Correspondance, 1812-1876 — Tome 5
The Project Gutenberg eBook of Correspondance, 1812-1876 — Tome 5
Title: Correspondance, 1812-1876 — Tome 5
Author: George Sand
Release date: October 23, 2004 [eBook #13839]
Most recently updated: October 28, 2024
Language: French
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GEORGE SAND
CORRESPONDANCE
1812-1876
V
QUATRIÈME ÉDITION
PARIS CALMANN LÉVY, ÉDITEUR. ANCIENNE MAISON MICHEL LÉVY FRÈRES 3, RUE AUBER, 3
1883
CORRESPONDANCE DE GEORGE SAND
DXLII
A MADAME AUGUSTINE DE BERTHOLDI, A DECIZE (NIÈVRE)
Nohant, 2 janvier 1864.
Chère enfant,
C'est vrai, que je n'écris plus, parce que je n'en peux plus d'écrire! mais tu sais bien que je ne t'oublie pas. Je suis souvent malade, je me remets sur pied pour un mois ou deux, puis je retombe. Me voilà dans une mauvaise période; j'aurais besoin de changer d'air et de régime; mais comment faire? Le travail ne peut pas s'arrêter, et il suffit tout juste aux besoins courants.
Ne parlons pas du mauvais côté des choses, puisqu'il y en a un sérieux et inévitable pour tout le monde.
Je suis contente que ta fillette, cette pauvre fillette qui t'a tant fait trembler, soit enfin en bonne voie de croissance, et de vie, et que George travaille bien. C'est le bonheur immédiat, le plus actuel et le plus important dans ta vie. La nôtre coule tranquille tant que notre Marc est gai et frais comme une rose. Quand viendront les bobos, les crises inévitables, nous serons sens dessus dessous! Ainsi passe la vie de famille; jusqu'à présent, ç'a été tout plaisir, et la première dent du cher petit ne l'a pas éprouvé sérieusement. Lina est bonne nourrice et se tire bien d'affaire.
On travaille toujours comme des nègres autour de ce berceau. Les vacances et les comédies ont été très courtes. Beaucoup de monde, toujours trop à la fois, dans la maison, et, comme Lina ne pouvait guère s'amuser, nous avons fini les réjouissances de bonne heure. Nous n'avons plus que Lambert et sa femme, qui est très gentille et excellente personne; mais ils partent ces jours-ci. Ils t'envoient mille amitiés. Maurice a passé son jour de l'an dans son lit. Ce n'est rien heureusement, qu'une fièvre de courbature. Lui et sa femme, qui est toujours très charmante et mignonne, me chargent de t'embrasser.
Merci à Bertholdi pour ses échantillons minéralogiques, qui sont très beaux. Embrasse-le pour moi, ainsi que Jeannette, et Georget, quand tu le verras.
G. SAND
Pauvre Pologne! c'est navrant, c'est un deuil pour tous les coeurs.
DXLIII
A M. AUGUSTE VACQUERIE, A PARIS
Nohant, 4 janvier 1864
Je ne vous ai pas remercié du plaisir que m'a causé Jean Baudry. J'espérais le voir jouer. Mais, mon voyage à Paris étant retardé, je me suis décidée à le lire, non sans un peu de crainte, je l'avoue. Les pièces qui réussissent perdent tant à la lecture, la plupart du temps! Eh bien, j'ai eu une charmante surprise. Votre pièce est de celles qu'on peut lire avec attendrissement et avec satisfaction vraie.
Le sujet est neuf, hardi et beau. Je trouve un seul reproche à faire à la manière dont vous l'avez déroulé et dénoué: c'est que la brave et bonne Andrée ne se mette pas tout à coup à aimer Jean à la fin, et qu'elle ne réponde pas à son dernier mot: «Oui, ramenez-le, car je ne l'aime plus, et votre femme l'adoptera!» ou bien: «Guérissez-le, corrigez-le, et revenez sans lui.»
Vous avez voulu que le sacrifice fût complet de la part de Jean. Il l'était, ce me semble, sans ce dernier châtiment de partir sans récompense.
Vous me direz: La femme n'est pas capable de ces choses-là. Moi, je dis: Pourquoi pas? Et je ne recule pas devant les bonnes grosses moralités: un sentiment sublime est toujours fécond. Jean est sublime; voilà que cette petite Andrée, qui ne l'aimait que d'amitié, se met à l'aimer d'enthousiasme, parce que le sublime a fait vibrer en elle une force inconnue. Vous voulez remuer cette fibre dans le public, pourquoi ne pas lui montrer l'opération magnétique et divine sur la scène? Ce serait plus contagieux encore; on ne s'en irait pas en se disant: «La vertu ne sert qu'à vous rendre malheureux.»
Voilà ma critique. Elle est du domaine de la philosophie et n'ôte rien à la sympathie et aux compliments de coeur de l'artiste. Vous avez fait agir et parler un homme sublime. C'est une grande et bonne chose par le temps qui court. Je suis heureuse de votre succès[1].
[1] Réponse de M. Auguste Vacquerie.
Comme je suis fier que vous m'ayez écrit une lettre si amicale et si sincère; mais comme je suis humilié que nous ne soyons pas du même avis sur les dénouements!
Vous regrettez qu'Andrée ne récompense pas la vertu de Jean Baudry. Mais est-ce que la vertu est jamais récompensée ailleurs qu'à l'Académie? J'ai essayé de faire un Prométhée bourgeois; est-ce que la récompense de Prométhée n'a pas été le vautour? Et je ne sais pas qui est-ce qui gagnerait à ce qu'il en fût autrement.
Ce ne serait pas Prométhée, toujours! Le voyez-vous réconcilié avec Jupiter et bien en cour? voyez-vous Jeanne Darc finissant dame d'honneur de La reine, et Jésus ministre de Tibère!
Ce ne serait pas la vertu non plus. Vous dites qu'elle est plus contagieuse quand elle est récompensée; je crois le contraire, et qu'il n'y a pas de plus grande propagande que le martyre. Supprimez la croix et vous supprimez peut-être le christianisme.
Pour redescendre à ma pièce, il me semble que Jean Baudry serait considérablement diminué, et avec lui l'enseignement qu'il personnifie, s'il était aimé d'Andrée à la fin. Je doute que Roméo et Juliette fussent touchants à perpétuité s'ils s'étaient mariés tranquilles et s'ils avaient eu beaucoup d'enfants. Je ne repousse pas absolument les dénouements heureux, mais je les crois d'abord moins vrais, ensuite moins efficaces. Je vous avoue que Tartufe cesse presque de m'être odieux au moment où on l'arrête.
La moralité n'est pas dans le fait, mais dans l'impression du fait. Puisque vous regrettez que Jean Baudry ne soit pas heureux, l'impression finale est donc pour la vertu.
Je trouve qu'Andrée rendrait un mauvais service à la vertu et à Jean Baudry lui-même en le préférant à Olivier, qui retomberait alors où Jean Baudry l'a ramassé. Elle croit, comme Jean Baudry, qu'Olivier traverse la dernière crise du mal; elle a pour lui la même sorte de tendresse que Jean Baudry, elle l'aime pour le parfaire; elle veut être la mère de son âme, comme il en est le père. Elle épouse mieux Jean Baudry en ne l'épousant pas et en collaborant à son oeuvre qu'en stérilisant son effort de onze années. Ce n'est donc pas par incrédulité à la grandeur des femmes, ô chère grande femme! que j'ai voulu qu'Andrée, préférât le coeur imparfait au coeur parfait; elle fait acte de grande bonté et de grand courage en choisissant celui qui a le plus besoin d'elle, non pas seulement pour être heureux, chose secondaire, mais pour être bon, chose essentielle.
Et, maintenant, me pardonnerez-vous de n'avoir pas fait de mon dénouement une distribution de prix Montyon, et d'Andrée l'âne savant qui va présenter la patte à la personne la plus honnête de la société?
Me pardonnerez-vous de vous ennuyer si longuement de ma défense? Mais, si je plaide devant vous, c'est que je reconnais votre juridiction; je ne réponds pas à tout le monde, je n'assomme que vous; voilà ce que rapporte le génie. Mais, pardonnez-moi ou non, moi, je vous remercie.
AUGUSTE VACQUERIE. Paris, 7 janvier 1804.]
DXLIV
A M. ÉDOUARD RODRIGUES, A PARIS
Nohant, 12 janvier 1864.
… J'ai le droit de mépriser mon argent, ce me semble. Je le méprise en ce sens que je lui dis: «Tu représentes l'aisance, la sécurité, l'indépendance, le repos nécessaire à mes vieux jours. Tu représentes donc, mon intérêt personnel, le sanctuaire de mon égoïsme. Mais, pendant que je te placerai en lieu sûr et que je te ferai fructifier, tout souffrira autour de moi et je ne m'en soucierai pas? Tu veux me tenter? Va au diable! je dédaigne ta séduction; donc, je te méprise!» Avec cette prodigalité-là, j'ai passé ma vie à ne me satisfaire jamais; à écrire quand j'aurais voulu rêver, à rester quand j'aurais voulu courir, à faire des économies sordides sur certains besoins entièrement personnels, certains luxes de robes de chambre et certaines questions de pantoufles auxquelles j'aurais été sensible; à ne pas flatter la gourmandise des convives, à ne pas voir les théâtres, les concerts, le mouvement des arts; à me faire anachorète, moi qui aimais l'activité de la vie et le grand air des voyages. Je n'ai pas souffert de ces renoncements: je sentais en moi une joie supérieure, celle de satisfaire ma conscience et d'assurer le repos du coeur de chaque jour. En compromettant et sacrifiant les aises de l'avenir? en méprisant mon argent qui voulait me tenter? Oui, c'est comme cela, et vous ne me donnerez pas tort, je parie.
Ai-je été prodigue pour cela? Non, puisque je n'ai pas fait comme la plupart de mes confrères en aliénant ma propriété, pour le plaisir de manger une centaine de mille francs par an. J'ai senti que, si j'eusse fait comme eux, je n'eusse rien avalé, mais j'aurais tout donné; car, en détail, j'ai bien donné au moins 500 000 francs sans compter les dots des enfants. J'ai mis le holà à mon entraînement, et mes enfants n'auront pas de reproches à me faire. J'ai résisté à la voix du socialisme mal entendu qui me criait que je faisais des réserves. Il y en a qu'il faut faire et on ne m'a pas ébranlée. Une théorie ne peut pas être appliquée sans réserve dans une société qui ne l'accepte pas. J'ai fait beaucoup d'ingrats, cela m'est égal. J'ai fait quelques heureux et sauvé quelques braves gens. Je n'ai pas fait d'établissements utiles: cela, je ne sais pas m'y prendre. Je suis plus méfiante du faux pauvre que je ne l'ai été.
Pour le moment, je n'ai absolument sur les bras qu'une famille de mourants à nourrir: père, mère, enfants, tout est malade; le père et la mère mourront, les enfants au moins ne mourront pas de faim. Mais à ceux-là, un peu sauvés, succédera un autre nid en déroute. Et puis, à la fin de l'année, j'ai eu à payer l'année du médecin et celle du pharmacien. Ceci est une grosse affaire, de 1500 à 2000 francs toujours. Le paysan d'ici n'est pas dans la dernière misère: il a une maison, un petit champ et ses journées; mais, s'il tombe malade, il est perdu. Les journées n'allant plus, le champ ne suffit pas s'il a des enfants; quant au médecin et aux remèdes, impossible à lui de les payer et il s'en passe si je ne suis pas là. Il fait des remèdes de sorcier, des remèdes de cheval, et il en meurt. La femme sans mari est perdue. Elle ne peut pas cultiver son champ, il faut un journalier payé. Il n'y a pas la moindre industrie dans nos campagnes. Les fonds de la commune consacrés à fournir des remèdes et à payer les médecins ne sont distribués qu'aux véritables indigents, qui sont peu nombreux. Donc, tous les prétendus aisés sont à deux doigts de l'indigence si je ne m'en mêle, et plusieurs gens bien respectables ne demandent pas et ne reçoivent qu'en secret. Nos bourgeois de campagne ne sont pas mauvais; ils rendent des services, donnent quelquefois des soins. Mais délier la bourse est une grande douleur en Berry, et, quand on a donné dix sous, on soupire longtemps. Les campagnes du Centre, sont véritablement abandonnées. C'est le pays du sommeil et de la mort. Ceci pour vous expliquer ce que l'on est obligé de faire quand on voit que de plus riches font peu et que de moins riches ne font rien. On a créé à Châteauroux une manufacture de tabac qui soulage beaucoup d'ouvriers et emploie beaucoup de femmes; mais ces bienfaits-là n'arrivent pas jusqu'à nos campagnes.
DXLV
AU MÊME
Nohant; 8 février 1864.
Mon brave et bon ami,
J'ai fini ma grosse tâche, et, avant que j'en commence une autre, je viens causer avec vous. Qu'est-ce que nous disions? Si la liberté de droit et la liberté de fait pouvaient exister simultanément? Hélas! tout ce qu'il y a de beau et de bon pourra exister quand on le voudra; mais il faut d'abord que tous le comprennent, et le meilleur des gouvernements, de quelque nom qu'il s'appelle, sera celui qui enseignera aux hommes à s'affranchir eux-mêmes en voulant affranchir les autres au même degré.
Vous vouliez me faire des questions, faites-m'en, afin que je vous demande de m'aider à vous répondre; car je ne crois pas rien savoir de plus que vous, et tout ce que j'ai essayé de savoir, c'est de mettre de l'ordre dans mes idées, par conséquent de l'ensemble dans mes croyances. Si vous me parlez philosophie et religion, ce qui pour moi est une seule et même chose, je saurai vous dire ce que je crois; politique, c'est autre chose: c'est là une science au jour le jour, qui n'a d'ensemble et d'unité qu'autant qu'elle est dirigée par des principes plus élevés que le courant des choses et les moeurs du moment. Cette science, dans son application, consiste donc à tâter chaque jour le pouls à la société, et à savoir quelle dose d'amélioration sa maladie est capable de supporter sans crise trop violente et trop périlleuse. Pour être ce bon médecin, il faut plus que la science des principes, il faut une science pratique qui se trouve dans de fortes têtes ou dans des assemblées libres, inspirées, par une grande bonne foi. Je ne peux pas avoir cette science-là, vivant avec les idées plus qu'avec les hommes, et, si je vous dis mon idéal, vous ne tiendrez pas pour cela les moyens pratiques; vous ne les jugerez vraiment, ces moyens, que par les tentatives qui passeront devant vos yeux et qui vous feront peser la force ou la faiblesse de l'humanité à un moment donné. Pour être un sage politique, il faudrait, je crois, être imbu, avant tout et par-dessus tout, de la foi au progrès, et ne pas s'embarrasser des pas en arrière qui n'empêchent pas le pas en avant du lendemain. Mais cette foi n'éclaire presque jamais les monarchies, et c'est pour, cela que je leur préfère les républiques, où les plus grandes fautes ont en elles un principe réparateur, le besoin, la nécessité d'avancer ou de tomber. Elles tombent lourdement, me direz-vous; oui, elles tombent plus vite que les monarchies, et toujours pour la même cause, c'est qu'elles veulent s'arrêter, et que l'esprit humain qui s'arrête se brise. Regardez en vous-même, voyez ce qui vous soutient, ce qui vous fait vivre fortement, ce qui vous fera vivre très longtemps, c'est votre incessante activité. Les sociétés ne diffèrent pas des individus.
Pourtant vous êtes prudent et vous savez que, si votre activité dépasse la mesure de vos forces, elle vous tuera; même danger pour le travail des rénovations sociales; et impossible, je crois, de préserver la marche de l'humanité de ces trop et de ces trop peu alternatifs qui la menacent et l'éprouvent sans cesse. Que faire? direz-vous. Croire qu'il y a toujours, quand même, une bonne route à chercher et que l'humanité la trouvera, et ne jamais dire. Il n'y en a pas, il n'y en aura pas.
Je crois que l'humanité est aussi capable de grandir en science, en raison et en vertu, que quelques individus qui prennent l'avance. Je la vois, je la sais très corrompue, affreusement malade, je ne doute pas d'elle pourtant. Elle m'impatiente tous les matins, je me réconcilie avec elle tous les soirs. Aussi n'ai-je pas de rancune contre ses fautes, et mes colères ne m'empêcheront jamais d'être jour et nuit à son service. Passons l'éponge sur les misères, les erreurs, les fautes de tels ou tels, de quelque opinion qu'ils soient ou qu'ils aient été, s'ils ont dans le coeur des principes de progrès ardents et sincères. Quant aux hypocrites et aux exploiteurs, qu'en peut-on dire? Rien; c'est le fléau dont il faut se préserver, mais ce qu'ils font sous une bannière ou sous une autre ne peut être attribué à la cause qu'ils proclament et qu'ils feignent de servir.
Quand nous mettrons de l'ordre dans notre catéchisme par causerie, il faudra bien que nous commencions par le commencement et que, avant de nous demander quels sont les droits de l'homme en société, nous nous demandions quels sont les devoirs de l'homme sur la terre, et cela nous fera remonter plus haut que république et monarchie, vous verrez. Il nous faudra aller jusqu'à Dieu, sans la notion duquel rien ne s'explique et ne se résout; nous voilà embarqués sur un rude chemin, prenez-y garde! mais je ne recule pas si le coeur vous en dit.
Bonsoir pour ce soir, cher ami, et à vous de coeur et de tout bon vouloir.
G. SAND.
DXLVI
A MAURICE SAND, A NOHANT
Paris, 21 février 1864.
Chers enfants,
Je croyais bien avoir répondu à votre question. Comment, si je veux être marraine de mon Cocoton? Je crois bien! Si c'était comme catholique, je dirais: «Non! ça porte malheur.» Mais l'Église libre, c'est différent, et vous ne deviez pas douter un instant de mon adhésion.
On commence à travailler sérieusement à l'Odéon. Mais on a perdu tant de temps, que nous ne serons pas prêts avant la fin du mois, et peut-être le 2 ou le 3 mars. Voilà ce qu'ils reconnaissent aujourd'hui. Mais je ne veux pas vous ennuyer de mes ennuis; ils ne sont pas minces, et vous seriez étonnés de la provision de patience que je fais tous les matins pour la journée.
J'ai été voir le prince hier matin, j'ai demandé à voir son fils[1]; il a fait dire à la bonne de l'amener. L'enfant est arrivé avec une personne en petite robe de laine écossaise que j'ai failli ne pas regarder, quand je me suis aperçue que c'était la princesse elle-même qui m'amenait son jeune homme, toute seule et très gentiment. L'enfant est très beau et très joli, avec un air mélancolique et timide.
Il tiendra de sa mère plus que de son père. Il est très mignon et obéissant comme une fille.
Je me porte bien, toujours sans appétit; ça ne pousse pas à Paris.
La vente de Delacroix a produit près de deux cent mille francs en deux jours. Les moindres croquis se vendent deux, trois et quatre cents francs. Ce pauvre homme vendait des tableaux pour ce prix-là!
Bonsoir, mes enfants chéris; je bige bien tendrement.
[1] Le prince Victor.
DXLVII
AU MÊME
Paris, 28 février 1864.
Mes chers enfants,
C'est demain le grand jour! quand vous recevrez ma lettre, j'aurai des bravos ou des sifflets, peut-être l'un et l'autre. Ribes ne va pas mieux; il joue quand même et très bien. La pièce est mal sue, mais bien comprise et bien jouée.
Le duc-Berton, Villemer-Ribes, Caroline-Thuillier, la Marquise-Ramelli, Pierre-Rey, sont excellents.
Diane de Saintrailles, charmante, un peu maniérée; madame d'Arglade, un peu faible, et Clerh-Benoît, qui dit quatre mots, ne gâtent rien.
Le théâtre, depuis le directeur jusqu'aux ouvreuses, dont l'une m'appelle notre trésor, les musiciens, les machinistes, la troupe, les allumeurs de quinquets, les pompiers, pleurent à la répétition comme un tas de veaux et dans l'ivresse d'un succès qui va dépasser celui du Champi. Tout ça, c'est la veille, il faut voir le lendemain; s'il y a déroute, ce sera autre chose. On annonce toujours une cabale. Les uns la disent formidable; les autres disent qu'il n'y aura rien; nous verrons bien. Le moment du calme est venu pour moi qui n'ai plus rien à faire que d'attendre l'issue. La salle sera comble et il y en aura autant à la porte. De mémoire d'homme, l'Odéon n'a vu une pareille rage. L'empereur et l'impératrice assisteront à la première; la princesse Mathilde en face d'eux, le prince et la princesse Napoléon au-dessous. M. de Morny, les ministères, la police de l'empereur nous prennent trop de place, et ce n'est pas le meilleur de l'affaire. Nous aimerions mieux des artistes aux avant-scènes que des diplomates et des fonctionnaires. Ces gens-là ne crèvent pas leurs gants blancs contre une cabale. Il n'y a que le prince qui applaudisse franchement.
Enfin, nous y voilà! les décors sont riches et laids. L'orchestre sera rempli de mouchards, rien ne manquera à la fête. Marchal ne demande qu'à étriper les récalcitrants. Le parterre est pris par des gens en cravate blanche et en habit noir. A demain des nouvelles.
J'ai vu enfin M. Harmant à l'Odéon. Il m'a dit qu'il viendrait me voir après la pièce. Mario Proth va faire un article sur Callirhoé[1]. Jourdan en raffole, il est de la religion de Marc Valery.
[1] Roman de Maurice Sand.
DXLVIII
AU MÊME
Paris, mardi 1er mars 1864.
Deux heures du matin.
Mes enfants,
Je reviens escortée par les étudiants aux cris de «Vive George Sand! Vive Mademoiselle La Quintinie! A bas les cléricaux!» C'est une manifestation enragée en même temps qu'un succès comme on n'en a jamais vu, dit-on, au théâtre.
Depuis dix heures du matin, les étudiants étaient sur la place de l'Odéon, et, tout le temps de la pièce, une masse compacte qui n'avait pu entrer occupait les rues environnantes et la rue Racine jusqu'à ma porte. Marie a eu une ovation et madame Fromentin aussi, parce qu'on l'a prise pour moi dans la rue. Je crois que tout Paris était là ce soir. Les ouvriers et les jeunes gens, furieux d'avoir été pris pour des cléricaux à l'affaire de Gaetana d'About, étaient tout prêts à faire le coup de poing. Dans la salle, c'étaient des trépignements et des hurlements à chaque scène, à chaque instant, en dépit de la présence de toute la famille impériale. Au reste, tous applaudissaient, l'empereur comme les autres, et même il a pleuré ouvertement. La princesse Mathilde est venue au foyer me donner la main. J'étais dans la loge de l'administration avec le prince, la princesse, Ferri, madame d'Abrantès. Le prince claquait comme trente claqueurs, se jetait hors de la loge et criait à tue-tête, Flaubert était avec nous et pleurait comme une femme. Les acteurs ont très bien joué, on les a rappelés à tous les actes.
Dans le foyer, plus de deux cents personnes que je connais et que je ne connais pas sont venues me biger tant et tant, que je n'en pouvais plus. Pas l'ombre d'une cabale, bien qu'il y eût grand nombre de gens mal disposés. Mais on faisait taire même ceux qui se mouchaient innocemment.
Enfin, c'est un événement qui met le quartier Latin en rumeur depuis ce matin; toute la journée, j'ai reçu des étudiants qui venaient quatre par quatre, avec leur carte au chapeau, me demander des places et protester contre le parti clérical en me donnant leurs noms.
Je ne sais pas si ce sera aussi chaud demain. On dit que oui, et, comme on a refusé trois ou quatre mille personnes faute de place, il est à croire que le public sera encore nombreux et ardent. Nous verrons si la cabale se montrera. Ce matin, le prince a reçu plusieurs lettres anonymes où on lui disait de prendre garde à ce qui se passerait à l'Odéon. Rien ne s'est passé, sinon qu'on a chuté les claqueurs de l'empereur à son entrée, en criant: A bas la claque! l'empereur a très bien entendu; sa figure est restée impassible.
Voilà tout ce que je peux vous dire ce soir; le silence se fait, la circulation est rétablie et je vas dormir.
DXLIX
AU MÊME
Paris, 2 mars 1864.
Mes enfants,
La seconde de Villemer a été ce soir encore plus chaude que celle d'hier. C'est un triomphe inouï, une tempête d'applaudissements d'un bout à l'autre, à chaque mot, et si spontanée, si générale, qu'on coupe trois fois chaque tirade. Le groupe des claqueurs quand il essaye de marquer des points de repère à cet enthousiasme ne fait pas plus d'effet qu'un sac de noix. Le public ne s'en occupe pas, il interrompt où il lui plaît, et c'est le tonnerre. Jamais je n'ai rien entendu de pareil. La salle est comble, elle croule; la tirade de Ribes, au second acte, provoque un délire. Dans les entr'actes, les étudiants chantent des cantiques dérisoires, crient: «Enfoncés les jésuites! Hommes noirs, d'où sortez-vous? Vive La Quintinie! Vive George Sand! Vive Villemer!» On rappelle les acteurs à tous les actes. Ils ont de la peine à finir la pièce. Ces applaudissements les rendent ivres, Berton, ce matin, l'était encore d'hier, lui qui ne boit jamais que de l'eau rougie. Ce soir, il me suivait dans les coulisses en me disant qu'il me devait le plus beau succès de sa vie, et le plus beau rôle qu'il eût jamais joué.
Thuillier et Ramelli étaient folles. Il faut dire qu'elles ont joué admirablement. Ribes n'a pas le même ensemble: il est laid, disgracieux, pas cabotin du tout; mais, par moments, il est si sympathique et si nerveux, qu'il électrise le public et recueille en bloc les bravos que les autres reçoivent en détail. Je vous raconte tout ça pour vous amuser. Si vous voyiez mon calme au milieu de tout ça, vous en ririez; car je n'ai pas été plus émue de peur et de plaisir que si ça ne m'eût pas regardé personnellement, et je ne pourrais pas expliquer pourquoi. Je m'étais préparée à ce qu'il y a de pire, c'est peut-être pour ça que l'inattendu d'un succès si inconcevable, en ce qui me concerne, m'a un peu stupéfiée. Il faut voir le personnel de l'Odéon autour de moi! je suis le bon Dieu. Je dois leur rendre cette justice que, tout le temps des répétitions, ils ont été aussi gentils que le jour de la victoire; que, la veille, ils n'ont pas été pris de la panique ordinaire qui fait qu'on veut mascander[1] la pièce parce qu'on a peur de tout. Ils vont faire de l'argent, je l'espère. En ce moment, ils pourraient faire quatre mille francs par soirée; mais ils tiennent à laisser entrer les écoles, beaucoup d'ouvriers, de bourgeois libres penseurs, enfin les amis naturels et ceux qui lancent le succès par conviction. En cela, ils agissent bien, et ils sont honnêtes gens.
Il y a eu ce soir encore un peu de tapage sur la place. On voulait recommencer la promenade d'hier au soir, car je ne savais pas hier quand je vous ai écrit tout ce qui s'était passé. Six mille personnes au moins, les étudiants en tête, ont été à la porte du club catholique et de la maison des jésuites, chanter en fausset: Esprit saint, descendez en nous! et autres cantiques, en moquerie. Ce n'était pas bien méchant; mais, comme tous ces enfants s'étaient grisés par leurs cris et leur queue de douze heures sur la place, on craignait de les voir aller trop loin, et la police les a dispersés. Quelques-uns ont été bousculés, déchirés et menés au poste. Ni coups ni blessures pourtant. On s'attendait à du bruit et on avait consigné deux régiments, avec l'ordre d'être prêts à monter à cheval.
Les jeunes gens avaient résolu de dételer mes chevaux du sapin et de m'amener rue Racine. On a, Dieu, merci, empêché et calmé tout. On a un peu taquiné l'impératrice en lui chantant le Sire de Framboisy. Mais l'empereur a bien agi, il a applaudi la pièce, il est sorti à pied jusqu'à sa voiture, que la foule empêchait d'arriver. Il n'a pas voulu que la police lui fit faire place. On lui en a su gré et on l'a applaudi.
Il devrait bien faire supprimer l'escouade de mouchards qui l'acclament à son entrée, et auxquels les étudiants ont imposé silence hier; je suis sure que, sans elle, toute la salle l'applaudirait.
Les journaux d'aujourd'hui racontent de mille manières ce qui s'est passé hier; mais ce que je vous raconte à bâtons rompus est exact. Aujourd'hui, il y avait dans la salle pas mal de catholiques qui essayaient de prendre des airs dédaigneux et embêtés. Mais ils ne pouvaient pas seulement cracher, et la moindre parole de leur part eût fait éclater une tempête. Décidément tout le monde ne les aime pas, et ils n'oseront pas broncher. Ils se vengeront dans leurs journaux, soit!
J'ai encore un jour ou deux à donner à Villemer; et puis j'ai à voir M. Harmant, et puis la pièce de Dumas, qui vient samedi, et quelques affaires de détail à terminer; l'impression de mon manuscrit de Villemer à livrer, c'est-à-dire la correction d'un manuscrit conforme à la mise en scène. J'espère avoir fini tout cela la semaine prochaine et courir vers vous et mon Coco ton qui pousse bien, j'espère, pendant que je pioche, ce cher petit amour! Je vous bige mille fois. Parlez-moi de vous et de lui.
[1] Abîmer.
DL
AU MÊME
Paris, 8 mars 1864
Villemer va toujours merveilleusement. La grande presse est encore plus élogieuse que la petite, et cela sans restriction. Ces messieurs qui m'avaient déclarée incapable de faire du théâtre, me proclament très forte. L'Odéon fait tous les soirs quatre mille francs de location et de cinq à six cents francs au bureau. Il y a file de voitures toute la journée pour retenir les places, puis autre file le soir et queue au bureau.
L'Odéon est illuminé tous les soirs. La Rounat en deviendra fou. Les acteurs sont toujours rappelés entre tous les actes. C'est un succès splendide, et, comme il n'est plus soutenu par personne que le public payant, il est si unanime et si chaud, que jamais les acteurs n'en ont vu, disent-ils, de pareil. Ribes se soutient; le succès lui donne une vie artificielle et le guérira peut-être. Il a des moments où on l'interrompt trois fois par des applaudissements frénétiques comme le premier jour. Les voyageurs qui arrivent à Paris et qui passent le soir devant l'Odéon, font arrêter leur sapin avec effroi et demandent si c'est une révolution, si on a proclamé la République.
La pièce d'Alexandre a été mieux reçue ce soir[1]; mais elle soulève de l'opposition et n'aura pas de succès. Elle est pourtant amusante et pleine de talent; mais elle scandalise.
Les épreuves de ma photographie n'ont pas encore très bien réussi chez Nadar; j'y retourne demain. M. Harmant vient pour sûr mercredi. Il m'a envoyé une loge pour ce jour-là; car il faut bien que je connaisse son théâtre. Je voudrais aussi voir Villemer, que je n'ai encore fait qu'apercevoir à moitié. J'ai demandé hier trois places, pas une qui ne soit louée jusqu'à samedi.
[1] L'Ami des femmes.
DLI
M. GUSTAVE FLAUBERT
Paris, 10 mars 1864.
Cher Flaubert,
Je ne sais pas si vous m'avez prêté ou donné le beau livre de M. Taine. Dans le doute, je vous le renvoie; je n'ai eu le temps d'en lire ici qu'une partie, et, à Nohant, je n'aurai que le temps de griffonner pour Buloz; mais, à mon retour, dans deux mois, je vous redemanderai ces excellents volumes d'une si haute et si noble portée.
Je regrette de ne vous avoir pas dit adieu; toutefois, comme je reviens bientôt, j'espère que vous ne m'aurez pas oubliée et que vous me ferez lire aussi quelque chose de vous.
Vous avez été si bon et si sympathique pour moi à la première représentation de Villemer, que je n'admire plus seulement votre admirable talent, je vous aime de tout mon coeur.
GEORGE SAND.
DLII
A M. CHARLES DUVERNET, A NEVERS
Nohant, 24 mars 1864.
Mon cher ami,
Nous changeons de place pour quelque temps. Mes enfants ne veulent pas habiter Nohant sans moi; ils ont raison et ils me font plaisir. Nous allons tous nous caser auprès de Paris, afin de pouvoir nous occuper de théâtre et d'autres travaux plus réalisables là où nous serons. Nous organisons Nohant sur un bon pied de conservation, afin de pouvoir, tous les ans, y passer une saison tous ensemble. Voilà. Ce n'est pas un départ ni un abandon du pays, ni une séparation de famille, c'est une installation plus légère à porter et à transporter; car nous avons aussi pour l'année prochaine des projets de voyage. Il me semble que vous faites un peu de même en n'habitant pas le Coudray toute l'année. Espérons que nos loisirs de campagne se rencontreront et que vous ne vous apercevrez guère par conséquent de ce changement.
As-tu reçu signe dévie de Guéroult? Je t'ai écrit que je l'avais vu et qu'il m'avait promis ce que tu désires. Je n'ai pas répondu à ta lettre de félicitations pour Villemer: je comptais te retrouver ici. Je te remercie donc aujourd'hui et j'embrasse toute ta chère famille. Amitiés d'ici.
G. SAND.
DLIII
A MADAME AUGUSTINE DE BERTHOLDI, A DECIZE
Nohant, 31 mars 1864
Ma chère enfant,
Puisque Duvernet t'a dit que je quittais Nohant, il aurait pu te dire aussi, puisque je le lui ai écrit, que je ne le quittais pas d'une manière absolue, mais que je prenais seulement des arrangements pour passer, ainsi que Maurice et Lina, une partie de l'année à Paris. Le succès de Villemer me permet de recouvrer un peu de liberté dont j'étais privée tout à fait à Nohant dans ces dernières années, grâce aux bons Berrichons, qui, depuis les gardes champêtres de tout le pays jusqu'aux amis de mes amis, et Dieu sait s'ils en ont! voulaient être placés par mon grand crédit. Je passais ma vie en correspondances inutiles et en complaisances oiseuses. Avec cela les visiteurs qui n'ont jamais voulu comprendre que le soir était mon moment de liberté et le jour mon heure de travail! j'en étais arrivée à n'avoir plus que la nuit pour travailler et je n'en pouvais plus. Et puis trop de dépense à Nohant, à moins de continuer ce travail écrasant. Je change ce genre de vie; je m'en réjouis, et je trouve drôle qu'on me plaigne. Mes enfants s'en trouveront bien aussi, puisqu'ils étaient claquemurés aussi par les visites de Paris et que nous nous arrangerons pour être tout près les uns des autres à Paris, et pour revenir ensemble à Nohant quand il nous plaira d'y passer quelque temps. On a fait sur tout cela je ne sais quels cancans, et on me fait rire quand on me dit: «Vous allez donc nous quitter? Comment ferez-vous pour vivre sans nous?»
Ces bons Berrichons! Il y a assez longtemps qu'ils vivent de moi.
Duvernet sait bien tout cela, et je m'étonne qu'il s'étonne.
DLIV
A M. HIPPOLYTE MAGEN, A MADRID
Nohant, 24 avril 1864.
Une absence de quelques jours m'a empêchée, monsieur, de répondre à votre excellente lettre et de vous dire toute ma gratitude pour les détails que vous me donnez.
Vous adoucissez autant que possible la douleur de l'événement[1], en me disant que notre ami n'a pas eu à lutter contre la crise finale, et que les derniers temps de sa vie ont été heureux. La compensation a été bien courte, après une vie de luttes et de souffrances. Mais je suis de ceux qui croient que la mort est la récompense d'une bonne vie, et la vie de ce pauvre ami a été méritante et généreuse. Les regrets sont pour nous, et votre coeur les apprécie noblement.
J'ai envoyé votre lettre à madame Y…, soeur de Fulbert, et je lui ai fait le sacrifice, du portrait photographié. S'il vous était possible de m'en envoyer un autre exemplaire, je vous en serais doublement obligée. Madame Y… compte vous écrire pour vous remercier aussi de l'affection délicate que vous portiez à son frère et pour vous confier, je pense, la mission que vous offrez si généreusement de remplir.
Quant aux détails de l'enterrement, j'ignore ce qu'elle en pense. Je la connais fort peu; mais je vous remercie, moi, pour mon compte, de la suprême convenance de votre intervention.
Vous avez fait respecter le voeu qu'il eût exprimé, lui, s'il eût pu vous adresser ses dernières paroles.
Merci, encore, monsieur, et bien à vous.
G. SAND.
[1] La mort de Fulbert Martin, ancien avoué à la Châtre, exilé après le coup d'État de 1851.
DLV
A M. BERTON PÈRE, A PARIS
Nohant, 5 mai 1864.
Mon cher et charmant enfant,
Voulez-vous vous charger de négocier avec M. Harmant[1] la reprise de Villemer pour le 15 septembre prochain? M. de la Rounat m'écrit que vous consentez à nous assurer cette reprise, car, sans vous, que serait-elle? Il n'y aurait pas à y attacher la moindre importance. Si donc vous ne nous abandonnez pas, et je vous en remercie bien sérieusement, il faut que nous obtenions de M. Harmant qu'il vous laisse avec nous le plus longtemps possible, à la charge exclusive de l'Odéon, bien entendu, jusqu'au moment où il aura effectivement besoin de vous. Il m'a dit n'avoir besoin de vous en effet que pour jouer la pièce que je compte lui faire et où vous avez bien voulu accepter le premier rôle. Que cette pièce soit Christian Waldo[2], ou une autre, je me mettrai à ce travail le mois prochain, et je ferai de mon mieux pour arriver en temps utile, c'est-à-dire en janvier, ce qui est bien dans mon intérêt. Jusque-là, quand même vous joueriez encore Villemer, rien ne vous empêcherait de me répéter à la Gaieté. Si vous n'êtes pas effrayé de voir devant vous tant de prose de George Sand, ayez l'obligeance de communiquer ma lettre à M. Harmant en lui offrant tous mes compliments, et de lui demander s'il accepte cet arrangement si simple. Comme, avant tout, il faut que vous l'acceptiez, c'est à vous que je m'adresse pour que nous nous entendions sur toute la ligne et sans perdre de temps. Je ne veux faire une pièce nouvelle qu'autant que vous la jouerez, et il faut que je sois fixée pour y travailler bientôt exclusivement. J'attends donc votre réponse pour cela, et pour dire à M. de la Rounat de traiter de votre rachat avec M. Harmant pour l'automne prochain.
A vous de coeur, mon cher enfant, et toutes les amitiés des miens.
[1] Directeur des théâtres du Vaudeville et de la Gaieté.
[2] Tirée du roman de l'Homme de neige, par Maurice Sand;
non-représentée.
DLVI
A MADEMOISELLE NANCY FLEURY, A PARIS
Nohant, 8 mai 1864.
Chère amie,
Je ne savais pas que cette petite feignante de Lina ne vous avait pas répondu. Elle ne s'en est pas vantée. Elle est si absorbée par son poupon, et elle s'en occupe si gentiment et si bien, qu'il faut lui pardonner tout.
Ne soyez pas inquiets de nous: nous nous portons tous bien, et nos petites incertitudes ont cessé. Les chers enfants ne veulent pas gouverner Nohant; ils ont un peu tort dans leur intérêt, ils y mettraient sans doute plus d'économie que moi. Mais ils y portent je ne sais quels scrupules qui sont bons et tendres. Je mets donc Nohant sur le pied d'absence, avec la facilité d'y revenir à tout moment et d'y retrouver Sylvain, régisseur de la réserve; Marie, gouvernante de la maison, et le jardin en bonnes mains. Cela fait, je vole à Palaiseau; car, si Villemer me donne de quoi payer mon arriéré, ce n'est pas une raison pour que j'en recommence un nouveau l'année prochaine, et que je ne puisse jamais me reposer.
Mais, en ce moment, j'achète mon prochain repos par un surcroît de travail. Il faut que je fasse à Buloz, au grand galop, un long roman; et, comme ledit Buloz a été très bien pour moi, je dois le contenter, morte ou vive. Voilà pourquoi je ne trouve pas une heure pour écrire à mes amis. Je me porte bien à présent. Je me suis envolée toute seule quelques jours à Gargilesse, où j'ai travaillé la nuit, mais où j'ai couru le jour. C'est un paradis en cette saison. Mes enfants sont encore un peu aux arrêts forcés à cause de M. Marc[1]; mais le voilà qui a des dents et qui mange de la viande. Il ne tardera pas à être sevré; après quoi, ses parents doivent le conduire dans le Midi et à Paris, où ils ont envie de faire aussi une petite installation. Moi, je crois qu'ils seraient mieux à Nohant. Nous verrons. Le petit est charmant, gai comme un pinson et pas du tout grognon.
Au revoir et à bientôt, mes bons amis; aimez-vous toujours. Je vous embrasse tous bien tendrement. Lina réparera ses torts en vous écrivant une longue lettre.
G. SAND.
[1] Petit-fils de George Sand.
DLVII
A M. OSCAR CASAMAJOU, A CHATELLERAULT
Nohant, mai 1864.
Ne crois donc pas ces bêtises, mon cher enfant. Ce sont les aimables commentaires de la Châtre sur un fait bien simple. Je me rapproche de Paris pour un temps plus long que de coutume, afin de pouvoir faire quelques pièces de théâtre qui, si elles réussissent, même moitié moins que Villemer, me permettront de me reposer dans peu d'années. Maurice aussi est tenté d'en essayer, et, comme il a bien réussi dans le roman, il peut réussir là aussi. Mais, pour cela, il ne faut pas habiter Nohant toute l'année, et, si on s'absente, il ne faut pas y laisser un train de maison qui coûte autant que si l'on y était. En conséquence, nous nous sommes entendus pour réduire nos dépenses ici et pour avoir un pied-à-terre plus complet à Paris. Nous n'aimons la ville ni les uns ni les autres; nous ferons notre pied-à-terre d'une petite campagne à portée d'un chemin de fer. Je compte aller à Paris le mois prochain, Maurice doit aller voir son père avec Lina et Coco, à cette époque. Il me rejoindra à Paris, et Nohant, mis sur un pied plus modeste, mais bien conservé par les soins de Sylvain et de Marie, qui y resteront avec un jardinier, nous reverra tous ensemble quand nous ne serons pas occupés à Paris. A tout cela nous trouverons tous de l'économie, et j'aurai, moi, un travail moins continu. Nous vivons toujours en bonne intelligence, Dieu merci; mais, si les gens de La Châtre n'avaient pas incriminé selon leur coutume, c'est qu'ils auraient été malades.
Je te remercie, cher enfant, du souci que tu en as pris. Mais sois sûr que, si j'avais quelque gros chagrin, tu ne l'apprendrais pas par les autres. Ta femme a envoyé à Lina des amours de robes. Coco a été superbe avec ça, le jour de son baptême, avant-hier. Il est gentil comme tout. Nous vous embrassons tendrement, mes chers enfants.
Quand tu iras à Paris, comme j'ai quitté la rue Racine, dont les quatre étages me fatiguaient trop, tu sauras où je suis, en allant rue des Feuillantines, 97; mets cela sur ton carnet.
Je te disais que, si j'avais un gros chagrin, je te le dirais. J'ai eu, non un chagrin, mais un souci cet hiver. Mon budget s'était trouvé dépassé et je me voyais surchargée de travail pour me remettre au pair. C'est alors que, tous ensemble, nous avons cherché une combinaison d'économie pour Nohant et que nous l'avons trouvée. Quant à l'arriéré, Villemer l'a déjà couvert.
DLVIII
A M. GUILLEMAT, LIBRAIRE, A LA CHÂTRE[1]
Nohant, 11 juin 1864
Monsieur,
Je suis vivement touchée de la lettre collective qui m'a été écrite au nom de plusieurs artisans et commerçants de la Châtre; je vous prie de leur en exprimer ma reconnaissance et de leur dire que je n'oublierai jamais notre bon pays et les sympathies que j'y ai rencontrées. Elles me payent largement des petites persécutions qui m'ont été suscitées en d'autres temps et que j'aurais rencontrées partout ailleurs; car le monde ne comprend pas toujours que l'humanité n'est qu'une seule et même famille, et il faudra encore du temps pour que l'on sache où est le bonheur.
Il serait dans la sainte fraternité et son jour viendra, les poètes n'en peuvent pas douter; car c'est le pressentiment qui les fait vivre.
Nous traversons, en attendant, une époque de civilisation où le travail est anobli dans l'opinion des honnêtes gens et où beaucoup de souffrances et de fatigues ne font rien perdre à l'homme de son indépendance et de sa dignité, quand il sait les comprendre.
Plusieurs comprennent: patience avec ceux qui ne comprennent pas!
Je ne m'absente que pour peu de temps, j'espère; mais, de loin ou de près, croyez bien, messieurs, que mon coeur restera avec vous et que votre belle et bonne lettre sera un de mes plus doux souvenirs.
Recevez-en mes remerciements avec l'expression de mon dévouement sincère.
GEORGE SAND.
[1] En réponse à une lettre collective des ouvriers de la Châtre, faisant leurs adieux à George Sand, qui allait quitter Nohant, pour s'établir à Palaiseau (Seine-et-Oise).
DLIX
A MAURICE SAND, A GUILLERY
Palaiseau, 18 juin 1864.
Mon Bouli,
J'ai reçu ce matin ta lettre de jeudi soir, et, à l'heure qu'il est, tu es encore à Nohant. Celle-ci (de lettre) te trouvera à Guillery, d'où il me tarde bien d'avoir des nouvelles de votre voyage. Ce brave Cocoton va-t-il être étonné de dormir avec ce tapage de chemin de fer, lui qui ne veut pas que sa mère respire trop fort à côté de lui! Ce sera de quoi le corriger; car il faudra bien qu'il prenne son parti de ce vacarme.
On dit dans les journaux qu'il pleut à verse dans toute la France, si bien que je crains que vous ne trouviez pas le beau temps à Guillery. Mais pourtant le baromètre remonte.
Ici, le mauvais temps est supportable. La maison est si gentille et si bien appropriée à tous mes besoins, je suis si bien installée et outillée pour écrire, que je ne m'impatiente pas d'y rester. Hier, il faisait beau, nous avons fait un tour dans le vallon de la petite rivière. La rivière est trouble en ce moment, mais le pays est délicieux. Les gens de la campagne sont tous cultivateurs, propriétaires, franchement paysans et très gentils à la rencontre. Ils vous disent bonjour comme à Gargilesse.
Il y en a qui ont, pour tout avoir, un champ de roses jeté au milieu des champs de blé, et ce champ de rosés embaume à un quart de lieue à la ronde. Je ne sais pas si ce pays serait à ton goût; moi, il me plaît énormément. Il est rustique au possible, ce qui ne i'empêche pas d'avoir un grand style, à cause de ses beaux arbres et de ses verdures immenses.
Jusqu'ici, je ne sais rien de ma dépense, il faut quelques semaines pour s'en rendre compte. Je sais que la table est exquise et que je n'ai jamais si bien mangé. Les fruits et les légumes, dont je vis principalement, sont d'un pays de Cocagne. Si nous avions Nohant en pareille terre, nous serions riches. On se procure au reste ici tout ce qu'on veut comme à Paris, poissons de mer, etc., en s'entendant avec les gens de l'endroit, qui sont serviables au possible. Enfin on ne manque absolument de rien. Ce doit être aussi cher ou peu s'en faut qu'à Paris; mais Lucy me parait une grande économe: elle fait un plat pour quatre jours, et, tous les jours, elle vous le sert tellement transformé, qu'on croit manger du nouveau. Je ne sais de quoi vivent son mari et elle. Si cela dure, c'est merveilleux. Les nouveaux balais swepe vounelo[1] comme disait le bon Cauvières[2]. On m'assure pourtant que ceux-ci dureront, parce qu'ils ont fait leurs preuves ailleurs. Nous verrons bien.
Parlez-moi de vous, de ma Cocote, que je bige mille fois, et de mon
Cocoton et de Guillery. Dis mes amitiés à ton père. Bonjour à Marie.
J'ai vu en esprit la délivrance des lérots[3] et des poissons. Quelle noce! Ceux-là ne nous regrettent pas, Moi, je cherche un brochet pour nettoyer le petit nymphée, où les grenouilles frayent un peu trop. Je me suis payée hier des pots de fleurs. On va me donner deux canards de Chine pour mon eau. Il y a ici, dans le jardin, un criocère énorme et d'un rouge foncé; c'est un insecte magnifique et très abondant. Je l'appelle criocère au hasard.
[1] Les nouveaux balais balayent bien.
[2] Docteur médecin à Marseille.
[3] Genre de petits écureuils que Maurice Sand avait apprivoisés et
qui vivaient en cage dans la salle à manger de Nohant, à côté
d'un aquarium peuplé de tanches, de vérons et d'épinoches.
DLX
A MADAME LINA SAND, A GUILLERY
Palaiseau, 29 juin 1864.
Chère fille,
Je reçois ta lettre du 26, qui renverse mes notions. Ce n'est donc pas le 27, c'est donc le 26 ton anniversaire? au moins ma lettre et mon petit cadeau te seront-ils parvenus le 27? Tout ça, c'est égal à présent, car tout a dû arriver, et tu sais que je n'ai pas oublié les vingt-deux ans de ma Cocote, non plus que le 30 juin de Mauricot.
Comment! ce pauvre amour de Cocoton a été malade à ce point au moment du départ? J'ai peur qu'à Guillery vous ne vous enrhumiez, parce que vous êtes mal clos dans vos chambres. Je me souviens du vent qui passe sous la porte et qui, de mon temps déjà, soulevait les jupons. Ici, nous bravons les intempéries dans une maison excellente, épaisse, fermée et saine au possible. Mais ce mauvais temps est général. Nous avons vu le soleil deux ou trois fois depuis que je suis à Palaiseau. Toujours des giboulées, des nuages, ou un joli ciel gris comme en automne; des soirées si froides, que j'ai remis tous les habits d'hiver. C'est très bon pour marcher; tous les soirs après dîner, nous faisons au moins deux lieues à pied. Le pays est admirable, varié au possible: des prairies nivelées comme des tapis, des potagers splendides à perte de vue, avec des arbres fruitiers énormes; puis des collines, même assez escarpées; car, hier au soir, nous avons dû renoncer à grimper. Des bois charmants, des plantes que je ne reconnais pas, tant elles sont différentes en grandeur de celles de Nohant: de la géologie toute fracassée et tordue de mouvements, des cailloux, de la craie schisteuse, des grès, des sables fins, de la meulière; dans les fonds, deux mètres de terre végétale fine comme de la cendre, fertile comme l'Eldorado, et arrosée de sources à chaque pas. Aussi les paysans d'ici sont plus riches que les bourgeois de chez nous. Ils sont très bons et obligeants, et respectent trop la propriété pour qu'on sache ce que c'est que le vol.
Le pays, passé six heures du soir, est désert comme le Sahara. Une fois sortis du village, nous marchons trois heures sur les collines sans rencontrer une âme ou un animal. Pas de Parisiens ni de flâneurs; même le dimanche, fort peu de bourgeois. Des paysans qui se couchent avec le soleil; le silence de Gargilesse. En somme, l'endroit me plaît beaucoup et c'est un isolement complet qui est très favorable au travail; aussi j'y pioche beaucoup et je m'y porte très bien.
L'habitation est loin de réaliser ton rêve de grottes, de parc et d'orangers. C'est tout petit, tout petit, mais si commode et si propre, que je ne demande rien de plus. Quant à vous, je vous vois d'ici promenant Cocoton dans son carrosse à travers les myrtes et les lauriers-roses, et il me tarde de vous savoir là; car vous y aurez vos aises, un beau climat, j'espère, et un bon médecin au besoin.
Dis à Bouli que madame Buloz est venue avant-hier et qu'elle m'a dit ceci: «Buloz a lu le roman de Maurice[1]. Il le trouve très amusant, très bien fait, rempli de talent. Mais il en a très grand'peur. Il dit que, sans de grandes suppressions, il risque d'être arrêté dans la Revue des Deux-Mondes, comme l'a été Madame Bovary dans la Revue de Paris.»
J'ai répondu: «Dites à Buloz qu'il relise encore et fasse des réflexions mûres. Si, avec quelques suppressions de temps en temps, on peut rendre l'ouvrage possible dans la Revue, Maurice m'a donné carte blanche et je me charge de la besogne, sauf à rétablir le texte dans l'édition de librairie. Mais, si les corrections et suppressions sont considérables au point de dénaturer l'ouvrage et de lui enlever sa physionomie, il vaut mieux le publier tout de suite en volume.»
Madame Buloz a repris: «C'est bien l'intention de Buloz d'y renoncer plutôt que de l'abîmer. Aussi je ne suis pas chargée de vous dire qu'il le refuse. Il veut, avant de se prononcer, le lire une seconde fois et y bien réfléchir. Il le regretterait fort, car il en fait le plus grand éloge et dit que c'est prodigieusement amusant et bien fait. Il ajoute qu'en volume cela peut avoir un succès comme Madame Bovary, parce que le lecteur de volumes n'est pas le lecteur de revues.»
Si Buloz décide qu'il ne peut publier sans abîmer le livre, je le chargerai de faire un bon traité pour Maurice avec Michel Lévy: une édition in-octavo qui remplacerait le produit de la Revue (l'ouvrage inédit a toujours plus de valeur), et de petit format ensuite. Que Maurice me laisse faire, et ne se tourmente pas: son roman a chance de succès et j'en tirerai le meilleur parti possible. Au reste, Buloz est bien disposé, il est charmant pour Maurice et déclare lui trouver beaucoup de talent. Peut-être a-t-il raison quant à la pruderie de ses abonnés; peut-être aussi, en y réfléchissant, reconnaîtra-t-il ce que je lui ai déjà dit: «Un roman de moeurs modernes est choquant lorsqu'il blesse les idées modernes; mais l'éloignement historique permet de choquer, car il n'impose pas une morale nouvelle, et le lecteur fait bon marché de personnages si différents de lui-même.»
Sur ce, bonsoir, ma chérie; bige bien Mauricot et Cocoton; écris-moi de longues lettres, tu seras bien Gentille.
[1] Raoul de la Chastre.
DLXI
A M. LUDRE-GABILLAUD, A LA CHÂTRE
Palaiseau, 12 juillet 1864.
Cher et bon ami,
Je serais la plus tranquille et la plus contente du monde, si mon pauvre petit Marc n'était malade à Guillery. Il a la dysenterie très fort et je suis cruellement inquiète depuis quelques jours. Autrement tout allait bien: les enfants en humeur de voyager, et moi à même enfin de me reposer un peu.
Le pays où nous sommes est délicieux; la petite habitation charmante, et pas d'importuns. Je m'y occupe de bon coeur et avec toutes mes aises. J'ai une excellente domestique et je suis riche, puisque les dépenses, qui allaient à Nohant par billets de mille francs, sont ici dans la proportion de cent francs. J'aurai donc de quoi voyager quand le coeur m'en dira. Mais, aujourd'hui, mon coeur, serré par l'inquiétude, ne me dit rien, sinon que j'aspire à la guérison du petit.
Vous êtes la bonté et l'obligeance mêmes, mon cher ami. Je vous remercie de votre sollicitude pour Nohant et je ferai ce que vous conseillerez. Certes je crois qu'un garde est utile. Mais où en trouver un qui garde réellement? Quant à l'assurance, faites-la, c'était convenu, et faites-la comme vous l'entendrez, avec la Compagnie que vous jugerez la meilleure. Rappelez-vous aussi, que le gâteur d'arbres contre lequel un garde me serait utile est mon fermier lui-même, qui laisse ses métayers tenir des chèvres, les mener dehors et permet d'ébrancher autrement qu'il n'est convenu. Tenez la main à ce qu'il en soit puni en ne recevant pas les arbres que je lui cède ordinairement pour son usage.
Bonsoir et merci encore, mon bon Ludre. Vous ne venez donc pas à Paris? La première fois que vous y aurez quelque affaire, il faut venir dîner avec nous. On peut arriver ici à six heures et repartir à neuf et à dix.
Embrassez bien pour moi votre chère femme, et aimez-moi, comme je vous aime.
GEORGE SAND.
DLXII
A MADAME LINA SAND, A GUILLERY
Palaiseau, 14 juillet 1864.
Ma pauvre chérie,
J'ai été bien inquiète hier de ne rien recevoir. Aujourd'hui, cher et cruel anniversaire! je reçois ta lettre du 12, qui me tranquillise un peu; car, dans la journée d'hier et toute cette nuit, j'étais découragée et désespérée. J'attends maintenant le télégramme promis… Ah! si vous pouviez me répondre: Beaucoup mieux! je bénirais encore ce 14 juillet, que je détestais ce matin. Ce qui est déchirant, c'est de penser à ce que souffre ce pauvre ange et à ce que vous souffrez, Maurice et toi, en le voyant souffrir. Prenez espoir et courage, mes pauvres chers enfants! Moi, j'en manque, je suis vieille et usée. Mais l'avenir est à vous. Surtout, ne sois pas malade à ton tour, ma petite chérie. Impossible d'élever des enfants sans inquiétude, sans maladie, sans souffrance et sans danger. Le contraire serait un miracle. Mais quels jours amers à passer!
Maurice, ne te décourage pas. Songe à soutenir les forces de ta Lina. Dieu, quel bonheur si vous me dites ce soir qu'il est mieux. J'ai mille livres de plomb sur le coeur. Ne me laissez pas sans nouvelles, écrivez-moi, ne fût-ce qu'un mot. Le silence m'épouvante. Voici l'heure de la poste. Je vous embrasse et je vous aime.
Onze heures du soir.
Ma lettre a dépassé l'heure de la poste. Je la rouvre, pour vous dire que j'ai reçu le télégramme à six heures. A chaque coup de cloche, je suis folle. Enfin il y a du mieux! Béni soit le jour qui nous rend l'espoir. Si le mieux continue demain, nous pourrons respirer. Comme vous en avez besoin, mes pauvres enfants!
DLXIII
A M. JULES BOUCOIRAN, A NIMES
Guillery, 16 juillet 1864.
Cher ami,
Je vous envoie mes pauvres enfants, ne pouvant les suivre en voyage; j'ai compté que Nîmes serait encore l'endroit où ils auraient le plus de consolations, puisque vous serez là, vous qui les aimez tant et si bien. Vous direz à Maurice tout ce qu'il faut lui dire, il vous écoutera. Il a du courage; mais il a des moments d'exaspération qui reviennent. Vous les combattrez. Parlez-lui de sa petite femme, de l'avenir, de ma vieillesse à épargner. Tachez qu'ils ne soient pas malades. S'ils l'étaient, écrivez-moi, j'accourrai.
Adieu! Dans un instant, nous quittons cette fatale maison et nous partons ensemble pour Agen.
Je vous embrasse de coeur. Donnez-nous du courage!
G. SAND.
DLXIV
A M. LUDRE-GABILLAUD A LA CHÂTRE
Palaiseau, 24 juillet 1864.
Mon ami,
Nous sommes brisés: nous avons perdu notre enfant! Je suis partie avec un médecin mercredi soir pour Agen, d'où j'ai couru sans respirer à Guillery. Le pauvre petit était mort la veille au soir. Nous l'avons enseveli le lendemain et porté dans la tombe de son arrière-grand-père, le brave père de mon mari, à côté du premier enfant de Solange, mort aussi à Guillery. Un pasteur protestant de Nérac est venu faire la cérémonie, au milieu de la population catholique, qui est habituée à vivre côte à côte avec le protestantisme.
Nous sommes repartis tous le soir même pour Agen, où mes pauvres enfants se sont trouvés un peu plus calmes et ont pris du repos. Hier, à Agen, je les ai mis au chemin de fer pour Nîmes. Ils éprouvent le besoin de voyager et je les y ai poussés. Il fallait combattre l'idée d'emporter ce pauvre petit corps à Nohant pour l'y ensevelir; et, vraiment, épuisés comme ils le sont tous deux, c'était de quoi les tuer. J'ai pu surmonter cette exaltation, obtenir le résultat que je viens de vous dire et les voir partir résignés et courageux. Dans quelques semaines, il viendront me rejoindre ici, et j'espère que leurs pensées se seront tournées vers l'avenir.
Moi, je suis partie, laissant des épreuves à corriger et je suis revenue par l'express ce matin à cinq heures. Vous pensez qu'à mon âge, c'est rude. Mais cette fatigue et cette dépense d'énergie m'ont soutenue au moral, et j'ai pu remonter l'esprit de ces pauvres malheureux. Le plus frappé est Maurice. Il s'était acharné à sauver son enfant. Il le soignait jour et nuit sans fermer l'oeil. Il le croyait sauvé; il m'écrivait victoire. Une rechute terrible a fait échouer tous les soins. Enfin, il faut supporter cela aussi!
Ne vous inquiétez pas de nous. Le plus rude est passé. A présent, la réflexion sera amère pendant bien longtemps. M. Dudevant a été aussi affecté qu'il peut l'être et m'a témoigne beaucoup d'amitié.
Embrassez pour moi votre chère femme. Je sais qu'elle pleurera avec nous, elle qui était si bonne pour ce pauvre petit.—Antoine dînait chez moi à Palaiseau le jour où j'ai reçu le télégramme d'alarme. Il a couru pour nous. Mais, malgré son aide et celle de M. Maillard, je n'ai pu partir le soir même; l'express ne correspond pas avec Palaiseau.
Adieu, mon bon ami; à vous de coeur.
G. S.
DLXV
A MADAME SIMONNET, A MONGIVRAY, PRÈS-LA CHÂTRE
Palaiseau, 24 juillet 1864.
Ma chère enfant,
René a dû te dire comment nous sommes partis tout à coup pour Guillery. Nous voilà revenus, laissant notre pauvre enfant dans la tombe de son arrière-grand-père. Maurice et Lina, que j'ai embarqués pour Nîmes, ont été bien soulagés de me voir, et ils ont écouté mes consolations avec un coeur bien tendre. Mais quelle douleur! Maurice, qui s'était exténué à soigner son enfant et qui le croyait sauvé! Je reviens brisée de fatigue; mais j'ai besoin de courage pour leur en donner, et je supporterai mon propre chagrin aussi bien que je pourrai. Écris-leur à Nîmes, chez Boucoiran, au Courrier du Gard. Ils vont voyager un mois pour se remettre et se secouer; mais ils auront leur pied-à-terre à Nîmes et ils y recevront leurs lettres. J'ai oublié de donner leur adresse à Ludre; fais-la-lui savoir tout de suite. Ces témoignages d'affection leur feront du bien.
Aussitôt que je pourrai, j'écrirai au ministre pour Albert, sois tranquille.
Je t'embrasse tendrement, ainsi que ta mère.
G. SAND.
DLXVI
A MAURICE SAND, A NÎMES
Palaiseau, 25 juillet 1864.
Mes enfants,
J'attends impatiemment de vos nouvelles. Nécessairement j'ai l'esprit frappé et j'ai besoin de vous savoir à Nîmes, près de notre bon Boucoiran, bien soignés, si vous étiez souffrants l'un ou l'autre. J'ai bien supporté le voyage; mais nous sommes beaucoup plus las aujourd'hui qu'hier, et je crains qu'il n'en soit de même pour vous. Quand la volonté n'a plus rien à faire, on sent que le corps est brisé. Toute la journée, j'ai corrigé des épreuves[1]. Jugez si j'y avais la tête. Je relisais tout six fois sans comprendre, et c'est pour cette corvée que je vous ai quittés si vite; car la Revue était bouleversée et j'ai reçu aujourd'hui quatre épreuves revenant de Nohant, de Nérac, etc. Louis Buloz est venu m'aider à terminer. J'ai marché un peu ce soir; mais je pleure en marchant, en dormant, en travaillant, et la moitié du temps sans penser à rien, comme en état d'idiotisme. Il faut laisser faire la nature. Elle veut cela. Mais combattez l'amertume, mes pauvres enfants. Ayez le malheur doux, et n'accusez pas Dieu. Il vous a donné un an de bonheur et d'espoir. Il a repris dans son sein, qui est l'amour universel, le bien qu'il vous avait donné. Il vous le rendra sous d'autres traits. Nous aimerons, nous souffrirons, nous espérerons, nous craindrons, nous serons pleins de joie, de terreurs, en un mot nous vivrons encore, puisque la vie est comme cela un terrible mélange. Aimons-nous, appuyons-nous les uns sur les autres. Je vous embrasse mille fois. Maillard va s'occuper et s'occupe déjà de vous chercher un gîte qui nous rapproche.
Écrivez un petit mot amical à lui et à Camille Leclère[2], dans quelques jours. Suivez ses prescriptions, reprenez vos forces et remettez-vous l'esprit avant de travailler de nouveau pour l'avenir. Soignez-vous l'un l'autre au moral et au physique. Et, si l'ennui ne diminue pas là-bas, revenez ici. Parlez-moi de vous, de vos courses; mais, si vous n'avez pas le temps pour les détails, donnez-moi au moins de vos nouvelles en deux mots. Cela m'est bien nécessaire pour me remonter!
Ne vous navrez pas à écrire notre malheur. J'avertirai tout le monde, on vous écrira.
[1] Les épreuves de la Confession d'une jeune fille. [2] Docteur-médecin.
DLXII
A M. NOEL PARFAIT, A PARIS
Palaiseau, vendredi, juillet 1864.
Eh bien, mon cher parrain[1], avez-vous lu le roman terrible[2]?
Puis-je savoir votre avis?
Viendrez-vous en causer avec moi, en acceptant mon petit dîner de Palaiseau; ou, si vous n'avez pas le temps, irai-je à Paris le jour que vous m'indiquerez? Je voudrais bien connaître votre jugement, ô juge impeccable, et pouvoir m'y appuyer.
Pardonnez-moi mon impatience, et comprenez-la.
À vous de coeur.
GEORGE SAND.
[1] Noël Parfait et Alexandre Dumas fils avaient été les parrains de
George Sand, lors de son admission dans la Société des auteurs
dramatiques.
[2] Raoul de la Chastre, roman de Maurice Sand, que la Revue des
Deux-Mondes refusait de publier sous prétexte d'immoralité.
DLXVIII
A MADEMOISELLE NANCY FLEURY, A PARIS
Palaiseau, 4 août 1864.
Nous avons perdu notre pauvre enfant! Je suis arrivée à Guillery pour l'ensevelir. J'ai emmené Lina et Maurice à Agen. Je les ai mis en chemin de fer pour Nîmes. Ils ont besoin de voyager un peu, ils sont aussi courageux que possible. Mais quel coup!
J'ai fait trois à quatre cents lieues en trois jours; j'arrive, je n'en peux plus. Ne venez pas me voir encore, mais écrivez-leur. Que Nancy surtout écrive à Lina. Je vous embrasse.
G. SAND.
Ils sont à Nîmes chez Boucoiran, au Courrier du Gard.
DLXIX
A MAURICE SAND, A CHAMBÉRY
Palaiseau, 6 août 1864
Mes enfants,
Je suis contente de vous savoir arrêtés quelque part dans un beau pays.
Vous avez donc vu ma chère cascade de Coux, celle que Jean-Jacques
Rousseau déclarait une des plus belles qu'il eût vues? C'est là que se
passe une scène de Mademoiselle La Quintinie.
Vous aimez la Savoie, n'est-ce pas? Buloz vous fera voir ses petits ravins mystérieux et ses énormes arbres. C'est un endroit superbe, que sa propriété, et tout alentour il y a des promenades charmantes à faire. Il faut voir mon château de Mademoiselle La Quintinie: il s'appelle en réalité Bourdeaux, et, de là, vous pouvez monter à la Dent-du-Chat.
J'ai vu Calamatta, qui m'a dit que la course de taureaux dans les Arènes de Nîmes était vraiment un beau spectacle, très émouvant, et que cela vous avait distraits et impressionnés tous les trois; il se porte bien, lui, et compte rester quelque temps à Paris. Avez-vous reçu mes lettres adressées à Nîmes, et une à l'hôtel de France de Chambéry? Réclamez-la.
Je te parlais, Mauricot, de l'opinion de Buloz, qu'il ne faut pas prendre absolument au pied de la lettre. Qu'il juge de ce qui convient à sa Revue, à la bonne heure; mais, quand il voit du danger à toute espèce de publication de ce roman, il s'exagère évidemment la chose, et, d'ailleurs, il n'est pas juge en dernier ressort; et il faut qu'il te rende ton roman ou je lui dirai de me le renvoyer. Je l'ai donné à lire à Noël Parfait, qui saura bien nous dire s'il y a danger réel et complet. Buloz te dit d'attendre. Attendre quoi? Ce n'est pas une solution, puisqu'il ne change pas d'avis. Au reste, ne t'en tourmente pas pour le moment. Je ne laisserai pas dormir cela; je suis sûre que Buloz est très gentil pour nous, et son intention, quant au roman, est bonne et sincère.
Je te disais, dans mes autres lettres, que nous ne trouvions rien autour de nous qui pût réaliser ton désir d'un grand jardin avec maison, pour trente mille francs. Il faudra voir toi-même. Marchal explore Brunoy. Mais tout s'arrangera, quand vous serez ici, surtout si vous voyagez un peu pour gagner la fin de la saison. Je me porte bien; il est à peu près décidé qu'on va jouer le Drac au Vaudeville: la nouvelle version, avec Jane Essler pour le Drac, Febvre pour Bernard, lequel Febvre est en grand progrès et grand succès. Je vous bige mille fois tout deux. Distrayez-vous, ne pensez à rien.
«Quand vous écrirez à Maurice, me dit Dumas fils, faites-lui mes amitiés; il n'a pas besoin que je lui écrive pour savoir la part que je prends à son chagrin.»
DLXX
A M. JULES BOUCOIRAN, A NÎMES
Palaiseau, 6 août 1864.
Cher ami,
Mes enfants m'ont écrit que vous aviez été pour eux un vrai papa, que vous les aviez soutenus, plaints, consolés, distraits, et qu'enfin ils vous aimaient tendrement et n'oublieraient jamais l'affection que vous leur avez témoignée. Je savais bien qu'il en serait ainsi et je suis contente qu'ils aient passé près de vous ces premiers cruels jours. J'ai vu Calamatta, qui m'a dit la même chose, et que lui et les enfants avaient été très saisis et impressionnés par les taureaux et les Arènes. Je ne vous remercie pas, cher ami, d'avoir mis tout votre coeur à soulager celui de mes pauvres enfants, mais vous savez si j'apprécie votre immense bonté et votre immense attachement.
Je vous embrasse de coeur.
G. SAND.
DLXXI
A M. CHARLES PONCY, A TOULON
Palaiseau, 26 août 1864.
Cher ami,
Pendant que vous étiez dans la fatigue et dans l'angoisse, nous étions dans le désespoir. Nous avons perdu notre cher petit Marc, si joli, si gai, si vivant, et qui venait d'atteindre son premier anniversaire!—Maurice et sa femme avaient été voir mon mari, près de Nérac. L'enfant y a été pris de la dysenterie, et il y est mort après douze jours de souffrances atroces. Je le croyais sauvé; j'avais tous les jours un télégramme et je ne m'inquiétais plus, quand la nouvelle du plus mal est arrivée. Je suis partie pour Nérac. Nous sommes arrivés pour ensevelir notre pauvre enfant, emmener les parents désolés et leur rendre un peu de courage. Ils ont été, en effet, depuis, passer quelques jours près de Chambéry, chez M. Buloz. Maintenant, ils sont à Paris, occupés d'acheter, non loin de moi, une maisonnette, pour être à portée des occupations de Paris, sans habiter Paris même.
Moi, j'habite décidément Palaiseau, où je me trouve très bien et parfaitement tranquille. C'est un Tamaris à climat doux, aussi retiré, mais à deux pas de la civilisation. Je n'ai à me plaindre de rien. Mais quel fonds de tristesse à savourer!… Cet enfant était tout mon rêve et mon bien.—Encore, passe que je souffre de sa perte; mais mon pauvre Maurice et sa femme! Leur douleur est amère et profonde. Ils l'avaient si bien soigné!
Enfin, ne parlons plus de cela. Vous voilà triomphant d'avoir sauvé votre chère fille. Embrassez-la bien pour moi et pour nous tous.
Nous allons courir ce mois prochain, avec Maurice et Lina, un peu partout, avant de prendre nos quartiers d'hiver. Mais, comme nous n'allons pas loin, si vous venez à Paris, j'espère bien que nous le saurons à temps pour nous rencontrer. Il faudra vous informer de nous, rue des Feuillantines, 97, où nous avons un petit pied-à-terre.
Merci de votre bon souvenir pour Marie. Elle est à Nohant en attendant que Maurice et sa femme s'installent par ici. C'est à eux qu'en ce moment elle est nécessaire.
Bonsoir, chers enfants. Que le malheur s'arrête donc et que la santé, le courage et l'affection soient avec vous.
À vous de coeur.
DLXXII
A M. BERTON PÈRE, A PARIS
Palaiseau, septembre 1864.
Mon cher enfant,
J'étais tellement commandée par l'heure du chemin de fer, ce matin, que je n'ai pas fait retourner mon fiacre pour courir après vous. J'aurais pourtant voulu vous serrer la main et vous dire mille choses que je n'ai pu vous écrire. D'abord M. de la Rounat avait complètement disparu dans ses villégiatures de l'été, et je n'ai pu avoir de lui un mot d'explication. Ensuite un cruel malheur m'a frappée. Mon fils a perdu son enfant. J'ai été dans le Midi, et puis en Berry. J'ai pensé à Villemer et revu La Rounat presque à la veille de la reprise, que je ne croyais pas si prochaine. J'ai eu enfin le récit de ses péripéties à propos de vous, et je l'ai eu trop tard pour rien changer à ses résolutions, puisque vous étiez en pleine Sonora[1] et qu'il faisait répéter M. Brindeau. Le résultat final, c'est que M. Brindeau a très bien joué; mais ce n'était pas une préoccupation égoïste qui me faisait réclamer la connaissance des faits antérieurs à son engagement. Je tenais bien plutôt à ne pas avoir été, à mon insu, prise pour complice d'une infidélité envers vous, à qui nous avons dû un si beau succès. Après beaucoup de détails trop longs à retrouver, La Rounat m'a donné sa parole d'honneur qu'au moment où il avait engagé Brindeau, M. Harmant lui avait absolument refusé de vous rendre votre liberté, en lui démontrant par a plus b que cela était impossible.
J'ai cette affirmation depuis si peu de temps, que je n'ai pu vous l'écrire. Elle était, d'ailleurs, assez inutile. Ce à quoi je tenais, c'est à vous dire qu'on avait tout fait sans me consulter et sans me mettre à même de vous dire mes regrets et mes remerciements. Mais vous n'avez pas douté de moi, j'espère, dans tout cela, et je compte bien que nous livrerons encore ensemble quelque sérieuse bataille. Merci de tout coeur pour la dernière, et, quand vous aurez une matinée à perdre, venez (en me prévenant toutefois un jour d'avance) me voir à Palaiseau. Vous me ferez un vrai plaisir.
A vous,
G. SAND.
[1] Berton venait de jouer les Pirates de la Savane.
DLXXIII
M. LUDRE-GABILLAUD, A LA CHÂTRE
Palaiseau, octobre 1864.
Cher ami,
Je vous réponds tout de suite pour le conseil que Maurice vous demande. Du moment qu'ils ont franchi courageusement cette grande tristesse de revenir seuls à Nohant, ce qu'ils feront de mieux, ces chers enfants, c'est d'y vivre, tout en se réservant un pied-à-terre à Paris, où ils pourront aller de temps en temps se distraire. S'ils organisent bien leur petit système d'économie domestique, ils pourront aussi faire de petites excursions en Savoie, en Auvergne et même en Italie. Tout cela peut et doit faire une vie agréable; car j'irai les voir à Nohant, et il faut espérer qu'il y aura bientôt une chère compagnie: celle d'un nouvel enfant. Il n'en est pas question; mais, quand leurs esprits seront bien rassis, j'espère qu'on nous fera cette bonne surprise. Alors il y aura nécessairement deux ans à rester sédentaire pour la jeune femme; où sera-t-elle mieux qu'à Nohant pour élever son petit monde?
Je vois bien maintenant, d'après leur incertitude, leurs besoins de bien-être, leurs projets toujours inconciliables avec les nécessités et les dépenses de la vie actuelle, qu'ils ne sauront s'installer, comme il faut, nulle part. Ils peuvent être si bien chez nous, en réduisant la vie de Nohant à des proportions modérées et avec le surcroît de revenu que je leur laisse! Si mes arrangements avec les domestiques ne leur conviennent pas, ils seront libres, l'année prochaine, de m'en proposer d'autres et je voudrai ce qu'ils voudront. Qu'ils tâtent le terrain, et, à la prochaine Saint-Jean, ils sauront à quoi s'en tenir sur leur situation intérieure. Après moi, ils auront, non pas les ressources journalières que peut me créer mon travail quand je me porte bien, mais le produit de tous mes travaux; ce qui augmentera beaucoup leur aisance, et, comme ils n'ont pas à se préoccuper de l'avenir, ils peuvent dépenser leurs revenus sans inquiétude.
Je sais qu'il y a pour Maurice un grand chagrin de coeur et un grand mécompte d'habitudes à ne m'avoir pas toujours sous sa main pour songer à tout, à sa place. Mais il est temps pour lui de se charger de sa propre existence, et le devoir de sa femme est d'avoir, de la tête et de me remplacer. N'est-ce pas avec elle qu'il doit vieillir, et comptait-il, le pauvre enfant, que je durerais autant que lui?
Attirez leur attention et provoquez leur conviction sur cette idée, que, pour que je meure en paix, il faut que je les voie prendre les rênes et mener leur attelage. Ce qui était n'était pas bien, puisqu'ils n'en étaient pas contents et qu'ils m'en faisaient souvent l'observation. J'ai changé les choses autant que j'ai pu dans leur intérêt, et je suis toujours là, prête à modifier selon leur désir, mais à la condition que je n'aurai plus la responsabilité de ce qui ne réalisera pas un idéal qui n'est point de ce monde.
Je m'en remets à votre sagesse et aussi à votre adresse de coeur délicat pour calmer ces chers êtres, que vous aimez aussi paternellement, et pour les rassurer sur mes sentiments, qui sont toujours aussi tendres pour eux.
A vous de coeur, cher ami. Quand venez-vous à Paris? Prévenez-moi dès à présent, si vous pouvez; car, toutes affaires cessantes, je veux vous voir à Palaiseau et ne pas me croiser avec vous.
Tendresses à votre femme. Parlez-moi d'Antoine, que j'embrasse de tout mon coeur.
G. SAND.
DLXXIV
A MAURICE SAND, A NOHANT
Palaiseau, 24 octobre 1864.
Cher enfant,
Voilà la pluie, et, si elle dure quelques jours, j'interromprai mes plantations et j'irai vous embrasser.
J'aurais mieux aimé les finir et rester plus longtemps avec vous.
Si tu as la tête cassée de chercher, je t'offre la pareille; car j'essaye de tirer une pièce, soit de Germandre pour le Vaudeville, soit de Mont-Revêche pour l'Odéon, et je vas de l'une à l'autre, écrivant, effaçant, sans savoir encore par laquelle je commencerai; et peut-être, en somme, ne ferai-je ni l'une ni l'autre. Ce sont des douleurs d'enfantement, et il faut-bien passer par là. Si on n'en sort pas vite, il faut se secouer, aller faire une bonne promenade, et, s'il pleut, lire un ouvrage de science qui vous arrache tout à fait à la fatigue du cerveau; car il ne faut pas commencer fatigué.
Voilà mon hygiène, et je sors de ces crises habituellement avec succès ou du moins avec plaisir. Quelquefois aussi, après plusieurs essais pour s'en distraire et s'y remettre, on reconnaît que le sujet ne vaut rien ou qu'on n'est pas propre à s'en servir. On y renonce. On a perdu du temps, c'est vrai; mais il n'est pas perdu, en ce sens qu'on a réguisé l'instrument cérébral qui sert à composer, et il fonctionne mieux ensuite pour un autre sujet. Rappelle-toi qu'avant de faire Raoul, tu voulais faire le Déluge. J'ai bien commencé cent romans que j'ai abandonnés; et ça ne doit pas décourager, à moins qu'on ne soit feignant; mais il faut compter sur l'inspiration, qui ne se commande pas et qui n'est point une intervention miraculeuse de la muse, mais bien un état de notre être, un moment de bonne harmonie complète entre le physique et le moral. Ce moment n'arrive guère quand on le cherche avec trop d'effort, parce que le corps en souffre et refuse au cerveau ses forces vitales. C'est pourquoi je te dis de faire comme moi.
Ça ne va pas? Allons-nous promener, oublions, dormons; ça viendra demain au moment où je n'y penserai plus. J'ai quelquefois trouvé ce que je cherchais la veille, en cherchant autre chose le lendemain.
DLXXV
A M. EDOUARD, RODRIGUES, A PARIS
Palaiseau, vendredi soir, 29 octobre 1864.
Cher ami,
Je ne sors pas de mon petit jardin, où je fais planter et déplanter, et je n'écris guère, c'est vrai! figurez-vous tous les préparatifs indispensables pour une installation d'hiver, et plus la maison est petite! plus il est difficile d'y être bien sans de grands soins. Nous arriverons à y avoir chaud; il est bien nécessaire de n'avoir pas les doigts engourdis pour griffonner. Je me plais on ne peut plus dans ce petit coin. Pourtant je, vais passer quinze jours auprès de mes pauvres enfants à Nohant. Ils ne s'y habituent guère sans moi, surtout sous le coup de ce chagrin encore si saignant de la perte du pauvre petit.
Comme vous me lisez souvent, cher ami! Je suis toute honteuse-et tout effrayée, moi qui ne me relis que contrainte et forcée! J'ai peur que vous ne vous dégoûtiez de cet écrivain trop, fécond! Il m'amuse si peu, que, ayant à faire une pièce qu'on me demande, avec Mont-Revêche, je n'ai pas le courage de relire le livre!
A vous.
G. SAND,
DLXXVI
A MADAME LINA SAND, A NOHANT
Palaiseau, novembre 1864.
Ma belle Cocote,
Tu es bien gentille d'être sage et mieux portante. Si je t'ai donné du courage, c'est en ayant celui de ne pas te parler de mon propre chagrin. L'oublier et en prendre son parti est impossible; mais vivre quand même pour faire son devoir, pour consoler ceux qu'on aime et les aider à vivre, voilà ce qui est commandé par le coeur. La philosophie, la religion même sont par moments insuffisantes; mais, quand on aime, on doit avoir la douleur bonne, c'est-à-dire aimante. Aide donc ton Bouli à moins souffrir; et à se fortifier par le travail et l'espérance d'un meilleur avenir. Il peut être encore si beau pour vous deux, sous tous les rapports! Ne le gâtez pas parle découragement. La destinée et le monde abandonnent ceux, qui s'abandonnent eux-mêmes.
Moi, j'ai bon espoir pour la pièce; Bouli te donnera tons les détails que je lui écris. Je suis désolée que tu aies commandé un chapeau, je t'en envoie trois: un chapeau, une toque et un chapeau rond; c'est-tout ce qui se porte, et à volonté, selon qu'il fait chaud, froid ou doux: modes de cour, rien que ça! La loque est, selon moi, un bijou; le chapeau noir et rose, tout ce qu'il y a de plus distingué pour faire des visites, quand il gèle.
Je regrette mes pauvres pigeons blancs. Il y a certainement une fouine ou une belette ou un rat qui les menace. Peut-être une chouette dans l'arbre; il faudrait déplacer leur maisonnette et la mettre contre un mur.
Si les petites poules et les faisans vous ennuient, donnez les poules à Léontine et les faisans à Angèle, ou à madame Duvernet, ou à madame Souchois. Je crois que c'est encore celle-ci qui endura le plus de soin et à qui ça fera le plus de plaisir.
J'ai vu madame Arnould-Plessy, qui m'a chargée de t'embrasser. Dumas se marie décidément avec madame Narishkine. Je vas me remettre à Mont-Revêche et faire planter mon jardin. Rien de nouveau d'ailleurs. Je n'ai pas eu le courage d'aller voir ta maman et je n'ai pas voulu la faire venir, souffrante et par ce temps de Sibérie. Il faut laisser passer ça. Je me payerai de ne pas faire de visites de jour de l'an, et on ne m'en fera pas, Dieu merci. Je plaindrais ceux qui en auraient le courage!
On me dit qu'à Palaiseau l'hiver se fait plus à la fois que chez nous et que les gelées de mai, si désastreuses dans le Berry, sont tout à fait exceptionnelles. C'est ce qui m'explique que les environs de Paris ont presque toujours des fruits. Au reste, nous verrons bien.
Je te bige quatorze mille fois; donnes-en un peu à ton Bouli. Je ne veux pas encore m'intéresser au roman antédiluvien. Je veux qu'il pense à sa pièce, c'est la grosse affaire. Ça réussira ou non, mais ça doit être tenté.
DLXXVII
A M. PHILIBERT AUDEBRAND
Paris, 23 décembre 1864.
Je viens, monsieur, vous demander un léger service, votre bienveillance ne me le refusera pas.
Pour beaucoup de raisons qui ne vous intéresseraient nullement et qui seraient longues à dire, il m'importe personnellement de ne pas laisser publier trop d'erreurs sur mon compte. On vous a complètement trompé en vous disant que je faisais bâtir des villas. Ma position est des plus modestes et je n'ai pu seulement avoir l'idée qu'on me prête.
Comme la chose par elle-même est bien peu intéressante pour le public, ayez l'obligeance d'écrire vous-même deux lignes de rectification. Je vous en serai reconnaissante.
GEORGE SAND.
DLXXVIII
A M. FRANCIS MELVIL, A PARIS
Paris, 23 décembre 1864.
Monsieur,
J'ai reçu ces jours-ci votre lettre du 7 novembre, après une absence de six semaines et plus. Tout ce que je peux faire pour vous, c'est d'engager la personne chargée dans la maison Lévy de l'examen des manuscrits, à prendre connaissance du vôtre le plus tôt possible. Quant à influencer le jugement d'un éditeur sur les conditions de succès d'un ouvrage, c'est la chose impossible. Ils vous répondent avec raison, que, ayant à faire les frais de la publication, ils sont seuls juges du débit. Ce sont là des raisons prosaïques, mais si positives, que, après avoir essayé plusieurs centaines de fois de rendre des services analogues à celui que vous réclamez de moi, j'ai reconnu la parfaite inutilité de mes instances. Il n'y aurait donc pour vous aucun avantage à ce que je prisse connaissance de votre manuscrit; et comment d'ailleurs pourrais-je le faire? J'ai des armoires pleines de manuscrits qui m'ont été soumis, et ma vie ne suffirait pas à les lire et à les juger. Les éditeurs sont encore plus encombrés; mais ils ont des fonctionnaires compétents qui ne font pas autre chose et qui, tôt ou tard, distinguent les ouvrages de mérite. Soyez donc tranquille: si les vôtres sont bons, ils verront le jour. La personne qui fait cet examen chez MM. Lévy est impartiale et capable. L'intérêt des éditeurs répond de votre cause si elle est bonne.
Agréez, monsieur, l'expression de mes sentiments distingués.
GEORGE SAND.
DLXXIX
A M. ÉDOUARD DE POMPÉRY, A PARIS
Paris, 23 décembre 1864.
Cher monsieur,
Je n'ai encore pu lire votre livre. Je ne fais pas de mon temps ce qui me plaît; mais j'ai lu l'article de la Revue de Paris et je ne serai pas parmi vos contradicteurs. Je pense comme vous sur le rôle que la logique et le coeur imposent à la femme. Celles qui prétendent qu'elles auraient le temps d'être députés et d'élever leurs enfants ne les ont pas élevés elles-mêmes; sans cela, elles sauraient que c'est impossible. Beaucoup de femmes de mérite, excellentes mères, sont forcées, par le travail, de confier leurs petits à des étrangères; mais c'est le vice d'un état social qui, à chaque instant, méconnaît et contrarie la nature.
La femme peut bien, à un moment donné, remplir d'inspiration un rôle social et politique, mais non une fonction qui la prive de sa mission naturelle: l'amour de la famille. On m'a dit souvent que j'étais arriérée dans mon idéal de progrès, et il est certain qu'en fait de progrès l'imagination peut tout admettre. Mais le coeur est-il destiné à changer? Je ne le crois pas, et je vois la femme à jamais esclave de son propre coeur et de ses entrailles. J'ai écrit cela maintes fois et je le pense toujours.
Je vous fais compliment des remarquables progrès de votre talent, la forme est excellente et rend le sujet vivant et neuf, en dépit, de tout ce qui a été dit et écrit sur l'éternelle question.
Bien à vous.
GEORGE SAND.
DLXXX
A MADEMOISELLE LEROYER DE CHANTEPIE,
A ANGERS
Palaiseau, 31 décembre 1864.
Mademoiselle,
Le récit que vous me faites m'a vivement touchée; ce que j'y vois surtout, c'est votre immense bonté, c'est votre vie entière consacrée à faire des heureux ou des moins malheureux. Comment, avec cette âme pleine de tendres souvenirs, et cette conscience d'avoir fait tant de bien, pouvez-vous être triste et découragée? c'est vraiment douter de la justice divine. Et justement vous ne croyez pas aux peines éternelles! que craignez-vous donc de Dieu? est-ce que son appréciation de nos fautes peut être jugée par nous et mesurée selon nos idées?
Je me suis dit bien souvent, quand je me suis vue forcée de reprendre les autres, de gronder un enfant, et même d'enfermer un animal: «Certes Dieu n'est pas juste à notre manière. S'il connaissait la nécessité de châtier, de réprimer, de punir, il serait malheureux; son coeur serait brisé à toute heure; les larmes et les cris des créatures navreraient sa bonté. Dieu ne peut pas être malheureux; donc, nos erreurs n'existent pas comme un mal devant lui. Il ne réprime pas même les criminels les plus odieux; il ne punit pas même les monstres. Donc, après la mort, une vie éternelle, entièrement inconnue, s'ouvre devant nous. Quelle qu'elle soit, notre religion doit consister à nous y fier entièrement; car Dieu nous a donné l'espérance et c'était nous faire une promesse. Il est la perfection: rien des bons instincts et des nobles facultés qu'il a mis en nous ne peut mentir.»
Vous savez tout cela aussi bien que moi, et vous vous rendez bien compte de l'état maladif qui fait naître vos terreurs et vos doutes. Je crois, mademoiselle, que votre devoir est de les combattre, et de traiter votre maladie morale très sérieusement: c'est un devoir religieux auquel vous devez vous soumettre. Vous n'avez pas le droit de laisser détériorer votre intelligence, pas plus que votre santé. Ouvrage de Dieu, nous devons nous conserver purs de chimères et d'insanités. Allez donc vivre ailleurs qu'à Angers, dont le séjour vous rejette dans le délire. Allez n'importe où; pourvu que vous y ayez le théâtre et la musique, puisque vous en ressentez un si grand bien. Faites cela par amitié pour ceux qui ont de l'amitié pour vous, faites-le aussi pour votre conscience, qui vous défend l'abandon de vous-même.
Agréez tous mes sentiments affectueux et dévoués.
GEORGE SAND.
DLXXXI
A M. LADISLAS MICKIEWICZ, A PARIS
Paris, 11 janvier 1865.
Monsieur,
J'ai reçu le bel ouvrage de M. Zaleski, et je vous prie de lui en témoigner ma gratitude et ma satisfaction. J'ai reçu aussi les ouvrages que vous avez publiés et que vous avez bien voulu m'envoyer. Je suis touchée de votre souvenir et je n'ai pas besoin de vous dire que je sais apprécier votre talent d'écrivain et l'ardeur de votre patriotisme. Je regrette de n'avoir, dans cette question palpitante, aucune lumière à laquelle j'ose me livrer entièrement. Je vois un conflit terrible entre des hommes qui ont tous combattu pour leur patrie, ou que le malheur a tous frappés, et qui se reprochent mutuellement ce commun désastre: c'est l'histoire de tous les désastres! En France, nous avons été divisés aussi par la défaite; et quelle force, quelle sagesse il faut avoir, dans ces moments-là, pour ne pas se maudire et s'accuser les uns les autres! Il faudrait, pour prononcer, être initié tout à coup aux clartés que l'histoire seule pourra tirer des faits divers mis en présence. Je ne me suis pas sentie autorisée à instruire, dans ma pensée et dans ma conviction, ces grands procès politiques, où tant de détails sont à contrôler, tant d'accusations à vérifier soi-même. Il y faudrait toute une vie exclusivement consacrée à l'enquête immense que l'avenir seul pourra mettre sous nos yeux. Vous êtes bien jeune pour ce travail d'exploration! et ne craignez-vous pas de vous tromper? Des appels à l'indignation publique contre telle ou telle figure historique n'ont-ils pas le danger de désaffectionner de l'oeuvre commune? Ils consternent un peu ma conscience, je vous le confesse, et je n'ose vous dire que vous faites bien de montrer les plaies de la Pologne avec cette absence de ménagement.
Je n'ose pas non plus vous dire que vous faites mal; car vous obéissez à l'emportement d'une passion vraie, et, comme tout ce qui arrive doit servir à tout ce qui doit arriver, peut-être faut-il que vous accomplissiez la rude tâche que vous vous imposez. La vérité ne se fait qu'avec ce qui la provoque; car, d'elle-même, elle est paresseuse à se montrer, et tant d'obstacles sont entre Dieu et nous!
Agréez, monsieur, l'expression de ma sollicitude quand même, et parce que.
GEORGE SAND.
DLXXXII
A M. NEPFTZER, DIRECTEUR DU TEMPS, A PARIS
Palaiseau, 12 janvier 1865.
Il est piquant sans doute de se réveiller en apprenant, par la voie des journaux, des nouvelles de soi-même, nouvelles que l'on ignorait complètement.
J'apprenais ainsi, il y a quelques jours, que j'avais acheté un terrain et que j'allais y faire bâtir un hôtel très curieux et très original. Cette fortune venue en rêve ne me fâchait pas; mais la construction de l'hôtel ainsi annoncée m'embarrassait beaucoup. Je ne suis pas architecte et je n'aime pas à bâtir. Aussi, en me frottant les yeux, me suis-je trouvée fort aise de n'avoir pas le moindre capital à placer et de ne pas être forcée de tenir les promesses du journal à ses abonnés.
Il a été annoncé aussi dans plusieurs journaux que je faisais pour l'Odéon une pièce tirée de mon roman de Valvèdre, chose à laquelle je n'ai jamais songé. Enfin voici le Temps qui va envoyer bien des visiteurs se casser le nez à ma porte, en annonçant mon arrivée à Paris.
Il paraît que le but de mon installation à Paris est d'assister aux répétitions d'une pièce que mon fils a présentée à l'Odéon. Comme toutes ces nouvelles n'ont rien de malveillant, j'espère que les rédacteurs voudront bien comprendre qu'elles peuvent mettre, dans la vie des gens quelconques, certains quiproquos embarrassants et leur faire écrire à leurs amis et connaissances mystifiés beaucoup de lettres inutiles. Je leur en demande donc la rectification bénévole. Je n'ai pas gagné à la loterie, je ne fais rien bâtir, je fais une pièce dont le titre n'est pas fixé et dont le sujet n'est pas tiré de Valvèdre. Mon fils n'a pas fait de pièce pour l'Odéon, et, quand il sera en répétition, il s'en occupera lui-même. Enfin, je ne suis pas à Paris, et il n'y a absolument rien, dans ma vie, qui offre le moindre intérêt de nouveauté et de curiosité au public parisien.
GEORGE SAND
DLXXXIII
A M. ARMAND BARBES, A LA HAYE
Palaiseau, 15 janvier 1865.
Cher ami,
Combien je suis touchée de tout ce que vous m'écrivez! Vos souffrances, votre courage invincible, votre affection pour moi, voilà bien des sujets de douleur et de joie. Vous vous êtes cramponné à l'exil, et il a bien fallu vous admirer, malgré les prières et les regrets.
Mais, si vous avez eu un moment de santé suffisante, comme Nadar me le disait, pourquoi n'en avoir pas profité pour chercher, ne fût-ce que momentanément, un climat meilleur pour vous? Vous parlez si peu de vous-même, vous faites si bon marché de votre mal, qu'on ne sait pas ce qui peut l'alléger.
Pour ma part, j'ai une foi, c'est qu'il n'y a pas de maladies incurables. La médecine avancée commence à le croire; moi, je l'ai toujours cru, et je me dis que c'est un devoir envers l'avenir, envers l'humanité, de vouloir guérir. J'ai eu, il y a quatre ans, une fièvre typhoïde: il m'est resté une maladie de l'estomac qui a duré trois ans et qui était qualifiée de chronique. M'en voilà guérie, mais aussi je l'ai voulu.
Et, pourtant, croyez bien que je pourrais dire avec vous: Ma vie a été triste! Elle a été, elle sera toujours pleine d'atroces déchirements, et mon fonds de gaieté intérieure ne me préserve pas des accablements complets. J'ai perdu, l'été dernier, mon petit Marc, l'enfant de Maurice et de sa gentille compagne, la fille de Calamatta. Le pauvre petit avait un an, il était né le 14 juillet; le jour de son premier anniversaire, son agonie a commencé. Il était joli et intelligent déjà. Quelle douleur! nous n'en sommes pas encore revenus; et, pourtant, je demande, je commande un autre enfant; car il faut aimer, il faut souffrir, il faut pleurer, espérer, créer, être; il faut vouloir enfin, dans tous les sens, divin et naturel. Mes pauvres enfants ne me répondent encore que par des larmes; ils ont trop aimé ce premier enfant, ils craignent de ne pas aimer le second; ce qui prouve, hélas! qu'ils l'aimeront trop encore! mais peut-on se dire qu'on limitera les élans du coeur et des entrailles?
Vous me dites, ami, que vous me comparez quelquefois à la France; je sens du moins que je suis Française, à cette conviction souveraine, qu'il ne faut pas compter les chutes, les blessures, les vains espoirs, les cruels écrasements de la pensée, mais qu'il faut toujours se relever, ramasser, rassembler les lambeaux de son coeur accrochés à toutes les ronces du chemin, et aller toujours à Dieu avec ce sanglant trophée.
Me voilà loin de mon sermon sur la santé; pourtant, j'y reviens naturellement. Votre vie est précieuse, quelque brisée ou déchirée qu'elle soit. Faites donc tout au monde pour nous la garder.
Adieu, ami; je vous aime. Maurice aussi, lui!
GEORGE SAND.
DLXXXIV
A SON ALTESSE LE PRINCE NAPOLÉON (JEROME) A PARIS
Palaiseau, 7 février 1865.
Voilà votre victoire annoncée dans les journaux, mon grand ami! C'est un beau soleil d'Austerlitz que ce jour brumeux de février. Il ne fera pas brailler tant de trompettes, mais on en célébrera plus longtemps l'anniversaire. C'est votre oeuvre, on le saura et on s'en souviendra. Moi, je n'oublierai pas que vous avez passé avec nous, dans un petit coin, la soirée après ce beau combat, et, en vous écoutant, j'aurais oublié les heures; je crains que nous n'ayons abusé de votre bonté, nous qui n'avons rien de mieux à faire que de vous entendre, tandis que, vous, vous avez tant de grandes et bonnes choses à accomplir.
Le bonheur est une abstraction en même temps qu'une réalité, quoi qu'en disent les philosophes. Durable et certain à l'état d'idéal pour qui en connaît la vraie et haute nature, il est momentané et puissant à l'état de réalité, quand les faits servent l'idéal. Donc, portant en vous la vraie notion du bonheur, qui est de le répandre et de le donner, vous en savourez quelquefois la sensation, quand les faits obéissent à votre ardente et généreuse volonté.
Soyez donc heureux, puisque le bonheur est une conquête et que vous venez de gagner une belle bataille. Les jours de dégoût et de fatigue reviendront. Le bonheur à l'état de réalité complète n'est pas une chose permanente pour l'homme; mais il vous restera à l'état d'idéal, augmenté du souvenir des victoires; et la morale de ceci est qu'il faut combattre toujours pour augmenter votre trésor de force et de foi. La reconnaissance des hommes, ce qu'on appelle la gloire n'est qu'une conséquence, un accessoire peut-être! vous l'aurez. Mais votre but est plus élevé. Vous n'êtes pas pour rien de la race ambitieuse du bien, qui lutte en ce siècle contre la race ambitieuse d'argent. Vous avez des forces à dépenser, c'est déjà un bonheur que d'être riche en ce sens-là.
J'ai reçu vos invitations en règle; merci de votre bon souvenir. Mais me voilà au coin du feu avec la grippe, et, pour quelques jours, je lutterai sans grand effort contre la fièvre.
Ce ne sera rien; je penserai à vous et je parlerai de vous, ayant auprès de moi quelqu'un qui ne demande que cela.
Avez-vous pensé, en vous en allant tout seul, à pied, depuis le Panthéon, les mains dans vos poches, au clair de la lune, que, dans cent ans d'ici, la France, le monde par conséquent vivrait, grâce à vous, d'une autre vie?
Du haut du Panthéon quelque chose a dû vous parler et vous crier:
«Marche!»
A vous de coeur toujours et toujours plus.
G. SAND.
DLXXXV
AU MÊME
Palaiseau, 9 mars 1865.
Cher prince, vous me disiez bien que rien n'était fait puisqu'il y avait encore à faire. Le désaveu de M. Duruy et de votre généreuse inspiration ne vous surprend peut-être pas; mais il doit vous fâcher. Moi, Je n'en suis pas contente, oh! non. Mais c'est partie remise, j'espère, et vous emporterez d'assaut la citadelle à la première occasion. Il y a là une belle question à plaider devant le pays. Vous la plaiderez, n'est-ce pas?
Je ne sais pas si on vous a envoyé, comme je l'avais demandé, l'épreuve de mon article sur la Vie de César. Je n'ai pas dû me demander si elle plairait ou non à l'illustre auteur.
Tout en rendant hommage au talent réel et considérable, je ne puis accepter la thèse, et j'ai failli dire que, comparer l'oeuvre de César, cet acheteur de consciences, à l'oeuvre, peut-être blâmable à certains égards, mais du moins intègre et vraiment fière de Napoléon Ier me paraissait un blasphème. Je l'aurais dit si je n'eusse craint d'empiéter sur le domaine de la politique, interdite au petit journal où j'insère cet article, à la demande de mon éditeur.
Vous m'avez fait espérer que je vous verrais un de ces jours, mon grand ami. J'ai tellement peur de vous manquer, que je ne bougerai pas de la semaine. Je vous aime de tout mon coeur.
G. SAND.
DLXXXVI
A M. ERNEST PÉRIGOIS, A LA CHÂTRE
Palaiseau, 26 mars 1865.
Cher ami,
D'abord, dites à Angèle que je la remercie de sa pelote et de sa charmante lettre; j'attends encore que les dames Fleury m'envoient la première. Berthe m'a promis de me la faire parvenir, et puis Lina, et personne ne m'a tenu parole. Il faudra donc que j'aille moi-même réclamer mon bien; mais je vais très peu à Paris, et, quand j'y vais, c'est toujours pour quelque affaire pressée. Il y a des siècles que je n'ai fait de visites à mes amis. Il fait si froid et si humide pour se promener en sapin, que je remets au printemps les courses qui ne sont pas absolument obligatoires. Mes enfants sont paresseux pour venir à Palaiseau. Je le leur pardonne; ils ont été enrhumés comme des loups, et je suis un peu loin du chemin de fer, sans omnibus ni fiacre, avec des chemins souvent chétifs; mais je sais que la pièce de Maurice est reçue pour l'hiver prochain au Châtelet, et que son roman a paru.
Votre étude sur César est bien plus savante et plus approfondie que la mienne, et je la relirai avec soin quand je rendrai compte du second volume. Mais le journal qui m'a demandé ce travail et que je tiens à obliger parce qu'il appartient à Michel Lévy, mon éditeur, et qu'il est dirigé par notre ami Aucante, ne souffre ni longs développements, ni érudition trop sérieuse, ni allusions politiques. Il y en avait déjà un peu trop dans mon premier article. Mais, quant au jugement sur l'ouvrage, je n'ai pas eu à surmonter l'embarras que vous me supposez. Si j'eusse trouvé l'ouvrage mauvais, comme le journal n'eût pas inséré une critique trop rude, je n'eusse pas fait l'article. C'était bien simple. Je suis la première personne qui ait été à même de le lire, et mon compte rendu est le premier qui ait été fait. J'étais donc très libre de mon jugement et j'ai trouvé que le livre avait du mérite. Je savais pertinemment qu'il était tout entier, et sans correction aucune, du fait de celui qui le signe. Donc, je devais mon éloge impartial au talent, qui est réel. Quant à approuver la préface et à admirer César, le diable ne m'aurait pas fait départir de ma façon de penser, et je dois dire qu'on a bien pris la chose.
Cette publication sera un bien, en ce sens que, de tous côtés, on se met à faire ce que nous faisons: on démolit César, avec un peu plus ou un peu moins d'indulgence ou de passion; la critique le découronne généralement et il ne sortira pas blanc de la sellette où le livre impérial le fait asseoir. Bien peu de gens, en somme, savent l'histoire, et il est bon qu'on leur mette le nez dessus. Le livre n'aura pas de succès. C'est un talent froid et concis, sans profondeur réelle et qui n'a d'intérêt littéraire que pour les gens du métier. Encore tous ne sont pas comme moi, qui suis un peu panthéiste en fait d'art et qui aime toutes les manières, celles qui sont un peu exubérantes et celles qui ne le sont pas du lout. J'aime ce qui est bien fait, n'importe par quel procédé, et, pour mon compte, je n'en ai pas, ou, si j'en ai, c'est sans m'en rendre compte. Les lettrés sont généralement plus forts que moi sur ce point, et, quant au gros public, peu lui importe qu'on serve l'erreur ou la vérité, pourvu qu'on l'amuse ou l'étonne. Or il ne trouvera dans le livre impérial rien d'assez épicé pour lui et il ne l'achètera pas, c'a été ma première impression. Heureusement que les éditeurs n'ont pas de droits d'auteur à payer; car ils auraient fait là une mauvaise affaire.
Mais en voilà bien assez sur cela.
Quel rude et long hiver! J'attends la chaleur avec impatience. Du reste, je me plais ici: pays charmant, braves gens, solitude, silence, ouvriers avancés et pourtant sages, paysans laborieux, culture admirable, ni mendiants ni voleurs, pas de Parisiens, pas de flaneurs sur les chemins. Ce coin est inconnu, et, si ce pauvre Jean-Jacques l'eût découvert, il n'y serait pas mort de chagrin.
Bonsoir, mes chers enfants; embrassez pour moi les beaux mioches; rappelez-moi au souvenir de tous nos amis communs.
G. SAND.
Vous me demandez si je travaille. Oui certes, puisque je suis encore de ce monde. Je fais en même temps un roman pour ce printemps et une pièce pour l'hiver prochain. J'ai découvert que l'un me reposait de l'autre, et ça m'amuse comme ça.
DLXXXVII
A M. LOUIS RATISBONNE, A PARIS
Palaiseau, 30 mars 1865.
Votre bienveillante sympathie pour moi m'enhardit à vous demander, monsieur, votre appui pour mon fils. Son livre[1], très enjoué à la surface, a, je crois, beaucoup de fond, car il fait revivre une figure de fantaisie que l'on peut croire historique, puisqu'elle résume une phase de l'état humain, si je puis dire ainsi. L'étude de cet être évanoui, l'homme d'il y a cinq cents ans, avec toutes ses erreurs, tous ses déportements, ses notions fausses, ses qualités natives, sa rudesse, son aveuglement et sa bonté, offre, je crois, quelque chose de plus sérieux que le récit des aventures arrangées pour le plaisir du lecteur; et, comme les aventures ne manquent pourtant pas dans ce roman et sont amusantes quand même, je crois, sans trop de prévention, maternelle, qu'il mérite quelque attention et l'encouragement de la critique sérieuse.
Me pardonnerez-vous de vous demander la vôtre pour qui n'oserait pas vous la demander lui-même, en vous promettant que nous en serons tous deux très flattés et très reconnaissants?
Agréez, monsieur, l'expression de mes sentiments distingués.
GEORGE SAND.
[1] Raoul de la Chastre, qui venait de paraître, chez Michel Lévy.
DLXXXVIII
A M. LEBLOIS, PASTEUR, A STRASBOURG
Palaiseau, 17 mai 1865.
J'apprends, monsieur, de quelle mortelle douleur vous avez été frappé. Ce n'est pas à vous, âme profondément religieuse, qu'il faut parler de courage et de foi. Vous en avez pour nous tous, pour vous-même par conséquent. Mais le courage et la foi n'empêchent pas la douleur d'être vive et cruelle, et vos amis, en respectant votre vraie piété, n'en plaignent pas moins votre infortune. Que leur affection et leur sollicitude adoucissent, autant que possible, le déchirement de votre âme, et veuillez me compter, monsieur, parmi ceux qui vous portent le plus sincère et le plus fervent intérêt.
GEORGE SAND.
DLXXXIX
A SON ALTESSE LE PRINCE NAPOLÉON.(JÉROME). A PARIS
Palaiseau, 1er juin 1865.
Cher grand ami,
Maurice m'envoie pour vous un mot du coeur que je vous transmets.
Si vous étiez un ambitieux, je vous dirais que ce qui arrive est bien heureux pour vous et vous place bien haut! Mais vous aimez le progrès pour lui-même et vous souffrez quand il s'arrête, même à votre profit. Et puis vous êtes loyal et votre âme souffre d'être méconnue. Je sens tout cela et je suis indignée de voir l'esprit du passé souffler sur toutes les idées vraies.
Quelle triste situation que celle d'un homme qui rêve le pouvoir absolu, et qui croit l'atteindre en étouffant la vérité! tout cela, voyez-vous, c'est la faute à César. On rêve de résumer, en soi une sagesse providentielle, et on oublie que les hommes d'aujourd'hui ont tous reçu de la Providence, c'est-à-dire de la loi qui préside à leur émancipation, une dose de sagesse qu'il faut connaître et consulter avant d'oser dire: «Il n'y a qu'un maître et c'est moi!» Comme c'est vieux, cette doctrine de l'autorité d'un seul, et comme c'est vide au temps où nous vivons! comme le genre humain tout entier proteste, sciemment ou non, contre cette chimère! C'est le fatal chemin de l'éternel désastre.
Dormez tranquille, votre conscience est en paix. Vous pouvez rire de ceux qui disent: «Il veut le bien, donc il a de mauvais desseins.»
Plaignez ceux qui pensent ainsi et comptez que la France n'est pas avec eux et vous rend justice. Quel beau et noble talent vous avez! On ne pourra jamais vous empêcher d'être ce que vous êtes. Il n'est pas adroit, si l'on s'en inquiète, de le manifester publiquement.
G. SAND.
DXC
A M.
Palaiseau, 9 juin
Cher monsieur,
J'ai lu votre livre. Il est savant, ingénieux, clair et intéressant au possible. Il me laisse toutefois au point où il m'a prise. Je savais bien que Jésus croyait à la résurrection des corps, et je suis d'autant plus persuadée que sa doctrine était la continuation de la vie humaine ou la réapparition personnelle dans la vie humaine, que vous établissez sans réplique la source de cette croyance, son histoire, sa raison d'être, son lien avec le passé, enfin tout ce qui constitue le fait historique, peu connu jusqu'ici dans ses détails. Mais votre conclusion ne me soumet pas. En croyant à l'immortalité du corps, Jésus et ses aïeux croyaient à celle des âmes, par la raison qu'il n'est pas de corps sans âme. Il était donc spiritualiste sans être exclusivement spiritualiste. Vous, vous êtes exclusivement spiritualiste; je ne peux pas comprendre cette doctrine, par la raison qu'il ne me semble pas possible d'affirmer des âmes sans corps.
Vous avez mille fois raison de placer Dieu et la forme de notre immortalité dans la région de l'impénétrable. Mais qui dit l'immortalité dit la vie. La vie est une loi que nous connaissons; elle ne se manifeste pas pour nous dans la séparation de l'âme et du corps, dans la pensée sans organes pour se manifester. Nous ne pouvons donc pas nous faire la moindre idée d'une vie spirituelle qui soit purement spirituelle; et je ne peux pas vous dire que je crois à une chose dont je n'ai pas la moindre idée.
Jésus se trompait sur les conditions de la résurrection, nous n'en doutons pas; mais il me semble que, quant au principe de la vie, il le comprenait bien, ou du moins aussi bien qu'il est donné à I'homme de le comprendre. Que l'âme se revête d'un corps de chair ou de fluide, il ne lui en faut pas moins quelque chose à animer, ou bien elle n'est plus une âme, elle n'est rien. Nous savons qu'il y a des planètes légères, relativement à nous, comme le liège, comme le bois, etc. Elles n'en sont pas moins des mondes, et leur existence est tout aussi matérielle que la nôtre.
Socrate n'est pas si clair qu'il vous paraît. Je pense qu'il croyait bien que son âme revêtirait un autre corps; quoiqu'il semble souvent dire le contraire par la bouche du divus Plato. Ailleurs, Platon voit les âmes faire elles-mêmes leur destinée, courir où leurs passions les emportent, et, là, il donne la main à Pythagore. Si les âmes ont des passions bonnes, ou mauvaises, elles sont organisées.—Autrement?
Enfin, vous aurez encore beaucoup à nous dire là-dessus; car votre hypothèse laisse une lacune philosophique des plus graves. Pardon de mes objections, cher monsieur. Vous êtes si sympathique et vous paraissez si bon, qu'on vous doit de dire ce qu'on pense.
G. SAND.
DXCI
A M. LOUIS ULBACH, A PARIS
Palaiseau, 27 juin 1865.
Cher monsieur,
Combien je suis heureuse d'avoir à vous remercier! Quand votre loyale et forte main signe un brevet de talent, l'apprenti passe maître et prend son rang; Vous avez surtout senti ce qui ne pouvait échapper à un coup d'oeil comme le vôtre, mais ce qu'il était bien utile pour mon fils de dire au public vulgaire: c'est qu'il a une individualité qui est bien sienne et qu'aucune direction n'a pu lui donner. Tout mon rôle, à moi, était de ne pas la lui ôter et de comprendre sa réelle valeur. C'est à quoi je me suis attachée toute ma vie, et j'en suis récompensée, le jour où vous me prouvez, vous en qui je crois, que je ne me suis pas fait d'illusions maternelles sur cette valeur de talent.
Votre appréciation, si franche et si délicate, est une joie réelle pour moi, et je vous remercie du fond du coeur d'avoir lu le livre avec cette conscience et cet esprit de généreuse protection. J'envoie l'article à Maurice, qui est à Nohant avec sa femme. Tous deux seront bien heureux et bien reconnaissants.
Et votre livre, à vous, ce livre dont vous me parliez à l'Odéon, est-il publié? Je ne sais rien là où je suis, garde-malade affligée, et blessée par-dessus le marché, par suite d'une chute. Quand vous paraîtrez, ne m'oubliez pas. Je vous serre les mains, cher confrère, et suis, avec affection, tout à vous.
DXCII
A MAURICE SAND A NOHANT
Palaiseau, 29 juin 1865.
Bouli,
Je t'enverrai demain ton manuscrit et tes articles. Mais tu me troubles fort en me demandant conseil. Pour tout ce qui est érudition, tu es plus ferré que moi; moi, je pense au succès, et je voudrais t'épargner les critiques qui ont écrasé Salammbô, ouvrage très fort, très beau, mais qui n'a vraiment d'intérêt que pour les artistes et les érudits. Ils le discutent d'autant plus, mais il le lisent, tandis que le public se contente de dire: «C'est peut-être superbe, mais les gens de ce temps-là ne m'intéressent pas du tout.» Tu en risquais autant avec ton moyen âge; tu as su vaincre la difficulté et rendre la chose amusante pour le gros public en même temps qu'appréciable aux artistes.
Il faut trouver moyen de faire le même tour de force pour ton Coq. Or il sera très indifférent au public et aux journalistes, qui ne sont pas érudits,—tu peux t'en apercevoir,—que tes personnages soient les ingénieuses personnifications des races antiques. Cela plairait à des savants dans la partie; mais combien y en a-t-il? Et le peu qu'il y en a ne te liront même pas: il suffit qu'une chose s'appelle roman pour qu'il ne l'ouvrent jamais.
Donc, ta science sera perdue et te nuira, si c'est en vue de la science que tu fais ton livre. Il est amusant et plein de grandissimes qualités, c'est bien; mais il y faut une base qui manque. Il faut un ton, c'est-à-dire une forme, un style qui rattache l'esprit du lecteur à une époque connue de lui. Plus tu la prendras moderne, plus tu auras de lecteurs. La couleur indiano-persane en aura dix sur cent; personne ne la connaît. La couleur d'Apulée en aura cent sur cent: le type de l'Âne d'or est devenu populaire. Tu vois que c'est bien important, et je te croyais fixé là-dessus. Je voudrais qu'avant d'entreprendre un nouvel Ane d'or, tu fisses du Coq d'or [1] une chose dans cette couleur. Il était convenu qu'un Apulée ou un Lucien apocryphe, un de leurs amis civis buliscus, je veux bien, aurait voyagé dans l'Inde ou dans la Perse, et recueilli de la bouche d'un Bouliskof de ce temps-là; le récit traditionnel des aventures de l'Atlantide, et qu'il expliquerait en peu de mots les types et les fictions à sa manière et à son point de vue.
Exemple: «Vous me demanderez, mon cher Lucien, ce que je pense des Gaules et si je crois à leur existence. En vérité, j'y crois un peu pour telle ou telle raison.»
Ces interruptions du narrateur feraient très bien. Elles ramèneraient, du fond d'une antiquité fantastique, le lecteur au sentiment d'une réalité antique à lui connue. Elle peindrait l'état des esprits au temps du narrateur, et cet état est, s'il m'en souvient bien, un mélange de scepticisme audacieux et plaisant, avec une foule de superstitions grossières comme l'histoire naturelle d'Oppien. Tout cela mettrait le lecteur sur ses pieds. Il se dirait: «: Voici d'où je pars et voilà où l'on me mène. Je le veux bien; pourvu qu'on me rappelle de temps en temps où j'étais.»
Autrement, il dira qu'on l'emmène trop loin, qu'on le perd dans le brouillard, et que des gens si anciens ne sont pas assez différents du présent, ou bien qu'ils le sont trop; qu'il ne peut en être juge, et, quand le lecteur se sent trop dépaysé, il vous lâche.
Enfin, il voudra se dire à chaque instant: «Voilà de drôles de moeurs et d'incroyables habitudes! Mais c'était comme ça, on me le prouve; Celui qui raconte ces choses et que je connais parbleu bien, puisque c'était un ami de mon ami Apulée, m'explique que ce devait être comme ça. Alors j'y crois, et, du moment que j'y crois un peu, ça m'amuse.»
Voilà mes raisons, toutes de fait et prosaïques; mais il faut tenir compte de cela quand on s'adresse au public des romans. Autrement, il faut faire des ouvrages d'érudition pure; autre public.
Réfléchis et décide; car bien certainement il y a un parti à prendre dans lequel tu sais mieux que moi ce qu'il y a à faire. Mais, avec ma version, je vois tout possible dans ce que tu as fait, sauf les longueurs et le trop d'importance donné à des personnages secondaires. Je laisserais les anoplothères, sans les nommer peut être, mais en les décrivant, et le narrateur dirait qu'il croit à l'existence de ces animaux parce qu'il en a vu des ossements en tel ou tel endroit. «Reste à savoir, dirait-il, s'il y en avait encore du temps de Satouran. Je vous donne la légende comme on me l'a donnée.»
Tu ferais ce narrateur gai, malin et naïf, poète quand même, lorsqu'il raconte les grandes scènes de la fin, qui sont belles et qu'il ne faut pas changer.
Sur ce; je te bige, et encore ma Cocote. Je vas me coucher.
Mes amitiés à Rigolo. Il faut le rendre très savant, il est en âge d'apprendre un tas de choses. Quoi qu'on en dise, il n'y a rien de si intelligent qu'un âne. Ça parlerait si ça voulait, mais ça ne veut pas.
[1] Le Coq aux cheveux d'or, roman de Maurice Sand.
DXCIII
A M. SAINTE-BEUVE, A PARIS
Palaiseau, 1865.
Avez-vous lu un singulier petit volume qui a paru, y il a quelque temps, chez Dentu, sous un mauvais titre: un Amour du Midi, et sous le voile de l'anonyme? Est-ce manque de courage, ou empêchement de position? N'importe. L'ouvrage est bizarre, inégalement écrit, souvent très peu correct d'expressions, parfois trop naïf, parfois trop déclamatoire (comme, du reste, l'auteur a l'esprit de le juger lui-même); s'élevant dans le vague et retombant à plat dans le non-sens; enfin très obscur parfois, comme la parole d'un exalté qui ne sait pas toujours ce qu'il dit.
Voilà bien des défauts. Eh bien, ces défauts pourraient être une grande habileté. Mais nous ne le croyons pas; nous aimons mieux penser que l'auteur, jeune, est sans soin, sans expérience, et tout à fait dépourvu de ce que l'on est convenu d'appeler du talent.
Il n'en est pas moins vrai que cet essai anonyme mérite beaucoup d'être remarqué. Ce n'est ni un roman proprement dit, ni une analyse: c'est un cri de la passion. Mais ce cri est vrai et il est fort. Il ne ressemble à rien de ce qui s'écrit pour écrire. Il a pour lui la jeunesse, le vrai délire, la naïveté, la plénitude, tout ce que I'on cherche en vain dans un livre bien fait: l'émotion sans bornes, dégagée hardiment du contrôle de la raison.
Il a aussi, malgré la fréquente vulgarité des mots et des images, une distinction et une originalité de sentiments très touchantes. Il a la foi, il croit à Dieu, à l'amour, à la liberté et même aux journaux. Il croit aussi à la gloire et il croit en lui. C'est un enfant généreux, c'est peut-être un étranger, tombé de quelque planète où l'on vit encore par le coeur et où l'on dit tout ce qu'on pense sans se soucier de faire rire M. Proudhon.
Enfin, c'est quelque chose qui nous a fait dire spontanément: «C'est bien mauvais!» et: «C'est bien beau!» Que voulez-vous! tout le monde a du talent; nous ne sommes pas blasés, nous chérissons le talent. Mais tout le monde n'a pas la passion, et c'est là ce qui, bien ou mal exprimé, l'emportera toujours sur l'art, comme le parfum d'une rose l'emporte sur toutes les essences d'une boutique de parfumeur.
La critique peut dire: «Sachez écrire ou n'écrivez pas.» Elle a raison. Mais le public peut dire aussi: «Soyez ému ou n'espérez pas nous émouvoir.» Aura-t-il tort?
GEORGE SAND.
DXCIV
A M. LOUIS ULBACH, A PARIS
Palaiseau, 27 septembre 1865.
Vos livres me sont arrivés dans un moment affreux, cher monsieur, laissez-moi plutôt dire ami. J'ai été morte, je ne sais pas si je suis vivante, bien que mon corps marche et agisse. Était-ce une bonne disposition pour vous lire? Pourtant je viens de lire Louise Tardy, et cela me semble un chef-d'oeuvre d'analyse délicate, subtile et vigoureuse à la fois; une de ces histoires sans événements qu'on n'oublie pourtant jamais, parce qu'on croit avoir toujours connu ces âmes-là. Et quelle forme exquise, ingénieuse à définir toutes les émotions et toutes les réflexions!
Vous me traitez de maître, c'est vous qui passez maître, et, moi, je passe je ne sais quoi. Je double le cap de l'Amertume, et j'entre dans les mers inconnues de l'Isolement. N'importe! dans la douleur ou dans le calme, je vous applaudirai toujours du coeur et des deux mains. Merci d'avoir pensé à moi; je lirai le Parrain, bien sûr.
Cette femme de lettres que vous peignez si bien, elle est jeune, et on peut s'imaginer, au premier abord, que son état l'a blasée sur les choses de la vie; mais, si elle était vieille, vous eussiez pu la peindre tout de suite comme aiguisée et surexcitée, et disposée à souffrir plus que les autres. Au reste, vous avez conclu. Vous avez montré que notre travail d'analyse, à vous, à moi, à tous les artistes qui prennent leur tâche au sérieux, pousse au besoin de se dévouer et de se défendre, deux sollicitations contraires qui rendent la vie plus difficile à nous qu'aux autres. Quelle affaire que la vie! et la mort, quel abîme!
Ayez grand courage, vous avez le grand lot.
A vous de coeur.
G. SAND.
DXCV
A GUSTAVE FLAUBERT, A PARIS
Palaiseau, 22 novembre 1865.
Il me semble que ça me portera bonheur de dire bonsoir à mon cher camarade avant de me mettre à l'ouvrage.
Me voilà toute seule dans ma maisonnette. Le jardinier et son ménage logent dans le pavillon du jardin, et nous sommes la dernière maison au bas du village, tout isolée dans la campagne, qui est une oasis ravissante. Des prés, des bois, des pommiers comme en Normandie; pas de grand fleuve avec ses cris de vapeur et sa chaîne infernale; un ruisselet qui passe muet sous les saules; un silence… ah! mais il me semble qu'on est au fond de la forêt vierge: rien ne parle que le petit jet de la source qui empile sans relâche des diamants au clair de la lune. Les mouches endormies dans les coins de la chambre se réveillent à la chaleur de mon feu. Elles s'étaient mises là pour mourir, elles arrivent auprès de la lampe, elles sont prises d'une gaieté folle, elles bourdonnent, elles sautent, elles rient, elles ont même des velléités d'amour; mais c'est l'heure de mourir, et, paf! au milieu, de la danse, elles tombent raides. C'est fini, adieu le bal!
Je suis triste ici tout de même. Cette solitude absolue, qui a toujours été pour moi vacance et récréation, est partagée maintenant par un mort qui a fini là, comme une lampe qui s'éteint, et qui est toujours là. Je ne le tiens pas pour malheureux, dans la région qu'il habite; mais cette image qu'il a laissée autour de moi, qui n'est plus qu'un reflet, semble se plaindre de ne pouvoir plus me parler.
N'importe! la tristesse n'est pas malsaine: elle nous empêche de nous dessécher. Et vous, mon ami, que faites-vous à cette heure? Vous piochez aussi, seul aussi; car la maman doit être à Rouen. Ça doit être beau aussi, la nuit, là-bas. Y pensez-vous quelquefois au «vieux troubadour de pendule d'auberge, qui toujours chante et chantera le parfait amour»? Eh bien, oui, quand même! Vous n'êtes pas pour la chasteté, monseigneur, ça vous regarde. Moi, je dis qu'elle, a du bon.
Et, sur ce, je vous embrasse de tout mon coeur et je vais faire parler, si je peux, des gens qui s'aiment à la vieille mode.
Vous n'êtes pas forcé de m'écrire quand vous n'êtes pas en train. Pas de vraie amitié sans liberté absolue.
A Paris, la semaine prochaine, et puis à Palaiseau encore, et puis à
Nohant.
DXCVI
A M. LE BARON TAYLOR, A PARIS
Nohant, 15 décembre 1865.
Monsieur,
Vous m'avez arraché une promesse que je ne puis tenir; vous et les éminents écrivains qui vous secondaient, vous étiez persuasifs, affectueux, indulgents, irrésistibles. Mais j'ai trop présumé de mes forces devant un devoir à remplir. Il y a des devoirs aussi envers le public. Il ne faut pas le leurrer d'un attrait qu'on se sent incapable de lui offrir. Vous auriez regret de l'avoir convoqué pour lui montrer une personne timide et gauche qui resterait court. Mes enfants et mes amis ont bondi devant l'annonce de cette lecture. Ils s'y opposent de tout leur pouvoir. Ils savent qu'en aucune circonstance je n'ai pu surmonter mon embarras, ma défiance absolue de moi-même. Demandez-moi, commandez-moi toute autre chose oú je n'aurai pas à payer de ma personne.
Croyez, monsieur, vous et les membres du comité qui m'ont honoré de leur visite, que je ne me console de mon impuissance et de ma défection que par le souvenir des bontés que vous m'avez témoignées et par la reconnaissance qu'elles m'inspirent.
DXCVII
A M. ALEXANDRE DUMAS FILS, A PARIS
Nohant, 7 janvier 1866.
Merci, cent fois merci, mon fils, pour toute la peine que nous nous donnons; car vous en prenez autant que moi. Si vous dites que La Rounat a raison, c'est qu'il a raison. Et je crois pourtant toujours qu'il y avait du remède; car ce qui manque dans ma version, c'est de l'intérêt, je le vois à présent; c'est de la passion[1]. Eh bien, que la jeune fille fût (telle qu'elle est, et en commençant par une fantaisie romanesque) prise d'une passion véritable, qu'elle la, fit partager à Lélio, que Lélio se sacrifiât à son ami, il y avait motif à émotion ou à souffrance, et le moyen de la fin pouvait prendre plus d'importance et de vraisemblance pour guérir ces coeurs blessés (moyen de la fin auquel, du reste, je ne tiens pas, s'il ne vous dit rien, et qui deviendrait peut-être inutile). Enfin je vois dix combinaisons pour une, comme toujours. C'est ma nature de ne pas croire à l'impossible et de ne pas croire non plus à l'impuissance des, sujets. Du moment qu'on peut les tourner du côté qu'on veut, c'est une question d'essai et de recherche. Je crois que, si j'avais pu être à Paris, savoir tout de suite, et non au bout de huit jours d'attente inutile, l'impression de La Rounat, j'aurais été à vous tout de suite et nous aurions paré le coup. Il est vrai que j'aurais eu votre opinion avant la sienne; car je vous aurais montré la chose avant de me la laisser arracher par lui acte par acte.
C'est un impatient aveugle qui, devant une déception, abandonne tout et ne cherche pas le remède ou vous empêche de le chercher.
Il est, au reste, comme presque tout le monde, en ce monde, et je ne lui en veux pas pour ça: ce n'est pas l'affaire des directeurs de théâtre d'avoir de la persévérance, de la philosophie et de la présence d'esprit. Il a laissé passer un temps précieux et il cherche son salut Dieu sait où.
Quant à nous autres, il ne nous est ni permis ni possible de nous décourager, et je vois que vous voyez déjà quelque chose à tenter dans un autre sujet. Moi, je ne vois rien dans les sujets, au premier aperçu.
Dans tout cela, cher fils, je ne pense jamais à la peine prise en pure perte, et à ce qu'on appelle, le travail perdu. Il n'y a pas de travail perdu, du moment qu'on a eu le plaisir de travailler. D'ailleurs, ça apprend, et la vie se passe à apprendre; ceux qui la passent à regretter ne vivent pas. Je vous bénis de prendre intérêt à ma vie, et aucune vérité ne me dégoûte du travail. Ce qui dégoûte ou peut dégoûter du métier, ce sont les injustices du public ou la mauvaise foi des critiques; mais ce qui porte sur nous-même, les erreurs qu'on nous fait voir, le mal qu'on nous indique à réparer, c'est bien bon et bien stimulant.
[1] Il s'agissait d'une pièce tirée de la Dernière Alddui.
DXCVIII
A SON ALTESSE LE PRINCÉ NAPOLEON (JÉROME), A PARIS
Nohant, 20 janvier 1866.
Cher prince,
Je veux vous donner moi-même de nos nouvelles. J'ai toujours été, depuis dix jours, sage-femme où nourrice, berceuse ou garde-malade, et je n'ai pas eu un moment de repos. Ma belle-fille, après une délivrance prompte et heureuse, a été assez sérieusement malade à plusieurs reprises. Elle va mieux sans être guérie, et, comme cela peut se prolonger et la fatiguer trop pour nourrir, nous avons donné une belle paysanne à mademoiselle Aurore.
Au milieu de tout cela, Maurice, en courant au secours dans un incendie, à failli être tué et je l'ai vu rentrer couvert de sang; ce qui, au premier moment, n'est pas gai pour une mère médiocrement spartiate. Heureusement, c'est sans gravité, et il n'aura qu'une cicatrice bien présentable. Nous voilà donc, sinon tout à fait tranquilles, du moins en état de respirer; mais je ne peux pas encore quitter ma chère couvée; et, pourvu que vous ne partiez pas pour quelque nouveau voyage avant que je vous aïe revu! Il y a des siècles, et je ne m'y habitue pas.
Toutes ces émotions ont coupé mon travail et mes projets de cet hiver pour le théâtre. Les artistes, dit-on, ne devraient pas avoir de famille. Moi, je crois le contraire, pour mille raisons que vous savez mieux que moi.
Joyeuse, triste, inquiète où tranquille, je vous aime et je pense à vous, cher prince, comme à une des meilleures affections de ma vie.
Mon blessé et ma malade vous remercient de votre bonne lettre, et me chargent de les bien rappeler à vous; Calamatta vous envoie l'expression de son respect.
G. SAND.
DXCIX
A MAURICE SAND, A NOHANT
Paris, 1er février 1866.
Me voilà recasée aux Feuillantines. J'ai fait un très bon voyage: un lever de soleil fantastique, admirable, sur la vallée Noire: tous les ors pâles, froids, chauds, rouges, verts, soufre, pourpre, violets, bleus, de la palette du grand artisan qui a fait la lumière; tout le ciel, du zénith à l'horizon, était ruisselant de feu et de couleur; la campagne charmante, des ajoncs en fleurs autour de flaques d'eau rosée.
Il faisait si doux, même à sept heures du matin, que j'ai voyagé avec les vitres baissées. La route est très dure; mais on y promène de grands rouleaux de fonte et elle sera bientôt belle; j'avais un bon postillon et de bons chevaux.
A Châteauroux, surprise agréable: mes vieux Vergne, qui partaient pour
Paris et avec qui j'ai eu le plaisir de voyager.
A la gare, ici, j'ai trouvé les Boutet; j'ai dîné avec les Africains. J'ai vu le soir les Lambert et Marchal; j'ai bien dormi, je n'ai pas eu la moindre fatigue.
Il vient de m'arriver une dépêche télégraphique. Ça m'a fait une peur atroce: j'ai cru que Lina était retombée malade. Ça arrive tout bonnement de Neuilly: c'est Alexandre qui vient dîner avec moi. Nouveau système de correspondance, que je ne m'explique pas encore: la dépêche est imprimée par l'appareil télégraphique. Ils se z'inventeriont le diable!
Méfie-toi de ce trop joli temps traître. A Paris, il fait doux; mais on n'aperçoit, pas le soleil, je l'ai laissé dans la vallée Noire, et j'ai trouvé ici la boue et la pluie.
Bige ma Cocote pour moi, et mon Aurore, et Calamatta.
Et je te bige mille fois toi-même. Écris souvent.
DC
AU MÊME
Paris, 5 février 1866.
Je viens de t'écrire un mot pour que tu saches dès demain la bonne nouvelle. Tu sais qu'il n'y a pas d'écouteur moins entraînable, plus froid et plus positif qu'Alexandre. C'est pour moi le plus difficile public qui existe et le plus intimidant. J'ai tout de même très bien lu la pièce[1]. Tout le temps, il a ri ou crié: «Bien! charmant! parfait!» Le père Germinet a été pour lui un type accompli. Il a donné deux ou trois conseils, excellents:
Au premier acte, mettre la fin de la scène de Jean et Blanchon au commencement de ladite scène.
Au troisième, faire qu'on ne sache pas que le gendre annoncé par
Germinet est Cadet Blanchon.
Enfin, à la dernière tirade de Jean Robin, quand Gervaise refuse, faire qu'il aille jusqu'à un petit coup de couteau et une tache de sang au gilet, pour amener un cri de Gervaise et le pardon complet de tout le monde.
Ce n'est donc qu'un point lumineux à mettre. Il trouve la pièce admirablement faite et soutenue. Il dit que c'est un bijou, qu'il faut pour le public qu'elle soit admirablement jouée, et qu'elle ira à tout public quel qu'il soit, parce que c'est la vie de tout le monde et la vérité de toutes les situations dans toutes les classes. A peine la lecture finie, il a pris son chapeau et a couru dire à Thierry qu'il venait d'entendre un chef-d'oeuvre et lui conseiller de venir me le demander, pour le faire jouer par l'élite de la troupe des Français:
Lafontaine—Jean.
Coquelin—Blanehon.
Régnier ou Got—Germinet, etc.
Si Thierry ne reçoit pas la chose de confiance et d'enthousiasme, il va au Gymnase. En ce moment, il y a un succès énorme, Héloïse Paranquet, qui est censée de M. Durantin, mais qui est de lui, Alexandre.
Dans un mois ou six semaines, Jean Robin sera su, Héloïse baissera, et, comme les deux pièces [2] sont courtes, on les jouerait ensemble. Nous aurions, pour Germinet: Arnal ou Lesueur. La saison du printemps sera excellente, vu qu'après un hiver si doux, nous aurons du froid jusqu'en juin. D'ailleurs, on ne quitte plus Paris qu'en plein été. Si les frimas gâtent ton jardin et tes noyers, tu te diras pour consolation: «Ça fait marcher ma pièce;» car c'est ta pièce autant que la mienne. Nous nous nommons tous deux et nous partageons. Alexandre y voit un succès; non pas des millions,—ce n'est qu'une pièce en trois actes,—mais assez d'argent pour que ça paye joliment le peu de peine que ça nous a coûté. Il a fini en disant: «Vous vous êtes donné bien du mal pour l'Aldini, qui n'a pas été, et voilà un chef-d'oeuvre que vous avez écrit en vous amusant.»
C'est La Rounat qui va faire une drôle de tête, quand il verra que je lui disais vrai, et qu'en huit jours on pouvait lui donner une bonne pièce. Au lieu de ça, il court après la pièce d'Augier, qu'il n'aura pas, dit-on; et, s'il l'a, réussira-t-elle? et, si elle réussit, lui fera-elle grand bien? Augier, qui n'est pas bête, se fait donner la moitié des recettes.
En attendant qu'on sache si Augier lui donnera cette pièce, on répète Cadol, que j'ai vu hier et qui est sur les épines, content tout de même; car il avait accepté la situation, et on le jouera plus tard, si ce n'est tout de suite. On dit que sa pièce est bien; il est plein d'espoir.
J'ai dîné hier chez les Joubert, des gens riches, amis des Dumas et de Marchal. C'est le père Dumas qui a fait la cuisine, tout le dîner; dix plats énormes, exquis; douze couverts. On avait renvoyé les cuisiniers de la maison pour ce jour-là, afin de le laisser fonctionner sans contrôle, sans trahison et sans difficulté. Il est venu à trois heures de l'après-midi avec sa vieille bonne, et, en réalité, sans blague, il nous a fait manger comme ne mangent pas les empereurs. Il était charmant par-dessus le marché, bon enfant et drôle au possible. Il m'a beaucoup demandé de vos nouvelles et répété que Raoul de la Chastre était un chef-d'oeuvre.
J'ai eu la chance de vendre là cinq cents francs un petit Boucher grand comme l'ongle, dont le propriétaire demandait cent cinquante francs. Quand je lui ai porté tout à l'heure le billet de cinq cents francs, il s'est mis à pleurer comme un veau, de joie. C'est un malheureux, homme que tu connais, Doligny, ancien acteur et ancien directeur de théâtre. Il est tombé dans une telle panne, qu'on allait lui vendre ses meubles demain, et il a sa femme mourante. Il a eu l'idée de m'apporter ce petit Boucher hier, et, aujourd'hui, il vient d'en recevoir le prix. On a rarement cette bonne chance de faire plaisir aux gens avec tant de facilité.
J'ai vu les Lambert et je les revois ce soir à l'Odéon, où je vais entendre la Vie de Bohême, que je ne connais pas.
Minuit.
Je reviens de l'Odéon, où j'ai pleuré comme un Doligny. C'est navrant et charmant, cette pièce. C'est très bien joué; Thuillier est superbe. J'ai vu La Rounat, qui a la pièce d'Augier, mais pas de Berton pour la jouer; il est dans tous ses états. J'y ai vu Cadol, toujours sur la branche, et tous les grands et petits cabots qui me pleurent. J'ai dit à La Rounat: «Vous n'avez eu qu'un tort, c'est de ne pas espérer que je pourrais faire un miracle de volonté et de promptitude, de vous décourager et de me décourager de vous, en me faisant perdre quinze jours. J'aurais eu une bonne idée. Je l'ai eue malgré vous; mais, à présent, ce n'est pas pour vous.»
Voilà comment il ne faut pas jeter le manche après la cognée; à présent que j'ai de l'expérience, je ne me laisse plus dépiter ni abattre. J'ai donc bien fait, cette fois surtout, d'être philosophe et de ne pas m'arrêter de piocher. Cette pièce nous fera beaucoup d'honneur, à ce que dit Alexandre. Jeudi, je dîne chez Magny; grand dîner donné par Demarquay. Tu vois que je fais une vie de Polichinelle. Je me porte bien; mais j'ai besoin d'avoir plus de nouvelles de vous, plus de détails. Ma Cocote est sur pied en chambre; il me tarde de savoir qu'elle est descendue. Aurore a-t-elle toujours une crise de pleurs le soir? Si ça a continué, il faut l'écrire au docteur Darchy.
Tout l'univers me demande de vos nouvelles. Bonsoir, mes enfants. Je vous bige à mort. J'espère que Cocote va être contente de mes nouvelles.
Calamatla est-il parti?
[1] Les Don Juan de village. [2] Les Don Juan de village et Héloïse Paranquet.
DCI
A MADAME LA COMTESSE SOPHIE PODLIPSKA, A PRAGUE
Palaiseau, 12 février 1866
Je suis vivement touchée, madame, de l'envoi que vous voulez bien me faire[1] (je ne l'ai reçu que depuis quelques jours) et de l'excellente lettre qui y était jointe. C'est un honneur pour moi d'être traduite par vous, et c'est une douceur que d'être aimée en même temps avec tant de délicatesse et de générosité.
M. Léger a pris la peine de m'envoyer la traduction en français de votre intéressante préface. Elle m'a reportée au temps déjà éloigné où je rêvais les aventures de Consuelo, et où, manquant beaucoup de renseignements, j'essayais de m'initier, par interprétation et par divination, au génie de la Bohême, à la beauté de ses sites et à l'esprit profond, caché sous le symbole de la coupe. Je n'avais ni la liberté ni le moyen d'aller en Bohême, et je me disais que, si je commettais quelques erreurs, la Bohême me les pardonnerait, à cause de l'intention sincère et de la sympathie fervente. Je reste convaincue que le peuple qui a un passé si dramatique et si enthousiaste est et sera toujours un grand peuple.
Agréez, madame, avec mes remerciements, l'expression de mes sentiments affectueux et dévoués.
[1] La traduction du Consuelo en langue tchèque.
DCII
A M. DESPLANCHES, A PARIS
Palaiseau, 25 mai 1866.
Mon cher ami,
Vous dites très bien ce que vous voulez dire; mais votre manière de raisonner peut être mille fois contredite. Ne soyons fiers d'aucune définition; sur ce sujet-là, il n'y en a pas de bonne. Vous faites de Dieu une pure abstraction; de là votre certitude. Si Dieu n'était qu'abstraction, il ne serait pas. Il faudra donc, pour que l'homme ait la certitude de l'existence de Dieu, qu'il puisse arriver à le définir sous l'aspect abstrait et concret.—Pour, cela, il nous faut trouver le troisième terme, que vous appelez l'union. Oui, le trait d'union! Mais quel, est-il? Nous ne le tenons pas, malgré tous les noms qu'on lui a donnés en métaphysique et en philosophie. L'homme ne se connaît pas encore lui-même, il ne peut pas s'affirmer.
«Je pense, donc je suis!» est très joli, mais ça n'est pas vrai. Quand je dors, je ne pense pas, je rêve; donc je ne suis pas? L'arbre ne pense pas, il n'est donc pas.
Tout ça, c'est des mots.—Et vous ne savez pas comment Dieu pense.
Peut-être n'y a-t-il dans son esprit aucune opération analogue à ce que
vous appelez penser. On le ferait probablement rire si on lui disait:
«Tu ne penses pas à la manière de l'homme, donc tu n'es pas.»
Soyons simples si nous voulons être croyants, mon cher ami. Ni vous ni moi ne sommes assez forts—et de plus forts que nous y échouent—pour définir Dieu, vous en convenez, et, par conséquent, pour l'affirmer, vous n'en convenez pas. Mais l'homme ne pourra jamais affirmer ce qu'il ne pourrait pas définir et formuler.
Ce siècle ne peut pas affirmer, mais l'avenir le pourra, j'espère! Croyons au progrès; croyons en Dieu dès à présent. Le sentiment nous y porte. La foi est une surexcitation, un enthousiasme, un état de grandeur intellectuelle qu'il faut garder en soi comme un trésor et ne pas le répandre sur les chemins en petite monnaie de cuivre, en vaines paroles, en raisonnements inexacts et pédantesques. Voilà votre erreur! vous voulez prêcher comme une doctrine nouvelle ce qui n'est que le ressassement de toutes nos vieilles notions insuffisantes et tombées en désuétude. Vous gâtez la cause en cherchant des preuves que vous n'avez pas et que personne encore ne peut avoir en poche.
Laissez donc faire le temps et la science. C'est l'oeuvre des siècles de saisir l'action de Dieu dans l'univers. L'homme ne tient rien encore: il ne peut pas prouver que Dieu n'est pas; il ne peut pas davantage prouver que Dieu est. C'est déjà très beau de ne pouvoir le nier sans réplique. Contenions-nous de ça, mon bonhomme, nous qui sommes des artistes, c'est-à-dire des êtres de sentiment. Si vous vous donniez la peine de sortir de vous-même, de douter de votre infaillibilité, ou de celle de certains hommes que je respecte; de lire et d'étudier beaucoup tout ce qui se produit d'étonnant, de beau, de fou, de sage, de bête et de grand dans le'monde; à l'heure qu'il est, vous seriez plus calme et vous reconnaîtriez que, pas plus que les autres, vous n'avez trouvé la clef du mystère divin.
Croyons quand même et disons: Je crois! ce n'est pas dire: «J'affirme;» disons: J'espère! ce n'est pas dire: «Je sais.» Unissons-nous dans cette notion, dans ce voeu, dans ce rêve, qui est celui des bonnes âmes. Nous sentons qu'il est nécessaire; que, pour avoir la charité, il faut avoir l'espérance et la foi; de même que, pour avoir la liberté et l'égalité, il faut avoir là fraternité.
Voilà des vérités terre à terre qui sont plus élevées que tous les arguments des docteurs. Ayons la _modes__tie_ de nous en contenter, et ne prêchons pas l'abstrait et le concret à tort et à travers; car c'est encore ça des mots, mon petit, des mots dont on rira dans cinq cents ans au plus tôt ou au plus tard!
Il n'y a pas plus d'abstrait que de concret et pas plus de concret que d'abstrait, c'est moi qui vous le dis. Ce sont des termes de convention qui ne portent sur rien et qu'on mettra au panier avec tout le vocabulaire de la métaphysique, excellent dans le passé, inconciliable aujourd'hui avec la vraie notion des choses humaines et divines.
Vous êtes un noble coeur et une heureuse intelligence; mais changez-moi le procédé de démonstration. Il ne vaut rien. Dites à vos petits enfants: Je crois, parce que j'aime.—C'est bien, assez. Tout, le reste leur gâtera la cervelle. Laissez-les chercher eux-mêmes, et songez que déjà, appartenant à l'avenir, ils sont virtuellement plus forts et plus éclairés que nous.
Et, là-dessus, je vous embrasse et vous aime de tout mon coeur.
DCIII
A M. ANDRÉ BOUTET, A PALAISEAU
Nohant, 14 juin 1866.
Cher ami.
Nos lettres se sont croisées ce matin entre Nohant et la Châtre. Nous comptons bien sur vous au 15 juillet ou dans la huitaine. Je ne sais pas si vous connaissez Bourges. Outre la cathédrale et la maison de Jacques-Coeur (hôtel de ville actuel), il y a à voir la maison improprement nommée de Louis XI, actuellement couvent des Soeurs bleues; c'est un bijou.
Je ne sais pas comment vous voyagez. Si vous allez en chemin de fer, du Puy à Clermont, vous ne verrez guère le Velay ni l'Auvergne. Il faudrait au moins rayonner du Puy aux dikes environnants, et de Clermont au mont Dore; car, à Clermont, il n'y a rien à voir que Royat, qui n'existe presque plus, et le puy de Dôme qui est tout nu et manque d'intérêt. Le mont Dore est une oasis. Je vous y recommande les gorges d'Enfer plus que le puy de Sancy; c'est moins pénible et plus beau.
De Clermont à la Châtre, le voyage ne doit pas être aisé en patache. À quelques lieues de Clermont, sur cette route, Pontgibault avec ses laves est très curieux. Une pointe sur Volvic et Auval est très belle à faire. Cela se pourrait faire dans un seul jour, en partant de Clermont et en y revenant le soir; car le reste de la route sur la Châtre ne vous offrira plus que les dernières assises du massif d'Auvergne, de moins en moins accidentées.
Je crois que vous auriez profit de temps et de fatigue à revenir prendre à Clermont le chemin de fer pour Châteauroux. À Châteauroux, deux heures et demie de patache pour venir à Nohant.
Ah! pourtant, il faudrait voir, à Clermont, Grave-noire. C'est tout près, et sur la route du mont Dore. Ne vous faites pas enterrer dans la pouzzolane en allant trop près des coupures vives; mais voyez ça, vous saurez parfaitement ce que c'est qu'un volcan moderne. La fontaine incrustante est dans Clermont; on peut voir ça. Le puy de la Pège est assez loin et ne vaut pas la course.
Ne gravissez pas le puy de Dôme: vous le verrez de reste en passant au pied et en le contournant pour aller à Pontgibault ou à Volvic. Il n'a pas d'intérêt botanique, et, si vous montez au Sancy, la vue est plus belle. Voyez, au mont Dore, la cascade de l'Écureuil.
Surtout voyez le champ de laves de Pontgibault, vous aurez vu les grands brûlés de l'île Bourbon et les terrains probables de la lune. Ce champ de laves n'a pas de nom et les gens du pays ne vous y conduisent pas, ils n'en connaissent pas l'intérêt, ils vous mènent à une source glacée qui n'en a pas tant. Ces brûlés sont sur la route, tout, près de Pontgibault, à gauche en venant de Clermont; ils sont ou ils étaient masqués par des arbres et on passait à côté sans les voir; s'ils sont toujours masqués, ayez l'oeil ouvert: vous les apercevrez en arrivant à Pontgibault. Vous pousserez une petite barrière et vous pénétrerez dans une mer de scories assez étendue et d'un aspect livide, si la végétation qui commençait à l'envahir, il y a quelques années, ne l'a pas recouverte à présent. Vous pourrez déjeuner à Pontgibault, changer de cheval et de carriole, et, revenant sur vos pas jusqu'au massif du puy de Dôme, aller à Volvic, à la source de Saint-Geneix et à Auval, dont je vous recommande les constructions rustiques; c'est tout petit, mais bien joli.
Le facteur passe. Je ferme ma lettre au galop en vous embrassant tous.
G. SAND.
DCIV
A M. ALEXANDRE DUMAS FILS, A LA SCHLITTENBACH (SAVERNE)
Nohant, 28 juin 1866.
Mon fils,
J'ai reçu en même temps ce matin votre lettre et le volume[1]. Je vas lire. C'est du bonheur en barre. Mon machin philosophique est dans les mains de Buloz, qui fera paraître je ne sais quand. J'ai corrigé l'épreuve du premier numéro. Je travaille à Mont-Revêche. J'ai débrouillé deux actes, en suivant aveuglément votre conseil. Malgré le peu de goût et la difficulté que j'ai a passer deux fois par le même chemin, je me conforme au roman. Il me semble à présent que ça donne, en effet, quelque chose; mais comme j'aurais besoin de vous pour me donner confiance en moi!
Ici, on va très bien, on est heureux et content. Les enfants gouvernent bien la barque et je suis heureuse de n'avoir rien à gouverner.
La petite est ravissante, une nature calme et gaie sans bruit. La peau toujours fraîche en plein soleil. Qu'est-ce que ça signifie? Dites, si vous savez. Elle regarde tout avec une attention extraordinaire, comme si elle était destinée à se rendre compte de tout. Elle a des yeux étonnants; elle est très grasse enfin à présent, très dormeuse et très bien portante.
Est-ce que vous avez tout votre monde à la Schlittenbach? Embrassez pour moi About et dites-lui d'embrasser sa charmante femme pour moi. Embrassez la vôtre d'abord, et Coliche, et la jeune czarine blonde. Mes enfants vous disent mille et mille amitiés. Venez donc nous voir si vous ne restez pas tout l'été en Alsace; car, moi, je ne sais pas si on ne me rappellera pas en août pour ma pièce. C'est dur, mais c'est comme ça. Je fais des voeux pour que les Benoiton se prolongent. Quand j'aurai lu Clemenceau, je vous en écrirai.
G. SAND.
[1] L'Affaire Clemenceau.
DCV
AU MÊME
Nohant, 5 juillet 1866.
Soixante-deux ans aujourd'hui.
Mon fils,
C'est très beau, très bien aussi, émouvant, vrai, dramatique et simple. Eh bien, le style est très relevé et très net, excellent par conséquent; une ou deux fois, dans de très courts passages, un peu trop recherché peut-être, en parlant de la nature. Mais c'est un homme exalté, c'est Clemenceau qui parle, et alors ce qui ne serait pas assez nature, dans la bouche de l'auteur, est à sa place et complète le personnage. Son type est bien soutenu et vous entre dans la chair. Je voudrais bien qu'il fut acquitté, moi; car, s'il a eu une crise de folie furieuse, il y avait de quoi. La femme est complète et la mère effrayante de vérité. Enfin, je trouve tout réussi et digne de vous.
Qu'est-ce que vous pouvez faire à la campagne par ce temps affreux? peut-être ne l'avez-vous pas? Ici, c'est comme la fin du monde, quinze jours d'orages et de tempêtes! J'en suis malade. Heureusement mon roman est fini; car, sous le coup de l'électricité dont l'air est saturé, j'aurais copié votre dénouement, et M. Sylvestre eût tué sa carogne de femme. Mais il n'avait pas ce droit-là, n'étant pas artiste, c'est-à-dire homme de premier mouvement, et se piquant d'être philosophe, c'est-à-dire homme de réflexion. Il faut croire que votre dénouement est le vrai, au reste, puisque mon bonhomme a senti que, s'il redevenait épris de sa femme, il la tuerait.
A présent, mon fils, il nous faudrait faire, non pas la contre-partie, mais le pendant, en changeant de sexe. Voilà une femme pure, charmante, naïve, avec toutes les qualités et le prestige d'un Clemenceau femelle; son mari l'aime physiquement, mais il lui faut des courtisanes, c'est son habitude et il l'avilit par sa conduite. Que peut-elle faire? elle ne peut pas le tuer. Elle est prise de dégoût pour lui; ses retours à elle lui font lever le coeur; elle se refuse. Mais elle n'en a pas le droit.—Ah! qu'est-ce qu'elle fera? Elle ne peut pas se venger; elle ne peut pas même se préserver, car il peut la violer et nul ne s'y opposera; elle ne peut pas fuir; si elle a des enfants, elle ne peut pas les abandonner. Plaider? elle ne gagnera pas son procès si l'adultère du mari n'a pas été commis à domicile. Elle ne peut pas se tuer si elle a un coeur de mère? Cherchez une solution; moi, je cherche. Direz-vous qu'elle doit pardonner? Oui, jusqu'au pardon physique, qui est l'abjection et qu'une àme fine ne peut accepter qu'avec un atroce désespoir, une invincible révolte des sens.
DCVI
A M. JOSEPH DESSAUER, A VIENNE
Nohant, 5 juillet 1866.
Mon Favilla a donc pensé à moi pour mon anniversaire de la soixante-deuxième? J'en suis bien touchée, excellent ami. Vous ne dites rien de votre santé, votre coeur absorbe tout et il est navré des dangers de la patrie. Nous comprenons ça, nous qui sommes Italiens, mais pas Prussiens du tout. Quelle effroyable mêlée est sortie de ce petit démêlé du Holstein, et où est l'issue? Votre pays, fût-il écrasé, peut-il être rayé de la carte du monde, où il tient une si grande place? Trouvez-vous malheureux pour lui qu'il vienne à perdre la Vénétie? L'Italie n'a-t-elle pas toujours été une ruine et un danger, un boulet à son pied, comme maintenant l'Algérie au nôtre. On ne s'assimile jamais des nationalités aussi tranchées; on comprend mieux l'assimilation des pays slaves, quoique difficile encore. Mais que faire à tout cela? Le moment semble venu où il faut que les conquêtes soient des fléaux. La France s'en mêlera-t-elle? pour qui? avec qui? On la voit bien soutenant l'Italie, on ne la conçoit pas aidant la Prusse. Et, ici, nul ne sait si elle aidera quelqu'un. Le chef de l'État est d'autant plus impénétrable qu'il vit, dit-on, au jour le jour dans sa pensée et qu'on ne peut deviner des projets qui n'existent pas. Je vous dis ce qu'on dit, je suis loin de tout ici et ne sais rien par moi-même. Je vois pousser ma petite-fille, qui est belle et douce et qui me console autant que possible de la cruelle mort de son frère. Mes enfants sont aussi heureux qu'ils peuvent l'être après cette douleur, et, moi qui ai perdu mon pauvre ami, je me réconforte auprès d'eux. Nous jouissons d'un été horrible, tempêtes diluviennes, chaleur écrasante, froid tout à coup. Pauvres soldats, pauvres blessés, pauvres morts, de toutes les nations, quels qu'ils soient! c'est un spectacle désespérant, et on n'ose se réjouir de rien, même dans le coin tranquille où on vit. Vous faites de la musique triste, j'en suis sûre, et pleine de rêves déchirants. Venez à nous qui vous aimons et qui plaignons toutes les souffrances. J'ai entendu massacrer le Don Juan au Théâtre-Lyrique, à l'Opéra de Paris; on l'a escamoté au profit de quelques brillantes individualités et d'une belle mise en scène; Tout cela ne valait pas le Don Juan de Chrishni au piano: celui-là, c'était le vrai et le bon. L'entendrai-je encore? c'est mon rêve, ne me l'ôtez pas.
Tout le monde vous embrasse et vous aime.
G. SAND.
DCVII
A MADAME ARNOULD-PLESSY, A PARIS
Nohant, 5 août 1866.
Ma grande chère fille,
Donnez de vos nouvelles, vous l'aviez promis. Ici, on vous aime et on vous crie de voler quelques jours à vos chers parents pour nous les donner. Moi aussi, je suis votre maman; moi aussi, je suis vieille, et bien maigrie, bien épuisée, sans être malade pourtant, mais sans être bien. Ça ne fait rien si tous mes enfants m'aiment, et il faut m'aimer, vous voyez.
Si vous vous décidiez à venir bénir notre Aurore, qui est si gentille, écrivez un mot, pour qu'on ne soit pas en course.
Mes enfants vous embrassent. Dites-nous à tout le moins que vous êtes contente et que vous vous portez bien.
A vous.
G. SAND.
DCVIII
A GUSTAVE FLAUBERT, A CROISSET
Paris, 10 août 1866.
Embrassez d'abord pour moi votre bonne mère et votre charmante nièce. Je suis vraiment touchée du bon accueil que j'ai reçu dans votre milieu de chanoine, où un animal errant de mon espèce est une anomalie qu'on pouvait trouver gênante. Au lieu de ça, on m'a reçue comme si j'étais de la famille et j'ai vu que ce grand savoir-vivre venait du coeur. Ne m'oubliez pas auprès des très aimables amies, j'ai été vraiment très heureuse chez vous.
Et puis, toi, tu es un brave et bon garçon, tout grand homme que tu es, et je t'aime de tout mon coeur. J'ai la tête pleine de Rouen, de monuments, de maisons bizarres. Tout cela vu avec vous me frappe doublement. Mais votre maison, votre jardin, votre citadelle, c'est comme un rêve et il me semble que j'y suis encore.
J'ai trouvé Paris tout petit hier, en traversant les ponts. J'ai envie de repartir. Je ne vous ai pas vus assez, vous et votre cadre; mais il faut courir aux enfants, qui appellent et montrent les dents. Je vous embrasse et je vous bénis tous.
G. SAND.
DCIX
A MAURICE SAND, A NOHANT
Paris, 10 août 1866.
Une heure de l'après-midi.
Il fait tellement sombre, que pour un peu j'allumerais la lampe. Quel temps! quelle année! c'est fichu, nous n'aurons pas d'été.
Je suis arrivée hier à quatre heures chez moi; j'ai trouvé une seule lettre de ma Cocote, c'est bien peu; j'espérais mieux. Enfin, tout va bien chez vous. Aurichette est belle, tu es guéri de tes rhumes, Lina promet de s'en tenir à un rhume de cerveau.
Je n'ai pas pu vous écrire hier en arrivant: j'ai trouvé Couture, qui m'attendait chez mon portier avec un manuscrit sous le bras: un volume de sa façon qu'il venait me lire, à moi qui ne l'avais pas vu depuis 1852! Mais il a tant d'esprit, d'entrain; il a une grosse tête intelligente sur un gros petit corps si drôle, que je me suis exécutée séance tenante. Nous avons été dîner chez Magny, et, en rentrant, j'ai avalé le volume, qui est un ouvrage sur la peinture; très amusant et très intéressant. J'étais bien fatiguée tout de même, et, après ça, j'ai dormi… Ah! il faut vous dire que, dès le matin, à Rouen, j'avais encore couru la ville avec Flaubert. Mais c'est superbe, cette grande ville étalée sur ces belles grandes collines, et ce grand fleuve qui aflux et reflux comme la mer et qui est plus, coloré que la Manche à Saint-Valéry. Et tous ces monuments curieux, étranges; ces maisons, ces rues entières, ces quartiers encore debout du moyen âge! Je ne comprends pas que je n'eusse jamais vu ça, quand il fallait trois heures pour y aller.
J'ai trouvé hier Paris, vu des ponts, si petit, si joli, si mignon, si gai, que je me figurais le voir pour la première fois.
Croisset est un endroit délicieux, et notre ami Flaubert mène là une vie de chanoine au sein d'une charmante famille. On ne sait pas pourquoi c'est un esprit agité et impétueux; tout respire le calme et le bien-être autour de lui. Mais il y a cette grande Seine qui passe et repasse toujours devant sa fenêtre et qui est sinistre par elle-même malgré ses frais rivages. Elle ne fait qu'aller et venir sous le coup de la marée et du raz de marée (la barre ou mascaret). Les saules des îles sont toujours baignés ou débaignés! c'est triste et froid d'aspect, mais c'est beau et très beau. Ils ont été (chez lui) charmants pour moi, et on vous invite à y aller pour voir, les grandes forêts où on se promène en voiture des journées entières. Je suis, contente d'avoir vu ça.
Mon rhume va très bien. Il avait empiré à Saint-Valéry la dernière journée et surtout la dernière nuit, où l'orage ouvrait des fenêtres impossibles à refermer. Quel tandis! Je n'irai pas y finir mes jours. Mais le pays est adorable, bien plus beau encore que les environs de Rouen. J'ai vu par là des vestes dieppoises. jolies, oh! mais jolies comme des bijoux, et je n'ai pas pu me tenir d'en commander une pour Cocote; je l'attends et je crois que ça lui fera plaisir.
Parlons-de nous, car, de Paris, je ne connais rien encore. Je ne sais pas si on joue toujours les Don Juan. Je vous envoie des articles qui ne sont pas mauvais et on m'a écrit là-bas qu'il se faisait une réaction et qu'on s'apercevait que la pièce était charmante. Mais, si elle ne fait pas d'argent, on ne la soutiendra pas; on ne la soutient peut-être plus. Il fait un temps à ne pas mettre un chien dehors pour voir les affiches; et je ne songe même pas à aller à Palaiseau par ce déluge. Parlons donc de ce que nous allons faire. Il faut faire ce Pied sanglant, [1] il faut le faire ensemble, d'entrain et vite. Mais il faut voir la Bretagne.
Dites-moi tout de suite si vous voulez y venir; car, si c'est non, inutile que j'aille à Nohant pour repartir de là, et doubler la fatigue et les frais du voyage. Si vous y venez avec moi, c'est différent, j'irai vous prendre.
Si vous ne voulez pas, j'irai y passer huit jours seule et j'irai ensuite à Nohant, d'où nous pourrons aller ailleurs. Quel que soit le temps, quand on veut, voir, on voit; on s'enveloppe, on se chausse et on n'en meurt pas, puisque me voilà mieux qu'au départ et contente d'avoir vu. Vite une réponse pendant que je m'occuperai ici de régler nos affaires avec Harmant et l'Odéon.
Je vous bige mille fois. Ayez soin de vous: couvrez-vous comme en hiver, chaussez-vous comme en Laponie. Ce soir, je vous dirai ce que j'aurai pu faire par cet affreux temps.
[1] Drame joué plus tard à la Porte-Saint-Martin sous le titre de Cadio.
DCX
A GUSTAVE FLAUBERT, A CROISSET
Paris, 12 août 1856.
Je n'ai pas encore lu ma pièce. J'ai encore quelque, chose, à refaire; rien ne presse. Celle de Bouilhet va admirablement bien, et on m'a dit que celle de mon ami Cadol viendrait ensuite. Or, pour rien au monde, je ne veux passer sur le corps de cet enfant. Cela me remet assez loin et ne me contrarie ni ne me nuit en rien. Quel style! heureusement, je n'écris pas pour Buloz. J'ai vu votre ami, hier soir, au foyer de l'Odéon. Je lui ai serré les mains. Il avait l'air heureux. Et puis j'ai causé avec Duquesnel, de ta féerie. Il a grand envie de la connaître; vous n'avez qu'à vous montrer quand vous voudrez vous en occuper: vous serez reçu à bras ouverts.
Mario Proth me donnera demain ou après-demain les renseignements exacts sur la transformation du journal. Demain, je sors et j'achète les souliers de votre chère maman; la semaine prochaine, je vais à Palaiseau et je cherche mon livre sur la faïence. Si j'oublie quelque chose, rappelez-le-moi.
Je répondrai à toutes les questions, tout bonnement, comme vous avez répondu aux miennes. On est heureux, n'est-ce pas, de pouvoir dire toute sa vie? C'est bien moins compliqué que ne le croient les bourgeois et les mystères que l'on peut révéler à l'ami sont toujours le contraire de ce que supposent les indifférents.
J'ai été très heureuse, pendant ces huit jours, auprès de vous: aucun souci, un bon nid, un beau paysage, des coeurs affectueux et votre belle et franche figure qui a quelque chose de paternel. L'âge n'y fait rien, on sent en vous une protection de bonté infinie, et, un soir que vous avez appelé votre mère ma fille, il m'est venu deux larmes dans les yeux. Il m'en a coûté de m'en aller, mais je vous empêchais de travailler et puis, et puis—une maladie de ma vieillesse, c'est de ne pas pouvoir tenir en place. J'ai peur m'attacher trop et de lasser. Les vieux doivent être d'une discrétion extrême. De loin, je peux vous dire combien je vous aime sans craindre de rabâcher. Vous êtes un des rares restés impressionnables, sincères, amoureux de l'art, pas corrompus par l'ambition, pas grisés par le succès. Enfin, vous aurez toujours vingt-cinq ans par toute sorte d'idées qui ont vieilli, à ce que prétendent les séniles jeunes gens de ce temps-ci. Chez eux, je crois bien que c'est une pose, mais elle est si bête! si c'est une impuissance, c'est encore pis. Ils sont hommes de lettres et pas hommes. Bon courage au roman! Il est exquis; mais, c'est drôle, il y a tout un côté de vous qui ne se révèle ni ne se trahit dans ce que vous faites, quelque chose que vous ignorez probablement. Ça viendra plus tard, j'en suis sûre.
Je vous embrasse tendrement, et la maman aussi et la charmante nièce. Ah! j'oubliais, j'ai vu Couture ce soir; il m'a dit que, pour vous être agréable, il ferait votre portrait au crayon comme le mien pour le prix que vous voudriez fixer. Vous voyez, que je suis bon commissionnaire. Employez-moi.
DCXI
A MAURICE SAND, A NOHANT
Paris, 1er septembre 1866.
Je ne me décourage pas comme ça, moi. Les difficultés d'un sujet doivent être des stimulants et non des empêchements [1]. Je ne suis pas obligée de faire la peinture de la Révolution. Il me suffit d'en tirer la moralité, et ça n'est pas malin, puisque tout le monde est d'accord sur 89. En mettant les passions dans la bouche d'un fou que nous rendrons intéressant quand même, nous ne choquerons personne.
Pourquoi Cadiou ne serait-il pas une espèce de Marat et de Bonaparte en même temps? pourquoi n'aurait-il pas des instincts sublimes et misérables? Il faut voir ici les choses de plus haut que l'histoire écrite. Il y avait en France alors des milliers de Bonaparte, des milliers de Marat, des milliers de Hoche, des milliers de Robespierre et de Saint-Just, lequel, par parenthèse, était un fou aussi. Seulement ces types, plus ou moins réussis par la nature, et plus ou moins effacés parles événements, s'appelaient Cadiou, Motus ou Riallo ou Garguille, ils n'en existaient pas moins. Les idées et les passions qui remirent un peuple en émoi, une société en dissolution et en reconstruction, ne sont pas propres à un homme; elles sont résumées par quelques hommes plus tranchés que les autres. Tu m'as donné l'idée de faire de Cadiou le héros de la pièce, c'est une idée excellente. Laisse-moi l'envisager comme elle me vient et en tirer parti. Il sera l'image et le reflet du passé et de l'avenir, il traversera le présent sans le comprendre, comme un homme ivre. Ce sera très original et très beau. Je me fiche bien de ce que l'auteur aura à expliquer de sa pensée au public! Il faut que l'auteur disparaisse derrière son personnage et que le public fasse la conclusion. Tout le difficile est de la lui rendre facile à faire. Il faut essayer et ne jamais reculer devant ce qui vous a ému et saisi.
Aide-moi pour le cadre, les événements nécessaires à mon sujet. Un coin de la Vendée et de la chouannerie ensuite, un tout petit coin; il faut que le drame soit grand et la scène petite. Pioche, sois fort sur les dates, les événements; je prendrai où j'aurai besoin de prendre, et tu m'aideras pour arranger le scénario, Mais laisse-moi rêver et créer Cadiou. Pour ça, il faut que j'aille voir un petit coin de la Bretagne; réponds vite, si tu veux y aller. Sinon, je pars, et je vas ensuite à Nohant du 10 au 45. Voilà!
Je vous aime et vous bige.
[Footnote 1: George Sand avait songé d'abord à faire un drame de Cadio; mais, après l'avoir écrit de verve, c'est-à-dire avec des développements que ne comportait pas une pièce de théâtre, elle le publia comme roman dialogué, et c'est seulement un peu plus tard que, réduit aux proportions scéniques, l'ouvrage fut joué à la Porte Saint-Martin.]
DCXII
A GUSTAVE FLAUBERT, A CROISSET.
Nohant, 21 septembre 1866.
Je viens de courir pendant douze jours avec mes enfants, et, en arrivant chez nous, je trouve vos deux lettres; ce qui, ajouté à la joie de retrouver mademoiselle Aurore fraîche et belle, me rend tout à fait heureuse. Et toi, mon bénédictin, tu es tout, seul, dans ta ravissante chartreuse, travaillant et ne sortant jamais? Ce que c'est que d'avoir trop sorti! Il faut à monsieur des Syries, des déserts, des lacs Asphaltites, des dangers et des fatigues! Et cependant on fait des Bovary où tous les petits recoins de la vie sont étudiés et peints en grand maître. Quel drôle de corps qui fait aussi le combat du Sphinx et de la Chimère! Vous êtes un être très à part, très mystérieux, doux comme un mouton avec tout ça. J'ai eu de grandes envies de vous questionner, mais un trop grand respect de vous m'en a empêchée; car je ne sais jouer qu'avec mes propres désastres, et ceux qu'un grand esprit a dû subir, pour être en état de produire, me paraissent choses sacrées qui ne se touchent pas brutalement ou légèrement.
Sainte-Beuve, qui vous aime pourtant, prétend que vous êtes affreusement vicieux. Mais peut-être qu'il voit avec des yeux un peu salis, comme ce savant botaniste qui prétend que la germandrée est d'un jaune sale. L'observation était si fausse, que je n'ai pas pu m'empêcher d'écrire en marge de son livre: C'est vous qui avez les yeux-sales.
Moi, je présume que l'homme d'intelligence peut avoir de grandes curiosités. Je ne les ai pas eues, faute de courage. J'ai mieux aimé laisser mon esprit incomplet; ça me regarde, et chacun est libre de s'embarquer sur un grand navire à toutes voiles ou sur une barque de pêcheur. L'artiste est un explorateur que rien ne doit arrêter et qui ne fait ni bien ni mal de marcher à droite ou à gauche: son but sanctifie tout. C'est à lui de savoir, après un peu d'expérience, quelles sont les conditions de santé de son âme. Moi, je crois que la vôtre est en bon état de grâce, puisque vous avez plaisir à travailler et à être seul malgré la pluie.
Savez-vous que, pendant que le déluge est partout, nous avons eu, sauf quelques averses, un beau soleil en Bretagne? Du vent à décorner les boeufs, sur les plages de I'Océan; mais que c'était beau, la grande houle! et comme la botanique des sables m'emportait! et que Maurice et sa femme ont la passion des coquillages! nous avons tout supporté gaiement. Pour le reste, c'est une fameuse balançoire que la Bretagne.
Nous nous sommes pourtant indigérés de dolmens et de menhirs, et nous sommes tombés dans des fêtes où nous avons vu tous les costumes qu'on dit supprimés et que les vieux portent toujours. Eh bien, c'est laid, ces hommes du passé, avec leurs culottes de toile, leurs longs cheveux, leurs vestes à poches sous les bras, leur air abruti, moitié pochard, moitié dévot. Et les débris celtiques, incontestablement curieux pour l'archéologue; ça n'a rien pour l'artiste, c'est mal encadré, mal composé, Carnac et Erdeven n'ont aucune physionomie. Bref, la Bretagne n'aura pas mes os; j'aimerais mille fois mieux votre Normandie cossue ou, dans les jours où l'on a du drame dans la trompette, les vrais pays d'horreur et de désespoir. Il n'y a rien là où règne le prêtre et où le vandalisme catholique ait passé, rasant les monuments du vieux monde et semant les poux de l'avenir.
Vous dites nous, à propos de la féerie: je ne sais pas avec qui vous l'avez faite, mais je me figure toujours que cela devrait aller à l'Odéon actuel. Si je la connaissais, je saurais bien faire pour vous ce qu'on ne sait jamais faire pour soi-même, monter la tête aux directeurs. Une chose de vous doit être trop originale pour être comprise par ce gros Dumaine. Ayez donc une copie chez vous, et, le mois prochain, j'irai passer une journée avec vous, pour que vous me la lisiez. C'est si près de Palaiseau, le Croisset! et je suis dans une phase d'activité tranquille où j'aimerais bien à voir couler votre grand fleuve et à rêvasser dans votre verger, tranquille lui-même, tout en haut de la falaise. Mais je bavarde, et tu es en train de travailler. Il faut pardonner cette intempérance anormale à quelqu'un qui vient de voir des pierres, et qui n'a pas seulement aperçu une plume depuis douze jours.
Vous êtes ma première visite aux vivants, au sortir d'un ensevelissement complet de mon pauvre moi. Vivez! voilà mon oremus et ma bénédiction. Et je t'embrasse de tout mon coeur.