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Correspondance, 1812-1876 — Tome 2

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CCXXVI

A MADAME MARLIANI, A PARIS

Nohant, 13 juin 1843.

Chère amie,

Il est vrai que je ne vous ai pas écrit depuis bien des jours. J'ai eu d'horribles migraines et je n'ai rien donné à la Revue pour le numéro du 10, ce qui vous prouve que j'ai laissé moisir mon encrier et que j'ai été tout à fait hors de combat. Cet affreux temps ne contribue pas peu à m'accabler. Nous aussi, nous faisons du feu tous, les jours. Malgré ce triste printemps, je ne peux pas dire qu'excepté vous et mes amis, je regrette Paris, ou, pour mieux dire, que je regrette Paris pour lui-même. Rien que de voir courir les nuages, les arbres plier sous le vent, et la pluie battre les vitres, je me sens à la campagne, je vois, un grand horizon, je ne quitte pas ma robe de chambre de la journée, je n'entends pas de sonnette dans mon antichambre, personne ne me fait compliment de mes ouvrages; enfin, j'oublie entièrement que je suis madame Sand, et le peu de gens que je vois ne l'ont, je crois, jamais su. Cela compense bien la pluie.

Mais ce qui n'a pas de compensation, c'est votre éloignement, et, pour surcroît dans ce moment-ci, celui de Maurice, dont je ne suis guère habituée à me passer. Je m'absorbe dans la lecture et j'arrive à oublier où je suis, à me persuader que je vais entendre Enrico sonner la cloche et que le dîner va nous réunir. Je vois en rêve la culotte à carreaux et le paletot crasseux du matin, de cet aimable être. J'entends mon bon Gaston faire la trompette avec son nez pendant que vous allongez le bout des doigts en criant: Polvo! Je ne me console, lorsque j'aperçois mon erreur, qu'en pensant que la M*** et le P*** sont peut-être là auprès de vous; et que, si j'y étais, l'une se croirait obligée de me parler littérature et l'autre philosophie transcendante.

Enfin, vous viendrez à Nohant avec Manoël, Gaston Rico, et alors, comme nous n'aurons ni philosophailleurs ni romançaillières, rien ne nous empêchera de mener une vie de cocagne.

Qu'est-ce que c'est que ces troubles d'Espagne? Est-ce quelque chose ou n'est-ce rien comme le plus souvent? Vous n'êtes pas inquiète, j'espère et vous espérez toujours Manoël. Embrassez-le pour moi quinze fois au moins quand vous lui écrirez.

Parlez-moi de notre cher Leroux et parlez-lui de moi. Dites-lui de m'envoyer des livres, s'il peut en trouver encore sur la franc-maçonnerie. J'y suis plongée jusqu'aux oreilles. Dites-lui aussi qu'il m'a jetée là dans un abîme de folies et d'incertitudes, mais que j'y barbote avec courage, sauf à n'en tirer que des bêtises. Dites-lui, enfin, que je l'aime toujours, comme les dévotes aiment leur doux Jésus.

Bonsoir, chère. J'attends Maurice et mon frère dans quinze jours. Je n'ai pas de nouvelles de Papet. Dites à Pététin de se bien porter et de songer à venir nous voir. Je vais écrire à Delacroix. Soignez-vous, accourez sitôt qu'il fera beau, cela ne peut plus tarder.

CCXXVII

A M. LE COMTE JAUBERT[1], DÉPUTÉ DU CHER A BOURGES

Nohant, juillet 1843.

Je vous remercie beaucoup, monsieur, de l'aimable envoi du vocabulaire berrichon, et je vous sais gré surtout d'avoir fait ce travail intéressant et sympathique. Il y avait bien longtemps que je projetais une grammaire, une syntaxe, et un dictionnaire de notre idiome, que je me pique de connaître à fond. Je me serais bornée à la localité que j'habite, croyant, comme je le crois encore (pardonnez-moi cette prétention), que nous parlons ici le berrichon pur et le français le plus primitif. C'est la lecture attentive de Pantagruel, dont l'orthographe, d'ailleurs, est identiquement semblable à notre prononciation, qui m'a donné cette conviction, peut-être un peu téméraire. Le travail que vous avez fait est plus étendu, par conséquent meilleur, plus important et plus utile. Mais, en étendant votre récolte, vous avez perdu quelques richesses de détail. Ainsi vos verbes ne sont pas complets comme les nôtres, ou peut-être vous n'avez pas voulu compléter votre conjugaison du verbe manger. Nous avons le subjonctif que je mangisse; première personne du pluriel que je mangissienge. Vous voyez que nous avons tous les temps, et que nous avons sujet d'être un peu pédants et de faire les puristes.

Cependant nous ne ferons pas comme fait l'Académie. Nous ne vous volerons rien, et nous ne vous contesterons rien, que l'orthographe et le sens exact de quelques mots. De plus, je me propose de vous envoyer une centaine de mots que vous examinerez, et dont quelques-uns certainement vous plairont, soit que vous fassiez plus tard un appendice à votre vocabulaire, soit que, comme amateur éclairé, il vous paraisse amusant de les connaître. Je suis en train de les bien examiner de mon côté, pour en établir l'orthographe; car nos paysans ont une prononciation très accentuée. Ils prononcent qui tchi. Ainsi dans leurs pronoms démonstratifs, qui sont très riches, ils disent: quaqui-la, celui-ci; quaqui-là là, celui-là; et quaqui-là là là, celui-là plus loin ou là-has; et ils prononcent quatchi-là, quatchi-là, là, et quatchi-là là là, ce qui ne manque pas de caractère, comme vous-voyez: au féminin, qualchi-là, qualchi-là là, etc. Nous avons bien quelques chiens frais qui se permettent de dire: c'te'lui-là, c'tella-là. Mais ce sont, comme dit Montaigne, façons de parler champisses et mauvaises, et nos puristes les traitent avec mépris.

Je me permettrai une seule critique sur votre manière d'orthographier bouffoi, bouffouet et tous les mots de pareille composition. Nous prononçons bouffé (nous disons plus élégamment bouffret), et je crois qu'il est conforme à cette prononciation, ainsi qu'à la bonne orthographe, d'écrire bouffouer, comme les vieux auteurs, qui écrivaient dressouer, draggouer. Notre prononciation est si bonne, que, sans elle, nous aurions perdu le sens de plusieurs mots propres. Ainsi nous avons une commune qui s'appelle, en chien frais et dans tous les actes et registres civils, la L'oeuf, nos paysans s'obstinent à lui donner son véritable nom: l'Alleu.

Mais voici bien assez de critiques. Je vous dois les plus sincères éloges pour la réhabilitation et le nouveau lustre que vous donnez à notre idiome, à nos figures, et à quelques mots qui sont de création indigène et dont rien ne peut traduire la finesse. Fafiot, fafioter, berdin (qu'il faut écrire, je crois bredin, parce que nous disons beurdin, comme peurnez, prenez, bourdouiller, bredouiller, deurser, dresser), sont des nuances d'ironie très fines, et je défie l'Académie tout entière de nous en donner l'équivalent. Il me faudra bien des phrases pour me faire connaître un caractère, que le simple adjectif de fafiot me fera voir à l'instant. Mais, monsieur, vous ne connaissez pas le vasivasat, en bonne orthographe vas-y vas-à, l'homme incertain, timide, un peu fafiot, mais plus indécis encore et dont la peinture est complète dans un mot. Je vous supplie de ne pas dédaigner ce mot-là, et de lui rendre un jour son droit de cité, comme disent nos prétentieux critiqués modernes, à tout propos. Il est vrai que vous m'avez appris galope science que j'ignorais et que je trouve admirable, par le temps qui court. Mais comment avez-vous été induit en erreur au point de traduire diversieux par divertissant? Diversieux signifie capricieux, mobile, changeant. C'est l'homme de Montaigne, ondoyant et divers. Les Berrichons qui prennent ce mot dans une autre acception font une faute énorme, et c'est à vous de les redresser.

Maintenant, monsieur, je compte écrire plus sérieusement, et sans aucune des critiques que je me permets ici, quelques lignes dans ma Revue indépendante, sur votre intéressant Vocabulaire et la spirituelle notice qui le précède. Comme vous avez modestement gardé l'anonyme en le publiant, je craindrais de commettre une indiscrétion en vous nommant; je vous prie donc de me faire savoir vos intentions à cet égard et de me permettre d'annoncer du moins le livre et de remercier l'auteur.

Agréez, monsieur, l'expression de ma gratitude pour votre envoi et pour les choses gracieuses que vous voulez bien y joindre, ainsi que l'assurance de mes sentiments distingués.

GEORGE SAND.

[1] Auteur du Vocabulaire du Berry, par un amateur de vieux langage, 1812.

CCXXVIII

A MADAME MARLIANI, A ORBEC (CALVADOS)

Nohant, 2 octobre 1843.

Chère bonne amie, j'arrive d'un petit voyage aux bords de la Creuse, à travers de fort petites montagnes, mais très pittoresques, et beaucoup plus impraticables que les Alpes, vu qu'il n'y a guère ni chemins ni auberges. Nous avons grimpé partout tant à pied qu'à cheval ou à âne. Nous avons couché sur la paille et nous ne nous sommes jamais mieux portés que pendant ces hasards et ces fatigues. Enfin, nous avons fait une bonne partie, pour nous reposer de trois jours et trois nuits de bals et fêtes rustiques à l'occasion du mariage de Françoise.[1]

Vous me pardonnerez d'avoir été si longtemps sans vous écrire; vous me laissiez sur une lettre de Londres, où vous paraissiez si incertaine de vos projets, que je ne savais plus où vous prendre. Vous voilà enfin sortie de la perfide Albion, et vous reposant dans la bonne Normandie, avec la plus chère de vos soeurs et le gros Manoël, que j'embrasse tendrement en attendant le rendez-vous général à Paris.

J'ai eu la visite de Mendizabal, un beau soir, au moment où je ne l'attendais guère, comme bien vous pensez. Il a passé ici trois heures, une à dîner et à bavarder, deux à entendre chanter Pauline, et à faire faire à Chopin toutes les charges de son répertoire. Il est parti à minuit, toujours actif, brave, jovial et entreprenant; allant soi-disant prendre les eaux des Pyrénées, mais songeant plutôt, selon moi, à remuer encore quelque chose à la frontière d'Espagne. Puisse-t-il y combattre efficacement les succès éphémères du parti de Christine, et se jeter dans les bras du parti réellement progressif et populaire, si toutefois ce parti existe, et si (au cas où il existerait) Mendizabal ne serait pas trop vieux pour le comprendre.

Pauline est repartie d'ici avec sa mère et sa fille, il y a quinze jours. Elle part pour la Russie le 5 octobre, avec Viardot, qui se plaint toujours comme un pot cassé. Enfin, elle a un superbe engagement pour l'hiver avec Rubini et Tamburini, un autre pour le printemps à Vienne. Sa voix est magnifique, sa santé consolidée; elle est même engraissée, et supporte la fatigue comme un diable. Elle n'a fait que courir les bois et danser la bourrée tout le temps qu'elle a passé ici.

Malgré le froid qui commence à piquer fort, je tâcherai de rester ici jusqu'à la fin d'octobre pour mettre ordre à quelques affaires. Ensuite, nous nous retrouverons au phalanstère de la cité d'Orléans avec un nouveau plaisir.

J'espère que toutes vos courses vous auront fait grand bien; profitez-en le plus longtemps possible. Le froid des champs est moins pernicieux que celui de Paris.

Bonsoir, chère; rappelez-moi au souvenir de votre soeur chérie. Battez ferme, pour moi, sur le dos d'Enrico, et aimez-moi toujours, car je vous aime pour toujours.

G. SAND.

[1] Françoise Meillant, ancienne domestique de madame Sand.

CCXXIX

A M. CHARLES DUVERNET, A LA CHÂTRE

Nohant, 8 octobre 1843.

Mon cher Charles,

Arnault l'imprimeur à consenti à imprimer cinq cents exemplaires de Fanchette, pour une somme fort minime, à départir entre les gens de bonne volonté, mais dont je me chargerais au besoin, pourvu que ce ne fût pas trop ostensiblement. On m'accuserait de vanité littéraire, de haine politique ou d'amour du scandale si j'avais l'air de pousser, à une publicité particulière dans la localité. Cela m'est parfaitement égal, quant à moi, mais diminuerait peut-être dans quelques esprits la bonne impression que la lecture du fait a produite.

L'indignation est bonne aux humains et c'est ce qui leur manque le plus dans ce temps-ci. Si on pouvait susciter un peu de ce sentiment chez les ouvriers et les artisans de la Châtre, cela les rendrait meilleurs; ne fût-ce qu'un quart d'heure, ce serait toujours cela! Je serais donc flattée d'émouvoir ce public-là un instant; et je crois que quiconque sait épeler peut comprendre le style trivial de Blaise Bonnin.

Que ne pouvons-nous faire un journal! Je vous fournirais une série de lettres du même genre, où les moindres sujets, traités avec bonne foi, avec moquerie ou avec colère, feraient quelque impression sur les gens du petit état, et tu sais que ce sont ceux-là qui m'occupent. Les plus bêtes d'entre eux sont plus éducables, selon moi, que les plus, fameux d'entre nous, par la même raison qu'un enfant inculte peut tout apprendre, et qu'un vieillard savant et habile ne peut plus réformer en lui aucun vice, aucune erreur. Ceci ne s'applique qu'à notre génération; ce serait nier l'avenir, et Dieu m'en préserve! Tout le monde se corrigera, grands et petits. Mais, si nous donnons aujourd'hui quelques leçons aux petits, je suis persuadée qu'ils nous le rendront bien un jour.

Laissons la discussion et parlons de Fanchette, de la vraie Fanchette; rien ne nous empêche, que je sache, d'ouvrir une petite souscription pour elle. Cela lui ferait du bien, et cela augmenterait le scandale, chose qui n'est pas mauvaise non plus. Mon idée était de faire vendre une partie des exemplaires de son histoire à bas prix, et à son profit; on aurait distribué l'autre gratis à des artisans.

Vois, cependant, si l'une des bonnes oeuvres ne paralyserait pas l'autre; car nos bienfaiteurs de l'humanité n'aiment pas à donner deux fois. Confères-en avec le Gaulois.

Papet m'a ouvert largement sa bourse d'avance. A qui remettrait-on la gestion de la petite somme que nous pourrions faire? Pour cela, il faudrait savoir en quelles mains on va mettre Fanchette. Si c'est aux soeurs de l'hôpital, ne sera-t-elle pas victime de leur ressentiment? ne devrait-on pas l'en retirer? Je pourrais bien la confier dans mon village à quelque femme honnête et pauvre qui trouverait son compte à la bien soigner.

En faire les frais n'est pas ce qui m'embarrasse; mais il serait bon que ce ne fût pas, en apparence, un acte particulier de ma seule compassion, mais le concours de plusieurs, du plus grand nombre possible, d'indignations généreuses. Réponds, qu'en penses-tu? et, si mon idée est bonne, comment faut-il la réaliser? Faut-il demander l'autorisation de sauver Fanchette à ceux qui l'ont perdue? Ce serait drôle!

Bonsoir, mon cher enfant. Embrasse Eugénie pour moi, et viens me dire ta réponse avec le Gaulois s'il a le temps, ou sans lui.

Ne m'oublie pas auprès de madame Duvernet.

GEORGE.

CCXXX

A MAURICE SAND; A PARIS

Nohant, 17 octobre 1843.

Mon enfant,

Sois donc tranquille, je n'irai pas en prison, je n'aurai pas de procès. Il n'y a pas de danger, je n'y ai pas donné matière, je n'ai nommé personne, et, d'ailleurs, cela mettrait trop au jour la vérité. On ne s'y frottera pas. Je n'ai pas envie de chercher le danger; s'il m'atteignait, je le prendrais comme il faut; mais nous sommes si sûrs de l'impossibilité de ce procès, que nous avons ri de tes craintes.

Voilà trois jours qui se sont passés, depuis deux heures de l'après-midi jusqu'au soir, en conciliabules, en brouillons de lettres, en délibérations, toujours pour constater et prouver de plus en plus l'histoire de Fanchette, que chaque renseignement rend plus certaine, plus évidente, et nous n'avons pas laissé passer une parole de ma réponse sans la peser dix fois, afin de ne laisser aucune prise ni à la contradiction ni au procès.

Delaveau et Boursault sont venus me donner renseignements et attestations; nous publions l'enquête; enfin nous sommes tranquilles et tu peux dormir sur les deux oreilles. Moi, j'ai la tête cassée de cette Fanchette.

Maintenant nous sommes en train d'organiser un journal pour la Châtre. La seule difficulté était d'avoir un imprimeur qui voulut faire de l'opposition. M. François a levé l'obstacle en se chargeant de faire imprimer à Paris. Fleury en est comme un fou. Il fait des chiffres, des comptes, des listes, des projets, et François part demain matin, s'il trouve de la place dans la voiture d'Issoudun, ou, dans le jour, par celle de Châteauroux. Je ne lui remets pas de lettre pour toi, tu auras celle-ci plus tôt par la poste.

Rassure-toi sur la Revue indépendante. Je connais à fond leur position maintenant, et je suis satisfaite. Quand même François la quitterait, Pernet la continuerait. Il est en position pour cela, et n'a pas besoin de scandale; mon nom surtout n'en a pas besoin pour leurs affaires. Ils sont honnêtes et désintéressés, et pécheraient plutôt par défaut d'âpreté au gain et au succès que par ces défauts-là. D'ailleurs, je ne ferai jamais un pas de plus que je ne voudrai en toute chose, et je n'ai pas de raison pour subir une autre influence que celle de mon bonnet.

Je me suis reposée ces deux nuits de tout le bavardage de la journée, et je ne sais pas si j'aurai le temps de retravailler avant mon départ; car me voici dans le détail des comptes et règlements, et je n'ai plus l'esprit qu'aux paquets, aux malles et au départ.

La semaine prochaine, le bail sera un autre ennui. Ta chambre ne sent plus que le mortier, les arbres sont plantés, l'escalier, de la cave est presque fait. Il n'y a que l'affaire du remboursement des dix mille francs qui ne soit pas encore réglée. Il faut que Fleury aille à Châteauroux pour cela.

Dis-moi si Chopin n'est pas malade; ses lettres sont courtes et tristes. Soigne-le, s'il est plus souffrant. Remplace-moi un peu. Lui, me remplacerait avec tant de zèle auprès de toi, si tu étais malade.

Bonsoir, mon cher enfant. Écris-moi.

TA MAMAN.

Je décachète ma lettre pour te dire qu'elle n'est pas partie ce soir.
Thomas est arrivé trop tard. Tu en recevras deux à la fois.

CCXXXI

A MADAME MARLIANI, A PARIS

Nohant, l4 novembre 1843.

Mon amie,

Ce que vous me dites de Leroux m'effraye et me fait mal, non pas le mot de M. Jean Reynaud, que je crois sincèrement et profondément jaloux de lui en toute chose. Vous l'avez appris d'ailleurs de madame Roland, qui peut avoir de bonnes et belles qualités, mais qui a aussi de vilains petits défauts, le commérage en première ligne. Vous ne croyez peut-être cela ni de l'un ni de l'autre; mais vous verrez quelque jour que je ne me trompe pas.

Ce qui m'inquiète, ce sont les vingt jours passés par vous sans voir Leroux; ce sont mes épreuves qu'il n'a pas corrigées. Je me moque bien de mes épreuves, comme vous pouvez penser; mais, pour qu'il les ait négligées, lui si bon pour moi, et si régulier à cette corvée, il faut qu'il ait eu, en effet, des préoccupations très grandes. J'ai reçu dernièrement une longue lettre de lui horriblement triste. La pénurie où il se trouvait pour l'achèvement de sa machine, et aussi sans doute pour les besoins de sa famille, est, je le sais, la cause de ses terreurs et de ses angoisses. Je lui ai envoyé aujourd'hui cinq cents francs. J'ai écrit à M. François de lui en remettre autant sur mon travail à la Revue. Mais cela n'est peut-être pas assez.

Je sais que vous êtes bien gênée cette année. Mais ne pouvez-vous cependant trouver quelque chose aussi au fond de vos tiroirs? Je ne me bornerai pas là pour ma part, malgré la gêne, les crises imprévues, les charges et les dettes. Je pressurerai les mailles de ma maigre bourse et les facultés lucratives de mon cerveau épuisé. Non, nous ne pouvons pas le laisser succomber. La machine réussira-t-elle ou non?

Ce n'est pas là ce qui m'occupe. Mais il ne faut pas que la lumière de son âme s'éteigne dans ce combat, il ne faut pas que l'effroi et le découragement l'envahissent, faute de quelques billets de banque. Confessez-le, arrachez-lui le secret de sa détresse. Sa timidité doit redoubler en raison des nombreux, services qu'il a déjà reçus de vous. Surmontez-la. Sachez aussi si François a pu lui remettre les autres cinq cents francs que je lui destinais tout de suite. Et, dans le cas contraire, avancez-les-moi pour une quinzaine seulement. En arrivant à Paris, j'aurai encore quelque chose à toucher.

Bonsoir, mon amie; donnez-moi de ses nouvelles: je ne puis supporter l'idée que ce flambeau peut s'éteindre et nous laisser dans les ténèbres.

A vous de coeur.

G.

Tout cela pour vous seule. Son malheur et notre dévouement sont notre secret à nous.

CCXXXII

A MAURICE SAND, A PARIS

Nohant, 16 novembre 1843

Mon chéri Bouli,

Ta lettre de mardi nous a donné un bon réveil. Ta soeur s'est mise à pleurer de grosses larmes en la lisant, et en disant d'une voix tout étouffée: «Maurice, il est ben mignon! «Si tu tiens à la lettre que je t'avais écrite sur elle, demande-la à Chopin. Elle était à vous deux, et elle ne lui a pas fait grand plaisir, à lui. Il l'a prise en mal, et je ne voulais pourtant pas le chagriner, Dieu m'en garde! Nous allons tous nous revoir et de bonnes bigeades à la ronde effaceront tous mes sermons.

Non, mon pauvre Mauricaud, je ne veux pas rester plus longtemps. La campagne est bella invan. J'ai plus soif de toi que de tout le reste, et je ne pourrais tenir une seconde fois à l'inquiétude de vous savoir tous deux malades en même temps. Mes affaires sont finies ou peu s'en faut.

Aujourd'hui, nous avons eu grande assemblée: Moulin, Fleury, Duteil, Hippolyte, Lamouche, son métayer, le père et la mère Meillant, leurs fils, Denis et Sylvinot, pour régler les articles du bail. Le père et la mère étaient assis dans le salon sur des fauteuils Le père écoutant, n'entendant et ne comprenant rien, mais représentant le fantôme de l'autorité paternelle; ne demandant pas d'explications, mais sanctionnant par sa présence les engagements que prenaient ses enfants pour lui, et en son seul nom. Denis très calme, très ferme, très juste, très droit, à la fois prudent et confiant, et disant de temps en temps: Silence! d'un ton doux mais absolu, à Sylvinot, qui a l'esprit, plus prompt que lui, qui comprend la procédure comme un notaire, et, tout en me montrant la plus grande confiance, frappait juste sur les tergiversations d'Hippolyte, et les mettait à néant; mais Denis reprenait: «J'arrangerons ça; silence!» Et Sylvinot de se taire comme par un ressort. La mère ne disait qu'un mot, toujours le même: «D'abord que nout'dame vous le promet! y a pas besun d'zou z'écrire.»

Selon elle, toutes ces écritures ne riment à rien et ne valent pas une promesse. Elle traiterait les affaires comme les Turcs. Cette famille des Meillant est vraiment un beau type de droiture, de gravité et de hiérarchie patriarcale dans la famille; ce n'est plus que là qu'on peut revoir ce que le passé a eu de grand et de simple, d'autant plus qu'avec une autorité à différents degrés, volontairement acceptée, et dont nul n'abuse, il y a égalité de droits, égalité d'héritage. C'est le bienfait du présent et la beauté du passé. Victor Hugo aurait dû voir quelque action aussi simple avant de faire ses fantastiques Burgraves. Le silence du vieux qui a l'air d'être plongé dans une espèce de divagation intérieure, de rêverie à moitié hors de ce monde, était beaucoup plus beau que celui qui sert des boeufs sur des plats d'or.

Il y avait double bail à examiner, celui de Polyte avec le père Lamouche (fermier à métayer) et celui de moi aux Meillant, le tout passant à ces derniers. Lamouche avec sa mine patibulaire faisait un contraste. Il avait l'air de ne rien comprendre, et, quand on lui disait: «Suivez-vous?» il répondait: «J'y comprends rin, c'est ça des affaires que j'y counais rin di tout.» Finesse de paysan pour faire ensuite à sa guise, en alléguant qu'on n'a pas compris, ou mal compris ses engagements. Denis le regardait avec ses yeux ronds en lui disant: «J'vous l'espliquerons bin, père Lamouche, ayez pas peur!» Je crois bien qu'en effet ledit Lamouche sera forcé de marcher droit avec eux, ce qu'il ne faisait guère avec Polyte, lequel avait beaucoup trop de faiblesse et de bonté. Je m'ôte là une épine du pied.

Nous travaillons toujours à organiser le journal la Conscience populaire, ou quelque chose comme ça. Je viens d'écrire à M. de Barbançois de venir dîner avec moi bien vite avant mon départ.

Je t'ai déjà répondu pour Solange, en ce qui concerne la pension. Elle y rentre sans humeur, et je lui promets de travailler à organiser ses études à la maison dans le courant de l'hiver. Elle paraît bien décidée à travailler, et (vois, ô miracle! jusqu'où va sa raison) elle dit qu'elle aimerait mieux retourner à la pension que de rester à la maison sans rien faire. Elle ne fait pourtant rien à proprement dire ici, si ce n'est de jouer du piano souvent; mais elle lit un peu, elle dessine un peu, et elle rêve beaucoup. Ses idées s'ouvrent, elle a l'air de se tâter et d'apercevoir enfin quelque chose à travers le brouillard. Elle s'en va avec regret, mais elle est assez heureuse de te revoir pour s'en consoler.

Elle te porte un cheret et une cape neufs. Quand tu n'en auras plus besoin, tu en feras cadeau à quelque bergère. Elle est venue me voir hier avec ce costume; elle était superbe, c'était Jeanne d'Arc enfant.

Bonsoir, mon mignon. J'espère qu'en voilà bien long cette fois. Jusqu'à mon départ, je ne t'écrirai plus que des petits billets, le temps me manquera. À jeudi.

Nous nous moquons de la Sologne, nous mettrons nos sabots et nous rirons des accidents. Je crois que nous devons être à Paris vers l'heure du dîner. Nous partons de Châteauroux à dix heures du soir.

Je t'embrasse mille et mille fois, et encore mille fois.

CCXXXIII

AU MÊME

Nohant, 28 novembre 1843.

Cher mignon,

Encore une journée en sabots, et une soirée de chiffres. Je m'abrutis, mais je me porte bien. J'ai été dans les champs avec Denis Meillant par une chaleur du moi de mai; j'avais une ombrelle et j'étais en nage. Ce n'est pas à Paris que vous avez un parieux temps. Après avoir recommencé l'examen et le devis des bergeries, étables, porcheries, et autres lieux plus ou moins parfumés, j'ai passé deux heures à faire retoiser les glacis de maître Prin. Nout p'tit monsieu, comme dit le père Lamouche, les avait bien fait toiser; mais nout p'tit monsieu est un badaud qui n'y voit que du feu. Maître Prin, qui n'est point sot, lui en avait fait voir, tant le long de notre pré qu'à la métairie, dix-huit toises de plus qu'il n'y en a réellement. Il a fallu décompter. Maître Prin se grattait l'oreille. Diable! dix-huit toises de mur, ça se voit pourtant, c'est assez long, ça ne se met pas dans la poche. Je me promets de me moquer un peu du p'tit monsieu, lequel m'a laissé sur une note de sa main ces dix-huit toises du mur bien et dûment attestées. Il y aune autre bêtise qu'on lui met sur le dos et que nous vérifierons.

Ce soir, j'ai eu à dîner Planet, Duteil, Fleury, Néraud et Duvernet. C'était la réunion décisive pour la fondation et le baptême de l'Éclaireur de l'Indre. C'était le comité de salut public. On parlait à tour de rôle. Planet a demandé plus de deux cents fois la parole. Il a fait plus de cinq cents motions. Fleury s'est mis en fureur, rouge comme un coq, plus de dix fois. Duteil était calme comme le Destin, Jules Néraud très ergoteur. Enfin, nous avons fini par nous entendre, et, tous comptes faits, recettes et dépenses, chaque patriote taxé au tarif de sa dose d'enthousiasme, le comité de salut public a décrété la création de l'Éclaireur, dont seront bien décrétés MM. Rochoux et Compagnie qui n'ont guère été acrétés à ce matin en recevant la Revue indépendante.

Au milieu de tout cela, comme c'est moi qui fais toutes les écritures, programmes, professions de foi et circulaires, je n'ai pas pu travailler, et je voudrais bien que tu fisses assavoir à maître Pernet ou François (décidément lequel est parti?) que je ne leur donnerai probablement pas de Comtesse de Rudolstadt pour le 10 décembre. C'est un peu leur faute.

Il était convenu avec M. François que, vu la longue tartine dédiée à Rochoux, on garderait la moitié dece numéro de la Comtesse pour la prochaine fois. Enfin, ils se passeront bien de moi pour un numéro; je ne peux pas faire l'impossible; mais il faut les prévenir afin qu'ils se précautionnent. Dis-leur aussi que nous ferons imprimer notre journal à Orléans. C'est meilleur marché, et nous y avons un correcteur d'épreuves, tout trouvé et très zélé, Alfred Laisné. Il faut seulement, mais plus que jamais, que Pernet ou François, François ou Pernet, nous trouve un rédacteur en chef, à deux mille francs d'appointements. Ce n'est guère plus que les gages du domestique de Chopin, et dire que, pour cela, on peut trouver un homme de talent!

Première mesure du comité de salut public: nous mettrons M. de Chopin hors la loi s'il se permet d'avoir des laquais salariés comme des publicistes.

Je suis toute gaie d'aller te revoir, mon enfant chéri, malgré le beau temps que je quitte, et les émotions de la politique berrichonne, qui m'ont coûté jusqu'ici plus de cigarettes que de dépense d'esprit. Je pars toujours après-demain, et, comme cette lettre ne partira que demain au soir, je n'aurai plus à t'écrire; j'arriverai le même jour que ma lettre. Adieu donc. J'emballe les confitures; j'ai peu de paquets, je n'en ai jamais moins eu. Pistolet n'en a pas. Françoise fait un poirat superbe[1]. Elle n'en dort pas, de l'idée qu'on mangera de son poirat à Paris!

La Sologne sera peut-être mauvaise. On peut manquer le convoi d'Orléans.
Mais on arrive toujours; ainsi dors en paix.

[1] Chausson aux poires, gâteau berrichon.

CCXXXIV

A M. CHARLES DOVERNET, A LA CHÂTRE

Nohant, 29 novembre 1843.

Certainement, mes amis, vous devez créer un journal. J'approuve grandement votre idée, et vous pouvez compter sur mon concours, 1° pour ma collaboration suivie, 2° pour ma part dans le cautionnement, 3° pour ma part de subvention annuelle, 4° pour le placement d'une cinquantaine d'exemplaires à Paris. Le chiffre de ces abonnements augmentera, j'espère, lorsque le journal aura paru.

Je regarde cet engagement comme un devoir, et j'espère que tous vos amis, tous les amis du pays s'emploieront ardemment à vous seconder. Outre toutes les bonnes raisons que vous faites valoir dans votre programme, il y a nécessité urgente à décentraliser Paris, moralement, intellectuellement et politiquement. La presse parisienne, absorbée par ses propres agitations, ou fatiguée, de combattre sur une trop vaste arène, abandonne en quelque sorte la province à ses luttes intérieures. Et, quand la province s'abandonne elle-même, quand elle n'est pas représentée par un journal indépendant, elle est livrée, pieds et poings liés, à tous les abus de pouvoir de l'administration salariée. Vous avez raison de le dire, c'est une honte. C'est renoncer lâchement à un des droits qui constituent la dignité humaine, c'est reculer devant un devoir social. Les conséquences pourraient en être graves pour le pouvoir, aussi bien que pour les classes dont le sentiment public n'a pas d'organe public. Soyez donc cet organe, n'hésitez pas. M. de Lamartine donne un noble exemple en contribuant de sa plume et de sa bourse au brillant succès du Bien public, de Macon. Ce journal de localité a déjà, dans l'opinion de la France, une plus grande valeur que la plupart des journaux de la capitale. Je ne doute pas que nous ne puissions obtenir de ce noble publiciste quelques articles pour notre Éclaireur, et j'ose compter sur le concours de quelques autres noms illustres et chers au pays. Les hommes de grand coeur et de grande intelligence sentiront tous que la vie politique et morale doit être réveillée et entretenue sur tous les points de la France. Nous avons dans notre province des éléments admirables pour seconder ce généreux projet. Il ne s'agit que de les réunir.

Littérairement, ce serait une oeuvre intéressante à tenter. Paris a passé son niveau un peu froid, un peu maniéré sur toutes les âmes, sur tous les styles. Chaque province a pourtant son tour d'esprit, son caractère particulier; cet effacement est regrettable. Ne serait-ce pas une sorte de rénovation littéraire que de voir tous ces éléments variés de l'intelligence française concourir, sous l'inspiration de l'idée commune de la pensée nationale, à élever un monument où chaque partie aurait sa valeur originale et distincte. L'héroïque Breton, le Normand généreux, le Provençal enthousiaste, et le Lyonnais éminemment synthétique, n'ont-ils pas chacun leur manière de sentir, leur forme d'expression, leur lumière individuelle pour ainsi dire?

On croit peut-être que nous n'avons pas notre couleur, nous autres? On se tromperait fort. Le Berrichon, simple dans ses manières, calme dans son langage, mais d'humeur indépendante et narquoise, apporterait, dans la circulation des idées, cet admirable bon sens qui caractérise le coeur de la France. Remarquez qu'un journal de localité en serait infailliblement l'expression vive et franche, quels qu'en fussent les rédacteurs; il y a dans le contact des habitants quelque chose qui se reflète dans le plus simple exposé des faits, des besoins et des voeux d'une province. L'existence d'un journal donne du mouvement à l'esprit, on se rapproche, on parle, on pense tout haut; et naturellement chaque numéro résume les impressions générales. C'est ainsi que tout le monde produit le journal; oui, le véritable rédacteur, c'est tout le monde. Il doit donc y avoir une sorte d'amour-propre public, bon à encourager, dans la création d'un journal de localité, manifestation intéressante et significative de l'esprit du pays.

Comptez sur mon zèle à vous seconder et ne craignez pas de mettre mon nom en avant, si vous croyez qu'il vous soit une garantie auprès de quelques personnes sympathiques. Je ne vous ferai pas défaut, de même que je m'effacerais entièrement de la rédaction, si vous jugiez mon concours inopportun.

Tout à vous de coeur.

GEORGE SAND.

CCXXXV

M. F. GUILLON, A PARIS

Paris, 14 février 1844.

M'en voulez-vous, mon cher monsieur Guillon, de vous avoir montré la crinière d'un vieux lion? c'est qu'il faut bien que je vous le dise, George Sand n'est qu'un pâle reflet de Pierre Leroux, un disciple fanatique du même idéal, mais un disciple muet et ravi devant sa parole, toujours prêt à jeter au feu toutes ses oeuvres, pour écrire, parler, penser, prier et agir sous son inspiration. Je ne suis que le vulgarisateur à la plume diligente et au coeur impressionnable, qui cherche à traduire dans des romans la philosophie du maître. Otez-vous donc de l'esprit que je suis un grand talent. Je ne suis rien du tout, qu'un croyant docile et pénétré.

D'aucuns, comme on dit en Berry, prétendent que c'est l'amour qui fait ces miracles. L'amour de l'âme, je le veux bien, car, de la crinière du philosophe, je n'ai jamais songé à toucher un cheveu et n'ai jamais eu plus de rapports avec elle qu'avec la barbe du Grand Turc.

Je vous dis cela pour que vous sentiez bien que c'est un acte de foi sérieux, le plus sérieux de ma vie, et non l'engouement équivoque d'une petite dame pour son médecin ou son confesseur. Il y a donc encore de la religion et de la foi en ce monde. Je le sens en mon coeur comme vous le sentez dans le vôtre.

Maintenant réfléchissez bien. Nous ne nous sommes parlé que ce soir. Les autres entrevues out été consacrées à examiner les possibilités de l'affaire, et, si mes amis du Berry me confirment mes pouvoirs, il n'y a pas de difficultés matérielles à notre association.

Mais il y a les difficultés intellectuelles et morales qui peuvent naître de la doctrine, sans laquelle nous ne ferons rien d'utile et de bon; il faut donc que nous soyons d'accord sur ce point que, vous et moi, nous ne fassions qu'une tête et qu'une conscience. Je n'ai pas d'amour-propre, je ne crois en aucune chose valoir et peser plus que vous. Je ne voudrais jamais rien exiger. Je voudrais seulement qu'à nous deux nous fissions la tierce juste et non la dissonante.

Devant l'excellent M. de Pompéry, je n'aurais pas osé vous parler du fond de ma croyance. Il discute trop, la discussion me fatigue, et je trouve que c'est du temps perdu, quand on n'a pas quelque but à poursuivre ensemble. Seule, je ne me suis pas senti l'autorité de vous dire que je crois plus à l'eau de la source où j'ai puisé ma vie qu'à celle où vous avez puisé de votre côté. J'ai voulu que vous vissiez ma loi vivante, et je l'avais prié d'être bien net avec vous, parce qu'une heure de cette parole claire et pleine vous montre mieux mon être que ce que je ne saurais dire moi-même. Ce n'est donc pas un interrogatoire ou un examen auquel on vous a soumis: c'est un livre qu'on a ouvert devant vous, afin que vous sachiez bien ce qui est là, et que, s'il vous répugne d'y étudier la vita nuova, vous puissiez reprendre votre liberté d'examen et refuser de vous associer à notre genre d'utopie.

Voyez bien, tâtez-vous. De mon caractère dans les relations de la vie, vous n'aurez jamais à vous plaindre; mais, de ma manière de comprendre l'action sociale, il est possible que vous ne puissiez plus vous accommoder. Vous n'avez pas bien lu Leroux, vous n'avez pas lu les dernières pages de la Comtesse de Rudolstadt, autrement vous n'auriez pas été étonné d'entendre ce que vous avez entendu ce soir. I1 ne faut pas que vous partiez pour un monde inconnu, sans vous y sentir appelé par les instincts du coeur et de l'intelligence Repensez-y et ne faites cette campagne qu'avec le sentiment qu'elle est bonne et utile; car il y a des politiques et des socialistes dits pratiques qui jugent Leroux un rêveur dangereux, et moi une franche bête de croire en lui, tandis qu'en entrant dans la réalité, dans les moyens, j'aurais plus d'argent de mes éditeurs et plus de louanges dans les journaux.

Nous voilà! Vous nous connaissez un peu mieux; écrivez-moi quand vous aurez fait votre examen de conscience et fixé votre jugement sur nous.

Tout à vous.

G. SAND.

CCXXXVI

A. M. CHARLES DUVERNET, A LA CHATRE

Paris, 16 février 1844.

Je crois que je vous ai trouvé un rédacteur! Encore trois jours pendant lesquels je veux le voir, l'examiner, l'interroger, et toutes les conditions de bon vouloir, de talent et de noble caractère se trouveraient remplies, si tout ce qu'on me dit, et tout ce que je lis de lui n'est pas démenti par son langage et sa tenue. Je vous écrirai en détail sur son compte, aussitôt que l'épreuve sera faite.

L'idée de Delatouche doit nous inspirer beaucoup de reconnaissance. Mais, entre nous, vous ne devez y acquiescer qu'en désespoir de cause. Fleury, découragé et décourageant, s'en va tout penaud. Mais je vous dis, moi, qu'il n'y a point lieu à tout ce découragement. Le monde est triste, mais l'humanité n'est pas perdue.

Si Delatouche et moi faisons le journal ici, il y aura plus de succès et d'abonnés à Paris qu'en Berry. Le Berry sera peut-être le prétexte, le cadre et le moyen de faire une très jolie feuille d'opposition. Mais est-ce là le but? S'agit-il d'avoir du succès pour Delatouche et moi, ou s'agit-il de moraliser et d'éclairer notre province? J'aurais compris que nous commençassions le journal, lui et moi, en attendant un rédacteur, pour lancer le brûlot et peloter en attendant partie. Mais le fonder de la sorte irrévocablement me paraît une espèce d'apostasie. Je ferai à cet égard tout ce que vous voudrez; mais je crois que vous serez de mon avis. Désespérer de trouver un rédacteur est un véritable enfantillage. On m'en propose trois ce soir. Mais j'espère que je tiens le bon, et, si je me trompe, je continuerai mes recherches et mes épreuves.

Ne découragez et n'effrayez donc personne. Ne dites pas non à Delatouche. Hésitez, prétextez la difficulté de réunir tout d'un coup la majorité des votes. Mais laissez-moi agir dans mon sens et dans celui de notre premier mouvement, qui était le meilleur. Je vous aurai des abonnements ici quand nous aurons pris forme et couleur par notre rédacteur et notre prospectus. Je travaille déjà à charpenter ce prospectus, j'en ferai faire un au rédacteur, un à Delatouche s'il le faut, et, des trois, nous en ferons un que vous verrez et approuverez s'il y a lieu.

Pour cela, il faudra nous réunir à Orléans peut-être dans une quinzaine, peut-être plus tôt, pour aviser à tout.

Mille tendresses à tous.

GEORGE.

CXXXVII

A M.F. GUILLON, A PARIS

Paris, 25 février 1844

Mon cher monsieur Guillon,

J'attends toujours la réponse du comité berrichon.

Je ne veux pas répondre à vos belles et bonnes lettres, avant d'avoir à vous dire: «Reprenons la dispute pour marcher «ensemble» ou bien «On nous sépare. Gardons chacun notre idéal.»

Je n'ai rien ajouté et rien retranché aux bons renseignements que j'avais donnés de vous. La réponse décidera de notre querelle; car ou le comité acceptera d'emblée votre éclectisme religieux et politique, ou il repoussera sans appel la tentative de philosophie que je voulais faire avec vous. Comme il s'agit de marcher tous ensemble, je n'insisterai pas contre un refus qui serait motivé sur vos antécédents. Je trouverais le refus injuste, peut-être; mais je ne penserais pas devoir vous exposer à des suspicions fâcheuses pour vous; pour moi, qui vous cautionnerais moralement; pour le comité, qui ne respecterait pas comme il convient la personne du rédacteur.

Enfin, nous voici avec nos systèmes et nos rêveries dans l'attente d'un dénouement réel, et je ne fais aucune autre démarche pour trouver un autre rédacteur. Voilà pourquoi je n'ose point insister, ni vous défendre, ni vous tourmenter; car, si nous ne devons pas entrer en campagne sous le même drapeau, à quoi bon nous essayer à mêler nos nuances? Vous avez beaucoup de richesses à perdre et je n'ai rien à vous donner. Mon fanatisme serait une arme dont vous vous serviriez peut-être mal pour combattre le mal, et je ne sais pas si votre calme pratique ne m'ôterait pas tout mon élan. Je vois bien que vous nous jugez un peu creux et un peu fous. C'est bien vite nous refuser la science sociale. Nous n'avons encore rien dit et rien formulé en fait de moyens.

Mais, de ce que nous n'acceptons pas certaines formules qui ne nous sont pas sympathiques, qui nous semblent manquer d'âme, de religion et de dévouement, il n'est pas dit que nous repoussions toute autre application que la doctrine de Fourier. C'est parce qu'elle n'applique nullement nos principes, quoi que vous en disiez, que nous ne l'aimons pas et que nous ne la voulons pas. Vous conciliez ces principes et les nôtres avec beaucoup d'art et de talent. Mais, à votre insu, c'est une conciliation spécieuse; car la doctrine de l'industrialisme attrayant, comme on l'entend dans le fouriérisme; n'est pas dépourvue de principes. Elle en a, et nous les trouvons antireligieux, et nous les sentons non pas seulement inconciliables, mais opposés diamétralement aux nôtres.

Je n'entends pas, puisque vous vous en défendez si bien, vous ranger dans certaine série déterminée: peut-être êtes-vous injuste, vous, de nous classer parmi les rêveurs impuissants.

Mais, puisque vous ne nous accordez que la possession d'un tiers de vérité, voyez quel chemin il faudrait faire à vous ou à moi pour reconnaître que l'un de nous résume en lui la trinité? Vous croyez la tenir cette triplicité d'aspect de la vérité. Et, moi, je crois l'entrevoir. Mais nous ne la plaçons pas dans les mêmes choses; et je crois qu'au début, lorsque le bon et sincère M. de Pompéry nous présentait l'un à l'autre comme tout semblables l'un à l'autre, nous n'avions pas aperçu les buissons et les fossés que nous avions à franchir pour lui donner raison.

N'importe, je ne refuse pas d'essayer; mais n'essayons pas de sauter ces barrières avant de savoir si nous avons ensuite un chemin à suivre ensemble; car, si cela n'est pas, mieux vaut nous examiner lentement pour nous retrouver un jour dans un chemin mieux cherché et mieux tracé.

Peut-être alors aurez-vous mieux compris Leroux; peut-être aussi aurai-je mieux étudié Fourier, et alors nous nous entendrons sans faire violence à nos sympathies et à cette sorte d'instinct que l'artiste comme le politique doit beaucoup respecter en lui-même. Si, comme vous le croyez, tout concourt au but, si nos forces de répulsion, fussent-elles inintelligentes et injustes jusqu'à un certain point, sont les foyers mêmes de notre courage et le secret de notre puissance, quoi qu'il en résulte, croyez bien que je rends justice à votre intelligence et à votre loyauté, et que je ne regrette point de vous avoir causé quelques soucis d'esprit.

Tout ce qui nous fait examiner, rêver et raisonner notre vie morale est une étude salutaire, et j'espère que vous ne m'en voudrez pas de vous avoir traité en homme de conscience et de réflexion.

Tout à vous.

G. SAND.

CCXXXVIII

A M. ALEXANDRE WEILL, A PARIS

Paris, 4 mars 1844.

Monsieur,

Je n'ai pas de facultés pour la discussion, et je fuis toutes les disputes, parce que j'y serais toujours battue, eussé-je dix mille fois raison. J'ai craint de manquer à ce que l'on se doit entre humains, en ne vous répondant pas, et je suis très fâchée de l'avoir fait si vous prenez ma lettre pour une attaque à votre conviction et à votre caractère. Vous croyez, par exemple, que je vous refuse le coeur, et je n'ai pas songé à cela. Je n'ai aucun droit de douter du vôtre, surtout après les luttes que vous avez soutenues. Voilà à quoi mènent les discussions; on s'attache aux mots, et chaque mot demanderait un commentaire. Je crois comprendre qu'en niant Dieu, et l'amour divin, qui est une des faces de la Divinité, vous portez dans la recherche de ces hautes vérités une intelligence froide. Je ne dis pas pour cela que vous manquiez d'affection et de charité dans vos relations avec l'humanité. Votre coeur prend une route, et votre esprit une autre route, tandis que ce ne serait pas trop des deux réunis, pour chercher le vrai Dieu, que je n'explique pas du tout et que je ne conçois pas comme vous m'en attribuez la formule. Pendant quatre pages, vous prêchez à beaucoup d'égards quelqu'un qui n'avait pas besoin de tout cela pour rejeter l'idolâtrie de votre Jéhovah juif et de notre bon Dieu catholique. Mais je crois en Dieu et en un Dieu bon, et toute l'Allemagne réunie à toute la France ne me l'ôterait pas du coeur.

Je serais fort peinée que vous crussiez nos coeurs et nos portes fermées systématiquement à tout ce qui lutte en Allemagne contre l'ennemi commun. Mais, si vous êtes tous comme vous; si, dans votre ardeur spinoziste, vous nous appelez devant votre tribunal, et vous demandez compte de notre oeuvre, sans nous laisser la liberté de la concevoir selon nos forces et nos aptitudes, en nous déclarant stupides, hypocrites et infâmes de ne pas marcher sur les mêmes chemins que vous, vous êtes plus despotes, plus intolérants et plus inquisiteurs que Moïse et Dominique. Faites vos livres et tuez le faux christianisme comme vous l'entendrez; à qui refuse-t-on ici le choix des moyens? mais ne faites pas de persécution à domicile, ne provoquez pas les gens tranquilles et amis de la modestie; cela serait tout à fait contraire au goût français, dans lequel vous ferez bien de vous retremper un peu, si vous voulez qu'on profite en France de votre talent, de vos études et de votre zèle.

Je vous ai écrit ces deux lettres à bonne intention pour ne pas manquer à la déférence et à la politesse, mais non pour combattre en champ clos votre philosophie. Si j'étais guerrier, je n'irais pas à la guerre pour le plaisir de frapper au hasard et pour satisfaire un caprice belliqueux. La guerre des idées demande un bien autre calme, et, selon moi, un sentiment d'humilité et de charité religieuses que vous méprisez au suprême degré. Ainsi nous ne disputerons pas davantage, s'il vous plaît. Nos armes ne sont, pas égales. Je n'admets ni les compliments ni 1es injures, et je refuse la compétence à quiconque, hors de l'enthousiasme qui fait tout oublier, se charge de me démontrer par la raillerie et le dédain qu'il est en possession de l'unique vérité. Au reste, votre confiance en vous-même se calmera bien vite ici, et je ne m'inquiète pas de votre avenir. Vous avez trop d'esprit pour ne pas reconnaître bientôt qu'il faut affirmer avec plus de bienveillance et de sympathie, quelque hardie et courageuse que soit l'affirmation.

J'ai l'honneur d'être votre servante.

CCXXXIX

A MESSIEURS PLANET, FLEURY, DUVERNET, DUTEIL, A LA CHÂTRE

Paris, 20 mars 1844.

Mes amis,

Leroux part pour Boussac, où il va installer sa famille. Il passe par la Châtre et vous remettra cette lettre. M. Victor Borie, un jeune homme dont j'ai parlé à Planet et qui est ami de Jules Leroux, à quitté, pour quinze jours, Tulle, où il fait un journal républicain. Il renoncerait à sa position, qui est faite et dont il n'est pas dégoûté, pour se dévouer à une oeuvre quelconque à laquelle je m'intéresserais.

J'ignore s'il accepterait votre contrôle pour le journal. Dans le principe, lorsque je lui en ai fait parler, il pensait n'avoir affaire qu'à moi. C'est moi qui aurais subi ce contrôle, et lui par contre-coup. Au reste, tout cela lui fut proposé vaguement, éventuellement et il répondit en deux mots que, si je le regardais comme nécessaire au journal que j'étais alors censée fonder, il était tout à ma disposition.

Maintenant, il est encore possible que, vous voyant, vous entendant, vous connaissant et se concertant avec vous, il puisse s'associer à vous pour être notre rédacteur, dans les conditions où vous le désirez. Vous savez que je ne vous impose plus personne, et que je n'exclus personne, c'est bien entendu. Mais je m'intéresse toujours à votre oeuvre, quoique j'aie à peu près renoncé à vous aider dans votre choix et je ne crois pas devoir vous laisser échapper une bonne occasion. De tous ceux que vous avez vus et qui vous out été proposés, M. Borie serait le plus propre à l'emploi. C'est un homme dont je puis vous répondre comme loyauté, comme caractère et comme intelligence. Il est dans la politique plus que moi, à coup sûr; mais je ne craindrais pas d'être solidaire de tout ce qu'il avancerait, ni de lui laisser contrôler ce que je ferais, parce que je suis sûre de la pureté de ses intentions, et du bon sens de ses vues.

Maintenant donc, voyez-le, pendant le temps qu'il doit passer à Boussac, et sachez si vous pouvez vous accommoder de lui, et lui de vous.

Je n'ai pas besoin de vous recommander la bonne hospitalité envers Leroux pendant son passage à la Châtre. Bonsoir, mes chers enfants. Tout à vous de coeur.

G. SAND.

CCXL

A. M. PLANET, A LA CHÂTRE

Paris, avril 1844.

Mon cher enfant,

Est-ce décidé, que vous avez choisi M. Borie? Vous avez bien fait; car c'est le seul moyen, je crois, d'être imprimé à Boussac, et il ne faut pas vous plaindre que ce soit une condition imposée par Pierre ou plutôt par Jules Leroux. Jules Leroux, homme d'idées austères et d'un caractère très ferme, n'étant pas votre ami, vous connaissant à peine, n'eût jamais voulu être l'ouvrier d'un journal contraire à ses principes; dans le doute même, dans l'attente de ce que serait l'esprit du journal, il ne se fût pas engagé â l'imprimer.

Je conçois tout cela, et trouve ce scrupule fort respectable. Il y a donc eu là condition, à ce que je vois. Mais je ne digère pas votre mot d'imposé. On n'impose rien à des gens qui vous demandent un service et qui sont parfaitement libres de s'adresser ailleurs.

Si ce mot me choque, appliqué aux Leroux, il me choque bien plus appliqué à moi-même; et peu s'en faut qu'il ne m'engage à envoyer le journal au diable.

Qu'est-ce que cela signifie? Depuis quand est-ce que j'impose quelque chose, parce que je ne veux pas me laisser imposer un travail inutile ou antipathique? Je crois avoir assez fait pour l'obligeance et l'amitié en vous écrivant, en vous répétant que, quelque journal que vous fissiez (à moins qu'il ne fût juste-milieu ou carliste), je vous donnerais des articles; mais j'ajoutais que je vous en donnerais plus ou moins, selon que vous suivriez une ligne plus ou moins rapprochée de la mienne. Est-ce là imposer quelque chose? Et, quand je dis: «Si vous prenez un tel, je serai active et zélée, au lieu d'être complaisante et tolérante (je serai solidaire de votre tendance au lieu de me retirer de la solidarité),» vous m'écrivez par trois ou quatre fois (Fleury dans sa lettre d'hier, et toi dans celle d'aujourd'hui), que je vous impose un rédacteur?

Je ne suis pas contente de cette façon d'être comprise, je te le dis franchement; finasser ou dominer me sont également antipathiques, et je ne comprends pas que, désirant de moi, non une inspiration et une direction, mais une pure et simple collaboration d'amitié, et, étant sûrs de ce dernier point, qui paraissait vous convenir beaucoup mieux que mon dévouement pour l'être moral du journal et mon identification avec cette oeuvre commune, vous veniez me dire aujourd'hui que, pour avoir ma participation complète, vous sacrifiez vos sympathies, votre confiance, et que vous vous laissez imposer quelqu'un que vous jugez sans lumières et sans capacité.

Si c'est là votre pensée et votre conduite, vous n'êtes pas des hommes, vous tournez sur vous-mêmes comme des girouettes, sans savoir quel vent vous pousse. Duvernet m'a écrit au moment de ton retour de Paris, que vous étiez enchantés de moi, que vous me trouviez admirable d'avoir renoncé à rédiger votre journal, comme si ce n'était pas un sacrifice d'avoir offert de le rédiger, et comme si c'en était un d'y renoncer!

Ne dirait-on pas que l'Éclaireur de l'Indre est le consulat de la république; que j'ai voulu faire un coup d'État, un 18 brumaire, en offrant mon temps et ma peine; et qu'ensuite j'ai abdiqué, comme Sylla, pour le salut de la patrie! Tout cela est comique, mais d'un comique triste et qui me peine; car je ne croyais pas qu'il y eût tant d'amour-propre en jeu dans cette affaire. Ainsi, il y a eu lutte entre nous, et c'est moi qui triomphe? s'il en est ainsi, j'en suis, pardieu! bien fâchée, et je demande à abdiquer bien vite. Je croyais, en me proposant, sauver le journal qui ne marchait pas. Je croyais, en me retirant, sauver encore le journal qui ne pouvait marcher avec moi.

Un jour, vous me dites que vous ne pouvez rien sans moi. Je m'offre pieds et poings liés. Un autre jour, vous me dites que vous avez une autre route que la mienne, que je ne saurais pas ce qui convient, que je m'y prendrais mal, que j'effaroucherais l'abonné, que je vous couvrirais de ridicule, que je vous effacerais. Maintenant, quand j'ai accepté cette exclusion de bon coeur, en restant attachée, par amitié pour vos personnes, à la partie purement littéraire de la rédaction, vous m'écrivez de nouveau que, pour avoir mieux de moi, vous acceptez à regret et à contre-coeur, le rédacteur que je vous impose!

Au diable! je ne sais plus ce que vous voulez de moi, et je vous supplie de n'en rien vouloir du tout, vous me rendrez service; car, si le journal doit exister sans moi d'après vos principes, pourquoi me fait-il le sacrifice incroyable de se laisser imposer un rédacteur?

Je crois, Dieu me damne, que vous faites de la diplomatie avec moi? Moi, je ne saurais jamais et je ne voudrais jamais en faire avec vous. Je demande donc, avant de passer outré, l'explication de ce reproche amer, malgré le miel dont vous le couvrez.

Quel diable de journal allons-nous faire, si vous pensez d'une façon et que je pense d'une autre, si vous me suiviez à regret, en disant qu'il l'a bien fallu?

Dans tout cela, je ne vous conçois pas, je vous trouve irrésolus, enfants, et injustes au dernier point. Vous n'avez eu ni le courage de m'accepter, ni celui de me repousser. J'aurais voulu franchement l'un ou l'autre, et mon amitié, aussi bien que mon estime pour vous, eût grandi dans un cas comme dans l'autre.

Ravisez-vous donc, s'il en est temps; prenez le rédacteur que vous préférez, faites-vous imprimer, ou à Guéret, si vous vous entendez avec M. Legrand, ou à Orléans, comme vous avez toujours cru pouvoir le faire, et ne me faites aucune concession. Je n'en veux pas, je n'en ai pas besoin pour rester votre ami et votre collaborateur. Si vous êtes dans un système politique, comme vous le pensez, si vous vous rattachez à un parti existant, si vous avez foi à ce parti et à ce système, quel si grand besoin avez-vous de moi? Deux ou trois feuilletons suffiront pour vous attirer quelques abonnés de plus, et c'est tout ce que je me préparais à faire.

Est-ce que, dans la lettre que Leroux vous a remise, je vous imposais quoi que ce soit? est-ce que Leroux a pu vous parler d'autre chose que de la possibilité d'un plus ou d'un moins d'adhésions et de concours de ma part? Fleury dit qu'il vous a fait entendre… Je crois que vous entendez peu quand vous avez l'esprit prévenu,

Voilà que je te donne un galop, mon Planet; ça ne m'empêche pas de t'aimer tendrement, et les autres aussi. Mais vous me suspectez, vous me tiraillez, vous m'accusez, il faut bien que je me défende, chaudement, comme je sens.

Quoi qu'il arrive, je ne pourrai pas faire grand'chose avant le 15 ou le 20 mai. Il faut que je donne un roman à Véron fin d'avril, ou que je paye un dédit de dix mille francs. Il faut que je reste jusqu'au 15 mai pour le conseil de révision de Maurice.

J'ai des affaires à ne savoir où donner de la tête. Je ne dors pas cinq heures, et vous m'avez ôté, avec vos chicanes, l'enthousiasme qui fait des miracles. Je t'embrasse et je t'aime.

GEORGE SAND.

CCXLI

A MADAME MARLIANI, A PARIS

Nohant, juin 1844.

Chère amie,

Nous nous portons tous bien; mais tout le monde ici est consterné, et il y a de quoi s'affliger de voir tant de malheureux ruinés par l'inondation. De mémoire d'homme, on n'avait jamais rien vu de pareil dans nos paisibles contrées. Nos ruisseaux sont devenus subitement des fleuves, avec un courant furieux et des vagues comme celles de la mer. Les routes ont été interceptées hier par ces filets d'eau, devenus aussi larges que la Loire et aussi rapides que le Rhône.

M. et madame Viardot, qui s'étaient mis en route pour Paris, n'ont pu traverser un pont-écluse, l'eau qui passe sous la voûte s'étant mise à passer par-dessus, effaçant toute trace de pont et de chemin. Ils sont revenus ici ce matin, et nous les garderons quelques jours encore. Tous les foins de rivière sont perdus, et, ce qui ajoute aux désastres, c'est l'odeur fétide que le retour du soleil donne à ces herbes pourries. Les plus beaux prés sont devenus de vastes marécages infects, et il y a beaucoup à craindre de graves maladies, et en grand nombre, avant qu'il soit peu. Nous sommes dans un endroit plus élevé et isolé des rivières; ainsi n'ayez pas d'inquiétude pour nous. Ces exhalaisons ne nous arrivent pas.

Mais que de misérables vont avoir la mort de leurs proches à pleurer après la ruine de leurs subsistances de l'année! Enfin, je m'effraye peut-être à tort, peut-être que la Providence ne se montrera pas irritée plus longtemps. Mais tout cela est bien triste, et on ne sait pas encore combien de noyés il faudra compter.

J'espère que vous êtes à Paris et que vous ne songez pas à aller à la campagne tant que dureront ces bouleversements de l'atmosphère. Si je n'aimais pas la campagne de passion, je me repentirais d'y être venue; mais quoi qu'il arrive, je ne peux pas m'empêcher de me sentir ici l'esprit et le corps plus libres et plus vivants. Quelque temps qu'il fasse, nous courons, nous montons à cheval; Solange s'en trouve bien.

Écrivez-nous, bonne amie; dites-nous que vous ne souffrez plus du tout et que vous prenez la vie le moins mal possible.

J'ai vu Leroux hier au soir. Il imprime l'Éclaireur; il aurait voulu des avances plus considérables que celles qu'on a pu lui faire. Il se plaint un peu de tout le monde et ne veut pas comprendre que sa prétendue persévérance n'inspire de confiance à personne. Il dit qu'on le regarde apparemment comme un malhonnête homme en pensant qu'il peut manquer à sa parole. Que lui répondre? A qui a-t-on plus donné, plus confié, plus pardonné?

Tout cela déchire le coeur quand on a fait son possible pour lui et souvent plus que le possible. Sa position est toujours précaire et difficile. Cependant, voilà le pain assuré; mais voudront-ils s'en nourrir? On lui assure de quatre à cinq mille francs par an.

La poste part, adieu encore. Nous vous aimons tous, vous le savez.

CCXLII

A M. CHARLES PONCY, A TOULON

Nohant, 12 septembre 1844.

«J'ai toujours désiré qu'un poète fit, sous un titre tel que celui-ci: la Chanson de chaque métier, un recueil de chansons populaires, à la fois enjouées, naïves, sérieuses et grandes, simples surtout, faciles à chanter, et sur un rythme auquel pussent s'adapter des airs connus, bien populaires, ou des airs nouveaux faciles à composer. Ou, à défaut de musique, que ces chants fussent si coulants et si simplement écrits, que l'ouvrier simple, sachant à peine lire, pût les comprendre et les retenir. Poétiser, anoblir chaque genre de travail, plaindre en même temps l'excès et la mauvaise direction sociale de ce travail, tel qu'on l'entend aujourd'hui, ce serait faire une oeuvre grande, utile et durable. Ce serait enseigner au riche à respecter l'ouvrier, au pauvre ouvrier à se respecter lui-même.

«Il y a des états plus ou moins nobles en apparence, plus ou moins pénibles en réalité. Chacun demanderait au poète un examen approfondi, des réflexions sérieuses, un jugement particulier à la fois poétique, et philosophique; et il y aurait, avec l'unité de forme, une variété infinie dans un tel sujet. Il y a dix ans que j'y rêve. Si Béranger l'avait voulu, il aurait pu faire ces chansons-là de main de maître. C'est un sujet que j'ai conseillé à plusieurs jeunes poètes et qui les a tous effrayés, parce qu'ils n'avaient pas l'inspiration et la sympathie qu'il faut pour cela.

«Un poète prolétaire devrait l'avoir. Poncy aurait la grandeur et l'enthousiasme. Mais, pour plier son talent un peu recherché et brillanté à l'austère simplicité indispensable à ce genre de poésies, il lui faudrait travailler beaucoup, renoncer à beaucoup d'effets chatoyants, et à beaucoup d'expressions coquettes qu'il affectionne. Serait-il capable d'une si grande réforme? Sans cette réforme pourtant, l'ouvrage dont je parle n'aurait aucune valeur, aucun charme pour le petit peuple, et, le dirai-je? aucune nouveauté aux yeux des connaisseurs; car il s'agirait de faire quelque chose que personne n'a jamais fait encore. Il l'a fait à sa manière (et c'était une manière admirable), pour se peindre lui-même dans son état de maçon; mais il faudrait être encore plus simple, tout à fait simple.

«Le simple est ce qu'il y a de plus difficile au monde: c'est le dernier terme de l'expérience et le dernier effort du génie. N'est-il pas encore trop jeune pour donner ces touches fermes et nettes, qui paraissent si faciles, que chacun se dit: «J'en aurais fait autant,» et que personne cependant ne peut le faire qu'un grand artiste? Le Postillon, le Forgeron, la Lavandière, le Maçon, le Colporteur, le Ciseleur, le Couvreur, la Chanteuse des rues, la Brodeuse, la Fleuriste, le Jardinier, le Fossoyeur, le Ménétrier du village, le Charpentier, etc., etc., etc., quelle foule inépuisable de types variés et qui tous pourraient être embellis ou plaints par le poète!

«Il faudrait faire aimer toutes ces figures, même celles dont le premier aspect repousse, et inspirer une pitié tendre pour ceux qu'on ne pourrait admirer comme des êtres utiles et courageux. Moi, je résumerais le tout dans une dernière chanson intitulée: la Chanson de la misère, et qui commencerait tout, bonnement ainsi:

Je suis dame misère…

«Il faudrait, pour la plupart de ces chansons, renoncer à l'alexandrin et choisir un rythme court et facile à l'oreille.»

Voilà, mon cher enfant, les idées que j'avais jetées sur le papier, il y a quelque temps, étant malade et fatiguée. Je le suis encore plus aujourd'hui et ne puis compléter ni éclaircir mon explication. Vous y suppléerez par votre vive intelligence; ou bien mon projet vous paraîtra puéril, et, dans ce cas, n'y donnez aucune attention; car il se peut qu'il n'entre en rien dans votre manière de sentir et de travailler.

Il y a eu un temps où mon idée sur la Chanson de tous les métiers était si nette et si vive, que, si j'avais su faire des vers, je l'aurais réalisée sous le feu de l'inspiration. Depuis, je l'ai souvent expliquée en courant et fait comprendre à des gens qui ne savaient pas ou qui ne voulaient pas s'en servir. Maintenant, elle s'est beaucoup effacée, surtout devant la crainte de vous indiquer une voie qui ne serait pas la vôtre et qui vous mènerait de travers. Et puis, je peux de moins en moins m'exprimer dans des lettres. J'ai tant de travail, d'ailleurs, que je ne puis écrire à mes amis que les jours où la maladie m'empêche d'écrire pour mon compte. Aussi je leur écris toujours fort obscurément et dans une grande défaillance d'esprit.

Dites à Désirée mille tendres bénédictions de ma part, pour elle et pour sa Solange, et de la part de ma Solange aussi. Mon fils est à Paris.

Vos vers sur la vérité et sur la réalité me semblent très beaux, très touchants et très bien faits, sauf deux ou trois. L'idée est bien soutenue, sauf deux ou trois strophes où elle languit et devient un pen vague. Mais elle se relève bien et la fin est très belle. Courage!

CCXLIII

A M. LEROY PRÉFET DE L'INDRE

Nohant, ce 24 novembre 1844,

Monsieur le préfet,

Je vous dois des remerciements pour l'obligeance que vous m'avez témoignée tout en vous occupant charitablement de Fanchette[1]. La bonne volonté que vous voulez bien m'exprimer à cette occasion me trouve reconnaissante, et je ne craindrai pas de m'adresser à vous lorsque j'aurai à solliciter votre appui pour quelque malheureux.

Mais vos généreuses offres à cet égard sont accompagnées de quelques réflexions auxquelles il m'est impossible de ne pas répondre, et, bien que la lettre dont mon ami M. Rollinat m'a donné communication ne me soit pas adressée, je crois plus sincère et plus poli d'y répondre directement que d'en charger un tiers, quelle que soit l'intimité qui me lie à M. Rollinat.

Vous accusez l'Éclaireur, que je ne dirige pas, que je n'influence pas davantage, mais auquel je prête mon concours, de mensonge et de grossièreté envers vous. Je ne suis pas chargée de défendre mes amis auprès de vous, je ne veux les désavouer en rien; mais ne suis pas solidaire de leurs actes et de leurs écrits. J'ai fait mes réserves à cet égard, et j'ai dû ce respect à leur indépendance; mais, si vous désirez savoir mon opinion sur la polémique personnelle en politique, je suis prête à vous le dire, et vous crois digne qu'on vous parle franchement.

Je ne m'occupe point de cette polémique, mes goûts et surtout mon sexe m'en détournent. Une femme qui s'attaquerait à des hommes dans des vues de ressentiment et d'antipathie serait peu brave.

Les hommes ont pour dernière ressource, quand ils se croient outragés, d'autres armes que la plume, et, comme je ne veux pas me battre en duel, je ne me servirai jamais de la faculté d'exprimer mes sentiments que pour des causes générales ou pour la défense de quelque malheur. Mes griefs particuliers ne m'ont jamais fait publier une ligne contre qui que ce soit, et je ne suis pas d'humeur à changer de système. Quelques autres considérations qui tiennent à mon expérience m'éloignent encore de la polémique de parti. Je trouve que l'esprit du gouvernement est odieux et lâche à l'égard de la presse indépendante; mais, avant de condamner les mandataires du pouvoir, je voudrais être mieux renseignée, sur la manière dont ils obéissent à leur consigne, que je ne l'ai été dans l'affaire de l'Éclaireur. Selon ma manière de voir, un fonctionnaire dans votre position ne devrait pas être personnellement mis en cause, à moins qu'il n'eût outrepassé son mandat, comme l'a fait, à ce qu'il me semble, mon neveu M. de Villeneuve préfet d'Orléans. Je plains les administrateurs en général plus que je ne les condamne, et voici pourquoi:

Je suis certaine qu'ils n'obéissent qu'avec regret et répugnance à plusieurs de leurs attributions secrètes, et qu'ils rougiraient de se faire hommes de parti de leur propre impulsion. Mais les gouvernements s'efforcent sans cesse d'avilir la dignité et l'intégrité de leur magistrature, en les faisant complices de leurs passions. C'est par là qu'ils leurs ôtent la confiance et les sympathies de leur administrés. C'est un grand crime et une lourde faute dans laquelle tombent tous les gouvernements absolus de fait ou d'intention. Le gouvernement est donc le coupable, lâchement caché derrière vous. Le devoir de votre position est de nier ses torts et d'en assumer la responsabilité. Triste nécessité que vous ne pouvez pas m'avouer, monsieur; mais, moi, je sais ce dont je parle et c'est le secret de ma tolérance envers les hommes publics.

Si mes amis de l'Éclaireur ont été moins calmes, vous ne devez pas vous en étonner beaucoup et vous n'avez guère le droit de vous en fâcher. En acceptant les fonctions que vous occupez, vous avez dû prévoir qu'une guerre systématique et inévitable, provoquée par vous à la première occasion, allumerait une guerre moins froide, mais une guerre ostensible. J'ai prévu dès le commencement que mes amis seraient entraînés à cette guerre, et j'ai regretté que vous, qu'on dit homme de bien, fussiez obligé d'en jeter les premiers tisons. Vous aimez à faire le bien, vous devez souffrir quand on vous condamne à faire le mal.

Quant à moi, par les raisons que je vous ai exposées, je ne me serais pas chargée de vous accuser. Mais vous dites, monsieur le préfet, que, lorsque Messieurs de l'Éclaireur vous feront de mauvais compliments, vous serez certain que je n'y suis pour rien. Vous n'aurez pas de peine à le croire, je ne dicte rien, j'aime mieux écrire moi-même, c'est plus tôt fait, et je signe tout ce que j'écris. Il est fort possible que j'aie à m'occuper des actes administratifs de ma localité, et de quelque malheur particulier à propos des malheurs publics. Je regarderai toujours comme un devoir de prendre le parti du faible, de l'ignorant et du misérable, contre le puissant, l'habite et le riche, par conséquent contre les intérêts de la bourgeoisie, contre les miens propres, s'il le faut; contre vous-même, monsieur le préfet, si les actes de votre administration ne sont pas pas toujours paternels. Vous ne pouvez ni me craindre ni m'attribuer la sottise de vous faire une menace; mais je manquerais à toute loyauté si je ne répondais par ma bonne foi à la bonne foi de vos expressions. Dans vos attributions involontaires d'homme politique, moi qui déplore l'alliance monstrueuse de l'homme de parti et du magistrat, je ne me sens pas le courage de vous blâmer, puisque vous n'êtes pas libre de me répondre comme homme de parti, forcé que vous êtes d'agir comme tel en secret. Comme magistrat, vous serez toujours libre de vous disculper si l'on se trompe, parce que là tous vos actes sont publics. Je fais ces réserves pour l'acquit de ma conscience; car je crois fermement, d'après votre conduite dans l'affaire des enfants trouvés, que nous n'aurons qu'à louer votre justice et votre humanité.

Maintenant, monsieur le préfet, vous dirai-je à mon tour que je ne vous rends pas solidaire des injures et des grossièretés qui me sont adressées par le Journal de l'Indre? Si cela ne rentrait pas dans le secret de vos obligations et de vos moyens, je pourrais vous accuser sévèrement, et vous dire que je n'influence pas même l'Éclaireur, tandis que vous gouvernez le journal de la préfecture, de par vos fonctions gouvernementales. Or il m'est revenu qu'on m'y sommait un peu brutalement de répondre à de fort beaux raisonnements que je n'ai pas lus, et qu'irrité de mon silence, on m'y traitait vaillamment de philanthrope à tant la phrase, ou quelque chose de semblable. J'ai beaucoup ri de voir le scribe gagé de la préfecture accuser de spéculation le collaborateur gratuit de l'Éclaireur. Vous pouvez faire savoir à votre champion officieux, monsieur le préfet, qu'il se donne un mal inutile et que je ne lui répondrai jamais. J'ai été provoquée par de plus gros messieurs, et, depuis douze ans que cela dure, je n'ai pas encore trouvé l'occasion de me fâcher. Seulement je pense que ce que je disais tout à l'heure des femmes qui ne doivent pas attaquer, à cause de leur impunité dans certains cas, serait applicable relativement à certains hommes. Je suis bien persuadée que vous ne lisez pas le journal de la préfecture: vous êtes de trop bonne compagnie pour cela. Pourtant cela rentre dans les nécessités désagréables de votre administration, et, si vous ne lavez pas de temps en temps la tête à vos gens, ils feront mille maladresses.

Agréez mes explications, monsieur le préfet, avec le bon goût d'un homme d'esprit; car, lorsque je me permets de vous écrire ainsi, c'est à M. Leroy que je m'adresse, et»le collaborateur de l'Éclaireur n'y est pour rien, vous le voyez, non plus que M. le préfet de l'Indre; nous parlons de ces personnes-là; mais celle qui a l'honneur de vous présenter ses sentiments les plus distingués c'est:

GEORGE SAND.

[1] George Sand a écrit la touchante histoire de cette pauvre fille idiote, que la soeur supérieure de l'hôpital de la Châtre traitait avec tant d'inhumanité.

CCXLIV

A M. XXX…, CURÉ DE XXX…;

Nohant, 13 novembre 1844

Monsieur le desservant,

Malgré tout ce que votre circulaire a d'éloquent et d'habile, malgré tout ce que la lettre dont vous m'honorez a de flatteur dans l'expression, je vous répondrai franchement, ainsi qu'on peut répondre à un homme d'esprit.

Je ne refuserais pas de m'associer à une oeuvre de charité, me fût-elle indiquée par le ministère ecclésiastique. Je puis avoir beaucoup d'estime et d'affection personnelle pour des membres du clergé, et je ne fais point de guerre systématique au corps dont vous faites partie. Mais tout ce qui tendra à la réédification du culte catholique trouvera en moi un adversaire, fort paisible à la vérité (à cause du peu de vigueur de mon caractère et du peu de poids de mon opinion), mais inébranlable dans sa conduite personnelle. Depuis que l'esprit de liberté a été étouffé dans l'Église, depuis qu'il n'y a plus, dans la doctrine catholique, ni discussions, ni conciles, ni progrès, ni lumières, je regarde la doctrine catholique comme une lettre morte, qui s'est placée comme un frein politique au-dessous des trônes et au-dessus des peuples. C'est à mes yeux un voile mensonger sur la parole du Christ, une fausse interprétation des sublimes Évangiles, et un obstacle insurmontable à la sainte égalité que Dieu promet, que Dieu accordera aux hommes sur la terre comme au ciel.

Je n'en dirai pas davantage; je n'ai pas l'orgueil de vouloir engager une controverse avec vous, et, par cela même, je crains peu d'embarrasser et de troubler votre foi. Je vous dois compte du motif de mon refus, et je désire que vous ne l'imputiez à aucun autre sentiment que ma conviction. Le jour où vous prêcherez purement et simplement l'Évangile de saint Jean et la doctrine de saint Jean Chrysostôme, sans faux commentaire et sans concession aux puissances de ce monde, j'irai à vos sermons, monsieur le curé, et je mettrai mon offrande dans le tronc de votre église; mais je ne le désire pas pour vous: ce jour-là, vous serez interdit par votre évêque et les portes de votre temple seront fermées.

Agréez, monsieur le curé, toutes mes excuses pour ma franchise, que vous avez provoquée, et l'expression particulière de ma haute considération.

GEORGE SAND.

CCXLV

A M. LOUIS BLANC, A PARIS

Nohant, novembre 1844.

Mon cher monsieur Blanc,

Mes vives et profondes sympathies pour l'oeuvre de la Réforme et pour les personnes qui lui ont imprimé une direction à la fois sociale et politique, ne datent pas d'aujourd'hui. Peut-être que l'art m'a manqué pour l'exprimer et le loisir pour le prouver. Mais ce n'est ni l'intention ni le dévouement.

Il y a deux parties dans la lettre si flatteuse que vous avez bien voulu m'écrire. Il y a un appel à ma collaboration littéraire: par ma volonté, elle est assurée à la Réforme autant que les nécessités réelles et inévitables de ma vie me permettront de lui consacrer ses heures. Il y a aussi un appel plus intime à ma confiance et à mon zèle. Je répondrai franchement; Je vous estime trop pour n'être que polie; j'ai assez de conviction pour risquer de voir rompre un lien dont mon coeur serait pourtant si heureux.

Je n'ai pas besoin de vous dire que votre probité politique et votre générosité personnelle à tous me sont aussi bien prouvées que ce que je sens dans ma propre conscience. Je n'ai pas besoin d'ajouter que je reconnais vos talents et que je voudrais les avoir pour mon propre compte et pour l'expression de mes croyances. Et, malgré tout cela, je ne suis pas certaine encore que ma collaboration, même purement littéraire, puisse vous convenir sans examen. Attendez donc encore un peu pour me la faire promettre; car je ne suis que trop disposée à m'engager.

L'Éclaireur publie dans ce moment une série de pauvres réflexions qui me sont venues, il y a quelque temps, après avoir causé avec un homme politique, M. Garnier-Pagès[1], homme qui m'a paru excellent et que je n'ai pas quitté sans lui serrer la main de bon coeur, mais avec lequel je n'étais pas du tout d'accord. Je destinais ces réflexions à moisir avec bien d'autres dans le fond de mon tiroir. Mes amis de l'Éclaireur, à qui je disais que M. Garnier-Pagès m'avait battue à plat, mais que je lui avais répondu après qu'il avait été parti, ont voulu lire et publier cette réponse, qui s'adresse à eux aussi bien qu'à lui. J'y ai changé quelques mots, et c'est tout. C'est peu de chose et je ne vous en recommande pas la lecture; mais, si vous voulez savoir l'état de mon esprit, il faut pourtant que vous ayez la patience de jeter les yeux sur le troisième article. Mon cerveau n'en est que là, et je crains que vous ne trouviez mon éducation politique bien incomplète et mes curiosités religieuses un peu indiscrètes. Il ne me déplairait point d'être mieux endoctrinée. Je ne suis pas obstinée pour le plaisir de l'être, et, si vous me dites ce qu'il y a derrière les mots socialisme, philosophie et religion, que la Réforme emploie souvent, je vous dirai franchement si cela me saisit tout à fait ou seulement un peu.

Je ne vous demande pas un dogme, ni un traité de métaphysique: je ne le comprendrais peut-être pas plus que ma mère, la fille du peuple, ne comprit le compliment politique qu'elle débita à Bailly et à Lafayette à l'hôtel de ville, en leur offrant une couronne au nom de son district. Mais je vous ferai deux ou trois questions bien bêtes, et, si vous n'en riez pas trop, vous pouvez compter sur le peu que je sais faire. Je suis trop vieille pour que le seul éclat du génie, du courage et de la renommée m'entraînent; mais je suis encore femme par l'esprit, c'est-à-dire qu'il faut que j'aie la foi pour avoir le courage.

Je trouve votre appel aux pétitions excellent et j'y travaillerai ici de tout mon pouvoir en poussant mes paresseux d'amis. Si je puis faire autre chose, indiquez-le moi.

Ne dites pas à ces messieurs combien je suis absurde dans ma réponse: remerciez-les pour moi et dites-leur combien je désire faire ce qu'ils me demandent. J'attends impatiemment le dernier volume de votre histoire[2] que votre oublieux de frère m'avait promis. Je lis dans l'Éclaireur un fragment admirable. Ce jeune homme dont vous racontez si bien les coups de tête, Louis-Napoléon Bonaparte, m'a envoyé une brochure de sa façon qui complète le portrait que vous faites de lui. Personne ne peint comme vous. Il faut que vous nous donniez une histoire de l'Empire, ou, ce que j'aimerais encore mieux, une histoire de la Révolution. Cette histoire n'a pas été faite; pas plus que celle de Jésus-Christ.

Dans quinze jours, je serai à Paris et je veux que vous me parliez de la Réforme et de la politique.

Toute à vous de coeur.

[1] Articles sur la Politique et le Socialisme. [2] L'Histoire de Dix ans.

CCXLVI

AU PRINCE LOUIS-NAPOLÉON BONAPARTE AU FORT DE HAM

Paris, décembre 1844.

Prince,

Je dois vous remercier du souvenir flatteur que vous avez bien voulu me consacrer en m'adressant le remarquable travail de l'Extinction du paupérisme. C'est de grand coeur que je vous exprime l'intérêt sérieux avec lequel j'ai étudié votre projet. Je ne suis pas de force à en apprécier la réalisation, et, d'ailleurs, ce sont là des controverses dont, je suis sûre, vous feriez, au besoin, bon marché. En fait d'application, il faut avoir réellement la main à l'oeuvre pour savoir si l'on s'est trompé, et le fait d'une noble intelligence est de perfectionner ses plans en les exécutant.

Mais l'exécution, prince, dans quelles mains l'avenir la mettra-t-elle? Nous autres, coeurs démocrates, nous aurions peut-être préféré être conquis par vous que par tout autre; mais nous n'aurions pas moins été conquis,… d'autres diraient délivrés! Je ne sais pas si votre défaite a des flatteurs, je sais qu'elle mérite d'avoir des amis. Croyez qu'il faut plus de courage aux âmes généreuses pour vous dire la vérité maintenant, qu'il ne leur en eût fallu si vous eussiez triomphé. C'est notre habitude, à nous, de braver les puissants, et cela ne nous coûte guère, quel que soit le danger.

Mais, devant un guerrier captif et un héros désarmé, nous ne sommes pas braves. Sachez-nous donc quelque gré de nous défendre des séductions que votre caractère, votre intelligence et votre situation exercent sur nous, pour oser vous dire que jamais nous ne reconnaîtrons d'autre souverain que le peuple. Cette souveraineté nous paraît incompatible avec celle d'un homme; aucun miracle, aucune personnification du génie populaire dans un seul, ne nous prouvera le droit d'un seul.—Mais vous savez cela maintenant et peut-être le saviez-vous quand vous marchiez vers nous.

Ce que vous ne saviez pas, sans doute, c'est que les hommes sont méfiants et que la pureté de vos intentions eût été fatalement méconnue. Vous ne vous seriez pas assis au milieu de nous sans avoir à nous combattre et à nous réduire. Telle est la force des lois providentielles qui poussent la France à son but, que vous n'aviez pas mission, vous, homme d'élite, de nous tirer des mains d'un homme vulgaire, pour ne rien dire de pis.

Hélas! vous devez souffrir de cette pensée, autant que l'on souffre de l'envisager et de la dire; car vous méritiez de naître en des jours où vos rares qualités eussent pu faire notre bonheur et votre gloire.

Mais il est une autre gloire que celle de l'épée, une autre puissance que celle du commandement; vous le sentez, maintenant que le malheur vous a rendu toute votre grandeur naturelle, et vous aspirez, dit-on, à n'être qu'un citoyen français.

C'est un assez grand rôle pour qui sait le comprendre. Vos préoccupations et vos écrits prouvent que nous aurions eh vous un grand citoyen, si les ressentiments de la lutte pouvaient s'éteindre et si le règne de la liberté venait un jour guérir les ombrageuses défiances des hommes. Vous voyez comme les lois de la guerre sont encore farouches et implacables, vous qui les avez courageusement affrontées et qui les subissez plus courageusement encore. Elles nous paraissent plus odieuses que jamais quand nous voyons un homme tel que vous en être la victime. Ce n'est donc pas le nom terrible et magnifique que vous portez qui nous eût séduit. Nous avons à la fois diminué et grandi depuis les jours d'ivresse sublime qu'il nous a donnés: son règne illustre n'est plus de ce monde, et l'héritier de son nom se préoccupe du sort des prolétaires!

Eh bien! oui, là est votre grandeur, là est l'aliment de votre âme active. C'est un aliment sain et qui ne corrompra pas la jeunesse et la droiture de vos pensées, comme l'eût fait, peut-être malgré vous, l'exercice du pouvoir. Là serait le lien entre vous et les âmes républicaines que la France compte par millions.

Quant à moi personnellement, je ne connais pas le soupçon, et, s'il dépendait de moi, après vous avoir lu, j'aurais foi en vos promesses et j'ouvrirais la prison pour vous faire sortir, la main pour vous recevoir.

Mais, hélas! ne vous faites pas d'illusions! ils sont tous inquiets et sombres autour de moi, ceux qui rêvent des temps meilleurs. Vous ne les vaincrez que par la pensée, par la vertu, par le sentiment démocratique, par la doctrine de l'égalité. Vous avez de tristes loisirs, mais vous savez en tirer parti.

Parlez nous donc encore de liberté, noble captif! Le peuple est comme vous dans les fers. Le Napoléon d'aujourd'hui est celui qui personnifie la douleur du peuple comme l'autre personnifiait sa gloire.

CCXLVII

A M. EDOUARD DE POMPÉRY, A PARIS

Paris, janvier 1845.

Laissez-moi tranquille avec votre fouriérisme, mon bon monsieur de Pompéry! J'aime mieux le pompérysme; car, si Fourier a quelque chose de bon, c'est vous qui l'avez fait. Vous êtes tout coeur et tout droiture; mais vous n'êtes qu'un poète quand vous prétendez marier Leroux et Fourier dans votre coeur. Que cela vous soit possible, apparemment oui, puisque cela est; mais c'est un tour de force dont mon imagination n'est pas capable. Les disciples de Fourier n'aiment leur maître que parce qu'ils l'ont refait à leur guise, et encore ne l'ont-ils pas fait tous à la mienne. Votre Démocratie pacifique est froidement raisonnable, et froidement utopiste. Tout ce qui est froid me gèle, le froid est mon ennemi personnel. Ils n'ont auprès d'eux qu'un homme fort, dont le nom ne me revient pas maintenant… (ah! Vidal…), mais qui a parlé d'économie politique dans la Revue indépendante, l'année dernière; et un homme excellent et sage, qui est vous. Et encore ne pouvez-vous ni l'un ni l'autre être avec eux.

Parlez-moi de madame Flora Tristan, je suis mieux informée que vous. Elle est ici: madame Roland s'en occupe et l'a placée chez madame Bascans, rue de Chaillot, n° 70. C'est la pension d'où ma fille est sortie. Pension excellente et dirigée par un ménage tout à fait respectable et intelligent. Madame Roland m'a amené cette jeune fille, dont je ne sais pas le vrai nom, mais qui est la fille de Flora et qui paraît aussi tendre et aussi bonne que sa mère était impérieuse et colère. Cette enfant a l'air d'un ange; sa tristesse, son deuil et ses beaux yeux, son isolement, son air modeste et affectueux m'ont été au coeur. Sa mère l'aimait-elle? Pourquoi étaient-elles ainsi séparées? Quel apostolat peut donc faire oublier et envoyer si loin, dans un magasin de modes, un être si charmant et si adorable? j'aimerais bien mieux que nous lui fissions un sort que d'élever un monument à sa mère, qui ne m'a jamais été sympathique malgré son courage et sa conviction. Il y avait trop de vanité et de sottise chez elle, Quand les gens sont morts, on se prosterne; c'est bien de respecter le mystère de la mort; mais pourquoi mentir? moi, je ne saurais.

J'ai un conseil à vous donner, mon cher Pompéry; c'est de devenir amoureux de cette jeune fille (ce ne sera pas difficile) et de l'épouser. Cela sera une belle et bonne action, cela vaudra mieux que d'être amoureux de Fourier. Vous êtes un digne homme, vous la rendrez heureuse. Et il est impossible que vous ne le soyez pas, à cause de cela d'abord, ensuite parce qu'il est impossible qu'avec une pareille figure, elle ne soit pas un être adorable. Le bon Dieu serait un menteur s'il en était autrement. Allons! partez pour la rue de Chaillot et invitez-moi bientôt à vos noces.

Tout à vous de coeur.

GEORGE SAND.

CCXLVIII

A M. HIPPOLYTE CHATIRON, A LA CHÂTRE

Paris, 29 avril 1845.

J'oubliais de te dire quelque chose qui te paraîtra singulier. Étant chez le dentiste de Solange, il y a une quinzaine, j'ai rencontré madame de la Roche-Aymon[1], qui est venue se jeter dans mes bras avec des protestations de tendresse et des supplications pour une réconciliation générale avec la famille. Elle est venue me voir dès le lendemain avec son mari, et m'a présenté sa fille, la princesse Galitzin. Je lui ai rendu sa visite; il n'y a sorte d'amitiés qu'elle ne m'ait faite.

Elle est partie pour Chenonceaux, et, deux jours après, j'ai reçu une lettre de René[2], et une autre d'elle pour me prier et me supplier d'aller les voir. J'irai peut-être cet été. Mais d'où leur vient ce retour vers moi? Je n'en sais rien et ne me l'explique pas après un si long oubli. Emma a deux fils mariés ayant des enfants. Elle est archi-grand'mère et bien changée, comme tu penses, quoique agréable encore, et très bonne femme. Elle m'a dit que son père était resté jeune et toujours gai et aimable.

Madame de Villeneuve me fait dire aussi d'aller à Chenonceaux et d'y mener mes enfants. Léonce est perdu de goutte comme son père. J'ai vu un de ses fils, un énorme garçon de seize ans… Septime[3] à je ne sais combien de fils et de filles. Comme tout cela nous rajeunit, hein?

  [1] Née Emma de Villeneuve, fille de René de Villeneuve.
  [2] Le comte René de Villeneuve, sénateur, cousin du colonel Maurice
      Dupin, père de George Sand.
  [3] Septime de Villeneuve, fils de René de Villeneuve.

CCXLIX

A M. DE POTTER, ÉDITEUR, A PARIS

10 mai 1845

Monsieur,

Il m'est revenu de source certaine que vous disiez avoir en votre possession un ouvrage de moi qu'il vous était difficile de publier, à cause des opinions qui y sont émises. Vous savez mieux que personne que vous n'avez pas une ligne de moi à publier, et cet étrange mensonge me rappelle la tentative ou du moins l'intention déloyale que vous avez eue de publier sous mon nom, il y a un an, un ouvrage qui n'était pas de moi.

Quand j'ai su que vous renonciez à cette entreprise frauduleuse, j'ai gardé le silence, quoique je fusse parfaitement renseignée. Je vous engage donc à ne pas abuser de ma générosité, en répandant sur mon compte des faits contraires à la vérité.

Je ne comprends pas quel peut être votre but. Mais, quel qu'il soit, soyez assuré que je me tiens sur mes gardes et que, si vous veniez à tromper le public en vous servant de mon nom, je vous ferais donner à l'instant, par tous les organes de la publicité, un démenti qui vous serait à la fois honteux et préjudiciable. Je n'ai d'autre raison de vous ménager que la répugnance naturelle que j'éprouve à commettre un acte d'hostilité et à punir un mauvais procédé. Je vous prie donc de m'épargner cette pénible tâche et de ne pas m'en faire une nécessité.

GEORGE SAND.

CCL.

A M. CHARLES PONCY, A TOULON

Nohant, 12 septembre 1845.

Ne me croyez donc jamais fâchée contre vous, mes chers enfants. Que je sois malade ou occupée au delà de mes forces, que je vous écrive ou non, ma tendresse vous est à jamais acquise à tous les trois; car vous êtes trois maintenant, et vous ne faites qu'un pour moi. Non, certes, je n'ai pas été mécontente des chansons. Elles me paraissent en bonne voie, et, quand il y en aura un volume, nous songerons à l'imprimer. Je suis toujours tout à votre service et, si je suis mortellement paresseuse pour écrire des lettres, je ne le serai pas dès qu'il sera question d'agir pour vous. Ainsi, comptez toujours sur moi, qui vous suis dévouée à toute heure. Prenez, quand je n'écris pas, que je dors; mais, comme l'âme ne dort jamais, je suis toujours prête à me lever et à courir pour vous. Que je vous dise d'abord ce qui concerne les petites affaires.

Je me suis adressée à plusieurs journaux pour avoir de l'ouvrage. Je n'ai réussi à rien; sans quoi, je vous eusse écrit tout de suite. Les journaux sont encombrés et ne demandent que des romans. L'Éclaireur de l'Indre, auquel j'espérais pouvoir vous assurer quelques articles tous les ans, n'a pas le moyen de payer sa rédaction, et il est certain que j'ai toujours travaillé pour lui gratis. C'est en suivant la voie déjà suivie, en vous assurant des souscripteurs et en faisant imprimer, au moins de frais possible, par mon intermédiaire, que vous trouverez quelque profit dans votre plume. J'espère maintenant qu'avec, l'imprimerie de M. Pierre Leroux, qui fonctionne à Boussac, je pourrai vous faire avoir l'impression à bas prix, et ce sera autant de gagné. Enfin, rassemblez avec soin vos chansons, vos vers quelconques, et, pour changer un peu, pour réveiller l'appétit de vos souscripteurs, il faudrait tâcher d'avoir une préface de Béranger, ou d'Eugène Sue. Je crois que ce dernier ne vous refuserait pas. Je me joindrai à vous pour l'obtenir. Enfin, pour en finir avec les affaires, j'ai un peu d'argent en ce moment. Si vous avez quelque souci, quelque souffrance, adressez-vous à moi, mon cher enfant. Je serai heureuse de les faire cesser, et, si vous y mettiez de l'orgueil, vous auriez grand tort. Ce ne serait agir ni en fils avec moi, ni en père envers votre Solange, qui ne doit pas languir et pâtir quand elle a quelque part une grand'mère tout heureuse de lui tendre les bras.

J'ai vu à Paris, cet hiver, M. Ortolan, avec qui j'ai beaucoup parlé de vous, et qui a eu occasion de rendre à un de mes amis un important service à ma requête. Il y a mis une grande bonté. Si vous lui écriviez quelquefois, dites-lui que je m'en souviens et que je ne l'oublierai jamais.

J'ai été bien tentée cet été de vous dire de venir me voir à Nohant. Si je ne l'ai pas fait, c'est pour des raisons que je ne peux vous écrire, raisons un peu bizarres, et pourtant très simples et très naïves, mais qui demanderaient de longues explications. Je vous les dirai confidentiellement et fraternellement quand nous nous verrons; car nous nous verrons, à coup sûr. Ces raisons s'effacent et s'éloignent: elles ne sont pas de mon fait ni du vôtre; nous y sommes étrangers, nous n'y pouvons rien. Mais elles disparaissent et disparaîtront par la force du temps et des choses. Ne soyez nullement intrigué et ne cherchez pas à deviner. Vous ne trouveriez pas; car les choses les plus simples et les plus niaises sont celles dont on s'avise le moins quand on les commente, et souvent ce que l'on découvre après bien des efforts d'imagination est tel, qu'on en rit et qu'on se dit: «Ce n'était pas la peine de tant chercher.» Ces raisons-là n'ont eu de gravité que pour moi, puisqu'elles m'ont privé souvent, à propos d'anciens et de nouveaux amis des deux sexes, d'user d'une légitime et sainte liberté Mais qui peut dire qu'il a vécu sans faire des sacrifices? celui-là n'aurait pas de coeur qui n'aurait pas su les accepter. J'espère que, l'année prochaine, si vous avez quelque moment de vacances, je pourrai vous dire: «Venez voir votre mère!» Que ne puis-je mieux faire et vous dire: «Je cours, je voyage, je pars et je vais de votre côté, pour vous voir, pour serrer dans mes bras votre femme et votre enfant!» Mais je ne voyage plus, quoique ce soit fort dans mes goûts, et vous pensez bien qu'il y a aussi à cela quelque raison.

Que je vous dise maintenant ce que je suis devenue depuis tant de temps que je ne vous ai écrit. J'ai été à Paris jusqu'au mois de juin, et, depuis ce temps, je suis à Nohant jusqu'à l'hiver, comme tous les ans, comme toujours; car ma vie est réglée désormais comme un papier de musique J'ai fait deux ou trois romans, dont un qui va paraître. Il a fait un été affreux; je suis peu sortie de mon jardin, j'ai peu monté à cheval et en cabriolet comme j'ai coutume de faire aux environs tous les ans. Tous les chemins de traverse qui conduisent à nos beaux sites favoris étaient impraticables, et ma fille n'est pas du tout marcheuse. Je lui ai acheté un petit cheval noir qu'elle gouverne dans la perfection et sur lequel elle paraît belle comme le jour.

Mon fils est toujours mince et délicat, mais bien portant, d'ailleurs. C'est le meilleur être, le plus doux, le plus égal, le plus laborieux, le plus simple et le plus droit qu'on puisse voir. Nos caractères, outre nos coeurs, s'accordent si bien, que nous ne pouvons guère vivre un jour l'un sans l'autre. Le voilà qui entre dans sa vingt-troisième année, et moi dans ma quarante-deuxième, et Solange dans sa dix-huitième! Nous avons des habitudes de gaieté peu bruyante, mais assez soutenue, qui rapprochent nos âges, et, quand nous avons bien travaillé toute la semaine, nous nous donnons pour grande récréation d'aller manger une galette sur l'herbe à quelque distance de chez nous, dans un bois ou dans quelque ruine, avec mon frère, qui est un gros paysan, plein d'esprit et de bonté, et qui dîne tous les jours de la vie avec nous, vu qu'il demeure à un quart de lieue. Voilà donc nos grandes fredaines.

Maurice dessine le site, mon frère fait un somme sur l'herbe. Les chevaux paissent en liberté. Les filleuls ou filleules sont aussi de la partie et nous réjouissent de leurs naïvetés. Les chiens gambadent, et le gros cheval, qui traîne toute la famille dans une espèce de grande brouette, vient manger dans nos assiettes. Malheureusement, nous avons peu joui de la campagne de cette façon, cet été. Il a toujours plu, et les rivières out effroyablement débordé. Mais l'automne s'annonce plus beau, et j'espère que nous reprendrons bientôt nos excursions. Puis nous allons marier une filleule de Maurice et faire la noce à la maison.

Je crois que vous vous plairiez avec nous, mes enfants; car nous avons eu le bonheur de conserver des goûts simples. Nous avons une petite aisance qui nous permet de faire disparaître la misère autour de nous; et, si nous connaissons le chagrin de ne pouvoir empêcher celle qui désole le monde, chagrin profond, surtout à mon âge, quand la vie n'a plus de personnalité enivrante et qu'on voit clairement le spectacle de la société, de ses injustices et de son affreux désordre, du moins nous ne connaissons pas l'ennui, l'inquiétude ambitieuse et les passions égoïstes. Nous avons donc une sorte de bonheur relatif, et mes enfants le goûtent avec la simplicité de leur âge.

Pour moi, je ne l'accepte qu'en tremblant; car tout bonheur est quasi un vol dans cette humanité mal réglée, où l'on ne peut jouir de l'aisance et de la liberté qu'au détriment de son semblable, par la force des choses, par la loi de l'inégalité: odieuse loi, odieuses combinaisons, dont la pensée empoisonne mes plus douces joies de famille et me révolte à chaque instant contre moi-même. Je ne puis me consoler qu'en me jurant d'écrire tant que j'aurai un souffle de vie, contre cette maxime infâme qui gouverne le monde: Chacun chez soi, chacun pour soi. Puisque je ne sais dire et faire que cette protestation, je la ferai sur tous les tons.

Bonsoir, mon cher enfant. Voilà, j'espère, une longue lettre et où je vous parle de moi avec excès, pour répondre à toutes vos questions. Maintenant soyez tranquille sur mon compte. Ma santé est assez bonne, et mes yeux sont meilleurs, depuis six mois que j'ai renoncé à travailler la nuit. Je ne pouvais plus. J'ai eu quelque peine à me remettre au courant des heures de tout le monde. Je l'avais essayé cent fois sans succès. Enfin, je suis parvenue à dormir à minuit et à travailler dans la journée. Cela me laisse moins de temps, car, dans la matinée, quoi qu'on fasse, on est toujours dérangé, et rien ne remplace ce calme profond et absolu qui se fait de minuit à quatre heures du matin. Mais il le fallait absolument; je ne dormais pas assez, et ma santé était gravement altérée.

Soyez tranquille surtout sur mon amitié. Elle est inaltérable pour vous. Écrivez-moi donc souvent, et sans vous tourmenter quand je ne réponds pas. Je suis heureuse de vous lire et de savoir ce que vous faites, à quoi vous pensez, et comment prospère notre chère petite Solange. Bénissez-la pour moi, ainsi que sa mère, et dites-vous à toute heure que mon coeur est avec vous.

CCLI

A M. HIPPOLYTE CHATIRON, A MONTGIVRAY

Paris, 14 décembre 1845.

J'ai reçu ta lettre à Chenonceaux, et je sais, cher ami, que tu as eu bien de l'ennui en voyage, de mauvaises places, et tout le désagrément d'un grand acte d'obligeance fraternelle. Je t'en remercie et te prie de me pardonner cette course que je t'ai fait faire, mais où tu as été bien utile à notre jeune et jolie parente. J'espère que tu es reposé et que tu ne m'en veux pas d'avoir usé de ton zèle et de ton bon vouloir.

Nous nous sommes royalement ennuyés au milieu des grandeurs du passé, surtout les deux premiers jours. Peu à peu pourtant nous nous sommes trouvés plus à l'aise, et nous nous sommes quittés tous fort tendrement. Le fait est que nos hôtes ont été excellents pour moi et pour mes enfants. Mais croirais-tu que nous avons trouvé tout le contraire de ce qui était à prévoir? René très conservé physiquement, mais vieilli de cent ans au moral, pétrifié comme ses sculptures et ses armoiries, ne parlant que de ses ancêtres, de ceux de sa femme et de son gendre; enfin un marquis de Tuffières! La qualité l'entête, comme dit le Misanthrope: et cela est d'autant plus étrange à entendre, que son caractère est resté bon, simple, affectueux et soumis. Quant à Appoline[1], c'est un miracle que la grâce, l'effusion et la bienveillance qu'elle a acquises en vieillissant. Elle a été charmante pour Solange et pour Maurice, et avec moi, vraiment affectueuse, sensée et naturelle. Elle est fort dévote maintenant, mais très tolérante et charitable.

Quand mon père disait qu'avec de bonnes et grandes qualités, elle avait des petitesses incompréhensibles, il la jugeait bien. Elle a des petitesses, en effet, mais moins qu'on ne le croirait d'après son passé, et, quant aux grandes qualités, elle en est certainement douée. Elle a de l'enthousiasme et de la jeunesse d'esprit, je crois qu'elle a éteint son mari à son profit.

Madame de la Roche-Aymon est la plus douce, la plus faible et la plus tendre créature du monde. Son mari a été charmant pour nous et pour Maurice en particulier, avec qui il a causé batailles et victoires de l'Empire. Il était colonel alors et il a fait les guerres d'Espagne. Au fond, tout ce monde-là n'a plus d'opinions politiques, à force d'en avoir eu. On a le portrait d'Henri V pour la forme, mais celui de Napoléon à côté pour le sentiment.

Chenonceaux est une merveille. L'intérieur est arrangé à l'antique avec beaucoup d'art et d'élégance. On y jette toujours son pot de chambre par la fenêtre, ce qui faisait le bonheur de Maurice. Nous avons vu aussi Loches en détail; c'est fort curieux et intéressant, nous en aurons donc beaucoup à te raconter.

Maurice repart dans quelques jours pour Guillery. Je vais bien m'ennuyer sans lui, moi qui ne m'amuse de rien à Paris. La sublime Solange va reprendre ses leçons. Tortillard[2] travaille dans le décor de l'Odéon. Augustine[3] se porte bien et te fait mille remerciements. La Luce[4] trouve le spectacle ben brave; mais ceux gens qui vous argardent à travers des culs de bouteille en mode de linettes ça lui convint pas. C'est des argardures trop effrontées. Elle s'amuse beaucoup jusqu'à présent.

Bonsoir, cher vieux; embrasse ta femme pour moi et donne-moi de tes nouvelles.

[1] Appoline, comtesse de Villeneuve, épouse de René de Villeneuve. [2] Eugène Lambert, artiste peintre. [3] Augustine Brault, cousine de George Sand. [4] Petite bonne de mademoiselle Solange.

CCLII

A M. MAURICE SCHLESINGER, DIRECTEUR DE LA REVUE ET GAZETTE MUSICALE, A PARIS

Paris, janvier 1846.

Monsieur,

En feuilletant votre journal, je crois pouvoir être certaine de la parfaite convenance de la forme de mon opuscule. Puisque vous me l'avez rapporté, il est évident que c'est par la qualité qu'il pèche. N'étant pas habituée à défendre mon faible talent, je souscris à toute espèce de condamnation, et sans appel. Mais, comme je ne fais pas mieux un jour que l'autre, je sais qu'il me serait impossible de remplir les conditions de supériorité, que vous exigez de vos rédacteurs.

J'ai donc l'honneur de vous renvoyer les cinq cents francs que vous m'aviez remis. Je vous prierai de m'envoyer votre journal; j'aurai l'honneur de vous en rembourser l'abonnement et de vous payer la collection que vous avez eu la bonté de m'envoyer. J'aurai un grand plaisir à la lire; mais je ne me sens pas destinée au plaisir d'y travailler.

Agréez l'expression de mes sentiments distingués.

GEORGE SAND.

CCLIII

A M. LE RÉDACTEUR DU JOURNAL***, A PARIS.

Paris, janvier 1846.

Monsieur,

C'est seulement aujourd'hui que je prends connaissance d'un feuilleton inséré dans votre numéro du 24 décembre dernier et intitulé George Sand et Agricol Perdiguier.

Je dois à la vérité de démentir la petite anecdote qu'il contient, et, comme cet article est déjà loin de nous, je vous demande la permission, monsieur, de vous en faire rapidement l'extrait.

Selon le rédacteur de votre feuilleton, M. Agricol Perdiguier serait venu chez moi, l'été dernier, pour m'offrir la collaboration d'un livre sur le compagnonnage. Je l'aurais engagé à compléter ses notions, en faisant un voyage dans toutes les provinces de France. Il m'aurait confié sa mère infirme et misérable. J'aurais pris soin d'elle, et j'aurais donné de l'argent à M. Perdiguier pour l'aider dans ses courses et dans ses recherches. Enfin, j'aurais profité de son zèle et de ses travaux pour faire un roman dont j'aurais partagé le produit avec sa mère et avec lui.

Voici maintenant la vérité:

M. Agricol Perdiguier est l'auteur d'un livre sur le compagnonnage imprimé bien longtemps avant que j'eusse le dessein d'écrire un roman sur cette matière. Cherchant quelques renseignements exacts et consciencieux, j'eus naturellement recours à ce livre, et l'esprit droit et généreux que révélait cet opuscule me donna l'envie de connaître l'auteur. Je n'ai jamais eu le plaisir de voir ses parents, qui vivent dans l'aisance à quelques lieues d'Avignon; je n'ai donc jamais eu l'occasion de leur rendre le moindre service. Je n'ai pas non plus le mérite d'avoir rendu personnellement service à M. Agricol, et le voyage qu'il a entrepris dans différentes provinces de France n'a pas eu pour but de me recueillir des notes et de m'envoyer des renseignements.

Ce serait diminuer de beaucoup l'importance et le mérite du pèlerinage accompli par cet homme vertueux que de faire de lui une sorte de commis voyageur au service de mon encrier. J'ai dit, dans la préface de mon livre le Compagnon du tour de France, quelle mission de paix et de conciliation M. Perdiguier s'était imposée, en cherchant à nouer des relations avec les compagnons les plus intelligents des divers devoirs, afin de les engager à prêcher comme lui, à leurs frères et coassociés, la fin de leurs différends et le principe d'assistance fraternelle entre tous les travailleurs.

Ce n'est pas moi qui ai suggéré à M. Perdiguier l'idée généreuse de ce voyage: elle est venue de lui seul, et, si quelques ressources out été mises par moi à sa disposition afin de lui permettre de suspendre son travail de menuiserie pendant une saison, cette petite collecte a été l'offrande de quelques personnes pénétrées de la sainteté de l'oeuvre qu'il allait entreprendre et nullement, l'aumône d'une charité intéressée.

Dans une province où sont fixés la famille et les amis d'enfance de M. Agricol Perdiguier, l'erreur commise dans votre feuilleton du 25 décembre a pu avoir, pour eux et pour lui, des résultats pénibles, que j'aurais voulu être à même de conjurer à temps; quoiqu'il soit un peu tard, j'espère, monsieur, que votre loyauté ne se refusera, pas à une rectification que je demande pour ma part à votre bienveillante courtoisie, et sur laquelle j'ose compter.

Agréez, monsieur, l'expression des sentiments distingués avec lesquels j'ai l'honneur d'être,

Votre très humble,

GEORGE SAND.

CCLIV

AUX RÉDACTEURS DU JOURNAL L'ATELIER, A PARIS

Paris, février 1846.

Messieurs,

La manière détournée que vous employez pour répondre à ma lettre me parait empreinte d'un peu de passion. Nul plus que moi n'est porté à excuser la passion dirigée vers la recherche de la vérité, lors même qu'elle se fait un peu tranchante et intolérante. Cependant j'attendais de vous plus de justice et de sympathie. Il fallait ne point répondre du tout aux objections que contenait ma lettre, puisqu'elles n'appelaient pas et repoussaient, au contraire, une discussion publique, ou bien il fallait me demander l'autorisation, en m'en démontrant la nécessité, de publier ma lettre entière. Je viens vous demander maintenant l'insertion complète de cette lettre, dont je n'ai pas pris copie, et, sur ce point, je m'en rapporte entièrement à votre loyauté. Certes, je suis un faible champion de la vérité, et ma lettre n'est pas rédigée avec le soin que vous aviez apporté dans votre réfutation.

Vous m'avez jugée par contumace, ou bien vous m'avez combattue à armes inégales, moi présentant à votre examen de conscience quelques objections prises rapidement au hasard entre beaucoup d'autres, et ne vous demandant, au nom de la conscience, que de les peser dans votre for intérieur; vous, travaillant et rédigeant à loisir un article pour un journal et opposant un mois de travail à une lettre particulière écrite au courant de la plume. Je crains pourtant que votre réponse ne soit empreinte d'une trop grande précipitation, et je ne me trouve ni convaincue ni satisfaite par vos arguments.

La manière dont vous posez les questions est telle, que je m'abstiendrai plus que jamais d'engager une polémique; je vois que vous ne me convertiriez pas, et la polémique n'est pas le champ clos où ma vocation me porte à défendre les principes et les idées dont je suis pénétrée.

Si je vous ai prié de ne pas insérer ma lettre et si je vous demande aujourd'hui le contraire, c'est pour des raisons que vous comprendrez et que tout le monde comprendra. J'avais une extrême répugnance à signaler aux ennemis du peuple les dissidences qui existent dans son sein. C'est, je crois, une mauvaise chose à faire que de leur donner le spectacle de nos incertitudes et de notre désaccord sur certains points.

Vous n'avez pas tenu compte de mon scrupule, et, en cela, vous avez dû être persuadés et abusés par quelque esprit ennemi du peuple, ennemi de l'Évangile et de l'égalité. Vous avez voulu proclamer à tout prix le triomphe de l'Église catholique sur vos opinions. Il en est résulté que des journaux catholiques et autres se sont réjouie de nous voir aux prises les uns contre les autres. Pauvre peuple! faut-il que tu ne trouves la vérité qu'en traversant, à tes périls et à tes dépens, les embûches de tes éternels oppresseurs!

Maintenant, je demande la publication de ma lettre, c'est pour déjouer autant qu'il est en moi cette misérable ruse de nos ennemis. Le public jugera en voyant le respect dont mon coeur est rempli pour le fond de notre cause commune, et pour ceux qui la défendent même en se trompant, si l'esprit d'hostilité est en moi et si la discorde est réellement entre nous.

Agréez, messieurs, l'expression de mes sentiments affectueux.

GEORGE SAND.

CCLV

A M. MAGU, A LIZY-SUR-OURCQ (SEINE-ET-MARNE).

Paris, avril 1846.

Mon cher monsieur Magu,

Je me suis adressée pour vos exemplaires à trois éditeurs, les seuls que je connaisse. Le premier, riche et avide, n'a pas voulu se charger d'une affaire où il voyait peu à gagner. Le second, honnête mais pas généreux, a craint d'y perdre. Le troisième, généreux mais gueux, n'a pas le sou à débourser. Je ne sais plus à quelle porte frapper.

J'avais l'intention de ne prendre pour moi et mes amis qu'une douzaine d'exemplaires. Je me suis souvenue de ce que vous m'avez dit de Delloye, et, voulant que ce petit profit entrât dans votre poche et non dans la sienne, je vous prie de me dire où je dois m'adresser pour avoir et rembourser ces exemplaires. Combien je suis chagrine d'avoir plus de dettes que de comptant! Vous n'attendriez pas longtemps l'avance de cette petite somme qui vous manque pour être tranquille et satisfait! Mais, depuis dix ans, je travaille en vain à me remettre au point où j'étais lorsqu'il me fallut réparer le désordre des affaires que d'autres me mirent sur les bras, et payer les dettes qu'ils avaient faites. Avant cette époque, j'avais toujours de quoi prélever une forte part de mon travail pour obliger mes amis, ou rendre des services bien placés. Aujourd'hui, je suis accusée de négligence ou d'indifférence, non par mes amis, qui connaissent bien ma position, mais par des personnes qui s'adressent à moi, et qui s'étonnent de voir mon ancien dévouement paralysé par la force des choses.

Je souffre beaucoup de cette position, non pas à cause de ce qu'on peut dire et penser de moi: il y a longtemps que j'ai mis le mauvais amour-propre de côté, sachant qu'il était l'ennemi de la bonne conscience. Mais voir des souffrances, des inquiétudes et des maux de toute sorte en si grand nombre, et n'y pouvoir apporter qu'un stérile intérêt, est un plus grand chagrin, plus que toute l'injustice dont on peut être l'objet soi-même.

J'ai, en outre, le regret continuel d'être un mauvais auxiliaire en fait de services qui demanderaient, en compensation de l'argent qui me manque, du crédit, de l'activité et de l'influence dans le monde. Si je suis une espèce d'homme de lettres, je suis avant tout mère de famille, et il ne me reste pas un instant pour voir le monde, pour rendre les visites qu'on me fait, et pour répondre aux nombreuses lettres qu'on m'adresse. Si j'ai une ou deux heures libres par semaine, j'aime mieux les consacrer à de vieux amis, ou à de nobles relations, comme je considère celles que je veux conserver avec vous, que de satisfaire la curiosité de quelques belles dames, ou de quelques jolis messieurs qui voudraient m'examiner à la loupe, comme une bête singulière. De là vient que je ne connais personne, et que, Dieu merci, personne ne me connaît dans ce monde, où d'autres posent, jasent, prononcent et imposent leurs sympathies et leurs opinions à des coteries.

Voilà pourquoi aussi j'ai personnellement l'occasion de lancer un livre moins que qui que ce soit. Ma seule efficacité, si j'en ai une, est dans ma plume. Je n'ai jamais flatté personne et je n'ai jamais fait ce qu'on appelle de la critique que dans trois ou quatre occasions, où mon coeur était ému et ma conviction entière.

Je ne vous serai donc un peu utile qu'en revenant, dans un article de la Revue indépendante, sur vos vers charmants, et en parlant de votre nouveau recueil. Je le ferai, n'en doutez pas; c'est ce que je pourrai faire de moins inutile. Je me justifie auprès de vous, parce que j'ai besoin de votre estime et de votre confiance, avant même que vous songiez à m'accuser, et parce que je ne veux pas que vous cessiez de vous adresser à moi toutes les fois que vous croirez que je peux faire quelque chose pour vous. Mon peu de succès vous donnerait peut-être à penser que j'y mets de la mauvaise volonté, et je ne veux pas que, par discrétion, vous vous absteniez. Ne craignez donc jamais de m'importuner, quelque maussade ou paresseuse que je vous semble.

Ainsi, il m'a été impossible jusqu'ici de trouver un moment pour voir madame Benoît de Grazelles. Mais j'espère ne pas quitter Paris sans lui avoir rendu ses visites et lui avoir parlé de vous. Si cette dame a de nombreuses connaissances, comme vous dites qu'elle a beaucoup d'activité et de coeur, elle pourrait peut-être distribuer en détail encore une partie de vos exemplaires.

De mon côté, je parlerai à tous mes amis, comme je l'ai déjà fait. Mais tous mes amis forment une bien petite et bien obscure phalange.

Je pars pour la campagne (la Châtre), où je passerai quelques mois; vous pourrez m'y adresser les exemplaires que je vous demande, et j'espère bien que vous m'écrirez en même temps un petit mot d'amitié. Tout à vous de coeur.

GEORGE SAND.

CCLVI

A M. MARLIANI, SÉNATEUR, A MADRID

Paris, mai 1846.

Cher Manoël,

Bien que traduit en français et lu au coin du feu votre discours est encore très beau et très excellent. Je ne m'étonne donc pas de l'effet qu'il a produit sur le Sénat. Avec tant de présence d'esprit, de science des faits, de mémoire et d'habileté, vous devez apporter à vos hommes d'État de l'Espagne une bonne dose d'enseignement, et ils le sentent. En outre, vous avez en vous une grande puissance que vous développerez de plus en plus. C'est un fonds de principes et de convictions logiquement acceptées, en dessous de ce talent du moment que vous caractérisez à la fin de votre discours par le mot d'opportunité.

La plupart des hommes ont l'un ou l'autre. Vous avez des deux, c'est une grande force. Vous sentez vivement dans les profondeurs de votre âme cet idéal politique qui n'est pas pure poésie, quoi qu'on en dise, puisque c'est tout simplement une vue anticipée de ce qui sera, par le sentiment chaleureux et lucide de ce qui doit être. Vous êtes pénétré de cet idéal et de cette poésie, quand vous faites la parfaite distinction de la politique et de la diplomatie qui conviennent aux nations, d'avec la politique et la diplomatie que pratiquent les rois dynastiques.

Il y avait longtemps que j'attendais dans le monde parlementaire la manifestation de cette idée si vraie, qui n'était pourtant pas encore éclose à aucune tribune de l'Europe. Si j'avais été chargée d'écrire sur l'Espagne dans notre Revue et sur l'équipée impertinente de M. Narcisse Salvandy, je n'aurais pas dit autrement que vous, et peut-être exactement de même, quoique nous ne nous fussions pas donné le mot d'avance. Vous avez été courageux et vraiment dans la grande politique sociale en disant de telles choses dans une assemblée nationale. Si la France était moins courbée, moins douloureusement affaissée sous ses maux du moment, la presse libérale entière se fût emparée de votre discours comme d'un monument. Mais elle y reviendra plus tard, j'en suis certaine, et, dans nos assemblées nationales, on citera vos paroles dans quelques années comme vous avez cité celles de Vatel et de Martens. Vous avez aussi parlé de la révolution de 89 avec une grande vérité et un grand courage: continuez donc, et croyez que l'avenir est à nous, à l'Espagne et à la France, à la France et à l'Espagne l'une par l'autre, l'une pour l'autre, et toutes deux pour le monde entier.

Vous me reprochez de haïr l'Angleterre à la française. Non, ce n'est pas à ce point de vue que je la hais; car je crois à son avenir, je compte sur son peuple.

J'y vois éclore le chartisme, qui est notre phase, et je ne doute pas qu'elle ne soit le bras du monde que je rêve et que j'attends, comme nous en serons, Espagnols et Français, le coeur et la tête.

Mais ce que vous dites de la politique d'intérêt personnel des cabinets, appliquez-le à ma haine pour l'Angleterre; je hais son action présente sur le monde, je la trouve injuste, inique, démoralisatrice, perfide et brutale; mais ne sais-je point que les victimes de ce système affreux sont là en majorité, comme chez nous les victimes du juste-milieu?

Je ne hais point ce peuple; mais je hais cette société anglaise; de même, je ne haïssais point l'Espagne en y passant, mais j'exécrais cette action de Christine et de don Carlos, qui rapetissaient et avilissaient momentanément le caractère espagnol. Aujourd'hui, l'Espagne a de grandes destinées devant elle. Y entrera-t-elle d'un seul bond? Aura-t-elle encore des défaillances et des délires de malade? Qu'importe? rien de ce qu'elle fait de bon aujourd'hui ne sera perdu, et vous n'avez pas sujet de désespérer. Poussez à la fraternité, faites des voeux pour que le régent ait un bras de fer contre les conspirations. Ces insultes du cabinet français ne sont pas si funestes. Elles font sentir au duc de la Victoire que sa mission est une grande lutte, et que le salut est dans sa fierté comme dans sa persévérance.

En vous écrivant dernièrement, je ne prétendais pas qu'il dût, quant à présent et tout d'un coup, renverser le fantôme de la royauté. Je me suis mal exprimée si vous m'avez ainsi entendue; mais je prétendais, je prétends toujours que, si la Providence lui conserve la vie, la force et la popularité, sa mission est là. Il y sera entraîné et porté un jour, s'il reste lui-même et si l'orage ne balaye pas son oeuvre d'aujourd'hui avant qu'elle ait pris racine. Espérons! J'espère bien pour la France, qui est en ce moment si malade et si avilie! je douterais de Dieu si je doutais de notre réveil et de notre guérison.

Bonsoir, cher ami. Travaillez toujours, parlez souvent. Labourez et ensemencez, semez et consacrez, comme dit Faust. De mon amitié, je ne vous dis rien: vous savez tout là-dessus. Ma Charlotte et vous ne faites qu'un pour moi, et c'est une grosse part de ma vie, qui est dans votre unité, comme dirait Leroux.

A vous.

GEORGE SAND.

CCLVII

A MADAME MARLIANI, A PARIS

Nohant, 1er septembre 1846.

Chère amie,

Merci mille fois! mais Solange ne serait point en état de faire le voyage de Paris dans ce moment-ci, à moins d'y aller à petites journées, comme nous faisons nos courses de campagne. D'ailleurs, je n'ai pas plus de confiance en M. Royer qu'en Papet, et je crois que la médecine ne sait rien pour ces maladies de langueur. Nous partons aujourd'hui pour divers points du Berry et de la Creuse, où nous nous arrêterons chaque fois un jour ou deux. Elle est un peu mieux depuis trois jours, mais toujours sans appétit et sans sommeil. Une petite fatigue lui est bonne, une grande fatigue très mauvaise. Nous avons été avant-hier à Châteauroux reconduire Delacroix et recevoir Emmanuel qui a fait un peu la grimace à l'idée de se remballer tout de suite, dans d'assez mauvais chemins et pour d'assez mauvais gîtes. Mais il aime encore mieux cela que de rester tout seul ici.

Je vous écris à la hâte. Oui, vous devriez aller passer cette quinzaine encore en Normandie, si le voyage est court et pas fatigant; car les beaux jours ne dureront peut-être pas cet automne. Nous avons ici de grandes chaleurs et de grandes pluies qui semblent nous annoncer un hiver précoce. Moi, je n'ose pas vous répondre de l'emploi de mon mois de septembre. Je suis tourmentée et je suis décidée à tout essayer pour que ce triste état de Solange ne s'installe pas chez elle pour tout l'hiver. Vous êtes mille fois bonne de m'offrir un gîte. Nous avons toujours notre appartement du square Saint-Lazare et rien ne nous empêcherait d'y aller. Mais Papet ne me conseille pas du tout les longues étapes pour Solange; au contraire, elles irritent beaucoup notre malade. Nous la promenons une lieue à cheval, une lieue en voiture; puis on se repose, on reprend, et toujours ainsi. Je tâche de l'égayer; mais je ne suis pas gaie au fond. Elle est bien sensible à l'intérêt que vous lui témoignez et me charge de vous en remercier. Elle vous recommande de ne pas faire comme elle, et d'être bien portante avant tout.

Adieu, chère; je vous embrasse tendrement, et je pars.

GEORGE.

CCLVIII

A LA MÊME

Nohant, 6 mai 1847.

Chère amie,

Vous êtes étonnée de mon silence, probablement. Moi, je suis étonnée d'avoir encore la force de vous écrire après des fatigues d'esprit et d'yeux comme je viens d'en subir. Je ne puis vous dire que trois mots; mais je veux vous les dire avant tout.

Solange se marie dans quinze jours avec Clésinger, sculpteur, homme d'un grand talent, gagnant beaucoup d'argent, et pouvant lui donner l'existence brillante qui est, je crois, dans ses goûts. Il en est très violemment épris, et il lui plait beaucoup. Elle a été aussi prompte et aussi ferme, cette fois, dans sa détermination qu'elle était jusqu'à présent capricieuse et irrésolue. Apparemment elle a rencontré ce qu'elle rêvait. Dieu le veuille!

Pour mon compte, ce garçon me plaît beaucoup aussi, de même qu'à Maurice. Il est peu civilisé au premier abord; mais il est plein de feu sacré, et il y a déjà quelque temps que, le voyant venir, je l'étudié sans en avoir l'air. Je le connais donc autant qu'on peut connaître quelqu'un qui veut plaire. Vous me direz que ce n'est pas toujours suffisant, c'est vrai. Mais ce qui me donne confiance, c'est que la principale face de son caractère, c'est une sincérité qui va jusqu'à la brusquerie. Il pécherait donc par excès de naïveté, plus que par toute autre chose, et il a encore d'autres qualités qui rachèteront tous les défauts qu'il peut et doit avoir. Il est laborieux, courageux, actif, décidé, persévérant. C'est quelque chose que la force, et il en a beaucoup, au physique comme au moral. Je me suis trouvée amenée par une circonstance fortuite, à faire sur son compte une véritable enquête, telle qu'un procureur du roi l'eût faite pour un accusé de cour d'assises.

Quelqu'un m'avait dit de lui tout le mal qu'on peut dire d'un homme. Je ne savais pas encore alors qu'il songeât à ma fille; mais il faisait nos bustes. Il voulait les faire en marbre, gratis, et il ne me convenait pas d'être comblée de pareils présents par un homme dont on me disait pis que pendre. Et puis je voulais savoir si la personne qui le traitait de la sorte était une bonne ou une mauvaise langue. Quelques explications, auxquelles je n'attachais pas d'abord toute l'importance qu'elles eurent ensuite, amenèrent une foule de renseignements particuliers, et j'arrivai à pouvoir juger sur preuves; car vous savez que, dans ces sortes de choses, il se fait un enchaînement imprévu de découvertes. J'acquis donc la certitude que Clésinger était un homme irréprochable dans toute la force du mot, et son accusateur un homme d'esprit un peu léger. De sorte que je connaissais tous les faits de sa vie la plus intime, le jour où il me demanda ma fille. Le hasard avait amené à cet égard plus de lumières que je n'en aurais eu en l'examinant par mes yeux pendant des années. Néanmoins, je n'avais rien conclu en quittant Paris, et c'est depuis un mois que son activité a levé tous les obstacles et réduit à néant toutes les objections possibles. M. Dudevant, qu'il a été voir, consent. Nous ne savons pas encore où se fera le mariage. Peut-être à Nérac, pour empêcher M. Dudevant de s'endormir dans les éternels lendemains de la province.

Je vous écrirai dans quelques jours; car, jusqu'ici, nous n'avons rien fixé, et j'attends Clésinger demain ou après, pour déterminer avec lui le jour et le lieu. Mais ce sera dans le courant de mai. Les bans se publient et on coud la robe blanche. Pourtant on ne sait encore rien dans ce pays-ci, et nous nous préservons des grandes annonces. Il a fallu ménager un chagrin encore assez vif, qui n'est pas loin de nous. Il y a eu un échange de lettres sincères très satisfaisant. Le pauvre abandonné est un noble enfant qui se montre, comme dit, avec raison, son oncle, M. de Grandeffe, un vrai chevalier français. Je regrette bien ce coeur-là; mais nous mettons dans la famille une meilleure tête, et il faut bien que la fatalité apparente soit une volonté d'en haut. Je n'aurais pas voulu d'abord qu'on fît si vite un autre choix. Mais, le choix étant fait (et vous savez que les parents n'empêchent rien de ce côté-là), je crois qu'il faut le ratifier bien vite.

Bonsoir, chère amie; écrivez-moi et parlez-moi de vous. Moi, je ne puis vous rien dire de moi, sinon que je suis fatiguée à mourir; car, au milieu de ces préoccupations, il m'a fallu faire un roman pour avoir quelques billets de banque. La misère augmente ici tous les jours et j'en sais quelque chose. Je vous embrasse; soignez-vous, gouvernez votre volonté à l'effet de conserver votre santé. Créez-vous des devoirs qui vous ôtent le temps de penser à vous-même. Je crois que c'est le seul moyen de supporter le terrible poids de la vie. Plus il est lourd, mieux on marche peut-être! Et les devoirs ne sont pas difficiles à trouver dans ce temps de malheur et de souffrance matérielle. Votre coeur le sait bien. Mettez votre cerveau et vos jambes au service de votre coeur, et l'imagination s'endormira.

CCLIX

A JOSEPH MAZZINI, A LONDRES

Nohant, 22 mai 1847

Frère et ami,

Je n'ai reçu qu'il y a quinze jours le numéro du People's Journal qui contient deux articles dont je suis l'objet. Remerciez pour moi de sa bienveillance miss Jewsbury, signataire du premier, et laissez-moi vous dire que le vôtre m'a pénétrée d'un sentiment de bonheur. C'est qu'en effet il part de votre coeur.

D'autres hommes éminents ont bien voulu me louer ou me défendre. Leur voix ne partait pas des entrailles comme la vôtre; car, en général, les hommes d'intelligence ont peu d'entrailles, et je ne me sens point de parenté avec eux. Ma gratitude pour eux n'était donc qu'une forme de politesse obligée, au lieu que, vous, je ne vous remercie pas; je sens que vous dites ce que vous pensez sur mon compte, parce que vous comprenez les souffrances de mon âme, ses besoins, ses aspirations et la sincérité de mon vouloir. Non, mon ami, je ne vous remercie pas d'un article favorable, comme on dit; mais je vous remercie de m'aimer, et de m'appeler votre soeur et votre amie. Il y a une fatalité providentielle et comme un instinct de secrète divination dans les coeurs.

Il y a dix ans, j'étais en Suisse; vous y étiez caché et un hasard m'avait fait découvrir votre retraite. J'étais presque partie un matin, pour vous aller trouver. J'étais encore dans l'âge des tempêtes. Je revins sur mes pas, en me disant que vous aviez assez de votre fardeau à porter, et que vous n'aviez pas besoin d'une âme agitée comme la mienne. Je comptais bien que, plus tard, nous nous rencontrerions si je résistais à la tentation du suicide qui me poursuivait sur ces glaciers. Le vertige de Manfred est si profondément humain! Enfin, il y a encore, dans la vie, des récompenses attachées à l'accomplissement des devoirs, des compensations aux plus durs sacrifices, puisque votre amitié couronne ma vieillesse et me console du passé!

Venez donc en France, venez donc me voir chez moi dans ma vallée Noire, si bête et si bonne. J'y suis plus moi-même qu'à Paris, où je suis toujours malade au moral et au physique. Nous avons bien des choses à nous dire; moi, j'en ai à vous demander. J'ai des conseils à recevoir que je n'ai osé demander à personne depuis bien longtemps, et des solutions que j'ai mises en réserve pour les chercher en vous. Vous disiez, cet hiver, que vous viendriez; est-ce que vous ne le pouvez ou ne le voulez plus?

Je vous aurais écrit plus tôt sans de graves événements domestiques, qui m'ont pris jusqu'aux heures du sommeil. Je viens de marier ma fille et de la bien marier, je crois, avec un artiste très puissant d'inspiration et de volonté. Je n'avais pour elle qu'une ambition, c'est qu'elle aimât et qu'elle fût aimée; mon voeu est réalisé. L'avenir est dans la main de Dieu, mais j'espère la durée de cet amour et de cet hyménée.

Je vous respecte et vous aime.

Votre soeur,

GEORGE SAND.

CCLX

A M. THÉOPHILE THORÉ, A PARIS

Nohant, juin 1817.

J'aurais, monsieur, le plus grand désir d'être utile à la personne que vous me recommandez, et son titre de neveu de Saint-Just n'est pas mince auprès de moi. Mais ce qu'elle me demande est à peu près impossible.

Jugez-en vous-même. M. Flaubert désire que je lui promette et que je lui laisse annoncer une préface de moi, pour la première livraison d'un livre qui n'est encore qu'en projet, dont il n'a pas écrit la première page et dont il me soumet le plan. Ce plan me paraît bon et utile; mais cela ne suffit pas pour que je puisse engager ma responsabilité. Personne ne peut endosser l'esprit d'un livre avant d'avoir lu attentivement ce livre.

Et puis j'ai fait trois ou quatre préfaces en ma vie, et je crois que je ne pourrais plus en faire une cinquième. C'est un travail auquel je ne suis pas propre et qui me coûte plus de peine que trois romans à écrire. Enfin, et c'est le plus sûr, une préface de n'importe qui n'a jamais servi à qui que ce fût. Si le livre est bon, à quoi sert la préface? s'il est mauvais, elle lui nuit davantage.

Agréez, monsieur, l'expression de mes sentiments affectueux.

GEORGE SAND.

CCLXI

A JOSEPH MAZZINI, A LONDRES

Nohant, 28 juillet 1847.

Mon frère et mon ami,

Cette année 1847, la plus agitée et la plus douloureuse peut-être de ma vie sous bien des rapports, m'apportera-t-elle au moins la consolation de vous voir et de vous connaître? Je n'ose y croire, tant le guignon m'a poursuivie; et pourtant vous le promettez, et nous approchons, du terme assigné. Dans pen de jours, nous aurons un chemin de fer depuis Paris jusqu'à Châteauroux, qui n'est qu'à neuf lieues de chez moi. Ainsi vous n'aurez plus besoin que je vous trace un petit itinéraire pour éviter les lenteurs et les contretemps de voyage, une des mille petites plaies de notre pauvre France, qui en a de si grandes d'ailleurs. Vous viendrez de Paris en six ou sept heures jusqu'à Châteauroux; et, de Châteauroux à Nohant, par la grande route et la diligence, en trois heures.

Que votre lettre est bonne et votre coeur tendre et vrai! je suis certaine que vous me ferez un grand bien et que vous remonterez mon courage, qui a subi, depuis quelque temps, bien des atteintes dans des faits personnels. Et qu'est-ce que les faits personnels encore! je devrais dire que, depuis ces dernières années surtout, j'ai grand'peine à me maintenir, je ne dis pas croyante, la foi conquise au prix qu'elle nous a coûté ne se perd pas, mais sereine. Et la sérénité est un devoir, précisément, imposé aux âmes croyantes. C'est comme un témoignage qu'elles doivent à leur religion. Mais nous ne pouvons nous faire pures abstractions, et l'attente confiante d'une meilleure vie, l'amour de l'idéal immortel ne détruit pas en nous le sentiment et la douleur de la vie présente. Elle est affreuse, cette vie, à l'heure qu'il est. La corruption et l'impudence sont d'un côté; de l'autre, c'est la folie et la faiblesse. Toutes les âmes sont malades, tous les cerveaux sont troublés, et les mieux portants sont encore les plus malheureux; car ils voient, ils comprennent et ils souffrent.

Cependant il faut traverser tout cela pour aller à Dieu, et il faut bien que chaque homme subisse en détail ce que subit l'humanité en masse. Venez me donner la main un instant, vous, éprouvé par tous les genres de martyre. Quand même vous ne me diriez rien que je ne sache, il me semble que je serais fortifiée et sanctifiée par cette antique formule qui consacre l'amitié entre les hommes.

J'ai reçu une de vos brochures, mais non la lettre à Carlo-Alberto, à moins que vous ne l'ayez envoyée après coup et qu'elle ne soit à Paris. Les traductions me sont venues, aussi. Remerciez pour moi.

Le mot traîne est local et non français usité. Une traîne est un petit chemin encaissé et ombragé. C'est comme qui dirait un sentier. Mais notre dialecte du Berry, qui n'est qu'un vieux français, distingue le sentier du piéton et celui où peut passer une charrette. Le premier s'appelle traque ou traquette, le second traîne. Le mot est joli en français et s'entend ou se devine même à Paris, où le peuple parle la plus laide et la plus incorrecte langue de France, parce que c'est une langue toute de fantaisie, de hasard et de rapides créations successives, tandis que les provinces conservent la tradition du langage et créent peu de mots nouveaux. J'ai un grand respect et un grand amour pour le langage des paysans, je l'estime plus correct.

CCLXII

A M. CHARLES PONCY, A TOULON

Nohant, 9 août 1847.

Maintenant, mes enfants, je ne vous marquerai plus d'époque ni de jour pour venir. Cela nous a toujours porté malheur, et, quand vous pourrez venir, vous suivrez l'inspiration du moment, c'est-à-dire vous profiterez du concours de circonstances qui vous paraîtra le plus favorable: température, liberté d'autres soins, santé, repos d'esprit, envie même de voyager; car il faut tout cela pour qu'un voyage ne soit pas quelque chose de solennel et même d'un peu effrayant. A vous dire vrai, je suis tellement consternée du guignon qui s'est attaché à vous, dans toutes ces circonstances, que je n'oserai plus jamais vous dire: «Venez, je vous attends.» Je n'étais pas superstitieuse pourtant, et je le suis devenue à force de malheur depuis deux ans. Tous les chagrins m'ont accablée par un enchaînement fatal; mes plus pures intentions ont eu des résultats funestes pour moi et pour ceux que j'aime; mes meilleures actions ont été blâmées par les hommes et châtiées par le ciel comme des crimes. Et croyez-vous que je sois au bout? Non! tout ce que je vous ai raconté jusqu'ici n'est rien, et, depuis ma dernière lettre, j'ai épuisé tout ce que le calice de la vie a de désespérant. C'est même si amer et si inouï, que je ne puis en parler, du moins je ne puis l'écrire. Cela même me ferait trop de mal. Je vous en dirai quelques mots quand je vous verrai. Mais, si je ne reprends courage et santé jusque-là, vous me trouverez bien vieillie, malade, triste et comme abrutie. Voilà aussi, mon enfant, pourquoi je n'ose pas appeler Désirée avec l'ardeur que j'y aurais mise avant tous mes chagrins. Je crains que cette chère enfant ne me trouve toute différente de ce que vous lui avez dit de moi, et que le spectacle de mon abattement ne la froisse et ne la consterne. J'étais, quand vous m'avez vue, dans un état de sérénité, à la suite de grandes lassitudes. J'espérais du moins, pour la vieillesse où j'entrais, la récompense de grands sacrifices, de beaucoup de travaux, de fatigues et d'une vie entière de dévouement et d'abnégation. Je ne demandais qu'à rendre heureux les objets de mon affection. Eh bien! j'ai été payée d'ingratitude, et le mal l'a emporté dans une âme dont j'aurais voulu faire le sanctuaire et le foyer du beau et du bien. A présent, je lutte contre moi-même pour ne pas me laisser mourir. Je veux accomplir ma tâche jusqu'au bout. Que Dieu m'assiste! je crois en lui et j'espère!

Nous avons ici un temps affreux, de la pluie par torrents, un ciel sombre et froid depuis huit jours. On ne peut finir les moissons. Cela ne contribue pas peu à me rendre triste. Augustine a beaucoup souffert, mais elle a eu un grand courage, un vrai sentiment de sa dignité; et sa santé, Dieu merci, n'a pas été atteinte. Mon bon Maurice est toujours calme, occupé, enjoué. Il me soutient et me console. Solange est à Paris avec son mari; ils vont voyager. Chopin est à Paris aussi; sa santé ne lui a pas encore permis de faire le voyage; mais il va mieux. Nous attendons tous les jours l'ouverture du chemin de fer qui nous permettra d'aller de Châteauroux à Paris en quelques heures, et qui nous était promise pour le mois dernier.

Cette morsure dont vous me parlez m'inquiète, non pas que je croie aux suites de l'accident. En général, j'y crois peu, et j'ai toujours vu l'imagination faire tout le mal. Mais, justement, je crains les agitations de votre esprit. Je suis sûre que vous ne serez pas malade. Votre sang est trop, pur, et je parie que le chien était le plus innocent du monde. Mais vous allez vous tourmenter: je vous connais. Je vous supplie, mon enfant, de n'y pas penser du tout et même d'en rire, et de m'écrire que vous n'y songez plus.

Bonsoir, cher fils; votre mère vous bénit dans la douleur comme dans le repos. J'embrasse vos deux anges. Dites-moi donc ce que vous avez déboursé, je le veux.

Merci pour Borie de votre souvenir. Il est à Orléans, à la tête d'un journal. Il viendra passer avec nous le mois de septembre.

CCLXIII

AU MÊME

Nohant, 14 décembre 1847.

Je suis bien en retard avec vous, mon cher enfant, et je ne sais plus à laquelle de vos lettres je commencerai par répondre. Vous me pardonnez ce silence, je le sais, je le vois, puisque vous m'écrivez toujours et que votre tendre affection semble augmenter avec mon mutisme et mon accablement. Vous avez compris. Désirée et vous, vous autres dont l'âme est délicate parce qu'elle est ardente, que je traversais la plus grave et la plus douloureuse phase de ma vie. J'ai bien manqué y succomber, quoique je l'eusse prévue longtemps d'avance. Mais vous savez qu'on n'est pas toujours sous le coup d'une prévision sinistre, quelque évidente qu'elle soit. Il y a des jours, des semaines, des mois entiers même, où l'on vit d'illusions et où l'on se flatte de détourner le coup qui vous menace. Enfin, le malheur le plus probable nous surprend toujours désarmés et imprévoyants. A cette éclosion du malheureux germe qui couvait, sont venues se joindre diverses circonstances accessoires fort amères et tout à fait inattendues. Si bien que j'ai eu l'âme et le corps brisés par le chagrin. Je crois ce chagrin incurable; car, plus je réussis à m'en distraire pendant certaines heures, plus il rentre en moi sombre et poignant aux heures suivantes. Pourtant, je le combats sans relâche, et, si je n'espère pas une victoire qui consisterait à ne le plus sentir, du moins j'arrive à celle qui consiste à supporter la vie, à n'être presque plus malade, à reprendre le goût du travail et à ne point paraître troublée. J'ai retrouvé le calme et la gaieté extérieurs, si nécessaires pour les autres, et tout paraît bien marcher dans ma vie.

Maurice a retrouvé son enjouement et son calme, et le voilà occupé avec Borie d'un travail attrayant. Borie transcrit littéralement le style de Rabelais en orthographe moderne, ce qui le rend moins difficile à lire. En outre, il l'expurge de toutes ses obscénités, de toutes ses saletés, et de certaines longueurs qui le rendent impossible ou ennuyeux. Ces taches enlevées, il reste quatre cinquièmes de l'oeuvre intacts, irréprochables et admirables; car c'est un des plus beaux monuments de l'esprit humain, et Rabelais est, bien plus que Montaigne, le grand émancipateur de l'esprit français au temps de la renaissance. Je ne me souviens plus si vous l'avez lu. Si non, attendez, pour le lire, notre édition expurgée; car je crois que les immondices du texte pur vous le feraient tomber des mains. Ces immondices sont la plaisanterie de son temps; et le nôtre, Dieu merci, ne peut plus supporter de telles ordures. Il en résulte qu'un livre de haute philosophie, de haute poésie, de haute raison et de grande vérité est devenu la jouissance de certains hommes spéciaux, savants ou débauchés, qui l'admirent pour son talent, ou le savourent pour son cynisme, la plupart sans en comprendre la portée, l'enseignement sérieux et les beautés infinies. Il y a vingt ans que, dans ma pensée, et même de l'oeil, en le relisant sans cesse, j'expurge Rabelais, toujours tentée de lui dire: «O divin maître, vous êtes un atroce cochon!» Maurice faisait le même travail, dans sa pensée. Très fort sur ce vieux langage dont notre idiome berrichon nous donne la clef plus qu'à tous les savants commentateurs, il le goûtait sérieusement et il avait fait (et vous l'avez vue, je crois) une série d'illustrations, dessinées dès son enfance d'une manière barbare, mais pleines de feu, d'originalité, d'invention, et, du reste, parfaitement chastes, comme le sentiment qui lui faisait adorer le côté grave, artiste et profond de Rabelais. Le temps seul me manquait pour réaliser mon désir. Borie s'est trouvé libre de son temps pour quelques mois, et je lui ai persuadé de faire ce travail. Il s'en tire à merveille; je revois après lui, et l'expurgation est faite avec un soin extrême pour ôter tout ce qui est laid et garder tout ce qui est beau. Maurice, qui dessine assez bien maintenant, reprend en sous-oeuvre ses compositions, en invente de nouvelles, et fait sur bois une cinquantaine de dessins qui seront gravés et joints au texte. Ce sera un ouvrage de luxe, et, comme ces publications sont fort coûteuses, nous n'en, retirerons peut-être pas grand profit. Mais cela servira à poser l'artiste et l'expurgateur. De plus, nous aurons, je crois, rendu un grand service à la vérité et à l'art, en faisant passer, dans les mains des femmes honnêtes et des jeunes gens purs, un chef-d'oeuvre qui, jusqu'à ce jour, leur a été interdit avec raison. J'attacherai mon nom en tiers à cette publication pour aider au succès de mes jeunes gens, et je ferai précéder l'ouvrage d'un travail préliminaire. Gardez-nous le secret, car c'en est un encore, jusqu'au jour des annonces, vu qu'on peut être devancé dans ces sortes de choses par des faiseurs habiles qui gâchent tout[1]. Voilà donc l'hiver de Maurice et de Borie bien occupé auprès de moi. Quant à ma chère Augustine, elle a donné dans le coeur d'un brave garçon qui est tout à fait digne d'elle et qui a de quoi vivre. Cela, joint à un peu d'aide de ma part, lui fera une existence indépendante, et, quant aux qualités essentielles de l'intelligence et du caractère, elle ne pouvait mieux rencontrer. Elle ne pourra se marier que dans trois mois. Alors, elle ira habiter le Limousin avec son mari et viendra passer les vacances avec moi. Nous nous regretterons donc l'une l'autre, les trois quarts de l'année; mais, enfin, j'espère qu'elle aura du bonheur, et que je pourrai mourir tranquille sur son compte.

Moi, j'ai entrepris un ouvrage de longue haleine, intitulé Histoire de ma vie. C'est une série de souvenirs, de professions de foi et de méditations, dans un cadre dont les détails auront quelque poésie et beaucoup de simplicité. Ce ne sera pourtant pas toute ma vie que je révélerai. Je n'aime pas l'orgueil et le cynisme des confessions, et je ne trouve pas qu'on doive ouvrir tous les mystères de son coeur à des hommes plus mauvais que nous, et, par conséquent, disposés à y trouver une mauvaise leçon au lieu d'une bonne. D'ailleurs, notre vie est solidaire de toutes celles qui nous environnent, et on ne pourrait jamais se justifier de rien sans être forcé d'accuser quelqu'un, parfois notre meilleur ami. Or je ne veux accuser ni contrister personne. Cela me serait odieux et me ferait plus de mal qu'à mes victimes. Je crois donc que je ferai un livre utile, sans danger et sans scandale, sans vanité comme sans bassesse, et j'y travaille avec plaisir. Ce sera, en outre, une assez belle affaire qui me remettra sur mes pieds, et m'ôtera une partie de mes anxiétés sur l'avenir de Solange, qui est assez compromis.

Vous m'avez envoyé une charmante épître en vers dont je ne vous ai pas remercié. Il faut la garder; car, en supprimant quelques vers qui me sont tout personnels, ce morceau trouvera sa place dans un de vos futurs recueils. Ne vous ai-je pas dit, dans le temps, que je trouvais votre cigale et votre fourmi ravissantes dans leur genre? A ce propos, et sans que ma contradiction porte en rien sur le fond de votre pensée, je veux vous dire que vous vous trompez sur le sens des fables de la Fontaine. Sa pensée était exactement la vôtre, et votre bouffon commentaire en fable-chanson la développe, sans la changer. Où prenez-vous, mon enfant, qu'il donne raison à l'avare fourmi? Non, non, dans aucune de ses adorables fables, il ne prêche l'égoïsme. Sa morale est belle comme sa forme, pure comme son coeur, et je souhaite au pauvre Lachambaudie d'avoir un sentiment de la vérité et de l'humanité qui l'inspire aussi bien.

  La fourmi n'est pas prêteuse,
  C'est là son moindre défaut.

en dit tout autant que:

La fourmi qu'est dévote et n'aim'pas les acteurs.

Cette manière de railler le pauvre chanteur est une raillerie à double tranchant, et c'est le côté réellement coupant de la lame qui tombe sur l'égoïsme. C'est la manière d'enseigner de la Fontaine et c'est la véritable forme de l'ironie de tous les temps. Vous trouverez cela bien autrement employé par Rabelais. Il a l'air d'admirer et de porter aux nues tout ce qu'il blâme et méprise, et, si le lecteur s'y trompe, c'est la faute du lecteur qui n'entend pas la plaisanterie et qui manque d'intelligence. De tout temps, et surtout dans les temps où la vérité a besoin d'un voile pour se répandre, l'ironie a procédé ainsi. C'est à nous d'expliquer à nos enfants comment ils doivent entendre la morale cachée sous ces finesses. Vous-même, vous raillez de cette façon dans votre parodie, tant cette forme est naturelle et instructive! De notre temps, nous mettons un peu plus les points sur les i. Nous n'y avons pas grand mérite, puisqu'il n'y a plus de Bastille pour les pensées courageuses; et croyez que l'art ne gagne pas grand'chose à avoir les coudées plus franches; car c'est un grand art, que de faire deviner ce qu'on ne peut pas dire tout crûment.

Je vois si rarement et si brièvement Leroux, que je ne lui avais pas beaucoup parlé de vous, en effet; mais, quant à sa prétention d'ignorer que vous faisiez des chansons, souvenez-vous donc, mon enfant, que vous lui en avez chanté deux ou trois ici, et qu'il vous a un peu ennuyé de ses théories, bonnes en elles-mêmes, mais non applicables à mon avis dans la circonstance. Vous voyez qu'il est bien distrait et qu'il a oublié, complètement ce fait. C'est un génie admirable dans la vie idéale, mais qui patauge toujours dans la vie réelle.

Vous me demandez un sujet de poème. Diable! comme vous y allez! J'y ai bien pensé, mais je crains, de ne pas trouver à votre gré. C'est bien grave. Voyons, pourtant. Pourquoi ne feriez-vous pas, soit en prose, soit en vers, l'Histoire de Toulon? la véritable histoire, rapide et chaude, du peuple de votre ville natale? La France ignore l'histoire de toutes ses localités. Les localités elles-mêmes ignorent leur propre histoire. Et puis, en fait d'histoire, le point de vue rajeunit tout. La mode est à l'histoire. On ne lit plus que cela. Je ne vais pas plus loin. J'ai peur d'influencer votre inspiration individuelle en vous traçant une forme, un plan, une opinion quelconque. Mais voyez, si l'idée brute vous sourit. Vous avez fait l'Histoire d'un pavé. C'est le peuple qui est le vrai pavé, rude, solide, extrait des plus pures entrailles de la terre, asservi à de vils usages, foulé aux pieds, et destiné pourtant à écraser les têtes de l'hydre. Toulon a vu de grands faits. Les actions belles et mauvaises de son peuple, ses inspirations grandes, ses erreurs funestes, tout cela peut être raconté en traits ardents et commenté avec l'accablante précision du vers, comme un enseignement, un encouragement ou un redressement alternatifs. Ce peuple a, d'ailleurs, sa physionomie, et c'est à vous de le peindre. Peut-être le sujet vous emportera-t-il au-dessus des mille vers projetés. Il n'y aura point de mal à cela, et cependant, si vous êtes à la fois très clair et très rapide, ce sera encore mieux. Le moment où nous sommes est avide de regarder en arrière, comme un lutteur qui mesure l'espace avant de sauter en avant. Voyez! si cela ne vous va pas, je chercherai autre chose.

Bonsoir, mon enfant. Voilà une longue lettre. Mais voilà un beau temps qui ranime et qui vous inspirera mieux que moi. Il fait chaud même ici, et je crois que vous ne souffrirez pas du tout sous votre beau ciel. Vous avez toujours des accidents qui me désolent. Si j'étais Désirée, je vous gronderais; car je crois que la fatalité, c'est souvent notre distraction qui l'amène. J'attends le printemps avec impatience pour vous faire de vive voix les plus beaux sermons.

Je ne pense pas aller à Paris; mais il faudra que, dans trois mois, j'aille en Limousin installer Augustine. Mais, une fois pour toutes, désormais, je ne vous arrêterai pas au moment du départ; car il y a de notre faute dans tout cela, et de la mienne par excès de sollicitude. Nous devrions nous dire que l'existence ne peut jamais être à l'abri d'un déplacement imprévu de quelques jours, et que, quand même vous ne me trouveriez pas à Nohant, comme il est certain que je ne peux pas ne pas y revenir après de très courtes absences, désormais il vaut mieux que vous m'y attendiez quelques journées que de manquer des mois à passer ensemble. Il me semble que ceci est une conclusion logique. Je me suis trop effrayée de l'idée que vous seriez tout déroutés de trouver la maison vide, et que Désirée s'ennuierait à m'attendre. Si je vous avais laissés venir, nous nous serions retrouvés bientôt, et nous aurions passé l'été ensemble. Il est vrai que vous eussiez été les convives d'une triste famille pendant quelque temps. Mais, enfin, quand serons-nous assurés contre la douleur? Il n'y a point de compagnie pour ces désastres.

Et puis j'espère que mes affaires vont se relever et que vous ne serez plus inquiet de la dépense.

Bonsoir encore, mes trois chers enfants. Je vous embrasse comme je vous aime, et les enfants d'ici se joignent à moi pour vous aimer.

[1] Ce travail, aux trois quarts fait, n'a pas été publié à cause de la révolution de février 1848.

FIN DU TOME DEUXIÈME

TABLE

1836

     CXLVI. A madame la comtesse d'Agoult. 10 juillet.
    CXLVII. A M. Scipion du Roure. 18 juillet.
   CXLVIII. A M***, rédacteur du Journal du Cher. 30 juillet.
     CXLIX. A M. Girerd. 1 5 août.
        CL. A madame Maurice Dupin. 18 août.
       CLI. A M. Franz Liszt. 18 août.
      CLII. A madame la comtesse d'Agoult. 20 août.
     CLIII. A M. Auguste Martineau-Deschenez. 21 août.
      CLIV. A mademoiselle Desnoyers de Chantepie. 21 août.
       CLV. A M. Alexis Duteil. septembre.
      CLVI. A madame la comtesse d'Agoult. 3 octobre.
     CLVII. A M. Franz Liszt. 16 octobre.
    CLVIII. A M. Dudevant. novembre.
      CLIX. A M. Scipion du Roure. 13 décembre.

1837

       CLX. À M. Scipion du Roure. 5 janvier
      CLXI. A madame la comtesse d'Agoult. 18 janvier
     CLXII. A M. Adolphe Guéroult. 14 janvier
    CLXIII. A M. Jules Janin. 15 janvier
     CLXIV. A M. l'abbé de Lamennais. 28 février
      CLXV. A M. Franz Liszt. 28 mars
     CLXVI. A M. Calamatta. mars
    CLXVII. A madame la comtesse d'Agoult. 5 avril
   CLXVIII. A la même. 10 avril
      CLIX. A M. Scipion du Roure. 13 avril
      CLXX. A madame la comtesse d'Agoult. 21 avril
     CLXXI. A la même. mai
    CLXXII. A M. Calamatta. mai
   CLXXIII. A madame Maurice Dupin. 9 juillet
    CLXXIV. A M. Calamatta. 12 juillet
     CLXXV. A M. Girerd. 22 aoû
    CLXXVI. A M. Gustave Papet. 24 août
   CLXXVII. A madame la comtesse d'Agoult. 25 août
  CLXXVIII. A M. Duteil. septembre
    CLXXIX. A madame la comtesse d'Agoult. 16 octobre

1838

     CLXXX. A M. Frantz Liszt. 28 janvier.
    CLXXXI. À madame la comtesse d'Agoult. mars.
   CLXXXII. Au major A. Pictet. octobre.
  CLXXXIII. A M. Jules Boucoiran. 23 octobre.
   CLXXXIV. A madame Marliani. novembre.
    CLXXXV. A la même. 14 novembre.
   CLXXXVI. A la même. 14 décembre.

1839

  CLXXXVII. A madame Marliani. 15 janvier.
 CLXXXVIII. A M. Duteil. 20 janvier.
   CLXXXIX. A madame Marliani. 22 février.
       CXC. A M. François Rollinat. 8 mars.
      CXCI. Au même. 23 mars.
     CXCII. A madame Marliani. 22 avril.
    CXCIII. A la même. 28 avril.
     CXCIV. A la même. 20 mai.
      CXCV. A la même. 3 juin.
     CXCVI. A M. Girerd. octobre.

1840

    CXCVII. A M. Gustave Papet. janvier.
   CXCVIII. A M. Hippolyte Châtiron. 27 février.
     CXCIX. A M. Calamatta. 1er mai.
        CC. A M. Chopin. 13 août.
       CCI. A Maurice Sand. 15 août.
      CCII. Au même. 4 septembre.
     CCIII. Au même. 20 septembre.
      CCIV. A M. Hippolyte Châtiron.

1841

       CCV. A M. l'abbé de Lamennais. février.
      CCVI. A M. Auguste Martineau-Deschenez. 16 juillet.
     CCVII. A madame Marliani. 13 août.
    CCVIII. A mademoiselle de Rozières. 22 septembre.
      CCIX. A la même. 15 octobre.
       CCX. A M. Charles Duvernet. 27 septembre.

1842

      CCXI. A M. Charles Poncy. 27 avril.
     CCXII. A M. Edouard de Pompéry. 29 avril.
    CCXIII. A mademoiselle de Rozières. 9 mai.
     CCXIV. A madame Marliani. 26 mai.
      CCXV. A M. Anselme Pététin. 30 mai.
     CCXVI. A M. Charles Poncy. 23 juin.
    CCXVII. Au même. 24 août.
   CCXVIII. A mademoiselle Leroyer de Chantepie. 28 août.
     CCXIX. A monseigneur l'archevêque de Paris. septembre.
      CCXX. A M. Charles Duvernet. 12 novembre.

1843

     CCXXI. A M. Charles Poncy. 21 janvier.
    CCXXII. A M. Hippolyte Châtiron. 2 février.
   CCXXIII. A M. Charles Poncy. 26 février.
    CCXXIV. A madame Claire Brunne. 18 mai.
     CCXXV. A Maurice Sand. 6 juin.
    CCXXVI. A madame Marliani. 13 juin.
   CCXXVII. A M. le comte Jaubert. juillet.
  CCXXVIII. A madame Marliani. 2 octobre.
    CCXXIX. A M. Charles Duvernet. 8 octobre.
     CCXXX. A Maurice Sand. 17 octobre.
    CCXXXI. A madame Marliani. 14 novembre.
   CCXXXII. A Maurice Sand. 16 novembre.
  CCXXXIII. Au même. 28 novembre.
   CCXXXIV. A M. Charles Duvernet. 29 novembre.

1844

    CCXXXV. A M. F. Dillon. 14 février.
   CCXXXVI. A M. Charles Duvernet. 16 février.
  CCXXXVII. A M. F. Dillon. 25 février.
 CCXXXVIII. A M. Alexandre Weill. 4 mars.
   CCXXXIX. A MM. Planet, Fleury, Duvernet et Duteil. 20 mars.
      CCXL. A M. Planet. avril.
     CCXLI. A madame Marliani. juin.
    CCXLII. A M. Charles Poncy. 12 septembre.
   CCXLIII. A M. Leroy. 24 novembre.
    CCXLIV. A M. le curé de ***. 25 novembre.
     CCXLV. A M. Louis Blanc. novembre.
    CCXLVI. Au prince Louis-Napoléon Bonaparte. décembre.

1845

   CCXLVII. A M. Edouard de Pompéry. janvier.
  CCXLVIII. A M. Hippolyte Châtiron. 29 avril.
    CCXLIX. A M. de Potter. 10 mai.
       CCL. A M. Charles Poncy. 12 septembre.
      CCLI. A M. Hippolyte Châtiron. 14 décembre.

1846

     CCLII. A M. Maurice Schlesinger. janvier.
    CCLIII. A M. le Rédacteur du journal ***. janvier.
     CCLIV. Aux Rédacteurs du journal l'Atelier. février.
      CCLV. A M. Magu. avril.
     CCLVI. A M. Marliani. mai.
    CCLVII. A madame Marliani. 1er septembre.

1847

   CCLVIII. A madame Marliani. 6 mai.
     CCLIX. A M. Joseph Mazzini. 22 mai.
      CCLX. A M. Théophile Thoré. juin.
     CCLXI. A M. Joseph Mazzini. 28 juillet.
    CCLXII. A M. Charles Poncy. 9 août.
   CCLXIII. Au même. 14 décembre.

FIN DE LA TABLE DU TOME DEUXIÈME

End of Project Gutenberg's Correspondance, Vol. 2, 1812-1876, by George Sand

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