Correspondance, 1812-1876 — Tome 2
CXCI
AU MÊME
Marseille, 23 mars 1839.
Cher ami,
Que de malheurs! quelle fatalité sur toi! sur moi, par conséquent! Mon coeur saigne de toutes tes douleurs; mais celle-là m'est personnelle aussi. Je l'aimais profondément, ton digne père, et je savais que j'avais en lui un ami au-dessus de tous les préjugés et de toutes les calomnies. Un grand coeur plein d'affections généreuses et nourrissant la foi de l'idéal.
Celui-là est de notre religion, n'en doute pas; nous le retrouverons dans une vie meilleure. Mais que celle-ci est longue et amère! quelle qu'elle soit, nous devons la supporter; nous avons des devoirs à remplir. Peut être la fatalité est-elle fatiguée de nous frapper. Lors même qu'elle ne le serait pas, il nous faut boire le calice jusqu'à la lie. Quoi qu'il arrive de ce misérable procès dont la sentence pèse sur ta tête, tu n'auras pas de lâche faiblesse, n'est-ce pas, Pylade, mon cher, mon meilleur ami?
Il faut que tu m'en renouvelles la promesse, que tu m'en fasses le serment. Je sais qu'il y a de quoi dépasser les forces humaines; mais, jusqu'ici, tu as eu des forces plus qu'humaines pour lutter. D'ailleurs, il y a encore un autre sentiment que le devoir, c'est l'amitié. Tu ne voudrais pas m'abandonner, moi qui ai encore tant d'années à souffrir, et qui n'ai trouvé jusqu'ici qu'une chose inaltérable, certaine, absolue, ton amitié pour moi, et la mienne pour toi.
Ce sentiment a été un Éden où je me suis toujours réfugiée, par la pensée, contre tout le reste, contre tout ce qui m'a blessée, trahie ou quittée. Malgré les malheurs qui t'accablent, il me semble toujours qu'une main providentielle te conduit vers moi pour que nos jours d'automne s'écoulent dans une sainte sérénité. Les liens les plus orageux, comme les plus paisibles, les plus funestes comme les plus sacrés, se dénouent ou se brisent autour de nous; c'est pour nous rapprocher sans doute.
A présent, qui pourrait nous désunir? Une horrible injustice de l'opinion, la perte de ton état, la honte, la misère? Non! ce seraient, au contraire, des choses qui hâteraient le terme de ton exil dans cette vallée de douleurs et d'iniquités pour te rapprocher de mon coeur.
Je te le répète, quoi qu'il arrive, souviens-toi que j'existe et que tu es la moitié de ma vie. Tu n'as pas besoin d'argent, tu n'as pas besoin de considération, tu as un asile contre la pauvreté, et une source inépuisable d'estime en moi.
Tu perds une famille, mais tu en as une autre qui t'attend, et qui désire ta venue.
Adieu; aime-moi comme je t'aime, tu pourras tout supporter!
Mes enfants t'embrassent tendrement.
CXCII
À MADAME MARLIANI, À PARIS
Marseille, 22 avril 1839.
Chère bonne amie,
Il y a plusieurs jours que je ne vous ai écrit: j'ai subi le mistral et j'ai eu de la fièvre, par suite d'un gros rhume qui est cependant à peu près guéri. Me revoilà sur pied.
J'ai été aussi occupée de déménager d'une auberge dans l'autre. Malgré tous ses soins et toutes ses recherches, le bon docteur n'a pu me trouver un coin de campagne pour y passer le mois d'avril.
Je m'ennuie assez de cette ville de marchands et d'épiciers, où la vie de l'intelligence est parfaitement inconnue; mais j'y suis encore claquemurée pour tout le mois d'avril.
Les jours de mistral, nous nous entourons de paravents (car le vent coulis est ici souverainement installé dans toutes les chambres) et nous travaillons, chacun à sa besogne. Aussitôt que le soleil luit, nous allons à la promenade entre deux murailles et enveloppés d'un nuage de poussière. Cependant nous arrivons à quelque beau point de vue et nous respirons. Vous voyez que notre existence est d'une innocence et d'une simplicité primitives.
Au mois de mai, nous serons à Nohant, et, si vous êtes gentille, vous tiendrez votre promesse d'y venir au-devant de nous. Nous retournerions tous ensemble à Paris, au commencement de juin. Si Marliani était de retour de ses grandes courses, cela lui ferait un grand bien, de respirer à Nohant. Il aime la campagne, lui, et je lui tiendrais tête pour les plaisirs champêtres, tandis que vous philosopheriez au piano avec Chopin.—Il ne s'amuse guère à Marseille; mais il se résigne à guérir patiemment.
Dites à Buloz de se consoler! Je lui fais une espèce de roman dans son goût; il le recevra en même temps que le Mickieiwiez et pourra l'imprimer auparavant. Mais il faudra qu'il paye l'un et l'autre comptant, et qu'avant tout il fasse paraître la Lyre[1].
Au reste, ne vous effrayez pas du roman au goût de Buloz, j'y mettrai plus de philosophie qu'il n'en pourra comprendre. Il n'y verra que du feu, la forme lui fera avaler le fond.
Écrivez-moi souvent, chère; vos lettres me donnent un peu de vie. Ici, pour peu que je mette le nez à la fenêtre sur la rue et sur le port, je me sens devenir pain de sucre, caisse de savon, ou paquet de chandelles.
[1] Les Sept Cordes de la lyre.
CXCIII
À LA MÊME
Marseille, 28 avril 1839.
Il y a bien longtemps que je n'ai reçu de vos nouvelles, ma chérie; je ne suis pas habituée à cela, et j'en suis vraiment inquiète. Auriez-vous fait comme moi? sériez-vous malade?
J'ai vu avant-hier madame Nourrit[1], avec ses six enfants, et le septième près de venir… Pauvre malheureuse femme! quel retour en France! accompagnant ce cadavre, qu'elle s'occupe elle-même de faire charger, voiturer, déballer comme un paquet! Elle m'a semblé avoir le courage stoïque des grandes douleurs; pas de larmes, peu de paroles, et des mots profonds. Elle est belle encore, très brune, mais terriblement fatiguée par tant de couches, tant de souffrances, et un si épouvantable malheur. Ses enfants (dont cinq filles) sont charmants, bien tenus, l'air intelligent et bon, ressemblant presque tous à leur père.
On a fait ici au pauvre mort un très maigre service funèbre, l'évêque rechignant. C'était dans la petite église de Notre-Dame-du-Mont. Je ne sais pas si les chantres l'ont fait exprès, mais je n'ai jamais entendu chanter plus faux. Chopin s'est dévoué à jouer de l'orgue, à l'élévation; quel orgue! un instrument faux, criard, n'ayant de souffle que pour détonner. Pourtant votre petit en a tiré tout le parti possible! Il a pris les jeux les moins aigres et il a joué les Astres, non pas d'un ton exalté et glorieux comme faisait Nourrit, mais d'un ton plaintif et doux, comme l'écho lointain d'un autre monde. Nous étions là deux ou trois tout au plus qui avons vivement senti cela et dont les yeux se sont remplis de larmes.
Le reste de l'auditoire, qui s'était porté là en masse et avait poussé la curiosité jusqu'à payer cinquante centimes la chaise (prix inouï pour Marseille!), a été fort désappointé; car on s'attendait à ce que Chopin fît un vacarme à tout renverser et brisât pour le moins deux ou trois jeux d'orgue. On s'attendait aussi à me voir, en grande tenue, au beau milieu du choeur: que sais-je? On ne m'a point vue du tout; j'étais caché, dans l'orgue, et j'apercevais, à travers la balustrade, le cercueil de ce pauvre Nourrit. Vous souvenez-vous comme je l'embrassai de grand coeur chez Viardot, la dernière fois que nous le vîmes? Qui pouvait s'attendre à le retrouver sous un drap noir, entre des cierges?
J'ai passé cette journée bien tristement, je vous assure. La vue de sa femme et de ses enfants m'a fait encore plus de mal. J'avais le coeur si gros et je craignais tant de pleurer devant elle, que je ne pouvais lui dire un mot.
Bonsoir, chère amie; j'espère que cette lettre se croisera avec une de vous. Je pense que vous aurez reçu Gabriel. Je compte sur l'argent que j'ai demandé à Buloz pour quitter Marseille. Tout y est plus cher qu'à Paris, et mon voyage très lent et très précautionneux me coûtera gros, comme on dit.
Adieu, ma chérie; je vous embrasse tendrement.
[1] Veuve du célèbre ténor de ce nom, qui venait de se suicider à Naples.
CXCIV
A LA MÊME
Marseille, 20 mai 1839.
Mon amie,
Nous arrivons de Gênes, par une tempête affreuse. Le mauvais temps nous a tenus en mer le double du temps ordinaire; quarante heures d'un roulis tel que je n'en avais vu depuis longtemps. C'était un beau spectacle, et, si tout mon monde n'eût été malade, j'y aurais pris un grand plaisir.
Gênes n'a rien perdu à mes yeux de ce qu'elle était dans mes souvenirs: magnifiques peintures, nature admirable, palais et jardins échafaudés les uns sur les autres, avec ce caractère tout particulier qui lui est propre.
Pendant que nous essuyions cet orage, vous étiez, vous autres tous, préoccupés d'orages bien plus sérieux que nous ignorions. Nous avons appris, en arrivant chez le docteur Cauvière (où nous nous reposons de nos fatigues), tout ce qui s'était passé en France durant notre absence. Au delà de la frontière, il y a comme une muraille de la Chine, entre les nouvelles de la civilisation et l'immobilité du vieux monde. Mais ces nouvelles sont tristes. Encore des victimes généreuses et folles inutilement sacrifiées! encore du temps perdu! encore un bon coup de vent pour la monarchie, en, attendant le naufrage inévitable, mais trop tardif!
Nous partons après-demain matin pour Nohant. Adressez-moi là votre prochaine lettre; nous y serons dans huit jours. Ma voiture est arrivée de Châlon à Arles, par bateau et nous nous en irons en poste, tout tranquillement, couchant dans les auberges comme de bons bourgeois.
On me cherche la brochure de l'abbé de Lamennais; mais on ne la trouve pas encore. Marseille est très arriérée. Le docteur Cauvière lit l'Encyclopédie[1] et se passionne pour Leroux et Raynaud avec une ardeur libérale et philosophique qui le rajeunit de quarante ans. Il va dans toute la ville prônant cette doctrine, et il me remercie de l'avoir initié. Il rêve de venir a Paris, rien que pourvoir Leroux, qu'il se reproche de n'avoir pas connu plus tôt.
C'est un bien digne homme que ce docteur; je le quitte avec regret; mais j'ai besoin de retrouver une vie plus assise.
Je n'aime plus les voyages ou plutôt je ne suis plus dans les conditions où je pouvais les aimer. Je ne suis plus garçon; une famille est singulièrement peu conciliable avec les déplacements fréquents.
Je vous écrirai dès mon arrivée à Nohant; faites, ma chérie, que j'y trouve une lettre de vous.
[1] Cette Encyclopédie nouvelle ne fut pas continuée.
CXCV
A LA MÊME
Nohant, 3 juin 1839.
Oui, chère amie, je suis chez moi, bien enchantée de pouvoir enfin me reposer, une bonne fois, de cette vie de paquets et d'auberges que je traîne depuis six mois sur les chemins et sur les mers. Nous sommes arrivés sains et saufs, et Maurice a fait la stupéfaction du Berry par la métamorphose qui s'est opérée eu lui. C'est presque un jeune homme à présent, et je crois que le voilà entré à pleines voiles dans la vie. Ces pauvres enfants sont si heureux d'être à la campagne, que cela fuit plaisir à voir.
Que me dites-vous donc, chère amie, d'efforts à tenter, et d'étendard à lever? Mon Dieu, j'ai la conviction que ni les hommes ni les femmes n'ont la maturité convenable pour proclamer une loi nouvelle. La seule expression complète du progrès de notre siècle est dans l'Encyclopédie, n'en doutez pas. M. de Lamennais est un vaillant champion qui combat en attendant, pour ouvrir la route, par de grands sentiments et de généreuses idées, à ce corps d'idées qui ne peut pas encore se répandre, vu qu'il n'est pas encore complètement formulé. Avant que les disciples se mettent à prêcher, il faut que les maîtres aient achevé d'enseigner. Autrement, ces efforts disséminés et indisciplinés ne feraient que retarder le bon effet de la doctrine. Moi, je ne puis aller plus vite que ceux de qui j'attends la lumière. Ma conscience ne peut même embrasser leur croyance qu'avec une certaine lenteur; car, je l'avoue à ma honte, je n'ai guère été jusqu'ici qu'un artiste, et je suis encore à bien des égards et malgré moi un grand enfant.
Ayez patience, cher grand coeur. Calmez votre tête ardente, ou du moins nourrissez-la d'espoir et de confiance. De meilleurs jours viendront; c'est déjà une consolation de les pressentir et de les attendre avec foi.
Au milieu de tout cela, j'ai eu hier une journée de larmes, en recevant votre lettre. La mort de Gaubert[1] ne m'affecte pas pour lui. Il croyait fermement comme moi à une existence meilleure que celle-ci. Il l'a méritée, il la possède à l'heure qu'il est. Mais j'ai pleuré pour moi, sur cette longue séparation qui s'est faite entre nous. Il est si utile pour l'âme et si bienfaisant pour le coeur de vivre sous l'égide de vrais amis! Et celui-là était un des meilleurs, un de ceux que j'estimais le plus haut et sur lequel je pouvais le plus compter! Je le retrouverai, voilà ce qui me soutient; je me suis endormie hier soir tout en pleurs et m'entretenant avec lui aussi intimement que s'il était là.
Vous viendrez me voir, n'est-ce pas, ma chérie? Il va faire si beau à Nohant. Nos provinces du Nord sont réellement si belles après qu'on a vu cette aride et poudreuse Provence, que je me figure à présent que j'habite un Éden, et je vous y convie comme si vous deviez en être aussi enchantée que moi. Mais, au fond, je sais bien que vous y viendrez pour moi, et pour vivre avec un être qui vous aime, et qui, en fait de femmes, n'estime et n'aime complètement que vous.
Je vous fâche peut-être; car vous croyez à la grandeur des femmes et vous les tenez pour meilleures que les hommes. Moi, ce n'est pas mon avis. Ayant été dégradées, il est impossible qu'elles n'aient pas pris les moeurs des esclaves, et il faudra encore plus de temps pour les en relever, qu'il n'en faudra aux hommes pour se relever eux-mêmes. Quand j'y songe, moi aussi, j'ai le spleen; mais je ne veux pas trop vivre dans le temps présent. Dieu a mis autour de nous, en attendant que nous ne fassions tous qu'une seule famille, des familles partielles, bien imparfaites et bien mal organisées encore, mais dont les douceurs sont telles, qu'elles nous donnent tout le courage nécessaire pour attendre et pour espérer. Ne nous laissons donc pas trop abattre parle mal général. N'avons-nous pas des affections profondes, certaines, durables? n'est-ce pas une source immense de consolations? n'y puiserons-nous pas la force de supporter les folies et les turpitudes du genre humain? Vous avez votre Manoël, cet homme que vous aimez par-dessus tout et qui vous aime avec toute l'ardeur d'un premier amour? Ne vous plaignez pas trop; c'est une âme admirable, plus je l'ai vu, plus j'ai compris, combien vous deviez vous chérir l'un l'autre, et cette charmante gaieté qui vous sauve de tout, ne vient pas, comme vous le prétendez quelquefois, d'un fond de légèreté qui serait en vous. Je crois, au contraire, que vous avez l'esprit fort sérieux; mais vous possédez dans votre intérieur un fond de bonheur inaltérable, et c'est là le secret de votre grande philosophie à beaucoup d'égards.
Bonjour, chère bonne; écrivez-moi souvent. Aimez-moi toujours. Grondez Emmanuel de ce qu'il ne m'écrit jamais. Embrassez tendrement pour moi votre bon Manoël et parlez de moi à tous nos vrais amis.
Je vous envoie une lettre pour le frère de Gaubert; vous aurez la bonté de la lui faire remettre.
[1] Le docteur Gaubert aîné.
CXCVI
A.M. GIRERD, A NEVERS.
Paris, octobre 1839.
Mon bon frère,
Il y a des siècles que je veux t'écrire et je vis dans un tourbillon d'affaires et de travail si assommant, que j'attends toujours une heure de calme pour causer avec toi. C'est un bonheur que je ne voudrais pas empoisonner par mille sottes interruptions et mille tristes préoccupations.
Mais qu'une lettre est peu de chose et dit mal ce qu'on se dirait dans le bon laisser aller du coin du feu! Tu devrais bien, maintenant que je suis enfin installée chez moi à Paris, venir y faire une promenade, et passer quelques bonnes journées avec moi. Tu me trouverais dans un mouvement perpétuel; mais tu serais avec moi dans le mouvement, et ton amitié y porterait le calme et la joie dont j'ai si souvent besoin. Il me semble que nous aurions tant à nous raconter!
L'existence change si souvent et si complètement de face, dans le temps où nous sommes! Nous nous retrouverions changés tous deux à bien des égards sans doute, mais fidèles toujours au sentiment du devoir et a la vieille et sainte amitié. Je suis un peu inquiète pourtant de ton long silence. Serais-tu plus triste qu'autrefois? Si tu l'es, pourquoi ne me le dis-tu pas? Je me flatte aussi parfois de l'idée que tu n'as plus rien à me dire parce que tu es heureux.
Comment ne le serais-tu pas, avec une si admirable compagne, de charmants enfants, tant d'amitiés et d'estimes solides?
Enfin, quoi que tu aies à me dire, écris-moi. Tu me gâtais autrefois, tu me pardonnais de longs silences, et tu m'en réveillais toujours le premier. Ma paresse à écrire t'a-t-elle découragé? Non. Tu sais bien que cet affreux métier, d'écrivassier vous fait prendre en aversion la seule vue de l'encre et du papier. Et puis, en s'écrivant, on s'explique et on se résume toujours mal. On écrit sous l'impression du moment: triste à la mort. Ce n'est pas toujours vrai; car, une heure plus tard, on eût été calme et résigné. Où bien, on se dit plein d'espoir et de force, et ce n'est pas plus vrai; parce que, une heure plus tôt, on eût été faible et lâche. Quand on se voit, c'est autre chose. On a le temps de se montrer sous tous ses aspects, on se reconnaît, et l'on reçoit une impression plus certaine, plus durable et plus efficace par conséquent. Vraiment, tu devrais bien venir ici. Nous nous en trouverions bien tous deux, et mes enfants auraient tant de joie à te voir! Laisse-moi dans ce bon rêve et donne-moi l'espoir qu'il se réalisera.
Bonsoir, bon vieux; aime-moi toujours comme je t'aime.
G. SAND.
CXCVII
A GUSTAVE PAPET, A ARS
Paris, janvier 1840.
Mon cher vieux,
Je suis enfin installée rue Pigalle, 16, depuis deux jours seulement, après avoir bisqué, ragé, pesté, juré contre les tapissiers, serruriers, etc., etc. Quelle longue, horrible, insupportable affaire que de se loger ici!
Enfin, c'est terminé.
Au milieu de tout cela, j'ai fait une comédie qui, une fois faite, ne m'a plus semblé bonne et que je ne veux pas même proposer au comité des Français. J'aime mieux attendre le résultat du drame[1].
C'est décidément madame Dorval, qui entre aux Français dans deux mois au plus tard, et qui va commencer mes répétitions tout de suite. Elle vient de débuter à la Renaissance. Elle est plus belle que jamais et ses adversaires eux-mêmes en conviennent.
J'ai tenu bon: j'ai poussé Buloz; j'ai été chez le ministre; j'ai renversé toutes les barrières et j'ai imposé au Théâtre-Français madame Dorval, qui n'en est pas plus contente pour cela.
Quant à nos personnes, elles sont assez florissantes. Les enfants vont à merveille, moi bien.
Adieu, mon bon vieux; je t'embrasse en te recommandant de venir voir ma pièce. Je t'avertirai à temps, et tu auras un pied-à-terre chez moi. Mille amitiés à ton père. Les enfants t'embrassent.
GEORGE.
[1[ Cosima.
CXCVIII.
A M. HIPPOLYTE CHATIRON, A MONTGIVRAY
Paris, 27 février 1840.
Mon cher vieux,
Tu ne m'écris donc plus? que deviens-tu? plaides-tu? as-tu reçu les papiers que tu demandais?
Mon drame est toujours à la veille d'entrer en répétition. Je commence à croire que cette veille-là est celle du jugement dernier. Ils sont tous en révolution à la cour du roi Pétaud. Le comité se prend aux cheveux avec le ministère. On parle de dissolution de société. Le ministre veut donner sa démission, prétendant qu'il aimerait mieux gouverner une bande d'anthropophages que les comédiens du Théâtre-Français. Buloz perd l'esprit qui lui reste, et, moi, je tâche d'attendre avec patience la fin de la bataille.
Pour couronner tous mes ennuis, j'aurai peut-être une sifflade de première classe et force pommes plus ou moins cuites. Enfin, vogue la galère! Que j'aie un succès ou une chute, j'irai me reposer à Nohant de la vie de Paris, à laquelle je ne me fais pas et ne me ferai, je crois, jamais.
Du reste, tout va bien. Maurice passe ses journées à l'atelier et fait des progrès. Solange prend force leçons et perd beaucoup de temps à sa toilette. Elle tombe dans une coquetterie dont je te prierai de te moquer beaucoup quand tu la verras, pour la corriger.
Le gros Grzymala est toujours amoureux de toutes les belles et roule ses gros yeux à la grande Borgnotte et à la petite Jacqueline.
Ta divine Dorval s'impatiente de ne pas voir commencer sa pièce. Elle a joué Clotilde comme un ange et comme un diable. Madame Marliani est toujours dans la philosophie jusqu'aux oreilles. Maurice s'en est radicalement guéri.
Adieu, mon vieux; écris-moi donc. Il me semble qu'il n'y a plus de Berry, que Nohant et Montgivray se sont effondrés comme dans le Tremblement de terre de la Martinique qu'on voit à la Porte Saint-Martin, où tous les noirs sont engloutis par douzaines, tandis que tous les blancs se sauvent: ce qui n'est pas infiniment vraisemblable; mais qui satisfait le patriotisme du parterre éclairé.
Veille à ce que maître Pierre[1] me sème et me plante les légumes que j'aime, et non ceux qui se vendent le mieux, et à ce qu'il ne laisse pas geler mes fleurs.
Je t'embrasse, ainsi que Léontine[2] et ta femme, à qui j'envie le plaisir de passer l'hiver à la campagne. Je ne connais rien de plus triste, de plus noir et de plus sale que Paris dans ce temps-ci, et j'y ai le spleen.
[1] Pierre Moreau, jardinier et domestique à Nohant. [2] Léontine Chatiron, nièce de George Sand.
CXCIX
A M. CALAMATTA, A BRUXELLES
Paris, 1er mai 1840.
Cher Carabiacai,
J'ai été huée et sifflée comme je m'y attendais. Chaque mot approuvé et aimé de toi et de mes amis, a soulevé des éclats de rire et des tempêtes d'indignation. On criait sur tous les bancs que la pièce était immorale, et il n'est pas sûr que le gouvernement ne la défende pas. Les acteurs, déconcertés par ce mauvais accueil, avaient perdu la boule et jouaient tout de travers. Enfin la pièce a été jusqu'au bout, très attaquée et très défendue, très applaudie et très sifflée. Je suis contente du résultat et je ne changerai pas un mot aux représentations suivantes.
J'étais là, fort tranquille et même fort gaie; car on a beau dire et beau croire que l'auteur doit être accablé, tremblant et agité: je n'ai rien éprouvé de tout cela, et l'incident me paraît burlesque. S'il y a un côté triste, c'est de voir la grossièreté et la profonde corruption du goût. Je n'ai jamais pensé que ma pièce fût belle; mais je croirai toujours qu'elle est foncièrement honnête et que le sentiment en est pur et délicat. Je supporte philosophiquement la contradiction; ce n'est pas d'aujourd'hui que je sais dans quel temps nous vivons et à quelles gens nous avons affaire. Laissons-les crier! nous n'aurions plus rien à faire, s'ils n'étaient ce qu'ils sont.
Console-toi de mon accident. Je l'avais prévenu, tu le sais, et j'étais aussi calme et aussi résolue la veille que je le suis le lendemain.
Si la pièce n'est pas défendue, je crois qu'elle ira son train et qu'on finira par l'écouter. Sinon, j'aurai fait ce que je devais et je recommencerai à dire ce que je veux dire toute ma vie, n'importe sous quelle forme. Reviens-nous bientôt. Tu me manques comme une partie essentielle de ma vie.
A toi de coeur.
GEORGE.
CC
A CHOPIN, A PARIS
Cambrai, 13 août 1840.
Cher enfant,
Je suis arrivée à midi bien fatiguée; car il y a quarante-cinq lieues et non trente-cinq de Paris jusqu'ici. Nous vous raconterons de belles choses des bourgeois de Cambrai. Ils sont beaux, ils sont bêtes, ils sont épiciers; c'est te sublime du genre. Si la Marche historique ne nous console pas, nous sommes capables de mourir d'ennui des politesses qu'on nous fait. Nous sommes logés comme des princes; mais quels hôtes, quelles conversations, quels dîners! nous en rions quand nous sommes ensemble; mais, quand nous sommes devant l'ennemi, quelle piteuse figure nous faisons! je ne désire plus vous voir arriver; mais j'aspire à m'en aller bien vite, et je commence à comprendre pourquoi vous ne voulez pas donner de concerts. Il serait possible que Pauline Viardot ne chantât pas après-demain, faute d'une salle. Nous repartirions peut-être un jour plus tôt. Je voudrais être déjà loin des Cambrésiens et des Cambrésiennes.
Bonsoir. Je vais me coucher, je tombe de fatigue.
Aimez votre vieille comme elle vous aime.
G. S.
CCI
A MAURICE SAND, A PARIS
Cambrai, samedi soir 15 août 1840.
Cher toutou,
Je t'aime, je me porte bien, je me couche tôt et je me lève idem. Aujourd'hui, nous avons été voir une manufacture, une cathédrale et la Marche historique, qui serait une chose belle et curieuse de loin. Mais j'étais trop près et j'ai vu que c'était fort sale et déguenillé. Il y avait pourtant quelques beaux costumes, mais peu d'ensemble et rien d'exact.
Nos hôtes nous ont régalés d'un dîner de quarante personnes, vrai gueuleton de province, trois heures à table et de l'esprit de gendarme à mort. Puis une soirée dansante, dans un superbe salon. Voilà tout ce qu'il y a à dire de la société; j'y ai rencontré une demi-douzaine de personnes qui prétendaient me connaître et que je ne connais ni d'Eve ni d'Adam. Un vrai tas de particuliers. Il y aurait de bonnes scènes de moeurs de province à faire sur l'intérieur de nos hôtes, bonnes gens, excellents, mais gendarmes! un gendarme, deux gendarmes, trois, quatre, six, huit, quarante gendarmes! c'est curieux dans son genre.
Demain, le concert est à onze heures du matin, ce qui caractérise la vie cambrésienne. Ma présence en cette bonne ville est une des moins désagréables apparitions que j'aie faites en province. Je crois que personne n'y avait jamais entendu prononcer mon nom, ce qui me met fort à l'aise.
On nous dit qu'il y a ici dans une église, un Rubens, Descente de croix.—La véritable! disent-ils; celle d'Anvers est, selon eux, une copie. Cela me fait l'effet d'une blague indigène. Nous irons tout de même voir ça, après le concert. Après-demain, autre concert, toujours à onze heures du matin, et, le soir, nous repartons. Je revole dans les bras de mes mignons, pour les biger à mort.
Recevrai-je de vos nouvelles demain? Je le voudrais bien. Bonsoir, mes chéris. Dis à ma grosse d'être sage, afin que je puisse, l'emmener si je refais un voyage. Qu'elle soit bonne; car, si madame Marliani se plaint d'elle, j'aurai moins de plaisir à l'embrasser.
Bonsoir, mille baisers, à mardi.
TA VIEILLE.
CCII
AU MÊME, A GUILLERY, PRÈS NÉRAC
Paris, 4 septembre 1840.
Mon enfant chéri,
Nous nous portons bien. Nous ayons reçu ta lettre, que nous attendions avec impatience, tu peux bien le croire. Je suis très reconnaissante envers Levassor de t'avoir un peu égayé en route et surtout au départ; car c'était le moment difficile. Moi aussi, j'avais le coeur bien gros; mais je ne voulais pas attrister davantage le commencement d'un voyage où tu t'amuseras, j'espère, et qui te fera du bien.
Donne-toi du mouvement puisque tu es à même, et fortifie-toi. Reviens ici rassasié de plaisir, afin de pouvoir reprendre le travail un peu plus ardemment que par le passé. Je ne veux pas t'écrire des reproches. J'espère que tu feras des réflexions sérieuses sur le temps que tu as perdu et que tu seras résolu à le regagner. Il ne te reste pas beaucoup d'années à flâner avant d'être un homme.
Boucoiran nous est arrivé avant-hier, et Rollinat hier, tous deux bien désolés de ne pas te trouver à Paris. Rollinat demeure chez nous. Nous avons été voir hier, encore une fois, les Michel-Ange et, dans le même palais des beaux-arts, les échantillons du génie de l'école ingriste. C'est pitoyable sous tous les rapports. Il y a un Prométhée enchaîné qui est textuellement copié de celui de Flaxmann; c'est un peu trop sans gêne. Somme toute, l'école n'est pas en progrès, et la concurrence n'est pas décourageante pour ceux qui veulent entrer dans la carrière.
Nous avons eu ici de grands étalages de troupes. On a fioné le gendarme et cuissé le garde national. Tout Paris était en émoi, comme s'il s'agissait d'une révolution. Il n'y a rien eu, sinon quelques passants assommés par les sergents de ville.
Il y avait des endroits de Paris où il était dangereux de circuler, ces messieurs assassinant à droite et à gauche pour le plaisir de se refaire la main. Chopin, qui ne veut rien croire, a fini par en avoir la preuve et la certitude.
Madame Marliani est de retour. J'ai dîné chez elle avant-hier avec l'abbé de Lamennais. Hier, Leroux a dîné ici. Chopin t'embrasse mille fois. Il est toujours qui qui qui mè mè mè; Rollinat fume comme un bateau à vapeur. Solange a été sage pendant deux ou trois jours; mais, hier, elle a eu un accès de fureur. Ce sont les Reboul, des voisins anglais; gens et chiens, qui l'hébètent. Je les vois partir avec joie. Mais je crois bien que je serai forcée de la mettre en pension si elle ne veut pas travailler. Elle me ruine en maîtres qui ne servent à rien.
Bonjour, mon enfant; écris-moi bien souvent. Je ne suis pas habituée à me passer de toi, j'ai besoin de recevoir de tes nouvelles. Nous t'embrassons tous; moi, je te presse mille fois contre mon coeur.
Je suis contente de mes nouveaux domestiques, surtout du garçon, qui est un excellent sujet. Mais j'ai tant de guignon, que je vais le perdre: il est conscrit et on l'appelle à son poste.
CCIII
AU MÊME, A GUILLERY, PRÈS NÉRAC.
Paris, 20 septembre 1840
Mon enfant,
J'ai reçu ta seconde lettre de Guillery. Je suis heureuse d'apprendre que tu te portes bien et que tu t'amuses. Ne sois pas imprudent avec ton petit cheval; songe que tu n'es pas encore un bien fameux cavalier, et ne galope pas trop fort dans les sables. Il y a quelquefois en travers des sentiers, des racines qu'on ne peut pas voir et dans lesquelles les chevaux se prennent les pieds. Alors le meilleur cheval peut s'abattre et vous lancer en avant, comme Emmanuel, qui a fait, devant toi, une si dure cabriole. Mon pauvre père a été tué comme cela. Je sais bien que, si on pensait à tous ces accidents qui peuvent arriver, on ne ferait jamais rien et qu'on serait d'une poltronnerie stupide. Mais il y a une dose de prudence et de bon sens qui se concilie très bien avec la hardiesse et le plaisir. Tu sais mon système là-dessus. Je suis très brave et je ne me fais jamais de mal; c'est une habitude à prendre. Tout cela, c'est pour te dire de tenir toujours bien ton cheval en main, de ne pas te porter en avant quand tu galopes. Le poids du corps du cavalier en arrière donne de la force et de l'attention aux jarrets du cheval, et de la liberté à ses épaules. Enfin, il faut multiplier les points de contact, comme dit cet admirable M. Génot.
Nous allons toujours au manège, Solange et moi, et Calamatta, qui est de retour, y a fait sa rentrée avec éclat sur ce joli cheval rouge que tu as monté quelquefois. Je monte de temps en temps Sylvio, le grand cheval qui, sauf ton respect, faisait un jour des bruits étranges quand M. Latry[1] le talonnait. Il est bête comme une oie et dur comme un chien; mais il obéit bien à l'éperon et s'enlève avec beaucoup de force et d'aplomb. Je l'aime assez, quoiqu'il m'écorche un peu le jarret. Il y a maintenant un amour de cheval, fin, léger, ardent, toujours dansant, ne ruant jamais. C'est ma passion, et M. Latry trouve que je l'avantage très bien. Solange n'ose pas encore le monter, mais cela viendra. Elle s'escrime sur la Légère et sur Diavolo.
En voilà assez sur les chevaux; mais, pour ne pas sortir des bêtes, je te dirai que notre ami Rey a lâché un nouveau mot plus beau que béat et plantureux, c'est grelu. Ce que cela veut dire, je ne me mêle pas de l'apprendre; car, quand on parle comme un livre, on n'a pas besoin d'être compris. Rey fait le bonheur de Rollinat, qui s'éveille la nuit, à ce qu'il prétend, pour rire en pensant à ses mots. Cela en inspire à Rollinat par émulation. Il a trouvé le caméléopard girafé, et bien d'autres. Tu vois qu'il cultive toujours le style fleuri et la métaphore plantureuse.
Balzac est venu dîner avant-hier. Il est tout à fait fou. Il a découvert la rose bleue, pour laquelle les sociétés d'horticulteurs de Londres et de Belgique ont promis cinq cent mille francs de récompense (qui dit, dit-il). Il vendra, en outre, chaque graine cent sous, et, pour cette grande production botanique, il ne dépensera que cinquante centimes. Là-dessus, Rollinat lui dit naïvement:
—Eh bien, pourquoi donc ne vous y mettez-vous pas tout de suite?
A quoi Balzac a répondu:
—Oh! c'est que j'ai tant d'autres choses à faire! mais je m'y mettrai un de ces jours.
Nous avons été voir la Méduse, dont Delacroix nous avait tant parlé; c'est en effet un beau mélodrame. Le décor et la mise en scène des deux derniers actes sont superbes. La scène du radeau fait vraiment illusion, et rend jusqu'à la couleur de Géricault d'une manière étonnante. Je voudrais bien qu'on le donnât encore quand tu reviendras.
Voilà tout ce que nous avons vu depuis ma dernière lettre; je passe toutes mes nuits sur le Tour de France[2], qui touche à sa fin.
Bonsoir, mon Bouli. Il fait en ce moment un orage du diable, et tu ne l'entends pas; car tu ronfles sans doute plus fort que lui. Adieu; mille baisers. Écris-moi.
[1] Professeur d'équitation. [2] Le Compagnon du tour de France.
CCIV
A M. HIPPOLYTE CHATIRON
Mon cher vieux,
Viens nous voir, tu ne me gêneras en rien. Solange s'arrangera avec Léontine. Il y a de quoi les coucher et loger toutes deux, chambres, lits et matelas, sans me faire d'embarras. Avertis-moi seulement deux jours d'avance, pour que Moreau joue du balai au second étage, et voilà tout.
Si tu me réponds de me faire passer l'été à Nohant moyennant quatre mille francs, j'irai. Mais je n'y ai jamais été sans y dépenser quinze cents francs par mois, et, comme, ici, je n'en dépense pas la moitié, ce n'est ni l'amour du travail, ni celui de la dépense, ni celui de la gloire qui me fait rester. J'ignore si j'ai été pillée; mais je né sais guère le moyen de ne pas l'être avec mon caractère et ma nonchalance, dans une maison aussi vaste et avec un genre de vie aussi large que celui de Nohant. Ici, je puis voir clair; tout se passe sous mes yeux comme je l'entends et comme je le veux. A Nohant, entre nous soit dit, tu sais qu'avant que je sois levée, il y a souvent douze personnes installées à la maison. Que puis-je faire? Me poser en économe, on m'accusera de crasse; laisser les choses aller, je n'y puis suffire. Vois si tu trouves à cela un remède.
A Paris, il y a une indépendance admirable, on invite qui l'on veut, et, quand on ne veut pas recevoir, on fait dire par son portier qu'on est sorti. Pourtant je déteste Paris sous tous les autres rapports, j'y engraisse de corps et j'y maigris d'esprit. Toi qui sais comme j'y vis tranquille et retirée, je ne comprends pas que tu me dises, comme tous nos provinciaux, que j'y suis pour la gloire. Je n'ai point de gloire, je n'en ai jamais cherché, et je m'en soucie comme d'une cigarette. Je voudrais humer l'air et vivre en repos. J'y parviens, mais tu vois et tu sais à quelles conditions.
M. Dudevant écrit à son fils:
«J'ai une bonne nouvelle à t'apprendre. Madame de Boismartin[1] est morte.»
Après quoi, il lui annonce que la pauvre vieille a légué à Solange une belle montre en or avec une chaîne pareille.—«Mais Solange est trop jeune, ajoute-t-il, pour avoir un bijou semblable et je le garde jusqu'à ce qu'elle soit grande. Quant à toi, continue-t-il, tu as hérité de vingt napoléons pour que tu puisses acheter une montre pareille à celle de ta soeur. Vois si tu veux une montre ou bien si tu veux un cheval arabe.—Ce qui signifie: «Compte sur ton héritage et bois de l'eau; tu auras ou une montre de chrysocale, ou un cheval de cinquante écus. Le reste, je le garde jusqu'à ce que tu sois grand.» Et, là-dessus, il signe comme toujours: Ton bon père, et lui annonce, pour ses étrennes, six pots de confitures dont il engage Solange à goûter, toujours pour ses étrennes. C'est à mourir de rire.
Maurice est furieux. Il n'y a pas de mal à ce qu'il ouvre un peu les yeux et voie par lui-même les procédés de son bon père. Du reste, je suis très contente du gamin. Il travaille comme un nègre, et Delacroix m'a dit que, quoiqu'il fût le plus nouveau de l'atelier, il était déjà le plus fort. Il dit qu'il sera un grand peintre, s'il continue à le vouloir; et, quand Delacroix, qui est très féroce avec ses élèves, dit de pareilles choses, c'est bon signe. Ce succès a encouragé Maurice. Il passe ses journées à l'atelier, où, après avoir travaillé quatre heures au modèle, il fait deux heures d'anatomie avec un professeur que les élèves se sont donné en se cotisant et qui leur fait un cours complet à l'École de médecine.
À cinq heures, il rentre et prend, un jour, une leçon d'italien; l'autre jour, une leçon de littérature française avec un jeune homme très distingué qui l'intéresse beaucoup. Après dîner, jusqu'à minuit, il se remet au dessin, soit à copier des gravures des anciens maîtres, soit à composer des sujets qui sont pleins d'imagination et de mouvement. Tout ce travail lui fait grand bien et rabote son caractère sans qu'il s'en aperçoive. Il oublie un peu la toilette et met tout son argent en gravures et en plâtres. Son père aurait grand tort de lui retenir ses quatre cents francs. Mais il les retiendra, tout en lui faisant les phrases les plus banales du monde pour l'engager à devenir un Raphaël ou un Michel-Ange.
La grosse est fort sage à la pension, à ce qu'on dit. Je ne m'en aperçois guère à la maison. Elle se porte bien toujours. Dieu veuille qu'elle devienne un peu moins hérisson en grandissant! Quand je vois Léontine, qui n'était pas commode, douce et bonne comme elle l'est à présent, j'espère que Solange tournera de même quelque jour.
Si je ne vais pas à Nohant cette année, il faudra que tu boives le bourgogne de ma cave, voilà tout le remède que j'y vois. Je voudrais pourtant y aller; car j'ai de Paris plein le dos. Si on nous fortifie surtout, nous allons tourner à l'imbécillité et à l'abrutissement le plus odieux. Apprêtons-nous à payer de jolis impôts, à perdre le bois de Boulogne, à voir les républicains du National donner la main aux culottes de peau de l'Empire. Tout, cela est ignoble et révoltant. Cela s'est fait au milieu de telles intrigues, qu'on ne comprend plus rien à ce malheureux pays. Le peuple souffre de plus en plus, et la débauche des riches va son train.
Il faut voir les théâtres regorger de prostituées dansant le cancan avec cette noble population bourgeoise qui se laisse insulter par le monde entier, qui souffre les trahisons de son gouvernement infâme, et qui cuve son vin et sa honte sur les marches des mauvais lieux. Si le peuple ne s'endort pas sous le fardeau, tout cela est bon, parce que c'est le craquement révolutionnaire qui se fait tout doucement. Mais, mon Dieu, il faudra que ce peuple ait bien du coeur, de l'énergie et de la vertu, si tout ce poison qui découle sur lui ne le corrompt pas.
Bonsoir, mon vieux; viens toujours nous voir. Je t'embrasse.
[1] Dame de compagnie de feu la baronne Dudevant.
CCV
A M. L'ABBÉ DE LAMENNAIS, A SAINTE-PÉLAGIE
Paris, février 1841.
Ce à quoi je tiens avant tout, monsieur, c'est que vous ne croyiez point qu'un sot amour propre blessé pût jamais me faire abjurer les sentiments d'affection et de respect que je vous ai voués. Quand même j'aurais eu la certitude que vous aviez voulu m'adresser du fond de votre prison une leçon incisive, comme on me l'a donné à entendre de toutes parts, je l'aurais acceptée, non pas sans douleur, mais du moins sans amertume.
Le bon ami Gaubert[1] a dû vous le dire, et je suis sûre qu'au fond de votre coeur vous n'en avez jamais douté. Je crois, je persiste à croire que je suis fort desservie auprès de vous, et on aurait pu m'attribuer de telles paroles ou de telles pensées, qu'elles eussent fermé votre âme à toute estime et à toute confiance envers tout ce qui ne porte pas de barbe au menton.
Je sais autour de vous des gens qui ne se font pas faute de me calomnier avec un acharnement qui m'afflige sans m'irriter, parce que cette haine gratuite me parait tenir de l'hypocondrie et presque de la démence. Quelquefois, dans les plus folles déclamations, il y a une sorte d'habileté (c'est un caractère de la maladie appelée haine) qui impose aux âmes les plus nobles et aux esprits les plus fermes. Je n'ai jamais pu penser que cette sorte d'anathème, lancé par vous sans exception sur notre sexe, fût une action lâche et méchante.
J'ose à peine répéter les mots dont vous vous servez dans votre indignation généreuse, quand je songe que c'est vous qui êtes en cause, vous, monsieur, qui êtes l'objet d'une vénération religieuse de ma part, et de celle de tout ce qui m'entoure. Si j'avais jugé ainsi votre sévérité, je n'aurais jamais eu besoin de l'explication que vous voulez bien me donner; car je n'aurais jamais eu le moindre doute sur vos intentions.
J'ai craint seulement, je le répète, un de ces mouvements de colère paternelle que vous éprouvez quand vous croyez la justice et la vérité méconnues, et que, grâce à Dieu et heureusement pour notre siècle, vous ne savez pas réprimer. Soyez certain que, si telle eût été votre inspiration, quoique je ne me sentisse pas frappée avec clairvoyance et justice, à certains égards j'aurais respecté votre pensée et votre intention, comme je respecte tout ce qui vient de vous.
Je dis à certains égards; car, au manque de logique et de raisonnement que vous nous reprochez, je puis vous jurer, par l'affection que je vous porte, qu'en ce qui me concerne personnellement, je reconnais de bon coeur et très gaiement que vous avez grandement raison. Le reproche m'eût blessée dans le cas où j'aurais eu la prétention d'être ce que je ne suis pas, et j'avoue n'avoir jamais compris qu'on pût mettre son bonheur ou sa dignité à sortir de son rôle.
Cela posé (et vous connaissez à ce sujet ma sincérité), j'oserai vous dire que je ne suis pas convaincue de l'infériorité des femmes, même sous ce rapport-là. Dirai-je en avoir rencontré qui eussent été capables de vous écouter, de vous suivre et de vous comprendre des heures entières? Je n'ai pas le droit de l'affirmer: ce serait m'attribuer la compétence d'un pareil jugement; mais, dans mon instinct et dans ma conscience, je le crois. Il est vrai que ces femmes-là ont vécu à l'ombre comme des fleurs et n'ont point porté de pétitions à la Chambre.
Ne me trouvez-vous pas, monsieur, bien imbue, aujourd'hui, de l'esprit de corps? C'est très désintéressé de ma part; car je n'ai fait aucune étude sérieuse sur mon intelligence et je n'ai jamais été mue que par le sentiment. En outre, j'ai beaucoup plus souffert de l'absurdité et de la malice des femmes que de celles des hommes.
Mais j'ai toujours attribué cette infériorité de fait, qui existe en général, à l'infériorité qu'on veut consacrer éternellement en principe pour abuser de la faiblesse, de l'ignorance, de la vanité, en un mot de tous les travers que l'éducation nous donne. Réhabilitées à demi par la philosophie chrétienne, nous avons besoin de l'être encore davantage.
Comme nous vous comptons parmi nos saints, comme vous êtes le père de notre Église nouvelle, nous sommes toutes désolées et toutes découragées quand, au lieu de nous bénir et d'élever notre intelligence, vous nous dites un peu sèchement: «Arrière, mes bonnes filles, vous êtes toutes de vraies sottes!»
Je réponds pour mes soeurs: «C'est la vérité, maître; mais enseignez-nous à ne plus être sottes!»
Le moyen n'est pas de nous dire que le mal tient à notre nature, mais qu'il résulte de la manière dont votre sexe nous a gouvernées jusqu'ici. Si nous demandons à Dieu l'intelligence, il nous la donnera peut-être, sans nous donner pour cela de la barbe, et alors vous serez bien attrapés à votre tour.
Il me faut bien du courage pour plaisanter avec vous, monsieur, lorsque mon coeur est navré des souffrances que vous endurez dans la prison. Si je l'ose, c'est parce que je connais votre inaltérable sérénité, ce fond de gaieté que vous avez, et qui est à mes yeux la plus admirable preuve de votre bonté et de votre candeur.
Vous avez voulu subir ce martyre: c'est bien de la bonté que vous avez pour une génération si légère et si froide. Tout en vous admirant, je ne puis vous approuver d'exposer votre santé et votre vie pour toute cette race qui ne vous vaut pas. Enfin, Dieu ne se fera pas le complice de vos bourreaux, et, malgré vous, il vous rendra à nos voeux, à notre dévouement et à notre respectueuse amitié.
GEORGE SAND.
[1] Le docteur Gaubert jeune.
CCVI
A M. AUGUSTE MARTINEAU DESCHENEZ, A ALGER
Nohant, 16 juillet 1841.
Non, mon cher enfant, je ne t'oublie pas, et je ne t'ai pas ôté mon amitié. Mais je n'écris plus à personne; ce que je dis non pour me justifier, mais pour que tu ne te croies pas plus maltraité que mes autres vieux amis. Je suis coupable envers vous tous, et mon horreur pour les lettres est aussi grande que mon dégoût des belles-lettres. J'aime pourtant à en recevoir des gens que j'aime, belles ou non. Mais je ne sais plus répondre, je ne peux plus me résumer en quatre lignes comme autrefois, comme on le peut et comme on le fait quand on est jeune.
Je ne le suis plus du tout, et apparemment mon cerveau s'est étrangement compliqué, puisque je ne peux plus rendre compte de moi à moins d'un volume que je t'épargne, et tu dois m'en savoir gré.
Le fait est que ne puis plus dire si je suis triste ou gaie, forte ou abattue. Je n'en sais plus rien. Je suis triste ou contente selon les choses extérieures communes à nous tous; mais je n'ai plus aucune initiative avec ma vie. Elle me mène, je ne la gouverne plus. Et ce n'est pas chagrin de ma part, c'est indifférence de moi-même. Cela est venu avec les années et l'embonpoint; l'apathie naturelle y a contribué, et peut-être l'influence d'une époque où aucune de mes sympathies et de mes croyances n'est réalisée ni réalisable.
Tu vois bien que je ne suis pas amusante et que je te parle de choses où tu n'entends rien. Car, Dieu merci, tu es jeune, tu aimes la vie, tu y trouves des souffrances ou des plaisirs personnels assez vifs pour que tu te sentes vivre. Enfin, tes idées n'ont pas encore pris une direction qui te rende la société antipathique. Peut-être même ne la prendront-elles jamais, et je ne sais pas pourquoi tu te souviens que j'existe, moi qui ne suis pas de ce monde et qui n'y pose qu'une patte, m'élançant avec les trois autres dans un avenir dont tu ne te soucies guère, et tu fais bien.
Amuse-toi donc! je ne te plains pas, quoique je conçoive tes heures d'ennui et de souffrance là-bas. Mais enfin tu auras vu l'Afrique, et le présent, qui te déplaît souvent, aura son prix quand il sera entré dans le passé. Maurice, qui ne rêve que peinture et qui fait vraiment des progrès, voudrait bien être à ta place. Nous sommes à Nohant depuis un mois, et nous y jouissons d'un temps détestable, par suite d'un petit imbécile de tremblement de terre qui est venu nous abîmer notre pauvre été.
Solange est en pension et va venir ici passer ses vacances très prochainement.
Maurice t'embrasse. Rapporte-lui de ton Afrique tout ce que tu pourras, tout ce que tu voudras, fussent de vieilles semelles arabes, ou une mèche de crins de cheval: il trouvera que cela a du caractère et du chic.
Bonsoir, mon cher Benjamin; reviens bientôt. Nous nous retrouverons, j'espère, à Paris, où je retournerai à l'automne. En attendant, ne crois pas que je t'aie mis de côté dans mes affections: à cet égard-là, je n'ai pas changé. Mais je suis devenue diablement sérieuse et ennuyeuse.
Que Dieu soit avec toi et te donne du soleil, de l'insouciance et des émotions à doses mesurées. C'est ce que je puis te souhaiter de mieux.
A toi de coeur.
G. S.
CCVII
A MADAME MARLIANI, A PARIS
Nohant, 13 août 1841.
Il y a bien longtemps que je ne vous ai écrit, chère belle et bonne. J'ai eu toutes mes nuits absorbées par le travail et la fatigue. J'ai passé tous les jours avec Pauline[1] à me promener, à jouer au billard, et tout cela me fait tellement sortir de mon caractère indolent et de mes habitudes paresseuses, que, la nuit, au lieu de travailler vite, je m'endors bêtement à chaque ligne. C'est une lutte très pénible, je vous assure, et pourtant, comme je suis déjà fort en retard avec Buloz, qui me tourmente, il n'y a pas moyen de céder au sommeil. Je me flatte toujours de m'éveiller à force de café et de cigarettes, afin d'arriver, vers trois heures du matin, à la fin de ma tâche et de pouvoir alors écrire le peu de lettres qui me tiennent au coeur. Mais je crois que le café est devenu pour moi de l'opium et que le tabac m'abrutit; car, avant d'avoir fait trois pages de mon roman, je bâille à me démettre la mâchoire, et, à la fin de la tâche, je tombe sur mon oreiller, comme si Enrico venait de me faire un discours sur les fourtifications.
Je crois bien que mon roman ne sera guère plus amusant que lui: il est impossible de s'ennuyer aussi mortellement d'écrire, sans que le lecteur en fasse autant. Avec cela, je suis forcée de relire tous mes anciens romans pour les corrections de l'édition nouvelle[2]. Jugez quel plaisir de remâcher les points et les virgules d'une trentaine de volumes! Je crains sortir de là dans le dernier degré de l'idiotisme.
Pauline me quitte le 16. Maurice part le 17 pour aller chercher sa soeur, qui doit être ici le 23. Elle ira vous voir si, dans la journée du 21 (jour de sa sortie de pension et de son départ pour Nohant), elle en trouve le temps au milieu des paquets et des commissions. Comme elle sera rue Pigalle, si vous passez par là, vous seriez bien bonne d'entrer. Je serais sûre d'avoir de vos nouvelles, par des yeux qui vous auraient vue.
Au reste, Gaubert m'écrit que vous êtes guérie, mais que vous pouvez retomber si vous ne vous préservez pas. Encore une fois, et non pas pour la dernière, car je vous le rabâcherai toujours, chère amie, soignez-vous donc, et songez que vous n'avez pas le droit de vous moquer de vous-même quand vous êtes si nécessaire à votre gros Manoël, à moi, à nous tous.
Vous ferez certainement bien d'aller en Normandie, et ensuite de venir à Nohant. J'espère que l'automne sera beau. C'est une saison qui, en Berry, ne manque jamais de nous dédommager. Pourvu que cette année de banqueroute ne me donne pas un démenti! Enfin, vous savez que ma baraque est saine et bien close. Vous y serez encore dans de meilleures conditions de santé qu'à Paris. Manoël y trouverait à chasser, puisqu'il aime la chasse, et vous devriez y amener par les oreilles le petit Gaston, qui cultive les bécasses, et à qui nous en fournirions de toute espèce. Viardot passe toutes ses journées à braconner, avec mon frère et Papet; car la chasse n'est pas encore ouverte, et ils bravent les lois divines et humaines. Pauline lit avec Chopin des partitions entières au piano. Elle est toujours bonne et charmante comme vous la connaissez. Sa grossesse ne l'incommode pas du tout; je suis désolée de ne pouvoir la garder plus longtemps. Mais elle retourne en Angleterre pour un festival.
Bonsoir, chère bonne amie. N'imitez donc pas ma paresse, et écrivez-moi un peu plus souvent. Dites-moi ce que vous faites et où je dois vous écrire si vous quittez Paris.
Je vous embrasse mille fois.
A vous de coeur.
GEORGE.
Vous m'avez envoyé, par la poste, une petite brochure de M. Jognet, qui portait quelques mots écrits par lui à la main sur la couverture. En conséquence de quoi, j'ai payé trois francs de port! Dites à Enrico de ne pas me faire payer ses oeuvres aussi cher quand il me les enverra!
[1] Pauline Viardot. [2] Première édition in-12. Perrotin, 1841-1842.
CCVIII
A MADEMOISELLE DE ROZIÈRES, A PARIS
Nohant, 22 septembre 1841.
Chère amie,
Je ne comprends pas que vous m'accusiez de vous accuser, quand je vous approuve et vous plains de toute mon âme. Si je ne vous ai pas écrit, c'est que je ne savais où vous adresser ma lettre, et, comme le motif de votre absence était une chose fort secrète, comme on ne sait jamais ce que peut devenir une lettre qui ne va pas directement à la personne absente, je voulais attendre votre retour à Paris pour vous écrire. Je vous réponds ce soir à la hâte, ne voulant pas attendre la lettre de Solange, qui mettra bien deux ou trois jours à tailler et retailler sa plume, et ne voulant pas vous laisser dans le mauvais sentiment de doute que vous avez sur moi.
J'ai passé la nuit à corriger des épreuves, la tête m'en craque; je ne vous dirai donc que deux mots. Parlez-moi à coeur ouvert si cela vous soulage, je ne me fais pas fort de vous consoler: je crois que vos douleurs sont grandes et qu'il n'est au pouvoir de personne de les guérir. Mais, si vous sentez le besoin de les dire, aucune affection ne recevra vos épanchements avec plus de sollicitude que la mienne.
Où avez-vous pris que je pouvais vous blâmer? et par où êtes-vous blâmable? Je ne suis pas catholique, je ne suis pas du monde. Je ne comprends pas une femme sans amour et sans dévouement à ce qu'elle aime. Soyez aussi prudente que possible, pour que ce monde hypocrite et méchant ne vous fasse pas perdre l'extérieur et le nécessaire de l'existence matérielle.
Mais votre vie intérieure, nul n'a droit de vous en demander compte. Si je puis quelque chose pour vous aider à lutter contre les méchants, vous me le direz dans l'occasion, et vous me trouverez toujours. Bonsoir, amie; parlez-moi de vous, de lui, de votre santé à tous deux. Ce que vous me faites pressentir me laisse dans un grand effroi. Est-il plus malade? est-ce vous qui le seriez?
Personne ici n'a su que vous étiez absente, je n'en ai rien dit. Je crois que, s'il y a eu et s'il y a encore des cancans, ils viennent de M. F…, qui écrit toutes les semaines et qui cause toujours, par ses lettres (je ne sais si elles contiennent des nouvelles ou des ragots), un notable changement dans l'humeur. Je ne connais ce monsieur que de vue; mais je le crois écorché vif et toujours prêt à en vouloir à tout le monde de ses propres disgrâces. Ce caractère est peut-être plus digne de pitié que de blâme; mais il fait bien du mal à l'autre, qui a la peau si délicate, qu'une piqûre, de cousin y fait une plaie profonde.
Mon Dieu, n'y a-t-il pas assez de maux véritables, sans en créer d'imaginaires?
A vous de coeur et à toujours.
CCIX
A LA MÊME, AU CHÂTEAU DE MERVILLY PAR ORBEC (CALVADOS)
Nohant, 15 octobre 1841.
Chère amie,
Je me décide à retourner à Paris à la fin du mois, pour faire un bail relatif à la patraque de maison que j'ai à Paris, rue de la Harpe, et dont je veux régler les revenus. Je tâcherai d'arranger mes autres affaires de manière à passer quelques mois près de vous. Ainsi ne faites pas mon oraison funèbre, et gardez-moi cette bonne et chaude amitié qui ferait revivre les morts.
Il est bien vrai que j'ai été sur le point de m'ensevelir à Nohan pour cet hiver, comme les marmottes dans la neige. Mes affaires ne sont pas plus brillantes; mais je retrouve parfois le courage de travailler pour suppléer aux revenus et je fais mon possible pour ne point me tenir éloignée de mes enfants.
Vous seriez venue me voir, chère bonne, je me le dis avec reconnaissance; mais j'aime mieux aller vous voir, parce que ce sera pour plus longtemps. Et puis nous sommes voisines maintenant, et, si vous voulez n'être pas trop mondaine, j'irai bien souvent jaser et fumer avec vous. Au reste, si je vous prie d'être bien sage et bien retirée, ce n'est pas tant pour moi (qui aime mieux vous voir dans le tourbillon que de ne pas vous voir du tout) qu'à cause de vous et de votre santé, que l'air, la campagne et l'absence de tracasseries ont rétablie, comme je m'y attendais bien. Cette, vie de Paris nous tend les nerfs et nous tue à la longue. Ah! que je le hais, ce centre des lumières! je n'y mettrais jamais les pieds, si les gens que j'aime voulaient prendre la même résolution.
N'attendez pas Horace dans la Revue: Buloz exigeait des corrections que je n'ai pas voulu faire et je l'ai envoyé paître.
Qu'est-ce que cette réaction en Espagne? est-ce un puff politique? est-ce une affaire qui peut entraîner ce malheureux pays dans de nouveaux désastres? O familles royales! quel exemple de vertus domestiques vous savez donner! c'est chez vous seules qu'on voit le frère s'armer contre le frère et la mère contre la fille! Jusques à quand ces champignons vénéneux couronnés épuiseront-ils, à leur profit, tous les sucs de l'humanité!
Mais je vous écris cela pendant que vous êtes dans le sein de votre famille, catholique et royaliste, je crois, Ne discutez pas inutilement, chère amie. On ne se corrige pas quand on n'a pas été formé de bonne heure aux idées de progrès. Pourvu qu'on soit bon, c'est beaucoup. Je crois que vous m'avez toujours dit que vos soeurs vous aimaient: je m'en réjouis parce qu'elles seront forcées d'aimer en vous le monstre révolutionnaire et progressif.
Bonsoir donc, bonne et chère amie. Embrassez pour moi mon gros Manoël quand vous lui écrirez, et ce scélérat de petit Gaston quand vous le verrez.
J'ai encore Solange avec moi; je la ramènerai à Paris. Maurice part pour Nérac et viendra bientôt me rejoindre. Arrivez aussi de votre Normandie, afin que Paris me semble supportable.
Papet est au fond des forêts, dans Erymanthe pour le moins, chassant le sanglier. Chopin est à Paris, et il est retombé, comme il dit, dans ses triples croches.
A vous.
G.
CCX
A M. CHARLES DUVERNET, A LA CHÂTRE
Paris, 27 septembre 1841.
Il y a plusieurs jours que je veux t'écrire; mais la fatigue a été trop forte depuis une quinzaine. Tu verras par notre prochain numéro[1] que j'ai barbouillé bien du papier. A peine ai-je donné une dizaine de jours aux barbouillages, qu'il en faut passer quatre ou cinq à la correction des épreuves. Et puis la correspondance pour ladite Revue et mes affaires personnelles, qui sont toujours arriérées et qui prennent encore une huitaine. Tu vois ce qu'il me reste de jours, ce mois-ci, pour songer à ce que je vais dire dans le numéros suivant. Heureusement que je n'ai plus à chercher mes idées: elles sont éclaircies dans mon cerveau; je n'ai plus à combattre mes doutes: ils se sont dissipés comme de vains nuages devant la lumière de la conviction; je n'ai plus à interroger mes sentiments: ils parlent chaudement au fond de mes entrailles et imposent silence à toute hésitation, à tout amour-propre littéraire, à toute crainte du ridicule.
Voilà à quoi m'a servi, à moi, l'étude de la philosophie, et d'une certaine philosophie, la seule claire pour moi, parce qu'elle est la seule qui soit aussi complète que l'est l'âme humaine aux temps où nous sommes arrivés. Je ne dis pas que ce soit le dernier mot de l'humanité; mais, quant à présent, c'en est l'expression la plus avancée.
Tu demandes pourtant à quoi sert la philosophie et tu traites de subtilités inutiles et dangereuses la connaissance de la vérité cherchée, depuis que l'humanité existe, par tous les hommes, et arrachée brin à brin, filon par filon, du fond de la mine obscure, par les hommes les plus intelligents et les meilleurs dans tous les siècles. Tu traites un peu cavalièrement l'oeuvre de Moïse, de Jésus-Christ, de Platon, d'Aristote, de Zoroastre, de Pythagore, de Bossuet, de Montesquieu, de Luther, de Voltaire, de Pascal, de Jean-Jacques Rousseau, etc., etc., etc.! Tu sabres à travers tout cela, peu habitué que tu es aux formules philosophiques. Tu trouves dans ton bon coeur et dans ton âme généreuse des fibres qui répondent à toutes ces formules et tu t'étonnes beaucoup, qu'il faille prendre la peine de lire dans un langage assez profond la doctrine qui légitime, explique, consacre, sanctifie et résume tout ce que tu as en toi de bonté et de vérité acquise et naturelle. L'oeuvre de la philosophie n'a pourtant jamais été et ne sera jamais autre chose que le résumé le plus pur et le plus élevé de ce qu'il y a de bonté, de vérité et de force répandu dans, les, hommes à l'époque où chaque philosophe l'examine. Qu'une idée de progrès, qu'une supériorité d'aperçus et une puissance d'amour et de foi dominent cette oeuvre d'examen (et comme qui dirait de statistique morale et intellectuelle), des richesses acquises précédemment et contemporainement par les hommes, et voilà une philosophie. Les brouillons du journalisme qui attendent apparemment qu'on les amuse avec des prophéties d'almanach, s'écrient: «Vous ne nous dites rien de neuf.» Les braves gens comme toi, disent: «Nous sommes aussi instruits que vous!» Tant mieux! alors donnez-nous un millier ou seulement une centaine de gens comme vous, et nous régénérons le monde. Mais, comme, jusqu'ici, on ne nous a guère fait le plaisir de nous dire que nous insistions trop sur des vérités reconnues; comme nous entendons, au contraire, ces paroles partir de tous côtés: «Nous savons bien que Jésus, Rousseau et compagnie ont prêché la charité et la fraternité; nous avons entendu parler de cela et ne savons pourquoi vous revenez sur ces choses dont personne ne veut et dont nous ne voulons pas!» comme ce ne sont pas seulement les nobles, les prêtres et les bourgeois qui nous tiennent ce langage, mais encore certains républicains, et le National en tête, nous avons lieu de penser que nous ne faisons pas une oeuvre si étroite qu'elle en a l'air, ni si facile qu'elle te semble, ni si inutile que le National fait semblant de le croire. Certaines autres classes n'en jugent pas ainsi et ne s'aperçoivent pas trop que cette vieille fraternité que nous prêchons et, cette jeune égalité que nous cherchons à rendre possible, le plus prochainement possible, soient des vérités banales, acceptées, triomphantes, et dont il soit inutile de se préoccuper. Ces classes, mécontentes et inquiètes, croient, au contraire, que nos vérités rebattues n'ont jamais préoccupé les gens qui n'y trouvaient pas leur profit; et les institutions faites pour la bourgeoisie le prouvent, je crois, un peu.
Si donc, convaincu, comme tu l'es, que les masses sont toutes initiées au pourquoi, au parce que et au par conséquent de l'avenir et du passé, viens un peu te mettre à l'oeuvre avec nous, tu verras que tu n'as guère connu les masses jusqu'ici. Tu les verras pleines d'ardeur et de trouble, animées, pour la plupart, de ces bons et grands sentiments sans lesquels ni Leroux, ni toi, ni moi ne les aurions (puisque rien n'est isolé dans l'ordre moral ou physique de l'humanité). Mais aussi tu verras d'énormes obstacles, de coupables résistances, des intérêts obstinés et égoïstes, et ce qui, dans ces masses, domine les unes et les autres, un vague inconcevable dans la pensée et dans les croyances; une incertitude effrayante, mille fantaisies, mille rêves contradictoires; tous les bons voulant le bien, et à peine trois dans chaque million d'hommes étant d'accord sur un même point, parce que, s'il y a partout, comme tu le remarques fort bien, l'instinct du vrai et du juste, nulle part cet instinct n'est arrivé à l'état de connaissance et de certitude. Et comment cela serait-il possible quand l'histoire offre un chaos où tous les hommes, jusqu'ici, se sont perdus, avant d'y trouver la notion profondément politique, philosophique et religieuse du progrès indéfini? notion que tous les esprits un peu conséquents de ce siècle ont enfin adoptée sans restriction, même ceux qu'elle contrarie dans leurs intérêts présents.
De nombreux et admirables travaux, des conclusions émanées de plusieurs points de vue opposés en apparence, mais se rencontrant sur le principal, ont fait passer cette notion dans l'âme humaine, et tu l'as reçue presque en naissant, sans te demander, enfant ingrat, quelle mère céleste t'avait inoculé cette vie nouvelle, que tes pères n'ont pas eue, et que tu légueras plus large et plus complète à tes enfants lorsque tu l'auras portée en toi et fécondée de ta propre essence. Cette mère de l'humanité, que les bons devraient chérir et vénérer, c'est la philosophie religieuse. Et vous appelez cela le pont aux ânes, au lieu d'avouer que, sans elle, sans cette clarté versée peu à peu, jour par jour en vous, vous seriez des sauvages!
Je vais te poser une question sans réplique: Pourquoi n'es-tu pas un avide et grossier possesseur de terres, dur au pauvre, sourd à l'idée de progrès, furieux contre le mouvement d'égalité qui se fait parmi les hommes? cependant tu es le contraire de cet homme-là. Qui t'a rendu ainsi? qui t'a enseigné, dès ton enfance, que l'égoïsme est odieux, et qu'une grande pensée, un beau mouvement du coeur font plus de bien à toi et aux autres que l'argent et la prospérité matérielle? Est-ce l'idée révolutionnaire répandue en France depuis 93? Non, à moins que ce ne fût d'une façon indirecte; car nous ne la comprenions guère quand nous étions enfants, cette révolution qui inspirait autour de nous tant d'horreur aux uns, tant de regret aux autres. Qui donc détachait mystérieusement nos jeunes âmes de l'égoïsme un peu prêché et un peu déifié, il faut en convenir, dans toutes nos familles? N'était-ce pas tout bonnement l'idée chrétienne, c'est-à-dire le reflet lointain d'une philosophie antique passée à l'état de religion, comme toutes des philosophies un peu profondes? Et, après, quand nous avons été émeutiers et bousingots (de coeur, si nous ne l'avons été de fait), qui nous poussait au désir de ces luttes et au besoin de ces émotions? Était-ce, comme on l'a dit des républicains d'alors, l'ambition?
Nous ne savions pas seulement ce que c'était que l'ambition; c'était l'idée révolutionnaire de 93 qui se réveillait en nous à l'âge où on lit la philosophie du dix-huitième siècle, et où l'on commence à se passionner pour cette ère d'application incomplète, et funeste à beaucoup d'égards, mais grande et saine en résultats, qui mène de Jean-Jacques à Robespierre.
Et, aujourd'hui, pourquoi sommes-nous encore agités d'un besoin d'action et d'un zèle fanatique, sans savoir où nous prendre et par quel bout commencer, et à qui nous joindre, et sur quoi nous appuyer? car, voyons, savons-nous, avons-nous su, depuis, dix ans, tout cela? Si nous l'avions su, nous n'en serions pas où nous en sommes. Eh bien! ce qui nous rend toujours si ardents à une révolution morale dans l'humanité, c'est le sentiment religieux et philosophique de l'égalité, d'une loi divine, méconnue depuis que les hommes existent; reconnue enfin et conquise en principe, mais obscure, mais plongée à demi dans le Styx, mais niée et repoussée par les nobles, les prêtres, le souverain, la bourgeoisie et la bourgeoisie démocratique elle-même! Le National! Nous savons bien sa pensée, mieux que vous, et j'ai un peu ri, je te l'avoue, du jésuitisme que le bon gros Thomas a dû employer dans sa lettre, pour vous faire rentrer dans son filet; demi-farceur, demi-jobard, flouant un peu les autres (en politique s'entend, et non en fait d'argent), afin de se consoler d'être floué en plein lui-même!
D'où je conclus à te demander, mon enfant, toi dont je connais le coeur à fond, toi que je sais aussi romanesque que moi devant ces idées d'égalité que l'on a cru trop longtemps bonnes pour don Quichotte, et qui commencent à le devenir pour tous, je te demande, dis-je, qui t'a fait partisan de l'égalité, sincèrement et profondément?
Sont-ce les doctrines du National? Il n'en a pas, il n'en a jamais eu, même du temps de Carrel, qui était leur maître à tous. Il ne laisse aller sa pensée de temps en temps que pour dire que l'égalité, comme toi et moi l'entendons, est impossible, sinon abominable. Dupoty, cette malheureuse victime d'un odieux coup d'État de la patrie, était aristocrate et rougissait des partisans qu'on lui a supposés. Il n'avait même pas le mérite d'être coupable de sympathie pour ces pauvres fous du communisme que l'on peut blâmer tout bas, et que le National a insultés et flétris jusque sous le couteau de la patrie! lâche en ceci! car, si le communisme avait fait une révolution, c'est-à-dire lorsqu'il en fera une, et ce sera malheureusement trop vite, le National sera à ses pieds: comme Carrel lui-même, qui, le 26 juillet, traitait la révolution de «sale émeute», et qui en parlait très différemment le 1er août. Doutez-vous de cela? vous le verrez! souvenez-vous de ceci seulement: que nous marchons vite, bien vite, et qu'il n'y a pas de temps à perdre, pas un jour, pas une heure, pour dire au peuple ce qu'il faut lui dire.
Là gît le lièvre. Michel, qui est l'homme certainement le plus intelligent de ce parti du National, le Malgache et toi (qui, Dieu merci! n'es du parti que faute d'en avoir trouvé un qui soit l'expression de ton coeur), vous voilà disant: «Faisons une révolution, nous verrons après.»
Nous, nous disons: «Faisons une révolution; mais voyons tout de suite ce que nous aurons à voir après.»
Le National dit: «Ces gens sont fous, ils veulent des institutions. Eux! des sectaires, des philosophes, des rêveurs! leurs institutions n'auront pas le sens commun.»
Nous disons: «Ces gens sont aveugles, ils veulent agiter le peuple, avec des institutions déjà vieillies, à peine modifiées, et nullement appropriées aux besoins et aux idées de ce peuple, qu'ils ne connaissent pas et qui les connaît aussi peu.»
Le National dit: «Voyons-les donc, leurs belles institutions! Ah! ils nous parlent philosophie? que veulent-ils faire avec leur philosophie? Jean-Jacques a tout dit; Robespierre, tout essayé. Nous continuerons l'oeuvre de Rousseau et de Robespierre.»
Nous disons: «Vous n'avez ni lu Rousseau, ni compris Robespierre, et cela parce que vous n'êtes pas philosophes, et que Robespierre et Rousseau étaient deux philosophes. Vous ne pourrez pas appliquer leur doctrine parce que vous ne savez ni ce que l'un a voulu dire, ni ce que l'autre a voulu faire. Vous croyez, par la guerre au dehors et la force au dedans, donner de la gloire à la France et à votre parti? Le peuple n'a pas besoin de gloire, il a besoin de bonheur et de vertu. Si cela ne peut s'acheter que par la guerre, il fera la guerre et vous prendra peut-être pour généraux, si vous faites vos preuves d'autre chose que de combattre le très petit combat à la plume; mais, tout en faisant la guerre, la France voudra des institutions, et ce n'est pas vous qui le ferez, vous en êtes incapables. Votre ignorance, votre inconséquence, votre violence et votre vanité, nous sont hautement manifestées par chaque ligne que vous écrivez, même sur les moindres matières. Qui donc fera ces lois? un Messie? nous n'y croyons pas. Des révélateurs? nous ne les avons pas vus apparaître. Nous? nous ne lisons pas dans l'avenir et ne savons pas quelle forme matérielle devra prendre la pensée humaine à un moment donné. Qui donc fera ces lois? Nous tous, le peuple d'abord, vous et nous, par-dessus le marché. Le moment inspirera les masses.
Oui, disons-nous encore, les masses seront inspirées! Mais à quelle condition? à la condition d'être éclairées. Éclairées sur quoi? sur tout, sur la vérité, sur la justice, sur l'idée religieuse, sur l'égalité, la liberté et la fraternité, sur les droits et sur les devoirs, en un mot.
Ici, entamez la discussion, si vous voulez; nous vous écouterons. Dites-nous où le droit finit, où le devoir commence, dites-nous quelle liberté aura l'individu et quelle autorité la société? quelle sera la politique, quelle sera la famille, quelles seront les répartitions du travail et du salaire, quelle sera la forme de la propriété? Discutez, examinez, posez, éclaircissez, émettez tous les principes, proclamez votre doctrine et votre foi sur tous ces points. Si vous possédez la vérité, nous serons à genoux devant vous. Si vous ne l'avez pas, mais que vous la cherchiez de bonne foi, nous vous estimerons et ne vous contredirons qu'avec le respect qu'on doit à ses frères.
Mais, quoi! au lieu de chercher ces discussions dont les masses tiennent peut-être quelques solutions vagues (qui n'attendent pour s'éclaircir qu'un problème bien posé), au lieu de dire chaque jour au peuple les choses profondes qui doivent le faire méditer sur lui-même et de lui indiquer les principes d'où il tirera ses institutions, vous vous bornez à de vagues formules qui se contredisent les unes les autres et sur lesquelles vous ne voulez pas plus vous expliquer que des mages ou des oracles antiques? vous vous bornez à une guerre âcre et sans goût, sans esprit, sans discussion approfondie avec certains hommes et certaines choses? Il est possible qu'un journal de votre espèce soit nécessaire pour réveiller un peu la colère chez les mécontents et pour jeter quelque terreur dans l'âme des gouvernants; mais ce n'est qu'un instrument grossier. Qu'il fonctionne donc! Nous l'apprécions à sa juste valeur et nous tenons sur la réserve pour ne pas ébranler une des forces de l'opposition, qui n'en a pas de reste; mais ce n'est, à nos yeux comme aux yeux du peuple, qu'une force aveugle; et, quand ceux qui font jouer cette machine, cette catapulte informe, s'imaginent être à la fois et le peuple et l'armée, nous les renvoyons à leurs éléphants et à leurs pièces de bois, comme de vrais machinistes qu'ils sont. Vous dites à cela: «Un journal qui paraît tous les jours, et qui est exposé à toute la rigueur des lois de septembre, ne peut pas, comme un ouvrage philosophique de longue haleine, soulever des discussions sur le fond des choses; l'opposition de tous les instants, ne peut être qu'une guerre de fait à fait.»
A la bonne heure; mais, si vous êtes des hommes capables, les futurs représentants de la France, comme vous le prétendez, pourquoi ne faites-vous pas faire cette opposition, nécessaire mais grossière, par vos domestiques? Si vous ne vous fiez qu'à votre activité, à votre courage et à votre désintéressement (on vous accorde ces trois choses, et c'est beaucoup), eh bien! faites, mais ne niez pas qu'on puisse faire une critique plus sérieuse, plus pénétrante, portant au coeur des choses que vous ne faites qu'effleurer. Ne niez pas qu'on doive discuter la doctrine politique et l'appuyer sur les bases qui sont indispensables à toute société, l'unité de croyance. Au lieu de railler et de rejeter les idées fondamentales, encouragez-les, apportez les vôtres, si vous en avez, comme vous le dites; unissez-vous du moins par le coeur à ceux qui veulent travailler au temple, dont vous ne faites que le chemin de fer.
Eh quoi! au lieu de cela, au lieu de les regarder comme vos frères, vous les raillez, vous les outragez, vous feignez de les dédaigner et de savoir mieux qu'eux ce que vous ne comprenez seulement pas! Eh bien! peu nous importe, et ce silence glacé de part et d'autre ne sera pas rompu par nous les premiers. Mais, le jour où vous manquerez de cette prudence, vous trouverez peut-être à qui parler. En attendant, vous êtes bien pleutres; car nous attaquons vos doctrines, nous nous en prenons à votre maître Carrel, nous interrogeons votre pensée d'il y a dix ans, et il n'y en a pas un de vous qui ait un mot à répondre. Ce prétendu dédain de la part de gens de votre force est bien comique en vérité, et ne peut pas nous offenser; mais il donne à croire que vous êtes de grands hypocrites et des ambitieux bien personnels, vous qui prenez tant d'ombrage de ce que vous appelez notre concurrence; vous qui dénoncez les autres journaux d'opposition dont vous craignez aussi la concurrence, comme n'ayant pas satisfait aux lois sur le timbre; vous qui ne vivez que de haine, de petitesse, d'envie et de morgue. Nous vous savons par coeur, et, si nous ne vous dénonçons pas à l'opinion publique, c'est parce que vous n'êtes pas assez forts pour faire beaucoup de mal, et parce qu'il y a bien autre chose à faire à cette heure que de s'occuper de vous.
Cette boutade va te faire croire qu'il y a une guerre acharnée couvant dans nos coeurs contre le National et sa docte cabale. Je puis te donner ma parole d'honneur que, depuis que je t'ai quitté, voici la première fois que j'en parle. Vivant au fond de mon cabinet, et ne voyant Leroux, qui travaille de même dans son coin, que quelques instants au bureau, pour nous entendre sur notre rédaction avec Viardot, et écrire quelques lettres d'administration intérieure, nous n'apprenons le mauvais vouloir et les petites menées du National que pour rire un peu du toupet avec lequel, partant de trois abonnés, et assurés seulement de trois rédacteurs (qui sont nous trois), exposés aux injures et à la fureur de tous les journaux, nous nous mettons en pleine mer sans nous soucier du lendemain. Nous nous sentons si forts de conviction, que, quand même personne ne nous écouterait, comme il ne s'agit ici ni d'argent ni de gloire, nous serions sûrs d'avoir fait notre devoir, obéi à une volonté intérieure qui nous enflamme, et laissé quelques vérités écrites qui mettront, un jour, quelques hommes sur la voie d'autres vérités.
En arrangeant tout au plus mal, voilà ce qui peut nous arriver de pis, et c'est encore assez beau pour donner du courage. Aussi j'en ai plus que je ne m'en suis senti à aucune époque de ma vie, et j'éprouve un calme que n'altéreront pas, je te le promets, les déclamations fougueuses que je viens de t'écrire contre ton National. Pourquoi me contiendrais-je avec toi quand il me prend fantaisie de jurer un peu? Cela soulage et ne prouve que l'ardeur avec laquelle je voudrais mettre la main sur ton coeur pour le disputer au diable. Quand, par hasard, dans la rue ou dans le salon de madame Marliani, où je mets le nez une fois par semaine, j'entends quelque hérésie contre ma foi, ou quelque cancan contre nos personnes, je n'en perds pas un point de mon ourlet, car j'ourle des mouchoirs à ces moments-là, et on ne me prendra pas par mes paroles avec les indifférents: à ceux-là, on parle par la voie de la presse; s'ils n'écoutent pas, qu'importe? Mais, puisque j'ai une nuit de disponible et que je ne la retrouverai peut-être pas d'ici à deux ou trois mois, j'en ai profité pour babiller avec foi, pour le dire que tu n'as pas le sens commun, quand tu dis: «Je suis un homme d'action; à quoi bon perdre le temps en réflexions?» C'est une grosse erreur, que de croire qu'il y a des hommes purement d'action, et des hommes purement de réflexion. Quel homme eut plus d'action que Napoléon? s'il n'eût pas fait de bonnes et profondes réflexions à la veille de chaque bataille, il n'en eût pas tant gagné. Il est vrai qu'il réfléchissait plus vite que nous; mais il n'en réfléchissait que davantage. Qu'est-ce qu'une action sans réflexion, sans méditation antérieure? Il y a un proverbe qui dit: Où vont les chiens? Et tu sais qu'on a écrit et discuté avec une plaisante gravité, pour savoir si les chiens, en marchant devant eux, à droite, à gauche, avec cet air sérieux et affairé qui leur est propre, avaient un but, une idée, ou s'ils étaient mus par le hasard.
Il est certain que pas même les animaux les plus stupides, pas même les polypes n'ont d'action sans but. Comment l'homme aurait-il une action quelconque sans une volonté, et une volonté sans une pensée, et une pensée sans un sentiment, et un sentiment sans une réflexion, et, par conséquent, une action sans le jeu de toutes ses facultés? Plus tu te poseras en homme d'action, plus tu affirmeras que la réflexion occupe en toi une grande part d'existence; à moins que tu ne fusses fou, ou le séide d'un parti qui dicte sans expliquer et qui commande sans convaincre. Non, cela n'est point: aucun parti, à l'heure où nous vivons, n'a de tels séides, et tu es l'homme le moins séide que je connaisse.
Agis donc comme tu voudras dans la sphère d'activité présente où t'entraîne ce qu'on appelle l'opinion républicaine. Tu n'y feras pas un pas qui ne soit accompagné chez toi de doute et d'examen. Ainsi ne crains pas de lire de la philosophie. Tu verras qu'elle abrège singulièrement les irrésolutions. Quand elle est bonne et qu'elle pénètre, elle devient comme la table de Pythagore apprise par coeur. On n'a plus à supputer sur ses doigts; les lents calculs de l'expérience deviennent inutiles à répéter. Ils sont acquis a la mémoire, à l'ordre du cerveau, à la faculté de conclure. Il n'y a pas un seul homme tant soit peu complet et fort, et capable de prendre vite et bien un parti, de dominer un instant son individualité, là où il n'y a pas, comme dit le grand Diderot, cette Minerve tout armée à l'entrée du cerveau.
Tout ceci est pour te dire que tu me fais écrire là une lettre bien inutile pour ton instruction, puisqu'en lisant plus attentivement, et plutôt deux fois qu'une, les excellents et admirables articles de Leroux dans notre Revue, tu aurais trouvé la réponse même aux pourquoi que tu m'adresses.
Ensuite, si tu étais descendu dans ta propre réflexion avec une complète naïveté, tu te serais trouvé beaucoup plus grand (capable que tu es de pénétrer dans les profondeurs de la vérité) que tu ne crois l'être en disant: «Je ne suis qu'un homme d'action.» Un homme d'action, c'est Jacques Cherami, qui porte une lettre et ne sait pas pour quoi ni pour qui; ne te rapetisse pas. Tu as beaucoup rêvé, beaucoup senti; tu m'as dit, durant ces derniers temps que j'ai passés là-has, des choses trop remarquables comme grand sentiment de coeur et grande droiture d'esprit en politique, pour que je te croie un ouvrier de la vigne du seigneur Thomas, ce bon vigneron qui saurait si bien dire: Adieu paniers, vendanges sont faites!
Bonsoir, cher ami; lis ma lettre à Fleury et à ta femme, si cela peut l'intéresser, mais à personne autre, je t'en prie; je serais désolée qu'on me crût occupée à cabaler contre le National, parce que je fais une Revue qu'il ne veut pas annoncer. Dieu me garde de faire cette sale petite guerre du journalisme! je n'ai pas un mot à répondre à tous ceux qui me demandent: «Pourquoi le National se sépare-t-il de vous?» Je leur dis que je n'en sais rien.—Silence donc là-dessus. Embrasse ta femme et tes enfants pour moi.
Hélas! je crois que je t'écris pour tout l'hiver! Je n'ai pas le temps de causer et de me laisser aller. Écris-moi toujours; mais ne discutons plus, cela n'avance à rien. Si la Revue t'embête, en fin de compte, ne va pas croire que je trouve mauvais que tu la lâches. Nous avons des abonnés et nous n'imposons rien, même à nos meilleurs amis. J'ai la certitude qu'un jour, on lira Leroux comme on lit le Contrat social. C'est le mot de M. de Lamartine. Ainsi, si cela t'ennuie aujourd'hui, sois sûr que les plus grandes oeuvres de l'esprit humain en ont ennuyé bien d'autres qui n'étaient pas disposés à recevoir ces vérités dans le moment où elles ont retenti. Quelques années plus, tard, les uns rougissaient de n'avoir pas compris et goûté la chose des premiers. D'autres, plus sincères, disaient: «Ma foi, je n'y comprenais goutte d'abord, et puis j'ai été saisi, entraîné et pénétré.» Moi, je pourrais dire cela de Leroux précisément. Au temps de mon scepticisme, quand j'écrivais Lélia, la tête perdue de douleurs et de doutes sur toute chose, j'adorais la bonté, la simplicité, la science, la profondeur de Leroux; mais je n'étais pas convaincue. Je le regardais comme un homme dupe de sa vertu. J'en ai bien rappelé; car, si j'ai une goutte de vertu dans les veines, c'est à lui que je la dois, depuis cinq ans que je l'étudié, lui et ses oeuvres. Je te supplie de rire au nez des paltoquets qui viendront te faire des Hélas! sur son compte. Tu vois que je ne te traite pas en paltoquet, et que je le défends chaudement près de toi. Adieu encore. Aime-moi toujours un peu. Je suis très contente du moral de Jean[2], mais non de son physique: ses mains ont horreur de l'eau.
Tu ne m'as pas dit un mot d'Horace. Pour cela, je te permets de n'en penser de bien ni aujourd'hui ni jamais. Tu sais que je ne tiens pas à mon génie littéraire. Si tu n'aimes pas ce roman, il faut ne pas te gêner de me le dire. Je voudrais te dédier quelque chose qui te plût, et je reporterais la dédicace au produit d'une meilleure inspiration.
G.
[1] De la Revue indépendante. [2] Domestique.
CCXI
A M. CHARLES PONCY, A TOULON
Paris, 27 avril 1842.
Mon enfant,
Vous êtes un grand poète, le plus inspiré et le mieux doué parmi tous les beaux poètes prolétaires que nous avons vus surgir avec joie dans ces derniers temps. Vous pouvez être le plus grand poète de la France un jour, si la vanité, qui tue tous nos poètes bourgeois, n'approche pas de votre noble coeur, si vous gardez ce précieux trésor d'amour, de fierté et de bonté qui vous donne le génie.
On s'efforcera de vous corrompre, n'en doutez pas; on vous fera des présents, on voudra vous pensionner, vous décorer peut-être, comme on l'a offert à un ouvrier écrivain de mes amis, qui a eu la prudence de deviner et de refuser. Le ministre de l'instruction publique, qui s'y connaît bien[1], a déjà flairé en vous le vrai souffle, la redoutable puissance du poète. Si vous n'eussiez chanté que la mer et Désirée, la nature et l'amour, il ne vous eût pas envoyé une bibliothèque. Mais l'Hiver aux riches, la Méditation sur les toits, et d'autres élans sublimes de votre âme généreuse, lui ont fait ouvrir l'oreille. «Enchaînons-le par la louange et les bienfaits, s'est-il dit, afin qu'il ne chante plus que la vague et sa maîtresse.»
Prenez donc garde, noble enfant du peuple! vous avez une mission plus grande peut-être que vous ne croyez. Résistez, souffrez; subissez la misère, l'obscurité, s'il le faut, plutôt que d'abandonner la cause sacrée de vos frères. C'est la cause de l'humanité, c'est le salut de l'avenir, auquel Dieu vous a ordonné de travailler, en vous donnant une si forte et si brûlante intelligence…
Mais non! le fils du riche est de nature corruptible; l'enfant du peuple est plus fort, et son ambition vise plus haut qu'aux distinctions et aux amusements puérils du bien-être et de la vanité. Souvenez-vous, cher Poncy, du mouvement qui vous fit crier:
Pourquoi me brûles-tu, ma couronne d'épines?
C'était un mouvement divin.
Eh bien! beaucoup ont crié de même dans ce siècle de corruption et de faiblesse. On leur a donné de l'or et des honneurs; leur couronne d'épines a cessé de les brûler. Aussi ce ne sont pas là des Christs, et malgré le bruit qu'on fait autour d'eux, la postérité, les remettra à leur place.
Faites-vous une place que la postérité vous confirme. Soyez le seul, parmi tous les grands poètes de notre temps, qui sache tenir sous ses pieds le démon de la vanité, comme l'archange Michel.
Je ne veux pas altérer en vous la sainte reconnaissance que vous portez sans doute à l'auteur de votre préface; mais ce bon homme ne vous a pas compris Il a eu peur de vous. Il vous a donné de mauvais conseils et de pauvres louanges. Quand je parlerai de vous au public, j'espère en parler un peu mieux. Quand vous ferez un nouveau recueil, je vous prie de me prendre pour, votre éditeur et de me confier le soin de faire votre préface.
Adieu; jamais mot ne fut d'un sens plus profond pour moi que celui-là, et jamais je ne l'ai dit avec plus d'émotion. A Dieu votre avenir, à Dieu votre vertu, à Dieu le salut de votre âme et de votre vraie gloire! que tout votre être et toute votre vie restent dans ses mains paternelles, afin que les hypocrites et les mystificateurs ne souillent pas son oeuvre.
Si vous voulez m'écrire, bien que je sois ennemie par nature et par habitude du commerce épistolaire, je sens que j'aurai du bonheur à recevoir vos lettres et à y répondre. Je pars pour la campagne dans huit jours. Mon adresse sera: La Châtre, département de l'Indre, jusqu'à la fin d'août.
Tout à vous.
Votre morceau sur le Forçat m'a fait pleurer. Quelle société! point d'expiation! point de réhabilitation! rien que le châtiment barbare!
[1] M. Villemain.
CCXII
A M. EDOUARD DE POMPÉRY, A PARIS
Paris, 20 avril 1842.
Je vous dois mille remerciements, monsieur, pour l'appréciation généreuse et sympathique que vous avez faite de mes écrits dans la Phalange. Vous avez donné à mon talent beaucoup plus d'éloges qu'il n'en mérite; mais la droiture et l'élévation de votre coeur vous ont porté à cet excès de bienveillance envers moi, parce que vous ayez reconnu en moi la bonne intention. Pax hominibus bonae voluntatis, c'est ma devise, et le seul latin que je sache; mais, avec cette certitude au fond de l'âme, d'avoir toujours eu la bonne intention, je me suis consolée et des injustices d'autrui, et de mes propres défauts.
Je viens maintenant vous prouver ma reconnaissance (mieux que par des phrases, selon moi), en vous demandant une grâce. C'est de lire le petit volume que je vous envoie et dans lequel vous trouverez, la révélation d'un prodigieux talent de poète. Si ce poète-maçon de vingt ans vous paraît, au premier coup d'oeil, procéder un peu à la façon de Victor Hugo, en faisant beaucoup d'arène ne jugez pas trop, vite et lisez tout. Vous verrez, une pièce intitulée Méditation sur les toits qui est bien ingénieuse et bien belle. Une autre, intitulée l'Hiver aux riches, qui est forte de sentiments populaires. Et une appelée le Forçat, où la pitié est profonde sous l'expression de l'horreur et de l'effroi. Ce vers:
Si son âme pour moi devenait expansive!
en dit plus qu'il n'est gros. Partout ailleurs, vous trouverez le sentiment d'un amour vrai et noble. Et puis de la peinture abondante, vigoureuse, souvent désordonnée à force d'être chaude de tons.
Je suis sûre que vous voudrez encourager un talent si bien trempé, si sauvagement fort, et que vous en serez frappé comme je le suis. Bien que je ne connaisse ni le poète ni personne qui s'intéresse à lui, je veux faire quelques efforts pour le faire connaître et je commence par vous. Si vous voulez en parler dans la Phalange et dans les autres journaux où vous écrivez, peut-être vous ferez un acte de justice, et trouverez à lui donner de bons conseils afin qu'il comprenne où doit être l'âme de son talent, et l'emploi de son génie.
Recevez encore l'expression, de ma gratitude bien sincère. Je sais que ce n'est pas à ma personnalité que je la dois; car il n'en est pas de moins aimable et de moins attrayante. Mais je la dois à l'amour du vrai et du juste, qui établit entre nous des rapports plus certains et plus solides que ceux du monde et des conversations.
Toute à vous.
G. SAND.
CCXIII
A MADEMOISELLE DE ROZIÈRES, A PARIS
Nohant, 9 mai 1842.
Mignonne,
Vite à l'ouvrage! Votre maître, le grand Chopin, a oublié (ce à quoi il tenait pourtant beaucoup) d'acheter un beau cadeau à Françoise, ma fidèle servante, qu'il adore, et il a bien raison.
Il vous prie donc de lui envoyer, tout de suite, quatre aunes de dentelle haute de deux doigts au moins dans le prix de dix francs l'aune; de plus, un châle de ce que vous voudrez dans le prix de quarante francs. Nos paysannes portent ces châles en fichu, en faisant plusieurs plis retenus par une épingle sur la nuque, et en laissant descendre la pointe jusqu'au-dessous de la taille, et les côtés jusqu'au-dessus du coude, très croisés sur la poitrine. C'est donc plutôt un grand fichu qu'un châle, mais avec de la frange tout autour, quand elles sont en grande tenue. Il faut une bordure dans le dessin, ou un semis, ou encore un châle uni. Vous comprenez qu'une rayure en biais n'irait pas avec ce déploiement régulier sur le dos. Vous pouvez le prendre ou en soie ou en laine, peut-être en cachemire français léger.
Quant à la couleur, comme Françoise porte le deuil toute sa vie en qualité de veuve berrichonne, il faut que ce soit un châle de deuil; mais le deuil de nos paysannes admet le gros bleu, le gris, le gros vert, le violet, le brun, le puce et le marron. Toutes les autres couleurs sont proscrites. Un seul point rouge serait une abomination.
Voilà le superbe cadeau que vous demande votre honoré maître, avec un empressement digne de l'ardeur qu'il porte dans ses dons, et de l'impatience qu'il met dans les petites choses.
Nous autres, Maurice et moi, qui sommes de grands philosophes, nous vous déclarons que, si vous ne nous envoyez pas excessivement vite cinq billes de billard, nous vous écrirons un torrent d'injures, et nous mettrons Carillo[1] à feu et à sang. Nous avons trouvé notre billard desséché, les queues gelées, les billes écorchées, et tout l'attirail endommagé. Nous avons pris nos précautions pour beaucoup de choses; mais nous n'avions pas prévu que nos billes seraient marquées de la petite vérole. Il faut que les rats aient fait de beaux carambolages cet hiver. Ainsi, mademoiselle, faites-nous acheter cinq billes pour la partie russe, deux blanches, une rouge, une jaune et une bleue. Priez M. Gril de nous faire cette emplette, lui qui est un fameux joueur de billard, puisqu'il m'a battue plusieurs fois. Dites-lui, pour sa gouverne, que le billard est grand, non pas énorme, mais assez grand, pour que les billes ne soient pas de la première petitesse, ni de la première grosseur. S'il pouvait, en même temps, nous acheter d'excellents procédés, il mettrait le comble à ses bienfaits. Je ne suis pas contente de ceux que j'ai emportés: ils sont trop durs. Je les ai pris chez Plenel, boulevard Saint-Martin; avis pour n'y pas retourner. Mais, sur le même boulevard, il y a des marchands de billards à choisir.
Tout le monde vous fait de tendres amitiés. Moi, je vous embrasse de toute mon âme, ma bonne petite fille. Je vous envoie un bon de cent francs pour nos emplettes, au cas que vous soyez, comme je suis presque toujours, sans le sou, à l'heure dite; c'est faire injure peut-être à votre esprit d'ordre; mais, quant à moi, j'y suis si habituée, que je n'en rougis plus.
G.
[1] Le chien de mademoiselle de Rozières.
CCXIV
A MADAME MARLIANI, A PARIS
Nohant, 26 mai 1842.
Vous êtes bien bonne et bien mignonne de m'écrire souvent. Ne vous lassez pas, chère amie, quand même je serais paresseuse, c'est-à-dire fatiguée; car, après avoir fait, chaque nuit, six heures de pieds de mouche, je suis bien aveuglée et bien roidie du bras droit pour écrire quelques lignes dans la journée. Pardonnez-moi quand je suis en retard, et sachez toujours bien que je pense à vous, que je parle de vous, et que je cause avec vous en rêve.
Tout mon monde va bien. J'ai reçu votre lettre, jointe et collée par l'encre à celle de Leroux; c'était un bon jour pour moi de vous recevoir tous deux à la fois. J'aurais voulu me mettre sous la même enveloppe pour être plus avec vous. Le vieux doit être content de moi à l'heure qu'il est. Il aura reçu mon envoi. J'ai reçu aussi le même jour des nouvelles de Pauline[1], qui devait chanter le Barbier dans quatre ou cinq jours, ayant réussi à s'organiser tant bien que mal une troupe. Elle me paraît enchantée de l'Espagne, de la bonne réception qu'on lui a faite, du beau soleil et du mouvement dont elle avait besoin. Elle partira ensuite pour l'Andalousie et reviendra par Nohant.
Que je suis donc heureuse pour vous de savoir le gros Manoël sur le point de vous revenir: le retrouverai-je à Paris à la fin d'août? je le voudrais bien. S'il retourne en Espagne auparavant, vous devriez le reconduire jusqu'à Nohant; de là, il reprendrait la malle-poste de Toulouse ou de Bordeaux à volonté. Promettez-moi d'y songer et d'y tâcher.
Je suis tout émerveillée des gracieusetés du souverain d'Enrico; mais je défends à ce grand homme réhabilité de se laisser enivrer par la faveur royale: je le prie de rester à son métier et de ne plus songer à ses canons. C'était jadis un homme terrible, vous en avez fait une femme charmante. Il est beaucoup plus joli et plus heureux ainsi.
Qu'est-ce que vous me dites, que Pététin est fâché de n'avoir pas été pris au sérieux par moi? Je le prends, au contraire, plus au sérieux qu'il ne voudrait. Je le prends pour un bon et excellent jeune homme qui veut faire le vieux chien, qui a la singulière manie de se faire grognon, misanthrope et sceptique, quand il a le coeur jeune et généreux en dépit de lui-même. Eh! mon Dieu, croit-il avoir le monopole des ennuis, des déceptions et des chagrins? Est-ce que nous n'avons pas battu tous ces chemins-là? est-ce que nous ne savons pas bien ce que c'est que la vie? Je le sais mieux que lui; j'ai six, huit ou dix ans de plus, et je sais bien aussi que, quand on n'est pas né sombre et haineux, on ne le devient pas, quel que soit le fardeau du mal personnel. J'ai tant souffert pour mon compte, que je ne m'effraye plus de voir souffrir. Mes idées ne sont plus à l'épouvante, à la plainte et à la compassion ardente. Je dis comme vous: «Plus loin, plus loin! ne nous arrêtons pas; allons au bout.»
Et, depuis que je sens la main de la vieillesse s'étendre sur moi, je sens un calme, une espérance et une confiance en Dieu que je ne connaissais pas dans l'émotion de la jeunesse. Je trouve que Dieu est si bon, si bon de nous vieillir, de nous calmer et de nous ôter ces aiguillons de personnalité qui sont si âpres dans la jeunesse! Comment! nous nous plaignons de perdre quelque chose, quand nous gagnons tant, quand nos idées se redressent et s'étendent, quand notre coeur s'adoucit et s'élargit, et quand notre conscience, enfin victorieuse, peut regarder derrière elle et dire: «J'ai fait ma tâche, l'heure de la récompense approche!»
Vous me comprenez, vous, chère amie. Je vous ai vue franchir cette planche où le pied des femmes tremble et trébuche; vous la passez gaiement, et vos soucis, quand vous en avez, ont une cause moins puérile que ces vains regrets d'un âge qui n'est plus à regretter dès qu'il est passé. Qu'ont-ils à se plaindre, ceux qui sont encore dans la vie que j'avais hier? Craignent-ils de ne pas vieillir? Est-ce que chaque phase de notre vie n'a pas ses forces, ses richesses, ses compensations? Il faut vivre comme on monte à cheval; être souple, ne pas contrarier la monture mal à propos, tenir la bride d'une main légère, courir quand le vent souffle et nous presse, aller au pas quand le soleil d'automne nous y invite. Dieu a bien fait les choses, et, lui aidant, les hommes arriveront à les comprendre.
Voilà ce qui me passe par la tête en pensant à Pététin et à tant d'autres que je sais et qui passeront le torrent en disant: «Je le croyais plus furieux.»
Bonsoir, ma bonne chérie. Mille tendresses à mon Gaston, et à vous mille caresses de coeur. Écrivez-moi.
[1] Pauline Viardot.
CCXV
A M. ANSELME PÉTÉTIN, A PARIS
Nohant, 30 mai 1842.
Cher Gengiskan,
Si vous êtes fâché contre moi, vous avez tort, je le pense. Je ne suis pas curieuse, ni désoeuvrée, ni taquine, quoi que vous en disiez. C'est vous qui êtes taquin: si vous voulez avoir bonne mémoire, vous vous rappellerez que c'est toujours vous qui m'avez attaquée, tantôt sur ma dureté de coeur à propos de bottes, tantôt sur mon égoïsme à propos de rien. Je ne me suis jamais défendue.
Il m'est absolument indifférent d'être jugée froide. A l'âge que j'ai, ce n'est pas d'un mauvais goût, et mon amour-propre, sur ces choses-là, est peut-être plus accommodant que le vôtre; car vous m'avez dit, souvent des choses assez brutales à brûle-pourpoint et je ne m'en suis jamais fâchée. Je vous voyais les nerfs irrités et j'aimais mieux vous juger malade que mauvais chien.
Peut-être aviez-vous des intentions hostiles en jetant toutes ces pierres dans mon jardin. Je ne le croyais pas et je vous répondais sans humeur; je le pense un peu à présent, en voyant que vous avez été blessé de réponses fort peu féroces selon moi, et qui convenaient plus à vos déclamations contre la Providence et la race humaine que de longues, âpres et inutiles discussions: vous vouliez peut-être les soulever entre nous; car vous attaquiez sans cesse les points les plus sensibles et les plus sacrés de nos croyances, sans charité aucune, et, peut-être pourrais-je dire, sans le moindre égard pour moi.
Je faillis une ou deux fois m'y laisser prendre. Mais je me suis arrêtée, en voyant que vous n'étiez pas l'homme de vos théories et que votre coeur donnait un continuel démenti à vos blasphèmes. De la part d'un méchant, elles ne m'eussent pas laissée aussi calme; ou bien c'eût été le calme du mépris. Mais je me suis souvenue du noble et malheureux Alceste, et je vous ai simplement dit que vous étiez malade, en d'autres termes, misanthrope.
C'est donc bien offensant? je ne le savais pas. Je me croyais autorisée à faire cette réflexion par l'espèce de dédain avec lequel vous débitiez vos hérésies à deux doigts de mon nez. J'ai eu la bêtise de croire que c'était de l'abandon de votre part; mais ce n'était pas chez vous affaire de confiance et vous ne m'autorisiez pas, dites-vous, à vous plaindre. Eh bien! mon vieux, je m'en abstiendrai devant vous, et, quand madame Marliani viendra me parler de vous, je la prierai de ne pas vous redire mon opinion sur votre maladie. Je ne sais pourquoi elle l'a fait, je ne l'y avais pas autorisée.
Je ne me souviens pas de ce que je lui ai écrit; ce n'était pas une réponse à votre attaque, comme vous le pensez. Je ne croyais pas que vous l'eussiez chargée de me faire le reproche que j'ai repoussé. Quoi qu'elle vous ait répété de ma lettre, je ne crains pas qu'elle vous offense, à moins que vous ne soyez fou; car je suis sûre de n'avoir jamais eu ni un mauvais sentiment, ni une mauvaise pensée à votre égard.
Maintenant, si vous continuez à m'en vouloir, tant pis pour vous! vous manquerez à la raison et à la justice. Vous me donnez une leçon un peu rêche. Elle ne me pique point, parce que je ne la mérite pas. Vous me croyez dure parce que je ne suis pas coquette. Je ne répondrai pas, parce que c'est toujours une sotte chose de se laisser aller à parler de soi. Ceux qui out besoin de cela pour nous connaître ne nous aiment point, et ceux qui nous aiment nous devinent. Je ne vous reproche pas l'espèce d'antipathie qui, malgré plusieurs choses aimables, perce dans votre lettre. Vous faites profession de haïr Dieu d'abord et ensuite tous les hommes; je serais bien vaine de vouloir être exceptée, et vous ne vous trompez guère en disant que je ne vaux pas mieux que le premier venu.
Je me défends seulement d'avoir été mauvaise pour vous. Mes paroles n'ont même pas pu être dures, puisque mon intention ne l'était pas. Votre lettre me prouve que vous êtes encore plus malade que je ne le pensais, soit dit, sans vous offenser, pour la dernière fois. Vous me faites même un peu l'effet de friser l'hypocondrie; vous êtes heureusement assez jeune pour la combattre et vous en distraire. Vieux, vous en serez guéri par la force des choses. La jeunesse a un sentiment très âpre de personnalité, orgueilleuse dans le triomphe, amère et colère dans la chute, douloureuse dans l'inaction. Cela est bien; car, sans cela, elle n'agirait pas; quand l'âge de l'action est passé, la personnalité s'efface, et l'on se console d'avoir trop ou trop peu agi, quand on peut se dire qu'on a fait de son mieux, que l'action nous a emporté ou que l'inaction nous a surmonté par la force des circonstances extérieures, indépendantes de notre volonté.
On se réconcilie alors avec soi-même, on se soumet au jugement des hommes et à la volonté de Dieu; c'est alors qu'on cesse d'être personnel et que la vie des autres reprend, à nos yeux, sa véritable importance, son effet salutaire et doux. Il est vrai que, pour arriver en vieillissant à cet oubli de l'individualisme excessif, qui est le stimulant et le tourment de la jeunesse, il faut pouvoir se rappeler qu'on a été très sincère, et très ferme dans ses bonnes intentions.
Donc, quand je dis que vous serez tranquille sur vos vieux jours, je ne vous fais pas d'insulte et je ne traite pas avec mépris votre mal présent. Je ne crois pas à l'heureuse vieillesse des vilaines gens. Je pense, au contraire, que leur âme va toujours s'aigrissant et que leur enfer est en ce monde. Vous me direz que le monde n'est peuplé que de ces gens-là. Eh! mon Dieu, je l'ai cru, je l'ai dit de même, tant qu'il a été en leur pouvoir de me faire souffrir. Et pourquoi avaient-ils ce pouvoir? c'est que je le leur donnais par la susceptibilité de mon amour-propre. Je ne pensais qu'à me battre avec eux, et guère à les plaindre; la pitié vient quand l'orgueil s'en va, elle change le point de vue, et, si elle rend parfois plus triste encore, c'est une tristesse douce et où l'espérance vient trouver place. N'allez pas me croire douce, bonne et tendre pour avoir pensé et dit cela. C'est encore chez moi à l'état de découverte, et, dans la pratique, je ne vaux encore rien; j'attends avec impatience qu'il ne me reste pas un cheveu noir sur la tête. Alors, j'en suis sure, je n'aurai plus un sentiment injuste dans le coeur; je verrai les hommes non méchants, mais ignorants et faibles, en réalité, comme je les aperçois déjà par la théorie. Et vous aussi, vous les verrez tels, et tout ce qui vous paraît absurde dans mon optimisme, vous l'aurez trouvé vous-même, et reconnu vrai.
Votre jeunesse furibonde et hautaine me rappelle la mienne, et vous ne pouvez inventer aucun blasphème nouveau pour moi. Si je vous racontais jusqu'où j'ai poussé la haine de toute chose et l'horreur de la vie, j'aurais l'air de vous faire des romans.
J'avais un ami, un vrai Pylade qui m'a surnommé son Oreste, pour m'avoir vue aux prises avec les Euménides, et pourtant je n'avais tué ni père ni mère. Il avait bien raison de ne me pas prendre au sérieux; car je me rêvais aussi méchante que les autres hommes, horriblement méchants à mes yeux. Il avait coutume de me dire: «Tu es malade, bien malade!» C'est peut-être à force de m'entendre répéter ce mot, qu'il m'est venu sur les lèvres, en vous voyant dans vos accès. Je n'y ai pas mis plus d'insolence que ne le faisait mon pauvre Pylade, le plus calme et le plus patient des hommes! Vous me direz que je n'ai pas l'honneur d'être votre Pylade. Je voudrais pouvoir être celui de tous les hommes qui souffrent et leur faire le bien que mon ami m'a fait.
Vous direz encore que cette amitié universelle est la preuve de mon mauvais coeur. Il se peut, mais je ne le savais pas; qu'elle vous irrite et vous offense, au lieu de vous calmer, je vous en garderai votre part, et, pour vous la prouver, puisque c'est le moyen, je ne vous la témoignerai pas davantage. Sur ce, ô commandeur des non-croyants! pardonnez-moi, ne me tuez pas en duel, et remettez dans votre poche un de vos sujets de chagrin les plus mal fondés. Charlotte, qui vous aime, a cru bien faire en vous parlant de moi. Elle s'est trompée, ne l'agitez pas avec cela. Je ne lui en parlerai seulement pas. Elle a eu de bonnes intentions; car, elle, elle a un coeur affectueux, vous ne pouvez pas le nier.
Maurice vous remercie de votre bon souvenir. Nous travaillons et cultivons Euripide, Eschyle et Sophocle pour le quart d'heure, dans des traductions sans doute fort plates, mais qui nous laissent encore voir que ces gens-là avaient quelque talent pour leur temps, comme on dirait à la cour.
Moi, je m'occupe à avoir mal à la tête et aux yeux. Je ne sais si vous pourrez me lire. J'aurais mieux fait, pour ma santé, d'avoir le coeur de rocher dont vous me gratifiez, de vous laisser grogner tout votre saoul, que de m'endommager le nerf optique à vous répondre si longuement.
Pardieu! je suis bien bête, et je devrais avoir les profits de l'égoïsme, puisque j'en ai les honneurs.
Toute à vous.
G.S.
CCXVI
A M. CHARLES PONCY, A TOULON
Nohant, 23 juin 1842.
Mon cher Poncy,
Je ne vous écris qu'un mot, en attendant que je puisse vous écrire davantage. J'ai, depuis six semaines, d'affreuses douleurs dans la tête, produites par l'effet de la lumière sur les yeux. J'ai une peine bien grande à fournir mon travail à la Revue indépendante, et, quatre ou cinq jours par semaine, je suis forcée de m'enfermer dans l'obscurité comme une chauve-souris; je vois alors le soleil et la nature par les yeux de l'esprit et par la mémoire; car, pour les yeux du corps, ils sont condamnés à l'inaction, ce qui m'attriste et m'ennuie prodigieusement.
Je recevrai avec grand plaisir M. Paul Gaymard, voilà ce que je voulais vous répondre sans tarder.
Et puis, maintenant, je vous dis bien vite que j'ai reçu vos deux lettres; que vos poésies sont toujours belles et grandes; que votre Fête de l'Ascension est une promesse bien sainte et bien solennelle de ne jamais briser la coupe fraternelle où vous buvez, avec les hommes de la forte race, le courage et la douleur.
Faites beaucoup de poésies de ce genre, afin qu'elles aillent au coeur du peuple et que la grande voix que le ciel vous a donnée pour chanter au bord de la mer ne meure pas sur les rochers, comme celle de la Harpe des tempêtes. Prenez dans vos robustes mains la harpe de l'humanité et qu'elle vibre comme on n'a pas encore su la faire vibrer. Vous avez un grand pas à faire (littérairement parlant) pour associer vos grandes peintures de la nature sauvage avec la pensée et le sentiment humain. Réfléchissez à ce que je souligne ici. Tout l'avenir, toute la mission de votre génie sont dans ces deux lignes. C'est peut-être une mauvaise formule de ce que je veux exprimer; mais c'est celle qui me vient dans ce moment, et, telle qu'elle est, c'est le résumé de mes impressions et de mes réflexions sur vous. Méditez-la, et, si elle vous suffit pour comprendre ce que j'attends de vos efforts, donnez-m'en vous-même l'explication et le développement dans votre réponse. C'est peut-être une énigme que je vous propose. Eh bien, c'est un travail pour votre intelligence. Si vous n'entendez pas la solution comme je l'entends, rappelez-moi ma formule, et je vous la développerai de mon côté dans ma prochaine lettre. Au reste, la difficulté que je vous propose, d'associer (en d'autres termes) le sentiment artistique et pittoresque avec le sentiment humain et moral, vous l'avez instinctivement résolue d'une manière admirable en plusieurs endroits de vos poésies. Dans toutes celles où vous parlez de vous et de votre métier, vous sentez profondément que, si l'on a du plaisir avoir en vous l'individu parce qu'il est particulièrement doué, on en a encore plus à le voir maçon, prolétaire, travailleur. Et pourquoi? c'est parce qu'un individu qui se pose en poète, en artiste pur, en Olympie, comme la plupart de nos grands hommes bourgeois et aristocrates, nous fatigue bien vite de sa personnalité. Les délires, les joies et les souffrances de son orgueil, la jalousie de ses rivaux, les calomnies de ses ennemis, les insultes de là critique: que nous importent toutes ces choses dont ils nous entretiennent, avec leur comparaison des chênes et des champignons vénéneux poussés sur leur racine?—comparaison ingénieuse, mais qui nous fait sourire parce que nous y voyons percer la vanité de l'homme isolé, et que les hommes ne s'intéressent réellement à un homme qu'autant que cet homme s'intéresse à l'humanité. Ses souffrances ne trouvent d'intérêt et de sympathie qu'autant qu'elles sont subies pour l'humanité. Son martyre n'a de grandeur que lorsqu'il ressemble à celui du Christ; vous le savez, vous le sentez, vous l'avez dit. Voilà pourquoi votre couronne d'épines vous a été posée sur le front. C'est afin que chacune de ces épines brûlantes fit entrer dans votre front puissant une des souffrances et le sentiment d'une des injustices que subit l'humanité. Et l'humanité qui souffre, ce n'est pas nous, les hommes de lettres; ce n'est pas moi, qui ne connais (malheureusement pour moi peut-être) ni la faim ni la misère; ce n'est pas même vous, mon cher poète, qui trouverez dans votre gloire et dans la reconnaissance de vos frères, une haute récompense de vos maux personnels; c'est le peuple, le peuple ignorant, le peuple abandonné, plein de fougueuses passions qu'on excite dans un mauvais sens, ou qu'on refoule, sans respect de cette force que Dieu ne lui a pourtant pas donnée pour rien. C'est le peuple livré à tous les maux du corps et de l'âme, sans prêtres d'une vraie religion; sans compassion et sans respect de la part de ces classes éclairées (jusqu'à ce jour), qui mériteraient de retomber dans l'abrutissement, si Dieu n'était pas tout pitié, tout patience et tout pardon.
Me voilà un peu loin de la concision que je me promettais en commençant ma lettre, et je crains que vous n'ayez autant de peine à déchiffrer mon écriture que moi à la voir. N'importe, je ne veux pas laisser mon idée trop incomplète. Je vous disais donc que vous aviez résolu la difficulté toutes les fois que vous avez parlé du travail. Maintenant il faut marier partout la grande peinture extérieure à l'idée même de votre poésie. Il faut faire des marines: elles sont trop belles pour que je veuille vous en empêcher; mais il faut, sans sacrifier la peinture, féconder par la comparaison ces belles pièces de poésie si fortes et si colorées. Vous avez rencontré parfois l'idée; mais je ne trouve pas que vous en ayez tiré tout le parti suffisant. Ainsi la plupart de vos marines sont trop de l'art pour l'art, comme disent nos artistes sans coeur. Je voudrais que cette impitoyable mer, que vous connaissez et que vous montrez si bien, fût plus personnifiée, plus significative, et que, par un de ces miracles de la poésie que je ne puis vous indiquer, mais qu'il vous est donné de trouver, les émotions qu'elle vous inspire, la terreur et l'admiration, fussent liées à des sentiments toujours humains et profonds. Enfin il faut ne parler aux yeux de l'imagination que pour pénétrer dans l'âme plus avant que par le raisonnement. Pourquoi cette éternelle colère des éléments? cette lutte entre le ciel et l'abîme, le règne du soleil qui pacifie tout; pourquoi la rage, la force, la beauté, le calme? Ne sont-ce pas là des symboles, des images en rapport avec nos rages intérieures, et le calme n'est-il pas une des figures de la Divinité? Voyez Homère! comme il touche à la nature! il est plus romantique que tous nos modernes; et pourtant cette nature si bien sentie et si bien dépeinte n'est qu'un inépuisable arsenal où il trouve des comparaisons pour animer et colorer les actes de la vie divine et humaine. Tout le secret de la poésie, tous ses prodiges sont là. Vous l'avez senti dans la Barque échouée, dans la Fumée qui monte des toits, etc. Je voudrais que vous le sentissiez dans toutes les pièces que vous faites; c'est par là qu'elles seraient complètes, profondes, et que l'impression en serait ineffaçable. Hugo a senti cela quelquefois; mais son âme n'est pas assez morale pour l'avoir senti tout à fait et à propos. C'est parce que son coeur manque de flamme que sa muse manque de goût. L'oiseau chante pour chanter, dit-on. J'en doute.
Il chante ses amours et son bonheur, et c'est par là qu'il est en rapport avec la nature. Mais l'homme a plus à faire, et le poète ne chante que pour émouvoir et faire penser.
J'espère qu'en voilà assez pour une aveugle. Je crains que mon écriture ne vous communique ma cécité.
Adieu, cher Poncy. Suppléez par votre intelligence à tout ce que je vous dis si mal et si obscurément. Solange et Maurice vous lisent et vous aiment. Maurice a presque votre âge, je crois. Il a dix-neuf ans; c'est un peintre. Il est doux, laborieux, calme comme la mer la plus calme. Solange a quatorze ans; elle est grande, belle et fière. C'est une créature indomptable et une intelligence supérieure, avec une paresse dont on n'a pas d'idée. Elle peut tout et ne veut rien. Son avenir est un mystère, un soleil sous les nuages. Le sentiment de l'indépendance et de l'égalité des droits, malgré ses instincts de domination, n'est que trop développé en elle. Il faudra voir comment elle l'entendra et ce qu'elle fera de sa puissance. Elle est très flattée de votre envoi et l'a collé clans son album avec les autographes les plus illustres.
Avez-vous un numéro de la Ruche populaire où mon ami Vinçard rend compte de vos Marines? Le Progrès du Pas-de-Calais, rédigé par mon ami Degeorge, doit avoir fait aussi un article. Enfin, la Phalange m'en a promis un. Si vous n'êtes pas à même de vous procurer ces journaux, dites-le-moi, je vous les ferai envoyer; J'ai écrit à mon éditeur Perretin de vous faire passer un exemplaire d'Indiana, et un de tous ceux de la nouvelle édition, à mesure qu'ils paraîtront.
Quant aux vers que vous m'adressez, je les garde pour moi jusqu'à nouvel ordre. J'y suis sensible et j'en suis fière. Mais il ne faut pas les publier dans le prochain recueil; cela me gênerait pour le pousser comme je veux le faire. J'aurais l'air de vous gouter parce que vous me louez… Les sots n'y verraient pas autre chose, et diraient que je travaille à m'élever des autels. Cela ferait tort à votre succès, si on peut appeler succès la voix des journaux. Mais, toute mauvaise qu'elle est, il la faut jusqu'à un certain point.
Adieu encore, et à vous de coeur.
Ne vous donnez pas la peine de recopier les vers que vous m'avez envoyés. Je ne les égare pas, et, si je vous demande des changements et des corrections, à ceux-là et aux autres, vous aurez bien assez d'ouvrage. Ne vous fatiguez donc pas à écrire plus qu'il ne faut. Je lis parfaitement bien votre écriture. Si je suis sévère pour le fond, il faudra que vous soyez courageux et patient. Il ne s'agit pas de faire un second volume aussi bon que le premier. En poésie, qui n'avance pas recule. Il faut faire beaucoup mieux. Je ne vous ai pas parlé des taches et des négligences de votre premier volume. Il y avait tant à admirer et tant à s'étonner, que je n'ai pas trouvé de place dans mon esprit pour la critique. Mais il faut que le second volume n'ait pas ces incorrections. Il faut passer maître avant peu. Ménagez votre santé pourtant, mon pauvre enfant, et ne vous pressez pas. Quand vous n'êtes pas en train, reposez-vous et ne faites pas fonctionner le corps et l'esprit à la fois, au delà de vos forces. Vous avez bien le temps, vous êtes tout jeune, et nous nous usons tous trop vite. N'écrivez que quand l'inspiration vous possède et vous presse.
CCXVII
AU MÊME
Nohant, 24 août 1842
Mon cher poète,
J'ai trouvé vos deux lettres au retour d'un voyage que je viens de faire à Paris, pour mes affaires, c'est-à-dire pour celles de notre Revue. Je suis toujours malade, et mes yeux me refusent le service. Ne croyez donc pas, si je ne vous réponds pas exactement, qu'il y ait de ma faute. Mon travail même est sans cesse interrompu et repris avec de pénibles efforts souvent infructueux.
Je crois qu'à certains égards, vous avez progressé. Vos idées s'enchaînent, se symbolisent et se complètent mieux. Mais je veux vous avertir avec la franchise et l'autorité maternelles que vous voulez bien m'accorder: vous négligez la forme et l'expression, au lieu de les corriger. Je ne vous ai pas fait de reproche pour votre volume imprimé, je n'ai fait d'attention sérieuse qu'à l'inspiration extraordinaire et à l'innéité, l'abondance de talent, qui s'y révèlent à chaque page. Je savais bien qu'à chaque page il y avait ou une incorrection de langage ou une métaphore manquant de justesse, ou un trait dont le goût n'était pas pur. Si vous voulez faire une seconde publication ayant les mêmes qualités et les mêmes défauts que la première, vous le pouvez. Je suis à votre service pour m'en occuper avec autant de zèle et de dévouement que s'il s'agissait de votre chef-d'oeuvre. Mais, si vous écoutez les conseils de mon amitié sérieuse et sévère, vous ne publierez vos nouvelles poésies que lorsque vous y reconnaîtrez vous-même plus de qualités et moins de défauts que dans les premières.
Vous êtes si jeune, qu'il ne vous est pas permis de ne pas faire chaque année un progrès sensible. Or, je trouve, dans les pièces que vous m'avez envoyées, plus de qualités, il est vrai, mais aussi plus de défauts que dans votre volume. Je ne m'en étonne pas, et même je vous dirai que je m'y attendais. C'est une phase inévitable de la transformation qui se fait dans l'esprit d'un poète comme d'un artiste. J'étudie ces phases dans la peinture que fait mon fils, et je les ai étudiées sur moi-même dans ma jeunesse. Tant qu'on est dans l'heureux âge de progresser, on perd à chaque instant d'un côté ce qu'on gagne de l'autre. De ce que cela est inévitable, il n'en faut pas moins s'observer, s'efforcer, s'examiner et se corriger. Dans la peinture, on étudie les grands modèles. Dans la littérature, il en faut faire autant. Je voudrais que vous prissiez du repos pour quelque temps, puisque vous-même, au milieu de vos fatigues et de vos chagrins domestiques, vous en sentez le besoin. Il faudra lire beaucoup d'ancienne littérature, du Corneille, du Bossuet, du Jean-Jacques Rousseau; même du Boileau comme antidote à un certain débordement d'expressions et de métaphores romantiques dont on abuse aujourd'hui, et dont vous abusez souvent.
Je ne veux pas que vous vous effaciez, que vous cessiez d'être moderne et romantique pour vous faire classique et ancien. Mais il n'y a pas de danger que cela vous arrive. Vous êtes riche à revendre, et il ne s'agit plus que de savoir choisir et ordonner vos richesses. Comme jeune homme et poète ardent, vous manquez souvent de goût: cette chose si fine, qu'elle est indéfinissable, que je ne pourrais jamais vous dire en quoi elle consiste, et que, sans elle, pourtant, il n'y a point d'art ni de vraie poésie. Si vous n'en aviez pas du tout, je n'essayerais pas de vous conseiller d'en avoir: ce serait bien inutile; mais c'est parce que vous en avez beaucoup et grandement que je vous avertis de penser maintenant au triage. Je vous détaillerais bien, vers par vers, vos succès et vos chutes en ce genre. Ainsi, les quatre vers qui terminent l'Échappée de mer sont une comparaison extrêmement hardie, et cependant juste, heureuse et belle. Mais quand, par un néologisme audacieux, vous faites le verbe zigzaguer, vous ne réussissez qu'à peindre aux yeux vivement une chose matérielle, et, au lieu de l'embellir par l'expression (ce qui est le devoir inexorable de la poésie), vous la rabaissez à un terme vulgaire et incorrect, vous manquez au goût. Vous peignez un spectacle grandiose: ne cessez pas d'être grandiose; vous voulez dire naïvement une chose naïve: soyez naïf. Zigzaguer n'est ni l'un ni l'autre. Si je vous analysais vos vers un par un, je vous ennuierais, je vous effrayerais peut-être, et mon avis n'est pas qu'on reprenne un travail mot à mot pour le refaire péniblement. Il vaut mieux passer à un autre et s'observer en le faisant. Vous auriez même près de vous un conseil assidu et sévère, qu'il vous fatiguerait, et glacerait peut-être votre inspiration. Je ne veux faire ce triste métier avec vous que quand vous serez résolu à imprimer. Alors vous m'enverrez le tout, et, si vous le voulez, je ferai le travail d'élaguer et d'indiquer à un nouvel examen de vous ce qui ne me paraîtra pas bien. Mais, dans l'état de fatigue et d'agitation où vous êtes, le plus sage serait de travailler moins souvent et d'apprendre davantage. Je vous blâme beaucoup d'avoir une correspondance qui vous prend du temps. Je n'en ai pas, moi. Une fois par mois; j'écris une douzaine de lettres, tant pour mes amis que pour mes affaires, et je reçois au moins cent lettres par mois.
Mais elles sont le fait de l'oisiveté, de la curiosité et de la vanité. Je n'ai garde d'y répondre, quand je n'y vois aucune utilité pour moi ou pour les autres. Cela me fait des ennemis. Je m'y résigne, ne pouvant l'éviter et n'ayant pas le moyen de payer une secrétaire pour la satisfaction d'autrui. Vous avez mieux à faire, mon cher enfant, que de gaspiller votre temps si rare, et vos forces si nécessaires, à de menues expansions de banale correspondance où l'on est toujours poussé par le besoin de parler de soi. Quand vous avez une heure de reste le soir, lisez donc de bons vers et de bonne prose, et, sans vous attacher à imiter aucun auteur, vous prendrez, sans vous en apercevoir, l'habitude d'un goût plus sévère et d'une pureté de forme plus soutenue.
Quant aux lettres que vous m'écrivez, mon cher poète, et que je reçois toujours avec un vrai plaisir, ne vous demandez pas si elles sont bien écrites. Elles le sont. Votre coeur y parle, et le lecteur n'y cherche pas autre chose.
Si vous avez le courage de faire ce que je vous dis, avant peu de mois, vous vous réveillerez un beau jour ayant beaucoup acquis, et, sans vous en rendre compte peut-être, vous aurez trouvé des formes irréprochables pour rendre vos pensées nobles et chaleureuses.
Mais le travail, la maladie, la misère, me direz-vous? Oh! je sais bien ce que c'est. Si vous comptez vivre de votre plume, et progresser en même temps, je vous dirai que c'est trop pour commencer, et qu'il faut vous résigner, pendant quelques années encore, à choisir entre le profit et le progrès du talent. Si vous étiez malade tout à fait et dans l'impossibilité de travailler des bras, j'espère que vous seriez assez bon fils pour me le dire et ne pas rougir d'un service, si tant est qu'on puisse appeler service un moment d'aide si doux à l'ami qui peut le procurer.
Vous avez bien fait de repousser du pied l'or dont vous me parlez, si c'était de cet or de mauvais aloi que nous savons bien et qui souille le coeur et la main. Mais l'aide d'un coeur ami, c'est autre chose. J'espère que vous le comprendrez comme moi.
Adieu, mon cher Poncy. Du courage! croyez qu'il m'en faut beaucoup pour vous sermonner comme je fais.
A vous, de coeur.
J'ai encore un mot à vous dire. Ne montrez jamais mes lettres qu'à votre mère, à votre femme, ou à votre meilleur ami. C'est une sauvagerie et une manie que j'ai au plus haut degré. L'idée que je n'écris pas pour la personne seule à qui j'écris, ou pour ceux qui l'aiment complètement, me glacerait sur-le-champ le coeur et la main. Chacun a son défaut. Le mien est une misanthropie d'habitudes extérieures, quoique, au fond, je n'aie guère d'autre passion maintenant que l'amour de mes semblables; mais ma personnalité n'a que faire dans les faibles services que mon coeur et ma foi peuvent rendre en ce monde.
Quelques-uns m'ont fait beaucoup de peine sans le savoir, en parlant et en écrivant sur ma personne, mes faits et gestes, même en bien et avec bonne intention. Respectez la maladie d'esprit de celle que vous appelez votre mère.
CCXVIII
A MADEMOISELLE LEROYER DE CHANTEPIE, A ANGERS
Nohant, 23 août 1842
Mademoiselle,
J'ai reçu à Paris, où je viens de passer quelques jours, la lettre que vous m'avez fait l'honneur de m'écrire il y a deux mois. Je répondrais mal à la confiance dont vous m'honorez si je n'essayais pas de vous dire mon opinion sur votre situation présente. Cependant, je suis un bien mauvais juge en pareille matière, et je n'ai point du tout le sens de la vie pratique. Je vous prie donc de regarder le jugement très bref que je vais vous soumettre comme une synthèse d'où je ne puis redescendre à l'analyse, parce que les détails de l'existence ne se présentent à moi que comme des romans plus ou moins malheureux et dont la conclusion ne se rapporte qu'à une maxime générale: changer la société de fond en comble.
Je trouve la société livrée au plus affreux désordre, et, entre toutes les iniquités que je lui vois consacrer, je regarde, en première ligne, les rapports de l'homme avec la femme établis d'une manière injuste et absurde. Je ne puis donc conseiller à personne un mariage sanctionné par une loi civile qui consacre la dépendance, l'infériorité et la nullité sociale de la femme. J'ai passé dix ans à réfléchir là-dessus, et, après m'être demandé pourquoi tous les amours de ce monde, légitimés ou non légitimés par la société, étaient tous plus ou moins malheureux, quelles que fussent les qualités et les vertus des âmes ainsi associées, je me suis convaincue de l'impossibilité radicale de ce parfait bonheur, idéal de l'amour, dans des conditions d'inégalité, d'infériorité et de dépendance d'un sexe vis-à-vis de l'autre. Que ce soit la loi, que ce soit la morale reconnue généralement, que ce soit l'opinion ou le préjugé, la femme, en se donnant à l'homme, est nécessairement ou enchaînée ou coupable.
Maintenant, vous me demandez si vous serez heureuse par l'amour et le mariage. Vous ne le serez ni par l'un ni par l'autre, j'en suis bien convaincue. Mais; si vous me demandez dans quelles conditions autres je place le bonheur de la femme, je vous répondrai que, ne pouvant refaire la société, et sachant bien qu'elle durera plus que notre courte apparition actuelle en ce monde, je la place dans un avenir auquel je crois fermement et où nous reviendrons à la vie humaine dans des conditions meilleures, au sein d'une société plus avancée, où nos intentions seront mieux comprises et notre dignité mieux établie.
Je crois à la vie éternelle, à l'humanité éternelle, au progrès éternel; et, comme j'ai embrassé à cet égard les croyances de M. Pierre Leroux, je vous renvoie à ses démonstrations philosophiques. J'ignore si elles vous satisferont, mais je ne puis vous en donner de meilleures: quant à moi, elles ont entièrement résolu mes doutes et fondé ma foi religieuse.
Mais, me direz-vous encore, faut-il renoncer, comme les moines du catholicisme, à toute jouissance, à toute action, à toute manifestation de la vie présente, dans l'espoir d'une vie future? Je ne crois point que ce soit là un devoir, sinon, pour les lâches et les impuissants. Que la femme, pour échapper à la souffrance et à l'humiliation, se préserve de l'amour et de la maternité, c'est une conclusion romanesque que j'ai essayée dans le roman de Lélia, non pas comme un exemple à suivre, mais comme la peinture d'un martyre qui peut donner à penser aux juges et aux bourreaux, aux hommes qui font la loi et à ceux qui l'appliquent. Cela n'était qu'un poème, et, puisque vous avez pris la peine de le lire (en trois volumes), vous n'y aurez pas vu, je l'espère, une doctrine. Je n'ai jamais fait de doctrine, je ne me sens pas une intelligence assez haute pour cela. J'en ai cherché une; je l'ai embrassée. Voilà pour ma synthèse à moi; mais je n'ai pas le génie de l'application, et je ne saurais vraiment pas vous dire dans quelles conditions vous devez accepter l'amour, subir le mariage et vous sanctifier par la maternité.
L'amour, la fidélité, la maternité, tels sont pourtant les actes les plus nécessaires, les plus importants et les plus sacrés de la vie de la femme. Mais, dans l'absence d'une morale publique et d'une loi civile qui rendent ces devoirs possibles et fructueux, puis-je vous indiquer les cas particuliers où, pour les remplir, vous devez céder ou résister à la coutume générale, à la nécessité civile et à l'opinion publique? En y réfléchissant, mademoiselle vous reconnaîtrez que je ne le puis pas, et que vous seule êtes assez éclairée sur votre propre force et sur votre propre conscience, pour trouver un sentier à travers ces abîmes, et une route vers l'idéal que vous concevez.
A votre place, je n'aurais, quant à moi, qu'une manière de trancher ces difficultés. Je ne songerais point à mon propre bonheur. Convaincue que, dans le temps où nous vivons (avec les idées philosophiques que notre intelligence nous suggère et la résistance que la législation et l'opinion opposent à des progrès dont nous sentons le besoin), il n'y a pas de bonheur possible au point de vue de l'égoïsme, j'accepterais cette vie avec un certain enthousiasme et une résolution analogue en quelque sorte à celle des premiers martyrs. Cette abjuration du bonheur personnel une fois faite sans retour, la question serait fort éclaircie. Il ne s'agirait plus que de chercher à faire mon devoir comme je l'entendrais. Et quel serait ce devoir? Ce serait de me placer, au risque de beaucoup de déceptions, de persécutions et de souffrances, dans les conditions où ma vie serait le plus utile au plus grand, nombre possible de mes semblables. Si l'amour parle en vous, quel sera, avec une telle abnégation, le but de votre amour? Faire le plus de bien possible à l'objet de votre amour. Je n'entends pas par là lui donner les richesses et les joies qu'elles procurent: c'est plutôt le moyen de corrompre que celui d'édifier. J'entends lui fournir les moyens d'ennoblir son âme, et de pratiquer la justice, la charité, la loyauté. Si vous n'espérez pas produire ces effets nobles et avoir cette action puissante sur l'être que vous aimez, votre amour et votre fortune ne lui feront aucun bien. Il sera ingrat, et vous serez humiliée.
Si l'espoir de la maternité parle en vous, quel sera (toujours avec l'abnégation) le but de votre espoir? Ce sera de vous placer dans les conditions les plus favorables à l'éducation de vos enfants, aux bons exemples et aux bons préceptes que vous devez leur fournir.
Enfin, si le désir de donner le bon exemple à votre entourage parle en vous, examinez d'abord si votre entourage est susceptible d'être impressionné et modifié par un bon exemple, et, s'il en est ainsi, cherchez les conditions dans lesquelles vous lui donnerez ce bon exemple.
Ici s'arrête nécessairement mon instruction. Si vous me disiez d'appliquer à votre place ces trois préceptes, je ferais peut-être tout de travers. Je crois avoir une bonne conscience et de bonnes intentions. Mais je n'ai aucune habileté de conduite, et je me suis mille fois trompée dans l'action. Je crois que vous avez un meilleur jugement, et que, si vous, vous servez de ma théorie, vous sortirez des incertitudes où vous êtes plongée. La préoccupation où vous êtes d'une satisfaction personnelle que je crois impossible d'assurer est l'obstacle qui vous arrête, et, si vous vous sentez la foi et le courage de l'écarter la lumière se fera dans votre intelligence.
Je n'ai pas lu les ouvrages que vous m'avez fait l'honneur de m'envoyer. Ils ont été égarés dans un déménagement avec d'autres livres, et je n'ai jamais pu les retrouver. Si vous aviez la bonté de renouveler votre envoi, j'y consacrerais les premières heures de liberté que j'aurai. Je vous demande pardon de mon griffonnage, j'ai la vue fort altérée. J'écris bien rarement des lettres et avec beaucoup de peine.
Agréez, mademoiselle, l'expression de mon estime bien particulière et de mes sentiments distingués.
GEORGE SAND.
Je serai à Paris vers le 25 septembre. Veuillez adresser à la Revue indépendante.
CCXIX
A MONSEIGNEUR L'ARCHEVÊQUE DE PARIS
Nohant, septembre 1842.
Monseigneur.
Mon nom est peut-être une mauvaise recommandation près de vous; mais, si, avec des croyances peut-être différentes des vôtres; je viens à vous, pleine de confiance, pour vous indiquer une bonne oeuvre à faire, il me semble que votre sagesse éclairée et votre esprit de charité peuvent m'accorder aussi quelque confiance et m'écouter avec douceur.
Il y a du moins un point qui rassemble les âmes engagées sur des routes diverses. C'est l'amour de la justice, et, comme toute justice émane de Dieu, peut-être ne suis-je pas une âme impie ni indigne de merci; c'est cet esprit de justice et de bonté que j'invoque, pour oser, sans être connue de vous, vous confier un secret et vous demander une grâce.
Monseigneur, il y a, dans une commune de campagne, un desservant très orthodoxe, nullement partisan de mes dissidences avec la lettre des lois de l'Église, et avec lequel, par conséquent, je ne suis pas intimement liée. Je respecte trop la sincérité et la fermeté de sa foi pour chercher à l'ébranler par de vaines discussions, et sa foi me paraît bonne et bien entendue, puisqu'elle ne produit que de bonnes et nobles actions. Les services et les soins à rendre aux paysans malades ou indigents me sont imposés par un peu d'aisance et par mon séjour au milieu d'eux. C'est ainsi que j'ai été à même d'apprécier la conduite pure et respectable de ce vertueux prêtre, et, le voyant béni de tous, me trouvant parfois en relations avec lui pour aviser au soulagement de certaines souffrances et misères, je puis attester que c'est là un homme irréprochable aux yeux de toutes les opinions.
Ces jours derniers, l'ayant rencontré dans une chaumière et revenant par le même chemin que lui, je remarquai qu'il était fort triste et abattu, et, l'ayant pressé de questions, j'obtins la confidence que je vais faire à Votre Grandeur. C'est un secret qui m'a été confié, et je ne le confierai jamais qu'à Elle, c'est lui dire que je compte absolument sur son honneur et sur sa religion pour ne point chercher à connaître le nom du prêtre dont il s'agit; car la démarche que je fais ici, je n'y suis point autorisée; je la prends dans un mouvement de mon coeur et dans une sorte d'inspiration que je crois bonne et sûre.
Il y a quelques années, ce desservant, touché du désespoir d'une vieille mère de famille dont le fils, homme d'honneur, mais accablé par de malheureuses affaires, allait être poursuivi et emprisonné pour dettes, céda aux conseils de la pitié, accorda pleine confiance aux preuves qu'on lui donnait, et s'engagea à servir de caution auprès des créanciers pour une pauvre somme de quatre mille francs. C'était plus qu'il ne possédait, ou, pour mieux dire, il ne possédait rien du tout. Mais, comme les créanciers demandaient alors une garantie plutôt que de l'argent; que le débiteur paraissait pouvoir s'acquitter en quelques années par son travail, le bon prêtre calcula que, toutes choses étant mises au pis, il pourrait lui-même, avec le temps et en se privant chaque année, arriver à faire face au désastre.
Malheureusement, le débiteur mourut peu après, ne laissant rien, et la dette retomba sur le prêtre, qui obtint un peu de temps, et qui, depuis deux ou trois ans, paye les intérêts sans avoir pu arriver à solder plus de deux cents francs sur le capital.
Maintenant, voici que les créanciers se montrent fort durs et fort pressés, qu'ils exigent ce capital sur l'heure, menacent de poursuites, de frais et de saisie, et, pour avoir exercé la charité, un prêtre respectable et excellent peut être d'un jour à l'autre exposé à un scandale, à une honte poignante.
Si j'avais eu quatre mille francs, j'aurais à l'instant même fait cesser l'inquiétude et la douleur de ce bon curé. Mais son histoire est la mienne, avec la différence que ce qui lui est arrivé une fois m'est arrivé plus de vingt fois, et que, dans la proportion de mes ressources aux siennes, je suis encore plus gênée et empêchée que lui. Ma position de femme, c'est-à-dire de mineure aux yeux de la loi (mineure de quarante ans, s'il vous plaît, monseigneur!), ne me permet pas d'emprunter, et je ne peux pas m'adresser à des amis. La plupart des miens sont pauvres; le peu de riches véritablement humains que j'ai rencontrés sont tellement épuisés d'aumônes et de charités, que c'est être indiscret que de recourir à eux encore une fois. Et puis je dois vous avouer que je suis liée en général avec des personnes de l'opposition la plus prononcée, et que, malheureusement, il y a de l'intolérance au fond de toutes les opinions de ce temps-ci. Tel qui se dépouillera pour un détenu politique de sa couleur ne s'intéressera point à un curé et ne comprendra pas que je m'y intéresse.
J'ai fait appel, sans les beaucoup connaître, à quelques personnes riches et pieuses, leur faisant entendre qu'il s'agissait d'un prêtre, et d'un prêtre aussi orthodoxe qu'elles pouvaient le désirer. On m'a répondu qu'on n'avait pas d'argent ou qu'on avait ses pauvres.
J'ai conseillé à mon desservant de s'adresser au prélat de son diocèse; mais d'autres le lui ont déconseillé, parce que monseigneur, dit-on, blâmerait l'action du prêtre charitable comme une légèreté, comme une imprudence, et que cet aveu pourrait lui faire du tort dans son esprit. Est-ce possible? la prudence humaine peut-elle parler, là où la pitié évangélique commande? Je ne comprends rien à cela, mais enfin je ne puis insister sur un avis où l'on croit voir de graves inconvénients. Dans cette perplexité, l'idée m'est venue de m'adresser tout droit à Votre Grandeur, parce qu'on m'a dit qu'Elle avait l'esprit élevé et l'âme véritablement apostolique. J'ai eu confiance, et j'ai osé. Je prévois bien que Votre Grandeur fait son devoir encore mieux que moi, encore mieux que tout le monde, et qu'Elle a quelque peine à satisfaire toutes les demandés nécessiteuses dont elle est accablée. Mais elle a de nombreuses et puissantes relations que je n'ai point, elle doit disposer de la bourse de beaucoup de personnes charitables, et il suffit d'un mot de sa bouche pour obtenir pleine croyance, tandis qu'une hérétique comme moi n'a point de crédit, et ne peut espérer d'être écoutée que par une àme aussi dégagée de soupçons et aussi saintement loyale que celle de Votre Grandeur.
Je la prie d'agréer l'hommage de mon profond respect.
GEORGE SAND.
CXX
A M. CHARLES DUVERNET, A LA CHÂTRE
Paris, 12 novembre 1842.
Mon bon Charles,
Tu es excellent, et tes marrons le sont aussi. Nous les croquons à toutes les sauces, et cet échantillon du Berry, en même temps qu'il nous couvre de gloire aux yeux de nos convives, nous satisfait l'estomac en nous réjouissant le coeur. Solange surtout en fait son profit à belles dents, et madame Pauline les a trouvés si bons, que je lui en ai promis, de ta part, un joli sac que certainement tu ne lui refuseras pas.
Je te dirai que nous sommes occupés de cette grande et bonne Pauline, avec redoublement depuis son redébut aux Italiens. Je ne te dis rien de sa voix et de son génie, tu en sais aussi long que nous là-dessus; mais tu apprendras avec plaisir que son succès, un peu contesté dans les premiers jours, non par le public, mais par quelques coteries et boutiques de journalisme, a été, dans la Cenerentola aussi brillant et aussi complet que possible. Elle y est admirable, et, durant trois représentations de suite, on lui a fait répéter le finale. On remonte maintenant le Tancrède pour elle, et, les jours où elle ne chante pas, nous montons à cheval ensemble.
Nous cultivons aussi le billard; j'en ai un joli petit, que je loue vingt francs par mois, dans mon salon, et, grâce à la bonne amitié, nous nous rapprochons, autant que faire se peut, dans ce triste Paris, de la vie de Nohant. Ce qui nous donne un air campagne, aussi, c'est que je demeure dans le même square que la famille Marliani, Chopin dans le pavillon suivant, de sorte que, sans sortir de cette grande cour d'Orléans, bien éclairée et bien sablée, nous courons, le soir, les uns chez les autres, comme de bons voisins de province. Nous avons même inventé de ne faire qu'une marmite, et de manger tous ensemble, chez madame Marliani; ce qui est plus économique et plus enjoué de beaucoup que le chacun chez soi. C'est une espèce de phalanstère qui nous divertit et où la liberté mutuelle est beaucoup plus garantie que dans celui des fouriéristes.
Voilà comme nous vivons cette année, et, si tu viens nous voir, tu nous trouveras, j'espère, très gentils.
Solange est en pension, et sort tous les samedis jusqu'au lundi matin. Maurice a repris l'atelier con furia, et moi, j'ai repris Consuelo, comme un chien qu'on fouette; car j'avais tant flâné pour mon déménagement et mon installation, que je m'étais habituée délicieusement à ne rien faire. J'espère que je te donne sur nous tous les détails que tu peux désirer.
Quant à notre Revue, nous sommes en train de la reconstituer, et j'espère qu'après le numéro qui paraîtra ce mois-ci, nous nous mettrons à flot. Tu me dis de lui mettre l'éperon au ventre, cela ne dépend pas de moi. Dans ce bas monde, le zèle et le courage ne sont rien sans l'argent. Je n'en ai point, je n'en ai pas mis dans l'affaire, et Leroux et moi n'y sommes que pour notre travail. La mise de fonds s'épuisait avant que les bénéfices eussent pu être sensibles. Nous devions chercher à doubler notre capital pour continuer, nous avons fait mieux: nous l'avons triplé, et peut-être allons-nous le quadrupler. En même temps, nous laissons les droits de propriété et les peines de la direction à nos bailleurs de fonds. Cette direction, jointe au travail de la rédaction et à la direction matérielle de l'imprimerie, était une charge effroyable, pesant tout entière sur la tête et les bras de Leroux. Viardot, occupé des voyages, des engagements et des représentations de sa femme, n'y pouvait apporter une coopération active ni suivie.
Le peu que nous avons fait jusqu'ici est donc un tour de force, et, moi qui vois les choses de près, loin d'éperonner avec impatience mon pauvre philosophe, j'admire qu'il ait pu s'en tirer, sans manquer à paraître tous les mois, et en y poursuivant de difficiles et magnifiques travaux de politique sociale. Enfin le numéro de janvier sera fait sous la conduite de nos deux nouveaux associés (peut-être de nos trois associés), et nos noms disparaîtront de la couverture, parce que nous aurons un gérant signataire, qui, moyennant le cautionnement,—autre affaire grave que nous éludions, faute d'argent, en ne paraissant qu'une fois par mois,—fera marcher notre Revue par quinzaines régulières. Viardot s'arrange et se concerte avec eux pour sa part de propriété, et nous restons comme rédacteurs principaux. Prenez donc patience avec nos dernières lenteurs. Si vous comptez vos numéros et la matière énorme qu'ils renferment, vous verrez que nous vous en avons donné plus que nous ne vous en promettions. Renouvelez vos abonnements, et, si vous êtes contents de notre honnêteté de principes, comptez que la Revue ne changera pas de ligne, vu que nos associés sont des condisciples zélés et incorruptibles des mêmes doctrines.
Maintenant, parle-moi de toi comme je te parle de moi; tu me dois cela en retour de mon bavardage. Je vois que tu as toujours une prédilection pour le beau pays romantique de Vijon. Heureux homme qui peux, vivre où tu veux et comme tu veux! Malgré tout ce que j'invente ici pour chasser le spleen que cette belle capitale me donne toujours, je ne cesse pas d'avoir le coeur enflé d'un gros soupir quand je pense aux terres labourées, aux noyers autour des guérets, aux boeufs briolés par la voix des laboureurs, et à nos bonnes réunions, rares il est vrai, mais toujours si douces et, si complètes.
Il n'y a pas à dire quand on est né campagnard, on ne se fait jamais au bruit des villes. Il me semble que la boue de chez nous est de la belle boue, tandis que celle d'ici me fait mal au coeur. J'aime beaucoup mieux le bel esprit de mon garde champêtre que celui de certains visiteurs d'ici. Il me semble que j'ai l'esprit moins lourd quand j'ai mangé la fromentée de la mère Nannette que lorsque j'ai pris du café à Paris. Enfin, il me semble que nous sommes tous parfaits et charmants là-has, que personne n'est plus aimable que nous, et que les Parisiens sont tous des paltoquets.
Viens nous voir, cependant ici, comme tu en avais le dessein. Cela me fera du bien pour ma part, et, en embrassant les joues fleuries de ma grosse Eugénie, il me semble que j'embrasserai sainte Solange, notre patronne, en personne. Dis à cet infâme Gaulois de m'écrire un peu, et dis-moi si ma pauvre petite Laure est mieux portante. Parle-moi aussi de Duteil et d'Agasta, dont je ne sais rien et qui, de près ni de loin, ne me donnent signe de vie.
Vous êtes bien gentils d'avoir fait quelque chose pour nos pauvres incendiés. De notre côté, nous méditons une petite soirée chantante où madame Pauline fera la quête pour les pauvres avec des notes irrésistibles. En réunissant chez nous une vingtaine de personnes à nous connues, nous ferons une petite somme, et je remplirai le déficit, s'il y a lieu. Enfin j'espère que nos désolés n'auront rien perdu.
Bonsoir, cher vieux ami; mille baisers à ta femme et à tes chers enfants. Dis à Eugénie de m'aimer, et vous deux, n'en perdez pas l'habitude, je ne saurais pas m'en passer.
A toi.
GEORGE.
Cour d'Orléans, 5, rue Saint-Lazare.
Amitiés et poignées de main de la part de Viardot, de Chopin et de mes enfants. Pauline adore le Berry et les Berrichons. Elle y reviendra certainement l'automne prochain.
CCXXI
A M. CHARLES PONCY, A TOULON
Paris, 21 janvier 1843.
Mon cher Poncy,
J'ai reçu presque en même temps un jeune ami à vous dont je n'ai pas retenu le nom et qui m'a remis une lettre de vous en me promettant de venir chercher la réponse (je ne l'attends pas, car il y a déjà plusieurs jours d'écoulés), et M. Paul Gaymard, qui m'a remis votre portrait et les poésies dont vous l'aviez chargé il y a déjà longtemps. J'étais en affaire et je n'ai pu recevoir ce dernier qu'une minute; mais je lui ai fait promettre de revenir me voir, et nous parlerons de vous.
Vous vous plaignez beaucoup de mon silence, mon cher enfant, et pourtant je vous avais averti de la difficulté que j'éprouvais à écrire des lettres, ayant la vue abîmée, point de loisir, et surtout ce qu'on appelle une grande paresse à écrire, par suite d'une habitude que j'ai eue toute ma vie de correspondre à de très rares intervalles, même avec mes plus anciens et mes plus chers amis. J'ai là-dessus toute une théorie qui demanderait trop de temps pour être exposée dans une lettre, et qui ne vous persuaderait point, puisque vous êtes dans cet âge et dans cette disposition à l'expansion que j'ai fermée en moi à clef, comme un tiroir contenant ce qu'on a de plus précieux, et ce qu'on ne doit ouvrir que quand on en peut tirer le bonheur d'autrui. Que pourrais-je donc tirer d'utile pour vous de mon tiroir (puisque la métaphore y est, laissons-la)? Serait-ce de la louange? Vous n'en manquez pas, et je crains même que vous n'en ayez un peu trop autour de vous. Je trouve, dans la manière dont vous me parlez de vous-même, une confiance un peu exaltée dont je voudrais vous voir rabattre pour travailler vos vers plus consciencieusement et à tête refroidie, le lendemain de l'inspiration.
Voyons ce qu'il y aurait dans le tiroir encore: de l'amitié, de la sympathie? un véritable intérêt? sans doute, vous savez que le coffre en est plein, et, si vous étiez comme moi, vous ne devriez pas aimer à abuser dans les mots des plus saintes choses du monde, en faisant trop prendre l'air aux reliques de l'âme.
Troisièmes reliques du tiroir: des avis, des avertissements, des sermons affectueux dans l'occasion? Eh bien! si vous récapitulez, vous verrez que j'ai déjà maintes fois ouvert le tiroir pour vous écrire quand cela était utile. Je vous ai envoyé, pour commencer, l'amitié, l'intérêt, la sympathie, l'approbation, la louange sincère et méritée; et puis, ensuite, les sermons affectueux et des avis pleins de sollicitude. Si je le rouvrais toutes les semaines pour vous approuver, je vous donnerais de la vanité, et je vous ferais du mal. Si je le rouvrais de même pour vous sermonner; je vous causerais du découragement, et vous ferais encore du mal. Des lettres de bons procédés, de politesse ou de convenance, je n'en ai pas besoin, ni vous non plus. Je ne sais donc pas pourquoi vous m'écrivez, avec tant de vivacité, des plaintes si douloureuses sur mon silence et mon oubli. Je vois que vous êtes dans une période d'expansion excessive. Vous êtes tout jeune, vous êtes méridional, vous êtes poète, cela s'explique. Eh bien! mon enfant, faites des vers, de beaux vers. Jetez votre coeur à pleines mains à votre compagne, à votre mère, à vos amis et à vos camarades. Mais, avec moi, si vous voulez que votre attachement vous profite, soyez plus calme, plus sérieux et plus patient; car j'ai une nature très concentrée, très froide extérieurement, très réfléchie et très silencieuse. Si vous ne me comprenez pas, je ne vous serai bonne à rien. Mon amitié tranquille et rarement expansive vous blessera sans vous convaincre, et je serais pour votre vie une agitation, au lieu d'être un bienfait.
Puisque nous voilà sur ce sujet, j'ai deux reproches à vous faire d'une nature assez délicate, et je veux que vous preniez Désirée pour seule confidente et pour juge, avec votre mère, si vous voulez, je suis sûre qu'elles ont plus de droiture et de sens qu'aucune dame de nos salons. Voici mes reproches: lisez les en riant, mais aussi en prenant la résolution de vous observer. C'est une querelle de pure littérature ture que je vous fais, une guerre de mots, une chicane sur les expressions.
Vous ne vous apercevez pas qu'en m'exprimant une effusion filiale qui me touche et qui m'honore, vous vous servez de mots qui, mal interprétés, seraient le langage de la passion la plus exaltée. J'ai quarante ans; j'ai toute la raison qu'on doit avoir à mon âge. Loin de moi donc la sotte pruderie de croire que j'ai à me défendre d'une idée folle de la part de qui que ce soit. Ma vie est sérieuse, mes affections sont sérieuses, et mon jugement l'est aussi. Mais je vis parmi des gens calmes aussi, qui, ne connaissant pas l'enthousiasme méridional, où ne se rappelant pas celui de leur propre jeunesse, ne comprendraient rien à vos lettres si je les leur montrais. Je brûle donc vos lettres aussitôt que je les ai lues, en riant de cette précaution que vous me forcez de prendre, mais aussi en m'étonnant un peu que, vous qui êtes poète, c'est-à-dire artiste dans le choix des mots, ouvrier en fait de langue, comme on dit aujourd'hui, vous fassiez, sans vous en apercevoir, de tels contresens.
Mon fils m'apporte toutes mes lettres le matin à mon réveil, et c'est lui qui me les lit; lui aussi est d'un caractère tranquille, peu expansif, mais solidement affectueux. Si une de vos dernières lettres avait été ouverte par lui, je ne sais ce qu'il en aurait pensé; mais je crois bien qu'il m'aurait demandé si vous n'êtes pas un peu fou, et j'aurais été obligée de lui répondre: «Oui, mon enfant, tous les poètes le sont.»
Encore un sermon: c'est le tiroir aux sermons, aujourd'hui. Vous adressez à Juana l'Espagnole et à diverses autres beautés fantastiques des vers que je n'approuve pas. Êtes-vous un poète bourgeois, ou un poète prolétaire? Si vous êtes le premier des deux, vous pouvez chanter toutes les voluptés et toutes les sirènes de l'univers, sans en avoir jamais connu une seule. Vous pouvez souper, en vers, avec les plus délicieuses houris, ou avec les plus grandes gourgandines, sans quitter le coin de votre feu et sans voir d'autres beautés que le nez de votre portier. Ces messieurs font ainsi et ne riment que mieux. Mais, si vous êtes un enfant du peuple, et le poète du peuple, vous ne devez pas quitter le chaste sein de Désirée pour courir après des bayadères et chanter leurs bras voluptueux.
Je trouve là une infraction à la dignité de votre rôle. Le poète du peuple a des leçons de vertu à donner à nos classes corrompues, et, s'il n'est pas plus austère, plus pur et plus aimant le bien que nos poètes, il est leur copiste, leur singe et leur inférieur. Car ce n'est pas seulement l'art d'arranger les mots qui fait un grand poète: c'est là l'accessoire, c'est là l'effet d'une cause.—La cause doit être un grand sentiment, un amour immense et sérieux de la vertu, de toutes les vertus; une moralité à toute épreuve, enfin une supériorité d'âme et de principes qui s'exhale dans ses vers à chaque trait, et qui fasse pardonner à l'inexpérience de l'artiste, en faveur de la vraie grandeur de l'individu. Il me semble que vous éparpillez parfois votre âme, ou du moins votre muse à tous les vents. Dans votre premier volume, vous aviez exprimé l'amour d'une manière si chaste et si touchante! on voyait Désirée, la jeune et honnête fille du peuple, la vierge; de votre choix! Je vous en prie, supprimez Juana du prochain volume, et, si vous conservez ces vers:
…. J'aime toutes les femmes,
Parce que le Poète aime toutes les fleurs.
n'en faites pas du moins la devise de votre vie; parce qu'il vous arriverait bientôt, de n'aimer plus aucune femme et de ne plus sentir le parfum des fleurs.
Vous n'en êtes point là, Dieu merci! vous aimez Désirée, vous la chantez encore, chantez-la toujours, et n'en chantez pas d'autres, maintenant qu'elle est à vous. On voit que vous l'aimez véritablement; car les vers que vous mettez dans sa bouche sont les plus charmants de votre dernier envoi; au lieu que dans ceux que vous m'avez envoyés sur une belle Espagnole, il y avait de l'affectation, des efforts, et point de feu véritable. Enfin, voulez-vous être un vrai poète, soyez un saint! et, quand votre coeur sera sanctifié, vous verrez comme votre cerveau vous inspirera.
Je suis très contente de l'envoi que vous me faites par M. Paul Gaymard.
Presque tout est bon, et il y a des choses vraiment belles.
Votre Sonnet est bien fait; votre Enfant endormi, votre Bouquet de violettes, etc., etc., sont de charmantes choses. Dans la lettre de Béranger à M. Ortolan, dont vous m'envoyez la copie, je vois bien qu'il est de mon avis, et qu'il ne voudrait pas que vous publiassiez un second volume, avant qu'un progrès remarquable se fût accompli en vous. Je veux demander à Béranger une entrevue dont vous serez le seul objet, et lui montrer votre nouveau recueil, afin qu'il m'aide à savoir si vous êtes dans cette bonne veine de progrès. Je n'ose m'en remettre à moi-même. Je ne fais pas de vers et crains d'être, quant à la forme, un mauvais juge. Il me fixera à cet égard, et, s'il approuve la publication, pendant que j'ai encore trois mois à passer ici, je m'en occuperai. Mais je n'ai pas tout ce que vous m'avez adressé d'après vos listes; j'ai lieu de penser qu'un paquet a été perdu. Dans notre petite ville du Berry, nous avons un buraliste fort négligent, et toutes nos lettres ne nous arrivent pas toujours. En outre, j'avais confié à M. Leroux plusieurs de vos feuillets, afin qu'il choisît une pièce qui conviendrait à la Revue indépendante. Il a choisi celle à Béranger, que vous avez dû voir imprimée avec la correction d'un ou deux mots que je me suis permis d'atténuer, les trouvant un peu boursouflés, et la suppression d'une ou deux strophes qui ne valaient pas les autres. En me rendant les manuscrits, bien qu'il m'eût promis de ne rien égarer, il en a, je crois, oublié une partie chez lui, et je crains de n'avoir pas le tout, ou d'en avoir laissé moi-même quelques feuillets à la campagne, dans mon secrétaire. Je ne retrouve pas une des pièces que j'aimais le mieux, des vers à propos d'une fête d'ouvriers, où vous parlez du Christ, etc. Ainsi faites-moi recopier par quelqu'un de vos amis, si vous n'avez pas le temps de le faire vous-même, tout ce que vous avez composé, avant et depuis l'envoi par M. Paul Gaymard. Cet envoi se compose de: le Muiron et la Belle-Poule, Catarina la folle, A Charles Ferrand, Vendredi saint, Torrents, Mathilde, le Pécheur du lac, Sonnet, Matinée en rade, Tableau, Ma pensée, Nuit en mer, le Forçat, Vers à M. Paul Gaymard, A madame N***, A Méry, Dèlire, Courdouan, Promenade sur mer, l'Avarice, l'Enfant endormi, Ressemblance, le Bal aux Anglais, Bouquet de violettes.
Envoyez-moi donc tout le reste, ce sera plus tôt fait que de nous consulter par lettres sur ce que j'ai et sur ce qui me manque. Faites-en un paquet, et mettez-le à la diligence, enveloppé de plusieurs papiers forts, et en le faisant enregistrer au bureau.
Bonsoir, mon cher Poncy; soyez heureux et courageux.
Je vous demande pour mon compte de faire souvent des vers sur votre métier, ce sont les plus originaux de votre plume. Vous y mettez un mélange de gaieté forte et de tristesse poétique que personne ne pourrait trouver, à moins d'être vous. Les trois ou quatre strophes de l'Épître à Béranger, où vous parlez de votre truelle, avec tant de naïveté et de philosophie, ont un tour robuste et frais qui vous constitue une individualité véritable. Ce sont aussi les strophes qu'on a remarquées et goûtées ici, où il y a tant de poètes, où l'on publie tant de milliards de vers par semaine; où l'on est si blasé, si ennuyé de poésie, si difficile et si moqueur; ici, où l'on a tout chanté, le ciel, la mer, l'amour, l'orage, la solitude, la rêverie, enfin tout ce que chantent les poètes, on ne connaît pas la poésie du peuple, et c'est la Revue indépendante qui a osé la découvrir un beau matin.
Si vous voulez n'être pas perdu dans la foule des écriveurs, ne mettez donc pas l'habit de tout le monde; mais paraissez dans la littérature avec ce plâtre aux mains qui vous distingue et qui nous intéresse, parce que vous savez le rendre plus noir que notre encre. Ceci est une pure question littéraire. Mais, je le répète, soyez homme du peuple jusqu'au fond du coeur, et, si vous vous préservez de la vanité et de la corruption des classes moyennes ou supérieures, comme on les appelle, tout ira bien. Autrement votre force ne s'étendra pas au delà d'un certain point et ne passera pas les limites du clocher.
CCXXII
A M. HIPPOLYTE CHATIRON, A MONTGIVRAY
Paris, 21 février 1843.
Eh! bien, mon cher vieux, si tout est prévu, examiné et conclu, tant mieux. Je désire et j'espère le bonheur de ta fille, et le tien, par conséquent. Je serai toute disposée à accueillir avec amitié mon neveu Simonnet, et, s'il est parfait pour sa femme, je l'aimerai de tout mon coeur.
Tu as dû recevoir la caisse: elle est partie depuis trois jours.
Je ne sais pas encore si Pierret ira à la noce. Maurice vient de lui écrire pour l'engager à faire la route avec lui; car, enfin, Maurice, gagné par tes instances, et par la considération de trouver son père à Montgivray, a obtenu de son patron[1] une permission de huit jours. Il partira d'ici à vendredi prochain, et sera de retour le samedi, au plus tard, de l'autre semaine. Il te dira ses travaux, et je te demande ta parole d'honneur de ne pas le retenir plus longtemps et même de le faire partir au jour dit, s'il se laissait entraîner par le plaisir d'être avec vous. Il est en plein dans l'anatomie, science indispensable à acquérir vite; car, emporté par sa facilité, s'il n'apprend le dessin bien vite et scrupuleusement, il se gâtera et fera de la drogue toute sa vie.
Cette étude à l'école pratique, au milieu de cinquante carabins dépeçant chacun une pauvre charogne humaine, lui répugne beaucoup. Cependant, il en a pris son parti, et même il est dans un bon train maintenant. Je crains beaucoup pour lui l'entraînement de distraction que cette noce va lui causer. Il doit concourir pour une place aux Beaux-Arts dans quinze jours; et, s'il n'est pas en mesure, il ne sera pas admis. Je te l'envoie donc en te priant bien sérieusement de faire entendre raison à son père là-dessus. Maurice est dans les deux ou trois années qui vont décider de son avenir, à savoir s'il sera un artiste ou un amateur. Tu me diras qu'il peut vivre sans être un artiste. Mais quelle différence dans la vie d'un homme, de savoir faire en maître ce qu'on a appris, ou de rester écolier! Il faut que, cette année, maître Maurice épouse dame Peinture pour tout de bon; nous voilà occupés tous deux de l'établissement de nos enfants, chacun à sa manière. Aide-moi à chapitrer Maurice sur ce point.
Bonsoir, mon vieux; mille compliments et mille caresses à la bonne petite Léontine. En me disant qu'elle reçoit la récompense de sa simplicité, tu en fais un bel éloge, et qu'elle mérite. Mille et mille tendresses à Émilie. Je t'embrasse. Tous nos amis te Félicitent.
[1] Eugène Delacroix.
CCXXIII
A M. CHARLES PONCY, A TOULON
Paris, 26 février 1843.
Mon cher enfant,
J'ai reçu votre lettre ce matin, et non vos corrections de la Belle-Poule, ni l'autre pièce dont vous me parlez. Vos vers sont dans les mains de Béranger, qui a fait un peu de difficulté pour se charger de l'examen et du conseil. Il trouvait la chose délicate et craignait de vous affliger en étant tout à fait franc et sévère. Je lui ai dit que c'était, au contraire, le plus grand service qu'il pût vous rendre et que vous en seriez reconnaissant; que vous n'aviez ni l'entêtement ni l'orgueil chagrin des autres poètes, et que vous saviez préférer un ami à un flatteur. Je vous donnerai sa réponse dès que je l'aurai. Tout en parlant avec lui de la publication de votre second volume, voici quel a été son avis: «Je n'entends pas plus que vous les affaires de librairie; et lui, les entend très bien, ainsi que les chances de succès.»
Il pense que les vers, quelques beaux et nouveaux qu'ils soient, out peu de retentissement à Paris, où tout le monde en publie et où le public, inondé de ce déluge, ne se donne pas la peine de les regarder. De beaux vers ne sont accueillis que par un certain nombre d'amateurs assez restreint. Il faut que ce soient des gens de goût, à existence douce et tranquille. Il y a peu de ces gens-là ici. Il y en a de moins en moins tous les jours. Si vous voyiez cette vie affairée, matérielle et avide d'argent ou de grossiers plaisirs, vous en seriez consterné.
Mais revenons à l'avis de Béranger. Il dit que, si vous vous faisiez imprimer en province, les frais seraient moindres de moitié et les placements plus faciles, l'ouvrage étant sous la main et vos souscriptions sur place. Vous pourriez, si l'impression était exécutée proprement (car, ici, c'est une considération pour les libraires), nous en envoyer un certain nombre qu'on ferait prendre à un éditeur en tâchant qu'il vous volât le moins possible. Pierrotin ne vous volerait pas du tout; mais il fera difficulté de se charger d'une petite affaire, lui qui, en ayant fait de très grandes avec un assez beau succès, n'aime plus aujourd'hui que les entreprises à nombreuses livraisons suivies. Nous verrions bien pour cela.
En attendant, dites-moi si cette publication chez vous offre les meilleures chances que Béranger croit y voir. Les dépenses qu'on vous a fait faire pour votre premier volume me paraissent exorbitantes, et, si on les réduisait de moitié, vos profits seraient doubles. Je pense que vous trouverez facilement un éditeur qui ferait les frais, à charge de se rembourser avec des bénéfices modestes sur la vente; ou plutôt un imprimeur libraire; car je ne sais s'il y a des imprimeurs proprement dits en province. De plus, j'enverrais ma préface à lui, tout comme à un éditeur de Paris. Je ne sais pas pourquoi vous ne retireriez pas de cette production tout le bénéfice possible. Vous allez être père et un peu d'argent ne vous sera pas de trop.
J'écrirais dans deux ou trois villes du Nord et du Centre, où je ferais prendre quelques douzaines d'exemplaires à des amis qui pourraient les répandre ou les placer chez des libraires. De votre côté, vous devez pouvoir le faire aussi. Répondez donc à tout cela. Enfin, en dernier cas, si nous attendions un ou deux mois, je suis presque sûre d'un nouveau procédé d'imprimerie que M. Pierre Leroux a découvert et qu'il va mettre en pratique, au moyen duquel nous aurions des livres imprimés avec une économie merveilleuse de frais. Si nous en étions là, tout irait de soi-même, sans que vous eussiez à vous occuper. Nous vous imprimerions de nos propres mains; car nous ne pensons pas à moins que simplifier l'imprimerie à ce point.
La machine est faite, notre grand inventeur prend ses brevets, et nous la verrons fonctionner, je crois, la semaine prochaine. Si vous pouvez vous procurer la Revue indépendante, vous y verrez, au numéro du 25 janvier dernier, un bel article de Leroux sur cette invention.
Dites-moi, mon cher enfant, si vous connaissez tous les écrits philosophiques de Pierre Leroux? Sinon, dites-moi si vous vous sentez la force d'attention pour les lire. Vous êtes jeune et poète. Je les ai lus et compris sans fatigue, moi qui suis femme et romancier. C'est dire que je n'ai pas une bien forte tête pour ces matières.
Pourtant, comme c'est la seule philosophie qui soit claire comme le jour et qui parle au coeur comme l'Évangile, je m'y suis plongée et je m'y suis transformée; j'y ai trouvé le calme, la force, la foi, l'espérance et l'amour patient et persévérant de l'humanité: trésors de mon enfance, que j'avais rêvés dans le catholicisme, mais qui avaient été détruits par l'examen du catholicisme, par l'insuffisance d'un culte vieilli, par le doute et le chagrin qui dévorent, dans notre temps, ceux que l'égoïsme et le bien-être n'ont pas abrutis ou faussés. Il vous faudrait peut-être un an, peut-être deux, pour vous pénétrer de cette philosophie qui n'est pas bizarre et algébrique comme les travaux de Fourier, et qui adopte et reconnaît tout ce qui est vrai, bon et beau dans toutes les morales et sciences du passé et du présent.
Ces travaux de Leroux ne sont pas volumineux; quand on les a lus, on a besoin de les porter en soi, d'interroger son propre coeur sur l'adhésion qu'il y donne; enfin, c'est toute une religion, à la fois ancienne et nouvelle, dont on a besoin de se pénétrer et qu'il faut couver avec tendresse. Bien peu de coeurs s'y sont rendus complètement; il faut être foncièrement bon et sincère pour que la vérité ne vous offense pas. Enfin, si vous vous sentez cette volonté de comprendre l'humanité et vous-même, vous aurez une tête affermie, de la certitude, et le feu de votre poésie s'y rallumera tout entier. Vous en ferez verbalement l'explication et l'abrégé à Désirée, et vous verrez que son coeur de femme s'y plongera. Je dois vous dire cependant que ce sont des travaux incomplets, interrompus, fragmentés. La vie de Leroux a été trop agitée, trop malheureuse, pour qu'il pût encore se compléter. C'est là ce que ses adversaires lui reprochent. Mais une philosophie, c'est une religion, et une religion peut-elle éclore comme un roman ou comme un sonnet dans la tête d'un homme?
Les grands poèmes épiques de nos pères ont été l'ouvrage de dix et de vingt années. Une religion n'est-elle pas toute la vie d'un homme? Leroux n'est qu'à la moitié de sa carrière. Il porte en lui, des solutions dont le coeur lui donne la certitude, mais dont la définition et la preuve pour les autres hommes demandent encore d'immenses travaux d'érudition, et des années de méditation. Quoi qu'il en soit, ces admirables fragments suffisent pour mettre un esprit droit et une bonne conscience dans la voie de la vérité. De plus, c'est la religion de la poésie. Si vous y mordez, vous ferez un jour la poésie de la religion.
Dites, et je vous enverrai tout ce qu'il a écrit. Vous vivrez là-dessus comme un bon estomac sur du bon pain de pur froment. La poésie ira son train, et vous réserverez, chaque semaine, une ou deux heures solennelles, où vous entrerez dans ce temple élevé à la vraie divinité.
Vous y associerez Désirée, doucement, sans la déranger de son culte, si elle est attachée au catholicisme. Son esprit fera une synthèse sans qu'elle sache ce que c'est qu'une synthèse, et un jour viendra où vous prierez ensemble sur le bord de cette mer où vous ne faites qu'aimer et chanter. Quand vous aurez une foi solide et éclairée à vous deux, vous verrez que l'âme de la plus simple femme vaut celle du plus grand poète, et qu'il n'est point de profondeurs ni de mystères, dans la science divine, pour les coeurs purs et les consciences paisibles.
C'est alors vraiment que vous évangéliserez vos frères les travailleurs, et que vous ferez d'eux d'autres hommes. Aspirez à ce rôle que vous avez commencé par votre intelligence et que vous ne finirez que par une haute vertu. Point de vertu sans certitude; point de certitude sans examen et sans méditation. Calmez votre jeune sang, et, sans refroidir votre imagination, portez-la vers le ciel, sa patrie! Les merveilles de la terre qui agitent votre curiosité, les voyages lointains qui tentent votre inquiétude, ne vous apprendront rien de ce qui peut vous grandir. Croyez-moi, moi qui ai voyagé comme cet homme dont le poète a dit:
Le chagrin monte en croupe et galope avec lui.
Bonsoir, mon enfant; le matin arrive. Je vais me reposer. Embrassez pour moi Désirée et dites-lui qu'elle me rendra heureuse de donner à son enfant le nom de l'un des miens.
Répondez-moi et surtout n'affranchissez pas vos lettres; vous me feriez de la peine. Laissez-moi affranchir les miennes quand j'y pense, et ne les montrez pas, si ce n'est à Désirée.
CCXXIV
A MADAME CLAIRE BRUNNE. A PARIS
Nohant, 18 mai 1843.
Je ne sais point mentir à qui me parle franchement, et je crois, madame, que, dans ce cas-là, la politesse est une raillerie ou une lâcheté. J'ai bien dit, il est vrai, que votre manière d'être ne m'était pas sympathique, à cause d'une grande tension de l'amour-propre que j'ai cru remarquer en vous, et qui est la maladie de presque tous les esprits, supérieurs de notre époque.
Mes besoins de coeur me portent vers la simplicité et le naturel, plus que vers l'intelligence orgueilleuse. Je n'ai peut-être pas ces vertus que j'aime tant, et ce n'est pas pour vous faire croire que je les ai, que je vous dis mon estime pour elles. Mais ce que j'ai dit est littéralement vrai. J'en ai besoin, je les cherche, et je crains les âmes là où je ne les sens pas. Si vous attachez quelque prix (comme vous avez la bonté de me l'exprimer) «à l'opinion que j'ai pu prendre de vous», je ne pense pas qu'une opinion aussi peu examinée en moi-même, et conçue aussi brusquement, je l'avoue, doive être, cette fois, à vos yeux, d'une grande importance.
J'ai ouï dire du bien de vous, et je ne me suis point permis de juger autre chose que votre extérieur et vos discours. Il est vraisemblable que mes préventions se seraient évanouies si je vous avais connue davantage. Mais je me sens si peu aimable, j'ai l'esprit si paresseux, si éloigné du brillant et de l'animation que vous aimez, que j'aurais craint de ne vous voir jamais à l'aise avec moi. Et puis, enfin, je ne me suis jamais imaginé que vous me feriez l'honneur de vous apercevoir d'un peu de sympathie de plus ou de moins de ma part.
Peut-être même ne vous en seriez-vous jamais aperçue, si des propos désobligeants pour vous, et malveillants pour moi, ne vous eussent forcée d'y prêter attention. Je pourrais peut-être m'excuser d'avoir exprimé mon sentiment, en vous disant, à vous, que j'y ai été provoquée et encouragée par des personnes qui vous ménageaient bien moins que moi, et qui, en vous répétant mes paroles (si tant est qu'elles les aient répétées sans les amplifier), ont oublié de faire mention des leurs propres, dans le compte rendu.
Je vous remercie, madame, de l'envoi de vos deux volumes; je n'ai encore lu qu'Ange de Spola, et je vous en dirai mon avis avec la même sincérité, puisque vous l'avez provoqué de bonne foi. Ce n'est point un roman ordinaire, et, sur les cinq cents ou six cents romans de femme que j'ai feuilletés depuis dix ans, c'est un des trois ou quatre que j'ai pu lire en entier. Au fait, ce n'est point un roman; vous-même l'avez qualifié d'étude. Il manque essentiellement des qualités qui font un roman animé. Mais il a toutes celles d'une étude bien faite. C'est une énigme qui se dévoile peu à peu, et dont le mot n'est pas assez proclamé. Votre Ange cherche la grandeur et la vertu, et vous montrez, avec beaucoup d'élévation, que, sans grandeur et sans idéal, il n'y a pas d'amour possible pour une âme élevée. Seulement les ténèbres qui remplissent la vie douloureuse de cet Ange, vous ne les dissipez que faiblement.
On voit bien que, dans ce pauvre et mesquin petit milieu du grand monde où vous avez enfermé son existence, l'Ange a dû mourir de froid et d'ennui, sans avoir vu clair un seul jour. Mais vous, l'auteur, vous qui jugez et racontez, vous deviez nous dire mieux ce qui lui a tant manqué. Vous nous l'eussiez dit en nous montrant dans Georges de Savenay un véritable homme; mais nous l'avons à peine connu. Il est brave et compatissant, il est bel esprit et homme de lettres. Mais quoi encore? quels sont ces grandes idées, ces nobles sentiments, que vous nous dites qu'il possède, et qu'il ne nous laisse pas apercevoir? On dirait que vous avez craint d'effaroucher et d'épouvanter les salons où la vie de votre Ange s'est étiolée, en nous montrant la figure d'un homme de bien tel que vous devez la concevoir et pouvez la peindre.
Je vous prie, madame, de me pardonner ces observations, et d'être bien certaine que je ne me les permettrais pas, si votre talent et votre caractère ne me semblaient en valoir la peine; car c'est une peine, madame, que de dire la vérité qu'on pense, et c'est le plus grand acte de courage que nos amis aient le droit de nous demander.
Agréez, madame, l'expression de mes sentiments distingués.
GEORGE SAND.
CCXXV
A MAURICE SAND, A GUILLERY
Nohant, 6 juin 1843.
Mon cher enfant,
Je suis heureuse que tu t'amuses et que tu prennes du bon temps. Quoique tu me manques beaucoup, j'en ferais le sacrifice aussi longtemps que tu le désirerais, mais tu sais que le travail et le maître doivent passer avant tout.
Je reçois ce matin une lettre de Delacroix. Il sera ici dans quinze jours, le 20 au plus tard. Ainsi tu n'as pas de temps à perdre pour revenir; car tu auras besoin de te reposer un jour ou deux avant d'aller d'ici, avec le cabriolet, au-devant de ton patron. Tu savais bien que tu n'avais guère qu'une quinzaine de jours devant toi quand tu as entrepris ce voyage. Arrive donc de ton côté et fais provision d'ardeur pour le travail.
Songe à ne pas te laisser accaparer trop longtemps. Tu ne fais rien, tu t'habitues à ne rien faire, ce qui est pire. Donne pourtant à ton père le temps convenable et sois gentil avec lui. Montre-lui que je ne t'ai pas si mal élevé.
Je suis toute triste de ton absence. On ne vit pas pour soi, et on ne peut se passer de ceux qu'on aime. Personne cependant n'a plus de courage que moi pour se suffire comme on dit vulgairement. Mais se suffire n'est que tuer le temps et tromper la tristesse. La maison est bien grande sans toi, mon pauvre Bouli, et les soirées seraient bien longues si je ne me plongeais dans les bouquins.
Je suis dans la franc-maçonnerie jusqu'aux oreilles; je ne sors pas du Kadosh, du Rose-Croix et du Sublime Écossais. Il va en résulter un roman des plus mystérieux. Je t'attends pour retrouver les origines de tout cela dans l'histoire d'Henri Martin, les templiers, etc.
Je reçois une lettre anonyme d'un Slave de la Moravie qui me remercie des réflexions que ma plume gracieuse sème par-ci, par-là sur l'histoire de Bohème, et qui me promet la reconnaissance de la race slave depuis la mer Égée jusqu'à sa SOEUR glaciale. Tu pourras donner ce nom à Solange quand elle ne sera pas sage.
Bonsoir! reviens, porte-toi bien. J'attends de tes nouvelles avec impatience.