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Correspondance, 1812-1876 — Tome 4

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CDXXIV

A M. CHARLES-EDMOND, A PARIS

Nohant, 25 janvier 1858.

Cher ami,

Je reçois des épreuves du libraire qui imprime Bois-Doré; ce doit être la partie qui n'a pas été composée par la Presse et corrigée par moi. Comme ce libraire m'envoie deux exemplaires de ladite épreuve, je les ai corrigées toutes deux et je vous en envoie une, afin que vous n'ayez plus à vous en tourmenter. Pourtant, si fait, il faut que vous voyiez si la fin de ce que j'ai corrigé pour la Presse il y a deux mois, et le commencement de ce que je vous envoie aujourd'hui s'accordent bien.

Je m'étonne de n'avoir pas de vos nouvelles. Où en sommes-nous de nos derniers accords sur le Château des Étoiles? Je sais bien que tout ce qui dépend de vous à mon égard sera accordé. Mais êtes-vous toujours le maître?

J'avance beaucoup dans mon travail et je crains de vous arriver trop vite dans ma demande d'argent. Pourtant comment faire? Il est bien entendu que, si cela ne se peut pas, vous me le direz bientôt et vous n'en annoncerez pas moins un roman de moi, que je vous ferai plus tard, quand vous en aurez besoin.

Bonsoir et bonne santé. Maurice m'a dit que vous faisiez une pantomime. Diable! monsieur, vous allez sur mes brisées! j'en ai fait beaucoup autrefois. Mais j'ai été dépassée par d'autres auteurs sur le théâtre de Nohant. Je retiens la vôtre: nous vous la jouerons quand vous viendrez ici.

A vous de coeur.

GEORGE SAND.

CDXXV

AU MÊME

Nohant, 30 janvier 1858.

Je suis contente, enchantée que vous soyez réinstallé à votre feuilleton. L'horizon que vous avez vu en noir s'est éclairci et tous vos amis en sont contents, moi surtout.

Quant au Château des Étoiles, ça ne peut pas s'arranger comme ça. Comment passerais-je l'été avec deux mille francs? Rappelez-vous Nohant: il y a du monde et de la dépense! Pour m'arranger du budget que vous m'offrez, il faudrait aller vivre à Gargilesse; ce qui ne serait pas très désagréable, mais ce qui n'est possible que dans mes courts moments de vie de garçon. Donc, cherchez un autre problème, cher ami, ou dites-moi de chercher un autre titre à annoncer dans la Presse. J'aurai largement le temps de vous faire un roman pour l'époque où vous en aurez besoin, et je pense, d'ici à une quinzaine, vous dire mon titre.

Voilà, quant au Château en question, l'ultimatum non de ma volonté, mais de ma caisse. Livraison dans un mois ou six semaines et payement intégral comptant (approximatif, bien entendu, sauf à nous tenir mutuellement compte de la différence d'une petite somme). Publication en septembre, en octobre au plus tard. Et cet arrangement m'est encore onéreux, il retarde la vente au libraire de tout le temps qui va s'écouler avant la publication dans le journal. C'est là tout le sacrifice que je veux faire au plaisir très grand et très réel de n'avoir affaire qu'à vous.

En vous disant mes exigences, je sens bien qu'elles peuvent paraître excessives à la Presse. Donc, je n'insiste que pour vous dire que je voudrais bien faire autrement et que je ne peux pas. Répondez-moi donc tout de suite, cette fois; car je reçois des offres, et il ne m'est pas possible de ne pas y répondre dans peu de jours.

Bonsoir, cher ami. L'attentat me chagrine beaucoup: il va faire redoubler de rigueur contre une foule de gens qui n'y ont pas plus trempé que vous et moi. C'est ainsi que l'histoire humaine suit son cours toujours dans les mêmes errements et les mêmes fatalités.

A vous de coeur. Vous avez reçu les épreuves, n'est-ce pas?

GEORGE SAND.

CDXXVI

AU MÊME

Nohant, 18 février 1858.

Cher ami, puisque la Presse a publié le titre du Château des Étoiles, dans le premier numéro de sa réapparition, et avant que nous ayons pu nous entendre définitivement sur l'époque du payement, je ne veux pas vous donner un démenti, et il faut conserver ce titre. J'en ai donné un autre au roman actuel; avec de légères modifications, il n'y sera plus question d'étoiles. Je vais donc en disposer, conformément à votre entretien avec Emile Aucante, et conformément à son désir, vous laisser le titre que vous avez annoncé. Annoncez donc; vous aurez le roman l'automne prochain, si vous êtes toujours à la Presse. La fin des Bois-Doré a-t-elle satisfait le public? vos abonnés avaient-ils repris goût à ces pauvres abandonnés depuis deux mois? c'est douteux. Moi, ici, je ne sais rien et n'ai le temps de rien savoir.

Il me semble que la Presse se tire assez habilement de la situation qui lui est faite et que Guéroult et M. Castille ne manquent pas de savoir-dire. Vous voyez souvent Guéroult, je présume; faites-lui toutes mes amitiés; c'est un de mes anciens bons camarades.

Si vous voyez madame Arnould, dites-lui que je crois qu'elle ne m'aime plus, car elle ne me donne pas signe de vie.

Bonsoir, cher ami; je suis contente de la solution que j'ai pu trouver pour nos titres de roman. Ça arrange tout. A vous de coeur.

GEORGE SAND.

CDXXVII

A M. PAUL DE SAINT-VICTOR, A PARIS

Nohant, 3 mars 1858.

Quelqu'un vous dit-il, cher monsieur, ce que je vais vous dire? Peut-être que non. Ces Parisiens sont si blasés sur leurs richesses; ils sont d'ailleurs distraits par tant d'événements non littéraires et ils ont si peu le temps de vivre, qu'ils prennent leur plaisir sans songer à le signaler. Moi, au fond de ma solitude, je ne suis pas sans préoccupation et sans soucis; mais, enfin, j'ai le temps de savoir ce que je lis et je peux prendre celui de le dire sur un bout de papier à ceux que je n'ai pas le plaisir de voir autour de moi.

Donc, je veux vous dire que vos feuilletons me paraissent de plus en plus des chefs-d'oeuvre comme fond et comme forme. Ce ne sont pas des feuilletons, ce sont des écrits sérieux à méditer, des choses pleines de choses à chaque ligne, et dont la forme un peu débarrassée du trop grand luxe d'épithètes qui en gênait autrefois l'allure, devient incisive, claire et frappante, sans cesser d'être d'un brillant à éblouir. Le dernier article, sur la Fille du millionnaire, m'a paru valoir un gros livre. Moi qui ne joue pas à la Bourse et qui ne fais pas de pièce, j'ai été aussi intéressée à votre démonstration que si j'étais l'auteur ou le millionnaire.

Déjà vous aviez émis des idées très lumineuses sur ce sujet à propos de la Bourse de Ponsard: vous voyez que je vous suis. Je ne connais pas assez le mécanisme de l'argent pour savoir si vous soutenez une thèse qui ne prête en rien à la réplique; mais, telle qu'elle est, elle est d'une clarté, d'une vigueur qui mérite l'examen des esprits les plus sérieux et qui doit laisser une page importante dans l'histoire économique.

Quand vous touchez à l'histoire, du reste, sous quelque aspect que ce soit, vous esquissez et peignez de main de maître. Il y a là le grand dessin et la grande couleur. J'espère toujours que vous nous ferez un livre entier, un livre d'histoire; il le faut! nous n'avons plus de ces historiens qui étaient en même temps des modèles de forme et qui étaient aussi bien de grands poètes que d'utiles chroniqueurs. Il y a de très grands talents; Louis Blanc est le plus beau de forme, parmi les jeunes. Mais on peut encore autrement, et vous montrez une individualité si belle, que c'est un devoir de vous le dire. On ne se connaît jamais bien soi-même, peut-être ne savez-vous pas le prix des perles que vous donnez aux abonnés.

Ne me répondez pas, c'est toujours ennuyeux et embarrassant de répondre à des éloges. Les miens ne veulent pas de remerciement, ils sont trop sincères pour cela. Prenez que vous m'avez rencontrée dans une allée de jardin et que nous avons causé cinq minutes.

Tout à vous.

GEORGE SAND.

CDXXVIII

A SON ALTESSE LE PRINCE NAPOLÉON (JÉRÔME)

Nohant, 12 mars 1858.

Chère Altesse impériale,

J'ai reçu amicalement votre envoyé. Je ne savais rien: je n'aurais pas voulu que mon pauvre ami s'adressât à vous qui avez tant à faire et qui faites plus que vous ne pouvez. Cependant, puisque ce brave coeur à eu confiance dans le vôtre, sans connaître votre situation, vous n'avez pas voulu qu'il eût espéré en vain et vous êtes un ange, voilà qui est bien certain. Vous placez, du reste, votre confiance dans un bien digne homme, vous le sauvez d'une situation où l'a mis son inépuisable charité, et sur laquelle spéculaient de mauvaises gens. Il en est comme fou de reconnaissance et de joie, et, moi, j'en suis profondément attendrie; car, bien que vous lui disiez que c'est tout simple, je sais bien que les questions d'argent ne sont pas simples du tout en ce moment, dans quelque proportion qu'elles nous touchent. Tenez, vraiment vous êtes un être que l'on doit chérir autant qu'on l'estime, et la manière dont vous faites les choses est sublime de simplicité, puisque, vous voulez que ce soit simple absolument.

Moi, je vous remercie pour mon compte: vous m'ôtez un des gros chagrins de ma pauvreté; car je voulais racheter le petit avoir de mon pauvre vieux voisin pour le lui laisser, et je ne pouvais pas!

Soyez-en donc béni et croyez que je vous en aime davantage, si c'est possible.

GEORGE SAND.

CDXXIX

AU MÊME

Nohant, 25 mars 1858.

Chère Altesse impériale,

Je suis navrée du résultat général encore plus que de mes peines personnelles. Mais, en suivant votre devise: «Faire ce qu'on doit sans regretter sa peine et sans connaître le dépit d'échouer,» je sentais bien d'avance qu'il ne fallait pas espérer, et que les mauvais conseils étaient trop nombreux autour de celui dont l'état est d'être abusé. Je vous ai encore écrit hier; c'est ce matin seulement que j'ai reçu votre lettre et celle de l'empereur.

Il n'y a donc plus rien à faire. Tout ce qui était possible, vous l'avez fait. Dieu vous en tiendra compte. Il vous en tient compte déjà, puisqu'il vous rend votre excellent père, votre meilleur ami. C'est la pensée qui m'est venue tout de suite, en suivant dans les journaux les bulletins de sa santé. Je me suis dit que, pendant ces jours d'inquiétude, vous aviez pensé à ceux qui souffraient, et que cela vous avait porté bonheur.

Nos amis ont dû partir aujourd'hui. Comment? avec quels égards ou quelles duretés? je ne le sais pas encore. Je ne peux pas aller auprès d'eux leur serrer la main. On dirait que c'est une manifestation. Je les crois résignés et courageux. Je suis sûre au moins d'une chose: c'est qu'ils demandent à Dieu de les garder dans cette religion de douceur et d'humanité quand même, qu'à travers tant de chagrins, nous nous conseillons les uns aux autres depuis dix ans. Je n'ai pas pu leur dire directement ce que vous avez tenté et affronté pour eux; mais ils l'ont bien deviné, et leur coeur s'en souviendra dans l'exil. Ils sont purs des projets subversifs et des trahisons dont on les accuse, c'est là leur consolation.

Et, toute la journée, tous les jours, j'ai parlé de vous, avec mon fidèle tête-à-tête. Nous nous disions combien sont imprévues les éventualités de ce monde, et, tout souffrant, tout comprimé, tout peiné que vous êtes, nous ne vous désirions pas la funeste tâche d'avoir à gouverner un jour une société quelconque, en quelque lieu du monde que ce fût.

C'est un accès de misanthropie bien naturel que de désespérer d'une époque où on trouve tant de délateurs, de calomniateurs et de persécuteurs. On se met à chercher sur la terre un coin où on ait la liberté d'être honnête homme, et on est tenté d'aller, comme Alceste, le chercher au milieu des bois.

Enfin, prenez courage, vous qui êtes jeune, et qui verrez peut-être une meilleure génération grandir sous vos yeux. Si quelque chose doit vous réconforter, c'est que vous serez compris et aimé de tout ce qui vaut encore quelque chose.

Bien à vous de coeur et d'affection.

GEORGE SAND.

CDXXX

A M. ERNEST PÉRIGOIS, A TURIN [1]

Nohant, 17 avril 1858.

J'ai été bien contente d'avoir enfin de vos nouvelles, cher ami. Donnez-m'en souvent, je n'y vois pas le moindre inconvénient pour moi; il y en aurait, que je m'en soucierais peu.

J'aspire à pouvoir m'en aller; le Piémont est mon Italie de prédilection, et je vous envie d'être là. Vous vous étonnez sans doute de mon spleen; il est réel et profond. Je sais bien que tout passe et que les situations les plus tendues se détendent par leur excès même; mais je vieillis, et, pour le peu d'années valides qui me restent, j'ai soif de repos et de douceur dans les relations. Vous éprouvez déjà que celles de là-bas sont plus cordiales et plus confiantes qu'elles ne peuvent l'être chez nous désormais. Vous ressentirez chaque jour davantage combien l'Italien du Nord est aimable, vivant et généreux.

J'ai envoyé tout de suite votre lettre à Angèle et je l'ai vue ce soir: elle revenait du Coudray. Soyez sûr que sa vaillance est à la hauteur des chagrins et du devoir de sa situation; elle est active et résolue. Fallût-il beaucoup souffrir pour vous suivre, elle souffrirait sans se plaindre. Mais, Dieu merci, si vous l'appelez, elle n'aura pas à regretter le pays, du moins en tant que pays. On regrette toujours ses amis; mais on en fait aisément de nouveaux à vos âges, et vous en trouverez dans ce pays de liberté. Vos fanfants auront, certes, un meilleur climat qu'à la Châtre, et ils deviendront plus forts et plus beaux encore sous ce beau ciel. Je parle comme si votre exil devait durer longtemps, chose que je ne crois pas; mais je parle comme si j'étais à votre place, parce que j'ai gardé du Piémont un si cher souvenir, que, si je m'y installais une fois, il me semble que je n'en voudrais plus revenir de sitôt.

J'ai vu aussi, ce soir, les Duvernet, à qui j'ai fait part de votre lettre. Charles a toujours l'espérance de guérir, et il semble, aux prescriptions de son grand oculiste, qu'il y ait, en effet, une chance encore à espérer. Dans tous les cas, il ne s'affecte pas autant que nous le craignions. Il se distrait en dictant des opuscules littéraires qui l'amusent. Il a pris très vite l'habitude de dicter, et c'est, pour lui, un plaisir assez vif, et dont il parle avec feu. Il aime à faire lire ses petites comédies, et, comme de juste, nous les écoutons avec beaucoup d'intérêt et d'encouragement.

J'ai reçu des nouvelles de Francoeur[2]. Il a fait, je crois, un rude voyage. Mais enfin il respirait librement quand il m'a écrit, et son moral n'était nullement affecté. Il était à Philippeville, ne sachant encore où on le fixerait, et comptant trouver à travailler partout, vu le bon accueil des populations. Les autres étaient aussi arrivés à bon port.

Courage, mon enfant! Souffrir est notre état, et il faut bien l'accepter sans regret, puisque de certaines satisfactions de bourse et de ventre ne sont pas de notre goût. La vie n'est pas arrangée pour que ceux qui mettent l'esprit au-dessus de la matière ne souffrent pas: ce sont les revenants-bons d'une situation que nous avons acceptée d'avance, le jour où nous avons cru à l'esprit de Dieu agissant dans l'humanité; et nous savions bien que nous serions payés dans ce monde en calomnies et en actes de rigueur, tant que l'humanité repousserait Dieu. C'est là son mal. Le genre humain est à la violence, aux attentats mutuels; et à ceux qui les réprouvent et qui rêvent la fraternité, on répond: «Bah! ce n'est pas possible, vous ne pouvez pas ne pas haïr.»

Triste temps, mon Dieu! Mais perdrons-nous la foi? Non certes! ne nous repentons jamais de n'avoir pas mérité ce que nous souffrons. C'est dans une conscience solidement pieuse que nous trouverons le remède au découragement, et je me bats contre la tristesse qui s'est emparée de moi, en me disant à toute heure: «Qui peut m'empêcher d'aimer et de croire?»

Comptez, cher enfant, que l'éloignement ne changera pas le coeur de vos amis et que le mien vous bénit tendrement et maternellement.

G. SAND.

  [1] Alors en exil, par suite des proscriptions qui eurent lieu après
      l'attentat d'Orsini.
  [2] Jean Patureau, interné en Algérie.

CDXXXI

AU MÊME

Nohant, 23 avril 1858.

Cher enfant, Angèle m'envoie votre lettre du…. sans date, celle où vous exprimez de l'inquiétude et de l'impatience de n'avoir pas de nos nouvelles. J'espère qu'à présent tout vous est arrivé et que, s'il y a eu retard, la cause doit être attribuée par vous à toute autre chose que la négligence. J'ai envoyé, il y a quelques jours, le lendemain de votre lettre à moi, une longue lettre de moi pour vous à Sol[1]; l'avez-vous reçue? Quant à Angèle, elle n'a fait, je crois, que vous écrire depuis votre départ. Mais il fallait s'attendre à cette épreuve des premiers envois. Quand on se sera bien assuré que vous ne vous entretenez pas de politique, on laissera aller ses lettres.

Soyez donc en repos, tout votre monde va bien et s'apprête, je pense, à vous rejoindre. Personne ne vous oublie, on pense à vous et on vous aime. Sol s'apprête à partir le 26, dit-elle; elle est souffrante et je l'engage bien à attendre deux ou trois jours de plus. Je ne sais si elle m'écoutera.

Le printemps est splendide ici, cette année. La nature semble se rire de nos douleurs. Mais elle doit être encore plus belle là-bas. Vous ne me parlez pas de l'aspect des environs. Je pense bien que vous n'avez pas encore eu le temps de les parcourir; mais, de la ville, on voit, je crois, le cadre des montagnes. Parlez-m'en et décrivez-le-moi un peu. J'ai tant d'envie d'aller vous rejoindre! Mais je ne peux pas encore, et toute la campagne que je vais faire se bornera, pour le moment, à Gargilesse. Il n'y a rien de nouveau, que je sache, au pays; l'épidémie quitte la ville et sévit à Saint-Martin.

Francoeur est à Guelma, par Bone, province de Constantine, Algérie. C'est l'adresse qu'il me donne comme définitive. Il a trouvé de l'ouvrage tout de suite. Il est libre, dans la commune; mais cette commune est, dit-il, grande comme tout le département de l'Indre. Le pays est admirable. Il paraît enthousiasmé de cette nature féconde, et résigné avec la force d'âme que lui donne son inaltérable douceur. Artem Plat est là aussi, et espère trouver de l'occupation comme médecin. Si vous leur écrivez, vous leur ferez grand plaisir.

Bonsoir, cher et bien-aimé enfant. Ne soyez plus inquiet.

Remerciez pour moi le comte Alfieri des sympathies qu'il vous témoigne, et madame Cornaro de celles qu'elle veut bien avoir pour moi.

[1] Abréviatif de Solange.

CDXXXII

AU MÊME

Gargilesse, 30 mai 1858.

Mon cher enfant, vous êtes bien aimable de m'écrire de bonnes longues lettres, et, moi, je n'osais pas vous écrire, vous voyant écrasé de correspondances; mais sachez bien, une fois pour toutes, que vous n'avez à me répondre que quand vous avez le temps, quand c'est un plaisir et non une fatigue.

C'était de très bonne foi, et nullement pour vous dorer la pilule que je vous enviais votre lieu d'exil. Dans mes souvenirs, ce pays est resté un beau rêve, et puis je vois que je suis l'opposé de vous, en fait de goûts pour la nature. J'ai la passion des grandes montagnes, et je subis, depuis que je suis au monde, les plaines calcaires et la petite végétation de chez nous avec une amitié réelle, mais très mélancolique. Mon foie gémit dans cet air mou que nous respirons, et j'y deviens le boeuf apathique qui travaille sans savoir pour qui et pour quoi. Quand je peux sortir de là, ce qui est maintenant bien rare, quand je peux voir des sommets neigeux et des précipices, je change de nature, mon foie disparaît, mon travail s'éclaire en moi-même et je comprends pourquoi je suis au monde. Je ne prétends pas expliquer le phénomène, mais je l'éprouve si subit et si complet, que je ne peux pas le nier.

Et puis j'ai la haine de la propriété territoriale, je m'attache tout au plus à la maison et au jardin. Le champ, la plaine, la bruyère, tout ce qui est plat m'assomme, surtout quand ce plat m'appartient, quand je me dis que c'est à moi, que je suis forcée de l'avoir, de le garder, de le faire entourer d'épines, et d'en faire sortir le troupeau du pauvre, sous peine d'être pauvre à mon tour; ce qui, dans de certaines situations, entraîne inévitablement la déroute de l'honneur et du devoir.

Donc, je ne tiens pas à ma terre et à mon endroit, et, quand je suis sur la terre et dans l'endroit des autres, je me sens plus légère et plus dans ma nature, qui est d'appartenir à la nature, et non au lieu. Comme je vous sais très poète, je m'imaginais donc que le grand pays, le nouveau, la montagne, le parler que l'on ne comprend pas (musique mystérieuse qui vous jette dans un monde de rêveries et vous fait croire parfois qu'on entend des dialogues et des chants superbes, à la place des plates réalités que l'on entendrait si on comprenait), je me figurais enfin que tout cela vous étourdirait sur le chagrin des séparations momentanées et sur la vive contrariété de laisser en place les affaires personnelles, c'est-à-dire les devoirs domestiques. Mais tout cela ne vous a pas distrait et vous vous laissez aller à la nostalgie, sans songer que c'est nous, les enfermés de France, qui sommes les plus attrapés, puisqu'on fait la solitude autour de nous, en nous disant: «Restez là! vous n'avez pas mérité de partir….»

Je reprends à Nohant (7 juin) cette lettre commencée et même finie à Gargilesse, mais dont toute la fin est non avenue. Je voulais l'emporter à la Châtre; mais, mon séjour là-bas s'étant un peu prolongé, j'ai voulu ne pas vous envoyer mon griffonnage avant d'avoir vu Angèle et les petits, afin de vous parler d'eux, et de faire que ma lettre vous soit agréable. Je les ai donc vus ce soir, ou hier soir (car il est une heure du matin) et je les ai trouvés tous quatre beaux, frais, rosés, gentils à croquer; Georges très drôle et faisant la conversation d'une façon très comique. Il est trop mignon entre les deux petites qu'il mène, chacune d'une main, dans les allées pleines de roses de votre petit jardin.

La jolie nièce[1] (fille de Valérie) était avec eux, gracieuse et élégante comme toujours. Tout ce petit monde, si beau et si paré (c'était la Fête-Dieu, je crois), me faisait penser qu'il y a des gens plus navrés que vous, mon pauvre enfant! Vous reverrez tout cela, et, moi, je n'élèverai plus rien sur mes genoux, que les enfants des autres. Sol a fini la vie de ce côté, et Maurice semble ne vouloir jamais la commencer. Et puis, d'ailleurs, aimerais-je les nouveaux comme j'aimais celle[2] qui est allée si loin, si loin, que je ne la rejoindrai pas dans ce monde?

Mais parlons de vous et de cette Belgique où vous voilà, je le vois, décidé tout à fait à aller. Angèle m'apprend que c'est arrangé. Donc, adieu mes projets d'Italie; car je ne crois pas qu'on me permette d'aller vous voir là-bas. Et puis ce milieu qui est enragé de pouvoir et qui n'est pas socialiste du tout, ne me va guère. Enfin, vous le voulez! Vous avez sans doute de fortes raisons tout à fait en dehors de la politique, et je m'imagine les deviner, et, si je devine bien, hélas! vous n'avez peut-être pas tort. Ce qui me console, c'est que, si l'hiver endommage les enfants, vous retournerez vite à Aix, où je m'imaginais que vous seriez bien tout à fait. Ne vous fermez point cette porte au moins, je vous en supplie! ne quittez pas M. de Cavour sans remerciements et sans lui dire que des affaires personnelles vous appellent ailleurs, mais que vous reviendrez probablement réclamer son bon vouloir. Cela ne coûte rien et n'engage à rien.

Bonsoir, mon cher enfant; j'espère avoir de vos nouvelles avant que vous quittiez Turin, et je me hâte de fermer ma lettre pour qu'elle ne tourne pas à l'in-octavo, et qu'elle vous parvienne avant votre départ.

À vous bien tendrement.

[1] Madame Tournier, petite-fille de Jules Néraud. [2] Jeanne Clésinger, sa petite-fille.

CDXXXIII

A MADEMOISELLE LEROYET DE CHANTEPIE, A ANGERS

Nohant, 5 juin 1858.

Il n'y a pas, je crois, d'âme plus généreuse et plus pure que la vôtre, et elle ne serait pas sauvée! Ce dogme catholique vous tue, et, si je vous dis qu'il faut en sortir, vous n'aurez peut-être plus ni amitié pour moi, ni confiance. Pourtant, c'est ma conviction, le dogme de l'enfer est une monstruosité, une imposture et une barbarie. Dieu, qui nous a tracé la loi du progrès et qui nous y pousse malgré nous, nous défend aujourd'hui de croire à la damnation éternelle; c'est une impiété que de douter de sa miséricorde infinie et de croire qu'il ne pardonne pas toujours, même aux plus grands coupables.

Je vous croyais autrefois heureuse par la foi catholique, et les croyances douces et tranquilles dans les belles âmes me paraissent si sacrées, que je vous disais: «Allez à tel prêtre, ou à tel philosophe chrétien, ou à tel ami qui vous semblera propre à vous rendre l'ancienne sérénité où vos nobles sentiments ont pris naissance et force.»

Mais voilà que le doute est entré en vous, et que la voix du prêtre vous jette dans une sorte de vertige. Quittez le prêtre et allez à Dieu, qui vous appelle, et qui juge apparemment que votre âme est assez éclairée pour ne pouvoir plus supporter un intermédiaire sujet à erreur.

Ou, si l'habitude, la convenance, le besoin des formules consacrées vous lient à la pratique du culte, portez-y donc cet esprit de confiance, de liberté et de véritable foi qui est en vous. Préservez-vous de cette idée fixe qui vous ronge et qui vous éloigne de Dieu. Dieu ne veut pas qu'on doute de soi-même, car c'est douter de lui. Votre pauvre Agathe était bien touchante et vous avez été son ange gardien. Pour cela seul, vous avez mérité que Dieu vous aime particulièrement et vous retire de vos doutes; mais il faut aider à la grâce, et c'est ce que vous ne faites pas quand vous laissez ces fantasmagories de néant et de perdition vous envahir. C'est cela qui est coupable, et non pas les actions de votre vie ni les élans de votre coeur.

Je vous disais, il y a quelques années: Allez à Paris! mais Paris est devenu un gouffre de luxe et de vie factice, et vous avez laissé passer du temps. Chaque année, a nos âges, rend plus pénible le changement de régime et d'habitudes. Seulement vous devriez aller à Paris de temps en temps, ne fut-ce que quelques jours chaque année. Vous aimez les arts, la musique, tout cela vous serait bon et dissiperait ces vapeurs que la vie monotone engendre fatalement. C'est de la distraction et l'oubli de vous-même qu'il vous faut.

Croyez bien, mademoiselle, que je suis reconnaissante et honorée de votre amitié et que je vous suis sincèrement et fidèlement dévouée.

GEORGE SAND.

CDXXXIV

A MAURICE SAND, A PARIS

Nohant, 10 juin 1858.

Mon enfant,

J'ai commencé ton album fantastique[1] et j'ai reçu tes dernières lithographies. Il me faut savoir un dernier point: c'est si l'éditeur et toi avez adopté un ordre de classement pour les sujets. Dans ce cas, numérote de mémoire tes douze planches et envoie-moi cette liste. Sinon, j'aimerais mieux classer moi-même pour donner de la variété et une espèce de lien. Tu n'as pas répondu à Manceau pour les fac-similé[2] sur lesquels il t'a écrit en te demandant réponse. Peut-être recules-tu devant le temps qu'il juge nécessaire et qui manque chaque jour davantage, à mesure que les pourparlers se prolongent. Moi, j'avoue que je ne vous verrais pas tous deux, sans un peu d'effroi, entreprendre ce piochage enragé, le couteau sur la gorge. Et puis, quoi qu'il en dise, lui, je crains qu'en travaillant comme deux forçats, vous n'arriviez pas; car il ne me paraît pas prévoir le chapitre des accidents, qu'il faudrait toujours faire entrer en ligne de compte. Je ne crois pas qu'il puisse faire toute la besogne sans ton aide, et ne seras-tu pas rebattu de ce même travail dont tu sors d'en prendre?

Émile me dit que l'on cherche des combinaisons. Eh bien, puisque ce n'est pas conclu, je pense aussi à ma part de travail. Je ne recule pas, pour te rendre service, devant l'ennui des recherches et le peu de plaisir de ce genre de récréation; mais, vu la quantité de texte que l'on demande, je suis très inquiète, et crains de ne pas arriver à bien. C'est déjà beaucoup qu'un album de moi, genre fantastique! Un second, si le premier n'a pas grand succès comme texte, ne sera-t-il pas mal accueilli? souviens-toi que le public m'a toujours assez peu secondée, et souvent lâchée tout à fait, dans les tentatives que j'ai faites pour sortir de mon genre.

Il a beaucoup sifflé Pandolphe, qui nous paraissait gai et gentil, et qu'il n'a pas trouvé amusant du tout. Cela ne m'a pas encouragée à reprendre cette veine. Depuis huit jours, je ne fais que penser à ce que je pourrai dire sur ces personnages[3], qu'il faudrait si bien trousser, et je crois qu'il y faudrait un chic et une crânerie qui ne sont ni de mon sexe ni de mon âge. C'est Théophile Gautier ou Saint-Victor qui feraient le succès d'un pareil album. A leur défaut, Champfleury vaudrait encore mieux que moi. Le nom même vaudrait mieux. «Ah! un album de Champfleury? ça va être amusant!—Tiens, un album de madame Sand? Oh! madame Sand n'est pas gaie: ça va être aussi ennuyeux… que Pandolphe, Comme il vous plaira, etc. Ce n'est pas son affaire, les masques!»

J'entends cela d'ici, et, comme il ne s'agit pas de moi là dedans, que j'enterrerais ton travail sous la chute du mien; j'en suis très inquiète et je crains d'en être d'autant plus paralysée. Songes-y bien, la chose faite par un autre coûterait moins cher,—grande considération pour l'éditeur et pour toi!—et aurait, à coup sûr, beaucoup plus de succès. Réponds-moi sur tout cela. Champfleury a donné sa clientèle à Émile. Émile arrangerait ça tout de suite avec lui, ou avec Gautier, ce qui vaudrait encore mieux.

J'aime beaucoup les marins couverts de neige qui s'éventent avec leur chapeau. Ici, voilà enfin de la fraîcheur et un peu de pluie; beaucoup de bruit pour rien, c'est-à-dire quatre heures de tonnerre pour trois gouttes d'eau.

Bonsoir, mon Bouli; je te bige mille fois.

[1] Les Légendes rustiques. [2] A propos des gravures de Masques et Bouffons. [3] Ceux de Masques et Bouffons.

CDXXXV

A M. CHARLES PONCY, A TOULON

Nohant, 19 juin 1858.

J'ai reçu le Frère et la Soeur[1], et cela m'a rappelé une grosse rancune que j'ai eue et qui me revient contre les directeurs de l'Odéon[2]; des amis pourtant, et de braves amis à tout autre égard, mais qui, après m'avoir positivement promis dix fois de faire jouer cette pièce, n'ont jamais su pouvoir, tandis qu'ils se laissaient imposer, par toute sorte de considérations de position et de camaraderie, une foule d'oeuvres infiniment moins bonnes. Et leur direction a fini sans qu'ils aient trouvé place pour cette chose si courte et si facile à monter! Ils sont à l'Opéra maintenant.

Enfin, voilà votre oeuvre imprimée! Merci de la dédicace, mon cher enfant. Je trouve la pièce très améliorée, et, en ne me plaçant plus au point de vue de la représentation, je retire ma critique et j'en trouve la lecture très attrayante. Vos personnages causaient avec un peu trop de recherche pour la scène. Dans un livre, c'est autre chose: on parle comme on veut parler, et c'est cette grande liberté du livre, ce grand esclavage de la mise en scène qui m'ont fait revenir au roman avec plaisir, sauf à essayer plus tard de retourner au théâtre si le coeur m'en dit.

Il y a bien longtemps que je ne vous ai donné de nos nouvelles. Nous avons eu de gros chagrins dans ce dernier coup de main qui nous a encore jeté hors de France plus d'un de nos meilleurs amis, coupables apparemment de s'être tenus tranquilles.—J'en ai été malade de chagrin et d'indignation.—Mais on ne doit pas parler de cela, si on veut que les lettres parviennent. Je présume d'ailleurs que, chez vous, les choses se sont passées de même.

Maurice est encore à Paris, occupé de travaux que je donne au diable; car j'ai faim et soif de le voir. Il va arriver j'espère… Sol… est à Turin, où elle se remet très bien de sa santé détraquée. Emile est à Paris, créateur d'une agence excellente, dont il devait vous envoyer le prospectus. Vous ne m'en parlez pas; donc, je vous l'envoie et vous engage à lui donner votre clientèle. Je pense qu'il réussira et qu'il rendra de grands services aux artistes par son intelligence, son honnêteté et sa connaissance des affaires.

Bonsoir, chers enfants. Je vous embrasse tendrement tous trois. Je suis contente que Christian Waldo[3] vous Amuse.

[1] Pièce de Charles Poncy. [2] Alphonse Royer et Gustave Waëz. [3] L'Homme de neige.

CDXXXVI

A M. FERRI-PISANI, A PARIS

Nohant, 28 juin 1858.

Monsieur,

Je suis chargée par Maurice, qui s'honore de votre sympathie, de vous parler d'une grande affaire que je viens de me faire expliquer par lui et par une personne fondée pour en poursuivre la réalisation.

C'est une très grande et importante question, qui déjà, je le présume, est à l'étude entre vos mains, si vos fonctions auprès du prince comportent maintenant, comme je l'espère, l'examen des questions vitales de l'Algérie. Je crois donc qu'il est absolument inutile que je vous en entretienne, d'autant que cinq minutes de votre attention sur les pièces vous auront donné plus de lumière qu'un volume de moi.

Cependant, si, au milieu du hourvari de l'installation et des importunités des solliciteurs, cette affaire ne se présentait pas vite, sous vos yeux, elle pourrait courir à la mauvaise solution qu'elle a déjà subie et qu'il appartient au prince de ne pas sanctionner sans un sévère examen.

Il s'agit des intérêts d'une population entière, d'une illégalité à ne pas consacrer, et des intérêts de l'État, engagés dans une dépense inutile de beaucoup de millions. Donc, il s'agit, avant tout cela, des intérêts moraux du prince et d'un des premiers devoirs de la mission qu'il vient d'accepter. Voilà pourquoi j'ai pris tout de suite à coeur cette question dès qu'elle m'a été exposée; et, comme il importe beaucoup qu'elle soit une des premières qu'il examine, je vous demande d'écouter, pendant dix minutes seulement, mon ami Émile Aucante, qui la connaît à fond et qui sait parfaitement la résumer en peu de mots. C'est un homme sérieux qui sait la valeur du temps et une conscience à l'abri de toute préoccupation personnelle. Ce qu'il est chargé de demander est un bienfait général, et non point une faveur particulière; c'est une enquête, c'est un travail et une décision ministérielle; c'est le redressement d'une erreur qui intéresse trente mille habitants de l'Algérie.

Les pièces ont été présentées à l'empereur, trop récemment pour avoir obtenu une solution. Il dépendra peut-être de vous qu'elles ne subissent pas l'agonie de leur numéro d'ordre, et qu'elles prennent la place qui leur appartient par leur importance.

Je vous demande pardon de ne pas mieux savoir me résumer moi-même, et de vous dire cela en trop de mots. Mais il n'en faut qu'un pour vous dire l'amitié qu'on se permet d'avoir ici pour vous.

GEORGE SAND.

CDXXXVII

A M. FRÉDÉRIC VILLOT, A PARIS

Nohant, 4 septembre 1858.

Cher monsieur,

On me prie de faire passer sous les yeux de Son Altesse une nouvelle note relative à l'affaire du chemin de fer de Blidah. Cette note me paraît trop sérieuse pour ne pas être soumise à ses réflexions, et j'espère que le grand événement administratif de la suppression du gouvernement général va donner au prince la liberté de faire justice.

Je me réjouis beaucoup, sous tous les rapports, de cette augmentation nécessaire de son autorité. J'espère qu'il pensera à mes pauvres amis littéralement déportés en Afrique. Parlez-lui, je vous en supplie, de Patureau-Francoeur, qu'il avait déjà sauvé, et que le farouche ministère de la dernière réaction a exilé, interné en Afrique, dans un climat impossible, où le plus courageux des ouvriers ne trouve pas à gagner sa vie. Pendant ce temps, sa femme et ses cinq enfants meurent de faim. Et c'est un homme d'élite, comme caractère et comme intelligence, que ce Patureau. Il haïssait l'attentat, il s'abstenait de toute opinion d'ailleurs, ayant tout sacrifié au devoir de nourrir sa famille. On l'a martyrisé dans un cachot, puis envoyé comme un ballot dans le plus rigoureux exil, à Guelma.

J'ai demandé au prince si je devais m'adresser au nouveau ministre ou à l'empereur lui-même, pour obtenir que cet ouvrier précieux, cet ami dévoué, nous fût rendu; ou, tout au moins, si on pouvait le faire libre sur la terre d'Afrique, afin qu'il pût trouver de l'ouvrage et faire venir sa famille auprès de lui. Le prince, ordinairement si exact et si bon pour moi, ne m'a pas répondu.

Je n'ose pas l'importuner. D'une part, il doit être très occupé; de l'autre, je lui ai peut-être déplu, en lui disant que je resterais l'amie d'une personne très affligée qui avait besoin, plus que jamais, des consolations de l'amitié. Je faisais pourtant avec impartialité, avec justice, je crois, la part des excès momentanés du dépit et du chagrin.

Je vous demande de m'éclairer sur ma situation auprès de Son Altesse. Je n'affiche pas une sotte fierté; mais j'ai l'amitié discrète, et, quand je crois m'apercevoir qu'elle ne l'est plus, je regarde comme un grand service qu'on veuille bien me le dire. Rien ne me fâche, parce que ma personnalité et mes intérêts ne sont jamais en jeu; mais j'avais mis mon devoir à obtenir du prince le salut de mes amis malheureux et brisés: c'est lui qu'il m'eût été doux de remercier et de faire bénir par leurs familles. Je ne croyais donc pas être importune. J'espère encore, parce que le prince a bien voulu dernièrement faire placer M. Gabelin, victime d'une affreuse injustice. Je l'en ai remercié aussitôt que je l'ai su. Mais je ne sais pas s'il reçoit les lettres qu'on lui adresse rue Montaigne.

Certes, je n'exige pas, pour avoir foi en lui, qu'il m'écrive quand il n'en a pas le temps; mais priez-le de me faire savoir, par un mot, ce que je dois tenter ou espérer pour mon pauvre Patureau. Et, si c'est vous qui me transmettez ce mot, je serai doublement contente de recevoir de vos nouvelles et un bon souvenir de votre amitié, sur laquelle, vous voyez, je compte toujours.

GEORGE SAND.

CDXXXVIII

AU MÊME

Nohant, 12 septembre 1858.

Merci de votre bonne réponse, cher monsieur. Son Altesse a bien voulu, par le même courrier, m'en confirmer les excellentes expressions. Je vous dois et je vous porte cordialement de la reconnaissance pour votre précieuse intervention à propos de mes amis. Mais vous voilà encore forcé de me répondre trois lignes. Dans la note que vous m'avez envoyée pour Patureau, je trouve une obscurité sur laquelle je voudrais éclaircie, avant de conseiller à celui-ci une localité en Afrique. La note dit bien: En quelle partie de l'Algérie veut-il aller? mais, dans l'offre généreuse de quarante-neuf hectares, il n'est pas dit qu'il peut les demander n'importe dans quelle province. Puisque, sur les versants du Ressalch, près Sidi-bel-Abbès, province d'Oran, il y a, d'après les renseignements fournis par mon neveu[1], beaucoup de bonnes terres disponibles, j'aurais conseillé à Patureau de s'y rendre, et de demander de la terre par là, où mon neveu et lui, bien que ne se connaissant pas encore, eussent pu se rendre utiles l'un à l'autre. Mais j'ignore si je dois donner cet avis; cela dépendra du bon plaisir de Son Altesse, et je vous demande ce mot d'explication, qui ne vous coûtera qu'une question à faire et une réponse à transmettre.

Je considérerai comme un grand bonheur pour Patureau de pouvoir s'établir en Afrique, loin des passions de localité, et au sein d'une grande nature qu'il est capable d'apprécier et de seconder. C'est une véritable satisfaction de coeur que je dois là au prince et à vous, mon très gracieux avocat; je vous en remercie bien, bien, et vous prie de me pardonner mes redites. Pour tout le reste, merci encore, aussi et toujours! Quand j'irai à Paris, me demandez-vous? mon exil n'est pas volontaire. Mais la librairie agonise, et on ne peut pas se figurer la gêne et le surcroît de travail de ceux qui vivent de leur plume. Il faut dire cela en confidence à ses amis et qu'ils ne le redisent pas; car, malgré l'exemple d'un grand poète, je n'admets pas que les poètes ne sachent pas se résigner à manquer d'argent. N'est-ce pas leur état? Tout le chagrin de l'exil serait l'oubli de ceux que l'on aime; mais, pour votre part, vous me dites qu'il n'en sera pas ainsi, et je n'ai pas à me plaindre, du reste, des bonnes âmes que j'ai rencontrées sur mon petit chemin.

[1] Oscar Cazamajou.

CDXXXIX

A M. VICTOR BORIE, A PARIS

Nohant, 13 octobre 1858.

Mon cher vieux, nous regrettons que tu n'aies pu rester davantage avec nous. Tâche de t'affranchir pour qu'on te voie plus souvent.

Lambert part vendredi. J'ai longuement causé avec lui. Il est fort abattu. Je suis d'avis qu'il essaye le théâtre, à condition qu'il ne renoncera pas à la peinture. Je lui ai offert de rester ici tant qu'il voudrait; mais il ne croit pas que cela lui soit utile.

J'aime beaucoup l'idée des vrais moutons sur la scène. Je présume qu'on leur mettrait un petit sac sous la queue; car ces animaux-là fonctionnent continuellement. Je n'aime pas le titre de Georgine pour une bergerie. Bref, je n'ai songé ni à cette pièce-là, ni à aucune autre. Embrasse Plouvier pour nous. Dis-lui que nous espérions le voir et qu'il devrait bien venir. Envoie-moi tout de suite le dictionnaire de Landry. Dis à Emile de te le solder.

Et des fleurs, envoies-en aussi; on les adore ici, et, moi, je m'abrutis à les regarder.

Je dis que je ne songe à aucune pièce. Si fait, je songe à un canevas pour le théâtre de Nohant; car on s'est décidé à jouer une fois, quand on serait arrivé à la moitié des gravures[1], c'est-à-dire dans quinze jours; que n'es-tu là pour faire l'enchanteur ou le fort détachement de bleus!

Bonsoir, mon cher gros, tous les barbouilleurs t'embrassent, et moi aussi. J'espérais te retrouver à table à déjeuner le jour de ton départ, mais le Polonais[2] t'a enlevé! Ne sois pas trente-sept ans sans me redonner de tes nouvelles.

G. SAND.

[1] Pour les Masques et Bouffons. [2] Charles-Edmond.

CDXL

A M. FERRI-PISANI, A PARIS

Nohant, 21 octobre 1858.

Cher monsieur,

Je vous expédie un petit ballot contenant deux puffs ou poufs (Dieu sait l'orthographe d'un pareil mot!) que je vous prie de confier à un tapissier, lequel, sur votre commande, les montera à mes frais, avec les franges assorties au meuble de Bellevue. Quand j'ai commencé ce travail avec l'intention de l'offrir au prince, je ne savais pas qu'il lui passerait par la tête d'avoir une maison d'Horace avenue Montaigne: autrement, j'aurais composé tout ce qu'il y a de plus romain. Mais, en terminant mon étude de fleurs au gros point, je me suis dit que des fleurs sont toujours à leur place à la campagne. Seulement j'ai vu le meuble de Bellevue couvert de housses, et je ne saurais pas dire à un tapissier comment il faut monter mon ouvrage pour qu'il s'harmonise tant soit peu avec le reste. Veuillez dire à Son Altesse; en lui faisant agréer mon travail d'aiguille, que j'ai fait tous ces points en pensant à lui et aux femmes de mes pauvres exilés dont il a séché les larmes.

Je vous envoie la demande en concession de Patureau. C'est vous qui avez bien voulu vous charger de faire expédier l'affaire le plus tôt possible et je la mets sous vos auspices. J'espère que la formule de considération de mon pauvre vigneronne paraîtra pas irrespectueuse au prince. C'est certainement ce que le brave homme a cru dire de plus respectueux. C'est décidément à Jemmapes qu'il désire se fixer; mais il eût fallu sans doute qu'il désignât la localité. Comment eût-il pu le faire? on ne lui a pas permis de voir et de s'informer. On l'a réexpédié en France tout de suite. Il a jeté, seulement en passant, un regard sur un beau pays, et on lui a dit qu'il y avait là les dix-huit vingtièmes des terres à concessionner. Que faut-il qu'il fasse pour mettre sa demande en règle?

Peut-être un mot de Son Altesse impériale, qui ordonnerait purement et simplement un très bon choix aux autorités locales compétentes, suffirait-il pour abréger et lever la difficulté. On a dit à Patureau qu'aux environs de Sidi-bel-Abbès (et il faut peut-être que vous sachiez incidemment ce détail), une masse de colons espagnols écartaient à coups de couteau les colons français. Le renseignement paraissait sérieux. Patureau, qui n'est pas guerrier, a donc reculé devant la lutte; c'est pourquoi il n'a pas persisté dans le désir d'être le voisin de mon neveu, l'ancien spahi, qui, lui, se moque des Espagnols comme des Arabes.

A cette demande de concession, je joins la demande du même Patureau au ministre, que Son Altesse a promis de vouloir bien appuyer, à l'effet d'un séjour de deux mois de notre exilé, dans sa famille. Si vous voulez bien la faire remettre à M. Hubaine [1], je crois que c'est lui qui est chargé de la faire tenir au ministre.

Il me reste à vous parler de l'affaire Sarlande, dont vous avez promis à Maurice et à moi de vouloir bien ne pas cesser de vous occuper. On m'écrit que le tracé du chemin de fer d'Alger à Blidah et Oran, soutenu par Sarlande, a été adopté. Je ne le crois pas encore, parce que, si cela était, sachant combien je m'intéresse à lui, je suis sûre que vous auriez eu l'obligeance gracieuse de me le faire savoir. Dans tous les cas, je suis toute disposée, par la connaissance que j'ai du caractère et de la position de M. Sarlande, à lui servir d'avocat auprès du prince pour qu'il obtienne la concession de ce chemin de fer. On m'écrit aussi qu'il y a de nombreux concurrents pour cette demande, voulant tous, avant tout, qu'on leur garantisse tout de suite l'intérêt de cinq pour cent sur soixante millions, tandis que Sarlande, qui est un des notables de l'Algérie, et qui a déjà fait plusieurs traités avec les chefs de bureau du ministère, offre à l'État cet avantage, de ne demander la garantie d'intérêts qu'au fur et à mesure de l'exécution des travaux. Enfin, comme c'est grâce à la persévérante et intelligente réclamation de M. Sarlande pour cette ligne, et pour les intérêts des populations qu'il représente, qu'elle l'a emporté dans un esprit sérieux et attentif comme celui du prince-ministre, je pense qu'il doit avoir bonne chance auprès de Son Altesse impériale, si vous voulez bien encore lui servir d'avocat et obtenir pour lui une audience de Son Altesse.

Cependant, il se peut que Son Altesse ait disposé déjà de cette concession, et vous me comprenez assez pour savoir qu'à aucun prix je ne voudrais faire le métier d'importun, qui consiste à demander ce qui ne peut être obtenu et à mettre une personne amie, si haut placée qu'elle soit, dans l'ennuyeuse nécessité de dire non.

Vous pouvez faire que je ne joue pas le rôle d'ennuyeuse et que celui d'ennuyé soit épargné au prince, en me disant, courrier par courrier, s'il est temps encore pour M. Sarlande de solliciter, et si son instance pourrait être écoutée, vu que, dans le cas contraire, je pourrais épargner aussi à mon client des démarches inutiles. M. Sarlande, ancien avocat, s'exprime très clairement et est si bien au courant des questions relatives à cette affaire et à l'Algérie en général, que, dans tous les cas, Son Altesse ne perdrait pas son temps à l'écouter une demi-heure.

Pardonnez cette longue lettre: je suis un auteur à longueurs; mais ma reconnaissance est aussi durable que mon style est durant. Endurez-le avec votre bienveillance ordinaire et croyez, cher monsieur, à mes sentiments bien affectueux.

Maurice vous prie d'agréer les siens, et, tous deux, nous vous prions de ne pas nous oublier auprès de notre cousine de Champrosay[2], quand, plus heureux que nous, vous la verrez.

GEORGE SAND.

Je joins à la demande de Patureau au ministre, la demande au même effet qu'il a cru devoir adresser au préfet de l'Indre. Je pense que cette demande renvoyée par le ministre audit préfet, aura du poids, tandis qu'elle en perdra beaucoup en passant par mes mains.

[1] Alors secrétaire du prince Napoléon. [2] Madame Frédéric Villot.

CDXLI

A M. EDOUARD CHARTON, A PARIS

Nohant, 20 novembre 1858.

Cher excellent coeur ami, je vois que vous prenez du souci de ce qui me touche; merci mille fois!—Je ne connais pas le pamphlet Breuillard[1]. Maurice et mes amis ont dit qu'il fallait poursuivre et j'ai été de leur avis, en leur entendant dire qu'il y avait là injure personnelle et calomnie à la vie privée.

Mais je ne voulais que la réparation nécessaire à tout individu attaqué, dont le silence pourrait être regardé comme un aveu des turpitudes qu'on lui prête. D'autres amis ont cru qu'il fallait faire plus de bruit, appeler à mon aide un grand avocat, avoir dans les journaux la reproduction de son plaidoyer, etc. Je m'y suis refusée d'abord parce que, dans l'espèce, la reproduction est interdite, m'a-t-on dit, et que le retentissement n'aurait pas eu lieu; ensuite parce que c'était plus de bruit qu'il ne fallait, même en restreignant ce bruit à la localité. J'ai prié mes amis de se consulter entre eux. Ils l'ont fait, ils m'ont donné raison, on m'a désigné l'avoué et l'avocat. Ceux-ci ont accepté le mandat offert; maintenant, si j'ai eu tort, il n'est plus temps d'y revenir.

Que vous dire de moi, maintenant, à propos de théâtre? je ne sais pas. C'est un jour oui, et un jour non. Ai-je du talent pour cela? je ne crois pas; j'ai cru qu'il m'en viendrait, je médis encore quelquefois, sous mes cheveux gris, qu'il peut m'en venir. Mais on a tant dit le contraire, que je n'en sais plus rien, et que j'en aurais peut-être en pure perte. Si les auteurs sont rares et mauvais comme vous le dites, c'est peut-être bien la faute du public, qui veut de mauvaises choses, ou qui ne sait pas ce qu'il veut. Montigny m'écrivait dernièrement: «Que faut-il faire pour le contenter? si on lui donne des choses littéraires, il dit que c'est ennuyeux; si on lui donne des choses qui ne sont qu'amusantes, il dit que ce n'est pas littéraire.» Le fait m'a paru constant dans ces dernières années. On se plaignait de voir toujours la même pièce; mais toute idée nouvelle était repoussée. Que faire? N'y pas songerai écrire quand le coeur vous le dit. C'est ce que je ferai quand même.

Mon pauvre Maurice vient d'être très souffrant, moi par contre-coup.
Nous revoilà sur pied, lui au physique, moi au moral.

Je lis la Correspondance de Lamennais. Qu'est-ce que vous en dites, de ce premier volume? Moi, j'ai besoin de faire un effort pour voir l'homme de bien et de coeur à travers cet ultramontain passionné. Et pourtant c'est bien le même homme placé à un autre point de vue que celui où nous l'avons connu. Bonsoir, cher ami; à vous de coeur toujours.

G. S.

[1] Ce Breuillard était un inconnu de province qui avait publié contre George Sand un écrit diffamatoire.

CDXLII

A MADAME ARNOULD-PLESSY, A PARIS

Nohant, 9 décembre 1858.

Ma bonne, bonne fille,

Vous faites tout ce qu'il est possible pour cette sainte et chère martyre[1]. Si cela n'arrivait pas assez vite, donnez, de ma part, ce qu'il faut pour attendre, en même temps que vous donnerez pour vous, et sans lui en parler. Cela, aura l'air d'être ajouté par le ministère au premier envoi. Ah! quelle situation! quelle douleur! On n'ose pas penser à soi-même quand on pense à elle! Pourtant c'est un grand chagrin pour nous aussi. Nous l'aimions tendrement, lui [2], cet excellent coeur uni à un si charmant caractère et à une si noble intelligence! C'était un vrai ami, sans langueur et sans oubli dans son affection. Il ne se passait guère de mois sans que je visse arriver sa bonne écriture ronde et courante: des lettres courtes mais pleines, et parlant de sa femme avec une telle adoration! Pauvre femme qui devait mourir avant lui! C'était toute sa crainte, à lui. «Tous les chagrins, tous les déboires, disait-il, pourvu qu'elle vive!»—Il est mort, et elle ne vivra pas! Il faut bien croire que Dieu sait ce qu'il fait et que cette mort si redoutée des hommes est une récompense quand elle n'est pas la fin d'une expiation, couronne pour les bons, chaîne détachée pour les coupables.

Oui, vous avez raison de prendre la paix pour devise, et pour idéal. Mais ne l'espérons guère en ce monde, et méritons-la dans l'autre. Vous êtes bonne, ma chère Sylvanie[3], vous courez à ceux qui souffrent et pour eux. Vous méritez d'avoir sur cette terre plus de bonheur que toute autre et je vous garantis que vous en trouverez au moins dans votre coeur.

Je vous embrasse tendrement.

Voudrez-vous remettre ma lettre à cette pauvre femme, quand vous jugerez qu'elle lui fera plus de bien que de mal?

Mes enfants vous aiment.

G. SAND

 [1] Madame Bignon, qui s'était fait connaître au théâtre sous le nom de
     madame Albert.
 [2] Bignon.
 [3] Nom de baptême de madame Arnould-Plessy.

CDXLIII

A M. CHARLES PONCY, A TOULON

Nohant, 17 décembre 1858.

Cher enfant, j'ai envoyé tout de suite votre lettre à Patureau.—Vous faites bien de lui dire tout ce qui peut le décider à rester; mais, moi, je crois faire aussi bien en lui disant tout ce qui peut le décider à partir. Sa sagesse pèsera le tout. Mais je suis aussi sûre que possible qu'il profitera de la concession et des moyens qui lui sont généreusement accordés de remplir ses devoirs de famille. Vous vous faites difficilement une idées des impossibilités de son existence chez nous. Outre les ennemis sans nombre que sa popularité, lui a créés à une certaine époque, cette popularité qui existe plus que jamais, et à laquelle il ne peut plus se soustraire, lui crée elle-même, des soucis et des dangers toujours renaissants. Il n'est pas d'homme plus prudent que lui, et pourtant il est fatalement condamné à des imprudences, un jour ou l'autre. Et puis cette popularité lui crée des devoirs dont beaucoup sont factices selon moi, sans cesser d'être impérieux. Les services à rendre l'ont ruiné! Le temps perdu à écouter bien des bavardages, et l'exil deux fois, l'ont forcé à des emprunts considérables. Il peut se libérer en vendant tout ce qu'il a, mais, après, il lui faudra redevenir simple journalier. Or les ennemis lui refusent le travail. Que faire avec femme et enfants?—Et puis être journalier à son âge, c'est très dur! Qu'une maladie l'arrête, c'est la famine à la maison. Il fait son devoir en consacrant les dix années de force qu'il a encore devant lui à assurer l'existence des siens et à leur créer un avenir. Il a dû vous répondre. Je ne dois le revoir qu'au jour de l'an.

Bonsoir, mon cher enfant, et toutes nos tendresses à vous et chez vous.

CDXLIV

AU MÊME

Nohant, 28 décembre 1858.

Enfin! tout est arrivé, aujourd'hui seulement, 28, à dix heures du matin; et… consolez-vous: tout en bon état, les coquillages vivants! notez bien ceci, que, si Toulon voulait en envoyer à Paris, ces animaux-là se conservent et se moquent de notre climat, lequel, du reste, est très doux depuis un mois de déluge. Nous avions renoncé à recevoir ce malheureux envoi; nous pensions qu'il était égaré ou dévoré par les commis du chemin de fer.

C'est égal, il n'y a pas plus de conscience dans cette administration que dans toutes les autres messageries. Tout pouvait arriver gâté, et nous étions volés tout de même. Aviez-vous mis à la grande vitesse?—Et puis, une autre fois, je ne crois pas qu'il faille payer d'avance le port. On se moque d'un paquet payé; c'est le dernier dont on s'occupe.

Mais oublions le chapitre, des désagréments. Nous avons mangé ce matin, une partie des coquillages;—exquis! les moules moins fraîches que les praires; mais tout le reste aussi frais que sortant de la mer et remuant sous le couteau de l'ouvreuse. Cette amertume dont vous parlez est peu sensible. Je crois que le temps écoulé hors de l'eau bonifie beaucoup ce comestible. Avis aux Toulonnais!

Les patates et les ignames sont, comme de juste, en état prospère; les grenades et les citrons aussi; les oranges, un peu foulées; les raisins, un peu salés par le voisinage des coquilles, mais on les met à l'air et ils seront bons ce soir. Donc, compliments sans fin à l'emballeur, et remerciements surtout; car vous vous êtes donné un mal affreux pour tout cela, et, si j'avais pu prévoir que Toulon fût dans un bouleversement pour les vivres, je n'aurais pas voulu vous faire tant courir pour le plaisir de gorge. En berrichon, on dit gueule; ce qui est moins élégant.

Dites-moi ce que je vous dois pour toutes les choses que vous avez achetées. Je ne veux pas que vous attendiez; car les truffes surtout, c'est quelque chose. On est en train de chercher la plus belle volaille de la cour pour la tuer. Pauvre bête! elle ne se doute pas de la gloire à laquelle on la destine. Être truffée! quel honneur! mais comme elle s'en passerait bien!—Je vous dirai, dans quelques jours, si vos truffes sont aussi bonnes que belles, et si elles enfoncent celles des autres provinces du Midi. Merci encore, cher enfant, pour les renseignements d'histoire naturelle des coquillages. Merci à Solange, merci à Désirée, merci à vous tous qui vouliez m'envoyer toute votre terre de Chanaan.

Vous voyez que les communications sont encore mal établies entre nous par les chemins de fer. C'est à Lyon, je crois, que se fait le désordre, à cause du transvasement des colis et de la ville à traverser sans ligne. Patureau avait reçu votre lettre et s'informait tous les jours, se levant à trois heures du matin, pour être à l'arrivée. Voilà des gueulardises qui ont coûté plus cher, en fait de peines, que ne vaut la gourmandise; mais je ne veux pas dire plus qu'elles ne valent par elles-mêmes; car elles ont leur prix et nous apportent, surtout, un parfum de votre pays et de votre amitié.

Nous sommes, pour deux jours, peut-être, en récréation, Maurice et moi. Nous avons fini des travaux de patience et de persévérance: moi, des recherches et des romans; Maurice, un gros livre sur la commedia dell'arte. Savez-vous ce que c'est? Vous le saurez quand vous aurez lu son ouvrage, qui est l'histoire de ce genre de théâtre, depuis les Grecs jusqu'à nos jours; avec cinquante figures charmantes dessinées par lui et gravées par Manceau. Maurice a écrit le texte en quatre mois, et c'est un tour de force; car jamais histoire n'a été plus difficile à repêcher dans un monde d'écrits, où il lui fallait chercher pour trouver quelquefois deux lignes. Enfin, il a été récompensé de ses peines, autant qu'un artiste peut l'être, en découvrant, dans le fleuve d'oubli, un grand, poète oublié en Italie et inconnu en France[1]. Mais ce poète-prosateur écrit dans une langue impossible. Tous ses personnages parlent un dialecte différent: l'un le vénitien, l'autre le bolonais, un autre le padouan, un autre le bergamasque, un autre l'ancônais.

Et tout cela, non comme on le parle maintenant, mais comme on le parlait en 1520.—Jugez quel éblouissement quand nous avons vu arriver ces vieux bouquins tant cherchés! Eh bien, la patience triomphe de tout; avec notre peu d'italien et mes vagues souvenirs de vénitien, nous avons tant lu et relu, tant réfléchi et tant comparé, que nous sommes arrivés à comprendre et à traduire. Nous nous disions souvent que, si nous savions votre dialecte, nous aurions lu peut-être cela couramment. D'autre part, des Italiens consultés ne pouvaient pourtant déchiffrer une phrase. Un Bolonais ne pouvait lire le bolonais et nous disait que nous cherchions à retrouver une langue perdue.—Enfin, nous l'avons retrouvée, même sans dictionnaire des dialectes; Maurice triomphait de tous ceux qui se rapprochaient du Piémont, et moi de tous ceux qui se rapprochaient de l'Adriatique.

Voilà notre occupation de ces derniers temps. Je vous en ai fait part, sachant que vous vous intéressez à tout ce que nous faisons. Et puis je veux vous dire quelque chose qui vous fera peut-être plaisir et que vous devez, je crois, penser aussi: c'est que me voilà convaincue, pour ma part, que les dialectes sont beaucoup plus beaux que les langues. Ils sont plus vrais, ils ne se prêtent pas à l'emphase, ils sont forcés d'exprimer des idées nettes et simples, des sentiments énergiques, et ils se prêtent, en revanche, à des manifestations plus étendues de la pensée, par un luxe d'épithètes et de verbes dont les langues faites et châtiées n'approchent pas. Vous devriez, quand vous aurez des moments à perdre, faire quelques chansons dans votre dialecte, que je ne connais pas du tout, mais qui doit avoir aussi ses beautés. Je sais bien, moi, que j'aime beaucoup mieux le français que nos paysans parlaient il y a trente ans, et que quelques vieillards de chez nous parlent encore bien, que le français académique.

Nous avons un temps affreux, des torrents d'eau, des coups de vent à tout déraciner, mais pas de froid, et dès lors on travaille. J'ai fait deux ou trois romans depuis ceux qui ont été publiés, et une comédie. Tout cela ne fait pas de l'aisance. Mais le travail improductif au point de vue matériel n'en est pas moins le travail, l'ami de l'âme, son plus fort soutien. Maurice ne retirera peut-être pas quatre sous de son tour de force, et il y a mis de sa santé, car il est très fatigué. Mais la passion de piocher n'en est pas affaiblie, et cette passion-là, c'est la récompense. Il n'y a de sûr en ce monde que ce qui se passe entre Dieu et nous.

Bonsoir, mon cher enfant. Merci encore merci cent fois pour votre affection et celle de votre chère famille. On a déjà bu à votre santé à tous, moi avec mon eau, qui n'est pas une insulte, puisqu'elle est pour moi le vin le plus délicieux.

A vous de coeur.

Le père Aulard est dans la joie de votre sonnet. Gare à vous! il va vous en pleuvoir qui ne seront pas aussi jolis. Patureau a reçu et médité vos lettres. Mais, tout bien pesé, et grâce à l'espionnage dont on continue à l'obséder, il est bien décidé à aller planter des patates en Algérie. Le prince, qui est très bon, lui donne une petite somme pour couvrir les premiers frais d'établissement. D'ailleurs, il n'est pas probable que l'on permette à ce brave homme de rester ici. On refuse à tous les autres de rentrer, même temporairement.

[1] Angelo Beolco, dit le Ruzzante.

CDXLV

A MADAME ARNOULD-PLESSY, A PARIS

Nohant, 29 décembre 1858.

Oui, certainement, ma belle et bonne, ce que vous avez pensé et écrit, n'importe sur quoi, m'intéressera toujours vivement. Envoyez!

J'ai reçu de madame Bignon une lettre digne d'un ange. Elle a un désir, c'est de faire publier par souscription les cinq pièces que son mari a faites et qui ont du mérite, je les connais. Elle me demande de faire une préface, je suis tout à elle.

D'autre part, Emile Aucante (qui me dit, par parenthèse, que vous avez été excellente pour lui, ce dont je vous remercie) pense que cette souscription ne sera pas couverte. Je ne crois pas qu'il ait raison. Il me semble qu'elle le sera, ne fût-ce que par les acteurs de Paris. Je les ai toujours vus généreux et spontanés dans ces sortes de choses, et il s'agit peut-être d'un millier de francs à rassembler! Qu'en dites-vous? Emile me donne, sur la position d'argent de cette pauvre sainte femme, des détails moins rassurants que les vôtres. Elle n'a peut-être pas voulu tout vous dire. Je crois que la représentation à son bénéfice ne serait pas à perdre de vue. Il ne s'agit pas de lui faire des rentes… Pauvre femme! elle ne peut pas vivre, mais d'empêcher que la misère n'ajoute à l'horreur de son sort. Elle est pleine de foi et de soumission. Oui, vraiment on en a canonisé qui ne la valaient pas!

Et votre pauvre Eugène malade là-bas? Vous avez dû bien souffrir, chère femme; mais vous êtes rassurée. Merci d'avance à lui pour le tabac qu'il envoie et merci à votre amie, pour les belles pantoufles tout en or que j'ai reçues il y a deux jours.

Maurice a fini son travail de bénédictin sur la comédie italienne. Il va bientôt vous porter mes tendresses et vous dire que nous vous aimons tendrement.

GEORGE SAND.

CDXLVI

A M. OCTAVE FEUILLET, A PARIS

Nohant, 18 février 1859.

Il y a bien longtemps, monsieur, que je veux vous dire que j'aime votre talent d'une affection toute particulière. Vous sachant fier et modeste, je craignais de vous effaroucher. A présent que de grands succès doivent vous avoir appris enfin tout ce que vous êtes, il me semble que vous comprendrez mieux le besoin que j'éprouve de vous envoyer mes applaudissements. Vivant loin de Paris, je n'ai pas pu voir le Roman d'un jeune homme pauvre; mais j'ai fait venir la pièce et je l'ai lue à un ancien ami à vous, qui est le mien depuis dix ans. Après cela, nous avons parlé toute la journée de la pièce et de vous et j'ai voulu lire aussi plusieurs proverbes ravissants qui m'avaient échappé. Nous avons donc passé, avec vous, deux ou trois bonnes journées. On lit si bien à la campagne, l'hiver, dans la vieille maison pleine de souvenirs, au milieu de toutes ces choses et le coeur plein de tous ces sentiments que vous peignez avec tant de charme et de tendre délicatesse! Après cela, il est bien naturel qu'on veuille vous le dire et vous remercier de ces heures exquises que l'on vous doit. Il y aurait de l'ingratitude à ne pas le faire, n'est-ce pas? Et puis je suis de l'âge des grand'mères et mon compliment peut bien ressembler à une bénédiction. Ce n'est donc embarrassant ni pour vous ni pour moi. Je ne vous demande pas de m'en savoir gré, mais je vous prie d'y croire comme à une parole sincère et qui peut, entre mille autres, vous porter bonheur.

GEORGE SAND.

CDXLVII

AU MÊME

Nohant, 27 février 1859.

Vous croyez que je vous ai répondu d'avance? Non. Je veux vous remercier, moi, d'une lettre si bonne, si vraie, si affectueuse. Je ne peux pas vous dire tout le bien qu'elle m'a fait. Je l'ai là, à côté de moi, comme un talisman et un porte-bonheur. On a ses jours de spleen, malgré le bonheur du coin du feu et des vieux amis.

On voudrait, sans quitter cela, vivre de la vie d'artiste, c'est-à-dire sentir que la religion de l'art, qui n'est que l'amour du vrai et du bien, a encore des croyants, et il y en a si peu! Les uns arrivent au scepticisme par l'expérience, les autres parce que, apparemment, leur coeur est vide. On voit tous les jours des gens qui désertent et qui renient jusqu'à leur mère. On se sent tout seul dans sa petite maison avec les siens, comme Noé dans son arche, voguant sur les ténèbres et se demandant parfois si le soleil est mort. Alors c'est bien bon de voir arriver l'oiseau à la branche verte, et ce petit oiseau de mon jardin, comme vous l'appelez, c'est l'oiseau de la vie et un vrai fils du ciel éclairé et rallumé.

Quand je remets de temps en temps les pieds sur la terre, lavée par ce déluge des événements passés depuis dix ans, j'y retrouve tout le mal d'auparavant avec un mal nouveau, une fièvre de je ne sais quoi, toujours en vue de quelque chose de petit et d'égoïste, de jaloux, de faux et de bas, qui se dissimulait autrefois et qui s'affiche aujourd'hui. Et moi qui, dans la solitude, ai passé mon temps à tâcher de devenir meilleure que cela, je me figure que je suis encore plus seule dans cette foule inquiète et souffrante, à laquelle je ne trouve rien à dire qui la console et la tranquillise, puisqu'elle a l'air de ne plus rien comprendre.

Mais je redeviens artiste dans mon coeur, je retrouve la foi et l'espérance quand je vois une belle action ou une belle oeuvre remuer encore la bonne fibre de l'humanité et l'idéal lutter avec gloire et succès contre cette nuit qui monte de tous les points de l'horizon. J'ai souffert pour mon compte, oui, bien souffert; mais, l'âge de l'impersonnalité étant venu, j'aurais connu le bonheur si j'avais vu la génération meilleure autour de moi. Aussi mon coeur s'attache à tout ce que je vois poindre ou grandir. J'ai vu déjà en vous l'un et l'autre, et vous me dites que vous n'êtes plus très jeune: tant mieux, puisque vous voilà mûri sans que le ver vous ait piqué. Les fruits sains sont si rares! Et ils portent en eux la semence de la vie morale et intellectuelle destinée à lutter contre les mauvais temps qui courent.

Notre pauvre siècle, si grand par certains côtés, si misérable par d'autres, vous comptera parmi les bons et les consolateurs, ceux qui portent un flambeau et qui savent l'empêcher de s'éteindre. Votre lettre me montre bien que vous avez le talent dans le coeur, c'est-à-dire là où il doit être pour chauffer et flamber toujours.

C'est un devoir de s'aimer quand on est sorti du même temple; aimons-nous donc, nous qui ne sommes pas bêtes et mauvais. Croyons, à la barbe des railleurs froids, que l'on peut vivre à plusieurs et se réjouir d'une gloire, d'un bonheur, d'une force qui éclatent au bon soleil de Dieu. Ne semble-t-il pas, quand on voit ou quand on lit une belle chose, qu'on l'a faite soi-même et que cela n'est ni à lui, ni à toi, ni à moi, mais à tous ceux qui en boivent ou qui s'y retrempent?

Oui, voilà les vrais bonheurs de l'artiste: c'est de sentir cette vie commune et féconde qui s'éteint en lui dès qu'il s'y refuse. Et il y a pourtant des gens qui s'attristent et se découragent devant l'oeuvre des autres et qui voudraient l'anéantir. Les malheureux ne savent pas que c'est un suicide qu'ils accompliraient. Ils voudraient tarir la source, sauf à mourir de soif à côté.

J'irai à Paris à la fin de mars, je crois; y serez-vous, et viendrez-vous me voir? Oui, n'est-ce pas? ou bien vous viendrez me voir dans ma thébaïde, qui n'est qu'à dix heures de Paris? Laissez-moi espérer cela; car, à Paris, on se voit en courant; et, en attendant, je vous serre les mains de tout mon coeur.

G. SAND.

CDXLVIII

A M. LUDRE-CABILLAUD, AVOUÉ, A LA CHÂTRE

Nohant, 20 février 1859

Merci, mon cher Ludre, de la consultation. Je garde encore votre livre pendant quelques jours et je médite l'article, quand j'ai un moment de loisir. J'y vois ce que vous dites; mais j'y vois aussi l'esprit des arrêts. Il est peut-être permis de publier quand ce n'est ni par spéculation, ni en vue d'aucune délation ou vengeance, et quand les lettres ne peuvent que faire honneur à celui qui les a écrites; enfin, quand on n'y laisse rien qui puisse compromettre ou affliger personne, et c'est ici le cas. Il est dit aussi qu'en cas exceptionnel, on peut se trouver dans la nécessité de se défendre. Je vois que la loi, qui n'a rien voulu fixer absolument, est très sage et que les décisions sont dictées par le sentiment de la morale et de la délicatesse, selon les cas. Je ne craindrais donc pas, dès à présent, de publier ces lettres, si mes convenances personnelles m'y poussaient. On pourrait certainement me faire un procès; mais je serais certaine de le gagner. Il faudrait seulement pouvoir lancer brusquement la chose avant d'en être empêchée. La chose faite, avec la réserve, l'annonce même, dans une préface, que si, les héritiers de l'écrivain non nommé, reconnaissent le style et veulent voir les autographes, on leur abandonnera le profit avec empressement, je doute qu'ils pussent faire interdire la vente. Je crois que cela peut se faire par moi pendant ma vie, ou après, par disposition testamentaire. Si c'est pendant ma vie, je ne nommerai personne et le public n'en comprendra que mieux. Si c'est après ma mort, on pourra nommer.

Que vous semble de mon idée? Je consulterai M. Delangle et d'autres, et je vous dirai leur avis.

J'irai voir votre gamin avec plaisir.

A vous de coeur.

G. SAND.

CDXLIX

A SON ALTESSE LE PRINCE NAPOLÉON (JEROME), A PARIS

Nohant, 25 août 1859.

Chère Altesse impériale,

Je vous remercie de coeur: avec vous, on est obligé si vite et si bien, qu'on est deux fois plus touché et reconnaissant.

Oui, je devine tout ce que vous ne me dites pas, et j'ai souffert pour vous. Mais le temps éclaire toutes choses et justice se fera.

Pourtant, j'aurais été bien heureuse de vous voir et j'aurais besoin de causer avec vous pour reprendre espérance et courage à propos de cette pauvre Italie. J'ai une peur affreuse des conférences diplomatiques et de ces fameuses puissances, qui se croient le droit de trancher des questions de vie et de mort pour un peuple qu'elles regardaient tranquillement mourir et qu'elles n'ont rien fait pour aider à renaître,—tout au contraire!

Vous avez une consolation: c'est que votre mission en Toscane a porté de bons fruits; l'admirable unité des voeux, exprimés si noblement et si habilement aussi, à reçu de vous, j'en suis sûre, une bonne impulsion et de sages conseils. Nous vous sommes peut-être redevables aussi du bienfait de l'amnistie.

Bien qu'on affecte peut-être de ne pas vous écouter, je crois que ce que vous savez dire en de certains moments laisse des traces.

S'il en est ainsi, votre rôle est le plus beau de tous, puisque vous faites le bien sans gloriole et sans intérêt personnel.

Merci pour ce que vous me dites du préfet de Châteauroux, et merci surtout de la bonne amitié que vous voulez bien me conserver. Comptez sur un coeur très fidèle.

GEORGE SAND.

CDL

A M. ALEXANDRE DUMAS FILS, A PARIS

Nohant, 7 décembre 1859.

Eh bien, j'ai un joli fils, qui vient d'avoir encore un magnifique succès et qui ne m'a pas écrit un petit mot, comme autrefois, pour me le dire! Ce jeune favori de la Gloire sait que qui dit représentation, dit triomphe, quand il s'agit de lui.

Aussi n'était-ce pas de l'inquiétude, c'était de l'impatience que j'avais de tenir mon petit mot de souvenir. Je l'attendais en me disant: «C'est l'occasion, le jour et l'heure!» Mais monsieur a oublié sa vieille amie. Fi, le vilain enfant! moi, je n'oublie pas de lui dire que je suis heureuse quand même, que je l'embrasse et que je compte au moins sur le premier exemplaire qui sortira du magasin.

G. SAND.

Maurice vient aussi d'avoir son petit succès avec un gros bouquin de costumes et de recherches[1] que les éditeurs ne suffisent pas à fournir. On vous envoie d'ici des bravos et des poignées de main en attendant qu'on vous les porte.

[1] Masques et Bouffons.

CDLI

A M. CHARLES-EDMOND, A PARIS

Nohant, 18 décembre 1859.

Cher ami,

Ce changement de titre me contrarie: je n'aime pas à céder sans savoir pourquoi. Mais c'est accompli, n'en parlons plus. Ce à quoi je ne puis céder, c'est à laisser couper mes feuilletons en deux. Pour cela, non, non, non! Dites-le, et avertissez que, si on ne se conforme pas aux conventions que vous avez faites avec moi, j'aime mieux que l'on me rende toute parole et le manuscrit. Je ne tiens pas à écrire dans les journaux, bien au contraire! Les feuilletons conviennent mal à ma manière et m'ôtent la moitié du succès que j'ai dans les revues et en volume. Il n'y a pas assez d'accidents et de surprises dans mes romans pour que le lecteur s'amuse au déchiquetage de l'attente. Ce roman-ci, particulièrement, a besoin d'être lu par chapitres comme ils sont chiffrés et coupés, pas autrement.

Donc, maintenez votre autorité et mon droit, ou bien ne commencez pas. La Revue des Deux Mondes est toute prête à me prendre l'ouvrage aux mêmes conditions, et cela ne me portera aucun préjudice. Ayez la conscience en paix sur ce point.

A vous de coeur.

G. SAND.

CDLII

A M. DESPLANCHES

Nohant, 26 décembre 1859.

Oui, monsieur, j'aurai du courage. Je sais qu'il le faut; je ne m'étais pas jetée dans la lutte par amour de la lutte, je ne la prévoyais même pas. J'étais jeune et je me sentais artiste. J'ai vieilli en luttant, toujours étonnée de la haine des autres, mais sentant chaque jour davantage que, quand on croit, on ne peut plus reculer. Je le voudrais en vain: la vérité est bien plus forte que moi, et même je suis naturellement faible; mais je l'aime tant, la vérité, qu'elle me pousse et me porte, et que tout ce qui n'est pas elle m'est à peu près indifférent.

Merci pour votre lettre. Elle est d'un grand coeur et d'un noble esprit. Croyez-vous que de tels encouragements ne pèsent pas cent fois plus dans ma vie que les injures des cagots? Merci encore, et à vous de coeur.

G. SAND.

CDLIII

A M. CHARLES DUVERNET, A NEVERS

Nohant, 7 janvier 1860.

Mon vieux ami,

Je te remercie d'avoir pensé à moi au nouvel an, et je t'envoie tous mes voeux et toutes nos tendresses. Nohant félicite Nevers des grâces, talents et vertus de monsieur ton petit-fils. C'est une grande consolation que ce petit être apporte, en venant au monde, à travers tant de peines qui vous ont frappé et que sa présence a le don d'alléger sans qu'il s'en doute, lui qui n'a eu que celle de naître pour faire des heureux. Dis à ma petite Berthe combien je me réjouis pour elle, et que je lui promets d'admirer avec enthousiasme jusqu'au moindre pet de son cher trésor! Je vois aussi Eugénie en extase et Cyprien en idiotisme comme tu me les dépeins. J'attends la belle saison avec impatience pour me joindre à ce concert d'adorations.

Quels temps nous avons eus! froid de Sibérie, neige, chaleur de mai, déluge, tempêtes à décorner les boeufs, éclairs et tonnerre, tout cela dans un mois, c'est à croire le bon Dieu fou. Et, dans le monde politique, il se fait aussi trente-six sortes de temps. Voilà notre drôle de corps d'empereur qui abandonne son petit pape mignon, qui serre l'Angleterre contre son coeur, et qui, après avoir convoqué l'Europe à déjeuner, lui fait entendre que la marmite est renversée et qu'elle peut rester chez elle. Tout cela ne me frappe pas d'admiration, bien que je m'en réjouisse; mais il me semble que ce sont des solutions arrachées par le caprice, et qu'il y a, dans tout cet imprévu, trop de bizarrerie. Si c'est de la finasserie, ça ne vaut pas mieux. Du courage et de la franchise dès le commencement des querelles eussent peut-être évité la guerre. Un gouvernement qui a des principes et qui n'en change pas toutes les semaines n'a pas besoin de tant de sang et d'argent pour se faire respecter. C'est une politique de surprises qui fait le prestige de ce règne. C'est drôle, mais ça n'est pas si fort que ça en a l'air.

Au milieu de tout ça, je crains pour lui le poignard des jésuites, et je désirerais pourtant qu'il y eût de leur part une tentative (avortée) qui lui fît ouvrir les yeux tout à fait sur cette bonne petite Eglise, qu'il a tant cajolée et qui l'a toujours payé de sa haine.

Donne-moi quelquefois de vos nouvelles à tous, mon cher vieux.

J'ai fini ton roman dans l'Europe artiste, et je l'ai trouvé très amélioré comme style, et intéressant.

Nous nous portons tous bien et nous vous envoyons à tous mille bonnes et fidèles amitiés.

G. SAND.

CDLIV

A MAURICE SAND, A PARIS

Nohant, 8 février 1860.

Je sais enfin la légende de l'homme sans tête de Launières et autres lieux. Elle est très jolie. C'est dommage que nous ne l'ayons pas eue, à l'article du cornemuseux de tes légendes. Au reste, le fantastique n'est pas encore mort chez nous. Les hobbolds sont déchaînés. Ils sont à Launières: ils emmènent les charrues qui sont dans les cours et vont labourer, la nuit! Le diable est à Lalleu, dans la maison d'une femme qui ne peut pas mettre de beurre dans sa soupe, sans que quelque chose de rouge s'élance du coin de son foyer pour cracher dans ladite soupe! On a fait venir le curé pour exorciser. C'est, à coup sûr, une bête de femme, qui s'est brouillée avec son hobbold ou son korigan et qui va le mettre en fuite; malheur à elle!

Récit de la Tournite [1] sur le château de Briantes.

«Quand j'étais petite drôlesse, ma mère me racontait qu'il y avait eu, dans les temps, un homme de Crevant, appelé Rendy, qui était fermier au château de Briantes, et qui voulut tenter le diable en mangeant des oeufs.

—Qu'est-ce que c'est que tenter le diable en mangeant des oeufs?

J'en sa rin; l'histoire dit comme ça. Il s'en allit tout seul dans une grande chambre du châtiau, et il se mit de manger ses oeufs. Quand ça fut au huitième, v'la le diable qui entre, habillé en bourgeois, en monsieur tout à noir, avec un livre dans sa main qu'il pose tout ouvert sur la table et s'en va. Rendy voit bien le livre, mais il ne veut pas le regarder.

—Sois tranquille, qu'il dit, ton sacré livre, j'y lirai pas!

Et le v'la de manger le neuvième oeuf.

Alors monsieur le diable revenit tout en colère; il dit:

—Tu y liras!

Il le prend par le chagnon du cou[2] et Rendy a lu ce qu'il y avait; mais jamais il a voulu dire quoi que c'était, et le v'la qu'est tombé tout apiami[3], qu'on l'a cru mort. Le monde sont venu, ils l'ont fait revenir; mais il a dit:

—Jamais je ne mangerai le dixième oeuf!

Tout en haut du château de Briantes, dit encore la Tournite, dans la carcasse du grenier, y a-t-un trou qu'on n'en connaît pas le fond; on y a mis des perches les unes au bout des autres, on n'a jamais pu y aboter[4]. (C'est l'oubliette; je crois l'avoir vue.)

Bien souvent on entendait la nuit, dans cet endroit-là, des voix, des beurmées[5], des alas! mon Dieu! tantôt comme de bestiaux, tantôt comme du monde, et le monde du domaine aviont si peur, qu'ils avont jamais voulu y monter.

L'opinion de la Tournite est que les bêtes reviennent. Une nuit, elle a entendu une ouaille qui gémait[6] sa porte. Elle s'est levée pour voir, elle n'a rien vu. «Vas putôt recouchée, ça gémait encore.» Elle connaissait bien que c'était une ouaille; mais elle n'a pas voulu y retourner, parce que ça pouvait être une bête morte.

Il y a encore une ouaille noire qui revient à la carrière de Camus, de tout temps. Le père Bontemps l'a ramenée une nuit jusque chez lui et l'a mise dans son écurie. «Ah oua! a n'y était pus le lendemain.» (Récit de Gabriel. La Tournite affirme la vérité du fait.)

La Tournite, étant toute petite, à Briantes (c'est son endroit), a entendu une nuit rebâter[7] au-dessus de la chambre où elle était toute seule avec sa mère. Sa mère l'y a f… une bonne giffle en lui disant:

—Taise-te! ça revient.

Quand une parsonne est morte dans une maison, s'il y a des abeilles et qu'on ne mette pas vitement une peille[8] noire aux ruches, toutes les abeilles meurent dans l'année. (Tournite.)

Quant à la coutume de jeter toute l'eau qui est dans la chambre du mort, elle existe toujours, mais je n'en peux pas savoir la cause.

Autre récit de la Tournite sur le château de Briantes, qui était des plus hantés.

«Y avait, dans les temps, un jardinier qui voulait allumer du feu dans une chambre d'en bas. Jamais il a pu. Toutes les chaises se mettaient à sauter et à lui tomber sur le dos et à le battre jusqu'à ce qu'il s'en-aille. Il y a essayé plus de cent fois, jamais il a pu! C'était la chambre enragée, oui!»

Dans tout cela, il y aurait des sujets pour l'illustration. Si tu en fais, renvoie-moi cette note après, pour que je fasse l'article. Hippolyte Beaucheron, le froid et grave cousin de Papet, a couché dans la tour où la dame blanche revient la nuit de Noël. On a tiré brusquement les rideaux de son lit sans qu'il vît personne! Il n'a jamais voulu y recoucher.

[1] Vieille Berrichonne, ancienne cuisinière de Nohant. [2] Par la nuque. [3] Près de rendre l'âme. [4] Y arriver. [5] Des beuglements. [6] Gémissait. [7] Faire du bruit. [8] Un chiffon.

CDLV

A M. CHARLES-EDMOND, A PARIS

Nohant, 11 février 1860.

Cher ami,

Il y a bien des jours que je veux vous répondre pour vous dire d'abord que je suis contente que vous soyez reçu aux Français, puisque c'était votre désir; et puis que je vous remercie de toutes les choses bonnes et aimables que vous me disiez à propos de Constance Verrier. Et puis aussi, je voulais vous demander de faire reproduire dans la Presse une page de Victor Hugo qui me venge bien noblement de certaines insultes, archicalomnieuses, Dieu merci! mais le temps m'a manqué soir et matin, pour vous faire remerciement de cet appel à votre amitié. Voilà que je trouve cette page insérée tout au long dans la Presse, et je pense que c'est à vous que je le dois. Merci donc encore, et de tout coeur.

Maurice m'écrit qu'il vous a vu et que vous allez bien. Moi, je pioche toujours avec une passion tranquille, moitié habitude, moitié besoin d'esprit. Je me demandais l'autre nuit, en m'endormant, pourquoi nous aimions tant à produire, nous autres gens du métier, et j'ai trouvé une réponse ingénieuse, pour quelqu'un qui dormait déjà aux trois quarts: C'est que, dans la vie que nous menons, rien ne s'arrange comme nous l'avons souhaité ou prévu, et que, dans les histoires que nous inventons, nous sommes maîtres des destinées de nos personnages. Nous faisons avec eux le métier de Dieu, ce qui est très amusant, bien que ce ne soit qu'un règne dans le monde des rêves.

Sur ce, bonsoir et encore merci, et à vous de tout coeur.

G. SAND.

CDLVI

A MADEMOISELLE LEROYER DE CHANTEPIE, A ANGERS

Nohant, 12 février 1860.

Chère mademoiselle,

Je voudrais me mettre à votre point de vue, et trouver, dans votre croyance, une ancre de salut à vous indiquer. Mais je ne crois pas à l'institution catholique, et toute forme arrêtée dans la pratique du culte me semble un obstacle entre Dieu et l'âme qui se connaît. Vous-même, vous vous révoltez contre l'efficacité du prêtre, puisque vous n'en trouvez aucun qui vous console et vous rassure.

Vous vous faites de Dieu une idée trop étroite et vous ne voyez en lui qu'un juge façonné à l'image de l'homme. Cela m'étonne de la part d'un grand coeur et d'un grand esprit comme vous. Il faut que votre cerveau soit malade; et, je vous l'ai dit souvent, vous devriez changer momentanément de milieu, voyager un peu, aller à Paris, secouer enfin cette mélancolie noire qui vous ronge et qui n'a rien d'agréable à la Divinité, rien d'utile à vos semblables.

Si c'est une vertu que de se tourmenter ainsi, ou du moins si c'est la preuve d'une grande modestie de l'âme et d'un grand élan vers le Ciel, vous avez assez souffert, vous vous êtes assez déchiré et mortifié le coeur, pour être bien sûre, à présent, que tout est expié et que vous ètes complètement purifiée de vos prétendues fautes, auxquelles je ne crois pas du tout.

Relevez-vous donc de cet abattement; car, fussiez-vous réellement très criminelle, Dieu, source de toute bonté, ne veut pas qu'on doute de lui, ni qu'on s'occupe tant de soi-même, lorsque la vie n'est pas trop longue pour l'aimer et lui rendre grâce. Il serait plus religieux de contempler l'idée de sa perfection que d'examiner notre propre faiblesse avec tant de crainte et de sollicitude.

Croyez-moi toujours bien reconnaissante de votre affection et bien affligée de vos peines.

GEORGE SAND.

CDLVII

A MAURICE SAND, A GUILLERY

Nohant, 16 mai 1860.

Peut-être es-tu a Paris, ou en train d'y revenir. Tu y trouveras mes lettres, et celles de ce soir te signalent l'heureuse arrivée de toutes tes bêtes.

J'ai d'abord donné les plantes au jardinier, avec les instructions écrites et verbales. L'euphorbe n'est presque pas flétrie, et, au bout du compte, ton emballage à la Robinson dans son île était très bien fait.

La salamandre est très vivante. On voudrait en faire un bracelet, tant elle est belle! par exemple, nous ne savons pas trop quoi lui donner à manger. L'orthoptère dégingandée était d'une telle pétulance (elle s'était ennuyée en voyage), que nous n'en savions que faire. Enfin, on l'a installée dans un bocal avec de la mousse, de l'herbe et des mouches, et elle a déjeuné d'un grand appétit en leur suçant le derrière jusqu'à la ceinture; après quoi, elle s'est curé les dents avec beaucoup de soin, a nettoyé ses mains et s'est endormie à la renverse, sur un écart impossible: les mains repliées sur le ventre ou sur le brin de chaume qui lui en tient lieu, retroussant sa queue de poule d'une façon triomphante. C'est bien la plus étrange créature qu'on puisse voir, et je n'ai fait que regarder ses poses et sa chasse aux mouches.

J'ai ensuite examiné les cailloux, qui ne manquent pas d'intérêt. Les huîtres fossiles sont d'un bon numéro. Elles ne s'étaugeaient[1] pas la coquille dans ce temps-là. Les pierres à bâtir sont des travertins. J'ai passé deux heures à étiqueter avec soin et, demain, je rangerai dans une case particulière.

J'attends avec impatience la nouvelle de ton arrivée à Paris.

Ludre ne m'a envoyé aucun renseignement; donc, je ne pense pas qu'il faille compter les attendre à Paris, et tu les attendras d'ailleurs moins chèrement et plus commodément ici. Le temps est si beau, le jardin et la campagne sont si charmants, que je regrette les jours que tu en perds. C'est un mois de mai des dieux, chaud, moite; du soleil, et, de temps en temps, la nuit; puis, le matin, de belles ondées qui font tout pousser et tout fleurir. Pas d'orages ici, bien qu'il y en ait eu de terribles ailleurs.

Aussi je n'ai pas eu le courage de me remettre au roman à corriger. Je vis dans la nature, étude et contemplation, sans pouvoir m'en arracher. Viens donc le plus tôt possible; car la floraison est à présent en avance.

Je te bige mille fois, et j'aspire à savoir que tu as fait bonne route.

[1] Elles ne s'en privaient pas.

CDLVIII

A M. CHARLES-EDMOND, A PARIS

Nohant; 26 mai 1860.

Cher ami,

Je vous remercie de la promesse que vous voulez bien me faire et qui endort provisoirement les soucis de mon pauvre ami aveugle[1]. Tâchez de songer à lui et permettez-moi de vous le rappeler quand ce sera possible. Croyez donc bien que, de mon côté, je ferai tout mon possible pour récompenser votre vertu, et même votre sournoiserie, qui me paraît une amabilité de plus.

J'espère que Maurice va bientôt venir me raconter vos découvertes chimico-culinaires, et que, plus tard, vous me raconterez que vous avez tiré, de votre fournaise du Théâtre-Français, un fort bon mets pour le public. Calmez les impatiences inévitables du métier d'auteur assistant aux répétitions. Cela est terrible, je le sais, surtout à ce théâtre, où chacun en prend à son aise; mais, en somme, dites-vous que vous êtes dans l'âge où ces agitations font vivre.

Moi, je suis dans celui où l'on prise davantage la tranquillité; mais je ne vous souhaite pas d'avoir la philosophie trop précoce. Les paysans d'ici disent: «On a bien le temps d'être vieux!»

Bonsoir et merci, et tout à vous de coeur.

G. SAND.

[1] Charles Duvernet.

CDLIX

A SON ALTESSE LE PRINCE NAPOLÉON. (JEROME), A PARIS

Nohant, 27 juin 1860.

Monseigneur et cher prince,

Je suis bien vivement affectée du coup qui vous frappe. Quelque prévu qu'il fût,—car vous me l'aviez comme annoncé, la dernière fois que je vous ai vu,—je comprends que votre douleur doit être grande, sachant combien vous aimiez cet excellent père. C'était aussi un digne homme, brave, loyal et d'une âme généreuse.

Vous devez à son souvenir d'être encore lui, c'est-à-dire de résister au chagrin, aux découragements qui s'emparent du coeur dans ces terribles séparations, et de tenir bien haut toujours le drapeau de la vie, il est lourd, j'en conviens, et la main des plus forts s'engourdit souvent à le porter! Mais vous avez, pour ne pas faiblir, entre mille autres dons de Dieu, le souvenir de ce père si jaloux de votre bonheur. Vivre bien et noblement est une dette que vous avez contractée envers lui et que vous saurez acquitter en restant vous-même, dans le chagrin comme dans le calme.

Croyez que vos amis, vous sachant affligé si profondément, vous aiment davantage. Mon fils se joint à moi pour vous le dire du fond du coeur.

G. SAND.

CDLX

A M. JULES BOUCOIRAN, RÉDACTEUR EN CHEF DU COURRIER DU GARD, A NÎMES

Nohant, 31 juillet 1860.

Cher vieux,

C'est une joie toujours, ici, de recevoir de vos nouvelles. Tout le monde va bien. Je me porte infiniment mieux depuis que je suis vieille et je réponds vite à votre demande.

Non, les ouvrages des vivants ne tombent jamais dans le domaine public, et les héritiers en ont la propriété vingt ou trente ans encore après eux. Mais tous mes ouvrages sont vendus aussitôt que faits, pour un temps donné; car on ne gagne pas ses frais à éditer soi-même. La Société des gens de lettres, dont je fais toujours partie, n'a le droit de traiter que pour de très courts écrits. Au delà de cent mille lettres, elle est liée et même je crois que ce chiffre a été réduit.

Vous voyez que ni elle ni moi ne pouvons vous autoriser. Je vais écrire aux éditeurs dont les ouvrages que vous désirez reproduire sont la propriété temporaire, afin de savoir s'ils autoriseraient la reproduction. Je doute qu'ils soient, gentils à ce point. Mais peut-être, s'ils demandaient un prix minime pour vous accorder ce droit, verriez-vous de l'avantage à en passer par là. Il est évident que, si ces reproductions donnent une valeur au journal, c'est parce qu'elles ne sont pas autorisées par leur non-valeur commerciale.

Maurice vous embrasse de tout son coeur et vous aime toujours. Il compte bien vous envoyer son livre de Masques et Bouffons aussitôt qu'il pourra en avoir quelques exemplaires. C'est un ouvrage cher, à cause des images, et son éditeur, pressé de vendre, le sert le dernier. Je n'espère pas que vous réussissiez à le marier (Maurice, pas son éditeur), si vous lui cherchez femme parmi les dévots et les légitimistes. Je préférerais de beaucoup une famille protestante. Voyez pourtant ce qu'on vous dira et faites-m'en part. Je désire bien qu'il se décide et qu'il devienne père de famille. Si vous lui trouviez une charmante personne, ayant des goûts sérieux, une figure agréable, de l'intelligence, une famille honnête, qui ne prétendrait pas enchaîner le jeune couple à ses idées et à ses habitudes autrement que par l'affection, nous rabattrions bien des prétentions d'argent.

Bonsoir, mon vieux enfant. Je vous écrirai dès que j'aurai une réponse des éditeurs.

A vous de coeur.

GEORGE SAND.

Quand vous verra-t-on?

CDLXI

A MADAME PAULINE VILLOT, A PARIS

Nohant, novembre 1860.

Chère cousine,

Je vous revois, dans mon souvenir, à travers un nuage; mais je n'ai pas oublié que je vous ai vue un instant. Je n'avais pourtant pas ma tête; car ce n'est que le lendemain ou le surlendemain que je me suis retrouvée à Nohant. Jusque-là, j'étais dans une ruine, je ne sais où. Vous m'avez certainement porté bonheur, et votre présence, vos souhaits, votre coeur vivant et aimant, celui de mon Lucien[1], qui a été si affectueux pour moi, qui a tant pleuré pour moi, à ce qu'on m'a dit, tout cela s'est joint aux excellents soins de mon pauvre Maurice, et de mon adorable petit vieux docteur Vergne.

Vous m'avez donc tous ramenée à la vie. J'ai senti, sur mon lit d'agonie, que vous ne vouliez pas que je mourusse, et j'ai secoué la torpeur finale.

Ainsi, au lieu de vous dire que je suis fâchée du triste voyage que je vous ai fait faire, je vous en remercie; car je suis sûre que ma destinée a voulu que vous vinssiez aider à me sauver.

Je suis encore faible pour écrire; mais je veux vous dire que la force m'est revenue pour vous aimer et vous embrasser de tout mon coeur, ainsi que le cher cousin, et vos enfants, tous vos enfants, y compris Raoul, que je me figure connaître, quoique je sache bien ne pas l'avoir vu.

Maurice vous embrasse de toute son âme.

Au revoir, chère belle cousine, à Paris et à Nohant.

G. SAND.

[1] Lucien Villot, fils de madame Villot.

CDLXII

A SON ALTESSE LE PRINCE NAPOLEON (JEROME), A PARIS

Nohant, 9 décembre 1860.

Chère Altesse impériale,

Voici l'exemplaire de l'ouvrage de mon fils que vous avez bien voulu vous charger de faire agréer al re galantuomo. Si Maurice ne vous le porte pas lui-même, c'est qu'il me soigne encore un peu. Je vous envoie aussi la lettre qu'il a écrite à ce héros, dont il est justement épris.—Le maudit héros! il m'a pourtant forcée, moi, d'abjurer l'idée républicaine italique! Devant tant de patriotisme, de bravoure, de loyauté et de simplicité (caractère de la vraie grandeur), les théories ont tort, le coeur est pris; et c'est le coeur qui gouverne le monde on a beau dire que les hommes ne valent rien, c'est le sentiment qui fait les vrais miracles de l'histoire.

Mon fils avait écrit cette lettre et me l'avait remise il y a déjà longtemps; mais le relieur a tardé à finir la reliure, et, alors, vous avez été frappé d'un malheur que j'ai vivement ressenti pour vous et avec vous. Je n'ai pas voulu vous importuner de cet envoi. Et puis est venue ma maladie et l'imbécillité de la convalescence. D'ailleurs, Victor-Emmanuel avait bien d'autres chats à fouetter, que d'ouvrir un livre d'art pur et simple. Mais ce livre est un hommage rendu au génie italien, et, parmi les plus humbles droits, il a celui d'être mis aux pieds du libérateur de l'Italie. Un mot de vous expliquera et excusera cette hardiesse. Je n'ai pas changé la date de la lettre de Maurice, date qui témoigne d'un empressement non secondé jusqu'ici par les circonstances.

Quoique guérie, je n'ai pas la permission du médecin pour aller à Paris, où je ne manque jamais de prendre la grippe, et je dois passer lévrier et mars dans le Midi; je rêve les cistes et les bruyères en fleurs du Piémont ou des frontières françaises; car ma passion du moment, c'est la botanique. Si vous allez par là, courir après cette solitude qui fuit les princes, vous êtes bien sûr de me rencontrer dans le coin le plus champêtre et le plus retiré, vous aimant toujours d'un coeur sincère et dévoué tendrement.

GEORGE SAND.

CDLXIII

A M. ALEXANDRE DUMAS FILS, A PARIS

Nohant, 11 décembre 1860.

Cher enfant,

Je veux vous demander quelle préparation de fer on vous administre. Le fer est très à la mode et c'est bien vu. Mais les médecins ne sont pas tous chimistes, et, en prescrivant le fer très à propos, ils ne savent pas toujours, même les plus habiles en tant que médecins, sous quelle forme il s'assimile avantageusement et réellement à notre économie, et sous quelles autres, formes il charge l'estomac, s'y transforme en encre et ne s'assimile en aucune façon. J'ai un vieux ami, médecin et chimiste, qui a l'emploi du fer et de diverses préparations à l'état d'idée fixe, et qui a essayé et travaillé ce médicament durant des années. J'ai fait avec lui des expériences nombreuses et je sais qu'il a raison de dire qu'une seule des préparations est toujours assimilable et jamais nuisible. Pour abréger, voyez si vos recettes portent:—Tartr. fer. Potass. crist. en paillettes.—Si oui, dormez tranquille et comptez que le fer vous guérira;—si non, n'en abusez pas et même n'en usez pas. Je sais bien que vous devez avoir les princes de la science, comme on dit, dans votre manche. Mais peut-être les princes n'ont-ils pas le loisir d'analyser minutieusement ces détails. Et, au bout du compte, tout en vous soignant bien, ne vous soignez pas trop; le grand remède sera une vie modérée en toute chose, pendant quelque temps; beaucoup d'air pur et de campagne, et l'oubli du moi le plus souvent possible.

Notre grand mal à nous autres, c'est l'excitation; mais il y a aussi grand mal à vouloir la supprimer tout à fait; car nous ne sommes point bâtis comme les oisifs ouïes positivistes, et l'absence totale d'émotions, de travail, de fatigue même, nous jette dans l'atonie, qui est le plus grand ennemi de notre organisation.

On fait bien de nous retenir de temps en temps; mais les médecins et les amis qui nous enchaînent à la médication et au calme absolu nous tuent tout aussi bien que les chevaux qui nous emportent.

Moi, j'ai le roi des médecins, un homme sans nom, mais qui sait ce que c'est qu'une personne et une autre personne. Le lendemain du jour où j'étais au plus mal, il m'a fait manger, j'avais faim. Le surlendemain, il m'a permis de prendre du café, j'en ai l'habitude, et a consenti à me laisser sortir du lit, dont j'ai horreur. Il m'a laissée causer, rire et m'efforcer de secouer le mal. Il savait, il sait, je sais et je sens aussi, depuis que j'existe, que, quand je pense à la maladie, je suis malade. J'ai eu autrefois de forts accès d'hypocondrie tout à fait contraires à ma nature, et c'était la faute des amis et des médecins, qui m'ont gratifiée dix fois de maladies que je n'avais pas. Prenez garde à cela. Vous me dites que vous êtes découragé et atteint. Ne le dites qu'à moi, tant d'autres se réjouiraient, et ne laissez pas dire que vous êtes malade sérieusement. Songez à tous ces jaloux que se frotteraient les mains; les jaloux, c'est tout le monde. Ce ne sont pas seulement les rivaux de métier, ce sont tous les paresseux, tous les incapables, qui souffrent de voir une existence brillante et triomphante. C'est le public tout entier, qui est ingrat et qui aime à voir hésiter et souffrir ceux qu'il encensait hier et qu'il encensera demain si le patient résiste. Vous avez souffert par le théâtre dans ces derniers temps. Trop de tracasseries, d'incertitudes, d'impatiences, et mille choses que je devine, sachant quel est le milieu et comment s'y forgent les immenses contrariétés. Vous devez vous en affecter plus que moi et plus que tout autre, parce que, après les plus grands succès obtenus dans ce temps-ci, vous aviez le droit d'imposer votre pensée, votre forme, toutes les exigences légitimes, toutes les hardiesses, toute la souveraine liberté de votre talent.

Vous avez trouvé l'obstacle aussitôt que les billets de banque ont un peu diminué dans la caisse du théâtre, et vous voilà heurté à l'écueil du siècle: l'argent. Votre talent a grandi; mais, si les recettes ont baissé, la foi abandonne le directeur, et tous les intermédiaires dont vous avez besoin pour révéler votre génie au public. Le public lui-même s'étonne que vous grandissiez en maturité dans la science de la vie. Il est routinier et les rapides progrès l'étourdissent. Il y résiste et les combat tant qu'il peut. Pour peu qu'on le craigne, qu'on le ménage, il croit être fort; mais, au fond, il est bon enfant et il vous reviendra, aussi assidu et aussi passionné qu'auparavant si vous ne pliez pas. Guérissez-vous, distrayez-vous surtout, oubliez un peu ces luttes pénibles et, si vous laissez dire que vous êtes malade et découragé, que ce soit pour jeter votre béquille un beau matin et lui montrer que vous êtes plus fort que jamais.

Voilà, cher fils, ce que, depuis quelques jours, je voulais vous dire; mais je n'étais pas encore assez forte pour écrire plus d'une ou deux pages. Venez me voir quand il fera moins mauvais et quand vous ne serez plus si tenu par le traitement. Je compte aller dans le Midi en février. Vous devriez en faire autant. Voyons, voyons, il faut retrouver cette grande énergie physique et intellectuelle qui vous a inspiré de si belles choses.

Songez que vous avez été l'enfant gâté de la destinée et que vous l'êtes encore; car vos moindres succès seraient des succès de premier ordre pour les autres.

Si vous vous sentez bas et affaibli, dites-vous que c'est peut-être un bien; car, dans les bonnes organisations, ce sont des crises qui présagent un renouveau superbe. Patientez, traînez-vous en souriant, et répétez-vous sans cesse: Ça passera!

Quand vous en serez bien convaincu, ce sera déjà aux trois quarts passé.

Je vous embrasse tendrement.

G. SAND.

CDLXIV

M CHARLES PONCY, A TOULON

Nohant, 20 décembre 1860.

Cher enfant,

Je vous remercie de vos bons renseignements. Pour le moment, je n'ai aucun parti à prendre; le temps est trop froid pour que je parte. D'ailleurs, ce n'est qu'au mois de février que mes travaux me le permettront.

Et puis vous avez le déluge en ce moment dans le Midi, et nous sommes encore mieux dans noire nid bien chaud que sur les chemins. Je crois pourtant que des circonstances particulières, en dehors des convenances de localité, nous pousseront vers Monaco ou Menton. Mais rien n'est décidé et nous vous verrons au moins quelques jours à Toulon.

Ce qui est décidé, grâce à votre réponse sur les dépenses modérées à faire dans ces régions, c'est que nous pourrons y aller, que nous irons et que nous nous verrons enfin.

Je me porte bien, tout à fait bien, à la condition de me tenir chaudement et tranquille pendant quelques semaines encore. Je reprends mon griffonnage et je suis dans une disposition très douce et très calme. On a été si bon autour de moi durant ma maladie, que je serais bien ingrate de ne pas me trouver bien d'être encore de ce monde.

On vous embrasse ici et on se réjouit de l'espoir de vous embrasser pour de vrai bientôt. Mes tendresses à votre chère famille et à vous toujours.

G. SAND.

CDLXV

A M. ERNEST PÉRIGOIS, A NICE

Nohant, 25 décembre 1860.

Mon cher enfant,

J'ai su vos cruelles mésaventures; mais, en somme, nous rendons tous grâce à Dieu de ce que vous en avez été quittes pour la peur, et nous aussi, effrayés rétrospectivement pour vous autres! Vous me trouverez optimiste de dire: quittes pour la peur, puisque vous avez eu contusions et blessures, surtout la pauvre bonne. Mais, quand on ne se casse ni bras ni jambe en pareille affaire, on est encore heureux. Rassurez donc Angèle en lui disant combien les accidents de voyage sont rares, puisque tel touriste n'en a rencontré aucun dans toute sa vie; celui qui vous a accroché est une garantie pour l'avenir.

Et puis qu'est-ce que le danger des voyages? Le danger n'est-il pas partout et à toute heure? n'ai-je pas été prise de maladie terrible pour une promenade au clair de lune, par un temps superbe, dans mon jardin? Du jour au lendemain, étranglée au milieu du bien-être; du calme, de la gaieté, de la santé parfaite, j'étais à la mort. Est-ce à dire que je n'irai plus dans mon jardin et que je ne regarderai plus la lune? Disons-nous bien que nous tenons à un fil, et, cela dit, n'y songeons plus, ou nous ne vivrons pas, par crainte de mourir. Je sais bien qu'Angèle a peur pour vous et pour son enfant plus que pour elle-même; mais ne la laissez pas devenir superstitieuse en croyant vous-même à des guignons et à des pressentiments. Le danger perpétuel et sous toutes les formes étant le milieu auquel nous ne pouvons échapper, il y a aussi un miracle perpétuel bien plus remarquable et envers lequel nous sommes affreusement ingrats, et, ce miracle, c'est que nous y échappons souvent. Si j'étais auprès d'elle, je suis sûre que je lui ferais oublier ces terreurs, qui sont une maladie de l'imagination.

Malgré vos infortunes, je vous envie d'être là-bas, sous un beau ciel et dans un pays accidenté. Vous ne me dites rien de votre santé; j'en augure qu'elle est déjà meilleure et je me réjouis de ce que vous ne soyez point à Rome dans cette saison. C'est un endroit malsain, où l'hiver est froid et long, où l'on ne trouve aucun bien-être; un pays à donner le spleen même aux escargots. Vous me teniez bien avec Nice; mais Hyères est plus près, plus chaud, dit-on, et, je crois, moins cher! Vous me faites frémir avec votre maison tout entière pour mille francs par mois: douze mille francs par an! Peste! je le crois bien! On me dit qu'à Hyères je dépenserai mille francs par mois pour quatre personnes, la nourriture, etc., tout compris, et que nous serons fort bien. Enfin, nous verrons. Je vous écrirai de là au mois de février et peut-être vous tenterai-je. Si vous ne venez pas nous rejoindre, nous irons toujours vous voir; car nous comptons visiter tout ce littoral.

Donnez-nous de vos nouvelles souvent, nous vous tiendrons au courant de notre côté.

J'embrasse la chère famille de tout coeur.

A bientôt.

G. SAND.

CDLXVI.

A MADEMOISELLE NANCY FLEURY, A PARIS

Nohant, 27 décembre 1860.

C'est moi, chère enfant, qui aurais voulu embrasser ta grand'mère avant son départ. Mais, le froid était trop vif et on ne me permet pas encore de m'y exposer aussi longtemps que le voyage, pourtant bien court, de Nohant à la Châtre. A mon retour du Midi, ce printemps, j'irai à Paris vous voir dans votre installation nouvelle, et j'espère trouver la bonne maman bien habituée et bien acclimatée.

Dis à tes parents de ne plus s'inquiéter du tout de moi. Je ne me souviens plus d'avoir été malade, et je crois n'avoir plus aucun besoin des précautions que l'on m'impose. Mais je m'y soumets pour ne pas mécontenter des gens qui m'ont si bien soignée et à qui j'ai causé tant d'inquiétude sans le savoir. Je vais donc encore passer un mois au coin du feu, et tu seras bien aimable de m'y donner de vos nouvelles.

Il me tarde de savoir que vous n'êtes pas mécontents de Paris et que la grand'mère a bien supporté le voyage. Embrasse-la bien pour moi, ma mignonne, ainsi que tes parents et Valentine; je les charge de te le rendre de ma part.

Ta marraine.

G. SAND.

CDLXVII

A M. ET MADAME ERNEST PÉRIGOIS, A NICE

Nohant, 20 janvier 1861.

Chers enfants,

Je ne suis pas encore en route, quoique toujours très décidée à partir, et je voudrais bien avoir de vos nouvelles. Je me flatte que le temps, moins dur, quel qu'il soit, que chez nous, vous aura été favorable à l'un et à l'autre; mais je serais pourtant bien contente de le savoir.

Quelques mécomptes que vous puissiez avoir sur le climat, sur le logement, sur les agréments du Midi, soyez sûrs que vous avez bien fait d'y aller. Nous avons ici six pouces de glace sur les eaux dormantes, et, depuis plus de vingt jours, un froid sec et dur qui rendrait les pierres malades. Maurice n'a pas eu le courage encore de sortir du nid pour aller affronter la température de Paris. J'aspire pour lui, autant que pour moi, maintenant, à trouver une veine de temps radouci qui nous permette de traverser le centre et le bas centre de la France sans geler en route. Notre but est toujours en suspens. Nous consacrerons quelques jours à tâter, à chercher, à interroger notre fantaisie, espérant trouver moins cher qu'à Nice; car les détails que vous me donnez dépassent de beaucoup mon budget.

Je n'ai rien à vous dire, du pays d'ici que vous ne sachiez mieux que moi, sans doute, par des correspondances. Nous vivons tous blottis dans nos cases, comme des marmottes faisant leur hibernation. Je relis le Cosmos en entier, et j'en fais encore plus de cas que la première fois. Lisez-vous la Mer, de Michelet? c'est très beau, avec les défauts que vous lui savez, incapable qu'il est de toucher à la femme sans lui relever les cottes par-dessus la tête; mais, dans cet ouvrage-ci, les qualités l'emportent. Dans le commencement, il y a un vaste et magnifique sentiment de la grandeur, de la couleur et de la vie.

Je voudrais bien vous donner quelque nouvelle du consul Crescens; mais je suis trop ignorante pour en avoir jamais entendu parler.

Vous avez envie de voir les splendeurs de la papauté? Vous verrez trois comparses mal costumés et une bande d'affreux Allemands prétendus Suisses, dont le déguisement tombe en loques et dont les pieds infectent Saint-Pierre de Rome. Pouah! Je ne donnerais pas deux sous pour revoir la pauvre mascarade. Mais les monuments, les Italiens, les tableaux, à la bonne heure! seulement il faut un an pour tout voir un peu sainement; car les premières semaines ne sont qu'un vertige et un casse-tête.

Écrivez quelques lignes, mes chers enfants! ceux d'ici se joignent à moi pour vous embrasser et vous aimer.

G. SAND.

CDLXVIII

A M. CHARLES DUVERNET, A LA CHÂTRE

Nohant, 14 février 1861.

Je te remercie, mon cher vieux. Tu es le plus aimable des amis, tu t'occupes de mon plaisir et de mon bien-être. Et puis tu me montes la tête avec cette villa, et les collections, et ces personnes si aimables et si intéressantes. J'ai envoyé ta lettre et tes renseignements à Maurice, qui est déjà là-bas s'occupant de mon logement. Je pense qu'il n'aura rien conclu encore.

Je pars demain, regrettant de ne pas vous embrasser tous au passage.
Mais il faut que je profite de la présence de mon géologue[1] à
Montluçon pour voir les forges et les mines. Cela rentre dans mon état
de romancier, sans en avoir l'air[2].

Mille tendresses et amitiés â toi et à tout le cher, monde.

G. SAND.

[1] M. Léon Brothier, ingénieur civil. [2] Elle préparait alors son roman de la Ville noire.

CDLXIX

A M. ET MADAME ERNEST PÉRIGOIS, A NICE

Tamaris, 20 février 1861.

Chers enfants,

Nous sommes arrivés et nous voilà même installés à une demi-heure (par mer) de Toulon, en deçà et non au delà, par conséquent loin d'Hyères, de Nice et de tout ce qui s'ensuit. Maurice, parti en fourrier, a trouvé Hyères fort prosaïque, plein de figures de malades ou d'Anglais, pas de chez soi, pas de solitude, rien aux alentours qui ne fût très cher ou très incommode. Enfin il s'est rabattu sur la rade de Toulon et il nous a trouvé, pour cinq cents francs (trois mois), les trois quarts d'une petite maison de campagne très bourgeoise, mais extrêmement propre, que le propriétaire, avoué à Toulon, n'habite pas en ce moment et ne loue jamais. C'est un homme charmant, qui est venu nous installer et qui est reparti ce matin. Nous sommes là depuis vingt-quatre heures, par un temps de chien, mais dans un site admirable, au bord de la grande mer, au pied des montagnes, et perchés nous-mêmes sur une colline couverte de pins superbes qui nous cachent entièrement, et qui encadrent les plus belles vues du monde. C'est une solitude absolue, pas de curieux: les mauvais chemins nous protègent contre les flâneurs, la vie est très bonne pourtant et très confortable, à cause du voisinage d'une petite ville qu'on appelle la Seyne. Nous avons pris, pour vingt-cinq francs par mois, une bonne cuisinière, brave fille; pour plus cher, un homme de confiance que nous connaissons, et nous voilà casés à merveille et très économiquement. Nous sommes, malgré le gâchis du quart d'heure, dans un climat superbe, à l'extrême pointe méridionale de la France, au milieu d'une flore tout africaine.

Si vous devez faire une nouvelle campagne d'hiver dans ce beau pays, nous vous adresserons à des amis qui vous aideront à trouver des conditions de ce genre. Mais j'avoue qu'il nous eût été impossible de les trouver nous-mêmes, sans le secours des dévoués de la localité; car ce n'est pas ici un endroit de mode et d'exploitation.

À présent, comment vous offrirai-je l'hospitalité? J'espérais que mon avoué-propriétaire laisserait à ma disposition le reste de la maison, qu'il n'habitera pas avant le mois de juin; mais il n'y a eu aucun moyen de l'y décider, parce qu'il veut pouvoir y venir. Voilà ce que c'est que d'avoir affaire à un homme qui ne spécule pas; cela a aussi son inconvénient. Mais, si vous revenez par ce côté-ci, nous irons vous chercher à Toulon, à l'hôtel de la Croix d'or, où l'on est très bien, ou à Hyères, que nous voulons aller voir dès qu'il fera beau. Vous viendrez passer une journée à notre ermitage et nous vous reconduirons par terre, si vous craignez un quart d'heure de houle un peu forte. Nos mauvais chemins n'offrent aucun danger; ils sont crottés, voilà tout; mais deux jours de mistral les auront balayés. Tâchez de réaliser mon espérance; ou, si vous prolongez votre séjour à Nice, c'est nous qui irons vous trouver. Donnez-nous toujours signe de vie, à l'adresse de Charles Poncy, à Toulon.

Mille tendresses de coeur à vous, et baisers à Angèle.

G. SAND.

CDLXX

A M. CHARLES DUVERNET, A NEVERS

Tamaris, 24 février 1861.

Golfe du Lazaret, à une demi-lieue de mer de Toulon. Au pied du fort
Napoléon.

C'est une colline couverte de pins-parasols, d'une beauté et d'une verdeur incomparables. Le golfe du Lazaret, séparé d'un côté de la grande mer par une plage sablonneuse, vient mourir tout doucement au bas de notre escalier rustique. Au delà de la plage, la vraie mer brise avec plus d'embarras et nous en avons, de nos lits, le magnifique spectacle. La tête sur l'oreiller, quand, au matin, on ouvre un oeil, on voit au loin le temps qu'il fait par la grosseur des lignes blanches que marquent les lames. A droite, le golfe s'ouvre sur la rade de Toulon, encadrée de ses hautes montagnes pelées, d'un gris rosé par le soleil couchant.

A droite, s'élève le cap Sicier, autre montagne très haute et d'une belle découpure, toute couverte de pins. Entre la grande mer et une partie de notre vue de face, s'étend une petite plaine bien cultivée, une sorte de jardin habité. Derrière nous, le fort Napoléon sur une colline boisée plus élevée que la nôtre et qui nous fait un premier paravent contre le nord. Au bas de ce fort, la grande rade de Toulon et d'autres immenses montagnes derrière, second paravent, que dépasse en troisième ligne la chaîne des Alpines du Dauphiné.

Tout cela est d'un pittoresque, d'un déchiré, d'un doux, d'un brusque, d'un suave, d'un vaste et d'un contrasté que ton imagination peut se représenter avec ses plus heureuses couleurs. On dit que c'est plus beau que le fameux Bosphore, et je le crois de confiance; car je n'avais rien rêvé de pareil, et notre pauvre France, que l'on quitte toujours pour chercher mieux, est peut-être ce qu'il y a de mieux.

Nous sommes au milieu des amandiers en fleurs, la bourrache est dans son plus beau bleu, le thlaspi des champs blanchit toutes les haies. Ce sont à peu près les seules plantes de nos climats que j'aie encore aperçues; le reste est africain ou méridional extrême: cistes, lièges, yeuses, arbousiers, lentisques, cytises épineux, tamarins, oliviers; pins d'Alep, myrtes, bois de lauriers, romarins, lavandes, etc., etc. Il ne faut pourtant pas oublier la vigne et le blé parmi nos compatriotes; on boit ici, à bon marché, du vin excellent. Le pain est bon; il y a peu de poisson, mais le mouton et le boeuf sont passables. C'est le fond de la nourriture avec les coquillages, très variés, mais généralement détestables pour ceux qui n'aiment pas le goût de varech.

La maison que nous habitons est petite mais très propre, et nous y sommes seuls dans un désert apparent. Personne n'y vient et personne n'y passe; mais, tout près de nous, il y a un petit port de mer appelé la Seyne, qui est grand comme la Châtre et où notre factotum va s'approvisionner tous les matins. De plus, il va à Toulon tous les jours par un petit vapeur, moyennant trois sous.

En outre du factotum mâle, nous avons une cuisinière naine, qui est une excellente fille, et un âne nain, baudet d'Afrique appelé Bou-Maza, qui ne mange jamais que des fagots d'olivier sec et qui est devenu fou aujourd'hui pour avoir avalé une poignée de foin.

La maison coûte cinq cents francs pour trois mois, la cuisinière vingt-cinq francs par mois, le baudet rien. Il est au propriétaire, un charmant avoué qui met tout par écuelles pour nous recevoir. Nous avons chacun une petite chambre et, en commun, un salon, une salle à manger, un cabinet pour mettre nos herbiers, nos cailloux et nos bêtes. Le rez-de-chaussée, tu peux te le figurer: c'est la distribution du Coudray[1]. Devant la maison, il y a un berceau de plantes exotiques et une étroite terrasse avec des fleurs. Tout le reste est une colline inculte, rocailleuse, ombragée d'arbres superbes à travers les tiges desquels on voit le bleu de la mer, ou le bleu des montagnes lointaines. Le sol est calcaire triasique el on y trouve une partie de nos coquilles fossiles de Nohant et du Coudray. A deux pas, nous avons des granits et des laves; toute la côte est très variée, par conséquent, de formes et de couleurs.

Le pays environnant est à la fois riant et sauvage. Quant au climat, il est rude et superbe, varié et heurté comme le pays: des jours de pluie diluvienne, des vents très rudes, des coups de soleil (j'en ai un sur le nez, d'une belle couleur), des humidités suaves et chaudes; tout cela se succédant avec rapidité, et ne rendant guère malade; car, avant-hier, j'ai fait deux lieues à pied pour ma première promenade; hier, j'étais dans mon lit avec la fièvre, rhume, courbature et coup de soleil. Ce matin, j'ai fait une lieue; ce soir, je me porte on ne peut mieux; je n'ai plus que mon coup de soleil sur le nez, mais je n'en souffre plus. Maurice a passé par les mêmes crises.

Je reprends ma lettre pour l'expliquer comme quoi nous avons renoncé à Hyères et à ses palais. Maurice y a été et a découvert que c'était une jolie ville, plantée au beau milieu d'une plaine, loin de la mer, loin des montagnes, loin des bois; une ville d'Anglais où il faut toujours être sur son trente-six, toutes choses qui ne pouvaient pas nous convenir. C'était le cas d'aller voir Saint-Pierre des Horts; mais Maurice a calculé que, lors même qu'on nous rabattrait énormément sur le prix annoncé au prospectus, nous serions encore loin de compte. Il s'est informé néanmoins. Il a su qu'il était à peu près impossible de s'y nourrir sans avoir à son service des gens du pays, comme nous les avons pris ici. Or, ici, de la main de nos amis les Poncy, nous pouvions nous assurer de bonnes gens, aux habitudes en rapport avec nos moyens. Où trouver cela à Hyères, pays de haute exploitation? et à qui demander de se charger pour nous de tous ces détails?

Le Midi n'est pas si facile à habiter qu'il s'en vante. Ici même, à deux pas de tout, ça n'a pas été tout seul, et ça ne va pas encore à souhait. Depuis deux jours, il pleut, et, quand il pleut, personne ne bouge; Bou-Maza lui-même ne veut pas sortir de son écurie. On peut donc mourir de faim chez soi, si on n'a pas pris ses précautions. Cela se conçoit quand on a vu ce que c'est que les pluies des pays chauds. Comme ils sont souvent à sec pendant six ou dix mois de suite et que pourtant il tombe dans le Var; calcul fait, autant d'eau que dans les autres départements français, tout crève à la fois, et, dans une minute, que l'on soit âne ou chrétien, on est trempé comme une éponge. Et puis ça ne s'arrête pas; il n'est pas question, comme chez nous, de laisser passer le nuage. Le nuage ne passe pas, ou plutôt il passe toujours, et douze heures d'affilée ne l'épuisent pas.

Donc, nous nous sommes rabattus sur le plus proche voisinage de nos amis, d'autant plus que le pays est beaucoup plus beau que tout ce qu'on va chercher ailleurs. Ça ne nous empêchera pas d'aller visiter toute la côte, par conséquent Hyères, quand il fera beau et qu'on pourra tenir la mer. Nous nous réclamerons alors de ta protection pour voir Saint-Pierre et ses beautés. Pour le moment, les navires que nous voyons passer en pleine mer font si triste figure, que nous n'avons guère envie de nous y fourrer; car, avec ce déluge, il y a un vent d'est à décorner les boeufs. Aujourd'hui, le vent couvrait si bien le bruit du tonnerre, qu'on ne pouvait pas les distinguer l'un de l'autre.—Ce soir, clair de lune et tempête. La mer est en argent, mais pas riante, comme de l'argent dans la poche d'un pauvre diable.

Voilà notre bulletin, aussi complet que possible. Il nous faut le tien et celui de la famille. Êtes-vous de retour au Coudray? Quel temps y fait-il? Es-tu sorti de tes ennuis de procédure à Nevers? Le moutard est-il toujours beau et brave homme? Et Berthe? et tout le monde? Embrasse-les tous pour moi et présente-leur mes amitiés. À toi de coeur, mon cher vieux.

G. SAND.

[1] Campagne de Charles Duvernet.

CDLXXI

A M. JULES BOUCOIRAN, A NÎMES

Tamaris, 25 février 1861.

Cher ami,

Nous sommes arrivés, par un temps de chien (le 18 courant), à Toulon, où Maurice, pressé de me trouver un gîte convenable aux environs, était depuis huit jours, courant d'une campagne à l'autre, et par conséquent ne pouvant songer à aller vous voir. Il a été à Hyères, il en est revenu mécontent, ne trouvant rien là de possible pour mes goûts de solitude et de vraie campagne. Il s'est rabattu sur la rade de Toulon et sur les golfes voisins. Enfin, la veille de mon arrivée, il a trouvé une maisonnette toute petite, mais bien propre, dans un pays idéalement beau. Je ne vous en dis rien: vous verrez notre site et nos environs. L'endroit s'appelle Tamaris. (Je m'y suis installée le 19.)—Mais, pour y arriver, soit par mer, soit par terre, il faut quelques renseignements locaux. Donc, quand vous viendrez nous voir, il faudra aller par le chemin de fer jusqu'à Toulon. Là, vous irez trouver Charles Poncy, notre ami, rue du Puits, n° 7. Il vous amènera ou vous fera conduire, et, en même temps, il vous remettra ou vous fera remettre une clef au moyen de laquelle vous aurez, chez nous, un gîte; car nous n'avons qu'une partie de la maison; mais notre propriétaire, homme très aimable, nous a promis une chambre d'ami dès que nous en aurions besoin. Voilà! Nous n'avons encore eu que deux jours de beau temps sur six. Ne venez pas sans que le temps soit remis; car je ne pense pas que nous différions beaucoup de température, sauf qu'ici nous avons des pluies insensées quand le ciel s'y met, et nos chemins sont laids, notre horizon triste, notre campagne maussade par conséquent. Il faut que nous puissions vous promener dans le soleil.

Sur ce, à bientôt, j'espère, cher enfant. Ce sera une joie de famille, et, en attendant, on vous embrasse de coeur.

G. SAND.

CDLXXII

A M. CHARLES DUVERNET, A NEVERS

Tamaris, 15 mars 1861.

Mon cher vieux,

Je t'adresse ma lettre à Nevers, bien que je pense que tu doives être au Coudray; mais je me dis que, de Nevers, on te l'enverra exactement, tandis que, du Coudray à Nevers, ce ne serait peut-être pas la même chose.

J'ai reçu la tienne, de lettre, et je suis heureuse de voir que ton petit mioche te donne toutes les joies de la grand'paternité,—je souligne! Voici, hélas! comment tout se compense et s'équilibre dans le bien et dans le mal pour chacun de nous. Mes yeux voient des mers d'azur, des montagnes superbes, des fleurs charmantes; mais ils ne verront plus que le portrait de ma pauvre Nini, qui était la perle et la fleur par excellence de ma vieillesse. Je ne la sentirai plus sur mes genoux ni dans mes bras, je n'entendrai plus sa voix, je n'échangerai plus rien avec elle en cette vie.—Résignons-nous; notre cause et notre but nous sont, inconnus, mais ils sont l'oeuvre et le vouloir de Dieu. Ils ne peuvent donc être mauvais, et tout, après la vie, doit être dédommagement, puisque, dès cette vie, tout conduit à la notion de l'équilibre et de la rémunération.

Maurice a été à Hyères pour la seconde fois, un peu poussé par un dégoût momentané du séjour de Tamaris, où le mistral souffle de temps en temps, et plusieurs jours de suite avec une violence inouïe. J'étais assez souffrante et il disait que si le climat d'Hyères était moins brutal, il voulait m'y transporter. Mais il a trouvé que c'était la même chose, alternative de bourrasques et de séries de jours admirables.

Il a été voir M. Germain, dans son château, très pittoresque et très beau, de Saint-Pierre des Horts. Le châtelain l'a très bien reçu et lui a offert pour moi un beau logement à très bon marché, ce qui est fort aimable.

Mais je suis installée et c'est une assez grande affaire dans ce pays, où, même aux portes des villes, les ressources et les moyens de communication n'abondent pas. On va peu par terre, les chemins sont assez négligés et décrivent nécessairement des courbes immenses autour des golfes qui dentellent la côte. La mer est le seul vrai chemin, et, quand elle est mauvaise, ce qui arrive souvent ce mois-ci, on est un peu claquemuré. Nous avons surmonté tous ces petits ennuis du commencement, en nous mettant au courant des habitudes et des ressources de la localité et en nous attachant enfin un commissionnaire actif et intelligent, après en avoir essayé deux qui étaient de charmants garçons, mais peu dégourdis, moins dégourdis que des Berrichons, et craignant la pluie comme des chats. Ici, pour le caractère et le tempérament, il n'y a pas de milieu. Ils sont ou tout à fait chiffes, ou tout à fait énergiques. Nicolas-Napoléon fait très bien notre service; la cuisinière Rosine, une vraie guenon, chante et rit toujours. L'âne va à la provision sans regimber; le chien nous prend pour ses maîtres, et les poules me suivent comme à Nohant.

On nous apporte d'excellents poissons de mer tout vivants; nous savons maintenant qu'il n'en faut pas demander les jours de mistral; nous nous sommes procuré beaucoup de tables; car, bien que notre Coudray maritime soit suffisamment meublé quant au reste, les tables sont ici des meubles de luxe. On ne lit pas, on n'écrit pas, on vient à la campagne pour se promener et dormir. Nous sommes enfin bien casés, résignés aux tempêtes et très dédommagés par la possibilité de travailler et par la beauté des journées admirables qui succèdent aux ouragans. Le printemps se fait au milieu de ces tempêtes comme si de rien n'était. Les solides pins d'Alep au parasol majestueux et les lièges rugueux tendent le dos et ne rompent pas; les plantes à feuilles persistantes s'en moquent également et l'olivier n'en est ni plus ni moins pâle. Parmi ces insensibles, les vraies plantes printanières commencent à sourire. Les tamarix et les lentisques en boutons, les anémones lilas et pourpre jonchent la terre; et les orchys fleurissent à l'ombre.

J'ai trouvé dans un bois voisin l'épipactis céphalante, qui n'est pas de nos pays et qui, je crois, est assez rare partout.

C'est une orchidée blanc de neige, avec une tache dorée sur le labile très jolie plante, élégante. J'ai été voir à Saint-Mandrier, qui est un hospice de marine avec un beau jardin botanique, des palmiers et autres exotiques très grands, des bosquets de poivriers couverts de leurs jolies graines rouges, et des sterculies dont l'odeur, exprimée par le nom, n'est pas précisément celle de la rose.

Tout cela est en dehors de mon récit sur le docteur Germain. Pour en revenir à lui, Maurice, qui se flattait de voir ses riches collections d'histoire naturelle, a eu le désappointement d'apprendre qu'elles n'existaient que sur le prospectus; mais le personnage lui a paru tout de même un savant sérieux et un homme de grande valeur. Je compte certainement, le mois prochain, l'aller voir, lui et son château moyen âge, dont Maurice m'a apporté de sa part plusieurs photographies. Cela s'arrange d'autant mieux que ledit docteur est en ce moment en route pour la Nièvre, où il passera huit ou dix jours. Il est possible qu'une autre année, connaissant ce bon gîte de Saint-Pierre, j'aille y frapper pour la saison.

J'ai beaucoup travaillé au lessivage de Valvèdre depuis que je suis ici. Je touche à la fin de ce gros travail.

Bonsoir, cher vieux; voilà encore une longue causerie; mais je finis brusquement faute de papier. Tendresses à vous tous et grandes amitiés d'ici.

G. SAND.

CDLXXIII

A MADAME PAULINE VILLOT, A PARIS

Tamaris, 28 mars 1861.

Chère cousine,

Vous aurez reçu déjà une lettre de Lucien[1] qui a, par un heureux hasard, vu tout de suite à Toulon, où il se trouvait hier avec Maurice et Boucoiran (un de mes plus anciens et meilleurs amis), l'article du Moniteur concernant son père. Ils m'ont apporté cette bonne nouvelle; le brave enfant était ravi et ç'a été fête à Tamaris. Il vous avait déjà écrit, ce matin; il est parti pour Lestac.

Maurice l'a accompagné un bon bout de chemin en wagon et l'a quitté pour aller voir une ruine romaine perdue dans les sables du rivage. Il est revenu ce soir à onze heures par des chemins bien noirs. Mais Lucien est sur une des plus belles routes du monde et il nous a fait espérer qu'il reviendrait passer encore deux jours avec nous; après quoi, il gagnera Nîmes avec notre Boucoiran, qui l'aime déjà de tout son coeur et qui lui montrera ex professo tout ce qui pourra l'intéresser dans ce pays.

Il va bien, votre cher enfant; il a couru comme un Basque avec ces messieurs, bravant la tempête au bord de la mer, afin de voir déferler les grandes lames. Il a fait, bon gré mal gré, de la botanique et de l'entomologie. Il a appris une patience qui est aussi difficile qu'un problème de mathématiques. Il a mangé beaucoup de petits gâteaux et ne s'est point passionné pour les coquillages de nos rêves qui ne valent pas le diable. Il est toujours aussi charmant et aussi sympathique, et son arrivée a été une véritable joie pour nous tous.

Ma santé se remet. Le mistral a fait place à un temps plus doux; encore quelques jours, et nous aurons, à ce qu'on nous assure, un temps délicieux. Je crois que Maurice compte accompagner Lucien et Boucoiran à Nîmes. Vous voyez qu'on n'est pas pressé de se quitter les uns les autres et qu'on se reconduit pour être plus longtemps ensemble.

Ce Boucoiran est l'ancien précepteur de Maurice; c'est un coeur d'or et un homme du plus grand mérite, sachant énormément de choses; Lucien est déjà avec lui comme avec un papa.

Combien nous sommes heureux de ce qui concerne le vrai papa! nous nous en tourmentions; nous en parlions à toute heure; mais je disais, moi: «Si le prince s'en charge, ça réussira, car je ne connais pas de meilleur ami.» J'espère que je le verrai lorsqu'il viendra à Toulon, où on travaille à son yacht Si vous savez quelques jours d'avance l'époque de son départ, vous serez bien aimable de me l'écrire pour que je ne sois pas en tournée aux environs dans ce moment-là.

Bonsoir, chère cousine; dormez sur les deux oreilles. Si votre cher enfant nous revient, nous le choierons comme de coutume.

Je vous embrasse de coeur.

G. SAND.

[1] Lucien Villot, fils de madame Villot.

CDLXXIV

A LA MÊME

Tamaris, 19 avril 1861.

Chère cousine,

Votre cher enfant est parti il y a deux heures. Nous revenions d'une longue promenade dans les montagnes, il a trouvé votre lettre à la maison. Il a couru faire son paquet, et, quoiqu'il criât la faim depuis deux heures, il est parti sans dîner, dans la voiture qui nous ramenait de la promenade et où nous lui avons lancé une croûte de pain, un morceau de jambon et une bouteille de vin. Mais, malgré tout cela, sera-t-il arrivé à temps à Toulon pour le départ du chemin de fer? Nous sommes à plus d'une lieue dans les terres et les chemins sont durs, les équipages de la localité ne vont pas vite, et les bateaux ne partent pas après le coucher du soleil. Donc, s'il n'arrive pas avant ma lettre ou en même temps, c'est qu'il aura eu un retard inévitable et aura été forcé de coucher à Toulon.

Ce cher enfant avait le coeur gros de quitter ce magnifique soleil et cette vie à travers champs dans un pays splendide. Si son coeur le rappelait près de vous et de son père, ses jambes et son cerveau regrettaient l'animation des courses et la liberté du grand air; et nous, il faut avouer que nous le retenions de jour en jour; car nous l'aimons tendrement et c'était plaisir de le voir vivre à pleins poumons dans ce climat énergique. Mais ni son coeur ni notre conscience n'ont hésité devant l'appel sérieux que vous lui faisiez, et, tout abasourdis, tout chagrins du grand vide qu'il nous laisse, nous ne l'avons pourtant pas retenu davantage. C'est un enfant excellent, un coeur d'or, une vive intelligence, et un corps qui grandit encore, qui a des inquiétudes dans les pattes quand on le retient en place une heure, et qui a besoin de sauter comme un poulain dans un pré. Encore un peu de temps de ces gambades nécessaires, et il travaillera; car il a, pour cela, toutes les aptitudes et toutes les facultés voulues.

À son âge, Maurice ne pouvait guère non plus s'occuper. Les garçons ont un développement plus tardif que nous. Il n'est devenu piocheur qu'à vingt-deux ou vingt-trois ans. Ne vous inquiétez donc pas de ce besoin de flâner. Il vous aime tant d'ailleurs, il a tant de vénération tendre pour son père, qu'il fera tout ce que vous exigerez. Enfin nous le regrettons, nous désirons le revoir à Nohant, nous le chargeons bien d'obtenir cette joie pour nous; mais nous voulons aussi que votre volonté soit faite, aujourd'hui et toujours.

Ce bon Lucien vous dira que j'ai été longtemps souffrante et patraque et qu'il m'a souvent tenu compagnie finalement. Je suis presque tout à fait bien à présent et nous avons pas mal couru dans ces derniers jours: quel chagrin que vous soyez clouée à Paris, où il fait si triste et si froid, quand une vingtaine d'heures de voyage peuvent vous transporter sous un ciel bleu et chaud! Ce n'est pas que j'aime passionnément la Provence, je lui préfère nos bords de la Creuse et nos fraîches montagnes d'Auvergne; mais nous n'avons plus de printemps par là, et, ici, ça existe encore.

Bonsoir, chère cousine; embrassez pour moi le cousin, et recevez tous les tendres respects de Maurice.

G. SAND.

CDLXXV

A M. CHARLES PONCY, A TOULON

Tamaris, 24 avril 1861.

Cher enfant,

Envoyez-moi deux ou trois feuilles de papier ministre, à pétition, avec enveloppes ad hoc. Il faut écrire à l'impératrice sur ce papier-là et je demande deux ou trois feuilles et enveloppes en cas de ratures; car j'y suis sujette et il n'en faut pas trop. Envoyez-moi aussi une ou deux enveloppes encore plus grandes pour contenir l'envoi et le faire passer, par Damas-Hinard, secrétaire des commandements de ladite souveraine. C'est un homme charmant, qui plaide les bonnes causes auprès d'elle.

Maintenant, cela ne réussira peut-être pas. J'ai déjà beaucoup demandé pour des désastres semblables. On ne m'a pas encore refusé; essayons encore. Je vais faire le résumé. Envoyez-moi le papier dans un petit carton, pour que Nicolas ne m'apporte pas ça chiffonné et sali.

Maintenant quelle somme faut-il demander? L'impératrice donnera de sa bourse probablement. Espérons-le, car, si elle renvoie au ministère de la marine, nous n'aurons que des paroles, et même peut-être moins. Demandons-lui donc un secours, un mouvement de coeur, deux mille francs. C'est peu, mais moins nous demanderons, plus sûrement nous obtiendrons. Qu'en pensez vous?

Je ne sais où vous prenez vos défauts, vos indiscrétions et toutes les peurs que vous vous faites. Je ne sais rien de vos crimes, sinon que vous mettez votre cravate en fou, ce qui m'est bien égal, et que vous faites des calembours, ce qui me révolte de la part d'un poète. Fils ingrat, vous vous amusez à jouer faux sur un stradivarius! sur cette langue française, magnifique instrument que vous devriez tenir pour sacré, puisqu'il a servi de manifestations à votre âme, à votre coeur et à votre génie naturel! Qu'eussiez-vous fait avec l'instrument que le ciel et les hommes ont donné à Mathéron[1]? Il dit: «Une seule-t-auberge, un chivau, le mer, la sable;» et pourtant, il m'amuse à entendre, parce qu'il parle comme il sait et comme il peut. Mais savoir la musique à fond pour se délecter aux fausses notes! Vous n'êtes qu'un ingrat et un impie.

Après cela, s'il vous faut absolument ces affreux couacs pour digérer, je vous les pardonne, et, eussiez-vous mille autres vices, vous êtes si bon, si aimant, si sûr et si vrai, que, tout en vous grognant, je vous les passerais encore.

La santé est meilleure. J'ai fait aujourd'hui une belle course sur les hauteurs du cap Cépet; c'était magnifique et j'ai trouvé beaucoup de plantes.

Je vois avec chagrin que vous n'allez pas mieux et avec plaisir que vos malades ont un peu de répit. Nous repartons demain à une heure, pour je ne sais où, s'il fait beau.

J'embrasse Désirée et les chères fillettes. Pauvre Anaïs, que de chagrins, à la fois! Et ce pauvre naufragé, comment va-t-il?

A vous de coeur et tendres amitiés d'ici.

G. SAND.

[1] Cocher de louage.

CDLXXVI

A MADAME PAULINE VILLOT, A PARIS

Tamaris, 11 mai 1861.

Chère cousine,

Vous êtes bonne comme un ange de vous occuper de moi si gracieusement et de vous tourmenter de cette affaire qui me tourmente si peu[1]. Lucien a dû vous dire pour combien de raisons très vraies et très logiques j'aurais désiré qu'il ne fût pas question de moi. Je n'ai pas voulu désavouer les amis qui m'avaient portée, d'autant plus que j'avais et que j'ai encore la certitude qu'ils doivent échouer.

J'ai trop fait la guerre aux hypocrites pour que le monde officiellement religieux me le pardonne. Et je ne souhaite pas être pardonnée. J'aime bien mieux qu'on me repousse vers l'enfer, où ils mettent tous les honnêtes gens.

Mais, à propos de cette affaire de l'Académie, il en est une autre dont je veux vous parler. Buloz, qui n'a pas toujours un style très clair, m'écrit que quelqu'un est venu le trouver pour lui dire de me sonder pour savoir si j'accepterais de l'empereur un dédommagement offert d'une façon honorable et équivalent au prix de l'Académie, dans le cas où il ne me serait pas accordé.

J'ai répondu que je ne désirais absolument rien; mais j'ai bien chargé Buloz de présenter mon refus sous forme de remerciement très sincère et très reconnaissant; or, comme une commission de cette nature, quelque explicite et franche qu'elle soit peut, en passant par plusieurs bouches, être dénaturée, je vous demande de voir le prince, qui est net et vrai, lui, et de lui dire ceci: «Je ne mets aucune sotte fierté, aucun esprit de parti, aucune nuance d'ingratitude à refuser un bienfait de l'empereur. Si j'étais malade, infirme et dans la misère, je lui demanderais peut-être pour moi ce que j'ai plusieurs fois demandé à l'impératrice et aux ministres pour des malheureux. Mais je me porte bien, je travaille et je n'ai pas de besoins. Il ne me paraîtrait pas honnête d'accepter une générosité à laquelle de plus à plaindre ont des droits réels: si l'Académie me décerne le prix, je l'accepterai, non sans chagrin, mais pour ne pas me poser en fier-à-bras littéraire et pour laisser donner une consécration extérieure à la moralité de mes ouvrages prétendus immoraux. De cette façon, les généreuses intentions de l'empereur à mon égard seront remplies. Si, comme j'en suis bien sûre, je suis éliminée, je ne me regarderai pas comme frustrée d'une somme d'argent que je n'ai pas désirée et dont je suis toute dédommagée par l'intérêt que l'empereur veut bien me porter.» Voilà!

À présent, je dis tout cela au cas que…; car j'ignore si Buloz a bien compris ce qu'on lui a dit et s'il est vrai que l'empereur se soit ému de cette petite affaire. Buloz m'a dit que la princesse Mathilde se chargeait de tout, sans plus d'explication. Si la princesse Mathilde est seule en cause, le prince le saura et lui dira tout ce que dessus, comme disent éloquemment les notaires. S'il me le conseille, j'écrirai à cette excellente princesse pour la remercier, et à l'empereur, s'il y a lieu. Ajoutez, pour le prince, que je l'aime de toute mon âme, que j'irai visiter demain son bateau, dans la rade de Toulon; car je vois bien qu'il ne viendra pas ici de sitôt, et il fait bien de ne pas songer à la mer, qui est horrible et furieuse presque continuellement. J'ai été hier, par une grosse houle, voir l'Aigle, «galère capitane de Sa Majesté». C'est ravissant. Lucien a dû vous en faire la description; car il l'a vue avant moi.

Moi, je suis tourmentée parce que Maurice veut aller faire un tour en Afrique. Il a bien raison et je serai contente qu'il voie ce pays; mais j'ai peur qu'il ne veuille pas attendre la fin de ces tempêtes et ça va m'inquiéter atrocement. Mais je ne le lui dis pas beaucoup; car il ne faut pas rendre les enfants pusillanimes par contre-coup, ni gâter leurs plaisirs par l'aveu de nos anxiétés.

Voilà donc Lucien dans la botanique? L'heureux coquin, qui n'a pas autre chose à faire, et qui a un père comme il en a un, pour le guider et résoudre les abominables difficultés de la spécification! Ce n'est pourtant pas là le fond, la philosophie de la science; mais c'est par là qu'il faut passer, et c'est long, surtout avec la complication qu'y ont fourrée et qu'y fourrent de plus en plus les auteurs.

Dites à ce cher enfant, qu'il est né coiffé d'avoir toutes les facilités sous la main, et que, s'il ne travaille pas, je ne lui donnerai pas les échantillons des belles plantes que je mets en double pour lui dans mon fagot. Dites-lui aussi que je suis retournée au Revest et que j'y ai trouvé des amours de fleurs. Dites-lui enfin que Marie perd toujours son chapeau, que Mathéron dit toujours: Une-t-auberge; enfin que je l'embrasse de tout mon coeur.

Remerciez Augier et Ponsard, si vous les voyez; surtout le prince, qui s'occupe aussi de moi avec le coeur que nous lui savons.

Bonsoir, chère et bonne cousine; toutes mes tendresses au cousin et aux chers enfants.

G. SAND.

Vous savez donc aussi la botaniqne, vous? vous savez donc tout? Exigez que Lucien soit très ferré sur la technologie; ça l'ennuie, mais c'est indispensable, et pas difficile quand on sait le latin.

[1] Plusieurs membres de l'Académie française avaient mis sa candidature en avant pour le prix Gobert.

CDLXXVII

A MAURICE SAND, A ALGER

Tamaris, 15 mai 1861.

Cher enfant,

J'ai reçu, ce matin, ta lettre de Marseille, et, ce soir, une lettre d'Oscar, que je t'envoie. J'espère que tu auras eu un bon départ et une bonne sortie des côtes; mais, en pleine mer, tu as dû trouver une forte houle. La tempête a dû laisser encore là de l'agitation. Ici, temps magnifique; hier et aujourd'hui, chaleur complète, quelques nuées d'orage, quelques ondées, et pas un souffle de vent, pas même au bord du golfe de la Seyne, cet endroit maudit qui nous a tant fait éternuer et moucher. Calme plat à présent, la mer unie comme du satin aussi loin que la vue peut s'étendre. C'est égal, je voudrais bien te savoir arrivé sans ennui, sans retard, sans fatigue et par un beau soleil pour poétiser ta première impression de cette terre nouvelle.

Nous, nous avons été hier voir le Ragas. C'est à deux pas du dernier moulin de la vallée de Dardenne; nous en étions à un quart de lieue quand tu as dessiné le petit pont double à guirlandes de lierre. Mais quel quart de lieue! Jamais tu n'aurais cru que ta pauvre mère pût descendre à pic dans une gorge profonde et remonter de même sur un sentier de chèvres. Mais je m'en suis très bien tirée, comme on dit à la Châtre. Je n'ai pas fait un faux pas, et, malgré cette gymnastique, violente pour mon âge mûr, je n'ai pas été du tout fatiguée. Il faisait chaud, par exemple, dans cette crevasse de calcaire uni! Je ne sais pas si tu auras plus chaud en Afrique.

Le Ragas occupe le fond d'un amphithéâtre de cimes à pic, et dans le flanc du rocher qui en occupe le point central s'ouvre une immense fente noire tout encadrée de verdure. L'endroit est grandiose et charmant; beaucoup de végétation sur ce chaos. Le gouffre a trois ou quatre cents pieds de profondeur. Il y a encore vingt mètres d'eau en toute saison. Après deux ou trois jours de forte pluie, tout le gouffre se remplit et déborde par cette fente, d'où l'eau se précipite en torrent dans la gorge et puis dans la Dardenne, dont nous avons vu le terrible lit à sec; il n'avait pas assez, plu ces jours-ci pour que l'on pût même voir l'eau au fond du gouffre. Ceci, avec les côtes du cap Sicier, est ce que j'ai vu de plus sérieux jusqu'à présent dans nos promenades. La Dardenne était magnifique claire, ruisselante, bouillonnant en cascades d'opéra dans les gradins de pierre des moulins, ces travaux des moines qu'on pourrait prendre, s'ils étaient ailleurs et en ruine, pour des amphithéâtres romains.

Aujourd'hui, nous avons été à Sainte-Anne, au bout des gorges d'Ollioules, et nous, avons découvert, tout seuls, un endroit délicieux et des masses de rochers en coupole, creusés en grotte comme la montagne de Taormine pour les sépultures antiques. Ceci est pourtant un simple jeu de la nature, comme disent les itinéraires. C'est l'action du vent et de la pluie dans un grès friable qui tombe en sable blanc et qu'on exploite, à l'entrée des gorges, pour faire des glaces.

Il a passé un gros orage qui venait de la mer, j'ai pensé à toi!
Heureusement il n'a pas été méchant.

Pourvu que tu sois content de ton Afrique! mais tu seras toujours content d'y avoir été.

L'impératrice m'a envoyé mille francs pour le père d'Anaïs. C'est très aimable et la famille est enchantée.

Bonsoir, mon enfant; je me porte bien, je t'aime. Je t'embrasse mille fois. Écris-nous, ne serait-ce qu'un mot.

CDLXXVIII

AU MÊME

Tamaris, 22 mai 1861.

Cher enfant,

Je descendais hier de la cime du Coudon; partie à onze heures du matin, je rentrais à onze heures du soir, quand j'ai trouvé ta lettre à la maison. Juge si j'ai dîné ou soupé de bon appétit! Le coeur content me faisait oublier les jambes, vexées d'une ascension de deux heures et d'une descente d'une heure dans des sentiers plus que vilains. Mais quel endroit et quelle vue! On me disait que je verrais les montagnes d'Afrique; mais je n'ai vu devant moi que la mer unie; comme un lac incommensurable et tout à fait mystérieux à l'horizon. Le temps était pourtant clair; je distinguais parfaitement les neiges des Alpes et le col de Tende, Nice, les montagnes de Marseille, etc. Je voyais dix lieues de mer par-dessus la tête du cap Sicier. Mais d'Afrique point, et je savais bien que c'était une blague provençale impossible. N'importe, je t'ai appelé à travers l'espace, et je t'ai souhaité joie et santé. J'étais là à six heures du soir fumant ma cigarette sans que la plus petite brise contrariât mon allumette. Tu vois qu'il y a ici de beaux jours, à la fin des fins, puisque, sur la plus haute cime, au bord de la mer, on trouve cette atmosphère calme.

Je suis revenue en voiture (on fait la moitié du chemin avec un cheval de charretier en nenfort), par un clair de lune splendide, sur une route en zigzag des plus fantastiques. J'étais seule avec le bon Mathéron, à qui j'avais confié la garde de mes vieux os. Il ne me quitte pas à la promenade et a le plus grand soin de moi.

J'ai grimpé avant-hier à Évenos. C'est le château noir en ruine qu'on voit dans les gorges d'Ollioules; c'est très beau aussi, mais dans un autre genre et moitié moins haut. Hier, par exemple, j'ai été détemcée en route par une foule de contretemps insignifiants et bêtes: deux heures d'attente pour avoir un cheval, un guide fou qui nous a égarés, etc., etc. Rien de fâcheux; seulement un peu de lassitude aujourd'hui, mais pas de courbature. Tu vois que je vas bien, sauf peu de chose, et, j'espère, une autre année; si tu es content de l'Afrique, y aller avec toi. Cette fois-ci, il faut retourner à Nohant pour n'être pas dans la gêne avant qu'il soit peu. Nous partirons à la fin du mois au plus tard. Écris-moi à Nohant. Si je vas à Chambéry, ce sera l'affaire de deux ou trois jours seulement. C'est donc beau et curieux, cette Afrique? Prends-en une bonne lampée, mais sans trop te fatiguer et sans coups de soleil. On dit qu'ils sont dangereux là-bas. Ménage un peu mon Mauricot, songe qu'il me le faut pour achever en paix ma vieille vie. Je te bige mille fois.

CDLXXXIX

A M. CHARLES PONCY, A TOULON

Chambéry, 5 juin 1861.

Mon cher enfant,

Nous partons demain matin pour Lyon, Montluçon, Nohant. Nous nous portons tous bien. Nous sommes, enchantés de la Savoie. Ce sont les âpres beautés de la Provence, avec la verdure normande et les jolies constructions suisses. Quand vous aurez huit jours à vous, il faut prendre Solange sous votre bras, trois chemises sous l'autre bras, très peu d'argent dans votre poche (par le chemin de fer, Chambéry est tout près de chez vous), et vous verrez ce que c'est que des arbres et pourquoi ceux de la Provence ne me satisfaisaient pas. On pourrait dire qu'ici il y en a trop. Mais ils sont si beaux! D'ailleurs, le terrain est si mouvementé, que partout la vue est immense et belle toujours. Vous trouvez dans les formes géologiques beaucoup de rapport avec les approches de Montrieux, mais en grand et avec une végétation qui est une vraie prodigalité de la nature.

Nous avons couru toute la journée et tous les jours par une chaleur étouffante, entremêlée d'orages et de pluies torrentielles. Mais pas un souffle de vent. Les arbres poussent droits comme des cierges. Maurice serait satisfait.

A présent, nous allons revoir nos grands horizons planes et notre végétation, mesquine auprès de celle de Chambéry; mais nous retrouverons notre chez nous, et vous savez que c'est toujours bon.

Ce que nous regretterons, ce sont les bons amis de Mer-Vive; mais nous vous attendrons avant ou après les vacances, ou l'hiver ou le printemps prochain.

J'aspire à être à Nohant, pour avoir des nouvelles de Maurice, bien certaine que, si vous en avez reçu après mon départ, vous me les aurez expédiées chez moi. Je vous donnerai encore des miennes quand j'aurais touché le port.

Embrassez pour moi tendrement la bonne Désirée et vos deux charmantes filles. Si vous rencontrez Mathéron, Nicolas et Rosine, dites-leur que nous nous louons d'eux. Grâce à votre bon choix, nous avons eu la satisfaction de n'avoir affaire qu'à des gens excellents, depuis les patrons jusqu'aux serviteurs. C'est une grande chose.

La mer était bien belle, Tamaris bien charmant, et, vous autres, vous étiez des anges gardiens pour nous. Je ne reproche donc au Var que trop de vent, trop d'oliviers et trop de poussière. Mais ce n'est la faute de personne et cela ne m'empêchera pas de lui garder un tendre souvenir.

Adieu encore, cher enfant, et à vous de coeur plus que jamais.

CDLXXX

A M. MAURICE SAND, A ALGER

Nohant, 8 juin 1861.

Nous sommes rentrés aujourd'hui à Nohant à cinq heures, et je vas très bien, mon cher enfant; je ne suis pas fatiguée, bien que la journée d'hier, de Lyon à Montluçon, soit longue et fatigante. On ne reste en chemin de fer que onze heures, mais on en perd trois à Moulins. N'importe, nous voilà. Nous avons couché à Montluçon et déjeuné avec le père Brothier, qui nous a beaucoup parlé de tes aquarelles. Il a été à Paris voir l'Exposition, et il a vu foule autour de tes petits Romains. Le Constitutionnel en parle avec éloge. C'est le seul article que j'aie encore trouvé sous ma main. Je te garderai ceux que je pourrai récolter.

J'ai reçu à Montluçon ta lettre du 28, Sylvain ayant eu l'esprit de me l'apporter en venant me chercher avec la voiture.

Je vois que tu vois du beau, du n° 1! Et, d'après tes indications, je me représente assez bien ce qui te frappe. J'espère que tu n'as pas été assez loin pour rencontrer (dans la province de Constantine) un orage de grêle qui a tué des hommes et des animaux. Tu ne me dis pas comment tu arpentes le pays: si c'est en voiture, à cheval, à pied, à autruche ou à chameau. L'essentiel, c'est que tu te portes bien et que tu puisses dire: Magnifique! magnifique! C'est une jouissance, n'est-ce pas, que d'être aux premières loges du beau théâtre de la nature? J'en ai pris une bonne goulée en Savoie. Il y a peut-être plus beau encore; mais c'est si beau, qu'on ne songe à rien de mieux quand on y est. Il faudra absolument que nous allions y passer un mois, un de ces futurs printemps. C'est un très petit voyage en somme, et l'on y est très bien sous tous les rapports.

Nous y avons couru à travers de grandes averses qui réjouissent fort les Savoyards, privés d'eau depuis deux mois. Nous arrivons ici, on crie la même chose et voilà que la pluie tombe ce soir par torrents. C'est assez singulier que nous soyons depuis Toulon (dix jours) à la poursuite de gros orages qui filent devant nous et qui crèvent là où nous arrivons.

Mais ici la pluie arrive trop tard. Après la gelée, la sécheresse a sévi durement. Les foins, les blés, la vigne, les fruits, tout va mal, et l'année sera mauvaise en produits. Notre pays n'a pas les ressources du sol de la Savoie, qui semble se rire de tout, tant il est vigoureux.

Le pauvre Berry m'a paru bien laid. Pourtant le jardin est frais et feuillu, autant que j'ai pu en juger par la fenêtre. Il n'y a pas de mal, d'ailleurs, à ne pas vivre au sein des merveilles de la création; on y est bien plus sensible quand on va les chercher, et, dans ces magnifiques endroits, je ne vois que gens blasés qui s'étonnent qu'on admire leur milieu.

La maison d'ici est propre et reluisante, la salle à manger toute reblanchie et repeinte, fort appétissante, et j'aurai un cabinet de travail très gentil.

Bonsoir, mon enfant chéri; écris-moi toujours autant que tu pourras. Ça me fait grand bien.

CDLXXXI

A M. ALEXANDRE DUMAS FILS, A GENÈVE

Nohant, 8 juin 1861.

Cher fils,

Je suis à Nohant depuis quelques heures. J'ai été absente quatre mois. J'ai couru la Provence et la Savoie; la Savoie de Chambéry, un paradis! Je me porte mieux que le Pont Neuf. Je suis brûlée du soleil comme une brique. Je trouve le Berry petit, maigre, laid, mais toujours si bonhomme! Faut-il n'aimer que ce qui est orné, campé, fier et superbe? J'aime aussi ma vieille maison, et, contente d'avoir trotté sur la crête des montagnes, je suis aise de revoir, mon pays plat et mes grands horizons bleus.

Voilà mon bulletin. Maurice s'est ennuyé, à Tamaris, de voir toujours la mer sans la franchir. Il s'est envolé pour un mois en Afrique. J'ai de ses nouvelles, il est enthousiasmé. Je l'attends pourtant bientôt.

Parlons de vous. J'ai reçu votre bonne longue lettre à Tamaris (près Toulon), et, de là, je vous ai répondu; vous n'avez donc pas reçu? Vous me disiez d'écrire à Gênes. J'ai écrit à Gênes, et vous êtes sans doute déjà beaucoup plus loin. Vous me parlez moins de votre santé dans la lettre que je reçois aujourd'hui en rentrant chez moi, et qui est du 21 mai.

Vous me dites que vous allez un peu mieux. Un peu n'est pas assez. Mais je ne peux pas croire que bientôt vous n'ayez pris le dessus; si jeune, si bien organisé et si hautement doué, vous voudrez et vous pourrez. Je vous attendrai à Nohant tout l'été, et, si vous tenez votre promesse, je vous aimerai encore mieux, si c'est possible. Sur ce, je vas dormir d'un beau somme; car j'ai beaucoup de chemins de fer et de coups de sifflet, et de gares et de tunnels dans la boule; mais je n'ai pas voulu me reposer avant de vous avoir embrassé maternellement de tout mon coeur.

G. SAND.

Ah! j'oubliais de vous parler de l'Académie. Je ne sais pas pourquoi on m'a mise au concours, ni pourquoi on ne m'a pas couronnée, ni pourquoi on m'eût couronnée. Entre cet aréopage et moi, il y a un monde inconnu de considérants, de mais, de si, de parce que et de quoique auquel je n'entends et n'entendrai jamais rien. La conclusion, c'est que tout ça m'est égal et que je vis dans une planète très gentille, toute en fleurs, en rêves, où j'ai souffert, pleuré, aimé et béni le bon Dieu, en somme; et où jamais on n'a entendu parler d'Académie ni de chagrins littéraires. Vous comprenez bien ça, vous, mon enfant.

CDLXXXII

A MADAME PAULINE VILLOT, A PARIS

Nohant, 11 juin 1861.

Chère cousine,

Je suis à Nohant, bien contente de retrouver ma vieille maison tranquille, et d'avoir vu, en courant, une partie de la Savoie, un des plus beaux pays que je sache. Vous me donnez de grands regrets de n'avoir pas attendu notre ami, mais je ne pouvais plus retarder mon départ. Je vous envoie une lettre pour lui, puisque vous avez la bonté de vous en charger et que vous savez où le prendre.

J'aurais bien voulu l'entendre dire les belles choses qui vous ont charmée; car j'aime à écouter, et, avec lui, on a tout profit. Son succès parlementaire a étonné bien des gens qui se faisaient de lui une fausse idée; mais ce n'est ni vous, ni moi, ni aucun de ceux qui l'ont entendu causer, qui ont pu être surpris de la force de son raisonnement et du charme de sa parole. Il y a en lui de grandes facultés, de grandes qualités et de grandes séductions. Pourquoi une entrave inconnue, venant d'ailleurs, ou de quelques accès de secret découragement, rend-elle si rare pour lui l'occasion de frapper de grands coups? Je ne sais quelle chaîne engage souvent ce puissant et généreux esprit. Cela se perd pour moi dans la nuit des considérations politiques. Quel malheur pour lui et pour la France qu'il ne soit pas un simple publiciste ou un orateur libre de parler en toute occasion!

J'arrive chargée de plantes qui feront, j'espère, le bonheur de Lucien, si ce petit gueux persévère dans la botanique. J'ai un immense rangement à faire dans mes herbes; mais il y en a un bien pire à faire dans la maison. J'avais un affreux cabinet de travail qui me donnait le spleen, on m'en fait un nouveau, tout simple mais bien propret, où je travaillerai avec plaisir.

En attendant, je ne sais où fourrer ma personne, mes bouquins et mes paperasses. Tout cela sera arrangé pour les vacances, et vous pourrez vous asseoir dans mon atelier sans crainte d'être dévorée par les souris.

Maurice est toujours au delà des mers, enchanté de l'Algérie et me chargeant de toutes ses tendresses pour vous et pour son Lucien. Et moi, chère, je vous aime bien, et vous apprécie chaque jour davantage.

G. SAND.

CDLXXXIII

A M. VICTOR BORIE, A PARIS.

Nohant, 29 juin 1861.

Monsieur et illustre professeur,

Daignez permettre à un jeune aspirant à la gloire littéraire de vous offrir la dédicace d'un humble essai, bien indigne d'être mis à vos sacrés pieds, et intitulé jadis l'Homme de campagne, aujourd'hui la Famille de Germandre, devant paraître prochainement dans le Journal des Débats.

J'espère, Monsieur et illustre agronome, que vous ne vous opposerez pas à ce que votre nom vénérable soit le passeport de mon faible essai; veuillez donc agréer l'hommage du profond respect avec lequel j'ai l'honneur d'être,

L'AUTEUR D'André.

Mon cher vieux,

Je ris un peu pour m'étourdir: Maurice est parti d'Alger avec le prince et la princesse Clotilde pour Oran, Cadix, Lisbonne. Jusque-là, c'est charmant, c'est délicieux; mais, de Lisbonne, il est question d'aller en Amérique ou de revenir avec la princesse, à son choix et selon mon consentement. Tu penses bien que je ne peux pas ne pas pousser à ce voyage si avantageux pour Maurice en tant qu'instruction et satisfaction, et opéré dans des conditions si belles; mais le coeur crie tout bas. S'il se décide, comme c'est probable, il ne sera pas de retour avant quatre ou cinq mois peut-être. Conte cela à Lambert, et dis-lui que je compte sur vous deux pour les vacances; j'ai bien besoin de vous autres pour ne pas m'attrister; mais, du côté de Belleville, je compte leur écrire qu'en raison de l'absence de Maurice, on ne se réunira pas cette année.

J'ai vu Carabiac et Lina[1] partant pour Milan.

[1] Calamatta et sa fille.

CDLXXXIV

A M. CHARLES PONCY, A TOULON

Nohant, 30 juin 1861.

Cher enfant,

Maurice me charge de vous dire qu'il est à Oran, sur le Jérôme-Napoléon; que le prince l'a pris à Alger et l'emmène à Cadix, Lisbonne et peut-être en Amérique; que, par conséquent, il n'est pas sur le chemin de Toulon et n'ira pas vous voir de sitôt, mais qu'il pense à vous tous et vous embrasse bien fraternellement.

Ce cher enfant va donc courir le monde et je m'en réjouis, malgré un peu de tristesse et d'inquiétude que je lui cache avec soin; car il reviendrait plutôt que de m'affliger, et je ne veux pas qu'il perde une si belle occasion pour voir du pays agréablement.

Dites à tous nos amis où il est, et qu'il comptait bien aller les voir, sans cet incident imprévu. Rappelez-moi aussi à tous les braves gens de la-bas.

Depuis notre arrivée, j'ai travaillé comme un diable. J'ai fini mon roman, corrigé, expédié. Je suis à présent dans le rangement botanique, et chaque plante du Midi que je revois me rappelle mes promenades, les beaux endroits que je connais si bien, le Ragas, le Coudon, Montrieux, les grès de Sainte-Anne, Dardenne, etc. Vous rappelez-vous, à Pierrefeu, le bonhomme qui labourait des pierres, et les lentilles qui poussaient quand même? et les sans-feuilles que vous n'avez pas pu baptiser en français, et les petites aspérules bleues que Solangette allait me cueillir dans le champ voisin, et tous vos prétendus muguets, etc.?—Je repasse tout cela et je leur fais la toilette. Il me semble qu'il y a déjà longtemps que je vous ai quittés, tant le milieu d'ici, le climat, la flore, les visages sont différents. L'accent provençal et son compagnon intime le mistral manquent à notre existence. Je vois toujours Bou-Maza dans les bras de Nicolas et je répète sa chanson favorite:

Nicolas, demain ta fête!

Et cette pauvre Léda? pourvu qu'à force de nous chercher, elle ne s'en aille pas trop loin et ne soit pas tuée comme vagabonde dangereuse! si elle avait l'esprit de venir jusqu'ici, je vous réponds qu'elle serait bien reçue.

Mais parlons de vous, cher enfant. La santé est-elle revenue pour rester? Il est évident qu'il y avait débilitation et qu'il faut refaire l'estomac.

Et la pauvre Solange, est-elle toujours au ban de sa classe, à cause de sa marraine? Oh! les vilaines gens que les prêtres d'aujourd'hui!… On dit que le pape est mort et qu'on le cache. Que résulterait-il de cette mort? Il eût bien dû passer à la place du pauvre Cavour!

Que fait Désirée? est-elle toujours bien fatiguée? Êtes-vous à Mer-Vive par cette chaleur? C'est une charmante femme que Désirée, une figure angélique de douceur et de distinction. Vous dites quelquefois qu'elle manque d'énergie: votre Solange en a pour deux, et il me semble que c'est très bien arrangé comme ça par le bon Dieu.—Elles doivent s'aimer d'autant plus qu'elles diffèrent, et la charmante Anaïs me paraît un bien précieux dans la famille.

Mais voilà trois heures du matin et j'espère que vous ronflez tous, même vous, qui dormez si peu, mais qui ne vous amusez pas, j'espère, à attendre le lever de la comète. Elle est un peu belle, n'est-ce pas? Quelle queue!—Elle doit se lever du côté de Saint-Mandrier, être sur Mer-Vive et Tamaris entre dix et onze heures du soir et se coucher derrière les gorges d'Ollioules, même un peu plus à gauche. Dites-moi si c'est comme ça.

Nous ne l'avons vue que ce soir. Depuis huit jours, nous avons de la pluie, à la grande joie des habitants, qui étaient à sec depuis deux mois. Je vas me coucher. Bonsoir, chers enfants. Je vous embrasse tous quatre bien tendrement.

Maurice a aujourd'hui trente-huit ans; moi, dans cinq jours, j'en aurai cinquante-sept. Voilà deux journées que nous avons rarement passées, lui et moi, sans nous embrasser. Solange, par compensation, est ici et vous envoie tous ses compliments et amitiés.

CDLXXXV

A M. VICTOR BORIE, A PARIS

Nohant, 2 juillet 1861.

Mon cher gros,

Calamatta m'a dit que l'on faisait courir un bruit que je t'autorise à démentir à l'occasion. Ce bruit, c'est que l'empereur m'avait envoyé vingt-cinq mille francs, en dédommagement du prix que m'a refusé l'Académie. Cela n'est pas. Je sais que l'intention y était, sous forme de vingt mille francs ou d'autre chose; on a été chargé de me demander si j'acceptais. J'ai été reconnaissante de l'intention; mais j'ai refusé de recevoir quoi que ce fût.

Si, dans quelque journal, on prétendait le contraire, je te prierais de m'en avertir, afin que je le démente officiellement. Avertis Emile de cela, j'ai la tête à autre chose et je n'ai pas pensé, depuis huit jours, à lui en donner avis.

CDLXXXVI

A M. ARMAND BARBES, A LA HAYE

Nohant, 11 juillet 1861.

Mon ami,

J'apprends de Londres, par Pichon, que vous avez été récemment très gravement indisposé. On pense que le climat de la Haye ne vous convient pas. Pouvez-vous hésiter à chercher un ciel plus clément pour vous? ne savez-vous pas ce que vos amis perdraient en vous perdant, et croyez-vous ne rien devoir à nous tous qui vous aimons tant? Les circonstances ont ralenti ou intercepté nos relations; mais vous n'êtes pas de ceux qui doutent, et vous savez bien que mon coeur est toujours tout à vous.

J'envoie à Paris chez Pichon, qui y sera dans peu de jours, le premier volume de l'Histoire de ma vie, qu'il m'avait retourné pour que je pusse y écrire votre nom. Il y a bien longtemps que cet ouvrage, où je vous ai consacré plusieurs pages, est chez lui, attendant l'occasion de vous parvenir.

Maurice voyage. Il doit être en route pour les États-Unis. Mais je ne vous en dis pas moins que lui aussi vous aime, car je le sais. Combien souvent nous avons parlé de vous!

Je n'ose plus vous supplier de revenir en France, craignant de vous blesser dans un parti pris, auquel pourtant votre état de santé vous permettrait bien de vous soustraire, à présent qu'on doit vous recommander l'air natal. Faites que j'aie au moins de vos nouvelles et croyez à mon inaltérable affection.

GEORGE SAND.
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