nos pauvres enfants n'ont plus la force de courir et de jouer. La nuit, les rudes orages ne rafraîchissent pas le temps. Cette nuit, le tonnerre a brûlé quinze maisons et plusieurs granges à deux lieues d'ici.

Je ne puis mieux faire que de m'enfermer dans mon cabinet et de travailler à Valentine. Solange se roule sur le parquet et Maurice fait du latin comme un pauvre diable.

Mon mari est aux assises à Châteauroux. Il y a beaucoup d'affaires à juger; il restera là une quinzaine de jours; ce qui ne l'amuse guère. Heureusement le choléra n'y est plus. Madame Hippolyte est toujours la même, pas forte, mais allant son petit train de vie. Polyte chante, rit, fume et boit tout le jour. C'est toujours Roger Bontemps.

Adieu, chère petite mère; vous êtes bien bonne d'avoir été à la diligence. Je suis bien fâchée de n'avoir pu vous attendre.

Je vous embrasse de tout mon coeur.

Avez-vous des nouvelles de Caroline?

XCI

A M. FRANÇOIS ROLLINAT, A CHATEAUROUX

Nohant, 20 août 1832.

Mon vieux,

J'ai travaillé comme un cheval, et je me sens si aise d'être débarrassée de ma journée, que, loin de faire du spleen, je me plonge avec délices dans cette béate stupidité qu'il m'est enfin permis de goûter. Ne t'attends donc pas à me voir répondre à toutes les choses bonnes et excellentes que tu me dis. J'attendrai pour cela un jour où j'aurai de l'âme, un jour où je serai Otello. Pour aujourd'hui, je suis chien. Je dis que la vie n'est bonne qu'à gaspiller. J'ai mis tout ce que j'avais de coeur et d'énergie sur des feuilles de papier Weynen. Mon âme est sous presse, mes facultés sont dans la main du prote. Infâme métier! Les jours où je le fais, il ne me reste plus rien le soir. Ce sont autant de jours où il ne m'est pas permis de vivre pour mon compte. Après tout, c'est peut-être un bonheur; car, livrée à moi-même, je vivrais trop!

Dans deux jours, j'aurai fini Valentine, ou je serai morte. Veux-tu que j'aille te voir la semaine prochaine? Fixe le jour. Si tu veux, nous irons à Valençay. Cela t'arrange-t-il? J'ai tout le mois pour courir, mais le froid viendra. Si tu m'en crois, tenons-nous prêts aux premiers jours de soleil qui reviendront, s'il en revient. J'avertirai Gustave[1]. Réponds-moi donc et décide le jour; c'est à toi, qui n'es pas libre quand tu veux, de régler l'ordre et la marche. Mais il faut nous prévenir d'avance, afin de préparer nos pataches, nos pistolets de voyage, nos pelisses fourrées, nos astrolabes, enfin tout l'appareil du voyageur.

Je suis charmée qu'on m'accueille chez toi avec bienveillance. J'ai fort envie de voir tous ces enfants; Juliette[2] surtout me plaît. Préviens ta mère et tes grandes soeurs que j'ai excessivement mauvais ton, que je ne sais pas me contenir plus d'une heure; qu'ensuite, semblable au baron de Corbigny, «je ne puis m'empêche de jurer et de m'enivrer». Que veux-tu! chacun a ses petites faiblesses, disait je ne sais plus quel particulier, en faisant bouillir la tête de son père dans une marmite, pour la manger. Enfin garde-toi de me faire passer pour quelque chose de présentable. S'il fallait soutenir ensuite la dignité de mon rôle, je souffrirais trop.

Fais-moi le plaisir de m'envoyer une boîte de pains à cacheter les plus petits possibles. Je t'ai fait de grands et magnifiques présents, tu peux bien me faire celui-là: autrement, je serai forcée de t'envoyer mes lettres ouvertes. On ignore à la Châtre l'usage des pains à cacheter. On se sert de poix de Bourgogne. On y fabrique aussi des fromages estimés, les habitants sont fort affables. (Voyez le voyage de l'Astrolabe.)

Adieu, cher frère de mon coeur. Je t'écrirai quand je pourrai. Toi, si tu as le temps, écris-moi. Tu sais si je t'aime, petit homme et grande âme!

GEORGE.

[1] Gustave Papet. [2] Juliette Rollinat, soeur de François Rollinat.

XCII

AU MÊME

Nohant, septembre 1832.

Je t'ai écrit une longue lettre adressée à la Société des jeunes gens (au portier). J'étais inquiète de ta santé, vieux. Pourquoi n'ai-je pas encore de réponse? Je crains vraiment que tu ne sois malade.

Ma mère est partie le 13; je ne l'ai pas reconduite à Châteauroux comme je t'annonçais devoir le faire. Je te dirai mes raisons; peut-être m'attends-tu? Écris-moi donc au moins comment se porte ton vieux et triste individu. Mon squelette centenaire dort, fume, prend du tabac, griffonne du papier, et pleure comme un veau. Si tu te portes mieux, si tu peux supporter la compagnie d'un galérien ou d'un pendu, reviens. Si ma tristesse t'ennuie et te fait mal, ne reviens pas; mais écris-moi, ne sois plus malade et aime ton vieux George.

Je t'ai demandé pour Maurice des instruments aratoires, qu'il attend avec grande impatience. Il me prie de te tourmenter de sa part. Je te tourmente, sois tourmenté.

Amen!

XCIII

A MAURICE DUDEVANT, A NOHANT

Paris, 6 décembre 1832.

Mon cher ange,

Nous sommes arrivées hier sans accident et me voilà aujourd'hui presque sans fatigue. Nous sommes toutes reposées. Ta soeur est gaie, fraîche et gentille. Tout le monde la trouve embellie et mignonne à croquer. La petite femme[1] a très bien supporté le voyage et n'a pas seulement levé le nez en traversant Paris. Elle a l'air de ne se guère soucier des choses nouvelles. Si elle continue à être ce qu'elle est aujourd'hui, je serai contente d'elle; car elle fait bien tout ce qu'elle peut pour m'être utile.

Je ne te dirai rien de neuf; je n'ai encore songé qu'à dormir et à ranger ma chambre. Ta petite soeur t'embrasse. Elle a pensé à toi à Châteauroux et s'est mise à pleurer. Je lui ai demandé ce qu'elle avait: elle m'a répondu qu'elle voulait aller chercher son frère mignon. Je l'ai menée chez Rollinat, où nous avons dîné; les petites soeurs de Rollinat l'ont consolée, elle s'est mise à faire le diable.

Adieu, mon petit mignon; embrasse ton père pour moi; dis à ton oncle de ménager un peu sa cervelle. Dis-lui aussi que j'ai voyagé avec le fameux père Bouffard, un des principaux chefs saint-simoniens. Le père Bouffard est gros comme toi, ne mange que des oeufs froids et ne boit que de l'eau. Du reste, il est très aimable et paraît très bon. Il ressemble à Jocko à s'y tromper; te souviens-tu de Jocko?

Adieu; écris-moi, travaille, porte-toi bien et pense à moi. Je t'embrasse mille fois, mon pauvre ange; tu sais si je t'aime!

Ta mère.

[1] Sobriquet de la jeune villageoise amenée à Paris par George Sand.

XCIV

AU MÊME

Paris, 12 décembre 1832.

Mon cher petit amour,

J'ai reçu ta lettre; je suis bien contente que tu te portes bien. Ta soeur est toujours rose et de bonne humeur. Elle lit tous les jours; elle sort avec sa bonne, qui se tire très bien d'affaire, qui va au marché, nous fait la cuisine, et m'est plus utile que je ne l'espérais. Moi, je ne suis pas encore sortie. Je suis dans de grandes affaires que tu ne comprendrais pas, mais dont il te suffira de savoir que je suis assez contente. Ta soeur me tourmente pourtant depuis quelques soirs pour que je la mène au pestacle. Il fait si froid, que je n'ai pas le courage de sortir; je crains surtout qu'elle ne s'enrhume. Nous avons, quai Malaquais, 19, un appartement chaud comme une étuve. Nous voyons de grands jardins et nous n'entendons pas le moindre bruit du dehors. Le soir, c'est silencieux et tranquille comme Nohant: c'est très commode pour travailler. Aussi je travaille beaucoup. Il y a des tapis partout, ta soeur se roule comme un gros chien. Elle dit des sottises à tout le monde. Elle appelle le père Bouffard vieux bavard, vieille bête. Elle se trompe; il n'est pas bête du tout, et il gâte beaucoup la grosse, malgré ses injures.

Adieu, mon cher mignon. Ton petit bengali se porte bien, je vais lui
acheter un compagnon. Que fais-tu de ton chien? Où le fais-tu coucher?
As-tu un peu soin de lui? Donne-lui une gifle de ma part. Dis à
Boucoiran de m'écrire, qu'il est un paresseux.

Embrasse pour moi ton père, et dis à Léontine de m'écrire une petite lettre, pour que je voie si elle continue ses progrès. Je reçois un journal plein d'images assez drôles. Quand j'en aurai un paquet, je te l'enverrai.

Adieu, mignon; je t'embrasse cent mille fois sur ton gros pif et sur tes joues roses.

Ta mère.

XCV

A M. JULES BOUCOIRAN, A LA CHATRE

Paris, 20 décembre 1832.

Mon cher enfant,

Je n'ai pas répondu à ce que vous me demandiez par une bonne raison: c'est que je ne sais pas de quoi il s'agit. Sachez ce qu'est devenue votre lettre et répétez-moi ce qu'il faut faire pour vous.

Vous soignez bien Maurice. Je vous en remercie et vous supplie de continuer à l'observer de près.

Empêchez-le de sortir par les temps humides. Ces esquinancies sont désespérantes. Tâchez qu'il passe l'hiver sans en avoir de nouvelle. Au printemps, dès qu'il sera ici, je le ferai débarrasser de son ennemie. L'opération n'est rien, à ce qu'il paraît.

Je vis ici comme une recluse. Mon appartement est si bon, si chaud; il y a tant de soleil et un si beau silence, que je ne peux pas m'en arracher. Toute la journée, par exemple, je suis obsédée de visiteurs qui tous ne m'amusent pas. C'est une calamité de mon métier que je suis un peu obligée de supporter. Mais, le soir, je m'enferme avec mes plumes et mon encre, Solange, mon piano et mon feu. Avec cela, je passe de très bonnes heures. J'ai, pour tout bruit, les sons d'une harpe qui viennent je ne sais d'où et le bruit d'un jet d'eau qui est sous mes fenêtres dans le jardin. C'est bien poétique, ne vous en moquez pas trop.

Je vous dirai que je fais de l'argent; je reçois de tous côtés des propositions.

Je vendrai mon prochain roman quatre mille francs. C'est plus que je ne demandais, moi qui suis fort bête. La Revue de Paris et la Revue des Deux Mondes se sont disputé mon travail. Enfin je me suis livrée à la Revue des Deux Mondes pour une rente de quatre mille francs, trente deux pages d'écriture toutes les six semaines. La Marquise a eu un grand succès et a complété les avantages de ma position.

Je n'ai plus le temps de regarder couler ma vie. Pour moi, dont le coeur n'est pas jovial, l'obligation de travailler est un grand bien. Solange me donne plus de bonheur à elle seule que tout le reste. Elle a fait de grands progrès d'intelligence et de gentillesse depuis ces quatre mois. Je pense bien que l'étude a beaucoup hâté le développement de cette jeune raison. Elle lit très-bien, avec beaucoup d'entendement des règles que vous lui avez données.

Je suis maintenant au courant du peu de fautes qu'elle fait; elle ne les fait même presque plus.

Dites-moi donc, mon cher enfant, ce que je puis faire pour vous. Je ne peux pas le deviner. Parlez-moi souvent de Maurice et de vous.

Adieu; je vous embrasse de tout coeur.

XCVI

A MAURICE DUDEVANT, A LA CHATRE

Paris, 11 janvier 1833.

Mon cher petit enfant,

J'ai reçu plusieurs lettres de toi auxquelles je n'ai pu répondre. Je viens d'être malade. C'est d'aujourd'hui seulement que je suis levée. J'ai eu un gros rhume avec la fièvre. Ta soeur est enrhumée aussi. Il fait un froid épouvantable, tout le monde tousse. Pour m'achever, le feu a pris dans ma cheminée d'une manière violente. Il a fallu me sauver dans le lit de Solange pour laisser agir les pompiers. Ils ont éteint le feu, du moins à ce qu'ils ont cru, et ils ont gâté mon tapis. Le lendemain, un ramoneur a voulu monter dans la cheminée: le pauvre petit s'est brûlé un peu la poitrine. Le feu y était encore! Quoiqu'on n'eût pas allumé de feu dans la cheminée, la suie brûlait toujours. Nous avons eu beaucoup de peine à l'éteindre tout à fait. J'ai donc été chassée de ma chambre plusieurs jours et obligée de passer la nuit dans une chambre sans feu.

Prends garde d'être malade par ce vilain froid; aie toujours les pieds bien chauds et la gorge enveloppée. Je suis bien aise que tu sois content de tes albums. Je voudrais être au mois de mars pour courir avec toi les boutiques et taper tes joues luisantes. Enfin cela viendra.

Adieu, cher mignon; sois sage, travaille et ne sois pas malade. Je t'embrasse de toute mon âme; ta grosse t'embrasse aussi. Elle parle de toi toute la journée, tu es toujours son mignon chéri.

XCVII

A M. JULES BOUCOIRAN, A LA CHATRE

Paris, 18 janvier 1833.

Mon cher enfant,

Je n'ai pas répondu plus tôt à votre question par impossibilité. Le fait m'avait paru si peu important qu'il ne m'en est rien resté dans la mémoire. Mon mari m'a parlé une fois de votre retour chez madame Bertrand. Je vous ai interrogé; vous m'avez répondu non. Cela me suffisait. Je ne me souviens pas du tout si j'ai reparlé de vous avec mon mari. S'il vous importe de le dissuader, n'êtes-vous pas bien à même de le faire, vous qui le voyez tous les jours?

Vous me faites des reproches très graves, mon cher enfant. Ils constituent de votre fait un tort bien plus grave. Vous me reprochez mes nombreuses liaisons, mes frivoles amitiés. Je n'entreprends jamais de me justifier des accusations qui portent sur mon caractère. Je puis expliquer des faits et des actions; des défauts d'esprit ou dès travers de coeur, jamais. J'ai une trop saine opinion du peu que nous valons tous, pour faire de moi le moindre cas. D'ailleurs, en mon particulier, je ne m'adore ni ne me révère. Le champ est donc libre à ceux qui rabaissent mon mérite. Je suis prête à rire avec eux, s'ils font appel à ma philosophie. Mais, si c'est une question d'affection, si c'est une souffrance de l'amitié que vous m'exprimez, vous avez tort. Quand on découvre de grandes taches dans l'âme de ceux qu'on aime, il faut se consulter et savoir si l'on peut les aimer encore malgré cela. Le plus sensé est de cesser; le plus généreux est de continuer. Pour que la générosité soit délicate et complète, il faut ne pas leur dire leur fait, car cela est cruel. Tous les reproches qui ont pour objet des faits de légère importance ou des défauts corrigibles, les avertissements affectueux à donner, les avis tendres et les plaintes délicates, tout cela, je le sais, est du domaine de l'amitié. C'est même son plus beau droit. Mais reprocher un passé déjà loin, contempler en silence des erreurs qu'on juge et qu'on ne pardonne pas, puis les condamner le jour où il n'est plus temps et où l'on ne sait même plus où les prendre, c'est injuste. Dire à la personne aimée: «Votre coeur est froid, léger ou impuissant!» C'est dur, c'est cruel.

C'est une humiliation gratuitement infligée, vous faites souffrir sans rendre meilleur. Les coeurs secs ne s'amollissent pas, les coeurs usés ne rajeunissent plus, les coeurs incomplets ne rencontrent ni sympathie ni pitié. Si c'est là mon sort, il est bien brutal de me le signaler.

Vous ajoutez que votre caractère a dû me faire souffrir plus d'une fois. Vous en ai-je jamais parlé, moi? Vous ai-je blessé dans ce que nous avons de plus irritable, l'estime de nous-mêmes? Non, je sais trop qu'il faut jeter un voile de pardon et d'oubli sur les imperfections de ceux qui nous sont chers.

Adieu, mon cher enfant. Donnez-moi des nouvelles de Maurice et des vôtres le plus tôt possible. Je vous embrasse de tout mon coeur.

XCVIII

A MAURICE DUDEVANT, A NOHANT

Paris, 27 février 1833.

Tu me dis, mon enfant, que je ne t'écris pas souvent. C'est toi, petit farceur, qui es fièrement paresseux à me répondre. Tu m'écris des petits bouts de lettre bien courts. J'aimerais tant à savoir tout ce que tu fais, à quoi tu t'amuses, ce qui t'occupe, comment tu dors. Enfin, je vais le savoir bientôt. Tu diras à ton papa de m'écrire lorsqu'il sera pour partir, afin que j'aille au-devant de vous à la diligence. Je te mettrai dans mon lit bien chaud; ta grosse soeur te bigera comme du pain. A présent, elle t'appelle son petit bijou de frère; elle est toujours mignonne et bien drôle.

Ce matin, elle a eu bien du chagrin: elle a laissé tomber sa poupée dans le jardin et les chiens la lui ont mangée. Quand elle est arrivée pour la ramasser, il n'en restait qu'une jambe, que la chienne n'avait pas pu digérer. Aussi la pauvre grosse a braillé comme un veau.

Adieu, mon petit ange; embrasse tout le monde pour moi. Toi, je t'embrasse mille fois sur tes joues roses. Adieu, petit chéri.

J'ai un beau petit chat gris, venu par les toits se donner à nous. Je l'ai accueilli, il est très bon enfant.

XCIX

A M. JULES BOUCOIRAN, A LA CHATRE

Paris, 6 mars 1833.

Mon cher enfant,

Vous êtes sur le point de commettre une action très belle ou très folle. Très belle, si vous avez mis cette jeune fille dans la position de ne pouvoir s'établir ailleurs; très folle, si vous obéissez à un simple penchant.

On me recommande de vous arrêter sur le bord de l'abîme. Je ne saurais croire que vous ayez besoin de conseil, au point où vous en êtes. Il faut que vous ayez des motifs bien puissants pour accepter un lien aussi sévère avec une personne aussi différente de vous. Vous allez trop vite. Prenez garde, mon ami, ne précipitez rien.

Mon Dieu, vous auriez sous la main la plus riche, la plus belle et la plus spirituelle des femmes, je vous dirais encore d'attendre et de réfléchir. Ce ne sont pas l'opinion et les préjugés que je respecte en ce monde. Seule entre tous, peut-être, je ne vous jetterai pas la pierre; mais je m'effraye de votre avenir. Vous êtes si jeune et vous aurez tant de choses à faire avant d'élever cette femme jusqu'à vous! Je n'ose pas vous dire tous les déboires que je prévois pour vous. Je crains de blesser votre coeur, engagé dans une voie aussi délicate. Mais je vous supplie de ne pas tant vous hâter. Pourquoi ne pas remettre cette affaire jusqu'après votre voyage à Paris? Là, vous pourriez ouvrir les yeux sur beaucoup d'inconvénients que vous ne vous êtes peut-être pas signalés. Si, par promesse ou par devoir, vous étiez engagé de manière à ne pas revenir sur vos pas, du moins seriez-vous en garde contre l'avenir, et mieux préparé à le braver courageusement.

Dans tout cela, c'est votre précipitation qui m'inquiète. Vous obéissez, j'en suis sûre, à d'austères principes, à de nobles sentiments. Ce n'est donc pas avec ironie ou avec dureté que je vous juge. Je ne vous juge pas, mon enfant. Seulement je me tourmente de votre position. Il est possible que ce parti vous réussisse, il est possible aussi qu'il vous rende malheureux. Cette pensée ne vous ferait pas reculer devant l'accomplissement d'un devoir, je le sais bien. Mais, si, en voulant faire le bonheur d'une autre personne, vous ne réussissiez qu'à aggraver sa situation! Cela s'est vu souvent; le mariage est un état si contraire à toute espèce d'union et de bonheur, que j'ai peur avec raison.

Si vous avez pour moi l'amitié que j'ai pour vous, vous vous donnerez trois mois de réflexion. Je vous le demande comme une preuve de cette affection déjà vieille entre nous. Voulez-vous me l'accorder? Je crains que la solitude n'ait exalté vos idées, que vous ne vous soyez exagéré des devoirs qui, dans un état plus calme et plus vrai, vous apparaîtraient sous un autre jour. N'affligerez-vous pas votre mère par une résolution aussi brusque? L'avez-vous consultée? La personne dont nous parlons lui sera-t-elle une société agréable? Tout cela est bien obscur pour moi.

Je ne vous fais pas un reproche de ne m'avoir pas consultée. Mais, précisément, le mystère dont vous avez entouré ce projet ne me semble pas d'un bon augure. Êtes-vous bien d'accord avec vous-même sur ce que vous allez faire?

Adieu, mon enfant. Je vous embrasse. Répondez-moi.

C

A MONSIEUR ***

Paris, 15 avril 1833.

Je veux croire votre lettre sincère, et, dans ce cas, l'absence pourra seule vous guérir.

Si, après cette réponse, vous persistiez dans des prétentions que je ne pourrais plus attribuer à la folie, j'aurais pour vous fermer ma porte des motifs plus impérieux et plus décisifs encore.

Ainsi, quelle que soit l'explication que vous préfériez pour la lettre inexplicable que vous m'avez envoyée, je vous prie absolument, littéralement et définitivement, de ne plus vous présenter chez moi.

GEORGE.

CI

A MADAME MAURICE DUPIN, A PARIS

Paris, mai 1833.

Ma chère maman,

Vous avez tort de me gronder. Je n'ai eu que du chagrin et de l'inquiétude, au lieu de tous les plaisirs que vous me supposez. Mes deux enfants ont été malades et le sont encore: Maurice, de la grippe, et Solange, de la coqueluche. J'ai passé tout mon temps à aller de chez moi au collège Henri IV et du collège chez moi; car je n'ai pu avoir mon fils pour le faire sortir avant l'invasion de la maladie. Il a été soigné à l'infirmerie par de bonnes religieuses.

Solange, quoiqu'elle soit toujours gaie et gentille, est très fatiguée. Je le suis beaucoup moi-même.

Un soir que mes deux petits allaient mieux, j'ai été chez vous, pour vous remercier de la belle gravure que vous m'avez envoyée. Il était sept heures, ce n'est pas une heure indue. Depuis, je n'ai pas pu sortir, si ce n'est pour aller à Henri IV.

J'irai vous voir demain. Aujourd'hui, cela m'est complètement impossible. Vous avez eu tort d'écouter votre dignité de mère offensée: vous auriez dû, puisque vous sortez tous les jours pour dîner, venir goûter de ma cuisine. J'ai toujours un bon petit plat à vous offrir. A six heures, nous aurions été ensemble voir Maurice au collège, vous m'auriez rendue heureuse.

Adieu, chère mère; je vous embrasse de tout mon coeur, en attendant que vous me pardonniez, et j'espère que vous ne ferez pas longtemps la méchante avec moi.

CII

A M. CASIMIR DUDEVANT, A NOHANT

Paris, 20 mai 1833.

Mon ami,

Je suis aise de ton bon voyage et de ton arrivée en bonne santé.

Maurice a été à l'infirmerie. C'est le changement de régime qui l'éprouve un peu; du reste, il est très frais et très gai. On est content de son caractère et il paraît s'arranger bien avec ses camarades. Quant à ses progrès, ils ne peuvent pas être encore sensibles. J'espère qu'à ton retour, on commencera à s'en apercevoir. Je lui ai dit de t'écrire. Dans tous les cas, je te donnerai de ses nouvelles. Je l'ai vu hier, avec ma mère; il a été très gentil. Je ne sais si Salmon a de mauvaises affaires ce mois-ci; mais j'ai eu toutes les peines du monde à me faire payer, quoique je n'aie envoyé chercher mon argent que le 15 mai. Il a fallu y envoyer quatre fois de suite. La première fois, il a fait refuser sa porte; la seconde, son heure de réception était changée; la troisième, il n'avait pas d'argent; enfin, la quatrième, il a daigné m'envoyer mon mois. Je ne sais pas si tout cela est l'effet du hasard; c'est bien possible. Cependant tu devrais y faire attention, au cas où tu aurais des sommes d'une certaine importance à déposer chez lui. Ensuite, tu devrais le prier de m'envoyer mon argent tous les premiers du mois. Un homme d'affaires n'est ni ambassadeur ni ministre, pour qu'on fasse antichambre chez lui.

Adieu, mon ami. Ta grosse fille t'embrasse. Dis bien des choses de ma part à Duteil et à Jules Néraud, quand tu les verras.

Adieu; je t'embrasse.

CIII

A M. FRANÇOIS ROLLINAT, A CHATEAUROUX

Paris, 26 mai 1833.

Cher ami,

Tu ne penses pas que j'aie changé d'avis. Tu es toujours à mes yeux le meilleur et le plus honnête des hommes. Je ne t'ai pas donné signe de souvenir et de vie depuis bien des mois. C'est que j'ai vécu des siècles; c'est que j'ai subi un enfer depuis ce temps-là. Socialement, je suis libre et plus heureuse. Ma position est extérieurement calme, indépendante, avantageuse. Mais, pour arriver là, tu ne sais pas quels affreux orages j'ai traversés. Il faudrait, pour te les raconter passer bien des soirs dans les allées de Nohant, à la clarté des étoiles, dans ce grand et beau silence que nous aimions tant. Dieu veuille que ces temps nous soient rendus et que nous admirions encore, ensemble, le clair de lune sur la cascade d'Urmont!

Mais cette indépendance si chèrement achetée, il faudrait savoir en jouir et je n'en suis plus capable. Mon coeur a vieilli de vingt ans, et rien dans la vie ne me sourit plus. Il n'est plus pour moi de passions profondes, plus de joies vives. Tout est dit. J'ai doublé le cap. Je suis au port, non pas comme ces bons nababs qui se reposent dans des hamacs de soie, sous les plafonds de bois de cèdre de leurs palais, mais comme ces pauvres pilotes qui, écrasés de fatigue et brûlés par le soleil, sont à l'ancre et ne peuvent plus risquer sur les mers leur chaloupe avariée. Ils n'ont pas de quoi vivre à terre, et, d'ailleurs, la terre les ennuie. Ils ont eu jadis une belle vie, des aventures, des combats, des amours, des richesses. Ils voudraient recommencer; mais le navire est démâté, la cargaison perdue; il faut échouer sur le sable et rester là.

Tu comprends, au fond de cette belle poésie, l'état maussade de mon cerveau. Suis-je plus à plaindre qu'auparavant? Peut-être; le calme qui vient de l'impuissance est une plate chose.

Pour toi, c'est différent. La raison, la force, la volonté t'ont placé où tu es. Aussi tu as en toi-même de sérieuses jouissances, de nobles consolations.

Je t'enverrai une longue lettre avant peu de temps; c'est-à-dire un livre que j'ai fait[1] depuis que nous nous sommes quittés. C'est une éternelle causerie entre nous deux. Nous en sommes les plus graves personnages. Quant aux autres, tu les expliqueras à ta fantaisie. Tu iras, au moyen de ce livre, jusqu'au fond de mon âme et jusqu'au fond de la tienne. Aussi je ne compte pas ces lignes pour une lettre. Tu es avec moi et dans ma pensée à toute heure. Tu verras bien, en me lisant, que je ne mens pas.

Adieu, ami; écris-moi, parle-moi de toi beaucoup, de ta famille, des soins austères de ta grande, belle et triste vie. Je te verrai dans un ou deux mois. Adieu; crois que, pour la vie, je suis à toi.

Ton ami

GEORGE SAND.

[1] Lélia

CIV

A M. ADOLPHE GUÉROULT. A PARIS

Paris, 3 juin 1833.

Monsieur,

Vous avez été si bon et si obligeant pour moi, que, malgré le long temps qui s'est écoulé sans m'apporter aucune nouvelle et aucune visite de vous, je ne crains pas de réclamer votre bienveillance. Je viens de faire un livre intitulé Lélia, qui a besoin de votre appui. Si vous voulez bien venir me voir, nous en causerons et je vous demanderai de vive voix la continuation de vos bons offices.

Voulez-vous venir dîner avec moi demain? Il faut que je vous dise, sur ce livre assez embrouillé et sur quelques difficultés du succès, plus d'une parole, et je ne suis libre que vers cinq heures. Puis-je compter sur vous?

Tout à vous, monsieur.

CV

A MADAME ***

Paris, juillet 1833

Madame,

Vous m'embarrassez avec vos questions. Je tiens singulièrement à votre estime; pourtant je ne puis me décider à mentir pour la conserver. J'ai beaucoup d'égoïsme et de nonchalance, vous me forcez à vous l'avouer. Je ne sais ce que les influences étrangères font à mon indifférence en matière de saint-simonisme; je crois qu'elles n'y entrent pour rien. Je crois même n'avoir jamais songé à soulever une question pour ou contre la société dans Indiana ou dans Valentine. Pardonnez-le-moi, ou anathématisez-moi. Je suis forcée de le dire: la société est la moindre des choses que je hais et méprise. L'homme livré à son instinct ne me paraît pas moins laid, ridicule et sale que l'homme dressé à marcher sur les pieds de derrière. Que puis-je faire à cela? Et puis, outre cette misanthropie qui va toujours croissant à mesure que je vieillis, je suis excessivement femme pour l'ignorance, l'inconséquence des idées, le défaut absolu de logique. Vous l'avez fort bien dit, je manque de précision et de suite; ce n'est pas de la supériorité croyez-le bien. C'est l'infirmité d'une nature pauvre et boiteuse. Je n'ai rien étudié, je ne sais rien, pas même ma langue. J'ai si peu d'exactitude dans le cerveau, que je n'ai jamais pu faire la plus simple règle d'arithmétique. Voyez si avec cela je puis être utile à quelqu'un et trouver quelque idée salutaire et juste. Vous êtes très au-dessus de moi sous tous les rapports, et notamment pour l'activité, la raison, l'intelligence et le savoir. Je n'ai que des sensations, point de volonté. Pour quoi, pour qui en aurais-je? Au delà de deux ou trois personnes, l'univers n'existe pas pour moi. Vous voyez que je ne suis bonne à rien; mais vous êtes bonne à tout, et, par votre talent et par votre caractère, vous n'avez pas besoin de mon aide. Gardez-moi seulement votre bienveillance, votre pitié pour ma nullité sociale, et votre amitié pour m'en consoler. Ne pouvez-vous aimer que les âmes grandes et fortes? La mienne ne l'est pas; mais j'admire ce qui est autrement que moi. Le fait des natures puissantes est de plaindre et de consoler ce qui est au-dessous. Faites du bien aux femmes en général par votre zèle et votre chaleur de coeur, faites-en à moi en particulier par votre douceur et votre tolérance.

Adieu, madame; reviendrez-vous bientôt? Je suis tout à vous.

G.S.

CVI

A M. CHARLES DUVERNET, A LA CHATRE

Paris, 5 juillet 1833.

Vous avez raison, mon ami, de compter sur mon amitié inaltérable. J'apprends avec joie la bonne nouvelle, et je partage tout votre bonheur de mari, tout votre orgueil de père. Faites mon compliment à l'accouchée et embrassez-la de ma part, ainsi que cette vieille grand'mère de madame Duvernet, bien vexée, n'est-ce pas, de porter un pareil titre?

Enfin vous êtes donc tous bien heureux, mes amis! Je regrette de n'être pas au milieu de vous, comme j'y étais le jour de vos noces, pour voir toutes vos figures épanouies, pour serrer toutes vos mains affectueuses. Quand vous me disiez jadis que vous aviez horreur des moutards, je savais bien que vous trouveriez les vôtres beaux et bons. Les miens, je vous le disais, et je vous le dis encore, me donnent les seules joies réelles de ma vie. Vous ne me dites pas comment s'appelle ce bienvenu. C'est une chose intéressante qu'un nom de baptême, à laquelle j'attache autant d'idées que le père de Tristram Shandy. Il ne se nomme, j'espère ni Artaxercès, ni Épaminondas, ni Polyphème, ni Polyperchon?

Le mien est au collège et se comporte de manière à mériter dans son régiment l'estime de ses CHÈFRES et l'amitié de ses camarades. Ma fille est de la taille du plus jeune éléphant de la ménagerie royale. Elle a horreur des gens de lettres, elle les traite de polissons et de mâtins. En tout, elle annonce les plus brillantes dispositions. Moi, j'ai été longtemps et beaucoup malade. Je vais très bien depuis que j'ai consulté un habile médecin, lequel m'a dit de me distraire et d'éviter les contrariétés; ce qui m'a paru très profond, très neuf, et très aisé à faire surtout.

Je fais toujours des livres et suis assez bien dans mes affaires maintenant. J'irai au pays avec mon fils à l'époque des vacances. Vous me présenterez l'héritier présomptif et je vous embrasserai tous de bien bon coeur. Adieu, mon ami.

Tout à vous.

AURORE.

CVII

A M. FRANÇOIS ROLLINAT, A CHATEAUROUX

21 novembre 1833.

La présente est pour te dire, mon brave ami, que je vais bientôt te voir. Mademoiselle Decerf épouse mon Gaulois, qui est Alphonse Fleury, et j'irai à leur noce.

Je te verrai en passant et en repassant. Tu trouveras peut-être quelque jour dans la quinzaine pour t'échapper et venir faire du Werther avec moi: parler de rasoirs anglais de damnation éternelle et autres facéties, sous la grande voûte étoilée qu'on voit si bien chez nous. Ne crains pas de me voir rire de tes ennuis et de tes chagrins: je ne suis pas dangereuse en ce genre; le lendemain du jour où je t'aurais persiflé, tu aurais ta revanche. Mes jours ne ressemblent guère les uns aux autres, et c'est pour moi que fut inventé le proverbe: «Tel qui rit vendredi, etc.»

Pour le moment, je suis dans les mêmes sentiments qu'à ma dernière lettre. Je serai heureuse de revoir mon pays et mes amis. Ce sont de vieux liens qu'on ne rompt pas. Si mon retour peut adoucir un peu ton spleen, accueille-le donc avec toute ta bonne affection pour moi.

Charles[1] m'a écrit une lettre fort revêche. Il a eu tort. Je le lui pardonne de tout mon coeur. Il a pris trop à coeur l'affaire de son piano. Aussi il a été bien négligent de le laisser enfermé dans sa chambre, ne servant à rien et m'exposant aux méfiances et aux tracasseries du facteur, qui déjà menaçait de me faire payer. Cela ne m'aurait pas été facile, vu l'état de mes finances, pas brillant tous les jours.

Comment! tu n'es pas amoureux? Eh bien, mon cher, tu as peut-être parfaitement raison. Toute chose excellente a son mauvais côté; toute chose détestable a son avantage, et nous sommes, tous, fous et bêtes. Tâchons d'être le moins méchants possible, avec ou sans amour; soyons fidèles à l'amitié.

Ton ami

GEORGE.

[1] Charles Rollinat, musicien, frère cadet de François.

CVIII

A MADAME MADRICE DUPIN, A PARIS

Paris, jeudi, décembre 1833.

Ma chère maman,

Je vous envoie le lit de Maurice et sa petite boîte de crayons, pour qu'il fasse des bonshommes et se tienne tranquille auprès de vous.

Vous seriez bien bonne et bien gentille de tâcher de le faire coucher chez vous pour Noël. Madame Dudevant, qui s'en est chargée, le rendra bien malheureux, je crains, à force de sermons et de niaiseries. En l'envoyant chercher chez elle dans la journée, vous pourriez le garder, en lui écrivant une petite lettre. Au reste, Boucoiran se concertera à cet égard avec vous et vous épargnera les courses et les ennuis.

Adieu, ma chère maman; je vous remercie mille fois de vos bontés pour moi et mes enfants. Je suis tranquille sur le compte de Maurice, puisque vous vous chargez de lui. Je pars bien portante ce soir. Je vous écrirai sitôt mon arrivée quelque part. Je vous embrasse de toute mon âme.

AURORE.

CIX

A M. MAURICE DUDEVANT, AU COLLÈGE HENRI IV, A PARIS

Marseille, 18 décembre 1833.

Mon cher petit,

Je suis à Marseille, après avoir toujours voyagé, soit en voiture, soit en bateau, depuis le jour où je t'ai quitté. J'ai descendu le Rhône sur le bateau à vapeur et je vais m'embarquer sur la mer pour aller en Italie. Je n'y resterai pas longtemps; ne te chagrine pas. Ma santé me force à passer quelque temps dans un pays chaud. Je retournerai près de toi, le plus tôt possible. Tu sais bien que je n'aime pas à vivre loin de mes petits miochons, bien gentils tous deux, et que j'aime plus que tout au monde. Je voudrais bien vous avoir avec moi et vous mener partout où je vais. Mais ta soeur n'est pas assez grande, et, toi, il faut que tu fasses ton éducation.

Tu le sais, mon cher enfant, c'est indispensable et tu es bien décidé à t'y livrer de tout ton coeur: J'ai été bien heureuse, quand M. Gaillard[1] m'a dit que tu étais un brave garçon, que tu faisais ton possible pour contenter tes maîtres, et qu'il avait bonne opinion de toi. C'est ainsi, j'espère, qu'on me parlera toujours de toi. Tu ne m'as jamais causé de chagrin sous ce rapport et tu feras le bonheur de ma vie, si tu le veux.

J'ai été ce matin me promener au bord de la mer. J'ai mangé des coquillages tout vivants et dont les coquilles étaient très jolies. J'ai pensé à toi qui les aimes tant, et je n'ai pas voulu en chercher dans le sable, parce que tu n'étais pas là pour m'aider et que je ne me serais pas amusée. Quand tu seras en âge de quitter le collège et d'interrompre tes études, nous voyagerons ensemble. Tu te souviens que nous avons déjà voyagé tous deux et que nous nous amusions comme deux bons camarades. Nous n'avons peur de rien, ni l'un ni l'autre; nous mangeons comme deux vrais loups, et tu dors sur mes genoux comme une grosse marmotte.

En attendant que nous recommencions, dépêche-toi d'apprendre ce qu'il faut que tout le monde sache. Amuse-toi bien. Quand tu sortiras, sois aimable avec ma mère et avec madame Dudevant. Remercie bien Boucoiran, si bon et si obligeant pour toi, et écris-moi à toutes tes sorties. Raconte-moi ce que tu auras fait, chez qui tu couches, etc. Dis-moi aussi si tu as de bonnes notes et des heures. Pense à moi souvent et travaille, joue, saute, porte-toi bien, décrasse ta frimousse, lave tes pattes, ne sois pas trop gourmand et aime bien ta vieille mère, qui t'embrasse cent mille fois.

[1] Proviseur du collège Henri IV

CX

A M. JULES BOUCOIRAN, A PARIS

Marseille, 20 décembre 1833

Mon cher enfant,

Je suis arrivée ici sans trop de fatigue et j'en repars après-demain. Je vais à Pise ou à Naples, je ne sais lequel. Écrivez-moi à Livourne, poste restante. Donnez-moi des nouvelles de mon gamin. Soyez bon pour lui, comme vous l'êtes toujours, et protégez-le contre les petits ennuis dont je vous ai parlé.

Avez-vous réussi à dîner le jour de mon départ? Je vous ai fait faire une journée de corvée. Sans vous, je ne serais pas venue à bout de partir. Avez-vous eu la bonté de ranger tout chez moi, de mettre dehors mes chambrières, de fermer portes et fenêtres, etc., etc.? Ayez soin de retirer les clefs de tous les meubles et de les mettre en paquet dans le secrétaire, dont vous prendrez la clef chez vous. Je vous remets aussi la surintendance, des rats et souris, avec autorisation d'en manger à discrétion et de boire tout le vin de ma cave.

A propos de cela, il faudra encore que vous ayez l'obligeance de descendre à la susdite cave et de surveiller la conduite de mes bouteilles de vin, pour empêcher la sympathie de ces demoiselles pour le gosier des laquais et portiers de la maison.

Faites une note de toutes vos petites dépenses pour moi, spectacles et sapins pour Maurice, ports de lettres, etc., etc.

Votre pays est très beau le long du Rhône. Cette navigation est magnifique. Du reste; vos villes de Lyon, Avignon et Marseille sont stupides. Je ne voudrais pas les habiter en peinture, et je remercie le ciel de pouvoir m'en sauver bientôt. Marseille est absolument tel que vous me l'avez dépeint. Il faut faire une lieue pour voir la mer et le port ressemble assez à la mare aux canards à Nohant.

Il y fait déjà un temps charmant et des matinées qui valent nos journées d'avril.

Adieu, mon cher ami. Je vous recommande bien de me donner des nouvelles de mon mioche et de me remplacer auprès de lui. Je ne sais vraiment pas comment s'arrangerait ma vie si je n'avais pas votre bonne amitié et votre éternelle complaisance pour m'aider et me tranquilliser Adieu; je vous embrasse.

Tout à vous,

AURORE D.

CXI

A M HIPPOLYTE CHATIRON, A PARIS

Venise, 16 mars 1834.

Mon ami,

Je te remercie de ta lettre. Ton souvenir, malgré tout, me fait toujours plaisir. J'ai tardé à te répondre, parce que je viens de faire une maladie assez grave. Je suis bien à présent, et, au moment de quitter l'Italie, je commence à m'y acclimater. J'y reviendrai; car, après avoir goûté de ce pays-là, on se croit chassé du paradis quand on retourne en France. Voilà l'effet que cela me fera.

Je n'ai pas été charmée de la Toscane; mais Venise est la plus belle chose qu'il y ait au monde. Toute cette architecture mauresque en marbre blanc au milieu de l'eau limpide et sous un ciel magnifique; ce peuple si gai, si insouciant, si chantant, si spirituel; ces gondoles, ces églises, ces galeries de tableaux; toutes les femmes jolies ou élégantes; la mer qui se brise à vos oreilles; des clairs de lune comme il n'y en a nulle part; des choeurs de gondoliers quelquefois très justes; des sérénades sous toutes les fenêtres; des cafés pleins de Turcs et d'Arméniens; de beaux et vastes théâtres où chantent la Pasta et Donzelli, des palais magnifiques; un théâtre de polichinelle qui enfonce à dix pieds sous terre celui de Gustave Malus; des huîtres délicieuses, qu'on pêche sur les marches de toutes les maisons; du vin de Chypre à vingt-cinq sous la bouteille; des poulets excellents à dix sous; des fleurs en plein hiver, et, au mois de février, la chaleur de notre mois de mai: que veux-tu de mieux?

Je ne me suis pas doutée des autres plaisirs de l'hiver. Je n'aime pas le monde, comme tu sais. Je me suis bornée à deux ou trois personnes excellentes, et j'ai vu le carnaval de ma fenêtre.

Il m'a semblé fort au-dessous de sa réputation. Il aurait fallu le voir dans les bals masqués, aux théâtres; mais je me suis trouvée malade à cette époque-là et je n'ai pu y aller. Je le regrette peu; ce que je cherchais ici, je l'ai trouvé: un beau climat, des objets d'art à profusion, une vie libre et calme, du temps pour travailler et des amis. Pourquoi faut-il que je ne puisse bâtir mon nid sur cette branche? Mes poussins ne sont pas ici et je ne puis m'y plaire qu'en passant. J'attends le mois d'avril pour retraverser les Alpes, et je m'en irai par Genève. Je compte donc être à Paris dans le courant du mois prochain.

Quand j'aurai embrassé Maurice, j'irai passer l'été en Berri. Engage Casimir à garder Solange et à ne pas la mettre en pension avant mon retour; cela m'empêcherait d'aller à Nohant, et contrarierait beaucoup mes projets de repos et d'économie.

Tu ne me parais pas si charmé de la Châtre que moi de Venise: tu me fais une peinture bouffonne de ses habitants. Vraiment la société est une sotte chose. L'amour du travail sauve le tout. Je bénis ma grand-mère, qui m'a forcée d'en prendre l'habitude. Cette habitude est devenue une faculté, et cette faculté un besoin. J'en suis arrivée à travailler, sans être malade, treize heures de suite, mais, en moyenne, sept ou huit heures par jour, bonne ou mauvaise soit la besogne. Le travail me rapporte beaucoup d'argent et me prend beaucoup de temps, que j'emploierais, si je n'avais rien à faire, à avoir le spleen, auquel me porte mon tempérament bilieux. Si, comme toi, je n'avais pas envie d'écrire, je voudrais du moins lire beaucoup. Je regrette même que mes affaires d'argent me forcent de faire toujours sortir quelque chose de mon cerveau sans me donner le temps d'y faire rien entrer. J'aspire à avoir une année tout entière de solitude et de liberté complète, afin de m'entasser dans la tête tous les chefs-d'oeuvre étrangers que je connais peu ou point. Je m'en promets un grand plaisir et j'envie ceux qui peuvent s'en donner à discrétion. Mais, moi, quand j'ai barbouillé du papier à la tâche, je n'ai plus de facultés que pour aller prendre du café et fumer des cigarettes sur la place Saint-Marc, en écorchant l'italien avec mes amis de Venise. C'est encore très agréable, non pas mon italien, mais le tabac, les amis et la place Saint-Marc. Je voudrais t'y transporter d'un coup de baguette et jouir de ton étonnement.

Nous savons si peu ce qu'est l'architecture, et notre pauvre Paris est si laid, si sale, si raté, si mesquin, sous ce rapport! Il n'y a pourtant que lui au monde, pour le luxe et le bien-être matériel. L'industrie y triomphe de tout et supplée à tout; mais, quand on n'est pas riche, on y subit toute sorte de privations. Ici, avec cent écus par mois, je vis mieux qu'à Paris avec trois cents. Pourquoi diable, toi et ta femme, qui êtes indépendants, qui n'avez ni place, ni famille ni amour du monde, ni relations obligatoires en France, ne venez-vous pas vous établir ici? Vous y feriez des économies en y vivant très bien; vous y élèveriez votre fille aussi bien que partout ailleurs. Vous y auriez mille commodités que vous ne pouvez avoir à Paris: un logement cent fois plus joli et plus vaste, une gondole avec un gondolier qui serait en même temps votre domestique; le tout pour soixante francs par mois; ce qui représente à Paris une voiture, une paire de chevaux, un cocher et un valet de chambre, c'est-à-dire douze à quinze mille francs par an. Le bois et le vin à très bas prix; les habits, les marchandises de toute sorte; les denrées de tout pays à moitié prix de Paris. Je paye ici une paire de souliers en maroquin quatre francs. Hier, nous avons été au café, nous étions trois; nous y avons pris chacun trois glaces, une tasse de café et un verre de punch, plus des gâteaux à discrétion pour compléter les jouissances de deux grandes heures de bavardage. Cela nous a coûté, en tout, quatre livres autrichiennes la livre autrichienne vaut un peu moins de dix-huit sous de France.

Si vous voulez y venir, comme j'y retournerai passer l'hiver prochain, je vous y piloterai. Le voyage vous coûtera mille francs, pour vous deux; mais vous y vivrez pour mille écus par an. C'est probablement moins que vous ne dépensez à Paris dans une année, et, par-dessus le marché, vous connaîtriez Venise, la plus belle ville de l'univers. Si je n'avais pas mon fils cloué au collège Henri IV, certainement je prendrais ma fille avec moi et je viendrais me planter ici pour plusieurs années. J'y travaillerais comme j'ai coutume de faire et je retournerais en France, quand j'en aurais assez, avec un certain magot d'argent.

Mais je ne veux pas renoncer à voir mon fils chaque année, et tout ce que je gagne sera toujours mangé en voyages ou à Paris.

Adieu, mon vieux; parle-moi de Maurice et de ta fille. Font-ils de bonnes parties ensemble, les jours de congé?

J'embrasse Émilie, Léontine et toi, de tout mon coeur. Il y a longtemps que je n'ai eu de nouvelles de ma mère; donne-lui des miennes et prie-la de m'écrire.

CXII

A M. JULES BOUCOIRAN, A PARIS

Venise, 6 avril 1834.

Mon cher enfant,

J'ai reçu vos deux effets sur M. Papadopoli[1], et je vous remercie. Maintenant je suis sûre de ne pas mourir de faim et de ne pas demander l'aumône en pays étranger; ce qui, pour moi, serait pire. Je m'arrangerai avec Buloz, et il pourra suffire à mes besoins sans se faire trop tirailler; car je travaillerai beaucoup.

Alfred est parti pour Paris, et je vais rester ici quelque temps.

Il était encore bien délicat pour entreprendre ce long voyage. Je ne suis pas sans inquiétude sur la manière dont il le supportera; mais il lui était plus nuisible de rester que de partir, et chaque jour consacré à attendre le retour de sa santé la retardait au lieu de l'accélérer. Il est parti enfin, sous la garde d'un domestique très soigneux et très dévoué. Le médecin[2] m'a répondu de la poitrine, en tant qu'il la ménagerait; mais je ne suis pas bien tranquille.

Nous nous sommes quittés peut-être pour quelques mois, peut-être pour toujours. Dieu sait maintenant ce que deviendront ma tête et mon coeur. Je me sens de la force pour vivre, pour travailler, pour souffrir.

Le manuscrit de Lélia est dans une des petites armoires de Boule. Je l'ai, en effet, promis à Planche; pour peu qu'il tienne à ce griffonnage, donnez-le-lui, il est bien à son service. Je suis profondément affligée d'apprendre qu'il a mal aux yeux. Je voudrais pouvoir le soigner et le soulager. Remplacez-moi; ayez soin de lui. Dites-lui que mon amitié pour lui n'a pas changé, s'il vous questionne sur mes sentiments à son égard. Dites-lui sincèrement que plusieurs propos m'étaient revenus après l'affaire de son duel avec M. de Feuillide; lesquels propos m'avaient fait penser qu'il ne parlait pas de moi avec toute la prudence possible.

Ensuite, il avait imprimé dans la Revue des pages qui m'avaient donné de l'humeur. Lui et moi sommes des esprits trop graves et des amis trop vrais, pour nous livrer aux interprétations ridicules du public. Pour rien au monde je n'aurais voulu qu'un homme que j'estime infiniment devînt la risée d'une populace d'artistes haineux qu'il a souvent tancée durement; laquelle, pour ce fait, cherche toutes les occasions de le faire souffrir et de le rabaisser. Il me semblait que le rôle d'amant disgracié, que ces messieurs voulaient lui donner, ne convenait pas à son caractère et à la loyauté de nos relations. J'avais cherché de tout mon pouvoir à le préserver de ce rôle mortifiant et ridicule, en déclarant hautement qu'il ne s'était jamais donné la peine de me faire la cour. Notre affection était toute paisible et fraternelle. Les méchants commentaires me forçaient à ne plus le voir pendant quelques mois; mais rien ne pouvait ébranler notre mutuel dévouement. Au lieu de me seconder, Planche s'est compromis et m'a compromise moi-même: d'abord par un duel qu'il n'avait pas de raisons personnelles pour provoquer; ensuite par des plaintes et des reproches, très doux il est vrai, mais hors de place et, qui pis est, tirés à dix mille exemplaires.

De si loin et après tant de choses, les petits accidents de la vie disparaissent, comme les détails du paysage s'effacent à l'oeil de celui qui les contemple du haut de la montagne. Les grandes masses restent seules distinctes au milieu du vague de l'éloignement. Aussi les susceptibilités, les petits reproches, les mille légers griefs de la vie habituelle, s'évanouissent maintenant de ma mémoire; il ne me reste que le souvenir des choses sérieuses et vraies. L'amitié de Planche, le souvenir de son dévouement, de sa bonté inépuisable pour moi, resteront dans ma vie et dans mon coeur comme des sentiments inaltérables.

Après avoir quitté Alfred, que j'ai conduit jusqu'à Vicence, j'ai fait une petite excursion dans les Alpes en suivant la Brenta. J'ai fait à pied jusqu'à huit lieues par jour, et j'ai reconnu que ce genre de fatigue m'était fort bon, physiquement et moralement.

Dites à Buloz que je lui écrirai des lettres, pour la Revue, sur mes voyages pédestres.

Je suis rentrée à Venise avec sept centimes dans ma poche! Sans cela, j'aurais été jusque dans le Tyrol; mais le besoin de hardes et d'argent m'a forcée de revenir. Dans quelques jours, je repartirai et je reprendrai la traversée des Alpes par les gorges de la Piave. Je puis aller loin ainsi, en dépensant cinq francs par jour et en faisant huit ou dix lieues, soit à pied, soit à âne. J'ai le projet d'établir mon quartier général à Venise, mais de courir le pays seule et en liberté. Je commence à me familiariser avec le dialecte.

Quand j'aurai vu cette province, j'irai à Constantinople, j'y passerai un mois, et je serai à Nohant pour les vacances. De là, j'irai faire un tour à Paris et je reviendrai à Venise.

Je suis fort affligée du silence de Maurice et fort contente d'apprendre au moins qu'il se porte bien. Son père me dit qu'il travaille et qu'on est content de lui. Pour vous, je vous ai prié au moins dix fois de voir ses notes et de m'en rendre compte. Il faut que j'y renonce; car vous ne m'en avez jamais dit un mot, gredin d'enfant! Je suis enchantée que mon mari garde Solange à Nohant. De cette manière, il me plaît fort de conserver Julie, puisque je n'ai pas à la nourrir. Sans cet arrangement, j'eusse fait mon possible pour retourner à Paris, malgré le peu d'argent que j'aurais eu pour un si long voyage. Je puis donc, sans aucun préjudice pour l'un ou l'autre de mes deux enfants, rester dehors jusqu'aux vacances.

Ne me parlez jamais, je vous prie, des articles qui se publient pour ou contre moi dans les journaux. J'ai au moins ici le bonheur d'être tout à fait étrangère à la littérature et de la traiter absolument comme un gagne-pain.

Adieu, mon ami; je vous embrasse de tout mon coeur. Écrivez-moi sur mon fils, envoyez-moi une lettre de lui. A tout prix, je la veux. Avez-vous de bonnes nouvelles de votre mère? Vous ne me parlez jamais de vous. Avez-vous des élèves? Faites-vous bien vos affaires? N'êtes-vous pas amoureux de quelque femme, de quelque science ou de quelque grue[3]? Pensez-vous un peu à votre vieille amie, qui vous aime toujours paternellement?

G.S.

[1] Banquier à Venise.

[2] Le docteur Pagello.

[3] Allusion à une grue apprivoisée par Boucoiran, à Nohant.

CXIII

A M. GUSTAVE PAPET, A PARIS

Venise, mai 1834.

Fais-moi le plaisir de voir le proviseur ou le censeur, et de demander à voir les notes de Maurice. Je l'ai demandé quarante fois à Boucoiran. Pas de réponse. Il y a des instants où ce silence m'effraye tellement, que je m'imagine que mon fils est mort et qu'on n'ose pas me le dire.

Peut-être le printemps t'aura-t-il attiré en Berri. En ce cas, renvoie la lettre à Maurice, directement au collège. Tu me rendras le service de le voir et de l'observer, quand tu retourneras à Paris. En attendant tu verras ma fille à Nohant. Tu me parleras beaucoup d'elle, de toi et du pays.

Conçois-tu que ni Laure ni Alphonse[1] ne m'écrivent! M'ont-ils oubliée aussi, ceux-là? Il me semble que je suis morte et que je frappe en vain à la porte des vivants.—Il est vrai que je leur avais annoncé mon prochain retour, et que me voilà encore à Venise pour quelque temps. Donne-moi au moins de leurs nouvelles.

Adieu, mon ami; tu vois que, si je repousse les épanchements de l'amitié dans certains cas, je reviens lui demander secours dans les affections plus profondes et plus réelles de la vie. Donne-moi aussi moyen de te faire du bien.

Je t'embrasse de tout mon coeur. Rappelle-moi l'amitié de ton père.

Tout à toi.

GEORGE S.

[1] M. et madame Fleury

CXIV

A M. HIPPOLYTE CHATIRON, A PARIS

Venise, 1er juin 1834.

Mon ami,

A présent que je suis revenue de Constantinople, je te dirai que c'est un bien beau pays, mais que je n'y suis pas allée. Il fait trop chaud et je n'ai pas assez d'argent pour cela. Si j'en avais, j'irais à Paris tout de suite et non ailleurs. Si tu entends dire que je suis noyée dans l'Archipel, sache donc bien qu'il n'en est rien et que c'est une nouvelle littéraire, rien de plus.

Je suis à Venise, travaillant comme un cheval, afin de payer mon voyage d'Italie, que je dois encore à mon éditeur, mais dont je m'acquitte peu à peu. Je comptais être débarrassée de cette corvée il y a deux mois. Des circonstances imprévues, un voyage dans le Tyrol, quelques chagrins, m'ont retardée dans mon travail, et dans mes profits par conséquent.

Néanmoins mon courage n'est pas mort; mais, pour le moment, je souffre beaucoup d'être loin de mes enfants depuis si longtemps. J'ai été dans une grande inquiétude par le silence de Boucoiran, lequel silence dure encore, je ne sais pourquoi. J'ai reçu enfin une lettre de Gustave Papet, qui en contenait une de Maurice, et une de Laure Decerf, qui me donne d'excellentes nouvelles de Solange.

Je suis donc en paix sur mes pauvres mioches; mais je n'en suis pas moins affamée de les revoir, et je serai, au plus tard, à Paris pour la distribution des prix. Les notes de Maurice sont excellentes. Il m'écrit la lettre la meilleure et la plus laconique du monde. «Tu me demandes si j'oublie ma vieille mère, non. Je pense tous les jours à toi. Tu me dis de t'écrire, espère que je t'écrirai. Tu me demandes si je suis corrigé de mes caprices d'enfant, oui.»

Voilà son style! on dirait un bulletin de la grande armée, et avec cela pas une faute d'orthographe; je suis bien contente de lui.

Comment va Léontine? Elle doit être bien grande, au train dont elle y allait quand je suis partie.

Es-tu toujours à Corbeil? D'après ce que tu me dis, tu es dans un bon air et dans une belle situation. Si tu as envie d'aller à Nohant au mois d'août, nous irons ensemble avec Léontine et Émilie, si sa santé le permet et si le coeur lui en dit.

Tu me parais un peu dégoûté du pays; mais il y aura une manière de ne pas trop s'apercevoir de ses désagréments. Ce sera de rester à fumer sur le perron, de bavarder à tort et à travers entre nous, et de dormir en chien sur le grand canapé du salon. Venise, avec ses escaliers de marbre blanc et les merveilles de son climat, ne me fait oublier aucune des choses qui m'ont été chères. Sois sûr que rien ne meurt en moi. J'ai une vie agitée. Mon destin me pousse d'un côté et de l'autre, mais mon coeur ne répudie pas le passé. Il souffre et se calme selon le temps qu'il fait. Les vieux souvenirs ont une puissance que nul ne peut méconnaître, et moi moins qu'un autre. Il m'est doux, au contraire, de les ressaisir, et nous nous retrouverons bientôt ensemble, dans notre vieux nid de Nohant, où je n'ai pas pu vivre, mais où je pourrai, peut-être plus tard, mourir en paix.

Dire que l'on aura une vie uniforme, sans nuages et sans reproches, c'est promettre un été sans pluie; mais, quand le coeur est bon, l'on se retrouve et l'on se souvient de s'être aimés. Il m'a semblé plusieurs fois que j'avais à me plaindre beaucoup de toi. J'ai pris définitivement le parti de ne plus m'en fâcher. Je savais bien que j'en reviendrais et que je ne pourrais pas rester en colère contre toi, que tu eusses tort ou non. Et ainsi de tout dans ma vie. Je réponds aux bons procédés, j'oublie les mauvais; je me console des maux et je sais jouir des biens qui m'arrivent. J'ai la philosophie du soldat en campagne.

Nous sommes bien frères sous ce rapport; mais, toi, tu agis ainsi, par indifférence; tu te consoles sans avoir souffert. Tant mieux, ton organisation est la meilleure.

Adieu, mon vieux; écris-moi donc, cela me fera beaucoup de bien. Je ne te dis rien de ma manière de vivre à Venise. Tu pourras lire beaucoup de détails sur ce pays, dans la Revue des Deux Mondes, numéros du 15 mai dernier et du 15 juin prochain, si toutefois cela t'intéresse.

Je voudrais avoir ici mes enfants et pouvoir y vivre longtemps; c'est un beau pays. Embrasse Émilie pour moi, et, si tu vois mon fils, parle-moi de lui beaucoup. Je t'embrasse de tout mon coeur.

Ecris-moi:

Alla Spezieria Ancillo.
         Campo San-Luca.
                   Venise
.

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