Correspondance, 1812-1876 — Tome 2
The Project Gutenberg eBook of Correspondance, 1812-1876 — Tome 2
Title: Correspondance, 1812-1876 — Tome 2
Author: George Sand
Release date: October 23, 2004 [eBook #13837]
Most recently updated: October 28, 2024
Language: French
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GEORGE SAND
CORRESPONDANCE
1812-1876
II
PARIS CALMANN LÉVY, ÉDITEUR. ANCIENNE MAISON MICHEL LÉVY FRÈRES 3, RUE AUBER, 3
1883
CORRESPONDANCE DE GEORGE SAND
CXLVI
A MADAME D'AGOULT, A GENÈVE
La Châtre, 10 juillet 1836.
Hélas! mon amie, je n'ai point encore plaidé en cour royale; par conséquent je n'ai ni gagné ni perdu. Il était question de mon dernier jugement sans doute quand on vous a annoncé ma victoire. C'est le 25 juillet seulement que je plaide. Si vous êtes à Genève le 1er août, vous saurez mon sort, et peut-être le saurez-vous par moi-même si j'ai la certitude de vous y trouver. Mais je n'ose l'espérer. Cependant, je rêve mon oasis près de vous et de Franz. Après tant de sables traversés, après avoir affronté tant d'orages, j'ai besoin de la source pure et de l'ombrage des deux beaux palmiers du désert. Les trouverai-je? Si vous ne devez pas être à Genève, je n'irai pas. J'irai à Paris voir l'abbé de Lamennais et deux ou trois amis véritables que je compte, entre mille amitiés superficielles, dans la «Babylone moderne».
Avez-vous vu, pour parler comme Obermann, la lune monter sur le Vélan? Que vous êtes-heureux, chers enfants, d'avoir la Suisse à vos pieds pour observer toutes les merveilles de la nature! Il me faudrait cela pour écrire deux ou trois chapitres de Lélia, car je refais Lélia, vous l'ai-je dit? Le poison qui m'a rendu malade est maintenant un remède qui me guérit. Ce livre m'avait précipitée dans le scepticisme; maintenant, il m'en retire; car vous savez que la maladie fait le livre, que le livre empire la maladie, et de même pour la guérison. Faire accorder cette oeuvre de colère avec une oeuvre de mansuétude et maintenir la plastique ne semble guère facile au premier abord. Cependant les caractères donnés, si vous en avez gardé souvenance, vous comprendrez que la sagesse ressort de celui de Trenmor, et l'amour divin de celui de Lélia.—Le prêtre borné et fanatique, la courtisane et le jeune homme faible et orgueilleux seront sacrifiés. Le tout à l'honneur de la morale; non pas de la morale des épiciers, ni de celle de nos salons, ma belle amie (je suis sûre que vous n'en êtes pas dupe), mais d'une morale que je voudrais faire à la taille des êtres qui vous ressemblent, et vous savez que j'ai l'ambition d'une certaine parenté avec vous à cet égard.
Se jeter dans le sein de mère Nature; la prendre réellement pour mère et pour soeur; retrancher stoïquement et religieusement de sa vie tout ce qui est vanité satisfaite; résister opiniâtrement aux orgueilleux et aux méchants; se faire humble et petit avec les infortunés; pleurer avec la misère du pauvre et ne pas vouloir d'autre consolation que la chute du riche; ne pas croire à d'autre Dieu que celui qui ordonne aux hommes la justice, l'égalité; vénérer ce qui est bon; juger sévèrement ce qui n'est que fort; vivre de presque rien, donner presque tout, afin de rétablir l'égalité primitive et de faire revivre l'institution divine; voilà la religion que je proclamerai dans mon petit coin et que j'aspire à prêcher à mes douze apôtres sous le tilleul de mon jardin.
Quant à l'amour, on en fera un livre et un cours à part. Lélia s'expliquera sous ce rapport d'une manière générale assez concise et se rangera dans les exceptions. Elle est de la famille des esséniens, compagne des palmiers, gens solitaria, dont parle Pline. Ce beau passage sera l'épigraphe de mon troisième volume, c'est celle de l'automne de ma vie.—Approuvez-vous mon plan de livre?—Quant au plan de vie, vous n'êtes pas compétente, vous êtes trop heureuse et trop jeune pour aller aux rives salubres de la mer Morte (toujours Pline le Jeune), et pour entrer dans cette famille, où personne ne naît, où personne ne meurt, etc.
Si je vous trouve à Genève, je vous lirai ce que j'ai fait, et vous m'aiderez à refaire mes levers de soleil, car vous les avez vus sur vos montagnes cent fois plus beaux que moi dans mon petit vallon. Ce que vous me dites de Franz me donne une envie vraiment maladive et furieuse de l'entendre. Vous savez que je me mets sous le piano quand il en joue. J'ai la fibre très forte et je ne trouve jamais des instruments assez puissants. Il est, au reste, le seul artiste du monde qui sache donner l'âme et la vie à un piano. J'ai entendu Thalberg à Paris. Il m'a fait l'effet d'un bon petit enfant bien gentil et bien sage. Il y a des heures où Franz, en s'amusant, badine comme lui sur quelques notes pour déchaîner ensuite les éléments furieux sur cette petite brise.
Attendez-moi, pour l'amour de Dieu! Je n'ose pourtant pas vous en prier; car l'Italie vaut mieux que moi. Et je suis un triste personnage à mettre dans la balance pour faire contre-poids à Rome et au soleil. J'espère un peu que l'excessive chaleur vous effrayera et que vous attendrez l'automne.
Êtes-vous bien accablée de cette canicule? Peut-être ne menez-vous cas une vie qui vous y expose souvent. Moi, je n'ai pas l'esprit de m'en préserver. Je pars à pied à trois heures du matin, avec le ferme propos de rentrer à huit; mais je me perds dans les trames, je m'oublie au bord des ruisseaux, je cours après les insectes et je rentre, à midi dans un état de torréfaction impossible à décrire.
L'autre jour, j'étais si accablée, que j'entrai dans la rivière tout habillée. Je n'avais pas prévu ce bain, de sorte que je n'avais pas de vêtements ad hoc. J'en sortis mouillée de pied en cap. Un peu plus loin, comme mes vêtements étaient déjà secs et que j'étais encore baignée de sueur, je me replongeai de nouveau dans l'Indre. Toute ma précaution fut d'accrocher ma robe à un buisson et de me baigner en peignoir. Je remis ma robe par-dessus, et les rares passants ne s'aperçurent pas dela singularité de mes draperies. Moyennant trois ou quatre bains par promenade, je fais encore trois ou quatre lieues à pied, par trente degrés de chaleur, et quelles lieues! Il ne passe pas un hanneton que je ne courre après. Quelquefois, toute mouillée et vêtue, je me jette sur l'herbe d'un pré au sortir de la rivière et je fais la sieste. Admirable saison qui permet tout le bien-être de la vie primitive.
Vous n'avez pas d'idée de tous les rêves que je fais dans mes courses au' soleil. Je me figure être aux beaux jours de la Grèce. Dans cet heureux pays que j'habite, on fait souvent deux lieues sans rencontrer une face humaine. Les troupeaux restent seuls dans les pâturages bien clos de haies magnifiques. L'illusion peut donc durer longtemps. C'est-un de mes grands amusements, quand je me promène un peu au loin dans des sentiers que je ne connais pas, de m'imaginer que je parcours un autre pays avec lequel je trouve de l'analogie. Je me souviens d'avoir erré dans les Alpes et de m'être crue en Amérique durant des heures entières. Maintenant, je me figure l'Arcadie en Berry. Il n'est pas une prairie, pas un bouquet d'arbres qui, sous un si beau soleil, ne me semble arcadien tout à fait.
Je vous enseigne tous mes secrets de bonheur. Si quelque jour (ce que je ne vous souhaite pas et ce à quoi je ne crois pas pour vous) vous êtes seule, vous vous souviendrez de mes «promenades» esséniennes. Peut-être trouverez-vous qu'il vaut mieux s'amuser à cela qu'à se brûler la cervelle, comme j'ai été souvent tentée de le faire en entrant au désert. Avez-vous de la force physique? C'est un grand point.
Malgré cela, j'ai des accès de spleen, n'en doutez pas; mais je résiste et je prie. Il y a manière de prier. Prier est une chose difficile, importante: C'est la fin de l'homme moral. Vous ne pouvez pas prier, vous. Je vous en défie, et, si vous prétendiez que vous le pouvez, je ne vous croirais pas. Mais j'en suis au premier degré, au plus faible, au plus imparfait, au plus misérable échelon de l'escalier de Jacob; Aussi je prie rarement et fort mal. Mais, si peu et si mal que ce soit; je sens un avant-goût d'extases infinies et de ravissements semblables à ceux de mon enfance quand je croyais voir la Vierge, comme une tache blanche, dans un soleil qui passait au-dessus de moi. Maintenant, je n'ai que des visions d'étoiles; mais je commence à faire des rêves singuliers.
A propos, savez-vous le nom de toutes les étoiles de notre hémisphère? Vous devriez bien apprendre l'astronomie pour me faire comprendre une foule de choses que je ne peux pas transporter de notre sphère à la voûte de l'immensité. Je parie que vous la savez à merveille, ou que, si vous voulez, vous la saurez dans huit jours.
Je suis désespérée du manque total d'intelligence que je découvre en moi pour une foule de choses, et précisément pour des choses que je meurs d'envie d'apprendre. Je suis venue à bout de bien connaître la carte céleste sans avoir recours à la sphère. Mais, quand je porte les yeux sur cette malheureuse boule peinte, et que je veux bien m'expliquer le grand mécanisme universel, je n'y comprends plus goutte. Je ne sais que des noms d'étoiles et de constellations. C'est toujours une très bonne chose pour le sens poétique.
On apprend à comprendre la beauté des astres par la comparaison. Aucune étoile ne ressemble à une autre quand on y fait bien attention. Je ne m'étais jamais doutée de cela avant cet été. Regardez, pour vous en convaincre, Antarès au sud, de neuf à dix heures du soir, et comparez-le avec Arcturus, que vous connaissez. Comparez Vega si blanche, si tranquille, toute la nuit, avec la Chèvre, qui s'élance dans le ciel vers minuit et qui est rouge, étincelante, brûlante en quelque sorte. A propos d'Antarès, qui est le coeur du Scorpion, regardez la courbe gracieuse de cette constellation; il y a de quoi se prosterner. Regardez aussi, si vous avez de bons yeux, la blancheur des Pléiades et la délicatesse de leur petit groupe au point du jour, et précisément au beau milieu de l'aube naissante. Vous connaissez tout cela; mais peut-être n'y avez-vous pas fait depuis longtemps une attention particulière. Je voudrais mettre un plaisir de plus dans votre heureuse vie. Vous voyez que je ne suis point avare de mes découvertes. C'est que Dieu est le maître de mes trésors.
Écrivez-moi toujours à la Châtre, poste restante. On me fera passer vos lettres à Bourges. Hélas! je quitte les nuits étoilées, et les prés de l'Arcadie. Plaignez-moi, et aimez-moi. Je vous embrasse de coeur tous deux et je salue respectueusement l'illustre docteur Ratissimo.
Vous m'avez fait de vous un portrait dont je n'avais pas besoin. En ce qu'il a de trop modeste, je sais mieux que vous à quoi m'en tenir. En ce qu'il a de vrai, ne sais-je pas votre vie, sans que personne me l'ait racontée? La fin n'explique-t-elle pas les antécédents? Oui, vous êtes une grande âme, un noble caractère et un bon coeur; c'est plus que tout le reste, c'est rare au dernier point, bien que tout le monde y prétende.
Plus j'avance en âge, plus je me prosterne devant la bonté, parce que je vois que c'est le bienfait dont Dieu nous est le plus avare. Là où il n'y a pas d'intelligence, ce qu'on appelle bonté est tout bonnement ineptie. Là où il n'y a pas de force, cette prétendue bonté est apathie. Là où il y a force et lumière, la bonté est presque introuvable; parce que l'expérience et l'observation ont fait naître la méfiance et la haine. Les âmes vouées aux plus nobles principes sont souvent les plus rudes et les plus âcres, parce qu'elles sont devenues malades à force de déceptions. On les estime, on les admire encore, mais on ne peut plus les aimer. Avoir été malheureux, sans cesser d'être intelligent et bon, fait supposer une organisation bien puissante, et ce sont celles-là que je cherche et que j'embrasse.
J'ai des grands hommes plein le dos (passez-moi l'expression). Je voudrais les voir tous dans Plutarque. Là, ils ne me font pas souffrir du côté humain. Qu'on les taille en marbre, qu'on les coule en bronze, et qu'on n'en parle plus. Tant qu'ils vivent, ils sont méchants, persécutants, fantasques, despotiques, amers, soupçonneux. Ils confondent dans le même mépris orgueilleux les boucs et les brebis. Ils sont pires à leurs amis qu'à leurs ennemis. Dieu nous en garde! Restez bonne, bête même si vous voulez. Franz pourra vous dire que je ne trouve jamais les gens que j'aime assez niais à mon gré. Que de fois je lui ai reproché d'avoir trop d'esprit! Heureusement que ce trop n'est pas grand'chose, et que je puis l'aimer beaucoup.
Adieu, chère; écrivez-moi. Puissiez-vous ne pas partir! Il fait trop chaud. Soyez sûre que vous souffrirez. On ne peut pas voyager la nuit en Italie. Si vous passez le Simplon (qui est bien la plus belle chose de l'univers), il faudra aller à pied pour bien voir, pour grimper. Vous mourrez à la peine! Je voudrais trouver je ne sais quel épouvantail pour nous retarder.
CXLVII
A. M. SCIPION DU ROURE, AUX BAINS DE LUCQUES
Bourges, 18 juillet 1836.
Madame Sand a dit à M. George tout ce que vous avez de bienveillance et de sympathie pour lui. Madame Sand est une bête que je ne vous engage pas à connaître et qui vous ennuierait mortellement; mais George est un excellent garçon, plein de coeur et de reconnaissance pour ceux qui veulent bien l'aimer.
Il sera heureux de serrer la main d'un ami inconnu, et, comme il a assez bonne opinion de lui-même, il est très disposé à trouver parfaits ceux qui l'acceptent tel qu'il est. Il n'a pas eu dans sa vie d'autre bonheur que l'amitié. Tout le reste lui a manqué. Tout ce qui réussit aux autres a mal tourné pour lui. Il s'en console avec les gens qui le comprennent et qui le plaignent sans le sermonner.
Vous lui êtes recommandé par un neveu qu'il aime et qu'il estime, et votre lettre seule eût ouvert son âme à la confiance. Il sera donc heureux de vous recevoir sous son toit quand il aura un toit quelconque.
Pour le moment, il plaide contre des adversaires qui lui disputent avec acharnement la maison de ses pères et les caresses de ses enfants. Il espère cependant ouvrir bientôt la porte de ce pauvre manoir à ses vieux amis et à ceux qui veulent bien le trouver digne de devenir le leur. Vous n'aurez besoin ni de menthe sauvage, ni de mesembriantheum pour être accueilli fraternellement. Cependant les fleurs de l'Apennin seront reçues avec reconnaissance, comme gage d'amitié et comme souvenir d'un pays aimé.
R… vous tiendra au courant des événements qui vont décider de mon sort. Si mon espoir se réalise, je passerai les vacances en Berry. Sinon, j'irai en Suisse me distraire de mes déboires et peut-être vous rencontrerai-je là aussi. J'engagerai notre ami à vous rappeler la bonne promesse que vous me faites.
Tout à vous.
GEORGE.
CXLVIII
A M…, RÉDACTEUR DU JOURNAL DU CHER
Bourges, 30 juillet 1836.
Monsieur,
Je n'aurais pas songé à réclamer contre l'étrange mauvaise foi avec laquelle le Journal du Cher a rendu compte du discours de M. l'avocat général dans le procès en séparation qui fait le sujet de votre article.
Cette relation a été transcrite dans d'autres journaux et vous avez été, comme eux, induit en erreur par l'évidente partialité qui a présidé à la rédaction première.
Le journaliste du Cher, après avoir complaisamment reproduit le plaidoyer de mon adversaire (et, à coup sûr, ce n'est pas par amour pour les belles-lettres ni pour l'éloquence), a jugé convenable de rendre en trois lignes le discours de M. l'avocat général, discours très beau, très impartial et très touchant, qui a ému le public en ma faveur durant près de deux heures.
Je me propose avec le temps d'écrire l'histoire de ce procès, intéressant et important non à cause de moi, mais à cause des grandes questions sociales qui s'y rattachent et qui ont été singulièrement traitées par mes adversaires, plus singulièrement envisagées par la cour royale de Bourges.
Je chercherai, devant l'opinion publique, une justice qui ne m'a pas été rendue, selon moi, par la magistrature, et l'opinion publique prononcera en dernier ressort. Je chercherai cette justice par amour de la justice et pour satisfaire l'invincible besoin de toute âme honnête.
Dans cette relation, dont la sincérité pourra être vérifiée par ceux-là mêmes qu'elle intéresse personnellement, je m'efforcerai de rendre l'impression générale du discours de M. Corbin et de rectifier des phrases que le journaliste du Cher n'a certainement pas sténographiées.
Je ne croirai pas manquer aux convenances, en donnant toute la publicité possible à des paroles prononcées devant un nombreux auditoire, et recueillies par toutes les femmes, par toutes les mères avec des larmes de sympathie.
Je dirai que, si M. l'avocat général a prononcé le mot que vous censurez, il ne lui a pas donné le sens qui vous blesse et qu'il a qualifié de noble, de glorieux le sentiment de force et de loyauté qui dicta ma conduite en cette circonstance. M. l'avocat général me pardonnera d'avoir si bonne mémoire. Il est le seul de mes juges dont je connaisse et dont j'accepte l'arrêt.
Je vous remercie, monsieur, non des éloges personnels que vous m'accordez dans votre journal, je ne les mérite pas; mais de la justice que vous rendez au vrai principe et au vrai sentiment de l'honneur féminin: la sincérité. Je souhaite que ce principe triomphe et je ne me pose pas comme l'héroïne de cette cause; je suis simplement l'adepte zélé ou l'adhérent sympathique de toute doctrine tendant à établir son règne. A ce titre, votre journal m'intéresse vivement.
J'y chercherai avec attention la lumière et la sagesse dont nous avons tous besoin pour savoir jusqu'où doit s'étendre la liberté de la femme, et, dans un système d'amélioration de moeurs, où doit s'arrêter l'indulgence de l'homme.
Je ne vous demande ni ne vous interdis la publication de cette lettre; je m'en rapporte à vous-même pour justifier M. l'avocat général d'une accusation qu'il ne mérite pas, et pour le faire de la manière la plus noble et la plus convenable.
Agréez, monsieur, mes cordiales salutations.
GEORGE SAND.
CXLIX
A M. GIRERD, AVOCAT, A NEVERS
Paris, 15 août 1836.
Mon bon frère Girerd,
J'ai déjà plusieurs fois commencé à vous répondre sans trouver une heure de liberté pour achever. Ces derniers événements out mis tant d'activité autour de nous, qu'il n'y a plus moyen de vivre pour son propre compte. Mais comment pouvez-vous imaginer, mon enfant, que l'amitié de Michel[1] se soit refroidie pour vous? l'ayant vu entouré, obsédé, écrasé comme il l'a été tout ce temps et, par-dessus le marché, souvent et gravement indisposé; je m'étonne peu qu'il n'ait point eu le temps de vous écrire. Je lui ai lu votre lettre, que j'ai reçue au moment de son départ. Il m'a dit qu'il vous écrirait de Bourges. Je crains qu'il ne soit malade; car, depuis dix jours, je devrais avoir de ses nouvelles et je n'en ai pas encore. Sa mauvaise santé m'inquiète et m'afflige beaucoup. Je l'ai soigné ici aussi bien que j'ai pu, et je l'ai vu bien souffrir. Nous avons parlé de vous tous les jours. Il vous dira, quand vous le reverrez, que je vous aime bien et que, de tous les amis qu'il m'a présentés, vous êtes celui pour lequel j'ai éprouvé le plus de sympathie. Quand vous reverrai-je? Je vais à la Châtre vers le 22 de ce mois-ci, et, vers le 30, je serai à Genève. Peut-être irai-je vous voir à Nevers si cela ne me détourne pas trop de ma route et n'augmente pas ma fatigue d'une manière trop exorbitante. Je serais si heureuse de connaître votre femme, votre enfant, votre patrie! Et le cap Sunium! nous avons fait de beaux rêves d'amitié, de repos, de bonheur! les réaliserons-nous?
Écrivez-moi à la Châtre, poste restante, du 20 au 30. Adieu, bon frère. Embrassez votre femme pour moi; dites-lui que je suis un bon garçon et que je suis bien heureuse de lui inspirer un peu de bienveillance. Peut-être m'accordera-t-elle de l'amitié si j'ai le bonheur de la connaître. On fait mon portrait de nouveau: je vous l'enverrai, ou je vous le porterai, ce qui me plairait bien mieux.
Tout à vous de coeur.
GEORGE.
[1] Michel (de Bourges).
CL
A MADAME MAURICE DUPIN, A PARIS
Nohant, 18 août 1836.
Chère maman,
J'allais partir pour Paris, au moment où mon fils est arrivé, tout seul comme un homme, et si impatient de me revoir, qu'il n'a pu prendre sur lui de rester un jour de plus à Paris pour vous embrasser. Cependant il en avait l'intention; car, d'après des reproches que je lui avais adressés à ce sujet, il m'écrivit, quelques jours avant son arrivée, une lettre que je vous envoie, et où vous verrez qu'il a de bons sentiments pour vous, malgré sa paresse ou son étourderie. Ce pauvre cher enfant est bien heureux d'être ici: il joue avec sa soeur et il respire le bon air de la campagne. Il n'a guère envie de retourner à Paris, et ce serait, je crois, les priver l'un et l'autre du meilleur temps de l'année que de les y ramener avant la fin des vacances. Je pense donc que je n'irai pas avant cette époque, et, en attendant, nous allons faire un petit voyage dans le Nivernais et dans l'Allier. Ils s'en font une grande fête et je suis bien heureuse de les voir heureux. Nous avons passé ces jours-ci à coller du papier dans mon cabinet de toilette; nous en avons fait une petite pièce charmante où Maurice installe ses joujoux, ses livres et ses crayons. Nous pensons à vous, à votre ardeur, et à votre habileté dans ces grands travaux, à votre bon goût, et à votre passion pour planter des clous. Quant à moi, j'en ai un torticolis effroyable.
Je vous envoie une lettre pour Pierret. Engagez-le à me répondre le plus vite possible; car je pars à la fin du mois, pour ma petite tournée. Donnez-moi en même temps de vos nouvelles, et soignez-vous bien afin de ne m'en donner que de bonnes. Adieu, chère maman; je tombe de fatigue et m'endors en vous embrassant de toute mon âme, ce qui me donnera une bonne nuit, j'en réponds.
Maurice vous écrira directement; aujourd'hui, la lettre est assez grosse. Renvoyez-moi la lettre de Maurice, pour ne pas démembrer ma collection; ce sont mes trésors, j'aime mieux cela que tous les romans du monde.
CLI
A M. FRANZ LISZT, A GENÈVE
Nohant, 18 août 1836.
J'ai failli vous arriver le jour du concert. Qu'eussiez-vous dit, si, au milieu du grand morceau brillant de Puzzi-Primo, je fusse entrée avec mes guêtres crottées et mon sac de voyage, et si je lui eusse frappé sur l'épaule au point d'orgue?
Puzzi-Primo ne se fût pas déconcerté, accoutumé qu'il est à braver insolemment les regards d'un public infatué de lui; voire d'un public de métaphysiciens, de Genevois. Mais Puzzi-Secondo, moins blasé sur le triomphe et moins certain de la douce bienveillance des demoiselles de seize ans, eût fait une exclamation inconvenante, qui n'eût pas été dans le ton du morceau.
J'aurais eu le plus grand plaisir du monde à vous faire manquer votre rentrée et à vous faire gâcher et massacrer votre finale. J'aurais, la première, tiré un sifflet, un mirliton, une guimbarde de ma poche, et j'aurais donné au public de métaphysiciens le signal des huées. J'aurais dit: «Messieurs, je suis l'agréable auteur de bagatelles immorales qui n'ont qu'un défaut, celui d'être beaucoup trop morales pour vous. Comme je suis un très grand métaphysicien, par conséquent très bon juge en musique, je vous manifeste mon mécontentement de celle que nous venons d'entendre, et je vous prie de vous joindre à moi, pour conspuer l'artiste vétérinaire et le gamin musical que vous venez d'entendre cogner misérablement cet instrument qui n'en peut mais.»
A ce discours superbe, les banquettes auraient plu sur votre tête, et je me fusse retirée fort satisfaite, comme fait Asmodée après chaque sottise de sa façon.
Sans plaisanterie, mes chers enfants, si j'avais eu cent écus, je partais et j'arrivais à l'heure dite. Pourquoi n'avez-vous pas ouvert une souscription pour me payer la diligence? Je vous déclare que, dans six semaines ou deux mois, si vous êtes toujours là-bas, j'irai, quelque orage qu'il fasse aux ceux, quelque calme plat qui règne dans mes finances. Vous me nourrirez bien pendant une quinzaine: je fume plus que je ne mange, et ma plus grande dépense sera le tabac. Je serais allée vous rejoindre dans le courant du mois, si je n'étais retenue ici par mes affaires.
Je prends possession de ma pauvre vieille maison, que le baron veut bien enfin me rendre (où je vais m'enterrer avec mes livres et mes cochons), décidée à vivre agricolement, philosophiquement et laborieusement, décidée à apprendre l'orthographe aussi bien que M. Planche, la logique aussi bien que feu mon précepteur, et la métaphysique aussi bien que le célèbre M. Liszt, élève de Ballanche, Rodrigues et Sénancour. Je veux, en outre, écrire en coulée et en bâtarde, mieux que Brard et Saint-Omer, et, si j'arrive jamais à faire au bas de mon nom le parafe de M. Prudhomme, je serai parfaitement heureuse et je mourrai contente. Mais ces graves études ne m'empêcheront pas d'aller voir de temps en temps mes mioches à Paris, et vous autres, là où vous serez. Hirondelles voyageuses, je vous trouverai bien, pourvu que vous me disiez où vous êtes, et je serai heureuse près de vous tant que vous serez heureux près de moi.
Je suis maintenant avec mes enfants dans la chère vallée Noire.
J'ai vu madame Liszt la veille de mon départ de Paris. Elle se portail bien et je l'ai embrassée pour son fils et pour moi. J'ai vu une fois Emmanuel, qui m'a chargée de le rappeler à votre amitié et qui m'a questionnée avec intérêt sur votre compte. On dit que notre cousin Heine s'est pétrifié en contemplation aux pieds de la princesse Belgiojoso. Sosthènes[1] est mort, ou il s'est reconnu dans un passage de la lettre imprimée, car je ne I'ai pas revu depuis ce temps-là.
Moi, je me porte bien, je suis bête comme une oie. Je dors douze heures, je ne fais rien du tout que coller des devants de cheminée, encadrer des images, collectionner des papillons, éreinter mon cheval, fumer mon narghilé, conter des contes à Solange, écouter du fond d'un nuage de tabac, à travers une croûte opaque d'imbécillité et de béatitude, les pitoyables discours facétieux ou politiques de mes douze amis, tous plus bêtes que moi. De temps en temps, je me lève dans un accès de colère républicaine; mais je m'aperçois que cela ne sert à rien, et je me replonge dans mon fauteuil sans avoir rien dit.
Au fond, je ne suis pas gaie. Peut-on l'être, tout à fait, avec sa raison? Non. La gaieté n'est qu'un excitant, comme la pipe et le café. L'être qui en use n'en est ni plus fort ni plus brillant. Tout mon désir est de m'abrutir, de m'appliquer aux occupations les plus simples, aux plaisirs les plus tranquilles et les plus modestes. Je crois que j'en viendrai aisément à bout. La vie active ne m'a jamais éblouie. Elle m'a fait mal aux yeux; mais elle ne m'a pas obscurci la vue. J'espère vieillir en paix avec moi-même et avec les autres.
Bonsoir, mes enfants; soyez bénis. À vous!
GEORGE.
[1] Sosthènes de la Rochefoucauld.
CLII
A MADAME D'AGOULT, A GENÈVE
Nohant, 20 août 1836.
Quoi qu'il arrive désormais, et sans aucun prétexte de retard que ma propre mort, je serai à Genève dans les quatre premiers jours de septembre. Je quitte Nohant le 28, je passe vingt-quatre heures à Bourges, et je me lance par Lyon. Les diligences sont pitoyables et ne vont pas vite. C'est pourquoi je ne puis vous fixer le jour de mon arrivée. Répondez-moi courrier par courrier où il faut que je descende à Genève. Nos lettres mettent quatre jours à parvenir. Vous avez le temps juste de me répondre un mot.
Nous ferons ce que vous voudrez. Nous irons ou nous nous tiendrons où vous voudrez. Pourvu que je sois avec vous, c'est tout ce qu'il me faut. Je vous avertis seulement que j'ai mes deux mioches avec moi. S'il m'eût fallu attendre la fin de leurs vacances pour tous aller voir, c'eût été encore six semaines de retard. Je les emmène donc. Ils sont peu gênants, très dociles, et accompagnés d'ailleurs d'une servante qui vous en débarrassera quand ils vous ennuieront. Si j'ai une chambre, que vous donniez un matelas par terre à Maurice, un même lit pour ma fille et pour moi nous suffiront. A Paris, nous n'en avons pas davantage quand ils sortent tous deux à la fois. La servante couchera à l'auberge.
Quand je voudrai écrire, si l'envie m'en prend (ce dont j'aime à douter), vous me prêterez un coin de votre table. Si toute cette population que je traîne à ma suite vous gêne, vous nous mettrez tous à l'auberge, que vous m'indiquerez la plus voisiné de votre domicile. En attendant, vous me direz où est ce domicile, car je ne m'en souviens plus, et j'écris au hasard Grande Rue sur l'adresse, sans savoir pourquoi.
Adieu, mes enfants bien-aimés. Je ne retrouverai mes esprits (si toutefois j'ai des esprits), je ne commencerai à croire à mon bonheur qu'auprès de vous.
CLIII
A-M. AUGUSTE MARTINEAU DESCHENEZ. A PARIS
Nohant, 21 août 1836.
Tu sais que mon procès est terminé. Je suis à Nohant en liberté et en sécurité. Je ne te parlerai plus de mes affaires. Les journaux sont là pour raconter ces mortels ennuis que je veux oublier, et sur lesquels il ne m'est pas possible de revenir, même avec mes plus chers amis.
Je comptais aller à Paris chercher Maurice, qui entrait en vacances et serrer la main de mes bons camarades. Mais le tracas de mes affaires en désarroi m'a retenue à Nohant quelques jours de plus que je ne pensais. Pendant ce temps, Maurice est venu me trouver. Maintenant que le voilà hors du triste Paris, il n'a guère envie d'y retourner avant la fin des vacances. Pour le distraire de son année scolaire et de mes angoisses, qu'il a si vivement partagées, je l'emmène, ainsi que Solange, à Genève, où Liszt et une dame fort distinguée, que j'aime beaucoup et qui tient de fort près à mon ami le musicien, nous attendent depuis longtemps.
Nous partons le 28, et nous reviendrons à Paris tous ensemble à la fin du mois. Ne dis à personne que je vais faire ce petit voyage. Un tas d'oisifs viendraient m'y relancer, soit par écrit, soit en personne, et je vais tâcher d'oublier la littérature au bord des lacs.
Je te verrai donc au mois d'octobre, mon cher Benjamin, et, si je puis t'enlever, je t'emmènerai passer quelque temps à Nohant. Tu es employé du gouvernement, pauvre enfant! arrange-toi alors pour avoir une bonne maladie de poitrine ou d'estomac (censé, comme dit Maurice), afin de prendre l'air de la campagne sous mes vieux noyers et sous l'aile paternelle de ton vieux George.
Donne-moi, en attendant, de tes nouvelles à Genève sous le couvert de
Liszt, Grande Rue, et aime-moi comme je t'aime.
Adieu.
CLIV
A MADEMOISELLE LEROYER DE CHANTEPIE, A ANGERS
Nohant, 21 août 1836.
Mademoiselle,
Je ne connais qu'une croyance et qu'un refuge: la foi en Dieu et en notre immortalité. Mon secret n'est pas neuf, il n'y a rien autre.
L'amour est une mauvaise chose, ou, tout au moins une tentative dangereuse. La gloire est vide et le mariage est odieux. La maternité a d'ineffables délices; mais, soit par l'amour, soit par le mariage, il faut l'acheter à un prix que je ne conseillerai jamais à personne d'y mettre. Quand je suis loin de mes enfants, dont l'éducation absorbe une grande part du temps, je cherche la solitude et j'y trouve, depuis que j'ai renoncé à beaucoup de choses impossibles, des douceurs que je n'espérais pas.
Je tâcherai de les exprimer, sous une forme poétique, dans un de mes ouvrages que j'augmente d'un volume: Lélia, que vous avez la bonté de juger avec indulgence et où j'ai mis plus de moi que dans tout autre livre. Puisque vous me croyez en savoir plus long que vous sur la science de la vie, je vous renvoie à la prochaine réimpression de cet ouvrage.
Mais j'ai bien peur que vous ne vous trompiez en m'attribuant le pouvoir de vous guérir. Vous trouverez de vous-même tout ce que j'ai trouvé, et vous le trouverez mieux approprié à vos facultés. Espérez, il y a des temps d'épreuves; mais celui qui nous fait malheureux prend soin de nous alléger le fardeau quand il devient trop lourd. Vous me paraissez être un de ses vases d'élection. Vous avez donc à le remercier d'être, sauf à savoir de lui, peu à peu, à quoi il vous destine.
Je voudrais être de ceux qui le prient avec ardeur et qui sont sûrs d'être exaucés. Je lui demanderais pour vous le bonheur ou, tout au moins, le calme et la résignation que vous me semblez faite pour comprendre et digne de posséder.
Agréez l'assurance de ma haute considération.
GEORGE SAND.
CLV
A M. ALEXIS DUTEIL, A LA CHÂTRE
Genève, septembre 1836.
Je passe mon temps fort agréablement à Genève, mon cher ami. Je te raconterai cela en détail, au coin du feu. J'ai à peine le temps de dormir. Mais je veux te dire que j'ai reçu ta lettre et que je te remercie mille fois de t'occuper de ton camarade absent et de ne pas négliger ses affaires, qu'il néglige si bien.
Et la vendange! cher Dyonisius? Songe à la vendange! songe à te faire du vin blanc potable. Ne néglige pas un point aussi important.
Je serai à Nohant dans les premiers jours d'octobre. Je pars d'ici le 30. Je m'arrêterai à Lyon. Je te porte du bon tabac à priser, et force cigarettes.
Adieu, bon vieux; dis à ta femme que je l'aime; aimez-moi, tous deux. A bientôt!
Mes mioches se portent à merveille. Ils supportent la fatigue héroïquement. Ursule n'est pas de même.[1] Elle était très épouvantée l'autre jour de se trouver dans un village appelé Martigny. Elle se croyait à la Martinique et ne se consolait que dans l'espoir d'en rapporter de bon café (historique).
Je suis ici: l'objet de la curiosité publique. Je ne fais pas un pas, je ne dis pas un mot qui n'en fasse faire et dire mille. Néanmoins on en est à la bienveillance pour moi, c'est la mode présentement.
Adieu, et me ama.
[1] Ursule Josse, femme de chambre de George Sand.
CLVI
A MADAME D'AGOULT, A GENÈVE
Lyon, le 3 octobre 1836.
Chers enfants,
Je suis à Lyon le bec dans l'eau. Je voulais partir sur-le-champ en recevant cette jolie lettre; mais je n'ai trouvé de places dans les diligences que pour le 3, c'est-à-dire pour aujourd'hui. Cela fait que j'enrage.
Au lieu de passer encore, près de vous, quelques-uns de ces beaux, jours qu'on cherche tant et qu'on attrape si peu, je suis dans la plus bête de toutes les villes du royaume, flânant avec madame Montgolfîer et un tas de particuliers que je ne connais ni d'Eve ni d'Adam. Ils m'ont trimballée à Fourvières. N'y allez jamais! il est bien pénible et il n'est pas bien joli. Puis ils m'ont menée au Gymnase, entendre piauler et piailler madame***, qui est, comme vous savez, toute pointue. Hier, ils m'ont assassinée en me faisant entendre Guillaume Tell, abominablement écorché et massacré par le plus plat orchestre et les plus, ignobles chanteurs que j'aie jamais entendus.
Cela, au reste, m'a fait du bien, en ce sens que je me suis réconciliée avec les théâtres d'Italie, que je méprisais beaucoup trop. Si la seconde ville de France chante si faux et si salement, sans offenser personne, il faut rendre hommage aux villes de cinquième et sixième ordre de l'Italie. On y chante juste, et, si on y a mauvais goût, on y a du chic, de l'élan et du toupet.
Aujourd'hui, on m'a fait dîner dans un restaurant très burlesque. On entre dans une cuisine, on monte à talons un escalier plein d'immondices, et on arrive à une petite chambre fort sale, où on vous sert cependant un très bon dîner. Ce soir, nous sommes rentrés chez madame Montgolfîer, et un monsieur—que vous connaissez, à ce qu'on dit,—m'a chanté, sans aucune espèce de voix, deux ou trois morceaux de Schubert que je ne connaissais pas. J'ai deviné que cela devait être très beau.
La Montgolfière me paraît une excellente femme un peu atteinte par la cancanerie, l'investigation et la curiosité provinciales, brodant un peu, amplifiant pas mal, et jugeant parfois à côté; du reste, proclamant et pratiquant des sentiments très élevés, et possédant des facultés et des qualités qui n'ont manqué que d'un peu plus de développement. Je la crois très sincèrement zélée pour Franz et très dévouée à vous. Elle est charmante pour moi. Gévaudan, qui m'avait quittée à moitié chemin pour prendre une route plus courte, a reparu tout à coup hier sur mon horizon mélancolique. Il prétend être rappelé à Lyon par sa caisse de cigares, qu'il faut recevoir et payer. As you like it, all is well that ends well, et beaucoup d'autres proverbes shakespeariens qui ne changeront rien à nos positions respectives. Je suis charmée de le voir, il promène mes Piffoels[1] pendant que je travaille le matin à notre fameuse relation[2], mais je crois qu'il fait much ado about nothing.
Bonsoir, mes bons et chers enfants. Aimez-moi seulement la moitié de ce que je vous aime, et ce sera beaucoup. Je n'ai pas le droit de vous en demander davantage. Vous vous occupez tant le coeur et l'esprit l'un et l'autre, qu'il ne reste pas une part de première qualité pour les rustres de mon espèce, gens solitaria et thérapeutique. Mais cela ne m'empêche pas de vous mettre en première ligne dans mes affections, sans me soucier de «l'équilibre de la vie morale et intellectuelle».
Fazy[3] m'a envoyé le cachet. Je ne vous charge pas de le remercier. Il m'a dit qu'il serait le 4 à Lyon: c'est donc demain que je le remercierai moi-même avec toute l'ardente effusion que vous me connaissez. Je vous prie de donner une bonne poignée de main pour moi au major[4] et à Grast[5], que j'aime beaucoup parce qu'il abonde toujours dans mon sens. Rappelez-moi au souvenir de mademoiselle Mérienne[6], donnez un grandissime coup de pied gévaudanitique au Rat, et, quant à madame sa mère, je crois que j'aurais dû aller lui faire une visite, car elle a été jadis très obligeante pour moi. Mais je sais que, depuis, elle m'a prise en horreur, à cause de la redingote (ou redinglande) de son fils. Le fait est que je l'ai oubliée absolument, comme tout ce qui me paraît hostile est oublié de moi en cette vie et en l'autre. Amen!
Les Piffoels ronflent et se portent bien. Moi, je vous bige et vous presse tous deux dans mes bras.
Je supplie Franz de m'envoyer ici mon épreuve d'André, courrier par courrier, sous enveloppe. Si vous avez quelques courses à me faire faire, dépêchez-vous de m'écrire. Adieu.
Hôtel de Milan, place des Terraux, à Lyon.
[1] Sobriquet donné par Litz à Maurice et à Solange
[2] Voy. les Lettres d'un voyageur.
[3] James Fazy, président de la république de Genève
[4] Le major Pictet, de l'armée fédérale Suisse, frère du savant
docteur Pictet.
[5] Grast, réfugié piémontais, alors à Genève.
[6] Mademoiselle Mérienne, artiste peintre, à Genève.
CLVII
A M. FRANZ LISZT, A PARIS
Nohant, 10 octobre 1836.
Que devenez-vous, mes enfants chéris? Je reçois des lettres de tout Genève, excepté de vous. Fazy et Grast m'ont déjà écrit. Ils me disent que vous avez été donner un concert à Lausanne et que vous serez bientôt à Paris. Moi aussi, j'y serai et j'aurai besoin de vous y retrouver pour adoucir les jours de rentrée des Piffoels à leurs écoles respectives.
Ce moment-là est fort triste pour moi, tous les ans, et plus je vais, plus il le devient; car je n'ai plus d'autre passion que celle de la progéniture. C'est une passion comme les autres, accompagnée d'orages, de bourrasques, de chagrins et de déceptions. Mais elle a sur toutes les autres l'avantage de durer toujours et de ne se rebuter de rien. En attendant la séparation, nous nous reposons ici.
Je me suis avisée, après avoir mis ma lettre à la poste de Lyon, qu'en raison du blocus, la convention postale était peut-être rompue et que j'aurais dû affranchir. Vous me direz si vous l'avez reçue.
Et vous, mes bons Fellows[1], nos chers projets tiennent-ils toujours? Je fais approprier ma chambre le mieux possible pour y loger Marie. Jamais je n'ai eu tant le souci de la propriété. Je m'aperçois de mille inconvénients qui ne m'avaient jamais frappée. Je crains que les appartements ne soient froids et incommodes. Je fais faire des rideaux, chose inconnue dans ma chambre jusqu'à ce jour. Si j'avais le temps, je ferais bâtir une aile à mon castel. Je suis aussi grognon envers les ouvriers que le marquis de Morand. Enfin mes amis me demandent si j'ai attrapé quelque maladie en Suisse pour prendre tant de soins et de précautions.
Avec tout cela, j'ai une peur affreuse que ma belle comtesse ne se croie ici dans un champ de Cosaques. J'ai déjà essayé de l'y installer en peinture, et je regarde à chaque instant le portrait, pour voir s'il ne bâille pas et s'il ne s'enrhume pas. N'allez pas me donner tous ces tourments pour rien, mes bons amis; que j'en sois au moins récompensée par votre présence. Je ne puis promettre à Marie qu'elle sera contente de mon domicile et de mon rustre entourage; mais elle sera contente de mon zèle, de mon assiduité et du dévouement absolu de moi et de tous les miens.
Venez donc bientôt, Fellows! Les Piffoels comptent sur vous.
Moi, je suis un peu spleenétique. Je ne sais pas trop pourquoi. C'est peut-être parce que je n'ai pas d'argent. Adieu, mes enfants. Si vous ne venez pas tout de suite à Paris, écrivez-moi chez Didier, rue du Regard, 6. J'y serai du 20 au 25.
Aimez-vous un peu le solitaire marchand de cochons? Il vous aime de toute son âme et vous bige mille fois.
[1] Sobriquet que se donnait Liszt et qu'il donnait aussi à son élève,
Hermann Cohen.
CLVIII
A M. DUDEVAN, A PARIS
Paris, novembre 1836.
L'état de Maurice me tourmente beaucoup. Je ne le lui dis pas, mais je crains qu'il n'ait une maladie de langueur. Il ne dort que d'un sommeil léger et entrecoupé de rêves. Ce n'est pas là le sommeil de son âge. Il ne souffre pas; mais les deux médecins qui le voient, celui du collège et celui qui vient ici tous les jours, comme ami, lui trouvent les mêmes symptômes d'excitation nerveuse et d'agitation au coeur.
Je ne sais comment faire pour partir. J'ai besoin d'être à Nohant; mais, dès que je parle de mon départ, il fond en larmes et la fièvre le prend. Je l'ai tant raisonné, qu'il se soumet à tout ce que j'exige. Il ne dit rien; mais il est malade. Venez à mon secours, je vous en supplie. Parlez-lui avec tendresse et douceur. Cet enfant chérit également ses parents; mais il est faible de corps et de caractère. La sévérité le brise et le consterne.
Les médecins recommandent de lui épargner la contrariété, cela devient bien embarrassant. Comment élever un enfant sans le contrarier? Ils disent que c'est une fièvre de croissance, mais qu'une maladie plus grave peut se développer, si l'on irrite cette fièvre. En effet, je lui trouve, la nuit, le coeur plus agité encore que lorsque ces messieurs l'examinent. Je tremble qu'il ne soit attaqué de la maladie dont j'ai souffert toute ma vie et dont je souffre toujours. Si j'étais au moins assurée qu'il eût une aussi bonne constitution, que moi! Mais il n'en est pas ainsi. Le chagrin lui est contraire.
Je vous assure qu'on a fait une grande faute, je dirai même un grand crime, en informant cet enfant de ce qu'il devait ignorer, de ce qu'il pouvait du moins ignorer en partie et ne comprendre que vaguement. Le mal est fait, ce n'est ni vous ni moi qui l'avons voulu. Quant à moi, j'ai la conscience d'avoir toujours travaillé à lui faire partager également son affection entre vous et moi.
Aujourd'hui, il ne s'agit plus de nos dissensions personnelles; il s'agit d'un intérêt qui passe avant tout: la santé de notre enfant. Ne le jetons pas, au nom du ciel! dans une rivalité d'affection qui excite sa sensibilité déjà trop vive. De même que je l'encourage dans sa tendresse pour vous, ne le contrariez pas dans sa tendresse pour moi. Venez le voir ici tant que vous voudrez. S'il vous est désagréable de me rencontrer, rien n'est plus facile que de l'éviter. Quant a moi, je n'y ai aucune répugnance. L'état où je vois Maurice fait taire tout autre sentiment que le désir de le calmer, de le guérir au moral et au physique.
Je resterai ici jusqu'à ce qu'il soit rétabli et je ne ferai rien à son égard que vous n'approuviez. Secondez-moi, vous aimez votre fils autant que je l'aime. Épargnez-lui des émotions qu'il n'a pas la force de supporter. Si je lui disais du mal de vous, je lui ferais beaucoup de mal. Que la précaution soit réciproque.
Quel intérêt aurions-nous maintenant à nous combattre dans le coeur d'un pauvre enfant plein de douceur et d'affection? Ce serait pousser trop loin la guerre, et, quant à moi, je ne la comprends pas à ce point.
A. D.
Maurice ignore absolument mes inquiétudes. Il s'attend toujours à rentrer au collège d'un jour à l'autre. Ne lui parlez pas de son battement de coeur. Le médecin dit toujours devant lui que ce n'est rien du tout.
CLIX
A M. SCIPION DU ROURE, A ARLES
Paris, 13 décembre 1836.
J'ai reçu votre lettre aujourd'hui seulement. Vous m'annoncez que vous partez de chez vous le 10 décembre. Je crains bien que la réponse que je vous adresse par le même courrier à Montélégier n'arrive pas à temps. Dans cette lettre, je vous disais ce que je vais vous répéter.
Mon fils est malade. D'un jour à l'autre, je m'apprête à partir; mais je ne puis le mettre en voiture, sans la permission du médecin: Et puis son père me le refuse; moi, je ne me soumets jamais aux refus. Je tranche le noeud avec l'épée de ma volonté, qui n'est pas tout à fait aussi bien trempée que celle d'Alexandre, mais qui n'est pas moins logique.
Voici donc ce que vous allez faire si vous arrivez à Nohant avant moi. A peine arrivé, vous m'écrirez et je vous répondrai un billet tous les soirs pour vous donner mon bulletin. Vous m'écrirez également tous les soirs.
Les lettres mettent vingt-quatre heures à faire le chemin. Ce sera une manière de vous faire prendre patience.
Vous êtes recommandé à mes amis et il est ordonné à mes domestiques de vous recevoir, héberger, servir, aimer et honorer, sous peine de mort. Vous vous installerez dans la meilleure chambre possible. Puis vous vous promènerez, puis vous lirez, puis vous m'écrirez; installez-vous à cet effet dans mon cabinet.
Puis vous préparerez la maison à nous recevoir; car nous arriverons trois ou quatre, et je ne crois pas qu'il y ait une chambre potable pour mes hôtes. Je vais joindre ici une note de tous les travaux que je vous confie. Vous serez secondé par ma duègne, Rosalie, femme intelligente, active et revêche, qui aime à être employée aux grandes choses et qui vous adorera. Voilà!
Puis vous serez philosophe, puis vous mènerez la vie de l'ermite et du pèlerin, puis vous serez bien certain que j'enrage pour deux raisons: la première, parce que je vous fais attendre; la seconde, parce que mon fils est malade. Je hais Paris, j'y meurs de spleen et je n'y resterai pas une heure de plus qu'il ne faudra. J'y suis d'une humeur massacrante, d'un caractère insupportable, toujours affairée, obsédée, pestant d'être détournée de mes amis par une foule de sots, ne faisant ni ce que je veux, ni ce que je dois, en grillant de secouer la boue de cette ville maudite.
S'il ne fait pas plus chaud dans la vallée Noire, du moins nous aurons de beaux brouillards et de superbes bruits de vent dans les arbres.
J'ai pleuré toute la nuit dernière dans ma chambre d'auberge, uniquement par désespoir de ne pas voir le ciel et de ne pas entendre souffler l'air. Si je ne sais quel incident prolongeait mon séjour ici d'un certain nombre de jours, vous le sauriez aussitôt et vous tiendriez me rejoindre rue Laffitte, 21.—Voilà mes précautions prises.—A la garde de Dieu! Il est impossible que nous échappions encore cette fois l'un à l'autre, si vous avez un aussi vif désir que moi de serrer une main amie.
Tout ce que vous m'annoncez de vous me convient de plus en plus, surtout s'il est bien certain que vous ne cultivez pas les belles-lettres. J'en ai plein le dos. Ainsi nous nous entendrons.
Adieu, au revoir. Tout à vous de coeur.
GEORGE.
CLX
AU MÊME, A PARIS
Paris, 5 janvier 1837.
Quelque temps qu'il fasse, je pars samedi matin et je vous emmène dans une horrible charrette que son propriétaire berrichon a nommée, Dieu me pardonne? calèche en me la prêtant. Vous n'y serez pas bien, je vous en avertis; mais vous y serez consolé du froid par les perles de ma conversation. Je crains bien que vous n'invoquiez souvent les charmes de la solitude. Cela ne me regarde pas.
Mettez vos paquets à la diligence. N'ayez avec vous qu'un excessivement petit sac de nuit, et soyez rue du Regard, n° 6, à sept heures du matin, jour ou non, mort ou vif. C'est une drôle de partie de plaisir que je vais vous faire faire!
Si on me dit jamais que vous n'êtes pas mon véritable ami, après pareille épreuve, j'aurai quelque raison de croire au moins à votre persévérance stoïque.
Je ne vous dirai pas un mot de mon amitié aujourd'hui, pour vous punir d'en avoir douté hier.
Tout à vous.
GEORGE.
CLXI
A MADAME D'AGOULT, A PARIS
Nohant, 18 janvier 1837.
Eh bien, chère, où êtes-vous donc? Partez-vous? Arrivez-vous? Je vous croyais si près, ces jours-ci, que je vous avais écrit à Châteauroux.
Rollinat vous attendait pour vous offrir ses services et vous embarquer. Mais le voilà, aujourd'hui! Il arrive seul, et, de vous, point de nouvelles. Je vous écris à tout hasard, désirant de tout mon coeur que la présente ne vous trouve plus à Paris. Venez donc! Sauf les rideaux, qui sont trop courts de trois pieds, votre chambre est habitable. Il n'y a pas un souffle d'air. Le garde-manger est garni de gibier. Il y a du bois sec sous le hangar. L'aubergiste de la poste, chez lequel la diligence de Blois vous dépose, est averti; vous aurez, pour venir de Châteauroux à Nohant, une voiture fermée et des chevaux. Ainsi, ne vous occupez de rien. Nommez-vous seulement, ou nommez-moi, et on vous servira. A revoir bientôt, tout de suite, n'est-ce pas? Si le bon Grzymala [1] veut vous accompagner, emmenez-le. Sa présence augmentera (s'il est possible) l'honneur et le bonheur de la vôtre.
Le futur précepteur[2] est chargé de ne pas quitter Paris sans s'informer de vous et mettre à vos pieds son bras et ses jambes. Je voudrais pouvoir vous envoyer prendre par un ballon chauffé à la vapeur; mais l'argent me manque.
Tout à vous de coeur.
G. S.
Franz (si Marie est partie), ma lettre allumera votre pipe, et je vous bige. Venez le plus tôt possible.
[1] Le comte Albert Grzymala, Polonais, ami de George Sand. [2] Eugène Pelletan.
CLXII
A M. ADOLPHE GUBROULT, A PARIS
Nohant, 14 février 1837.
Mon cher camarade,
Il faut absolument que vous me trouviez l'adresse de ma suivante. Je vous envoie une seconde lettre pour elle, je suis extrêmement pressée d'en avoir la réponse. Pardon, mille fois, de la corvée. Donnez-moi à tous les diables; mais faites un dernier effort de courage pour obliger le plus oublieux de vos amis.
Pour du talent, vous n'en manquez pas; votre article en est rempli. Mais ce n'est pas le compliment que vous attendez de moi: vous voulez que je rende justice à vos opinions. En leur rendant justice, je ne vous dirai que des injures.
Oui, mon ami, vous êtes une canaille, une franche canaille. Ah!
Bertrand, je ne vous reconnais pas là!
Que vous vouliez du bien aux Arabes, que vous soyez tenté de travailler à leur liberté, que vous accusiez le despotisme de l'Égyptien, soit: c'est prendre le bon côté des choses, en ce qui concerne l'Orient. Mais, malheureux (je parle ici aux saint-simoniens plus qu'à vous), vous abandonnez la cause de la justice et de la vérité en France, là où elle pouvait être comprise plus vite que partout ailleurs et où elle le sera, n'en doutez pas, par nos enfants.
Si peu que vous eussiez fait, on eût pu dire qu'il existait une société conservatrice du grand principe d'égalité. Principe banni, chassé, honni et persécuté par toute la terre, mais réfugié dans le coeur d'un petit nombre d'hommes de bien. Un jour, vous eussiez été des dieux peut-être!
Vous avez été forcé de chercher à l'étranger des moyens d'existence. Il vaudrait mieux se brûler la cervelle que de les tenir d'un gouvernement infâme, d'un homme qui est le principe incarné d'oppression et de démoralisation. S'expatrier est déjà une faiblesse. Vous avez cédé à la persécution. Vous avez rougi, non de votre misère, qui vous rendait véritablement grand, mais de votre impuissance sur l'opinion, qui accusait le manque de talent dans la direction suprême de votre secte.
Vous avez en tort. Si faible que fût la rédaction de votre morale, comme cette morale était la seule, la vraie, elle eût fini par attirer sur vous la considération que vous méritez. Et, si la grande affaire ne se fût pas opérée un jour au nom de Saint-Simon et d'Enfantin, du moins Enfantin et Saint-Simon eussent en une grande place dans l'histoire de la morale, à côté de celle que Lafayette occupe dans l'histoire politique.
Mais tout cela est fichu. Vous êtes tombés dans un système de transaction mystérieuse auquel on ne comprend plus rien. Vous semblez pressés de vous faire oublier en France et d'obtenir le pardon du bien que vous avez tenté. Vous parlez de régénérer des peuples qui n'existent pas encore. En fait, vous vivez par la grâce de Louis-Philippe. Et vous? vous voilà rédacteur des Débats, ni plus ni moins que mon ami Janin.
Taisez-vous, relaps! vous feriez mieux de monter une boutique de savetier et de ressemeler de vieilles bottes. Voyez à quelles concessions vous êtes obligé de descendre pour faire avaler à M. Bertin l'émission de vos idées sur le despotisme de Mohammed-Ali!
En vérité, le juste milieu ne s'embarrasse guère des libéraux des bords du Nil, pourvu qu'en leur faisant des compliments, vous ôtiez votre chapeau bien bas devant la poire royale. C'est ce que vous faites.
Vous dites: «En 1830, la France a mis la dernière main à son système de liberté; la liberté humaine, la dignité de l'individu ont été constituées d'une manière désormais indestructible, etc.!» et mille autres blasphèmes qui feraient jurer Michel comme un possédé, et qui, à moi, me font peine.
Certainement, si vous raisonnez comme Thiers et Guizot; si la liberté est pour vous compatible avec la monarchie; si la dignité humaine, sans l'égalité, vous paraît admissible; si vous appelez abolition des distinctions sociales le principe qui serre comme un étau, dans le coeur de l'homme, l'amour de la propriété, l'égoïsme, l'oubli complet du pauvre, qui érige en vertu l'ordre public, c'est-à-dire le droit de tuer quiconque demande du pain d'une voix forte et avec l'autorité de la justice naturelle de la faim; certes, si vous acceptez tout cela, vous raisonnez bien et je n'ai pas le plus petit mot à dire.
Mais, s'il vous reste, du saint-simonisme, au moins la religion du principe fondamental: la loi du partage et de l'égalité, comment pouvez-vous faire ces concessions, même avec de bonnes intentions, à un état de choses odieux? Et c'est le lendemain des lois exécrables qui enterrent toute liberté, toute dignité humaine pour dix ans, pour vingt ans peut-être, que vous émettez ce beau principe: La France est libre, heureuse, honorable; il n'y a plus rien à lui souhaiter. Tâchons de penser aux Arabes, et d'en faire un peuple aussi honnête que nous.
Oh non! laissez-les dans l'abrutissement. Ils ne sont pas coupables d'être esclaves, eux qui n'ont pas le sentiment de la dignité humaine. Mais, nous qui prétendons l'avoir, il est étrange de voir à quelle époque de notre existence politique nous nous en vantons!
Mon ami, je ne vous ferai pas changer d'avis. Quand on se décide à dire et à écrire quelque chose, on y a songé; on croit avoir bien compris, bien jugé la question; on est préparé à considérer comme des rêves et des erreurs tout ce qui vient de la partie adverse. Je ne vous dis donc pas mes raisons pour vous convertir; mais c'est afin que nous nous comprenions, et que nous partions chacun d'un principe bien connu, pour nous quereller si l'envie nous en vient. Je vous dis, moi, que je ne connais et n'ai jamais connu qu'un principe: celui de l'abolition de la propriété.
Voilà en quoi j'ai toujours vénéré le saint-simonisme; voilà en quoi j'adore certains républicains véritables (il y en a peu, soyez-en sûr). Si je ne suis ni saint-simonien, ni républicain (je me suppose homme un instant), c'est que je ne vois pas une formule digne de rallier des hommes, pas une circonstance capable de développer par des actions les bons sentiments. Le moment ne permet rien à des hommes ordinaires, comme Enfantin, vous et moi. Je dis ordinaires en fait d'intelligence; car je n'ôte rien à la haute moralité d'Enfantin (je n'en sais rien et j'aime à y croire).
Il fallait donc attendre des chefs, un ordre de bataille, un drapeau et une armée qui voulût combattre sérieusement. Tout cela manquant, il n'y a plus autre chose à faire que de garder en soi le bon principe, pur, sans tache, sans ombre de concession à ce jésuitisme métaphysique: prétendue morale à laquelle les hommes ne croient ni les uns ni les autres.
Un jour viendra où ce bon principe aura son tour. Si nous ne sommes plus, nos enfants ou nos neveux, l'ayant reçu de nous, parleront, et feront quelque chose. Vous me parlez de deux cents exemplaires de mon portrait distribués à vos prolétaires. Vous avez donc deux cents prolétaires? Vous m'aviez toujours dit une cinquantaine au plus. Je veux vous questionner sur le personnel de vos saint-simoniens. Que croient-ils? Que pensent-ils? Que veulent-ils?
Autant que j'en ai pu juger par Vinçard, ce sont des républicains à l'eau de rose, des gens de bien, mais beaucoup trop doux, trop évangéliques et trop patients. Les éléments de l'avenir seraient une race de prolétaires farouches, orgueilleux, prêts à reprendre par la force tous les droits de l'homme.
Mais où est cette race? On la séduit d'un côté par une apparence de bien-être, de l'autre par dès maximes de prétendue civilisation dont elle sera dupe. Pauvre peuple!
Si vous voyez Vinçard, dites-lui que j'espère dîner avec lui, à mon premier voyage à Paris. Il est vrai que je ne sais pas quand j'irai. Je vous attends toujours à la mi-novembre. Mettez-moi de côté, je vous prie, quelques exemplaires de ce portrait. Je souscris pour une vingtaine. Envoyez-m'en un dans une lettre, que je voie ce que cela produit sur le papier.
Dites-moi ce que devient Buloz. Est-il enfin l'époux d'une jeune et
belle fille? La fin de son mariage m'importe beaucoup pour mes affaires.
Répondez-moi. Adieu, cher ami; rappelez-moi au bon souvenir de madame
Mathieu et de votre gentille soeur.
Tout à vous de coeur.
CLXIII
A. M. JULES JANIN
Nohant, 15 février 1837.
Vous êtes, bien aimable de m'avoir répondu si vite et si consciencieusement, mon cher camarade. Je vous remercie de votre excellente disposition pour Calamatta. J'avais envoyé mon mauvais feuilleton au Monde[1] lorsque j'ai reçu votre lettre, et je ne puis ni le reprendre, ni en recommencer un; car je suis stupide à ce genre de travail.
Je suis totalement incapable de travailler dans les Débats. Je ne vous parle pas des opinions, qui sont choses sacrées, même chez une femme; mais seulement de la manière d'envisager la question littéraire. Songez que je n'ai pas l'ombre d'esprit, que je suis lourde, prolixe, emphatique, et que je n'ai aucune des conditions du journalisme. Ce que je fais maintenant au Monde n'irait point aux Débats, et, quant aux idées, n'y serait peut-être point admis.
Comment, mon ami, arriver dans un journal où vous écrivez et se risquer sur un terrain où vous régnez incontestablement? Je n'irai jamais me poser en rival de qui que ce soit. J'ai trop d'indolence pour cela, et me poser en concurrence d'un souverain me convient encore moins. Je ne me sens pas de force à lutter contre une gloire établie. Qui sait si cette gloire que je salue avec tant de plaisir et d'affection, ne me deviendrait pas amère du moment qu'elle m'écraserait!
Ma foi, non! je suis bien plus heureuse comme cela. Laissez-moi mon petit coin. D'ailleurs, je vous déclare, sur l'honneur, que je n'ai pas le moindre souci d'ambition, soit d'argent, soit de réputation. J'ai produit tout ce que je pouvais produire, et je n'aspire plus qu'à me reposer et à suspendre ma plume à côté de ma pipe turque.
Je ne travaille pas dans le Monde, je ne suis l'associée de personne. Associée de l'abbé de Lamennais est un titre et un honneur qui ne peuvent m'aller. Je suis son dévoué serviteur. Il est si bon et je l'aime tant, que je lui donnerai autant de mon sang et de mon encre qu'il m'en demandera. Mais il ne m'en demandera guère, car il n'a pas besoin de moi, Dieu merci! Je n'ai pas l'outrecuidance de croire que je le sers autrement que pour donner, par mon babil frivole, quelques abonnés de plus à son journal; lequel journal durera ce qu'il voudra et me payera ce qu'il pourra. Je ne m'en soucie pas beaucoup. L'abbé de Lamennais sera toujours l'abbé de Lamennais, et il n'y a ni conseil ni association possibles pour faire, de George, autre chose qu'un très pauvre garçon.
Je ne doute ni de la bonté de M. Bertin ni de sa largesse; mais il n'y a pas de raison pour que j'aille, sans aucun droit, réclamer son vif intérêt. Mon genre de travail ne lui conviendrait pas, et j'ai la tête un peu dure, à présent que j'ai des cheveux blancs, pour acquérir la grâce, la concision et tout ce qu'il faudrait pour plaire à son public.
Croyez-moi, restons chacun chez nous. C'est l'ambition qui perd les hommes. Ne forçons point notre talent. Il ne faut faire en public que ce qu'on fait fort bien, etc., etc. Voyez Sancho Pança et les trente mille proverbes.
Tout mon désir est donc pour le moment fiché en une seule chose: vendre mon travail passé, afin de n'avoir plus de travail futur à affronter. Vous n'imaginez pas, mon ami, quel dégoût m'inspire à présent la littérature (la mienne s'entend). J'aime la campagne de passion; j'ai, comme vous, tous les goûts du ménage, de l'intérieur, des chiens, des chats, des enfants par-dessus tout. Je ne suis plus jeune. J'ai besoin de dormir la nuit et de flâner tout le jour. Aidez-moi à me tirer des pattes de Buloz, et je vous bénirai tous les jours de ma vie. Je vous ferai des manuscrits pour allumer votre pipe, et je vous élèverai des lévriers et des chats angoras. Si vous voulez me donner votre petite fille en sevrage, je vous la rendrai belle, bien portante et méchante comme le diable; car je la gâterai insupportablement.
Vous devez bien comprendre tout cela, vous qui êtes si simple, si bon, si peu grand homme dans vos manières, si différent des beaux esprits de la critique. Vous ayez subi votre succès plus que vous ne l'avez cherché. Il a été grand: mais, s'il n'eût été que médiocre, vous vous en seriez contenté avec cette aimable insouciance dont je fais tant de cas. Savez-vous ce que je prise au-dessus de tout le génie de l'univers? c'est la bonté et la simplicité. Mon ambition désormais est de devenir bon enfant; ce n'est pas facile et c'est bien rare.
Merci de vos bons conseils et de l'intérêt que vous me témoignez si chaleureusement. Je voudrais avoir assez de valeur pour mériter votre zèle; mais je suis certaine d'avoir assez de coeur pour reconnaître votre amitié.
[1] Journal dirigé par l'abbé de Lamennais.
CLXIV
A M. L'ABBÉ DE LAMENNAIS
Nohant, 28 février 1837.
Monsieur et excellent ami,
Vous m'avez entraînée, sans le savoir, sur un terrain difficile à tenir. En commençant ces Lettres à Marcie. Je me promettais de me renfermer dans un cadre moins sérieux que celui où je me trouve aujourd'hui, malgré moi, poussée par l'invincible vouloir de mes pauvres réflexions. J'en suis effrayée; car, dans le peu d'heures que j'ai en le bonheur de passer à vous écouter, avec le respect et la vénération dont mon coeur est rempli pour vous, je n'ai jamais songé à vous demander le résultat de votre examen sur les questions avec lesquelles je me trouve aux prises aujourd'hui.
Je ne sais même pas si le sort actuel des femmes vous a occupé au milieu de tant de préoccupations religieuses et politiques dont votre vie intellectuelle a été remplie. Ce qu'il y a de plus curieux en ceci, c'est que, moi-même qui ai écrit durant toute ma vie littéraire sur ce sujet, je sais à peine à quoi m'en tenir. Ne m'étant jamais résumée, n'ayant jamais rien conclu que de très vague, il m'arrive aujourd'hui de conclure d'inspiration, sans trop savoir d'où cela me vient, sans savoir, le moins du monde, si je me trompe ou non, sans pouvoir m'empêcher de conclure comme je fais et trouvant en moi je ne sais quelle certitude, qui est peut-être une voix de la vérité et peut-être une voix impertinente de l'orgueil.
Pourtant, me voilà lancée, et j'éprouve le désir d'étendre ce cadre des Lettres à Marcie, tant que je pourrai y faire entrer des questions relatives aux femmes. Je voudrais parler de tous les devoirs, du mariage, de la maternité, etc. En plusieurs endroits, je crains d'être emportée par ma pétulance naturelle, plus loin que vous ne me permettriez d'aller, si je pouvais vous consulter d'avance. Mais ai-je le temps de vous demander, à chaque page, de me tracer le chemin? Avez-vous le temps de suffire à mon ignorance? Non, le journal s'imprime, je suis accablée de mille autres soins, et, quand j'ai une heure le soir pour penser à Marcie, il faut produire et non chercher.
Après tout, je ne suis peut-être pas capable de réfléchir davantage à quoi que ce soit, et toutes les fois (je devrais dire plutôt le peu de fois) qu'une bonne idée m'est venue, elle m'est tombée des nues au moment où je m'y attendais le moins. Que faire donc? Me livrerai-je à mon impulsion? ou bien vous prierai-je de jeter les yeux sur les mauvaises pages que j'envoie au journal? Ce dernier moyen a bien des inconvénients; jamais une oeuvre corrigée n'a d'unité. Elle perd son ensemble, sa logique générale. Souvent, en réparant un coin de mur, on fait tomber toute une maison qui serait sur pied si l'on n'y eût pas touché.
Je crois qu'il faudrait, pour obvier à tous ces inconvénients, convenir de deux choses: c'est que je vous confesserai ici les principales hardiesses qui me passent par l'esprit et que vous m'autoriserez à écrire, dans ma liberté, sans trop vous soucier que je fasse quelque sottise de détail. Je ne sais pas bien jusqu'à quel point les gens du monde vous en rendraient responsable et je crois, d'ailleurs, que vous vous souciez fort peu des gens du monde. Mais j'ai pour vous tant d'affection profonde, je me sens recommandée par une telle confiance, que, lors même que je serais certaine de n'avoir pas tort, je me soumettrais encore pour mériter de vous une poignée de main.
Pour vous dire en un mot toutes mes hardiesses, elles tiendraient à réclamer le divorce dans le mariage. J'a beau chercher le remède aux injustices sanglantes, aux misères sans fin, aux passions souvent sans remède qui troublent l'union des sexes, je n'y vois que la liberté de rompre et de reformer l'union conjugale. Je ne serais pas d'avis qu'on dût le faire à la légère et sans des raisons moindres que celles dont on appuie la séparation légale aujourd'hui en vigueur.
Bien que, pour ma part, j'aimasse mieux passer le reste de ma vie dans un cachot que de me remarier, je sais ailleurs des affections si durables, si impérieuses, que je ne vois rien dans l'ancienne loi civile et religieuse qui puisse y mettre un frein solide. Sans compter que ces affections deviennent plus fortes et plus dignes d'intérêt à mesure que l'intelligence humaine s'élève et s'épure.
Il est certain que, dans le passé, elles n'ont pu être enchaînées, et l'ordre social en a été troublé. Ce désordre n'a rien prouvé contre la loi, tant qu'il a été provoqué par le vice et la corruption. Mais des âmes fortes, de grands caractères, des coeurs pleins de foi et de bonté out été dominés par des passions qui semblaient descendre du ciel même. Que répondre à cela? Et comment écrire sur les femmes sans débattre une question qu'elles posent en première ligne et qui occupe, dans leur vie, la première place?
Croyez-moi, je le sais mieux que vous, et qu'une seule fois le disciple ose dire:
«Maître, il y a par là des sentiers où vous n'avez point passé, des abîmes où mon oeil a plongé. Vous avez vécu avec les anges; moi, j'ai vécu avec les hommes et les femmes. Je sais combien on souffre, combien on pèche, combien on a besoin d'une règle qui rende la vertu possible.»
Fiez-vous à moi, personne ne chercherait avec plus de désir de la trouver, avec plus de respect pour la vertu, avec moins de personnalité; car je n'essayerai jamais de pallier mes fautes passées, et mon âge me permet d'envisager avec calme les orages qui palpitent et meurent à mon horizon.
Répondez-moi un mot. Si vous me défendez d'aller plus avant, je terminerai les Lettres à Marcie où elles en sont, et je ferai toute autre chose que vous me commanderez. Je puis me taire sur bien des points et ne me crois pas appelée à rénover le monde.
Adieu, père et ami; personne ne vous aime et ne vous respecte plus que moi.
G. SAND.
CLXV
A M. FRANZ LISZT, A PARIS
Nohant, 28 mars 1837.
Je vous envoie le tout, décacheté, parce qu'il est défendu d'envoyer des paquets fermés. Je vous recommande mes manuscrits.
Bonjour, bon Franz.
Venez nous voir le plus tôt possible. L'amour, l'estime et l'amitié vous réclament à Nohant. L'amour (Marie) est un peu souffrant. L'estime (c'est Maurice et Pelletan) ne va pas mal. L'amitié (moi) est obèse et bien portante.
Marie m'a dit qu'il était question d'espérance de Chopin. Dites à Chopin que je le prie de vous accompagner; que Marie ne peut pas vivre sans lui, et que, moi, je l'adore.
J'écrirai à Grzymala personnellement pour le décider aussi, si je peux, à venir nous voir. Je voudrais pouvoir entourer Marie de tous ses amis, pour qu'elle aussi vécût au sein de l'amour, l'estime et l'amitié.
Il paraît que vous avez été archi-sublime dans vos concerts; Calamajo [1] m'écrit à propos de vous: Suona come Ingres disegna.
Bonsoir; je suis accablée de travail. Soyez assez bon pour faire passer à Buloz le manuscrit que je vous envoie,—et à Blanche la lettre ci-jointe.—Je ne sais pas son adresse. Je ne m'en souviens jamais. Portez-vous bien. Venez vite et aimez-moi.
Ne tardez pas à faire remettre votre portrait à Calamatta. Il en est fort pressé.
Ayez la bonté aussi, mon vieux, de cacheter le paquet avant de l'envoyer à la Revue, rue des Beaux Arts, 10. Si vous le remettiez vous-même, cela ma ferait grand plaisir; car il y a pour deux mille francs de manuscrit.
[1] Luigi Calamatta.
CLXVI
À M. CALAMATTA, A PARIS
Nohant, 20 mars 1837
Carissimo.
Je mets aujourd'hui à la diligence le portrait de Listz. J'ai écrit a Planche, non de votre part, mais de mon fait, qu'il eût à faire un grand et excellent article sur vous dans la Revue des Deux Mondes. Je suis presque sûre qu'il le fera. J'ai écrit aussi une longue lettre à Janin. Je ne réponds pas de lui, quoique je l'aie flagorné à votre intention. Il est très bon, mais fantasque et oublieux. Vous feriez bien, dans deux ou trois jours, d'aller le voir. C'est un homme qu'il faut traiter rondement.
Ne lui lâchez pas votre gravure sans avoir l'article; promettez-la-lui, sans condition. Il n'est pas connaisseur; peut-être sera-t-il plus désireux, du Napoléon à cause du sujet; je crois qu'il ne l'a pas. Au reste, je lui ai entendu dire plusieurs fois que vous étiez le plus grand graveur de l'Europe. Un article de lui dans les Débats vous vaudrait mieux pour la vente que tous les autres.—Le mien paraîtra dans le Monde; il y sera le 20. Vous en aurez un dans l'Artiste. Le précepteur de Maurice [1], qui a beaucoup de talent, y rédige. On me répond aussi d'un article dans le Temps. Didier et Arago peuvent aussi vous faire mousser dans d'autres journaux. Listz lui-même peut y contribuer, il voit tout Paris. Il est certain qu'ils ne vous négligeront pas.
Pour moi, je suis, beaucoup plus occupée de votre succès que je ne l'ai jamais été d'aucun de mes ouvrages, et, si vous réussissez autant que vous le méritez, j'en aurai plus de joie que s'il s'agissait de moi-même.
Le portrait de Listz est un chef-d'oeuvre. La ressemblance est parfaite, le dessin magnifique, la pose et l'expression admirables. Je crois que vous vous êtes encore surpassé, je voudrais que vous fissiez beaucoup de portraits, vous gagneriez plus d'argent, et vous seriez vite populaire; ce qui est toujours un bien. Avec de l'argent et du succès, quand on a le bon sens de ne pas se laisser enivrer, on arrive à plus de liberté, à plus de moyens de développer son talent.
Espérons que vous trouverez la justice qui vous est due. Moi qui déteste le public et qui le personnifie sous l'épithète de giumento, je voudrais aujourd'hui le personnifier dans ma personne, afin de poser sur vous la plus belle des couronnes.
Maurice a été mal, il va de mieux en mieux; il vous embrasse et vous aime de tout son coeur. Il fait des progrès dans le dessin. Je vous envoie un petit cavalier qui a du mouvement, quoique grossièrement incorrect. Il faut qu'il soit peintre. IL n'a de passion que pour cela. Je ne sais vraiment pas ce que j'en ferai, s'il n'acquiert pas ce genre de talent.
Marie[2] se porte médiocrement bien et vous serre cordialement la main.
Je vous embrasse, moi, de tout mon coeur.
GEORGE.
[1] Eugène Pelletan. [2] Madame d'Agoult.
CLXVII
A MADAME D'AGOULT, PARIS
Nohant, 5 avril 1837.
Bonne Marie,
Je vous aime et vous regrette. Je vous désire et je vous espère. Plus je vous ai vue, plus je vous ai aimée et estimée. Je n'en pourrais pas dire autant de toutes les affections que j'ai soumises au grand creuset de l'intimité, de la vie de tous les jours.
J'ai été toujours souffrante depuis votre départ. Le printemps me fatigue beaucoup. Par compensation, Maurice va infiniment mieux. Il reprend à vue d'oeil, au physique et au moral. Si vous pouvez me donner des nouvelles de ma fille, vous me ferez bien plaisir; car, depuis quelques jours, j'en suis inquiète. Je lui ai trouvé une gouvernante et je vais la reprendre. Si vous veniez tout de suite, je vous prierais de me l'amener; mais je crains, que vous ne soyez trop longtemps. Je la ferai venir au premier jour.
P… va se jeter à vos genoux et vous raconter comme quoi il a mangé les plus beaux poissons d'avril qui aient jamais paru dans le département de L'Indre. Il a disputé de très bonne foi contre Duteil et Rollinat, qui s'étaient donné le mot et qui lui ont soutenu pendant tout un dîner que la littérature ne servait à rien dans les arts. Le malheureux était furieux, consterné; il foisonnait de citations, d'exorcismes scientifiques et d'arguments ad hominem.
Le Malgache lui a apporté un très beau saucisson, qui s'est converti en bûche, lorsqu'il a défait le papier et les ficelles. Il est furieux et persiste à croire que Rollinat lui a envoyé l'infâme bourriche d'huîtres. Le père Rollinat, qui est venu passer ici quelques jours, lui a confirmé l'imposture très gravement et lui a donné la définition suivante: «Le poisson d'avril est un animal qui prend naissance dans une bourriche et qui voyage à l'aide de pierres et de pots cassés, dont il tire sa nourriture.» Le Malgache prétend que le saucisson-bois est une plante qu'il a rapportée de Madagascar. Rollinat lui a fait encore avaler un troisième poisson, mais si malpropre, qu'à moins de vous le raconter en latin, je ne saurais comment m'y prendre. Or il y a une petite difficulté, c'est que je ne sais pas le latin, ni vous non plus.
Dites à Mick….. (manière non compromettante d'écrire les noms polonais) que ma plume et ma maison sont à son service et trop heureuses d'y être, à Grrr… que je l'adore, à Chopin que je l'idolâtre, à tous ceux que vous aimez que je les aime, et qu'ils seront les bienvenus, amenés par vous. Le Berry en masse guette le retour du maestro pour l'entendre jouer du piano. Je crois que nous serons forcés de mettre le garde champêtre et la garde nationale de Nohant sous les armes pour nous défendre des dilettanti berrichoni.
CLXVIII
A LA MÊME
Nohant, 10 avril 1837.
Affaires!
Chère Marie,
Ni l'une ni l'autre des presses Chaulin ne me convient. N'en parlons plus. Mon voiturier sera à Paris le 12 ou le 14. Il a diverses caisses à m'apporter. Si le piano est prêt, il le rapportera en huit ou neuf jours, et il sera ici du 22 au 25. Voyez si c'est l'époque à laquelle je puis vous espérer. Le piano serait plus en sûreté dans les mains de ce voiturier qu'au roulage ordinaire.
Je veux les fellows, je les veux le plus tôt et le plus longtemps possible. Je les veux à mort. Je veux aussi le Chopin[1] et tous les Mickiewicz et Grzymala du monde. Je veux même Sue[2], si vous le voulez. Que ne voudrais-je pas encore, si c'était votre fantaisie? Voire M. de Suzannet ou Victor Schoelcher! Tout, excepté un amant. Quant au mauvais livre, soyez en paix. Il y en a encore en magasin, et laissons dire les sots; rira bien qui rira le dernier.
Gévaudan est ici, toujours bon et excellent, qui vous aime tendrement et qui parle de vous admirablement. Il est venu, monté sur un bon petit cheval qui est à moi et que vous monterez, car il est infiniment supérieur à Georgette.
J'ai reçu un livre d'Autun sur George Sand avec une lettre de l'auteur, Théobald Walsh, qui me déclare qu'il me méprise profondément; en raison de quoi, il me demande humblement mon amitié, ce qui n'est guère logique. Je ne lui répondrai que cela.
Je ferai l'article sur Nourrit quand toutes les notices des journaux quotidiens auront paru, et je le ferai sous une autre forme que le feuilleton; car ce que je ferais aujourd'hui ne ressortirait pas de la foule des banalités qui vont se dire sur son compte. D'ailleurs, le Monde a inséré un article de Fortoul[3], et je ne puis, d'ici à deux mois, me dépêtrer de Mauprat et d'une nouvelle qui suivra immédiatement, pour compléter des volumes, dans la Revue des Deux Mondes. Ainsi, dites-lui que je garde mon bouquet pour le dernier du feu d'artifice.
Je ne prends, du reste, aucun engagement pour l'avenir avec la
Revue-Buloz, et je réserve au Monde ma liberté de conscience.—Si
Didier[4] se doute de notre poisson, il doit m'en vouloir diablement.
Ne nous trahissez pas.
Bonsoir, mignonne; je suis toute chétive, et l'amour me descend tellement dans les talons, que bientôt je le laisserai tout à fait par terre avec la poussière de mes pieds.
Je ferai pour Aspasie tout ce qu'on voudra; mais je n'aurai pas un jour de loisir avant la fin de l'été. Le travail m'écrase et mes forces ploient sous le faix.
Adieu encore. Mes amitiés, tendresses et poignées de main à qui de droit.
[1] Frédéric Chopin. [2] Eugène Sue. [3] Hippolyte Fortoul. [4] Charles Didier.
CLXIX
A M. SCIPION DU ROURE, A ARLES
13 avril 1837.
Mon ami Scipion,
J'aurais dû vous écrire plus tôt pour vous dire que vos oranges sont, c'est-à-dire furent excellentes (car elles sont avalées), que vos pipes sont, c'est-à-dire furent brillantes (car elles sont cassées); pour vous dire surtout, que vous êtes le meilleur des hommes et que je vous aime de tout mon coeur. Ce dernier point, vous le savez. Quant aux deux autres, je suis la paresse incarnée, pourtant je ne suis pas mauvais garçon et j'ai le sens de la reconnaissance.
Ne comptez pas sur beaucoup d'écritures de ma part; mais revenez me voir au plus tôt et comptez que vous serez toujours reçu joyeusement. Vous êtes du petit nombre des amis inconnus qui n'ont pas fait un fiasco épouvantable à mes yeux. Je vous ai trouvé excellent, aussi simple de coeur et aussi sain d'esprit que je vous avais trouvé dans vos lettres.
Je n'en pourrais pas dire autant de tout le monde. Restez-moi donc frère à tout jamais et sachez que, dans vingt jours, comme dans vingt ans, vous me trouverez, toute dévouée.
Que faites-vous? Parlez-moi un peu de vous. Reprenez-vous la vie de bohémien? Faites-vous de jolis petits vers à Mathilde, à Clotilde, à Bathilde, à Ermenegilde? Et votre lorgnon? Faites-lui bien mes compliments. Et votre nez? Envoyez-m'en une demi-aune pour une vingtaine de camards de ma connaissance.
Maurice vous adore. Solange vient d'être assez malade. Moi, je suis éreintée de travail. Le printemps est affreux ici. Le rossignol a chanté trois jours sous la neige. J'ai un cheval très gentil, arrivé du Nivernais et sur lequel je fais chaque jour un temps de galop. Voilà tout ce qui est survenu de neuf dans ma vie depuis que je ne vous ai vu.
Madame d'Agoult est à Paris et va revenir ici. Ma grue a un rhume de cerveau. J'ai apprivoisé un vanneau. Colette se porte bien. Le bonnet catalan, que vous m'avez rapporté de Marseille, a fait reculer d'épouvante le procureur du roi. Si on me poursuit pour m'être parée de ce symbole, je vous compromettrai de la belle manière. Je dirai, comme Meunier[1], que «vous m'avez payé des petits verres pour me porter à l'attentat».
Bonsoir, mon bon vieux Graffiapione, Scipiocane. J'ai mal à la tête.
Aimez-moi et ne gardez jamais rancune à ma paresse.
G. S.
[1] Fanatique qui, le 27 décembre 1836, avait attenté à la vie du roi Louis-Philippe.
CLXX
A MADAME D'AGOULT, A PARIS
Nohant, 21 avril 1837.
Chère mignonne,
Vous me pardonneriez l'effroyable retard que j'ai mis à vous écrire, si vous saviez ma vie depuis huit jours. Je me suis embarquée à fournir du Mauprat à Buloz au jour le jour, croyant que je finirais où je voudrais et que je ferais cela par-dessous la jambe. Mais le sujet m'a emporté loin, et cette besogne m'a ennuyée, comme tout ce qui traîne en longueur. De sorte qu'au dernier moment de chaque quinzaine, depuis un mois et demi, me voilà suant sur une besogne qui m'embête, que je fais en rechignant. Je n'ai pas même le temps de dormir et je suis sur les dents.
Ne voilà-t-il pas que, pour m'achever, Solange se mêle d'avoir la variole! une variole aussi bénigne que possible, mais constituant une éruption effrayante et une véritable maladie. J'ai été d'abord très épouvantée. La vaccine ne me rassurait pas; car il y a des exemples de mort, malgré la vaccine. Enfin je suis en paix à présent; mais ma pauvre fille est toujours au lit avec de gros vilains boutons sur le nez, qui, heureusement, ne laisseront pas de traces, à ce que me promet le médecin. Elle a été bonne et douce comme un ange dans sa maladie. Depuis son retour de Paris, elle était si charmante, que j'en étais inquiète. Il est impossible d'être plus résignée, plus caressante et plus gaie qu'elle ne l'est, quoique malade encore.
Elle a pour gouvernante une grande grosse fille, assez instruite, et tout à fait bonne (soeur de Rollinat). Gévaudan est toujours ici, retenu par le désir de vous voir. Il est toujours le meilleur garçon de la terre, et je vous assure que je le prends tout à fait, en amitié. Il est doué d'un bon sens que je voudrais bien donner à tous ceux avec qui j'ai eu l'honneur de faire connaissance dans ma vie. P… n'aura jamais l'ombre d'une idée juste; mais ce serait le juger trop sévèrement que de ne pas lui accorder un très bon coeur. Il est sincèrement désolé de vous avoir déplu; il ne se doutait même pas qu'il pût y avoir de l'impolitesse à ce qu'il a fait envers vous. Soyez assez bonne pour lui pardonner; il ne le fera plus, et cette petite leçon lui servira,—jusqu'à la prochaine fois.
Au reste, vous seriez désarmée si vous saviez quelle énorme consommation de poissons d'avril il a faite depuis votre départ. Il faut que je vous les raconte pour vous engager à estimer sa candeur et sa loyauté.
En arrivant de Paris il trouve ici Gévaudan.
—Ah! ah! dit-il, voici M. de Gévaudan le légitimiste! madame d'Agoult m'a dit qu'il était arrivé.
—Non pas, lui fais-je. Il devait venir; mais il est tombé malade au moment de se mettre en route, et il m'a envoyé mon cheval par l'occasion de monsieur, qui le lui a vendu. Monsieur est un artiste vétérinaire et maquignon, sourd par-dessus le marché, bête comme une oie, insolent, bavard, bel esprit, insupportable, amusant quelquefois, mais s'attachant comme de la poix à ceux qui ont le malheur de rire de ses sottises.
P… se dévoue à faire société à l'artiste vétérinaire, lequel ne disait plus un mot sans jurer, sans frapper sur la table avec son verre, sans faire des cuirs, parlant cheval, écurie, maréchal ferrant, foire, etc. C'était le jeudi: tous mes camarades avaient le mot. A dîner, P… fait le gentil aux dépens du pauvre maquignon, lui demande s'il a connu Planche et Mallefille à l'École vétérinaire d'Alfort, s'il a connu un fameux, professeur d'équitation appelé Sainte-Beuve, etc., etc. Gévaudan répond qu'il a étudié la littérature, qu'il sait écrire sous la dictée, et qu'il y avait à l'École vétérinaire un professeur de belles-lettres pour enseigner l'orthographe; puis il pousse la lampe en disant: F…! voilà-t-une lampe qui m'embête!
M. Bourgoing, qui était près de lui, lui dit:
—Monsieur, voilà une parole bien déplacée, et je m'étonne que M. P… ne la relève pas. Quant à moi, je ne crois pas devoir la souffrir.
—Qu'est-ce que c'est? dit P… avec douceur.
—Monsieur dit que vous êtes une bête.
Le vétérinaire s'en défend, M. Bourgoing soutient qu'il a manqué à la maîtresse de la maison, et une querelle burlesque, mais très bien jouée, s'engage, si bien que madame Fleury, qui n'était pas prévenue, faillit s'évanouir de peur. P… était fort étonné et ne savait quelle attitude prendre. La querelle s'apaise. M. Bourgoing feint d'être ivre-mort, s'attendrit, divague, sanglote dans le sein de P…, qui le promène dans la cour, soutient bénévolement le poids énorme du compère et finit par le mener coucher.
Il revient nous trouver. Nous lui disons que le vétérinaire est encore plus ivre que l'autre, et qu'il faut aussi le mener coucher. Il le mène coucher et revient. Alors une chaise de poste arrive, et annonce M. de Gévaudan, que personne ne se flattait de voir arriver, malgré sa maladie. M. de Gévaudan, richement vêtu, entre et se précipite dans mes bras. P… reste stupéfait, devient mélancolique, pense à l'éternité, à l'infini, au génie méconnu, et va se coucher. Je passe sous silence cinq ou six goujons qui furent avalés par le même, une belette dont Gévaudan a fait la chasse dans le grenier, et l'ordinaire courant, le crin coupé dans les lits, les fantômes, les sérénades, une charmante casquette rapportée de Paris et où Gévaudan a planté des fleurs, les potées d'eau jetées sur la tête, etc., etc. Gévaudan a abjuré toute dignité et fait mille cabrioles extravagantes. P… attaque tout le monde, et, quand on lui riposte, il va se coucher.
Mais ce qui mérite d'être raconté dans toutes les langues, c'est le tour que nous avons joué à un certain M. X…, avocat sans cause, plein de suffisance, débarqué à la Châtre depuis quelques jours et s'accrochant à tout le monde, sans s'apercevoir que tout le monde se moque de lui. Il est venu ici pour me voir, tout tranquillement, sans ma permission et se recommandant de Rollinat, qu'il avait connu à Châteauroux, et qui lui avait refusé dix fois de l'amener ici.
Rollinat, ne pouvant s'en défaire, lui dit:
—Écoutez, je crois que madame Sand dort encore. Moi, je vais me coucher.
—Comment, en plein midi?
—Oui, mon ami, c'est l'usage de la maison. Je vous souhaite le bonsoir.
Et il va se coucher. On vient me dire que M. X… s'obstine à me voir. Je me cache dans les rideaux de mon lit, non sans y avoir fait un trou. M. X… est introduit dans ma chambre. Une personne respectable l'y reçoit. Elle était âgée d'environ quarante ans, mais on aurait pu lui en donner soixante à la rigueur. Elle avait eu de belles dents, mais elle n'en avait plus. Tout passe! Elle avait été assez belle; mais elle ne l'était plus. Tout change! Elle avait un gros ventre et les mains un peu sales; rien n'est parfait!
Elle était vêtue d'une robe de laine grise mouchetée de noir et doublée d'écarlate. Un foulard était roulé négligemment autour de ses cheveux noirs. Elle était mal chaussée; mais elle était pleine de dignité. Elle semblait parfois sur le point de mettre quelques s et quelques t mal à propos; mais elle se reprenait avec grâce, parlait de ses travaux littéraires, de M. Rollinat, son excellent ami, un homme parfait, des talents de M. X…, qui étaient venus jusqu'à son oreille, quoi-qu'elle vécût très retirée, accablée de travail. M. de Gévaudan plaçait un tabouret sous ses pieds, les enfants l'appelaient maman, les domestiques madame.
Elle avait un gracieux sourire et des manières beaucoup plus distinguées que le gamin George Sand. En un mot, X… fut heureux et fier de sa visite. Perché sur une grande chaise, l'air radieux, le bras arrondi, le discours abondant, le regard pétillant, il resta un grand quart d'heure en extase et se retira saluant jusqu'à terre… Sophie[1]!
À peine fut-il sorti, que, moi, jetant mes rideaux au loin, Rollinat poussant la porte derrière laquelle il s'était caché, sa soeur[2] arrivant d'un autre côté, Gévaudan rentrant après avoir reconduit le quidam, les enfants, les domestiques, tout le monde fut pris d'un rire inextinguible, immense, effroyable, et tel que le ciel et la terre n'en ont jamais entendu un pareil depuis la création des avocats, et l'invention des robes de chambre écarlates.
M. X… est parti, dès le lendemain, pour Châteauroux, à seule fin de raconter son entrevue avec moi, et de faire la description de ma personne dans tous les cafés. Dépêchez-vous de revenir, afin d'être témoin invisible de sa seconde visite, des excellentes manières de Sophie, et afin de lire le poème latin que Rollinat a composé sur cette grande page historique. Nous comptons sur vous pour l'écrire en allemand; la gouvernante la met en anglais, moi en italien, Pelletan en grec, Gévaudan en nivernois, le Malgache en madécasse, etc., etc. Nous voulons l'écrire sur le mur de la maison afin de renvoyer les importuns, ou de leur faire voir à quoi on s'expose en franchissant la porte. Lasciate ogni speranza, voi ch'entrate!
Je voudrais bien que toutes ces folies vous donnassent l'envie de revenir, chère bonne Mirabella. Maurice a un devant de cheminée vraiment merveilleux à vous présenter, et des caricatures de plus en plus parfaites. Solange est si gentille, que vous ne l'aimeriez peut-être plus, puisque vous l'aimiez tant quand elle avait le diable au corps. Il y a de grandes vérités qui bravent le temps et semblent éternelles comme Dieu, quoique tout change autour d'elles, même Gévaudan en artiste vétérinaire, même moi en Sophie, même Solange en agneau.
Et que faites-vous? Vous me punissez bien de mon silence en ne m'écrivant pas. Je viens de passer des jours d'accablement et d'inquiétude. Une lettre de vous m'aurait fait du bien.
Peut-être êtes-vous très occupée, malade et fatiguée, vous aussi! Quoi que vous disiez, quoi que vous fassiez, sachez bien que les Piffoels vous aiment et vous attendent avec impatience. Personne ne s'est permis de respirer l'air de votre chambre depuis que vous l'avez quittée. On s'arrangera pour loger tous ceux que vous voudrez bien amener. Je compte sur le maestro, sur Chopin et sur le Rat[3], s'il ne vous ennuie pas trop et sur tous les autres à votre choix.
Bonne chère mignonne, aimez-moi comme je vous aime, comme j'aime mes amis, ardemment.
[1] Sophie Cramer, femme de chambre de George Sand. [2] Marie-Louise. [3] Hermann Cohën, élève de F. Lizst.
CLXXI
A LA MÊME
Nohant, mai 1837.
Liszt est perdu dans un nuage de gloire, à ce que je vois dans les journaux. Evviva! Cela ne m'apprend rien de son génie, que j'ai l'orgueil d'avoir compris avant que la presse embouchât toutes ses trompettes. Enfin notre ami lui a mis le mors et la bride. C'est une victoire «plus nécessaire qu'agréable», comme dit M. Harel[1]. Vous devez courir comme un chevreuil (animal rongeur et ruminant qui sert au besoin de femme de chambre aux dames de qualité…[2]; voyez M. de Buffon, chap…..) et faire étinceler vos cheveux blonds dans des milliards de concerts.
Votre santé ne souffre-t-elle pas de cette vie d'émotions et de triomphes? Moi qui ai la fibre épaisse, je vous envie bien vos joies et les mélodies qui vous inondent (style Prudhomme)! Mais je n'ai pas le son et je suis forcée de m'en tenir aux mélodies des crapauds de mon jardin, qui, depuis dix nuits, font entendre, ma foi! de très jolies petites notes pour des notes de province. Du reste, vous ne trouverez pas une allumette dérangée à votre chambre. Nohant et la famille Piffoël sont ce qu'il y a de plus inamovible dans la société humaine, et de plus immuable, après Dieu et M. Schoelcher, dans le système de l'univers.
Bonsoir, bonne et chère Mirabella. Si vous avez l'occasion de tirer la lourde oreille du ragazzo di… rosa[3], vous me ferez plaisir. J'embrasse le maestro et vous de toute mon âme.
G.
[1] Directeur du théâtre de la Porte Saint-Martin.
[2] La femme de chambre de madame d'Agoult s'appelait mademoiselle
Chevreuil.
[3] Hermann, l'élève de Liszt.
CLXXII
A M. CALAMATTA, A PARIS
Nohant, mai 1837.
Cher Calamatta,
La commission dont vous me chargez auprès de Marie est très pénible. Avant de la faire, je me permettrai de vous donner le conseil que vous me demandez. C'est de ne pas prendre en mauvaise part ce qu'elle a fait. Je ne lui en ai pas demandé l'explication et je ne la lui demanderai que si vous m'y forcez. Mais il me semble que le petit présent qu'elle vous a fait vous blesse principalement, parce que vous lui attribuez, à votre égard, une autre manière de sentir que la véritable.
Je ne comprends pas vos mots de curva, et d'abbassarsi al mio livello. Ces mots ne sont pas faits pour elle, soyez-en certain. Une personne qui a sacrifié toutes les vanités du monde, par amour pour un artiste, ne peut pas placer dans sa pensée les artistes au-dessous d'elle. Ce que vous m'écrivez fait un tel contraste avec ce qu'elle m'a dit de vous, en arrivant de Paris (où elle vous a beaucoup vu), que votre lettre m'a causé un profond chagrin. Sachant combien j'ai d'estime et d'amitié pour vous, elle s'est plu à me dire combien vous lui êtes sympathique, non seulement à cause de votre admirable talent, mais encore pour votre coeur et votre noble caractère.
Elle est très souffrante à présent, et je la trouve si changée et si affaiblie, que je crains pour sa poitrine. Ces chagrins, petits ou grands, lui font beaucoup de mal, et je les lui épargne tant que je peux. Me pardonnerez-vous de lui épargner encore celui de savoir combien vous la jugez mal? Sans doute, tout cela vient d'un malentendu. L'artiste travaille pour vivre après tout, moi plus que tout autre; car je n'aime point la gloire, et j'ai de grands besoins d'argent. Le prêtre doit vivre de l'autel. Elle a pu croire que ce serait de sa part une indiscrétion, de vous faire faire deux portraits, pour rien. Si elle ne les a pas acceptés en ami, c'est parce qu'elle ne s'est pas cru, auprès de vous, les droits d'un ami. Ce n'est certainement pas qu'elle eût dédaigné votre amitié, si elle eût compris que vous travailliez pour elle absolument en ami.
Comment pourrait-elle avoir le moindre doute sur votre délicatesse et sur votre fierté? Avant de vous connaître personnellement, ne vous connaissait-elle pas par moi?
Pensez-vous que je ne lui aie pas donné de vous l'opinion qu'elle doit avoir? Je ne sais pas ce que c'est que l'affaire de Batta dont vous me parlez; mais je sais que Marie parle de vous avec la plus vive sympathie, et que la sympathie n'est point un mot banal chez elle. Réfléchissez donc bien, mon cher ami, avant de lui renvoyer cet argent; ce serait bien dur et bien sec. Et, quand même elle aurait eu tort de vous l'envoyer, l'intention n'étant pas mauvaise, l'action ne doit pas être sévèrement examinée.
Si vous pensez que ces assurances de ma part ne soient pas une garantie suffisante, et que mon jugement sur cette affaire ne satisfasse pas entièrement votre dignité, je ferai absolument ce que vous voudrez. Écrivez-moi. Vous savez que je suis tout à vous du fond du coeur; mais j'engage, par avance, mon honneur à vous prouver que Liszt et Marie ont, à votre égard, des sentiments tout à fait opposés à ceux que vous leur supposez. Quant au petit article, j'en ai parlé à Liszt et il m'a priée de ne pas fermer ma lettre sans qu'il y insérât un mot de réponse.
A mon tour, je vous adresse une demande. Veuillez jeter les yeux sur les belles gravures coloriées des costumes de Mercuri, et me dire quel était à Venise le costume des artistes du temps de Titien, et de Tintoret? Presque tous les portraits que j'ai vus de cette époque sont tout en noir. Vous avez un costume dei compagni della calza, et, je crois, celui d'une autre compagnie, que vous seriez bien gentil de me décrire sans vous donner d'autre peine que celle de dire: maniche rosse, bianche, etc., calze gialle, lunghe, etc.
Le texte joint aux numéros de costumes de ces compagnies me serait aussi fort utile. Vous pourriez me le faire copier par Benjamin; car je ne voudrais pas vous faire perdre votre temps à de pareilles puérilités, comme dit Arnal.
Je fais sur cette époque un petit conte, les Maîtres mosaïstes, qui vous plaira, j'espère, non pas qu'il vaille mieux que le reste, mais parce qu'il est dans nos idées et dans nos goûts, à nous artistes.
Non, cher ami, personne aujourd'hui ne méprise les artistes. Tout le monde les envie au contraire, et l'artiste ne doit jamais croire qu'on ait seulement la pensée d'une pareille extravagance. Il est vrai que bien des artistes soutiennent mal la dignité de leur rang; mais il en est qui réhabilitent la profession, et, aux yeux de tous; comme aux miens, vous êtes des premiers parmi ceux dont on se glorifie d'être de la famille.
Venez nous voir. Vous n'avez ici que des amis, et, si je suis de droit le plus ancien et le plus dévoué, vous n'aurez pas à vous plaindre des autres. Je vous attends et vous désire vivement. Maurice, docile à vos avis, s'est mis à copier un peu. Il faut lui en savoir d'autant plus de gré, qu'il y a plus de répugnance. Vous l'encouragerez et vous lui donnerez quelques bons conseils. Toute mon ambition serait de lui voir embrasser cette profession; mais je crains que la vie de la campagne ne soit guère favorable à son développement. D'un autre côté, cette vie est nécessaire à sa santé et à mon repos.
Solange vous embrasse, et sera joliment fière d'être portraitée par vous.
Adieu, carissimo. Tout à vous de coeur.
G. S.
CLXXIII
A MADAME MAURICE DUPIN, A PARIS
Nohant, 9 juillet 1837.
Chère mère,
Quel bonheur pour moi de vous savoir moins souffrante et tout à fait en voie de guérison! Mon oncle m'avait beaucoup exagéré votre maladie. Je ne lui en veux pas, parce que ses craintes partaient de son affection pour vous; mais j'ai bien souffert. Si je n'avais reçu, dès le lendemain, une lettre de Pierret, je me mettais en route. Combien je remercie cet excellent ami de ses soins pour vous! Je l'ai toujours tendrement aimé, mais combien plus à présent! Si vous saviez comme il est heureux de pouvoir m'écrire que vous n'êtes pas en danger et que bientôt vous serez tout à fait guérie!
Je remercie tendrement Caroline, non pas des soins qu'elle vous donne (elle obéit à son coeur et sa récompense est en elle même), mais de m'avoir écrit une bonne et affectueuse lettre, pleine de nouvelles heureuses qui m'ont rendu la vie! Il est donc vrai que je vous reverrai dans ce petit bois de Nohant, sur ce banc de gazon que nous avons construit pour vous il y a trois ans, et où j'ai été pleurer si amèrement ces jours derniers, vous croyant perdue pour moi!
Mes enfants vous embrassent mille fois, et vous disent toute leur joie présente, toute leur peine passée. Croyez à la mienne aussi, bonne mère! Surtout, ayez toujours bon courage et confiance. Vous êtes forte, jeune, pleine de volonté. Vous êtes aimée, chérie, soignée. Guérissez vite, et, quand vous serez en état de voyager, j'irai vous chercher pour que vous vous remettiez de toutes vos souffrances à la campagne.
Adieu, chère maman; je vous embrasse mille fois. Faites-moi donner souvent de vos nouvelles. J'embrasse aussi de toute mon âme Pierret et ma soeur, à qui j'écrirai directement.
CLXXIV
A M. CALAMATTA, A PARIS
Nohant, 12 juillet 1837.
Carissimo,
C'est moi qui me conduis avec vous d'une façon tout à fait manante; vous êtes si bon, que vous me pardonnerez tout; mais je ne ne pardonne aucun tort envers vous, que j'aime et que j'estime de toute mon âme.
C'est bien tard venir vous féliciter de votre fortuna; mais vous savez bien quelle part j'y prends, mon bon vieux, et combien elle m'est plus agréable que tout ce qui me serait personnel en ce genre. Il était bien temps que vous fussiez récompensé, par un peu d'aisance, d'une vie si laborieuse et si stoïque. C'est la première fois que ces gens-là font quelque chose à propos.
Le seul mauvais côté que j'y trouve, c'est que tous ces voyages et tous ces travaux vous empêcheront de venir me voir. Pourvu que vous soyez content, et que justice vous soit rendue, je sacrifierai cette joie à la vôtre. Je suis bien touchée de la gratitude que M. Ingres croit me devoir. Je n'ai obéi qu'à la vérité en le plaçant à la tête des artistes et en louant son oeuvre magnifique. Ce faible hommage étant arrivé jusqu'à lui, je ne refuse pas ses remerciements: je les reçois, au contraire, avec un grand sentiment d'orgueil et de joie.
J'ai reçu votre tabac, qui est très bon, et je vous engage à ne pas mépriser la sublime profession de contrebandier, dans laquelle vous débutez si agréablement. Ne vous mettez pourtant pas adosso une amende considérable. Vous savez qu'il y a deux choses à craindre dans la vie: l'indifferenza d'un ministra e l'ira d'un doganiere: c'est un proverbe vénitien. Vous avez échappé à la première, gardez-vous de la seconde.
Dites-moi donc, Calamajo benedetto, si vous ne faites plus rien de mon portrait, ne pourriez-vous me l'envoyer? vous me feriez joliment plaisir; car j'en parle à tous, et tous désirent le voir.
Vous m'avez mieux traitée que madame d'Agoult; vous m'avez vue avec les yeux du coeur, et elle, avec ceux de la raison. Vous l'avez un peu vieillie et rendue plus sévère qu'elle n'est, même dans ses moments sérieux. Du reste, c'est un admirable portrait, les cheveux semblaient devoir être inimitables, vous les avez rendus aussi beaux qu'ils le sont en nature. Cette tête grave et noble est digne de Van Dyck. Mais, pour la ressemblance, le portrait de Franz est plus complet. Celui de Maurice fait toujours l'admiration universelle et mes délices.
J'ai reçu les dessins et je vous prie d'en remercier le signor Nino. Ils ne m'ont pas servi pour ce que j'étais en train de faire; mais ils vont me servir pour ce que je fais maintenant; car je ne puis m'arracher de ma chère Venise.
Lisez, dans le prochain numéro de la Revue, les Maîtres mosaïstes. C'est peu de chose; mais j'ai pensé à vous en traçant le caractère de Valério. J'ai pensé aussi à votre fraternité avec Mercuri. Enfin, je crois que cette bluette réveillera en vous quelques-unes de nos sympathies et de nos saintes illusions de jeunesse.
Bonsoir, mon grand artiste; donnez-moi souvent de vos nouvelles, quelle que soit mon ignoble paresse. Aimez-moi toujours du fond du coeur, comme je vous aime.
Tout à vous.
GEORGE.
CLXXV
A M. GIRERD, AVOCAT, A NEVERS
Fontainebleau, 22 août 1837.
Cher et excellent ami,
J'avais déjà appris par la rumeur électorale ton histoire jusqu'à la veille du dénouement définitif, et j'étais extrêmement inquiète lorsque ta bonne et affectueuse lettre est venue me rassurer. Combien je suis touchée, frère, de cette preuve de ton affection, de ce souvenir si vif et si complet dans un moment si solennel! Oui, certes, tu pouvais compter sur moi pour me dévouer aux êtres qui te sont chers. Tu pouvais compter aussi sur moi pour venger ta mémoire de toute calomnieuse imputation, comme, à mon heure dernière, je compterai sur toi, si je pars avant toi. Tu as bien fait de penser que tu laissais en cette triste vie un autre toi-même, aimant ceux que tu aimes, haïssant ceux que tu hais.
A présent, je suis toute prête à fulminer si quelqu'un ose dire un mot contre la vérité, en ce qui te concerne. Mais, ni dans les bruits qui me sont revenus, ni dans les journaux que j'ai lus, je n'ai rien trouvé qui fût contraire à la vérité des faits; par conséquent, rien d'attentatoire à ton honneur. Si quelque mensonge imprimé te tombait sous la main, tout en agissant pour ton compte de la manière que tu jugerais convenable, envoie-moi l'article, et j'y répondrai de bonne encre.
Il n'est pas probable qu'on revienne maintenant sur cette affaire pour en dénaturer les faits dans quelque sens que ce soit.
Je ne puis que te répéter ce que tu sais, ce dont je te remercie de ne pas douter. Je suis à toi de toute mon âme.
Voilà Michel élu! Espérons, espérons pour la cause, pour lui aussi. La cause a besoin de sa force. Il a besoin, lui, du développement de sa force.—Il ne m'a pas écrit un mot de sa nomination, bien qu'il l'ait annoncée à tout le monde ici.—Je ne m'en plains pas.—Je lui reste dévouée en tant qu'il m'appellera et qu'il aura besoin de moi.
Oh! que j'ai souffert, dans ma vie, mon pauvre frère! Et toi, es-tu un peu calme? En te sentant près de quitter la vie et en refaisant un nouveau bail avec elle, as-tu trouvé qu'elle valait plus ou moins que tu ne pensais? Dis-moi cela.—Moi, j'ai eu un terrible duel avec moi-même, un combat gigantesque avec mon idéal. J'ai été bien blessée, bien brisée. Je végète maintenant assez doucement. Je me fais l'effet d'un cyprès verdoyant sur un cadavre.
Mon Dieu! mon Dieu! que j'ai renfoncé de larmes, que j'ai étouffé de plaintes, que j'ai renfermé de maux! Cela me ferait un bien infini de causer avec toi. Quand donc te verrai-je?
Adieu, ami! adieu, frère! Aime-moi, écris-moi, viens à moi si tu peux, crois en moi.
GEORGE.
CLXXVI
A M. GUSTAVE PAPET, A ARS (INDRE)
Fontainebleau, 24 août 1837.
Cher bon vieux,
J'ai perdu ma pauvre mère! Elle a eu la mort la plus douce et la plus calme; sans aucune agonie, sans aucun sentiment de sa fin, et croyant s'endormir pour se réveiller un instant après. Tu sais qu'elle était proprette et coquette. Sa dernière parole a été: «Arrangez-moi mes cheveux.»
Pauvre petite femme! fine, intelligente, artiste, généreuse; colère dans les petites choses et bonne dans les grandes. Elle m'avait fait bien souffrir, et mes plus grands maux me sont venus d'elle. Mais elle les avait bien réparés dans ces derniers temps, et j'ai eu la satisfaction de voir qu'elle comprenait enfin mon caractère et qu'elle me rendait une complète justice. J'ai la conscience d'avoir fait pour elle tout ce que je devais.
Je puis bien dire que je n'ai plus de famille. Le ciel m'en a dédommagée en me donnant des amis tels que personne peut-être n'a eu le bonheur d'en avoir. C'est le seul bonheur réel et complet de ma vie. On prétend que j'en ai eu de faux, et d'ingrats. Je prétends, moi, que non; car j'ai oublié ceux-là, tant j'ai trouvé de consolations et de dédommagements chez les autres.
Je suis enchantée d'avoir Maurice. Je suis revenue le trouver à Fontainebleau, où nous sommes cachés tête à tète, dans une charmante petite auberge ayant vue sur la forêt. Nous montons à cheval ou à âne tous les jours, nous prenons des bains et nous attrapons des papillons. Je ne suis pas fâchée qu'il ait un peu de vacances. Quand les fonds seront épuisés (ce qui ne sera pas bien long), et que j'aurai terminé mes affaires à Paris, où je retournerai passer trois jours, nous reprendrons la route du pays. Écris-moi ici. Embrasse ton père pour moi. Et aime toujours ta vieille mère, ta vieille soeur et ton vieux camarade. Maurice t'embrasse mille fois.
GEORGE.
CLXXVII
A MADAME D'AGOULT, A GENÈVE.
Fontainebleau, 25 août 1837.
Chère princesse,
Ceci est un mot jeté au hasard à la poste. Je suis persuadée qu'il ne vous arrivera pas; car une partie de nos lettres se perdent à la frontière. Je reçois votre lettre seulement le 25, aujourd'hui, à Fontainebleau, où je suis cachée loin des oisifs et des beaux esprits, en tête à tête avec Maurice.
Je vous ai écrit à Genève, et j'espère que vous y avez reçu ma lettre avant de partir pour Milan. Je vous disais que j'avais bien du chagrin: ma pauvre mère était à l'extrémité. J'ai passé plusieurs jours à Paris pour l'assister à ses derniers moments. Pendant ce temps, j'ai eu une fausse alerte, et j'ai envoyé Mallefille [1] en poste à Nohant pour chercher mon fils, qu'on disait enlevé. Pendant que j'allais le recevoir à Fontainebleau, ma mère a expiré tout doucement et sans la moindre souffrance. Le lendemain matin, je l'ai trouvée raide dans son lit, et j'ai senti en embrassant son cadavre que ce qu'on dit de la force du sang et de la voix de la nature n'est pas un rêve, comme je l'avais souvent cru dans mes jours de mécontentement.
Me voilà revenue à Fontainebleau, écrasée de fatigue et brisée d'un chagrin auquel je ne croyais pas il y a deux mois. Vraiment le coeur est une mine inépuisable de souffrances.
Ma pauvre mère n'est plus! Elle repose au soleil, sous de belles fleurs où les papillons voltigent sans songer à la mort. J'ai été si frappée de la gaieté de cette tombe, au cimetière Montmartre, par un temps magnifique, que je me suis demandé pourquoi mes larmes y coulaient si abondamment. Vraiment, nous ne savons rien de ce mystère. Pourquoi pleurer, et comment ne pas pleurer? Toutes ces émotions instinctives, qui ont leur cause hors de notre raison et de notre volonté, veulent dire quelque chose certainement; mais quoi?
Maurice se plaît beaucoup ici. Nous montons à cheval tous les jours et nous allons faire des collections de fleurs et de papillons dans les déserts de la forêt. C'est vraiment un pays adorable, une petite Suisse dont les Parisiens ne se doutent pas, et qui a le grand avantage de n'attirer personne. Je suis ici tout à fait inconnue, sous un faux nom et travaillant à force.
Adieu, chère; prions pour que les chemins de fer prospèrent et que nous puissions aller faire une invasion à l'isola Madre, moyennant huit jours de loisir et peu d'argent. Le temps et l'argent! Le temps à cause de l'argent, l'argent à cause du temps. Quelles entraves! Et le temps d'être heureux? Et le moyen de l'être? Où cela se pêche-t-il? Dans le lac Majeur?
Écrivez-moi, mon amie; parlez-moi de vous et aimez-moi comme je vous aime.
[1] Félicien Mallefille, auteur dramatique, plus tard consul de
France à Lisbonne.
CLXXVIII
A M. DUTEIL, A PÉRIGUEUX
Nohant, 30 septembre 1837.
Mon Boutarin,
Que deviens-tu? Quand reviens-tu? Crois-tu que je puisse vivre sans toi longtemps? Illusion, mon aimable ami! Je crie comme un aigle, depuis que je suis privée de toi. Que veux-tu que je devienne quand j'ai le spleen (et Dieu sait si je l'ai souvent!)? Quand j'ai envie de rire, à qui veux-tu que je dise des bêtises qui soient appréciées?
La race humaine peut-elle jurer, comme moi, dans la colère? peut-elle abdiquer, comme moi, jusqu'à la dernière parcelle d'intelligence, dans la belle humeur? Toi seul, toi et Rollinat, qui ne faites qu'un pour moi, pouvez m'aider à porter ce fardeau de moi-même, insupportable à moi et aux autres. Et Rollinat qui n'est pas là non plus! Il arrive du Havre et repart pour Vienne, conduire sa soeur Juliette, qui va être gouvernante je ne sais dans quel pays sarmate autant qu'inconnu. Je n'ai pas seulement pu le voir. J'arrive… Devine d'où? De la frontière d'Espagne!
Ah! il s'est passé bien des choses depuis que nous nous sommes quittés. D'abord, je m'en allais voir ma mère, qui était très malade, comme tu sais. Je la trouve dans un état déplorable, et, comme elle était un peu économe, livrée à une misère volontaire, à côté d'une tirelire pleine d'or, je la tire de là, malgré elle. Je la soigne, je l'entoure de tout le bien-être possible; mais il était trop tard. Elle avait une maladie de foie incurable. La pauvre chère femme a été si bonne et si tendre pour moi au moment de mourir, que sa perte m'a causé une douleur tout à fait excédant mes prévisions.
Pendant qu'elle agonisait, j'apprends que Dudevant part pour Nohant, afin de m'enlever Maurice. Je fais atteler en poste mon cabriolet, que j'avais amené à Fontainebleau, et j'envoie Mallefille chercher mon fils. Dudevant ne paraît pas en Berry. C'était une fausse alerte, une menace en l'air. Je me rassure.
Pour reposer Maurice autant que pour surveiller mes affaires à Paris, je passais la moitié du temps à Fontainebleau, où nous étions enfermés tête à tête, Maurice et moi, dans une chambre d'auberge, ne cessant de travailler que pour faire un tour à cheval dans la forêt, et l'autre moitié à Paris, où je ne m'amusais guère. Enfin, le 16, je prenais la voiture à Fontainebleau avec Maurice pour revenir à Nohant, lorsque je reçois une lettre de Marie-Louise[1], qui m'annonce que mon mari est venu enlever ma fille de force, malgré les cris déchirants de la petite, malgré la résistance de la gouvernante, et l'a emmenée on ne sait où.
Juge de la colère et de l'inquiétude!
Je cours à Paris. Je braque le télégraphe. J'invoque la police. Je fais rendre une ordonnance. Je cours chez les ministres, je fais le diable, je me mets en règle, et je pars pour Nérac, où j'arrive un beau matin, après trois jours et trois nuits de chaise de poste, accompagnée de Mallefille, d'un domestique et d'un clerc de Genestal. Je tombe chez le sous-préfet, le baron Haussmann, beau-frère d'Artaud et, de plus, un charmant garçon. Le procureur du roi me donne, en faisant un peu la grimace, un réquisitoire. L'officier de gendarmerie, plus humain, consent à m'accompagner avec son maréchal-de-logis et deux adorables simples gendarmes. Je demande un huissier pour faire sommation d'ouvrir les portes en cas de résistance.
Au moment de partir, une difficulté se présente. Il faudra le maire de Pompiey pour cette ouverture des portes. Or ledit maire ne se rendra pas à nos réclamations, vu qu'il est ami de Dudevant. Je cajole le sous-préfet, et le sous-préfet, attendri, monte dans ma voiture avec moi, le lieutenant de gendarmerie, l'huissier, etc., le reste à cheval. Juge quelle escorte! quelle sortie de Nérac! quel étonnement! La ville et les faubourgs sont sur pied. Deux malheureuses calèches de poste, qui se trouvaient par là et s'en allaient tranquillement aux eaux des Pyrénées, ont l'air d'être mes voitures de suite. Quant à moi, je suis une princesse espagnole et j'accomplis je ne sais quelle révolution..
De longtemps, Nérac ne verra ses habitants aussi bouleversés, aussi abîmés dans leurs commentaires, aussi dévorés d'inquiétude et de curiosité. Enfin, nous arrivons à Guillery. Mon mari était déjà prévenu; déjà les apprêts de sa fuite étaient faits. Mais on cerne la maison; les recors procèdent, et Dudevant, devenu doux et poli, amène Solange par la main jusqu'au seuil de sa royale demeure, après m'avoir offert d'y entrer: ce que je refuse gracieusement. Solange a été mise dans mes mains comme une princesse à la limite des deux États. Nous avons échangé quelques mots agréables, le baron et moi. Il m'a menacé de reprendre son fils par autorité de justice, et nous nous sommes quittés charmés l'un de l'autre. Procès-verbal a été dressé sur le lieu. Revenus à Nérac, nous avons passé la journée à la sous-préfecture, où l'on a été charmant pour nous.
Le lendemain, la fureur m'a prise d'aller revoir les Pyrénées. J'ai renvoyé mon escorte et j'ai été avec Solange jusqu'au Marborée, l'extrême frontière de France. La neige et le brouillard, la pluie et les torrents ne nous ont laissé voir qu'à demi le but de notre voyage, un des sites les plus sauvages qu'il y ait dans le monde. Nous avons fait ce jour-là quinze lieues à cheval, Solange trottant comme un démon, narguant la pluie et riant de tout son coeur, au bord des précipices épouvantables qui bordent la route. Nature d'aigle! Le quatrième jour, nous étions de retour à Nérac, où nous avons encore passé un jour. Puis nous sommes revenues tout d'un trait à Nohant, où je ne te trouve pas!
Est-ce que tu ne reviens pas bientôt? Et ma chère Agasta, où est-elle? Guérit-elle? Se plaît-elle à la Rochelle? En ce cas, qu'elle y reste encore et que son plaisir, son bien-être, sa santé passent avant tout. Mais, si elle a envie de revenir, j'en ai parbleu bien plus envie qu'elle. Je ne comprends pas Nohant sans Duteil et sans Agasta. C'est la Thébaïde, c'est la Tartarie, c'est la mort. Toutes mes affaires sont en désarroi et mon cerveau en débâcle. Si tu avais été ici, Boutarin! on ne m'aurait pas enlevé ma fille.
Entre nous soit dit, Marie-Louise et Papet ont seuls montré de l'énergie, et on les a paralysés en les traitant de fous! Cela m'a porté un grand coup de couteau en travers du coeur.
La société! toujours et partout la société!
Mon vieux, c'est comme ça. Il n'y a que les vagabonds comme nous qui échappent à la gelée.
Maintenant, j'attends Maurice, que j'ai laissé à Paris chez des amis sûrs, et qui arrivera ici demain. Il ne veut pas me quitter. Sa santé est toujours chancelante. Toutes ces agitations font beaucoup de mal à mon pauvre enfant. Je me ferai couper par morceaux plutôt que de le lâcher.
Mais tout cela m'a laissé un malaise et une inquiétude vraiment maladive. Je ne dors pas. A tout instant, je me réveille en sursaut, croyant entendre mes enfants crier après moi. Ce n'est pas vivre. Je donnerais je ne sais quoi pour que tu fusses là. Il me semble que je serais rassurée. Mais ne cède pas à cette faiblesse Ne reviens qu'autant que cela était dans tes vues.
Adieu, vieux Boutarin.
Adieu, chère et trois fois chère Agasta. Je vous aime tous deux plus que je ne peux vous le dire.
[1] Marie-Louise Rollinat, institutrice de Solange.
CLXXIX
A MADAME D'AGOULT, A BELLAGIO, MILAN
Nohant, 16 octobre 1837.
Chère princesse,
Voilà la cinquième fois que je vous écris. Il est décidé que mes lettres ne vous arriveront pas. Peut-être, à la faveur de celle de Charlotte[1], arriverai-je à vous faire arriver celle-ci. Notre excellente consulesse vous dit mes aventures; je ne vous parlerai donc pas de moi, qui suis tranquillement réinstallée à Nohant, les pieds sur mes chenets, attendant le nouvel assaut par lequel il plaira à dame Fortune de me tirer de mon repos spleenétique.
Mais vous, chère Marie, vous êtes enfin heureuse. La douce Italie vous a guéri l'âme et le corps. Vous habitez mon cher lac de Côme, sur les bords duquel j'ai promené jadis mes pas errants et ma mélancolie botanique. Je suis parfois tentée de réaliser mes capitaux comme Robert Macaire et d'aller vous trouver; mais, là-bas, je ne travaillerais pas, et le galérien est à la chaîne. Si Buloz lui permet de se promener, c'est sur parole, et la parole est le boulet que le forçat traîne au pied. Et puis, si le coeur est chaud, le climat l'est toujours assez; si l'âme est pure, le ciel l'est aussi. Tout prend au dehors la couleur de l'être intérieur, et la grande poésie serait de transformer la nature en soi, au lieu de chercher à se transformer en elle.
Je tombe dans le Pierre Leroux, et pour cause. Il était ici ces jours derniers. Charlotte et moi faisions le projet romanesque de lui élever ses enfants et de le tirer de la misère à son insu. C'est plus difficile que nous ne pensions. Il a une fierté d'autant plus invincible qu'il ne l'avoue pas et donne à ses résistances toute sorte de prétextes. Je ne sais pas si nous viendrons à bout de lui. Il est toujours le meilleur des hommes, et l'un des plus grands. Il a été voir Béranger à Tours et va revenir ensuite je ne sais pour combien de temps.
Il est très drôle, quand il raconte son apparition dans votre salon de la rue Laffitte. Il dit:
—J'étais tout crotté, tout honteux. Je me cachais dans un coin. Cette dame est venue à moi et m'a parlé avec une bonté incroyable. Elle était bien belle!
Alors je lui demande comment vous étiez vêtue, si vous êtes blonde ou brune, grande ou petite, etc. Il répond:
—Je n'en sais rien, je suis très timide; je ne l'ai pas vue.
—Mais comment savez-vous si elle est belle?
—Je ne sais pas; elle avait un beau bouquet, et j'en ai conclu qu'elle devait être belle et aimable.
Voilà bien une raison philosophique! qu'en dites-vous?
Adieu, chère et adorable princesse. Embrassez Valaisan pour moi, et mettez mon coeur à vos pieds en guise de chancelière dans vos promenades sur le lac.
Cachetez vos lettres avec des pains à cacheter et sans devise. La police est une institution respectable et sainte, qui veut, qui peut et qui doit lire les lettres. Les devises sanscrites lui sont suspectes, et, comme elle n'a pas le temps de décacheter avec soin, elle met au rebut les lettres qu'elle déchire.
Sainte police, faites votre devoir! La sûreté des empires repose sur vous; recevez mes hommages et l'assurance de mon dévouement.
[1] Madame Charlotte Marliani.
CLXXX
A FRANZ LISZT, A GÈNES
Nohant, 28 janvier 1838.
Vous avez pris bien au sérieux, chers enfants, quelques paroles insignifiantes de ma dernière lettre, que je ne me rappelle même pas, qu'il me serait, par conséquent, difficile d'expliquer, et que je n'expliquerais sans doute pas mieux, si vous me les remettiez sous les yeux. Vous savez que Piffoël n'est pas obligé de savoir ni ce qu'il dit, ni ce qu'il a voulu dire. Le condamner à rendre raison de tout ce qu'il avance, annonce et décide, serait de la plus haute injustice; car Dieu a créé le genre humain pour s'efforcer de trouver un sens aux paroles de Piffoël. Il n'a point créé Piffoël pour dire des paroles sensées au genre humain.
Mieux que personne, les Fellows devraient savoir que rien de ce que dit ou écrit Piffoël ne prouve quoi que ce soit. Peut-être que, lorsque Piffoël vous écrivit la dernière fois, l'astre Costiveness, cet astre funeste, sous l'influence duquel Fellows et Piffoëls sont nés, dardait sa lumière sur l'horizon de Piffoël. Peut-être que Piffoël avait mal au foie, que ses pois ne voulaient pas cuire, que Buloz avait mal payé, ou que Mallefille avait eu de l'esprit.
Ah! à propos de Mallefille! je voudrais bien savoir pourquoi Mirabella semble me rendre responsable des bêtises qu'il lui écrit.—Comme si j'étais chargée de lire les lettres de Mallefille, de les comprendre, de les commenter, de les corriger ou de les approuver! Dieu merci, je ne suis pas forcée de donner de l'esprit à ceux qui en manquent. Je n'en ai pas trop pour moi-même, et, si quelqu'un peut en donner à Mallefille (à qui cela ne ferait certes pas de mal), c'est la princesse et non le docteur Piffoël, qui se creuse vainement la tête pour comprendre quelque chose à cet incident bizarre.
Mallefille écrit une lettre à la princesse; cette lettre est bête, ce qui ne m'étonne pas du tout. Croyant que la princesse était fort habituée aux lettres de Mallefille, et ne prétendant nullement les endosser, je donne accès à ladite lettre dudit Mallefille dans une lettre de moi à la princesse. Je n'en prends, pardieu, pas connaissance. J'ai assez de lettres bêtes à lire tous les jours! Si celle de Mallefille se trouve encore plus bête ce jour-là que les autres jours, il me semble qu'on me doit des remerciements pour l'avoir mise dans la mienne et pour avoir épargné à la princesse de payer trente sons pour une lettre bête.
Maintenant, je demande, quand on se laisse écrire par Mallefille, de quoi diable on a le droit de se plaindre? Quand on connaît Mallefille et son style, on doit s'attendre, à tout! Ah! sacrédié! il ne me manquerait plus que cela, de former Mallefille au style épistolaire! Je sais bien, pour mon compte, que je trouverai toujours ses lettres ravissantes, car j'espère bien n'en lire jamais une seule. Je l'aime de toute mon âme. Il peut me demander la moitié de mon sang; mais qu'il ne me demande jamais de lire une de ses lettres. Qu'il mette ma montre au mont-de-piété, qu'il me lise un chapitre de Barchou, qu'il danse, qu'il chante, qu'il me fasse la cour, tout ce qu'il voudra! mais, pour l'amour de Dieu, qu'il ne m'écrive jamais; car le lire et lui répondre, voilà jusqu'où mon amitié ne peut s'élever.
Entre nous, je ne sais pas si Mallefille a été maussade avec la princesse, mais je puis vous dire qu'elle n'a pas d'ami plus sûr et plus dévoué. Je puis lui dire ce qu'elle savait avant moi, c'est qu'il n'existe pas d'être meilleur, plus loyal et plus sincère. Eût-il écrit vingt lettres cent fois plus bêtes à Marie, elle ferait bien de les lui pardonner en faveur de l'affection profonde qu'il lui porte; ce qui vaut mieux que le plus beau style.
Ce pauvre garçon est tout étonné de la réponse foudroyante de la princesse, et le voilà qui s'en prend à moi et me demande pourquoi, depuis trois mois qu'il est ici, je ne lui ai pas appris à écrire. Merci bien! C'est assez d'être obligée de le nourrir, et Dieu sait à quelle consommation cela entraîne! Nous pourrions bien habiter une île déserte pendant vingt ans; je réponds qu'il en sortirait sans avoir reçu de moi une seule leçon de rédaction. J'aimerais mieux bâtir une ville, j'aimerais mieux apprendre la métaphysique, j'aimerais mieux écouter pérorer Schoelcher que d'enseigner une chose que je fais si mal pour mon compte et que d'avoir un écolier doué d'aussi heureuses dispositions.
Laissons Mallefille et sa lettre. Je lui déclare bien que jamais je ne lui donnerai de place dans les miennes pour lui insérer quoi que ce soit de son cru, vers ou prose, français ou chinois. Revenons à la vôtre, qui est tout à fait bonne et tendre, mon cher Fellow, et qui me donne une nouvelle preuve très inutile, mais très douce, de votre amitié. Si j'avais pu prévoir que ma lettre pût vous affliger, j'en aurais bien fait ce qu'on devrait faire de toutes celles de Mallefille. En vérité, vous avez attaché trop d'importance à ce projet de vous écrire moins souvent. Était-ce donc à l'état de résolution pour l'avenir, ou n'était-ce pas plutôt à l'état d'excuse pour le passé? Je n'en sais rien; mais, quoi qu'il en soit et quoi qu'il en ait été, il suffirait que le ralentissement de ma correspondance avec Marie lui causât le moindre chagrin ou le moindre regret pour que toute ma paresse fût dissipée en un clin d'oeil et pour que je lui écrivisse tous les jours si elle le voulait. Jamais aucune tristesse ne lui viendra de moi par ma faute, je l'espère. Si cela arrivait, il faudrait qu'elle fît ce qu'il y a toujours de mieux, à faire en pareil cas: s'expliquer pour le présent et pardonner pour le passé. Voilà tout ce que je puis répondre à votre lettre, que je ne comprends pas bien, à cause de mon peu de mémoire, mais qui me touche infiniment, et que je me réjouis bien de savoir fondée sur rien de ma part.
Bonsoir, cher ami. J'ai bien de la peine à tenir ma plume. Le malheureux Piffoël est affligé d'un rhumatisme dans le bras droit. N'allez pas prendre ceci pour une nouvelle excuse de ne pas vous écrire. Voilà le dégel; j'espère bien que, dans huit jours, je serai guérie.
Je ne vous dis rien de la part de Mallefille; il se tirera des pattes blanches de la princesse comme il l'entendra. Pauvre diable! je ne voudrais pas être dans sa peau; j'aimerais mieux être une carpe dans les griffes d'un beau chat.
Les Piffoëls vous embrassent.
CLXXXI
A MADAME D'AGOULT, A GÈNES
Nohant, mars 1838.
Chère Marie,
Pardonnez-moi ma paresse ou, pour mieux dire, mon travail. Il m'a fallu mener de front, pendant deux mois, une espèce de chose inavouable que vous trouverez dans la Revue des deux mondes et que je vous conseille de ne pas lire. Je viens de recevoir la lettre fantastique du maestro, et je relis avec remords et reconnaissance les lettres aimables et toujours ravissantes de la princesse, restées sans réponse. La princesse connaît bien mon infirmité et sait y compatir,
Il ne faut pas qu'elle punisse mon silence par le sien et que, faute de mes maussades épîtres, elle me prive des siennes, qui sont ce qu'il y a de plus adorable dans le monde en fait de lettres. Le châtiment ne serait pas proportionné à l'offense. Et puis disons encore que la princesse m'a vue secouer ma paresse au temps où je la voyais spleenétique, et où je croyais (c'était elle qui, par ses gracieusetés, me donnait cette présomption) que mon babil pouvait la distraire, la consoler et la fortifier. Pour cela, il ne me fallait ni grande sagesse ni bel exemple, car je n'aurais su où prendre l'un et l'autre: il suffisait de lui dire ce qu'elle était, de la faire connaître à elle-même, de lui montrer tous les trésors qu'elle renfermait en elle et qu'elle niait en elle-même. Dans ce temps-là, je lui écrivais que je ne me sentirais plus appelée à lui écrire désormais; car il me semble qu'elle est calme, heureuse et forte. Pour parler comme mon ami Pierre Leroux, je dirai: Ma mission est remplie. Elle revendrait de la philosophie et du courage, voire de la gaieté, au sublime docteur Piffoël lui-même.
Merci donc, mille fois merci, mes chers et bons enfants, des bonnes choses que vous me dites de vous-mêmes. Je vous remercie de vous aimer comme vous le faites. Je vous remercie d'être heureux, et je vous remercie de me le dire. Vous savez que, de tous les biens que vous me souhaitez sans cesse, celui-là est le plus grand que vous puissiez me faire.—Il est bien possible que j'aille vous rejoindre quelque jour en Italie. Cependant ce voyage, que j'avais arrangé pour le printemps prochain, me paraît moins certain maintenant quant à la date. Mon procès avec mes éditeurs, que je voudrais terminer auparavant, est porté au rôle pour le mois de juillet ou d'août. Si je suis forcée de m'en occuper, je ne pourrai passer les monts qu'en automne. Une fois en Italie, j'y veux rester au moins deux ans pour les études de Maurice, qui s'adonne définitivement à la peinture et qui aura besoin de séjourner à Rome.
En attendant, il travaille ici avec le frère de Mercier[1], qui est un assez laborieux maître de dessin et ne manquant pas de talent. Mallefille, qui a la bonté de donner des leçons d'histoire et de philosophie au susdit mioche, se tire très bien de son préceptorat provisoire. Maurice s'est assez fortifié. Il a un petit cheval très comique et fait des lancers épouvantables avec Mallefille, qui est devenu un assez bon écuyer, domptant Bignat, lequel Bignat je ne monte plus, parce qu'il est devenu terrible. Il a doublé de volume, de force et d'ardeur depuis qu'il n'a plus le bonheur de porter la princesse. La douleur de son départ l'a jeté dans une telle exaspération, qu'il désarçonne tous ses cavaliers.
A propos de Bignat, j'ai fait à Mallefille, de votre part, les plus sérieux reproches. Il s'accuse grandement et vous écrira demain. Par ces détails, vous pourrez voir, chers Fellows, que mon intérieur n'a rien de bien intéressant à offrir à votre attention. Il est paisible et laborieux. J'entasse romans sur nouvelles et Buloz sur Bonnaire; Mallefille entasse drames sur romans, Pélion sur Ossa; Mercier, tableaux sur tableaux; Tempète[2], bêtises sur bêtises; Maurice, caricatures sur caricatures, et Solange, cuisses de poulet sur fausses notes. Voilà la vie héroïque et fantastique qu'on mène à Nohant.
Nous n'avons ni lago di Como, ni Barchou, ni jeunes filles chantant la polenta, ni sublimes accords du maestro, ni cathédrale de Milan, ni princesse, ni déesse; mais nous avons la mèche de Rollinat, les refrains rococo de Boutarin[3], le nez du Gaulois[4], les sabots du Malgache[5], le souvenir de Lasnier, les lettres de maître Emmanuel[6], l'avocat, et la barbe de Mallefille, qui a sept pieds de long. Tout cela fait une jolie constellation.
[1] Mercier, statuaire, l'auteur du médaillon de George Sand.
[2] Mademoiselle Rollinat.
[3] Duteil.
[4] Fleury.
[5] J. Neraud.
[6] Arago.
CLXXXII
AU MAJOR ADOLPHE PICTET, A GENÈVE
Paris, octobre 1838.
Cher major,
Votre conte[1] est un petit chef-d'oeuvre. Je ne sais pas si c'est parce que nulle part je ne me suis sentie aussi finement tancée et aussi affectueusement comprise; mais nulle part il ne me semble avoir été jugée avec tant de sagesse et louée avec tant de charme.
Hoffmann n'aurait pas désavoué la partie poétique de ce conte, et, quant à la partie philosophique, il ne se fût jamais élevé si haut avec tant de clarté et de véritable éloquence. Je vous jure que jamais rien ne m'a fait plaisir dans ma vie en fait de louanges. Cela tenait non point à ma modestie (car je viens de découvrir, grâce à vous, que j'en manque beaucoup), mais aux éloges reçus, toujours ou grossièrement boursouflés ou abominablement stupides. Pour la première fois je respire cet encens auquel les dieux mêmes, dit-on, ne sont pas insensibles.
Je crois à ce qu'il y a de bon en moi, parce que vous me le montrez, pour ainsi dire, paternellement, et, quant à ce qu'il y a d'absurde, j'en suis amusée et réjouie au dernier point, parce que, là, je vois ce que j'ai tant cherché en vain dans ce monde: la bienveillance, la justice, la raison et la bonté se donnant la main.
Croyez, cher major, que je n'étais pas par nature aussi folle que je le suis devenue par réaction. Si j'eusse eu, dans ma jeunesse, des amis éclairés et tendres à la fois, j'eusse fait quelque chose de bon; mais je n'ai trouvé que des fous ou des insensibles et, naturellement, j'ai préféré les premiers. Je sais qu'à ma place vous en eussiez fait autant, à supposer que vous eussiez pu jamais, même le jour de votre naissance, avoir autant d'ignorance et de crédulité que j'en avais à vingt-cinq ans!
Les réflexions philosophiques qui terminent l'action de votre conte m'ont vivement frappée. La cinquième, la neuvième, la dix-neuvième, la vingt-cinquième, la vingt-neuvième et la dernière me sont restées et me resteront dans l'esprit comme, dans mon enfance, certains versets de la Bible ou certaines maximes des vieux sages. Elles me plaisent d'autant plus qu'elles m'arrivent dans un moment où je suis plus disposée à les entendre: je suis un peu plus vieille qu'il y a deux ans, et je crois que je suis en voie de me réconcilier, ou de vouloir bien me réconcilier avec mes contraires.
Je ne crois pas que la nature de mon esprit me porte jamais à mordre assez à la philosophie pour prendre une initiative quelconque. Mais peut-être arriverai-je à comprendre plusieurs choses que je ne savais pas. Pourvu que je ne sois pas obligée de travailler, je consens à faire tous les progrès imaginables. Il me manquera toujours le chalumeau de l'analyse; mais, si, au lieu de dissoudre mon cristal, le chalumeau veut bien diriger sa flamme de manière à l'éclairer, le cristal pourra réfléchir cette lumière-là, tout comme une autre.
Malheureusement, ceci ne sert de rien hors du monde intellectuel, et la fatalité des bosses fait que la montagne de l'imagination, dominant toujours par son antériorité d'occupation les petites collines que le raisonnement essaye d'élever alentour, je risque fort de n'acquérir de bon sens pratique que la dose nécessaire pour voir que je n'ai pas le sens commun; mais n'est-ce pas déjà quelque chose?
Quand cela ne servirait qu'à me préserver de la morgue qui dessèche le coeur de mes confrères les poètes et à comprendre les amicales remontrances des esprits généreux! Ce serait un grand bonheur déjà, ce serait un sens de plus et un tourment de moins. Je me pique d'être peu tourmentée par la vanité, et je me flatte aussi de n'avoir pas un coeur de cristal et des amis de carton. Vous ne le croyez pas non plus, n'est-ce pas, cher major? et votre chalumeau ne vous a jamais montré en moi aucune affectation de sentiments? Ce que j'admire, c'est que vous connaissiez tout ce que je connais, tandis que, moi, je ne pourrai jamais qu'entrevoir ce que vous voyez clairement.
La pensée est donc bien supérieure au sentiment puisqu'elle le possède et n'en est pas possédée? C'est beau! mais je me console d'être à distance; car, de la sphère où je suis, je contemple votre étoile et j'en rêve des merveilles sans y apercevoir aucune tache. Vous qui, avec la lunette, y entrez comme chez vous, vous y voyez peut-être des ravins, des précipices et des volcans qui vous la gâtent quelquefois ou du moins qui vous y rendent le trajet difficile. C'est comme pour la musique: je crois y trouver des jouissances infinies, que le travail de la science émousserait beaucoup, si j'étais musicienne.
Adieu, bon major; je vous récrirai à propos de tout cela; car j'ai encore beaucoup à vous dire de moi; et, puisque vous êtes si bienveillant, je ne finirai pas Leila[2] sans vous demander beaucoup de choses. Je ne sais pas si mon écriture est lisible, même pour un homme habitué au sanscrit.
Adieu et merci mille fois. Vous seriez bien aimable de me donner de vos nouvelles ici, rue Grange-Batelière, 7. J'y serai encore une quinzaine et il est possible, probable même, que nous allions passer l'été en Suisse. La santé de mon fils est meilleure; mais les médecins lui ordonnent un climat frais en été et chaud en hiver. Nous serons donc bientôt à Genève et ensuite à Naples. Dites-moi dans quelle partie, bien sauvage et bien pittoresque de vos montagnes, je pourrais aller travailler; je voudrais un climat modéré pour Maurice, et pour moi des paysans parlant français. Les environs de Genève ne me paraissent pas assez énergiques comme paysage, et je voudrais fuir les Anglais, les buveurs d'eaux, les touristes, etc., etc.
—Je voudrais encore vivre à bon marché, car j'ai gagné deux procès et je suis ruinée.
Votre livre m'a été apporté par un inconnu que je n'ai pas reçu: j'étais au lit avec mon rhume et ma fièvre, ni plus ni moins que la princesse Uranie. Je ne sais si c'était un simple messager ou un de vos amis; je l'ai fait prier de repasser et n'en ai plus entendu parler.
Tout à vous.
[1] Une Course à Chamonnix, par le major Pictet.
[2] Il s'agit de la nouvelle édition de Lélia, augmentée d'un volume
publié en 1839.
CLXXXIII
A M. JULES BOUCOIRAN. A NIMES
Lyon, 23 octobre 1838.
Cher Boucoiran,
Je serai à Nîmes le 25 au soir ou le 26 au matin. Ne vous occupez pas de me faire arriver (je ne sais si je quitterai le bateau à Beaucaire ou à Avignon, cela dépendra des heures), mais occupez-vous, dès à présent; de me faire repartir. Il faut que je sois à Perpignan le 29 au soir ou le 30 au matin. Retenez-moi donc à la diligence trois places de coupé et une d'intérieur. Prévenez l'administration que j'ai beaucoup de bagages; que je ne veux rien laisser en arrière; que je ne pars pas sans mon bagage complet, composé de trois malles et cinq ou six autres paquets peu considérables. Si toutes ces conditions ne peuvent être remplies par la diligence de manière à me faire arriver à Perpignan le 29 au soir ou le 30 au matin, il faut, mon enfant, que vous me procuriez une voiture de louage, et je prendrai la poste. Il faudrait aussi me trouver un moyen de renvoyer cette voiture sans payer autant pour le retour que pour le voyage.
Afin d'aplanir les difficultés de tout cela, faites un peu valoir les hautes protections dont je suis munie, passeport du ministère, dispense des douanes, lettres pour tous les consuls, mes relations avec M. Molé, avec M. Conte[1], etc., etc. Enfin, faire mousser mon importance, qui est, du reste, bien établie par les papiers dont je suis munie. En province, les protections siéent bien aux pauvres diables de voyageurs. Elles aplanissent les obstacles et donnent zèle et confiance aux administrations.
Je suis bien fâchée, cher enfant, de vous donner ces embarras, bien fâchée surtout de ne pas rester plus longtemps avec vous; mes affaires m'ont tenue esclave du jour de départ de Paris, et maintenant j'ai pris rendez-vous à Perpignan avec Mendizabal, ministre d'Espagne, qui m'est tout à fait indispensable pour m'installer en Espagne. Ainsi, je compte sur vous pour me faire arriver à temps. S'il faut passer une nuit en diligence, Maurice s'y résignera; car ce sera la seule du voyage, et nous allons très doucement jusque chez vous. Nous voici à Lyon sans aucune fatigue. Nous en repartons après-demain 25.
Adieu et à bientôt, cher ami. Nous vous embrassons tendrement.
GEORGE.
[1] Directeur général des postes.
CLXXXIV
A MADAME MARLIANI, A PARIS
Perpignan, novembre 1838.
Chère bonne,
Je quitte la France dans deux heures. Je vous écris du bord de la mer la plus bleue, la plus pure, la plus unie; on dirait d'une mer de Grèce, ou d'un lac de Suisse par le plus beau jour. Nous nous portons bien tous.
Chopin est arrivé hier soir à Perpignan, frais comme une rose, et rose comme un navet; bien portant d'ailleurs, ayant supporté héroïquement ses quatre nuits de malle-poste. Quant à nous, nous avons voyagé lentement, paisiblement, et entourés, à toutes les stations, de nos amis, qui nous ont comblés de soins.
M. Ferraris, sur la recommandation de Manoël[1], a été très aimable pour moi, et m'a paru être un excellent homme, absolument dans la même position que Manoël. Repoussé à Venise et à Trieste par le gouvernement autrichien, il attend sa destitution philosophiquement; car, à Perpignan, il s'ennuie à avaler sa langue. Il a gardé un très doux souvenir à votre mari, et a appris de moi avec joie qu'il est heureux dans son ménage et amoureux de sa femme.
Vous avez dû recevoir de mes nouvelles de Nîmes et un panier de raisins. Je n'ai rien reçu de vous, et je serais inquiète si je n'avais de vos nouvelles par Chopin.
Notre navigation s'annonce sous les plus heureux auspices, comme on dit: le ciel est superbe, nous avons chaud, et nous voudrions, pour être tout à fait contents de notre voyage, que vous fussiez avec nous.
Adieu, chère; mille tendresses à Marliani, poignées de main bien affectueuses à Enrico.
Rappelez-moi à tous nos bons amis et donnez-leur de mes nouvelles. Je passerai huit jours à Barcelone. Dites à Valdemosa que je voyage avec son ami, qui est un charmant garçon.
Adieu, chère amie; adieu. Aimez-moi comme je vous aime, du fond de l'âme, et notre cher Manoël aussi.
GEORGE.
Écrivez-moi, sous le couvert de senor Francisco Riotord, junto à
San-Francisco, En Palma de Mallorca.
[1] M. Marliani.
CLXXXV
A LA MÊME
Palma de Mallorca, 14 novembre 1838.
Chère amie,
Je vous écris en courant; je quitte la ville et vais m'installer à la campagne: j'ai une jolie maison meublée, avec jardin et site magnifique, pour cinquante francs par mois. De plus, j'ai, à deux lieues de là, une cellule, c'est-à-dire trois pièces et un jardin plein d'oranges et de citrons, pour trente-cinq francs par an, dans la grande chartreuse de Valdemosa!
Valdemosa bipède vous expliquera ce que c'est que Valdemosa chartreuse; ce serait trop long à vous décrire.
C'est la poésie, c'est la solitude, c'est tout ce qu'il y a de plus artiste, de plus chiqué sous le ciel; et quel ciel! quel pays! nous sommes dans le ravissement.
Nous avons eu un peu de peine à nous installer, et je ne conseillerais à personne de le tenter dans ce pays-ci, à moins de s'y faire annoncer six mois d'avance. Nous avons été favorisés par un concours de circonstances uniques. Si une famille venait après nous, je crois qu'elle ne trouverait rien à habiter; car, ici, on ne loue rien, on ne prête rien, on ne vend rien. Il faut tout commander, et tout se fait lentement. Si l'on veut se permettre le luxe exorbitant d'un pot de chambre, il faut écrire à Barcelone.
Valdemosa, en nous parlant des facilités et du bien-être de son pays, nous a horriblement blagués. Mais le pays, la nature, les arbres, le ciel, la mer, les monuments dépassent tous mes rêves: c'est la terre promise, et, comme nous avons réussi à nous caser assez bien, nous sommes enchantés.
Enfin notre voyage a été le plus heureux et le plus agréable du monde, et, comme je l'avais calculé avec Manoël, je n'ai pas dépensé quinze cents francs depuis mon départ de Paris jusqu'ici. Les gens de ce pays sont excellents et très ennuyeux. Cependant, le beau-frère et la soeur de Valdemosa sont charmants, et le consul de France est un excellent garçon qui s'est mis en quatre pour nous.
Adieu, chère; je vous écrirai plus longuement une autre fois. Aujourd'hui, je suis écrasée par le tintamarre de mon installation à la campagne.
Je vous aime tous deux et vous embrasse de toute mon âme; Adieu encore, écrivez-moi.
CLXXXVI
A LA MÊME
Palma de Mallorca, 14 décembre 1838.
Chère amie,
Vous devez me trouver bien paresseuse. Moi, je me plaindrais aussi de la rareté de vos lettres, si je ne savais comment vont les choses ici. Vous ne vous en doutez guère, vous autres! Ce bon Manoël, qui se figurait qu'en sept jours on pouvait correspondre avec Paris!
D'abord, sachez que le bateau à vapeur de Palma à Barcelone a pour principal objet le commerce des cochons. Les passagers sont en seconde ligne. Le courrier ne compte pas. Qu'importe aux Mayorquins les nouvelles de la politique ou des beaux-arts? le cochon est la grande, la seule affaire de leur vie. Le paquebot est censé partir toutes les semaines; mais il ne part en réalité que quand le temps est parfaitement serein et la mer unie comme une glace. Le plus léger coup de vent le fait rentrer au port, même lorsqu'on est à moitié route. Pourquoi? Ce n'est pas que le bateau ne soit bon et la navigation sûre. C'est que le cochon a l'estomac délicat, il craint le mal de mer. Or, si un cochon meurt en route, l'équipage est en deuil, et donne au diable journaux, passagers, lettres, paquets et le reste. Voilà donc plus de quinze jours que le bateau est dans le port; peut-être partira-t-il demain! voilà vingt-cinq jours et plus que Spiridion voyage; mais j'ignore si Buloz l'a reçu. J'ignore s'il le recevra.
Il y a encore d'autres raisons de retard que je ne vous dis pas, parce que toute réflexion sur la poste et les affaires du pays sont au moins inutiles. Vous pouvez les pressentir et les dire à Buloz. Je vous prie même de lui faire parler à ce sujet; car il doit être dans les transes, dans la terreur, dans le désespoir! Spiridion doit être interrompu depuis un siècle; à cela je ne puis rien. J'ai pesté contre le pays, contre le temps, contre la coutume, contre les cochons. J'ai un peu pesté contre ce cher Manoël, qui m'a dépeint ce pays comme si libre, si abordable, si hospitalier. Mais à quoi bon les plaintes et les murmures contre les ennemis naturels et inévitables de la vie? Ici, c'est une chose; là, une autre; partout, il y a à souffrir.
Ce qu'il y a de vraiment beau ici, c'est le pays, le ciel, les montagnes, la bonne santé de Maurice, et le radoucissement de Solange. Le bon Chopin n'est pas aussi brillant de santé. Son piano lui manque beaucoup. Nous en avons enfin reçu des nouvelles aujourd'hui. Il est parti de Marseille, et nous l'aurons peut-être dans une quinzaine de jours. Mon Dieu, que la vie physique est rude, difficile et misérable ici! c'est au delà de ce qu'on peut imaginer.
J'ai, par un coup du sort, trouvé à acheter un mobilier propre, charmant pour le pays, mais dont un paysan de chez nous ne voudrait pas. Il a fallu se donner des peines inouïes pour avoir un poèle, du bois, du linge, que sais-je? depuis un mois, que je me crois installée, je suis toujours à la veille de l'être. Ici, une charrette met cinq heures pour faire trois lieues; jugez du reste! Il faut deux, mois pour confectionner une paire de pincettes. Il n'y a pas d'exagération dans ce que je vous dis. Devinez, sur ce pays, tout ce que je ne vous dis pas! Moi, je m'en moque; mais j'en ai un peu souffert, dans la crainte de voir mes enfants en souffrir beaucoup.
Heureusement mon ambulance va bien. Demain, nous partons pour la chartreuse de Valdemosa, la plus poétique résidence de la terre. Nous y passerons l'hiver, qui commence à peine et qui va bientôt finir. Voilà le seul bonheur de cette contrée. Je n'ai de ma vie rencontré une nature aussi délicieuse que celle de Mayorque.
Dites à Valdemosa que je n'ai pas pu voir beaucoup sa famille, car j'ai passé tout le temps à la campagne; mais, depuis cinq ou six jours, je suis revenue à Palma, où j'ai revu sa mère, sa soeur et son beau-frère. Ils sont charmants pour nous. Son beau-frère est très bien et plus distingué que le pays ne le comporte. Sa soeur est très gentille et chante à ravir. Dites aussi à M. Remisa que je le remercie beaucoup de m'avoir recommandée à M. Nunez, homme excellent, tout à fait simpatico. Veuillez le prévenir que, selon sa permission, j'ai pris, chez Canut y Mugnerat, trois mille francs payables à vue dans trente jours sur lui Remisa, à Paris.
Les gens du pays sont, en général, très gracieux, très obligeants; mais tout cela en paroles. On m'a fait signer cette traite dans des termes un peu serrés, comme vous voyez, tout en me disant de prendre dix ans si je voulais, pour payer. Je ne comptais pas être obligée de dépenser tout d'un coup mille écus pour monter un ménage à Mallorca (ménage qu'on aurait en France pour mille francs). Je voulais envoyer à Buloz beaucoup de manuscrit; mais, d'une part, accablée de tant d'ennuis matériels, je n'ai pu faire grand-chose; et, de l'autre, la lenteur et le peu de sûreté des communications font que Buloz n'est peut-être pas encore nanti. Vous connaissez Buloz: «Pas de manuscrit, pas de Suisse.» Je vois donc M. Remisa m'avançant trois mille francs pour deux ou trois mois, et, quoique ce soit pour lui une misère, pour moi c'est une petite souffrance. Mon hôtel de Narbonne ne rapporte rien encore, et je ne sais où en sont mes fermages de Nohant. Dites-moi si je puis, sans indiscrétion, accepter le crédit de M. Remisa dans ces termes; sinon, veuillez mettre mon avoué en campagne, afin qu'il me trouve de quoi rembourser au plus tôt.
J'écrirai à Leroux, de la chartreuse, à tête reposée. Si vous saviez ce que j'ai à faire! Je fais presque la cuisine. Ici, autre agrément, on ne peut se faire servir. Le domestique est une brute: dévot, paresseux et gourmand; un véritable fils de moine (je crois qu'ils le sont tous). Il en faudrait dix pour faire l'ouvrage que vous fait voire brave Marie. Heureusement, la femme de chambre que j'ai amenée de Paris est très dévouée et se résigne à faire de gros ouvrages; mais elle n'est pas forte, et il faut que je l'aide. En outre, tout coûte très cher, et la nourriture est difficile quand l'estomac ne supporte ni l'huile rance, ni la graisse de porc. Je commence à m'y faire; mais Chopin est malade toutes les fois que nous ne lui préparons pas nous-mêmes ses aliments. Enfin, notre voyage ici est, sous beaucoup de rapports, un fiasco épouvantable.
Mais nous y sommes. Nous ne pourrions en sortir sans nous exposer à la mauvaise saison et sans faire coup sur coup de nouvelles dépenses. Et puis j'ai mis beaucoup de courage et de persévérance à me caser ici. Si la Providence ne me maltraite pas trop, il est à croire que le plus difficile est fait et que nous allons recueillir le fruit de nos peines. Le printemps sera délicieux, Maurice recouvrera une belle santé; il se flatte d'avoir un jour des mollets; moi, je travaillerai et j'instruirai mes enfants, dont heureusement les leçons, jusqu'ici, n'ont pas trop souffert. Ils sont très studieux avec moi. Solange est presque toujours charmante depuis qu'elle a eu le mal de mer; Maurice prétend qu'elle a rendu tout son venin.
Nous sommes si différents de la plupart des gens et des choses qui nous entourent, que nous nous faisons l'effet d'une pauvre colonie émigrée qui dispute son existence à une race malveillante ou stupide. Nos liens de famille en sont plus étroitement serrés, et nous nous pressons les uns contre les autres avec plus d'affection et de bonheur intime. De quoi peut-on se plaindre quand le coeur vit? Nous en sentons plus vivement aussi les bonnes et chères amitiés absentes. Combien votre douce intimité et votre coin de feu fraternel nous semblent précieux de loin! autant que de près, et c'est tout dire.
Adieu, bien chère amie; embrassez pour moi votre bon Manoël, et dites à nos braves amis tout ce qu'il y a de plus tendre.
CLXXXVII
A LA MÊME
Valdemosa, 15 janvier 1839.
Chère amie,
Même silence de vous, ou même impossibilité de recevoir de vos nouvelles. Je vous adresse la dernière partie de Spiridion par la famille Flayner, qui est, je crois, la voie la plus sûre. Ayez la bonté de le faire passer tout de suite à Buloz et de vous faire rembourser le port, qui ne sera pas mince et qui regarde le cher éditeur.
Nous habitons la chartreuse de Valdemosa, endroit vraiment sublime, et que j'ai à peine le temps d'admirer, tant j'ai d'occupations avec mes enfants, leurs leçons, et mon travail.
Il fait ici des pluies dont on n'a pas idée ailleurs: c'est un déluge effroyable! l'air en est si relâché, si mou, qu'on ne peut se traîner; on est réellement malade. Heureusement Maurice se porte à ravir; son tempérament ne craint que la gelée, chose inconnue ici. Mais le petit Chopin est bien accablé et tousse toujours beaucoup. J'attends pour lui avec impatience le retour du beau temps; qui ne peut tarder. Son piano est enfin arrivé à Palma; mais il est dans les griffes de la Douane, qui demande cinq à six cents francs de droits d'entrée et qui se montre intraitable.
Ah! comme Marliani connaissait peu l'Espagne quand il me disait que les douanes n'étaient rien! Elles sont exécrables, au contraire. Pour connaître l'Espagne, il faudrait y aller tous les matins. Ce qu'on y voyait hier n'est pas ce qu'on y voit aujourd'hui, et Dieu sait ce qu'on y verra demain! Je vous avoue que je ne me faisais pas une idée de cette désorganisation de l'esprit humain; c'est un spectacle vraiment affligeant.
Heureusement, comme je vous le dis, chère, je n'ai pas le temps d'y penser: je suis plongée avec Maurice dans Thucydide et compagnie; avec Solange, dans le régime indirect et l'accord du participe. Chopin joue d'un pauvre piano mayorquin qui me rappelle celui de Bouffé dans Pauvre Jacques. Ma nuit se passe, comme toujours, à gribouiller. Quand je lève le nez, c'est pour apercevoir, à travers la lucarne de ma cellule, la lune qui brille au milieu de la pluie sur les orangers, et je n'en pense pas plus long qu'elle.
Adieu, chère bonne; je suis heureuse, quand même la pluie, quand même l'Espagne, quand même le travail, mais non pas quand même votre absence.
J'embrasse votre Manoël. Amitiés à M. de Bonne-chose, que j'aime, comme vous savez, de tout mon coeur, et mille bénédictions au cher Enrico.
Parlez-moi de tous nos amis; je n'ai de nouvelles de personne, sauf de
Grzymala.
CLXXXVIII
A M. DUTEIL, A LA CHATRE
De la chartreuse de Valdemosa, trois lieues de Palma, île Majorque, 20 janvier 1839.
Cher Boutarin,
Tu ne m'écris donc pas?
Peut-être m'écris-tu et que je ne reçois rien; car j'ai l'agrément, ici, de voir la moitié de ma correspondance aller je ne sais où!
Je suis véritablement au bout du monde, quoiqu'à deux jours de mer de la France. Les temps sont si variables autour de notre île, et la civilisation, qui fait les prompts rapports, est si arriérée autour de Palma et dans toute l'Espagne, qu'il me faut deux mois pour avoir des réponses à mes lettres.
Ce n'est pas le seul inconvénient du pays. Il en a d'innombrables, et pourtant c'est le plus beau des pays. Le climat est délicieux. À l'heure où je t'écris, Maurice jardine en manches de chemise, et Solange, assise par terre sous un oranger couvert de fruits, étudie sa leçon d'un air grave. Nous avons, des rosés en buissons et nous entrons dans le printemps. Notre hiver a duré six semaines, non froid, mais pluvieux à nous épouvanter. C'est un déluge! La pluie déracine les montagnes; toutes les eaux de la montagne se lancent dans la plaine; les chemins deviennent des torrents. Nous nous y sommes trouvés pris, Maurice et moi. Nous avions été à Palma par un temps superbe. Quand nous sommes revenus le soir, plus de champs, plus de chemins, plus que des arbres pour indiquer à peu près où il fallait aller. J'ai été véritablement fort effrayée, d'autant plus que le cheval nous a refusé service, et qu'il nous a fallu passer la montagne à pied, la nuit, avec des torrents à travers les jambes. Maurice est brave comme un César. Au milieu du chemin, faisant contre fortune bon coeur, nous nous sommes mis à dire des bêtises. Nous faisions semblant de pleurer, et nous disions: «J'veux m'en aller cheux nous, dans noute pays de la Châtre, l'oùs'qu'y a pas de tout ça! »
Nous sommes installés depuis un mois seulement et nous avons eu toutes les peines du monde. Le naturel du pays est le type de la méfiance, de l'inhospitalité, de la mauvaise grâce et de l'égoïsme. De plus, ils sont menteurs, voleurs, dévots comme au moyen âge. Ils font bénir leurs bêtes, tout comme si c'étaient des chrétiens. Ils ont la fête des mulets, des chevaux, des ânes, des chèvres et des cochons. Ce sont de vrais animaux eux-mêmes, puants, grossiers et poltrons; avec cela, superbes, très bien costumés, jouant de la guitare et dansant le fandango. La classe monsieur est charmante. C'est le genre Adolphe. L'industriel tient le milieu entre Peigne-de-buis et Robin-Magnifique[1]. Le prolétaire est un composé de Bonjean et du père Janvier[2]. Si Chabin[3] venait ici, il ferait un ravage de coeurs et serait capable de passer pour un aigle.
Moi, je passe pour vouée au diable, parce que je ne vais pas à la messe, ni au bal, et que je vis seule au fond de ma montagne; enseignant à mes enfants la clef des participes et autres gracieusetés. Au reste, nous sommes bien admirablement logés. Nous avons pris une cellule dans une grande chartreuse, ruinée à moitié, mais très commode et bien distribuée dans la partie que nous habitons. Nous sommes plantés entre ciel et terre. Les nuages traversent notre jardin sans se gêner et les aigles nous braillent sur la tête. De chaque côté de l'horizon, nous voyons la mer. En face une plaine de quinze à vingt lieues; laquelle plaine nous apercevons au bout d'un défilé de montagnes d'une lieue de profondeur. C'est un site peut-être unique en Europe. Je suis si occupée, que j'ai à peine le temps d'en jouir. Tous les jours, je fais travailler mes enfants pendant six ou sept heures; et, selon ma coutume, je passe la moitié de la nuit à travailler pour mon compte.
Maurice se porte comme le pont Neuf. Il est fort, gras, rosé, ingambe. Il pioche le jardin et l'histoire avec autant d'aisance l'un que l'autre. Mais, mon Dieu! pendant que je me réjouis à te parler de nous et à te dire des bêtises; n'es-tu pas dans le chagrin? Vous êtes dans l'hiver jusqu'au cou, vous autres! Ma pauvre Agasta n'est-elle pas malade? Dieu veuille que ma lettre vous trouve tous bien portants et disposés à rire!
Quand je songe combien j'aurais voulu décider Agasta à venir avec moi ici, je vois que, d'une part, j'aurais bien fait de réussir à cause du climat; mais, de l'autre, il y aurait eu bien des inconvénients. La vie est dure et difficile. On ne se figure pas ce que l'absence d'industrie met d'embarras et de privations dans les choses les plus simples. Nous avons été au moment de coucher dans la rue. Ensuite, l'article médecin est soigné! Ceux de Molière sont des Hippocrates en comparaison de ceux-ci. La pharmacie à l'avenant. Heureusement nous n'en avons pas besoin; car, ici, on nous donnerait de l'essence de piment pour tout potage. Le piment est le fond de l'existence mayorquine. On en mange, on en boit, on en plante, on en respire, on en parle, on en rêve. Et ils n'en sont pas plus gaillards pour cela! Du moins, ils n'en ont pas l'air!
Adieu, mon Boutarin; je t'embrasse, toi, Agasta et les chers enfants. Donne de mes nouvelles à nos amis. Je les aime, je pense à eux aussi bien à Palma qu'à Nohant. Mais comment leur écrire, quand je n'ai le temps ni de dormir, ni de manger, ni de prendre l'air avec un peu de laisser aller. C'est une grande tâche pour moi d'élever mes enfants moi-même. Plus je vais, plus je vois que c'est la meilleure manière et qu'avec moi, ils en font plus dans un jour qu'ils n'en feraient en un mois avec les autres. Solange est toujours éblouissante de santé.
Tous les deux vous embrassent.
G. S.
[1] Petits commerçants de la Châtre. [2] Vignerons de la Châtre. [3] Pharmacien de la Châtre.
CLXXXIX
A MADAME MARLIANI, A PARIS.
Valdemosa, 22 février 1839.
Chère amie,
Vous dites que je ne vous écris pas. Moi, il me semble que je vous écris plus que vous ne m'écrivez, d'où il faut conclure que, de part et d'autre, nos lettres n'arrivent pas toujours. Il est vrai qu'on peut s'aimer sans s'écrire. Mais, avec vous, chère amie, c'est toujours un plaisir pour moi; vous êtes tellement moi-même, que je pourrais peut-être oublier de vous écrire, m'imaginant que vous m'entendez et me comprenez sans que je m'explique; mais jamais ce ne sera un travail pour moi; car nous nous connaissons si bien, qu'un mot nous suffit pour nous entendre. Ainsi je vous dis: Rien de neuf. Et vous vous reportez a mon ancienne lettre, vous me voyez à ma chartreuse de Valdemosa, toujours sédentaire et occupée le jour à mes enfants, la nuit à mon travail. Au milieu de tout cela, le ramage de Chopin, qui va son joli train et que les murs de la cellule sont bien étonnés d'entendre.
Le seul événement remarquable depuis cette dernière lettre, c'est l'arrivée du piano tant attendu! Après quinze jours de démarches et d'attente, nous avons pu le retirer de la douane moyennant trois cent francs de droits. Joli pays! Enfin il a débarqué sans accident, et les voûtes de la chartreuse s'en réjouissent. Et tout cela n'est pas profané par l'admiration des sots: nous ne voyons pas un chat.
Notre retraite dans la montagne, à trois lieues de la ville, nous a délivrés de la politesse des oisifs.
Pourtant nous avons eu une visite, et une visite de Paris! c'est M. Dembowski, Italiano-Polonais que Chopin connaît et qui se dit cousin de Marliani, à je ne sais quel degré. C'est un voyageur modèle, courant à pied, couchant dans le premier coin venu, sans souci des scorpions et compagnie, mangeant du piment et de la graisse avec ses guides. Enfin, de ces gens à qui l'on peut dire: Bien du plaisir! Il a été très étonné de mon établissement dans les ruines, de mon mobilier de paysan, et surtout de notre isolement, qui lui semblait effrayant.
Le fait est que nous sommes très contents de la liberté que cela nous donne, parce que nous avons à travailler; mais nous comprenons très bien que ces intervalles poétiques qu'on met dans sa vie ne sont que des temps de transition, un repos permis de l'esprit avant qu'il reprenne l'exercice des émotions. Je vous dis cela dans le sens purement intellectuel; car, pour la vie du coeur, elle ne peut cesser un instant et je sens que je vous aime autant ici qu'à Paris. Mais, l'idée de revivre à Paris m'épouvante, après ce bon silence et cet imperturbable calme de ma retraite. Et puis, en même temps, l'idée de vivre toujours ici, sans me retremper au spectacle d'anciens progrès de l'humanité me ferait l'effet de la mort; car vous ne pouvez pas vous figurer ce que c'est qu'un peuple arriéré. De loin, on le croit poétique, on imagine l'âge d'or, des moeurs patriarcales:—quelle erreur! La vue de pareils patriarches vous réconcilie avec le siècle, et on voit bien clairement que, si nous valons peu encore, ce n'est pas parce que nous en savons trop, mais que c'est parce que nous en savons trop peu.
Ainsi je suis bien embarrassée de vous dire combien de temps encore je resterai ici. Concevez-vous rien à ce qui s'y passe? Maroto ne vous paraît-il pas vendu à la reine? Ce pays est destiné à se dévorer lui-même. Je ne serais pas étonnée que don Carlos, traqué en Espagne, vint se réfugier à Mayorque. Il y serait reçu comme le Messie. Il y relèverait les couvents, il y ramènerait les moines, et tout le monde serait content. Ces imbéciles-là ne font que pleurer leurs frocards et regretter la très sainte inquisition. Les paysans ne savent pas ce que c'est qu'Isabelle ou Christine. Ils disent le roi, ce qui veut dire don Carlos, et ils se croient gouvernés par lui.
Écrivez-moi, quand même nos lettres mettraient beaucoup de temps en route, quand même quelques-unes se perdraient de part et d'autre. J'ai besoin que vous me disiez toujours que vous m'aimez, quoique je le sache bien.
Dites à Leroux que j'élève Maurice dans son Évangile. Il faudra qu'il le perfectionne lui-même, quand le disciple sera sorti de page. En attendant, c'est un grand bonheur pour moi, je vous jure, que de pouvoir lui formuler mes sentiments et mes idées. C'est à Leroux que je dois cette formule, outre que je lui dois aussi quelques sentiments et beaucoup d'idées de plus. Quand vous verrez l'abbé de Lamennais, serrez-lui bien la main pour moi, et rappelez-moi à tous nos amis, selon la mesure que nous avons faite à chacun d'eux et qui est la même pour vous et moi.
CXC
A M. FRANÇOIS ROLLINAT, A CHATEAUROUX
Marseille, 8 mars 1839.
Cher Pylade,
Me voici de retour en France, après le plus malheureux essai de voyage qui se puisse imaginer. Au prix de mille peines et de grandes dépenses, nous étions parvenus à nous établir à Mayorque, pays magnifique, mais inhospitalier par excellence. Au bout d'un mois, le pauvre Chopin, qui, depuis Paris, allait toujours toussant, tomba plus malade et nous fîmes appeler un médecin, deux médecins, trois médecins, tous plus ânes les uns que les autres et qui allèrent répandre, dans l'île, la nouvelle que le malade était poitrinaire au dernier degré. Sur ce, grande épouvante! la phtisie est rare dans ces climats et passe pour contagieuse. Joignez à cela l'égoïsme, la lâcheté, l'insensibilité et la mauvaise foi des habitants. Nous fumes regardés comme des pestiférés; de plus, comme des païens; car nous n'allions pas à la messe. Le propriétaire de la petite maison que nous avions louée nous mit brutalement à la porte et voulut nous intenter un procès, pour nous forcer à recrépir sa maison infectée par la contagion. La jurisprudence indigène nous eût plumés comme des poulets. Il fallut être chassé, injurié, et payer. Ne sachant que devenir, car Chopin n'était pas transportable en France, nous fumes heureux de trouver, au fond d'une vieille chartreuse, un ménage espagnol que la politique forçait à se cacher là, et qui avait un petit mobilier de paysan assez complet. Ces réfugiés voulaient se retirer en France: nous achetâmes le mobilier le triple de sa valeur et nous nous installâmes dans la chartreuse de Valdemosa: nom poétique, demeure poétique, nature admirable, grandiose et sauvage, avec la mer aux deux bouts de l'horizon, des pics formidables autour de nous; des aigles faisant la chasse jusque sur les orangers de notre jardin, un chemin de cyprès serpentant du haut de notre montagne jusqu'au fond de la gorge, des torrents couverts de myrtes, des palmiers sous nos pieds; rien de plus magnifique que ce séjour!
Mais on a eu raison de poser en principe que, là où la nature est belle et généreuse, les hommes sont mauvais et avares. Nous avions là toutes les peines du monde à nous procurer les aliments les plus vulgaires que l'île produit en abondance, grâce a la mauvaise foi insigne, à l'esprit de rapine des paysans, qui nous faisaient payer les choses à peu près dix fois plus que leur valeur, si bien que nous étions à leur discrétion, sous peine de mourir de faim. Nous ne pûmes nous procurer de domestiques, parce que nous n'étions pas chrétiens et que personne d'ailleurs ne voulait servir un poitrinaire! Cependant nous étions installes tant bien que mal. Cette demeure était d'une poésie incomparable; nous ne voyions âme qui vive; rien ne troublait notre travail; après deux mois d'attente et trois cents francs de contribution, Chopin avait enfin reçu son piano, et les voûtes de la cellule s'enchantaient de ses mélodies. La santé et la force poussaient à vue d'oeil chez Maurice; moi, je faisais le précepteur sept heures par jour, un peu plus consciencieusement que Tempête (la bonne fille que j'embrasse tout de même de bien grand coeur); je travaillais pour mon compte la moitié de la nuit. Chopin composait des chefs-d'oeuvre, et nous espérions avaler le reste de nos contrariétés à l'aide de ces compensations. Mais le climat devenait horrible à cause de l'élévation de la chartreuse dans la montagne. Nous vivions au milieu des nuages, et nous passâmes cinquante jours sans pouvoir descendre dans la plaine: les chemins s'étaient changés en torrents, et nous n'apercevions plus le soleil.
Tout cela m'eût semblé beau, si le pauvre Chopin eût pu s'en arranger. Maurice n'en souffrait pas. Le vent et la mer chantaient sur un ton sublime en battant nos rochers. Les cloîtres immenses et déserts craquaient sur nos têtes. Si j'eusse écrit la la partie de Lélia qui se passe au monastère, je l'eusse faite plus belle et plus vraie. Mais la poitrine de mon pauvre ami allait de mal en pis. Le beau temps ne revenait pas. Une femme de chambre que j'avais amenée de France et qui, jusqu'alors, s'était résignée, moyennant un gros salaire, à faire la cuisine et le ménage, commençait à refuser le service comme trop pénible. Le moment arrivait où, après avoir fait le coup de balai et le pot-au-feu, j'allais aussi tomber de fatigue; car, outre mon travail de précepteur, outre mon travail littéraire, outre les soins continuels qu'exigeait l'état de mon malade, et l'inquiétude mortelle qu'il me causait, j'étais couverte de rhumatismes.
Dans ce pays-là, on ne connaît pas l'usage des cheminées; nous avions réussi, moyennant un prix exorbitant, à nous faire faire un poêle grotesque, espèce de chaudron en fer, qui nous portait à la tête, et nous desséchait la poitrine. Malgré cela, l'humidité de la chartreuse était telle, que nos habits moisissaient sur nous. Chopin empirait toujours, et, malgré toutes les offres de services que l'on nous faisait à la manière espagnole, nous n'eussions pas trouvé une maison hospitalière dans toute l'île. Enfin nous résolûmes de partir à tout prix, quoique Chopin n'eût pas la force de se traîner. Nous demandâmes un seul, un premier, un dernier service! une voiture pour le transporter à Palma, où nous voulions nous embarquer. Ce service nous fut refusé, quoique nos amis eussent tous équipage et fortune à l'avenant. Il nous fallut faire trois lieues dans des chemins perdus en birlocho, c'est-à-dire en brouette!
En arrivant à Palma, Chopin eut un crachement de sang épouvantable; nous nous embarquâmes le lendemain sur l'unique bateau à vapeur de l'île, qui sert à faire le transport des cochons à Barcelone. Aucune autre manière de quitter ce pays maudit. Nous étions en compagnie de cent pourceaux dont les cris continuels et l'odeur infecte ne laissèrent aucun repos et aucun air respirable au malade. Il arriva à Barcelone crachant toujours le sang à pleine cuvette, et se traînant comme un spectre. Là, heureusement, nos infortunes s'adoucirent! Le consul français et le commandant de la station française maritime nous reçurent avec l'hospitalité et la grâce qu'on ne connaît pas en Espagne. Nous fûmes transportés à bord d'un beau brick de guerre, dont le médecin, brave et digne homme, vint tout de suite au secours du malade et arrêta l'hémorragie du poumon au bout de vingt-quatre heures.
De ce moment, il a été de mieux en mieux. Le consul nous fit transporter à l'auberge dans sa voiture. Chopin s'y reposa huit jours, au bout desquels le même bâtiment à vapeur qui nous avait amenés en Espagne nous ramena en France. Au moment où nous quittions l'auberge à Barcelone, l'hôte voulait nous faire payer le lit où Chopin avait couché, sous prétexte qu'il était infecté et que la police lui ordonnait de le brûler!
L'Espagne est une odieuse nation! Barcelone est le refuge de tout ce que l'Espagne a de beaux jeunes gens, riches et pimpants. Ils viennent se cacher là derrière les fortifications de la ville, qui sont très fortes en effet, et, au lieu de servir leur pays, ils passent le jour à se pavaner sur les promenades sans songer à repousser les carlistes qui sont autour de la ville, à la portée du canon, et qui rançonnent leurs maisons de campagne. Le commerce paye des contributions à don Carlos, aussi bien qu'à la reine. Personne n'a d'opinion, on ne se doute pas de ce que peut être une conviction politique. On est dévot, c'est-à-dire fanatique et bigot, comme au temps de l'inquisition. Il n'y a ni amitié, ni foi, ni honneur, ni dévouement; ni sociabilité. Oh! les misérables! que je les hais et que je les méprise!
Enfin, nous sommes à Marseille. Chopin a très bien supporté la traversée. Il est ici très faible, mais allant infiniment mieux sous tous les rapports, et dans les mains du docteur Cauvière, un excellent homme et un excellent médecin, qui le soigne paternellement et qui répond de sa guérison. Nous respirons enfin, mais après combien de peines et d'angoisses!
Je ne t'ai pas écrit tout cela avant la fin. Je ne voulais pas t'attrister, j'attendais des jours meilleurs. Les voici enfin arrivés. Dieu te donne une vie toute de calme et d'espoir! Cher ami, je ne voudrais pas apprendre que tu as souffert autant que moi durant cette absence.
Adieu; je te presse sur mon coeur. Mes amitiés à ceux des tiens qui m'aiment, à ton brave homme de père.
Écris-moi ici à l'adresse du docteur Cauvière, rue de Rome, 71.
Chopin me charge de te bien serrer la main de sa part. Maurice et Solange t'embrassent. Ils vont à merveille. Maurice est tout à fait guéri.