Correspondance, 1812-1876 — Tome 3
The Project Gutenberg eBook of Correspondance, 1812-1876 — Tome 3
Title: Correspondance, 1812-1876 — Tome 3
Author: George Sand
Release date: October 23, 2004 [eBook #13838]
Most recently updated: October 28, 2024
Language: French
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GEORGE SAND
CORRESPONDANCE
1812-1876
III
QUATRIÈME ÉDITION
PARIS CALMANN LÉVY, ÉDITEUR. ANCIENNE MAISON MICHEL LÉVY FRÈRES 3, RUE AUBER, 3
1883
CORRESPONDANCE DE GEORGE SAND
CCLXIV
A. MAURICE SAND, A PARIS
Nohant, 18 février 1848.
Mon cher garçon,
Je suis bien contente d'avoir de tes nouvelles. Je ne suis pas bien gaie loin de toi, quoique je me batte les flancs pour l'être. Mais, enfin, il faut bien que tu remues un peu et que tu prennes l'air du bureau, que tu respires l'air pur et embaumé de Paris, et que tu ailles adorer les décrets divins du jury de peinture. Apprête-toi à tout ce qu'il y a de pis, afin de n'avoir pas la souffrance et le dépit des autres années.
Il me faut tout de suite les états de service de mon père: je t'avais dit que c'était une des choses les plus pressées, ainsi que de te renseigner auprès de ton oncle. Mais tu te plonges dans les délices du carnaval, et tu oublies tes commissions. Amuse-toi, c'est fort bien, «nous n'en doutons pas», comme on dit à Dun-le-Carrick; mais il faut faire marcher de front les affaires et les plaisirs, ni plus ni moins qu'un petit Buonaparte. Songe que, si je suis en retard, et que je paye mille francs d'amende par quinzaine, ça ne sera pas du tout drôle. Or, j'arrive dans très peu de jours à l'époque de la vie de mon père où je ne sais plus rien. Les Villeneuve n'en savent rien non plus. J'ai écrit au général Exelmans; mais il est à Bayonne, et Dieu sait quand il me répondra, Dieu sait de quoi il se souviendra. Mon oncle doit savoir les campagnes que mon père a faites depuis 1804 jusqu'à 1808. Demande surtout les états de service; avec cela, on est sûr des principaux faits. Vite, vite et vite!
Rien de changé ici, en dehors de ton absence, qui fait un grand changement. Borie est encloué comme un canon, c'est-à-dire qu'il a un clou je ne sais pas où, mais je présume que c'est dans un vilain endroit. Il est sens dessus dessous à l'idée qu'on va faire une révolution dans Paris. Mais je n'y vois pas de prétexte raisonnable dans l'affaire des banquets. C'est une intrigue entre ministres qui tombent et ministres qui veulent monter. Si l'on fait du bruit autour de leur table, il n'en résultera que des horions, des assassinats commis par les mouchards sur des badauds inoffensifs, et je ne crois pas que le peuple prenne parti pour la querelle de M. Thiers contre M. Guizot. Thiers vaut mieux à coup sûr; mais il ne donnera pas plus de pain aux pauvres que les autres. Ainsi je t'engage à ne pas aller flâner par là; car on peut y être écharpé sans profit pour la bonne cause. S'il fallait que tu te sacrifiasses pour la patrie, je ne t'arrêterais pas, tu le sais; mais se faire assommer pour Odilon Barrot et compagnie, ce serait trop bête. Écris-moi ce que tu auras vu de loin, et ne te fourre pas dans la bagarre, si bagarre il y a, ce que je ne crois pourtant pas.
Tu ne savais donc pas que Bakounine avait été banni par notre honnête gouvernement. J'ai reçu une lettre de lui il y a un mois environ, et je crois te l'avoir lue; mais tu ne t'en souviens pas. Je lui ai répondu, avouant que nous étions gouvernés par de la canaille, et que nous avions grand tort de nous laisser faire. Au reste, l'Italie est sens dessus dessous. La Sicile se déclare indépendante, ou peu s'en faut, Naples est en révolution et le roi cède. Ces nouvelles sont certaines à présent. Seulement tout ce qu'ils y gagneront, c'est de passer du gouvernement despotique au gouvernement constitutionnel, de la brutalité à la corruption, de la terreur à l'infamie, et, quand ils en seront là, ils feront comme nous, ils y resteront longtemps. Non, je ne crois pas non plus à la chimère de Borie.
Nous sommes une génération de fainéants et le Dieu nouveau s'appelle Circulus. Tâchons, dans notre coin, de ne pas devenir ignobles, afin que, si, sur mes vieux jours, ou sur les tiens, il y a un changement à tout cela, nous puissions en jouir sans rougir de notre passé.
Bonsoir, mon Bouli.
CCLXV
AU MÊME
Nohant, 23 février 1848.
Mon enfant,
Nous sommes bien inquiets ici, comme tu peux croire. Nous savons seulement ce soir que la journée de mardi a été agitée et que celle d'aujourd'hui a dû l'être encore davantage. Il faut que tu reviennes tout de suite; non pas que je me livre à de puériles frayeurs, ni que je veuille te les faire partager, quand même je les éprouverais.
Tu sais bien que je ne te donnerais pas un conseil de couardise. Mais ta place est ici, s'il y a des troubles sérieux. Une révolution à Paris aurait son contrecoup immédiat dans les provinces, et surtout ici, où les nouvelles arrivent en quelques heures. Tu as donc des devoirs à remplir dans ton domicile et ton absence ne serait pas excusable. Je ne te parle pas de moi: je ne crois à aucun danger personnel et ne suis d'ailleurs pas du tout disposée à m'en préoccuper. Mais, si j'avais à agir et à me prononcer pour quoi que ce soit, tu es mon représentant naturel. Viens donc tout de suite, à moins que tu ne voies la tranquillité absolument rétablie. Laisse à Lambert le soin de nos affaires à Paris. Tu y retourneras d'ailleurs dans quelques jours, quand nous aurons vu l'état des choses.
Bonsoir, mon enfant; je t'attends. J'espère un mot de toi demain matin. Si la poste n'arrive pas, c'est que l'affaire aura été sérieuse. Mais tu n'as là, je le répète, aucun devoir à remplir, et, ici, tu peux en avoir auxquels il ne faut pas manquer.
Je t'embrasse mille fois.
Ta mère.
CCLXVI
AU MÊME
Nohant, 24 février 1848.
Mon enfant,
Ta lettre de mardi, reçue ce matin jeudi, m'a fait grand bien. Dieu veuille que j'en reçoive encore une demain matin; car on nous a annoncé la journée de mercredi comme devant être grave, et mes inquiétudes ne sont calmées que pour renaître. Je vois que tu cours et que tu flânes, je m'y attendais bien; mais, au moins, puisses-tu être prudent et adroit pour échapper aux chocs de ce grand ébranlement. Si tout est fini, reste à Paris pour achever tes affaires. Mais, si l'agitation continue, conforme-toi à ma lettre d'hier.
Rollinat est ici jusqu'à dimanche, et nous parlons sans cesse de Paris et de toi. Borie se lève à huit heures du matin, et court à la Châtre pour me rapporter tes lettres. Bonjour au petit Lambert; qu'il soit prudent pour lui et pour toi. Bonsoir, mon cher enfant. Je suis inquiète et je t'aime. Je voudrais être à demain.
Ta mère.
CCLXVII
A M. GIRERD, A NEVERS
Paris, lundi soir, 6 mars 1848.
Mon ami,
Tout va bien. Les chagrins personnels disparaissent quand la vie publique nous appelle et nous absorbe. La République est la meilleure des familles, le peuple est le meilleur des amis. Il ne faut pas songer à autre chose.
La République est sauvée à Paris; il s'agit de la sauver en province, où sa cause n'est pas gagnée. Ce n'est pas moi qui ai fait faire ta nomination: mais c'est moi qui l'ai confirmée; car le ministre m'a rendue en quelque sorte responsable de la conduite de mes amis, et il m'a donné plein pouvoir pour les encourager, les stimuler, et les rassurer contre toute intrigue de la part de leurs ennemis, contre toute faiblesse de la part du gouvernement. Agis donc avec vigueur, mon cher frère. Dans une situation comme celle où nous sommes, il ne faut pas seulement du dévouement et de la loyauté, il faut du fanatisme au besoin. Il faut s'élever, au-dessus de soi-même, abjurer toute faiblesse, briser ses propres affections si elles contrarient la marche d'un pouvoir élu par le peuple et réellement, foncièrement révolutionnaire. Ne t'apitoie pas sur le sort de Michel: Michel est riche, il est ce qu'il a souhaité, ce qu'il a choisi d'être. Il nous a trahis, abandonnés, dans les mauvais jours. A présent, son orgueil, son esprit de domination se réveillent. Il faudra qu'il donne à la République des gages certains de son dévouement s'il veut qu'elle lui donne sa confiance. La députation est un honneur qu'il peut briguer et que son talent lui assure peut-être. C'est là qu'il montrera ce qu'il est, ce qu'il pense aujourd'hui. Il le montrera à la nation entière. Les nations sont généreuses et pardonnent à ceux qui reviennent de leurs erreurs.
Quant au devoir d'un gouvernement provisoire, il consiste à choisir des hommes sûrs pour lancer l'élection dans une voie républicaine et sincère. Que l'amitié fasse donc silence, et n'influence pas imprudemment l'opinion en faveur d'un homme qui est assez fort pour se relever lui-même si son coeur est pur et sa volonté droite.
Je ne saurais trop te recommander de ne pas hésiter à balayer tout ce qui a l'esprit bourgeois. Plus tard, la nation, maîtresse de sa marche, usera d'indulgence si elle le juge à propos, et elle fera bien si elle prouve sa force par la douceur. Mais, aujourd'hui, si elle songe à ses amis plus qu'à son devoir, elle est perdue, et les hommes employés par elle à son début auront commis un parricide.
Tu vois, mon ami, que je ne saurais transiger avec la logique. Fais comme moi. Si Michel et bien d'autres déserteurs que je connais avaient besoin de ma vie, je la leur donnerais volontiers, mais ma conscience, point. Michel a abandonné la démocratie, en haine de la démagogie. Or il n'y a plus de démagogie. Le peuple a prouvé qu'il était plus beau, plus grand, plus pur que tous les riches et les savants de ce monde. Le calomnier la veille pour le flatter le lendemain m'inspire peu de confiance, et j'estimerais encore mieux Michel s'il protestait aujourd'hui contre la République. Je dirais qu'il s'est trompé, qu'il se trompe, mais qu'il est de bonne foi.
Peut-être croit-il désormais travailler pour une république aristocratique où le droit des pauvres sera refoulé et méconnu. S'il agit ainsi, il brisera l'alliance qui s'est cimentée d'une manière sublime, sur les barricades, entre le riche et le pauvre. Il perdra la République et la livrera aux intrigants; et le peuple, qui sent sa force, ne les supportera plus. Le peuple tombera dans des excès condamnables si on le trahit; la société sera livrée à une épouvantable anarchie, et ces riches qui auront détruit le pacte sacré deviendront pauvres à leur tour dans des convulsions sociales où tout succombera.
Ils seront punis par où ils auront péché; mais il sera trop tard pour se repentir. Michel ne connaît pas et n'a jamais connu le peuple; que ne le voit-il aujourd'hui! Il jugerait sa force et respecterait sa vertu.
Courage, volonté, persévérance à toute épreuve. Je suis à toi pour la vie.
GEORGE.
Je serai demain soir 7 mars à Nohant pour une huitaine de jours; après quoi, je reviendrai probablement ici pour m'y consacrer entièrement aux nouveaux devoirs que la situation nous crée.
CCLXVIII
A M. CHARLES PONCY, A TOULON
Nohant, 9 mars 1848.
Vive la République! Quel rêve, quel enthousiasme, et, en même temps, quelle tenue, quel ordre à Paris! J'en arrive, j'y ai couru, j'ai vu s'ouvrir les dernières barricades sous mes pieds. J'ai vu le peuple grand, sublime, naïf, généreux, le peuple français, réuni au coeur de la France, au coeur du monde; le plus admirable peuple de l'univers! J'ai passé bien des nuits sans dormir, bien des jours sans m'asseoir. On est fou, on est ivre, on est heureux de s'être endormi dans la fange et de se réveiller dans les cieux. Que tout ce qui vous entoure ait courage et confiance!
La République est conquise, elle est assurée, nous y périrons tous plutôt que de la lâcher. Le gouvernement est composé d'hommes excellents pour la plupart, tous un peu incomplets et insuffisants à une tâche qui demanderait le génie de Napoléon et le coeur de Jésus. Mais la réunion de tous ces hommes qui ont de l'âme ou du talent, ou de la volonté, suffit à la situation. Ils veulent le bien, ils le cherchent, ils l'essayent. Ils sont dominés sincèrement par un principe supérieur à la capacité individuelle de chacun, la volonté de tous, le droit du peuple. Le peuple de Paris est si bon, si indulgent, si confiant dans sa cause et si fort, qu'il aide lui-même son gouvernement.
La durée d'une telle disposition serait l'idéal social. Il faut l'encourager. D'un bout de la France à l'autre, il faut que chacun aide la République et la sauve de ses ennemis. Le désir, le principe, le voeu fervent des membres du gouvernement provisoire est qu'on envoie à l'Assemblée nationale des hommes qui représentent le peuple et dont plusieurs, le plus possible, sortent de son sein.
Ainsi, mon ami, vos amis doivent y songer et tourner les yeux sur vous pour la députation. Je suis bien fâchée de ne pas connaître les gens influents de notre opinion dans votre ville. Je les supplierais de vous choisir et je vous commanderais, au nom de mon amitié maternelle, d'accepter sans hésiter. Voyez: faites agir; il ne suffit pas de laisser agir. Il n'est plus question de vanité ni d'ambition comme on l'entendait naguère. Il faut que chacun fasse la manoeuvre du navire et donne tout son temps, tout son coeur, toute son intelligence, toute sa vertu à la République. Les poètes peuvent être, comme Lamartine, de grands citoyens. Les ouvriers ont à nous dire leurs besoins, leurs inspirations. Écrivez-moi vite qu'on y pense et que vous le voulez. Si j'avais là des amis, je le leur ferais bien comprendre.
Je repars pour Paris dans quelques jours probablement, pour faire soit un journal, soit autre chose. Je choisirai le meilleur instrument possible pour accompagner ma chanson. J'ai le coeur plein et la tête en feu.
Tous mes maux physiques, toutes mes douleurs personnelles sont oubliées. Je vis, je suis forte, je suis active, je n'ai plus que vingt ans. Je suis revenue ici aider mes amis, dans la mesure de mes forces, à révolutionner le Berry, qui est bien engourdi. Maurice s'occupe de révolutionner la commune, chacun fait ce qu'il peut. Ma fille, pendant ce temps-là, est accouchée heureusement dune fille. Borie sera probablement député par la Corrèze. En attendant, il m'aidera à organiser mon journal.
Allons, j'espère que nous nous retrouverons tous à Paris, pleins de vie et d'action, prêts à mourir sur les barricades si la République succombe. Mais non! la République vivra; son temps est venu. C'est à vous, hommes du peuple, à la défendre jusqu'au dernier soupir.
J'embrasse Désirée, j'embrasse Solange, je vous bénis et je vous aime.
Écrivez-moi ici. On me renverra votre lettre à Paris, si j'y suis.
Montrez ma lettre a vos amis. Cette fois, je vous y autorise et je vous le demande.
CCLXIX
A M. CHARLES DUVERNET, A LA CHÂTRE
Paris, 14 mars 1848.
Borie fait comme toi. On t'a annoncé un charivari et tu l'as bravé. Tu lui annonces une aubade d'un autre genre et cela lui donne d'autant plus d'envie d'aller la chercher. Mais je ne suis pas de son avis, je le retiendrai s'il m'est possible.
Braver des criailleries n'est rien du tout, pas plus pour un homme, je pense, que pour une femme. Mais je trouve que, pour le moment; il n'y a rien à faire, parce que le peuple est mis hors de cause à la Châtre, que le club devient une question de personnes, et qu'on ne pourrait prendre le parti du principe sans avoir l'air d'agir pour des noms propres. Bonsoir mon ami; courage quand même! la République n'est pas perdue parce que la Châtre n'en veut Pas.
A toi.
GEORGE.
CCLXX
A MAURICE SAND, A NOHANT
Paris, 18 mars 1848.
Cher enfant, J'ai fait un très bon voyage; mais je n'ai trouvé chez toi ni Élisa[1] ni clefs. On a couru chez trois serruriers pour faire ouvrir la porte: pas de serruriers! Ils étaient tous aux clubs. De guerre lasse, j'ai été coucher dans un hôtel garni. Ce matin, je suis chez Pinson[2], d'où je t'écris. Élisa et les clefs sont retrouvées. J'irai ce soir loger chez toi, en attendant que je m'installe un peu mieux s'il y a lieu. Mais je ne veux pas encore louer pour un mois, avant de savoir si je pourrai faire quelque chose ici. Je vais aller voir Pauline[3]. Je viens de faire, en déjeunant, le récit de la fête de Nohant pour la Réforme. Borie en a fait un en déjeunant à Châteauroux, pour le journal de Fleury. Tu les recevras l'un et l'autre et tu feras bien de les lire dimanche, à haute et intelligible voix, à tes gardes nationaux. Ça les flattera. Tu développeras ces articles par des conversations dans les groupes. Tu feras sentir la nécessité de l'impôt pour ce moment de crise. Tu diras que nous sommes très contents d'en payer la plus grosse part et que ce n'est pas acheter trop cher les bienfaits de l'avenir. Voilà ton thème, que tu traduiras en berrichon.
Écris-moi, car je me trouve bien seule ici. Adresse-moi tes lettres rue de Condé. Je t'écrirai plus au long quand j'aurai vu un peu de monde et entamé quelque projet.
Tu as dû recevoir la nomination de ton adjoint. Nous allons nous occuper de l'affaire des noyers. Ne t'ennuie pas trop. Travaille à prêcher, à républicaniser nos bons paroissiens. Nous ne manquons pas de vin cette année, tu peux faire rafraîchir ta garde nationale armée, modérément, dans la cuisine, et, là, pendant une heure, tu peux causer avec eux et les éclairer beaucoup. Je t'enverrai du Blaise Bonnin[4], qui te servira de thème. Seulement, mets, de l'ordre maintenant dans ces réunions, et, s'il le faut, forme une espèce de club, d'où seront exclus les flâneurs et les buveurs inutiles, les enfants et les femmes, qui ne songent qu'à crier et à danser. Pour le moment, c'est tout ce qu'on peut faire.
Je te rebige et je t'aime.
[1] Concierge.
[2] Restaurateur, rue de l'Ancienne-Comédie.
[3] Pauline Viardot.
[4] Lettres d'un paysan de la vallée Noire, écrites sous la dictée de
Blaise Bonnin.
CCLXXI
AU MÊME
Paris, 24 mars 1848.
Mon Bouli,
Me voilà déjà occupée comme un homme d'État. J'ai fait deux circulaires gouvernementales aujourd'hui, une pour le ministère de l'instruction publique, et une pour le ministère de l'intérieur. Ce qui m'amuse, c'est que tout cela s'adresse aux maires, et que tu vas recevoir par la voie officielle les instructions de ta mère.
Ah! ah! monsieur le maire[1]! vous allez marcher droit, et, pour commencer, vous lirez, chaque dimanche, un des Bulletins de la République à votre garde nationale réunie. Quand vous l'aurez lu, vous l'expliquerez, et, quand ce sera fait, vous afficherez ledit Bulletin à la porte de l'église. Les facteurs ont l'ordre de faire leur rapport contre ceux des maires qui y manqueront. Ne néglige pas tout cela, et, en lisant ces Bulletins avec attention, tes devoirs de maire et de citoyen te seront clairement tracés. Il faudra faire de même pour les circulaires du ministre de l'instruction publique. Je ne sais auquel entendre. On m'appelle à droite, à gauche. Je ne demande pas mieux.
Pendant ce temps, on imprime mes deux Lettres au Peuple. Je vais faire une revue[2] avec Viardot, un prologue[3] pour Lockroy[4]. J'ai persuadé à Ledru-Rollin de demander une Marseillaise à Pauline. Au reste, Rachel chante la vraie Marseillaise tous les soirs aux Français d'une manière admirable, à ce qu'on dit. J'irai l'entendre demain.
Mon éditeur commence à me payer. Il s'est déjà exécuté de trois mille francs et promet le reste pour la semaine prochaine; nous nous en tirerons donc, j'espère. Tu entends bien que je n'ai pas dû demander un sou au gouvernement. Seulement, si je me trouvais dans la débine, je demanderais un prêt, et je ne serais pas exposée à une catastrophe. Tu entends bien aussi que ma rédaction dans les actes officiels du gouvernement ne doit pas être criée sur les toits. Je ne signe pas. Tu dois avoir reçu les six premiers numéros du Bulletin de la République, le septième sera de moi. Je te garderai la collection; ainsi affiche les tiens, et fiche-toi de les voir détruits par la pluie.
Tu verras dans la Réforme d'aujourd'hui mon compte rendu de la fête de Nohant-Vic et ton nom figurer au milieu. Tout va aussi bien ici que ça va mal chez nous. J'ai prévenu Ledru-Rollin de ce qui se passait à la Châtre. Il va y envoyer un représentant spécial. Garde ça pour toi encore. J'ai fait connaissance avec Jean Reynaud, avec Barbès, avec M. Boudin, prétendant à la députation de l'Indre; celui-ci m'a paru un républicain assez crâne, et il est, en effet, ami intime de Ledru-Rollin. Il nous faudra peut-être l'appuyer. Je crois que les élections seront retardées. Il ne faut pas le dire, et il faut ne pas négliger l'instruction de tes administrés. Tu as ton bout de devoir à remplir, chacun doit s'y mettre, même Lambert, qui doit prêcher la république sur tous les tons aux habitants de Nohant.
Je suis toujours dans ta cambuse, et j'y resterai peut-être. C'est une économie, et le gouvernement provisoire vient m'y trouver tout de même. Solange m'écrit qu'elle va très bien et qu'elle part pour Paris. Clésinger fera peu à peu ses affaires. La République lui reconnaît du talent et l'emploiera quand elle aura de l'argent.
Rothschild fait aujourd'hui de beaux sentiments sur la République. Il est gardé à vue par le gouvernement provisoire, qui ne veut pas qu'il se sauve avec son argent, et qui lui mettrait de la mobile à ses trousses. Encore motus là-dessus. Il se passe les plus drôles de choses.
Le gouvernement et le peuple s'attendent à de mauvais députés et ils sont d'accord pour les ficher par les fenêtres. Tu viendras, nous irons, et nous rirons. On est aussi crâne ici qu'on est lâche chez nous. On joue le tout pour le tout; mais la partie est belle. Bonsoir, mon Bouli; je t'embrasse mille fois.
Le Pôtu[5] va tous les soirs à un club de Corréziens. Il n'y a ni hommes ni femmes, ils sont tous Limougis. On n'y parle que le patois. Cha doit être chuperbe!
Il va partir pour chon beau pays, aussitôt que je serai enrayée. Il ch'embête beaucoup, parce que je le conduis chez les minichtres, oùche qu'il reste jusqu'à une heure du matin à m'attendre dans les antichambres. Il dit que ch'est un fichou métier. Je crois bien qu'il chera député et qu'il parlera chur la châtaigne.
Ne manque pas de dire à ta garde nationale qu'il n'est question que d'elle à Paris. Ça la flattera un peu.
Prends courage, nous allons ferme. Emmanuel a été deux heures au bout des fusils de brigands qui voulaient le tuer pour ne pas rendre les clefs de la poudrière de Lyon et huit canons. Il s'en est tiré par son éloquence et son courage; il en a dans l'occasion. Nous l'aurons, va, la République, en dépit de tout. Le peuple est debout et diablement beau ici. Tous les jours et sur tous les points, on plante des arbres de la liberté. J'en ai rencontré trois hier en diverses rues, des pins immenses portés sur les épaules de cinquante ouvriers. En tête, le tambour, le drapeau, et des bandes de ces beaux travailleurs de terre, forts, graves, couronnés de feuillage, la bêche, la pioche ou la cognée sur l'épaule; c'est magnifique, c'est plus beau que tous les Robert du monde!
[1] Maurice Sand venait d'être nommé maire de la commune de Nohant-Vie. [2] La Cause du peuple. [3] Le Roi attend. [4] Alors administrateur du Théâtre-Français. [5] Victor Borie.
CCLXXII
A M. DE LAMARTINE, A PARIS
Paris, avril 1848.
Monsieur,
Je vous comprends bien. Vous ne songez qu'à éviter une révolution, l'effusion du sang, les violences, un avènement trop prompt de la démocratie aveuglé et encore barbare sous bien des rapports. Je crois que vous vous exagérez, d'une part, l'état d'enfance de cette démocratie, et que, de l'autre, vous doutez des rapides et divins progrès que ses convulsions lui feraient faire. Pourquoi en doutez-vous, vous qui lisez dans le sein de Dieu et qui voyez combien cette humanité en travail lui est chère! vous qui pouvez juger des miracles que la Toute-Puissance tient en réserve pour l'intelligence des faibles et des opprimés, d'après les révélations sublimes qui sont tombées dans votre âme de poète et d'artiste? Eh quoi! en peu d'années, vous vous êtes élevé dans les plus hautes régions de la pensée humaine, et, vous faisant jour au sein des ténèbres du catholicisme, vous avez été emporté par l'esprit de Dieu, assez haut pour crier cet oracle que je répète du matin au soir:
«Plus il fait clair, mieux on voit Dieu!»
Vous avez emporté, avec les flammes qui jaillissaient de vous, ce milieu de vaine fumée et de pâles brouillards où la vanité du monde voulait vous retenir; et, maintenant, vous ne croiriez pas que la volonté divine, qui a accompli ce miracle dans un individu, puisse faire briller les mêmes éclairs de vérité sur tout un peuple? vous croyez qu'il attendra des siècles pour réaliser le tableau magique qu'il vous a permis d'entrevoir? Oh non! oh non! Son règne est plus proche que vous ne pensez, et, s'il est proche, c'est qu'il est légitime, c'est qu'il est saint, c'est qu'il est marqué au cadran des siècles. Vous vous trompez d'heure, grand poète, et grand homme! Vous croyez vivre dans ces temps où le devoir de l'homme de bien et de l'homme de génie sont identiques, et tendent également à retarder la ruine de sociétés encore bonnes et durables! Vous croyez que la ruine commence, tandis qu'elle est consommée, et qu'une dernière pierre la retient encore! Voulez-vous donc être cette dernière pierre, la clef de cette voûte impure, vous qui haïssez les impuretés dans le fond de votre coeur, et qui reniez le culte de Mammon à la face de la terre, dans vos élans lyriques?
Si cette société d'hommes d'affaires à laquelle vous vous abaissez s'occupait franchement de l'émancipation de la famille humaine, je vous admirerais comme un saint, et je dirais que c'est joindre la douceur de Jésus à son génie, que de manger à la table des centeniers pour les amener à la vérité. Mais vous savez bien que vous n'amènerez pas de pareils résultats. Ce miracle de convertir et de toucher les âmes corrompues ou abruties n'est que dans la main de l'Éternel, et il paraît que ce n'est point par là qu'il veut entamer la régénération, puisqu'il n'éclaire et n'attendrit aucune de ces âmes; c'est par-dessous qu'il travaille, et tout le dessus semble devoir être écarté comme une vaine écume. Pourquoi êtes-vous avec ceux que Dieu ne veut pas éclairer et non avec ceux qu'il éclaire? pourquoi vous placez-vous entre la bourgeoisie et le prolétariat pour prêcher à l'un la résignation, c'est-à-dire la continuation de ses maux jusqu'à un nouvel ordre que vos hommes d'affaires retarderont le plus qu'ils pourront, à l'autre des sacrifices qui n'aboutiront qu'à de petites concessions, encore seront-elles amenées par la peur plus que par la persuasion?
Eh! mon Dieu, si la peur seule peut les ébranler et les vaincre, mettez-vous donc avec ces prolétaires pour menacer; sauf à vous placer en travers le lendemain; pour les empêcher d'exécuter leurs menaces. Puisqu'il vous faut de l'action, puisque vous êtes une nature laborieuse, aimant à mettre la main à l'oeuvre, voilà la seule action digne de vous; car les temps sont mûrs pour cette action, et elle vous surprendra au milieu du calme impartial où vous vous retranchez, fermant les yeux et les oreilles, devant le flot qui monte et qui gronde. Mon Dieu, mon Dieu, il en est temps encore, et, puisque votre coeur est plein de la vérité et de son amour, il n'y a entre ce peuple et vous qu'une erreur de calcul dans le calendrier, que vous consultez chacun d'un point de vue différent. Ne faites pas dire à la postérité: «Ce grand homme mourut les yeux ouverts sur l'avenir et fermés sur le présent. Il prédit le règne de la justice, et, par une étrange contradiction trop fréquente chez les hommes célèbres, il se cramponna au passé et ne travailla qu'à le prolonger. Il est vrai qu'un vers de lui eut plus de valeur et plus d'effet que tous les travaux politiques de sa vie; car, ce vers, c'était la voix de Dieu qui parlait en lui, et, ces travaux politiques, c'était l'erreur humaine qui l'y condamnait; mais il est cruel de ne pouvoir l'enregistrer que parmi les lumières, et non parmi les dévouements de cette époque de lutte dont il méconnut trop la marche rapide et l'issue immédiate.»
Si vous arrivez à la présidence de la Chambre, et que vous ne soyez pas, sur le fauteuil, un autre homme que celui de la chambre voûtée de Saint-Point, tant mieux. Je crois que, là, vous pouvez faire beaucoup de bien; car vous avez de la conscience, vous êtes pur, incorruptible, sincère, honnête dans toute l'acception du mot en politique, je le sais maintenant; mais qu'il vous faudrait de force, d'enthousiasme, d'abnégation et de pieux fanatisme pour être en prose le même homme que vous êtes en vers! Non, vous ne le serez pas; vous craindrez trop l'étrangeté, le ridicule; vous serez trop soumis aux convenances; vous penserez qu'il faut parler à des hommes d'affaires, comme avec des hommes d'affaires. Vous oublierez que, hors de cette enceinte étroite et sourde, la voix d'un homme de coeur et de génie retentit dans l'espace et remue le monde.
Non, vous ne l'oserez pas! après avoir dit les choses magnifiques dont vos discours sont remplis, vous viendrez, avec votre second mouvement,—ce second mouvement qui justifie si bien l'odieux proverbe de M. de Talleyrand,—calmer l'irritation qu'excitent vos hardiesses et passer l'éponge sur vos caractères de feu. Vous viendrez encore dire comme dans vos vers: «N'ayez pas peur de moi, messieurs, je ne suis point un démocrate, je craindrais trop de vous paraître démagogue.» Non, vous n'oserez pas!
Et ce n'est pas la peur des âmes basses qui vous en empêchera; je sais bien que vous affronteriez la misère et les supplices; mais ce sera la peur du scandale, et vous craindrez ces petits hommes capables qui se posent en hommes d'État et qui diraient d'un air dépité: «Il est fou, il est ignorant, il est grossier et flatte le peuple; il n'est que poète, il n'est pas homme d'État, profond politique comme nous.» Comme eux! comme eux qui se rengorgent et se gonflent, un pied dans l'abîme qui s'entr'ouvre sans qu'ils s'en doutent et qui déjà les entraîne!
Mais, quand même l'univers entier méconnaîtrait un grand homme courageux, quand le peuple même, ingrat et aveuglé, viendrait vous traiter de fou, de rêveur et de niais… Mais non, vous n'êtes pas fanatique, et cependant vous devriez l'être, vous à qui Dieu parle sur le Sinaï. Vous avez le droit ensuite de rentrer dans la vie ordinaire, mais vous ne devez pas y être un homme ordinaire. Vous devez porter les feux dont vous avez été embrasé dans votre rencontre avec le Seigneur, au milieu des glaces où les mauvais coeurs languissent et se paralysent.
Vous êtes un homme d'intelligence et un homme de bien. Il vous reste à être un homme vertueux.
Faites, ô source de lumière et d'amour, que le zèle de votre maison dévore le coeur de cette créature d'élite.
CCLXXIII
A M. CHARLES DELAVEAU, A LA CHÂTRE
Paris, 13 avril 1848.
Mon cher Delaveau,
Je regrette que vous ayez pris la peine de venir chez moi pour ne pas me rencontrer. C'est la faute de Duplomb, que j'avais chargé de vous demander pour moi cette entrevue, en le priant de me faire savoir si l'heure et le jour vous convenaient. Ne recevant de lui aucun avis, j'ai pensé qu'il n'avait pas encore pu vous voir.
Ma soirée de demain n'est pas libre et je pense m'absenter après-demain pour quelques jours. Je viens donc, tout en vous remerciant d'avoir répondu à mon appel, vous mettre, par écrit, au courant de l'objet de l'explication que je désirais avoir avec vous de vive voix.
J'ai appris qu'au moment de nos élections, une manifestation avait été faite à Nohant par les ouvriers de la Châtre. Cette manifestation fort peu menaçante, je le sais, était pourtant hostile et les cris de A bas madame Dudevant! A bas Maurice Dudevant! A bas les communistes! A bas les ennemis de M. Delaveau! ont salué avec assez d'acharnement une maison qui a nourri et assisté plus de pauvres qu'aucune autre dans l'arrondissement. Enfin cette démonstration était faite en votre nom. Je ne m'en suis point préoccupée; mais je me suis réservé le droit de vous en demander l'explication, aussitôt qu'il me serait possible de vous voir.
Je provoquerai ces explications en vous en donnant sur mon compte, que je défie personne de démentir, et je veux vous les donner, parce que certainement vous avez cru, en dirigeant sur Nohant une démonstration hostile, répondre à quelque hostilité de ma part. S'il en était ainsi, vous seriez peu excusable d'avoir voulu exercer des représailles avant de vous être assuré de quelque provocation de ma part. Je vous dirai donc très franchement (en vous annonçant que je vais à Nohant attendre vos bandes dévouées) que je n'ai jamais, depuis assez longtemps, eu la moindre confiance dans votre conduite politique.
Ce n'est pas d'hier que nous nous connaissons. Nous avons été intimement liés dans notre jeunesse, et, à cette époque, vous alliez beaucoup plus loin que moi dans vos idées révolutionnaires; j'avais alors très peu étudié la Révolution et je n'acceptais point la guillotine, que, du reste, je n'ai jamais acceptée et n'accepterai jamais. A cette époque pourtant, vous admiriez sans réserve Robespierre, Couthon et Saint-Just, que j'ai appris aussi à admirer depuis, sauf l'application excessive et sanglante de leur théorie. Nous nous sommes chamaillés assez souvent sur ce point pour qu'il m'en souvienne, et, comme ces discussions finissaient amicalement, mon frère et moi, nous vous appelions le docteur Guillotin; ce qui ne vous fâchait point.
Depuis, vous êtes entré dans un système de modération dynastique que je n'ai jamais compris. Nous avions changé tous les deux. J'avais avancé dans mon opinion, vous aviez reculé dans la vôtre. Mes amis combattaient dans les élections pour vous porter à la Chambre comme l'expression de leurs idées. Je trouvais qu'ils se trompaient, je le leur disais; mais je n'essayais point de les arrêter, parce que vous étiez excusé, à mes yeux, de votre tiédeur politique par le rôle d'homme honnête et charitable.
Votre ferveur républicaine a eu droit de m'étonner après le 24 février; vous avez changé encore une fois, je le veux bien, et j'admets que vous ayez été sincère, je veux le croire, d'autant plus que je vous vois, depuis quelques jours, voter avec l'extrême gauche; mais j'ai été parfaitement fondée jusque-là à ne vous point croire républicain, et je ne me suis point gênée pour le dire, lorsque l'occasion s'est rencontrée.
Mais, en même temps que j'ai le droit de dire ce que je pense, et de penser ce que je crois vrai, je ne crois point avoir celui de me mêler à des intrigues et à des manoeuvres électorales; c'est ce que je n'ai jamais fait, c'est ce que je ne ferai jamais. Mon rôle de femme s'y oppose, ma conscience me le défend, et, si j'étais homme, je ne me croirais pas dispensée de porter la même droiture dans ma conduite politique. Si j'ai été accusée d'un acte quelconque tendant à contrarier votre élection, à noircir votre caractère privé, à tromper l'opinion sur votre compte, je vous somme de me le faire savoir, parce que je veux y répondre et ne pas rester sous le coup d'une calomnie.
Voilà pour moi; mais, quant à vous, vous avez à m'expliquer aussi quelle part vous avez prise à la démonstration faite contre moi par des ouvriers de la Châtre, qui certainement n'ont point personnellement le plus léger reproche à me faire.—Voici ce dont toutes les apparences vous accusent:
Vous auriez excité ces ouvriers contre ma maison et contre mon nom, en exploitant la ridicule terreur que le mot de communisme inspire à ceux qui ne le comprennent pas. Vous auriez expliqué ainsi le communisme pour exaspérer ces braves gens: «Les communistes veulent prendre tous vos biens, toutes vos terres, et vous donner six ou huit sous de salaire par jour. Madame Dudevant est allée à Paris pour se joindre, par ses écrits, à ceux qui veulent réaliser tout de suite cette belle doctrine, etc., etc.»
Toutes ces accusations sont trop bêtes pour avoir été inventées par vous. Leurs auteurs ne sont probablement pas dignes d'être recherchés; mais vous exerciez sur les gens de la Châtre une influence qui, jusque-là, vous avait fait honneur, et vous ne vous en êtes pas servi pour faire cesser ces bruits ridicules. Vous paraissez les avoir encouragés, au contraire, et vous avez laissé faire la démonstration sur Nohant. Vous êtes donc responsable devant l'opinion publique de l'égarement de vos partisans, non seulement en ce qui me concerne, mais aussi en ce qui concerne les paysans de ma commune, menacés et violentés dans leur vote. Il serait facile de prouver que, tandis que mon fils, contraire par opinion à votre élection, écrivait fidèlement votre nom sur tous les bulletins où les gens de la commune désiraient le voir inscrit, vos partisans arrachaient, à d'autres mains, d'autres bulletins et y substituaient le leur avec menace et brutalité. Une enquête va être ouverte à ce sujet, je l'apprends ce soir. Avant d'y porter mon témoignage, si je suis appelée à le faire, je veux savoir de vous la vérité et me mettre en demeure de vous accuser ou de vous justifier. J'accepterai une franche explication, si hostile qu'elle puisse être, et je la préférerai de beaucoup à une petite guerre d'intrigues, pour se disputer une popularité dont je ne voudrais pas à ce prix, et dont je suis peu jalouse dans les vilaines conditions où elle est placée.
Je sais que nous nous occupons là d'un très petit fait, et que, sur tout le sol de la France, il s'en est produit simultanément de semblables, même de beaucoup plus graves en plusieurs endroits. Mais ceci est une affaire de vous à moi que je tiens à éclaircir et dont il vous est impossible de me refuser la solution. J'attends donc votre réponse pour savoir si je puis encore vous conserver mon estime et mon ancienne amitié.
GEORGE SAND.
CCLXXIV
A MAURICE SAND, A NOHANT
Paris, 17 avril 1848.
Mon pauvre Bouli,
J'ai bien dans l'idée que la République a été tuée dans son principe et dans son avenir, du moins dans son prochain avenir. Aujourd'hui, elle a été souillée par des cris de mort. La liberté et l'égalité ont été foulées aux pieds avec la fraternité, pendant toute cette journée. C'est la contre-partie de la manifestation contre les bonnets à poil.
Aujourd'hui, ce n'étaient plus seulement les bonnets à poil, c'était toute la bourgeoisie armée et habillée; c'était toute la banlieue, cette même féroce banlieue qui criait en 1832: Mort aux républicains! Aujourd'hui, elle crie: Vive la république! mais: Mort aux communistes! Mort à Cabet! Et ce cri est sorti de deux cent mille bouches dont les dix-neuf vingtièmes le répétaient sans savoir ce que c'est que le communisme; aujourd'hui, Paris s'est conduit comme la Châtre.
Il faut te dire comment tout cela est arrivé; car tu n'y comprendrais rien par les journaux. Garde pour toi le secret de la chose.
Il y avait trois conspirations, ou plutôt quatre, sur pied depuis huit jours.
D'abord Ledru-Rollin, Louis Blanc, Flocon, Caussidière et Albert voulaient forcer Marrast, Garnier-Pagès, Carnot, Bethmont, enfin tous les juste-milieu de la République à se retirer du gouvernement provisoire. Ils auraient gardé Lamartine et Arago, qui sont mixtes et qui, préférant le pouvoir aux opinions (qu'ils n'ont pas), se seraient joints à eux et au peuple. Cette conspiration était bien fondée. Les autres nous ramènent à toutes les institutions de la monarchie, au règne des banquiers, à la misère extrême et à l'abandon du pauvre, au luxe effréné des riches, enfin à ce système qui fait dépendre l'ouvrier, comme un esclave, du travail que le maître lui mesure, lui chicane et lui retire à son gré. Cette conspiration eût donc pu sauver la République, proclamer à l'instant la diminution des impôts du pauvre, prendre des mesures qui, sans ruiner les fortunes honnêtes, eussent tiré la France de la crise financière; changer la forme de la loi électorale, qui est mauvaise et donnera des élections de clocher; enfin, faire tout le bien possible, dans ce moment, ramener le peuple à la République, dont le bourgeois a réussi déjà à le dégoûter dans toutes les provinces, et nous procurer une Assemblée nationale qu'on n'aurait pas été forcé de violenter.
La deuxième conspiration était celle de Marrast, Garnier-Pagès et compagnie, qui voulaient armer et faire prononcer la bourgeoisie contre le peuple, en conservant le système de Louis-Philippe, sous le nom de république.
La troisième était, dit-on, celle de Blanqui, Cabet et Raspail, qui voulaient, avec leurs disciples et leurs amis des clubs jacobins, tenter un coup de main et se mettre à la place du gouvernement provisoire.
La quatrième était une complication de la première: Louis Blanc, avec Vidal, Albert et l'école ouvrière du Luxembourg, voulant se faire proclamer dictateur et chasser tout, excepté lui. Je n'en ai pas la preuve; mais cela me paraît certain maintenant.
Voici comment ont agi les quatre conspirations:
Ledru-Rollin, ne pouvant s'entendre avec Louis Blanc, ou se sentant trahi par lui, n'a rien fait à propos et n'a eu qu'un rôle effacé.
Marrast et compagnie ont appelé, sous main, à leur aide toute la banlieue et toute la bourgeoisie armée, sous prétexte que Cabet voulait mettre Paris à feu et à sang, et on l'a si bien persuadé à tout le monde, que le parti honnête et brave de Ledru-Rollin, qui était soutenu par Barbès, Caussidière et tous mes amis, est resté coi, ne voulant pas donner à son insu, dans la confusion d'un mouvement populaire, aide et protection à Cabet, qui est un imbécile, à Raspail et à Blanqui, les Marat de ce temps-ci. La conspiration de Blanqui, Raspail et Cabet n'existait peut-être pas, à moins qu'elle ne fût mêlée à celle de Louis Blanc. Par eux-mêmes, ces trois hommes ne réunissent pas à Paris mille personnes sûres. Ils sont donc peu dignes du fracas qu'on a fait à leur propos.
La conspiration Louis Blanc, composée de trente mille ouvriers des corporations, ralliés par la formule de l'organisation du travail, était la seule qui pût inquiéter véritablement le parti Marrast; mais elle eût été écrasée par la garde nationale armée, si elle eût bougé.
Toutes ces combinaisons avaient chacune un prétexte différent pour se mettre sur pied aujourd'hui.
Pour les ouvriers de Louis Blanc, c'était de se réunir au Champ de Mars, afin d'élire les officiers de leur état-major.
Pour la banlieue de Marrast, c'était de venir reconnaître ses officiers.
Pour la mobile et la police de Caussidière et Ledru, c'était d'empêcher
Blanqui, Raspail et Cabet de tenter un coup de main.
Pour ces derniers, c'était de porter des offrandes patriotiques à l'hôtel de ville.
Au milieu de tout cela, deux hommes pensaient à eux-mêmes sans agir. Leroux se tenait prêt à escamoter la papauté de Cabet sur les communistes. Mais il n'avait pas assez de suite dans les idées ou pas assez d'audace pour en venir à bout. Il n'a pas paru.
L'autre homme, c'est Lamartine, espèce de Lafayette naïf, qui veut être président de la République et qui en viendra peut-être à bout, parce qu'il ménage toutes les idées et tous les hommes; sans croire à aucune idée et sans aimer aucun homme. Il a eu les honneurs et le triomphe de la journée sans avoir rien fait.
Voici maintenant comment les choses se sont passées:
A deux heures, les trente mille ouvriers de Louis Blanc ont été au Champ de Mars, où l'on dit que Louis Blanc n'est point venu; ce qui les a mécontentés et refroidis. A la même heure, de tous les coins de Paris, ont apparu la garde nationale bourgeoise et la banlieue, cent mille hommes au moins, qui ont été aux Invalides et n'ont fait que traverser pour se rendre à l'hôtel de ville en même temps que les ouvriers.
Ce mouvement s'est fait avec beaucoup d'art. Les ouvriers portaient des bannières sur lesquelles étaient écrites leurs formules: Organisation du travail, Cessation de l'exploitation de l'homme par l'homme.
Ils allaient demander au gouvernement provisoire de leur promettre définitivement la garantie de ce principe. On pense que, sur le refus de certains membres du gouvernement, ils auraient exigé leur démission. Ils l'auraient fait pacifiquement; car ils n'avaient point d'armes, quoiqu'ils eussent pu en avoir, étant tous gardes nationaux.
Mais ils n'ont pu que présenter très civilement leurs offrandes et leurs voeux; car à peine avaient-ils enfilé le quai du Louvre, que trois colonnes de gardes nationaux armés jusqu'aux dents, fusils chargés et cartouches en poche, se placèrent sur les deux flancs de la colonne des ouvriers. Arrivé au pont des Arts, on fit encore une meilleure division. On plaça une troisième colonne de gardes nationaux et de mobiles au centre. De sorte que cinq colonnes marchaient de front: trois colonnes bourgeoises armées au centre et sur les côtés, deux colonnes d'ouvriers désarmés, à droite et à gauche de la colonne du centre; puis, dans les intervalles, promenades de gardes nationaux à cheval, laids et bêtes comme de coutume.
C'était un beau et triste spectacle que ce peuple marchant, fier et mécontent, au milieu de toutes ces baïonnettes. Les baïonnettes criaient et beuglaient: Vive la République! Vive le gouvernement provisoire! Vive Lamartine! Les ouvriers répondaient: Vive la bonne République! Vive l'égalité! Vive la vraie République du Christ!
La foule couvrait les trottoirs et les parapets. J'étais avec Rochery, et il n'y avait pas moyen de marcher ailleurs qu'avec la colonne des ouvriers, toujours bonne, polie et fraternelle. Toutes les cinq minutes, on faisait faire un temps d'arrêt aux ouvriers, et la garde nationale avançait de plusieurs pelotons, afin de mettre un intervalle sur la place de l'Hôtel-de-Ville entre chaque colonne d'ouvriers et même entre chaque corporation. On les prenait dans un filet maille par maille. Ils le sentaient, et ils contenaient leur indignation.
Arrivé sur la place de l'Hôtel-de-Ville, on les fit attendre une heure pour que toute la mobile et toute la garde bourgeoise fût placée et échelonnée; Le gouvernement provisoire, aux fenêtres de l'hôtel de ville, se posait en Apollon. Louis Blanc avait une belle, tenue de Saint-Just. Ledru-Rollin se montrait peu et faisait contre fortune bon coeur. Lamartine triomphait sur toute la ligne. Garnier-Pages faisait une mine de jésuite, Crémieux et Pagnerre étaient prodigues de leurs hideuses boules et saluaient royalement la populace.
Les pauvres ouvriers étaient refoulés derrière la garde bourgeoise, le long des murs au fond de la place. Enfin, on leur ouvrit, au milieu des rangs, un petit passage si étroit, que, de quatre par quatre qu'ils étaient, ils furent forcés de se mettre deux par deux, et on leur permit d'arriver le long de la grille, c'est-à-dire devant cent mille baïonnettes et fusils chargés. Dans l'intérieur de la grille, la mobile armée, fanatisée ou trompée, aurait fait feu sur eux au moindre mot. Le grand Lamartine daigna descendre sur le perron et leur donner de l'eau bénite de cour. Je n'ai pu entendre les discours; mais, qu'ils en fussent contents ou non, cela dura dix minutes, et les ouvriers défilèrent par le fond des autres rues, tandis que la garde bourgeoise et la mobile se firent passer pompeusement en revue par Lamartine et les autres triomphateurs.
Comme je m'étais fourrée au milieu des gamins de la mobile, au centre de la place pour mieux voir, je me suis esquivée à ce moment-là, pour n'avoir pas l'honneur insigne d'être passée en revue aussi, et je suis revenue dîner chez Pinson, bien triste et voyant la République républicaine à bas pour longtemps peut-être.
Ce soir, je suis sortie à neuf heures avec Borie pour voir ce qui se passait. Tous les ouvriers étaient partis; la rue était aux bourgeois, étudiants, boutiquiers, flâneurs de toute espèce qui criaient: A bas les communistes! A la lanterne les cabètistes! Mort à Cabet! Et les enfants des rues répétaient machinalement ces cris de mort: Voilà comment la bourgeoisie fait l'éducation du peuple. Le premier cri de mort et le doux nom de lanterne ont été jetés aujourd'hui à la Révolution par les bourgeois. Nous en verrons de belles si on les laisse faire.
Sur le pont des Arts, nous entendons battre la charge et nous voyons reluire aux torches, sur les quais, une file de baïonnettes immense qui reprend au pas de course le chemin de l'hôtel de ville. Nous y courons: c'était la deuxième légion, la plus bourgeoise de Paris et d'autres de même acabit, vingt mille hommes environ qui vociféraient à rendre sourd cet éternel cri de Mort à Cabet! Mort aux communistes! A coup sûr, je ne fais pas de Cabet le moindre cas; mais, sur trois hommes, dont il est le moins mauvais, pourquoi toujours Cabet? A coup sûr, Blanqui et Raspail mériteraient plus de haine, et leur nom n'a pas été prononcé une seule fois. C'est qu'ils ne représentent pas d'idées, et que la bourgeoisie veut tuer les idées. Demain, on criera: A bas tous les socialistes! A bas Louis Blanc! et, quand on aura bien crié: A bas quand on se sera bien habitué au mot de lanterne, quand on aura bien accoutumé les oreilles du peuple au cri de mort, on s'étonnera que le peuple se fâche et se venge. C'est infâme! Si ce malheureux Cabet se fût montré, on l'eût mis en pièces; car le peuple, en grande partie, croyait voir dans Cabet un ennemi redoutable.
Nous suivîmes cette bande de furieux jusqu'à l'hôtel de ville, et, là, elle défila devant l'hôtel, où il n'y avait personne du gouvernement provisoire, en beuglant toujours le même refrain et en tirant quelques coups de fusil en l'air. Ces bourgeois, qui ne veulent pas que le peuple lance des pétards, ils avaient leurs fusils chargés à balle et pouvaient tuer quelques curieux aux fenêtres. Ça leur était fort égal, c'était une bande de bêtes altérées de sang. Que quelqu'un eût prononcé un mot de blâme, ils l'eussent tué. La pauvre petite mobile fraternisait avec eux sans savoir ce qu'elle faisait. Le général Courtais et son état-major, sur le perron, répondaient: Mort à Cabet!
Voilà une belle journée!
Nous sommes revenus tard. Tout le quai était couvert de groupes. Dans tous, un seul homme du peuple défendait, non pas Cabet, personne ne s'en soucie, mais le principe de la liberté violée par cette brutale démonstration, et tout le groupe maudissait Cabet et interprétait le communisme absolument comme le font les vignerons de Delaveau. J'ai entendu ces orateurs isolés que tous contredisaient; dire des choses très bonnes et très sages. Ils disaient aux beaux esprits qui se moquaient du communisme que, plus cela leur semblait bête, moins ils devaient le persécuter comme une chose dangereuse: que les communistes étaient en petit nombre et très pacifiques; que, si l'Icarie faisait leur bonheur, ils avaient bien le droit de rêver l'Icarie, etc.
Puis arrivaient des patrouilles de mobiles—il y en avait autant que d'attroupements—qui passaient au milieu, se mêlaient un instant à la discussion, disaient quelques lazzis de gamin, priaient les citoyens de se disperser, et s'en allaient, répétant comme un mot d'ordre distribué avec le cigare et le petit verre: A bas Cabet! Mort aux communistes! Cette mobile, si intelligente et si brave, est déjà trompée et corrompue. La partie du peuple incorporée dans les belles légions de bourgeois a pris les idées bourgeoises en prenant un bel habit flambant neuf. Souvent on perd son coeur en quittant sa blouse. Tout ce qu'on a fait a été aristocratique, on en recueille le fruit.
Dans tout cela, le mal, le grand mal, ne vient pas tant, comme on le dit, de ce que le peuple n'est pas encore capable de comprendre les idées. Cela ne vient pas non plus de ce que les idées ne sont pas assez mûres.
Tout ce qu'on a d'idées à répandre et à faire comprendre suffirait à la situation, si les hommes qui représentent ces idées étaient bons; ce qui pèche, ce sont les caractères. La vérité n'a de vie que dans une âme droite et d'influence que dans une bouche pure. Les hommes sont faux, ambitieux, vaniteux, égoïstes, et le meilleur ne vaut pas le diable; c'est bien triste à voir de près!
Les deux plus honnêtes caractères que j'aie encore rencontrés, c'est Barbès et Etienne Arago. C'est qu'ils sont braves comme des lions et dévoués de tout leur coeur. J'ai fait connaissance aussi avec Carteret, secrétaire général de la police: c'est une belle âme. Barbès est un héros. Je crois aussi Caussidière très bon; mais ce sont des hommes du second rang, tout le premier rang vit avec cet idéal: Moi, moi, moi.
Nous verrons demain ce que le peuple pensera de tout cela à son réveil. Il se pourrait bien qu'il fût peu content; mais j'ai peur qu'il ne soit déjà trop tard pour qu'il secoue le joug. La bourgeoisie a pris sa revanche.
Ce malheureux Cabet, Blanqui, Raspail et quelques autres perdent la vérité, parce qu'ils prêchent une certaine face de la vérité. On ne peut faire cause commune avec eux, et cependant la persécution qui s'attachera à eux prépare celle dont nous serons bientôt l'objet. Le principe est violé, et c'est la bourgeoisie qui relèvera l'échafaud.
Je suis bien triste, mon garçon. Si cela continue et qu'il n'y ait plus rien à faire dans un certain sens, je retournerai à Nohant écrire et me consoler près de toi. Je veux voir arriver l'Assemblée nationale; après, je crois bien que je n'aurai plus rien à faire ici.
CCLXXV
AU MÊME
Paris, 10 avril 1848.
J'espère que tu dors sur les deux oreilles, et que, si les bruits qui circulent jour et nuit dans Paris vont jusqu'en province, où ils doivent prendre des proportions effrayantes, tu n'en crois pas un mot. Nous recommençons l'année de la peur. C'est fabuleux! Hier dans la nuit, chaque quartier de Paris prétendait qu'on avait attaqué et pris deux postes. Cela faisait beaucoup de postes enlevés, et il n'y avait pas seulement un chat qui eût remué.
Ce matin, on a battu le rappel dès l'aurore. Puis on est venu contremander, en disant cependant aux gardes nationaux de rester équipés et prêts à sortir. A toutes les heures circulait une nouvelle nouvelle. Blanqui était arrêté, et puis Cabet attaquait l'hôtel de ville, lui qui fuit de peur! Leroux est devenu invisible, je crois qu'il est retourné à Boussac. Raspail se fait passer pour mort. Et pourtant, à propos de ces trois hommes, on a mis la tête à l'envers, non seulement à toutes les portières de Paris, mais encore à tous les clubs, au gouvernement provisoire, à Caussidière lui-même, à la garde nationale de tous les rangs. On dit à la mobile que la banlieue pille; à la banlieue, que les communistes font des barricades. C'est une vraie comédie. Ils ont tous voulu se faire peur les uns aux autres, et ils ont si bien réussi, qu'ils ont tous peur pour de bon.
Je suis revenue toute seule du ministère de la rue de Grenelle, la nuit dernière à deux heures, et, cette nuit, je rentre seule aussi à une heure et demie. Il fait le plus beau clair de lune possible. Il n'y a pas un chat dans les rues, excepté les patrouilles de vingt pas en vingt pas. Quand un pauvre piéton attardé apparaît au bout de la rue, la patrouille arme ses fusils, présente le front et le regarde passer. C'est de la folie, c'est vraiment, comme je te le disais, la même chose qu'en 89, et cela m'explique l'affaire. Tu sais qu'on ne l'a jamais bien sue et qu'on l'a attribuée, avec beaucoup de probabilité, à vingt causes différentes. Eh bien! je suis sûre que toutes ces causes existaient à la fois comme aujourd'hui, et que ce n'était pas une seule en particulier.
Il y a un moment, dans les révolutions, où chaque parti veut essayer de la peur pour empêcher son adversaire d'agir. C'est ce qui arrive maintenant aux quatre conspirations sourdes que je t'ai signalées hier. On en ajoute une cinquième aujourd'hui, et je crois qu'il y en a deux ou trois autres. Les légitimistes ont voulu faire peur à la République, le juste-milieu, les Guizot et les Régence, les Thiers et Girardin, j'en suis sûre, out aussi joué leur jeu, avec ou sans espoir d'amener un conflit.
Mais toutes ces menaces se paralysent mutuellement; tous les clubs sont en permanence pour la nuit, tous armés, barricadés, ne laissant sortir aucun membre, dans la crainte qu'on ne vienne les assassiner; et, comme tous out la même venette, tous restent enfermés sans bouger; le remède est donc dans le mal même. Il y en a d'exaltés qui seraient d'avis d'attaquer les premiers; mais, comme ils ont peur d'être attaqués auparavant, ils se tiennent sur la défensive. C'est stupide, et la tragédie annoncée devient une comédie.
Je viens de quitter le gros Ledru-Rollin, prêt à se hisser sur un gros cheval, pour faire le tour de Paris, en riant et en se moquant de tout cela. Étienne est en colère et dit que ça l'embête. Borie et son cousin, sont enfermés au club du palais National et pestent, j'en suis sûre, de ne pas être à pioncer dans leur lit.
La population ne dort que d'un oeil, attendant le tocsin et le canon. M. de Lamartine, qui veut être bien avec tout le monde, a offert un asile dans son ministère au grand Cabet, qui se pose en martyr. Tout le monde dit: «Nous sommes trahis!» Enfin, c'est superbe. Si tu étais ici, nous irions passer le reste de la nuit à nous promener dans les rues pour voir la grande mystification. Elle est telle, que beaucoup d'hommes sérieux donnent dedans en plein.
Il ne tiendrait qu'à moi de me poser aussi en victime; car, pour un Bulletin un peu raide que j'ai fait, il y a un déchaînement de fureur incroyable contre moi dans toute la classe bourgeoise. Je suis pourtant fort tranquille, toute seule dans ta cambuse; mais il ne tiendrait qu'à moi d'écrire demain dans tous les journaux, comme Cabet ou comme défunt Marat, que je n'ai plus une pierre où reposer ma tête.
Demain, le gouvernement publie les grandes mesures qu'il a prises hier sur l'impôt progressif, la loi des finances, l'héritage collatéral, etc. Ce sera sans doute la fin de cette panique, et d'une bêtise générale sortira un bien général. J'espère aussi que ce sera la fin de la crise financière. Ainsi soit-il! Ce sera un premier acte de joué dans la grande pièce dont personne ne sait le dénouement.
Bonsoir, mon Bouli! ne sois pas inquiet: je t'écrirais s'il y avait seulement un coup de fusil tiré; ainsi sois tranquille. Je te bige. J'ai vu Solange aujourd'hui. Elle se porte bien. Rien de nouveau pour mes affaires. Ma Revue ne prend guère: on est trop préoccupé, on vit au jour le jour.
Bonsoir encore; j'écoute si la guerre civile commence: je n'entends que les heures qui sonnent au Luxembourg et ta girouette qui se plaint comme un oeuf.
CCLXXVI
AU MÊME
Paris, 21 avril 1848.
Ne t'inquiète pas. Tu ne m'as pas dit quelles raisons tu avais eues pour casser ton conseil, mais il aurait fallu commencer par là.
Quoi qu'il en soit, je te réponds que tu n'auras pas le dessous; j'ai parlé de cela à Ledru-Rollin, qui m'a dit que probablement tu n'avais pas agi ainsi par caprice, que sans doute il y avait nécessité, et que tu devais être appuyé et soutenu. Je viens d'écrire à Fleury un peu ferme là-dessus; ne te laisse pas émouvoir par les récriminations et les menaces.
Tout homme qui agit révolutionnairement en ce moment-ci, qu'il soit membre du gouvernement provisoire ou maire de Nohant-Vic, trouve la résistance, la réaction, la haine, la menace. Est-ce possible autrement, et aurions-nous grand mérite à être révolutionnaires si tout allait de soi-même, et si nous n'avions qu'à vouloir pour réussir? Non, nous sommes, et nous serons peut-être toujours dans un combat obstiné.
Ai-je vécu autrement depuis que j'existe, et avons-nous pu croire que trois jours de combat dans la rue donneraient à notre idée un règne sans trouble, sans obstacle et sans péril? Nous sommes sur la brèche à Paris comme à Nohant. La contre-révolution est sous le chaume comme sous le marbre des palais. Allons toujours! ne t'irrite pas, tiens ferme, et surtout habitue tes nerfs à cet état de lutte qui deviendra bientôt un état normal. Tu sais bien qu'on s'accoutume à dormir dans le bruit. Il, ne faut jamais croire que nous pourrons nous arrêter. Pourvu que nous marchions en avant, voilà notre victoire et notre repos.
La fête de la Fraternité a été la plus belle journée de l'histoire. Un_ million d'âmes,_ oubliant toute rancune, toute différence d'intérêts, pardonnant au passé, se moquant de l'avenir, et s'embrassant d'un bout de Paris à l'autre au cri de Vive la fraternité! c'était sublime. Il me faudrait t'écrire vingt pages pour te raconter tout ce qui s'est passé, et je n'ai pas cinq minutes. Comme spectacle, tu ne peux pas t'en faire d'idée. Tu en trouveras une relation bien abrégée dans le Bulletin de la République et dans la Cause du peuple. La reçois-tu, à propos? J'ai affaire à la plus détestable boutique d'éditeurs qu'il y ait; ils n'envoient pas les numéros et s'étonnent, de ne pas recevoir d'abonnements. Je vais changer tout cela.
Mais, pour revenir à cette fête, elle signifie plus que toutes les intrigues de la journée du 15. Elle prouve que le peuple ne raisonne pas tous nos différends, toutes nos nuances d'idées, mais qu'il sent vivement les grandes choses et qu'il les veut. Courage donc! demain peut-être, tout ce pacte sublime juré par la multitude sera brisé dans la conscience des individus; mais, aussitôt que la lutte essayera de reparaître, le peuple (c'est-à-dire tous) se lèvera et dira:
—Taisez-vous et marchons!
Ah! que t'ai regretté hier! Du haut de l'arc de l'Étoile le ciel, la ville, les horizons, la campagne verte, les dômes des grands édifices dans la pluie et dans le soleil, quel cadre pour la plus gigantesque scène humaine qui se soit jamais produite! De la Bastille, de l'Observatoire à l'Arc de triomphe et au delà et en deçà hors de Paris, sur un espace de cinq lieues, quatre cent mille fusils pressés comme un mur qui marche, l'artillerie, toutes les armes de la ligne, de la mobile, de la banlieue, de la garde nationale, tous les costumes, toutes les pompes de l'armée, toutes les guenilles de la sainte canaille, et toute la population de tout âge et de tout sexe pour témoin, chantant, criant, applaudissant, se mêlant au cortège. C'était vraiment sublime. Lis les journaux, ils en valent la peine; tu aurais été fou de voir cela! Je l'ai vu pendant deux heures, et je n'en avais pas assez; et, le soir, les illuminations, le défilé des troupes, la torche en main, une armée de feu, ah! mon pauvre garçon, où étais-tu? J'ai pensé à toi plus de cent fois par heure. Il faut que tu viennes au 5 mai, quand même on devrait brûler Nohant pendant ce temps-là.
Adieu; je t'aime
CCLXXVII
AU CITOYEN CAUSSIDIÈRE, PRÉFET DE POLICE
Nohant, 20 mai 1848.
Citoyen,
J'étais, le 15 mai, dans la rue de Bourgogne, mêlée à la foule, curieuse et inquiète comme tant d'autres, de l'issue d'une manifestation qui semblait n'avoir pour but qu'un voeu populaire en faveur de la Pologne. En passant devant un café, on me montra à la fenêtre du rez-de-chaussée une dame fort animée, qui recevait une sorte d'ovation de la part des passants et qui haranguait la manifestation. Les personnes qui se trouvaient à mes côtés m'assurèrent que cette dame était George Sand; or je vous assure, citoyen, que ce n'était pas moi, et que je n'étais dans la foule qu'un témoin de plus du triste événement du 15 mai.
Puisque j'ai l'occasion de vous fournir un détail de cette étrange journée, je veux vous dire ce que j'ai vu.
La manifestation, était considérable, je l'ai suivie pendant trois heures. C'était une manifestation pour la Pologne, rien de plus pour la grande majorité des citoyens qui l'avaient augmentée de leur concours durant trajet, et pour tous ceux qui l'applaudissaient au passage. On était surpris et charmé du libre accès accordé à cette manifestation jusqu'aux portes de l'Assemblée. On supposait que des ordres avaient été donnés pour laisser parvenir les pétitionnaires; nul ne prévoyait une scène de violence et de confusion au sein de la représentation nationale. Des nouvelles de l'intérieur de la Chambre arrivaient au dehors. L'Assemblée, sympathique au voeu du peuple, se levait en masse pour la Pologne et pour l'organisation du travail, disait-on. Les pétitions étaient lues à la tribune et favorablement accueillies.
Puis, tout à coup, on vint jeter à la foule stupéfaite la nouvelle de la dissolution de l'Assemblée et la formation d'un pouvoir nouveau dont quelques noms pouvaient répondre au voeu du groupe passionné qui violentait l'Assemblée en cet instant, mais nullement, j'en réponds, au voeu de la multitude. Aussitôt cette multitude se dispersa, et la force armée put, sans coup férir, reprendre immédiatement possession du pouvoir constitué.
Je n'ai point à rendre compte ici des opinions et des sympathies de telle ou telle fraction du peuple qui prenait part à la manifestation; mais toute voix en France a le droit de s'élever en ce moment pour dire à l'Assemblée nationale: «Vous avez traversé heureusement un incident inévitable en temps de révolution, et, grâce à la Providence, vous l'avez traversé sans effusion de sang humain. Dans le désordre d'idées où cet événement va vous jeter durant quelques jours, prouvez, citoyens, que vous pouvez maîtriser votre émotion et ne pas perdre la notion d'une équité supérieure aux troubles passagers de la situation.
«Ne confondez point l'ordre, ce mot officiel du passé, avec la méfiance qui aigrit et provoque. Il vous est bien facile de maintenir l'ordre sans porter atteinte à la liberté. Vous n'avez pas droit sur la liberté, conquête du peuple, et, comme ce n'est pas le peuple, que c'est une très petite fraction du peuple qui vous a outragés le 15 mai, vous ne pouvez pas, vous ne devez pas châtier la France de la faute commise par quelques-uns, en restreignant les droits et les libertés de la France.
«Prenez garde, et n'agissez pas sous l'influence de la réaction; car ce n'est pas le 15 mai que vous avez couru un danger sérieux, c'est aujourd'hui, derrière le rempart de baïonnettes qui vous permet de tout faire. Le danger pour vous, ce n'est pas d'affronter une émeute parlementaire. Tout homme investi d'un mandat comme le vôtre doit envisager de sang-froid le passage de ces petites tempêtes; mais le danger sérieux, c'est de manquer au devoir que ce mandat vous impose, en faisant entrer la République dans une voie monarchique ou dictatoriale; c'est d'étouffer le cri de la France, qui vous demande la vie, et à laquelle un retour vers le passé donnerait la mort; c'est enfin de préparer, par crainte de l'anarchie partielle dont vous venez de sortir sains et saufs, une anarchie générale que vous ne pourriez plus maîtriser.»
GEORGE SAND
CCLXXVIII
AU CITOYEN THÉOPHILE THORÉ, A PARIS.
Nohant, 24 mai 1848.
Mon cher Thoré,
Voyez si vous ayez quelques mots à retrancher ou à-ajouter, pour ce qui vous concerne, dans les premières lignes de la lettre que je vous adresse; ces premières lignes sont une réponse à certaines gens qui disent que je me suis sauvée pour n'être pas arrêtée. Comme je ne pouvais pas craindre la moindre chose, je n'avais point à me sauver et je suis fort aisée à trouver à. Nohant.
Vous avez raison de faire comme vous faites. La raison du plus brave est toujours la meilleure. Mais soyez prudent en ce qui concerne nos amis. On m'a envoyé quelques numéros de la Vraie République; après quoi, on s'est arrêté, et, depuis deux jours, je ne reçois plus rien. C'est déplorable, cette négligence! Il est impossible d'écrire à propos dans un journal qu'on ne lit pas.
J'ignore à quelles personnes appartient l'avenir, je n'ai que la passion de l'idée, et je crains bien que l'idée ne soit paralysée pour longtemps. Vive l'idée quand même!
A vous.
GEORGE SAND.
CCLXXIX
AU CITOYEN LEDRU-ROLLIN, A PARIS
Nohant, 28 mai 1848.
Cher concitoyen,
Vous ne savez pas que j'écris dans un journal qui vous est hostile, à vous personnellement moins qu'à tout autre, mais qui se fâche de beaucoup de choses et de beaucoup de gens sans que je sois solidaire de toutes les sympathies et de toutes les antipathies de la Rédaction en chef. Vous n'avez pas le temps de lire les journaux sans doute; mais vous aviez naguère celui de causer de temps en temps quelques minutes avec moi, et je vous impose de me lire; ce qui, j'espère, ne vous prendra guère plus de minutes qu'à l'ordinaire.
C'est parce que probablement vous ne savez pas que je rédige dans la Vraie République que je veux que vous le teniez de moi; et ce que je veux que vous sachiez aussi, c'est que je n'accepte pas la responsabilité des attaques contre les personnes; c'est pour cela que je signe tout ce que j'y écris.
Lorsque j'ai consenti à cette collaboration, la lutte ne s'était pas dessinée; en la voyant naître, j'ai vainement essayé de la tempérer. Mais l'événement du 15 mai est venu, et il y aurait eu lâcheté de ma part à me retirer. Voilà pourquoi je reste attachée à un journal qui vous traite collectivement de Roi, de Consul, de Directoire, etc., et qui vous reproche de rester au pouvoir quand Barbès est en prison. Cela me fait une position fausse et que je dois subir dans mon petit coin, comme beaucoup d'autres la subissent sur un plus grand théâtre. Je reste persuadée que vous ne devez pas abandonner le terrain à la réaction sans avoir essayé de la briser. Mais je ne puis pas dire cela dans ce journal. Ce serait inopportun et imprudent; ce serait peut-être agir contrairement à la voie que vous avez résolu de suivre, quant aux moyens.
En fait de politique proprement dite, je suis on ne peut plus incapable, vous le savez. Mais je vous demande une chose, c'est de me faire signe quand vous consentirez à ce que je dise dans ce même journal, qui vous attaque, et où je garderai toujours le droit d'émettre mon avis sous ma responsabilité personnelle, ce que je sais et ce que je pense de votre caractère, de votre sentiment politique et de votre ligne révolutionnaire.
Si vous n'avez pas le temps d'y songer, je ne vous en voudrai point et je ne me croirai pas indispensable votre justification auprès de quelques personnes dont le jugement ne vous est pas indispensable non plus. Mais, pour l'acquit de ma conscience, de mon affection, je me dois (au risque de faire l'importante) de vous dire cela; vous le comprendrez comme je vous le donne, de bonne foi et de bon coeur.
On me dit ici que j'ai été compromise dans l'affaire du 15 mai. Cela est tout à fait impossible, vous le savez. On me dit aussi que la commission exécutive s'est opposée à ce que je fusse poursuivie. Si cela est, je vous en remercie personnellement; car ce que je déteste le plus au monde, c'est d'avoir l'air de jouer un rôle pour le plaisir de me mettre en évidence. Mais, si l'on venait à vous accuser de la moindre partialité à mon égard, laissez-moi poursuivre, je vous en supplie. Je n'ai absolument rien à craindre de la plus minutieuse enquête. Je n'ai rien su ni avant ni pendant les événements, du moins rien de plus que ce qu'on voyait et disait dans la rue. Mon jugement sur le fait, je ne le cache pas, je l'écris et je le signe; mais je crois que ce n'est pas là conspirer.
Adieu et à vous de tout mon coeur.
GEORGE SAND.
CCLXXX
AU CITOYEN THÉOPHILE THORÉ, A PARIS.
Nohant, 28 mai 1848
Cher Thoré,
Je vous enverrai de la copie, non pas une éclatante protestation comme vous me disiez, mais la suite (et non la fin) de la protestation de toute ma vie.
Quant à l'affaire du 15, je passerai à côté. Elle est accomplie, je n'ai plus le droit de la blâmer puisqu'elle est vaincue, et je garderai le silence sur les hommes qui l'ont soulevée et que nous n'aimons pas. Seulement je, peux vous dire, à vous, que, lorsque j'appris, dans la foule, ce bizarre mélange de noms, jetés en défi à l'avenir, je rentrai chez moi décidée à ne pas me faire arracher un cheveu pour des Raspail, des Cabet et des Blanqui. Tant que ces hommes s'inscriront sur notre bannière, je m'abstiendrai. Ce sont des pédants et des théocrates; je ne veux point subir la loi de l'individu et je m'exilerai le jour où nous ferons la faute de les amener au pouvoir.
Ne me dites point de n'avoir pas peur, ce mot-là n'est pas français. Je suis trop lasse de la vie pour éviter une occasion de la perdre, trop ennemie de la propriété pour ne pas désirer de m'en voir débarrassée trop habituée à la fatigue et au travail pour comprendre les avantages du repos.
Mais ma conscience est craintive et je pousse loin le scrupule quand il s'agit de conseiller et d'agiter le peuple dans la rue. Il n'est point de doctrine trop neuve et trop hardie; mais il ne faut pas jouer avec l'action. Je connais, tout comme un homme, l'émotion du combat et l'attrait du coup de fusil. Dans ma jeunesse, j'aurais suivi le diable s'il avait commandé le feu. Mais j'ai appris tant de choses depuis, que je crains beaucoup le lendemain de la victoire. Sommes-nous mûrs pour rendre un bon compte à Dieu et aux hommes? Je dis nous, parce que je ne puis, dans ma pensée, nous séparer du peuple. Eh bien! le peuple n'est pas prêt, et, en le stimulant trop, nous le retardons; c'est là un fait qui n'est pas très logique; le fait l'est si rarement! Mais il est réel, et cela est encore plus sensible en province qu'à Paris.
Barbès est un héros, il raisonne comme un saint, c'est-à-dire fort mal quant aux choses de ce monde. Je l'aime tendrement et je ne saurais comment le défendre, parce que je ne puis admettre qu'il ait eu le droit, au nom du peuple, dans cette triste journée. Ceux qu'on a appelés des factieux étaient, en effet, plus factieux qu'on ne pense. Dans l'ordre politique, ils l'étaient moins que l'Assemblée nationale; mais, dans l'ordre moral et intellectuel, ils l'étaient, n'en doutez pas.
Ils voulaient imposer au peuple, par la surprise, par l'audace (par la force, s'ils l'avaient pu), une idée que le peuple n'a pas encore acceptée. Ils auraient établi la loi de fraternité non comme Jésus, mais comme Mahomet. Au lieu d'une religion, nous aurions eu un fanatisme. Ce n'est pas ainsi que les vraies idées font leur chemin. Au bout de trois mois d'une pareille usurpation philosophique, nous aurions été, non pas républicains, mais cosaques. Est-ce que ces chefs de secte, en supposant même qu'ils eussent eu avec eux seulement chacun dix mille hommes et que l'exaltation de leurs forces réunies eût suffi à tenir Paris contre la province pendant quelques semaines, est-ce que ces chefs de secte se seraient supportés entre eux? Est-ce que Blanqui aurait subi Barbès? Est-ce que Leroux aurait toléré Cabet? Est-ce que Raspail vous aurait accepté? Quelle bataille au sein de cette association impossible! Vous eussiez été forcés de faire bien plus de fautes que le gouvernement provisoire, vous n'auriez pu convoquer une assemblée et vous auriez déjà l'Europe sur les bras.
La réaction ne partirait pas de la bourgeoisie, qu'il est toujours facile d'intimider quand on a le peuple avec soi: elle partirait du peuple même, qui est indépendant et fier à l'endroit de ses croyances plus qu'à celui de son existence matérielle, et qui ne veut pas qu'on violente son ignorance quand il n'a que de l'ignorance à opposer au progrès.
Puisque vous êtes seul et caché, mon pauvre enfant, je puis causer avec vous et vous ennuyer quelques instants. C'est toujours une manière de passer le temps. Pardonnez-moi donc de le faire et de vous sermonner un peu. Vous êtes trop vif et trop dur à l'endroit des personnes. Vous vous pressez trop d'accuser, de traduire devant l'opinion publique les hommes qui out l'air d'abandonner ou de trahir notre cause. Les hommes sont faibles, incertains, personnels, je le sais, et il n'en est pas un depuis le 24 février qui n'ait été au-dessous de sa tâche. Mais nous-mêmes, en les condamnant au jour le jour, nous avons été au-dessous de la nôtre. Nous ayons fait trop de journalisme à la manière du passé, et pas assez de prédication comme il convenait à une doctrine d'avenir. Cela fait, en somme, de la mauvaise politique, inefficace quand elle n'est pas dangereuse. Ce n'est pas l'intelligence qui vous a manqué, à vous, personnellement; car, au milieu de votre fougue, vous arrivez toujours à toucher très juste le point sensible de la situation.
Mais un peu plus de formes (à mes yeux, la véritable politesse est l'esprit de charité), un peu moins de précipitation à déclarer traîtres les irrésolus et les étourdis, n'eût pas nui à votre propagande.
Nous avons tous fait des sottises, disait Napoléon au retour de l'île d'Elbe. Eh bien! nous pouvons nous dire cela les uns aux autres aujourd'hui, et, quand on fait cet aveu de bonne foi, on n'est que plus unis et plus forts. Vous-même, vous dites, dans un des numéros que je reçois aujourd'hui: Nos amis d'hier, qui le seront encore demain. C'est donc vrai, qu'il ne faut pas se brouiller avec ceux qui ont combattu avec nous hier et qui reviendront combattre avec nous demain, quand la réaction sur laquelle ils croient pouvoir agir les chassera du pouvoir.
Voyez-vous, je ne crois pas, moi, qu'on devienne, du jour au lendemain, un misérable et un apostat; et pourtant, notre vie, surtout dans un temps de crise comme celui-ci, est si flottante, si difficile, si troublée, qu'en nous jugeant au jour le jour, on peut aisément nous trouver en faute. Eh bien! on n'est jamais juste envers son semblable quand on le juge ainsi sur une suite variable de faits journaliers. Il faut voir l'ensemble.
Il y a un mois, je me sentais fort montée contre M. de Lamartine, je doutais de sa loyauté, je le voyais courant à la présidence suprême. Il a pourtant compromis, perdu peut-être, sa popularité bourgeoise pour conserver sa popularité démocratique. Vous direz que c'est une vanité mieux entendue; soit! il a toujours eu le goût de faire le bon choix, et le plus courageux dans ce moment-ci. Aujourd'hui, il me semble bien, comme à vous, que Ledru-Rollin devrait se retirer du pouvoir, et, j'ai de plus fortes raisons que vous encore pour le penser.
Mais j'attends, et je compte que le bon élan lui viendra quand il verra clairement la situation. Je le connais, il a du coeur, il a des entrailles, et, de ce qu'il ne voit pas comme nous en ce moment, il ne résulte pas qu'il ne sente pas comme nous quand la grande fibre populaire nous montrera clairement à tous le chemin qu'il faut prendre.
J'en connais d'autres que vous accusez et qui ont bonne intention pourtant. N'accusons donc pas, je vous en supplie, au nom de l'avenir de notre pauvre République, que nos soupçons et nos divisions déchirent dans sa fleur! Ne varions pas pour cela sur les principes. Ne vous gênez pas pour dire aux hommes, même à ceux que vous aimez, qu'ils se trompent, et ne perdez rien de votre vigueur de discussion sur les idées, sur les faits mêmes. Ce que je vous demande en grâce, c'est de ne pas condamner les intentions, les motifs, les caractères. Eussiez-vous raison, ce serait, je le répète, de la mauvaise politique, surtout dans la forme, comme en a fait la Réforme contre le National, du temps de l'autre.
Voilà le tas de lieux communs que j'aurais voulu vous dire de vive voix, avant toutes ces catastrophes, et ce que je disais quelquefois à Barbès. Mais on n'avait pas le temps de se voir, et c'était un mal. Il faut quelquefois entendre le lieu commun, il a souvent la vérité pour lui.
C'est cette absence de formes et de procédés, que j'appellerai, si vous voulez, le savoir-vivre intellectuel, qui me choque particulièrement dans l'affaire du 15. Le peuple a, par-dessus tout, ce savoir-vivre d'aspiration qui rend ses moeurs publiques injurieuses aux nôtres dans le moment où nous vivons. Cela est bien prouvé depuis le 24 février. Nous l'avons vu, dans toutes les manifestations, communier en place publique avec ses ennemis et sacrifier toutes ses haines légitimes, tous ses ressentiments fondés, à l'idée de fraternité ou de générosité. Certes, nous autres, nous n'en faisons pas volontiers autant dans nos relations particulières. Eh bien! le peuple porte au plus haut point le respect des relations publiques. Le 15 mai, il se dirige sur le palais Bourbon avec des intentions pacifiques (sauf les meneurs). On le laisse passer. Soit préméditation, soit inspiration, les baïonnettes disparaissent devant lui. Il avance, il va jusqu'à la porte en chantant et en riant. La tête du défilé forçait les grilles, le milieu n'en savait rien (j'y étais). On se croyait admis, reçu à bras ouverts par l'Assemblée. Je ne le pensais pas, moi; je jugeais que la crainte du sang répandu avait engagé la bourgeoisie à faire contre mauvaise fortune, sinon bon coeur, du moins bonne mine, et j'entendais dire autour de moi qu'on n'abuserait pas de ce bon accueil, qu'on montrerait la force du nombre, et qu'on défilerait décemment, paisiblement en respectant l'Assemblée pour lui apprendre à respecter le peuple. Vous savez le reste; la masse n'a point pénétré, elle est restée calme dans l'attente d'un résultat qu'elle ne prévoyait pas, et tout ce qui a eu le malheur d'entrer dans l'enceinte maudite, s'y est conduit sans dignité, sans ordre et sans force véritable. Tout a fui, à l'approche des baïonnettes. Est-ce qu'une révolution doit fuir? Ceux qui avaient quelque chose d'arrêté dans l'esprit, si toutefois il y avait, de ceux-là, devaient périr là. C'eût été du moins une protestation. Je vous jure que, si j'y fusse entrée, je n'en serais pas sortie vivant (je me suppose homme).
Ce n'est donc ni une protestation ni une révolution, ni même une émeute. C'est tout bonnement un coup de tête, et Barbès ne s'y est trompé que parce qu'il a voulu s'y tromper. Chevalier de la cause, comme vous l'appelez très bien, il s'est dit qu'il fallait se perdre pour elle et avec elle. Honneur à lui toujours! mais malheur à nous! Notre idée s'est déconsidérée dans la personne de certains autres. Ce n'est pas le manque de succès qui la condamne: tant s'en faut. Mais c'est le manque de tenue et de consentement général. On avait mené là, par surprise et à l'aide d'une tromperie, des gens qui n'y comprenaient goutte, et il y a là dedans quelque chose de très contraire au caractère français, quelque chose qui sent la secte, quelque chose enfin que je ne puis souffrir et que je désavouerais hautement, si Barbès, Louis Blanc et vous n'aviez pas été forcés d'en subir la conséquence fatale.
Voilà, mon cher ami, tout ce que j'avais besoin de vous dire, et ne faites pas fi du sentiment d'une femme. Les femmes et les enfants, toujours désintéressés dans les questions politiques, sont en rapport plus direct avec l'esprit qui souffle d'en haut sur les agitations de ce monde. J'écrirai dans la Vraie République quand même, et sans y mettre aucune condition morale. Mais, au nom de la cause, au nom de la vérité, je vous demande d'avoir le feu non moins vif, mais plus pur, la parole non moins hardie mais plus calme. Les grandes convictions sont sereines. Ne vous faites point accuser d'ambition personnelle. On suppose toujours que la passion politique cache cette arrière-pensée chez les hommes. Enfin, écoutez-moi, je vous le demande, sans craindre que vous m'accusiez de présomption. J'ai pour moi l'enfance de l'âme et la vieillesse de l'expérience. Mon coeur est tout entier dans ce que je vous dis; quand vous me connaîtrez tout de bon, vous saurez que vous pouvez vous confier aveuglément à l'instinct de ce coeur-là.
On m'a beaucoup conseillé de me cacher aussi; mes amis m'ont écrit de Paris que je serais arrêtée. Je n'en crois rien et j'attends. Je ne suis pas très en sûreté non plus ici. Les bourgeois out fait accroire aux paysans que j'étais l'ardent disciple du père Communisme, un gaillard très méchant qui brouille tout à Paris et qui veut que l'on mette à mort les enfants au-dessous de trois ans et les vieillards au-dessus de soixante. Cela ressemble à une plaisanterie, c'est pourtant réel. Hors de ma commune, on le croit et on promet de m'enterrer dans les fossés. Vous voyez où nous en sommes. Je vis, pourtant tranquille, et je me promène sans qu'on me dise rien. Jamais les hommes n'ont été si fervents… en paroles. Mais quelle lâche et stupide éducation les habiles donnent aux simples!
Bonsoir! cachez-vous encore. Vous n'auriez rien à craindre d'une instruction; mais on vous ferait perdre du temps, et cette réaction passera vite quant au fait actuel. Je crois que; quant au fait général, elle pourra durer quelques mois. Les vrais républicains se sont trop divisés, le mal est là.
Écrivez-moi et brûlez ma lettre. Courage et fraternité.
G. SAND.
CCLXXXI
AU CITOYEN ARMAND BARBÈS, AU DONJON
DE VINCENNES
Nohant, 10 juin 1848.
Je n'ai reçu votre lettre qu'aujourd'hui 10 juin, cher et admirable ami. Je vous remercie de cette bonne pensée, j'en avais besoin; car je n'ai pas passé une heure, depuis le 15 mai, sans penser à vous et sans me tourmenter de votre situation. Je sais que cela vous occupe moins que nous; mais enfin il m'est doux d'apprendre qu'elle est devenue matériellement supportable. Ah! oui, je vous assure que je n'ai pas goûté la chaleur d'un rayon de soleil sans me le reprocher, en quelque sorte, en songeant que vous en étiez privé. Et moi qui vous disais: «Trois mois de liberté et de soleil vous guériront!»
On m'a dit que j'étais complice de quelque chose, je ne sais pas quoi, par exemple. Je n'ai eu ni l'honneur ni le mérite de faire quelque chose pour la cause, pas même une folie ou une imprudence, comme on dit; je ne savais rien, je ne comprenais rien à ce qui se passait; j'étais là comme curieux, étonné et inquiet, et il n'était pas encore défendu, de par les lois de la République, de faire partie d'un groupe de badauds. Les nouvelles les plus contradictoires traversaient la foule. On a été jusqu'à nous dire que vous aviez été tué. Heureusement, cela était démenti au bout d'un instant par une autre version. Mais quelle triste et pénible journée!
Le lendemain était lugubre. Toute cette population armée, furieuse ou consternée, le peuple provoqué, incertain, et à chaque instant, des légions qui passaient, criant à la fois: Vive Barbès! et A bas Barbès! Il y avait encore de la crainte chez les vainqueurs. Sont-ils plus calmes aujourd'hui après tout ce développement de terrorisme? j'en doute.
Enfin, je ne sais par quel caprice, il paraît qu'on voulait me faire un mauvais parti, et mes amis me conseillaient de fuir en Italie. Je n'ai pas entendu de cette oreille-la. Si j'avais espéré qu'on me mît en prison près de vous, j'aurais crié: Vive Barbès! devant le premier garde national que j'aurais trouvé nez à nez. Il n'en aurait peut-être pas fallu davantage; mais, comme femme, je suis toujours forcée de reculer devant la crainte d'insultes pires que des coups, devant ces sales invectives que les braves de la bourgeoisie ne se font pas faute d'adresser au plus faible, à la femme, de préférence à l'homme.
J'ai quitté Paris, d'abord parce que je n'avais plus d'argent pour y rester, ensuite pour ne pas exposer Maurice à se faire empoigner; ce qui lui serait arrivé s'il eût entendu les torrents d'injures que l'on exhalait contre tous ses amis et même contre sa mère, dans cet immense corps de garde qui avait remplacé le Paris du peuple, le Paris de Février. Voyez quelle différence! Dans tout le courant de mars, je pouvais aller et venir seule dans tout Paris, à toutes les heures, et je n'ai jamais rencontré un ouvrier, un voyou qui, non seulement ne m'ait fait place sur le trottoir, mais qui encore ne l'ait fait d'un air affable et bienveillant. Le 17 mai, j'osais à peine sortir en plein jour avec mes amis: l'ordre régnait!
Mais c'est bien assez vous parler de moi. Je n'ose pourtant pas vous parler de vous: vous comprenez pourquoi. Mais, si vous pouvez lire des journaux, et si la Vraie République du 9 juin vous est arrivée, vous aurez vu que je vous écrivais en quelque sorte avant d'avoir reçu votre lettre. Ne faites attention dans cet article qu'au dernier paragraphe. Le reste est pour cet être à toutes facettes qu'on appelle le public, la fin était pour vous.
Ah! mon ami, que votre foi est belle et grande! Du fond de votre prison, vous ne pensez qu'à sauver ceux qui paraissent compromis, et à consoler ceux qui s'affligent. Vous essayez de me donner du courage, au rebours de la situation normale qui me commande de vous en donner. Mon Dieu, je sais que vous n'en avez pas besoin, vous n'en avez que trop. Moi, je n'en ai pas pour les autres. Leurs malheurs me brisent, et le vôtre m'a jetée dans un grand abattement; j'ai peur de l'avenir, j'envie ceux qui n'ont peur que pour eux-mêmes et qui se préoccupent de ce qu'ils deviendront. Il me semble que le fardeau de leur angoisse est bien léger, au prix de celui qui pèse sur mon âme.
Je souffre pour tous les êtres qui souffrent, qui font le mal ou le laissent faire sans le comprendre; pour ce peuple qui est si malheureux et qui tend toujours le dos aux coups et les bras à la chaîne. Depuis ces paysans polonais qui veulent être Russes, jusqu'à ces lazzaroni qui égorgent les républicains; depuis ce peuple intelligent de Paris, qui se laisse tromper comme un niais, jusqu'à ces paysans des provinces qui tueraient les communistes à coups de fourche, je ne vois qu'ignorance et faiblesse morale en majorité sur la face du globe. La lutte est bien engagée, je le sais. Nous y périrons, c'est ce qui me console. Après nous, le progrès continuera. Je ne doute ni de Dieu ni des hommes; mais il m'est impossible de ne pas trouver amer ce fleuve de douleurs qui nous entraîne, et où, tout en nageant, nous avalons beaucoup de fiel.
Adieu, cher ami et frère. Borie vous aime, allez! et Maurice aussi! Ils sont ici près de moi. Si nous étions à Paris, nous irions vous voir, vous nous auriez déjà vus, vous pouvez bien le croire, et, aussitôt que nous irons, vous nous verrez.
Adieu, adieu; écrivez-moi si vous pouvez, et sachez bien que vous avez en moi une soeur, je ne dis pas aussi bonne, mais aussi dévouée que l'autre.
G. S.
CCLXXXII
A JOSEPH MAZZINT, A MILAN
15 juin 1848.
Que peuvent faire ceux qui out consacré leur vie à l'idée d'égalité fraternelle, qui ont aimé l'humanité avec ardeur, et qui adorent dans le Christ le symbole du peuple racheté et sauvé? que peuvent faire les socialistes, en un mot, lorsque l'idéal quitte le sein des hommes, lorsque l'humanité s'abandonne elle-même, lorsque le peuple méconnaît sa propre cause? N'est-ce point ce qui menace d'arriver aujourd'hui, demain peut-être?
Vous avez du courage, ami; c'est-à-dire que vous garderez l'espérance. Moi, je garderai ma foi: l'idée pure et brillante, l'éternelle vérité sera toujours dans mon ciel, à moins que je ne devienne aveugle. Mais l'espoir, c'est la croyance à un prochain triomphe de la foi, et je ne serais pas sincère si je disais que cette disposition de mon àme ne s'est point modifiée depuis deux mois.
Je vois l'Europe civilisée se précipiter, par l'ordre de la Providence, dans la voie des grandes luttes. Je vois l'idée de l'avenir aux prises avec le passé. Ce vaste mouvement est un immense progrès, après les longues années de stupeur qui ont marqué un temps d'arrêt dans la forme des sociétés opprimées. Ce mouvement, c'est l'effort de la vie qui veut sortir du tombeau et briser la pierre du sépulcre, sauf à se briser elle-même avec les débris. Il serait donc insensé de désespérer; car, si Dieu même a soufflé sur notre poussière pour la ranimer, il ne la laissera pas se disperser au vent. Mais est-ce une résurrection définitive vers laquelle nous nous élançons, ou bien n'est-ce qu'une agitation prophétique, un tressaillement précurseur de la vie, après lequel nous dormirons, encore un peu de temps, d'un sommeil moins lourd, il est vrai, mais encore accablés d'une langueur fatale? Je le crains.
Quant à la France, la question est arrivée à son dernier terme et se pose sans détour, sans complication, entre la richesse et la misère. Elle pourrait encore se résoudre pacifiquement; les prétendants ne sont point des incidents sérieux, ils s'évanouiront comme des bulles d'écume à la surface du flot. La bourgeoisie veut régner. Depuis soixante ans, elle travaille à réaliser sa devise: Qu'est-ce que le tiers état? rien. Que doit-il être? tout. Oui, le tiers état veut être tout dans l'État, et le 24 février l'a débarrassé de l'obstacle de la royauté. Il est donc indubitable que la France sera désormais une république, puisque, d'une part, la classe la plus pauvre et la plus nombreuse aime cette forme de gouvernement, qui lui ouvre les portes de l'avenir, et que, de l'autre, la classe la plus riche, la plus influente, la plus politique trouve son compte à une oligarchie.
Le suffrage universel fera justice, un jour, de cette prétention du tiers état. C'est une arme invincible dont le peuple n'a pas encore su faire usage et qui s'est retournée contre lui-même dans un premier essai. Son éducation politique se fera plus vite qu'on ne pense et l'égalité progressive, mais ininterrompue dans sa marche, peut et doit sortir du principe de sa souveraineté de droit. Voilà le fait logique, tel qu'il se présente de lui-même. Mais les déductions logiques sont-elles toujours la loi régulière de l'histoire des hommes? Non! le plus souvent, il y a une autre logique que celle du fait général: c'est celle du fait particulier, qui jette le désordre dans l'ensemble, et, chez nous, le fait particulier, c'est l'inintelligence de la situation dans la majorité du tiers état.
Cette inintelligence peut rendre violente et terrible notre nouvelle révolution, et, par des essais de domination liberticide, exaspérer la souffrance des masses. Alors la marche solennelle du temps est rompue. La misère excessive n'appelle plus sa souffrance vertu, mais abjection. Elle invoque le secours de sa propre force, elle dépossède violemment le riche et engage une lutte extrême où la souveraineté du but lui semble justifier tous les moyens. Époques funestes dans la vie des peuples, que celles où le vainqueur, pour avoir abusé, devient à son tour le vaincu!
Les socialistes du temps où nous vivons ne désirent point les solutions du désespoir. Instruits par le passé, éclairés par une plus haute intelligence de la civilisation chrétienne, tous ceux qui méritent ce titre, à quelque doctrine sociale qu'ils appartiennent, répudient pour l'avenir le rôle tragique des vieux jacobins, et demandent à mains jointes à la conscience des hommes de s'éclairer et de se prononcer pour la loi de Dieu.
Mais l'idée du despotisme est, par sa nature, tellement identique à l'idée de la peur, que la bourgeoisie tremble et menace à la fois. Elle s'effraye du socialisme à ce point de vouloir l'anéantir par la calomnie et par la persécution, et, si quelque parole prévoyante s'élève pour signaler le danger, aussitôt mille voix s'élèvent pour crier anathème sur le fâcheux prophète.
«Vous provoquez à la haine, s'écrie-t-on, vous appelez sur nous la vengeance. Vous faites croire au peuple qu'il est malheureux, vous nous désignez à ses fureurs. Vous ne le plaignez que pour l'exciter. Vous lui faites savoir qu'il est pauvre parce que nous sommes riches.» Enfin ce que le Christ prêchait aux hommes de son temps, la charité, l'amour fraternel, est devenu une prédication incendiaire, et, si Jésus reparaissait parmi nous, il serait empoigné par la garde nationale comme factieux et anarchiste.
Voilà ce que je crains pour la France, ce Christ des nations, comme on l'a appelée avec raison dans ces derniers temps. Je crains l'inintelligence du riche et le désespoir du pauvre. Je crains un état de guerre qui n'est pas encore dans les esprits, mais qui peut passer dans les faits, si la classe régnante n'entre pas dans une voie franchement démocratique et sincèrement fraternelle. Alors, je vous le déclare, il y aura une grande confusion et de grands malheurs, car le peuple n'est pas mûr pour se gouverner seul. Il y a dans son sein de puissantes individualités, des intelligences à la hauteur de toutes les situations; mais elles lui sont inconnues, elles n'exercent pas sur lui le prestige dont le peuple a besoin pour aimer et croire. Il n'a point confiance en ses propres éléments, il vient de le prouver dans les élections de toute la France; il croit trouver des lumières au-dessus de lui, il aime les grands noms, les célébrités, quelles qu'elles soient.
Il chercherait donc encore ses sauveurs parmi les bourgeois prétendus démocrates, socialistes ou autres, et il serait encore trompé; car, sauf quelques exceptions peut-être, il n'existe point en France un partie démocratique éclairé suffisamment pour exercer une dictature de salut public. S'en remettrait-il à la sagesse ou à l'inspiration d'un seul? Ce serait reculer et faire abstraction de tout le progrès de l'humanité depuis vingt ans.
Nul homme ne sera supérieur à un principe, et le principe qui doit donner la vie aux sociétés nouvelles, c'est le suffrage universel, c'est la souveraineté de tous. Ce n'est donc qu'avec le concours de tous, avec la bourgeoisie réactionnaire, comme avec la bourgeoisie démocratique, comme avec les socialistes, que le peuple doit se gouverner. Il lui faut, pour s'éclairer, la lutte pacifique et légale de tous ces éléments divers.
Qu'une majorité démocratique et sociale se dessine dans le sein de notre Assemblée, et nous sommes sauvés avec le temps; mais, que ce soit une majorité définitivement réactionnaire et marchant à son but, la dissolution de l'ordre social commence, l'insolente chimère d'une république oligarchique s'évanouit dans une crise extrême, et le hasard s'empare pour longtemps des destinées de la France.
Voilà ce qu'il n'est point permis de dire en France, à l'heure qu'il est sans s'attirer la haine des partis. La réaction appelle cette prévoyance un appel à la guerre civile. Le parti modéré sourit d'un air capable et méprise souverainement toute autre solution que celle qu'il prétend avoir et qu'il n'a point. Chaque coterie philosophico-politique a son homme, son fétiche qui pourrait sauver la République à lui tout seul et dont il n'est point permis de douter. Chaque ambitieux satisfait devient optimiste à l'instant même; l'ambitieux mécontent déclare que la République est perdue, faute de son concours.
Au milieu de ces tiraillements de l'intérêt personnel, la foi au principe s'efface ou du moins l'intelligence de ce principe s'amoindrit dans les esprits. Toutes les frayeurs, comme tous les appétits de pouvoir, convergent vers le même but, le respect de la représentation nationale, l'appel jaloux à son omnipotence. Mais ce n'est point un respect sincère, ce n'est point une foi sérieuse. Cette Assemblée, qui représente bien un principe, n'est pas un principe en action. C'est quelque chose de creux comme une formule; c'est l'image de quelque chose qui devrait être; chaque nuance de l'opinion trouve là quelques noms propres qu'elle préconise; mais tout bas chacun se dit: «Excepté Pierre, Jacques et Jean, tous ces représentants ne représentent rien.»
Le nom propre est l'ennemi du principe, et pourtant il n'y a que le nom propre qui émeuve le peuple. Il cherche qui le représentera, lui, l'éternel représenté, et il cherche, dans les individualités extrêmes, ceux-ci M. Thiers, ceux-là M. Cabet, d'autres Louis Bonaparte, d'autres Victor Hugo, produit bizarre et monstrueux du vote, et qui prouve combien peu le peuple sait où il va et ce qu'il veut.
La question est pourtant facile à éclairer pour le peuple: «Être ou ne pas être;» mais il ignore les moyens. On a suscité, pour l'éblouir et lui donner le vertige, le grand fantôme du mensonge politique, et, quand je dis le mensonge, c'est faire trop d'honneur à l'élément bizarre et ridicule qui fait mouvoir l'opinion de la France en ce moment. Nous avons un mot trivial que vous traduirez par quelque équivalent dans votre langue: c'est le canard politique. Tous les matins, une histoire merveilleuse, absurde, ignoble le plus souvent, part de je ne sais quels cloaques de Paris et fait le tour de la France, agitant les populations sur son passage, leur annonçant un sauveur nouveau, ou un ogre prêt à les dévorer, les livrant à de folles espérances ou à de sottes frayeurs, et se personnifiant, par une mystérieuse solidarité, dans les individus qui plaisent ou déplaisent aux diverses localités. Ce peuple intelligent mais crédule et impressionnable, on travaille ainsi à l'abrutir; mais, comme ce n'est pas facile, on ne réussit qu'à l'exalter et à le rendre fou. Aussi nulle part il n'est tranquille, nulle part il ne comprend. Ici, il crie: «À bas la République! et vive l'égalité!» Ailleurs: «À bas l'égalité! et vive la République!».
D'où peut sortir la lumière, au milieu d'un tel conflit d'idées fausses et de formules menteuses? De belles et nobles lois peuvent seules expliquer à la foule que la République est non pas la propriété de telle ou telle classe, de telle ou telle personne, mais la doctrine du salut de tous.
Qui fera ces lois? Une Assemblée vraiment nationale. La nôtre malheureusement subit toutes les préventions et cède à toutes les influences qui font la perte des monarchies.
Vous voyez, ami, combien il est difficile à une société de se transformer sans combat et sans violence. Et pourtant notre idéal, à nous autres, c'était d'arriver à cette transformation sans discorde civile, sans cette guerre impie des citoyens d'une même nation les uns contre les autres. Je vous confesse que, la royauté mise de côté, après ce court et glorieux élan du peuple de Paris, qu'on ne peut pas appeler un combat, mais qui fut bien plutôt une manifestation puissante où quelques citoyens se sont offerts à Dieu et à la France comme une hécatombe sacrée, mon âme ne s'était pas cuirassée au point d'envisager sans horreur l'idée de la guerre sociale. Je ne la croyais pas possible, et elle ne l'est point, en effet, de la part de ce peuple magnanime où les idées sociales out assez pénétré pour le rendre éminemment pacifique et généreux. Bourgeoisie aveugle et ingrate, qui ne voit point que ces idées l'ont sauvée en février et qui essaye de tourner contre les socialistes une rage factice, excitée par elle dans le sein du peuple! Caste insensée, téméraire comme une royauté expirante, qui joue sa dernière partie, qui cherche son appui, comme les monarques d'hier, dans la force matérielle, et qui, depuis trois mois, travaille à sa propre perte avec une ardeur déplorable!
D'un bout de la France à l'autre, cette caste se donne le mot d'ordre et ne craint pas de jeter un cri de mort contre ceux qu'elle appelle des factieux, sans songer que ce même peuple, qu'elle provoque contre lui-même, peut perdre en un jour le fruit d'une civilisation morale acquise depuis vingt ans, et redevenir, sous le coup de la peur, du soupçon et de la colère, le peuple terrible à tous, le peuple de 93, qui fut la gloire farouche de son temps et qui serait la honte sanglante de la cause nouvelle!
Espérons encore que notre peuple sera plus fort et plus grand que les passions funestes qu'on s'efforce de réveiller en lui. Espérons qu'il restera sourd à ces agents provocateurs qui veulent l'agiter à leur profit et qui s'imaginent qu'après l'avoir déchaîné contre nous, il ne se retournerait pas contre eux le lendemain. Il ne tient pas à la bourgeoisie réactionnaire que le peuple de France n'agisse comme les lazzaroni de Naples.
Mais ce complot impie échouera, Dieu interviendra et peut-être la caste des riches ouvrira-t-elle aussi les yeux. Nous, les amis de l'humanité, nous ne voulons pas que les riches soient punis, nous disons après Jésus: «Qu'ils se convertissent et qu'ils vivent!»
Prions pour qu'il en soit ainsi. Ah! qu'ils nous connaissent mal, ceux qui nous croient leurs ennemis et leurs juges implacables! Comment ne savent-ils pas qu'on ne peut pas aimer le peuple sans haïr le mal que commettrait le peuple! comment ne voient-ils pas que l'oeuvre qu'ils accomplissent, en cherchant à rendre le peuple brutal et sanguinaire, nous est mille fois plus douloureuse que tout le mal qu'ils pourraient nous faire à nous-mêmes! Nous aimons le peuple comme notre enfant; nous l'aimons comme on aime ce qui est malheureux, faible, trompé et sacrifié; comme on aime ce qui est jeune, ignorant, pur encore, et portant en soi le germe d'un avenir idéal. Nous l'aimons comme on aime la victime innocente, disputée à la fatalité éternelle; comme on aime le Christ sur la croix, comme on aime l'espérance, comme on aime l'idée de la justice, comme on aime Dieu dans l'humanité! Peut-on aimer ainsi et vouloir que l'objet d'un tel amour s'avilisse dans la misère ou se souille dans le pillage?
Demandez à la mère si elle souhaite que l'enfant de ses entrailles devienne un bandit et un assassin!
Et pourtant voilà ce dont on nous accuse. On dit que nos idées d'égalité fraternelle sont le tocsin du meurtre et de l'incendie, et; en disant cela, on sonne aux oreilles du peuple le tocsin du délire, on lui signale d'invisibles ennemis qu'on lui conseille d'étrangler. On marque la porte de nos maisons, on voudrait une Saint-Barthélemy d'hérétiques nouveaux, on lui crie: «Tue! afin qu'il n'y ait plus personne entre toi, peuple, et nous, bourgeoisie, et alors nous compterons ensemble.»
Le peuple ne tuera pas. Eh! que m'importerait à moi qu'il me tuât, si mon sang pouvait apaiser la colère du ciel et même celle de la bourgeoisie? Mais le sang enivre et répand dans l'atmosphère une influence contagieuse. Le meurtre rend fou. L'injure même, les mauvaises paroles, les cris de menace tuent moralement ceux qui les exhalent. L'éducation de la haine est une école d'abrutissement et d'impiété qui finit par l'esclavage. Bourgeois, bourgeois! rentrez en vous-mêmes. Parlez-nous de charité et de fraternité; car, après que vous aurez tué moralement le peuple, vous vous trouverez en face des cosaques, des lazzaroni de Naples et des paysans de la Gallicie!
CCLXXXIII
A MADAME MARLIANI, A PARIS
Nohant, juillet 1848.
Merci, mon amie; j'aurais été inquiète de vous si vous ne m'aviez pas écrit; car, au désastre général, on tremble, d'avoir à ajouter quelque désastre particulier. On souffre et on craint dans tous ceux qu'on aime. Je suis navrée, je n'ai pas besoin de vous le dire, et je ne crois plus à l'existence d'une république qui commence par tuer ses prolétaires. Voilà une étrange solution donnée au problème de la misère. C'est du Malthus tout pur.
Comment! miss Ashurst est arrivée au milieu de cette tragédie? Pauvre enfant! elle est venue assister aux funérailles de notre honneur. Elle est venue trop tard: elle n'aura pas vu la République. Embrassez-la pour moi; je suis contente qu'elle soit chez vous et j'ai la certitude que vous serez contentes l'une de l'autre. Je voudrais bien pouvoir vous aller embrasser toutes deux. Mais, d'ici à quelque temps, outre que je serais peut-être hors d'état de me conduire prudemment à Paris, il faut que je tienne en respect par ma présence une bande considérable d'imbéciles de la Châtre qui parlent tous les jours de venir mettre le feu chez moi.
Ils ne sont braves ni au physique ni au moral, et, quand ils viennent se promener par ici, je vais au milieu d'eux, et ils m'ôtent leur chapeau. Mais, quand ils ont passé, ils se hasardent à crier: A bas les communisques! Ils espéraient me faire peur et s'aperçoivent enfin qu'ils n'y réussissent pas. Mais on ne sait à quoi peuvent les pousser une douzaine de bourgeois réactionnaires qui leur font sur moi les contes les plus ridicules. Ainsi, pendant les événements de Paris, ils prétendaient que j'avais caché chez moi Ledru-Rollin, deux cents communistes et quatre cents fusils!
D'autres, mieux intentionnés, mais aussi bêtes, accouraient au milieu de la nuit pour me dire que ma maison était cernée par des brigands, et ils le croyaient si bien, qu'ils m'ont amené la gendarmerie. Heureusement, tous les gendarmes sont mes amis et ne donnent pas dans les folies qui pourraient me faire empoigner un beau matin sans forme de procès. Les autorités sont pour nous aussi; mais, si on les change, ce qui est possible, nous serons peut-être un peu persécutés. Tous mes amis ont quitté le pays, à tort selon moi. Il faut faire face à ces petits orages, éclaboussures inévitables du malheur général.
Bonsoir, amie. Quels jours de larmes et d'indignation! J'ai honte aujourd'hui d'être française, moi qui naguère en étais si heureuse! Quoi qu'il arrive, je vous aime.
GEORGE.
CCLXXXIV
A M. GIRERD, REPRÉSENTANT DU PEUPLE A L'ASSEMBLÉE NATIONALE, A PARIS
Nohant, 6 août 1848.
Mon ami,
Je suis en effet l'auteur du XVIe Bulletin, et j'en accepte toute la responsabilité morale. Mon opinion est et sera toujours que, si l'Assemblée nationale voulait détruire la République, la République aurait le droit de se défendre, même contre l'Assemblée nationale.
Quant à la responsabilité politique du XVIe Bulletin, le hasard a voulu qu'elle n'appartînt à personne. J'aurais pu la rejeter sur M. Ledru-Rollin, de même qu'on aurait fort bien pu ne pas rejeter sur moi la responsabilité morale. Mais, dans un moment où le temps manquait à tout le monde, j'aurais cru, moi, manquer à ma conscience, si j'avais refusé de donner quelques heures du mien à un travail gratuit autant comme argent que comme amour-propre. C'était la première et ce sera probablement la dernière fois de ma vie que j'aurai écrit quelques lignes sans les signer.
Mais, du moment que je consentais à laisser au ministre la responsabilité d'un écrit de moi, je devais accepter aussi la censure du ministre, ou des personnes qu'il commettait à cet examen. C'était une preuve de confiance personnelle de ma part envers M. Ledru-Rollin, la plus grande qu'un écrivain qui se respecte puisse donner à un ami politique.
Il avait donc, lui, la responsabilité politique de mes paroles, et les cinq ou six Bulletins que je lui ai envoyés ont été examinés. Mais le XVIe Bulletin est arrivé dans un moment où M. Élias Regnault, chef du cabinet, venait de perdre sa mère. Personne n'a donc lu, apparemment, le manuscrit avant de l'envoyer à l'imprimerie. J'ignore si quelqu'un en a revu l'épreuve. Je ne les revoyais jamais, quant à moi.
Un moment de désordre dans le cabinet de M. Élias Regnault, désordre qu'il y aurait cruauté et lâcheté à lui reprocher, a donc produit tout ce scandale, que, pour ma part, je ne prévoyais guère et n'ai jamais compris jusqu'à présent.
Comme, jusqu'à ce fameux Bulletin, il n'y avait pas eu un mot à retrancher dans mes articles, ni le ministre, ni le chef du cabinet n'avaient lieu de s'inquiéter extraordinairement de la différence d'opinion qui pouvait exister entre nous.
Apparemment, M. Jules Favre, secrétaire général, qui, je crois, rédigeait en chef le Bulletin de la République, était absent, ou préoccupé aussi par d'autres soins. Il est donc injuste d'imputer au ministre ou à ses fonctionnaires le choix de cet article parmi trois projets rédigés sur le même sujet dans des nuances différentes. Je n'ai pas le talent assez souple pour tant de rédactions et c'eût été trop exiger de mon obligeance que de me demander trois versions sur la même idée. Je n'ai jamais connu trois manières de dire la même chose, et je dois ajouter que le sujet ne m'était point désigné.
Une autre circonstance que je me rappelle exactement et qu'il est bon d'observer, c'est que l'article avait été envoyé par moi le mardi 12 avril, alors qu'il n'était pas plus question, dans mon esprit, des événements du 16, que dans les prévisions de tous ceux qui vivent comme moi en dehors de la politique proprement dite. Par suite de la préoccupation douloureuse du chef du cabinet, cet article n'a paru que le 16: c'est dire assez que, dans l'agitation où se trouvaient alors les esprits, on a voulu à tort donner, à des craintes que j'avais émises d'une manière générale, une signification particulière.
Voilà ma réponse aux explications que tu me demandes. Pour ma part, il m'est absolument indifférent qu'on incrimine mes pensées: je ne reconnais à personne le droit de m'en demander compte et aucune loi n'autorise à chercher au fond de ma conscience si j'ai telle ou telle opinion. Or un écrit que l'on compte soumettre à un contrôle avant de le publier, et que dans cette prévision, on ne se donne le soin ni de peser, ni de relire, est un fait inaccompli, ce n'est rien de plus qu'une pensée qui n'est pas encore sortie de la conscience intime.
Mais peu importe ce qui me concerne. Je devais seulement à la vérité et à l'amitié de te raconter ce qui entoure ce fait, c'est-à-dire la part qu'on accuse certaines personnes d'y avoir prise.
Si le XVIe Bulletin a été un brandon de discorde entre républicains, ce que j'étais loin d'imaginer durant les cinq à dix minutes que je passai à l'écrire, il ne fut pas écrit du moins en prévision ou en espérance de l'événement du 15 mai, que je n'approuve en aucune façon. Je crois que tu me connais assez pour savoir que, si je l'avais approuvé avant et pendant, ce ne serait pas l'insuccès qui me le ferai désavouer après.
À toi de coeur, mon ami.
GEORGE SAND.
CCLXXXV
AU MÊME
Nohant, mardi 7 août 1848.
Mon ami,
Quoique bien malade, je t'ai écrit hier pour te donner, vite, les explications que tu me demandais et que tu désirais peut-être, par amitié pour moi, pouvoir donner à quelques personnes. Il y a assez longtemps qu'on m'ennuie avec ce XVIe Bulletin. J'ai dédaigné de répondre à toutes les attaques indirectes des journaux de la réaction. Ma réponse, conforme à l'exacte vérité, est dans la lettre que je t'ai envoyée hier et dont je t'autorise à faire l'usage que tu jugeras convenable, soit en la communiquant, soit en la faisant imprimer dans un journal de notre opinion. J'aurais pu l'écrire plus tôt; mais je voulais laisser à M. Ledru-Rollin le soin de désavouer ce Bulletin comme il l'entendrait; les explications que le rapport prétend avoir reçues de hauts fonctionnaires ne sont pas conformes à la vérité, et tu comprendras qu'il me plaise peu de passer pour son rédacteur payé, apparemment, puisqu'on suppose que j'envoyais divers projets, parmi lesquels on choisissait la nuance, je tiens à garder l'attitude qui me convient comme écrivain, et à laquelle je n'ai jamais manqué, ni comme dignité, ni comme modestie, ni comme désintéressement.
Avise donc de toi-même; car je prends ici conseil de toi, sur ce que tu dois faire de ma lettre. Je désire rétablir la vérité en ce qui me concerne, et c'est aussi défendre M. Ledru-Rollin que de me défendre moi-même. C'est la seule occasion convenable peut-être que j'aurai de le faire; car, le rapport oublié, il serait de mauvais goût de ramener sur moi l'attention pour un fait personnel, comme vous dites à l'Assemblée. Peut-être aussi faut-il attendre que M. Ledru-Rollin s'en explique lui-même? Confères-en avec lui, ce sera utile, et montre-lui mes lettres si tu veux.
Je te remercie, mon vieux frère, d'avoir pensé à moi tout de suite; j'étais bien sûre que tu aurais ce soin-là.
Je crois que tu dois blâmer, toi, l'homme de la douceur et de la prudence généreuse, la brutalité du XVIe Bulletin. Pardonne-moi ce péché, que je ne puis appeler un péché de jeunesse. Je ne reviendrai pas sur ce que je t'ai écrit hier du fait non accompli dans ma réflexion, et pourtant accompli par le vouloir d'un hasard singulier. Ma défense, la-dessus, n'est point trop métaphysique, elle est simple et même naïve, je crois. Mais, après tout, je ne me repens pas bien sincèrement, je le le confesse, de cette énormité. Je suis sincère en te disant que je n'ai jamais donné dans le 15 mai. L'Assemblée n'avait pas mérité d'être traitée si brutalement. Le peuple n'avait pas droit ce jour-là. Il ne s'agissait pas pour lui de sauver la République par ces moyens extrêmes qu'il n'a mission d'employer, que dans les cas désespérés. D'ailleurs, il n'était pas là, le peuple, puisqu'on ne s'est pas battu. Quelques groupes socialistes n'ont pas le droit d'imposer leur système à la France qui recule; mais, quand je disais, dans l'abominable XVI^{e} Bulletin, que le peuple a droit de sauver la République, j'avais si fort raison, que je remercie Dieu d'avoir eu cette inspiration si impolitique. Tout le monde l'avait aussi bien que moi; mais il n'y avait qu'une femme assez folle pour oser l'écrire. Aucun homme n'eût été assez bête et assez mauvaise tête pour faire tomber de si haut une vérité si banale. Le hasard, qui est quelquefois la Providence, s'est trouvé là pour que l'étincelle mît le feu. J'en rirais sur l'échafaud si cela devait m'y envoyer. Le bon Dieu est quelquefois si malin!
Mais que M.-Ledru-Rollin s'en défende, je le veux de tout mon coeur, et je l'y aiderai tant qu'il voudra. Je l'eusse fait plus tôt s'il ne m'eût dit que cela n'en valait pas la peine. Pourtant, puisque l'accusation de ce fait prend place dans les choses officielles, hâtons-nous de dire la vérité. Ce que je n'accepte pas, c'est que M. Elias Regnault, ou quelque autre (je ne sais pas qui), arrange la vérité à sa manière.
Je t'envoie une lettre que j'ai reçue le 8 ou le 10 juin d'un Anglais qui n'est pas précisément de mes amis, mais qui m'est sympathique. Remets-la à Louis Blanc, et qu'il juge si elle peut lui être utile. S'il veut des détails sur le caractère et la position de M. Milnes, M. de Lamennais lui en donnera d'excellents, et, s'il y avait lieu à l'appel en témoignage, je suis sûre qu'il le ferait de bon coeur. C'est un homme de vérité et de sincérité, quoique un peu sceptique. Au reste, sa lettre le peint tout entier.
Bonsoir, ami et frère. Toujours à toi.
GEORGE SAND.
CCLXXXVI
A M. EDMOND PLAUCHUT, A ANGOULÈME
Nohant, 24 septembre 1848
Monsieur,
Je viens bien tard répondre à une lettre que vous m'avez écrite le 19 juillet dernier. Vous me l'aviez adressée à Paris, et, par un concours de circonstances trop long à vous expliquer ici, je ne l'ai reçue que depuis peu de jours avec un paquet d'autres lettres.
Vous me demandez si le socialisme combattait en juin à Paris. Je le crois, bien qu'aucun de mes amis, parmi les ouvriers, n'ait cru devoir prendre part à cette lutte effroyable. J'étais déjà ici à cette époque et je n'ai rien vu par moi-même: je ne puis donc juger que par induction. Je crois que le socialisme a dû combattre dans toutes ses nuances, parce qu'il y a de tout dans ce grand peuple de Paris, et même des combinaisons d'idées et de doctrines que nous ne connaissons pas.
Mais je ne crois pas que le socialisme ait suscité le mouvement ni qu'il l'ait dirigé. Je doute qu'il l'eût dominé et réglé si les insurgés eussent triomphé. Il y a eu, je crois, toute sorte de désespoirs dans cette mêlée, et, par conséquent, toute sorte de fantaisies; car le désespoir en a, vous le savez, comme les maladies extrêmes. L'élection de Louis Bonaparte à côté de celle de Raspail, doit nous expliquer un peu aujourd'hui la confusion de l'événement de juin.
En somme, il y a un grand fait qui domine tout, et je vous l'explique assez par le mal de désespoir. Le désespoir ne peut pas raisonner, il ne peut pas attendre. Là est le malheur. Le peuple n'a pas eu confiance en l'Assemblée nationale, et, aujourd'hui, nous voyons bien que son instinct ne l'avait pas trompé; car l'Assemblée nationale, sauf une minorité républicaine méritante, et une infiniment petite minorité socialiste, enterre toutes les questions vitales de la démocratie.
Mais ce n'est point par le combat que le peuple triomphera d'ici à longtemps. On a trop effrayé la bourgeoisie propriétaire. Elle croit qu'on veut tout lui ravir, l'argent et la vie, et elle trouve de l'appui dans la majorité du peuple, qui craint aussi pour l'ombre de propriété qu'elle possède ou qu'elle rêve. Je crois que la question est retardée parce qu'elle est mal posée de part et d'autre.
Il y a, selon moi, deux espèces de propriétés: la propriété individuelle et la propriété sociale. Les bourgeois ne veulent reconnaître que la première; certains socialistes, poussés à l'extrême par cette monstrueuse négation de la propriété sociale, ne veulent reconnaître que la seconde.
Cependant plus les sociétés se civilisent et se perfectionnent, plus elles étendent le fonds commun, pour faire contrepoids à l'abus et à l'excès de la propriété individuelle. Mais il doit aussi y avoir une borne à cette extension de la propriété commune; autrement, la liberté individuelle et la sécurité de la famille périraient.
Aussi le ministre Duclerc avait une pensée vraiment sociale en voulant donner à l'État le monopole des chemins de fer et des assurances contre l'incendie. C'étaient des mesures parfaitement logiques et qui devaient s'étendre à mesure que la société en aurait recueilli le bénéfice. Ainsi tout ce qui concerne les voies de communication, les routes, les canaux et les richesses qui, de leur nature, sont communes à tous, les grandes mesures financières portant sur les hypothèques et qui peuvent mettre l'argent à bon marché, tout cela devra être socialisé avec le temps, pourvu que la bonne volonté y soit. Mais elle n'y est pas, la vérité ayant été outrepassée par les écoles socialistes qui vont jusqu'à ôter à l'individu, sa maison, son champ, son jardin, son vêtement et même sa femme.
La peur, une peur pusillanime et furieuse en même temps, s'est emparée de la bourgeoisie. Et puis les spéculateurs qui, sous la dernière monarchie, se sont emparés de ces richesses communes (et c'est en ce sens que Proudhon a raison de dire que la propriété, c'est le vol), ne veulent point restituer à la communauté ce qui est essentiellement du domaine commun. S'ils pouvaient, comme sous la féodalité, posséder les ponts, les chemins, les rivières, les maisons et même les hommes, ils trouveraient cela fort légitime, tant ils font peu, vis-à-vis de la communauté, la distinction du tien et du mien.
Le peuple qui s'est battu en juin avait-il compris cette distinction? On le croirait à cause du fait de la dissolution des ateliers nationaux, qui a servi de cause ou de prétexte. Il semble qu'il ait pris les armes pour maintenir son droit au travail. Mais le fait accompli se présente si confusément et, je le répète, les dernières élections de Paris sont si bizarres, qu'on ne sait plus que penser de la masse.
Est-ce par haine de la dictature de Cavaignac qu'on ambitionne celle d'un neveu de Napoléon? Comment le savoir? Nous nous agitons dans une fournaise, et il est malheureux que le peuple ne connaisse pas sa vraie force. Elle est dans le suffrage universel qui le met toujours à même de réparer ses fautes et de refaire sa constitution. Mais l'excès de sa souffrance la lui fait méconnaître, et, dans les orages qu'il soulève, dans les voeux étranges qu'il émet lors des élections, il compromet le principe même de sa souveraineté.
Cavaignac a peut-être combattu le peuple pour lui conserver, malgré lui, cette inviolable souveraineté. Je ne sais. Il faut croire cela pour ne pas le haïr de s'être fait, en apparence, l'exécuteur des hautes-oeuvres de la bourgeoisie.
Voilà, monsieur, mes idées sur notre malheur. Elles sont assez vagues, comme vous voyez; car on n'a pas l'esprit bien lucide quand le coeur est si profondément déchiré. La foi dans l'avenir ne doit jamais être ébranlée par ces catastrophes; car l'expérience est un fruit amer et plein de sang; mais comment ne pas souffrir mortellement du spectacle de la guerre civile et de l'égorgement du peuple?
Je vous remercie de la citation de Pascal que vous m'envoyez.—Elle est bien belle, en effet, et bien frappante. Vous me demandez dans quel journal j'écris. Je n'écris nulle part en ce moment du moins, je ne puis dire ma pensée sous l'état de siège. Il faudrait faire aux prétendues nécessités du temps des concessions dont je ne me sens pas capable. Et puis mon âme a été brisée, découragée pendant quelque temps. Elle est encore malade et je dois attendre qu'elle soit guérie.
Agréez, monsieur, et faites agréer à vos amis, l'expression de mes sentiments fraternels.
GEORGE SAND.
CCLXXXVII
A JOSEPH MAZZINI, A LONDRES
Nohant, 30 septembre 1848.
Ami,
Je ne sais si vous avez reçu deux lettres que je vous ai écrites à Milan, l'une pendant nos horribles événements de juin, l'autre, quelque temps après. Comme je vous sais plein de courage pour écrire à ceux qui vous aiment, je présume, si vous ne m'avez pas répondu, que vous n'avez rien reçu. Dieu sait quels obstacles peuvent être entre nous! Je n'en verrais le motif de la part d'aucune police européenne; car nous sommes désormais de ceux qui conspirent au grand jour. Mais, enfin, nous vivons dans un temps où toutes choses ne s'expliquent pas. Si vous recevez celle-ci, ayez la bonté de me faire savoir, ne fût-ce que par un mot, que vous savez que je pense à vous.
Heureusement, j'ai eu de vos nouvelles par Eliza Ashurst. Presque toutes les lettres que vous avez écrites à ses parents lui ont été adressées à Paris, d'où elle me les a envoyées ici, d'où, enfin, je les renvoie à Londres. Vous voyez que vos petits bouts de papier circulent beaucoup et intéressent plus d'une famille. J'ai donc su vos malheurs, vos douleurs, vos agitations; je n'avais pas besoin de les lire pour les apprécier. Je n'avais qu'à interroger mon propre coeur pour y trouver toutes vos souffrances, et je sais que vous avez dû ressentir aussi les miennes. Ce qui s'est passé à Milan est mortel à mon âme, comme ce qui s'est passé à Paris doit être déchirant pour la vôtre. Quand les peuples combattent pour la liberté, le monde devient la patrie de ceux qui servent cette cause. Mais votre situation est plus logique et plus claire que la nôtre, quoiqu'il y ait au fond les mêmes éléments. Vous avez l'étranger devant vous et les crimes de l'étranger s'expliquent comme la lutte du faux et du vrai. Mais nous qui avons tout recouvré en février, et qui laissons tout perdre, nous qui nous égorgeons les uns les autres sans aller au secours de personne, nous présentons au monde un spectacle inouï.
La bourgeoisie l'emporte, direz-vous, et il est tout simple que l'égoïsme soit à l'ordre du jour. Mais pourquoi la bourgeoisie l'emporte-t-elle, quand le peuple est souverain, et que le principe de sa souveraineté, le suffrage universel, est encore debout? Il faut enfin ouvrir les yeux, et cette vision de la réalité est horrible. La majorité du peuple français est aveugle, crédule, ignorante, ingrate, méchante et bête; elle est bourgeoise enfin! Il y a une minorité sublime dans les villes industrielles et dans les grands centres, sans aucun lien avec le peuple des campagnes, et destinée pour longtemps à être écrasée par la majorité vendue à la bourgeoisie. Cette minorité porte dans ses flancs le peuple de l'avenir. Elle est le martyr véritable de l'humanité. Mais, à côté d'elle et autour d'elle, le peuple, même celui qui combat avec elle en de certains jours, est monarchique. Nous qui n'avons pas vu les journées de juin, nous avons cru, jusqu'à ce moment, que les faubourgs de Paris avaient combattu pour le droit au travail. Sans doute, tous l'ont fait instinctivement; mais voici des élections nouvelles qui nous donnent le chiffre des opinions formulées. La majorité est à un prétendant, ensuite à un juif qui paye les votes, et enfin, en nombre plus limité, aux socialistes. Et, pourtant, Paris est la tête et le coeur des socialistes. De leur côté, les chefs socialistes ne sont ni des héros ni des saints. Ils sont entachés de l'immense vanité et de l'immense petitesse qui caractérisent les années du règne de Louis-Philippe.
Aucune idée ne trouve la formule de la vie. La majorité de la Chambre vote la mort du peuple, et le peuple en masse ne se lève pas sous le drapeau de la République. Il faut à ceux-ci un empereur, à ceux-là des rois, à d'autres des révélateurs bouffis et des théocrates. Nul ne sent en lui-même ce qu'il est et ce qu'il doit être. C'est une effrayante confusion, une anarchie morale complète et un état maladif où les plus courageux se découragent et souhaitent la mort.
La vie sortira, sans aucun doute, de cette dissolution du passé, et quiconque sait ce que c'est qu'une idée ne peut être ébranlé dans sa foi, en tant que principe. Mais l'homme n'a qu'un jour à passer ici-bas, et les abstractions ne peuvent satisfaire que les âmes froides. En vain nous savons que l'avenir est pour nous; nous continuons à lutter et à travailler pour cet avenir que nous ne verrons pas. Mais quelle vie sans soleil et sans joies! quelle lourde chaîne à porter! quels ennuis profonds! quels dégoûts! quelle tristesse! Voilà le pain trempé de larmes qu'il nous faut manger. Je vous avoue que je ne puis accepter de consolations et que l'espérance m'irrite. Je sais aussi bien que qui que ce soit qu'il faut aller en avant; mais ceux qui me disent que c'est pour traverser en personne de plus riantes contrées, sont des enfants qui se croient assurés de vivre un siècle. J'aime mieux qu'on me laisse dans ma douleur. J'ai bien la force de boire le calice, je ne veux pas qu'on me dise qu'il est de miel quand j'y vois le sang et les larmes de l'humanité.
J'ai vu votre amie Eliza. Elle est venue passer quelques jours ici. Nous avons beaucoup parlé de vous; mais je vous dirai tout franchement qu'elle m'a fait un effet tout opposé à celui que vous avez produit sur moi. Après vous avoir vu, je vous ai aimé beaucoup plus qu'auparavant, tandis qu'avec elle, c'est le contraire. Elle est très bonne, très intelligente, elle doit avoir de grandes qualités. Mais elle est infatuée d'elle-même, elle a le vice du siècle, et ce vice ne me trouve plus tolérante comme autrefois; depuis que je l'ai vu, comme un vilain ver, ronger les plus beaux fruits et porter son poison sur tout ce qui pouvait sauver le monde. Je crains que la lecture de mes romans ne lui ait été mauvaise et n'ait contribué, en partie, à l'exalter dans un sens qui n'est pas du tout le mien. L'homme et la femme sont tout pour elle, et la question de sexe, dans une acception où la pensée de l'homme ni celle de la femme ne devrait s'arrêter exclusivement, efface chez elle la notion de l'être humain, qui est toujours le même être et qui ne devrait se perfectionner ni comme homme ni comme femme, mais comme âme et comme enfant de Dieu. Il résulte de cette préoccupation, chez elle, une sorte d'état hystérique dont elle ne se rend pas compte, mais qui l'expose à être la dupe du premier drôle venu. Je crois sa conduite chaste, mais son esprit ne l'est pas et c'est peut-être pire. J'aimerais mieux qu'elle eût des amants et n'en parlât jamais que de n'en point avoir et d'en parler sans cesse. Enfin, après avoir causé avec elle, j'étais comme quelqu'un qui a mangé un mauvais aliment et qui souffre de l'estomac. J'ai été sur le point de le lui dire, et c'était peut-être mon devoir. Mais je m'apercevais que cela l'irriterait et je n'étais pas sûre de lui faire utilement de la peine.
Elle a pour vous, du reste, une sorte d'adoration, un culte, dont vous devez lui savoir gré, car il est sincère et profond. Mais encore, en me parlant de vous, elle m'a impatientée sans le savoir. Elle voulait avoir mon opinion sur le sentiment que vous avez pour les femmes, et, pour me débarrasser d'une si sotte question, je lui ai dit un peu brusquement que vous ne deviez pas les aimer du tout, que vous n'en aviez pas le temps; et qu'avant les femmes il y avait pour vous les hommes, c'est-à-dire l'humanité, qui comprend les deux sexes à un point de vue plus élevé que celui des passions individuelles. Là-dessus, elle s'est animée et m'a parlé de vous comme d'un héros de roman, ce qui me blessait et m'ennuyait énormément. Enfin, une véritable Anglaise, prude sans pudeur; et c'est aussi un véritable Anglais, car l'esprit n'a pas de sexe, et chaque Anglais se croit le plus bel homme de la plus belle nation qu'il y ait au monde.
Et, pourtant, je sens qu'il faut de l'indulgence avec ces heureux êtres qui trouvent encore, dans les petites satisfactions ou dans les petites illusions de leur amour-propre, un refuge contre le malheur des temps. Nous sommes bien à plaindre, nous qui ne pouvons plus vivre en tant qu'individus et qui sommes dans l'humanité en travail, comme les vagues dans la mer battues de l'orage.
Vous avez revu votre soeur et votre mère, c'est toujours cela de pris! Je ne vous parle pas de mes chagrins domestiques. Ils sont toujours les mêmes et ne changeront pas. Mon intérieur est du moins tranquille et doux, mon fils toujours bon et calme; et les deux autres enfants que vous connaissez, laborieux et affectueux autour de moi. Je ne demande rien à Dieu pour moi-même, je ne le prie même pas de me préserver des cuisantes douleurs qui me viennent d'ailleurs. Je lui demande d'ôter aux autres les peines dont je souffre. Mais c'est encore lui demander plus que sa terrible loi n'a voulu accorder à notre race infortunée.
Adieu, ami; je vous aime.
G. SAND.
CCLXXXVIII
À M. EDMOND PLAUCHUT, A ANGOULÊME
Nohant, 14 octobre 1848.
Monsieur,
Les idées que je vous ai exprimées au courant de la plume dans ma dernière lettre sont trop incomplètes pour être publiées. On peut faire sans cérémonie un échange d'idées par lettres; mais il ne faut soumettre au public que ce qu'on a travaillé de son mieux et cela, non par respect de soi-même et vanité d'écrivain, mais par respect pour l'idée même qu'on doit présenter sous la meilleure forme possible. Je m'occupe en ce moment, avec un de mes amis, d'un travail aussi complet, et pourtant aussi court et aussi simple que nous pouvons le résumer, sur la question que je vous ai exposée rapidement dans ma lettre. Cette brochure[1] paraîtra incessamment et je vous en enverrai plusieurs exemplaires. Si le principe développé ainsi vous paraît juste et satisfaisant, vous pourrez, par l'action que vous exercez autour de vous, lui donner une extension et l'appuyer de preuves nouvelles; car une idée n'est à personne et son application est l'oeuvre de tous.
Je vous remercie des paroles affectueuses et sympathiques que vous m'adressez personnellement. Mes sentiments n'ont de valeur que parce qu'ils répondent au sentiment des âmes généreuses, et qu'ils le confirment comme ils sont confirmés par lui.
Agréez, monsieur, pour vous et vos amis, l'expression de mon dévouement fraternel.
GEORGE SAND
Je rouvre ma lettre pour répondre à une question que vous m'adressiez, et j'y répondrai mal, parce que je suis comme vous dans de grandes incertitudes en face du fait politique. D'abord, je pense être d'accord avec vous sur ce point: l'institution de la présidence est mauvaise et c'est une sorte de restauration demi-monarchique. Ensuite (le président accordé), faut-il qu'il soit nommé par le peuple ou par l'Assemblée nationale? En principe, il doit être nommé par le peuple, tous les démocrates sont d'accord là-dessus; car le contraire est le rétablissement du suffrage à deux degrés.
Mais, en fait, des républicains très sincères ont voté pour la nomination par l'Assemblée, pensant que les besoins de la politique exigeaient cette infraction au principe. Moi, j'avoue que je déteste ce qu'on appelle aujourd'hui la politique, c'est-a-dire cet art maladroit, peu sincère et toujours déjoué dans ses calculs par la fatalité ou la Providence, de substituer à la logique et à la vérité des prévisions, des ressources, des transactions, la raison d'État des monarchies, en un mot. Jamais l'instinct du peuple ne ratifiera les actes de la politique proprement dite, parce que l'instinct populaire est grand quand Dieu souffle sur lui, tandis que l'esprit de Dieu est toujours absent de ces conciliabules d'individus où l'on fabrique avec de grands moyens de si petits expédients.
Pourtant, le peuple va se tromper et manquer de lumière et d'inspiration dans le choix de son président. Du moins, on le prévoit et on craint l'élection du prétendant. Qu'y faire? En lui laissant son droit, on lui laisse au moins l'intelligence et la foi du principe, et il vaut mieux qu'il en fasse, au début, un mauvais usage que s'il perdait la notion de son droit et de son devoir en secondant avec prudence et habileté les exigences de la politique.
S'il fait un mauvais choix, il pourra aussi le défaire, au lieu que, s'il ne fait pas de choix du tout, il n'y aura pas de raison pour qu'il ne subisse pas celui qu'on aura fait à sa place.
[1] Travailleurs et Propriétaires, par Victor Borie.
CCLXXXIX
À M. ARMAND BARBÈS, AU DONJON DE VINCENNES
Nohant, 1er novembre 1848.
Cher ami,
Je suis toute triste et consternée de n'avoir pas de vos nouvelles depuis si longtemps. Je sais que vous vous portez bien (si on ne me trompe pas pour me rassurer!). Mais je suis inquiète quand même, parce que j'espérais que vous pourriez m'écrire, et apparemment vous ne l'avez pas pu. N'avez-vous pas reçu une lettre de moi, une seule; car on ne m'a pas fourni, depuis, d'autre occasion, et d'autre moyen de vous écrire. Je n'ose vous rien dire; d'ailleurs, que vous dirais-je que vous ne sachiez aussi bien que moi? Les événements sont tristes et sombres partout; mais l'avenir est toujours clair et beau pour ceux qui ont la foi. Depuis mai, je me suis mise en prison moi-même dans ma retraite, qui n'est point dure et cruelle, comme la vôtre, mais où j'ai peut-être eu plus de tristesse et d'abattement que vous, âme généreuse et forte! j'y ai même été moins en sûreté; car on m'a fait beaucoup de menaces. Vous savez que la peur n'est point mon mal, et nous sommes de ceux pour qui la vie n'est pas un bien, mais un rude devoir à porter jusqu'au bout.
Cependant, ces cris, ces menaces me faisaient mal, parce que c'était l'expression de la haine, et c'est là notre calice.
Être haï et redouté par ce peuple pour qui nous avons subi physiquement ou moralement le martyre depuis que nous sommes au monde! Il est ainsi fait et il sera ainsi tant que l'ignorance sera son lot. Pourtant, on me dit que partout il commence à se réveiller, et en bien des endroits on crie aujourd'hui: «Vive Barbès!» là où l'on criait naguère (et c'étaient souvent les mêmes hommes): «Mort à Barbès!»—Eh! mon Dieu, me disais-je, ce martyre, il l'a déjà subi mille et mille fois, et il l'a cherché à tous les instants de sa vie. C'est sa destinée d'être le plus haï et le plus persécuté, parce qu'il est le plus grand et le meilleur.»
Je fais souvent des châteaux en Espagne, c'est la ressource des âmes brisées. Je m'imagine que, quand vous sortirez d'où vous êtes, vous viendrez passer un an ou deux chez moi. Il faudra bien que nous nous tenions tous cois, sous le règne du président, quel qu'il soit; car la partie, comme vous l'entendiez, est perdue pour un peu de temps. Le peuple veut faire un nouvel essai de monarchie mitigée: il le fera à ses dépens, et cela l'instruira mieux que tous nos efforts. Pendant ce temps-là, nous reprendrons des forces dans le calme, nous apprendrons la patience dans les moyens, les partis s'épureront et l'écume se séparera de la lie. Enfin, la nation mûrira, car elle est moitié verte et moitié pourrie… Et peut-être que, dans cet intervalle, nous aurons les seuls moments de bonheur que vous et moi aurons connus dans notre vie. Il nous sera permis de respirer, et l'air de mes champs, l'affection et les soins de ma famille vous feront une nouvelle santé et une nouvelle vie…
Laissez-moi faire ce rêve. Il me console et me soutient dans l'épreuve que vous subissez.
Adieu. L'ami, l'ami qui vous porte ma lettre, essayera de vous voir. S'il ne le peut, il essayera de vous la faire tenir et de me rapporter un mot de vous. Mon fils vous embrasse tendrement et nous vous aimons.
GEORGE.
CCXC
À JOSEPH MAZZINI, À LONDRES
Nohant, 22 novembre 1848.
Mon ami,
Je vous croyais rentré en Italie, je ne savais où vous prendre; cette énergique proclamation de vous, que j'ai lue dans les journaux, n'indiquait point où vous étiez. Vous avez une existence difficile à suivre matériellement, et le coeur seul s'attache à vos pas, au milieu de mille anxiétés douloureuses.
Comment pouviez-vous croire que vous m'aviez fâchée? Est-ce jamais possible? Non, non, je ne le crois pas. Vous me gronderiez bien fort que je baisserais la tête, reconnaissant que vous en avez le droit et le devoir. Mais, bien loin de là, votre avant-dernière lettre était pleine de tendresse et de douceur comme toutes les autres, et vous ne songiez qu'à me consoler et à m'encourager. Quand je ne vous écris pas, dans le doute de votre situation, c'est par une crainte instinctive de vous compromettre si vous vous trouviez dans des circonstances plus périlleuses que de coutume. Tenez-moi donc toujours au courant, ne fût-ce que par un mot. De mon côté, je vous écrirai un mot seulement pour vous dire que je pense à vous, quand je craindrai que ma pensée sur les événements ne vous arrive mal à propos. Mais vous le savez bien, que je pense à vous sans cesse, et, pour ainsi dire, à toute heure. Votre souvenir n'est-il pas lié à toutes mes pensées sur le présent et l'avenir de l'humanité? N'êtes-vous pas un de ces travailleurs infatigables du grand-oeuvre des temps modernes? Ouvriers qui peuvent bien se compter entre eux; car ceux de la douzième heure forment les masses et il en est peu qui ne se corrompent pas ou ne se rebutent pas, au milieu de tant de revers!
Sans doute l'avenir est à nous; mais irons-nous jusqu'à l'avenir? Peu importe! dites-vous; oui, peu importe pour nous qui sommes dévoués. Mais combien souffrent sans comprendre, et sans pouvoir s'adjurer eux-mêmes! combien succombent dans le pèlerinage, et comment ne pas pleurer amèrement sur les mourants qu'on laisse derrière soi! Notre route est semée de cadavres, et, tandis que l'ennemi fait des cadavres véritables par le fer et le feu, nous sommes environnés de découragements et de désespoirs qui s'asseyent au bord du chemin et refusent d'aller plus loin.
L'état moral de la France, en ce moment, est une retraite de Russie. Les soldats sont pris de vertige et se battent entre eux pour mourir plus vite. Voyez les socialistes divisés, exaspérés, furieux, au moment où toutes les nuances de l'idée démocratique devraient se réunir et se retourner contre l'ennemi commun!
Mais il y a là dedans quelque chose de fatal. Ce ne sont pas seulement les orgueilleux et les intolérants qui ne savent quel nom opposer à celui du prétendant: ce sont les âmes honnêtes et modestes, ce sont les serviteurs les mieux disciplinés de la cause, qui reculent effrayés devant une adhésion à donner au proconsul algérien, au mitrailleur des faubourgs. Lui seul peut nous sauver, dit-on. Sauver notre parti, peut-être! Encore c'est très douteux, d'après sa conduite récente. Mais le peuple est-il un parti? Et cet homme a-t-il la moindre intelligence des besoins du peuple, la moindre sympathie pour ses souffrances, la moindre pitié pour ses égarements?
Si nous lui opposons Ledru-Rollin, quelle garantie nous donne ce caractère impressionnable et capricieux dont on ne saurait dire, depuis le 4 mai, s'il est pour le peuple ou pour une certaine bourgeoisie démocratique qui n'est pas le peuple, et qui manque d'intelligence au premier chef!
Je vais vous envoyer la constitution de Leroux. C'est savant, ingénieux, et très bon à lire dans un temps de calme et de spéculation philosophique. Mais toutes ces formes symboliques, et ces systèmes a priori ne répondent en rien aux besoins, aux possibilités du moment. C'était facile â tourner en ridicule, on l'a fait, et cet écrit n'a servi à rien. Proudhon est bien plus fort que lui dans les théories absolues et personnelles. Mais c'est l'esprit de Satan, et malheur à nous si nous mettons ainsi l'idéal à la porte! Leroux en a trop; mais, pour n'en point avoir du tout, Proudhon n'est pas plus praticable.
Ces esprits-là en cherchent trop long. Il n'en faudrait pas tant pour nous sauver. Je vous enverrai une brochure de Lamennais, et ce que je pourrai rassembler ici, avec un livre que mon ami Borie vient de faire et dont j'ai écrit l'introduction. Vous m'en direz votre avis.
Je ne veux pas vous parler des événements de l'Italie et de ceux qui particulièrement vous intéressent. Il me semble qu'il ne le faut pas, par prudence pour vous. Vous me tiendrez au courant, tant que vous pourrez, et vous savez si je m'y intéresse, si je me tourmente, si je m'afflige et si j'espère et souffre comme vous et avec vous!
Mes enfants vous aiment et me chargent de vous le dire. J'ai toujours hors de la maison, les mêmes douleurs de famille. Je travaille, j'attends le 10 décembre comme tout le monde. Il y a là un gros nuage, ou une grande mystification, et il faut s'avouer impuissant devant cette fatalité politique d'un nouvel ordre dans l'histoire: le suffrage universel.
Adieu, ami.
A vous de toute mon âme.
GEORGE.
CCXCI
À M. ARMAND BARBÈS, AU DONJON DE VINCENNES
Nohant, 8 décembre 1848.
Cher ami,
Voilà trois ou quatre lettres que je vous écris, que je fais porter à Paris, et qu'on ne trouve pas le moyen de vous faire passer, apparemment parce qu'on s'y prend mal, ou qu'il y a entre vous et moi un guignon particulier. Je vous envoie la dernière, pour que vous voyiez que je n'ai pas cessé de penser à vous.
Cette fois, on m'assure qu'on réussira à vous faire tenir ma lettre. Ce qui fait que je n'insiste pas trop, c'est que je n'ai rien de pressé et de particulier à vous dire en fait de politique. Sur ce chapitre-là, je sais ce que vous pensez et vous savez ce que je pense. Ce à quoi je tiens, c'est que vous ne croyiez pas que je vous oublie un seul instant, vous le meilleur de tous. Ce qui se passe au dehors, vous le savez sans doute.
Je présume que vous n'êtes pas privé de journaux, bien qu'après tout, ce serait peut-être un bonheur d'ignorer combien une partie de la France est absurde, aveugle, égarée en ce moment-ci. Mais, malgré l'engouement pour l'Empire, qui est le mauvais côté de l'esprit public, il y a, d'autre part, un changement sensible, un progrès réel dans les idées. Cela est surtout frappant dans nos provinces, où les questions de personnes s'amoindrissent pour faire place, je ne dirai pas à des questions, mais à des besoins de principes. Je ne suis guère contente, pour ma part, de nos socialistes: ces divisions, ces fractionnements sentent l'orgueil et l'intolérance, défauts inhérents au rôle d'homme à idées, et que je leur ai toujours reproché, vous le savez. Mais la volonté de Dieu est que nous marchions ainsi et que nos disputes servent à l'instruction du peuple, puisque nous ne savons pas l'instruire par de meilleurs exemples. Pourvu que ce but soit atteint, qu'importe que tels ou tels laissent un nom plus ou moins pur!
Le vôtre, grâce au ciel, sera toujours un symbole de grandeur et de sainte abnégation. Si vous aviez de l'orgueil, cela vous consolerait de votre martyre; mais l'orgueil n'est pas votre fait, vous êtes au-dessus de lui, et vous ne pouvez vous consoler que par l'espérance de jours meilleurs pour l'humanité.
Ces jours viendront; les verrons-nous? qu'importe? Travaillons toujours. Moi, je prends aisément mon parti de tous les déboires personnels. Mais j'avoue que je manque de courage pour la souffrance de ceux que j'aime, et que, depuis le 15 mai et le 25 juin, j'ai l'âme abattue par votre captivité et par les malheurs du prolétaire. Je trouve ce calice amer et voudrais le boire à votre place.
Adieu; écrivez-moi si vous pouvez, ne fût-ce qu'un mot. Je fais toujours le rêve que vous viendrez ici et que vous consentirez à vous reposer pendant quelque temps de cette vie terrible que vous endurez avec trop de stoïcisme. Je ne comprends rien aux lenteurs ou plutôt à l'inaction du pouvoir en ce qui vous concerne. Il me semble que vous devez être acquitté infailliblement si vous daignez dire la vérité de vos intentions, et répondre un mot à vos accusateurs.
Maurice me charge de vous dire qu'il vous aime. Si vous saviez comme nous parlons de vous en famille! Adieu encore.
Votre soeur,
GEORGE.
CCXCII
A M. EDMOND PLAUCHUT, A ANGOULÊME
Nohant, 13 février 1849.
Permettez-moi, citoyen de défendre le travail de mon ami auprès des vôtres et de vous-même[1]. Il ne me semble pas que ce travail soit incomplet à son point de vue et vous en seriez plus satisfait si vous vous détachiez du vôtre, comme j'ai été obligée de le faire pour le mien propre. Mais remarquez bien que ce petit livre, est, quoique sous une forme modeste, un livre de philosophie, l'examen d'un principe, bien plutôt qu'un livre de pratique sociale, d'économie politique.
Il s'agissait de poser ce principe et de savoir s'il était juste, s'il était admissible. Il vous paraît tel puisque vous acceptez la préface. Le livre n'est que le développement historico-philosophique de ce principe, que je répète ici pour mieux nous entendre:
La propriété est de deux natures. Il y a une propriété commune, il y a une propriété individuelle.
Lorsqu'en causant, nous arrivâmes à cette formule, M. Borie et moi, notre premier cri fut celui: «Il n'y a guère d'idées nouvelles, et ce que nous avons trouvé là, n'est probablement qu'une réminiscence. Si nous avions tous nos souvenirs bien présents, nous verrions que nous avons lu cela dans les philosophes de toute l'humanité.»
Quant à moi, je n'ai pas d'instruction, quoique j'aie beaucoup lu. Mais je manque de précision dans la mémoire. M. Borie, étant beaucoup plus jeune, eut plus de facilité à retrouver les textes que je n'en aurais eu, et c'est pourquoi il fit très vite ce travail, que j'aurais fait très lentement. Il me semble aussi que son point de départ, car ses opinions ne sont pas absolument les miennes, donnait plus de force à son raisonnement sur la propriété commune. On devait l'accepter mieux de la part d'un esprit hostile au communisme absolu que de la mienne; car, moi, j'ai longtemps cru au communisme absolu de la propriété et peut-être que, même en admettant une propriété individuelle, comme je le fais aujourd'hui, je ferais cette dernière part si petite, que peu de gens s'en contenteraient.
Maintenant, ce que vous reprochez à M. Borie, c'est de n'avoir pas donné un moyen pratique, en définissant d'une manière nette et absolue, ce qui est du domaine de la propriété individuelle et ce qui est de celui de la propriété commune. Voilà où, je crois, l'auteur devait s'arrêter dans un petit ouvrage de cette nature; car les moyens sont toujours une chose arbitraire, une chose essentiellement discutable et modifiable, une chose enfin qui, proposée aujourd'hui par un individu, devient aussitôt beaucoup meilleure si beaucoup d'individus prennent le temps de l'examiner et de la perfectionner. La nature des moyens, selon moi, importe fort peu à priori; et la nature des principes nous est très nécessaire.
Croyez-vous que, le jour où les hommes seront d'accord sur les principes de justice et de fraternité, ils seront à court de moyens? Croyez-vous donc que, même dans ce moment-ci, les moyens n'abondent pas? Est-ce l'intelligence de la pratique qui fait défaut en France? Nullement. Il y a des moyens à remuer à la pelle, et, si nous avions une Assemblée législative composée de socialistes intelligents (certes on en trouverait bien assez pour remplir le Palais-Bourbon), on verrait plus d'un homme de génie apporter son moyen. Ces moyens différeraient; mais, si la même religion sociale unissait les intelligences, on s'entendrait, et, d'amendements en amendements, on formulerait des lois équitables et vraies qui sauveraient la société.
Croyez-vous qu'en fait de moyens, Proudhon n'ait pas, dans sa banque, de quoi rendre la vie matérielle à ce corps épuisé? Et croyez-vous qu'il n'y ait pas d'autres grandes intelligences financières qui végètent dans l'obscurité, par impuissance de se produire? Je dis donc que proposer un moyen pur et simple est une chose puérile, si on ne se sent pas spécialement l'homme du moyen, et si on n'a pas, en outre, le moyen de propager son moyen. C'est dans un concile social, ou du haut d'un journal très répandu, ou du droit d'une grande capacité pratique, qu'on peut venir proposer un système pratique. Mais disséminer le travail des esprits sur une multitude de propositions isolées, c'est ce que je désapprouve.
C'est cette multitude de systèmes pratiques qui nous a empêchés d'en suivre un seul au début de la Révolution. En ce moment, Proudhon parle, et, bien qu'il ne s'inquiète point des principes qui nous préoccupent, je suis d'avis qu'il nous faut l'étudier attentivement et nous tenir prêts à le seconder, s'il est seulement dans la route, ou sur la pente du vrai dans la pratique; car autre chose est de cultiver en soi une religion, et autre chose est de la pratiquer dans la communauté et le consentement de ses semblables. Il faut bien que chacun fasse une concession pour arriver à l'accord qui seul rend la pratique possible, et c'est ce que ferait probablement Proudhon, s'il se trouvait dans un concile organisateur, en présence d'esprits de sa force, agissant vers un but commun.
Je ne sais pas si je me fais bien comprendre; mais, si vous ne me comprenez pas, il y a de ma faute. Voici ce que je veux dire en résumé: C'est que nous devons travailler sérieusement à dégager en nous les principes, et qu'en même temps nous devons nous faire très accessibles et très modestes devant les moyens proposés. Nous devons ne point croire que nous ayons chacun un moyen qui est le seul, et nous bien persuader que les moyens ne se trouvent qu'en commun et par la discussion pacifique. L'erreur de Proudhon, c'est de croire que tout est dans un moyen. Hélas! ce moyen, fût-il parfait, tombe dans le vide, s'il est offert à une majorité récalcitrante. Mais il est bon peut-être que Proudhon ait cette croyance étroite qui concentre sa force intellectuelle.
Quelques hommes ont cette étroitesse de vues et deviennent grands par cela même. Témoin Voltaire et tant d'autres, qui, à force de rejeter ce qu'ils croyaient inutile, se sont rendus utiles et puissants dans leur spécialité. Laissons grandir les hommes pratiques parmi nous et gardons-nous de croire qu'il n'en faille point. Mais gardons-nous également de nous croire tous des hommes pratiques; car, bien qu'il y en ait en France maintenant plus qu'à aucune autre époque, c'est encore et ce sera peut-être toujours une précieuse minorité, par rapport à la population.
Voilà pourquoi je n'ai pas vu avec regret que M. Borie s'arrêtât précisément devant le moyen; s'il a en lui un moyen, c'est après un autre genre de travail, c'est dans un ouvrage spécial qu'il doit l'exposer, s'il le juge à propos. Mais nous n'en sommes pas encore, en France, à ce point de pouvoir présenter simultanément la théorie et l'application. Pierre Leroux y a échoué, malgré son génie.
Remarquez bien. Il y a plus d'un moyen de définir la propriété individuelle et la propriété commune. Proudhon vous dira que tout cela est concilié par son système. Un autre vous proposera une banque hypothécaire; je crois que ce serait le rêve de M. Borie, par exemple, et je connais plusieurs personnes qui croient aussi à ce moyen sous diverses formes. Un troisième viendra et vous parlera de l'impôt progressif; un quatrième, de moyens plus modestes, mais qui seraient immédiatement applicables si l'Assemblée nationale avait seulement un peu de foi et de volonté, la communauté dans le système des chemins de fer par l'État, les assurances mutuelles sous diverses formes, et, toutes, tendant à constituer un fonds social réel; car nous en avons déjà un fictif qui repose sur l'impôt, mais qui est mal assis et ne profite qu'aux riches.
Vous voyez que voilà bien des moyens, et je crois que tous sont bons. Si j'avais la capacité financière, je suis sûre que j'en trouverais dix autres à vous proposer. Je dis qu'ils sont tous bons par eux-mêmes et qu'ils seraient excellents en venant se fondre dans un système consenti par la nation. Mais où est le consentement? Les riches ne veulent pas, et les pauvres ne savent pas. Un principe se formule en trois mots, et s'appuie sur des raisons purement philosophiques. Ces raisons peuvent être facilement acceptées de tous, parce que ce qui est vrai et beau saisit presque tout le monde; qui osera dire que Socrate, Jésus, Confucius et les autres grands révélateurs se sont trompés? Mais, quand on arrive au fait palpable, chacun a son avis, et il faut bien consulter tout le monde pour agir.
Voilà pourquoi les pensées de colère doivent être refoulées en nous, par le sentiment même de la fraternité et de la justice. Nous sommes bien forcés, si nous aimons l'humanité, de la respecter et de regarder comme sacrée la liberté qu'elle a de se tromper.
Eh quoi! Dieu souffre cette erreur et nous ne la souffririons pas? Pourquoi vous indigner contre les riches? Est-ce que les riches seraient à craindre, si les pauvres étaient détachés de l'avarice et du préjugé? Les riches ne font tout ce mal que parce que le peuple tend le cou. Si le peuple connaissait son droit, les riches rentreraient dans la poussière et nous aurions si peu à les redouter, que personne ne se donnerait la peine de les haïr. Notre obstacle n'est pas là; il est parmi nous, et nos plus implacables adversaires, à cette heure, sont, à une imperceptible minorité près, ceux-là mêmes que nous voulons défendre et sauver. Patience donc! Quand le peuple sera avec nous, nous n'aurons plus d'ennemis et nous serons trop puissants pour ne pas être encore une fois généreux.
Quant à moi, je ne veux pas écrire au courant de la plume pour le public en ce moment-ci, et c'est précisément pour ne pas me laisser entraîner par l'émotion. Je ne suis pas toujours aussi calme que je le parais. J'ai du sang dans les veines tout comme un autre, et il y a des jours où l'indignation me ferait manquer à mes principes, à la religion qui est au fond de mon âme. J'obéis donc à la prudence, comme vous le dites fort bien, mais ce n'est pas à cause de moi. Je n'ai pas cette qualité-là pour ce qui concerne ma sécurité personnelle; mais la passion fait du mal aux autres; elle est un mauvais enseignement, un magnétisme funeste. J'ai assez de vertu pour me taire, je n'en aurais pas assez pour parler toujours avec douceur et charité. Or croyez bien que la charité seule peut nous sauver.
Cette lettre est toute confidentielle pour vous et vos amis. Mon nom est, à cause du XVIe Bulletin, un épouvantail pour les réactionnaires, et des relations avouées avec moi pourraient vous compromettre sérieusement, je dois vous en prévenir. Si quelque chose dans mes lettres pouvait vous paraître utile à dire, je vous autorise, pleinement, puisque vous avez un journal, à le reproduire comme venant de vous; car ce ne sont pas les choses que je dis qui effrayent et irritent les gens, c'est mon nom.
En ce qui me concerne, j'ai été forcée de refuser à plusieurs amis d'être leur collaborateur, et, si j'écrivais dans votre journal, cela m'attirerait des chagrins personnels.
Recevez, citoyen, l'assurance de mes sentiments de fraternité.
G. SAND.
[1] Travailleurs et propriétaires.
CCXCIII
A M. ARMAND BARBÈS, A BOURGES
Nohant, 14 mars 1849
Cher ami,
J'avais reçu votre lettre du mois de décembre. N'en soyez point inquiet. Si je ne vous ai pas écrit depuis, c'est que j'espérais aller à Paris, et j'aurais bien préféré vous voir; mais je n'ai pu quitter mon île de Robinson. En outre, malgré cette apparence de sérénité dont on doit l'exemple ou la consolation à ceux qu'on aime et qui vous voient de près, j'ai été sous le coup d'un accablement physique et moral que je n'aurais pu vous cacher en vous écrivant.
J'ai eu ensuite la volonté d'aller à Bourges, et j'ai eu à subir des luttes domestiques pour ne pas le faire. Je n'ai cédé que devant cette considération que tous s'accordaient à me présenter: «Vous êtes, me disait-on, la bête noire, le bouc émissaire du socialisme. On veut que vous conspiriez sans cesse, et plus vous vous tenez coite, plus on vous accuse. Si vous allez à Bourges, on cherchera tous les moyens de vous vexer.» A quoi je répondais que cela m'était bien égal; mais on ajoutait aussitôt que «la malveillance de certain parti rejaillirait d'autant sur vous et augmenterait vos chances de condamnation».
J'ai peine à le croire. Je ne puis me persuader que l'on s'occupe de moi à ce point, ni que nos adversaires eux-mêmes soient assez lâches et assez méchants pour reporter sur vous la haine qu'on leur suppose pour moi. M'a-t-on trompée pour me soustraire à quelque péril imaginaire? Mais il a fallu céder, mon fils se mettant de la partie, et me disant aussi une chose qui m'a paru la seule vraisemblable. C'est que, sans respect pour mon âge ni pour le sérieux de notre destinée et des circonstances, les journaux de la réaction s'empareraient du fait de ma présence à Bourges pour calomnier et profaner la plus sainte des amitiés, par d'ignobles insinuations. Cela, c'est dans l'ordre, et nous savons de quoi ils sont capables. Un journal rédigé par des dévots et des prêtres ne publiait-il pas, il y a quelques années, que j'avais l'habitude de m'enivrer à la barrière avec Pierre Leroux?
Je me serais encore moquée, pour ma part, de ces outrages stupides sur lesquels je suis tout à fait blasée; mais on me remontrait que cela, venant jusqu'à vous, vous affligerait profondément dans votre amitié pour moi, et qu'au lieu de vous avoir porté quelques consolations, j'aurais été pour vous une nouvelle occasion d'indignation et de douleur.
Je vous devais toute cette explication; car mon premier mouvement était d'aller vous voir et embrasser votre digne soeur, et nos premiers mouvements sont toujours un cri de la conscience autant que du coeur. Les réflexions de mes amis et de mes proches m'ont ébranlée, vous serez juge entre nous.
Je ne vous ai écrit qu'un mot par Dufraisse, et rien par Aucante. J'ignorais s'ils parviendraient jusqu'à vous et s'ils pourraient vous remettre une lettre. Dufraisse devait m'écrire à cet égard, en arrivant à Bourges. Il l'a peut-être fait, mais je n'ai rien reçu; il y a peut-être un cabinet noir installé pour la circonstance. De sorte que je serais encore sans nouvelles particulières de vous, si ce bon Emile Aucante n'eût réussi à vous voir. Il m'a dit que vous aviez bon visage et que vous vous disiez tout à fait bien portant.
C'est un bonheur pour moi au milieu de ma tristesse et de mes inquiétudes; car l'avenir nous appartient et il faut que vous soyez avec nous pour le voir. Soignez-vous donc et n'usez pas vos forces. Tenez-vous toujours calme. Il n'est plus de longues oppressions à craindre désormais. Il n'est plus besoin de conspirations sous le ciel. Le ciel conspire, et, nous autres humains, nous n'avons plus qu'à nous laisser porter par le flot du progrès. Il est bien rapide maintenant et toutes ces persécutions dont nous sommes l'objet ont enfin une utilité manifeste, immédiate. Ah! votre sort est beau, ami, et, si vous n'en étiez pas plus digne que nous tous, je vous l'envierais. Vous êtes peut-être l'homme le plus aimé et le plus estimé des temps modernes en France, malgré les terreurs des masses ignorantes suscitées par la perfidie de ceux que vous savez.
Tout ce qui a un peu de lumière dans l'esprit et de droiture dans l'âme se tourne vers vous comme vers le nom entièrement pur, et le symbole de l'esprit chevaleresque de la France républicaine. Vous ne vous préservez de rien, vous, quand tous les autres se mettent à l'abri. Aussi vous traitent-ils de fou, ceux qui ne peuvent vous imiter. Mais, selon moi, vous êtes le seul sage et le seul logique, comme vous êtes le meilleur et le plus loyal. Quelqu'un vous comparait hier devant moi à Jeanne d'Arc, et, moi, je disais qu'après la pureté de Robespierre l'incorruptible (mais le terrible!), il fallait dans nos fastes révolutionnaires quelque chose de plus pur encore, Barbès, tout aussi ferme et aussi incorruptible, mais irréprochable dans ses sentiments de franchise et d'humanité.
Je vous dis tout cela, et pourtant, je n'accepte pas le 15 mai. Ce que j'en ai vu par mes yeux n'était qu'une sorte d'orgie improvisée, et je savais que vous ne vouliez point de cela. Le peuple a, en principe, selon moi, le droit de briser sa propre représentation, mais seulement quand cette expression perfide de sa volonté brise le principe par lequel elle est devenue souveraineté nationale. Si cette Assemblée eût repoussé la République au 4 mai, même si elle se fût constituée, en principe, république aristocratique, si elle eût voulu détruire le suffrage universel et proclamer la monarchie, croyez-moi, le 15 mai aurait été un grand jour et nous ne serions pas où nous en sommes. Mais, quelque mal intentionnée que fût déjà la majorité de cette Assemblée, il n'y avait point encore de motifs suffisants pour que le peuple recourût à ce moyen extrême.
Aussi le peuple se tint-il tranquille, tandis que les clubs seuls agissaient, et nous savons bien que, dans ces mouvements de la portion la plus bouillante des partis, il y a des ambitions d'une part et des agents de provocation de l'autre. Vous rappelez-vous que les jours qui précédèrent ce malheureux jour, je me permettais de vous calmer autant qu'il était en moi.
J'aurais voulu plus de douceur et de patience dans les formes de notre opposition en général. Je trouvais nos amis trop prompts au soupçon, à l'accusation, à l'injure. Je croyais ces représentants modérés meilleurs qu'ils ne paraissaient, je me persuadais que c'étaient pour la plupart des hommes faibles et timides, mais honnêtes dans le fond, et qui accepteraient la vérité si on venait à bout de la leur exposer sans passion personnelle, et en ménageant leur amour-propre encore plus peut-être que leurs intérêts. Je me trompais probablement sur leur compte; car la manière dont ils ont agi depuis prouve qu'avec ou sans le 15 mai, avec ou sans les journées de juin, ils eussent ouvert les bras à la réaction plus volontiers qu'à le démocratie. Mais, n'importe quelle eût été leur conduite, nous n'aurions pas à nous faire le reproche d'avoir compromis pour un temps, par trop de précipitation, le sort de la République.
En somme, je veux vous le dire franchement, et je crois être certaine que c'est aussi voire pensée, le 15 mai est une faute, et plus qu'une faute politique, c'est une faute morale. Entre l'idolâtrie hypocrite des réactionnaires pour les institutions-bornes, et la licence inquiète des turbulents envers les institutions encore mal affermies, il y a un droit chemin à suivre.
C'est le respect pour l'institution qui consacre les germes évidents du progrès, la patience devant les abus de fait, et une grande prudence dans les actes révolutionnaires qui peuvent nous faire, j'en conviens, sauter par-dessus ces obstacles, mais qui peuvent aussi nous rejeter bien loin en arrière et compromettre nos premières conquêtes, comme cela nous est arrivé. Ah! si nous avions eu des motifs, suffisants, le peuple eût été avec nous! mais nous n'avions encore que des prétextes, comme ceux qu'on cherche pour se battre avec un homme dont la figure vous déplaît. Il est bien vrai que la figure d'un homme et ses paroles montrent et prouvent ce qu'il est, et qu'un jour ou l'autre, s'il est un coquin, l'honnête homme aura le droit de le châtier. Mais il faut qu'il y ait eu des actions bien graves et bien concluantes, autrement, notre précipitation est un procès de tendance, une injustice contre laquelle la conscience humaine se révolte. Voilà pourquoi les clubs ont été seuls au 15 mai.
Au milieu de tout cela, vous, décidé comme moi à attendre tout du temps, et de la maturité de la question sociale (vous l'aviez dit devant moi, l'avant-veille, à votre club), vous avez fait ce que j'eusse probablement fait à votre place; on vous a dit: «C'est une révolution, le peuple le veut, le peuple triomphe; abandonnez-le ou marchez avec lui.» Vous avez accepté l'erreur et la faute du peuple, et vous avez voulu suivre son mouvement pour l'empêcher d'abuser de sa force s'il était, vainqueur, ou pour périr avec lui s'il était foudroyé.
J'oserai vous dire que je regrette que vous n'ayez pas voulu accepter les débats: vous ne vous seriez pas défendu, il n'y a pas de danger qu'on vous y prenne, pauvre cher martyr! mais vous auriez eu l'occasion de faire entendre des paroles utiles. Il est vrai qu'il vous eût fallu peut-être séparer votre cause de celle de certains coaccusés, lesquels, plus coupables peut-être que vous, se défendent bel et bien aujourd'hui. Je ne puis être juge de vos motifs personnels, et j'ai d'avance la certitude que vous avez pris, comme à l'ordinaire, le plus noble et le plus généreux parti.
Ce que je n'ai jamais bien compris et ce que vous m'expliquerez seulement quand nous nous verrons,—car, jusque-là, soyez tranquille, j'accepterai tout de vous avec la confiance la plus absolue dans vos intentions,—c'est le vote du milliard. Vous pensez bien que je ne m'occupe pas de la chose en elle-même; mais je ne comprends pas bien l'opportunité politique de cet appel, rémunératoire en un pareil moment.
Les représentants réactionnaires eussent-ils voté sous le coup de la peur comme en prairial, ils devaient certainement agir ensuite comme leurs pères, c'est-à-dire provoquer un contre-coup et se parjurer le plus tôt possible. La dissolution de l'Assemblée par la force me paraîtrait plus logique, si je reconnaissais qu'on en eût eu le droit à ce moment-là. Mais pourquoi cette proposition d'impôt au milieu d'un tumulte encore sans issue et sans couleur arrêtée? Était-ce pour sauver l'Assemblée, en lui offrant ce moyen de transaction avec la masse irritée? Était-ce pour apaiser cette masse et l'empêcher de demander davantage?
C'est là, je crois, le grand grief des réactionnaires contre vous, car le fait d'aller à l'hôtel de ville pour maîtriser ou diriger un mouvement accompli pour ainsi dire malgré vous, est un acte dont les plus hostiles devraient vous innocenter dans leur propre intérêt. Ils ne vous pardonneront pas le milliard, et vous ne voulez point qu'ils vous pardonnent rien, je le conçois. J'ai été bien tourmentée du désir de prendre ouvertement votre défense dans un écrit spécial, auquel j'aurais donné, dans un moment décisif, le plus de retentissement possible; mais il aurait fallu que vous y consentissiez d'abord, et j'en doutais; d'autre part, il aurait fallu savoir à fond ce que vous vouliez dire de tout cela au public indépendant. Je me suis trouvée dans un cercle vicieux; car, selon toute apparence, une défense, au point de vue de mon amitié et de ma sollicitude, vous eût déplu, et une défense, selon toute la portée de votre franchise, vous eût fait condamner d'avance par ceux de qui dépend aujourd'hui votre liberté. Je me suis trouvée bien malheureuse de ne pouvoir rien faire pour vous prouver mon affection et mon admiration, sans risquer de vous nuire ou de vous déplaire. Peut-être ai-je une propension de caractère vers des moyens plus réguliers et plus lents que ceux que vous accepteriez dans la pratique.
Thoré me reprochait, dit-on, ma tolérance et mon optimisme dans les faits. Je ne crois pourtant pas être en désaccord avec vous en théorie, et je reste sur ce souvenir d'un dernier soir d'entretien dans ma mansarde, où vous rejetiez l'idée d'une dictature pour notre parti, parce que la dictature était impossible sans la terreur, et la terreur impossible par elle-même en France désormais.
Nous avons bien la preuve de cette impossibilité, aujourd'hui que nous voyons la nation se républicaniser et se socialiser plus rapidement et plus généralement, sous l'arbitraire de la réaction, que nous n'avons réussi à le faire quand nous avions le haut du pavé. Il nous faut donc reconnaître que les temps, sont changés, que la terreur, moyen extrême, qui n'a pas fait triompher nos pères, et qui n'a eu, après tout, qu'une courte durée suivie d'une longue et profonde réaction, n'est plus au nombre des moyens sur lesquels les révolutionnaires d'aucun parti puissent compter. Il reçoit en ce moment son coup de grâce entre les mains de nos adversaires; Dieu soit loué, que ce soit entre les leurs et non entre les nôtres!
Vous disiez dans cette mansarde, je m'en souviens bien: «La terreur! cela se supporterait maintenant un mois tout au plus, et, après, nous aurions peut-être vingt ans de monarchie.» En! bien, nous pouvons aujourd'hui retourner la question. Cavaignac nous a fait une terreur militaire au point de vue de la République bourgeoise. Le socialisme s'est, pour ainsi dire, joint à la réaction royaliste et impérialiste pour le renverser. Cette réaction nous fait à son tour une petite terreur dans le goût de 1815. Le socialisme, la montagne, l'armée, le peuple, tout gronde contre elle, même les modérés, même une partie de la bourgeoisie. On n'attend plus que le réveil et le désabusement du paysan pour souffler sur cette force dérisoire. Et alors, si jusque-là nous avons le bonheur de résister aux provocations, si nous avons la force et la vertu de subir pour un temps les persécutions et la misère, nous n'aurons plus besoin de cette arme impuissante et dangereuse de la terreur.
Les Français jouissent depuis un quart de siècle d'une sorte de liberté, constitutionnelle, qui est une hypocrisie, j'en conviens, si on songe à l'avenir, mais qui est du moins une réalité si on la compare au passé. Leurs moeurs se sont faites à cette liberté; seulement avec eux, il faut tenir la balance égale entre le plus et le moins: plus les effraye, et voilà leur faiblesse; mais moins les révolte, et là est leur force contre tous les moyens empruntés au passé.
Je ne suis pas d'accord avec tous mes amis sur ce point. Plusieurs rêvent les moyens du passé pour l'avenir; vous savez si je respecte et si je défends le passé; mais je crois être dans la vérité en constatant que le présent diffère essentiellement, et qu'il ne nous faut rien recommencer, rien copier, mais, tout inventer et tout créer. Je suis bien d'accord avec eux sur la souveraineté du but, et le proverbe «Qui veut la fin veut les moyens» est vrai. Seulement, il ne faut pas l'étendre jusqu'à dire aujourd'hui: «Qui veut une fin d'avenir et de progrès veut les moyens du passé,» parce que le passé est toujours rétrograde, quoi qu'on fasse.
Mais je me suis laissé entraîner à vous parler de ce qui devrait rester étranger à notre correspondance; car vous êtes assez livré à vos pensées, et vous auriez besoin en prison de témoignages de tendresse beaucoup plus que de discussions politiques. Je m'étais promis de ne vous en jamais fatiguer, et vous vous souvenez qu'à Paris même, j'aurais voulu que ceux qui vous aiment vous parlassent au moins deux heures par jour de la pluie et du beau temps, pour vous forcer à vous reposer l'esprit. Si j'ai fait la faute que je reprochais aux autres, c'est pour n'y plus revenir, et c'est par suite d'un besoin que j'éprouve de me résumer avec vous en ce moment solennel qui va peut-être nous séparer encore pour un temps, je ne dirai pas plus ou moins long, mais plus ou moins court.
Faites-moi donner un moyen de pouvoir correspondre avec vous d'une manière prompte et discrète autant que possible, partout où vous serez.
Le livre que je vous ai envoyé a un autre mérite que celui de l'édition Elzévir, c'est l'oeuvre d'un premier chrétien persécuté par le vieux monde, alors que le christianisme et la papauté elle-même représentaient le progrès et l'avenir. C'est l'oeuvre d'un prisonnier et d'un martyr. Il y a de belles choses et un mélange de christianisme et de paganisme assez curieux, c'est-à-dire l'idée chrétienne et la force païenne, ce qui marque un temps de transition comme le nôtre. Je ne sais pas si vous êtes plus latiniste que moi; ce ne serait pas dire beaucoup plus que zéro. Mais ce latin est facile, et le latin est une langue qu'on se remet toujours à comprendre en peu de jours. Ensuite, c'est un de ces livres à consulter plus qu'à lire, et enfin je vous l'ai envoyé comme je vous aurai envoyé une bague, n'ayant que cela de portatif sous la main. Si vous avez besoin de livres pour de bon, faites-le moi dire, et je vous enverrai ce que vous désirerez.
Adieu; ne me répondez que quand vous avez le désir et le besoin. C'est un bonheur pour moi qu'une lettre de vous; mais je ne veux pas que ma joie vous coûte un effort ou une fatigue.
Aucante, qui a vu votre soeur, ne me fait pas espérer qu'elle puisse venir me voir. J'en éprouve un vif regret. Dites-le-lui bien; mais qu'elle me laisse l'espérance de la connaître dans des temps meilleurs, et viennent bientôt ces jours-là! Je sais que c'est une femme d'un caractère admirable et qui vous aime comme vous devez être aimé. Je vous charge de l'embrasser pour moi, elle ne peut point refuser l'intermédiaire. Je vous charge aussi de me rappeler au souvenir du brave citoyen Albert, votre compagnon de malheur et de courage, et de lui serrer pour moi la main d'aussi bon coeur et avec autant de foi et d'espérance que je la lui ai serrée au Luxembourg.
Maurice vous embrasse tendrement, Borie aussi. J'ai reçu de Paris ce matin une longue lettre de Marc Dufraisse, qui m'avait promis de me rendre bon compte de vous et qui m'en donne douze pages. Vous voyez si nous nous occupons de vous.
Adieu encore, ami. Faites que je puisse vous écrire quelquefois. Je ne vous recommande pas le courage, vous n'en avez que trop pour ce qui vous concerne. Rappelez-vous seulement que je vous aime du meilleur de mon âme.
GEORGE.
CCXCIV
A JOSEPH MAZZINI, A FLORENCE.
Nohant, 5 mars 1849.
Mon ami,
Je reçois aujourd'hui votre lettre de Florence. Je vous ai écrit à Florence à l'adresse de M. Cajali, il y a plusieurs jours. Êtes-vous bien sûr de me donner sans distraction et sans erreur les adresses que vous m'indiquez? Vous m'avez désigné M. Cajali dans deux lettres différentes, à Marseille et à Florence. Est-ce vous qui preniez ce nom, ou bien est-ce un ami qui a ces deux domiciles? Ne manquez pas à l'avenir d'être très précis; car je crois que mes lettres se perdent ou éprouvent des retards.
Maintenant, Dieu merci, je puis vous écrire sous votre nom. C'est le signe de la liberté en Italie, et ce nom est comme celui de la République elle-même, qui se montre ou se cache, selon que Dieu se manifeste aux hommes par le patriotisme, ou se retire de leur coeur. Ah! mon cher Joseph! il s'est accompli de grandes choses chez vous et en partie grâce à vous, depuis la dernière lettre que je vous ai écrite. J'ignorais alors les événements de la Toscane, et tout ce qui se prépare en Piémont. Rome isolée me faisait trembler. Tout dépend désormais du courage et de la foi de votre peuple.
Nos journaux de la réaction sont infâmes sur cette question italienne, comme ils le sont d'ailleurs pour tout mouvement de la vie dans l'humanité. Ceux de notre couleur demandent en vain l'intervention contre les Autrichiens et les Russes, qui menacent l'étincelle naissante de nos libertés. Le gouvernement est sourd et muet. Traître ou stupide, on ne sait trop lequel des deux.
La fatalité qui poursuit cette époque, c'est que les mouvements du salut ne se font pas simultanément. Si l'Italie s'était soulevée ainsi en février! si on eût proclamé la République à Rome en même temps que Vienne chassait l'empereur! et si, maintenant, la France se réveillait et imposait silence aux aristocraties perfides! Enfin, ce jour d'élan unanime viendra, et alors les royautés en auront fini pour toujours. Quelle que soit l'issue de votre République italienne, ce qu'elle fait aujourd'hui ne sera pas perdu, et votre oeuvre portera ses fruits d'une manière durable avant qu'un siècle se soit écoulé. Maintenant, il dépend des hommes que Dieu se laisse arracher ce miracle dès à présent. La flèche est lancée; si elle manque le but, ce ne sera toujours pas votre faute, à vous homme de persévérance et d'abnégation, et vous n'avez pas de raisons pour ne pas rester tranquille et plein de foi dans l'avenir et dans vous-même, quand même il vous faudrait encore voir un nouveau temps d'arrêt. Nous étions, nous sommes, nous serons dans la vérité, et alors, pourquoi nous attrister sur nous-mêmes? Donnons tout ce qui est en nous, et mourons en regardant devant nous; car tout ce qui est tombé derrière est tombé utilement.
Je suis tentée de vous gronder d'avoir de temps en temps des doutes sur moi, lorsque vous me demandez si je suis mécontente de vous. C'est la suite du procès que vous voulez de temps en temps vous faire à vous-même, pauvre cher saint homme que vous êtes! Vous vous accusez quand l'humanité hésite ou recule, comme si c'était votre faute comme si vous n'aviez pas toujours été sur la brèche le premier et le plus exposé. Vous êtes trop bon et trop grand pour ne pas être triste et timoré. Que ne puis-je vous donner un peu de cet orgueil que les autres ont de trop! Vous souffririez moins. Mais cette humilité de votre coeur fait qu'on vous aime autant qu'on vous estime, je dirais qu'on vous admire, si ce n'était à vous que je le dis. Vous ne le croiriez peut-être pas, tant vous êtes simple et doux. Croyez, au moins, que je vous aime de toute mon âme et n'en doutez jamais, ou je croirai que vous ne m'aimez plus.
Mon fils et nos amis vous embrassent.
Écrivez-moi.