Correspondance, 1812-1876 — Tome 4
The Project Gutenberg eBook of Correspondance, 1812-1876 — Tome 4
Title: Correspondance, 1812-1876 — Tome 4
Author: George Sand
Release date: October 29, 2004 [eBook #13875]
Most recently updated: October 28, 2024
Language: French
Credits: Produced by Renald Levesque and the PG Online Distributed Proofreading Team. This file was produced from images generously made available by the Bibliothèque nationale de France (BnF/Gallica) at http://gallica.bnf.fr.,
GEORGE SAND
CORRESPONDANCE
1812-1876
IV
PARIS
CALMANN LÉVY, ÉDITEUR ANCIENNE MAISON MICHEL LÉVY FRÈRES 3, RUE AUBER, 3
1883
CCCLXX
A MADAME AUGUSTINE DE BERTHOLDI, A VARSOVIE
Nohant, 3 janvier 1854.
Ma chère mignonne, je reçois ta lettre de nouvel an; j'étais bien sûre que tu penserais à moi, et je t'embrasse mille fois, en te souhaitant aussi tous les biens de ce monde, les vrais: le bonheur domestique, les bons amis, et un peu d'aisance en travaillant. Je vois que, pour le moment, tu vis comme une reine, au milieu des gâteries d'une excellente et charmante famille. Je te vois courant en traîneau, emmaillotée de fourrures princières et croyant rêver. Je vois aussi M. George écarquillant les yeux devant son arbre de Noël. Je te dirai que cette fête, perdue en France, s'est conservée à la Châtre; ce qui prouve encore une fois que le Berry est la croûte aux traditions. Nini, qui est avec moi depuis mon retour de Paris, a été invitée à passer les fêtes de Noël chez Angèle, qui a un joli garçon du même âge que Nini, un George aussi, qu'elle a adopté pour son petit mari et dont elle est positivement folle. Elle a donc vu l'arbre merveilleux et elle ne tarit pas sur ce chapitre.
Oui, j'avais reçu ta lettre à Paris, ma chère fille, et mon retard à te répondre est tout de ma faute: j'ai quitté Paris si enrhumée, que j'en étais imbécile. Arrivée ici, j'ai travaillé, jardiné et si bien rempli mon temps, que, fatiguée le soir d'avoir écrit ou pioché la terre toute la journée, j'allais me coucher, remettant mes lettres au lendemain.
Depuis que nous sommes littéralement enterrés sous la neige,—on en a rarement vu autant, dans ce pays-ci, que cette année!—je me fatigue encore davantage, pour combattre le froid, qui me rend ordinairement malade, et dont je triomphe par une santé comme je ne l'ai jamais eue. Plus de migraines, plus de douleurs, rien. Je dois cela à la fureur du jardinage, que je poursuis jusque dans les temps impossibles. En ce moment, je balaye la neige et je fais des forteresses avec Maurice; car tu sauras que Maurice a eu la gentillesse de venir avec Solange, par le temps le plus affreux, un ouragan, des tourbillons et du verglas, pour passer le jour de l'an avec moi et faire cette veillée que tu connais, où l'on se saute au cou, sur le coup de minuit, en échangeant des petits cadeaux. Ce jour heureux a été cependant bien attristé par la mort du pauvre Planet.
Mes enfants sont encore avec moi pour quelques jours, et je pense que Solange remmènera Nini, qui est devenue charmante, sauf quelques caprices. Elle est si drôle, qu'on la gâte malgré soi. Nous avons bien pensé à toi, chère fille, en nous embrassant tous. Aussi suis-je chargée de mille embrassades pour toi; mais je pense qu'on ne me laissera pas fermer ma lettre sans te les offrir directement. Notre petit Lambert n'est pas là, malheureusement, lui qui est le plus spirituel de la société.
Bonsoir, mon enfant chéri. J'embrasse Georget sur ses grosses joues roses et je le charge d'embrasser pour moi les beaux enfants de Marie[1].
Donne-moi souvent de tes nouvelles, et sois sûre qu'on t'aime ici de loin comme de près.
[1] Belle-soeur de madame de Bertholdi.
CCCLXXI
A M. VICTOR BORIE, A PARIS
Nohant, 16 janvier 1854
Mon cher gros,
Je sais que Solange t'avait écrit une lettre de folies au jour de l'an. Si je ne m'en suis pas mêlée, c'est qu'en dépit de l'arrivée et de la présence de mes enfants, j'avais le coeur triste. Nous avons perdu, en effet, le meilleur de notre groupe d'amis; le plus dévoué, le plus généreux, le plus actif Berrichon qui ait existé, je crois.
Je te remercie, mon cher vieux, de tes souhaits de nouvel an, je n'ai pas besoin de te dire que je te souhaite aussi la meilleure destinée possible en ce triste monde, où nous ne sommes pas toujours sur des roses et où il faut courage, travail, patience et volonté; résignation surtout! car nous avons beau faire, quand la mort frappe sur ceux que nous aimons, la cruelle qu'elle est se bouche les oreilles!
Je n'ai pas de nouvelles de l'affaire du pauvre Defressine[1]. Demande à
M. Bixio si le prince s'en occupe et s'il y peut quelque chose.
Tu nous avais promis, de par ta science agricole et économique, que le blé n'augmenterait pas. Il augmente affreusement et il y a beaucoup de misère ici. Heureusement, le froid n'a pas persisté; car nous étions au bout de nos fagots, et les pauvres faisaient triste mine. Le bois augmente toujours et, qui pis est, il est rare. Nous sommes obligés d'en abattre pour nous chauffer et de le brûler vert.
Voyons, je m'imaginais, que, depuis que tu faisais dans un journal savant, nous n'allions plus manger que des ananas et des oranges; que le vin allait pousser sur les tuiles des toits et le pain tout cuit dans les champs. Je vois bien que tu es un gros paresseux et que tu laisses tout aller à la diable.
Aucante, que j'attendais hier pour mettre sa lettre dans la mienne, me dit ce soir qu'il t'a répondu au sujet des livres: ainsi je n'ai plus à te parler que de tes chutes, qui me paraissent trop multipliées, et je commence à craindre une démolition. Tâche donc de faire vite fortune, afin d'aller toujours en voiture, et surtout de venir nous voir.
Je me livre au jardinage avec furie, par tous les temps, cinq heures par jour, avec Nini à côté de moi, piochant et brouettant aussi. Cela m'abrutit beaucoup, et la preuve, c'est que, tout en bêchant et ratissant, je me mets à faire des vers. Les premiers que je livrerai à la publicité me sont venus à propos de ce pauvre cher Planet, et je les ai faits tout en bêchant et en pleurant. Je ne les fais imprimer que dans le journal d'Arnaud[2], n'ayant plus l'Éclaireur, hélas! et j'en interdis la reproduction; car je ne me pique pas de savoir faire de bons vers, et je ne voudrais pas, à propos d'une tristesse sérieuse et vraie, servir d'aliment à une discussion littéraire. Je les ai faits pour moi d'abord, et puis je me suis dit que, la police ayant interdit aux amis du cher mort de prononcer un mot d'éloge privé sur sa tombe, une petite poésie où il n'y a pas la moindre allusion politique remplacerait, autant que possible, l'hommage du coeur qu'il n'a pas été permis de lui décerner.
Je t'enverrai cela, tu le donneras à ceux de ses plus proches amis que tu connais, en les prévenant bien que cela n'a pas la prétention d'être autre chose qu'un ex-voto. Bonsoir, mon cher vieux; écris-nous souvent. Nous t'embrassons de coeur.
[1] Déporté à Lambessa après le coup d'État de 1851. [2] Le directeur de l'Écho de l'Indre.
CCCLXXII
A MAURICE SAND, A PARIS
Nohant, 31 janvier 1854.
Cher enfant,
Tu m'en écris bien court! J'espère que tu te portes bien et que tu t'amuses, et tu sais, au reste, que j'aime mieux trois lignes que rien.
Moi, je ne te dis pas grand'chose non plus, parce que je ne fais rien que tu ne saches par coeur, et que ma vie est si uniforme, si semblable tous les jours à la veille, que tu peux te dire, à toutes les heures, ce qui se passe à Nohant, et de quoi je m'occupe.
Mon Trianon devient colossal et Teverino[1] a pris cinq actes. Je remets au net et j'avance. Je me porte bien, sauf un peu d'excitation de nerfs qui m'empêche de m'endormir bien.
Nous avons été voir la comédie bourgeoise pour les pauvres, à la Châtre.
C'est trop mauvais. Duvernet et Eugénie sont directeurs de cette troupe.
Ça ne leur fait pas honneur.
Il pleut depuis deux jours; jusque-là, il a fait beau et chaud le jour, froid la nuit, ce qui constitue un hiver excellent. Le jardinier a planté, dans un carré du jardin, un verger magnifique. Patureau est revenu planter sa vigne, qui sera aussi un modèle de vigne. Il y a émulation. Nini dit toutes les bêtises du monde et se porte comme un charme.
Nous avons une tradition pour toi. Quand on veut avoir un bon chien de garde, on le pile. Connais-tu ça? Voici comme on procède:
Auguste le charpentier, qui est sorcier et pileux de chiens, s'est rendu, par une nuit noire, chez Millochau, à la prière de ce dernier, pour piler son chien. La nuit était si noire, qu'Auguste passa à quatre pattes sur le pont pour ne pas se noyer, dit-il; mais cela faisait peut-être bien partie de la conjuration, il ne l'avoue pas. Le chien avait trois ou quatre jours. Il ne faut pas qu'il ait vu clair quand on le soumet à l'opération, on le met dans un mortier et on le pile avec un pilon. Auguste dit qu'on ne lui fait pas grand mal; mais je crois bien qu'il le broie et que, par son art, il le ressuscite. Tout en le pilant, il lui dit trois fois cette formule:
Mon bon chien, je te pile.
Tu ne connaîtras ni voisin ni voisine.
Hormis moi qui te pile.»
Je continue l'histoire du chien à Millochau. Ledit chien devint si méchant, c'est-à-dire si bon, qu'il dévorait bêtes et gens. Excepté Auguste, il ne connaissait personne; mais, comme il allait étrangler les moutons jusque dans la bergerie, on fut obligé de le tuer. Il paraît qu'Auguste l'avait pilé un peu plus qu'il ne fallait.
Je t'envoie une lettre pour Dumas. Tâche qu'il la reçoive en personne, car je crains pour les cinquante francs que je lui ai adressés[2]. Il y a un désordre affreux, je crois, dans son administration.
Je vois que Mauprat finit sa carrière au moment où ton théâtre de marionnettes commence la sienne. Nous serons arrivés, je crois, à soixante représentations. C'est un succès honorable et voila tout. Dis donc à Vaëz[3] de m'écrire ce qui est advenu de M. de Pleumartin[4]. Un avoué du nom de Pleumartin, habitant le Poitou, a réclamé contre la pièce et le roman. Je l'ai adressé à Vaëz et je n'en ai plus entendu parler.
Bonsoir, mon vieux. Je te bige.
[1] Pièce jouée au Gymnase, en 1854, sous le titre de Flaminio.
[2] Sans doute pour quelqu'une des souscriptions ouvertes par le
journal le Mousquetaire.
[3] Directeur de l'Odéon.
[4] Homonyme d'un personnage dont il est question dans Mauprat.
CCCLXXIII
AU MÊME
Nohant, 19 février 1854.
Mon cher enfant,
Tu t'amuses, tu bourines [1] dans le domaine des arts: c'est bien, c'est le meilleur genre de plaisir et celui qui laisse quelque chose. Pourtant n'y absorbe pas tout ton temps. Donne quelques heures de ta journée à la peinture, que tu me parais bien négliger, puisque tu ne m'en parles pas. Aie des amis et rassemble-les autour de toi pour la récréation de l'esprit; mais ne leur laisse pas prendre toutes les heures du jour, car il ne t'en resterait plus pour piocher avec un peu de réflexion pour ton compte.
La guerre va paralyser pendant quelque temps notre édition. Elle se vend très peu et celle de Hugo pas du tout. Hetzel s'en inquiète. Moi, je crois que, ou l'on ne fera pas la guerre, ou bien, dès qu'elle sera en train, les affaires reprendront leur cours inévitable, comme il arrive toujours après une panique bourgeoise. Ne néglige donc pas tes dessins. Voilà encore une dernière livraison qui est bien rendue et dont les compositions sont jolies excepté le Centaure[2], qui n'est pas manqué, mais dont tu aurais pu tirer quelque chose de plus jeune et de plus poétique. Mais songe à apprendre à peindre et fais des tableaux, puisque tu es à Paris principalement pour y trouver toutes les ressources et facilités qui te manquent ici. Je sais bien que les bruits de guerre rendront les tableaux plus difficiles encore à placer que les éditions à quatre sous. Mais ce resserrement des dépenses de luxe, et la constipation générale n'ont jamais de durée, et, quand on a de l'ouvrage fait, il n'est pas à faire le jour où l'occasion arrive d'en tirer profit. Enfin mets de l'équilibre dans ta vie. Je ne dis pas que tu en manques, je n'en sais rien; je te dis cela pour le cas où l'amusement l'emporterait un peu trop sur l'utile.
Tu vas donc devenir auteur dramatique? C'est pour le coup que le père Aulard te traitera d'homme de lettres sur ton passeport. Je désirerais que la nouvelle troupe de pantomime réussît: c'est si joli à ressusciter! Si tu peux faire qu'il n'y ait pas qu'un seul rôle dans ces sortes d'ouvrages, mais que tous les types soient habillés, costumés, et passables comme talent, ce sera un grand progrès, et Paul Legrand en ressortira beaucoup mieux. J'aurais préféré que tu lui fisses le Noir et le Blanc. Si je ne me trompe pas, c'est là que le Pierrot avait quelque chose de dramatique, que tu as assez bien rendu. Le talent de Legrand est le drame. Dans le comique, il est très bouffon, mais peu distingué, et, pour faire oublier Deburau père, pour écraser le fils, qui sans avoir grand talent, a de la distinction dans l'aspect, il faudrait déployer les qualités que ne cherchait pas le père et que n'aura jamais le fils; ces qualités saisissantes, touchantes et effrayantes que la pantomime bouffonne ne donne pas souvent, mais qu'il faudrait trouver, tout en restant dans le cadre burlesque. Legrand a ces qualités-là à un très haut degré. Si on les utilise, on aura du succès avec lui, et il aura, lui, une grande vogue.
Si tu veux que nous te fassions un autre envoi de marionnettes et de costumes, dis-le nous. Mais vite, car le printemps s'avance, malgré la neige et la glace qui jouissent de leur reste, et j'espère bien que le beau temps te ramènera au bercail, bien vide sans toi.
Je me demande comment vous avez pu arranger votre théâtre, plus petit que celui d'ici, pour être vu de tant de spectateurs. Il est vrai que ton atelier est en longueur.
Je vas tout à fait bien, sans cependant pouvoir rouler ma tête entre mes épaules comme celle d'Arlequin. C'est un exercice qui m'est bien défendu pour quelque temps encore, et je n'ose pas me remettre à jardiner avant qu'il fasse beau. Ce manque de mouvement m'écoeure un peu. Mais je travaille. J'ai repris ma pièce d'un bout à l'autre, et j'ai bon espoir.
Bonsoir, mon cher Bouli; je te bige mille fois, Nini aussi. Je ne t'ai pas dit que le jardinier était parti pour cause de querelles et d'insociabilité!…
[1] Bouriner, perdre son temps en ayant l'air de s'occuper.
[2] Composition destinée à illustrer une édition du Centaure de
Maurice de Guérin, publiée par George Sand, avec une étude sur
cette oeuvre.
CCCLXXIV
AU MÊME
Nohant, 11 mars 1854.
Ta lettre m'a fait grand plaisir, mon petit vieux chat. Ne t'inquiète pas de mes bobos: je me fais plaindre, parce que je suis comme une âme en peine quand je ne peux pas bien travailler.
J'achève ma grande pièce en cinq actes pour la seconde fois. La première version ne m'avait pas satisfaite; c'est fini: je vais aviser à autre chose. Je ne donnerai pas dans le micmac des arrangements de Nello en mousquetaire, c'est insensé. Dumas m'en a écrit lui-même, je lui réponds.
Si les bourgeons t'amènent, ce sera bientôt, Dieu merci! car les voilà qui poussent. Il fait une chaleur écrasante dans le jour. Nous avons été hier, Solange, Nini et moi, dans le ravin du Magnier, tout le long du petit ruisseau. Nous étions en sueur comme en plein été. Bonsoir, mon enfant; je te bige mille fois.
CCCLXXV
A M. ARMAND BARBÈS, A BELLE-ISLE EN MER
Nohant, 3 juin 1854.
Dans l'impossibilité de s'écrire à coeur ouvert, de se parler des choses de la vie et de la famille, on peut au moins s'envoyer un mot de temps en temps, et celui-ci est pour vous dire que mon affection est inaltérable, comme ma muette préoccupation incessante et fidèle.
J'ai de vos nouvelles de plusieurs côtés, je sais que votre âme est inébranlable et votre coeur toujours calme et généreux. Je pense à vous quand je pense à Dieu, qui vous aime, c'est vous dire que j'y pense souvent.
GEORGE SAND.
CCCLXXVI
A SON ALTESSE LE PRINCE NAPOLÉON (JÉROME), A PARIS[1]
Nohant, 16 juillet 1854.
Mon cher prince,
Vous m'avez dit de vous écrire, je n'ose pas trop, vous devez avoir si peu le temps de lire! Mais voilà deux lignes pour vous dire que je vous aime toujours et que je pense à vous plus que vous ne pouvez penser à moi. C'est tout simple, vous agissez et nous regardons. Vous êtes dans la fièvre de la vie, et nous sommes dans le recueillement de l'attente.
On m'écrit de Belle-Isle, et vous devinez bien qui: «On m'accuse de chauvinisme, parce que je fais des voeux pour que nos petits soldats entrent à Moscou et à Pétersbourg, et pour la mission que notre cher pays est toujours chargé de remplir dans le monde.»
Il y a là, dans les fers, une âme de héros qui prie comme moi tout naïvement, et avec qui je suis fière d'être d'accord.
Mais nous sommes malheureux comme les pierres, de ne rien savoir que par des journaux auxquels on ne peut se fier, et d'attendre souvent si longtemps des nouvelles contradictoires. Quoi qu'il arrive, je ne peux pas ne pas espérer. Je ne peux pas me persuader que les Russes nous battront jamais. Ni vous non plus, n'est-ce pas?
Mon fils me dit tous les jours que, si je n'étais pas une mère si bête, il aurait demandé à vous suivre. Mais, moi, je n'ai que ce fils-là, et comment ferais-je pour m'en passer?
Vous savez que nous avons un été abominable et que, si les pluies ne cessent pas, nous aurons la famine! Ah! nous voilà sautant sur des cordes bien tendues!
C'est vous autres qui en tenez le bout, là-bas. Quant à l'issue que vous souhaitez, la résurrection de la Pologne et de toutes les victimes dont on ne paraît pas s'occuper, elle viendra peut-être fatalement. Dieu est grand et Mahomet n'est pas son seul prophète.
Mais voilà plus de deux lignes. Pardon et adieu, chère Altesse impériale, toujours citoyen quand même et plus que jamais, puisque vous voilà soldat de la France. Comme tel, recevez tous les respects qui vous sont dus, sans préjudice de toute l'affection que je vous conserve pour vous-même.
GEORGE SAND.
[1] Reçue au camp de Jeffalik, près Varna, le 5 août 1854.
CCCLXXVII
A M. CHARLES PONCY, A TOULON
Nohant, 16 juillet 1854.
Ne soyez pas inquiet de moi, mon cher enfant. Je me porte assez bien, je travaille, je reçois plusieurs amis; c'est l'époque où la maison se remplit. Je ravale d'un air gai de lourds chagrins qui me viennent toujours d'où vous savez. On m'a repris ma petite-fille qui faisait toute ma joie. Et encore, si c'était pour son bien! Mais les montagnes de douleurs qui noircissent ce côté de mon horizon seraient trop hautes, trop tristes à vous montrer. Et puis je n'en ai pas le courage, et plus je vois que je n'y peux rien, plus j'en souffre, plus j'ai besoin d'y penser sans rien dire.
Autour de moi, on est heureux, c'est tout ce que je demande pour me réconcilier avec la vie; et j'ai du travail, c'est tout ce qu'on peut demander aux hommes pour accepter un lien avec leur société maudite et infortunée.
Je n'ai rien reçu de vous, mon enfant; si vous m'avez fait un envoi, il s'est égaré. Cela arrive souvent de Toulon à Nohant. Envoyez donc toujours dans une lettre et ne vous inquiétez pas du port. J'en paye tant pour des envois qui m'embêtent, que je suis dédommagée quand je paye ce qui me plaît et m'intéresse.
Oui, oui, sauvez-vous à la campagne si le choléra vous menace. Quand même il ne devrait pas vous atteindre, du moment qu'il vous effraye, ce ne serait pas vivre que de vouloir le braver: et donnez-moi de vos nouvelles souvent, quelque paresseuse que je sois à vous écrire.
Si vous n'étiez pas si loin et si le voyage n'était pas si cher, je vous dirais: «Venez à Nohant.» Mais, en outre, il y fait un temps qui vous désespérerait tout à fait; car il nous désespère un peu, nous autres qui sommes moins difficiles. Depuis deux mois, nous n'avons pas eu deux jours de soleil, et la terre est si trempée de pluie, qu'on ne peut pas sortir des chemins. Cela gêne bien Maurice, qui avait repris fureur à l'entomologie; et cela nous menace de la famine, si ça continue. Jusqu'ici, nos moissons n'ont pas encore trop souffert, mais il est temps que ça finisse. Elles commencent à courber trop la tête; et, si une fois elles se couchent dans la boue, une dernière averse perdra tout. Le revenu de Nohant est si peu de chose, que la perte de nos blés ne serait pas un échec irréparable; mais, si le désastre est général, comme tout se tient, les arts seront aussi infructueux que la terre, et je ne sais pas avec quoi nous donnerons à manger aux gens qui mourront de faim. Décidément, le ciel est fâché et le soleil ne veut plus de nous sur ce coin de l'univers.
Vous m'avez envoyé des vers d'un de vos amis pour lesquels je ne peux pas être aussi indulgente que vous. Il m'en a envoyé aussi de son côté, et je n'ai pas répondu. Que voulez-vous! je ne sais pas mentir: je trouve cela affreusement maniéré, sous une affectation de fausse simplicité, et si décousu, si jeté au hasard de la fourchette, que c'est incompréhensible. Pourquoi d'ailleurs m'envoyer cela? Je n'y peux rien.
Pourtant, il me peine de chagriner un de vos amis, et, comme je ne suis pas forcée de le désespérer par ma franchise, j'aime mieux me taire. Arrangez-vous pour lui dire que je suis si occupée, que je reçois tant de vers, tant de prose… C'est la vérité. Cela arrive tous les jours, comme des avalanches, de tous les coins du monde; et il y a si peu de choses lisibles pour mes pauvres yeux, calligraphiquement et intellectuellement parlant! Pour m'achever, votre ami écrit comme pour un myope, et je suis presbyte.
Faites des vers, vous, à la bonne heure. Je ne peux pas aimer ceux de tout le monde, et c'est un peu votre faute.
Bonsoir, mon cher enfant. Embrassez pour moi Désirée et Solange, comme je vous embrasse, de tout mon coeur maternel.
CCCLXXVIII
A M. VICTOR BORIE, A PARIS
Nohant, 31 juillet 1854.
Mon pauvre gros,
Es-tu de retour de ton triste voyage? As-tu de meilleures espérances pour ton pauvre vieux père? As-tu rapporté un peu de tranquillité, ou encore plus de chagrin? Ta santé est-elle moins détraquée après tout cela?
Ta lettre nous a bien attristés et nous te le disons tous, comme nous faisons des voeux tous pour toi, et pour une existence moins accablée et moins éprouvée. Il ne faut pourtant pas voir en noir comme tu fais. Le départ des chers vieux parents, qui vont, comme tu dis, au repos éternel, est une loi de la nature; et, quant à toi qui es jeune et qui as le devoir d'être courageux, tu n'as pas le droit de désespérer de Dieu et des hommes. Pense que tu as des amis, mon cher vieux, et qu'un temps viendra où, plus libre et mieux portant, tu seras content de les retrouver et de te retrouver toi-même en possession d'une vie plus heureuse.
Nous avons bien du regret de ne t'avoir pas pu arrêter un moment dans ta route. Écris-nous; nous sommes impatients tous d'avoir de tes nouvelles.
G. SAND.
CCCLXXIX
A M. CHARLES PONCY, A TOULON
Nohant, 11 août 1854,
Mon cher enfant, je vous remercie de m'écrire, et je vous écris aussi, bien que ce ne soit qu'un mot, pour que vous ne soyez pas inquiet de nous: Nous avons aussi le voisinage du choléra. Il sévit assez sérieusement à Châteauroux. Peut-être ne viendra-t-il pas jusqu'ici. Il ne faudrait pourtant pas trop s'y fier; mais je n'en suis pas frappée et effrayée comme vous l'êtes, et permettez-moi de vous dire qu'il faut combattre un peu cette préoccupation qui pourrait être nuisible, si vous étiez atteint même d'un léger mal. Tant d'autres dangers roulent incessamment sur nos têtes, qu'un de plus ne devrait pas assumer sur lui nos angoisses. Je suis bien d'avis qu'il faut s'y soustraire autant que possible et reculer devant le péril qui se particularise, à cause surtout de ceux que nous aimons. Mais, quand on a fait ce qu'on peut et ce qu'on doit, il faut attendre la destinée avec calme. Quand le tonnerre gronde, on fait bien de ne pas se mettre sous les grands arbres. Mais, une fois en plein champ, il faut se dire qu'on a toutes les chances, sauf une, pour qu'il ne vous atteigne pas. Vous me direz que cette chance, grande comme la main, est aussi importante dans le domaine de l'inconnu, du hasard, que la surface entière du globe. Eh bien, alors, n'y pensons pas pour nous-mêmes, puisqu'un aérolithe peut tout aussi bien tomber sur nous du fond d'un ciel pur.
Écrivez-moi et dites-moi quand même vos idées noires, si vous ne pouvez les surmonter. J'aime mieux cela que votre silence. Les journaux nous disent que le fléau se retire de vous. Mais je ne crois pas absolument à ce qui est imprimé.
Voilà bien un autre choléra en Espagne! Encore une fois, la glace est brisée; mais le peuple en sortira-t-il plus heureux? Avant un mois, Espartero bombardera ces bonnes villes qui l'appellent comme un sauveur et qui ont déjà oublié ses bombes à peine refroidies! C'est partout et toujours la même histoire qui recommence, et c'est à dégoûter des articles de foi, dans quelque sens qu'on les envisage.
J'ai eu beaucoup de chagrin et d'inquiétude pour ma fille, qui se croyait fort malade et qui m'envoyait presque ses derniers adieux. Son médecin m'écrit qu'elle n'a presque rien et que je me tienne tranquille.
J'embrasse Solange et Désirée. Mille tendresses d'ici, toujours.
CCCLXXX
A M. ARMAND BARBÈS, A BELLE-ISLE EN MER
Nohant, le 5 octobre 1854.
Dieu soit béni pour avoir envoyé au dictateur cette bonne pensée, cette pensée de justice; car toute pensée de cette nature émane de la volonté de Dieu? Votre lettre, votre fragment de lettre cité dans les journaux est une pensée divine aussi; car Dieu veut qu'en dépit des erreurs de point de vue et des haines de parti, et de tous, les griefs fondés ou non, nous aimions la patrie. Comment n'aimerions-nous pas la nôtre, qui représente, à travers toutes les vicissitudes, les idées les plus avancées, de l'univers? Où est donc, ailleurs, le maître absolu qui sentirait qu'un patriotisme héroïque, inébranlable, dans le sein d'un homme enchaîné, est une raison plus forte que la raison d'État? Il faut gouverner des Français pour avoir cette lueur, de vérité, au milieu de l'enivrement du pouvoir.
Acceptez, quoi qu'on vous dise; car il est des gens qui vous crieront de refuser, j'en suis sûre. Vous serez forcé, d'ailleurs! La prison ne reprend pas les victimes volontaires. Mais va-t-on vous conseiller de quitter la France? Non, ne le faites pas. Vous êtes libre sans conditions, cela est dit officiellement. Je ne pense pas qu'il y ait une porte de derrière pour vous exiler après cette parole?
Restez donc en France, si les pouvoirs de second ordre ne vous chassent pas. Ils ne l'oseront pas, j'espère.
Restez avec nous; on s'amoindrit à l'étranger, on voit faux, on s'aigrit; on arrive, par nostalgie, à maudire la patrie ingrate, et, par là, on devient ingrat soi-même. Venez à nous qui avons soif de vous voir; rappelez-vous ce rêve doux et déchirant que je faisais encore, pendant que vous étiez en jugement à Bourges: je vous appelais à Nohant, je voulais vous y garder longtemps, refaire votre santé ébranlée, et vous demander de me donner, à moi, cette santé morale qui ne vous a jamais abandonné. Venez, venez! dans huit ou dix jours, je serai à Paris pour une quinzaine, et je veux, de là, vous ramener à Nohant. Je vous y verrai, n'est-ce pas, tout de suite, à Paris? Écrivez-moi un mot, que je sache où vous êtes. Moi, je demeure rue Racine, 3, près l'Odéon.
Il y aura des misérables, peut-être, qui diront que vous avez fait agir pour obtenir votre liberté. Oui, il y a, en tout temps, des calomniateurs, des lâches qui haïssent par instinct la candeur et la vertu. J'espère que vous n'allez pas vous occuper de cette fange. Moi, je me tiens sur la brèche pour cracher dessus; j'ai une lettre, une dernière lettre de vous, où vous me dites ce qu'il y a dans celle que l'empereur a lue. Je l'ai baisée avec respect, cette lettre qui me confirmait dans mon sentiment intime et profond de la patrie. Gardons-le, ce sentiment; défendons-le contre la hideuse joie d'une partie de notre parti. Rappelons-nous que l'on a tué la République en disant: «Tout! les Cosaques même, plutôt que le socialisme!» Affrontons avec courage ceux qui disent aujourd'hui: «Tout! les Cosaques mêmes, plutôt que l'Empire.» Et, si l'on nous dit que nous trahissons notre foi, tenez, rions-en, il n'y a pas autre chose à faire!—Mais, si vous ne pouvez pas en rire, vous dont le noble coeur a tant saigné, acceptez ceci comme un martyre de plus. Dieu vous rendra un jour la justice que vous refusent les hommes.
J'attends avec impatience un mot de vous; si vous aviez vu comme Maurice était rayonnant en m'apportant cette nouvelle, ce matin, à mon réveil! Quelle joie dans la maison, même pour ceux qui ne vous connaissent pas!
Si vous n'avez pas le temps d'écrire, faites-moi donner avis de ce que vous faites, par quelque ami.
GEORGE SAND.
CCCLXXXI
AU MÊME
Paris, 28 octobre 1854
Mon ami,
Vous vous calomniez quand vous dites: «J'ai agi dans un moment de surprise, en songeant plutôt à mes intérêts propres qu'à ceux de la cause.»
Non, ce n'est pas comme cela: vous avez cru sacrifier encore une fois votre vie et votre repos à l'intérêt moral de la cause. Moi, j'aurais eu, j'avais une autre appréciation de cet intérêt. Votre action n'en est pas moins pure et moins belle. Mais laissez-moi vous dire mon sentiment. Il y a les belles actions, et les bonnes actions. La charité peut faire taire l'honneur même. Je ne dis pas le véritable honneur, celui qu'on garde intact et serein au fond de la conscience, mais l'honneur visible et brillant, l'honneur à l'état d'oeuvre d'art et de gloire historique. Cet honneur-là, de même que celui du coeur, s'est emparé de votre existence. Vous êtes déjà passé à l'état de figure historique et vous représentez, de nos jours, le type du héros, perdu dans notre triste société.
Laissez-moi pourtant défendre la charité, cette vertu toute religieuse, toute intérieure, toute secrète peut-être, dont l'histoire ne parlera pas et qu'elle pourra même méconnaître absolument. Eh bien, selon moi, la charité vous criait: «Restez, taisez-vous! acceptez cette grâce; votre fierté chevaleresque rive les fers et les verrous des cachots. Elle condamne à l'exil éternel les proscrits de Décembre, à la mendicité ou à la misère dont on meurt, sans se plaindre, des familles entières, des familles nombreuses.»
Ah! vous avez vécu dans votre force et dans votre sainteté! vous n'avez pas vu pleurer les femmes et les enfants?
Dans ce cruel parti dont nous sommes, on blâme, on flétrit les pères de famille qui demandent à revenir gagner le pain de leurs enfants, cela est odieux. J'en ai vu rentrer, de ces malheureux, qui ont mieux aimé jurer de ne jamais s'occuper de politique sous l'Empire que d'abandonner leurs fils à la honte de la mendicité et leurs filles à celle de la prostitution; car vous savez bien que le résultat de l'extrême détresse; c'est la mort ou l'infamie.
Ces farouches politiques! Ils exigeaient que tous leurs frères fussent des saints! En avaient-ils le droit? Vous seul peut-être aviez ce droit-là! mais l'a-t-on jamais? je ne me suis pas senti l'avoir, moi; j'ai fait rentrer ou sortir tant que j'ai pu: rentrer ceux que l'exil eût tués, sortir ceux qui en restant eussent été immolés. J'ai pu bien peu; je ne sais pas si on me le reproche, si quelques rigoristes le trouvent mauvais; ah! cela m'est bien égal! Je ne méprise pas les hommes qui ne sont pas des héros et des saints. Il me faudrait mépriser trop de gens, et moi-même, dont les entrailles ne peuvent pas s'endurcir au spectacle de la souffrance.
Et puis, je ne suis pas bien sûre que ceux qui ont sacrifié leur activité, leur carrière, leur avenir politique, leur réputation même, n'aient pas été, en certaines circonstances, les vrais saints et les vrais martyrs. L'intolérance et le soupçon, l'orgueil et le mépris, voilà de tristes chemins pour marcher vers le temple de la Fraternité!
Et puis encore, je vous disais, je crois, que toute bonne pensée vient de Dieu. S'il en envoie à nos adversaires, devons-nous y répondre par le dédain? si nous le faisons, quand reviendront-elles, ces pensées de justice et de réparation? Nous ne voulons pas que ce joug devienne moins lourd. Nous sommes fiers, de la force de nos fronts, nous ne songeons pas aux faibles qui succombent!
Vous allez me trouver trop femme, je le sens bien. Mais je suis femme, et je ne peux pas en rougir, devant vous surtout, qui avez tant de tendresse et de piété dans le coeur.
Maintenant, vais-je trop loin dans l'amour de l'abnégation, et, vous, avez-vous été trop loin dans l'amour de votre propre dignité? Que Dieu, qui sait nos intentions pures, pardonne à celui de nous qui se trompe. Dans un monde plus brillant et plus libre, comme ceux que nous promet Jean Reynaud, nous verrons plus clair et nous agirons avec plus de certitude. Le but pour nous dans ce purgatoire qu'il nous attribue, c'est d'agir selon nos forces et nos croyances, de manière à pouvoir monter toujours.
J'ai à cet égard une sérénité d'espérance qui m'a toujours soutenue ou consolée, et je vous donne rendez-vous avec confiance dans un astre mieux éclairé, où nous reparlerons-de ces petits événements d'aujourd'hui qui nous paraissent si grands.
Nous reverrons-nous dans celui-ci? Je l'ignore. Mille choses disent oui, mille autres choses disent non. Si nous avions pu causer à Nohant, je vous aurais dit le livre que vous avez à faire et que vous ferez quand même, lorsqu'un peu de calme et de repos vous aura fait apparaître dans son ensemble et dans sa signification le résumé de votre propre mission.
Ce livre, j'y pensais le jour où j'ai appris votre délivrance. Je vous entendais me dire: «Je ne suis pas un écrivain de métier, je ne suis pas un assembleur de paroles.» Et je vous répondais, dans mon rêve: «Vous le ferez à Nohant; je l'écrirai sous votre dictée, et il remplira le monde d'une grande pensée et d'une utile leçon.» Il y a un point de vue plus vaste et plus humain que l'étroite piété de Silvio Pellico. Et le nôtre, nous eussions pu le dire sans être condamnés ni poursuivis par aucun gouvernement, tant nous eussions été dans des vérités supérieures à toute société et à nous-mêmes.
Vous ferez ce livre, je le répète. Vous le ferez autrement; je regrette seulement de ne vous pas apporter la part d'inspiration qui nous fût venue en commun.
Adieu, mon ami; je n'ai pas le temps de vous en dire davantage aujourd'hui. Je vis dans le mouvement du théâtre en ce moment-ci. Il me tarde de retourner à mon silence de Nohant. J'y serai dans peu de jours; c'est là que vous pourrez toujours m'écrire. Ne me laissez pas ignorer ce que vous devenez.
A vous.
G. SAND.
CCCLXXXII
AU MÊME
Nohant, 27 novembre 1854.
Mon ami,
Vous êtes bon; oui, bon! ce qui est être grand plus que ceux qui ne sont que grands. Je vous ai presque grondé, et vous me répondez, avec la douceur d'un enfant, que j'ai eu raison. Il n'y a qu'une seule chose, qu'un seul point, où je puisse avoir la raison absolue pour moi. C'est quand je m'afflige et me désole de ne pas vous voir. Je ne vous écris pas aujourd'hui: mon Maurice vient d'être non dangereusement, mais assez cruellement malade. Il va bien; mais, moi, je suis lasse, lasse, et je me trouve dans un arriéré de travail effrayant.
Où que vous soyez, écrivez-moi quelquefois. À présent que vous êtes un peu plus à vous-même qu'en prison, causons de loin; mais, au moins, causons de temps en temps.
Où que vous soyez, après avoir repris à la vie physique, dont vous devez avoir besoin sans vous en rendre compte, lisez et écrivez. Vous avez de bonnes choses à nous dire, même en dehors de ce vain monde des faits. Votre âme a monté plus haut que les nôtres, et ces romans que vous avez faits, entre ciel et terre dans les rêveries de la prison, vous nous les devez.
Adieu, pour cette nuit de fatigue. Je suis à vous de coeur et d'esprit.
G. SAND.
30 novembre. Emile, occupé pour Maurice d'une copie assez longue, ne m'a remis que ce soir la lettre que j'attendais pour vous envoyer la mienne. Je me vois donc quelques instants de calme pour vous redire que je pense à vous souvent; oui, bien souvent! Dans toutes les émotions, chagrin ou contentement, réflexion ou lecture, chaque fois que mon âme travaille, languit ou s'élève, je me compose un ciel, c'est-à-dire, selon Jean Reynaud, une terre, un monde, où j'espère aller, et tout de suite j'y appelle ceux de ce monde-ci que je veux et compte y retrouver. Et puis, dans les épreuves véritables, je pense aussi aux devoirs de cette vie où nous sommes, et votre patience, votre vertu (pardonnez-moi un mot vieilli, mais toujours bon), se présentent devant moi pour me donner de la volonté. Vous avez été bien malheureux, mon ami, et, pourtant, il me semble qu'au fond du coeur vous êtes le plus heureux des hommes, parce que vous avez la conscience la plus pure et l'équilibre le plus divin. Vous avez la certitude d'une récompense là-haut, tandis que, nous autres, nous n'avons que l'espoir d'un dédommagement.
Je vous demande pardon pour la lettre prolixe d'Émile. Il est prolixe, c'est sa nature, en écrivant. Il ne vous entretient que de nos malades, comme si c'était bien intéressant. Il ne se dit pas assez que vous recevez trop de lettres et que vous y répondez trop fidèlement.—La seule chose bonne de sa lettre, c'est la conversion qu'il vous doit, et dont il n'est pas encore bien rempli; car il ne me l'a fait savoir qu'en me permettant de lire l'aveu qu'il en fait. Nous avions des querelles sur ce sujet, et il en avait surtout avec Maurice, qui brûlait d'aller là-bas, et qui y aurait été, sans la crainte de mon désespoir en dedans. Je ne l'aurais pourtant pas empêché de suivre son idée, qui était à la fois artistique et patriotique. Mais j'aurais bien souffert!—Voilà que je fais comme Émile, et que je vous entretiens de nous. Rien de tout cela ne vaut la peine d'être dit.
Quand c'est à vous que je parle, je voudrais n'avoir à vous entretenir que de choses divines. J'en ai pourtant l'esprit tout plein, et je veux, un jour ou l'autre, faire un livre là-dessus que je vous dédierai. Je travaille comme un nègre pour de l'argent; il en faut pour les autres. Mais ce devoir-là est bien lourd! Quand donc, mon Dieu, aurai-je un an à moi, pour faire un livre qui ne me rapportera rien?
Encore adieu. Maurice, bien portant, vous embrasse, et vous déclare qu'il n'a pas eu la gale, mais tout bonnement une urticaire.
CCCLXXXIII
A M. CHARLES JACQUE, A BARBIZON.
Nohant, 7 janvier 1855.
Ils et elles sont arrivés ce soir bien vivants, et je ne peux pas vous dépeindre la scène d'étonnement et d'admiration de toute la famille, bêtes et autres, à la vue de ces superbes animaux.
Quand tout cela ne donnerait ni oeufs ni poulets, c'est tellement beau à voir, qu'on se le payerait encore avec plaisir. On a tout de suite installé la compagnie dans son domicile et mis à l'engrais toute la valetaille, indigne de frayer avec pareille seigneurie. Vos instructions vont être affichées à toutes les portes de l'établissement, et j'aurai le plaisir d'y veiller; car ce monde-là en vaut la peine.
Que de remerciements je vous dois, monsieur, pour tant de soins et d'obligeance! C'est si aimable à vous et si fort sans gêne de ma part, que je ne sais comment vous dire combien je vous sais gré d'avoir pris cet embarras! Je ne croyais pas que vous seriez forcé de veiller vous-même à tout ce détail, et je vois que vous avez choisi de main de maître et surveillé cet envoi avec une complaisance tout amicale. Merci donc mille fois; mais je ne me tiens pas quitte.
J'aime bien les poules que vous expédiez; j'aime encore mieux celles que vous faites; mais j'aimerais mieux encore vous voir à Nohant mettre le nez dans notre famille, parce que je suis sûre que vous vous y trouveriez bien, et qu'une fois venu, vous y reviendriez. Vous me l'aviez promis, et je ne compte pas vous laisser tranquille que vous ne teniez parole.
Maurice vous envoie toutes ses poignées de main et remerciements; car il était comme un enfant devant l'ouverture de ce panier plein de merveilles, et tous ces grands airs de prisonniers orgueilleux qui relevaient leurs aigrettes en nous regardant de travers.
Veuillez croire à toutes mes sympathies et sentiments vrais pour vous.
GEORGE SAND.
CCCLXXXIV
A M. CHARLES-EDMOND, A PARIS
Nohant, 7 février 1855.
Je vous remercie bien cordialement, monsieur, et de l'envoi de cette relique, et des bonnes et vraies paroles que vous savez me dire. Je ne peux pas encore parler de cette douleur, elle m'étouffe toujours et j'en dirais trop!
Le plus affreux; c'est qu'on me l'a tuée, ma pauvre enfant[1], tuée de toute façon. Ah! monsieur, sauvez la vôtre, ne la laissez pas sortir de l'infirmerie, et, quand elle sera guérie, ôtez-la de cette pension où la malpropreté est sordide. Les parents ne laissent pas si facilement mourir leurs enfants quand ils les ont auprès d'eux. Ils ne se fatiguent pas d'une longue convalescence à surveiller, les parents qui sont de vrais parents.
Il y en a qui sont fous et qui croient qu'un enfant est une chose qu'on peut négliger et oublier. Ma pauvre fille n'eût pas laissé mourir la sienne, et moi aussi, je suis bien sûre que je l'aurais sauvée! Je n'ai pas l'honneur de vous connaître, monsieur, mais je suis bien touchée de ce que vous me dites.
Merci mille fois! je fais des voeux bien tendres et bien sincères pour votre chère petite. Ma fille vous remercie aussi.
GEORGE SAND.
[1] Sa petite-fille Jeanne Clésinger.
CCCLXXXV
A ÉDOUARD CHARTON, A PARIS
Nohant, 14 février 1855.
Cher ami,
Je vous ai laissé souffrant. Êtes-vous mieux? Parlez-moi de vous. Il y a bien longtemps que je veux vous écrire. J'allais vous adresser une longue lettre sur le beau livre dont nous parlions ensemble. Je l'avais lu[1]. Mais que de chagrins m'ont frappée tout à coup! d'abord j'ai perdu deux de mes amis, et faut-il être assez malheureux pour avoir à le dire, cela n'était rien! J'ai perdu subitement cette petite-fille que j'adorais, ma Jeanne dont je vous avais parlé et dont l'absence, vous le savez, m'était si cruelle. J'allais la ravoir, le tribunal me l'avait confiée. Le père résistait par amour-propre: sans M. B…, qu'une haine sournoise, instinctive, non motivée sur des faits que je sache, mais ancienne et tenace, excitait contre moi, ce père m'eût de lui-même ramené l'enfant. Il le voulait, il l'avait voulu. L'avocat—le conseil—ne voulait pas. Ils appelaient donc du jugement, et ce jugement n'était pas exécutoire sur-le-champ. J'écrivais en vain à ce dur et froid avocat que ma pauvre petite était mal soignée, triste et comme consternée dans cette pension où il l'avait mise, lui! Et, pendant ces pourparlers, le père faisait sortir sa fille, en plein janvier, sans s'apercevoir qu'elle était en robe d'été. Le soir, il la ramène malade à la pension et s'en va chasser loin de Paris, on ne sait où. L'enfant avait la scarlatine. Elle en guérit très vite, mais le médecin de la pension juge qu'elle peut sortir de l'infirmerie. Il faut au moins quarante jours de soins extrêmes et d'atmosphère égale. On n'en a pas tenu compte. On a appelé sa mère et on a consenti à lui laisser soigner l'enfant quand on l'a vue perdue. Elle est morte dans ses bras en souriant et en parlant, étouffée par une enflure générale, sans se douter qu'elle fût malade, mais frappée de je ne sais quelle divination et disant d'un air tranquille: «Non, va, ma petite maman, je n'irai pas à Nohant, je ne sortirai pas d'ici, moi!»—Ma pauvre fille me l'a apportée, elle est à Nohant!—Elle a de la force et de la santé, Dieu merci; moi, j'ai eu du courage, je devais en avoir; mais, maintenant que tout est calmé, arrangé, et que la vie recommence avec cet enfant supprimé de ma vie…, je ne peux pas vous dire ce qui se passe en moi, et je crois qu'il vaut mieux ne pas le dire.—Ce que je veux vous dire, c'est que le livre m'a fait du bien, lui et Leibnitz. Je savais tout cela, je n'aurais pas pu le dire, je ne saurais pas l'établir, mais j'en étais sûre et j'en suis sûre. Je vois la vie future et éternelle devant moi comme une certitude, comme une lumière dans l'éclat de laquelle les objets sont insaisissables; mais la lumière y est, c'est tout ce qu'il me faut. Je sais bien que ma Jeanne n'est pas morte, je sais bien qu'elle est mieux que dans ce triste monde, où elle a été la victime des méchants et des insensés. Je sais bien que je la retrouverai et qu'elle me reconnaîtra, quand même elle ne se souviendrait pas, ni moi non plus. Elle était une partie de moi-même, et cela ne peut être changé. Mais ces beaux livres qui excitent notre soif de partir ont leur côté dangereux. On se sent partir avec eux, on s'en va sur leurs ailes, et il faudrait savoir rester tout le temps qu'on doit rester ici. J'en ai bien la volonté; le devoir est si clairement tracé, qu'il n'y a pas de révolte possible; mais je sens mon âme qui s'en va malgré moi. Elle ne se détache pas de mes autres enfants ni de mes amis. Elle voudrait suffire à sa tâche et donner encore du bonheur aux autres. Mais plus elle voit ce qu'il y a au delà de la vie de ce monde, plus elle se sépare de la volonté, qui se trouve insuffisante. Je dis l'âme, faute de savoir dire ce que c'est qui me quitte; car la volonté ne devrait pas être quelque chose en dehors de l'âme; mais la volonté ne retient pourtant pas l'âme quand l'heure est venue.
Ne répondez pas à tout cela, cher ami; si mes enfants, qui lisent quelquefois mes lettres au hasard, me savaient si ébranlée, ils s'affecteraient trop. Je veux, pour vivre avec eux le plus longtemps possible, faire tout ce qui me sera possible. J'irai avec mon fils passer le mois prochain dans le Midi pour me guérir d'un état d'étouffement qui a augmenté et qui n'a rien de sérieux cependant.
Je passerai quatre ou cinq jours à Paris au commencement de mars, pour prendre mon passeport. Je ne veux voir personne; mais vous, cependant, je voudrais bien vous voir et vous charger de dire à l'auteur de Ciel et Terre tout ce que je ne vous dis pas ici, troublée que je suis trop personnellement, et justement à cause de cette question de vie et de mort qui est là. C'est un des plus beaux livres qui soient sortis de l'esprit humain.
Il m'avait jetée dans une joie extraordinaire. Je voulais faire un volume pour le louer comme je le sens.—Je le ferai plus tard, si je peux me remettre à écrire. Mais, entre nous soit dit, je ne suis pas sûre que ce côté de la vie me revienne jamais. Je ne vis plus du tout de moi ni en moi, ma vie avait passé dans cette petite fille depuis deux ans. Elle m'a emporté tant de choses, que je ne sais pas ce qui me reste, et je n'ai pas encore le courage d'y regarder. Je ne regarde que ses poupées, ses joujoux, ses livres, son petit jardin que nous faisions ensemble, sa brouette, son petit arrosoir, son bonnet, ses petits ouvrages, ses gants, tout ce qui était resté autour de moi, l'attendant. Je regarde et je touche tout cela, hébétée, et me demandant si j'aurai mon bon sens, le jour où je comprendrai enfin qu'elle ne reviendra pas et que c'est elle qu'on vient d'enterrer sous mes yeux.
Vous voyez, je retombe toujours dans mon déchirement. Voilà pourquoi je ne peux écrire presque à personne. Il y a peu de coeurs que je ne fatiguerais pas, ou que je ne ferais pas trop souffrir. Je vous parle, à vous, parce que vous êtes comme moi à moitié dans l'autre vie, et, pour le moment, j'espère avec la bienfaisante placidité que j'avais naguère, quand je n'étais pas si fatiguée d'attendre.—Mais vous aviez le corps malade. Dites-moi donc que vous êtes mieux, avant que je quitte Nohant. Vous avez une grande ressource: c'est de pouvoir vivre à l'habitude dans le monde des idées où je vois trop en poète, c'est-à-dire avec ma sensibilité plus qu'avec mon raisonnement. Vous avez une lucidité soutenue dans ce monde-là, il me semble. C'est là qu'il faudrait pouvoir toujours regarder, sans préoccupation des soucis inévitables de la vie matérielle, des devoirs qui excèdent quelquefois nos forces, et sans ces déchirements d'entrailles que rien ne peut apaiser. C'est une loi providentielle à coup sûr que la tendresse folle des mères; mais la Providence est bien dure à l'homme, à la femme surtout. Cher ami, adieu; je suis à vous de coeur et d'esprit.
G. SAND
[1] Terre et Ciel, par Jean Reynaud.
CCCLXXXVI.
A MADAME AUGUSTINE DE BERTHOLDI, A LUNÉVILLE
Nohant, 14 février 1855.
Ma chère mignonne, si je ne t'écris pas, tu sais que ce n'est pas trop ma faute. Je suis toujours malade, étouffée, j'ai des douleurs partout, je ne peux pas travailler, je ne peux pas me consoler.
J'ai eu le courage qu'il fallait, dans les premiers moments; à présent, je paye ce courage-là en détail par une fatigue extrême.
Je ne veux pas m'y abandonner cependant. Maurice veut que j'aille passer le mois de mars a Nice ou à Gênes, et je le lui ai promis.
Je suis désolée de ces rhumes de Bertholdi qui t'inquiètent tant. On peut tousser bien longtemps, sans qu'il y ait rien de grave; mais je sais par expérience combien cela fatigue, combien cela porte sur les nerfs, à soi-même et aux autres. Certainement, il faudrait pouvoir fuir ce froid de Lunéville, comme je vais fuir les souvenirs trop amers et trop cruels de ma maison, toute pleine de cette enfant. Mais que faire? La gêne est l'obstacle à tout. Il faudra que je revienne presque tout de suite travailler, et, quand Bertholdi s'absente, c'est la même chose. Ce ne sont pas quelques jours de repos qu'il lui faudrait. C'est toute une vie plus douce. Comment et de qui l'obtenir?
Tu ne m'as pas dit si Georget avait bien supporté son voyage, et s'il avait repris les belles couleurs qu'il, avait un peu perdues ici. Aie bien soin de lui et ne t'en sépare qu'à bonnes enseignes.
Solange est à Paris mieux portante et plus tranquille du côté de ses affaires. Son père s'exécute un peu avec elle, son mari pas du tout. Elle pensait pouvoir t'être utile, et, sans notre malheur, je suis sûre qu'elle aurait fait son possible. Elle y reviendra certainement quand elle pourra sortir et se montrer un peu.
Embrasse toute ta chère maison pour moi: George, Charles et Marie, à qui je n'ai pas la force d'écrire. Je n'écris plus à personne, je ne peux pas. Chaque fois que je parle de moi, même pour dire un mot, je me sens comme prise de fièvre pour toute la journée; c'est un état maladif certainement et qui passera. Ne t'en inquiète pas, j'y fais et j'y ferai mon possible. Je t'embrasse de toute mon âme. Ah! ma pauvre enfant, que je voudrais te donner autant de bonheur que j'ai de peine!
CCCLXXXVII
A MAURICE SAND, A PARIS
Nohant, 24 février 1855.
Cher enfant,
Je commence par te dire que, puisque tu n'es, pas enrhumé, tout va bien pour moi. Aie soin de ta petite personne comme j'ai soin de la mienne, puisqu'il ne s'agit pas de nous regarder comme de simples mortels, mais comme de très précieux voyageurs allant à la découverte de la Méditerranée.
Quant à Montigny, je vois bien qu'il veut refaire toutes mes pièces. Il y a pourtant une observation à faire, c'est que toutes les pièces qu'on ne m'a pas fait changer: le Champi, Claudie, Victorine, _le Démon du foyer, le Pressoir, ont eu un vrai succès, tandis que les autres sont tombées ou ont eu un court succès. Je n'ai jamais vu que les idées des autres m'aient amené le public, tandis que mes hardiesses ont passé malgré tout.
Et quelles hardiesses! Trop d'idéal, voilà mon grand vice devant les directeurs de théâtre.
J'écouterai sans discussion ce que me dira Montigny, j'écouterai ses projets d'amélioration, et, si je vois qu'il faille changer le fond de la pièce, je la reprendrai; cette fois, j'y suis bien, décidée. Je suis lasse du théâtre d'abord, et puis encore plus lasse des hésitations où l'on me jette sur moi-même. Je suis ce que je suis. Yo soy quien soy. Ma manière et mon sentiment sont à moi. Si le public des théâtres n'en veut pas, soit, il est le maître; mais je suis maître aussi de mes propres tendances, et de les publier sous la forme qu'il sera forcé d'avaler au coin de son feu.
Rien de nouveau ici: temps assez doux, Trianon devenu lac, ordres donnés pour le jardin en notre absence, comptes de cuisine, rangement de papiers, correction d'épreuves. Tout cela n'est pas fort intéressant, surtout quand je ne te vois pas aller et venir, entrer et sortir, et jeter, à travers tout cela, les profondes réflexions et les lumineux aperçus de tes sciences.
Bonsoir donc, cher mignon; je me replonge dans les paperasses et t'embrasse de toute mon âme. Le capitaine d'Arpentigny te colle ses amitiés. Émile se paye de copier le Diable aux champs.
CCCLXXXVIII
A MADEMOISELLE LEMOYER DE CHANTEPIE, A ANGERS
Nohant, 27 février 1855.
Mademoiselle,
Je vous conseille et vous prie, même, puisque vous avez la bonté de compter sur ma vive sympathie pour vous, de quitter le milieu où vous souffrez tant, et d'aller vivre à Paris; vous y trouverez les nobles distractions dont une âme comme la vôtre a besoin, la musique, les arts et des relations que votre intelligence élevée et votre coeur généreux sauront vite créer.
Si le catholicisme vous est nécessaire, vous rencontrerez certainement un directeur de conscience assez éclairé pour vous guérir de cette maladie des scrupules, que je connais bien, et que j'ai subie dans ma jeunesse assez cruellement pour vous comprendre et vous plaindre. Non, il ne faut pas qu'une âme comme la vôtre succombé à ces vaines terreurs. Il faut vous relever par de fortes et saines lectures. Je suis trop ignorante pour vous les indiquer; mais écrivez à M. Jean Reynaud, envoyez-lui ma lettre, si vous voulez. Il saura par là que je vous connais et que votre besoin de secours intellectuel n'est pas une frivole inquiétude.
Oui, je vous connais sans vous avoir vue; mais n'y a-t-il pas bientôt dix ans que vous m'écrivez ces grandes lettres où, au milieu des contradictions et des troubles d'une pensée ardente, j'ai toujours trouvé, votre bonté si entière, si spontanée, si naïve, et votre jugement si généreux et si droit en tout ce qui est essentiel!
Demandez-lui de vous indiquer des livres qui vous sauvent, et, faites mieux, quittez cette solitude où vous vous consumez, où ce qui vous entoure vous laisse et vous rend encore plus seule, je le vois bien. Je ne connais pas assez M. Jean Reynaud pour vous adresser à lui, sans qu'il vous connaisse. Mais faites-vous connaître à lui; son livre m'a fait un grand bien, à moi aussi, et j'avais grand besoin de trouver, dans la haute science d'un esprit de premier ordre, la confirmation raisonnée de tous mes instincts; car mon courage a été bien éprouvé dernièrement!
J'ai perdu une enfant adorable et adorée, la fille de ma pauvre fille. Je viens d'être malade, ce qui m'a empêchée de vous répondre, et, maintenant, je suis encore si délabrée, que mon fils, mon cher fils, m'emmène voyager un peu. Je pars dans deux jours. Dans deux mois, je serai de retour à Nohant, où vous m'en verrez, j'espère, de meilleures nouvelles de vous. Avant de rentrer ici, je passerai quelque jours probablement à Paris. Si vous réalisez votre tentation d'y aller demeurer, faites-le-moi savoir à Paris, dans les premiers jours de mai.
Pardonnez-moi de vous répondre si peu, je suis brisée encore, mais je crois. Je suis sûre de retrouver mon enfant dans un meilleur monde; et, vous dont le coeur est si pur, vous devez être sûre aussi de votre avenir. Douter de la bonté de Dieu est une faiblesse de notre nature. Mettez toutes les forces de votre esprit à croire à cette bonté, et vous sentirez qu'elle a son reflet en vous-même.
N'ayez pas peur de la mort: c'est un bien bon refuge, allez, et, quand on le comprend, le courage consiste à ne pas la désirer trop.
À vous de coeur toujours, chère âme en peine.
GEORGE SAND.
CCCLXXXIX
A M. EUGÈNE LAMBERT, A PARIS
Frascati, mars 1855.
Mon cher Lambruche,
Tout va bien, Maurice nous a donné quelque inquiétude, non pas à cause de la maladie qu'il a eue, mais à cause de celle qu'il aurait pu avoir. Heureusement, il a passé à côté, grâce à un bien bon médecin, excellent homme par-dessus le marché. Il y a eu nécessairement pour nous un peu de spleen à Rome. Cinq ou six jours dans une chambre d'auberge, c'est triste.
D'ailleurs, Rome, à bien des égards, est une vraie balançoire; il faut être ingriste pour aimer et admirer tout, et pour ne pas se dire, au bout de trois jours, que ce qu'on a à voir est absolument pareil à ce qu'on a déjà vu sous le rapport de l'aspect, du caractère, de la couleur et du sentiment des choses. Ensuite, on peut entrer dans le détail des ruines, des palais, des musées, etc., et, là, c'est l'infini; car il y en a tant, tant, tant, que la vie d'un amateur peut bien n'y pas suffire. Mais, quand on n'est qu'artiste, c'est-à-dire voulant vivre de sa propre vie, après s'être un peu imprégné des choses extérieures, on ne trouve pas son compte dans cette ville du passé, où tout est mort; même ce que l'on suppose encore vivant.
C'est curieux, c'est beau, c'est intéressant, c'est étonnant; mais c'est trop mort, et il faudrait savoir sur le bout des doigts, non seulement ce fameux livre de Rome au siècle d'Auguste, mais encore l'histoire de Rome à toutes les époques de son existence; il faudrait vivre là-dedans, l'esprit tendu, la mémoire mirobolante et l'imagination éteinte.
Il fut un temps, sous l'Empire, où l'on s'asseyait sur le tronçon d'une colonne, pour méditer sur les ruines de Palmyre; c'était la mode, tout le monde méditait. On a tant médité, que c'est devenu fort embêtant et que l'on aime mieux vivre. Or, quand on a passé plusieurs journées à regarder des urnes, des tombeaux, des cryptes, des colombarium, on voudrait bien sortir un peu de là et voir la nature. Mais, à Rome, la nature se traduit en torrents de pluie jusqu'à ce que, tout d'un coup, viennent la chaleur écrasante et le mauvais air. La ville est immonde de laideur et de saleté! c'est la Châtre centuplée en grandeur; car c'est immense et orné de monuments anciens et nouveaux qui vous cassent le nez et les yeux à chaque pas, sans vous réjouir, parce qu'ils sont étouffés et gâtés par des amas de bâtisses informes et misérables. On dit qu'il faut voir cela au soleil; je ne dis pas non, mais il me semble que le soleil ne peut pas raccommoder ce qui est hideux.
La campagne de Rome si vantée est, en effet, d'une immensité singulière, mais si nue, si plate, si déserte, si monotone, si triste, des lieues de pays en prairies, dans tous les sens, qu'il y a de quoi se brûler le peu de cervelle qu'on a conservé après avoir vu la ville. MAIS! mais, quand on est sorti de cette immensité plate, quand on arrive au pied des montagnes, c'est autre chose. On entre dans le paradis, dans le troisième ciel. C'est là que nous sommes. Nous avons amené Maurice, encore tout détraqué, avant-hier, et, bien que nous n'ayons pas encore eu un rayon de vrai soleil, le voilà tout gaillard et passant la journée sur ses jambes.
Le lieu où nous sommes est si beau, si étrange, si curieux, si sublime et si joli en même temps, que j'en aurai pour toute une saison à te raconter. Réjouis-toi donc de notre fortune présente; car nous sommes enfin payés de nos fatigues et de nos déceptions, payés avec usure. Tu peux lire ma lettre à Solange. Tu sauras comment nous sommes campés; mais nos promenades, rien ne peut en donner l'idée. C'est à chaque pas une découverte. Aujourd'hui, par exemple, nous avons passé la journée dans un immense palais entièrement abandonné au haut d'une colline. J'ai pensé à toi, mon petit Lambert.
Ah! qu'on serait heureux d'être riche et d'associer tous ses enfants aux vrais plaisirs que l'on rencontre. Que de souterrains, que de fleurs, que de ruisseaux, de cascades, d'arbres monstrueux, de ruines, de cours abandonnées, de rocailles brisées, de statues sans nez, d'herbes folles, de mosaïques couvertes de gazon et d'asphodèles! C'est à en rêver; et des galeries et des escaliers sans fin qui s'en vont du ciel au fond de la terre, un tas de constructions inexplicables, les vestiges d'un luxe insensé ensevelis sous la misère; et tout cela au sommet d'un panorama de montagnes, de terres, de mers à donner le vertige. C'est trop beau.
Sur ce, bonsoir, mon Lambert; nous pensons rester ici une quinzaine, et, quand nous serons décidés sur la suite du voyage, nous te donnerons de nos nouvelles. Je t'embrasse de la part des petits camarades et de la mienne. Au revoir au mois de mai.
Pense à nous.
G. SAND.
CCCXC
A M. JULES NÉRAUD, A LA CHÂTRE
Frascati, 14 avril 1855
Cher ami,
Nous sommes à Frascati depuis quinze jours et voulons y rester encore une semaine. Maurice, après avoir été assez souffrant au début de notre installation, va si bien, qu'il ne songe qu'à manger, dormir et courir. Je suis ce régime pour mon compte et je m'en trouve assez bien, physiquement parlant. Quant au cerveau, c'est une atrophie complète. Se lever matin, faire cinq ou six lieues à pied tous les jours, rentrer affamée, tomber de sommeil après un affreux dîner de gargote que l'appétit fait trouver bon, je vous laisse à penser si c'est là une vie intéressante. Pourtant j'amasse, sans trop m'en apercevoir, des souvenirs qui m'intéresseront plus tard, quand j'aurai le loisir de songer à ce qui ne fait que passer devant moi maintenant.
C'est un admirable pays que nous parcourons, et bien digne de remarque pour s'ancrer dans les opinions qu'on y apporte d'ailleurs. La nature y est belle, surtout jolie; car ne croyez pas un mot de la grandeur et de la sublimité des aspects de Rome et de ses environs. Pour qui a vu autre chose, c'est tout petit; mais c'est d'un coquet ravissant. Entendons-nous pourtant, c'est le petit dans le grand; car cette campagne romaine, tout unie, est immense comme une mer environnée de montagnes. Mais les détails, les ruines, les palais, les églises, les collines, les lacs, les jardins, tout cela paraît hors de proportion avec la scène qui les continue.
Pour nous autres, c'est une manière de vivre très récréative, que de courir toute la journée dans la solitude et de découvrir nous-mêmes le pays. Les guides sont ennuyeux et ne connaissent pas les chemins. Nous nous en passons. Enfin vous pouvez vous figurer notre existence, vous qui savez tout ce qu'il y a pour nous dans une promenade à Crevant ou au bois de Boulaize. Maintenant nous ramassons des plantes et nous attrapons des papillons sur les ruines de Tusculum, autour du lac Régille, que sais-je? Les noms sont plus pompeux que les choses, mais les choses sont charmantes, voilà ce qui est certain.
Nous avons eu un temps affreux pour l'Italie, beaucoup de pluie dehors et beaucoup de froid à la maison; car la température extérieure, quelque privée de soleil qu'elle soit, est toujours assez douce, et les appartements seuls sont inhabitables en cette saison. Ils sont immenses, voûtés, stuqués, peints à fresque, disposés en tout pour l'été. Rien ne ferme et le peu de cheminée qu'on a ne sait pas chauffer. Depuis trois jours seulement, nous avons un beau soleil, du matin au soir; mais nous avons couru par tous les temps.
Le jour de Pâques a été aussi un beau jour très chaud; nous l'avons passé à Rome, où nous avons reçu la bénédiction urbi et orbi. C'est une cérémonie très vantée, mais qui n'est pas mise en scène avec art. Le goût français manque à toute chose, ici comme ailleurs. La nature s'en moque. Elle nous prodigue les fleurs que l'on cultive dans nos jardins avec respect. Ici, en plein désert, on marche sur le réséda, sur les narcisses, sur les cyclamens et mille autre fleurs adorables dont je vous fais grâce, à vous qui ne connaissez que les tulipes.
Et puis je ne veux pas vous raconter d'avance tout ce dont nous bavarderons à satiété à Nohant; car, ici, tout est différent, depuis a jusqu'à z, de ce qui est chez nous. Hommes et bêtes, coutumes, idées, besoins, terre, plantes, air, c'est un autre monde. Je ne sens pas la puissance de séduction de ce pays autant qu'on me l'avait annoncé. Trop de choses sont en désaccord avec notre manière de voir et de sentir; mais je reconnais qu'il est bon de l'avoir vu, ne fût-ce que pour aimer davantage cette douce France au ciel gris, où les hommes, si peu hommes qu'ils soient, sont encore plus hommes que partout ailleurs.
Sur ce, bonsoir, mon vieux. Je tombe de sommeil. J'ai reçu, ce soir, votre lettre du 4 avril. Vous vous étonnez du temps qu'elles mettent à voyager, les lettres! Ah bien, je m'étonne, moi, du contraire, à présent que je vois comment sont arrangées ici les choses les plus simples de la vie matérielle. Ne vous désolez pas de la perte de l'aigle[1]. Je le regrette sans doute; mais, quand on reçoit des nouvelles de tout son monde, après les malheurs qui nous ont frappés dans notre nid, on s'estime heureux de n'avoir perdu de nouveau qu'une bestiole de la ménagerie…
Nous vous chargeons de toutes nos amitiés pour la maisonnée. Quant à nos amis, à qui vous voulez bien donner de nos nouvelles, je vous remercie encore plus. J'ai toujours le projet d'écrire à tous, et je n'ai pas trouvé encore un jour de lucidité, au milieu de cette fatigue où je me jette. Elle est véritablement excessive; mais je crois que je m'en trouverai bien; car je fais des progrès étonnants dans l'art de grimper. Je vais tous les jours à une lieue, au moins, et souvent à une lieue et demie au-dessus de la mer. C'est quelque chose, au bout des jambes. Maurice recueille beaucoup d'insectes et fait beaucoup de dessins. Moi, j'allège ma démarche, déjà peu légère, d'un tas de pierres dont je remplis ma sacoche. Je voudrais tout ramasser; tout est curieux. En quelque désert qu'on se trouve, on marche sur des fragments de marbre d'Asie et d'Afrique, restes d'une splendeur disparue, et dont, en bien des endroits, les plus savants antiquaires sont embarrassés d'expliquer la présence.
Bonsoir encore, mon bonhomme. Écrivez encore à Gênes, si vous écrivez; car c'est toujours par là que nous repasserons vers la fin du mois. A vous de coeur.
[1] Un aigle noir apprivoisé qui avait pris sa volée.
CCCXCI
A M. ERNEST PÉRIGOIS, A LA CHÂTRE
La Spezzia, 9 mai 1855.
Cher ami,
Je ne sais pas si vous recevrez ma lettre avant mon embrassade; car je viens seulement de recevoir la vôtre et la douloureuse nouvelle qu'elle m'apporte[1]. Certainement, c'est un coup bien sensible qui vient encore me frapper, après tant d'autres. Sommes-nous malheureux depuis quelques années, mes pauvres enfants! La vie générale tuée en nous et autour de nous, Dieu aurait dû nous laisser au moins la vie personnelle, celle de la famille et de l'amitié. Et cependant tout nous quitte à la fois! C'est pour un monde meilleur qu'ils s'en vont, je n'en doute pas, j'en doute moins que jamais; mais que toutes ces séparations sont navrantes pour ceux qui restent!
J'étais tout à l'heure au bord de la mer, dans un endroit délicieux, des rochers couverts de pins, et des fleurs superbes croissant en liberté jusque dans le sable de la grève. Pendant que mes enfants étaient à quelque distance, j'occupais ma promenade, comme à l'ordinaire, à ramasser des plantes. Voilà deux mois qu'à chaque individu nouveau pour mes yeux, je le place dans un livre exprès, en me disant que mon pauvre ami m'en apprendra le nom, et je recueille chaque plante en double pour lui en donner un exemplaire, comme j'avais fait dans un autre voyage. Ainsi, à chaque moment, cent fois le jour, depuis deux mois, je pense à lui et je me l'imagine herborisant comme autrefois à mes côtés. Eh bien, dans ce moment, dans cette occupation même, à laquelle mon souvenir l'associait, votre lettre m'est remise et j'apprends que je ne le reverrai plus!
Au moment de quitter Nohant, j'avais fait un grand rangement de papiers, et je crois vous avoir dit que j'avais retrouvé et relu toutes ses lettres; c'étaient des chefs-d'oeuvre d'esprit, de poésie, d'intelligence claire et de sentiment coloré de la nature. Je me disais que quand j'aurais deux mois de loisir, je ferais un triage, et qu'avec sa permission, je les publierais dans la suite de mes Mémoires.
Cette lecture m'avait fait repasser dix ans de ma vie, dont il avait enregistré les petits événements avec sa grâce et son heureuse philosophie. C'était donc comme un pressentiment d'une séparation prochaine, ce rapprochement de ma pensée avec la sienne, après des années d'une tranquille séparation de fait; car je ne le voyais presque plus, ses habitudes et ses goûts le retenant chez lui comme moi chez moi. Mais je ne m'apercevais pas de cela; je le sentais tout près et je me disais qu'à toute heure, je pouvais le voir, lui écrire ou lui parler. Il a toujours été pour moi le plus sage et le plus réconfortant ami possible.
Vous dites bien, le voilà heureux et en possession d'une science sans mystères et de jouissances durables; relativement au triste monde où nous passons cette vie d'un jour, si confuse, si incertaine et si troublée; son sort est digne d'envie, j'en suis certaine. Mais nous! Mon coeur est brisé autant de la douleur de ma pauvre Angèle[2] que de la mienne propre. Pauvre chère enfant, que de déchirements répétés! Dites-lui combien je l'aime, surtout depuis la tendresse qu'elle a eue pour ma pauvre Nini et pour les larmes qu'elle lui a données! Hélas! je ne peux rien faire pour elle que de la chérir. Nous ne pouvons nous épargner les uns aux autres ces mortelles douleurs. Si on le pouvait, en se donnant soi-même à la place de ceux que la mort veut prendre!
Maurice me charge de lui dire, ainsi qu'à vous, combien il est affecté pour sa part (car ce pauvre ami avait été paternel pour son enfance) et pour celle qu'il prend à votre chagrin. Le pauvre enfant avait depuis hier seulement votre lettre, et je lui voyais quelque chose de triste, sans oser l'interroger. J'étais un peu malade, et il n'a voulu m'apprendre la vérité que ce matin; c'était dans un des plus beaux endroits de la terre, et il me semble que cette âme fraternelle est venue me parler là et chercher elle-même à me consoler de son départ. Combien de fois il m'avait parlé de la mort! Il fut un temps où il partageait mes croyances en l'autre vie, et où, dans des heures de spleen, car il en avait dans son intarissable gaieté, il me disait et m'écrivait qu'il viendrait me parler dans le parfum de quelque fleur.
Vous m'apprenez que Fleury est venu au pays; y est il encore? aurai-je la consolation de l'y trouver? Je pars d'ici demain pour Gênes, de là tout de suite pour Marseille, et je pense être à Paris le 15 mai. Je n'y resterai que le temps de faire l'indispensable de mes affaires, et j'espère être chez nous le 20.
Au revoir donc, mes chers enfants bien-aimés. Je vous embrasse de coeur.
[1] La mort de Jules Néraud (le Malgache). [2] Madame Angèle Périgois, fille de Jules Néraud.
CCCXCII
A SON ALTESSE LE PRINCE NAPOLÉON (JÉRÔME), A PARIS
Nohant, 12 juillet 1855.
Chère Altesse impériale,
On vient de destituer brutalement le maire de ma commune, M. Félix Aulard, aux bons vouloirs de qui vous avez bien voulu déjà vous intéresser. C'est le plus honnête homme de la terre et qui n'a qu'un défaut, celui d'écrire des lettres trop longues. Ajoutez-y celui d'être dévoué avec enthousiasme à un gouvernement qui, à l'exemple de tant d'autres, ne récompense que les gens qu'il croit douteux, laissant de côté ceux dont il est sûr. Passe pour l'ingratitude, c'est la reine du monde sous tous les régimes; mais la persécution, envers les siens, c'est du luxe.
Tâchez de faire réparer cette injustice et de dédommager ce digne et excellent homme, qui a dépensé tout son petit avoir pour les pauvres de sa commune. Il est capable, archicapable d'être un excellent préfet, et personne n'entend mieux l'administration; faites-en au moins un sous-préfet. Ce sera une bonne action, au point de vue du pouvoir. Il me dit qu'il vous a même écrit. Cette fois, de mon propre mouvement, et sans partialité pour lui, je le recommande à votre attention, à votre équité, et à cette bonté que je connais si bien.
À vous de coeur, vous le permettez toujours.
GEORGE SAND.
Je suis bien triste de la mort de madame de Girardin. C'est une grande perte pour tous, et pour ceux qui l'ont particulièrement connue.
CCCXCIII
A M. ***
Nohant, 23 juillet 1855.
Monsieur,
Il ne m'a pas été possible de prendre plus tôt connaissance de votre lettre. Après l'avoir lue, j'ai fermé le manuscrit sans le lire. Je ne donne pas de conseils, ce n'est pas mon état, et j'ai juré de ne jamais être le juge d'une oeuvre inédite, n'ayant jamais pu dire la vérité à un poète sans le fâcher, quand je contrariais ses espérances. Je ne doute, monsieur, ni de votre modestie, ni de votre sincérité en vous parlant ainsi. Mais je sais que, si je ne vous croyais pas d'avenir littéraire, il me serait impossible de vous tromper. Dans ce cas, je vous affligerais, et c'est un triste office que vous m'auriez imposé.
J'aime mieux ne pas savoir à quoi m'en tenir, et refermer désormais tous les manuscrits que l'on m'adresse, d'autant plus qu'ils sont en si grand nombre, qu'avec toute la bonne volonté du monde, je ne pourrais jamais suffire à en prendre connaissance.
Ne vous découragez pas de mon refus, monsieur: si vos vers sont beaux, vous n'avez besoin de personne en dehors de vos amis pour vous le dire, et ils vous le diront avec chaleur. Si, au contraire, ils les condamnent, songez qu'eux seuls ont le devoir de vous éclairer et que c'est un des devoirs les plus délicats, et les plus pénibles de l'amitié.
Agréez, monsieur, l'expression de mes sentiments distingués.
GEORGE SAND.
Le paquet cacheté est dans mon bureau à votre adresse. Si je dois vous le renvoyer, veuillez écrire un mot à M. Manceau, à Nohant, et, pour simplifier la recherche dont il a l'obligeance de se charger en mon absence, veuillez lui réclamer le numéro 104.
CCCXCIV
A MADAME ARNOULD PLESSY, A PARIS
Nohant, 20 août 1855.
Chère belle et bonne que vous êtes, je ne vous tiens pas quitte de Nohant, et, puisqu'on me joue décidément à l'Odéon le mois prochain, j'irai vous réclamer pour une plus longue vacance si vous êtes libre. Je viens de finir mon ennuyeux roman et je vais penser à notre Lys. N'en parlez encore que vaguement; car, tant que je n'en serai pas bien contente, je ne veux pas en parler. Je vais me reposer trois ou quatre jours, j'en ai besoin, et puis je m'y mettrai tout entière.
Vous dites que vous ferez mes affaires: quel joli homme d'affaires! Et pourquoi sont-ils tous si laids?
C'est probablement pour cela que j'aime si peu à m'occuper des miennes. Eh bien, si M. Doucet vous demande si je suis exigeante, vous lui direz ce que vous voudrez. Il m'avait offert jadis tout ce que je voudrais. Moi, je voulais rester au Gymnase en cinq actes pour Flaminio, et faire engager Bocage pour Favilla. C'est pourquoi j'ai dit: «Rien, pas d'argent; faites seulement ce que je vous demande.»
Maintenant, puisqu'ils ne l'ont pas fait, je demanderai la prime qu'on donne aux autres auteurs. Je ne la connais pas, je m'en rapporterai à ce qu'on me dira par vous.
Mais tout cela n'est pas l'essentiel. L'essentiel est de faire que les bonnes parties de la pièce restent et que celles dont, malgré votre jolie voix et votre lecture si rapidement intelligente, je n'ai pas été satisfaite, s'en aillent franchement.
Envoyez à votre frère tous mes regrets et toutes mes sympathies.
Recevez les hommages de mon fils, et, quant à moi, croyez-moi bien à vous de coeur et d'esprit.
GEORGE SAND.
Molière est tout à vous aussi. Je serais bien contente de vous voir jouer cela. Tâchez de jouer quelque chose quand je serai à Paris.
Cela me sera bien utile pour vous faire parler comme il faut. Ah! je pense qu'il faut arranger Molière aussi… Ce sera fait.
CCCXCV
A LA MÊME
Nohant, 4 septembre 1855.
Ma chère belle et bonne,
Ce n'est plus la pièce que vous savez. Vous me l'aviez fait l'aimer; mais, en la relisant seule, j'ai trouvé de si grandes révolutions à y introduire, que j'ai remis cela paresseusement à l'année prochaine. Et puis j'ai pensé à vous et à toute sorte de choses, et j'ai fait une autre pièce en cinq actes où je n'aurai pas besoin d'acteurs en dehors de ceux que je connais au Théâtre-Français.
Nous verrons à remanier le Lys quand Bocage y viendra naturellement et de son propre mouvement. Mais, pour rien au monde, je ne voudrais être cause qu'un artiste fût enlevé à Montigny, que j'aime de tout mon coeur, et, quand même je ne serais qu'une cause passive, je suis sûre que je lui ferais de la peine.
D'ailleurs et avant tout, me voilà dans un autre sujet qui me plaît et m'amuse, où votre personnage est dix fois mieux développé et plus fait pour vous; où Bressant serait tout à fait l'homme qu'il me faut, et où madame Allan nous resterait dans un rôle qu'elle fera comique et où elle restera belle; car j'étais chagrine de la vieillir.
J'irai à Paris vers le 10, je ne vous porterai pas la pièce. Elle ne sera pas encore écrite. Le dialogue est pour moi la seconde façon; car, du gros manuscrit que j'ai là sous la main, il ne restera que ce qui doit rester. Je demanderai à M. Doucet de venir me voir. Je lui dirai comme quoi le manque de parole du ministère à propos de Flaminio, autorisé en cinq actes et non toléré en quatre, puisqu'on m'a fait afficher un prologue et trois actes, m'est resté sur le coeur, non pas comme une rancune, je ne connais pas ça, mais comme une méfiance des gracieusetés qu'on appelle eau bénite de cour.
Nous conviendrons de quelque chose sérieusement; car je ne veux pas faire un gros travail ad hoc pour le Théâtre-Français pour m'ouïr dire que l'on a changé d'idée. Rien n'est plus contrariant que d'écrire pour certains artistes, et d'être forcé d'adapter ensuite la forme aux qualités d'autres artistes, qui ne sont jamais les mêmes qualités. Je m'occuperai aussi de Molière, M. Doucet me dira par quoi l'on préfère commencer. Moi, je préfère que l'on commence par Françoise; c'est ainsi, jusqu'à nouvel ordre, que j'intitule mon nouvel essai.
A vous de coeur, ma bien charmante héroïne. Aimez-moi comme je vous aime et comme je vous comprends.
GEORGE SAND.
CCCXCVI
A M. PAULIN LIMAYRAC, A PARIS[1]
Nohant, septembre 1855.
Si mon collaborateur se place à ce point de vue, il lui sera facile d'extraire, de tous les faits qu'il voudra bien me présenter, la moelle qui peut être mise sur mon pain. Il y a dix mille manières d'être impressionné. Je n'en ai qu'une, parce que, malgré moi, mon esprit est un peu plus absolu que mon caractère. Sera-ce un inconvénient dans un ouvrage de ce genre? Je ne le crois pas. Un petit exposé de principes bien simples et bien naïfs, mais invariables, une fois admis, notre travail doit s'en trouver éclairci et soutenu sans trop de défaillance d'un bout à l'autre.
En partant de ces idées, nous avons, c'est-à-dire vous avez à chercher, dans chaque histoire d'amour illustre, d'abord le milieu social, intellectuel, moral, physique, etc., de notre couple. Puis le caractère particulier de chaque individu, puis la nature et les circonstances de leur amour, puis les faits, le but atteint ou manqué, le résultat bon ou mauvais; car nous ne nous gênerons pas trop avec eux, et nous raconterons peut-être de mauvaises amours, pour peu que cela soit utile à l'excellence de notre théorie, par la critique qu'il nous conviendra d'en faire. Vous avez à fouiller dans les bibliothèques, dans les écrits de ceux qui ont écrit, dans les lettres de mademoiselle Volland et de madame Duchâtelet, comme dans les sonnets de Pétrarque, et, là, vous ne prendrez que les points culminants qui éclaireront l'application de ma théorie. Exemple: Voltaire et madame Duchâtelet s'aimaient-ils par le coeur, par les sens et par l'intelligence? Je pense, moi, qu'ils ne s'aimaient que par l'intelligence. Voilà pourquoi leur amour était incomplet. Mais c'était encore quelque chose que de s'aimer sur le haut de ces belles régions, et le mariage de deux esprits supérieurs vaut bien la peine qu'on s'en occupe, qu'on l'analyse et qu'on en voie les résultats.
Agnès Sorel, comment aima-t-elle son royal amant? Commença-t-elle comme une Jeanne d'Arc, par le patriotisme? ou bien les sens et le coeur (soit l'un ou l'autre seulement) furent-ils si émus et si possédés par le roi, que l'enthousiasme prit naissance dans l'âme de cette femme, comme une révélation? Honneur à l'amour, en ce cas! Je sais peu l'histoire d'Agnès, je ne sais rien, absolument rien, en fait d'histoire, j'ai la mémoire d'une linotte; mais, si vous la savez, ou si, ne la sachant plus bien, vous me la retrouvez, vous pourrez me dire: «C'est l'amour qui a révélé le patriotisme à Agnès;» ou bien: «C'est le patriotisme qui lui a inspiré l'amour.»
Je me rappelle pourtant quatre jolis vers tourangeaux, autant vaut dire berrichons, sur la Saurette. C'est son nom, qui vient de sauret (en berrichon: sans oreilles); on dit encore, chez nous, un chien sauret (qui a les oreilles coupées). Voici les vers:
Gentille Agnès, plus de los tu mérites,
La cause étant de France recouvrer,
Que ce que peut dedans un cloître ouvrer.
Close nonain, ou bien dévot ermite.
C'est là une digression. Revenons à notre histoire.
Marie Stuart! vilaine et charmante dame sur laquelle nous aurons à moraliser. Et, dans l'antiquité, que de choses belles ou curieuses à mettre en ordre ou en relief!
Quelle sera votre part de travail, je l'ignore encore. Je me suis engagée sur l'honneur à tout rédiger. Vous voyez que mes éditeurs sont des imbéciles; mais ils sont tous comme ça. Pourtant, si j'ai des millions de pattes de mouche à tracer, je crois que vous aurez de la besogne aussi. Je n'ai que peu de livres chez moi et aucun moyen de m'en procurer dans ma province; je ne peux pas m'installer à Paris, il faudra donc que vous lisiez pour moi, et que vous fassiez un canevas de chaque biographie, et des extraits des livres, lettres ou poésies à citer. Ne vous donnez pas la peine de conclure ni de rédiger avec le moindre soin. Pourvu que ce soit lisible, je devinerai bien vos conclusions. Si j'ai besoin de lire un ouvrage entier (cela peut bien arriver, car l'esprit des passions est quelquefois disséminé et veut être péché à la ligne dans un étang), il faudra emprunter l'ouvrage à la Bibliothèque et me l'envoyer. Pourvu qu'il soit en français, car je n'entends guère autre chose couramment! Si on peut suppléer à l'envoi des livres par des extraits de quelques pages, vous prendrez un copiste à mes frais.
Le plan historique de l'ouvrage sera votre affaire, j'en suis absolument incapable à première vue, d'autant plus que je n'ai plus d'yeux pour lire moi-même. C'est donc à vous, jeune et valide, de récapituler, dans l'ordre chronologique, l'histoire de l'amour, et de choisir tout ce qui vaut la peine d'être honorablement cité.
Pour ceux dont nous découvrirons peu de chose dans la nuit des temps, nous ferons court, nous réservant de faire long à mesure que nous avancerons dans la lumière des temps les plus rapproches de nous, les plus intéressants à coup sûr. Vous ferez ce petit plan. à loisir; car nous n'avons pas à commencer avant six mois au moins. Il faut que j'achève mes Mémoires. Nous verrons à indiquer, dans certaines biographies, celles qui auront servi d'intermédiaire, et cela nous permettra de parler de quelques amours plus connus que bons à connaître, pour leur donner du pied au derrière.
Vous voyez que vous aurez un lien à établir et à m'indiquer. Vous supputerez un peu attentivement vos heures de travail, vos courses, dépenses et fatigues; car, pour être amusant (je le crois tel), ce travail ne sera peut-être pas si léger que les éditeurs le supposent, et je me charge de vos intérêts, puisque vous voulez bien avoir confiance en moi.
[1] Un éditeur de Paris, M. Philippe Collier, avait traité avec George Sand pour qu'elle lui fit une série d'ouvrages portant le titre général de les Amants illustres. Afin de rendre le travail plus facile à l'auteur, qui, à cette époque, restait à Nohant presque toute l'année, M. Collier avait pris des arrangements avec Paulin Limayrac, qui devait faire toutes les recherches et prendre toutes les notes dont George Sand aurait besoin. Mais, Paulin Limayrac ayant bientôt renoncé à la tâche, qui lui paraissait trop lourde, le traité fut rompu de gré à gré entre les parties. Evenor et Leucippe (premier titre de les Amours de l'âge d'or) fut seul écrit par George Sand, et donné à l'éditeur comme compensation.
CCCXCVII
A M. JULES JANIN, A PASSY
Paris, 1er octobre 1855.
Mon cher confrère,
Je vous appelle ainsi parce que vous êtes auteur et que je peux être critique à l'occasion. Je viens vous faire des reproches. Que vous trouviez mauvais tout ce que j'écris pour le théâtre, et Maître Favilla particulièrement, c'est votre droit, et personne ne le conteste. Mais que vous cherchiez, en dehors des formes littéraires de mes ouvrages, des sentiments qui n'y sont point, voilà qui n'est pas équitable, et c'est à quoi j'ai le droit et le devoir de répondre.
Le procès de tendance que vous me faites aujourd'hui et qui est le résumé de plusieurs autres, le voici: George Sand fait l'apothéose de l'artiste et la satire du bourgeois. Selon elle; gloire au musicien, au comédien, au poète; fi du bourgeois! honte et malédiction sur le bourgeois! Voilà un artiste qui passe, ôtez votre chapeau; voilà un bourgeois qui se montre, jetons-lui des pierres.
Je vous répondrai par la bouche de ce Favilla, qui vous fâche si fort: Non, Dieu merci, je ne connais pas la haine. Par conséquent je ne hais pas les bourgeois, et mes ouvrages le prouvent. C'est vous qui haïssez les artistes, et votre critique le proclame.
Je hais si peu les bourgeois, que j'ai suivi, dans le Mariage de Victorine, la donnée de Sedaine relativement a M. Vanderke, qui, de noble, s'est fait négociant, et qui a puisé là, dans le travail, dans la libéralité, dans la probité, dans la sagesse, dans la modestie, toute l'humble et véritable gloire d'un caractère que Sedaine résumait par ce mot: Philosophe sans le savoir.—Dans la même pièce, la femme, la fille et le fils de Vanderke sont des êtres aimants, sincères et bons.
Je n'ai rien dérangé aux types du maître et je me suis plu à développer celui d'Antoine, l'homme d'affaires, l'ami de la maison, un petit bourgeois aussi, un modèle de désintéressement et de fidélité. Enfin j'ai créé celui de Fulgence, encore un petit bourgeois, un simple commis, qui n'est ni ridicule ni haïssable, vous l'avez dit vous-même.
Le Mariage de Victorine est donc une pièce prise, en pleine bourgeoisie et une apothéose modeste mais franche des vertus propres à cette classe, quand cette classe comprend et observe ses vrais devoirs.
Dans les Vacances de Pandolphe, le personnage principal est un professeur de droit, un bourgeois pur et simple, un misanthrope bienfaisant, qui aime paternellement et qui est finalement aimé.
Dans le Pressoir, ce sont des artisans. Vous les avez trouvés trop vertueux, trop dévoués, trop intelligents. Et pourtant, à propos de Flaminio, où il n'y a pas de bourgeois, vous disiez plus tard: «Artiste, à la bonne heure. Artisan vaut mieux. Minerve Artisane est un des noms grecs de Minerve.»
Je n'ai pas lu ce que vous avez écrit sur Mauprat. Là, il n'y a ni bourgeois ni artiste. Je ne sais pas sur quoi a porté le réquisitoire de votre éloquence indignée.
Nous voici à Favilla. C'est bien, en effet, maintenant et pour la première fois qu'un artiste et un artisan sont aux prises. Il vous a plu de faire une analyse infidèle de ma pièce, vous armant d'une première version qui a été imprimée et non publiée en Belgique.
Vous n'avez, je crois, ni vu jouer ni lu la pièce représentée et publiée, et vous racontez, vous citez celle qui n'a été ni publiée ni représentée. Ce procédé de critique n'est loyal ni envers l'auteur, ni envers le public, ni envers vous-même mon cher confrère, et si vous n'étiez gravement affecté, ce que je regrette et déplore sans en savoir la cause, vous n'agiriez pas ainsi.
Que je n'aie pas été satisfaite de ma pièce de la Baronnie de Muhldorf[1], cela est certain, puisque je l'ai refaite à peu près entière; que le caractère du bourgeois Keller y fût trop durement accusé au point de vue de l'art, cela n'est pas douteux, puisque j'ai changé ce caractère, essentiellement.
Je dis au point de vue de l'art; car, au point de vue moral, la bourgeoisie n'était pas là plus gravement offensée qu'elle ne l'est dans Maître Favilla. Eussé-je fait du père Keller un monstre, le fils Keller n'en restait pas moins un noble coeur, et même, dans ma première ébauche, ce dernier personnage était plus développé et plus actif.
Aucun de mes coreligionnaires à moi (car je suis de la religion de l'égalité chrétienne, et plusieurs pensent comme moi) ne m'eût reproché de lui montrer un jeune bourgeois enthousiaste et généreux. Pourquoi ceux qui professent la doctrine de l'autorité par la richesse eussent-ils trouvé mauvais qu'un gros bourgeois dur et vicieux leur fût présenté? Quelle haine veut-on chercher dans les enseignements de l'art? Sommes-nous au temps de Tartufe, où il n'était point permis de montrer la figure de l'hypocrite? Mais, au temps même de Tartufe, les vrais chrétiens ne voyaient dans ce scélérat qu'une ombre favorable à la vraie lumière. Je serais tentée de croire, mon cher confrère, que vous ne croyez pas aux vertus de la bourgeoisie, et que, prenant ses travers plus au sérieux que je ne le fais, vous allez, un de ces matins, me forcer d'embrasser sa défense.
J'ai donc dit qu'au point de vue de l'art, ma première esquisse du bourgeois Keller m'avait paru trop sèchement dessinée. C'était une figure trop noire dans un tableau dont je voulais rendre l'effet général doux et sentimental. Je travaille avec beaucoup plus de conscience qu'il ne plaît à votre charité fraternelle de vouloir bien le supposer. Ceux qui me voient travailler le savent, et le public, quoi qu'il vous en semble, veut bien aussi s'en apercevoir; car il accorde des larmes sympathiques à ce fou impossible de Favilla et des sourires attendris aux bons retours de ce terrible, Keller, qui n'est à tout prendre que ridicule. Voyez le grand crime! supposer qu'un ancien marchand de toile puisse ne pas comprendre la musique, ne pas aimer les artistes, ne pas distinguer à première vue une honnête femme d'une bohémienne, ne pas vouloir manger tout son revenu en aumônes ou en libéralités seigneuriales, enfin ne pas marier son fils sans hésiter à une fille qui n'a rien que ses beaux yeux! Voilà, en effet, une condamnation du bourgeois bien cruelle, bien acerbe, bien amère, bien systématique! La haine systématique, voilà le reproche que je repousse, mon cher confrère; car je ne vois pas l'honneur qui vous revient de professer un tel sentiment contre les artistes. Combien de fois, en d'autres temps, n'avez-vous pas fait gloire d'appartenir à cette race du sentiment et de l'inspiration! et pourquoi cette horreur du comédien affichée par vous à propos de Flaminio, vous qui avez découvert et illustré l'illustre paillasse Deburau? Qui donc vous a blessé ainsi, et pourquoi reniez-vous votre destinée, qui est de voir, de comprendre et d'aimer le théâtre? Je pourrais bien vous mettre cent fois pour une en contradiction avec vous-même, en vous citant à vous-même; mais ce n'est pas pour lutter contre votre judiciaire artistique que je vous écris, c'est pour vous dire: Laissez tomber sous vos pieds ces dépits qui vous troublent, et ne commettez pas d'injustices volontaires, quant à la morale des choses. Ma morale, à moi, c'est la seule force que je revendique contre des arrêts irréfléchis, et, puisque vous ne la sentez pas, il est utile, une fois pour toutes, que je vous la dise.
C'est une moralité du coeur, qui m'est venue surtout avec l'âge. Ceci n'est pas une fantaisie, comme vous l'appelez, c'est un sentiment très profond et très salutaire de ce que les hommes se doivent les uns aux autres en tout temps et en tout lieu, derrière les coulisses d'un théâtre comme au comptoir d'une boutique, à la clarté, du soleil qui éclaire les doux rêves du poète comme à celle de la lampe qui éclaire les veilles contemplatives du savant, du philosophe, du spéculateur ou du critique. Voyez-vous, mon cher confrère, vous avez trop veillé à cette lampe pour connaître les hommes: vous ne connaissez plus que le papier écrit, et vous prononcez sur le fond quand vous ne devriez prononcer que sur la forme. Là, en fait de forme, vous ayez été souvent un maître. Nourri de belles lectures et brillant d'érudition, vous avez écrit des pages exquises quand vous étiez, sans passion et, sans prévention. Mais vous n'avez rien d'un philosophe. Et, pour arriver à être un critique complet, il faudrait un peu de philosophie. Vous faites de la critique en artiste, avec des émotions, des boutades, des accès de poésie et des accès de spleen. Je ne me plains pas quand je vous lis: je talent que vous avez—quand vous ne vous pressez pas trop—désarme le jugement, dont vous froissez parfois les notions vraies. On s'écrie à chaque page: «Artiste, artiste, et non pas artisan! Muse de théâtre et de poésie, et non pas Minerve Artisane! jamais bourgeois, quoi qu'il dise et quoi qu'il fasse; car le bourgeois, dans son bon et beau type, est sage, équitable et conséquent. A celui-ci le lourd marteau de la logique; à l'autre la marotte brillante de la fantaisie.»
Vous ne connaissez plus les hommes quand vous essayez de les parquer en classes distinctes, en artisans, en artistes, en bourgeois, en rêveurs, en bohémiens, en sages, en fous, et même en riches et en pauvres. Toutes ces démarcations étaient bonnes, il y a dix ans, et, si nous n'avons gardé la tradition dans nos façons de parler, c'est par habitude. Ouvrons, les yeux sur la société présente. Dans ces dernières agitations politiques, toutes ses notions, toutes ses habitudes, tous ses destins se sont brouillés comme les cartes se brouillent dans les mains du grand joueur qui est le progrès.
Oui, le progrès quand même est toujours plus rapide au milieu du trouble qu'au sein du repos. Je connais vos opinions et vous connaissez les miennes; elles sont divergentes, mais elles n'ont rien à voir ici.
Il s'est fait un grand ébranlement dans les moeurs et dans les idées. Est-ce que vous n'avez pas senti la terre trembler sous nos pieds et le ciel vaciller sur nos têtes, rêveur et fantaisiste que vous êtes? Ne voyez-vous pas que les choses et les hommes ont changé? La fortune aveugle et passive n'a-t-elle pas déraillé comme une machine qu'aucune main humaine ne peut gouverner? Qui sont les riches et qui sont les pauvres, selon vous, aujourd'hui? Selon vous, les riches sont les sages, les pauvres sont les fous. Eh bien, voilà une erreur qui vous abandonnerait si vous regardiez hors de vos livres et de vos souvenirs. Le travail, le commerce, l'économie, le calcul, la raison, c'étaient là, en effet, du temps de Keller, des sources presque certaines de gain, de succès et de sécurité. A présent, c'est le hasard, la mode, la vogue, l'audace, la chance, qui seules décident des destinées du riche. Le bourgeois que notre mémoire a embaumé et que votre imagination veut faire revivre n'existe plus. Ce bourgeois-là, qui compte, chaque soir, les honnêtes et modestes profits du travail de sa journée, qui ne joue pas à la Bourse, qui ne se hasarde pas dans les délirantes spéculations de la grande industrie, il ne s'appelle plus le bourgeois. Il est le peuple, et il n'y a entre lui et l'artisan—que vous avez bien raison d'estimer et de respecter—que la différence d'un peu plus ou d'un peu moins d'activité, d'invention et d'ambition. Que dis-je! entre le paysan, qui meurt de faim sur la terre qu'il ne sait ni ne peut féconder, faute de science et de capital, et le boutiquier, qui amasse péniblement une aisance sans cesse inquiétée par l'absence de crédit, il n'y a pas grande différence de plainte et de désir à l'heure qu'il est. Tout cela, c'est le peuple, le laboureur comme le commerçant, comme l'artiste, comme tous ceux qui n'ont pas mis la main survies gros lots, Flaminio comme Fulgence, et Keller comme Favilla.
Ce ne sont pas là désormais des contrastes ennemis: ce sont des hommes qui cherchent ou qui travaillent, qui attendent ou qui espèrent; ce sont des frères et des égaux qui peuvent bien encore se quereller et se méconnaître, mais qui sont à la veille de s'entendre, parce que, chez eux, toute l'aristocratie est dans l'intelligence et dans la vertu, que la vertu joue du violon, ou que l'intelligence aune de la toile. Comment et pourquoi voulez-vous qu'un poète haïsse celui-ci ou celui-là, parmi ces travailleurs dont la cause est commune, quels que soient les noms propres inscrits sur leurs drapeaux, dans le passé, dans le présent ou dans l'avenir?
Ce que le poète haïrait et réprouverait, s'il était privé de raison ou de charité, c'est la spéculation, ce jeu terrible qui fait et défait les existences au profit les unes des autres, à ce point que, tous les vingt ans (je parle d'autrefois, désormais ce sera bien plus vite fait), la propriété change de propriétaires sur le sol de la France. Oui, la spéculation, cette reine des vicissitudes, des luttes, des jalousies et des passions, cette ennemie de l'idéal et du rêve, cette réaliste par excellence, qui pousse les hommes à l'activité fiévreuse du succès et qui dédaigne également les contemplations de l'artiste, les labeurs érudits du critique, les systèmes du philosophe et les aspirations religieuses du moraliste. Au premier aspect, les amants de cette science seraient les bourgeois, les vrais, les seuls bourgeois désormais, dans cette société qui n'a que des noms vieillis et impropres pour les choses nouvelles. Mais, si l'on y réfléchit, cette race ardente, qui envahit rapidement toutes les forces morales et physiques de notre époque, n'est pas une classe à part, ce n'est même pas une race distincte. C'est comme l'Église du positivisme, qui recrute partout des adeptes, et qui en trouve chez les poètes comme chez les épiciers, chez les laïques comme chez les prêtres, au sommet de la société comme dans ses régions les plus obscures et les plus assujetties; si bien que, pour faire fortune, où tout au moins pour échapper à la gène, il ne s'agit plus de travailler à une tâche patiente et quotidienne, d'avoir les vertus du négoce et les inspirations de l'art; mais il s'agit de comprendre le mécanisme des banques et le calcul des éventualités financières, de tenter des coups hardis, de bien placer son enjeu, de systématiser les chances du gain; en un mot, de savoir jouer, puisque le jeu en grand est devenu l'âme de la société moderne.
Ce serait là, à coup sûr, un beau sujet de déclamation, pour ceux qui n'entendent rien à ce que l'on appelle aujourd'hui les affaires; mais, si l'on s'élève au-dessus de ses propres intérêts froissés dans cette lutte, si l'on se détache du sentiment personnel pour considérer la marche du torrent économique et le but, chez les artistes comme chez les politiques, vers lequel ses flots se précipitent, on est frappé de voir le salut général au bout de cette carrière ouverte à l'individualisme effréné.
On voit les capitaux s'élancer vers les conquêtes merveilleuses de l'industrie, et se mettre forcément, fatalement, au service du génie des découvertes. On voit le principe d'association se dégager comme, le soleil du sein des orages, les machines remplacer les durs labeurs de l'humanité et de nouvelles industries ouvrir un refuge aux travailleurs, délivrés du métier de bêtes de somme et appelés a des occupations plus intelligentes, plus douces et plus saines. On voit enfin le socialisme, votre bête de l'Apocalypse, mon cher confrère, se faire place et devenir la société européenne, quelles que soient les formes apparentes d'égalité ou d'autorité, de république, de dictature ou d'autocratie qu'il plaise aux nations d'inscrire en tète de leurs constitutions actuelles et futures.
Telle est la force de la solidarité des intérêts, qu'aucune volonté individuelle ne peut désormais entraver sa marche prodigieuse et que ni guerres ni révolutions ne sauraient détruire ses conquêtes. Certainement les cataclysmes qui, dans l'ordre politique comme dans l'ordre physique, menacent à toute heure l'humanité, détruiront encore des fortunes, des existences, des projets, cela me semble inévitable; mais ce qui est acquis en fait de science sociale est acquis pour toujours. Les spéculateurs sont devenus intelligents, ils ont profité des travaux d'économie politique et sociale que tout un siècle a vus éclore. Ils s'en servent à leur profit et, en général, peut-être uniquement en vue de leur profit; mais ils s'en servent, tout est là. La civilisation y trouvera son compte quand la lumière sera plus répandue et le but plus éclatant.
En attendant, certes, il y a beaucoup de souffrances et de désastres; je ne serais pas d'accord avec vous si je formulais les plaintes qui me touchent et me frappent le plus dans le trouble funeste de cette transformation sociale. D'ailleurs, on n'a pas la liberté d'approfondir ce sujet. Mais, pour ne parler que de ce qui fait l'objet de cette lettre, l'art et les artistes,—l'art qui est notre profession à vous et à moi, les artistes qui sont vous et moi, mon cher confrère,—il me semble que notre mandat serait de lutter contre l'excès de prosaïsme qui envahit forcément le monde, et, tout en laissant passer ces flots troublés qui s'épureront tôt ou tard, de sauver quelques perles ou tout au moins quelques fleurs entraînées par l'orage.
Où avez-vous l'esprit, où avez-vous le coeur, vous qui, comme moi, depuis tantôt vingt-cinq ans, faites de l'art, et vivez en artiste, de fulminer toutes ces imprécations contre le poète, le peintre, le musicien, le comédien, contre tous les amants de l'idéal?
[1] Titre primitif de Maître Favilla.
CCCXCVIII
A MADAME ARNOULD-PLESSY, A PARIS
Nohant, 21 novembre 1855.
Ma belle mignonne,
J'ai été, et je suis encore toute malade; mais il ne faut pas le dire parce que ça m'attirerait trente lettres d'amis effrayés plus qu'il ne faut. Ce n'était qu'un rhume; mais les rhumes ont chez moi un caractère nerveux, d'un bien méchant caractère. Ils m'étouffent littéralement. Enfin, ça va un peu mieux; mais j'ai été retardée. La pièce était finie[1], et dans la main du copiste; je l'ai arrêtée pour la retoucher. De corrections en corrections, j'ai gagné quelque chose de mieux, et le copiste (Émile) se relance de nouveau dans l'écriture moulée! C'est de cette nuit seulement que mon esprit se repose de cette méditation, ralentie sinon obstruée par le rhume, et je vous écris tout de suite avant d'aller me coucher. Ma lettre va vous trouver, j'espère, au milieu d'un nouveau succès; je ne me rappelle déjà plus de qui est cette Joconde. Est-ce celle de Léonard de Vinci? Vous êtes tout au moins aussi belle, et je suis sûre que l'on vous adore sous cet aspect comme sous tous les autres.
Je pense aller à Paris avec mon gros pataud de manuscrit à la fin du mois. C'est assez tôt, n'est-ce pas? Si c'est trop tôt pour que je serve à quelque chose, vous me le direz et je vous enverrai la pièce, si besoin est. Faut-il que j'écrive à M. Doucet pour lui dire où j'en suis? Compte-t-il sur moi? Est-ce dans ses mains qu'après vous avoir communiqué mon oeuvre, ainsi qu'à madame Allan (car, avant tout, il faut que vous me guidiez dans la distribution), je dois déposer le manuscrit?
M'ayez-vous trouvé un lecteur? car, pour moi, je n'en connais pas.
Régnier a un assez bon rôle dans ladite pièce: consentirait-il à lire? Je le lui demanderai; il me semble qu'il doit bien lire, mais je n'en sais rien.
Ne vous attendez pas à un rôle brillant, ma mignonne. C'est bon et tendre, c'est sincère, ça pleure et ça rit comme vous quand vous ne jouez pas. Mais j'ai peur que ce ne soit de l'eau claire pour ceux qui aiment le champagne.
La pièce est longue; votre rôle ne l'est, pas, bien qu'il soit l'âme et le motif de la pièce. Je ne sais pas si Bressant aimera le sien, c'est un rôle développé, mais qui reçoit la leçon, et lui, habitué à toujours plaire, à toujours vaincre, il se trouvera peut-être trop sacrifié à la moralité de la chose. L'autre monsieur de la pièce sera plus aimé du public; peut-être voudra-t-il faire celui-là; mais il n'y sera pas aussi bien dans ses qualités que dans l'autre, qui, en somme, est le premier de la chose. Madame Allan sera, je crois, contente, puisqu'elle veut être bête, cette chère femme. C'est elle qui sera le montant et la gaieté de la pièce. Provost n'a pas un long rôle, mais je le crois pas mal dessiné; en voudra-t-il? Enfin, j'aurai besoin de deux autres comiques moins conditionnés, mais assez délicats à choisir pour ne rien compromettre.
A présent, la pièce vaut-elle quelque chose ou rien du tout? Je ne sais pas, vous me le direz; car, à force d'y regarder, je n'y vois plus goutte. La recevra-t-on? ça n'est pas sûr: on a peut-être dit non d'avance.
Ah! j'oubliais: mademoiselle Dubois a du talent, n'est-ce pas? son rôle est des plus importants. J'ai reçu la prime. Je vous remercie d'avoir été un si joli homme d'affaires. Et, sur ce, ma belle et bonne enfant, je vous embrasse et je vous aime. Aimez-moi aussi comme une bonne fille à moi, que vous êtes.
GEORGE SAND.
[1] L'Irrésolu, joué au Gymnase, sous le titre de Françoise.
CCCXCIX
A M. ALEXANDRE DUMAS FILS, A PARIS
Nohant, 26 novembre 1855.
Mon cher enfant, je suis bien contente de recevoir de vos nouvelles. Je ne demande qu'à vous être agréable, et j'ai déjà destiné un de mes rôles à mademoiselle Dubois, que vous m'avez recommandée l'année dernière. Je ne connais pas M. Bâche[1], je ne l'ai jamais vu. Si vous ne l'avez pas recommandé par complaisance et si vous vous intéressez véritablement à lui, vous voilà forcé de me répondre; car je vous demande: Est-il grand, petit, gros, jeune, vieux, gai, sérieux? Ferait-il, par exemple, un grand seigneur louche de regard et de caractère, ou un valet fripon? Aurait-il la prétention d'un grand rôle ou en accepterait-il un petit? Enfin a-t-il vraiment de la composition et de l'originalité?
Vous me faites compliment de Favilla; moi, je ne vous ai pas vu depuis le Demi-Monde; vous n'étiez pas à Paris, je crois, quand j'ai vu la pièce. C'est un chef-d'oeuvre d'habileté, d'esprit et d'observation. C'est bien un progrès comme science du théâtre et de la vie, et pourtant j'aimais mieux Diane et Marguerite, parce que j'aime les pièces où je pleure. J'aime le drame plus que la comédie, et, comme une bonne femme, je veux me passionner pour un des personnages. Je regrettais que la jeune fille du Demi-Monde fût si peu développée après avoir été si bien posée, et que cette scélérate, si vraie, d'ailleurs et si bien jouée, fût le personnage absorbant de la pièce. Je sais bien qu'après avoir fait la Dame aux Camélias intéressante, vous deviez faire le revers de la médaille. L'art veut ces études impartiales et ces contrastes qui sont dans la vie. Aussi ce n'est pas une critique que je fais. Je vous tiens toujours pour le premier des auteurs dramatiques dans le genre nouveau, dans la manière d'aujourd'hui, comme votre père est le premier dans le genre d'hier. Moi, je suis du genre d'avant-hier ou d'après-demain, je ne sais pas et peu importe. Je m'amuse à ce que je fais; mais je m'amuse encore mieux à ce que vous faites, et vos pièces sont pour moi des événements de coeur et d'esprit. Me ferez-vous pleurer la prochaine fois? Si vous êtes dans cette veine-là, je vous promets de ne, pas m'en priver. Pourquoi est-ce que je ne vous vois pas quand je vais à Paris? C'est que vous n'avez pas le temps de me savoir là, et que, moi, je n'ai pas le temps de savoir si vous y êtes. C'est ici que vous devriez venir me voir, à Nohant. Vous auriez le temps d'y travailler et nous aurions les heures de récréation pour causer. Prenez donc ce parti-là un de ces jours, si vous m'aimez un peu, moi qui vous aime tant. Je vous envoie aussi les amitiés de Maurice, et je vous prie de dire mes tendresses à votre père. Pourquoi ne voit-on rien de lui? on aurait besoin de cela. Le drame héroïque n'a fini que parce que les maîtres l'ont quitté. Si vous me répondez et que vous ayez des nouvelles fraîches de Montigny, donnez-m'en. Et ce pauvre Villars, nous l'avons tué en ne lui donnant pas les premiers rôles. Mais est-ce notre faute?
GEORGE SAND.
[1] Bâche le comédien.
CD
A M. PAUL DE SAINT-VICTOR, A PARIS
Paris, 9 janvier 1856.
M. de Girardin me dit que je ne serai pas refusée. Donc, je m'enhardis, monsieur, à vous demander de venir dîner, avec lui et madame Arnould, chez moi, vendredi prochain, à six heures. Quand je dis chez moi, c'est une métaphore: je n'ai pas de chez moi à Paris; mais, pourvu qu'on dîne ensemble, vous me pardonnerez de vous traiter en artiste. C'est un prétexte pour moi, je vous prie de le croire, et je vous prie de vouloir bien en être dupe, et de me dire oui.
GEORGE SAND.
De chez M. de Girardin.
CDI
AU MÊME
Paris,
Je viens de remercier Théophile Gautier de son bon article, et je vous remercie aussi du vôtre, cher monsieur[1]. Je passe par-dessus un scrupule de conscience qui m'a toujours empêchée de remercier la critique. Mais, comme vous comprenez d'où venait ce scrupule, vous comprendrez également pourquoi il disparaît vis-à-vis de vous.
Il y a une sotte fierté dont on est accusé par ceux qui n'en ont pas d'autre; il y en a une vraie sur laquelle ne se méprennent pas les caractères élevés. C'est pourquoi je vous dis avec confiance que je me sens encouragée par votre sympathie et que j'en suis reconnaissante.
Si la répétition générale de Comme il vous plaira vous inspire un peu d'intérêt, je serai reconnaissante aussi de vous y voir venir;
Bien à vous,
GEORGE SAND.
[1] Sur Françoise.
CDII
A MADAME AUGUSTINE DE BERTHOLDI, A BRINON-LES-ALLEMANDS, PAR CLAMECY
Paris, 13 avril 1856.
Chère fille, c'est moi qui te trouve oublieuse! sans Eugénie, je n'aurais eu qu'une fois de tes nouvelles depuis ton retour à Brinon. Ce n'est pas parce que je ne te réponds pas (tu sais trop la vie que je mène ici) que tu fais bien de me laisser apprendre par les autres comment tu te portes. Tu n'as que trop de temps pour écrire, tu écris à tout le monde, tu fais même des mariages, et, moi, tu me plantes là. C'est donc toi, petite fille, qui es grondée, pour t'apprendre à me grogner comme tu fais.
Quant au mariage en question, je crois qu'il est très bien assorti et qu'il sera heureux. Je l'ai appris avec grand plaisir, et je m'en réjouis pour les deux familles.
Je ne sais si tu as revu les Girerd depuis leur voyage ici; ils t'auraient dit, bécasse, que je ne t'oubliais pas et que nous avions énormément parlé de toi.
Je t'écris ce soir en revenant du Théâtre-Français. On vient déjouer mon Comme il vous plaira, tiré et imité de Shakspeare.
La pièce a été médiocrement jouée par la plupart des acteurs. Les décors et les costumes splendides, le public très hostile, composé de tous les ennemis de la maison et du dehors. Néanmoins, le succès s'est imposé sans que personne ait pu marquer sa malveillance, et Shakspeare a triomphé plus que je n'y comptais. Moi, j'ai trouvé le public bête et froid; mais tout le monde dit qu'il a été très chaud pour un public de première représentation à ce théâtre, et tous mes amis sont enchantés.
Françoise va très bien et le succès augmente tous les jours.
Bonsoir, chère fille; il est tard et je vais dormir, me reposer enfin de trois pièces que j'ai fait jouer depuis quatre mois.
Je t'embrasse tendrement, ainsi que Bertholdi et Georget; je pars pour
Nohant a la fin de la semaine prochaine. Écris-moi là.
CDIII
A MADAME ARNOULD-PLESSY, A PARIS
Nohant, 1er mai 1856.
Chère mignonne,
Donnez-moi de vos nouvelles. Ne me laissez pas ignorer ce que devient ma grande fille. Je sais bien qu'elle joue souvent et que, par conséquent, elle n'est pas malade; mais cela ne me dit pas si le coeur est mélancolique ou joyeux. Pourtant ce ne sont pas des questions que je vous adresse. Je sais comme les questions sont indélicates, quand elles ne sont pas bêtes. Je veux seulement que vous sachiez que, sans curiosité d'esprit, j'ai l'inquiétude du coeur, et que, sans savoir le remède à vos accès de spleen, je voudrais pouvoir le trouver.
Mais il n'y en a pas de radical en ce monde: nous sommes tous tristes ou soucieux plus ou moins.
J'ai retrouvé ici avec délices la campagne, l'air, les conditions tranquilles et logiques pour l'artiste, et l'amour de l'art plus que jamais, malgré les luttes, les fatigues, les mécomptes dans le passé et dans l'avenir. Tout cela, je crois, est bon et nous pousse en avant; mais ce que j'ai retrouvé aussi, c'est la présence de cette enfant qui, ici, ne me semble jamais possible à oublier. Dans cette maison, dans ce jardin, je ne peux pas me persuader qu'elle ne va pas revenir un de ces jours. Je la vois partout, et cette illusion-la ramène des déchirements continuels. Dieu est bon quand même: il l'a reprise pour son bonheur, à elle, et nous nous reverrons tous un peu plus tôt, un peu plus tard.
On m'écrit que vous êtes toujours belle et ravissante dans Célia[1], je ne suis pas en peine de cela.
Soyez heureuse, d'ailleurs, autant qu'on peut l'être quand on est comme vous dans le corps d'élite. On y reçoit-plus de blessures que dans les autres régiments; mais, quand un bonheur arrive, on le sent mieux, parce qu'on le comprend mieux que le vulgaire.
Bonsoir, chère fille; dites toutes mes tendresses à qui de droit, et puis au criocère Ciceri[2] et au bon Charles-Edmond et à Croquignolet[3] quand vous le verrez. Viendrez-vous à Nohant cette année? Tachez, et aimez-nous. Je vous embrasse tendrement.
Votre second amoureux, puisque Cicéri est le premier dans les vétérans, vous baise humblement les sandales.
Emile est à Paris, et je lui ai dit d'aller, non pas vous embrasser de ma part, ça ne vous flatterait pas, mais savoir de vos nouvelles et tâcher de vous voir, ne fût-ce qu'une minute, pour me parler de vous. Bonsoir, chère; écrivez quelques lignes.
[1] De Comme il vous plaira. [2] Cicéri, le peintre décorateur. [3] Mathieu Plessy, frère de madame Arnould Plessy.
CDIV
A M. CHARLES PONCY, A TOULON
Nohant, 23 juillet 1856.
Cher enfant,
Je suis à Nohant, je me porte bien, tout le monde aussi, excepte ma fille, qui n'est guère vaillante. Elle a été très malade à Paris et elle est venue se guérir ici. J'espère que ce sera bientôt fait: pourtant, si ce n'était pas fini à l'automne, je l'emmènerais voyager. Où? Je n'ose plus vous dire que ce serait de votre côté, bien que ce soit toujours là que ma pensée se reporte; mais je vous ai tant manqué de parole, ou, pour mieux dire, j'ai tant manqué à mes espérances, que je ne veux plus fixer de but à mes courses.
Celle que je méditais l'hiver dernier s'est résolue en quelques jours d'avril dans la forêt de Fontainebleau, une des plus belles choses du monde, il est vrai, mais si près de Paris, qu'on n'appelle même pas cela une promenade. J'aspire pourtant toujours à l'absence. L'absence pour moi, c'est le petit coin où je me reposerais de toute affaire, de tout souci, de toute relation, ennuyeuse, de tout tracas domestique, de toute responsabilité de ma propre existence. C'est ce que j'avais trouvé, l'autre année, à Frascati pendant trois semaines, et à la Spezzia pendant huit jours. C'est là ce que je demande au bon Dieu de retrouver pendant six mois quelque part, sous un ciel doux et dans une nature pittoresque; rêve bien modeste, mais qui passe devant moi dix ans de suite sans se laisser attraper.
Cependant, il ne faudra pas venir nous voir ici à l'improviste; car, si les jours de liberté se présentaient, je les prendrais aux cheveux et il serait fâcheux de nous croiser sur les chemins. Avertissez-moi toujours un peu d'avance. Je suis-contente de vous savoir utilement occupé et en possession d'un si beau brin de fille que votre Solangette. Il me tarde de la voir et de l'embrasser, ainsi que sa mère.
J'attends tous les travaux que vous m'annoncez, et je vous félicite du bon courage qui vous soutient. Ici, l'on se soutient aussi, chacun dans son travail, même ma pauvre patraque de Solange, qui s'est mis en tête de faire des vers, et qui arrivera peut-être à en faire d'assez jolis.
Je vous envoie, de sa part et de celle de tous, une masse d'amitiés et de poignées de main. J'y joins mes tendres et maternelles bénédictions.
CDV
A M. CHAULES DUVERNET, A LA CHATRE.
Nohant, novembre 1856.
L'empreinte n'est pas assez nette ou le cachet est trop usé pour qu'il soit possible de le décrire avec certitude. Voici ce que je crois y voir:
Deux écussons d'argent accolés, sous une couronne de comte.
Écusson dextre:
D'argent au lion léopardé (c'est-à-dire qui marche), soutenant un écussonnet où paraît un agneau passant (c'est-à-dire marchant) sur une plaine ou champagne. Cet écusson est d'enquerre, c'est-à-dire métal sur métal, ce qui est peu usité. La champagne est un meuble rare en armoiries. La position de l'écussonnet et sa forme sont aussi très insolites. Ces armes pourraient bien être de fantaisie.
L'écusson senestre (gauche) rentre dans les choses connues et logiques.
Chevron de gueules (c'est-à-dire de pourpre) sur champ d'argent, accompagné de trois rosés tigées et feuillées, et surmonté en chef d'un meuble qui paraît être un soleil, dit soleil de midi, parce qu'il est en haut et au milieu de l'écu.
La couronne de comte ne signifie rien. Il paraît qu'au XVIIIe siècle, tout le monde se la lâchait; car mon grand-père Dupin, qui n'avait aucun titre, se la payait aussi sur ses trois coquilles d'argent en champ d'azur.—Mais le chevron est une marque de très ancienne noblesse. Il fait partie de ce que l'on appelle, en blason, les pièces honorables. Il désigne soit un étrier, soit une barrière de tournoi; on n'est pas d'accord sur ce point important, mais il est indice de chevalerie.
Si ce que j'appelle l'écussonnet de l'écusson dextre était un gros besant, ce qui est possible, ce serait un souvenir des croisades. Les besants (corruption de bysantins) étaient des pièces de monnaie de Constantinople. On les voit bien souvent dans les armoiries, mais beaucoup plus petits que ton écussonnet. Si cet écussonnet était un besant; il faudrait dire: besant brochant sur le tout, et agneau passant sur le tout dû tout.
J'espère que voilà une érudition et une science! ça ne coûte pas cher et ça s'oublie, Dieu merci, aussi vite que ça s'apprend.
Mille tendresses et embrassades à Eugénie. A Bientôt.
CDVI
A M. ERNEST PÉRIGOIS, A LA CHÂTRE
Nohant, 20 décembre 1856.
Cher enfant, merci pour ce précieux manuscrit qui ne me donnera pourtant pas le courage d'écrire l'histoire du Berry. Il faut être riche pour faire de pareils livres; car ils ne se vendent pas et, par conséquent, les éditeurs ne les achètent pas. Il faut les publier à ses frais et ne pas les voir couverts; car je connais trop le Berrichon pour l'accuser de vouloir jamais encourager un ouvrage de ce genre, surtout venant de moi. Donc, je n'ai pas le moyen d'y penser. Mais je ferai quelque roman sur un moment quelconque de ce passé qui a son intérêt.
Je n'ai pas encore eu cinq minutes pour lire la musique recommandée; demain ou après-demain, j'espère être moins dérangée.
C'est bien beau, le parc de Sainte-Sévère! Il y a un coin de rochers et de vieux pans de murs couverts de lierre, tombant dans un ravin avec une véritable majesté. C'est triste, c'est un site d'hiver; allez-y avec Angèle quand il fera un rayon de soleil.
A vous de coeur, mes chers enfants.
GEORGE SAND.
CDVII
A M. ADOLPHE JOANNE, A PARIS
Nohant, 29 février 1857.
Je n'ai fait que dire la vérité et vous m'en remerciez. Mais c'est à moi de vous remercier du bon secours que m'a apporté votre Guide, dans ma dernière pérégrination. Vous me promettez de venir à Nohant: vous voyez qu'en toute chose, je reste votre obligée. Ne vous attendez pourtant pas à trouver une belle résidence. C'est la chose la plus humble, au contraire, que ma retraite; mais vous y serez reçu de bon coeur et cela vaut mieux que tout.
J'ai votre Allemagne du Nord et je ne compte guère sur mon étourdi de fils pour prendre, chez Hachette, l'Allemagne du Sud. Vous seriez bien aimable de me la faire envoyer avec un exemplaire de l'Italie; car celui que vous m'avez remis est incomplet et en plusieurs endroits illisible. L'ouvrage n'avait pas encore paru, je partais, vous avez eu la bonté de courir pour me le rapporter tel quel. Ces ouvrages bien faits sont précieux, non seulement pour voyager, mais aussi pour consulter à toute heure, et vous faites là un travail des plus utiles et des plus intéressants dont, pour ma part, je vous sais le plus grand gré. Si, pour le Berry, la Creuse et le Bourbonnais, je peux vous renseigner et vous piloter, je serai bien contente de vous apporter mon grain de sable. Tout à vous de coeur.
GEORGE SAND.
Vos Histoires de l'art sont admirablement bien faites; voilà une chose qui manquait! ne craignez pas d'étendre, un peu, quand vous y êtes, la partie géologique, minéralogique, botanique, etc. Cela intéresse même ceux qui ne sont pas savants, et leur apprend à observer.
CDVIII
A M. CALAMATTA, A BRUXELLES
Nohant, 6 avril 1857.
Tu ne sais pas ce que tu dis avec ton Colisée, ta forme, ton grand peuple et ton cri de vengeance que l'on doit crier sur les toits. Je te passe ton goût d'artiste, c'est ton droit, et je ne dispute pas avec ceux qui ont leur puissance (une véritable puissance) dans leur point de vue. Je serais bien fâchée de les ébranler, si je le pouvais, et, comme je ne le peux pas, mes notions et mes instincts, à moi, sont le droit de ma thèse, sans aucun danger ni dommage pour ceux qui sont forts avec la thèse contraire.
Des coups de bâton, je veux bien t'en donner; mais tu es un affreux blagueur qui ne viens jamais les chercher.
Quant à ce que je devais dire sur les martyrs de la cause, je l'ai dit; mais cela doit rester dans le tiroir jusqu'à nouvel ordre. Tu crois donc que l'on est libre de dire quelque chose? Je te trouve beau, toi avec tes mains dans tes poches, sur le pavé de Bruxelles! J'ai essayé, au dernier chapitre du roman[1], de faire pressentir quelque chose de ma pensée; mais il n'est pas dit encore que cela passe.
Trois lignes sur Lamennais ont été coupées à propos des capucins de Frascati, chez lesquels il avait demeuré, et pourtant la Presse fait son possible pour laisser vivre le rédacteur; ma nous sommes dans le royaume de la mort!
Donc, puisque l'on ne peut parler de ce qui, à Rome, est muet, paralysé, invisible, il faut éreinter Rome, ce que l'on en voit, ce que l'on y cultive, la saleté, la paresse, l'infamie. Il ne faut faire grâce à rien, pas même aux monuments qui consolent les stupides touristes, faux artistes, sans entrailles, sans réflexion, sans coeur, qui vous disent: «Qu'est-ce que ça fait, les prêtres et les mendiants? ça a du caractère, c'est en harmonie, avec les ruines, on est très heureux ici, on admire la pierre, on oublie les hommes.»
Eh bien non, je ne veux rien admirer, rien aimer, rien tolérer dans le royaume de Satan, dans cette vieille caverne de brigands. Je veux cracher sur le peuple qui s'agenouille devant les cardinaux. Puisque c'est le seul peuple dont il soit permis de parler, parlons-en! celui dont on ne parle pas est hors de cause. Si quelqu'un prend, grâce à moi, Rome, telle qu'elle est aujourd'hui, en horreur et en dégoût, j'aurai fait quelque chose. J'en dirais bien autant de nous, si on me laissait faire; mais on a les mains, liées, et je n'insiste jamais pour que d'autres s'exposent à ma place.
Et puis, d'ailleurs, nous autres Français, nous ne sommes jamais si laids qu'un peuple dévot et paresseux. Nous nous trompons, nous nous grisons, nous devenons fous. Mais pourrait-on faire de nous ce que l'on a fait de Rome? Chi lo sa? peut-être! Mais nous n'y sommes pas.
Il est donc bon de dire ce qu'on devient quand on retombe sous la soutane, et j'ai très bien fait de le dire à tout prix. Cela doit fâcher des coeurs italiens; s'ils réfléchissent, ils doivent m'approuver.
[1] La Daniella.
CDIX
A M. VICTOR BORIE, A PARIS
Nohant, 16 avril, 1857.
Tu n'es qu'un ignoble pôtu[1], un agriculteur, un capitaliste, un écrivassier, un décoré, un membre de l'Institut; Lambert n'est qu'un lapin, un chou, un renard pendu, une volaille étripée. Vous ne valez pas deux liards à vous deux. Il faut que je vous fasse relancer par Frapolli, qui est un savant, un patriote, un ami des femmes de lettres, enfin un parfait gentilhomme, pour que l'un de vous daigne se souvenir que j'existe. Enfin, vous n'aimez que vos ventres et vous avez le coeur mangé aux vers.
Ce n'est pas le travail qui vous excuse, je travaille aussi. Vous méritez que je ne pense plus jamais à vous.
Je suis bien contente que l'on s'arrache ton livre; mais on ne se l'arrache pas à Nohant; car il n'a pas daigné y arriver. J'ai répondu à M. Grenier; son poème est très remarquable. Moi, je vois dans le Juif errant la personnification du peuple juif, toujours riche et banni au moyen âge, avec ses immortels cinq-sous qui ne s'épuisent jamais, son activité, sa dureté de coeur pour quiconque n'est pas de sa race, et en train de devenir le roi du monde et de tuer Jésus-Christ, c'est-à-dire l'idéal. Il en sera ainsi par le droit du savoir-faire, et, dans cinquante ans, la France sera juive. Certains docteurs Israélites le prêchent déjà. Ils ne se trompent pas.
Bonsoir, gros misérable! je vais aller à Paris à la fin du mois. Si j'ai l'honneur de vous y voir, je vous promets une dégelée solide.
GEORGE SAND.
[1] Pataud.
CDX
A M, CHARLES-EDMOND, A PARIS
Nohant, 13 juin 1857.
Cher ami, ce n'est pas un roman historique, c'est un roman d'époque et de couleur du temps de Louis XIII[1]. Le roman historique promet des faits sérieux, des personnages importants, des récits de grandes choses. Ce n'est pas là ce que je fais, et ce titre, annoncé dans la Presse, promettrait des aventures plus graves que celles que je mets en scène. Comme il serait difficile de faire saisir au lecteur la distinction que je vous explique, sans périphrase trop longue, faites, je vous prie, retrancher de l'annonce le mot historique. Il vaut mieux tenir plus qu'on ne promet que de promettre plus qu'on ne tiendra. J'ai fait la chose à mon point de vue, et j'ai beaucoup cherché pour rester dans l'exactitude historique des moindres coutumes, idées et manières d'agir du temps qui me sert de cadre. Je n'ai pas rattaché ma fable à un point historique qui ne soit rigoureusement exact. Mais tout cela ne fait pas un roman de Walter Scott. On n'en fait plus!
Que devenez-vous? Et la petite fillette?
Venez-vous bientôt nous voir? mon amie de la rue des Saints-Pères est-elle triste ou malade[2]? Je n'ai pas de ses nouvelles depuis pas mal de jours, et, quand elle se tait, je n'ose pas trop l'interroger.
Bonsoir, cher; à vous de coeur.
G. SAND.
[1] Les Beaux Messieurs de Bois-Doré. [2] Madame Arnould-Plessy.
CDXI
A M.
Gargilesse, juillet 1857.
Cher monsieur,
Voulez-vous qu'en ma qualité d'ignorant paysagiste, je vous apporte mon contingent d'observations, anonymes, bien entendu, excepté pour vous?
Au bord de la Creuse, à cinq lieues d'Argenton, vers le midi, nous avons dû voir le soleil un peu plus occulté que vous ne l'avez vu à Paris. Nous faisions une assez longue promenade à pied dans un des plus adorables coins de la France. Le ravin où coule la Creuse est bordé en cet endroit, sur une longueur de plusieurs lieues, par des plateaux élevés, soutenus de schistes redressés sur de puissantes assises de gneiss et de granit pittoresquement disloques. Une splendide végétation perce autour de ces blocs sauvages, et la Creuse, tantôt agitée, bouillonne parmi leurs débris, tantôt, limpide et unie, les reflète comme un miroir.
De la petite église de Ceaulmont, perchée au plus haut des rochers, la vue plonge dans ces profonds méandres adorablement composés, et s'étend au-dessus des ravins et au-dessus des plateaux jusqu'aux montagnes de la Marche.
Le hasard de la promenade nous avait donc conduits dans un des sites les plus favorables pour observer l'effet pittoresque de l'occultation du soleil, sur une grande étendue de ciel et de terrains. Nous étions là juste au moment où le phénomène s'est produit le plus complet, et le ciel chargé de plusieurs couches de nuages nous a permis de voir à l'oeil nu, à vingt reprises différentes, le mince croissant qui semblait courir dans les nuées chassées par des courants supérieurs assez forts. Ce croissant ressemblait tellement à celui de la lune, que les paysans, étonnés, croyaient le voir à la place du soleil sans trop s'inquiéter de ce que le soleil lui-même était devenu: A ce moment-là, les nuages, qui s'étaient amoncelés comme un orage, se sont rapidement étendus en stratus légers, et la campagne a pris un ton particulier assez semblable à celui de l'aube, avec cette différence bien sensible et qui constitue l'originalité du spectacle, qu'au crépuscule du matin ou du soir, les horizons du ciel se colorent du côté du soleil et que ceux de la terre se dessinent nettement, laissant la nuit envahir le zénith; tandis que, durant l'éclipsé, la nuit semblait se faire et venir à nous de toutes les profondeurs de l'horizon pour se dissiper vers le sommet de la voûte céleste. Ainsi les lointains étaient indécis et entièrement décolorés, sans que les objets rapprochés fussent sensiblement altérés. Quand le croissant solaire se dégageait des nuages, il suffisait même à projeter fortement les ombres autour de nous, et ce contraste d'une assez vive lumière sur nos têtes avec l'éloignement obstiné des lointains offrait un aspect de la nature très insolite et très frappant.
L'un de nous, qui a la vue particulièrement longue et nette, a observé plus faiblement, mais avec conviction, ce que j'avais pu constater avec lui lors de la dernière éclipse, ce que je n'ai pu saisir cette fois-ci, ayant un peu trop regardé le soleil à l'oeil nu. Cette observation, que je n'ai vue consignée nulle part, consiste en ceci: que le spectre du croissant solaire s'est trouvé représenté un nombre de fois considérable, d'une manière très fugitive mais très sensible pourtant, sur les différentes couches de nuages qui l'environnent.
À plusieurs reprises, la personne qui a renouvelé hier cette observation a cru voir le soleil apparaître faiblement à une place où il n'était pas, et immédiatement se transporter à une autre place, jusqu'à ce qu'une apparition réelle redressât l'erreur produite par cette sorte de parélie que je ne me charge nullement d'expliquer.
Nous n'avons pas vu les fleurs se fermer: la plupart ne se sont aperçues de rien. Pourtant, comme l'un de nous prétendait que les liserons se fermaient, j'ai attentivement regardé une fleur de liseron-vrille qui était à mes pieds et je l'ai vue plisser sensiblement, sa corolle. Le fait n'a pas été général: un rossignol a lancé une roulade vive et unique à l'heure précise marquée pour l'apogée du phénomène. Les rossignols ne disent plus mot chez nous dans ce moment de l'année.
Les coqs ont aussi jeté beaucoup de fanfares simultanées de tous les points habités de la campagne; mais aucun autre animal n'a donné signe d'étonnement ou de terreur. Les paysans qui ne nous ont pas vus regarder en l'air ne se sont aperçus de rien; d'où je conclus que notre père le soleil peut nous retirer les cinq sixièmes de sa lumière sans que la terre s'en ressente beaucoup.
Ce qui est plus étonnant que tout cela, et ce que la science ne peut pas nous expliquer, c'est le froid inouï de ce mois de juillet. Nous commençons à savoir les lois qui régissent les astres placés à des distances fabuleuses de notre pauvre petite planète. Mais nous ne savons rien des causes de perturbation de notre atmosphère, de ce milieu qui est encore la terre et au sein duquel nous nous agitons sans pouvoir soumettre nos travaux, notre locomotion, nos projets de tout genre à des prévisions tant soit peu certaines.
M. Babinet ne nous avait-il pas fait espérer un été brûlant? Le ciel, notre petit ciel relatif, semble se rire de toutes nos grandes observations. Il serait bien temps que la science pût être illuminée de quelque soudaine découverte en ce genre, découverte dont les résultats immédiats auraient tant d'influence sur notre destinée. La fourmi, «que ne surprend jamais l'orage»; la taupe, dont les villes souterraines bravent les intempéries de la surface; le rat des champs, qui ne manque jamais de faire la provision d'hiver en temps utile; les oiseaux émigrants, qui semblent doués d'un sens divinatoire; en sauraient-ils plus long que nous à mille égards?
A vous dire le vrai, je ne crois pas beaucoup à la terreur des animaux, même durant une éclipse totale de soleil. Je les crois avertis par l'instinct du peu de durée du phénomène.
CDXII
A M. CHARLES PONCY, A TOULON
Nohant, 15 août 1857.
Cher enfant,
Ne donnez jamais les lettres des défunts que l'on vous demande. Cela cache, en général, des spéculations. Celles qui sont honnêtes (comme les lettres de Lamennais recueillies assez religieusement par Old-Nick) n'aboutissent pas, et risquent, pour tout résultat, de vous priver de vos autographes qui s'égarent. Ces essais n'aboutissent pas, par la raison que les parents, héritiers, ou amis exécuteurs testamentaires, réclament le monopole de ces publications. C'est leur droit. Ils l'exercent tantôt par cupidité, tantôt par respect véritable pour la mémoire du défunt. En effet, si le défunt revenait, il ne serait pas toujours très content de voir publier entièrement des lettres qu'il n'a pas destinées au public. On est donc obligé de tronquer. Eh bien, cela n'est pas très facile. Les gens qui publient demandent, à ceux qui cèdent leurs lettres, d'avoir l'autographe entre les mains, se disant responsables de l'authenticité de ces lettres. Dès ce moment, vous êtes à leur discrétion. S'ils publient ce que vous ne voulez pas, à qui vous en prendrez-vous? Bref, on se lance dans de grands ennuis et on s'expose à des tracasseries judiciaires fort désagréables.
Dans mon souvenir, les lettres de Béranger à vous sont aigres-douces pour moi. Celles qu'il m'a écrites sur vous sont méchantes pour vous. Il était méchant d'esprit et de langue, bien que le coeur fût noble et la conduite noble dans tout ce qui avait rapport à lui-même. Il savait donner et ne pas recevoir. C'était une grande science dans sa position; mais il était bien flatteur et bien perfide là où il ne risquait rien, et il abusait souvent du respect religieux que l'on avait pour son génie, pour son âge et pour sa probité. Le pauvre Eugène Sue, mort si jeune, avait un bien autre coeur!
Vos vers sur sainte Solange sont très beaux et charmants. Mais vous travaillez dans la prose du gagne-pain avec douleur, je le vois. Non, pourtant: je vois aussi que vous êtes courageux et que vous sentez la consolation du devoir accompli. Que voulez-vous! la vie est comme ça. Béranger n'avait pas de famille à nourrir et à contenter. Il a été heureux dans le repos. Il n'y faut point songer pour nous.
Bonsoir, chers enfants, et à vous de coeur.
CDXIII
A M. PAUL DE SAINT-VICTOR, A PARIS
Nohant, 18 août 1857.
Je vous remercie, monsieur, pour mon fils absent. Je vais lui envoyer, au fond des chênes-lièges où il me fait soupirer après son retour, votre gracieux encouragement, et je vous remercie, pour mon compte, des bonnes lignes que vous lui avez consacrées. Je suis bien contente que vous ayez remarqué ses progrès et que vous ayez si délicatement senti le caractère de sa jeune individualité.
Je suis contente aussi de trouver l'occasion de vous remercier pour tous ces beaux et bons articles que vous nous faites lire. À quand, un livre historique? On voudrait lire l'histoire à travers votre imagination si vive et votre raison si saine et si droite.
Rappelez-moi, je vous en prie, au bon souvenir de Théo. J'espère que lui aussi pensera à encourager mon jeune peintre. Peut-être l'a-t-il déjà fait. Mais le Moniteur n'arrive pas jusqu'à nous. Dites-lui qu'avec ou sans cela, je lui envoie toutes mes amitiés, et veuillez recevoir l'expression de mes sentiments distingués et affectueux.
G. SAND.
CDXIV
A SA MAJESTÉ L'IMPÉRATRICE EUGÉNIE
Nohant, 6 octobre 1857.
Madame,
La féconde et gracieuse protection que Votre Majesté accorde aux artistes me donne la confiance de m'adresser à Elle, en cette qualité, pour appeler les effets de sa généreuse bonté sur une famille qui en est digne.
Le grand nom dramatique de Marie Dorval protège cette famille et prie pour elle. M. Luguet a épousé la fille de-cette célèbre artiste; il est lui-même artiste de talent, et honnête homme. Sa Majesté l'empereur a daigné l'encourager dernièrement à Plombières. M. Luguet a cinq enfants, et nulle autre ressource que son travail quotidien.
Mais ce qui touchera surtout le bon coeur de Votre Majesté, c'est un aperçu des nombreuses charités de Marie Dorval, morte pauvre, après une vie de gloire et de fatigue.
Outre que ses grands succès au théâtre ont versé plus de cent mille francs aux hospices, madame Dorval (dame de charité de Toulouse) a fondé plusieurs lits dans les hôpitaux de Lyon, Bordeaux, Montpellier, et une des crèches du faubourg Saint-Antoine. Il y a là plusieurs lits sous le patronage de saint Georges, en mémoire d'un petit-fils adoré auquel la pauvre femme ne put survivre.
Si Votre Majesté daigne dire un mot, le second petit-fils de madame Dorval, Jacques Luguet, recevra, dans un lycée, le développement d'une belle intelligence et d'un heureux naturel. Ce sera un bienfait de plus dans la précieuse vie de Votre Majesté, et, j'ose en répondre, un de ceux qui inspireront la plus profonde reconnaissance et produiront les meilleurs fruits.
C'est à la mère que les mères osent s'adresser. Ce titre sacré, que le Ciel a béni dans Votre Majesté, ajoute l'espoir et la foi au profond respect avec lequel on l'invoque et avec lequel j'ai l'honneur d'être, de Votre Majesté, la très humble et très obéissante servante.
GEORGE SAND.
CDXV
A LA MÊME
Nohant, 30 octobre 1857.
Madame,
La réponse que Votre Majesté a daigné faire a une demande digne de son intérêt est telle que nous l'attendions de son exquise bonté. Nous vous disions que la grande artiste qui est partie de ce monde-ci pour un monde meilleur prie maintenant pour le bonheur maternel de l'illustre et douce protectrice de ses enfants.
Nous n'osons pas nous permettre de remercier Votre Majesté; car elle a fait le bien pour le bien et sans se demander si la reconnaissance qu'elle mérite sera de quelque valeur; mais nous osons lui dire qu'elle a fait des heureux de plus, parce que nous croyons que là est la seule récompense dont elle se préoccupe.
C'est dans ces sentiments respectueux et profonds qu'au nom de la famille Luguet et au mien.
J'ai l'honneur d'être, madame, de Votre Majesté la très humble et très reconnaissante servante.
GEORGE SAND.
CDXVI
A M. CHARLES-EDMOND, A PARIS
Nohant, 29 novembre 1857.
Cher ami,
Avant de vous parler d'affaires, je veux vous dire que je me suis enfin mise, ces jours-ci, à lire votre relation du grand voyage, et que, sans aucun compliment ni prévention d'amitié, j'en ai été ravie. J'avais peur d'entamer le gros volume et de le laisser en chemin. Aussi je n'ai pas voulu seulement l'ouvrir avant d'être sûre que je n'aurais plus une comédie de trois actes à faire toutes les semaines pour le théâtre de Nohant. Je suis tranquille à présent et je vous suis à travers les banquises; c'est fait de main de maître, je vous assure. C'est prompt, c'est gai, c'est effrayant, et c'est d'un charmant français comme style et comme couleur. Le petit nid de soie et de velours où l'on va fumer et écouter du Schubert, entre chaque rencontre de la glace flottante qui peut vous broyer, est un détail bien senti, émouvant comme un récit de Cooper et plus artiste. Je vas vous suivre en Suède, où, précisément, j'ai posé mon nouveau roman. J'ai feuilleté un peu, avant de lire bien, cette partie du livre. Je vois que vous n'avez pas été en Dalécarlie, où j'ai planté ma tente en imagination. Dites-moi si vous avez, en français, en italien ou en anglais (je ne sais pas d'autre langue), un ouvrage sur cette partie de la Suède, et un peu de détails sur son histoire au XVIIIe siècle, sous Frédéric-Adolphe, le mari d'Ulrique de Prusse. Vous me feriez bien plaisir de me le prêter. Ou indiquez-moi quelque chose que je puisse lire sur ce pays et cette époque;—ou enfin faites-moi un petit précis de quelques pages, si vous avez cela dans la mémoire.
Je ne sais pas pourquoi vous avez des moments de découragement; vous avez réellement un très solide et très beau talent, et avec cela une facilité miraculeuse; car l'ouvrage est énorme et traite de tout; une mémoire étonnante de ce que vous avez vu, et une aptitude particulière, d'avoir pu le voir pour le sentir, tout en le voyant pour le retenir. Je n'en ferais certes pas autant. Je m'endors le cerveau à regarder une mouche et je laisse passer, sans y prendre garde, un flot de choses plus intéressantes. Croyez que votre livre est bon et que je m'y connais assez pour en être sûre en vous le disant.—Donc, si vous avez de très belles facultés, vous ne devez jamais vous décourager. Vous aurez autant de peines et de malheurs qu'un imbécile et vous les sentirez plus vivement; mais, tout en étant beaucoup plus blessé de la vie que le vulgaire à grosse écorce, vous aurez cette énorme compensation qu'il n'a pas: le travail intelligent, attrayant, comme disent les fouriéristes.
Parlons d'affaires; ce sera bientôt fait. Vous prendrez le temps qu'il vous faudra pour la publication nouvelle; vous me donnerez seulement quelque argent si je viens à en avoir besoin, en échange du manuscrit.
Voici le titre, sauf votre avis: Christian Waldo. Vous me direz que Waldo n'est pas un nom suédois; c'est possible, mais c'est, là justement l'histoire. Ce nom intrigue, même celui qui le porte. Annoncez, si vous voulez, que le roman se passe au XVIIIe siècle, afin qu'on ne croie pas qu'il s'agit de quelque parent de Pierre Waldo, le chef des Vaudois. Ou bien encore, le roman peut s'appeler, si vous croyez le titre alléchant: le Château des Étoiles. C'est un Stelleborg de fantaisie qu'un personnage s'est bâti en Dalécarlie, à l'imitation de celui d'Uraniemborg dans l'île de Haven. Dans ce château, il se passé des choses bizarres. Espérons qu'elles seront amusantes; je crois, toute réflexion faite, que ce titre plaira mieux: Décidez. N'annoncez pas une peinture de la Suède ni du XVIIIe siècle; car le cadre réel sera moins étudié que celui de Bois-Doré. J'y ferai de mon mieux; mais c'est surtout un roman romanesque que je fais cette fois.
Vous me dites qu'Alexandre m'aime beaucoup: il a raison. Moi, je l'aime comme si je l'avais mis dans ce monde. J'adore les natures droites, tranquilles, sereines et fortes qui ont l'intellect en harmonie parfaite avec leur organisation. C'est très rare; c'est même un nouveau type dans l'humanité littéraire, qui, jusqu'à ce jour, n'a pu être ainsi par la faute probablement du milieu social. L'artiste jaloux, c'est-à-dire méchant et infortuné, est presque synonyme d'artiste. Dumas le père est essentiellement bon, mais trop souvent ivre de puissance. Son fils a de plus que lui le bon sens, chose encore bien rare en ce siècle de grandes orgies d'intelligence. Il ira loin, loin dans cette seconde moitié de siècle dont je ne verrai pas le bout, mais qui, j'en suis sûre, vaudra plus que la première.
Soyez donc calmé; cher ami; je n'ai pas d'effluve magnétique; mais je crois, sans illusion désormais, et c'est tout le secret de ma petite force. Vous pouvez l'avoir bien plus grande et vous l'aurez, en sentant que ce monde marche comme il doit marcher, et que vous poussez aussi à la bonne roue. Amitiés de mes enfants.
G. SAND.
CDXVII
AU MÊME
Nohant, 8 décembre 1857.
Mes pressentiments n'étaient donc que trop fondés. Je ne sais si c'est un malheur pour l'avenir de la Presse, je ne le crois pas[1]. Mais ce qui m'inquiète, c'est votre position, que vous semblez regarder comme compromise dans la bagarre. Je ne peux même pas me livrer à des suppositions, ne sachant pas quelle part d'influence votre ami de Bellevue[2] a dans l'affaire.
Si ce n'est pas indiscret de ma part de vous le demander, dites-le-moi; mais, en me répondant ou ne me répondant pas sur ce point, ne me laissez pas ignorer ce qui vous intéresse personnellement et en quoi, par hasard, du fond de ma Thébaïde, je pourrais vous être utile. Ce serait une joie pour moi d'en trouver l'occasion pour la saisir aux cheveux, et je ne craindrais pas de la tirer bien fort, cette belle chevelure qui nous effleure souvent à notre insu, comme celle des comètes.
Pour ma part, je me chagrine un petit peu aussi; car j'ai contribué, dans le passé, à la fatale somme des avertissements. La punition de la Daniella tombe à présent sur les reins de Bois-Doré, qui doivent être cassés par ce coup de massue. Le public oublie vite et ne se reprend guère d'amitié pour une chose interrompue.
Mais tout ça n'empêche pas que l'article de Peyrat ne soit bien, et je trouve la rigueur très maladroite en somme. Ne concluait-il pas pour le serment? et la Presse ne va-t-elle pas retrouver des abonnés au lieu d'en perdre?
Vous êtes bien l'obligeance personnifiée, d'avoir pensé à mes bouquins en dépit des ennuis, des inquiétudes et du mal de tète. Envoyez-moi des ouvrages que vous me citez, ceux que vous me croirez utiles, mon sujet donné. Il me faut une couleur locale de la Dalécarlie au XVIIIe siècle et une couleur historique de la cour, de la ville et de la campagne sous les deux règnes qui précèdent celui de Gustave III. Je ferai bien cette couleur avec les événements; mais je n'en sais pas le détail, et tout ce que je peux consulter chez moi passe sous silence, ou peu s'en faut, l'affaire des chapeaux et des bonnets.
J'ai les travaux de Marmier publiés dans les vingt-cinq premières années de la Revue des Deux Mondes; mais ce que je cherche ne s'y trouve pas. Si son Histoire de la Scandinavie ne traite que des temps anciens, elle ne me tirera pas d'affaire. Décidez et faites comme pour vous. Surtout faites vite, à condition que vous ne serez pas malade; et retenez ce que je vous devrai, sur ce que je vais demander à la caisse de M. Rouy[3]: car il m'est redû pas mal sur Bois-Doré et je suis dans une petite crise financière qui n'est pas sans exemple dans mon budget annuel. Je pense que ma demande ne sera pas considérée comme une méfiance, je suis à mille lieues de cela. C'est tout simplement force majeure dans mes affaires personnelles.
Autre chose, à présent! si vous n'êtes plus tenu par le collier, et que vous puissiez considérer ce temps d'arrêt comme un temps de vacances, venez le passer chez nous; vous travaillerez, vous me lirez ce que vous avez de fait, et votre temps ne sera pas perdu.
Encore autre chose. Je vous ai envoyé l'article sur madame Allart. Comme il s'agit de lui être utile, nous n'attendrons pas, n'est-il pas vrai, la réapparition de la Presse! Si vous en avez l'occasion, faites passer cet article ailleurs, le plus tôt que l'on pourra.
[1] La publication de la Daniella dans la Presse avait valu à ce
journal deux avertissements successifs, au commencement de 1857;
et, un troisième et dernier lui ayant été donné pour un article de
M. Alphonse Peyrat, au mois de décembre de la même année, cette
feuille se trouvait dès lors exposée à une suspension sans forme
de procès.
[2] Le prince Napoléon (Jérôme).
[3] Caissier du journal la Presse.
CDXVIII
A SA MAJESTÉ L'IMPÉRATRICE EUGÉNIE
Nohant, 9 décembre 1857.
Madame,
Votre Majesté accueillera toujours avec bonté, je le sais, tous le savent, l'idée de mettre le baume, sur les blessures humaines et sociales. Une mesure de rigueur légale vient de frapper le journal la Presse, en décrétant sa suspension pour deux mois. Les financiers qui exploitent ces vastes entreprises ont peut-être le moyen d'en subir les accidents; mais les gens de lettres, qui ne sont pas solidaires dans la rédaction, et surtout les mille ouvriers employés à la partie matérielle et que la suspension de leur travail quotidien jette en plein hiver sur le pavé, sont-ils coupables et doivent-ils être punis?
Ils sont punis, cependant, pour un article où une grande partie des lecteurs n'avait vu que le conseil donné aux députés de prêter serment au gouvernement de l'empereur. Mais, quelle que soit la fatalité de l'éternel malentendu qui préside aux choses de ce monde, ce n'est pas un plaidoyer pour la presse politique que je viens mettre aux pieds de Votre Majesté.
Ce n'est pas une requête au nom de l'écrivain, cause du fait; c'est encore moins une réclamation en tant que collaboration littéraire à ce journal: je ne me permettrais jamais d'entretenir Votre Majesté d'intérêts aussi minimes que les miens.
Mais le châtiment tombe sur des travailleurs étrangers au fait incriminé, et peut-être très dévoués, pour la plupart, à la main qui les frappe. J'ose donc dire à Votre Majesté que, la loi ayant été appliquée et l'autorité satisfaite, là pourraient commencer le rôle de la douceur et le bienfait de la clémence.
En faisant grâce, Leurs Majestés n'annuleraient pas l'effet politique et légal produit par la décision du pouvoir exécutif. Elles en effaceraient généreusement les conséquences funestes pour ceux-là seuls qui les subissent réellement, les employés et les ouvriers du journal, tous innocents à coup sur.
Que Votre Majesté daigne agréer encore, avec l'expression de ma vive reconnaissance pour sa touchante bonté, celle des sentiments respectueux avec lesquels j'ai l'honneur d'être, madame, de Votre Majesté, la très humble et très obéissante servante.
GEORGE SAND.
CDXIX
A SON ALTESSE LE PRINCE NAPOLÉON (JEROME),
A PARIS
Nohant, 17 décembre 1857
Oui, monseigneur, vous avez raison, et, comme toujours, vous voyez les choses de haut. Il ne s'agit pas tant de réussir que de faire ce que l'on doit, et on n'est jamais mortifié d'échouer, quand on n'a songé qu'à se risquer pour les autres. Comme toujours aussi, vous avez été bon; que Dieu se charge du reste!
Ce qui vous rend triste, cher prince, c'est le mal d'un génie comprimé. Sans chercher à qui la faute, ni quelle sera l'issue, je me demande ce qui peut occuper le présent d'un être jeune et dans toute sa force, à qui le véritable emploi de cette force n'a pas été donné par les circonstances. Je m'imagine que les études scientifiques et surtout de philosophie scientifique, auxquelles vous vous intéressez, et que vous savez, sans en faire montre, pourraient vous devoir une somme de progrès. Les membres de votre famille qui se sont adonnés à la science n'ont pas été les moins utiles, et ne seront pas les moins illustres, dans le jugement de l'avenir. Peut-être, aussi, n'ont-ils pas été les plus malheureux.
Je vous vois et je vous envie la possession de trois grandes richesses: les facultés, le loisir, la jeunesse, sans parler de l'argent nécessaire pour les recherches et les explorations, moyen matériel qui manque à tant de généreuses intelligences. Je sais que vous travaillez beaucoup et que vous apprenez toujours; mais pourquoi n'attacheriez-vous pas votre nom à des travaux que vous feriez exécuter sous vos yeux et dont vous seriez l'âme, parce que vous auriez l'initiative de la recherche, et la pensée mère de la philosophie de la chose? Je ne parle pas de systèmes particuliers, c'est trop se livrer à la critique; dans votre situation, vous ne le pouvez pas; mais il y a, dans toutes les sciences, des points de vue bien établis et bien constatés, que tout regard intelligent et toute main puissante peuvent élargir, au grand profit des connaissances humaines. Ce que l'on appelle vulgairement les travaux est, je crois, d'un si puissant intérêt, que l'on y oublie tous les soucis de la vie réelle.
Car, en somme, la question, pour vous qui n'avez pas le bonheur d'être frivole et vain, c'est de respirer dans l'air qui convient à de larges poumons et de vous mettre, en dépit du sort et des hommes, dans une sphère qui développe l'intelligence au lieu de l'étouffer. Il y a, je crois, trois points nécessaires à l'extension complète de la vie: c'est d'aimer au moins également quelqu'un, quelque chose, et soi-même en vue de cette chose et de cette personne. J'ai remarqué et j'ai éprouvé que, quand cet équilibre est rompu, on arrive à trop s'aimer soi-même ou à ne pas s'aimer assez. Ce qui doit vous manquer, en raison du milieu où le sort vous a placé, c'est le quelque chose, la passion satisfaite d'un but intellectuel, et ce quelque chose, en somme, c'est l'humanité, puisque c'est pour elle qu'on travaille.
J'ai tant de respect et d'enthousiasme pour les sciences naturelles, dont je ne sais pas le premier mot, mais qui me donnent des battements de coeur et des éblouissements de joie quand, par hasard, j'en saisis quelques notions à ma portée, que je ne saurais vous parler de cela comme d'un pis aller dans l'emploi de votre activité intérieure.
Peut-être, un jour, des événements que nul ne peut prévoir vous traceront-ils une autre route. Et peut-être aussi, en vous surprenant dans celle-là, ne vous causeront-ils que regret et contrariété; car notre appréciation de la vie change avec les situations qu'elle nous présente, et bien des choses arrivent, que nous avions cru devoir souhaiter, et que nous voudrions pouvoir repousser, parce que nous les jugeons mieux et les connaissons davantage. Si je me permets de vous écrire tout cela, c'est parce qu'en lisant votre voyage dans le Nord, je me suis mise à penser à vous, encore plus qu'au Nord, dont mon imagination était cependant très allumée.
Je vous voyais, intrépide et entêté, dans les dangers et les souffrances de cette exploration, et je me demandais: «A qui diable en avait-il, avec cette île de Jean-Mayen, qu'il voulait conquérir sur la stupide et impassible banquise?» L'aventure est racontée, par Edmond d'une manière charmante. On y est avec vous, et, à travers la gaieté de sa narration et le bon goût de sa réserve, on vous sent là et on vous voit lutter contre la matière avec beaucoup de nerf et de furia francese.
Mais, encore une fois, à qui en aviez-vous? Vous saviez bien, monseigneur, que l'éternel hiver des régions polaires ne connaît pas les princes, et ne veut pas ranger ses bataillons flottants pour leur ouvrir le passage.
Dans ce moment-là, vous aimiez donc passionnément le but, non pas l'île de Jean-Mayen, qui ne me paraît pas devoir être un paradis terrestre, mais le fait scientifique dont vous cherchiez à vous emparer. Or, si vous avez de telles aptitudes de volonté, pourquoi faut-il qu'elles ne reçoivent leur développement que dans des situations exceptionnelles, comme les grands voyages et les grands périls? Je ne dis pas de mal des voyages et des dangers, c'est la poésie de la chose; mais pourquoi tant d'explorations dans le monde de la science, que l'on peut faire au coin du feu, ne sont-elles pas réglées par vous de manière à vous donner, à toute heure, les émotions vives de la découverte, et les joies sérieuses de la conquête, en même temps que vous en feriez profiter tout le monde?
Voilà, cher Altesse Impériale, ce que vous soumet votre humble amie du désert, occupée du désir de vous voir apprécié de tous comme d'elle-même, et, avant tout, désireuse de vous voir trouver en vous-même la force et les satisfactions que d'autres ont cherchées dans le hasard, en jouant leur âme à pile ou face.
Merci de vos bonnes lettres et croyez-moi bien à vous de coeur sérieusement et sincèrement.
GEORGE SAND.
CDXX
A M. CHARLES-EDMOND, A PARIS
Nohant, 9 janvier 1858.
Je ne peux pas dire avec vous que je regrette beaucoup personnellement Rachel. Je la voyais si rarement, que sa mort ne me fait point de vide; mais je dis avec tout le monde que c'est un grand coup de plus porté à l'art, c'est-à-dire au sens du beau, et à cet idéal qui, sous toutes les formes, nous est aussi nécessaire que le bien et le bon.
Nous risquons de descendre tous, si quelques-uns ne montent pour nous dire que la vie est sur les hauteurs, et non dans les cloaques. Elle avait monté plus haut qu'aucune artiste dramatique de son temps. Qu'importe à présent que, dans la vie privée, elle ait trop cherché la réalité? On pouvait s'en affliger quand on la voyait de près; mais toutes les individualités ont le point de vue qui leur est propre: derrière la rampe, elle était prêtresse et déesse. Dans la coulisse, elle quittait sa divinité, et cela ne l'empêchait pas d'être souvent bonne en tant que femme; vous en avez eu la preuve, et vous faites bien de lui garder un bon souvenir.
Oui, je vous promets le Château des Étoiles[1] (par parenthèse, il m'amuse beaucoup à griffonner; est-ce bon signe?), si ça peut vous être utile; je le promets à vous, pas à d'autres. Si vous quittez, je ne reste pas. Mais vous savez que je serai obligée de vous demander de l'argent, tout l'argent peut-être, en vous livrant le manuscrit; quelle que soit l'époque rapprochée où il sera prêt. Voyez si c'est possible; car, pour moi, le contraire de ce possible serait l'impossible.
Je vis au jour le jour depuis vingt-cinq ans, et ça ne peut pas être autrement, et ça n'est, pas ma faute; si bien que je n'ai pas pu acheter un manteau et une robe d'hiver cette année, parce que l'accident de la Presse a dérangé mon ordre; ordre très réel dans ce que les avares appellent mon désordre. Je sais me priver moi-même et de tout, même quelquefois du nécessaire; mais je ne veux pas qu'un chat s'en ressente et s'en aperçoive autour de moi.
Ainsi voilà, entre nous: faites que l'on soit de parole; on en a manqué pour Bois-Doré, et j'ai attendu un reliquat de compte qui m'aurait permis de me vêtir en raison de la froidure; et surtout d'en vêtir d'autres qui n'ont pas, comme moi, la ressource d'acheter une couverture de laine en guise de ouate et de soie.
Donc, grâce à la couverture de laine, je m'emballe demain matin pour faire douze lieues au grand air. Je vais voir la belle Creuse et ses petites cascades glacées. C'est votre faute si je gèle; à force de lire le Groenland, je me suis amourachée des glaciers, des nuits polaires, des tempêtes et des banquises.
Bonsoir.
GEORGE SAND.
[1] Premier titre de l'Homme de neige.
CDXXI
A MAURICE SAND A PARIS
Nohant, 14 janvier 1858.
Cher Bouli,
Nous arrivons de Gargilesse. Partis ce matin à onze heures de l'hôtel Malesset, nous étions ici à six pour dîner, après avoir passé trois heures chez Vergne à Beauregard.
J'ai trouvé ta lettre en arrivant ici, et c'est le complément de notre charmant voyage: sauf ton diable de rhume qui m'ennuie! Certainement change ton poêle, envoie-le promener et laisse guérir ton rhume avant de te remettre dans les habits minces et les souliers idem. Et, quand tu seras guéri, ne vis pas trop renfermé: c'est la cause de tous ces rhumes qui se renouvellent chaque fois que tu prends l'air. Ne te fais pas une vie et une santé à la Delacroix. Prends-lui autre chose, si tu peux. Et, à propos, l'as-tu vu, et comment va-t-il? Non, tu ne l'as pas vu, puisque tu es claquemuré forcément; mais va le voir quand tu sortiras. Qu'il te reçoive ou non, donne-lui signe de vie et d'intérêt.
Donc, que je te parle de Gargilesse. La Baronnette[1] nous a menti comme de coutume. Nous sommes partis par un brouillard noir et un verglas superbe, Manceau jurant que le soleil allait se montrer; mais plus nous allions, plus le brouillard s'épaississait; si bien que nous sommes arrivés à la descente du Pin, voyant tout juste à nous conduire. Mais, tout d'un coup, la Creuse, glacée et non glacée par endroits, cascadant et cabriolant à travers ses barrages de glace, et coulant au milieu, tandis que ses bords blancs étaient soudés aux rives, s'est montrée devant nous tout isolée du paysage, si bien que, si nous n'avions pas su ce que c'était, nous aurions cru voir un mur tout droit, de je ne sais quel marbre gris et blanc avec un mouvement fantastique.
Et puis un peu plus loin, sur le brouillard gris noir de la rivière, on voyait des bouffées de brouillard blanc, comme si le ciel, un ciel d'orage, était descendu sous l'horizon. C'était superbe en somme: ça donnait l'idée de l'Écosse, vu qu'au milieu de tout cela apparaissaient des vallées, des petits coins de verdure et des maisons avec leurs feux allumés. Il faisait très doux. Henri[2] conduisait le cheval par la bride sur le chemin tout rayé de glace, et je m'endormais en rêvant que j'étais dans les Highlands. Arrivée à Gargilesse, je trouvai la maison chaude, propre, commode au possible, toute petite qu'elle est; des lits excellents, des armoires, des toilettes, enfin toutes les aises possibles. La petite salle à manger de l'auberge est charmante, aussi propre qu'un cabinet de restaurant propre, bonne cuisine. On a des petites lanternes pour rentrer chez soi, et le village est beaucoup moins sale qu'une rue de Paris, pour les pieds.
Le lendemain, demi-brouillard et pas de soleil. Mais la terre assez sèche et l'air assez doux. Promenade de deux heures, travail à la maison et bésigue le soir. Le surlendemain, c'est-à-dire hier, même temps, promenade de cinq heures. Nous avons passé sur l'autre rive et suivi toutes les hauteurs, montant et descendant sans cesse. Nous avons escaladé les crêtes des rochers vis-à-vis de l'endroit où nous avions fait la friture au bord de l'eau. Là, il a fallu s'arrêter: la Creuse a mangé le chemin.
Enfin, ce matin, nous sommes partis par un soleil magnifique et un temps assez froid. Somme toute, comme dit M. Letac[3], soleil ou non, hiver ou été, le pays est toujours ravissant. Il est même plus beau en hiver, plus vaste et mieux dessiné. Les silhouettes d'arbres et de rochers ont plus de sérieux, le village est plus pittoresque, les petites cascades glacées sont très amusantes.
Nous avons vu la maison de Vergne[4], très amusante aussi, boîte à compartiments; l'endroit est très joli. Je n'ai pas eu froid, je me porte bien, voilà. Le pays est abrité et doux. Les sommets sont sibériens, mais on n'y reste pas.
Bonsoir, mon fanfan; dis-moi aussi ce que tu fais et ce que tu vois.
[1] Le baromètre. [2] Henri Sylvain, cocher de George Sand. [3] Peintre décorateur, alors à Nohant. [4] Le docteur Évariste Vergne, de Cluis.
CDXXII
AU MÊME
Nohant, 15 janvier 1858.
J'ai oublié hier de te raconter le plus bel incident de notre voyage. Où étais-tu pour consigner cette scène dans nos archives de la charge? Ça n'est pas drôle à raconter, et c'était si drôle à voir, que j'en ris encore en me le rappelant. Figure-toi qu'en sortant de Cluis, Sylvain veut allonger un coup de fouet à un gros cochon qui se trouvait sur le chemin; la mèche du fouet s'enroule et se noue à la queue du cochon, qui veut se sauver en faisant coin coin! Sylvain tire, le cochon tire de son côté.
Pendant un instant, le cochon suspendu, le cul en l'air, semble devoir suivre la voiture; mais il est le plus fort, Sylvain est obligé de lâcher prise: le cochon effaré s'enfuit, emportant le fouet. Nous voilà obligés de courir après. Le cochon se sauve jusqu'au fond de sa porcherie. La femme à qui il appartient court après, nous faisant des excuses et des remerciements, on ne sait pas pourquoi. Le fouet était si bien noué, que la femme, ne voulant pas le casser, tirait et dévissait la queue de son cochon, en disant d'un air pénétré: «Vlà une chose émaginante!» Sylvain, sur son siège, tout penaud et humilié, je crois, de mon fou rire, jurait tous les nom de Dieu de son vocabulaire. Au bord du chemin, un grand paysan sec, pâle, grave, malade, je pense, disait dans une attitude de philosophe en méditation: «Vlà une chose qu'on voit pas souvent!»
Et les femmes, sur leur porte, répétaient en choeur, d'un air ébahi: «C'est-il émaginant, c'te chouse-là! ça s'est jamais vu! j'compte qu'on zen verra pus jamais! C'est pour te dire aussi qu'avec la grande voiture et les deux chevaux jusqu'à Cluis, où Henri, envoyé de la veille, nous attend avec la petite voiture et la jument camuse, on peut faire la route assez vite et sans avoir très froid. Nous avions donné rendez-vous à Sylvain pour venir nous attendre à Cluis, au retour. Ne crois donc pas que je ne me dorlote pas, malgré mes escapades. C'est tout de même gentil, d'avoir été sur la pointe du Capucin le 12 janvier. Il nous reste à voir ça dans les grandes eaux, ce doit être très beau aussi. Je t'ai bien regretté. Il y avait dans le brouillard des choses superbes, qu'on ne peut pas expliquer et qu'il faut voir soi-même. C'était drôle aussi de voir les enfants, les chiens et les chèvres traverser la Creuse gelée dans les endroits les plus profonds qui résistent au dégel, pendant qu'à deux pas de là, elle bouillonne sur les écluses pour passer ensuite sous ces glaces. Comme elle passe aussi un peu dessus, les figures ont leur reflet très net dans cette petite couche d'eau étendue sur la glace, et on croirait que tout cela marche sur l'eau. Ces traversées d'enfants et de troupeaux au milieu du dégel n'en sont pas moins dangereuses et assez effrayantes à voir. Les chiens n'y font pas attention. Les petits moutards frappent la glace à coups de sabot par bravade quand on les regarde. Les chèvres, arrivées au milieu du courant, sont prises de frayeur et ne veulent ni avancer ni reculer. Les moindres bruits, dans le brouillard du ravin et sur la Creuse prise, ont une sonorité incroyable; d'une demi-lieue, on entend distinctement une parole, ou un claquement de fouet.
CDXXIII
A M. CHARLES DUVERNET, A NEVERS
Nohant, 10 janvier 1858.
Cher ami,
J'allais t'écrire quand j'ai reçu ta lettre. Moi aussi, je m'inquiétais d'être si longtemps sans nouvelles de toi et de vous tous. Je vois que, Dieu merci, tu prends patience avec une infirmité que je crois toujours passagère, et qui cédera à la prolongation d'un bon régime et d'une bonne santé. Tu reconnais que, depuis longtemps, tu négligeais l'état général, et il faut bien qu'il se consolide un peu, avant que l'effet partiel se produise.
Tu auras gagné à cette cruelle épreuve de reconnaître le dévouement des tiens et ton propre courage, plus que tu n'avais encore eu l'occasion de le faire. Ce n'est pas une banalité creuse que le proverbe: «A quelque chose malheur est bon.» Il est fait pour les coeurs d'élite qui le comprennent, et le tien est de ceux-là. J'ai vu comme Eugénie et tes enfants s'efforçaient délicatement d'en faire une vérité pour toi. Si un temps d'ennui et de privations vaillamment supporté par toi, et tendrement adouci par ta famille, doit servir à resserrer encore des liens si doux, je suis sûre que tu en sortiras plus heureux encore que tu ne l'étais auparavant.
Sois sûr aussi que tous tes amis se préoccupent de toi vivement et que, si tu les entendais parler de toi entre eux, tu verrais combien ils te sont attachés. Au reste, nous sommes tous d'accord avec ton médecin pour croire fermement qu'une fatigue ne peut pas produire un mal qui résiste au repos.
Je vois qu'on s'amuse autour de toi et que tu diriges toujours, en vrai Boccaferri[1] les amusements et les projets de la famille. Combien je regrette d'être clouée au travail et de ne pouvoir aller vous applaudir!
Mais chacun a ses liens bien serrés par moments! Je griffonne toujours pour arriver à des jours de liberté qui s'envolent trop vite quand je les tiens. C'est l'histoire de tous ceux qui tirent leur revenu de leur industrie.
Dans mes soirées d'hiver, j'ai entrepris l'éducation de la petite Marie, celle qui jouait la comédie avec nous. De laveuse de vaisselle qu'elle était, je l'ai élevée d'emblée à la dignité de femme de charge, que sa bonne cervelle la rend très propre à remplir. Mais un grand obstacle, c'était de ne pas savoir lire. Ce grand obstacle n'existe plus. En trente leçons d'une demi-heure chacune, total quinze heures en un mois, elle a lu lentement, mais parfaitement, toutes les difficultés de la langue. Ce miracle est dû à l'admirable méthode Laffore, appliquée par moi avec une douceur absolue sur une intelligence parfaitement nette. Elle commence à essayer d'écrire et je prétends lui enseigner en même temps le français. Elle sait déjà très bien ce que c'est qu'un verbe, et comment il faut lire la fin des mots en ent. Ils aiment ordinairement, etc. Quand tu auras des petits-enfants, je te communiquerai cette méthode, que j'ai encore simplifiée et qui se comprend en un quart d'heure.
Il a fait un temps inouï de chaleur et de soleil. Nous avons de la pluie aujourd'hui, après une sécheresse qui commençait à inquiéter nos jardiniers. Je pense que vos bords de la Loire sont plus brumeux que Nohant et le Coudray, qui ne peuvent attraper les nuages que par le bout de la queue.
Maurice est à Paris, lancé aussi dans les comédies de salon. Il paraît que c'est la fureur à présent. Mais il n'a pas une petite besogne; car il est investi aussi du rôle d'auteur de ces bluettes. En outre, il a chez lui un théâtre de marionnettes et donne des soirées d'artistes.
Paris est comme galvanisé aux approches d'on ne sait quelles crises politiques ou financières que les pessimistes voient en noir. Ce stupide et féroce attentat a produit son inévitable effet. On a serré la mécanique, et ce n'est pas le moyen de faire tourner les roues. Je crois qu'il eût été beaucoup plus habile de montrer beaucoup de confiance à une nation dont la majorité (et même l'opposition) éprouve un extrême dégoût pour l'assassinat. Enfin le monde suit toujours les mêmes chemins, et les mêmes fautes se recommencent dans tous les partis. Espérons que les moeurs s'adouciront; je ne fais point de voeux pour la nuance Orsini et Compagnie. Quand on pense que l'on pouvait avoir là un de ses enfants écharpé par la mitraille, on ne plaint pas ceux, dont le procès va s'instruire. Je voudrais bien savoir ce que diraient certaines mères de famille trop spartiates de notre connaissance, si elles recevaient une aussi cruelle leçon.
D'ailleurs, toute conscience humaine se révolte contre le meurtre qui sort de dessous terre. Batailles dans les rues, guerres civiles, émeutes et coups d'État, c'est de la lutte de part et d'autre, et, comme dit la chanson berrichonne:
Y va voir qui veut,
En revient qui peut.
Mais ces foudres qui rampent et qui sont de véritables guets-apens au coin d'un bois, Dieu merci, la France ne les aime pas.
Bonsoir, mon cher vieux. Embrasse pour moi toute la chère famille, et dis-leur à tous combien je les aime. Je n'ai pas encore lu le Fils naturel de «mon fils»; car c'est ainsi que j'appelle et que s'intitule avec moi l'auteur. C'est une belle, riche et généreuse nature, un excellent enfant et un vrai talent. Sa pièce a-t-elle les défauts que tu as trouvés à une première lecture? Toute chose a ses taches: les tableaux de Raphaël en ont; leur plus grand défaut, à mes yeux, est même de n'en avoir pas toujours assez, parce que je crois que, dans les arts, le premier rang n'est pas à ce qui a le moins de défauts, mais à ce qui a (nonobstant les défauts) le plus de qualités. On pourrait encore dire ainsi: peu de qualités et peu de défauts, oeuvre sans valeur; beaucoup de défauts avec beaucoup de qualités, oeuvre de mérite.
Oui, j'ai été à Gargilesse par les jours les plus froids de janvier.
A midi, zéro à Nohant; deux degrés et demi au-dessous de zéro à
Gargilesse. Nous avons marché sur la Creuse gelée, c'était superbe.
[1] Personnage du Château des Désertes.