Correspondance, 1812-1876 — Tome 5
DCLXXIV
A M. GUILLAUME GUIZOT, A PARIS
Nohant, 12 juillet 1868.
On peut, on doit aimer les contraires quand les contraires sont grands. On peut être l'élève pieux de Jean-Jacques, on doit être l'ami respectueux de Montaigne. Rousseau est un réhabilité; Montaigne est pur, il est le galant homme dans toute l'acception du mot. Sa conscience est si nette, sa raison si droite, son examen si sincère, qu'il peut se passer des grands élans de Jean-Jacques. Celui-ci avait les ardeurs d'une âme agitée. Aucun trouble n'autorisait Montaigne à la plainte. S'il n'a pas songé au mal des autres, c'est que l'image du bien était trop forte en lui pour qu'il entrevît clairement l'image contraire. Il pensait que l'homme porte en lui tous ses éléments de sagesse et de bonheur. Il ne se trompait pas; et, en parlant de lui-même, en s'observant, en se peignant, en livrant son secret, il enseignait tout aussi utilement que les philosophes enthousiastes et les moralistes émus.
Je ne vois pas d'antithèse réelle entre ces deux grands esprits. Je vois, au contraire, un heureux rapprochement à tenter, et des points de contact bien remarquables, non dans leurs méthodes, mais dans leurs résultantes. Il est bon d'avoir ces deux maîtres: l'un corrige l'autre.
Pour mon compte, je ne suis pas le disciple de Jean-Jacques jusqu'au Contrat social: c'est peut-être grâce à Montaigne; et je ne suis pas le disciple de Montaigne jusqu'à l'indifférence: c'est, à coup sûr, grâce à Jean-Jacques.
Voilà ce que je vous réponds, monsieur, sans vouloir relire ce que j'ai dit de Montaigne il y a vingt ans. Je ne m'en rappelle pas un mot, et je ne voudrais pas me croire obligée de ne pas modifier ma pensée, en avançant dans la vie. Il y a plus de vingt ans que je n'ai relu Montaigne en entier; mais, ou j'ai la main heureuse, ou l'affection que je lui porte est solide; car, chaque fois que je l'ouvre, je puise en lui un élément de patience et un détachement nouveau de ce que l'on appelle classiquement les faux biens de la vie.
J'ose me persuader que le couronnement d'un beau et sérieux travail sur Montaigne serait précisément, monsieur, toute critique faite librement, sévèrement même, si telle est votre impression, un parallèle à établir entre ces deux points extrêmes: le socialisme de Jean-Jacques Rousseau et l'individualisme de Montaigne. Soyez le trait d'union; car il y a là deux grandes causes à concilier. La vérité est au milieu, à coup sûr; mais vous savez mieux que moi qu'elle ne peut supprimer ni l'un ni l'autre.
Pardon de mon griffonnage. Le temps me manque. Recevez l'expression de mes sentiments.
G. SAND.
DCLXXV
A GUSTAVE FLAUBERT, A CROISSET
Nohant, 31 juillet 1868.
Je t'écris à Croisset quand même, je doute que tu sois encore à Paris par cette chaleur de Tolède; à moins que les ombrages de Fontainebleau ne t'aient gardé. Quelle jolie forêt, hein? mais c'est surtout en hiver, sans feuilles, avec ses mousses fraîches, qu'elle a du chic. As-tu vu les sables d'Arbonne? il y a là un petit Sahara qui doit être gentil à l'heure qu'il est.
Nous, nous sommes très heureux ici. Tous les jours, un bain dans un ruisseau toujours froid et ombragé; le jour, quatre heures de travail; le soir, récréation et vie de polichinelle. Il nous est venu un Roman comique en tournée, partie de la troupe de l'Odéon, dont plusieurs vieux amis, à qui nous avons donné à souper à la Châtre: deux nuits de suite avec toute leur bande, après la représentation; chants et rires avec champagne frappé, jusqu'à trois heures du matin, au grand scandale des bourgeois, qui faisaient des bassesses pour en être. Il y avait là un drôle de comique normand, un vrai Normand qui nous a chanté de vraies chansons de paysans dans le vrai langage. Sais-tu qu'il y en a d'un esprit et d'un malin tout à fait gaulois? Il y a là une mine inconnue, des chefs-d'oeuvre de genre. Ça m'a fait aimer encore plus la Normandie. Tu connais peut-être ce comédien. Il s'appelle Fréville: c'est lui qui est chargé, dans le répertoire, de faire les valets lourdauds et de recevoir les coups de pied au c… Sorti du théâtre, c'est un garçon charmant et amusant comme dix. Ce que c'est que la destinée!
Nous avons eu chez nous des hôtes charmants, et nous avons mené joyeuse vie, sans préjudice des Lettres d'un voyageur dans la Revue, et des courses botaniques dans des endroits sauvages très étonnants. Le plus beau de l'affaire, ce sont les petites filles. Gabrielle, un gros mouton qui dort et rit toute la journée; Aurore, plus fine, des yeux de velours et de feu, parlant à trente mois comme les autres à cinq ans, et adorable en toute chose. On la retient pour qu'elle n'aille pas trop vite.
Tu m'inquiètes en me disant que ton livre accusera les patriotes de tout le mal; est-ce bien vrai, ça? et puis les vaincus! c'est bien assez d'être vaincu par sa faute sans qu'on vous crache au nez toutes vos bêtises. Aie pitié: il y a eu tant de belles âmes quand même! Le christianisme a été une toquade, et j'avoue qu'en tout temps, il est une séduction quand on n'en voit que le côté tendre; il prend le coeur. Il faut songer au mal qu'il a fait pour s'en débarrasser. Mais je ne m'étonne pas qu'un coeur généreux comme celui de Louis Blanc ait rêvé de le voir épuré et ramené à son idéal. J'ai eu aussi cette illusion; mais, aussitôt qu'on fait un pas dans le passé, on voit que ça ne peut pas se ranimer, et je suis bien sûre qu'a cette heure Louis Blanc sourit de son rêve. Il faut penser à cela aussi!
Il faut se dire que tous ceux qui avaient une intelligence ont terriblement marché depuis vingt ans et qu'il ne serait pas généreux de leur reprocher ce qu'ils se reprochent probablement à eux-mêmes.
Quant à Proudhon, je ne l'ai jamais cru de bonne foi. C'est un rhéteur de génie, à ce qu'on dit. Moi, je ne le comprends pas: c'est un spécimen d'antithèse perpétuelle, sans solution. Il me fait l'effet d'un de ces sophistes dont se moquait le vieux Socrate.
Je me fie à toi pour le sentiment du généreux. Avec un mot de plus ou de moins, on peut donner le coup de fouet sans blessure quand la main est douce dans la force. Tu es si bon, que tu ne peux pas être méchant.
Irai-je à Croisset cet automne? Je commence à craindre que non et que Cadio ne soit en répétition. Enfin je tâcherai de m'échapper de Paris, ne fût-ce qu'un jour.
Mes enfants t'envoient des amitiés. Ah diable! il y a eu une jolie prise de bec pour Salammbô; quelqu'un que tu ne connais pas se permettait de ne pas aimer ça. Maurice l'a traité de bourgeois, et, pour arranger l'affaire, la petite Lina, qui est rageuse, a déclaré que son mari avait eu tort de dire un mot pareil, vu qu'il aurait dû dire imbécile. Voilà. Je me porte comme un Turc. Je t'aime et je t'embrasse.
DCLXXVI
A MADAME PAULINE VILLOT, A PARIS
Nohant, août 1868.
Merci, chère bonne cousine, pour l'amitié avec laquelle vous me jugez. Je ne mérite pas l'éloge, mais je mérite l'amitié; oui, car je sais vous apprécier et vous aimer.
Mon cher monde va bien. Gabrielle prend un regard d'une expression très caressante. Lolo parle souvent de sa cousine Villot.
Elle n'oublie pas, mais elle persiste dans ses idées de propriété sur Fadet[1]. Elle est néanmoins très bonne et très aimante pour son âge, et, chaque jour, elle fait un progrès extraordinaire. Cela m'effraye bien un peu; je n'ose penser à ce que je deviendrais s'il fallait encore perdre cet enfant-là; toute ma philosophie échoue!
N'y pensons pas; je m'étais juré de ne plus trop aimer, c'est impossible. La passion me domine encore dans la fibre maternelle. Heureux ceux qui aiment faiblement!
Mais je ne veux pas vous attrister, vous brisée aussi; nous sommes très heureux; tout va bien, et il me prend des terreurs. C'est injuste et lâche.
Dites-moi ce que vous faites, et si vous trouvez quelque part un peu de fraîcheur. Ici, la zone torride recommence; mais nous aimons tant le chaud, que nous ne voulons pas en sentir l'excès.
Dites nos tendresses à Frédéric, et recevez-les toutes aussi.
G. SAND.
[1] Le chien légendaire de Nohant.
DCLXXVII
A GUSTAVE FLAUBEKT, A CROISSET
Paris, août 1868
Pour le coup, cher ami, il y a une rafle sur les correspondances. De tous les côtés, on me reproche à tort de ne pas répondre. Je t'ai écrit de Nohant, il y a environ quinze jours, que je partais pour Paris, afin de m'occuper de Cadio:—et, je repars pour Nohant, demain dès l'aurore, pour revoir mon Aurore. J'ai écrit, depuis huit jours, quatre tableaux du drame, et ma besogne est finie jusqu'à la fin des répétitions, dont mon ami et collaborateur, Paul Meurice, veut bien se charger. Tous ses soins n'empêchent pas que les débrouillagés du commencement ne soient qu'un affreux gâchis. Il faut voir les difficultés de monter une pièce, pour y croire, et, si l'on n'est pas cuirassé d'humour et de gaieté intérieure pour étudier la nature humaine, dans les individus réels que va recouvrir la fiction, il y a de quoi rager. Mais je ne rage plus, je ris; je connais trop tout ça, pour m'en émouvoir et je t'en conterai de belles quand nous nous verrons.
Comme je suis optimiste quand même, je considère le bon côté des choses et dès gens; mais la vérité est que tout est mal et que tout est bien en ce monde.
La pauvre THUILLIER n'est pas brillante de santé; mais elle espère porter le fardeau du travail encore une fois. Elle a besoin de gagner sa vie, elle est cruellement pauvre. Je te disais, dans ma lettre perdue, que Sylvanie[1] avait passé quelques jours à Nohant. Elle est plus belle que jamais el bien ressuscitée après une terrible maladie.
Croirais-tu que je n'ai pas vu Sainte-Beuve? que j'ai eu tout juste ici le temps de dormir un peu et de manger à la hâte? C'est comme ça. Je n'ai entendu parler de qui que ce soit en dehors du théâtre et des comédiens. J'ai eu des envies folles de tout lâcher et d'aller te surprendre deux heures; mais on ne m'a pas laissé un jour sans me tenir aux arrêts forcés.
Je reviendrai ici à la fin du mois, et, quand on jouera Cadio, je te supplierai de venir passer ici vingt-quatre heures pour moi. Le voudras-tu? Oui; tu es trop bon troubadour pour me refuser. Je t'embrasse de tout mon coeur, ainsi que ta chère maman. Je suis heureuse qu'elle aille bien.
G. SAND.
[1] Madame Arnould-Plessy.
DCLXXVIII
AU MÊME
Nohant, 18 septembre 1868.
Ce sera, je crois, pour le 8 le ou 10 octobre. Le directeur annonce pour le 26 septembre. Mais cela paraît impossible à tout le monde. Rien n'est prêt; je serai prévenue, je te préviendrai. Je suis venue passer ici les jours de répit que mon collaborateur, très consciencieux et très dévoué, m'accorde. Je reprends un roman sur le théâtre dont j'avais laissé une première partie sur mon bureau, et je me flanque tous les jours dans un petit torrent glacé qui me bouscule et me fait dormir comme un bijou. Qu'on est donc bien ici, avec ces deux petites filles qui rient et causent du matin au soir comme des oiseaux, et qu'on est bête d'aller composer et monter des fictions, quand la réalité est si commode et si bonne! Mais on s'habitue à regarder tout ça comme une consigne militaire, et on va au feu sans se demander si on sera tué ou blessé. Tu crois que ça me contrarie? Non, je t'assure; mais ça ne m'amuse pas non plus. Je vas devant moi, bête comme un chou et patiente comme un Berrichon. Il n'y a d'intéressant, dans ma vie à moi, que les autres. Te voir à Paris bientôt me sera plus doux que mes affaires ne me seront embêtantes. Ton roman m'intéresse plus que tous les miens. L'impersonnalité, espèce d'idiotisme qui m'est propre, fait de notables progrès. Si je ne me portais bien, je croirais que c'est une maladie. Si mon vieux coeur ne devenait tous les jours plus aimant, je croirais que c'est de l'égoïsme; bref, je ne sais pas, c'est comme ça. J'ai eu du chagrin ces jours-ci, je te le disais dans la lettre que tu n'as pas reçue. Une personne que tu connais, que j'aime beaucoup, s'est faite dévote, oh! mais, dévote extatique, mystique, moliniste, que sais-je? Je suis sortie de ma gangue, j'ai tempêté, je lui ai dit les choses les plus dures, je me suis moquée. Rien n'y fait, ça lui est bien égal. Le Père *** remplace pour elle toute amitié, toute estime; comprend-on cela? un très noble esprit, une vraie intelligence; un digne caractère! et voilà! T*** est dévote aussi, mais sans être changée; elle n'aime pas les prêtres, elle ne croit pas au diable, c'est une hérétique sans le savoir. Maurice et Lina sont furieux contre l'autre Ils ne l'aiment plus du tout. Moi, ça me fait beaucoup de peine de ne plus l'aimer.
Nous t'aimons, nous t'embrassons.
Je te remercie de venir à Cadio.
DCLXXIX
A MAURICE SAND, A NOHANT
Paris, septembre 1868.
On te demande vite quelques costumes militaires de 1793-1794, pittoresques et sans grande recherche d'exactitude, mais dans la couleur. Il s'agit d'habiller le gros Deshayes (Jean Bonnin[1]). Il représente notre ancien capitaine Martin, capitaine de Mayençais au commencement et pauvre comme Job, arrivant de Mayence, avec Motus, non moins délabré.
Mélingue se charge de Motus et de lui, Cadio. Mais Deshayes ne sait rien trouver. Il faudrait lui adapter une sorte de Raffet de fantaisie, qui ne dessinât ni ses jambes ni son corps.
A la seconde apparition dans la pièce, en 1795, il est colonel, noir plus de Mayençais qui n'existent plus, mais d'un régiment de cavalerie quelconque que l'on ne désigne pas, et que tu choisiras à ton idée; pas de cuirasse si c'est possible, et pas de casque. Il ne saurait pas porter ça. Vois ce que tu peux nous donner. Si on le laisse s'habiller, il sera, peut-être absurde; tire-nous d'embarras.
Dans ce théâtre, qui se recrée pour ainsi dire, il n'y a pas d'artiste attitré et capable, pour ces costumes qui, en somme, seront de fantaisie, vu la pénurie de l'époque, mais qui doivent rentrer dans la couleur vraie. Envoie vite. Je vas bien. Je travaille sans débrider.
Je bige tout mon cher monde et ma Lolo. Je trouve le temps de corriger les épreuves, trouve celui de m'envoyer deux ou trois croquis.
[1] Rôle créé par lui dans François le Champi.
DCLXXX
A M. GUSTAVE FLAUBERT, A CROISSET
Paris, fin septembre 1868.
Cher ami,
C'est pour samedi prochain, 3 octobre. Je suis au théâtre tous les jours de six heures du soir à deux heures du matin. On parle de mettre des matelas dans les coulisses pour les acteurs qui ne sont pas en scène.
Quant à moi, habituée aux veilles comme toi-même, je n'éprouve aucune fatigue; mais j'aurais bien de l'ennui sans la ressource qu'on a toujours de penser à autre chose. J'ai assez l'habitude de faire une autre pièce pendant qu'on répète, et il ya quelque chose d'assez excitant dans ces grandes salles sombres où s'agitent des personnages mystérieux parlant à demi-voix, dans des costumes invraisemblables; rien ne ressemble plus à un rêve, à moins qu'on ne songe à une conspiration d'évadés de Bicêtre.
Je ne sais pas du tout ce que sera la représentation. Si on ne connaissait les prodiges d'ensemble et de volonté qui se font à la dernière heure, on jugerait tout impossible, avec trente-cinq ou quarante acteurs parlants, dont cinq ou six seulement parlent bien. On passe des heures à faire entrer et sortir des personnages en blouse blanche ou bleue qui seront des soldats ou des paysans, mais qui, en attendant, exécutent des manoeuvres incompréhensibles. Toujours le rêve. Il faut être fou pour monter ces machines-là. Et la fièvre des acteurs, pâles et fatigués, qui se traînent à leur place en baillant, et tout à coup partent comme des énergumènes pour débiter leur tirade; toujours la réunion d'aliénés.
La censure nous a laissés tranquilles quant au manuscrit; demain, ces messieurs verront des costumes qui les effaroucheront peut-être.
J'ai laissé mon cher monde bien tranquille à Nohant. Si Cadio réussit, ce sera une petite dot pour Aurore; voilà toute mon ambition. S'il ne réussit pas, ce sera à recommencer, voilà tout.
Je te verrai. Donc, dans tous les cas, ce sera un heureux jour. Viens me voir la veille, si tu arrives la veille, ou, le jour même, viens diner avec moi. La veille ou le jour, je suis chez moi d'une heure à cinq heures.
Merci; je t'embrasse et je t'aime.
DCLXXXI
AU MÊME
Nohant, 15 octobre 1868.
Me voilà cheux nous, où, après avoir embrassé mes enfants et petits-enfants, j'ai dormi trente-six heures d'affilée. Il faut croire que j'étais lasse, et que je ne m'en apercevais pas. Je m'éveille de cet hibernage tout animal, et tu es la première personne à laquelle je veuille écrire. Je ne t'ai pas assez remercié d'être venu pour moi à Paris, toi qui te déplaces peu; je ne t'ai pas assez vu non plus; quand j'ai su que tu avais soupé avec Plauchut, je m'en suis voulu d'être restée à soigner ma patraque de Thuillier, à qui je ne pouvais faire aucun bien, et qui ne m'en a pas su grand gré.
Les artistes sont des enfants gâtés, et les meilleurs sont de grands égoïstes. Tu dis que je les aime trop; je les aime comme j'aime les bois et les champs, toutes les choses, tous les êtres que je connais un peu et que j'étudie toujours. Je fais mon état au milieu de tout cela, et, comme je l'aime, mon état, j'aime tout ce qui l'alimente et le renouvelle. On me fait bien des misères, que je vois, mais que je ne sens plus. Je sais qu'il y a des épines dans les buissons, ça ne m'empêche pas d'y fourrer toujours les mains et d'y trouver des fleurs. Si toutes ne sont pas belles, toutes sont curieuses. Le jour où tu m'as conduite à l'abbaye de Saint-Georges, j'ai trouvé la scrofularia borealis, plante très rare en France. J'étais enchantée; il y avait beaucoup de… à l'endroit où je l'ai cueillie. Such is life!
Et, si on ne la prend pas comme ça, la vie, on ne peut la prendre par aucun bout, et alors, comment fait-on pour la supporter? Moi, je la trouve amusante et intéressante, et, de ce que j'accepte tout, je suis d'autant plus heureuse et enthousiaste quand je rencontre le beau et le bon. Si je n'avais pas une grande connaissance de l'espèce, je ne t'aurais pas vite compris, vite connu, vite aimé. Je peux avoir l'indulgence énorme, banale peut-être, tant elle a eu à agir; mais l'appréciation est tout autre chose, et je ne crois pas qu'elle soit usée encore dans l'esprit de ton vieux troubadour.
J'ai trouvé mes enfants toujours bien bons et bien tendres, mes deux fillettes jolies et douces toujours. Ce matin, je rêvais, et je me suis éveillée en disant cette sentence bizarre: «Il y a toujours un jeune grand premier rôle dans le drame de la vie. Premier rôle dans la mienne: Aurore.» Le fait est qu'il est impossible de ne pas idolâtrer cette petite. Elle est si réussie comme intelligence et comme bonté, qu'elle me fait l'effet d'un rêve.
Toi aussi, sans le savoir, t'es un rêve… comme ça. Planchut t'a vu un jour, et il t'adore. Ça prouve qu'il n'est pas bête. En me quittant à Paris, il m'a chargée de le rappeler à ton souvenir.
J'ai laissé Cadio dans des alternatives de recettes bonnes ou médiocres. La cabale contre la nouvelle direction s'est lassée dès le second jour. La presse a été moitié favorable, moitié hostile. Le beau temps est contraire. Le jeu détestable de Roger est contraire aussi. Si bien, que nous ne savons pas encore si nous ferons de l'argent. Pour moi, quand l'argent vient, je dis tant mieux sans transport, et, quand il ne vient pas, je dis tant pis sans chagrin aucun. L'argent, n'étant pas le but, ne doit pas être la préoccupation. Il n'est pas non plus la vraie preuve du succès, puisque tant de choses nulles ou mauvaises font de l'argent.
Me voilà déjà en train de faire une autre pièce pour n'en pas perdre l'habitude. J'ai aussi un roman en train sur les cabots. Je les ai beaucoup étudiés cette fois-ci, mais sans rien apprendre de neuf. Je tenais le mécanisme. Il n'est pas compliqué et il est très logique.
Je t'embrasse tendrement, ainsi que ta petite maman. Donne-moi signe de vie. Le roman avance-t-il?
DCLXXXII
A M. ALEXANDRE DUMAS FILS, A PUYS
Nohant, 31 octobre 1868.
Cher fils,
Je ne sais pas plus que vous pourquoi la presse s'est tant déchaînée de tous les côtés contre Cadio: ceci d'un côté;—de l'autre, l'immense personnel de la féerie, qui ne veut pas de littérature à la Porte-Saint-Martin et qui, par les filles nues, a tant de ramifications au dehors; Roger, qui faisait mal à voir et à entendre; Thuillier trop malade; le directeur, qui s'était fait trop d'illusions et qui a jeté le manche après la cognée; les titis, qui ne trouvaient pas leur compte de coups de fusil et ne comprenaient pas Mélingue bon et vrai; que sais-je? La pièce n'a pas fait d'argent et la voilà finie; mais je la crois bonne tout de même.
Il me semble que le travail de Paul Meurice est excellent. Je trouve que l'idée du livre était une idée. Donc, il n'y a pas de honte et les affronts ne nous atteignent pas. Gagner de l'argent n'est que la question secondaire; n'en pas gagner, c'est l'éventualité qu'il faut toujours admettre.
Ce qui me console de tout, c'est que la chose vous a plu, et que vous n'avez pas eu à rougir de l'intellect de votre maman.
Et vous, nous faites-vous encore un chef-d'oeuvre? Il y en a bien besoin; car je n'ai rien vu de bon depuis longtemps. Je vous envoie toutes les tendresses de Nohant pour madame Dumas et pour vous. Vous ne ne me parlez pas de sa santé, à elle; j'espère que c'est bon signe. Ici, nous sommes tous enrhumés. Mais, sauf la petiote, qui fait ses premières dents et qui en souffre, nous sommes tous de bonne humeur et occupés; Aurore m'habitue à écrire avec un chat sur l'épaule, une poupée à cheval sur chaque bras et un ménage sur les genoux. Ce n'est pas toujours commode, mais c'est si amusant!
Bonsoir, mon fils; dites-moi quand vous serez à Paris et comment vous vous portez tous.
Votre maman.
G. SAND.
DCLXXXIII
A GUSTAVE FLAUBERT, A PARIS
Nohant, 20 novembre 1868.
Tu me dis «Quand se verra-t-on?» Vers le 15 décembre, ici, nous baptisons protestantes nos, deux fillettes. C'est l'idée de Maurice, qui s'est marié devant le pasteur, et qui ne veut pas de persécution et d'influence catholique autour de ses filles. C'est notre ami Napoléon qui est le parrain d'Aurore; moi qui suis la marraine. Mon neveu est le parrain de l'autre. Tout cela se passe entre nous, en famille. Il faut venir, Maurice le veut, et, si tu dis non, tu lui feras beaucoup de peine. Tu apporteras ton roman, et, dans une éclaircie, tu me le liras; ça te fera du bien de le lire à qui écoute bien. On se résume et on se juge mieux. Je connais ça. Dis oui à ton vieux troubadour, il t'en saura un gré soigné.
Je t'embrasse six fois, si tu dis oui.
DCLXXXIV
A M. DE CHILLY, DIRECTEUR DU THÉÂTRE DE L'ODÉON, A PARIS
Nohant, 12 décembre 1868.
Mon cher ami,
Me gardez-vous le mois de février? Comptez sur moi. Dois-je compter sur vous?
J'ai un travail à vous lire, et je ne puis aller à Paris avant le mois de janvier. Ce serait trop tard pour faire des remaniements, s'il y en avait d'importants à faire. Voulez-vous me donner votre parole d'honneur que mon manuscrit ne sera lu que par vous, Duquesnel et une troisième personne, sûre, à votre choix? et que, jusqu'à ce que nous soyons d'accord sur la réception de la pièce, personne au monde ne saura que j'ai une pièce entre vos mains. Si vous ne me donnez pas cette parole, je ne puis agir; si vous me la donnez, je vous enverrai le manuscrit.
La pièce que je vous offre est de moi seule[1]; elle n'a été lue qu'à mes enfants. Je n'en ai même dit un mot à qui que ce soit. S'il y a une indiscrétion, elle viendra donc de l'Odéon, et je vous demande le secret jusqu'à nouvel ordre.
Réponse tout de suite.
A vous de coeur.
[1] L'Autre.
DCLXXXV
A SON ALTESSE LE PRINCE NAPOLÉON (JÉRÔME), A PARIS
Nohant, 17 décembre 1868.
Cher et illustre compère,
Merci encore pour moi, pour mes enfants et petits-enfants et pour tous nos amis, dont vous avez conquis les coeurs. Toute la journée, nous entendons: «Comme il est beau! comme il est bon! comme il parle bien! comme il est simple, et jeune, et aimable!» Nous ne disons pas non, comme bien vous pensez, et nous aimons davantage ceux qui vous aiment.
Vous, on vous aimerait davantage, si c'était possible, pour cette grande marque d'amitié que vous avez bien voulu nous donner et qui sera un si cher souvenir dans la famille présente et à venir. Aurore en sera particulièrement fière et voudra, j'en suis sûre, mériter une protection si cordialement accordée, et si gracieusement témoignée. Elle envoie toujours des baisers à votre portrait et se permet de le tutoyer.
Nous espérons que vous serez arrivé sans fatigue et que vous n'allez pas garder ce petit mouvement de fièvre que vous avez confié au jeune docteur et pas à nous. Il faudra revenir nous voir, n'est-ce pas? Vous avez dit que cela vous ferait plaisir de vous retrouver à Nohant. Ce qu'il y a de certain, c'est que vous y laissez une trace de bonheur et d'affection qui ne s'effacera pas.
A vous de tout notre coeur. Maurice, Lina et,
G. SAND.
DCLXXXVI
A MADAME EDMOND ADAM, AU GOLFE JOUAN
Nohant, 20 décembre 1868.
Chère enfant,
Je n'ai pas eu un instant pour vous répondre. Nohant a été sens dessus dessous pour les fêtes de nos baptêmes spiritualistes; je ne veux pas dire protestants, bien que le premier sens du mot soit le vrai; avec cela, il fallait finir un gros travail[1]. On s'est amusé beaucoup, et on va se calmer; mais bientôt il faudra aller à Paris pour aviser à faire fructifier les griffonnages, et je ne pense pas avoir le temps de saluer cette année le soleil du Midi. Si je pouvais trouver quelques jours de liberté, ce serait une simple course pour vous embrasser d'abord, puis pour revoir la Corniche et revenir. Disposez donc de la belle villa du Pin, et, si vous m'en croyez, n'y mettez pas gratis des enfants et des nourrices.
Merci mille fois pour moi et les miens de l'offre trop gracieuse. Il se passera encore quelque temps avant que Lina puisse promener sa marmaille si loin et laisser son intérieur, qui leur est encore si nécessaire. Nous ne pouvons rêver que des promenades détachées, et encore! La vie de travail pèse toujours sur nous de tout son poids, et c'est sans doute un bonheur malgré la privation de liberté, puisque nous n'avons jamais de dissentiments ni de tracas.
Vous voilà entrée dans la grande aisance, vous. J'espère que vous allez guérir vos nerfs et travailler pour votre satisfaction; je n'ai pas encore relu votre livre, ç'a été plus qu'impossible; mais cela viendra. J'y mettrai la conscience que vous savez et je vous dirai mon impression comme on la doit à ceux qu'on aime.
On vous embrasse tendrement tous, de la part de tous, vous reverrez sans doute bientôt notre cher gros Plauchut, que nous retenons le plus possible et qui vous racontera nos noces et festins.
A vous de coeur, à Adam et à ma belle Toto[2].
G. SAND.
[1] L'Autre.
[2] Madame Alice Segoud.
DCLXXXVII
A GUSTAVE FLAUBERT, A CROISSET
Nohant, 21 décembre 1868.
Certainement que je te boude et que je t'en veux, non pas par exigence ni par égoïsme, mais, au contraire, parce que nous avons été joyeux et hilares, et que tu n'as pas voulu te distraire et t'amuser avec nous. Si c'était pour t'amuser ailleurs, tu serais pardonné d'avance; mais c'est pour t'enfermer, pour te brûler le sang, et encore pour un travail que tu maudis, et que—voulant et devant le faire quand même—tu voudrais pouvoir faire à ton aise et sans t'y absorber.
Tu me dis que tu es comme ça. Il n'y a rien à dire; mais on peut bien se désoler d'avoir pour ami qu'on adore un captif enchaîné loin de soi, et que l'on ne peut pas délivrer. C'est peut-être un peu coquet de ta part, pour te faire plaindre et aimer davantage. Moi qui ne suis pas enterrée dans la littérature, j'ai beaucoup ri et vécu dans ces jours de fête, mais en pensant toujours à toi et en parlant de toi avec l'ami du Palais-Royal, qui eût été heureux de te voir et qui t'aime et t'apprécie beaucoup. Tourguenef a été plus heureux que nous, puisqu'il a pu t'arracher à ton encrier. Je le connais très peu, lui, mais je le sais par coeur. Quel talent! et comme c'est original et trempe! Je trouve que les étrangers font mieux que nous. Ils ne posent pas, et nous, ou nous nous drapons, ou nous nous vautrons; le Français n'a plus de milieu social, il n'a plus de milieu intellectuel.
Je t'en excepte, toi qui te fais une vie d'exception, et je m'en excepte à cause du fonds de bohème insouciante qui m'a été départi; mais, moi, je ne sais pas soigner et polir, et j'aime trop la vie, je m'amuse trop à la moutarde et à tout ce qui n'est pas le dîner, pour être jamais un littérateur. J'ai eu des accès, ça n'a pas duré. L'existence où on ne connaît plus son moi est si bonne, et la vie où on ne joue pas de rôle est une si jolie pièce à regarder et à écouter! Quand il faut donner de ma personne, je vis de courage et de résolution, mais je ne m'amuse plus.
Toi, troubadour enragé, je te soupçonne de t'amuser du métier plus que de tout au monde. Malgré ce que tu en dis, il se pourrait bien que l'art fut ta seule passion, et que ta claustration, sur laquelle je m'attendris comme une bête que je suis, fût ton état de délices. Si c'est comme ça, tant mieux, alors; mais avoue-le, pour me consoler.
Je te quitte pour habiller les marionnettes, car on a repris les jeux et les ris avec le mauvais temps, et en voilà pour une partie de l'hiver, je suppose. Voilà l'imbécile que tu aimes et que tu appelles maître. Un joli maître, qui aime mieux s'amuser que travailler!
Méprise-moi profondément, mais aime-moi toujours. Lina me charge de te dire que tu n'es qu'un pas grand'chose, et Maurice est furieux aussi; mais on t'aime malgré soi et on t'embrasse tout de même. L'ami Plauchut veut qu'on le rappelle à ton souvenir; il t'adore aussi.
A toi, gros ingrat.
J'avais lu la bourde du Figaro et j'en avais ri. Il parait que ça a pris des proportions grotesques. Moi, on m'a flanqué dans les journaux un petit-fils à la place de mes deux fillettes et un baptême catholique à la place d'un baptême protestant. Ça ne fait rien, il faut bien mentir un peu pour se distraire.
DCLXXXVIII.
A M. EMILE ROLLINAT, EN GARNISON A PERPIGNAN
Nohant, 2 janvier 1869.
Cher enfant,
Merci de votre bon souvenir. Je suis heureuse de vous savoir content, c'est la marque d'un caractère solide et d'un esprit sérieux; car, puisque tous ceux de votre âge se plaignent, ne se trouvent bien placés nulle part et voudraient commander à la destinée, ce n'est pas tant le manque de philosophie que le manque de force qui fait ces âmes aigries, pleines d'exigence. Vous vous trouvez content d'avoir un état et vous savez vous y faire des loisirs utiles, un fonds d'études qui vous servirait au besoin. Je suis bien sûre à présent que l'avenir est à vous, que le destin ne vous traînera pas après lui, mais que vous le pousserez lui-même en avant. Les chagrins que vous rappelez, votre bien-aimé père me les avait confiés, et je l'ai vu bien tourmenté de votre avenir. Ce que je vous dis aujourd'hui, je le lui disais; car il me décrivait votre caractère, vos aptitudes, et on voyait sa tendresse dominer ses inquiétudes paternelles. La source de vos désaccords n'était dans aucun de vous: elle était en dehors de la famille, dans des idées d'autorité qui s'y glissaient malgré lui, et qui n'étaient pas justes, pas applicables à nos générations.
J'ai lu ces jours-ci un livre très bon et très touchant qui m'a rappelé mes entretiens sur vous avec ce cher père et qui, en vérité, sont comme un reflet de ces entretiens, bien qu'ils soient restés absolument entre lui et moi. Ce livre s'appelle les Pères et les Enfants. Il est d'Ernest Legouvé. Si vous ne pouvez vous le procurer à Perpignan, je vous l'enverrai; il vous fera du bien, j'en suis sûre, mais il faut le lire entier. Il met en présence le pour et le contre; la conclusion proclame l'indépendance de l'individu, l'affranchissement de l'homme par l'homme, du fils par le père, et en même temps, il renoue la chaîne souvent brisée des tendresses sublimes.
Pendant que vous me demandiez les lettres et le calepin à Paris, je les avais là, dans un carton et je n'en savais rien; je les croyais ici. Mon premier soin a été, en arrivant, de les chercher, et, ne trouvant ni le carton ni les lettres, j'ai constaté ma bévue. Mais soyez tranquille, à mon premier voyage à Paris, je les retrouverai, et dites bien à votre mère d'être tranquille aussi: ces précieuses lettres lui seront rendues.
A vous de coeur, mon cher enfant.
G. SAND.
DCLXXXIX
A M. ARMAND BARBÈS, A LA HAYE
Nohant, 2 janvier 1869.
Cher grand ami,
Comme c'est bon à vous de ne pas m'oublier au nouvel an! nos pensées se sont croisées; car j'allais vous écrire aussi. Non, Aurore n'a pas de petit frère, il n'y a que deux fillettes: l'une de trois ans, l'autre de neuf à dix mois. Toutes deux ont été baptisées protestantes dernièrement; c'est ce baptême qui a fait croire à l'arrivée d'un nouvel enfant. Ce frère viendra peut-être, mais il n'est pas sur le tapis. Quant, au baptême protestant, ce n'est pas un engagement pris d'appartenir à une orthodoxie quelconque d'institution humaine. C'est, dans les idées de mon fils, une protestation contre le catholicisme, un divorce de famille avec l'Église, une rupture déterminée et déclarée avec le prêtre romain. Sa femme et lui se sont dit que nous pouvions tous mourir avant d'avoir fixé le sort de nos enfants, et qu'il fallait qu'ils fussent munis d'un sceau protecteur, autant que possible, contre la lâcheté humaine.
Moi, je ne voudrais dans l'avenir aucun culte protégé ni prohibé, la liberté de conscience absolue; et, pour le philosophe, dès à présent, je ne conçois aucune pratique extérieure. Mais je ne suis pratique en rien, je l'avoue, et, mes enfants ayant de bonnes raisons dans l'esprit, je me suis associée de bon coeur à leur volonté. Nous sommes très heureux en famille et toujours d'accord en fait. Maurice est un excellent être, d'un esprit très cultivé et d'un coeur à la fois indépendant et fidèle. Il se rappellera toujours avec émotion la tendre bonté de votre accueil à Paris. Qu'il y a déjà longtemps de cela! et quels progrès avons-nous faits dans l'histoire? Aucun; il semble même, historiquement parlant, que nous ayons reculé de cinquante ans. Mais l'histoire n'enregistre que ce qui se voit et se touche. C'est une étude trop réaliste pour consoler les âmes. Moi, je crois toujours que nous avançons quand même et que nos souffrances servent, là où notre action ne peut rien.
Je ne suis pas aussi politique que vous, je ne sais pas si vraiment nous sommes menacés par l'étranger. Il me semble qu'une heure de vérité acquise à la race humaine ferait fondre toutes les armées comme neige au soleil. Mais vous vous dites belliqueux encore. Tant mieux, c'est signe que l'âme est toujours forte et fera vivre le corps souffrant en dépit de tout. Nous vous aimons et vous embrassons tendrement.
G. SAND.
DCXC
A MADAME EDMOND ADAM, AU GOLFE JOUAN
Nohant, 10 janvier 1869.
Nous avons reçu tous les envois, celui de Toto d'abord, et puis le vôtre hier au soir, venant de Grasse directement, et délicieux, frais à rendre friands les plus sobres. Aurore aussi a fêté tout cela et va le fêter encore plus aujourd'hui; car c'est son anniversaire, ses trois ans accomplis; et je viens de lui faire un bouquet pour dîner. Je n'ai jamais vu, dans nos climats, une pareille floraison en plein janvier. La terre est un tapis de violettes et de pervenches, de narcisses et de pensées. Il fait presque aussi doux que, chez vous, au mois de mars; mais je m'imagine que, cette année-ci, vous devez avoir, à présent, presque trop chaud. Pourtant je ne sais pas, l'année est bizarre: ils ont mauvais temps en Italie; ici, la veille de Noël, au milieu du réveillon et pendant que Plauchut racontait son voyage à mes petits-neveux, nous avons eu deux grands coups de tonnerre très beaux.
Dites-moi en gros la floraison de vos environs (la floraison spontanée du moment), ça m'intéresse,—pas celle des jardins.
On est heureux aussi chez nous, on ne demande que la durée de ce qui est. Notre parrain Jérôme est mieux portant, après nous avoir donné de l'inquiétude; il nous a écrit hier. Lolo se livre à présent à la danse et au chant avec succès. Maurice fait des merveilles de décors pour les marionnettes.
Moi, j'ai achevé un grand travail et je ne fiche plus rien. Je suis en récréation, je donne le soir des leçons de fanfares au clairon des pompiers. En voilà une occupation! mais, comme je sais mon affaire, à présent! le réveil, l'appel, le rappel, la générale, la berloque, l'assemblée, le pas accéléré, le pas ordinaire, etc. Je profite de l'occasion pour apprendre les éléments de la musique à mon bonhomme, qui est garçon meunier et ne sait pas lire; il est intelligent, il apprendra.
J'ai enfin relu Laure. Les défauts sont adoucis, les qualités mieux en lumière; mais les défauts existent toujours, défauts absolument relatifs, qui n'en sont pas par eux-mêmes, et qu'on peut signaler sans vous rien ôter de votre valeur personnelle. L'inconvénient de vos ouvrages est celui de ne pas s'adresser à une classe déterminée de lecteurs intellectuellement hybrides comme vous. C'est un obstacle, non au mérite, mais au succès de la chose. La partie qui intéresse les uns est celle qui n'intéresse pas les autres, et réciproquement. Je crois qu'il faudrait choisir, mais je ne peux pas encore vous dire dans quel sens vous pouvez le mieux marcher; cet ouvrage-ci ne tranche pas pour moi la question; j'y vois un grand progrès des deux faces de votre talent, mais pas encore les qualités de métier nécessaires à l'une ou à l'autre, ou sachant fondre et marier habilement les deux. C'est affaire de temps, vous êtes jeune.
Sur ce, chère enfant aimée, la famille vous envoie ses remerciements pour vos gâteries et vous renouvelle ses tendresses. Moi, je vous embrasse de coeur tous les trois.
G. SAND.
DCXCI
A GUSTAVE FLAUBERT. A CROISSET
Nohant, 17 janvier 1869.
L'individu nommé George Sand se porte bien; il savoure le merveilleux hiver qui règne en Berry, cueille des fleurs, signale des anomalies botaniques intéressantes, coud des robes et des manteaux pour sa belle-fille, des costumes de marionnettes, découpe des décors, habille des poupées, lit de la musique, mais surtout passe des heures avec sa petite Aurore, qui est une fillette étonnante. Il n'y a pas d'être plus calme et plus heureux dans son intérieur que ce vieux troubadour retiré des affaires, qui chante de temps en temps sa petite romance à la lune, sans grand souci de bien ou mal chanter, pourvu qu'il dise le motif qui lui trotte dans la tête, et qui, le reste du temps, flâne délicieusement. Ça n'a pas été toujours si bien que ça. Il a eu la bêtise d'être jeune; mais, comme il n'a point fait de mal, ni connu les mauvaises passions, ni vécu pour la vanité, il a le bonheur d'être paisible et de s'amuser de tout.
Ce pâle personnage a le grand loisir de t'aimer de tout son coeur, de ne point passer un jour sans penser à l'autre vieux troubadour, confiné dans sa solitude en artiste enragé, dédaigneux de tous les plaisirs de ce monde, ennemi de la flânerie et de ses douceurs. Nous sommes, je crois, les deux travailleurs les plus différents qui existent; mais, puisqu'on s'aime comme ça, tout va bien. Puisqu'on pense l'un à l'autre à la même heure, c'est qu'on a besoin de son contraire; on se complète en s'identifiant par moments à ce qui n'est pas soi.
Je t'ai dit, je crois, que j'avais fait une pièce en revenant de Paris. Ils l'ont trouvée bien; mais je ne veux pas qu'on la joue au printemps, et leur fin d'hiver est remplie, à moins que la pièce qu'ils répètent ne tombe. Comme je ne sais pas faire de voeux pour le mal de mes confrères, je ne suis pas pressée et mon manuscrit est sur la planche. J'ai le temps. Je fais mon petit roman de tous les ans, quand j'ai une ou deux heures par jour pour m'y remettre; il ne me déplait pas d'être empêchée d'y penser. Ça le mûrit. J'ai toujours avant de m'endormir, un petit quart d'heure agréable pour le continuer dans ma tête; voilà!
Je ne sais rien, mais rien de l'incident Sainte-Beuve; je reçois une douzaine de journaux dont je respecte tellement la bande, que, sans Lina, qui me dit de temps en temps les nouvelles principales, je ne saurais pas si Isidore est encore de ce monde.
Sainte-Beuve est extrêmement colère, et, en fait d'opinions, si parfaitement sceptique, que je ne serai jamais étonnée, quelque chose qu'il fasse, dans un sens ou dans l'autre. Il n'a pas toujours été comme ça, du moins tant que ça; je l'ai connu plus croyant et plus républicain que je ne l'étais alors. Il était maigre, pâle et doux; comme on change! Son talent, son savoir, son esprit ont grandi immensément, mais j'aimais mieux son caractère. C'est égal, il y a encore bien dû bon. Il y a l'amour et le respect des lettres, et il sera le dernier des critiques. Le critique proprement dit disparaîtra. Peut-être n'a-t-il plus sa raison d'être. Que t'en semble?
Il paraît que tu étudies le pignouf; moi, je le fuis, je le connais trop. J'aime le paysan berrichon qui ne l'est pas, qui ne l'est jamais, même quand il ne vaut pas grand'chose; le mot pignouf a sa profondeur; il a été créé pour le bourgeois exclusivement, n'est-ce pas? Sur cent bourgeoises de province, quatre-vingt-dix sont pignouflardes renforcées, même avec de jolies petites mines, qui annonceraient des instincts délicats. On est tout surpris de trouver un fond de suffisance grossière dans ces fausses dames. Où est la femme maintenant? Ça devient une excentricité dans le monde.
Bonsoir, mon troubadour; je t'aime et je t'embrasse bien fort; Maurice aussi.
DCXCII.
AU MÊME
Nohant, 11 février 1869.
Pendant que tu trottes pour ton roman, j'invente tout ce que je peux pour ne pas faire le mien. Je me laisse aller à des fantaisies coupables, une lecture m'entraîne et je me mets à barbouiller du papier qui restera dans mon bureau et ne me rapportera rien. Ça m'a amusé ou plutôt ça m'a commandé, car c'est en vain que je lutterais contre ces caprices; ils m'interrompent et m'obligent… Tu vois que je n'ai pas la force que tu crois.
Tu dis de très bonnes choses sur la critique. Mais, pour la faire comme tu dis, il faudrait des artistes, et l'artiste est trop occupé de son oeuvre pour s'oublier à approfondir celle des autres.
Mon Dieu, quel beau temps! En jouis-tu au moins de ta fenêtre? Je parie que le tulipier est en boutons. Ici, pêchers et abricotiers sont en fleurs. On dit qu'ils seront fricassés; ça ne les empêche pas d'être jolis et de ne pas se tourmenter.
Nous avons fait notre carnaval de famille: la nièce, les petits neveux, etc. Nous tous avons revêtu des déguisements; ce n'est pas difficile ici, il ne s'agît que de monter au vestiaire et on redescend en Cassandre, en Scapin, en Mezzetin, en Figaro, en Basile, etc., tout cela exact et très joli. La perle, c'était Lolo en petit Louis XIII satin cramoisi, rehaussé de satin blanc frangé et galonné d'argent. J'avais passé trois jours à faire ce costume avec un grand chic; c'était si joli et si drôle sur cette fillette de trois ans, que nous étions tous stupéfiés à la regarder. Nous avons joué ensuite des charades, soupé, folâtré jusqu'au jour. Tu vois que, relégués dans un désert, nous gardons pas mal de vitalité. Aussi je retarde tant que je peux le voyage à Paris et le chapitre des affaires. Si tu y étais, je ne me ferais pas tant tirer l'oreille. Mais tu y vas à la fin de mars et je ne pourrai tirer la ficelle jusque-là. Enfin, tu jures de venir cet été et nous y comptons absolument. J'irai plutôt te chercher par les cheveux.
Je t'embrasse de toute ma force sur ce bon espoir.
DCXCIII
A. M. EDMOND PLAUCHUT, A PARIS
Nohant, 18 février 1869.
Cher enfant,
Je reçois ta lettre ce matin, et, ce soir, me voilà bien triste et toute seule avec mes deux petites, cachant à Aurore que papa et maman viennent de partir pour Milan. Un télégramme nous a annoncé que le père Calamatta, qui était malade depuis près d'un an sans donner d'inquiétudes sérieuses, était dans un état très alarmant. Les enfants sont donc partis tout de suite, Maurice bien affecté de quitter mère et enfants; Lina désolée de quitter tout cela pour aller peut-être trouver son père mort ou mourant.
Voilà comme le malheur vous tombe sur la tête au milieu du calme et de la joie; car, à l'habitude et quand tout va bien physiquement chez nous et autour de nous, nous sommes vraiment des enfants gâtés du bon Dieu, vivant si unis les uns pour les autres. C'est-là, cher enfant, qu'il faut un peu de courage à ta vieille mère pour ne par broyer du noir; et les petites contrariétés de théâtre que tu m'as vu supporter si patiemment paraissent ce qu'elles sont, rien du tout au prix de ce qui contriste le coeur. Enfin! courage, n'est-ce pas? à ce chagrin qui nous menace et nous cogne, il se joindra peut-être de grandes contrariétés. Si ce pauvre homme meurt, il faudra probablement que mes enfants aillent à Rome, où il a enfoui tout ce qu'il possède, tableaux, meubles rares, etc. Il n'y en a pas pour un grosse somme; il faut pourtant ne pas laisser piller cela, et je crains que le transport ou la vente de ces objets ne donne beaucoup de peine ou d'ennui pour peu de compensation.
Et puis c'est un prolongement d'absence et je serai peut-être seule un mois. Si c'était pour eux une partie de plaisir, je serais gaie dans ma solitude, de penser à leurs amusements; mais, dans les conditions où ils sont, ce voyage est navrant et j'en bois toute la tristesse, toute la fatigue, sans pouvoir la leur alléger.
Je ne manquerai pourtant pas de courage, sois tranquille. J'ai ces deux chères fillettes à garder et à ne pas quitter d'une heure. Lolo ne sait pas encore qu'ils sont partis. On l'a emmenée jouer dans ma chambre pendant qu'on enlevait les malles, et elle n'a pas vu les larmes. A dîner, je vais inventer une histoire et demain encore; mais il y aura du gros chagrin quand elle constatera que nous sommes seules; car elle est passionnée dans ses affections et pas facile à attraper longtemps.
Tu vois, cher enfant, que je ne suis pas en route pour Paris, tant s'en faut. Le premier mouvement de Maurice a été de t'écrire pour te confier sa mère. Je te le dis pour que tu voies quelle amitié il a pour toi, mais je l'en ai empêché. Nohant sans eux est trop morne, et tu es dans l'âge de la force et du bonheur, je trouverais égoïste et lâche de te faire quitter les tiens et tes plaisirs du Midi pour te condamner à l'état de chien de garde. Non, sois tranquille sur mon compte, je supporterai cette crise comme il le faut, tant qu'on a un devoir à remplir, on a la grâce suffisante et je ne m'ennuierai pas; cette solitude me forcera de travailler. J'aurai le coeur gros souvent, surtout jusqu'à dimanche, où j'aurai un télégramme de leur arrivée à Milan. Jusque-là, l'inquiétude troublera le sommeil. Je ne sais pas si on passe le mont Cenis sans danger en cette saison, ni comment on le passe. C'est bête d'y penser; il y a du danger partout, même au coin de son feu; mais l'imagination est la folle qui n'obéit pas à la volonté. Si tu veux de leurs nouvelles, écris-leur: Alla signora Lina Sand (Calamatta), Contrada Ciorasso, 11, Milano.
Au revoir donc, à Paris, quand tu y seras selon le cours de tes projets quand tu auras vu tout ton monde et que le mien sera revenu, j'irai y passer quelques jours et te rappeler que Nohant t'attend quand tu seras un peu rassasié de Paris.
Je t'embrasse tendrement, cher fils; ne sois pas inquiet de moi, mais plains-moi un peu; ça me fera du bien.
G. SAND.
DCXCIV
À GUSTAVE FLAUBERT, A CROISSET
Nohant, 21 février 1869.
Je suis toute seule à Nohant, comme tu es tout seul à Croisset. Maurice et Lina sont partis pour Milan, pour voir Calamatta dangereusement malade. S'ils ont la douleur de le perdre, il faudra que, pour liquider ses affaires, ils aillent à Rome; un ennui sur un chagrin, c'est toujours comme cela. Cette brusque séparation a été triste, ma pauvre Lina pleurant de quitter ses filles et pleurant de ne pas être auprès de son père. On m'a laissé les enfants, que je quitte à peine et qui ne me laissent travailler que quand ils dorment; mais je suis encore heureuse d'avoir ce soin sur les bras pour me consoler. J'ai tous les jours, en deux heures, par télégramme, des nouvelles de Milan. Le malade est mieux; mes enfants ne sont encore qu'à Turin aujourd'hui et ne savent pas encore ce que je sais ici. Comme ce télégraphe change les notions de la vie, et, quand les formalités et formules seront encore simplifiées, comme l'existence sera pleine de faits et dégagée d'incertitudes!
Aurore, qui vit d'adorations sur les genoux de son père et de sa mère et qui pleure tous les jours quand je m'absente, n'a pas demandé une seule fois où ils étaient. Elle joue et rit, puis s'arrête; ses grands beaux yeux se fixent, elle dit: Mon père? Une autre fois, elle dit: Maman? Je la distrais, elle n'y songe plus, et puis elle recommence. C'est très mystérieux, les enfants! ils pensent sans comprendre. Il ne faudrait qu'une parole triste pour faire sortir son chagrin. Elle le porte sans savoir. Elle me regarde dans les yeux pour voir si je suis triste ou inquiète; je ris et elle rit. Je crois qu'il faut tenir la sensibilité endormie le plus longtemps possible et qu'elle ne me pleurerait jamais si on ne lui parlait pas de moi.
Quel est ton avis, à toi qui as élevé une nièce intelligente et charmante? Est-il bon de les rendre aimants et tendres de bonne heure? J'ai cru cela autrefois: j'ai eu peur en voyant Maurice trop impressionnable et Solange trop le contraire et réagissant. Je voudrais qu'on ne montrât aux petits que le doux et le bon de la vie, jusqu'au moment où la raison peut les aider à accepter ou à combattre le mauvais. Qu'est-ce que tu en dis?
Je t'embrasse et te demande de me dire quand tu iras à Paris, mon voyage étant retardé, vu que mes enfants peuvent être un mois absents. Je pourrai peut-être me trouver avec toi à Paris.
TON VIEUX SOLITAIRE.
Quelle admirable définition je retrouve avec surprise dans le fataliste
Pascal:
«La nature agit par progrès, itus et reditus. Elle passe et revient, puis va plus loin, puis deux fois moins, puis plus que jamais.»
Quelle manière de dire, hein? Comme la langue fléchit, se façonne, s'assouplit et se condense sous cette patte grandiose!
DCXCV
A M. ALEXANDRE DUMAS FILS, A PARIS.
Nohant, 12 mars 1869
Mourir, sans souffrance, en dormant, c'est la plus belle mort, et c'est celle de Calamatta. Apoplexie séreuse, et puis une maladie dont il n'a pas su la gravité et qui ne le faisait pas souffrir. Mes enfants reviennent; Maurice a raison de ramener tout de suite ma pauvre Lina auprès de ses filles. La nature veut qu'elle soit heureuse de les revoir.
Mourir ainsi, ce n'est pas mourir, c'est changer de place au gré de la locomotive. Moi qui ne crois pas à la mort, je dis: «Qu'importe tôt ou tard!» Mais le départ, indifférent pour les partants, change souvent cruellement la vie de ceux qui restent, et je ne veux pas que ceux que j'aime meurent avant moi qui suis toujours prête et qui ne regimberai que si je n'ai pas ma tête. Je ne crains que les infirmités qui font durer une vie inutile et à charge aux plus dévoués. Calamatta, qui s'était gardé extraordinairement jeune et actif à soixante-neuf ans, craignait aussi cela plus que la mort. Il a été, dans les derniers jours, menacé de paralysie. Si on lui eût donné à choisir, il eût choisi ce que la destinée lui a envoyé. Il a eu sa grandeur aussi, celui-là, par le respect et l'amour de l'art sérieux. Il avait à cet égard des convictions respectables par leur inflexibilité. Il ne comprenait la vie que sous un aspect, qui n'est peut-être pas la vie, et il la cherchait avec anxiété et entêtement, tout cela ennobli par la sincérité, le talent réel et la volonté, intéressant et irritant, sec et tendre, personnel et dévoué; des contrastes qui s'expliquaient par un idéalisme incomplet et douloureux. Manque d'éducation première dans l'art comme dans la société; un vrai produit de Rome, un descendant de ceux qui ne voyaient qu'eux dans l'univers et qui avaient raison à leur point de vue.
Moi, je voudrais mourir après quelques années où j'aurais eu le loisir d'écrire pour moi seule et quelques amis. Il me faudrait un éditeur qui me fit vingt mille livres de rente pour subvenir à toutes mes charges; mais je ne saurai pas le trouver et je mourrai en tournant ma roue de pressoir. Je m'en console en me disant que ce que j'écrirais ne vaudrait peut-être pas la peine d'être écrit. C'est égal; si vous me trouvez, cet éditeur, pour l'année prochaine, prenez-le aux cheveux.
Vous tracez pour vous un idéal de bonheur que vous pouvez, ce me semble, réaliser demain si bon vous semble. Mais vous ne le voulez pas, et vous avez bien raison.
Il n'y a de bon dans la vie que ce qui est contraire à la vie; le jour où nous ne songerons plus qu'à la conserver, nous ne la mériterons plus.
N'est-ce pas une fatigue d'aimer ses amis? Il serait bien plus commode de ne se déranger pour personne, de ne soigner ni enterrer les autres, de n'avoir ni à les consoler ni à les secourir et de ne point souffrir de leurs peines. Mais essayez! cela ne se peut.
Bonsoir, cher fils; je vous aime: c'est la moralité de la chose.
G. SAND.
DCXCVI
A GUSTAVE FLAUBERT, A CROISSET
Nohant, 2 avril 1869.
Cher ami de mon coeur, nous voici redevenus calmes. Mes enfants me sont arrivés bien fatigués. Aurore a été un peu malade. La mère de Lina est venue s'entendre avec elle pour leurs affaires. C'est une loyale et excellente femme, très artiste et très aimable. J'ai eu aussi un gros rhume, mais tout se remet, et nos charmantes fillettes consolent leur petite mère. S'il faisait moins mauvais temps et si j'étais moins enrhumée, je me rendrais tout de suite à Paris, car je veux t'y trouver. Combien de temps y restes-tu? Dis-moi vite.
Je serai bien contente de renouer connaissance avec Tourguenef, que j'ai un peu connu sans l'avoir lu, et que j'ai lu depuis avec une admiration entière. Tu me parais l'aimer beaucoup: alors je l'aime aussi, et je veux que, quand ton roman sera fini, tu l'amènes chez nous. Maurice aussi le connaît et l'apprécie beaucoup, lui qui aime ce qui ne ressemble pas aux autres.
Je travaille à mon roman de cabotins, comme un forçat. Je tâche que cela soit amusant et explique l'art; c'est une forme nouvelle pour moi et qui m'amuse. Ça n'aura peut-être aucun succès. Le goût du jour est aux marquises et aux lorettes; mais qu'est-ce que ça fait?—Tu devrais bien me trouver un titre qui résumât cette idée: le roman comique moderne[1].
Mes enfants t'envoient leurs tendresses; ton vieux troubadour embrasse son vieux troubadour.
Réponds vite combien tu comptes rester à Paris.
Tu dis que tu payes des notes et que tu es agacé. Si tu as besoin de quibus, j'ai pour le moment quelques sous à toucher. Tu sais que tu m'as offert une fois de me prêter et que, si j'avais été gênée, j'aurais accepté. Dis toutes mes amitiés à Maxime Du Camp et remercie-le de ne pas m'oublier.
[1] Pierre, qui roule.
DCXCVII
A M. CHARLES-EDMOND, A PARIS
Nohant, 20 avril 1869.
Cher ami,
Pour le moment, je suis éreintée: j'ai dépassé mes forces, et mes soixante-cinq printemps me rappellent à l'ordre. Ce ne sera pas tout de suite que je pourrai écrire ou lire une ligne, même de Victor Hugo! et je vais me reposer à Paris en courant du matin au soir! Si on peut m'attendre, je ferai tout mon possible pour ne pas arriver trop lard. Ce qu'il y a de certain, c'est que je prends acte de la sommation du Temps, et je ne m'engagerai pas ailleurs.
Certes le Temps est un journal qui se respecte et se fait respecter, et, de plus, M. Nefftzer est un des êtres les plus sympathiques qu'on puisse rencontrer. Je ne sais pas comment je n'ai jamais rien écrit dans sa maison. C'est que je n'écris plus. Ce gagne-pain éternel, le roman à perpétuité m'absorbe et me commande. À propos, reprochez-lui de ne plus m'envoyer le Temps. Je n'étais pas indigne de le recevoir. On me l'a supprimé.
Maurice vous remercie de votre bon souvenir. Il vient de faire un triste voyage à Milan pour voir mourir notre pauvre Calamatta. Sa petite femme a été bien éprouvée. Enfin, on se calme. Ils ont deux fillettes si charmantes! La grâce, la douceur, l'intelligence de l'aînée sont incroyables pour son âge.
A bientôt, cher ami. N'oubliez pas qu'à Paris, je demeure rue Gay Lussac 5, bien près de vous.
G. SAND.
DCXCVIII
A MAURICE SAND, A NOHANT
Paris, 14 mai 1869.
On se croirait en 1848 depuis hier. On chante la Marseillaise à tue-tête dans les rues, et personne ne dit rien. Ce soir, quelques centaines d'étudiants, suivis de quelques blouses, ont passé trois fois sur mon boulevard, en chantant… faux comme toujours. La Marseillaise ne viendra jamais à bout d'être chantée juste. Les boutiquiers, toujours braves, se sont hâtés de fermer boutique. Les réunions électorales sont très orageuses, et la police est très modérée jusqu'ici; cela pourra-t-il durer? Il y a quelque chose dans l'air. Le public peut-il agir contre la troupe? Il serait écrasé. Mais le gouvernement peut-il sévir contre le public électoral? Ce serait jouer son va-tout. On en est là.
Rochefort et Bancel sont les lions du moment. On garde un bon souvenir à Barbès. De Ledru-Rollin et des siens, pas plus question que s'ils n'avaient jamais existé.
Voilà tout ce que je sais. Je suis trop occupée pour m'informer. Les jours passent comme des heures à ranger, trier, et me garer des visites. J'ai diné avec Plauchut, et nous avons fait ensuite une partie de dominos. Hier, j'ai diné rue de Courcelles, avec Théo, Flaubert, les Goncourt, Taine, etc. On n'a parlé que de littérature, et, comme de coutume, on n'a été d'accord sur rien.
Je me porte bien; j'irai à Palaiseau après-demain probablement. Je vous bige mille fois. Deux jours sans nouvelles de vous! Il n'y a personne de malade, au moins?
Hier, Taine m'a parlé de toi avec de grands éloges. La princesse a dit que c'était grand dommage que tu ne fisses plus de peinture. Taine a dit: «Mais, il fait de la bonne littérature; c'est un esprit très substantiel et un talent sérieux.» Et puis il m'a dit qu'il avait lu dernièrement mes Maîtres sonneurs, et que c'était tout aussi beau que Virgile. Rien que ça! Enfin il m'a parlé de mes affaires et il veut en parler à Hachette.
DCXCIX
A M. EDMOND PLAUCHUT, A PARIS
Nohant, 11 juin 1869.
Comment vas-tu, mon Planchemar? Ta petite personne délicate et frêle est-elle restaurée? Trempes-tu encore des biscuits dans du madère avant la soupe, pour te mettre en appétit?
Pour moi, je vas comme les vieux chevaux qui travaillent jusqu'à la dernière minute avant l'abattoir. J'ai fait le voyage seule dans mon coupé, et n'en suis descendue qu'à Châteauroux. Comme cette route que je connais trop m'ennuie beaucoup, j'ai fermé tous les stores, j'ai dormi jusqu'à Orléans; puis j'ai lu tout un volume de Tourguenef, jusqu'à Nohant. Lina m'attendait à Vic, avec les deux fillettes. Toutes trois vont bien et Lolo continue à être une merveille. Elle ne veut plus me quitter, et, du jardin, elle me crie: «Es-tu chez toi, bonne mère? Tu vas pas t'en aller encore?»
La poupée a eu le plus grand succès; mais les pelles et les brouettes l'emportent sur tout, et les bananes enfoncent tout autre mets. Maurice, Lina et moi, nous en avons aussi la passion, et je te réponds qu'on les fête: elles sont délicieuses! on te remercie, et Lolo répète que son Plauchut fait tout ce qu'elle veut. Allons, marie-toi donc, gros irrésolu, pour avoir une Aurore à gâter!
Gabrielle est gentille aussi comme tout, toujours gaie et toujours en mouvement. Maurice est agriculteur jusqu'à la moelle. Il se lève à sept heures, va aux foires et marchés, et se porte à ravir. Ça l'a rajeuni de dix ans. Tu penses que je suis heureuse de voir que tout va bien et qu'on est heureux; Nohant est ombreux, fleuri, feuillé comme-je ne l'ai jamais vu; récolte de foins splendide chez nous, mauvaise ailleurs. Pas de fruits, ça fera l'affaire de Magny.
On t'attend pour ma fête et on en saute de joie; je leur ai conté l'affaire de ton voyage nocturne à Palaiseau et ils en ont été tout attendris. Donne-nous de tes nouvelles et viens le plus tôt que tu pourras. J'ai beau être au milieu de ce que j'ai de plus cher au monde, ta bonne figure me manque, et il ne me semble plus que je sois au complet sans toi. A bientôt, donc, n'est-ce pas?
G. SAND.
DCC
AU MÊME
Nohant, 15 août 1869.
Mon cher enfant,
Qu'est-ce que tu deviens? Il y a plusieurs jours que tu n'as donné de tes nouvelles.
Ici, on va toujours bien et on t'aime. Dis-nous si tes affaires vont à souhait, si tu t'amuses et si tu nous aimes toujours.
G. SAND.
P.-S.—Moi, j'ai repris mon herbier, de fond en comble. Quel travail! Il y a huit jours que j'y suis plongée du matin au soir. J'ai pris pour domestique mon élève le clairon des pompiers. Je lui ai demandé s'il était propre.
—Très propre, madame; personne n'est aussi propre que moi.
—Es-tu intelligent?
—Très intelligent, madame; personne n'est aussi intelligent que moi.
—Et raisonnable?
—Très raisonnable, madame; personne, etc.
Il a répondu ainsi à toutes les questions; j'ai fini par lui demander s'il était modeste.
—Très modeste, madame; personne n'est plus modeste que moi.
Voyant qu'il avait toutes les perfections, je l'ai pris pour laver Fadet, et il fait les choses avec tant de conscience, qu'il se met dans la fosse avec lui jusqu'au menton. C'est un vrai Jocrisse, mais si bon garçon et si zélé, que nous le garderons. Je lui ai appris la musique l'année dernière; je vais lui apprendre à lire.
DCCI
A MAURICE SAND, A NOHANT
Sainte-Monehouhl, 18 septembre 1869.
Bonne santé et bon voyage! J'ai vu Reims, la cathédrale; la Champagne pouilleuse, très laide; les bords de l'Aisne, charmants! Nous avons très bien dormi dans le pays des pieds de cochon et joué aux dominos en wagon toute la journée d'hier, première de notre voyage.
En ce moment, Adam visite le champ de bataille de Valmy, qu'il a étudié avec soin (la bataille, dans l'histoire, et, dans André Bauvray, la campagne).
Après déjeuner, nous partons en calèche, pour les défilés de l'Argonne et nous coucherons à Verdun. Il fait un temps délicieux. Rien de très intéressant pour moi jusqu'ici; mais on quitte le chemin de fer et la promenade commence.
Je vous bige mille fois tous.
DCCII
AU MÊME
Paris, 23 septembre 1869.
J'arrive à Paris, neuf heures du soir, en belle santé et nullement fatiguée, et j'y trouve de vos nouvelles. Tout va bien chez nous; je suis heureuse et contente. Je viens de voir un pays admirable, les vraies Ardennes, sans beaux arbres, mais avec des hauteurs et des rochers comme à Gargilesse. La Meuse au milieu, moins large et moins agitée que la Creuse, mais charmante et navigable. Nous l'avons suivie de Mézières à Givet en chemin de fer, en bateau, à pied, et de nouveau en chemin de fer. On fait ce délicieux trajet, sans se presser dans la journée, et même on à le temps de déjeuner très copieusement et proprement dans une maison en micaschiste, comme celles des paysans de Gargilesse, mais d'une propreté belge très réelle, au pied des beaux rochers appelés les Dames-de-Meuse.
Si les défilés de l'Argonne sont dignes d'André Bauvray, les Dames-de-Meuse sont dignes du Comme il vous plaira de Shakspeare. Il n'y manque que les vieux chênes. Le système très lucratif du déboisement et du reboisement de ces montagnes est très singulier. Je vous le narrerai à la maison.
De Givet, où nous avons passé deux nuits, et où Alice a été souffrante, j'ai été, avec Adam et Plauchut, à huit lieues en Belgique, voir les grottes de Han; c'est une rude course de trois heures dans le coeur de la montagne, le long des précipices de la Lesse souterraine, un petit torrent qui dort ou bouillonne au milieu des ténèbres pendant près d'une lieue, dans des galeries ou des salles immenses décorées des plus étranges stalactites. Cela finit par un lac souterrain où l'on s'embarque pour revoir la lumière d'une manière féerique.
C'est une course très pénible et assez dangereuse que la promenade avec escalade ou descente perpétuelle dans ces grottes. Voyant les autres tomber comme des capucins de cartes, j'ai pris le bras du maître-guide en lui glissant à l'oreille l'amoureuse promesse d'une pièce de cinq francs. J'ai pris la tête de la caravane et je n'ai pas fait un faux pas. Il y avait là une vingtaine de Belges qui n'étaient pas contents de la préférence, savez-vous? Fallait qu'ils s'en avisent, ainsi que de la pièce de deux francs à un des porteurs de lampe. Mais, quand on veut des préférences, on ne doit pas rechigner à la détente.
Ni Alice ni sa mère ne seraient sorties de cette promenade, ou bien elles seraient encore à Givet très malades. Enfin nous les avons ramenées à Paris guéries et bien gaies. Nous avons tous été constamment d'accord, Adam étant un excellent mar-chef. Nous avons dépensé chacun cent soixante-cinq francs, en cinq jours, en ne nous refusant rien, voitures, auberges, bateaux et même l'Opéra à Charleville. Je ne sais si vous ne recevrez pas cette lettre-ci avant toutes les autres. Je vous ai écrit de toutes nos couchées.
Je vous bige mille fois et vais dormir dans mon lit. Nous avons parlé mille fois de vous en route. J'ai acheté à Verdun des dragées pour Lolo, et, à Reims, Plauchut lui a acheté des nonnettes.
Je vous bige et rebige. Gabrielle est-elle bien guérie de ses dents?
Merci à ma Lolo de penser à moi.
J'ai vu des vaches, des vaches! des moutons, des moutons! pas un boeuf; des montagnes d'ardoises, pas une coquille, pas une empreinte. Il est vrai que je n'ai pu visiter une seule ardoisière, le temps manquait. Presque toujours le terrain de Gargilesse plus schisteux encore, c'est-à-dire plus feuilleté, et plus friable, de Mézières à Givet.
La cathédrale de Reims est une belle chose; mais c'est pourri d'obscénités, et parfaitement catholique. La luxure est représentée sur le porche dans la posture d'un monsieur qui s'amuse tout seul; charmant spectacle pour les jeunes communiantes.
Nous ayons eu aussi tempête la nuit à Verdun, et grande pluie le soir à Charleville; mais je dormais trop bien pour entendre l'orage, pas plus que les dianes de toutes ces villes de guerre. Juliette et Alice ne fermaient pas l'oeil.
Tout le temps que nous avons été à découvert, il a fait un temps frais, doux, ravissant et par moments un beau soleil chaud. Le soleil tapait rude sur la montagne de Han; mais, dans la grotte, c'était un bain de boue, j'ai été crottée jusque sur mon chapeau, tant les stalactites pleurent!
DCCIII
AU MÊME
Paris, 17 octobre 1869.
Ta Linette est arrivée à quatre heures et demie, en bonne santé et fraîche comme une rose. Je l'attendais avec Houdor à la gare, où elle a débarqué avec un bouquet de Nohant aussi frais qu'elle. Je l'ai menée à la maison; puis nous avons été dîner chez Magny, où Plauchemar est venu nous rejoindre; après, nous avons fait une partie de dominos et Titine est venue s'y joindre. J'ai causé de Nohant, de toi, de nos filles avec Cocote, qui s'est couchée à dix heures, très-vaillante, mais en bonne disposition de dormir. Je vais en faire autant; car je me suis levée à huit heures, pour aller enterrer le pauvre Sainte-Beuve. Tout Paris était là, les lettres, les arts, les sciences, la jeunesse et le peuple; pas de sénateurs ni de prêtres. J'y ai vu Girardin, qui a dit à Solange que son roman était très bien, et qui l'a beaucoup encouragée à continuer; Flaubert, qui était très affecté; Alexandre: son père, qui ne marche plus; Berton, Adam, Borie, Nefftzer, Taine, Trélat, le vieux Grzymala, Prévost-Paradol, Ratisbonne, Arnaud (de l'Ariège), catholique. Des athées, des croyants, des gens de tout âge, de toute opinion, et la foule.
La chose finie, j'ai quitté tout ce monde officiel pour aller retrouver ma voiture; alors en rentrant dans la vraie foule, j'ai été l'objet d'une manifestation dont je peux dire que j'ai été reconnaissante, parce qu'elle était tout à fait respectueuse et pas enthousiaste: on m'a escortée en se reculant pour me faire place et en levant tous les chapeaux en silence. La voiture a eu peine à se dégager de cette foule qui se retirait lentement, saluant toujours et ne me regardant pas sous le nez, et ne disant rien. Adam et Plauchut qui m'accompagnaient pleuraient presque, et Alexandre était tout étonné.
J'ai trouvé cela mieux que des cris et des applaudissements de théâtre, et j'ai été seule l'objet de cette préférence. Il n'y avait pour les autres que des témoignages de curiosité. Plauchut m'a fait promettre de te raconter cela bien exactement, disant que tu en serais content, parce que c'était comme un mouvement général d'estime, pour le caractère, plus que pour la réputation.
Demain, Lina va voir sa mère; je vais lui faciliter toutes les allées et venues, pour qu'elle puisse gagner du temps et ne pas se fatiguer. J'aurai bien soin d'elle, tu peux être tranquille, et le plus vite possible nous retournerons vers toi et nos chéries fillettes, dont nous avons bien soif!
Embrasse pour moi les jènes gens, comme dit Lolo.
DCCIV
A M. EDMOND PLAUCHUT, AU MANS
Nohant, 10 novembre 1869.
Je te croyais parti en effet, et, pendant que je t'écris au Mans, tu es peut-être encore à Paris à te dorloter. Ici, c'est un rhume général, sauf les enfants. Ça n'a pas empêché Maurice et René de rouvrir avec éclat le Théâtre Balandard, et de nous donner une pièce souvent interrompue par les bravos et les rires. Aurore, pour la première fois, a assisté à un premier acte; après quoi, on lui a dit que c'était fini et elle a été se coucher. Elle était figée d'étonnement et d'admiration, et disait toujours: «Encore! encore! j'en veux d'autres!» bien qu'il fut dix heures du soir; c'est la première fois qu'elle veille si tard. Elle est toujours merveilleusement gentille.
Mon jeu de Plauchut continue tous les soirs avec elle et dure une grande heure. Il n'y a pas moyen de lui en inventer un qui l'amuse autant que ce domino, qui recommence toujours les mêmes aventures. A présent, mon Plauchut a une petite fille qui est insupportable, qui fait dans son lit et qui crie toujours.
Il n'y a pas de danger qu'elle t'oublie. Je croyais, à mon retour de Paris, qu'elle ne songeait plus à ce jeu; mais, dès le premier soir, quoiqu'elle n'y eût pas joué depuis deux mois, elle m'a dit: «Tu vas faire Plauchut.» Elle lui attribue le rôle que Balandard a dans les marionnettes; c'est lui qui bat tout le monde et qui jette les importuns par la fenêtre, mais le plus souvent dans les lieux.
J'ai reçu l'almanach, qui est joliment bête, à commencer par moi[1].
En politique, je n'aime pas le rôle de Rochefort. Je n'aime pas cette adulation du peuple, cet abandon de sa volonté, cette absence de principes. Ce n'est pas ainsi qu'il faut l'aimer et le servir: c'est le traiter en souverain absolu. Un homme qui se respecte ne dit pas: «Je prêterai serment ou je ne le prêterai pas, c'est comme vous voudrez». S'il n'en sait pas plus long que ses commettants; s'il attend leur caprice pour agir, le premier idiot venu est aussi bon à élire que lui. Toute cette nuance ultra-démocratique est une écume. Mais il n'y a pas d'ébullition sans écume et cela ne doit pas inquiéter outre mesure ceux qui veulent la révolution sociale.
Elle se ferait mieux sans violence; mais, qu'on lutte ou non contre la violence, elle est fatale, elle aura son jour. Laissons passer.
Tu nous annonces la mort de Victor-Emmanuel. Les journaux ne l'annoncent pas encore. Ce serait un malheur. Ses fils, dit-on, ne le valent pas, et l'Italie n'est pas prête à se passer de lui.
Si je t'avais su encore à Paris, je t'aurais chargé de remettre à Galli-Marié las muchachas que Berton nous a envoyées. Je les ai expédiées par la poste à la diva.
Sauf les rhumes, tout va bien ici. Moi, je travaille, je fais le roman des Dames-de-Meuse et des grottes de Han[1]. Ça t'amusera de t'y promener en souvenir avec des personnages que tu ne connais pas.
Tout le monde t'embrasse tendrement. Écris-nous.
G. SAND.
[1] Almanach du Rappel, pour 1870.
DCCV
A GUSTAVE FLAUBERT, A CROISSET
Nohant, 15 novembre 1869.
Qu'est-ce que tu deviens, mon vieux troubadour chéri? tu corriges tes épreuves comme un forçat, jusqu'à la dernière minute? On annonce ton livre pour demain depuis deux jours. Je l'attends avec impatience, car tu auras soin de ne pas m'oublier? On va te louer et t'abîmer; tu t'y attends. Tu as trop de vraie supériorité pour n'avoir pas des envieux et tu t'en bats l'oeil, pas vrai? Et moi aussi pour toi. Tu es de force à être stimulé par ce qui abat les autres. Il y aura du pétard, certainement; ton sujet va être tout à fait de circonstance en ce moment de Régimbards. Les bons progressistes, les vrais démocrates t'approuveront. Les idiots seront furieux, et tu diras: «Vogue la galère!»
Moi, je corrige aussi les épreuves de Pierre qui roule et je suis à la moitié d'un roman nouveau qui ne fera pas grand bruit; c'est tout ce que je demande pour le quart d'heure. Je fais alternativement mon roman, celui qui me plaît et celui qui ne déplaît pas autant à la Revue, et qui me plaît fort peu. C'est arrangé comme cela; je ne sais pas si je ne me trompe pas. Peut-être ceux que je préfère sont-ils les plus mauvais. Mais j'ai cessé de prendre souci de moi, si tant est que j'en aie jamais eu grand souci. La vie m'a toujours emportée hors de moi et elle m'emportera jusqu'à la fin. Le coeur est toujours pris au détrimen de la tête. A présent, ce sont les enfants qui mangent tout mon intellect; Aurore est un bijou, une nature devant laquelle je suis en admiration; ça durera-t-il comme ça?
Tu vas passer l'hiver à Paris, et, moi, je ne sais pas quand j'irai. Le succès du Bâtard continue; mais je ne m'impatiente pas; tu as promis de venir dès que tu serais libre, à Noël, au plus tard, faire réveillon avec nous. Je ne pense qu'à ça, et, si tu nous manques de parole, ça sera un désespoir ici. Sur ce, je t'embrasse à plein coeur comme je t'aime.
G. SAND.
[1] Malgré tout.
DCCVI
A M, LOUIS ULBACH, A PARIS
Nohant, 26 novembre 1869.
Cher et illustre ami,
Je suis à Nohant, à huit heures de Paris (chemin de fer). Est-ce une trop longue enjambée pour le temps dont vous pouvez disposer? On part vers neuf heures de Paris, on dine à Nohant à sept.—On peut repartir le lendemain matin; mais, en restant un jour chez nous, il n'y a pas de fatigue et on aurait le temps de causer. Si cela ne se peut, ce sera à notre grand regret; car nous nous ferions une joie, mes enfants et moi, de vous embrasser, vous et votre Cloche[1], qui sonne si fort, sans cesser d'être un bel instrument et sans détonner dans les charivaris.
J'irai à Paris, dans le courant de l'hiver, janvier ou février. Si vous ne pouvez m'attendre, consultez sur les quarante premières années de ma vie, l'Histoire de ma vie. Lévy vous portera les volumes à votre première réquisition.
Cette histoire est vraie. Beaucoup de détails à passer; mais, en feuilletant, vous aurez exacts tous les faits de ma vie.
Pour les vingt-cinq dernières années, il n'y a plus rien d'intéressant; c'est la vieillesse très calme et très heureuse en famille, traversée par des chagrins tout personnels, les morts, les défections, et puis l'état général où nous avons souffert, vous et moi, des mêmes choses.—Je répondrai, à toutes les questions qu'il vous conviendrait de me faire, si nous causions, et ce serait mieux.
J'ai perdu deux petits-enfants bien-aimés, la fille de ma fille et le fils de Maurice. J'ai encore deux petites charmantes de son heureux mariage. Ma belle-fille m'est presque aussi chère que lui. Je leur ai donné la gouverne du ménage et de toute chose. Mon temps se passe à amuser les enfants, à faire un peu de botanique en été, de grandes promenades (je suis encore un piéton distingué), et des romans, quand je peux trouver deux heures dans la journée et deux heures le soir.
J'écris facilement et avec plaisir; c'est ma récréation; car la correspondance est énorme, et c'est là le travail. Vous savez cela. Si on n'avait à écrire qu'à ses amis! Mais que de demandes touchantes ou saugrenues! Toutes les fois que je peux quelque chose, je réponds. Ceux pour lesquels je ne peux rien, je ne réponds rien. Quelques-uns méritent que l'on essaye, même avec peu d'espoir de réussir. Il faut alors répondre qu'on essayera. Tout cela, avec les affaires personnelles, dont il faut bien s'occuper quelquefois, fait une dizaine de lettres par jour. C'est le fléau; mais qui n'a le sien?
J'espère, après ma mort, aller dans une planète où l'on ne saura ni lire ni écrire. Il faudra être assez parfait pour n'en avoir pas besoin. En attendant, il faudrait bien que, dans celle-ci, il en fût autrement.
Si vous voulez savoir ma position matérielle, elle est facile à établir. Mes comptes ne sont pas embrouillés. J'ai bien gagné, un million avec mon travail; je n'ai pas mis un sou de côté: j'ai tout donné, sauf vingt mille francs, que j'ai placés, il y a deux ans, pour ne pas coûter trop de tisane à mes enfants, si je tombe malade; et encore, ne suis-je pas sûre de garder ce capital; car il se trouvera des gens qui en auront besoin, et, si je me porte encore assez bien pour le renouveler, il faudra bien lâcher mes économies. Gardez-moi le secret, pour que je les garde le plus, possible.
Si vous parlez de mes ressources, vous pouvez dire, en toute connaissance, que j'ai toujours vécu, au jour le jour, du fruit de mon travail, et que je regarde cette manière d'arranger la vie comme la plus heureuse. On n'a pas de soucis matériels, et on ne craint pas les voleurs. Tous les ans, à présent que mes enfants tiennent le ménage, j'ai le temps de faire quelques petites excursions en France; car les recoins de la France sont peu connus, et ils sont aussi beaux que ce qu'on va chercher bien loin. J'y trouve des cadres pour mes romans. J'aime à avoir vu ce que je décris. Cela simplifie les recherches, les études. N'eussé-je que trois mots à dire d'une localité, j'aime à la regarder dans mon souvenir et à me tromper le moins que je peux.
Tout cela est bien banal, cher ami, et, quand on est convié par un biographe comme vous, on voudrait être grand comme une pyramide pour mériter l'honneur de l'occuper.
Mais je ne puis me hausser. Je ne suis qu'une bonne femme à qui on'a prêté des férocités de caractère tout à fait fantastiques. On m'a aussi accusée de n'avoir pas su aimer passionnément. Il me semble que j'ai vécu de tendresse et qu'on pouvait bien s'en contenter.
A présent, Dieu merci, on ne m'en demande pas davantage, et ceux qui veulent bien m'aimer, malgré le manque d'éclat de ma vie et de mon esprit, ne se plaignent pas de moi.
Je suis restée très gaie, sans initiative pour amuser les autres, mais sachant les aider à s'amuser.
Je dois avoir de gros défauts; je suis comme tout le monde, je ne les vois pas. Je ne sais pas non plus si j'ai des qualités et des vertus. J'ai beaucoup songé à ce qui est vrai, et, dans cette recherche, le sentiment du moi s'efface chaque jour davantage. Vous devez bien le savoir par vous-même. Si on fait le bien, on ne s'en loue pas soi-même, on trouve qu'on a été logique, voilà tout. Si on fait le mal, c'est qu'on n'a pas su qu'on le faisait. Mieux éclairé, on ne le ferait plus jamais. C'est à quoi tous devraient tendre. Je ne crois pas au mal, mais je crois à l'ignorance…
Sonnez la Cloche, cher ami; étouffez les voix du mensonge, forcez les oreilles à écouter.
Vous avez fait de Napoléon III une biographie ravissante. On voudrait être déjà à cette sage et douce époque, où les fonctions seront des devoirs, et où l'ambition fera rire les honnêtes gens d'un bout du monde à l'autre.
A vous de coeur, bien tendrement et fraternellement.
G. SAND.
[1] Journal que publiait alors Louis Ulbach.
DCCVII
A M. MÉDÉRIC CHAROT, A COULOMMIERS
Nohant, 28 novembre 1869.
Je vous remercie, monsieur, de votre dédicace et de votre envoi. J'ai lu la pièce, elle est très jolie et pleine de détails charmants. Il y a des longueurs au commencement, un peu trop de précipitation à la fin; mais on ne juge bien ces défauts de proportion qu'en voyant répéter. Vous en jugerez vous-même. La difficulté pour vous faire recevoir dans un théâtre de Paris est immense. Vous ne vous en faites aucune idée, et vous êtes bien jeune pour vous tant presser. Si j'avais autorité maternelle sur vous, je vous dirais: «Pas encore.» Essayez encore un succès de province. Attirez l'attention sur vous par ce genre d'essai modeste, et apportez à Paris un nom dont on aura parlé davantage, avec une pièce encore plus réussie. Vous allez trouver tous les théâtres encombrés, comme toujours, et, si on vous reçoit, vous ne serez pas joué avant deux ou trois ans. Les vers sont un obstacle auprès du gros public. Je doute que le théâtre de Cluny en veuille. L'Odéon même, qui a pour mission de jouer des pièces en vers, en a une très grande peur et ses cartons en regorgent, etc., etc…
Mais je n'ose pas insister. Il faut d'abord vous renseigner sur le théâtre de Cluny. Je ne connais pas le directeur. Sachez s'il reculerait devant la pièce en vers, avant de tenter une démarche inutile, et, si cet obstacle n'existe pas, réfléchissez.—Si vous devez envoyer votre manuscrit, sachez aussi d'avance l'opinion de la direction. Il y a quelques mots sur les Césars qui effaroucheraient peut-être et empêcheraient de lire plus loin. Vous serez à même de les rétablir quand vous saurez sur quel terrain vous marchez.
Voilà mon avis. Quand vous aurez décidé ce que vous voulez faire, je me chargerai bien volontiers d'envoyer votre manuscrit à M. Larochelle, avec une lettre de recommandation, pour qu'il le lise; mais mon influence n'ira pas au delà.
Bon courage quand même. Il y a progrès. Faites-en encore et toujours.
DCCVIII
A MADAME EDMOND ADAM, AU GOLFE JOUAN
Nohant, 29 novembre 1869
Chers amis,
Nohant est content de vous savoir tous en bonne santé. Nohant va bien aussi, sauf les rhumes. L'année est humide et malsaine; les fanfans, Dieu merci, ne s'en ressentent pas. La ferme est sur un bon pied. La lumière se fait chaque jour, on a bon espoir. Cette première année a coûté de la peine et des avances; mais tout est couvert déjà par les produits à vendre. Lina a un peu de répit et chante comme un rossignol. Les marionnettes font florès tous les dimanches. Les six jènes gens (dont Planet) viennent toujours le samedi soir pour s'en aller le lundi matin. Ledit Planet n'est pas vaillant, malgré son activité et sa gaieté. J'espérais qu'il prendrait goût au Midi et irait passer ses hivers à Nice ou à Monaco; mais c'est un vrai Berrichon qui ne peut quitter son trou sans se croire perdu.
Moi, je fais un roman, pour changer! Je suis sur la Meuse; le beau cadre que nous avons vu me sert et me plaît.—Je ne sais plus si je dois espérer d'aller vous voir. La pièce de l'Odéon a toujours du succès, celle qui vient après peut en avoir et je serais retardée jusqu'en février.
D'ici là, que de choses peuvent arriver! On recommence ce qui a été bête et mauvais en 48, de part et d'autre. Des rouges trop pressés et trop blagueurs, des blancs trop stupides, des bleus trop timides et trop pales.—Nous verrons bien; l'avenir est à la vérité quand même.
On vous embrasse tous. On vous aime et vous souhaite joie et santé.
G. SAND.
DCCIX
A GUSTAVE FLAUBERT, A PARIS
Nohant, 30 novembre 1869.
Cher ami,
J'ai voulu relire ton livre[1]; ma belle-fille l'a lu aussi, et quelques-uns de mes jeunes gens, tous lecteurs de bonne foi et de premier jet—et pas bêtes du tout. Nous sommes tous du même avis, que c'est un beau livre, de la force des meilleurs de Balzac et plus réel, c'est-à-dire plus fidèle à la vérité d'un bout à l'autre.
Il faut le grand art, la forme exquise et la sévérité de ton travail pour se passer des fleurs de la fantaisie. Tu jettes pourtant la poésie à pleines mains sur ta peinture, que tes personnages la comprennent ou non. Rosanette à Fontainebleau ne sait sur quelle herbe elle marche, et elle est poétique quand même.
Tout cela est d'un maître et ta place est bien conquise pour toujours. Vis donc tranquille autant que possible, pour durer longtemps et produire beaucoup.
J'ai vu deux bouts d'article qui ne m'ont pas eu l'air en révolte contre ton succès; mais je ne sais guère ce qui se passe; la politique me paraît absorber tout.
Tiens-moi au courant. Si on ne te rendait pas justice, je me fâcherais et je dirais ce que je pense. C'est mon droit.
Je ne sais au juste quand, mais, dans le courant du mois, j'irai sans doute t'embrasser et te chercher, si je peux te démarrer de Paris. Mes enfants y comptent toujours, et, tous, nous t'envoyons nos louanges et nos tendresses.
À toi, mon vieux troubadour.
G. SAND.
[1] L'Éducation sentimentale.
DCCX
AU MÊME
Nohant, 4 décembre 1869.
J'ai refait aujourd'hui et ce soir mon article[1]. Je me porte mieux, c'est un peu plus clair. J'attends demain ton télégramme. Si tu n'y mets pas ton veto, j'enverrai l'article à Ulbach, qui, le 15 de ce mois, ouvre son journal, et qui m'a écrit ce matin pour me demander avec instance un article quelconque. Ce premier numéro sera, je pense, beaucoup lu, et ce serait une bonne publicité. Michel Lévy serait meilleur juge que nous de ce qu'il y a de plus utile à faire: consulte-le.
Tu sembles étonné de la malveillance. Tu es trop naïf. Tu ne sais pas combien ton livre est original, et ce qu'il doit froisser de personnalités par la force qu'il contient. Tu crois faire des choses qui passeront comme une lettre à la poste; ah bien, oui!
J'ai insisté sur le dessin de ton livre; c'est ce que l'on comprend le moins et c'est ce qu'il y a de plus fort. J'ai essayé de faire comprendre aux simples comment ils doivent lire; car ce sont les simples qui font les succès. Les malins ne veulent pas du succès des autres. Je ne me suis pas occupée des méchants; ce serait leur faire trop d'honneur.
Quatre heures. Je reçois ton télégramme et j'envoie mon manuscrit à
Girardin.
G. SAND.
[1] Sur l'Éducation sentimentale.
DCCXI
A M. ALEXANDRE DUMAS FILS, A PARIS
Nohant, 10 décembre 1869.
Êtes-vous de retour à Paris, mon cher fils, et ma lettre vous y trouvera-t-elle? Je vous remercie de m'avoir écrit de Venise; c'est bien gentil à vous d'avoir pensé à moi. Avez-vous fait d'ailleurs un bon et beau voyage? avez-vous été en Orient? Vous voyez qu'à Nohant on ne sait rien. On s'y porte à merveille et on y travaille sans relâche; mais on voudrait avoir une longue-vue pour suivre ses amis absents et se réjouir ou s'embêter avec eux dans leurs joies et dans leurs déceptions.
Moi, cette Égypte transformée en cabaret ne m'a pas tentée. Il me semble que les Majestés étrangères y ont porté la prose et l'ennui qui les environne. Ici, il est vrai, on ne s'amuse pas avec plus d'originalité et de distinction. Le pouvoir s'avachit, les vieilles rengaines se ressassent, et les hommes d'avenir ne trouvent rien de neuf; triste et inévitable mouvement des choses qui reviennent sur elles-mêmes au lieu d'avancer. Mais je suis de ceux qui ne croient pas la machine déviée parce qu'elle manque de graisse: ça reviendra et nous marcherons encore; seulement il faudra de la patience et de la philosophie, car il y aura bien des bêtises de faites et de dites.
Mes petites-filles grandissent et sont gaies. L'aînée est très intelligente et bonne; c'est ma société, mon amie personnelle. Que c'est beau, la candeur de l'enfant! je ne sais plus rien des vôtres. J'attends que vous me parliez d'un heureux retour au nid et du nid en bon état. Je vous charge d'embrasser pour moi tout le cher monde et d'y joindre les amitiés et révérences de mes enfants.
Votre maman.
DCCXII
A M. GUSTAVE FLAUBERT, A PARIS
Nohant, 11 décembre 1869.
Je ne vois pas paraître mon article et il en paraît d'autres qui sont mauvais et injustes. Les ennemis sont toujours mieux servis que les amis. Et puis, quand une grenouille commence à coasser, toutes les autres s'en mêlent. Un certain respect violé, c'est à qui sautera sur les épaules de la statue; c'est toujours comme ça. Tu subis les inconvénients d'une manière qui n'est pas encore consacrée par la routine et c'est à qui se fera idiot pour ne pas comprendre.
L'impersonnalité absolue est discutable, et je ne l'accepte pas absolument; mais j'admire que Saint-Victor, qui l'a tant prêchée et qui a abîmé mon théâtre parce qu'il n'était pas impersonnel, t'abandonne au lieu de te défendre. La critique ne sait plus où elle en est; trop de théorie!
Ne t'embarrasse pas de tout cela et va devant toi. N'aie pas de système, obéis à ton inspiration.
Voilà le beau temps, chez nous du moins, et nous nous préparons à nos fêtes de Noël en famille, au coin du feu. J'ai dit à Plauchut de tâcher de t'enlever; nous t'attendons. Si tu ne peux venir avec lui, viens du moins faire le réveillon et te soustraire au jour de l'an de Paris; c'est si ennuyeux!
Lina me charge de te dire qu'on t'autorisera à ne pas quitter ta robe de chambre et tes pantoufles. Il n'y a pas de dames, pas d'étrangers. Enfin tu nous rendras bien heureux et il y a longtemps que tu promets.
Je t'embrasse et suis encore plus en colère que toi de ces attaques, mais non démontée, et, si je t'avais là, nous nous remonterions si bien, que tu repartirais de l'autre jambe tout de suite pour un nouveau roman.
Je t'embrasse.
Ton vieux troubadour,
G. SAND.
DCCXIII
A M. BERTON PÈRE, A PARIS
Nohant, décembre 1869.
Cher ami,
Quand, vers la vingtième représentation du Bâtard, Chilly et Duquesnel sont venus me demander de laisser passer,—après le Bâtard, qui fournirait encore, selon eux, vingt-cinq ou trente représentations—une: petite ordure (textuel) qui devait avoir au plus dix représentations, j'ai consenti; j'ai eu tort, j'ai manqué de prévoyance. On ne m'avait pas dit que cette pièce eût un certain mérite et que Berton en jouait le principal rôle. A présent, les choses se passent de façon à me remettre au mois de mars. Dois-je consentir à cela? M. Latour Saint-Ybars peut-il avoir des droits qui priment les miens? n'ai-je pas celui de dire que j'ai cédé à une éventualité qui ne se réalise pas, celle d'arriver en janvier, février au plus tard, et que je ne cède plus mon tour?
Je te demande ton avis; si je consultais un homme d'affaires, il me pousserait à faire prévaloir mon droit; mais je ne m'occupe jamais que du droit moral. Que ferais-tu à ma place?—Je suppose que tu ne connaisses pas M. Latour Saint-Ybars, que tu ne saches rien de lui ni de sa pièce. Suis-je engagé moralement par une permission que l'on m'a, jusqu'à un certain point, extorquée? Peut-être! Quand on prend pour unique base de conduite la délicatesse, il y a des degrés de plus et de moins qui embarrassent; je te demande donc ce que tu ferais, parce que je sais que tu pars en tout de la même base que moi. Et puis autre chose: si ce rôle de l'Affranchi te plaît mieux à jouer entre deux habits noirs; si tu dois éprouver la moindre contrariété à oublier un rôle appris pour le rapprendre plus tard; si, enfin, l'auteur t'est sympathique et s'il est intéressant, je ne yeux pas user de mon droit et j'attendrai les événements.
Voilà, cher enfant de mon coeur, ce que ton avertissement me fait dire et penser; je n'oublie pas par imbécillité pure mes intérêts. J'ai des scrupules, je déteste mettre un homme au désespoir. La race des auteurs est si âpre au succès, que c'est les tuer à coups de couteau, que de leur arracher une espérance. Que ferais-tu, encore une fois? Serais-tu aussi bête que moi?
Je finis en l'avertissant d'une tuile qui va te tomber sur la tête. Pierre qui roule va paraître chez Lévy, et je me suis permis de te le dédier.
Mes enfants t'envoient leurs meilleures amitiés. Quel dommage que le vendredi ne dure pas trois jours et que Nohant soit si loin de Paris! Tu viendrais voir notre vieux nid et on serait heureux.
Amitiés au petit Pierre.
G. SAND.
DCCXIV
A GUSTAVE FLAUBERT, A PARIS
Nohant, 17 décembre 1869
Plauchut nous écrit que tu promets de venir le 24. Viens donc le 23 au soir, pour être reposé dans la nuit du 24 au 25 et faire réveillon avec nous. Autrement tu arriveras de Paris fatigué et endormi, et nos bêtises ne t'amuseront pas. Tu viens chez des enfants, je t'en avertis, et, comme tu es bon et tendre, tu aimes les enfants. Plauchut t'a-t-il dit d'apporter ta robe de chambre et les pantoufles, parce que nous ne voulons pas te condamner à la toilette? J'ajoute que je compte que tu apporteras quelque manuscrit. La féerie refaite, Saint-Antoine, ce qu'il y a de fait. J'espère bien que tu es en train de travailler. Les critiques sont un défi qui stimule.
Ce pauvre Saint René Taillandier est aussi cuistre que la Revue. Sont-ils assez pudiques, dans cette pyramide? Je bisque un peu contre Girardin. Je sais bien que je n'ai pas de puissance dans les lettres, je ne suis pas assez lettrée pour ces messieurs; mais le bon public me lit et m'écoute un peu quand même.
Si tu ne venais pas, nous serions désolés et tu serais un gros ingrat.
Veux-tu que je t'envoie une voiture à Châteauroux le 23 à quatre heures?
J'ai peur que tu ne sois mal dans cette patache qui fait le service, et
il est si facile de t'épargner deux heures et demie de malaise!
Nous t'embrassons pleins d'espérance. Je travaille comme un boeuf pour avoir fini mon roman et n'y plus penser une minute quand tu seras là.
G. SAND.
DCCXV
AU MÊME
Nohant, 18 décembre 1869.
Les femmes s'en mêlent aussi? Viens donc oublier cette persécution à nos cent mille lieues de la vie littéraire et parisienne; ou, plutôt, viens t'en réjouir; car ces grands éreintements sont l'inévitable consécration d'une grande valeur. Dis-toi bien que ceux qui n'ont pas passé par là restent bons pour l'Académie.'
Nos lettres, se sont croisées. Je te priais, je te prie encore de venir, non pas la veille de Noël, mais l'avant-veille pour faire réveillon le lendemain soir, la veille c'est-à-dire le 24. Voici le programme: On dîne à six heures juste, on fait l'arbre de Noël et les marionnettes pour les enfants, afin qu'ils puissent se coucher à neuf heures. Après ça, on jabote et on soupe à minuit. Or la diligence arrive au plus tôt ici à six heures et demie; ce qui rendrait impossible la grande joie de nos petites, trop attardées. Donc, il faut partir jeudi 23 à neuf heures du matin, afin qu'on se voie à l'aise, qu'on s'embrasse tous à loisir, et qu'on ne soit pas dérangé de la joie de ton arrivée par des fanfans impérieux et fous.
Il faut rester avec nous bien longtemps, bien longtemps; on refera des folies pour le jour de l'an, pour les Rois. C'est une maison bête, heureuse, et c'est le temps de la récréation après le travail. Je finis ce soir ma tâche de l'année. Te voir, cher vieux ami bien-aimé, serait ma récompense; ne me la refuse pas.
G. SAND
DCCXVI
A MADAME EDMOND ADAM, AU GOLFE JOUAN
Nohant, 24 décembre 1869.
Puisqu'on imprime ce livre, je vais l'avoir bientôt, n'est-ce pas? J'admire qu'étant mondaine et toujours par monts et par vaux, et très occupée de la famille et du ménage, vous ayez le temps d'écrire et de penser. Au reste, cette activité est bonne à l'esprit; mais n'y usez pas trop le corps.
Ici, où l'on n'a pas de mérite à piocher, puisqu'on y a arrangé la vie à demeure, on va bien aussi et on est heureux de savoir que belle Toto et grand Adam sont florissants comme des Turcs. Je ne sais toujours pas si je les embrasserai cet hiver. Je sais que le Bâtard a toujours du succès à l'Odéon, et que je ne peux pas m'en affliger; car il fait meilleure ici qu'à Paris.
Demain, nous commençons l'année des enfants par un arbre de Noël et des marionnettes ad hoc pour les petites filles. Nous attendons Plauchut et Flaubert ce soir. Je veux, moi, commencer par vous souhaiter la bonne année, de la part de tous les miens, à vous et aux chers vôtres. Recevez donc embrassades, hommages et les plus beaux souhaits de tous vos amis de Nohant. Quel malheur que Bruyères soit si loin! quel beau réveillon nous ferions ensemble!
G. SAND.
DCCXVII
A M. ARMAND BARBÉS, A LA HAYE
Nohant, 4 janvier 1870.
Mon grand, excellent et cher ami,
Je commençais à vous écrire quand j'ai reçu votre lettre. Depuis huit jours, voici, au milieu des enfants et des amis, le premier moment où je peux prendre une plume, et je veux commencer par vous, entre tous les chers absents. Vous n'avez pas besoin de me dire qu'on vous a fait agir et parler. Tout ce qui est sage, digne et noble est tellement écrit d'avance dans votre vie, que je lis en vous comme dans le plus beau et le meilleur des livres.
Vous voyez de haut et vous voyez clair. La fin du pouvoir personnel, plus ou moins proche, est inévitable, fatale. C'est un pas de fait. Le règne de tous est encore loin; mais l'éducation commence. Il nous faut passer par l'initiative de quelques-uns et ces nouveaux combattants, formés sous l'Empire, en ont toutes les tendances sceptiques et toutes les vanités ambitieuses. Je ne désigne personne; mais je vois cette résultante dans les engouements des assemblées et dans le ton de la presse démocratique. Rien que des passions, aucune étude sérieuse des principes; un besoin effréné d'absolutisme dans ceux, qui le combattent, c'est encore là une chose fatale.
On voudrait s'endormir pour ne s'éveiller que dans vingt ans; et, dans vingt ans, nous n'y serons plus. Nous n'aurons vu que le trouble, nous n'aurons connu que la peine; mais nous nous endormirons tranquilles, du sommeil dont on passe dans l'éternité. Peut-être, rentrés là pour en ressortir meilleurs et plus forts, aurons-nous une notion plus claire de cette foi qui nous soutient à titre de vertu, et qui sera une lumière.
En attendant, je vous aime; vous êtes une des guérisons et une des forces de mon être. Quand je vois les misères de l'agitation présente, je pense à vous et je me réconcilie avec l'homme.
Ayez toujours courage et ne désirez pas mourir. Votre vie est un enseignement, et un phare dans la tempête.
Mes enfants me chargent de vous embrasser respectueusement et tendrement pour eux, et je m'en acquitte de toute mon âme.
GEORGE SAND
DCCXVIII
A MADEMOISELLE NANCY FLEURY, A PARIS
Nouant, 6 janvier 1870.
Chère filleule dont je suis fière et que j'aime, merci de ton bon souvenir.
Tu as si peu le temps de m'écrire, que je bénis le jour de l'an, sachant qu'il m'apportera de tes nouvelles. Ta lettre m'arrive avec celle de Barbès, qui ne manque pas encore à l'appel, malgré sa pauvre santé, et qui, comme toi, est plus courageux et plus tendre que jamais.
Je suis contente que vous alliez tous bien, à la frontière[1] et ici; je suis bien sûre que la seconde petite de Valentine est aussi jolie que la première et qu'elle sera aussi adorée. C'est une force qu'on a contre l'horrible idée qui vient quelquefois au milieu du bonheur, qu'on pourrait perdre ces chers êtres.
On se répond qu'il faut les aimer d'autant plus et qu'une existence se mesure non pas à sa durée, mais à la joie et aux tendresses qui l'ont remplie.
Lina, Maurice et nos chères fillettes, qui vont à merveille, vous envoient à tous des tendresses et des baisers. Aurore est toujours merveilleuse de raison et d'amabilité. Ta filleule, qui trotte comme une souris, commence à dire la fin des mots. Elle prend pour cela un air capable et important qui est très comique. Elle sera, dit-on, plus jolie qu'Aurore; nous n'avons pas d'opinion là-dessus à la maison; nous les voyons toutes deux avec trop d'imagination.
Non, il n'y a pas de photographe à la Châtre et ceux qui passent sont des maladroits. Pour connaître ta filleule, il faudra que tu aies deux ou trois jours à voler à Valentine, qui nous en vole tant avec son Strasbourg.
Embrasse-la mille fois pour nous, cette chère mignonne, et souhaite, pour nous aussi, à ton cher Gaulois de père [2] et à ta petite maman la bonne année la plus tendre. J'espère vous voir prochainement: Que ne puis-je vous mener, c'est-à-dire emmener les enfants!
Je le bige mille fois!
G. SAND.
[1] La soeur de mademoiselle Nancy avait épousé un avocat de
Strasbourg, M. Engelhard.
[2] Alphonse Fleury.
DCCXIX
A GUSTAVE FLAUBERT, A CROISSET
Nohant, 9 janvier 1870.
J'ai eu tant d'épreuves à corriger, que j'en suis abrutie. Il me fallait cela pour me consoler, de ton départ, troubadour de mon coeur.
On continue à abîmer ton livre. Ça ne l'empêche pas d'être un beau et bon livre. Justice se fera plus tard, justice se fait toujours. Il n'est pas arrivé à son heure apparemment; ou plutôt, il y est trop bien arrivé: il a trop constaté le désarroi qui règne dans les esprits; il a froissé la plaie vive; on s'y est trop reconnu.
Tout le monde, t'adore ici, et on est trop pur de conscience pour se fâcher de la vérité: nous parlons de toi tous les jours. Hier, Lina me disait qu'elle admirait beaucoup tout ce que tu fais, mais qu'elle préférait Salammbo à tes peintures modernes. Si tu avais été dans un coin, voici ce que tu aurais entendu d'elle, de moi et des autres:
«Il est plus grand et plus gros que la moyenne des êtres. Son esprit est comme lui, hors des proportions communes. En cela, il a du Victor Hugo, au moins autant que du Balzac; et il est artiste, ce que Balzac n'était pas.—Il n'a pas encore donné toute sa voix. Le volume énorme de son cerveau le trouble. Il ne sait s'il sera poète ou réaliste; et, comme il est l'un et l'autre, ça le gêne.—Il faut qu'il se débrouille dans ses rayonnements. Il voit tout et veut tout saisir à la fois.—Il n'est pas à la taille du public, qui veut manger par petites bouchées, et que les gros morceaux étouffent. Mais le public ira à lui, quand même, quand il aura compris.—Il ira même assez vite, si l'auteur descend à vouloir être bien compris.—Pour cela, il faudra peut-être demander quelques concessions à la paresse de son intelligence.—Il y a à réfléchir avant d'oser donner ce conseil.»
Voilà le résumé de ce qu'on a dit. Il n'est pas inutile de savoir l'opinion des bonnes gens et des jeunes gens. Les plus jeunes disent que l'Éducation sentimentale les a rendus tristes. Ils ne s'y sont pas reconnus, eux qui n'ont pas encore vécu; mais ils ont des illusions, et disent: «Pourquoi cet homme si bon, si aimable, si gai, si simple, si sympathique, veut-il nous décourager de vivre?—C'est mal raisonné, ce qu'ils disent, mais, comme c'est instinctif, il faut peut-être en tenir compte.
Aurore parle de toi et berce toujours ton baby sur son coeur; Gabrielle appelle Polichinelle son petit, et ne veut pas dîner s'il n'est vis-à-vis d'elle. Elles sont toujours nos idoles, ces marmailles.
J'ai reçu hier, après ta lettre d'avant-hier, une lettre de Berton, qui croit qu'on ne jouera l'Affranchi que du 18 au 20. Attends-moi, puisque tu peux retarder un peu ton départ. Il fait trop mauvais pour aller à Croisset; c'est toujours pour moi un effort de quitter mon cher nid pour aller faire mon triste état; mais l'effort est moindre quand j'espère te trouver à Paris.
Je t'embrasse pour moi et pour toute la nichée.
DCCXX
A VICTOR HUGO, A GUERNESEY
Paris, 2 février 1870.
Mon grand ami, je sors de la représentation de Lucrèce Borgia, le coeur tout rempli d'émotion et de joie. J'ai encore dans la pensée toutes ces scènes poignantes, tous ces mots charmants ou terribles, le sourire amer d'Alphonse d'Este, l'arrêt effrayant de Gennaro, le cri maternel de Lucrèce; j'ai dans les oreilles les acclamations de cette foule qui criait: «Vive Victor Hugo!» et qui vous appelait, hélas! comme si vous alliez venir, comme si vous pouviez l'entendre.
On ne peut pas dire, quand on parle dune oeuvre consacrée telle que Lucrèce Borgia: «Le drame a eu un immense succès;» mais je dirai: Vous avez eu un magnifique triomphe. Vos amis du Rappel, qui sont mes amis, me demandent si je veux être la première à vous donner la nouvelle de ce triomphe. Je le crois bien, que je le veux! Que ma lettre vous porte donc, cher absent, l'écho de cette belle soirée.
Cette soirée m'en a rappelé une autre, non moins belle. Vous ne savez pas que j'assistais à la première représentation de Lucrèce Borgia,—il y a aujourd'hui, me dit-on, trente-sept ans, jour pour jour[1]?
Je me souviens que j'étais au balcon, et le hasard m'avait placée à côté de Bocage, que je voyais ce jour-là pour la première fois. Nous étions, lui et moi, des étrangers l'un pour l'autre: l'enthousiasme commun nous fit amis. Nous applaudissions ensemble; nous disions ensemble: «Est-ce beau!» Dans les entr'actes, nous ne pouvions nous empêcher de nous parler, de nous extasier, de nous rappeler réciproquement tel passage ou telle scène.
Il y avait alors dans les esprits une conviction et une passion littéraires qui tout de suite vous donnaient la même âme et créaient comme une fraternité de l'art. A la fin du drame, quand le rideau se baissa sur le cri tragique: «Je suis ta mère!» Nos mains furent vite l'une dans l'autre. Elles y sont restées jusqu'à la mort de ce grand artiste, de ce cher ami.
J'ai revu aujourd'hui Lucrèce Borgia telle que je l'avais vue alors.
Le drame n'a pas vieilli d'un jour; il n'a pas un pli, pas une ride.
Cette belle forme, aussi nette et aussi ferme que du marbre de Paros,
est restée absolument intacte et pure.
Et puis vous avez touché là, vous avez exprimé là, avec votre incomparable magie, le sentiment qui nous prend le plus aux entrailles: vous avez incarné et réalisé «la mère». C'est éternel comme le coeur.
Lucrèce Borgia est peut-être, dans tout votre théâtre, l'oeuvre la plus puissante et la plus haute. Si Ruy Blas est par excellence le drame heureux et brillant, l'idée de Lucrèce Borgia est plus pathétique, plus saisissante et plus profondément humaine.
Ce que j'admire surtout, c'est la simplicité hardie qui, sur les robustes assises de trois situations capitales, a bâti ce grand drame. Le théâtre antique procédait avec cette largeur calme et forte.
Trois actes; trois scènes suffisent à poser, à nouer et à dénouer cette étonnante action: La mère insultée en présence du fils; Le fils empoisonné par la mère; La mère punie et tuée par le fils; La superbe trilogie a dû être coulée d'un seul jet, comme un groupe de bronze. Elle l'a été, n'est-ce pas?
Je me rappelle dans quelles conditions et dans quelles circonstances Lucrèce Borgia fut en quelque sorte improvisée, au commencement de 1833.
Le Théâtre-Français avait donné, à la fin de 1832, la première et unique représentation du Roi s'amuse. Cette représentation avait été une rude bataille et s'était continuée et achevée entre une tempête de sifflets et une tempête de bravos. Aux représentations suivantes, qu'est-ce qui allait l'emporter, des bravos ou des sifflets? Grande question, importante épreuve pour l'auteur…
Il n'y eut pas de représentations suivantes.
Le lendemain de la première représentation, le Roi s'amuse était interdit «par ordre», et attend encore sa seconde représentation. Il est vrai qu'on joue tous les jours Rigoletto.
Cette confiscation brutale portait au poète un préjudice immense. Il dut y avoir là pour vous, mon ami, un cruel moment de douleur et de colère.
Mais, dans ce même temps, Harel, le directeur de la Porte-Saint-Martin, vient vous demander un drame pour son théâtre et pour mademoiselle Georges. Seulement, ce drame, il le lui faut tout de suite, et Lucrèce Borgia n'est construite que dans votre cerveau, l'exécution n'en est pas même commencée.
N'importe! vous aussi, vous voulez tout de suite votre revanche. Vous vous dites à vous-même ce que vous avez dit depuis au public dans la préface même de Lucrèce Borgia:
«Mettre au jour un nouveau drame, six semaines après le drame proscrit, ce sera encore une manière de dire son fait au gouvernement. Ce sera lui montrer qu'il perd sa peine. Ce sera lui prouver que l'art et la liberté peuvent repousser en une nuit sous le pied maladroit qui les écrase.»
Vous vous mettez aussitôt à l'oeuvre. En six semaines, votre nouveau drame est écrit, appris, répété, joué. Et, le 2 février 1833, deux mois après la bataille du Roi s'amuse, la première représentation de Lucrèce Borgia est la plus éclatante victoire de votre carrière dramatique.
Il est tout simple que cette oeuvre d'une seule venue soit solide, indestructible et à jamais durable, et qu'on l'ait applaudie hier comme on l'avait applaudie il y a quarante ans, comme on l'applaudira dans quarante ans encore, comme on l'applaudira toujours.
L'effet, très grand dès le premier acte, a grandi de scène en scène, et a eu, au dernier acte, toute son explosion.
Chose étrange! ce dernier acte, on le connaît, on le sait par coeur, on attend l'entrée des moines, on attend l'apparition de Lucrèce Borgia, on attend le coup de couteau de Gennaro.
Eh bien, on est pourtant saisi, terrifié, haletant, comme si on ignorait tout ce qui va se passer; la première note du De Profundis coupant la chanson à boire vous fait passer un frisson dans les veines; on espère que Lucrèce Borgia sera reconnue et pardonnée par son fils, on espère que Gennaro ne tuera pas sa mère. Mais non, vous ne voudrez pas, maître inflexible: il faut que le crime soit expié, il faut que le parricide aveugle châtie et venge tous ces forfaits, aveugles aussi peut-être.
Le drame a été admirablement monté et joué sur ce théâtre, où il se retrouvait chez lui.
Madame Laurent a été vraiment superbe dans Lucrèce. Je ne méconnais pas les grandes qualités de beauté, de force et de race que possédait mademoiselle Georges; mais j'avouerai que son talent ne m'émouvait que quand j'étais émue par la situation même. Il me semble que Marie Laurent me ferait pleurer à elle seule. Elle a eu, comme mademoiselle Georges, au premier acte, son cri terrible de lionne blessée: «Assez! assez!» Mais, au dernier acte, quand elle se traîne aux pieds de Gennaro, elle est si humble, si tendre, si suppliante; elle a si peur, non d'être tuée, mais d'être tuée par son fils, que tous les coeurs se fondent comme le sien et avec le sien. On n'osait pas applaudir, on n'osait pas bouger, on retenait son souffle. Et puis toute la salle s'est levée pour la rappeler et pour l'acclamer en même temps que vous.
Vous n'avez jamais eu un Alphonse d'Este aussi vrai et aussi beau que Mélingue. C'est un Bonington, ou mieux, c'est un Titien vivant. On n'est pas plus prince et prince italien, prince du XVIe siècle. Il est féroce et il est raffiné. Il prépare, il compose et il savoure sa vengeance en artiste, avec autant d'élégance que de cruauté. On l'admire avec épouvante, faisant griffe de velours comme un beau tigre royal.
Taillade a bien la figure tragique et fatale de Gennaro. Il a trouvé de beaux accents d'àpreté hautaine et farouche, dans la scène où Gennaro est exécuteur et juge.
Brésil, admirablement costumé en faux hidalgo, a une grande allure dans le personnage méphistophélique de Gubetta.
Les cinq jeunes seigneurs, que des artistes de réelle valeur, Charles Lemaître en tête, ont tenu à honneur de jouer, avaient l'air d'être descendus de quelque toile de Giorgione ou de Bonifazio.
La mise en scène est d'une exactitude, c'est-à-dire d'une richesse qui fait revivre à souhait pour le plaisir des yeux toute cette splendide Italie de la Renaissance. M. Raphaël Félix vous a traité bien plus que royalement: artistement.
Mais—il ne m'en voudra pas de vous le dire—il y a quelqu'un qui vous a fêté encore mieux que lui, c'est le public, ou plutôt le peuple.
Quelle ovation à votre nom et à votre oeuvre!
J'étais tout heureuse et fière pour vous de cette juste et légitime ovation. Vous la méritez cent fois, cher grand ami. Je n'entends pas louer ici votre puissance et votre génie; mais on peut vous remercier d'être le bon ouvrier et l'infatigable travailleur que vous êtes.
Quand on pense à ce que vous aviez fait déjà en 1833! Vous aviez renouvelé l'ode; vous aviez, dans la préface de Cromwell, donné le mot d'ordre à la révolution dramatique; vous aviez, le premier, révélé l'Orient dans les Orientales, le moyen âge dans Notre-Dame de Paris.
Et, depuis, que d'oeuvres et que de chefs-d'oeuvre! que d'idées remuées! que de formes inventées! que de tentatives, d'audaces et de découvertes!
Et vous ne vous reposez pas! Vous saviez hier là-bas, à Guernesey, qu'on reprenait Lucrèce Borgia à Paris; vous avez causé doucement et paisiblement des chances de cette représentation; puis, à dix heures, au moment où toute la salle rappelait Mélingue et madame Laurent après le troisième acte, vous vous endormiez, afin de pouvoir vous lever, selon votre habitude, à la première heure, et on me dit que, dans le même instant où j'achève cette lettre, vous allumez votre lampe, et vous vous remettez tranquille à votre oeuvre commencée.
[1] La première représentation eut lieu, en effet, le 2 février 1833.
DCCXXI
A MAURICE SAND, A NOHANT
Paris, 21 février 1870.
Pendant que tu m'écrivais que madame Chatiron allait probablement mieux, elle s'en allait, la pauvre femme! et j'ai reçu par René la triste nouvelle en même temps que les espérances de ta lettre.
Je vois que la neige et la glace vous ont isolés, comme si vous étiez dans les Alpes ou dans les Pyrénées. Quel hiver! il n'est pas étonnant que ce pauvre être si fragile, dont la vie tenait du prodige, n'ait pu le supporter. C'était, en somme, une femme excellente et que j'ai appréciée quand elle a vécu chez moi. Je sais que Léontine la regrettera beaucoup; je lui écris; tâchez de la consoler un peu.
Je suis enfin sortie aujourd'hui. J'ai été à la répétition et j'ai avalé mes cinq actes sans fatigue[1]. Il ne faisait plus froid; j'ai vu les décors, qui sont très beaux et j'ai fait mon compliment à Zarafle frisé.
La pièce a beaucoup gagné à quelques coupures et à certains béquets. Les acteurs vont très bien; Sarah[2] a été secouée par mes reproches du commencement; elle joue enfin en jeune fille honnête et intéressante, tout se débrouille et avance. On croit à un grand succès de durée, tout est là; car la première représentation ne prouve plus rien dans les habitudes du théâtre moderne.
Madame Bondois est très approuvée et très bonne; elle a saisi le joint. La pièce passera jeudi ou vendredi au plus tard.
Je vous bige mille fois.
[1] Il s'agit de l'Autre, qui fut représenté, à l'Odéon, le
25 février.
[2] Sarah Bernhardt.
DCCXXII
A MADAME SIMMONNET, A LA CHÂTRE
Paris, 21 février 1870.
Chère enfant,
J'apprends par René[1] que le douloureux événement prévu n'a pu être détourné[2]. Je joins mes regrets sincères aux vôtres, je garderai toute ma vie à cette digne femme un sentiment de profonde estime. Elle n'avait pas de petitesses; son caractère était à la hauteur de son intelligence; j'ai pu l'apprécier durant des années où nous avons vécu sous le même toit et où bien des choses autour de nous tendaient à nous désunir. Je l'ai toujours trouvée forte et vraie, fidèle en amitié et jugeant tout de très haut. La durée d'une existence si fragile était un problème; elle a vécu par la force morale.
Je partage le déchirement de cette séparation pour toi et pour tes chers enfants. Ils sont bien bons, bien intelligents; ils t'aiment tendrement et religieusement; ils t'aideront à subir cette inévitable perte. Dis-leur que je les aime aussi comme s'ils étaient à moi, et que je leur recommande bien de te distraire et de te consoler.
Je vous embrasse tous quatre bien affectueusement et maternellement.
Ta tante,
G. SAND.
[1] Fils aîné de madame Simonnet.
[2] La mort de madame Chaînon, belle-soeur de madame Sand et mère de
madame Simonnet.
DCCXXIII
A MAURICE SAND, A NOHANT
Paris, 23 février 1870.
J'ai été dîner aujourd'hui chez Magny pour la première fois depuis huit jours; ça m'a réconfortée: j'étais un peu lasse de poulet froid.
J'ai avalé mes quatre heures de répétition. Demain mercredi, répétition générale, lumières, décors et costumes. Ça va très bien maintenant; on pleure beaucoup, on rit aussi. Vendredi, sans faute, première représentation.
J'ai distribué presque toutes mes places aujourd'hui, le reste partira demain. Me voilà dans le coup de feu de la fin; mais c'est le moment du calme, de l'attention et de la présence d'esprit. Pas plus émue qu'à l'ordinaire; c'est le départ d'une course en ballon. On fait de son mieux pour bien marcher, mais on ne gouverne pas les éléments, et, comme tout peut craquer, il n'y faut pas penser. Mes artistes commencent à pâlir, à trembler, a devenir nerveux. C'est ce qu'il leur faut, à eux, ils ont besoin de fièvre. Moi, il ne m'en faut pas, je n'en ai pas.
Je pense à mes chères cocotes qui dormiront comme des anges pendant qu'on beuglera, en bien ou en mal, autour de la bonne mère.
J'étais inquiète de vous pour cet enterrement dans la neige et ces émotions tristes. Enfin vous n'êtes pas malades! Il fait beau ici, encore assez froid; je ne sors qu'en voiture et bien emmitouflée.
Mon pauvre Flaubert est triste. Je ne le vois pas: il soigne un ami mourant; plus son larbin, qui a un rhumatisme articulaire. En outre, on n'a pas voulu de sa féerie à la Gaieté; il a vraiment du malheur! Zacharie va bien; ses grandes jambes m'aident beaucoup; je lui ai donné trente places pour des étudiants ses amis, tous Berrichons ou Marchois. Je vous bige mille fois. Ne soyez pas malades.
DCCXXIV
AU MÊME
Paris, 26 février 1870.
Il faut que je vous écrive vite, vite. J'ai soupé cette nuit comme un ogre et j'ai dormi comme un boeuf; je me suis levée à une heure et les visites me pleuvent.
Quelle soirée, mes enfants! quel succès! quel bon public! Salle grippée, retenant sa toux et sa respiration pour écouter, appréciant tout, applaudissant de lui-même, de toutes les places. Les claqueurs ont pu ménager et reposer leurs pattes. Un sifflet s'est risqué à la scène première des deux jeunes gens. Ça a enlevé le succès bruyant et passionné de l'auditoire.. On a prétendu que c'était un ami qui me rendait le service de ce sifflet; dans le théâtre, on a dit que ce devait être Plauchut. En réalité, c'était un petit Sulpicien de quinze ans.
Le succès a grandi à chaque acte; enfin c'était tout ce que l'on peut imaginer en fait de succès spontané, et de bon aloi. Pas un essai d'allusion, pas une préoccupation politique. On était tout à la pièce et à l'émotion; on a pleuré, on a ri. Il s'est produit des effets où l'on n'en avait pas prévu.
Sylvanie[1] était dans ma loge, sanglotant, toussant, mouchant, criant. Thuillier était dans une baignoire, faisant la même chose, enfin tout le monde; et j'en aurais tant à vous dire, que je ne vous dis rien.—Et puis la sonnette n'arrête pas.
Mes directeurs sortent d'ici; ils sont aux anges. Ils croient à un succès d'argent superbe; About aussi. Je vous bige, l'heure avance, j'envoie ma lettre. Vous avez dû recevoir un télégramme aujourd'hui. Bigez mes filles. Dites à Lolo que sa vieille grand-mère va bientôt revenir.
Ne soyez pas malades, que je sois heureuse en tout.
[1] Madame Arnould-Plessy.
DCCXXV
AU MÊME
Paris, 27 février 1870.
Nous ferons le carnaval en plein carême et ensemble, si l'on est en deuil autour de nous. Je veux revoir ma Lolo en costume Louis XIII. Il faut bien que je reste pour voir se décider le succès d'argent et veiller encore à beaucoup de choses.
J'espère le grand succès, tout va bien. Je sors de la seconde représentation: une salle comble, donnée à moitié, mais payante à moitié; on a fait deux mille sept cent quarante-quatre francs; ce qui aurait fait le double si on n'eût été obligé, comme toujours, d'avoir le reste de la presse, du ministère et des amis de la maison. Le public excellent, applaudissant, pleurant, rappelant les acteurs à tous les actes.
Les journaux enthousiastes, quelques-uns furieux du succès: les cléricaux. Zacharie vous en envoie trois bons que nous avons pu réunir au théâtre. Les directeurs sont enchantés, les acteurs ivres de joie, d'émotion et de fatigue; voilà. On s'embrasse comme du pain dans tous les coins du théâtre. Tous le monde s'adore. C'est la troupe de Balandard chez le prince Klémenti: l'ivresse du succès.
Me voilà guérie: j'ai soupé ce soir avec Zacharie, qui est bien gentil, bien dévoué et qui se met en quatre. Nous avons dévoré un joli morceau de fromage, des fruits, des confitures; nous furetions dans la cuisine, c'était comme à Nohant. Mais comme vous nous manquiez! Quel bonheur si on pouvait jouir ensemble d'une bonne chance comme cela!
Enfin! je vais vous revoir et tout sera pour le mieux. Mangez mon miel, on en aura d'autre; que ma Lolo dévore sa bonne mère. Bigez Titite. Portez-vous bien, surtout!
DCCXXVI
AU MÊME
Paris, 2 mars 1870.
Cinq mille cinquante francs de recette; on a chassé les musiciens, bourré l'orchestre et vendu des places de couloir. On ne croyait pas que l'Odéon pût faire cette recette, au prix où il est. J'y ai été faire un tour, ce soir. Le public est de plus en plus ému, attentif, enthousiaste. L'orchestre était plein de femmes en pleurs; elles s'amusent drôlement, un mardi gras! On est persuadé maintenant que c'est un second Villemer.
J'ai reçu des étudiants toute la journée. Ils venaient, par bandes de douze, me remercier et me féliciter; tous très gentils et bien élevés. J'étais comme au milieu de nos jeunes gens de Nohant.
Retenez-moi cheval, voiture et mon postillon d'habitude pour samedi; j'arriverai pour dîner. Quel bonheur de vous revoir, mes enfants, et avec un si beau résultat en main. Bigez mes amours de cocotes.
DCCXXVII
A GUSTAVE FLAUBERT, A PARIS
Nohant, 19 mars 1870.
Je sais, mon ami, que tu lui es très dévoué. Je sais qu'Elle[1] est très bonne pour les malheureux qu'on lui recommande; voilà tout ce que je sais de sa vie privée. Je n'ai jamais eu ni révélation ni document sur son compte, pas un mot, pas un fait, qui m'eût autorisée à la peindre. Je n'ai donc tracé qu'une figure de fantaisie, je le jure, et ceux qui prétendraient la reconnaître dans une satire quelconque seraient, en tout cas, de mauvais serviteurs et de mauvais amis.
Moi, je ne fais pas de satires: j'ignore même ce que c'est. Je ne fais pas non plus de portraits: ce n'est pas mon état. J'invente. Le public, qui ne sait pas en quoi consiste l'invention, veut voir partout des modèles. Il se trompe et rabaisse l'art.
Voilà ma réponse sincère. Je n'ai que le temps de la mettre à la poste.
G. SAND.
[1] Lettre écrite à propos du bruit qui courait, que, dans un des principaux personnages de son roman de Malgré tout, George Sand avait voulu peindre l'impératrice Eugénie; lettre qui fut envoyée par Flaubert à madame Cornu, filleule de la reine Hortense et soeur de lait de Napoléon III.
DCCXXVIII
AU MÊME, A CROISSET
Nohant, 30 mars 1870. Nuit de mercredi à jeudi, trois heures du matin.
Ah! mon cher vieux, que j'ai passé douze tristes jours! Maurice a été très malade. Toujours ces affreuses angines, qui d'abord ne paraissent rien et qui se compliquent d'abcès et tendent à devenir couenneuses. Il n'a pas été en danger, mais toujours en danger de danger, et des souffrances cruelles, extinction de voix, impossibilité d'avaler; toutes les angoisses attachées aux violents maux de gorge que tu connais bien, puisque tu sors d'en prendre. Chez lui, ce mal tend toujours au pire, et la muqueuse a été si souvent le siège du même mal, qu'elle manque d'énergie pour réagir. Avec cela, peu ou point de fièvre, presque toujours debout, et l'abattement moral d'un homme habitué à une action continuelle du corps et de l'esprit, à qui l'esprit et le corps défendent d'agir. Nous l'avons si bien soigné, que le voilà, je crois, hors d'affaire, bien que, ce matin, j'aie eu encore des craintes et demandé le docteur Eavre, notre sauveur ordinaire.
Dans la journée, je lui ai parlé, pour le distraire, de tes recherches sur les monstres; il s'est fait apporter ses cartons pour y chercher ce qu'il pouvait avoir à ton service: mais il n'a trouvé que de pures fantaisies de son cru. Je les ai trouvées, moi, si originales et si drôles, que je l'ai encouragé à te les envoyer. Elles ne te serviront de rien, si ce n'est à pouffer de rire, dans tes heures de récréation.
J'espère que nous allons revivre sans rechutes nouvelles. Il est l'âme et la vie de la maison. Quand il s'abat, nous sommes mortes: mère, femme et filles. Aurore dit qu'elle voudrait être bien malade à la place de son père. Nous nous aimons passionnément nous cinq, et la sacro-sainte littérature, comme tu l'appelles, n'est que secondaire pour moi dans la vie. J'ai toujours aimé quelqu'un plus qu'elle, et ma famille plus que ce quelqu'un.
Pourquoi donc ta pauvre petite mère est-elle aussi désespérée, au beau milieu d'une vieillesse que j'ai vue si verte encore et si gracieuse! Est-ce la surdité subite? Y avait-il manque absolu de philosophie et de patience avant les infirmités? J'en souffre avec toi, parce que je comprends ce que tu en souffres.
Une autre vieillesse qui se fait pire, puisqu'elle se fait méchante; c'est celle de madame Colet. Je croyais que toute sa haine était contre moi, et cela me semblait un coin de folie; car jamais je n'ai rien fait, rien dit contre elle, même après ce pot de chambre de bouquin où elle a excrété toute sa fureur sans cause. Qu'à-t-elle contre toi, à présent que la passion est à l'état de légende? Estrange! estrange! Et, à propos de Bouilhet, elle le haïssait donc, lui aussi, ce pauvre poète? C'est une folle.
Tu penses bien que je n'ai pu écrire une panse d'a, depuis ces douze jours. Je vais, j'espère, me remettre à la besogne dès que j'aurai fini mon roman, qui est resté une patte en l'air aux dernières pages. Il va commencer à paraître et il n'est pas fini d'écrire. Je veille pourtant toutes les nuits jusqu'au jour; mais je n'ai pas eu l'esprit assez tranquille pour me distraire de mon malade.
Bonsoir, cher bon ami de mon coeur.
Mon Dieu! ne travaille et ne veille pas trop, puisque, toi aussi, tu as des maux de gorge. C'est un mal cruel et perfide. Nous t'aimons et nous t'embrassons tous. Aurore est charmante; elle apprend tout ce qu'on veut, on ne sait comment, sans avoir l'air de s'en apercevoir elle-même.
DCCXXIX
A M. EDMOND PLAUCHUT, A PARIS
Nohant, 3 avril 1870.
Favre est parti ce matin, nous laissant tout à fait tranquilles sur Maurice, qui est sorti au jardin tantôt pour la première fois. Quant à Lolo, elle nous tourmente encore un peu, par ses retours de fièvre; mais, s'il y avait danger, notre docteur ne serait pas parti. Voilà ce dont je suis sûre, c'est un dévoué et un bon; de plus, c'est un médecin de génie; de plus encore, c'est un homme à part, qui ne veut pas gagner d'argent, et que l'on offenserait en lui parlant de salaire.
Nous avons parlé de tout et de tous, durant les dix jours qu'il a passés ici (veillant toutes les nuits nos malades), et naturellement nous avons parlé de toi. Il sait que tu as été chez lui pour le renseigner sur le voyage, et il désire te voir et te connaître. Je lui ai donné ton adresse et je te renouvelle la sienne: rue de Rivoli, 69.
Il parle beaucoup, beaucoup, et d'une façon étincelante, parfois obscure, tout à coup claire comme le jour et probante. C'est surtout en physiologie qu'il est merveilleux. Il vous donnerait une santé à toute épreuve si on lui rendait bien compte de soi et si on écoutait ses conseils d'hygiène générale. Au moral, il y a bien des points sur lesquels il vous remonte aussi. Enfin je te le décris et te l'annonce. C'est un homme remarquable et que tu seras content de connaître.
Je t'embrasse,
G. SAND.
DCCXXX
A MICHEL LÉVY, ÉDITEUR, A PARIS
Nohant, 20 avril 1870.
Cher ami,
C'est encore moi! Je dis à tout le monde que nous sommes bons amis, et tout le monde veut que je m'adresse à vous. Je vous ai envoyé le roman de madame Blanc: je désire beaucoup qu'il vous convienne de le publier.
A présent, Flaubert m'écrit qu'il a quelques dettes à payer et qu'il ne peut se décider à demander de l'argent. Je ne sais pas pourquoi, puisqu'il vous a trouvé très excellent envers lui, et que vous ne refusez jamais un solde ou une avance à qui en a besoin. J'ignore où vous en êtes avec lui de votre règlement; mais je vois que vous lui rendriez grand service en lui portant ou en lui envoyant de quoi se remettre à flot, puisqu'il ne sait pas demander lui-même. Il est atrabilaire pour le moment. Il a perdu, après Bouilhet, un autre ami, un second Bouilhet; avec cela, il est en mauvaise santé, et ses lettres sont tristes. Je crois que sa position matérielle améliorée l'aiderait à reprendre le dessus.
A vous de coeur.
G. SAND.
Ne parlez pas à Flaubert de ma lettre. Faites comme de vous-même [1].
[1] Voici quelle fut la réponse de Michel Lévy à cette lettre de George Sand:
Paris, 24 avril,1870.
Chère madame Sand,
Je ne demande pas mieux que de rendre service à Flaubert, pour qui j'ai beaucoup d'amitié; mais, comme vous me priez de ne pas lui dire que vous m'avez écrit à son sujet, et que, pour sa part, il ne m'a fait aucune ouverture, je suis bien empêché sur la façon d'engager l'affaire. Il faudrait que j'eusse au moins une occasion, un prétexte. Tâchez de me fournir quelque moyen d'entrer en matière, et je serai très heureux de pouvoir, du même coup, être agréable à vous et à notre ami.
A vous bien affectueusement.
MICHEL LÉVY.
DCCXXXI
AU MÊME
Nohant, 26 avril 1870.
Eh bien, mon cher ami, dites à notre ami que je vous ai parlé de ses petits soucis d'argent, sans faire allusion à son état moral ni entrer dans les détails de ma lettre, afin de ne pas augmenter un découragement qu'il n'avoue pas, mais que vous verrez bien quand même. Vous, plus qu'un autre, pouvez lui remonter le moral. L'insuccès relatif de son livre[1] est une souffrance, et, s'il craint de vous parler d'argent, c'est, à coup sûr, dans l'appréhension d'un reproche indirect de votre part. Vous êtes au-dessus de ces choses par votre haute position commerciale, qui est aussi une position littéraire, et vous savez bien qu'un homme de talent, après avoir fait Madame Bovary, doit remonter sur l'eau. Il y a eu erreur sur la manifestation et sur le moyen d'empoigner le public. A quel grand esprit cela n'est-il pas arrivé?… Je crois comprendre qu'il a besoin tout de suite, qu'il ne veut pas vous le dire, et que, comme un grand enfant qu'il est, il attend que vous le deviniez.
Vous voilà au courant autant que je peux vous y mettre. Avisez, et que votre bonne amitié pour lui vous conseille.
A vous, cher ami,
G. SAND.
[1] L'Éducation sentimentale.
Réponse de Michel Lévy:
Paris, 9 mai 1870.
Chère madame Sand,
Pour vous prouver tout mon désir de vous être agréable, j'ai fait, auprès de notre ami Flaubert, la démarche que vous m'aviez conseillée, en me dépeignant sa situation matérielle et morale.
Je pensais avoir trouvé le moyen de lui venir en aide, sans qu'il se crût trop mon obligé et que son amour-propre s'en inquiétât; c'était de lui proposer une avance de quatre à cinq mille francs sur le premier ouvrage qu'il ferait, à son temps et à ses heures, fût-ce dans cinq ans, fût-ce dans dix! Je suis fâché de vous dire que cette proposition n'a pas eu son agrément, toute désintéressée qu'elle était de ma part, et quelque tranquillité d'esprit qu'elle lui laissât.
Quant à lui offrir une prime qui eût été attribuée à l'Éducation sentimentale, en vérité, cela ne m'était pas possible. Quoique ce livre soit loin d'avoir été un succès, il a rapporté à Flaubert 16,000 francs, c'est-à-dire ce que j'aurais payé 6,000 francs au plus à vous, à Renan ou à M. Guizot. Ajoutez qu'il est certain que, dans les dix ans où j'ai l'exploitation de l'Éducation sentimentale, je ne recouvrerai pas les 16,000 francs dès aujourd'hui déboursés.
Je regrette que Flaubert n'ait pas cru devoir accepter mon offre; mais j'ai fait ce que j'ai pu, et j'espère que vous me rendrez vous-même cette justice que je ne pouvais mieux faire.
Tout ceci entre nous. Vous comprenez bien qu'avec Flaubert je n'ai pu dire aussi crûment les choses.
Bien affectueusement à vous.
MICHEL LÉVY.
DCCXXXII
A GUSTAVE FLAUBERT, A CROISSET
Nohant, 20 mai 1870.
Il y a bien longtemps que je suis sans nouvelles de mon vieux troubadour. Tu dois être à Croisset. S'il y fait aussi chaud qu'ici, tu dois souffrir; nous avons, 34 degrés à l'ombre, et la nuit 24. Maurice a eu une forte rechute de mal de gorge. Enfin, cette chaleur insensée l'a guéri, elle nous va à tous ici. Les enfants sont gais et embellissent à vue d'oeil. Moi, je ne fiche rien; j'ai eu trop à faire pour soigner et veiller encore mon garçon, et, à présent que la petite mère est absente, les fillettes m'absorbent. Je travaille tout de même en projets et rêvasseries. Ce sera autant de fait quand je pourrai barbouiller du papier.
Je suis toujours sur mes pieds, comme dit le docteur Favre. Pas encore de vieillesse, ou plutôt la vieillesse normale, le calme… de la vertu, cette chose dont on se moque, et que je dis par moquerie, mais qui correspond, par un mot emphatique et bête, à un état d'inoffensivité forcée, sans mérite par conséquent, mais agréable et bon à savourer. Il s'agit de le rendre utile à l'art quand on s'y dévoue; je n'ose pas dire combien je suis naïve et primitive de ce côté-là. C'est la mode de s'en moquer; mais qu'on se moque, je ne veux pas changer.
Voilà mon examen de conscience: du printemps, pour ne plus penser, de tout l'été, qu'à ce qui ne sera pas moi.
Voyons, toi, ta santé d'abord? Et cette tristesse, ce mécontentement que Paris t'a laissé, est-ce oublié? N'y a-t-il plus de circonstances extérieures douloureuses? Tu as été trop frappé, aussi. Deux amis de premier ordre partis coup sur coup. Il y a des époques de la vie où le sort nous est féroce. Tu es trop jeune pour te concentrer dans l'idée d'un recouvrement des affections dans un monde meilleur, ou dans ce monde-ci amélioré. Il faut donc, à ton âge (et, au mien, je m'y essaye encore), se rattacher d'autant plus à ce qui nous reste. Tu me l'écrivais quand j'ai perdu Rollinat, mon double en cette vie, l'ami véritable, dont le sentiment de la différence des sexes n'avait jamais entamé la pure affection, même quand nous étions jeunes. C'était mon Bonilhet et plus encore; car, à mon intimité de coeur, se joignait un respect religieux pour un véritable type de courage moral qui avait subi toutes les épreuves avec une douceur sublime. Je lui ai dû tout ce que j'ai de bon, je tâche de le conserver pouf l'amour de lui. N'est-ce pas un héritage que nos morts aimés nous laissent?
Le désespoir qui nous ferait nous abandonner nous-mêmes serait une trahison envers eux et une ingratitude. Dis-moi que tu es tranquille, et adouci, que tu ne travailles pas trop et que tu travailles bien. Je ne suis pas sans quelque inquiétude de n'avoir pas de lettre de toi depuis longtemps. Je ne voulais pas t'en demander avant de pouvoir te dire que Maurice était bien guéri; il t'embrasse, et les enfants ne t'oublient pas. Moi, je t'aime.
DCCXXXIII
A MADAME EDMOND ADAM, A PARIS
Nohant, 8 juin 1870.
Chers amis,
Nous sommes bien heureux de l'affirmation que nous donne Lina! vous viendrez donc, ce mois-ci, revoir le vieux Nohant, tout grillé, tout desséché par la plus effroyable sécheresse qu'il ait jamais subie! En revanche, vous verrez nos fillettes fraîches et fleuries; le beau Plauchut rosé comme une citrouille, et le Sargent[1] encore un peu changé, mais en possession de toute sa gaieté. Nous sommes contents, enchantés et joyeux de compter sur vous trois. Lina nous dit que vous êtes bien portants et que Toto est superbe. Ou va donc rire de bon coeur et oublier tous les chagrins et inquiétudes de cette triste année! Vive la joie, alors! Lina vous demande (elle a oublié de le faire à Paris) si vous voulez des rideaux de lit dans votre chambre. Il y en a; on les met ou on ne les met pas en été, au goût des personnes. Réponse à cet important chapitre de ménage.
On promet à Adam qu'on ne lui fera pas de farces, on n'en fera qu'à Plauchut; mais cela devient difficile, il a passé par toutes les épreuves. Je crois qu'on le laissera dormir. Il est bien heureux en ce moment-ci, on lui permet de chanter. Ça fait pleuvoir et on en a si grand besoin, qu'il a toute permission de nous assommer. Le fait est qu'il pleut depuis qu'il est ici.
À bientôt donc, le plus tôt qu'il vous sera possible, chers et bons amis. On vous embrasse tendrement. Lolo et Titite, toutes fières de leurs beaux chapeaux, se joignent à nous. Aurore se souvient très bien de sa Toto.
DCCXXXIV
A GUSTAVE FLAUBERT, A CROISSET
Nohant, 29 juin 1870.
Nos lettres se croisent toujours et j'ai maintenant la superstition qu'en l'écrivant le soir, je recevrai une lettre de toi le lendemain matin; nous pourrions nous dire:
Vous m'êtes, en dormant, un peu triste apparu.
Ce qui me préoccupe dans la mort de ce pauvre Jules de Goncourt, c'est le survivant. Je suis sûre que les morts sont bien, qu'ils se reposent peut-être avant de revivre, et que, dans tous les cas, ils retombent dans le creuset pour en ressortir avec ce qu'ils ont eu de bon, et du progrès en plus. Barbès n'a fait que souffrir toute sa vie. Le voilà qui dort profondément. Bientôt il se réveillera; mais nous, pauvres bêtes de survivants, nous ne les voyons plus. Peu de temps avant sa mort, Duveyrier, qui paraissait guéri, me disait: «Lequel de nous partira le premier?» Nous étions juste du même âge. Il se plaignait de ce que les premiers envolés ne pouvaient pas faire savoir à ceux qui restaient s'ils étaient heureux et s'ils se souvenaient de leurs amis. Je disais: Qui sait? Alors nous nous étions juré de nous apparaître l'un à l'autre, de tâcher du moins de nous parler, le premier mort au survivant.
Il n'est pas venu, je l'attendais, il ne m'a rien dit. C'était un coeur des plus tendres et une sincère volonté. Il n'a pas pu; cela n'est pas permis, ou bien, moi, je n'ai ni entendu ni compris.
C'est, dis-je, ce pauvre Edmond qui m'inquiète. Cette vie à deux, finie, je ne comprends pas le lien rompu, à moins qu'il ne croie aussi qu'on ne meurt pas.
Je voudrais bien aller te voir; apparemment, tu as du frais à Croisset, puisque tu voudrais dormir sur une plage chaude. Viens ici, tu n'auras pas de plage, mais 36 degrés à l'ombre et une rivière froide comme glace, ce qui n'est pas à dédaigner. J'y vais tous les jours barboter après mes heures de travail; car il faut travailler, Buloz m'avance trop d'argent. Me voilà faisant mon état, comme dit Aurore, et ne pouvant pas bouger avant l'automne. J'ai trop flâné après mes fatigues de garde-malade. Le petit Buloz est venu ces jours-ci me relancer. Me voilà dans la pioche.
Puisque tu vas à Paris en août, il faut venir passer quelques jours avec nous. Tu y as ri quand même; nous tâcherons de te distraire et de te secouer un peu. Tu verras les fillettes grandies et embellies; la petiote commence à parler. Aurore bavarde et argumente. Elle appelle Plauchut vieux célibataire. Et, à propos, avec toutes les tendresses de la famille, reçois les meilleures amitiés de ce bon et brave garçon.
Moi, je t'embrasse tendrement et te supplie de te bien porter.
[1] Sobriquet donné à Maurice Sand à cause de ses charges sur les sergents et caporaux.]
DCCXXXV
A M. EMILE DE GIRARDIN, A PARIS
Nohant, 3 juillet 1870.
Cher ami,
Voici ce que je lis dans le New-York Evening Post, à la suite d'une critique de mon dernier roman. Je traduis en supprimant les noms propres:
«Quant à la question relative au caractère qui a servi à l'auteur de Malgré tout, elle est de celles qui ne souffrent pas de discussion pour quiconque sait sur quels principes repose la construction d'une oeuvre d'art. George Sand est un artiste: or il n'est point artiste, il est un vulgaire écrivain de lieux communs, celui qui photographie les personnages vivants dans une fiction. Que la prodigieuse carrière de telle ou telle individualité historique ait pu frapper l'esprit de George Sand, au moment où elle peignait les aspirations d'une aventurière ambitieuse, cela ne prouve pas qu'elle ait voulu peindre aucune figure de la vie réelle, ni qu'elle ait songé à jeter aucune lumière sur les faits qui la concernent.»
Je trouve ces réflexions justes et de bon goût, et je suis très étonnée de lire dans la Liberté une interprétation arbitraire des intentions que j'ai pu avoir.
Je vis si loin du mouvement quotidien, que je ne sais pas quel nom propre couvre le pseudonyme de Panoplès. C'est un homme ou une femme de talent; comment peut-il ou peut-elle faire cet affront à la littérature: assimiler la tâche de l'artiste à celle du pamphlétaire honteux? Si j'avais voulu peindre une figure historique, je l'aurais nommée. Ne la nommant pas, je n'ai pas voulu la désigner; ne la connaissant pas, je n'aurais pu la peindre. S'il y a ressemblance fortuite, je l'ignore, mais je ne le crois pas. Tout personnage d'invention est plus fort et plus logique que nature, dans le bien ou dans le mal. On peut tracer la figure d'une classe d'ambitieuses qui ont échoué et qui ont réussi dans leurs projets, sans avoir aucune figure en vue, et je crois qu'il vaut beaucoup mieux pour l'artiste qu'il en soit ainsi. Vous savez tout cela aussi bien que moi. Vous êtes du bâtiment. Panoplès trahit donc la fraternité maçonnique littéraire, en parlant comme il le fait.
A vous de coeur,
G. SAND.
J'ai eu envie de répondre; mais je crois qu'il vaut mieux laisser tomber cela que d'en occuper le public.
DCCXXXVI
A M. LE DOCTEUR HENRI FAVRE, A PARIS
Nohant, 3 juillet 1870.
Cher ami,
Je suis bien contente que l'occasion nous apporte votre souvenir. Je n'ai pas besoin de vous dire que je trouve de mauvais goût l'interprétation donnée aux intentions d'un romancier. S'il a besoin de ce genre d'intentions pour composer un personnage, c'est un pauvre artiste. Je ne prétends pas être une bien riche imagination. J'en ai pourtant assez pour me passer de modèles posant devant moi, et, comme celui qu'on prétend reconnaître ne m'a jamais fait cet honneur-là, je n'ai pu, en aucune façon, le copier et le présenter au public comme un portrait d'après nature.
Tous vos malades sont des gens brillants de santé. Maurice engraisse visiblement, il prétend que vous l'avez trop guéri. Mais il mène une vie de cultivateur et de géologue si active, qu'il se défendra de l'alourdissement. On parle de vous sans cesse, et, si les oreilles ne vous tintent pas, c'est qu'il y a trop de gens partout qui vous louent et vous remercient.
G. SAND.
DCCXXXVII
A MADEMOISELLE LEROYER DE CHANTEPIE, A ANGERS
Nohant, 14 juillet 1870.
Je suis embarrassée pour vous conseiller, chère âme tourmentée. Vous êtes dans une de ces situations d'esprit où le pour et le contre se balancent sans solution. Vous éprouvez le besoin de changer de milieu, et, dès que vous quittez le vôtre, tout vous manque; vous regrettez, comme vous le dites, très bien, jusqu'aux herbes de votre jardin. J'ai traversé ces souffrances; mais je suis toujours revenue à mon nid avec bonheur, et, à présent, je crois que le mieux n'est pas dans le changement. Toute situation a ses amertumes ou ses langueurs, et je ne puis croire que les gens qui vous aiment vous laissent tourmenter à l'âge où vous ne pourriez plus vous défendre vous-même. Cet âge est loin encore, Dieu merci! et qui sait s'il viendra? La vieillesse n'est pas forcément la décadence intellectuelle. C'est quelquefois tout le contraire. Vous êtes une âme généreuse et forte de droiture. Si les fantômes vous tourmentent et vous terrassent par moments, vous vous retrouvez toujours sur vos pieds, toujours la même, vous en convenez vous-même. Vous n'êtes donc pas en danger de devenir la proie des inquisiteurs du corps et de l'âme. N'ayez pas cette crainte: la crainte est un vertige qui nous attire dans le péril imaginaire. Supprimez ce vertige, il n'y a plus de péril.
Quant à l'emploi de votre fortune, c'est une question d'examen autour de vous. Il y a tant de misères intéressantes et dignes! A votre place, je ne serais pas embarrassée, vous avez su faire le bien toute votre vie, vous le saurez jusqu'à la dernière heure.
Mais vous souffrez, vous êtes dans une crise d'étouffement. Tout le monde a de ces crises où tout froisse et déplaît, vous les ressentez plus vives, parce que votre intelligence s'en rend compte et que votre vie est peut-être un peu monotone. Est-ce que les voyages vous fatiguent? Il me semble qu'une excursion de temps en temps, dans un beau pays quelconque, vous ferait grand bien. Avec les chemins de fer, on peut maintenant voyager sans fatigue en s'arrêtant souvent. Le voyage à petites journées est encore très agréable et très sain. L'ami artiste que vous avez près de vous doit être très capable de vous piloter et de vous accompagner.
J'ai reçu votre volume, et je vous en remercie bien. J'ai peu de temps pour lire; mais j'ai commencé et je suis charmée des premières nouvelles. J'y retrouve votre bonté et votre grand sentiment de justice.
Croyez que je vous suis dévouée et même attachée de coeur; car il y a déjà longtemps que je vous connais par vos lettres et je vous vois toujours aussi digne de respect et d'affection qu'au commencement.
GEORGE SAND.
FIN DU TOME CINQUIÈME
TABLE
DXLII. A madame Augustine de Bertholdi. 3 janvier.
DXLIII. A M. Auguste Vacquerie. 4 janvier.
DXLXIV. A M. Edouard Rodrigues. 12 janvier.
DXLV. Au même. 8 février.
DXLVI. A Maurice Sand. 21 février.
DXLVII. Au même. 28 février.
DXLVIII. Au même. 1er mars.
DXLIX. Au même. 2 mars.
DL. Au même. 8 mars.
DLI. A M. Gustave Flaubert. 16 mars.
DLII. A M. Charles Duvernet. 24 mars.
DLIII. A madame Augustine de Bertholdi. 31 mars.
DLIV. A M. Hippolyte Magen. 24 avril.
DLV. A M. Berton, père. 5 mai.
DLVI. A mademoiselle Fleury. 8 mai.
DLVII. A M. Oscar Casamajou. mai.
DLVIII. A M. Guillemat. 11 juin.
DLIX. A Maurice Sand 18 juin.
DLX. A madame Lina Sand. 29 juin.
DLXI. A M. Ludre-Gabillaud. 12 juillet.
DLXII. A madame Lina Sand. 14 juillet.
DLXIII. A M. Jules Boucoiran. 16 juillet.
DLXIV. A M. Ludre-Gabillaud. 24 juillet.
DLXV. A madame Simonnet. 24 juillet.
DLXVI. A Maurice Sand. 25 juillet.
DLXVII. A M. Noël Parfait. juillet.
DLXVIII. A mademoiselle Fleury. 4 août.
DLXIX. A Maurice Sand. 6 août.
DLXX. A M. Jules Boucoiran. 6 août.
DLXXI. A M. Charles Poncy. 26 août.
DLXXII. A M. Berton père. septembre.
DLXXIII. A M. Ludre-Gabillaud. octobre.
DLXXIV. A Maurice Sand. 24 octobre.
DLXXV. A M. Édouard Rodrigues. 29 octobre.
DLXXVI. A madame Lina Sand. novembre.
DLXXVII. A M. Philibert Audebrand. 23 décembre.
DLXXVIII. A M. Francis Melvil. 23 décembre.
DLXXIX. A M. Edouard de Pompéry 23 décembre.
DLXXX. A mademoiselle Leroyer Chantepie. 31 décembre.
1865
DLXXXI. A M. Ladislas Mickiewicz. 11 janvier.
DLXXXII. A M. Nefftzer. 12 janvier.
DLXXXIII. A. M. Armand Barbès. 15 janvier.
DLXXXIV. A S. A. le prince Napoléon (Jérôme). 7 février.
DLXXXV. Au même. 9 mars.
DLXXXVI. A M. Ernest Périgois. 26 mars.
DLXXXVII. A M. Louis Ratisbonne. 30 mars.
DLXXXVIII. A.M. Leblois. 17 mai.
DLXXXIX. A S. A. le prince Napoléon (Jérôme). 1er juin.
DXC. A M.***. 9 juin.
DXCI. A M. Louis Ulbach. 27 juin.
DXCII. A Maurice Sand. 29 juin.
DXCIII. A M. Sainte-Beuve.
DXCIV. A M. Louis Ulbach. 27 septembre.
DXCV. A Gustave Flaubert. 22 novembre.
DXCVI. A M. le baron Taylor. 15 décembre.
1866
DXCVII. A M. Alexandre Dumas fils. 7 janvier.
DXCVIII. A S. A. le prince Napoléon (Jérôme). 20 janvier.
DXCIX. A Maurice Sand. 1er février.
DC. Au même. 5 février.
DCI. A madame la comtesse Sophie Podlipska. 12 février.
DCII. A M. Desplanches. 25 mai.
DCIII. A M. André Boutet. 14 juin.
DCIV. A M. Alexandre Dumas fils. 28 juin.
DCV. Au même. 5 juillet.
DCVI. A M.Joseph Dessauer. 5 juillet.
DCVII. A madame Arnould-Plessy. 5 août.
DCVIII. A Gustave Flaubert. 10 août.
DCIX. A Maurice Sand. 10 août.
DCX. A Gustave Flaubert. 12 août.
DCXI. A Maurice Sand. 1er septembre.
DCXII. A Gustave Flaubert. 21 septembre.
DCXIII. Au même. 28 septembre.
DCXIV. A M. Noël Parfait. 28 septembre.
DCXV. A mademoiselle Marguerite Thuillier. 8 octobre.
DCXVI. A Gustave Flaubert. octobre.
DCXVII. Au même. 10 novembre.
DCXVIII. A M. Charles Poncy. 16 novembre.
DCXIX. A Maurice Sand. 19 novembre.
DCXX. A Gustave Flaubert. 20 novembre.
DCXXI. Au même. 30 novembre.
DCXXII. A M. Thomas Couture. 13 décembre.
1867
DCXXIII. A Gustave Flaubert. 9 janvier.
DCXXIV. A M. Armand Barbès. 15 janvier.
DCXXV. A Gustave Flaubert. 15 janvier.
DCXXVI. A M. Henri Harrisse. 19 janvier.
DCXXVII. A M. Alexandre Dumas fils. 21 janvier.
DCXXVIII. A Gustave Flaubert. 8 février.
DCXXIX. Au même. 16 février.
DCXXX. A M. Henri Harrisse. février.
DCXXXI. A M. Paul de Saint-Victor. 18 février.
DCXXXII. A M. Armand Barbès. 2 mars.
DCXXXIII. A M. Louis Viardot. 11 avril.
DCXXXIV. A M. André Boulet. 15 avril.
DCXXXV. A M. Louis Viardot. 24 avril.
DCXXXVI. A. Gustave Flaubert. 9 mai.
DCXXXVII. A M. Armand Barbès. 12 mai.
DCXXXVIII. A Gustave Flaubert. 30 mai.
DCXXXIX. Au même. 14 juin.
DCXL. A M. Henri Harrisse. 28 juillet.
DCXLI. A M. François Rollinat. 29 juillet.
DCXLII. A Gustave Flaubert. 6 août.
DCXLIII. A M. Raoul Lafagette. 10 août.
DCXLIV. A Gustave Flaubert. 18 août.
DCXLV. A madame Arnould-Plessy. 23 août.
DCXLVI. A M. Armand Barbès. 27 août.
DCXLVII. A Gustave Flaubert. août.
DCXLVIII. A madame Arnould-Plessy. 1er septembre.
DCXLXIX. A Gustave Flaubert. 10 septembre.
DCL. Au rédacteur en chef de la Liberté. 23 septembre.
DCLI. A Gustave Flaubert. 1er octobre.
DCLII. A M. Henri Harrisse. 11 octobre.
DCLIII. A M. Armand Barbès. 12 octobre.
DCLIV. A Gustave Flaubert. 12 octobre.
DCLV. A madame Arnould-Plessy. 21 octobre.
DCLVI. A Gustave Flaubert. 28 octobre.
DCLVII. Au même. 5 décembre.
DCLVIII. A M. Calamatta 21 décembre.
DCLIX. A Gustave Flaubert. 31 décembre.
1868
DCLX. A M. Armand Barbès. 1er janvier.
DCLXI. A mademoiselle Marguerite Thuillier. 4 janvier.
DCLXII. A mademoiselle Fleury. 16 janvier.
DCLXIII. A M. Charles Poncy. 22 février.
DCLXIV. A madame Arnould-Plessy. 7 mars.
DCLXV. A la même. 15 mars.
DCLXVI. A M. Edouard Cadol. 17 mars.
DCLXVII. A madame Juliette Lambert. 23 mars.
DCLXVIII. A madame Lebarbier de Tinan. 26 mars.
DCLXIX. A M. Henri Harrisse. 9 avril.
DGLXX. A madame Edmond Adam. 8 juin.
DCLXXI. A M. Louis Viardot. 10 juin.
DCLXXII. A Gustave Flaubert. 21 juin.
DCLXXIII. A M. Joseph Dessauer. 5 juillet.
DCLXXIV. A M. Guillaume Guizot. 12 juillet.
DCLXXV. A Gustave Flaubert. 31 juillet.
DCLXXVI. A madame Pauline Villot. août.
DCLXXVII. A Gustave Flaubert. août.
DCLXXVIII. Au même. 18 septembre.
DCLXXIX. A Maurice Sand. septembre.
DCLXXX. A Gustave Flaubert. fin septembre.
DCLXXXI. Au même. 15 octobre.
DCLXXXII. A M. Alexandre Dumas fils. 31 octobre.
DCLXXXIII. A Gustave Flaubert. 20 novembre.
DCLXXXIV. A M. de Chilly. 12 décembre.
DCLXXXV. A S. A. le prince Napoléon (Jérôme). 17 décembre.
DCLXXXVI. A madame Edmond Adam. 20 décembre.
DCLXXXVII. A Gustave Flaubert. 21 décembre.
1869
DCLXXXVIII. A M. Emile Rollinat. 2 janvier.
DCLXXXIX. A M. Armand Barbès. 2 janvier.
DCXC. A madame Edmond Adam. 10 janvier.
DCXCI. A Gustave Flaubert. 17 janvier.
DCXCII. Au même. 11 février.
DCXCIII. A M. Edmond Plauchut. 18 février.
DCXCIV. A Gustave Flaubert. 24 février.
DCXCV. A M. Alexandre Dumas fils. 12 mars.
DCXCVI. A Gustave Flaubert. 2 avril.
DCXCVII. A M. Charles-Edmond. 20 avril.
DCXCVIII. A Maurice Sand. 14 mai.
DCXCIX. A M. Edmond Plauchut. 11 juin.
DCC. Au même. 15 août.
DCCI. A Maurice Sand. 18 septembre.
DCCII. Au même. 22 septembre.
DCCIII. Au même. 17 octobre.
DCCIV. A M. Edmond Plauchut. 10 novembre.
DCCV. A Gustave Flaubert. 15 novembre.
DCCVI. A Louis Ulbach. 26 novembre.
DCCVII. A Médéric Charot. 28 novembre.
DCCVIII. A madame Edmond Adam. 29 novembre.
DCCIX. A Gustave Flaubert. 30 novembre.
DCCX. Au même. 4 décembre.
DCCXI. A M. Alexandre Dumas fils. 10 décembre.
DCCXII. A Gustave Flaubert. 14 décembre.
DCCXIII. A M. Berton père. décembre.
DCCXIV. A Gustave Flaubert. 17 décembre.
DCCXV. Au même. 18 décembre.
DCCXVI. A madame Edmond Adam. 24 décembre.
1870
DCCXVII. A M. Armand Barbès. 4 janvier.
DCCXVIII. A mademoiselle N. Fleury. 6 janvier.
DCCXIX. A Gustave Flaubert. 9 janvier.
DCCXX. A Victor Hugo. 2 février.
DCCXXI. A Maurice Sand. 21 février.
DCCXXII. A madame Simonnet. 21 février.
DCGXXIII. A Maurice Sand. 23 février.
DCCXXIV. Au même. 26 février.
DCCXXV. Au même. 27 février.
DCCXXVI. Au même. 2 mars.
DCCXXVII. A Gustave Flaubert 19 mars.
DCCXXVIII. Au même. 30 mars.
DCCXXIX. A M. Edmond Plauchut. 3 avril.
DCCXXX. A Michel Lévy. 20 avril.
DCCXXXI. Au même. 26 avril.
DCCXXXII. A Gustave Flaubert. 20 mai.
DCCXXXIII. A madame Edmond Adam. 8 juin.
DCCXXXIV. A Gustave Flaubert. 29 juin.
DCCXXXV. A M. Emile de Girardin. 3 juillet.
DCCXXXVI. A M. le docteur Henri Favre. 3 juillet.
DCCXXXVII. A mademoiselle Leroyer de Chantepie. 14 juillet.
FIN DE LA TABLE DU TOME CINQUIÈME
End of Project Gutenberg's Correspondance, Vol. 5, 1812-1876, by George Sand