Correspondance, 1812-1876 — Tome 3
CCXCV
A M. THÉOPHILE THORÉ, A PARIS
Nohant, 29 mars 1849.
Mon cher ami,
Il faut que je n'écrive point socialisme et fasse le mort pour le moment. Ce n'est pas un engagement que j'ai pris, comme bien vous pensez, mais c'est une contrainte volontaire que je m'impose pour sauver une existence qui m'est plus chère que la mienne. Je vous, dirais cela si nous pouvions causer ensemble.
Attendez-moi donc quelque temps sans parler de moi. Mon bâillon tombera bientôt, j'espère. Ne vous inquiétez point de l'affaire matérielle en ce qui me concerne. Je crois avoir été plus que payée du travail que j'ai fait pour le journal, et j'espère bien, quand la liberté me sera rendue, n'être plus dans les mêmes embarras d'argent, et n'avoir plus à vous en demander pour ma collaboration. Il y a longtemps que je me reproche de n'avoir pas reçu de vos nouvelles directement, regret que vous ne m'auriez pas causé si je vous avais écrit moi-même. J'ai été triste et malade, et je n'ai pas su me défendre d'un effroyable abattement après juin. Cela s'est dissipé pourtant, et j'ai fait un nouveau bail avec la patience et la foi dans l'avenir. Pourtant, les événements officiels ne sont pas plus riants. Barbès à Bourges, l'Italie perdue ou trahie, Proudhon condamné, la réaction triomphante sur toute la ligne! Mais cela n'empêche pas l'idée de faire son chemin, et, jusque dans les provinces les plus arriérées, le peuple s'indigne contre le pouvoir, et de grandes protestations se préparent, non pour les prochaines élections, c'est trop tôt, mais pour un temps qui n'est pas si éloigné qu'on le croirait, à ne voir que la surface des choses.
Courage donc! L'humanité gagnera son procès. Je n'ai pas besoin de vous dire que j'ai suivi vos persécutions et votre espèce d'acquittement avec le plus vif intérêt. Vous ne doutez pas de mes sentiments pour vous et de l'encouragement fraternel que je voudrais vous apporter sans cesse, si, Dieu merci, cela ne vous était point parfaitement inutile, puisque vous avez la persévérance et la foi plus que personne.
Tout à vous de coeur.
G. SAND.
Mon fils se rappelle à votre souvenir.
CCCXVI
A MAURICE SAND, A PARIS
Nohant, 13 mai 1849.
Mon enfant,
Je crois que tu devrais revenir sauf à retourner ensuite s'il ne se passe rien de tout ce que le monde appréhende. Je ne m'inquiète pas follement; mais je vois bien que la situation est plus tendue qu'elle ne l'a jamais été, et, non seulement par les journaux, mais encore par toutes les lettres que je reçois, je vois que le pouvoir veut absolument en venir aux mains. Il fera de telles choses que le peuple, qui est un être collectif et un composé de mille idées et de mille passions diverses, ne pourra probablement continuer ce miracle de rester calme et uni comme un seul homme en présence des provocations insensées d'une faction qui joue son va-tout. La lutte sera terrible; il y a tant de partis ennemis les uns des autres qu'on ne peut en prévoir l'issue, et qu'il y aura peut-être de plus horribles méprises, s'il est possible, de plus sanglants malentendus qu'en juin. Si la République rouge donne, elle donnera jusqu'à la mort; car c'est la République européenne qui est en jeu avec elle contre l'absolutisme européen. Voilà du moins ce que je crois, et cela peut éclater d'un moment à l'autre. Tu ne lis pas les journaux peut-être; mais, si tu suivais les discussions orageuses de l'Assemblée, tu verrais que chaque jour, chaque heure fait naître un incident qui est comme un brandon lancé sur une poudrière.
Reviens donc, je t'en prie; car je n'ai que toi au monde, et ta fin serait la mienne. Je peux encore être d'une petite utilité à la cause de la vérité; mais, si je te perdais, bonsoir la compagnie! Je n'ai pas le stoïcisme de Barbès et de Mazzini. Il est vrai qu'ils sont hommes et qu'ils n'ont pas d'enfants. D'ailleurs, selon moi, ce n'est point par le combat, par la guerre civile que nous gagnerons en France le procès de l'humanité. Nous avons le suffrage universel: malheur à nous si nous ne savons pas nous en servir; car lui seul nous affranchira pour toujours, et le seul cas où nous ayons le droit de prendre les armes, c'est celui où l'on voudrait nous retirer le droit de voter.
Mais ce peuple, si écrasé par la misère, si brutalisé par la police, si provoqué par une infâme politique de réaction, aura-t-il la logique et la patience vraiment surhumaines d'attendre l'unanimité de ses forces morales? Hélas! je crains que non. Il aura recours à la force physique. Il peut gagner la partie; mais c'est tant risquer pour lui, qu'aucun de ceux qui l'aiment véritablement ne doit lui en donner le conseil et l'exemple. Pour n'être ni avec lui ni contre lui, il faut n'être pas à Paris. Reviens donc, si tu m'en crois; j'estime qu'il est temps. Ramène aussi Lambert, je le lui conseille, et je serai plus tranquille de vous voir tous ici.
Je t'embrasse, mon enfant, et te prie de penser à moi.
CCXCVII
A M. THÉOPHILE THORÉ, A PARIS
Nohant, 26 mai 1849.
Cher ami,
Il y a longtemps que je vous dois, que je me dois de vous écrire. J'espérais avoir le temps de vous voir à Paris, où j'ai été au commencement du mois passer trois jours pour affaires. Je ne l'ai pas eu, le temps. Et puis j'espérais vous complimenter sur votre élection et me réjouir avec vous, mais vous avez échoué, quoique avec une grande masse de voix. Enfin, j'ai été malade en revenant ici, toujours malade depuis deux ans, non pas de manière à inquiéter ceux qui tiennent à ma vie, mais de manière à perdre mon temps et à m'ennuyer mélancoliquement sous le poids d'un accablement physique extraordinaire. Je suis dans une phase d'impuissance matérielle. Je ne me sens ni découragée ni ennuyée de rien quand la vie me revient. Mais la vie s'en va par moments, par jours, par semaines entières, et alors je m'ennuie de ne pas pouvoir vivre, et de penser sans écrire. J'en sortirai, car j'ai la volonté de voir encore quelques années. Je suis sûre qu'elles me feront du bien et que je pourrai dire comme ce vieux d'Israël: Et à présent, je puis mourir.
Cet autre empêchement dont je vous parlais et qui ne tenait pas à moi est à peu près hors de cause maintenant. Attendez-moi encore quelque temps et je vous aiderai. J'ai demandé des détails sur Mazzini: je veux faire sa biographie; mais ne l'annoncez pas; car, si ces renseignements n'arrivaient pas, je serais forcée de manquer de parole, et puis le travail annoncé me déplaît toujours. Il faut ensuite trop bien faire et cela me décourage. Au reste, vous allez bien sans moi. Votre journal n'est pas mal fait, comme vous le disiez. Je trouve, au contraire, que vous êtes en grande progression de talent et de clarté, et j'ai remarqué des articles de vous qui étaient non seulement bons, mais beaux. Maintenant, je suis fâchée de cette espèce de polémique avec le Peuple. Vous êtes trop batailleur, vous avez le diable au corps. Vous êtes trop rancunier aussi. Pourquoi ne voulez-vous pas que le National en revienne? Vous savez bien que, personnellement, j'ai, même depuis le temps de Carrel, à me plaindre du National plus que qui que ce soit. C'est une race d'esprits qui ne m'est nullement sympathique; c'est peut-être ce qu'il y a de plus déplorable, de plus irritant, dans les temps où nous vivons, que de voir ceux qui ouvraient jadis la marche vouloir nous la fermer à nous, peuple, parce qu'ils sont au bout de leurs idées et de leurs jambes, et qu'ils ne peuvent pas supporter qu'on les dépasse. Mais, enfin, les voilà arrivés à ce point qu'il leur faut nous suivre, ou mourir, et, s'ils essayent de faire un pas, ne leur tendrons-nous pas la main? N'est-ce pas à nous d'être les chevaliers de la Révolution, comme ce beau peuple de Février, comme Barbès, notre chevalier-type?… Est-ce que l'opinion, le parti du National ne sont pas maintenant dans une situation à faire pitié? Je ne connais guère les hommes de Paris qui représentent cette couleur; mais il y en a dans nos provinces, il y en a beaucoup parmi les élus que le peuple a choisis comme socialistes, et je vous assure que ce ne sont pas des traîtres, que ce sont des hommes sincères qui ont ouvert les yeux. Nous n'aurions certes pas eu un si beau résultat dans les départements, où l'on proclame le triomphe de la liste rouge, si nous n'eussions admis que les socialistes de la veille, et je crois qu'à Paris, si nous n'avons pas eu la majorité socialiste dans l'élection, c'est que nous avons voulu trop accuser le socialisme pur dans le choix des individus.
Je sais bien que vous me trouvez trop bonne femme. C'est vrai que j'ai toujours été du bois dont on fait les dupes; mais n'est-ce pas le devoir de toute religion, que la confiance et le pardon? Vous l'avez dit plusieurs fois, et, aujourd'hui encore, ce n'est pas une secte que nous formons, c'est une religion que nous voulons proclamer.
Et puis je suis fâchée aussi que vous vous mettiez en bisbille avec Proudhon. Je sais bien les côtés qui nous blessent et qui ne nous irons jamais en lui. Mais quel utile et vigoureux champion de la démocratie! quels immenses services n'a-t-il pas rendus depuis un an! Cela fait mal à tous ceux qui voient les choses naïvement et d'un peu loin, de vous trouver en guerre un beau matin ensemble, quand on a besoin que les forces vives de l'avenir marchent d'accord. Et songez que c'est le grand nombre qui voit comme cela. On lit le pour et le contre, et on conclut en disant: «Ils ont raison tous deux à leur point de vue. Donc, ils ont tort de ne pas réunir leurs deux raisons dans une seule qui nous profite.»
Cela ressemble à un paradoxe, à des raisons de malade pour mon compte; mais la majorité de la France est femme, enfant et malade. Ne l'oubliez pas trop. Il faut des flambeaux comme votre esprit ardent et jeune. Je ne voudrais pas souffler dessus. Mais je voudrais aussi ne pas vous voir brûler trop, en courant, ce qui peut être conservé et ce que nous serons bien forcés d'avoir avec nous quand la flamme sera partout.
Bonsoir, mon ami. Croyez que mon coeur est avec ceux qui combattent, avec vous, par conséquent.
GEORGE.
CCXCVIII
A MAURICE SAND, A PARIS
Nohant, 12 juin 1849.
Ah! mon cher enfant, tu devrais bien, revenir! Ce choléra m'épouvante, et tu as beau avoir payé ton tribut en douceur, tu respires un air empesté et tu peux retomber malade. D'ailleurs, nous sommes toujours sous le coup d'un branle-bas général. Ces affaires d'Italie sont plus graves que tout ce qui s'est passé. Je ne vis pas tant que tu seras à Paris dans cette funeste saison. Dans toutes les lettres qu'on m'écrit de Paris, on me dit que je devrais te faire revenir, qu'il meurt douze cents personnes par jour, et cela sur documents officiels que le Moniteur et les journaux ne publient pas. Je ne sais pas te contrarier, ni rien exiger de toi, mais tu devrais bien toi-même mettre un terme à mes angoisses.
Qu'est-ce que le plaisir de voir l'Exposition au prix de ce que tu risques et me fais risquer; car tu sais bien que ta vie est la mienne, et que je ne te survivrais pas.
Nous avons eu fort peu d'orages; il paraît qu'il y en a eu un terrible à Paris. Il a dû pleuvoir des cheminées, et puis les sergents de ville assomment les étudiants et les jeunes gens de vos quartiers. Quelles mauvaises circonstances pour être loin les uns des autres! Reviens donc dans ton nid, et attends de meilleurs jours pour aller travailler au Musée; car ce n'est pas dans ce moment-ci que tu pourrais y faire un travail soutenu et utile. La réponse de ton père te parviendra aussi bien ici.
Nous avons eu aujourd'hui nombreuse compagnie. Camus, avec un jeune homme très bien de Châteauroux; Fleury, Périgois, Desmousseaux, Laussedat, Gustave Tourangin, Lumet, et le nez de Germann. Lumet est un vigneron d'Issoudun aussi grave et absolu que Patureau est malin et persuasif. Il a une tête magnifique, distinguée; une pénétration, une fermeté, une éloquence extraordinaire par moments, et tout cela avec le langage paysan et des manières nobles comme ne les ont plus les grands seigneurs.
Non, les hommes supérieurs ne manquent pas dans le peuple; il ne s'agit plus que de les mettre à leur plan, et cela ne tardera guère.
Bonsoir, cher petit Bouli. Je suis presque guérie. N'en déplaise à ton ordonnance, plus je reste dans l'eau, mieux je m'en trouve; chacun a son tempérament. Moi, j'ai un peu de celui des poissons ou des grenouilles. Nous étions dans l'eau l'autre jour pendant l'orage. Il pleuvait à verse; mais la rivière était tiède, presque chaude, et c'est bien décidément un proverbe très sage, et non un paradoxe, que Gribouille se jetant dans l'eau de peur de la pluie.
Reviens donc! il fait si bon ici, et tu es si mal là-bas! J'en souffre dans tes os et je ne jouis de rien sans toi. Pôtu part décidément jeudi; sa soeur va mieux, mais sa famille veut absolument voir cette masse de graisse. Je ne pourrai travailler que quand tu seras là. Je n'ai le coeur à rien sans toi. Je t'embrasse mille fois.
CLXCIX
A JOSEPH MAZZINI, A ROME
Nohant. 23 juin 1849.
Ah! mon ami, mon frère, quels événements! et comment vous peindre la profonde anxiété, la profonde admiration et l'indignation amère qui remplissent nos coeurs? Vous avez sauvé l'honneur de notre cause; mais, hélas! le nôtre est perdu en tant que nation. Nous sommes dans une angoisse continuelle.
Chaque jour, nous nous attendons à quelque nouveau désastre, et nous ne savons la vérité que bien longtemps après que les faits sont accomplis. Aujourd'hui; nous savons que l'attaque est acharnée, que Rome est admirable, et vous aussi. Mais qu'apprendrons-nous demain Dieu récompensera-t-il tant de courage et de dévouement? livrera-t-il les siens? protégera-t-il la trahison et la folie la plus criminelle que l'humanité ait jamais soufferte? Il semble hélas qu'il veuille nous éprouver et nous briser pour nous purifier, ou pour laisser cette génération comme un exemple d'infamie d'une part, d'expiation de l'autre.
Quoi qu'il arrive, mon coeur désolé est avec vous. Si vous triomphez, il ne m'en restera pas moins une mortelle douleur de cette lutte impie de la France contre vous. Si vous succombez, vous n'en serez pas moins grand, et votre infortune vous rendra plus cher, s'il est possible, à votre soeur.
CCC
AU MÊME
Nohant, 5 juillet 1849
Mon frère et mon ami,
Allons au fond de la question, puisque vous le voulez. Laissons de côté mon dégoût, et mon découragement, comme une situation toute personnelle qui ne prouve rien pour ou contre vos vues et moyens. J'avais à dessein omis, dans ma dernière lettre, de répondre à ce que vous me disiez de Louis Blanc, parce que je ne voulais pas en venir à vous parler de Ledru-Rollin. Je trouvais inutile de confier au papier des jugements qui, par le temps de police qui court, peuvent toujours tomber dans les mains de nos ennemis.—Mais, puisque vous y revenez, je vous dois de m'expliquer.
Vous faites de la politique, dans ce moment-ci, rien que de la politique. Vous êtes au fond aussi socialiste que moi, je le sais; mais vous réservez les questions d'avenir pour des temps meilleurs, et vous croyez qu'une association toute politique entre quelques hommes qui représentent la situation républicaine telle qu'elle peut être, en ce moment, est un devoir pour vous. Vous le faites, vous surmontez vos répugnances (vous m'écriviez cela dans la lettre à laquelle j'ai répondu), vous croyez enfin qu'il n'y a rien autre chose à faire. Il est possible; mais est-ce une raison pour le faire? Là est la question.
Vous voyez les choses en grand; vous faites bon marché des individus; vous admettez l'homme, pourvu qu'il représente une idée; vous le prenez comme un symbole, et vous l'ajoutez à votre faisceau, sans trop vous demander si c'est une arme éprouvée. Eh bien, pour moi, Ledru-Rollin est une arme faible et dangereuse, destinée à se briser dans les mains du peuple. Soyons juste et faisons la part de l'homme. Je commence par vous dire que j'ai de la sympathie, de l'amitié même, pour cet homme-là. Je suis, sans aucune prévention personnelle â son égard, et, tout au contraire, mon goût me ferait préférer sa société à celle de la plupart des hommes politiques que je connais. Il est aimable, expansif, confiant, brave de sa personne, sensible, chaleureux, désintéressé en fait d'argent. Mais je crois ne pas me tromper, je crois être bien sûre de mon fait quand je vous déclare, après cela, que ce n'est point un homme d'action; que l'amour-propre politique est excessif en lui; qu'il est vain; qu'il aime le pouvoir et la popularité autant que Lamartine; qu'il est femme dans la mauvaise acception du mot, c'est-à-dire plein de personnalité, de dépits amoureux et de coquetteries politiques; qu'il est faible, qu'il n'est pas brave au moral comme au physique; qu'il a un entourage misérable et qu'il subit des influences mauvaises; qu'il aime la flatterie; qu'il est d'une légèreté impardonnable; enfin, qu'en dépit de ses précieuses qualités, cet homme, entraîné par ses incurables défauts, trahira la véritable cause populaire. Oui, souvenez-vous de ce que je vous dis, il la trahira, à moins que des circonstances ne se présentent qui lui fassent trouver un profit d'amour-propre et de pouvoir à la servir. Il la trahira, sans le vouloir, sans le savoir peut-être, sans comprendre ce qu'il fait. Ses aversions sont vives, sinon tenaces. Il verra dans les grands événements de petites considérations qui l'empêcheront de faire le bien et qui satisferont sa passion, son caprice du moment. Il transigera pour les choses les plus graves, par des motifs dont personne ne pourra soupçonner la frivolité.
C'est l'homme capable de tout, et pourtant c'est un très honnête homme, mais c'est un pauvre caractère. Il ira à droite, à gauche; il glissera dans vos mains. Il brisera devant vous avec un ennemi; le lendemain matin, vous apprendrez qu'il a passé la nuit à se réconcilier. Rien de plus impressionnable, rien de plus versatile, rien de plus capricieux que lui, vous verrez!
Vous me direz que vous savez tout cela; vous devez le savoir, puisque vous le voyez, et qu'il y a en lui une certaine naïveté, aimable mais effrayante, qui ne permet pas de douter de sa nature, après un mois ou deux d'examen. Il n'en faut même pas tant à des gens plus clairvoyants et moins optimistes que je ne le suis parfois. Vous me direz donc que cela vous est égal; que, puisqu'il est l'homme le plus populaire du parti républicain en France, vous l'acceptez comme l'instrument que Dieu place sous votre main. Qui a tort ou raison de vous ou de moi? Je ne sais; mais nous avons une disposition tout opposée. Vous n'avez pas besoin d'estimer et d'aimer beaucoup un homme pour l'employer, pour le juger propre à l'oeuvre sainte.
Moi, je suis capable d'estimer et d'aimer, comme individu privé, un homme aimable et bon; je le défendrais comme tel avec chaleur contre ses ennemis, je voudrais lui rendre service, je partagerais ses chagrins. J'ai plusieurs amis dont je ne goûte pas les idées, dont je n'approuve pas la conduite, et que j'aime pourtant et à qui je suis très dévouée, dans tout ce qui est en dehors de l'opinion. Mais dans l'action générale, c'est autre chose. Si je faisais de la politique, je serais d'une rigidité farouche. Je voudrais sauver la vie, l'honneur et la liberté de ces hommes-là; mais je ne voudrais pas qu'une mission leur fût confiée, et rien ne me ferait transiger là-dessus, ni la considération de leur talent, ni celle de leur popularité (la popularité est si aveugle et si folle!), ni celle d'une utilité momentanée. Je ne crois pas à l'utilité momentanée. On paye cela trop cher le lendemain, pour qu'il y ait une utilité réelle.
Voilà donc, pour la France, le chef de l'association politique formée sous le titre du Proscrit[1]. Il est possible que la nuance que cet homme représente soit la seule possible en fait de gouvernement républicain immédiat: on doit respect à cette nuance pendant un certain temps.
Je ne la combattrais donc pas, si j'étais homme et écrivain politique, tant qu'elle ne ferait pas de fautes graves, et surtout tant que nous serions en présence d'ennemis formidables contre lesquels cette nuance serait le seul point de ralliement. Mais je ne pourrais plus mettre mon coeur, mon âme et mon talent à son service. Je m'abstiendrais jusqu'au jour où ce parti deviendrait le persécuteur avoué et agissant d'un parti plus avancé qui représenterait davantage la raison et la vérité par le peuple. Ce jour, hélas! ne se ferait pas longtemps attendre.
Votre âme ardente me répond, je l'entends d'avance, qu'il ne faut jamais s'abstenir, pas une heure, pas un moment!
Je sens la beauté mais non la vérité rigoureuse de cette réponse; je crois que tout le mal vient de ce que personne ne veut jamais s'abstenir pendant un temps donné. Les uns y sont poussés par leurs passions, les autres par leur vertu, c'est le petit nombre. Mais quiconque serait bien pénétré de l'esprit de l'histoire et de la nature des lois qui régissent les destinées humaines, saurait se mettre en retraite pendant certains jours, et se dirait «J'ai dans mon âme une vérité supérieure à celle que les hommes acceptent aujourd'hui, je la dirai quand ils seront capables de l'entendre.»
C'est pour la politique seulement que je dis cela; car, en restant sur le terrain philosophique, socialiste, si vous voulez, on peut et on doit toujours tout dire, et aucun gouvernement n'a le droit de l'empêcher. Les idées ont toujours le droit de lutter contre les idées. Seulement, il y a des temps où les hommes ne doivent pas combattre contre certains hommes; sans motifs puissants et pressants.
Vous me direz encore que je fais, entre la politique et le socialisme, une distinction arbitraire, et que j'ai combattue moi-même mainte et mainte fois. Lorsque je l'ai combattue, c'était contre les politiques précisément qui faisaient, au point de vue du National, ce que le Proscrit est bien près de faire en excluant les hommes à système. Les hommes du Proscrit s'intitulent socialistes aujourd'hui; mais, croyez-moi, ils ne le sont guère plus que ceux d'hier. Ils admettent le programme de la Montagne, c'est quelque chose; mais, pour quiconque tendrait à le dépasser un peu, ils seraient tout aussi intolérants, tout aussi railleurs; tout aussi colère était le National en 1847. Ils ne sont pas assez forts pour vaincre par le raisonnement: ils vaincraient par la violence, ils y seraient entraînés, forcés, pour se maintenir, et ils se retrancheraient sur les nécessités de la politique. Par le fait, la politique et le socialisme sont donc encore choses très distinctes pour eux, quoi qu'ils en disent, et il faut bien que les socialistes s'en tiennent pour avertis. Il y a donc, aujourd'hui encore, nécessité à distinguer ce qu'il faut faire et ne pas faire dans une pareille situation.
Si Ledru-Rollin et les siens étaient, au pouvoir, et que je fusse écrivain politique, je croirais faire mon devoir, comme socialiste, en discutant l'esprit et les actes de son gouvernement; mais je croirais faire une mauvaise action, comme politique, en attaquant les intentions de l'homme et en publiant sur son compte, ou en disant tout haut à tout le monde ce que je vous écris ici. Je ne voudrais pas conspirer contre lui par la seule raison que je ne me fie point à lui. Je retrancherais enfin l'amertume et la personnalité qui sont, malheureusement, la base de toute polémique jusqu'à nos jours.
Mais je ne suis pas, je ne serai pas écrivain politique, parce que, pour être lu en France aujourd'hui, il faut s'en prendre aux hommes, faire du scandale, de la haine, du cancan même. Si on se borne à disserter, à prêcher, à expliquer, on ennuie, et autant vaut se taire.
Emile de Girardin a la forme quand il veut; il n'a pas le vrai fond. Louis Blanc a le fond et la forme. On ne s'en occupe point. Il se doit à lui-même d'écrire toujours, parce qu'il a un parti et qu'il ne peut l'abandonner après l'avoir formé. Mais, en dehors de son parti, il est sans action.
Et parlons de Louis Blanc maintenant, puisque vous le voulez. Pour moi, c'est lui qui a raison, c'est lui qui est dans le vrai. Vous me parlez de ses défauts personnels. Il a les siens, sans doute, et certainement Ledru-Rollin est plus conciliant, plus engageant, plus entouré, plus entourable, plus populaire par conséquent. Mais, dans la vie politique, Louis Blanc est un homme sûr. Que m'importe que, dans la vie privée, il ait autant d'orgueil que l'autre a de vanité, si, dans la vie publique, il sait sacrifier orgueil ou vanité à son devoir? Je compte sur lui, je sais où il va, et je sais aussi qu'on ne le fera pas dévier d'une ligne. J'ai trouvé en lui des aspérités, jamais de faiblesse; des souffrances secrètes, aussitôt vaincues par un sentiment profond et tenace du devoir. Il est trop avancé pour son époque, c'est vrai. Il n'est pas immédiatement utile, c'est vrai. Son parti est restreint, et faible, c'est vrai; il n'aurait d'action qu'en se joignant à celui de Ledru-Rollin. Mais voilà ce que je ne lui conseillerai jamais; car Ledru-Rollin ne s'unira jamais sincèrement à lui, et travaillera désormais plus qu'autrefois à le paralyser ou à l'anéantir.
Louis Blanc ne peut plus être solidaire des frasques du parti de Ledru-Rollin, Il ne le doit pas. Qu'il reste à l'écart, s'il le faut; son jour viendra plus tard, qu'il se réserve! Est-ce qu'il n'a pas la vérité pour lui? est-ce qu'il ne faudra pas, après bien des luttes inutiles et déplorables, en venir à accorder à chacun suivant ses besoins? Si nous n'en venons pas là, à quoi bon nous agiter, et pour quoi, pour qui travaillons-nous? Vous voudriez qu'il mît sa formule, dans sa poche pour un temps, et qu'il employât son talent, son mérite, sa valeur individuelle, son courage, à faire de la politique de transition. Moi aussi, je le lui conseillerais, s'il pouvait se joindre à des hommes comme vous; s'il pouvait avoir la certitude de ne pas fermer l'avenir à son idée, en l'accommodant aux nécessités du présent; si chacun de ses pas prudents et patients vers cet avenir n'était pas rétrograde; si enfin il pouvait et devait se fier.
Mais il ne le peut pas. Ledru-Rollin le trahira, non pas sciemment et délibérément, non! Ledru dit comme nous quand on l'interroge. Il comprend le progrès illimité de l'avenir, il est trop intelligent pour le contester. Sous l'influence d'hommes comme vous et comme Louis Blanc, il y marcherait. Mais la destinée, c'est-à-dire son organisation, l'entraînera où il doit aller, à la trahison de la cause de l'avenir. Si je me trompe, tant mieux! je serai la première, dans dix ans d'ici, si nous sommes encore de ce monde et s'il a bien marché, à lui faire amende honorable. Mais, aujourd'hui, ma conviction est trop forte pour me permettre d'associer mon nom au sien dans une oeuvre dont le premier acte est de rejeter, de honnir, de maudire Louis Blanc en lui imputant, comme mal produit, le bien qu'il n'a pu faire et qu'on l'a empêché de faire.
C'est là, cher ami, une des causes de mon découragement. J'estime qu'on se trompe, que vous vous trompez aussi sur un fait, que vous n'avez pas mis la main sur un véritable élément de salut pour la France, et par conséquent pour l'Italie, dont la cause est solidaire de la nôtre. Je me dis qu'il n'y a pas à lutter contre le courant qui vous entraîne à ce choix, et je m'abstiens, toujours triste, toujours attachée à vous par la foi la plus vive en vos sentiments et par l'affection la plus tendre et la plus profonde.
Votre soeur,
GEORGE.
[1] Revue que Mazzini et Ledru-Rollin venaient de fonder à Londres.
CCCI
A M. ERNEST PÉRIGOIS, A LA CHÂTRE
Nohant, juillet 1849.
J'ai le coeur gros. Ils vont fusiller ce pauvre Kléber, qui était venu à Nohant après les journées de juin, et qui était vraiment un homme de sens et de courage. Les assassins! Il me semble que je vois recommencer 1815.
Au point de vue critique, vous avez raison. A force d'être dans les romans et dans les poèmes, et sur la scène, et dans l'histoire même, l'amour, la vérité de l'être et des affections n'y sont pas du tout. La littérature veut idéaliser la vie. Eh bien, elle n'y parvient pas, elle ment, elle doit mentir, puisque l'art est une fiction, ou tout au moins une interprétation. On est superbe, on est grand, on a cent pieds de haut dans les romans et dans les poèmes; et, pourtant, on y vaut moins que dans la réalité, cela n'est pas un paradoxe. Il n'est pas vrai que nous ayons tous mérité la corde; mais ce que vous dites, que nous avons tous été en démence, ne fût-ce qu'une heure dans la vie, est parfaitement exact. Il y a plus, nous sommes tous des fous, des enfants, des faibles, des inconséquents, des niais ou des fantasques, quand nous ne sommes pas des gredins. Voilà précisément pourquoi nous valons mieux que des héros de roman. Nous avons les misères de notre condition, nous sommes des personnages réels, et, quand nous avons de bons mouvements, de bons retours, de bons vouloirs, nous plaisons à Dieu et à ceux qui nous aiment en raison du contraste de ce bon et de ce fort avec notre pauvre ou notre mauvais. Moi, je suis plus touchée du vrai que du beau, et du bon que du grand. J'en suis plus touchée à mesure que je vieillis et que je sonde l'abîme de la faiblesse humaine. J'aime dans Jésus la défaillance de la montagne des Oliviers; dans Jeanne Darc, les larmes et les regrets qui font d'elle un être humain. Je n'aime plus cette raideur et cette tension des héros qu'on ne voit que dans les légendes, parce que je n'y crois plus. Soyez certain que personne encore n'a su peindre ni décrire l'amour vrai; et, l'eût-on su, le public ne l'aurait peut-être pas compris. Le lecteur veut un ornement à la vérité, et Rousseau n'a pas osé nous dire pourquoi il aimait Thérèse. Il l'aimait pourtant, et il avait raison de l'aimer, bien qu'elle ne valût pas le diable. On voulait le faire rougir de cet attachement, il faisait son possible pour n'en pas être humilié. Ni lui ni les autres ne comprenaient que sa grandeur était de pouvoir aimer la première bête qui lui était tombée sous la main. Pourquoi n'osait-il pas dire à ceux qui la trouvaient laide et sotte qu'il la trouvait belle et intelligente? C'est qu'il faisait des romans et ne s'avouait pas que la vie, pour être terre à terre, est plus tendre, plus généreuse, plus humble, meilleure enfin que les fictions. Il faut des fictions pourtant: l'humanité, la jeunesse surtout en est avide. Vous l'avez dit, vous les maudissiez pour leurs mensonges, et vous en aviez la tête si remplie, que vous ne pouviez regarder l'avenir qu'à travers leur prisme. Pourquoi faut-il qu'elles nous dégoûtent de vivre avant d'avoir vécu, et pourquoi faut-il que nous nous dégoûtions d'elles quand nous vivons tout de bon? C'est une solution qui peut vous occuper encore une heure ou deux, et dont vous vous tirerez mieux que moi; car vous êtes dans l'âge où l'on peut encore analyser et approfondir. Faites donc la suite et la fin de ces belles pages; car vous nous laissez dans le doute ou dans l'attente d'une certitude, et je suis bien sûre qu'Angèle vous a fait trouver la vie plus douce et plus complète que Shakespeare, Byron et compagnie.
Sur ce, j'embrasse Angèle et je suis à vous de coeur.
GEORGE.
CCCII
A M. CHARLES PONCY, À TOULON
Nohant, juillet 1849.
Cher enfant,
Il y a longtemps que je veux vous écrire. Mais, dans ce triste temps, on ose à peine causer avec ses amis. On se sent si démoralisé, si sombre; on a tant de peine à ne pas devenir égoïste ou méchant! On craint de faire du mal à ceux qu'on aime en leur disant tout le mal qu'on porte en soi-même. Et pourtant, tout cela est lâche et impie. Dieu abandonne ceux qui doutent de lui. Il ne fait de miracles que pour les croyants. C'est le scepticisme des vingt années de Louis-Philippe qui est cause de tout ce qui nous arrive.
Mais Rome croyait! Rome espérait et combattait, hélas! et nous I'avons tuée. Nous sommes des assassins, et on parle de gloire à nos soldats! Mon Dieu, mon Dieu, ne nous laissez pas plus longtemps douter de vous! Il ne nous reste qu'un peu de foi. Si nous perdons cela, nous n'aurons plus rien.
J'espère que Mazzini est sauvé de sa personne. Mais son âme survivra-t-elle à tant de désastres? Vous avez raison quand vous dites qu'il a vécu trente ans pour mourir comme il va mourir un de ces jours; car l'Europe est livrée aux assassins, et, s'il ne se jette pas dans leurs mains, il y tombera tôt ou tard. J'ai reçu de lui une lettre admirable. Mais je ne vous dirai pas quels sont ses projets. Je crains que le secret des lettres ne soit pas respecté à la poste.
Et vous, mon enfant, vous êtes fatigué, ennuyé de la vie de bureau. Vous regrettez le travail des bras, la vie de l'ouvrier. Je le conçois bien. Moi, je voudrais être paysan et avoir de la terre à bêcher huit heures par jour. Je fais pourtant un métier plus doux que le vôtre, puisque je suis libre de choisir mon genre de travail sédentaire. Mais je n'ai le coeur à rien. Tout ce qui est écrit ou à écrire me semble froid. Les paroles ne peuvent plus rendre ce qu'on éprouve de douleur et de colère, et, dans ces temps-ci, on ne vit que par la passion. Tout raisonnement est inutile, toute prédication est vaine. Nous avons affaire à des hommes qui n'ont ni loi, ni foi, ni principes, ni entrailles. Le peuple les subit. C'est au peuple qu'on est tenté de reprocher l'infamie des gens qui le mènent, le trompent et l'écrasent.
Ah! mon enfant, quelle affreuse phase de l'histoire nous traversons! Nous en sortirons d'une manière éclatante, je n'en doute pas. Mais, pour qu'une nation démoralisée à ce point se relève et se purifie, il faut qu'elle ait expié son égoïsme, et Dieu nous réserve, je le crains, des châtiments exemplaires!
Rien de nouveau ici. Maurice, Borie et Lambert partagent toujours ma vie retirée. Nous nous occupons en famille; nous tâchons de ne donner que quelques courtes heures aux journaux et aux commentaires indignés que leur lecture provoque. Malgré soi, on y revient plus souvent qu'on ne voudrait. Du moins, nous avons la consolation d'être tous du même avis et de ne pas nous quereller amèrement, comme il arrive maintenant dans beaucoup de familles. Les intérieurs subissent généralement le contre-coup du malheur général. Le nôtre est uni et fraternel. Nous nous affligeons ensemble et d'un même coeur. Nous tâchons de nous donner de l'espoir les uns aux autres, et souvent c'est le plus désolé qui s'efforce de consoler les autres.
Aimez-moi toujours, mon enfant. La douleur doit rapprocher et resserrer les liens de l'affection. Je vous bénis bien tendrement, ainsi que Solange et Désirée. Mes enfants vous embrassent.
CCCIII
A JOSEPH MAZZINI, A MALTE
Nohant, 24 juillet 1849
O mon ami! l'affection est égoïste, et, quand j'ai appris ce triste dénouement, mille fois plus triste pour la France que pour l'Italie, je confesse que je ne me suis d'abord inquiétée que de vous.
Que Dieu me le pardonne, et vous aussi, qui êtes un saint! Un ami que j'ai à Toulon m'a écrit, avant tout, que vous étiez en sûreté, et je l'ai mille fois béni.
Vous pensez bien que, d'ailleurs, j'ai le coeur brisé. Quelque innocent qu'on soit du crime d'une nation à laquelle on appartient, il y a une sorte d'intime solidarité qui fait passer dans notre propre coeur le remords que devraient avoir les autres. Oui, le remords et la honte. Moi qui étais si fière de la France en février!
Hélas! que sommes-nous devenus, et quelle expiation nous réserve la justice divine avant de nous permettre de nous relever?
Vous, vous êtes plus heureux que moi, malgré la défaite, malgré l'exil et la persécution; Vous êtes plus heureux par ce seul fait que vous êtes Romain; car vous l'êtes plus qu'aucun de ceux qui sont nés sur le Tibre. Et plus heureux que personne au inonde, parce que vous seul (avec Kossuth) avez fait votre devoir. Quand je dis vous et Kossuth, je dis ceux qui étaient avec vous et ceux qui sont avec lui; car les plus obscurs dévouements sont aussi chers à Dieu que les plus illustres. Et, à présent, ami, malgré le malheur, malgré la douleur, n'avez-vous pas cette satisfaction de vous-même, cette paix profonde de l'âme qui se sent quitte envers le ciel et les hommes? N'avez-vous pas accompli jusqu'au bout une mission sainte? n'avez-vous pas tout immolé pour la vérité, l'honneur, la justice et la foi? n'avez-vous pas des jours résignés et des nuits tranquilles? Je suis certaine que vous êtes calme et que vous goûtez les joies austères de la foi. On peut l'avoir pour les autres, pour l'humanité, quand on la porte en soi-même, quand on est soi-même la foi vivante et militante.
Oui, vous avez bien agi et bien pensé en toutes choses. Vous avez bien fait de sauver l'honneur jusqu'à la dernière extrémité, et vous avez bien fait aussi, lorsque cette dernière extrémité est arrivée, de sauver la vie des assiégés, des femmes, des enfants, des vieillards. Les monuments de l'art viennent ensuite, quoique nos journaux se soient plus préoccupés du sort des fresques de Raphaël et de Michel-Ange que de celui des orphelins et des veuves.
Tout ce que vous avez voulu et accompli est juste. Le monde entier le sent, même les misérables qui ne croient à rien, et le monde entier le dira bien haut quand l'heure sera venue.
Moi, je n'ai que cela à vous dire. Je n'ai que cette consolation à vous offrir. Pour le moment, je suis humiliée et découragée dans mon sentiment national. Mais je suis fière de ce qui reste encore de combattants et de victimes sur la terre, et je suis fière de vous. Donnez-moi, si vous pouvez, de vos nouvelles. Si vous aviez quelques besoins d'argent, écrivez-le-moi et me donnez les moyens de vous en faire passer. Adressez-moi vos lettres, sous double enveloppe, à M. Victor Borie, à la Châtre (Indre). Je vous embrasse de toute mon âme. Respects et amitiés de Maurice.
J'ai reçu vos deux lettres de Rome.
CCCIV
AU MÊME
Nohant, 26 juillet 1849.
Mon frère bien-aimé,
Je vous ai écrit hier, j'ai envoyé à un ami que j'ai à Toulon et qui m'avait donné avis que vous faisiez voile pour Malte. Je lui écris de nouveau, il vous renverra ma lettre. Je vous donnais son nom et son adresse pour qu'il aidât à notre correspondance. A présent, que j'aime bien mieux vous savoir plus près de moi! Ce sera, comme je vous l'écrivais, à Victor Borie, à la Châtre (Indre), que vous ferez bien d'adresser vos lettres. La curiosité inquiète de la police pourrait me priver de l'une d'elles, et cela ne ferait plus mon compte.
Pendant que j'y pense et pour en finir avec ces détails, je vous demandais dans cette lettre envoyée à Toulon, si vous aviez besoin d'argent; car, en de pareils événements, on peut se trouver surpris et empêché d'aller où l'on veut, faute de cette prévision matérielle. Nous sommes d'ailleurs tous ruinés, et nous ne sommes pas de ceux qui out sujet d'en avoir honte. Je vous demande donc de me traiter comme une soeur, comme j'en ai le droit, et, quelque peu qui me reste, comptez que ce peu est à vous.
Mon ami, je vous disais hier soir que vous aviez bien agi et bien pensé devant Dieu et devant les hommes; que vous aviez accompli de grands devoirs et que vous aviez sujet d'être calme. Oui, je crois que vous êtes calme comme les anges, et, si vous ne l'étiez pas, vous seriez ingrat envers Dieu, qui vous a permis d'accomplir une aussi belle mission. Si vous avez échoué politiquement, c'est que la Providence voulait s'arrêter là, et que ce grand fait doit mûrir dans la pensée des hommes avant qu'ils en produisent de nouveaux.
Non, les nationalités ne périront pas! Elles sortiront de leurs ruines, ayons patience. Ne pleurez pas ceux qui sont morts, ne plaignez pas ceux qui vont mourir. Ils payent leur dette; ils valent mieux que ceux qui les égorgent; donc, ils sont plus heureux.
Et, pourtant, malgré soi, on pleure et on plaint. Ah! ce n'est pas sur les martyrs qu'il faudrait pleurer, c'est sur les bourreaux.
Plaignez ceux qui ne font rien et qui ne peuvent rien; plaignez-moi d'être Française. C'est une douleur et une honte en ce moment-ci.
Je vis toujours calme et retirée à Nohant, en famille, aimant et sentant toujours la nature et l'affection. J'ai repris mes Mémoires, interrompus par un grand dérangement dans ma santé. Grâce à Raspail, j'ai été mon propre médecin et je me suis guérie. Jamais, depuis dix ans, je n'avais eu la force et la santé que j'ai enfin depuis deux mois. Voilà ce qui me concerne matériellement; mais, moralement, je suis bien sombre dans le secret de mon coeur. Je tâche de ne pas penser, j'aurais peur de devenir l'ennemi ou tout au moins le contempteur du genre humain, que j'ai tant aimé, que j'ai oublié de m'aimer moi-même. Mais je ne me laisse point aller, je ne veux pas perdre la foi, je la demande à Dieu, et il me la conservera.
D'ailleurs, vous êtes là, dans mon coeur, vous, Barbès et deux ou trois autres moins illustres, mais saints aussi, mais croyants et purs de toutes les misères et de toutes les méchancetés de ce siècle. Donc, la vérité est incarnée quelque part; donc, elle n'est pas hors de la portée de l'homme, et un bon prouve plus que cent mille mauvais.
Oui, je vous écrirai longuement; mais, ce soir, je me hâte de fermer ma lettre pour qu'elle parte. Je veux que vous sachiez que je suis plus occupée de vous que de tout au monde. Écrivez-moi aussi. Ce n'est pas vous qui avez besoin de courage, c'est moi.
Bonsoir! je vous aime; Maurice et Borie aussi, soyez-en sûr.
CCCV
M. ARMAND BARBÈS, A DOULLENS
Nohant, 21 septembre 1849.
Mon ami,
Je trouve enfin une occasion pour vous écrire. Elle se présente à moi; car, loin de tout comme je suis, et n'osant guère me fier à la poste, je ne sais souvent à qui m'adresser pour parler à ceux que j'aime.
Mais je n'ai pas passé un jour, presque pas une heure, sans penser à vous. Toujours, vous et Mazzini, vous êtes dans ma pensée comme les martyrs héroïques de ces tristes temps. À vous deux, il n'y a pas l'ombre d'un reproche à faire. En vous deux, il n'y a pas une tache. Je crois toujours, je crois fermement que les révolutions ne se feront plus ni profondes ni durables tant qu'il n'y aura pas à leur sommet des hommes d'une vertu sans bornes et d'une profonde modestie de coeur.
Les peuples sont blasés sur les hommes de talent, d'éloquence et d'invention. On les écoute parce qu'ils amusent; le peuple français surtout, éminemment artiste, se passionne pour eux à la légère. Mais cette passion ne va pas jusqu'au dévouement, jusqu'au sacrifice de soi-même. Le dévouement seul commande le dévouement, et il est plus rare encore aujourd'hui chez les chefs de parti que chez le peuple. Le jour viendra, n'en doutez pas! Gardez-vous pour ce jour-là. Votre force morale vous fera triompher de la mort lente qu'on voudrait vous donner.
On ne tue pas les hommes comme vous, on ne les use pas, parce qu'on ne peut les irriter. Je ne vous dis pas d'avoir courage et patience, parce que je sais que vous en avez pour vous et pour nous. C'est nous qui en avons besoin pour supporter ce que vous souffrez.
S'il vous était possible de me dire comment vous êtes, je serais bien heureuse. Mais je ne veux pas que, pour me donner cette joie, vous risquiez de voir resserrer davantage les liens qui vous pressent et dont mon coeur saigne.
Je m'imagine, d'ailleurs, que vous pensez souvent à moi comme je pense à vous, et qu'il n'est pas un instant où vous doutiez de mon affection. Comptez-y bien, et que ce soit pour vous un adoucissement à cette vie de sacrifice qui nous fait tant de mal. Ah! si tous ceux qui vous chérissent pouvaient donner une partie de leur vie à la captivité, en échange de votre liberté, on trouverait des siècles de prison pour contenter nos ennemis.
Sachez bien, du moins, qu'on vous tient compte de ce que vous souffrez, que les plus tièdes et les plus ignorants l'apprécient, et que les discussions politiques s'arrêtent devant votre nom, devenu sacré pour tous.
Mon fils vous chérit toujours, et tous deux nous vous embrassons de toute notre âme.
G. S.
CCCVI
A JOSEPH MAZZINI, A…
Nohant, 10 octobre 1849.
Cher excellent ami,
J'ai reçu votre première lettre, puis la seconde, puis votre Revue. J'avais lu déjà votre lettre à MM. de T. et de F., dans nos journaux français. C'est un chef-d'oeuvre que cette lettre. C'est une pièce historique qui prendra place dans l'histoire éternelle de Rome et dans celle des républiques. Elle a fait beaucoup d'impression ici, même en ce temps d'épuisement et de folie, même dans ce pays humilié et avili. Elle n'a pas reçu un démenti dans l'opinion publique; c'est le cri de l'honneur, du droit, de la vérité, qui devrait tuer de honte et de remords la tourbe jésuitique. Mais je crois que certains fronts ne peuvent plus rougir; il n'y a point d'espoir qu'ils se convertissent. Le peuple le sait maintenant et ne parle de rien de moins que les tuer. L'irritation est grande en France, et de profondes vengeances couvent dans l'attente d'un jour rémunérateur; mais ce n'est pas l'ensemble de la nation qui sent vivement ces choses. La grande majorité des Français est surtout malade d'ignorance et d'incertitude. Ah! mon ami, je crois que nous tournons, vous et moi, dans un cercle vicieux, quand nous disons, vous, qu'il faut commencer par agir pour s'entendre; moi, qu'il faudrait s'entendre avant d'agir. Je ne sais comment s'effectue le mouvement des idées en Europe; mais, ici, c'est effrayant comme on hésite avant de se réunir sous une bannière. Certes, la partie serait gagnée si tout ce qui est brave, patriotique et indigné voulait marcher d'accord. C'est là malheureusement qu'est la difficulté, et c'est parce que les Français sont travaillés par trop d'idées et de systèmes différents que vous voyez cette République s'arrêter éperdue dans son mouvement, paralysée et comme étouffée par ses palpitations secrètes et tout à coup si impuissante ou si préoccupée, qu'elle laisse une immonde camarilla prendre le gouvernail et commettre en son nom des iniquités impunies. Je crois que vous ne faites pas assez la distinction frappante qui existe entre les autres nations et nous.
L'idée est une en Italie, en Pologne, en Hongrie, en Allemagne peut-être. Il s'agit de conquérir la liberté. Ici, nous rêvons davantage, nous rêvons l'égalité; et, pendant que nous la cherchons, la liberté nous est volée par des larrons qui sont sans idée aucune et qui ne se préoccupent que du fait. Nous, nous négligeons trop le fait de notre côté, et l'idée nous rend bêtes. Hélas! ne vous y trompez pas. Comme parti républicain, il n'y a plus rien en France qui ne soit mort ou près de mourir. Dieu ne veut plus se servir de quelques hommes pour nous initier, apparemment pour nous punir d'avoir trop exalté le culte de l'individu. Il veut que tout se fasse par tous, et c'est la nécessité, trop peu prévue peut-être, de l'institution du suffrage universel. Vous en avez fait un magnifique essai à Rome; mais je suis certaine qu'il n'a réussi qu'à cause du danger, à cause de ce fait nécessaire de la liberté à reconquérir. Si, au lieu de suivre la fade et sotte politique de Lamartine, nous avions jeté le gant aux monarchies absolues, nous aurions la guerre au dehors, l'union au dedans et la force, par conséquent, au dedans et au dehors. Les hommes qui ont inauguré cette politique, par impuissance et par bêtise, ont été poussés par la ruse de Satan sans le savoir. L'esprit du mal nous conduisait où il voulait, le jour où il nous conseillait la paix à tout prix.
A présent, il nous faut attendre que les masses soient initiées. Ce n'est point par goût que j'ai cette conviction. Mon goût ne serait pas du tout d'attendre; car ce temps et ces choses me pèsent tellement, que souvent je me demande si je vivrai jusqu'à ce qu'ils aient pris fin. J'ai dix fois par jour l'envie très sérieuse de n'en pas voir davantage et de me brûler la cervelle. Mais cela importe peu. Que j'aie ou non patience jusqu'au bout, la masse n'en marchera ni plus ni moins vite. Elle veut savoir, elle veut connaître par elle-même; elle se méfie de qui en sait plus qu'elle; elle repousse les initiateurs, elle les trahit ou les abandonne, elle les calomnie, elle les tuerait au besoin. Elle abhorre le pouvoir, même celui qui vient au nom de l'esprit de progrès. La masse n'est point disciplinée et elle est peu disciplinable. Je vous assure que, si vous viviez en France,—je ne dis pas à Paris, qui ne représente pas toujours l'opinion du pays, mais au coeur de la France,—vous verriez qu'il n'y a rien à faire, sinon de la propagande, et encore, quand on a un nom quelconque, ne faut-il pas la faire directement; car elle ne rencontrerait que méfiance et dédain chez le prolétaire.
Et, pourtant, le prolétaire fait parfois preuve d'engouement, me direz-vous. Je le sais; mais son engouement tombe vite et se traduit en paroles plus qu'en actions. Il y a en France une inégalité intellectuelle épouvantable. Les uns en savent trop, les autres pas assez. La masse est à l'état d'enfance, les individualités à l'état de vieillesse pédante et sceptique. Notre révolution a été si facile à faire, elle eût été si facile à conserver, qu'il faut bien que le mal soit profond dans les esprits, et que la cause du mal soit ailleurs que dans les faits.
Tout cela nous conduit à un grand et bel avenir, je n'en doute pas. Le suffrage universel, avec la souffrance du pauvre d'un côté, et la méchanceté du riche de l'autre, nous fera, dans quelques années, un peuple qui votera comme un seul homme. Mais, jusque-là, ce peuple n'aura pas la vertu de procéder, comme Rome et la Hongrie, par le sacrifice et l'héroïsme. Il patientera avec ses maux; car on vit avec la misère et l'ignorance, malheureusement. Il lui faudrait des invasions et de grands maux extérieurs pour le réveiller. S'il plaît à Dieu de nous secouer ainsi, que sa volonté s'accomplisse! Nous irions plus douloureusement mais plus vite au but.
Il faut bien se faire ces raisonnements, mon ami, pour accepter la torpeur politique qui assiste impassible à tant d'infamies. Autrement, il faudrait maudire ses semblables, haïr ou abandonner leur cause. Mais je ne vous dis pas tout cela pour vous détourner d'agir dans le sens que vous croyez efficace. Il faut toujours agir quand on a foi dans l'action, et la foi peut faire des miracles. Mais, si, dans le parti des idées en France, vous ne trouvez pas un concours digne d'une grande nation, rappelez-vous le jugement que je vous soumets, afin de ne pas trop nous mépriser ce jour-là. Soyez sûr que nous n'avons pas dit notre dernier mot. Nous sommes ce que nous a faits le régime constitutionnel, mais nous en reviendrons. Nous ne sommes pas tous corrompus. Voyez ce fait significatif du peuple de Paris sifflant sur le théâtre l'entrée des Français à Rome[1].
Bonsoir, cher frère et ami; ne m'écrivez que quand vous avez du loisir et point de fatigue. Je ne veux pas d'un bonheur qui vous coûterait une heure de lassitude et de souffrance. Que vous m'écriviez ou non, je pense toujours a vous, je sais que vous m'aimez et je vous aime de même. Maurice et Borie vous embrassent fraternellement.
A vous de toute mon âme.
G. SAND.
[1] Au dernier tableau de Rome, pièce à spectacle, de MM. Labrousse et Laloue, représentée sur le théâtre de la Porte-Saint-Martin, le 29 septembre 1849. La pièce fut interdite à la quatrième représentation.
CCCVII
A MADEMOISELLE H… L…
Nohant, octobre 1849.
Mademoiselle,
Si vous êtes pressée de savoir mon opinion, je suis tout à fait désolée; car je vais être forcée de numéroter votre manuscrit au 153. C'est-à-dire que j'ai 153 manuscrits à lire, qui m'ont été envoyés depuis six mois par des personnes inconnues, et c'est ainsi tous les ans.
Comme je suis forcée de travailler pour remplir divers genres de devoirs, il m'est impossible de n'être pas affreusement en arriére. Mais, quand j'aurai lu ces 153 manuscrits, qu'en ferai-je? Trouverai-je 153 éditeurs? Trouverai-je place dans la Revue indépendante, seul journal dont je connaisse le directeur particulièrement, pour 153 manuscrits? Il en a déjà au moins 100 que je lui ai fait passer pour les lire, et je doute que plus que moi il ait le temps de le faire. Probablement, s'il en choisit un, ce sera le meilleur et je désire vivement que ce soit le vôtre. Mais, dans tous les cas, j'aurai cette année 152 ennemis de plus qui penseront, les uns que je suis jalouse de ma réputation menacée par leur succès, les autres que je suis jalouse des personnes de mon sexe.
Puisque la faculté d'écrire est répandue à ce point qu'il me faudrait, pour la satisfaire chez les autres, quatre ou cinq secrétaires examinateurs que je n'ai pas le moyen de payer, je suis bien forcée de me soumettre à tous les ressentiments que mon impuissance soulève, et de supporter patiemment toutes les menaces, injures et récriminations qui viennent à la suite.
Pardonnez, mademoiselle, la hâte avec laquelle je vous écris: vous êtes la septième aujourd'hui, et je n'ai pas le temps de vous faire mes excuses comme je le voudrais.
G. SAND.
Si votre intention est de faire reprendre votre manuscrit chez moi et que je sois absente, comme il est probable, veuillez faire réclamer le n° 153, on le trouvera cacheté et en ordre.
CCCVIII
A JOSEPH MAZZINI, A…
Nohant, 5 novembre 1849.
Oui, mon ami, j'ai reçu tous les numéros de l'Italia; on n'a pas encore songé à me les supprimer. C'est un heureux hasard. Continuez à me les envoyer. Vos articles sont excellents et admirables. Je ne vous dirai pas, comme Kléber à Napoléon: «Mon général, vous êtes grand comme le monde!» Je vous dirai mieux, je vous dirai: Mon ami, vous êtes bon comme la vérité. Non, je ne suis pas d'un avis différent du vôtre sur ce qu'il faut faire. Vous vous trompez absolument quand vous me dites que ma persistance dans l'idée communiste est au nombre des choses qui ont fait du mal. Je ne le crois pas pour mon compte, parce que je n'ai jamais marché, ni pensé, ni agi avec ceux qui s'intitulent l'école communiste. Le communisme est ma doctrine personnelle; mais je ne l'ai jamais prêchée dans les temps d'orage, et je n'en ai parlé alors que pour dire que son règne était loin et qu'il ne fallait pas se préoccuper de son application. Ce que cette doctrine a d'applicable dès aujourd'hui a toute sorte d'autres noms, que l'on accepte parce qu'ils représentent des choses immédiatement possibles.
Ce sont les premiers échelons de mon idée, selon moi; mais je n'ai jamais été de ceux qui veulent faire adopter leur croyance entière, et qui rejettent l'état intermédiaire, les transitions nécessaires, inévitables, justes et bonnes par conséquent.
Bien au contraire, je blâme ceux qui ne veulent rien laisser faire, quand on ne veut pas faire tout de suite ce qu'ils rêvent; je les regarde comme vous les regardez, comme des fléaux dans les temps de révolution.
Je m'explique mal apparemment; mais comprenez-moi mieux que je ne m'explique. Je ne suis pas de ces sectes orgueilleuses qui ne supportent pas la contradiction et qui rejettent tout ce qui n'est pas leur Église. Je ne veux point paralyser l'action qui doit briser les obstacles; ce n'est point par complaisance et par amitié que je vous dis: Allez toujours, vous faites bien. Mais je vous signale simplement les obstacles, et, parmi ces obstacles, je vous signalerais volontiers l'entêtement communiste comme tous les autres entêtements.
Je vous dis où est notre mal en France: trop de foi à l'idée personnelle chez quelques-uns, trop de scepticisme chez la plupart. L'orgueil chez les premiers, le manque de dignité chez les autres. Mais je constate un mal, et je ne fais rien de plus. Je sais, je vois qu'on ne peut pas faire agir des gens qui ne pensent pas encore et qui ne croient à rien, tandis que ceux qui agissent un peu chez nous n'ont en vue qu'eux-mêmes, leur gloire ou leur vanité, leur ambition ou leur profit.
Vous me trouverez bien triste et bien découragée. Je suis malade de nouveau; des chagrins personnels affreux contribuent peut-être à me donner un nouvel accès de spleen! mais à Dieu ne plaise que je veuille faire des prosélytes à mon spleen. Voilà pourquoi je ne publie rien sous l'influence de mon mal. Je tâcherai pourtant d'écrire pour vous, sous la forme d'une lettre. Si je n'y réussis pas, c'est que mon coeur est brisé. Mais les morceaux en sont bons, comme on dit chez nous, et, avec un peu de temps, ils se recolleront, j'espère.
Recevez-vous l'Événement là où vous êtes? J'y ai publié ces jours-ci un article que les préoccupations du moment, la crise ministérielle ont fait oublier de reproduire dans les autres journaux. Je voudrais pouvoir vous l'envoyer; mais on ne me l'a pas envoyé à moi-même. C'est par hasard que cet article a été donné à ce journal. Il est intitulé Aux modérés. C'est peu de chose, littérairement parlant; mais vous y verrez, s'il vous tombe sous la main, que je ne suis pas obstinée.
Je vous aime et vous embrasse. Maurice aussi, Borie aussi. Il est poursuivi pour un délit de presse où, comme de juste, il a mille fois raison contre ses accusateurs.
CCCIX
A M. X…
Nohant, janvier 1850.
Monsieur,
Tout, en vous remerciant de beaucoup d'éloges et de bienveillance que vous m'accordez, permettez-moi de rectifier plusieurs faits absolument controuvés dans ma biographie, écrite par vous, et dont une revue me fait connaître des fragments.
Je sais comme, tout le monde le genre d'importance qu'il faut attacher à ces biographies contemporaines faites par inductions, par déductions et par suppositions, plus ou moins ingénieuses, plus ou moins gratuites. La mienne surtout n'a aucune chance d'être fidèle de la part d'un écrivain dont je n'ai pas l'honneur d'être connue, et qui n'a reçu de moi, ni des personnes qui me connaissent réellement, aucune espèce de communication.
Ces biographies contemporaines peuvent avoir une valeur sérieuse comme critique littéraire; mais comme document historique, on peut dire qu'elles n'existent pas.
Je le prouverais facilement en prenant d'un bout à l'autre celle dont je suis le sujet. Il ne s'y rencontre pas un fait exact, pas même mon nom, pas même mon âge. Je ne m'appelle pas Marie et je suis née, non en 1805, mais en 1804. Ma grand'mère n'a jamais été à l'Abbaye-aux-Bois. Mon père n'était pas colonel. Ma grand'mère mettait l'Évangile beaucoup au-dessus du Contrat social. À quinze ans, je ne maniais pas un fusil, je ne montais pas à cheval, j'étais au couvent. Mon mari n'était ni vieux ni chauve. Il avait vingt-sept ans et beaucoup de cheveux. Je n'ai jamais inspiré de passion au moindre armateur de Bordeaux. Le vingtième chapitre d'un roman célèbre est un chapitre de roman. Il est vraiment trop facile de construire la vie d'un écrivain avec des chapitres de roman, et il faut le supposer bien naïf ou bien maladroit pour croire que, si, dans ses livres, il faisait allusion à des émotions ou à des situations personnelles, il ne les entourerait d'aucune fiction qui déroutât complètement le lecteur sur le compte de ses personnages et sur le sien propre.
Le trait que vous rapportez de M. Roret est très honorable et je l'en crois très capable; mais il n'a pu m'apporter mille francs après le succès en déchirant le traité primitif, puisque je n'ai jamais eu le plaisir de traiter avec lui pour quoi que ce soit.
M. de Kératry ni M. Rabbe n'ont été appelés par M. Delatouche à juger Indiana. D'abord M. Delatouche jugeait lui-même. Ensuite il n'avait aucune espèce, de relations avec M. de Kératry. Je n'ai pas eu, après le succès d'Indiana, un appartement ni des réceptions. Pendant cinq ou six ans, j'ai habité la même mansarde et reçu les mêmes amis intimes.
J'arrive au premier des faits que je tiens à démentir, faisant très bon marché de tous les autres. Je vous citerai, permettez-le-moi, monsieur.
«Au milieu de cet enivrement du succès, elle eut le tort d'oublier le fidèle compagnon de ses mauvais jours. Sandeau, blessé au coeur, partit pour l'Italie seul, à pied, sans argent.»
1° M. Jules Sandeau n'est jamais parti pour l'Italie à pied et sans argent, bien que vous sembliez insinuer que, s'il était sans argent, c'était ma faute; ce qui suppose que, brouillé avec moi, il en eût accepté de moi: supposition injurieuse et que vous n'avez pas eu l'intention de faire. Je vous assure, et il vous assurerait au besoin, qu'il avait des ressources acquises à lui seul. 2° Il ne partit pas le coeur blessé: j'ai de lui des lettres aussi honorables pour lui que pour moi, qui prouvent le contraire, lettres que je n'ai pas de raison pour publier, sachant qu'il parle de moi avec l'estime et l'affection qu'il me doit. Je ne défendrai pas ici M. de Musset des offenses que vous lui faites. Il est de force à se défendre lui-même et, pour le moment, il ne s'agit que de moi; c'est pourquoi je me borne à dire que je n'ai jamais confié à personne ce que vous croyez savoir de sa conduite à mon égard et que, par conséquent, vous avez été induit en erreur par quelqu'un qui a inventé ces faits. Vous dites que, après le voyage d'Italie, je n'ai jamais revu M. de Musset: vous vous trompez, je l'ai beaucoup revu et je ne l'ai jamais revu sans lui serrer la main. Je tiens à cette satisfaction de pouvoir affirmer que je n'ai jamais gardé d'amertume contre personne, de même que je n'en ai jamais laissé de durable et de fondée à qui que ce soit, pas même à M. Dudevant, mon mari.
Vous ne m'avez jamais rencontrée avec M. de Lamennais, ni dans la forêt de Fontainebleau, ni nulle part au monde. Je vous en demande mille pardons, mais vous ne connaissiez de vue ni lui ni moi, le jour où vous avez fait cette singulière rencontre, racontée par vous, d'ailleurs, avec beaucoup d'esprit. Je n'ai jamais fait un pas dehors avec M. de Lamennais, que j'ai toujours connu souffrant et retiré. Puisque nous en sommes à M. de Lamennais, voici le second fait que je tiens essentiellement à démentir. Vous dites que, plus tard, lorsqu'on amenait l'entretien sur le rédacteur en chef du Monde, je m'écriais: Taisez-vous! il me semble que j'ai connu le diable!
Je déclare, monsieur, que la personne qui vous a rapporté ceci a chargé sa conscience d'un gros mensonge. Mon intimité avec M. de Lamennais, comme il vous plaît d'appeler mes relations respectueuses avec cet homme illustre, n'a jamais changé de nature. Vous dites que George Sand ne tarda pas à rompre une intimité qui n'avait pu devenir sérieuse que par distraction ou surprise. Il n'y a de distraction et de surprise possibles à l'égard de M. de Lamennais que celles dont vous êtes saisi en parlant de la sorte, à propos d'une des plus pures gloires de ce siècle.
Mon admiration et ma vénération pour l'auteur des Paroles d'un croyant ont toujours été, et demeureront sans bornes. La preuve ne me serait pas difficile à fournir, et vous eût frappé si vous aviez eu le temps et la patience de lire tous mes écrits.
Je passe encore bon nombre d'erreurs sans gravité, et au sujet desquelles je me borne à rire dans mon coin,—non de vous, monsieur, mais de ceux qui prétendent fournir des documents à l'histoire des vivants,—pour arriver à cette phrase: Elle fermait l'oreille quand il parlait d'une application trop directe du système.
Cela n'a pas l'intention d'être une calomnie, je le sais; mais c'est un ridicule gratuit que vous voulez prêter à un homme non moins respectable que M. de Lamennais. N'auriez-vous pu trouver deux victimes moins sacrées qu'un vieillard au bord de la tombe, et un noble philosophe proscrit? Je suis sûre qu'en y songeant vous regretterez d'avoir trop écouté le penchant ironique qui est la qualité, le défaut et le malheur de la jeunesse en France.
Permettez-moi aussi de vous dire qu'une certaine anecdote enjouée à propos d'un M. Kador, que je ne connais pas, est très jolie, mais sans aucun fondement.
Enfin, la modestie me force à vous dire que je n'improvise pas tout à fait aussi bien que Liszt, mon ami, mais non pas mon maître: il ne m'a jamais donné de leçons et je n'improvise pas du tout. Le même sentiment de modestie m'oblige à dire aussi qu'on dîne fort bien en blouse à ma table et que je n'ai pas tant d'élégance et de charme que vous voulez bien m'en supposer. Là, il m'en coûte certainement de vous contredire; mais je crois que cela vous est fort égal, et qu'en me prenant pour l'héroïne d'un roman plein d'esprit dont vous êtes l'auteur, vous ne teniez pas à autre chose que montrer le talent et l'imagination dont vous êtes doué.
G. SAND.
CCCX
A JOSEPH MAZZINI, A LONDRES
Nohant, 10 mars 1850.
Mon ami,
J'ai pris plus de courage depuis que je ne vous ai écrit, bien que j'aie perdu plus de santé et de force physique. Mais ce qui me donne patience, c'est justement que je ne me sens plus cette énergie matérielle qui résistait à tous les coups. A présent, je n'aurai qu'à me laisser faire pour m'en aller tout doucement et sans crime, puisque, selon vous, c'est un crime de s'en aller volontairement. Je persiste à croire que nous avons tous cette liberté, ce droit de protester contre la vie, telle que l'ont faite les erreurs et les mauvaises passions des sociétés fausses et injustes. Et, quand beaucoup de nous auraient suivi mon exemple, où eût été le mal? Tous ces suicides qui ont marqué les années scandaleuses et impies de l'empire romain ne sont-ils pas une protestation qui a son importance et qui a eu son effet?
Quand les premiers chrétiens se jetèrent dans les thébaïdes, n'était-ce pas une manière de se tuer et de protester contre la corruption et les violences des sociétés? Et quand ce peuple, qui oublie ses martyrs en prison et dans l'exil, apprendrait que Barbès et autres ont mis fin à des jours intolérables, où serait le mal encore une fois? Moi, je suis toujours plus frappée des actes de désespoir que des résistances héroïques, et j'ai plus appris à haïr l'injustice en voyant la mort volontaire de certains anciens qu'en lisant les écrits des inébranlables stoïques.
Mais laissons ce morne chapitre, qui ne vous convaincrait pas, puisque vous appréciez tout cela avec un autre sentiment Ce sentiment est plus puissant que tous les raisonnements du monde. D'ailleurs, je n'aurai pas la force que j'ambitionne, je ne me tuerai pas. Se tuer n'est rien, sans doute; mais s'endurcir contre les larmes de quelques êtres qui ne vivent que par vous, c'est là ce qui me manquera probablement. Et puis à quoi bon, puisqu'on meurt sans cela?
Ne vous tourmentez pas et ne vous affligez pas des lettres que je vous écris. Les lettres, surtout les lettres espacées, sont plus sombres que la vie courante, parce qu'elles résument certain sentiment suprême, certaine conclusion fatale qui se trouve au bout de tout, quand on se recueille pour ouvrir à un ami le fond de son coeur. Dans la vie courante, rien ne paraît. On a des habitudes de gaieté, parce qu'en France surtout la gaieté, la légèreté apparente est comme une loi de savoir-vivre. Dans certains milieux particulièrement, il faut toujours savoir rire avec ceux qui rient. Je vis presque toujours avec des artistes, avec des personnes jeunes; on s'amuse chez moi et j'y suis toujours gaie.
J'y suis heureuse et très tranquille si l'on n'apprécie que les relations apparentes. Le mal de ma vie est en moi. Il est dans ma secrète appréciation de toutes ces choses qui paraissent si divertissantes et qui font vibrer dans le fond de mon âme des cordes si lugubres. Rassurez-vous donc, je porte bien mon costume et personne que vous peut-être ne se doutera jamais, que je me meurs de chagrin.
Vous êtes content, vous, dans ce moment-ci, n'est-ce pas? Nos élections sont bonnes et tous mes amis sont pleins de joie et d'espérance. Ils disent, et je pense qu'ils ont raison, que nous irons sans secousse jusqu'aux prochaines élections générales et qu'alors la majorité sera dans le sens de l'avenir républicain. Je le crois aussi. Mais cela ne rendra pas la vie à ceux, qui sont morts victimes de l'ignorance et de l'indécision des masses; vous acceptez la loi du malheur, vous êtes religieux.
Il se peut qu'en fin de compte, je sois impie, puisque je ne peux pas me soumettre au mal accompli, à ce passé que Dieu lui-même ne peut réparer, puisqu'il ne peut le reprendre, et qui saigne toujours en moi comme une blessure incurable.
Cher ami, ne perdez pas votre temps à répondre à mes tristes lettres et à réfuter ce que vous regardez comme mes hérésies. Aimez-moi, et envoyez-moi deux lignes quand vous avez le temps, pour me parler de vous et me dire que vous vous souvenez de moi.
CCCXI
AU MÊME
Nohant, 4 août 1850.
Cher, j'ai reçu la trop courte visite de votre jeune et jolie amie Caroline. Je sais que sa soeur est ou a dû être auprès de vous. Qu'elles sont heureuses, ces Anglaises, de pouvoir courir où le coeur les pousse! Cela vous a donné un peu de bonheur et de consolation. Vous n'avez pas besoin qu'on vous dise que vous êtes aimé, estimé, vénéré; mais vous êtes sensible à l'affection, parce que vous la ressentez en vous-même.
Caroline m'a paru charmante. Elle m'a dit qu'Élisa était heureuse. Elles voient à Londres Louis Blanc, qui aime et estime infiniment toute la famille. Élisa me parle d'un journal où vous désirez que j'écrive. J'y ferai mon possible; mais je doute d'écrire désormais quelque chose qui ait le sens commun. J'écris mes Mémoires, parce que j'y parle du passé où j'ai vécu. Aujourd'hui, on ne vit plus en France; on est comme frappé de stupeur au bord d'un abîme, sans pouvoir faire un mouvement pour le fuir. Heureusement, cette stupeur même empêchera peut-être qu'on ne fasse un mouvement pour s'y jeter; mais que la vie qui s'écoule ainsi est lente et triste!
La supporter sans maudire la destinée humaine et sans méconnaître la Providence, c'est bien tout ce qu'on peut faire. Je défie qu'on se sente artiste, ou, si on l'est encore en face de la nature, je ne crois pas qu'on puisse être inspiré par les événements qui s'accomplissent sous nos yeux.
La douleur rend muet, l'indignation serait la seule corde vivante du coeur; mais la presse est bâillonnée, et je n'ai pas l'art de ne dire que la moitié de mon sentiment. Mon silence m'a bien été reproché depuis un an; mais il ne dépend pas de moi de le rompre. Je ne suis pas dans l'action, je suis sans illusion, sans personnalité qui m'enivre comme la plupart des hommes, sans responsabilité comme il vous est arrivé d'en avoir une terrible et sacrée à accepter.
Je n'ai jamais compris les poètes faisant des vers sur la tombe de leur mère et de leurs enfants. Je ne saurais faire de l'éloquence sur la tombe de la patrie. Le chagrin me serre le coeur quand je touche à une plume. La sérénité, la gaieté sont faciles en famille. Mais la douleur, comme la joie, rentre en moi-même quand je songe au public.
Ce public froid et lâche qui a laissé égorger la liberté et souiller la ville éternelle redevenue sainte, ce public égoïste, aveugle, ingrat, qui ne s'émeut pas aux exploits de la Hongrie et qui ne s'alarme pas même des efforts de la Russie et de l'Autriche, se réveillerait-il devant un livre, un journal, un écrit quelconque? Ce serait un devoir pourtant de poursuivre l'oeuvre par tous les moyens. Il y en a d'autres peut-être que celui-là, et je ne les néglige pas, je vous les dirai plus tard. Quant à écrire, discuter, prêcher, je crois que la mission des gens de lettres de ce temps-ci est finie ou ajournée en France, et que les plus sincères sont les plus taciturnes. C'est qu'on ne peut pas vivre et sentir isolément. On n'est pas un instrument qui joue tout seul. Ne fût-on qu'un orgue de Barbarie, il faut une main pour vous faire tourner. Cette main, cette impulsion extérieure, le vent qui fait vibrer les harpes écossaises c'est le sentiment collectif, c'est la vie de l'humanité qui se communique à l'instrument, à l'artiste.
Croyez-moi, ceux qui sont toujours en voix et qui chantent d'eux-mêmes sont des égoïstes qui ne vivent que de leur propre vie. Triste vie que celle qui n'est pas une émanation de la vie collective. C'est ainsi que bavarde, radote et divague ce pauvre Lamartine, toujours abondant en phrases, toujours ingénieux en appréciations contradictoires, toujours riche en paroles et pauvre d'idées et de principes; il s'enterre sous ses phrases et ensevelit sa gloire, son honneur peut-être, sous la facilité prostituée de son éloquence.
Ce que je vous dis là n'est-il pas votre sentiment, lorsque vous me dites qu'écrire pour le présent est chose tout à fait inutile? Mais vous pensez qu'il faut toujours écrire pour l'avenir. C'est bien ce qu'il vous faudra faire dans vos jours de repos, quoi que vous en disiez. Vous avez des faits à raconter, votre vie appartient à l'histoire, et rien ne vaut la parole de l'historien qui a fait l'histoire avant de l'écrire. Vos actes et vos proclamations sont là, je le sais; mais votre sentiment intime, vos espérances, vos douleurs, vos abattements même instruiront encore plus la postérité. La défaillance de Jésus sous les oliviers, les larmes de Jeanne Darc marchant au supplice sont l'attendrissement et l'enthousiasme éternels des âmes aimantes. Il y a en nous un foyer intime que nous devons laisser voir quand il est pur. Vous écrirez donc votre vie, je l'espère. Ce sera, d'ailleurs, le martyrologe des plus grands coeurs de l'Italie moderne, et nul comme vous ne tressera cette couronne qui leur est due.
Vos amies espèrent vous revoir en Angleterre dans quelques mois. Quand nous reverrons-nous en France?
Adieu, cher ami; écrivez-moi si vous avez le temps. Sinon, ne vous fatiguez pas. Je sais que votre coeur ne s'endort point; je tiens seulement, s'il vous est possible, à savoir que vous vivez, sans trop souffrir, et que vous savez bien que je vous aime, tendrement et éternellement.
J'ai reçu le volume dont vous me parlez: c'est un précieux et magnifique document historique.
CCCXII
A M. ALEXANDRE DUMAS FILS, A PARIS
Nohant, 14 août 1850.
Je ne vous ai pas remercié en personne, monsieur, et vous me chagrinerez beaucoup si vous m'ôtez le plaisir de le faire de vive voix à Nohant, c'est-à-dire à la campagne, où l'on se parle mieux en un jour qu'à Paris en un an. Je ne suis plus sûre d'y aller avant la fin du mois. J'ai été malade, retardée, par conséquent dans mon lit.
Si vous pouviez venir d'ici au 25, j'en serais bien contente et reconnaissante. Si vous ne le pouvez pas, ayez l'obligeance de faire porter le paquet bien cacheté, chez M. Falampin (pardon pour le nom, ce n'est pas moi qui l'ai donné au baptême à ce brave homme), rue Louis-le-Grand, 33.
Je ne veux pas encore perdre l'espérance de vous voir ici avec votre père. Il me disait, ces jours-ci, qu'il y ferait son possible, à condition d'être embrassé de bon coeur. Dites-lui-que je ne suis plus d'âge à le priver et à me priver moi-même d'une si sincère marque d'amitié et que je compte bien le recevoir à bras ouverts. Si, tous deux, vous me privez de ce plaisir, au revoir donc à Paris, le mois prochain, si vous n'êtes pas repartis pour quelque Silésie ou autres environs.
Avant de vous serrer ici la main, en remerciement de votre bonté pour moi, je veux vous la serrer d'une manière toute désintéressée pour le joli livre que je suis en train de lire[1]. C'est charmant de retrouver Charlotte et Manon et Virginie et tous ces êtres qu'on aime tant et qu'on a tant pleurés! L'idée est neuve, singulière et paraît cependant toute naturelle à mesure qu'on lit. Il est impossible de s'en tirer plus adroitement et plus simplement. Si vous me gardez Paul et Virginie purs et fidèles, comme je l'espère, je vous remercierai doublement du plaisir de cette lecture. Vous avez réussi à faire parler Goethe sans qu'on s'en offusque. Au fait, il n'était pas meilleur que cela, et vous ne lui donnez pas moins de grandeur et d'esprit qu'il n'en savait avoir. J'entends crier un peu contre la hardiesse de votre sujet; mais, jusqu'à présent, je n'y trouve rien qui profane, rabaisse ou vulgarise ces types aimés ou admirés. J'attends la fin avec impatience. Adieu encore, et, de toute façon, à bientôt, et à vous de coeur.
GEORGE SAND.
[1] Le Régent Mustel.
CCCXIII
A M. ARMAND BARBÈS, A DOULLENS
Nohant, 27 août 1850
Mon ami bien-aimé,
Je n'ai reçu qu'il y a deux jours votre lettre du 5 courant. J'avais aussitôt résolu d'aller à Londres, d'y voir nos amis et d'essayer de faire ce que vous me conseillez. Mais des empêchements majeurs sont survenus déjà, et je ne saurais m'assurer de quelques jours de liberté. Et puis il s'est passé déjà trop de jours depuis votre lettre, et chacun doit avoir pris son parti. J'ai pourtant écrit à Louis Blanc, le seul sur lequel j'espère avoir non pas de l'influence morale, mais la persuasion du coeur et de l'amitié. Je lui ai parlé de vous et j'ai appuyé votre opinion sur la connaissance que j'ai du fait principal; c'est-à-dire qu'à lui seul il ne peut rien quant à présent. Je l'ai conjuré, pour le cas où il croirait devoir répondre, et où sa réponse serait peut-être déjà sous presse, de ménager la forme à l'avenir, de montrer une patience, un esprit de conciliation et de fraternité supérieur aux discussions de principes. Mais je n'espère rien de mes prières. Les hommes dans cette situation sont entraînés sur une pente fatale. Une voix s'élève pour les rappeler à la charité; mille autres voix étouffent celle-là pour souffler la colère et engager le combat. Je pense que, de votre côté, vous avez écrit. S'ils ne vous écoutent pas, qui écouteront-ils? Quant à Ledru-Rollin, je ne suis pas en relations avec lui; je suis presque sûre qu'une lettre de moi ne lui ferait aucun effet. Il déteste trop ceux qu'il n'aime pas. Je l'aurais vu, si j'avais pu faire ce voyage. Mais croyez que tout cela n'eût pas été d'un effet sérieux sur leurs dispositions intérieures. Vous savez bien comme moi que, derrière les dissidences de convictions, il y a trop de passion personnelle, et que l'orgueil de l'homme est trop puissant pour que la parole d'une femme le guérisse et l'apaise. Vous êtes un saint, vous; mais, eux, ils sont des hommes, ils en ont les orages ou les entraînements. Et puis je suis si découragée du fait présent, que je ne sens pas en moi la puissance de convaincre. Je vois que nous marchons à la constitutionnalité; quelle que soit la forme qu'elle revête, elle fera encore l'engourdissement de la France pendant quelque temps. Tant mieux, peut-être, car le peuple n'est pas mûr, et, malgré tout, il mûrit dans ce repos qui ressemble à la mort. Nous en souffrons, nous qui nous, élançons vers l'avenir avec impatience. Nous sommes les victimes agitées ou résignées de cette lenteur des masses. Mais la Providence ne les presse pas: elle nous a jetés en éclaireurs pour supporter le premier feu et périr, s'il le faut, aux avant-postes. Acceptons! L'armée vient derrière nous, lentement et sans ordre; mais enfin elle marche, et, si on peut la retarder, on ne peut pas l'arrêter.
Si j'avais pu aller en Angleterre, j'aurais été à Doullens, au retour. Mais les jours que j'ai à passer à Paris sont comptés maintenant, et ce ne sera pas encore pour cette fois. Dites-moi toujours, en attendant que je puisse réaliser un des plus chers rêves que je fasse, comment il faut s'y prendre pour vous voir. A qui demander l'autorisation? Et ne me la refusera-t-on pas? Adressez-moi toujours vos lettres à Nohant par la même voie que la dernière. Vous savez que M. Lebarbier de Tinan est dans une bonne position. Je pense que sa femme doit être près de lui maintenant à Angoulême. Borie est toujours en Belgique, bien triste, comme nous tous. Si vous voulez que je vous parle de moi, je vous dirai que j'ai beaucoup travaillé pour le théâtre, cette année, mais que la révocation de Bocage me retardera indéfiniment. Je ne veux pas séparer mes projets de ceux d'un artiste démocrate, brave et généreux, qu'on ruine brutalement, parce qu'il a commis le crime d'envoyer des billets gratis à des ouvriers, d'avoir des employés et des acteurs républicains, d'être républicain lui-même, d'avoir fait jouer «la Marseillaise», etc. Tels sont les considérants de sa révocation. Nous reprendrons quand même nos projets de moralisation douce et honnête, pour lesquels le théâtre est un grand moyen d'expansion, et nous viendrons à bout de prêcher l'honneur et la bonté, en dépit de la censure et des commissions.
J'ai toujours vécu à Nohant de la vie de famille, presque sans relations avec le dehors, depuis que je ne vous ai vu. Maurice ne me quitte point; c'est un bon fils, il vous aime et il vous embrasse tendrement.
Et vous, toujours calme, toujours tendre, toujours patient et sublime, vous pensez à nous quelquefois, n'est-ce pas, et vous nous aimez? C'est une des consolations et la plus pure gloire de ma vie, ne l'oubliez pas, que l'amitié que je vous porte et que vous me rendez.
M. Pichon n'est pas seulement originaire du Berry, il est presque natif de mon village. Sa famille, qui est une famille de paysans, demeure porte à porte avec nous. Aucante va bien et vous aime.
CCCXIV
A JOSEPH MAZZINI, A LONDRES
Nohant, 25 septembre 1850.
Écrire aujourd'hui? Non, je ne pourrais pas. Cette situation est nauséabonde et je ne saurais trouver un mot d'encouragement à donner aux hommes de mon temps. Je ne suis plus malade, cependant; ma situation personnelle n'est point douloureuse et j'ai l'esprit calme, le coeur satisfait des affections qui m'entourent. Mais l'espérance ne m'est pas revenue et je ne suis pas de ceux qui peuvent chanter ce qui ne chante pas dans leur âme. L'humanité de mon temps m'apparaît comme une armée en pleine déroute, et j'ai la conviction qu'en conseillant aux fuyards de s'arrêter, de se retourner et de disputer encore un pouce de terrain, on ne fera que grossir de quelques crimes et de quelques meurtres l'horreur du désastre. Les bourreaux eux-mêmes sont ivres, égarés, sourds, idiots. Ils vont à leur perte aussi; mais plus on leur criera d'arrêter, plus ils frapperont, et, quant aux lâches qui plient, ils laisseront égorger leurs chefs, ils verront tomber les plus nobles victimes sans dire un mot. J'ai beau faire, voilà où j'en suis. Je me croyais malade et je me reprochais mes défaillances; mais je ne peux plus me faire un reproche de souffrira si bon escient. Je me trompe, peut-être; Dieu le veuille! Ce n'est pas à vous, martyr stoïque, que je veux, que je peux ou dois remontrer obstinément que j'ai raison. Mais, tout en respectant en vous cette vertu de l'espérance, je ne puis la faire éclore en moi à volonté. Rien ne me ranime, je ne sens en moi que douleur et indignation. Savez-vous la seule chose dont je serais capable? Ce serait une malédiction ardente sur cette race humaine si égoïste, si lâche et si perverse. Je voudrais pouvoir dire au peuple des nations: «C'est toi qui es le grand criminel; c'est toi, imbécile, vantard et poltron, qui te laisses avilir et fouler aux pieds; c'est toi qui répondras devant Dieu des crimes de la tyrannie; car tu pouvais les empêcher et tu ne l'as pas voulu, et tu ne le veux pas encore. Je t'ai cru grand, généreux et brave. Tu l'es en effet, sous la pression de certains événements et quand Dieu fait en toi des miracles. Mais, quand Dieu te fait sentir sa clémence, quand tu retrouves une heure de calme ou d'espérance, tu vends ta conscience et ta dignité pour un peu de plaisir et de bien-être, pour du repos, du vin et des illusions grossières. Avec des promesses de bien-être, de diminution d'impôts, on te mène où l'on veut. Avec des excitations à la souffrance, à l'héroïsme et au dévouement, qu'obtient-on de toi? Quelques holocaustes isolés que ta masse contemple froidement!»
Oui, je voudrais réveiller le peuple de sa torpeur et de sa honte, l'indigner sur lui-même, le faire rougir de son abaissement, et je retrouverais peut-être encore des lueurs d'éloquence que l'idée de sa colère inintelligente, la presque certitude d'être massacrée par lui le lendemain, ferait éclore plus ardentes et plus fécondes. Ce qui me retient, c'est un reste de compassion. Je ne sais pas dire à l'enfant qui se noie: «C'est ta faute!» Je pense aux souffrances et aux misères de ce peuple coupable et si cruellement puni.
Je n'ai plus la force de lui jeter à la face l'anathème qu'il mérite. Alors je m'arrête, je me retourne vers la fiction et je fais, dans l'art, des types populaires tels que je ne les vois plus, mais tels qu'ils devraient et pourraient être. Dans l'art, cette substitution du rêve à la réalité est encore possible. Dans la politique, toute poésie est un mensonge auquel la conscience se refuse. Mais l'art ne se fait pas à volonté non plus, c'est fugitif, et la conscience d'un devoir à remplir ne force pas l'inspiration à descendre. La forme du théâtre, étant nouvelle pour moi, m'a un peu ranimée dernièrement, et c'est la seule étude à laquelle j'aie pu me livrer depuis un an.
Ce sera peut-être inutile. La censure, qui laisse un libre cours aux obscénités révoltantes du théâtre, ne permettra peut-être pas qu'on prêche l'honnêteté avec quelque talent, aux hommes, aux femmes et aux enfants du peuple. J'ai refusé d'être jouée au Théâtre-Français; je veux aller au boulevard avec Bocage. On ne nous y laissera pas aller probablement: plus on aura la certitude que nous y voulons porter une prédication évangélique sous des formes douces et chastes, plus on nous en empêchera. Mais, si nous voulions y porter le scandale de la gaudriole, les couplets obscènes du vaudeville, les gentillesses divertissantes du bon temps, de la Régence, nous aurions le champ libre comme les autres.
Me retournerai-je vers la contemplation des faits? me réjouirai-je de l'amélioration des moeurs? me dirai-je qu'il est indifférent d'y contribuer ou non, pourvu que le bien se fasse et que le vrai bonheur sourie autour de soi? C'est en vain que je chercherais cette consolation dans le milieu où je vis. Le peuple des provinces est affreusement égoïste. Le paysan est ignorant; mais l'artisan qui comprend, qui lit et qui parle est dix fois plus corrompu à l'heure qu'il est Cette révolution avortée, ces intrigues de la bourgeoisie, ces exemples d'immoralité donnés par le pouvoir, cette impunité assurée à toutes les apostasies, à toutes les trahisons, à toutes les iniquités, c'est là, en fin de compte, l'ouvrage du peuple, qui l'a souffert et qui le souffre. Une partie de nos ouvriers tremble devant le manque d'ouvrage et se borne à hurler tout bas des menaces fanfaronnes. Une autre partie s'hébète dans le vin. Une autre encore rêve et prépare de farouches représailles, sans aucune idée de reconstruction après avoir fait table rase. Les systèmes, dites-vous? Les systèmes n'ont guère pénétré dans les provinces. Ils n'y ont fait ni bien ni mal, on ne s'en inquiète point, et il vaudrait mieux qu'on les discutât et que chacun forgeât son rêve. Nous ne sommes pas si avancés! Payera-t-on l'impôt, ou ne le payera-t-on pas? Voilà toute la question. On ne se tourmente même pas des encouragements dont l'agriculture, sous peine de périr, ne peut plus se passer.
On ne sait ce que signifient les promesses de crédit faites par la démocratie. On n'y croit point. Toute espèce de gouvernement est tombée dans le mépris public, et le prolétaire qui dit sa pensée la résume ainsi: Un tas de blagueurs, les uns comme les autres; il faudra tout faucher!
Sans doute il y a des groupes qui croient et comprennent encore; mais la vertu n'est point avec eux beaucoup plus qu'avec les autres. L'esprit d'association est inconnu. La presse est morte en province, et le peuple n'a pas compris qu'avec des sous on faisait des millions.
L'article du second numéro du Proscrit sur l'organisation de la presse démocratique est rigoureusement vrai pour signaler le mal, et parfaitement inutile pour y porter remède. Il est facile de démontrer ce qu'on peut faire; il est impossible de faire éclore du dévouement là où il n'y en a pas; notre Travailleur[1] est ruiné. Notre ami le rédacteur est en prison. Sa femme et ses enfants sont dans la misère. Nous sommes trois ou quatre qui nous cotisons pour tout le désastre. Les bourgeois du parti sont sourds, le peuple du parti, plus sourd encore. Le banquet donné à Ledru-Rollin il y a deux ans, et qui paraissait si beau, si spontané, si populaire, qui l'a payé? Nous. Et c'est toujours ainsi. Il importe peu quant à l'argent; mais le dévouement, où est-il? Une masse va à un banquet comme à une fête qui ne coûte rien. On s'amuse, on crie, on se passionne, on en parle huit jours, et puis on retombe, et c'est à qui dira qu'il y a été entraîné, et qu'il ne savait pas de quoi il s'agissait.
Regarderai-je ailleurs? Je verrai des provinces un peu plus braves sans résultat meilleur. Est-ce à la Montagne que nous chercherons le produit de toutes les opinions socialistes? Est-ce à Paris, dans les faubourgs décimés par la guerre civile, et tremblants devant une armée qu'on sait bien n'être pas ce qu'on croyait? Non, nulle part, j'en suis malheureusement sûre! Il y a un temps d'arrêt. Le sentiment divin, l'instinct supérieur ne peut périr; mais il ne fonctionne plus. Rien n'empêchera l'invasion de la réaction. Nous ne devons qu'aux divisions de ces messieurs et à leurs intrigues, qui se combattent, d'avoir encore le mot de république et le semblant d'une constitution. La coalition des rois étrangers, la discipline de leurs armées, instruments aveugles chez eux comme chez nous, l'égoïsme et l'abrutissement de leurs peuples, qui, là comme ici, laissent faire, trancheront la question entre les trois dynasties qui se disputent le trône de France.
Voilà, hélas! que je dis ce que je ne voulais pas dire. Savez-vous que je n'ose plus écrire à mes amis que je n'ose plus parler à ceux qui sont près de moi, dans la crainte de détruire les dernières illusions qui les soutiennent? Je devrais ne pas écrire; car j'ai la certitude qu'on lit toutes mes lettres; du moins, toutes celles que je reçois ont été décachetées et portent la trace grossière de mains qui ne cherchent pas même à cacher l'empreinte de leur violation. On surprend nos espérances pour les déjouer, on surprend nos découragements pour s'en réjouir. Toutes les administrations publiques sont remplies de gens qui ont mérité les galères. On n'ose plus confier cent francs à la poste. Rien ne sert de se plaindre; pourvu que les voleurs pensent bien, ils ont l'impunité.
Voilà la France! le peuple le sait, cela lui est indifférent. Que voulez-vous qu'on dise aux pouvoirs pour les faire rougir? que voulez-vous qu'on dise aux opprimés, pour les réveiller?
Il faudrait pouvoir écrire avec le sang de son coeur et la bile de son foie, le tout pour faire plus de mal encore; car il est des heures où l'homme est comme un somnambule qui court sur les toits.
Si on crie pour l'avertir, on le fait tomber un peu plus vite.
Et cependant vous agissez, vous écrivez. Vous le devez, puisque vous êtes soutenu par la foi. Mais, dussiez-vous me haïr et me rejeter, je sens qu'il m'est impossible d'avoir la foi, de bonne foi.
Merci pour la réponse à Calamatta; je crois que c'est tout ce qu'il désire.
Adieu, mon ami; je suis navrée, mais je vous aime et vous admire toujours.
[1] Journal qui se publiait à Châteauroux.
CCCXV
A M. CHARLES PONCY, A TOULON
Nohant, 26 septembre 1850.
Mon cher enfant,
Vous me demandez si cela me sourirait, de vous fournir de quoi faire votre édition à bon marché. Oui, certes, rien ne me sourirait plus que de vous servir. Mais, pour ce mois-ci, c'est-à-dire pour le mois où nous allons entrer, je ne puis vous rien promettre. J'ai dix mille francs à verser pour une dette d'honneur que rien au monde ne peut reculer. Je ne suis pas dans la position des propriétaires aisés, qui peuvent toujours emprunter tant qu'ils ont un petit capital au soleil. Je suis femme, c'est-à-dire mineure, séparée de mon mari légalement, et cependant toujours sous sa dépendance pour les affaires d'argent, tant les lois protègent mon sexe! Je ne peux pas donner d'hypothèque sur ma propriété. Forcée d'emprunter pour les autres, dans des moments difficiles, je ne l'ai pu qu'en me servant, pour sauver mes amis et mes parents pauvres, de la caution d'autres parents moins pauvres. Mais cette caution les expose à perdre leur argent, si je meurs sans avoir payé. Mon mari et mon gendre n'auraient aucun scrupule d'invoquer la loi, et de leur laisser tout perdre. L'honneur de Maurice serait leur refuge; mais Maurice aussi peut mourir. Il y a donc danger pour qui me prête, et ces amis moins pauvres dont je vous parle sont loin d'être riches. Ma conscience m'ordonne donc d'éteindre toutes mes dettes aussitôt que je reçois quelque argent de mes éditeurs. Et voilà comme quoi je tire toujours le diable par la queue. Me voici dans une de ces crises financières qui se renouvellent deux ou trois fois par an. D'ici à quinze jours, il faut que je ramasse, en redemandant, à droite et à gauche, ce qu'on me doit en détail, et j'espère arriver à faire cette somme de dix mille francs. Et puis il faut payer aussi les intérêts. Mes rentrées ne sont pas toutes certaines, il s'en faut! Je ne sais donc pas si je pourrai disposer de quatre cents francs à la fois. Je vous en garantis cent pour un pressant besoin, et le reste peu à peu. Est-ce que votre imprimeur ne peut vous faire cette avance? Hetzel va revenir d'Allemagne. S'il est à même de payer ce qu'il me redoit, cela ira tout seul. Mais le sera-t-il? J'arrive de Paris, où lesdites affaires m'ont forcée d'aller chercher un recouvrement qui m'a manqué. Je ne suis revenue que depuis deux jours. C'est ce qui vous explique le retard de ma réponse.
J'ai deux pièces de théâtre en portefeuille. Le succès du Champi m'a mise en passe de gagner de l'argent. Le Théâtre-Français et tous les autres théâtres m'ont fait des offres, avec promesses de primes payées d'avance. Tout cela est bien joli. Mais j'ai tout refusé pour attendre que Bocage, qui est destitué arbitrairement, persécuté injustement, et que la réaction voudrait ruiner, ait acquis la direction d'un autre théâtre (non subventionné) ou qu'il remonte sur les planches comme artiste, et qu'il puisse, avec mes pièces, dicter pour lui des conditions honorables et avantageuses. Cela me laisse sans profit pour le moment. Mais peut-on, dans cette société-ci, respecter la délicatesse des sentiments et faire des affaires! Non. Les honnêtes gens sont condamnés à être gueux. Bien entendu que je cache ma gêne à Bocage; car il refuserait de la prolonger. Mais ma gêne, c'est bel et bon; elle m'empêche d'agir selon mes goûts; elle ne me prive pas de l'aisance accoutumée, et la vôtre est plus grave. Elle peut vous priver du nécessaire. Un mot donc, si vous arrivez là le mois prochain, et je vous expédie un autre petit billet, en attendant mieux.
Une autre cause de gêne, c'est notre journal le Travailleur, que l'on a tué à force de procès et d'amendes. Le rédacteur, un de nos meilleurs amis, brave prolétaire instruit, et du plus noble caractère, est en prison pour huit mois, sa femme et ses cinq enfants sans ressources. Eh bien, tout retombe sur nous, c'est-à-dire sur quatre ou cinq amis et sur moi! Quand on fait un journal démocratique chez nous, tout le monde souscrit, tout le monde promet. A l'heure de payer, il n'y a plus personne, et la cause ferait lâchement banqueroute, le rédacteur, martyr de la cause, pourrirait en prison, si nous n'étions pas là. C'est avec de continuelles défections de ce genre qu'on nous épuise. Ce qu'il y a de plus triste là dedans, ce n'est pas qu'on nous ruine: cela n'est rien; c'est que le peuple ne sache pas s'imposer le plus petit sacrifice pour sauver et protéger l'organe de ses intérêts et de ses besoins. Ils sont fiers et jaloux de leur journal; avec un sou par semaine, ils le relèveraient. Mais le sou du pauvre, les sous avec lesquels les prêtres, les moines et les missionnaires font des millions, on les donne au fanatisme, on les donne à la débauche, on les refuse à la cause républicaine. C'est bien décourageant, vous en conviendrez. Je crains qu'il n'en arrive autant avec votre édition populaire, et que ceux-là qui devraient la dévorer, ceux-là pour qui vous avez travaillé et souffert, ne vous abandonnent avec ingratitude. Le temps est mauvais, affreux. L'humanité subit une crise déplorable. Les pouvoirs sont lâches et corrompus, le peuple est abattu, aveugle, et laisse tout faire. On dit que nous sortirons, de là en 1852; que le travail qui s'accomplit mystérieusement éclatera pour sauver la République. J'avoue que je le désire plus que je ne l'espère, et que je me sens malade de découragement en voyant celui de mes semblables.
Bonsoir, cher enfant. Embrassez pour moi tendrement Désirée et Solange.
Je vous aime et vous bénis.
CCCXVI
A JOSEPH MAZZINI, A LONDRES
Nohant, 15 octobre 1850.
Mon ami,
Je n'ai pas subi d'influences, vous vous trompez. Je vis dans une retraite trop absolue pour cela. Je vous ai refusé avant d'avoir reçu un mot de Louis Blanc, et, entre ma première et ma seconde lettre à vous, je n'ai rien reçu de lui qui ait pu agir sur ma résolution.
Louis Blanc n'a pas refusé, que je sache, son concours à l'oeuvre du Proscrit. C'est vous qui me disiez qu'il voulait rester en dehors, et, d'après lui, on ne l'aurait même pas consulté. Il ne résulte point de sa lettre à moi qu'il soit décidé à se séparer hautement de cette nuance du parti. Il me semble au contraire, que, si on l'avait bien voulu, il s'y serait joint, tout en faisant loyalement ses réserves quant à l'avenir. La doctrine de l'abstention, si on peut appeler ainsi ce que je vous disais, m'est toute personnelle, et, si je l'ai attribuée à Louis Blanc, c'est en réponse à ce que vous me disiez de lui. Vous êtes plus près de lui que moi, pour connaître ses intentions et ses dispositions. Faites donc un effort pour le rapprocher de votre centre d'action, si vous le jugez utile, et qu'il se prononce.
Il me dit, et je le connais sincère et ferme, qu'il saura toujours mettre de côté les questions personnelles devant l'accomplissement d'un devoir. Qu'il juge donc lui-même de son devoir politique. Là, je ne suis point compétente. S'il connaissait comme moi l'antipathie de Ledru-Rollin pour ses idées et pour sa personne, il n'agirait jamais de concert avec lui en quoi que ce soit. Mais ce n'est pas moi qui me charge de répéter ce que j'entends. Vous trouveriez d'ailleurs que c'est une misérable chose que de se soucier de cela; moi aussi, au point de vue de la rancune d'amour-propre. Mais, au point de vue de la raison, je ne concevrais guère qu'il soit dans la logique du devoir de se jeter dans un filet qui vous attend pour vous étrangler.
Or l'entourage de Ledru attend celui de Louis Blanc pour lui rendre cet office. Ce qui est arrivé arrivera.
Vous pensez, mon ami, que je vois trop la question de personnes; mais enfin les personnes représentent des principes, et, vous-même, vous voyez bien que vous êtes arrêté devant Louis Blanc par une formule. Il dit: A chacun suivant ses besoins. C'est le premier terme d'une formule triple bien simple, et qui est dans l'esprit de chacun. Vous admettez le second terme: A chacun suivant ses oeuvres.
Le troisième sera celui des saint-simoniens, qui ne valait rien, isolé et exclusif, mais qui a sa valeur et son droit, joint aux deux autres: A chacun suivant sa capacité.
Oui, je crois qu'il faut admettre ces trois termes pour arriver à un résumé complet de la doctrine sociale. Mais je ne vois pas que Louis Blanc, qui s'est attaché particulièrement à la première question, se soit prononcé contre les deux autres, et je crois cette première indispensable pour que les deux autres puissent exister. A l'homme épuisé, mourant de misère, d'ignorance et d'abrutissement, il faut le pain avant tout. Tant qu'on ne voudra s'occuper du pain qu'après tout le reste, l'homme mourra au physique et au moral. Je ne vois pas, d'ailleurs, dans la formule simple de Louis Blanc une solution matérialiste.
Qu'on développe et qu'on dise: «A chacun suivant les besoins de son estomac, de son coeur et de son intelligence.» Ou bien: «A chacun selon son appétit, sa conscience et son génie.» C'est toujours la même chose.
Ici, je suis d'accord avec Leroux, qui est parti de là pour composer un étrange système de triade où mon intelligence ne peut le suivre.
Vous voyez bien que je ne suis pas plus en désaccord de principes avec vous qu'avec Louis Blanc, et je ne saisis pas même le combat que ces formules, posées d'une manière ou de l'autre, peuvent se livrer dans votre esprit ou dans le sien. Ou je ne suis pas assez intelligente pour le comprendre, ou la différence est imaginaire et tient à des préventions toutes politiques, ou bien encore vous ne vous êtes pas assez interrogés et compris l'un l'autre. C'est le défaut des formules. Il y a un moment où le sentiment général, étant un, les admet comme l'expression d'une vérité irréfutable dans la pratique; mais, tant qu'elles planent dans la sphère des discussions métaphysiques, elles prennent, pour les divers esprits, diverses significations mystérieuses, et on se dispute sur des mots sans tomber d'accord sur l'idée. Toutes les fois que j'ai entendu démolir Louis Blanc, c'est au moyen d'inductions qui n'étaient nullement, selon moi, la déduction de ses formules.
Quant à moi, je vous avoue que je suis si lasse, si ennuyée, si fatiguée, si affligée de voir les faits entravés toujours par des mots, et le fond sacrifié à la forme, que je ne m'occupe plus du tout des formules, et que, si j'en avais trouvé une, j'en ferais bien bon marché. Ce qui m'occupe aujourd'hui, ce qui fait que vous me croyez en dissidence avec vous quand je ne pense pas y être, c'est le caractère, l'intuition, la volonté des hommes; je me demande à quel but ils marchent, et cela me suffit. Eh bien, on crée un centre, on lui donne un journal, un manifeste pour organe.
Votre manifeste est beau et juste, à ce qu'il me semble. S'il était isolé, je ne ferais pas de réserves; mais il est encadré par un groupe, qui croit devoir s'en prendre au socialisme de Louis Blanc de l'impuissance politique et sociale du gouvernement provisoire. Pour moi, ce groupe se trompe. Ce groupe met à sa tête un homme que j'estime comme particulier, auquel je ne crois pas comme homme politique; et, avec cela, on se prononce assez ouvertement contre un homme au caractère duquel je crois fermement; ma conscience me défend de joindre ma signature à ces signatures.
Il y a plus, Louis Blanc y apporterait la sienne, que je ne le suivrais pas, parce que je sais des choses qu'il ne sait peut-être pas, parce que je me souviens de choses que je ne dois pas dire, les ayant surprises au laisser-aller de l'intimité.
Aimez-moi donc comme si de rien n'était, mon ami, et, de ce que je ne fais pas un acte que vous me conseillez de faire, n'y voyez pas une différence de sentiments et de principes: voyez-y seulement une manière différente d'apprécier un fait passager.
Ce qui me fait rester calme devant vos tendres reproches, c'est la profonde conviction que, si vous étiez moi, vous feriez ce que je fais.
Il y a plus, si vous étiez à ma place, vous seriez communiste comme je le suis, ni plus ni moins, parce que je crois que vous n'avez jugé le communisme que sur des oeuvres encore incomplètes, quelques-unes absurdes et repoussantes, dont il n'y a pas même à se préoccuper. La vraie doctrine n'est pas exposée encore et ne le sera peut-être pas de notre vivant. Je la sens profondément dans mon coeur et dans ma conscience, il me serait impossible probablement de la définir, par la raison qu'un individu ne peut pas marcher trop en avant de son milieu historique, et que, eussé-je la science et le talent qui me manquent, je n'aurais pas pour cela la divine clef de l'avenir. Tant de progrès paraissent impossibles qui seront tout simples dans un temps moins reculé que nous ne pensons! Mon communisme suppose les hommes bien autres qu'ils ne sont, mais tels que je sens qu'ils doivent être.
L'idéal, le rêve de mon bonheur social, est dans des sentiments que je trouve en moi-même, mais que je ne pourrais jamais faire entrer par la démonstration dans des coeurs fermés à ces sentiments-là. Je suis bien certaine que, si je fouillais au fond de votre âme, j'y trouverais le même paradis que je trouve dans la mienne. Je dis avec vous que c'est irréalisable quant à présent; mais la tendance qui y entraîne les hommes malgré eux, et dont quelques-uns se rendent compte, dès à présent plus ou moins bien, comment et pourquoi la maudire et la repousser?
Bonsoir, ami; la nuit vient, et je ne veux point discuter davantage. Je ne crois pas qu'il en soit besoin, vous me connaissez et me comprenez de reste. Si nous ne marchons point du même pas, je crois que c'est toujours sur le même chemin que nous sommes; seulement vous faites une étape, à laquelle je ne crois pas devoir m'arrêter. Vous me retrouverez non loin, et, si votre tentative a été heureuse, que Dieu en soit béni, et vous aussi.
GEORGE.
CCCXVII
A M. SULLY-LÈVY, ARTISTE DRAMATIQUE, À PARIS
Nohant, 18 novembre 1850.
Je vous remercie de votre bon souvenir, mon cher enfant, et vous remercie encore de votre obligeance pour nous. Je compte bien que ce ne sera pas la dernière fois que nous la mettrons à l'épreuve, et que cela me fournira l'occasion de vous être utile autant que je le désire.
Pour le moment, mon pouvoir n'est pas grand à la Porte-Saint-Martin, puisque, après y avoir trouvé peu de bonne grâce pour engager les acteurs indispensables à ma pièce, j'ai été forcée de me retourner vers un autre théâtre. Et je ne sais pas encore auquel Hetzel se sera fixé. Si ce ministère continue, j'aurai toujours de la peine à faire de l'art comme je l'entends; car partout je trouve des gens que mon nom épouvante et des influences qui me traversent. N'importe, j'arriverai par la patience; Je suis en pourparler au Vaudeville pour notre Nello[1].
Si j'y peux quelque chose, est-il entendu que vous aimeriez à jouer sur ce théâtre et dans cette pièce? Je pense aller bientôt à Paris; fixez vos désirs sur quelque point, et j'espère que je pourrai vous aider à les réaliser.
Je vous ai promis une lettre pour Rachel. Je vous l'envoie; c'est elle qui pourrait tout, si elle voulait.
Tout le monde désire vous revoir et s'applaudit de vous connaître, et moi, à la tête de ma troupe d'enfants, je vous serre les mains, de tout mon coeur.
Nous rejouons demain Nello avec le troisième acte tout refait. C'est le vieux Frantz qui fait votre rôle.
[1] Joué au théâtre de l'Odéon, sous le titre de Maître Faville.
CCCXVIII
M. ARMAND BARBÈS, A BELLE-ISLE-EN-MER
Nohant, 28 novembre 1850.
De quoi donc vous alarmez-vous ainsi, mon ami? Vraiment; vous êtes le seul en France, à croire qu'un soupçon sur votre compte soit possible. Tout le monde voit ici la vérité; elle est trop grossière de la part du pouvoir pour imposer même aux esprits les plus bornés. C'est une exception en votre faveur, c'est-à-dire une aggravation de peine. Ce pouvoir, eût-il eu l'infâme pensée de vouloir vous exposer aux méfiances de vos frères, n'a ici qu'une déception dont la honte retombe sur lui. J'avoue que je rougirais pour vous d'avoir à vous défendre contre de si fantastiques apparences. Non, non, il est des hommes placés trop haut pour qu'un plaidoyer en leur faveur ne soit pas une sorte d'outrage gratuit, La France entière me répondrait dans son coeur: «De quoi vous mêlez-vous?» Vos ennemis eux-mêmes souriraient des perplexités de votre grande âme et de mon indiscrète sollicitude pour une réputation que nul ne peut atteindre, et que, dans l'avenir comme dans le présent, le monde entier honore ou subit. Les méchants la subissent avec rage, ils s'en vengent en vos qualifiant de jacobin. Eh bien, ceci ne vous fâche pas, puisque vous savez ce que cela signifie dans leur appréciation. Quant à la trahison, je vous assure qu'ils n'ont pas même espéré le faire croire. Ils ont voulu vous séparer des autres victimes pour ôter peut-être au reste de l'hécatombe le prestige qui s'attachait à votre nom.
Calmez-vous, mon frère; vous êtes trop modeste, trop humble de croire à une atteinte possible portée à votre caractère. S'il existe dans les murs de Belle-Isle, s'il a existé dans ceux de Doullens des esprits assez malades, des coeurs assez aigris pour vous accuser (et cela même, j'en doute), soyez certain que ces hallucinations de la souffrance et de la colère n'ont pas dépassé le mur des cachots où elles sont trop expiées. Mais vous, homme fort, ne vous laissez pas amoindrir, dans le sanctuaire de votre raison supérieure, par des illusions du même genre. Ne croyez pas que la plainte amère et folle qui pourrait sortir contre vous de ces tristes murs aurait le moindre écho en France. Souvenez-vous que vous êtes notre force, à nous, et que vous seul pourriez nous l'ôter, en doutant de vous-même. Soyez tranquille, si une insulte parlait de je ne sais quels bourbiers de la réaction, nous ne la laisserions pas passer, et, tout en la méprisant, nous l'écraserions. Mais cette insulte ne viendra pas, et nous ne devons même pas supposer qu'elle puisse venir; ce n'est pas quand il s'agit de vous qu'il faut aller au-devant d'un semblant de soupçon.
Vous avez dû recevoir une lettre de Louis Blanc et une de Landolphe que je vous ai fait passer par M. P… Soutenez les vivants dans leur lutte, vous qui êtes déjà à moitié dans le ciel. Et que ce calme de la tombe illustre où l'on vous tient enfermé vous conserve comme Jésus dans la sienne. Songez à en sortir vivant et fort; car le jour viendra de lui-même, et nous aurons encore besoin de vous dans le monde des souffrances et des passions.
Donnez-moi de vos nouvelles. Je crains que vous ne soyez réellement malade sans vouloir l'avouer, et que tout cela ne soit le résultat très naturel et très impartial d'une consultation de médecins. Vous avez peut-être été assez malade à ce moment-là pour qu'on n'ait pas voulu prendre la responsabilité d'aggraver trop votre état par le transfèrement. Je ne crois pas que personne ait demandé grâce pour vous. Ce ne pourrait être qu'un ami maladroit; mais c'est fort invraisemblable qu'on vous aime et qu'on agisse malgré vous. L'inquiétude que j'éprouve a saisi tout le monde. Rassurez-nous. Conservez-vous. Il le faut, et pour la cause et pour ceux qui, comme moi, vous chérissent de toute leur âme.
GEORGE.
CCCXIX
A JOSEPH MAZZINI, A LONDRES
Nohant, novembre 1850.
Mon ami,
Je vous envoie la lettre que vous m'avez ordonnée pour miss Hays. Je suis bien paresseuse pour répondre à toutes ces formules qui s'adressent au nom plus qu'à l'âme, et j'y réponds si bêtement, que je ferais mieux de me taire. Mais vous l'avez voulu, et, comme je donnerais mon sang pour vous, je ne me fais pas un mérite die répandre un peu d'encre. Cela me fait penser que vous ne m'avez jamais demandé d'écrire à madame Ashurst, et que, celle-là, vous la nommez toujours votre amie. Elle doit donc être meilleure que toutes les autres, et, en ce cas; parlez-lui de moi et dites-lui pour moi tout ce que je ne sais pas écrire. Vous le lui direz mieux et elle le comprendra. Ce que vous estimez, ce que vous aimez, je l'aime et je l'estime aussi. Quant à l'honorable John Minter Morgan, je lui fais un grand salut; mais, en parcourant son ouvrage, je suis tombée sur un éloge si naïf de M. Guizot et du King of the French, que je n'ai pu m'empêcher de rire.
C'est assez vous parler des autres. Permettez-moi de vous parler de vous et de vous dire tout bonnement ce que j'en pense, à présent que je vous ai vu. C'est que vous êtes aussi bon que vous êtes grand, et que je vous aime pour toujours. Mon coeur est brisé, mais les morceaux en sont encore bons, et, si je dois succomber physiquement à mes peines avant de vous retrouver, du moins j'emporterai dans ma nouvelle existence, après celle-ci, une force qui me sera venue de vous. Je suis fermement convaincue que rien de tout cela ne se perd, et qu'à l'heure de mon agonie, votre esprit visitera le mien, comme il l'avait déjà fait plusieurs fois avant que nous eussions échangé aucun rapport extérieur.
Tout ce que vous m'avez dit sur les vivants et sur les morts est bien vrai, et c'est ma foi que vous me résumiez. A présent que vous êtes parti, quoique nous ne nous soyons guère quittés pendant ces deux jours, je trouve que nous ne nous sommes pas assez parlé! Moi surtout, je me rappelle tout ce que j'aurais voulu vous demander et vous dire. Mais j'ai été un peu paralysée par un sentiment de respect que vous m'inspirez avant tout. Croyez pourtant que ce respect n'exclut pas la tendresse, et que, excepté votre mère, personne n'aura désormais des élans plus fervents envers vous et pour vous.
J'espère que vous me donnerez de vos nouvelles de Paris, si vous en avez le temps. Je suis en dehors des conditions de l'activité, je ne puis rien pour vous, que vous aimer; mais Dieu écoute ces prières-là, et elles ne sont pas sans fruit.
Adieu, mon frère; quand vous souffrez, pensez à moi et appelez mon âme auprès de la vôtre. Elle ira.
Ma famille d'enfants et d'amis vous envoie ses voeux sincères.
GEORGE.
CCCXX
A M. CHARLES DUVERNET, A LA CHÂTRE
Nohant, décembre 1850.
Mes enfants, envoyez-moi deux objets dont j'ai le plus pressant besoin: une dinde et Muller[1].
Une dinde! la meilleure que vous aurez, morte ou vive! il nous arrive des truffes; mais on va aux épinettes, pas de dinde! on va dans le village, pas de dinde! Il faudrait attendre à samedi pour n'en pas trouver de bonne, peut-être. Envoyez-nous ce que vous aurez, et, quand les truffes auront suffisamment parfumé l'intérieur de ladite volaille, venez la manger avec nous. Je crois que, par ce temps humide, trois jours seront le maximum. Nous sommes à jeudi: venez donc samedi ou dimanche; qu'Eugénie fixe elle-même, d'après ses notions culinaires, le jour convenable.
Muller! J'ai besoin tout de suite de lui pour remettre au net la chanson du père Rémy et d'autres airs berrichons; Bocage attend. On va jouer Claudie à la Porte-Saint-Martin: grands acteurs, peut-être Bocage, traité superbe pour moi, etc.; enfin, ça paraît lancé.
Vite Muller! vite la dinde! j'envoie le cabriolet pour l'un et pour l'autre.
Je vous embrasse,
GEORGE
Pouvez-vous me renvoyer ce que vous avez lu des Mémoires?
[1] Muller Strubing, réfugié politique, savant musicien, qui était en ce moment l'hôte de la famille Duvernet.
CCCXXI
A JOSEPH MAZZINI, A LONDRES
Nohant, 24 décembre 1850.
Mon ami,
Je crois que je vais vous faire plaisir en vous disant Qu'on a retrouvé, dans un coin de la chambre que vous avez habitée ici, une bague qui doit vous appartenir et vous être chère. Si j'en juge par la devise: Ti conforti amor materno, ce doit être un don de votre mère, et vous croyez sans doute l'avoir perdue. Je l'ai serrée précieusement, et, quand vous m'indiquerez une occasion sûre, je vous l'enverrai. Faut-il, en attendant, la faire remettre à M. Accursi?
J'ai reçu votre lettre au pape, elle est fort belle. Mais votre voix sera-t-elle écoutée? N'importe, après tout! D'autres que le pape liront cette lettre et ranimeront leur zèle et leur patriotisme pour entraîner ou combattre le zèle ou la tiédeur des princes. Les bonnes pensées sont déjà de bonnes actions, et vous n'avez que de ces pensées-là.
Je suis vivement touchée de tout ce que vous me dites de bon et d'affectueux de la part de vos amies. Remerciez-les pour moi de leur affectueuse hospitalité. J'y répondrais avec empressement si j'étais libre. Mais, avant de l'être, il faut que je passe toute une année dans les chaînes. J'ai conclu un marché, un véritable marché, pour travailler un an entier et recevoir une somme. Je jouissais depuis quelques années d'une sorte d'indépendance; mais, l'âge d'établir les enfants étant venu, et, moi n'ayant jamais su épargner en refusant d'assister autant de gens qu'il m'était possible, je me suis vue dans la nécessité de penser sérieusement au prix matériel du travail de l'art. Comme, au reste, ce travail dont je vous ai parlé me plaît[1] et était depuis longtemps un besoin moral pour moi, j'aurais mauvaise grâce à me plaindre, tandis que des millions d'hommes accomplissent des travaux rebutants et antipathiques pour une rétribution insuffisante à leurs premiers besoins. Je regarde même ce que je fais, au point de vue de l'argent, comme un devoir que je continue à remplir pour soulager des gens plus pauvres que moi, puisque, jusqu'à ce jour, je leur ai tout donné, sans penser à ma propre famille; et, pour cela, je suis blâmée par les esprits positifs. Je vais donc réparer mes fautes, qui n'étaient pourtant pas grandes, à mon sens, puisque j'avais réussi à donner cent cinquante mille francs à ma fille. Et il me semblait qu'avec cela on pouvait vivre.
Tout cela n'est rien, mon ami; c'est pour vous dire seulement que je ne bougerai pas de ma campagne que je n'aie accompli ma tâche et satisfait à toutes les exigences justes ou injustes. Je me porte bien maintenant, et, si je suis triste, du moins, je suis calme. J'ai appris à être gaie à la surface; ce qui, en France, à l'heure qu'il est, est comme une question de savoir-vivre. Quelle étrange époque que celle où tout est sur le point de se dissoudre de fond en comble, et où c'est être blessant et cruel de s'en apercevoir!
Parlez-moi de temps en temps, mon ami. Votre voix me soutiendra, et la vibration en est restée dans mon coeur bien pure et bien consolante. Vous, vous n'avez pas besoin qu'on vous recommande le courage et la patience, vous en avez pour nous tous. Vous avez besoin d'être aimé, parce que c'est un besoin des âmes complètes, et comme un instinct de justice religieuse qui leur fait demander aux autres l'échange de ce qu'elles donnent. Comptez que, pour ma part, je suis portée autant par la sympathie que par le devoir à vous aimer comme un frère.
A vous,
G. S.
[1] Il s'agissait de ses Mémoires.
CCCXXII
A MAURICE SAND, A PARIS.
Nohant, 24 décembre 1850.
Cher mignon, je t'écris encore par Mancel le Vieil; car je ne sais pas si tu demeures au n° 1, 3, 5 ou 7. C'est curieux, ni Lambert ni moi ne nous en souvenons. J'ai, sur mon carnet, 5 ou 7, et dans mon souvenir à moi, 1 ou 3. Je ne veux pas que le facteur aille crier ton nom chez tous les portiers de la place et de la rue Furstemberg. Envoie-moi ton numéro; car, si Manceau et toi ne vous voyez pas tous les jours, ça pourrait retarder des lettres pressées.
J'ai reçu ta seconde. Je te vois posant l'auteur à ma place, sur le théâtre de la Porte-Saint-Martin. Ce soir, nous avons fait un paquet d'airs berrichons, de boeufs, de jougs, de charrettes (dessinés) que nous envoyons à Bocage. Dis-lui que j'ai retrouvé une mine de musique dans le sieur Jean Chauvet, maçon qui fait des trous dans mon mur, pour le calorifère. Pour charmer ses ennuis, il chantait sans s'apercevoir que je l'écoutais. Il chante juste et avec le vrai chic berrichon; je l'ai emmené au salon et j'ai noté trois airs dont un fort joli; après quoi, je l'ai fait bien boire et manger, là, tout son saoul. Il a été retrouver ses camarades, et, leur faisant tâter sa chemise toute trempée de sueur, il leur a dit: «J'ai jamais tant peiné de ma vie! c'te dame et ce monsieur (c'était Muller) m'ont fait asseoir sur une chaise; et puis les v'là de causer et de se disputer à chaque air que je leur disais; et v'là qu'ils disaient que je faisais du bémol, du si, du sol, du diable, que j'y comprenais rien, et j'avais tant d'honte que je pouvais pus chanter. Mais, tout de même, je suis bien content, parce que, puisque je sais du bémol, du si, du sol et du diable, j'ai pas besoin d'être maçon. Je m'en vas aller à Paris, où on me fera bin boire, bin manger pour écouter mes chansons.»
Là-dessus, tous les autres maçons se sont mis à gueuler dans les corridors pour me faire entendre qu'ils savent tous chanter, depuis le maître maçon, qui chante du Donizetti comme un savetier, jusqu'au goujat, qui imite assez bien le chant du cochon. Mais ça ne me touche pas, et chacun envie le sort de Jean Chauvet.
Le calorifère va vite. On monte aujourd'hui l'appareil dans la cave, et c'est très ingénieux. M. Montelier dîne avec nous le dimanche, et nous régale des histoires les plus espérituelles. Mais, c'est égal, il est intelligent en diable dans sa partie. C'est un ouvrier très fort, et plein d'amour-propre, ce qui fait qu'il ne rate pas ses travaux. Cependant ne chantons pas victoire, le calorifère ne fonctionne pas encore!
La Tournite fait des vol-au-vent succulents, des meringues mirobolantes, et, comme tu aimes ses fricots, tout est pour le mieux.
Mais revenons à Claudie. Si le père Fauveau et le Ronciat sont mauvais, ne te gêne pas pour le bien dire à Bocage, et tâche qu'il ait un ensemble comme pour le Champi. Surveille bien la mise en scène du chariot, la tenue et l'aiguillée du boiron, que ça soit naïf et ne fasse pas rire. Dis à Bocage que, s'il ne joue pas, ça me fera bien de la peine. Mais je crois qu'il jouera et qu'il veut seulement se faire prier. Prie-le donc sérieusement; il fait la coquette, mais n'aie pas l'air de t'en apercevoir.
Je suis bien contente que Delacroix t'ait encouragé, cette fois. S'il faut que tu ailles en Belgique et en Hollande, eh bien, tu iras au printemps. Pourquoi pas? Ça peut te faire du bien, certainement, et ça t'intéressera. Si j'avais de l'argent, j'irais bien avec toi; mais il faut que je pense à en gagner et non à en dépenser; car je voudrais te faire faire ton atelier. Ça te serait si commode et si agréable! M. Monteller a fait un très bon plan, tout pareil à celui dont tu avais marqué les dimensions, mais simple et, il me semble, mieux entendu que celui de M. Regnault. Il dit que ça ne coûtera que moitié de ce que disait M. Regnault. Il établit ses dépenses, et dit que, s'il s'en charge, en quatre mois, il pourra te mettre la clef dans la main. c'est-à-dire tout terminé, vitrage, chauffage, boiseries, peintures, tout en un mot.
Bonsoir, mon cher mignon; je t'embrasse de toute mon âme. Le Paloignon[1] t'embrasse et part le 17. Lambrouche t'embrasse et attendra ou que j'aille à Paris, si la pièce va vite, ou que Manceau vienne me tenir compagnie, si la pièce va plus loin; car je ne voudrais pas rester inutilement des semaines à Paris dans ce moment-ci, où les capitaux ne pleuvent pas encore. Écris-moi le plus souvent que tu pourras. Marquis a été triste le jour de ton départ et il a flairé Paloignon, qui avait pris ta place à table, puis s'en est allé, d'un air de dégoût.
P.S.—Paloignon s'est endormi encore aujourd'hui dans son pavillon. Il est venu dîner à l'entremets. Il devient très violent et très pédant au domino. Hier au soir, il voulait tuer Aucante, parce que celui-ci ne bouchait pas la pose.
Je viens de recevoir une charmante lettre d'Emmanuel. Va donc le voir. Parle-lui de nous, de Claudie, etc. Il demeure toujours rue Neuve-des-Petits-Champs, 55. Dis à Manceau de lui porter une épreuve de mon portrait. Voici ce qu'il me dit; lis-le à Manceau:
«Et, à propos, je viens d'entendre dire qu'on a vu un chef-d'oeuvre à Paris: la gravure de ton portrait de Couture, gravure superbe d'un des jeunes artistes commensaux de Nohant (quel charmant calembour!). Est-ce que, par hasard, tu te figures que je ne veux pas une des premières épreuves?»
N'oublie pas de porter un Gribouille à Camille et d'envoyer une épreuve de mon portrait, quand ça se pourra, à Clotilde et à ma tante.
[1] Sobriquet du peintre Villevieille, paysagiste distingué, mort tout jeune.
CCCXXIII
A M. CHARLES PONCY, A TOULON
Nohant, 25 décembre 1850.
Cher enfant,
Je suis toute malade depuis quinze jours et'accablée d'une grosse correspondance pour la pièce qu'on va jouer à Paris un de ces jours. Je dois m'y rendre aussitôt après la première représentation, si la pièce ne tombe pas; auquel cas je n'ai pas besoin de m'en occuper plus après qu'auparavant. Mais, pour le moment, il faut répondre à mille questions de détail, et j'en ai la tête cassée. J'aime bien à écrire, à composer; j'aime bien mon art, mais je n'en aime pas le métier, et tout ce qui est relatif à l'exécution matérielle m'est odieux. J'ai un ami dévoué, et des plus compétents, qui s'en occupe à ma place et qui joue même le principal rôle, bien qu'il ait renoncé au théâtre.
C'est Bocage, qui se donne un mal affreux pour moi, et que je suis obligée de seconder par correspondance, n'ayant pas le courage de me fourrer en personne dans cette pétaudière.
Maurice est à Paris, qui fait de la peinture et attend l'Exposition (laquelle s'ouvre aujourd'hui). Je suis seule ici avec le petit Lambert, que vous ne connaissez pas, je crois, quoiqu'il soit avec nous depuis six ans. Mais je crois qu'il était absent quand vous êtes venu. C'est le plus gentil de mes enfants, et il a beaucoup de talent pour la peinture. Mais nous sommes comme des corps sans âme quand Maurice n'est pas ici.
Je travaille tant que je peux, mais je ne peux guère, étant souffrante et sans cesse interrompue par des lettres pressées, et mille détails d'affaires et d'intérieur. Les artistes et les poètes n'ont jamais le temps de faire ce qu'ils préfèrent à toute autre occupation, soyez-en convaincu. Les banalités du monde en distrayent beaucoup. Les soins de l'intérieur, qui ne sont, après tout, que les soucis et les devoirs de la famille, en dérangent d'autres qui n'ont pourtant pas a se faire le reproche de sacrifier aux vanités d'ici-bas.
Vous enragez, vous, avec vos chiffres et cette dure nécessité de penser au pain du corps avant celui de l'âme! C'est peut-être un rude bienfait de la Providence, qui nous prive de nos joies intellectuelles pour nous en rendre la jouissance plus complète et plus féconde quand, par hasard, nous pouvons la saisir au vol.
Vous ne me parlez plus de votre édition des chansons. Avez-vous épuisé toute la première? Après ma pièce, si elle me rapporte quelques sous, je pourrai vous prendre d'autres exemplaires, s'il vous en reste sur les bras.
Bonsoir, mon cher fils. Impossible de vous écrire plus longtemps; je suis trop fatiguée. Mais je pense toujours à vous, et je vous aime toujours, et j'aime toujours Désirée et Solange, que j'embrasse de toute mon âme. Augustine est venue passer les vacances avec nous. Elle est heureuse; elle a un bon mari, un bel enfant; elie est à Lunéville, où elle vit passablement avec la modeste place de son mari et les leçons de musique qu'elle donne.
Boris est en Angleterre. Mais nous n'avons pas de ses nouvelles depuis assez longtemps. Aucante est ici ce soir. Il vous serre les mains. C'est un brave jeune homme.
Voici le jour de l'an qui approche. Dites tout ce qu'il y a de plus gentil à Désirée pour moi ce jour-la, et je la charge de vous répondre aussi, pour moi, tout ce qu'il y a de plus affectueux, et que Solange vous donne à tous deux un baiser de ma part à votre réveil.
CCCXXIV
A MAURICE SAND, A PARIS
Nohant, 9 janvier 1851
Mon enfant,
Tu me dis aujourd'hui que tout va bien pour Claudie et qu'on va jouer. Arage m'écrit, de son côté, que le bruit court que ça va à la diable et qu'il va y avoir un procès. Je pense qu'il est mal informé et que tu l'es bien. Cependant, s'il y avait quelque chose de vrai dans ce qu'il a entendu dire, tâche d'empêcher ça. Je ne veux pas être fourrée dans trente-six procès à la fois. Je les déteste; la solution n'en est jamais équitable, pour ceux qui, comme moi, ne s'en occupent pas, et cela me donne, à mon début dans la carrière dramatique, une apparence de chicanerie qui m'est désagréable. Dis à Bocage que je n'en veux absolument pas, pour mon compte.
J'irai à la seconde ou à la troisième représentation, c'est-à-dire aussitôt que je saurai que la première est un fait accompli; car, de se fier au jour annoncé, même la veille, tu vois si c'est possible, et ce qui me serait arrivé si j'avais compté sur le 28.
Tâche donc de savoir positivement de Bocage si c'est vrai ou faux qu'on joue ma pièce; car, si cela doit traîner un an, et un procès ne dure pas moins (c'est même court), il vaut mieux que tu reviennes ici. Mais qu'il réfléchisse que ces coups de tête-là sont une ruine pour moi; que le premier effet d'un procès sera de me faire interdire par la direction le droit de faire jouer d'autres pièces avant la fin du procès, et qu'il peut y en avoir pour dix-huit mois et deux ans; ce sera comme pour le Champi, dont nous n'entendrons plus parler avant 1852, et qui serait à nous si on n'avait pas cassé les vitres.
Ne le blesse pas, ne le tourmente pas pour le passé. Ce qui est fait est fait, et il ne faut pas revenir sur les faits accomplis; mais, pour ce qui est à faire, on peut se préserver, et, encore une fois, je veux que la pièce soit jouée telle quelle, et qu'elle tombe, plutôt que d'être conquise au prix d'un procès.
Bonsoir, mon cher mignon; je t'embrasse de toute mon âme.
CCCXXV
A JOSEPH MAZZINI, A LONDRES
Nohant, 22 janvier 1851.
Oui, mon ami, je la reçois avec reconnaissance et avec bonheur, cette chère bague dont je n'ai pas besoin pour penser à vous tous les jours de ma vie, mais qui sera pour moi une relique sacrée dont mon fils héritera. Il en est digne; car il a la religion des souvenirs, comme nous.
En disant que je pense à vous tous les jours de ma vie, je ne me sers pas d'une formule vaine. Je mentirais si je disais que je pense tous les jours à tous mes amis. Mais, comme les chrétiens out certains bienheureux de préférence, auxquels ils s'adressent chaque soir dans leurs prières, je puis dire que j'ai certaines affections sérieuses sur cette terre et ailleurs, dont la commémoration se fait naturellement dans mon âme chaque fois qu'elle s'élève vers Dieu, dans la douleur et dans la foi. Oui, je vois bien qu'il faut que vous alliez en Italie tôt ou tard. Je sais bien que vous lui devez votre vie ou votre mort. C'est notre lot à tous de vivre ou de mourir pour nos principes. Pour vous, l'éventualité est plus prochaine en apparence que pour nous. Ce n'est pas moi qui vous dirai de craindre la souffrance, de reculer devant les périls, et d'éviter la mort. Je vous le dirais, d'ailleurs, sans vous ébranler. La douleur et l'effroi qui me serrent le coeur à cette idée, je ne dois même pas vous en parler; mais vous seriez mon propre fils, que je ne vous détournerais pas de votre devoir. Que nos amis soient parmi nous ou dans une meilleure vie, nous les sentons toujours en nous et nous les aimons de même; nous nous sommes dit cela l'un à l'autre et nous le pensons bien profondément. Pourtant, cette idée de séparation ici-bas répugne à la nature, et le coeur saigne malgré lui. Que Dieu nous donne la force de croire assez pour que cette douleur ne soit pas le désespoir! Mais enfin, fût-elle le désespoir, acceptons tout. L'âme a ses agonies et doit subir ses tortures, comme le corps.
Il faut que je vous dise maintenant que, depuis trois semaines, je suis fort tourmentée et indignée à cause de vous. Imaginez-vous que j'ai traduit en français voire lettre au pape, et que je l'ai accompagnée de réflexions qui, loin d'être violentes et subversives, sont, au contraire, chrétiennes et vraies. J'ai envoyé tout cela à Paris, pour que mes amis le fissent publier dans un journal. Je crois que la Réforme, qui est dans nos idées plus que les autres, l'aurait accepté sans objection; mais la Réforme n'a qu'un petit nombre de lecteurs, et je tenais à ce que votre lettre eût un certain retentissement en France, surtout dans un moment où notre Assemblée vient de discuter si pauvrement la question italienne, et où le jésuite Montalembert et autres cerveaux despotiques et étroits vous ont personnellement lancé leur anathème méprisable. Je tenais beaucoup à montrer que ces beaux chrétiens étaient des hérétiques, et vous un chrétien beaucoup plus sincère et plus orthodoxe. Eh bien, le Siècle a gardé mon manuscrit quinze jours et a fini par le rendre, en disant qu'il manquait de place pour le publier; ce qui n'est qu'un prétexte pour éviter de se compromettre dans l'esprit des bourgeois voltairiens. On a porté votre lettre et mes réflexions au Constitutionnel, qui a promis de les insérer, mais qui les tient depuis plusieurs jours sans en rien faire. De sorte que j'ignore si, comme le Siècle, il ne se ravisera pas. J'ai écrit hier pour leur dire que, s'ils étaient effrayés de mes idées, je les autorisais à les supprimer entièrement, pourvu qu'ils publiassent ma traduction de votre lettre. Nous verrons s'ils auront un peu de coeur et de courage; mais je suis honteuse pour la presse française non seulement que vous n'y ayez pas un défenseur spontané, mais encore qu'on ait tant de peine à laisser entendre une voix qui s'élève dans le désert pour dire que vous n'êtes ni un jacobin ni un impie.
Au reste, notre ami Borie, que vous avez vu chez moi, a pris plusieurs fragments de cette traduction et a fait de son côté un bon article, qu'il a envoyé au Journal du Loiret, en même temps que j'envoyais le mien avec la traduction complète à Paris. Il a mieux réussi que moi. Cet article a été publié, il y a quelques jours, et j'attends, pour vous l'envoyer, que j'y puisse joindre le mien. J'ai vu aujourd'hui Leroux, à qui j'ai remis un exemplaire de votre texte italien, et qui va s'en occuper sérieusement dans la Revue sociale. Il ne sera pas autant que moi de votre avis. Il rendra justice à la pureté et à l'élévation de vos idées et de vos sentiments; mais il est possédé aujourd'hui d'une rage de pacification, d'une horreur pour la guerre, qui va jusqu'à l'excès et que je ne saurais partager.
Blâmer la guerre dans la théorie de l'idéal, c'est tout simple; mais il oublie que l'idéal est une conquête, et qu'au point où en est l'humanité, toute conquête demande notre sang.
Il vous envoie probablement ses travaux quotidiens. Le voilà qui croit tenir la science religieuse, politique et sociale, et qui s'annonce avec beaucoup d'audace comme possédant un dogme, une organisation, un principe de subsistance; c'est beaucoup dire! Cette admirable cervelle a touché, je le crains, la limite que l'humanité peut atteindre. Entre le génie et l'aberration, il n'y a souvent que l'épaisseur d'un cheveu. Pour moi, après un examen bien sérieux, bien consciencieux, avec un grand respect, une grande admiration et une sympathie presque complète pour tous ses travaux, j'avoue que je suis forcée de m'arrêter, et que je ne puis le suivre dans l'exposé de son système. Je ne crois pas, d'ailleurs, aux systèmes d'application à priori. Il y faut le concours de l'humanité et l'inspiration de l'action générale. Enfin, lisez et dites-moi si j'ai tort et si vous le croyez dans le vrai. Je tiens beaucoup à votre jugement. J'en ai même besoin pour sonder encore le mien propre. Je vous demande donc de donner deux ou trois heures à cette lecture, et d'en consacrer encore une ou deux, s'il le faut, à résumer pour moi votre opinion. Ne craignez pas de me faire payer un gros port de lettre. Je n'ai pas encore discuté avec Leroux, j'étais tout occupée de l'écouter et de le faire expliquer. Et puis il était aujourd'hui dans une sorte d'ivresse métaphysique, et il n'eût rien entendu.
Adieu, mon ami; permettez-moi d'affranchir ce paquet, que je vais grossir de ma réponse à miss Hays. Je ne me souciais pas de répondre, je l'avoue. Une personne qui avait débuté par des altérations ne me paraissait pas très bien venue à me demander une consécration de la fidélité de sa traduction. Et puis il me semblait que mistress Ashurst, votre amie, ayant traduit aussi quelque chose, je ne devais pas créer à une autre un monopole. Je conclus de votre lettre que mistress Ashurst a renoncé à ce travail et je fais ce que vous me dites. Mais je vous envoie ma lettre à miss Hays, pour que, réflexion faite, vous en agissiez comme vous trouverez bon.
Adieu encore, mon ami et mon frère. Bénissez-moi, j'en vaudrai mieux.
GEORGE.
Mon fils et ses amis vous aiment.
CCCXXVI
A MADAME AUGUSTINE DE BERTHOLDI, A LUNÉVILLE
Nohant, 24 janvier 1851
Ma chère fille,
J'ai reçu à Paris ta lettre de félicitation. Claudie a réussi, en effet, au delà de toute prévision. Succès de larmes, succès d'argent. Tous les jours, salle comble, pas un billet donné, pas même une place pour Maurice. La pièce est admirablement jouée. Bocage est magnifique; le public pleure, on se mouche comme au sermon. Enfin on dit que jamais, de mémoire d'homme, on n'a vu une première représentation comme celle qui a eu lieu et à laquelle je n'ai pas assisté. Tous mes amis sont bien contents, et Maurice aussi.
Moi, je ne nie suis pas laissée détempser par tous ces compliments. J'ai passé huit jours-là-bas, et je reviens ici reprendre un travail qui m'intéresse plus que celui qui est terminé. Le travail en train a des attraits que l'on ne sait pas et qui l'emportent sur celui du travail accompli et livré au public. Et puis, cette vie de Paris, tu sais comme je l'aime peu et comme elle me fatigue. Je me trouve ici mieux que partout ailleurs.
J'attends Maurice dans quelques jours. Je travaille à la belle surprise que nous voulons lui faire et qui est presque prête. C'est la suppression du mur qui séparait le théâtre du billard. A présent, ces deux pièces sont jointes par une belle arcade. Le public n'en dépassera pas la limite et verra à distance l'effet dans la partie de la salle qu'il occupait autrefois.
Sur les côtés, les coulisses sont artistement prolongées et imitent des loges grillées, où les acteurs (sans être vus du public) seront bien assis et assisteront à la pièce, quand ils ne seront pas en scène. Le billard roulera sur des bandes de bois qui permettront qu'on le place le long de la fenêtre, et toute la salle de billard pourra être pleine de spectateurs.
La toile ne s'ouvre plus en deux, elle monte sur un cylindre. Enfin, c'est un bijou que notre petit théâtre, et on y fera encore les épreuves des pièces destinées aux grandes scènes de Paris, et tu viendras encore y faire les jeunes premières. Maurice ne s'attend à rien de tout cela.
J'ai vu à Paris, ma tante, toujours forte et gaie; mon oncle, Clotilde, tous bien portants et me parlant de toi.
Bonsoir, ma mignonne; j'embrasse Bertholdi de tout mon coeur, pour son contentement à la lecture des journaux qui lui ont appris le succès de Claudie; je l'embrasse aussi pour toi et pour lui, ça fait trois. Toi, je te bige mille fois, ainsi que mon petit amour de George.
CCCXXVII
A LA MEME
Nohant, 17 février 1851.
Ma chère mignonne,
Il y a bien longtemps que je veux t'écrire. J'ai été très souffrante de crampes d'estomac et occupée pardessus la tête. Je suis heureuse de toutes des bonnes nouvelles que tu me donnes de ton petit George d'abord, et puis de tes succès dans le monde musical Mais pourquoi ne m'as-tu pas déjà écrit le résultat de ton concert à Nancy?
Il ne faut pas attendre mes réponses pour m'écrire et me tenir au courant de ce qui t'intéresse.
Tu sais bien que je m'y intéresse aussi, moi, et que j'aime à te suivre jour par jour. Si je ne suis pas exacte, ce n'est pas ma faute.
Je suis assez malade, mais non pas dangereusement, et cela n'empêche pas les comédies d'aller leur train et la maison d'être gaie comme de coutume. Nous avons en plus, pour quelques jours, un architecte du gouvernement, qui est venu pour faire réparer l'église de Vic; car tu sauras que cette église est classée parmi les monuments historiques. Cela t'étonne un peu, n'est-ce pas?
Eh bien, cette grange, cette masure si nue, si laide, si insignifiante, elle est au nombre des choses rares et précieuses. Notre nouveau curé, en grattant les murs pour les nettoyer, a découvert, sous trois couches de badigeon, dans le choeur et dans le sanctuaire, des fresques romanes du XIe siècle au moins. J'en ai porté des croquis à Paris, je les ai montrés aux gens compétents et l'église a été classée.
Ces peintures sont barbares, comme tu penses, mais très curieuses, et cela intéressera beaucoup ton mari quand il les verra.
Il n'y a que cela de nouveau ici. Borie est à Bruxelles bien installé. Il vous écrit probablement. Les Duvernet vont bien et me parlent toujours de toi. Maurice et Lambert te disent mille amitiés de grand coeur. Nous t'aimons toujours bien, sois-en sûre, et tu es toujours ma fille chérie.
Embrasse bien Bertholdi et mon George pour moi et pour nous tous.
CCCXXVIII
M. CHARLES PONCY, A TOULON.
Nohant, 16 mars 1851.
Cher enfant, je vous ai écrit certainement depuis mon retour de Paris; je vous ai dit que j'y avais passé seulement huit jours, et que j'étais de retour ici à la fin de janvier. Je ne vous ai pas envoyé Claudie, il est vrai; elle n'était pas imprimée encore. Je vous l'envoie. Accusez-m'en réception, ainsi que de ma lettre; car il me semble que la poste n'est pas bien fidèle. Je ne vous mets rien sur la première page, vous savez que la poste s'y oppose.
Ce succès de Claudie, dont vous me faites compliment, a été coupé par la moitié, au beau milieu. Des intrigues de théâtre que je ne sais pas, des directeurs endettés, ruinés, forcés d'obéir à je ne sais quelles volontés (le ministère, dit-on, sous jeu), m'ont suscité de tels empêchements, qu'à la quarantième représentation environ, j'ai dû retirer ma pièce pour qu'elle ne fût pas tuée par le mauvais vouloir. Elle avait fait pourtant gagner beaucoup d'argent à ce théâtre ruiné, et, la veille encore, la salle était pleine. Je ne sais pas ce qu'il y a dans ces arcanes de la coulisse. Je laisse la gouverne à mon ami Bocage, qui fait de son mieux, mais qui ne peut lutter contre le diable. J'ai donc retiré fort peu d'argent de Claudie. Nous comptions sur cent représentations, et nous sommes loin de compte. Nous aviserons à la faire jouer sur un théâtre plus honnête, s'il y en a, et je prépare une autre pièce; car, mes petites dettes payées, me voilà pauvre comme devant et travaillant toujours sans pouvoir me reposer.
Je voudrais vous écrire longuement. C'est impossible ce soir, et je veux pourtant vous répondre par le courrier.
Je ne connais pas M. Lugi Bordèse. S'il a fait quelque chose sur des paroles de moi, s'il m'a écrit, si je lui ai répondu, je n'en ai pas souvenance. Donc, en tout cas, je ne le connais guère. Je ne sais pas quelle affaire il vous propose; je ne connais pas du tout ces arrangements de publication musicale. Renseignez-vous et ne livrez pas légèrement votre avoir littéraire, sans savoir de quoi il s'agit. Savez-vous que, si Claudie m'avait rapporté dix mille francs nets, mes dettes payées, je comptais vous dire de venir bien vite bâtir un atelier à Maurice? Je ne voulais pas vous le dire avant de savoir si je le pourrais, et j'ai bien fait de ne pas porter vos idées et vos projets sur ce travail, puisque, mes dettes payées, il ne me reste pas un centime. C'est donc pour une autre pièce, si elle réussit sous le rapport des écus, et pour une autre année probablement, si vous êtes libre quand je serai riche. Il faut aussi que je rentre dans la disposition d'une petite maison que j'ai dans le village, et qui est louée à bail, jusqu'en novembre prochain. Je la ferai arranger proprement pour que vous y puissiez loger, si nos projets se réalisent; car, maintenant, avec les arrangements que Maurice a faits dans la grande maison, les amis qui y sont à demeure et le théâtre, il ne me resterait pas un coin grand comme la main pour loger votre famille. Si j'avais eu ce logement libre, je vous aurais fait venir cet hiver pour le calorifère, dont je ne pouvais plus me passer, et que j'ai fait construire par un homme du pays. Mais je n'aurais pas pu vous séparer deux mois, n'est-ce pas? de Désirée et de Solange, et je n'aurais pas voulu vous mettre tous les trois sur un lit de sangle, dans une soupente. Cette question-là m'a empêchée de suivre mon désir, et même de vous en parler.
Espérons que tout ne sera, pas bouleversé en 1852, comme les bourgeois le prétendent. Je crois, au contraire, qu'on ne bouleversera pas assez! Alors, nous pourrons passer six mois ensemble en famille. Dans ce moment, j'emprunte une somme à intérêts pour faire, à mes frais, la publication de mes oeuvres complètes, à quatre sous la livraison. Ce sera enfin le moyen de populariser des ouvrages faits en grande partie pour le peuple, mais que, grâce aux spéculations stupides et aristocratiques des éditeurs, les bourgeois seuls ont lus. C'est une grande affaire dont je confie le soin à Hetzel. S'en tirera-t-il; et m'en tirerais-je moi même? A la garde de Dieu! Je crois que c'était un devoir, le principal devoir de ma vie, et je le remplis à mes risques et périls.
Bonsoir, cher enfant; je vous embrasse de coeur, ainsi que Désirée et
Solange. Maurice vous embrasse aussi.
Borie est en Belgique et m'écrit souvent.
CCCXXIX
A M. EDMOND PLAUCHUT, A PARIS
Nohant, 11 avril 1851.
Votre lettre m'a beaucoup touchée, monsieur, et, dans le service que vous ont rendu les miennes, je vois quelque chose de providentiel entre Dieu, vous et moi. Je n'ai pas l'habitude de répondre à cette foule de lettres oiseuses et inutiles qu'on écrit à toutes les personnes un peu connues dans les arts, et auxquelles le temps et la raison ne permettent pas de donner une attention sérieuse. Mais la première que je reçus de vous me prouva, par sa modestie et sa sagesse, que je devais faire une de ces rares exceptions qu'on est heureux de signaler, et, autant qu'il m'a été possible, j'ai répondu aux discrets et généreux appels de votre esprit délicat et sensé. Je m'en applaudis doublement aujourd'hui en apprenant que mon estime et ma sympathie vous ont assuré celles d'un homme généreux dans des circonstances funestes[1]. Faites savoir, je vous prie à M. Francisco Cardozzo de Mello, s'il est toujours aux îles du Cap-Vert, que je suis de moitié dans la reconnaissance que vous lui portez. Elle lui est due de ma part, puisque c'est un peu à cause de moi qu'il vous a si bien traité. Mais son bon coeur a été le premier mobile de sa bonne action, et votre mérite en sera la récompense. Si mes sentiments peuvent y ajouter quelque chose, soyez-en l'interprète auprès de lui.
Vous ne me dites pas ce que vous allez faire à Manille[2]. Croyez que je m'intéresserai cependant à tout ce qui vous concerne et que j'aurai beaucoup de satisfaction à recevoir de vos nouvelles. Je vous envie beaucoup d'avoir la jeunesse et la liberté qui permettent ces beaux voyages, traversés, sans doute, de périls, de souffrances et de désastres, mais où la vue des grands spectacles de la nature et des richesses de la création apportent de si nobles dédommagements. Je pense que vous prendrez beaucoup de notes et que vous tiendrez un journal qui vous permettra de donner une bonne relation de vos voyages.
Ces vastes excursions, de quelque côté qu'on les envisage, et le mieux est de les envisager sous tous les côtés à la fois, ont toujours un puissant intérêt, et vous y trouverez des ressources pour l'avenir. Occupez-vous d'histoire naturelle; n'y fussiez-vous pas très versé, vos collections et vos observations auront leur utilité. Pour ma part, je vous demande des insectes et des papillons; les plus humbles, les plus chétifs, me seront encore une richesse; et, comme je connais quelques amateurs, je pourrais, à votre retour, vous procurer d'agréables relations.
La meilleure manière d'apprêter les papillons et les insectes, c'est de ne pas chercher à les préparer. Quand le papillon est tué et piqué dans une longue épingle, ses ailes se ferment et il se dessèche ainsi. On peut donc en apporter une quantité, debout côte à côte dans une boîte assez petite; et, pourvu qu'ils soient bien plantés et ne se touchent pas, ils ne courent aucun risque. A leur arrivée, on les ramollit, on les ouvre, et on les étale par des procédés très simples, dont je me chargerai. Il faut coller un petit morceau de camphre à chaque coin de la boîte. Vous pourriez aussi apporter des chrysalides de papillons et d'insectes dans du son. Il en meurt, et il en éclôt mal à propos bon nombre dans la traversée; mais il en arrive toujours quelques-unes qu'on fait éclore ici par une chaleur artificielle et qui donnent des individus superbes. Mais ce à quoi je tiens beaucoup plus qu'à mes papillons, c'est à recevoir de vos nouvelles, et, si je puis vous être utile en quoi que ce soit, veuillez vous souvenir de moi.
Adieu, monsieur; mes meilleurs voeux vous accompagnent, et je demande à
Dieu qu'ils vous portent encore bonheur.
Tout à vous,
GEORGE SAND.
[1] A la suite du naufrage du navire le Rubens, sur les récifs de
l'île de Bona-Vista.
[2] Possession espagnole en Malaisie.
CCCXXX
A MADAME AUGUSTINE DE BERTHOLDI, A LUNÉVILLE
Nohant, 5 juin 1851.
Chère enfant,
J'ai été passer quinze jours à Paris; j'en suis revenue depuis environ quinze jours; j'en ai rapporté la grippe, dont je suis guérie par ces dernières chaleurs, mais qui m'a bien fatiguée. Je n'ai pu la soigner, ni me coucher, ni m'arrêter un instant au milieu de mes courses et de mes ennuis de théâtre. Au milieu de tout cela, le profond chagrin de la mort de ma pauvre petite tante m'est tombé sur la tête comme un coup de foudre. J'étais depuis cinq jours à Paris, je n'avais pas eu une minute pour aller la voir. Je lui avais envoyé une loge pour voir la première représentation de Molière. Elle était morte la veille. Afin de ne pas m'accabler et me mettre hors-d'état de veiller à mes affaires, Clotilde n'avait rien voulu me faire savoir. Pendant la représentation, cachée dans les coulisses, je voyais les avant-scènes et la loge que j'avais destinée à ma tante remplie de figures étrangères. Cela m'étonnait et m'inquiétait beaucoup, quoique je n'eusse pas de motifs d'inquiétude. Les acteurs me disaient: «Qu'est-ce que vous avez donc à vous tourmenter de cette loge? Pensez donc à votre pièce! Ça va bien, on applaudit.» Je n'y faisais pas attention, j'avais une idée fixe pour ma pauvre tante. Cependant, le lendemain matin, ce pressentiment était dissipé, je me disais qu'il y avait eu quelque changement dans la distribution des loges, et mon premier moment de liberté fut pour aller chez Clotilde et de là, à Chaillot. Clotilde était à la campagne. Je demande si ma tante est à Paris. «Madame Maréchal? me répond le portier. On l'a enterrée ce matin.» Voilà comment se brise une affection de toute la vie, une affection filiale, je peux dire; car j'aimais ma tante comme si elle m'avait mise au monde, Elle était ma mère autant que ma mère; elle m'avait nourrie de son lait autant que ma mère; elle m'aimait, je crois, autant que sa fille; et elle était si bonne, si égale, si douce, si gaie, si jeune de santé, d'esprit et de coeur! Je ne l'ai pleurée que dans la surprise du premier moment, et j'ai continué à faire mes affaires, mes corvées, et à traîner ma fièvre et ma toux, qui m'ont pris juste à ce moment-là, je ne sais par quelle coïncidence, je sais que ma tante avait un grand âge, je savais que je devais m'attendre à la perdre et à l'apprendre comme cela quelque jour, puisque nous vivions à quatre-vingts lieues de distance. Mais, c'est égal, la résignation ne console pas, et l'idée qu'une chose est inévitable ne la rend pas moins amère. J'y pense et j'y penserai tous les jours de ma vie, pour me dire que, maintenant, je suis tout à fait orpheline. Je ne l'étais pas encore tant qu'elle vivait. Elle a pensé à moi jusqu'au dernier jour de sa vie; sa dernière parole a été: «Donnez-moi donc un journal, pour que je voie si on joue ce soir la pièce d'Aurore. Je veux y aller.» Pendant que la bonne allait chercher ce journal, elle a jeté un cri: on l'a trouvée sans parole, sans connaissance, foudroyée d'une apoplexie pulmonaire, dit-on (je ne sais pas ce que c'est), et, une heure après, elle expirait dans les bras de Clotilde, sans comprendre et sans souffrir, à ce qu'on assure. Dieu veuille qu'elle n'ait pas pu savoir qu'elle quittait la vie! Elle l'aimait, elle se trouvait heureuse partout et toujours. Cette manière de finir est encore un bonheur; mais il aurait pu, il aurait dû arriver dix ans plus tard. Ou bien, il faudrait que des êtres si excellents, si doux, si inoffensifs et si aimables ne finissent jamais. On se retrouve ailleurs, je le crois, je l'espère. Sans cela, il vaudrait mieux ne pas vivre que de passer sa vie à s'aimer pour se perdre à jamais.
Je n'ai pas grand'chose à te dire de Molière, Le public a applaudi la pièce; mais on ne l'a jouée que douze fois. Bocage dit que le directeur n'a pas voulu la faire prendre. Le directeur était, je crois, en pleine déconfiture, le théâtre est fermé. Bocage ne s'accorde pas avec les théâtres où il n'est pas le maître. On y est très voleur, c'est vrai; mais Bocage est un peu terrible avec eux, et je crois qu'il faudra, ou que j'attende qu'il ait un théâtre à lui, ou que je change mes batteries si je veux gagner quelque argent avec mes pièces. Mais. je n'ai pas le coeur à te parler beaucoup de cela aujourd'hui. Je t'enverrai la pièce quand je l'aurai reçue. Je me suis remise au travail, espérant, de l'avenir et de meilleures combinaisons, de meilleurs résultats. Bonsoir, ma chère fille; je t'attends au mois d'août. Je t'aime; j'embrasse mon petit George et Bertholdi. Écris-moi souvent. Maurice t'embrasse; les jeunes gens le saluent très amicalement et humblement. Sois toujours heureuse à ta manière, toi; c'est la bonne!
CCCXXXI
A MADAME CAZAMAJOU, A CHÂTELLERAULT
Nohant, 6 juin 1851.
Oui, chère soeur, c'est une grande douleur pour nous, et c'est à présent que nous sommes tout à fait orphelines; car nous avions conservé, malgré nos cheveux blancs, une seconde mère qui nous chérissait d'un coeur toujours jeune. Elle était si jeune de santé aussi, que ce coup imprévu est bien cruel.
Elle devait aller le soir au théâtre pour voir cette pièce nouvelle de moi; elle avait reçu sa loge, elle se portait on ne peut mieux. Elle disait à son ouvrière: «Allez me chercher un journal, que je voie si on joue ce soir la pièce de ma nièce.» Ç'a été sa dernière parole. On l'a retrouvée mourante sur son fauteuil. Elle a expiré une heure après dans les bras de Clotilde, sans souffrir et sans rien comprendre. Clotilde n'a rien voulu me faire savoir, à cause des occupations où je me trouvais. Le soir, pendant la première représentation, j'étais dans les coulisses, j'apercevais la loge d'avant-scène où elle devait être. J'y voyais des figures étrangères, je m'en inquiétais; j'avais un pressentiment affreux, je ne pensais pas plus à ma pièce que si elle était d'un autre. Le lendemain matin, je cours chez Clotilde, et j'apprends de son portier la triste nouvelle. Je ne peux pas te dire le mal que cela m'a fait. La fièvre et la grippe m'ont prise instantanément. Je suis comme toi, je ne m'écoute guère. J'ai traîné cette vilaine maladie sans me coucher et ne m'en suis trouvée débarrassée qu'il y a deux jours, par une journée de forte chaleur, la seule que nous ayons encore eue ici depuis le printemps.
Le succès de Molière a été bon comme approbation du public, mais nul d'argent. Les théâtres du boulevard sont vides dès qu'il fait beau, et on a joué ma pièce trop tard dans la saison morte. Le théâtre était d'ailleurs en déconfiture, à ce qu'il paraît; car il a fermé brusquement ces jours-ci, et on le reconstitue, je ne sais si c'est avec la même direction.
Je vais tenter autre chose. Il faut s'attendre à bien du travail perdu dans cette partie.
Je viens de recevoir une lettre que le colonel d'Oscar écrit au général Baraguey d'Hilliers, et que ledit général m'a renvoyée pour me faire voir qu'on promettait positivement qu'Oscar passerait maréchal des logis. J'espère, sans être certaine, et je voudrais dire cette bonne nouvelle à Oscar. Mais tu m'annonces qu'ils vont partir, et tu ne m'apprends pas où ils vont. Est-ce qu'ils reviennent en France? Ce n'est pas probable. Les spahis ne quittent jamais l'Afrique; je t'envoie toujours une petite lettre pour lui. Fais-la-lui passer, si tu sais où il est, et change l'adresse, s'il y a lieu. Bonsoir, chère soeur; je t'embrasse mille fois, ainsi que notre bon Cazamajou, que j'aime de tout mon coeur. Maurice vous embrasse aussi tous les deux bien tendrement. Il est revenu de Paris avec moi; c'est le seul qui n'ait pas eu la grippe. Les autres enfants d'ici te présentent leurs respects. J'attends Solange dans quelques jours. Elle est très gentille pour moi à présent, malgré la froideur et la raideur du fond. Mais elle est comme cela, il faut bien aimer ses enfants comme ils sont. Sa petite est charmante. Son mari a des travaux et gagne de l'argent.
Adieu encore, chère amie.
Ta soeur.
CCCXXXII
A M. CHARLES PONCY, A TOULON
Nohant, 6 juin 1851.
Mon enfant, je suis heureuse de l'amélioration de votre sort. Enfin, voilà du pain quotidien. C'est si cruel d'avoir du coeur, des bras, de l'âme, et de ne pouvoir les occuper pour nourrir ceux qu'on aime! La manière dont vous avez été élu est charmante. C'est une vraie victoire.
J'étais à Paris quand cette lettre est arrivée ici; je l'ai trouvée à mon retour. J'avais la grippe et une grosse fièvre que je traînais depuis quinze jours à Paris, n'ayant pas un instant pour me reposer. Votre seconde lettre, me confirme votre satisfaction. Une bonne santé à vous trois! avec cela, tout va donc bien de votre côté. J'ai retrouvé hier un petit imprimé de vous, intitulé Lieds. Je ne l'avais pas vu. On reçoit ici les lettres, journaux et imprimés, le matin. On m'apporte les lettres dans mon lit; mais, les imprimés, sous prétexte de lire les journaux, mes jeunes gens les égarent ou les laissent traîner quelquefois, ce qui revient au même. Si bien que j'ai retrouvé le vôtre en fouillant dans une masse de rebuts où il n'aurait pas dû être. Il y a de charmantes choses dans ces Lieds, et je vois que la vie réelle, à laquelle il faut bien que, riche ou pauvre, on donne la meilleure partie de son temps, n'éteint pas en vous le feu sacré. Si la poésie ne fait pas venir le pain à la maison, du moins elle y conserve la vie de l'âme, et cela, joint aux tendres affections du coeur et de la famille, est encore un grand présent du bon Dieu.
J'oublie de vous parler de Molière.—Non, les tracasseries de la censure n'ont été que vaines menaces. Il n'y avait rien dans la pièce à quoi le mauvais vouloir pût se prendre. Je vous l'enverrai en quatre actes, comme elle a été jouée, et en cinq actes, comme je l'avais faite. Vous y trouverez bien de l'impartialité historique. Vous verrez seulement une scène où, après que divers personnages ont bu à la santé du roi et de la reine, des princes de la Fronde; un chasseur, à ses chiens; une gardeuse d'oies, à ses oies, Molière boit à la santé du peuple. Voilà le mot que la censure voulait absolument ôter. J'ai tenu bon; je les ai défiés d'interdire la pièce. Je les ai priés de le faire, leur disant que jamais plus belle occasion ne se présenterait pour moi de proclamer le jugement et les vertus de la censure. Ils ont cédé, et le mot est resté. Ils sont très bêtes, ces gens-là! si bêtes, qu'on est forcé d'en avoir pitié!
Le public des premières représentations a très bien accueilli ce Molière. Mais je dois dire, entre nous, que le public des boulevards, ce public à dix sous qui doit être le peuple, et à qui j'ai sacrifié le public bien payant du Théâtre-Français, ne m'a pas tenu compte de mon dévouement. Le peuple est encore ingrat ou ignorant. Il aime mieux les meurtres, les empoisonnements, que la littérature de style et du coeur. Enfin, c'est encore le peuple du boulevard du crime, et on aura de la peine à l'améliorer comme goût et comme morale. La pièce, délaissée par ce public-là, n'a eu que douze représentations, peu suivies par lui, et soutenues seulement par les lettrés et les bourgeois. C'est triste à dire. Il ne faut même pas le dire, et surtout il ne faut pas se décourager. La perte d'argent n'est qu'un désagrément; la perte de travail moral, le dévouement inutile sont des chagrins dont il ne faut pas se trop préoccuper; et il n'y a qu'un mot qui serve En avant! en avant!—Bonsoir, chers enfants, Désirée, Solange; je vous embrasse de toute mon âme.
CCCXXXIII
A M. ERNEST PÉRIGOIS, A LA CHÂTRE.
Paris, 25 octobre 1851
Mon cher ami, je suis très touchée de vos éloges, car ils sont très affectueux, et très flattée de vos vers.
En réponse à des vers qu'il lui avait adressés, après une représentation, à Nohant, de Nello, joué plus tard à l'Odéon, sous le titre de Maître Favilla. car ils me semblent très beaux. Je ne m'y connais guère, quoique je ies aime beaucoup. Mais ceux-là me paraissent pleins d'idées, et la forme en est belle, à coup sûr. Maintenant, est-ce que je mérite tout cela? Non certainement; mais, si vous le pensez de moi, sans en être vaine, j'en suis reconnaissante.
Je vois que vous êtes bien pénétré de la vérité dont j'ai fait ma méthode et mon but dans l'art, et je trouve que vous la dites mieux dans vos vers que je ne saurais la raisonner dans ma prose. C'est que la vérité, c'est l'idéal, dans l'ordre abstrait, comme le réel, c'est le mensonge. Dieu tolère le réel et ne l'accepte pas; comme nous, nous aspirons vers l'idéal et ne l'atteignons pas. Il n'en existe pas moins, l'idéal, puisqu'il doit devenir réalité dans le sein de Dieu, et même, espérons-le pour l'avenir du monde, réalité sur la terre.
Je vous réserve depuis longtemps un exemplaire de mon oeuvre complète illustrée, non pas pour vous condamner à tout lire, mais pour que vous l'ayez de moi en souvenir de moi. J'attends, pour vous en commencer l'envoi, qu'il y ait des volumes parus en parties brochées; car ces feuilles volantes sont fort incommodes et deviennent tout de suite malpropres.
Embrassez Angèle et vos enfants pour moi, s'ils sont près de vous, et gardez-moi tous deux bonne place dans votre coeur. J'y tiens, vous le savez.
GEORGE SAND.
CCCXXXIV
A MADAME AUGUSTINE DE BERTHOLDI, A LUNÉVILLE
Nohant, 6 décembre 1851.
Chère enfant, rassure-toi. Je suis partie de Paris, le 4 au soir, à travers la fusillade, et je suis ici avec Solange, sa fille, Maurice, Lambert et Manceau, depuis hier matin. Le pays est aussi tranquille qu'il peut l'être, au milieu d'événements si imprévus. Cela tue mes affaires, qui étaient en bon train. N'importe! tant d'autres souffrent en ce monde, qu'on n'a pas le droit de s'occuper de soi-même.
Je t'embrasse mille fois. J'ai laissé tous nos amis bien portants à Paris. Maurice t'embrasse de coeur, et les enfants aussi. Bonjour et tendresses à Bertholdi et à mon petit George. N'aie pas d'inquiétude.
CCCXXXV
A M. SOLLY-LÉVY, A PARIS
Nohant, 24 décembre 1851.
Mon cher monsieur Lévy, j'avais bien l'intention de vous voir à Paris. Dans les premiers jours, ne pouvant trouver une heure de loisir, je ne vous écrivais pas, comptant le faire aussitôt que ma pièce serait jouée[1] et mes autres affaires éclaircies. Je devais passer une quinzaine à Paris. Les événements sont survenus. Je n'avais aucune inquiétude pour mon compte et je voulais rester. Mais je me suis inquiétée pour Maurice, que j'avais laissé à Nohant. Le mouvement des provinces était à craindre; nous aimons beaucoup le peuple, et, à cause de cela, pour rien au monde nous ne lui eussions conseillé de se soulever, a supposer que nous eussions eu de l'influence. Je ne sais si les autres socialistes pensent comme moi, mais je ne voyais pas dans le coup d'État une issue plus désastreuse que dans toute autre tentative du même genre, et je n'ai jamais pensé que les paysans pussent opposer une résistance utile aux troupes réglées. Ce n'est pas que le peuple ne puisse faire quelquefois des miracles; mais, pour cela, il faut une grande idée, un grand sentiment, et je ne crois pas que cela existe chez les paysans à l'heure qu'il est. Ils se soulèvent donc pour des intérêts, et, dans le moment où nous vivons, leur intérêt n'est pas du tout de se soulever. Je craignais donc un soulèvement,—non pas chez nous, nos paysans sont trop bonapartistes, mais non loin de nous, dans les départements environnants, et un passage où l'on se trouve compromis entre les gens qu'on aime et qu'on blâme, et ceux qu'on n'aime pas, mais qu'on ne veut pas voir opprimer et maltraiter. La position eût été délicate et je voulais y être. Je suis donc partie un peu au milieu des balles, le 3 décembre, avec ma fille et ma petite-fille, et j'attends que la situation soit un peu détendue et la méfiance moins grande pour retourner achever mes affaires à Paris. Ici, on a fait beaucoup d'intimidation injuste et inutile, selon moi; car je suis presque certaine que personne ne voulait bouger. On a arrêté beaucoup de gens qui n'eussent rien dit et rien fait, si on les eût laissés tranquilles. Espérons qu'on se lassera de ces rigueurs, là où elles ne peuvent produire rien de bon, et où vraiment elles n'étaient pas nécessaires.
Quand je retournerai à Paris, je compte donc bien vous le faire savoir et vous prier de venir me voir. Si j'avais pu vous être utile, car j'ai, en toute occasion, pensé à vous, j'aurais bien su trouver le temps de vous en avertir. Mais je n'ai pas une seule fois trouvé le joint. Je n'ai placé ni Nello ni l'autre pièce. J'allais arranger quelque chose quand il a fallu tout laisser en train. Si mes trois pièces eussent été mises à flot, j'aurais bien trouvé, j'espère, le moyen de vous faire entrer dans un des trois théâtres. J'espère que ce moment reviendra favorable; mais je voudrais, avant tout, savoir ce que vous désirez. Vous m'avez dit qu'on vous avait offert un engagement au Vaudeville, et que cela ne vous convenait pas. Vous voudriez jouer le drame, et commencer, m'avez-vous dit, par la Porte-Saint-Martin; or vous savez que je n'ai pu m'arranger avec ce théâtre, parce qu'on m'a refusé d'engager mademoiselle Fernand.
Je regrette d'avoir encore si peu de crédit; j'espère que je finirai par en avoir un peu plus, et comptez bien que tout ce qui dépendra de moi pour vous être agréable, je le ferai de tout mon coeur.
Bonsoir et à bientôt, mon cher monsieur; mes enfants vous serrent cordialement la main, et Émile Aucante compte vous écrire bientôt.
Tout à vous.
[1] Le Mariage de Victorine.
CCCXXXVI
A SON ALTESSE LE PRINCE NAPOLÉON (JÉRÔME), A PARIS
Paris, 3 janvier 1852.
Prince,
J'ai regardé comme une si grande preuve d'obligeance et de bonté de coeur la peine que vous avez prise de venir trouver une vieille malade, que je n'aurais pas osé vous prier d'y revenir.
Ma fille me dit que j'ai eu tort de douter de la franche sympathie avec laquelle vous eussiez accepté mon invitation. Croyez bien que ce n'est pas de vous que je douterai jamais, et, pour preuve, je m'enhardi à vous dire que, si cette pauvre demeure et cette triste figure ne vous font point peur, l'une et l'autre seront ranimées et consolées par votre bonne amitié Mille grâces encore.
GEORGE SAND
CCCXXXVII
A M. CHARLES PONCY, A TOULON
Paris, 4 janvier 1852.
Mes très chers enfants,
Je vous remercie de vos gentilles et bonnes lettres, et de tout ce que vous me souhaitez d'heureux. A supposer que je puisse être bien heureuse au milieu de tant de désolations et d'inquiétudes, il me faudrait encore vous savoir heureux pour l'être entièrement. Mais nous vivons dans un temps où l'on ne peut se souhaiter les uns aux autres qu'une bonne dose de courage pour affronter l'inconnu et traverser le doute.
L'espérance reste toujours au fond du coeur de l'homme; mais, comme la clarté de cette petite lampe qui veille en nous est faible et tremblotante dans ce moment-ci! Les huit millions dévotes apprendront-ils au président que sa force est dans le peuple et qu'il faut s'appuyer sur la démocratie dans l'exercice de sa puissance, comme à son point de départ?
Mais je ne veux pas vous attrister par mes réflexions; je ne veux pas faire rêver et soupirer Désirée et endormir l'aimable Solange, qui, heureusement pour elle, ne comprend pas encore ce que c'est que la vie. Donnez, mon bon Charles un tendre baiser à ces deux chères créatures, et dites-leur que je les bénis comme mes enfants.
Toujours écrasée de travail et tout à fait malade, je vais devant moi, faisant ma tâche de chaque jour.
Ayons la foi, mes amis, et comptons sur la bonté de Dieu, ici-has et là-haut.
Je vous embrasse de coeur. Mes enfants vous embrassent aussi et vous aiment.
CCCXXXVIII
AU PRINCE LOUIS-NAPOLÉON BONAPARTE, PRÉSIDENT DE LA RÉPUBLIQUE
Paris, 22 janvier 1852.
Prince,
Je vous ai demandé une audience; mais, absorbé comme vous l'êtes par de grands travaux et d'immenses intérêts, j'ai peu d'espoir d'être exaucée. Le fussé-je d'ailleurs, ma timidité naturelle, ma souffrance physique et la crainte de vous importuner ne me permettraient probablement pas de vous exprimer librement ce qui m'a fait quitter ma retraite et mon lit de douleur. Je me précautionne donc d'une lettre, afin que, si la voix et le coeur me manquent, je puisse au moins vous supplier de lire mes adieux et mes prières.
Je ne suis pas madame de Staël. Je n'ai ni son génie ni l'orgueil qu'elle mit à lutter contre la double force du génie et de la puissance. Mon âme, plus brisée ou plus craintive, vient à vous sans ostentation et sans raideur, sans hostilité secrète; car, s'il en était ainsi, je m'exilerais moi-même de votre présence et n'irais pas vous conjurer de m'entendre.
Je viens pourtant faire auprès de vous une démarche bien hardie de ma part; mais je la fais avec un sentiment d'annihilation si complète, en ce qui me concerne, que, si vous n'en êtes pas touché, vous ne pourrez pas en être offensé. Vous m'avez connue fière de ma propre conscience, je n'ai jamais cru pouvoir l'être d'autre chose; mais, ici, ma conscience m'ordonne de fléchir, et, s'il fallait assumer sur moi toutes les humiliations, toutes les agonies, je le ferais avec plaisir, certaine de ne point perdre votre estime pour ce dévouement de femme qu'un homme comprend toujours et ne méprise jamais.
Prince, ma famille est dispersée et jetée à tous les vents du ciel. Les amis de on enfance et de ma vieillesse, ceux qui furent mes frères et mes enfants d'adoption sont dans les cachots ou dans l'exil: votre rigueur s'est appesantie sur tous ceux qui prennent, qui acceptent ou qui subissent le titre de républicains socialistes.
Prince, vous connaissez trop mon respect des convenances humaines pour craindre que je me fasse ici, auprès de vous, l'avocat du socialisme tel qu'on l'interprète à de certains points de vue. Je n'ai pas mission pour le défendre, et je méconnaîtrais la bienveillance que vous m'accordez, en m'écoutant, si je traitais à fond un sujet si étendu, où vous voyez certainement aussi clair que moi. Je vous ai toujours regardé comme un génie socialiste, et, le 2 décembre, après la stupeur d'un instant, en présence de ce dernier lambeau de société républicaine foulé aux pieds de la conquête, mon premier cri a été: «O Barbès, voilà la souveraineté du but! Je ne l'acceptais pas même dans ta bouche austère; mais voilà que Dieu te donne raison et qu'il l'impose à la France, comme sa dernière chance de salut, au milieu de la corruption des esprits et de la confusion des idées. Je ne me sens pas la force de m'en faire l'apôtre; mais, pénétrée d'une confiance religieuse, je croirais faire un crime en jetant dans cette vaste acclamation un cri de reproche contre le ciel, contre la nation, contre l'homme que Dieu suscite et que le peuple accepte.» Eh bien, prince, ce que je disais dans mon coeur, ce que je disais et écrivais à tous les miens, il vous importe peu de le savoir sans doute; mais, vous qui ne pouvez pas avoir tant osé en vue de vous-même, vous qui, pour accomplir de tels événements, avez eu devant les yeux une apparition idéale de justice et de vérité, il importe bien que vous sachiez ceci: c'est que je n'ai pas été seule dans ma religion à accepter votre avènement avec la soumission qu'on doit à la logique de la Providence; c'est que d'autres, beaucoup d'autres adversaires de la souveraineté du but ont cru de leur devoir de se taire ou d'accepter, de subir ou d'espérer. Au milieu de l'oubli où j'ai cru convenable pour vous de laisser tomber vos souvenirs, peut-être surnage-t-il un débris que je puis invoquer encore: l'estime que vous accordiez à mon caractère et que je me flatte d'avoir justifié depuis par ma réserve et mon silence.
Si vous n'acceptez pas en moi ce qu'on appelle mes opinions, mot bien vague pour peindre le rêve des esprits, ou la méditation des consciences, du moins, je suis certaine que vous ne regrettez pas d'avoir cru à la droiture, au désintéressement de mon coeur. Eh bien, j'invoque cette confiance qui m'a été douce, qui vous l'a été aussi dans vos heures de rêveries solitaires; car on est heureux de croire, et peut-être regrettez-vous aujourd'hui votre prison de Ham, où vous n'étiez pas à même de connaître les hommes tels qu'ils sont. J'ose donc vous dire: Croyez-moi, prince, ôtez-moi votre indulgence si vous voulez, mais croyez-moi, votre main armée, après avoir brisé les résistances ouvertes, frappe en ce moment, par une foule d'arrestations, préventives, sur des résistances intérieures inoffensives, qui n'attendaient qu'un jour de calme ou de liberté pour se laisser vaincre moralement. Et croyez, prince, que ceux qui sont assez honnêtes, assez purs pour dire: «Qu'importe que le bien arrive par celui dont nous ne voulions pas? pourvu qu'il arrive, béni-soit-il!» c'est la portion la plus saine et la plus morale des partis vaincus; c'est peut-être l'appui le plus ferme que vous puissiez vouloir pour votre oeuvre future. Combien y a-t-il d'hommes capables d'aimer le bien pour lui-même, et heureux de lui sacrifier leur personnalité si elle fait obstacle apparent? Eh bien, ce sont ceux-là qu'on inquiète et qu'on emprisonne sous l'accusation flétrissante—ce sont les propres termes des mandats d'arrêt—«d'avoir poussé leurs concitoyens à commettre des crimes». Les uns furent étourdis, stupéfaits de cette accusation inouïe; les autres vont se livrer d'eux-mêmes; demandant à être publiquement justifiés. Mais où la rigueur s'arrêtera-t-elle? Tous les jours, dans les temps d'agitation et de colère, il se commet de fatales méprises; je ne veux en citer aucune, me plaindre d'aucun fait particulier, encore moins faire des catégories d'innocents et de coupables; je m'élève plus haut, et, subissant mes douleurs personnelles, je viens mettre à vos pieds toutes les douleurs que je sens vibrer dans mon coeur, et qui sont celles de tous. Et je vous dis: Les prisons et l'exil vous rendraient des forces vitales pour la France; vous le voulez, vous le voudrez bien certainement, mais vous ne le voulez pas tout de suite. Ici, une raison, toute de fait, une raison politique vous arrête: vous jugez que la terreur et le désespoir doivent planer quelque temps sur les vaincus, et vous laissez frapper en vous voilant la face. Prince, je ne me permettrai pas de discuter avec vous une question politique, ce serait ridicule de ma part; mais, du fond de mon ignorance et de mon impuissance, je crie vers vous, le coeur saignant et les yeux pleins de larmes:
—Assez, assez, vainqueur! épargne les forts comme les faibles, épargne les femmes qui pleurent comme les hommes qui ne pleurent pas; sois doux et humain, puisque tu en as envie. Tant d'êtres innocents ou malheureux en ont besoin! Ah! prince, le mot «déportation», cette peine mystérieuse, cet exil éternel sous un ciel inconnu, elle n'est pas de votre invention; si vous saviez comme elle consterne les plus calmes et les hommes les plus indifférents. La proscription hors du territoire n'amènera-t-elle pas peut-être une fureur contagieuse d'émigration que vous serez forcé de réprimer. Et la prison préventive, où l'on jette des malades, des moribonds, où les prisonniers sont entassés maintenant sur la paille, dans un air méphitique, et pourtant glacés de froid? Et les inquiétudes des mères et des filles, qui ne comprennent rien à la raison d'État, et la stupeur des ouvrières paisibles, des paysans, qui disent: «Est-ce qu'on met en prison des gens qui n'ont ni tué ni volé? Nous irons donc tous? Et cependant, nous étions bien contents quand nous avons voté pour lui.»
Ah! prince, mon cher prince d'autrefois, écoutez l'homme qui est en vous, qui est vous et qui ne pourra jamais se réduire, pour gouverner, à l'état d'abstraction. La politique fait de grandes choses sans doute; mais le coeur seul fait des miracles. Écoutez le vôtre, qui saigne déjà. Cette pauvre France est mauvaise et farouche à la surface, et, pourtant, la France a sous son armure un coeur de femme, un grand coeur maternel que votre souffle peut ranimer. Ce n'est pas par les gouvernements, par les révolutions, par les idées seulement que nous avons sombré tant de fois.
Toute forme sociale, tout mouvement d'hommes et de choses seraient bons à une nation bonne. Mais ce qui s'est flétri en nous, ce qui fait qu'en ce moment, nous sommes peut-être ingouvernables par la seule logique du fait; ce qui fait que vous verrez peut-être échapper la docilité humaine à la politique la plus vigoureuse et la plus savante, c'est l'absence de vertu chrétienne, c'est le dessèchement des coeurs et des entrailles. Tous les partis ont subi l'atteinte de ce mal funeste, oeuvre de l'invasion étrangère et du refoulement de la liberté nationale; partant, de sa dignité.
C'est ce que, dans une de vos lettres, vous appeliez le développement du ventre, l'atrophie du coeur. Qui nous sauvera, qui nous purifiera, qui amollira nos instincts sauvages? Vous avez voulu résumer en vous la France, vous avez assumé ses destinées, et vous voilà responsable de son âme bien plus que de son corps devant Dieu. Vous l'avez pu, vous seul le pouvez; il y a longtemps que je l'ai prévu, que j'en ai la certitude, et que je vous l'ai prédit à vous-même lorsque peu de gens y croyaient en France. Les hommes à qui je le disais alors, répondaient:
—Tant pis pour nous! nous ne pourrons pas l'y aider, et, s'il fait le bien, nous n'aurons ni le plaisir ni l'honneur d'y contribuer. N'importe! ajoutaient-ils, que le bien se fasse, et qu'après, l'homme soit glorifié!
Ceux qui me disaient cela, prince, ceux qui sont encore prêts à le dire, il en est qu'en votre nom, on traite aujourd'hui en ennemis et en suspects.
Il en est d'autres moins résignés sans doute, moins désintéressés peut-être, il en est probablement d'aigris et d'irrités, qui, s'ils me voyaient en ce moment implorer grâce pour tous, me renieraient un peu durement. Qu'importe à vous qui, par la clémence, pouvez vous élever au-dessus de tout! qu'importe à moi qui veux bien, par le dévouement, m'humilier à la place de tous! Ce serait de ceux-là que vous seriez le plus vengé si vous les forciez d'accepter la vie et la liberté, au lieu de leur permettre de se proclamer martyrs de la cause.
Est-ce que ceux qui vont périr à Cayenne ou dans la traversée ne laisseront pas un nom dans l'histoire, à quelque point de vue qu'on les accepte? Si, rappelés par vous, par un acte non de pitié mais de volonté, ils devenaient inquiétants (ces trois ou quatre mille, dit-on) pour l'élu de cinq millions, qui blâmerait alors votre logique de les vouloir réduire à l'impuissance? Au moins, dans cette heure de répit que vous auriez donnée à la souffrance, vous auriez appris à connaître les hommes qui aiment assez le peuple pour s'annihiler devant l'expression de sa confiance et de sa volonté.
Amnistie! amnistie bientôt, mon prince! Si vous ne m'écoutez pas, qu'importe pour moi que j'aie fait un suprême effort avant de mourir? Mais il me semble que je n'aurai pas déplu à Dieu, que je n'aurai pas avili en moi la liberté humaine, et surtout que je n'aurai pas démérité de votre estime, à laquelle je tiens beaucoup plus qu'à des jours et à une fin tranquilles. Prince, j'aurais pu fuir à l'étranger lorsqu'un mandat d'amener a été lancé contre moi, on peut toujours fuir; j'aurais pu imprimer cette lettre en factum pour vous faire des ennemis, au cas où elle ne serait, pas même lue par vous. Mais, quoiqu'il en arrive, je ne le ferai pas. Il y a des choses sacrées pour moi, et, en vous demandant une entrevue, eu allant vers vous avec espoir et confiance, j'ai dù, pour être loyale et satisfaite de moi-même, brûler mes vaisseaux derrière moi et me mettre entièrement à la merci de votre volonté.