← Retour

Correspondance, 1812-1876 — Tome 5

16px
100%

DCXIII

AU MÊME

Nohant, 28 septembre 1866.

C'est convenu, cher camarade et bon ami. Je ferai mon possible pour être à Paris à la représentation de la pièce de votre ami, et j'y ferai mon devoir fraternel comme toujours; après quoi, nous irons chez vous et j'y resterai huit jours, mais à la condition que vous ne vous dérangiez pas de votre chambre. Ça me désole, de déranger, et je n'ai pas besoin de tant de Chinois pour dormir. Je dors partout, dans les cendres ou sous un banc de cuisine, comme un chien de basse-cour. Tout est reluisant de propreté chez vous, donc on est bien partout. Je ferai le grabuge de votre mère et nous bavarderons, vous et moi, tant et plus. S'il fait beau, je vous forcerai à courir. S'il pleut toujours, nous nous cuirons les os des guiboles en nous racontant nos peines de coeur. Le grand fleuve coulera noir ou gris, sous la fenêtre, disant toujours: Vite! vite! et emportant nos pensées, et nos jours et nos nuits, sans s'arrêter à regarder si peu de chose.

J'ai emballé et mis à la grande vitesse une bonne épreuve du dessin de Couture. C'est la meilleure que j'aie eue; je ne l'ai retrouvée qu'ici. J'y ai joint une épreuve photographique d'un dessin de Marchal, qui a été ressemblant aussi; mais, d'année en année, on change. L'âge donne sans cesse un autre caractère à la figure des gens qui pensent, et c'est pourquoi leurs portraits ne se ressemblent pas longtemps. Je rêvasse tant, et je vis si peu, que je n'ai parfois que trois ans. Mais, le lendemain, j'en ai trois cents, si la rêverie a été noire. N'est-ce pas la même chose pour vous? Ne vous semble-t-il pas, par moments, que vous commencez la vie sans même savoir ce que c'est, et, d'autres fois, ne sentez-vous pas sur vous le poids de plusieurs milliers de siècles, dont vous avez le souvenir vague et l'impression douloureuse? D'où venons-nous et où allons-nous? Tout est possible, puisque tout est inconnu.

Embrassez pour moi la belle et bonne maman que vous avez. Je me fais une joie d'être avec vous deux. Tâchez donc de retrouver cette blague sur les pierres celtiques, ça m'intéresserait beaucoup. Avait-on, quand vous les avez vues, ouvert le galgal de Lockmariaker et déblayé le dolmen auprès de Plouharnel? Ces gens-là écrivaient, puisqu'il y a des pierres couvertes d'hiéroglyphes, et ils travaillaient l'or très bien, puisqu'on a trouvé des torques [1] très bien façonnées.

Mes enfants, qui sont, comme moi, vos grands admirateurs, vous envoient leurs compliments, et je vous embrasse au front, puisque Sainte-Beuve a menti.

G. SAND.

[1] Colliers gaulois.

DCXIV

A M. NOEL PARFAIT, A PARIS

Nohant, 28 septembre 1866.

Mon parrain,

Votre filleule dévouée vous demande un service: c'est de lire le manuscrit (ci-joint) de madame Thérèse Blanc, qui est une personne de talent et de mérite, tout à fait digne de votre intérêt (la femme) et de votre attention (le livre).

Si vous en rendez bon compte à MM. Lévy, ils le publieront, et il y aura justice à donner un jeune et gracieux esprit, déjà solide, le moyen de se faire connaître et la confiance pour s'exercer. Vous n'aurez donc pas d'ennui à lire son ouvrage, et le service que je vous demande n'est pas un acte de pénible dévouement.

A vous de coeur.

G. SAND.

DCXV

A MADEMOISELLE MARGUERITE LHUILLIER, A LA BOULAINE (NIÈVRE)

Nohant, 8 octobre 1866.

Où es-tu, ma chère bonne petite Margot? J'espérais recevoir ici de tes nouvelles, en revenant de ton pays de Bretagne, où j'ai passé quelques jours avec mes enfants. Ton silence m'inquiète. Je n'ai pas ton adresse au juste. Dois-je attendre que tu me la donnes? Ne crains pas que je la répande. Je peux écrire sous le couvert d'Alexandrine. Enfin, dis-moi que tu n'es pas malade et pas triste. Tu sais qu'au moindre spleen sérieux, il faut venir à moi; qu'il y a Nohant, Gargilesse, Palaiseau et Paris, mes quatre domiciles à ton service, et moi, enchantée de te distraire et de te soigner.

Un mot de toi, chère enfant! ne me laisse pas dans l'inquiétude.
Dis-moi si cette campagne est assez installée pour toi I'hiver, et si
Alexandrine s'y habitue. Je t'embrasse de tout mon coeur, et je t'envoie
les amitiés de mes enfants.

Amitiés à Alexandrine aussi.

DCXVI

A GUSTAVE FLAUBERT, A CROISSET

Nohant, lundi soir, octobre 1866.

Cher ami,

Votre lettre m'est revenue de Paris. Il ne m'en manque pas, j'y tiens trop pour en laisser perdre. Vous ne me parlez pas inondations, je pense donc que la Seine n'a pas fait de bêtises chez vous et que le tulipier n'y a pas trempé ses racines. Je craignais pour vous quelque ennui, et je me demandais si votre levée était assez haute pour vous protéger. Ici, nous n'avons rien à redouter en ce genre: nos ruisseaux sont très méchants, mais nous en sommes loin.

Vous êtes heureux d'avoir des souvenirs si nets des autres existences. Beaucoup d'imagination et d'érudition, voilà votre mémoire; mais, si on ne se rappelle rien de distinct, on a un sentiment très vif de son propre renouvellement dans l'éternité. J'avais un frère très drôle, qui souvent disait: «Du temps que j'étais chien…» Il croyait être homme très récemment. Moi je crois que j'étais végétal ou pierre. Je ne suis pas toujours bien sûre d'exister complètement, et, d'autres fois, je crois sentir une grande fatigue accumulée pour avoir trop existé. Enfin, je ne sais pas, et je ne pourrais pas, comme vous, dire: «Je possède le passé.

Mais alors vous croyez qu'on ne meurt pas, puisqu'on redevient? Si vous osez le dire aux chiqueurs, vous avez du courage, et c'est bien. Moi, j'ai ce courage-là, ce qui me fait passer pour imbécile; mais je n'y risque rien: je suis imbécile sous tant d'autres rapports.

Je serai enchantée d'avoir votre impression écrite sur la Bretagne; moi, je n'ai rien vu assez pour en parler. Mais je cherchais une impression générale, et ça m'a servi pour reconstruire un ou deux tableaux dont j'avais besoin. Je vous lirai ça aussi, mais c'est encore un gâchis informe.

Pourquoi votre voyage est-il resté inédit? Vous êtes coquet; vous ne trouvez pas tout ce que vous faites digne d'être montré. C'est un tort. Tout ce qui est d'un maître est enseignement, et il ne faut pas craindre de montrer ses croquis et ses ébauches. C'est encore très au-dessus du lecteur, et on lui donne tant de choses à son niveau, que le pauvre diable reste vulgaire, Il faut aimer les bêtes plus que soi; ne sont-elles pas les vraies infortunes de ce monde? Ne sont-ce pas les gens sans goût et sans idéal qui s'ennuient, ne jouissent de rien et ne servent à rien? Il faut se laisser abîmer, railler et méconnaître par eux, c'est inévitable; mais il ne faut pas les abandonner, et toujours il faut leur jeter du bon pain, qu'ils préfèrent ou non l'ordure; quand ils seront soûls d'ordures, ils mangeront le pain; mais, s'il n'y en a pas, ils mangeront l'ordure in secula seculorum.

Je vous ai entendu dire: «Je n'écris que pour dix ou douze personnes.>>

On dit, en causant, bien des choses qui sont le résultat de l'impression du moment; mais vous n'étiez pas seul à le dire: c'était l'opinion du lundi ou la thèse de ce jour-là; j'ai protesté intérieurement. Les douze personnes pour lesquelles on écrit et qui vous apprécient, vous valent ou vous surpassent; vous n'avez jamais eu, vous, aucun besoin de lire les onze autres pour être vous. Donc, on écrit pour tout le monde, pour tout ce qui a besoin d'être initié; quand on n'est pas compris, on se résigne et on recommence. Quand on l'est, on se réjouit et on continue. Là est tout le secret de nos travaux persévérants et de notre amour de l'art. Qu'est-ce que c'est que l'art sans les coeurs et les esprits où on le verse? Un soleil qui ne projetterait pas de rayons, et ne donnerait la vie à rien.

En y réfléchissant, n'est-ce pas votre avis? Si vous êtes convaincu de cela, vous ne connaîtrez jamais le dégoût et la lassitude. Et, si le présent est stérile et ingrat, si on perd toute action, tout crédit sur le public, en le servant de son mieux, reste le recours à l'avenir, qui soutient le courage et efface toute blessure d'amour-propre. Cent fois dans la vie, le bien que l'on fait ne paraît servir à rien d'immédiat; mais cela entretient quand même la tradition du bien vouloir et du bien faire, sans laquelle tout périrait. Est-ce depuis 89 qu'on patauge? Ne fallait—il pas patauger pour arriver à 48, où l'on a pataugé plus encore, mais pour arriver à ce qui doit être? Vous me direz comment vous l'entendez, et je relirai Turgot pour vous plaire. Je ne promets pas d'aller jusqu'à d'Holbach, bien qu'il ait du bon!

Vous m'appellerez à l'époque de la pièce de Bouilhet. Je serai ici, piochant beaucoup, mais prête à courir et vous aimant de tout mon coeur. À présent que je ne suis plus une femme, si le bon Dieu était juste, je deviendrais un homme; j'aurais la force physique et je vous dirais: «Allons donc faire un tour à Carthage ou ailleurs. Mais voilà, on marche à l'enfance, qui n'a ni sexe ni énergie, et c'est ailleurs qu'on se renouvelle; ? Je saurai ça avant vous, et, si je peux, je reviendrai vous le dire en songe.

DCXVII

AU MÊME

Paris, 10 novembre 1866.

En arrivant à Paris, j'apprends une triste nouvelle. Hier soir, pendant que nous causions,—et je crois qu'avant-hier nous avions parlé de lui,—mourait mon ami Charles Duveyrier, le plus tendre coeur et l'esprit le plus naïf. On l'enterre demain! Il avait un an de plus que moi. Ma génération s'en va pièce à pièce. Lui survivrai-je? Je ne le désire pas ardemment, surtout les jours de deuil et d'adieux. C'est comme Dieu voudra, à condition qu'il me permette d'aimer toujours dans cette vie et dans l'autre.

Je garde aux morts une vive tendresse. Mais on aime les vivants autrement. Je vous donne la part de mon coeur qu'il avait; ce qui, joint à celle que vous avez, fait une grosse part. Il me semble que ça me console de vous faire ce cadeau-là. Littérairement, ce n'était pas un homme de premier ordre, on l'aimait pour sa bonté et sa spontanéité. Moins occupé d'affaires et de philosophie, il eût eu un talent charmant. Il laisse une jolie pièce: Michel Perrin.

J'ai fait la moitié de la route seule, pensant à vous et à la maman, à Croisset, et regardant la Seine, qui, grâce à vous, est devenue une divinité amie. Après cela, j'ai eu la société d'un particulier et de deux femmes d'une bêtise bruyante et fausse comme la musique de la pantomime de l'autre jour. Exemple: «J'ai regardé le soleil, ça m'a laissé comme deux points dans les yeux.» Le mari: «Ça s'appelle des points lumineux.»

Et ainsi pendant une heure sans débrider. Je vas dormir toute cassée; j'ai pleuré comme une bête, toute la soirée, et je vous embrasse d'autant plus, cher ami.

Aimez-moi plus qu'avant, puisque j'ai de la peine.

DCXVIII

A M. CHARLES PONCY, A TOULON

Paris, 16 novembre 1866.

Mes chers enfants, je suis à Paris pour quelques jours. Je viens de Normandie pour la seconde fois. Auparavant, j'avais été en Bretagne avec Maurice et sa femme, puis à Nohant. Demain, je vais à Palaiseau pour revenir à Paris, d'où j'irai encore à Nohant. Voyez quelle hirondelle je suis devenue! Je ne m'arrête nulle part et je travaille partout. Depuis que la cruelle destinée m'a rendue indépendante, je profite de la seule compensation qu'elle m'offre: la liberté de courir et d'aller devant moi, souvent pour le seul plaisir de remuer, dont j'étais depuis longtemps privée. Il faut secouer le chagrin, qui est l'inévitable ennemi du bonheur. Ceci a l'air d'un mot de la Palisse. Non! on est heureux par soi-même quand on sait s'y prendre: avoir des goûts simples, un certain courage, une certaine abnégation, l'amour du travail et avant tout une bonne conscience.

Donc, le bonheur n'est pas une chimère, j'en suis sûre à présent; moyennant l'expérience et la réflexion, on tire de soi beaucoup; on refait même sa santé par le vouloir et la patience. Mais l'implacable mort et le malheur des autres, souvent incurable malgré tous nos soins, voilà ce qui nous rappelle notre solidarité et le bonheur aux prises perpétuelles avec le chagrin, il ne faudrait pas que l'un détruisît l'autre. Le bonheur que nous savons et pouvons nous donner nous rendrait égoïstes et stériles. Le chagrin qui empêcherait notre sagesse intérieure de réagir, nous rendrait amers et lâches. Vivons donc la vie comme elle est, sans ingratitude et sans joie durable et assurée.

Nous ne changerons pas cela. Acceptons-le. Ainsi, vous voilà bien portants pour le moment et incertains de l'époque de votre voyage. Prévenez-m'en toujours une quinzaine à l'avance; car vous voyez que je ne me fixe pas. Tant que la santé ira, je continuerai à fuir. Fuir quoi? Peut-être pourrais-je dire qu'à mon âge on a besoin de ne pas trop contempler, sous le même rayon de lumière ambiante, la solennité du vrai.

Mais, au lieu de vous parler de choses de la vie courante, je vous fais un cours de philosophie très opposé peut-être à la disposition d'esprit où vous êtes. Vous voudriez et ne voudriez pas marier votre Solange. Elle ne veut pas; elle fait comme Maurice, qui se trouvait si heureux par moi, qu'il craignait de ne l'être pas autrement. J'ai dû le tourmenter parce qu'il se faisait tard pour lui. A présent, il est content d'avoir surmonté son appréhension.

Il ne faut pourtant pas qu'une femme attende trop et contrarie la nature, qui reprend sa tyrannie un jour ou l'autre.

Dites mes amitiés à tous ces bons amis qui se souviennent de moi, et embrassez pour moi vos chères filles.

A Nohant, on va bien. Aurore devient charmante. On m'écrit tous les jours.

Je compte bien sur l'envoi de vos oeuvres, et je suis très heureuse de cette publication.

A vous succès et bénédictions, mon cher enfant.

DCIX

A MAURICE SAND, A NOHANT

Paris, 19 novembre 1866.

Mes enfants,

J'embarque demain matin Cascaret[1] pour Évreux; je le mène ce soir au dîner Magny; il va ouvrir de grands yeux en entendant les paradoxes exubérants qui s'y débitent. Quant à interroger Berthelot, je ne suis pas de force à lui faire des questions bien posées et à te rendre compte de ses réponses. Je ne suis d'ailleurs jamais à côté de lui et il est si timide, qu'il est intimidant. Je crois que Francis nous en dirait davantage. Il est tout frais émoulu de ces choses et très capable de me dire où en est la science. Il dit une chose juste et terrible que je savais. La philosophie de l'esprit humain, telle que nous la connaissons, admet comme inéluctable le principe de la division de la matière à l'infini. La chimie ne repose que sur la constatation des molécules; et qui dit molécule (si infinitésimale qu'elle soit) dit corps défini, c'est-à-dire indivisible. Donc, l'esprit humain patauge dans l'enfance des problèmes élémentaires. Ce qu'il admet logiquement et rationnellement, il le nie scientifiquement. D'où il résulte qu'on peut tout supposer, tout inventer, et que le fantastique n'a pas de limites à l'heure qu'il est. Je t'avais donné un article, de quoi? Je ne sais plus, de la Revue Germanique, je crois, où l'état de la question qui t'intéresse était très bien précisé. Tu l'as trouvé ennuyeux; tu voulais y trouver justement le fantastique que tu dois trouver toi-même. Il faut pourtant le relire et l'avoir sous les yeux, il y était dit que l'on pouvait arriver à produire des tissus végétaux, peut-être des matières animales, mais non animées ni animables. Force l'hypothèse et que ton fantastique produise une demi-animation, effrayante et burlesque.

Ne te lance pourtant pas trop dans Mademoiselle Azote[2]: «Qui trop embrase, mal éteint.»

[1] Francis Laur, ingénieur civil.

[2] Roman de Maurice Sand.

DCXX

A GUSTAVE FLAUBERT, A CROISSET

Palaiseau, 29 novembre 1866.

Il ne faut être ni spiritualiste ni matérialiste, dites-vous, il faut être naturaliste. C'est une grosse question.

Mon Cascaret—c'est comme ça que j'appelle le petit ingénieur—la résoudra comme il l'entendra. Ce n'est pas une bête, et il passera par bien des idées, des déductions et des émotions avant de réaliser la prédiction que vous faites. Je ne le catéchise qu'avec réserve; car il est plus fort que moi sur bien des points et ce n'est pas le spiritualisme catholique qui l'étouffe. Mais la question par elle-même est très sérieuse et plane sur notre art, à nous troubadours plus ou moins pendulifères, ou penduloïdes. Traitons-la d'une manière toute impersonnelle; car ce qui est bien pour l'un peut avoir son contraire très bien pour l'autre. Demandons-nous, en faisant abstraction de nos tendances ou de nos expériences, si l'être humain peut recevoir et chercher son entier développement physique sans que l'intellect en souffre. Oui, dans une société idéale et rationnelle, cela serait ainsi Mais, dans celle où nous vivons et dont il faut, bien nous contenter, la jouissance et l'abus ne vont-ils pas de compagnie, et peut-on les séparer, les limiter, à moins d'être un sage de première volée? Et, si l'on est un sage, adieu l'entraînement, qui est le père des joies réelles!

La question, pour nous artistes, est de savoir si l'abstinence nous fortifie, ou si elle nous exalte trop, ce qui dégénère en faiblesse.—Vous me direz: «Il y a temps pour tout et puissance suffisante pour toute dépense de forces.» Donc, vous faites une distinction et vous posez des limites, il n'y a pas moyen de faire autrement. La nature, croyez-vous, en pose d'elle-même et nous empêche d'abuser. Ah! mais non, elle n'est pas plus sage que nous, qui sommes aussi la nature.

Nos excès de travail, comme, nos excès de plaisir, nous tuent parfaitement, et plus nous sommes de grandes natures, plus nous dépassons les bornes et reculons la limite de nos puissances.

Non, je n'ai pas de théories. Je passe ma vie à poser des questions et à les entendre résoudre dans un sens ou dans l'autre, sans qu'une conclusion victorieuse et sans réplique m'ait jamais été donnée. J'attends la lumière d'un nouvel état de mon intellect et de mes organes dans une autre vie; car, dans celle-ci, quiconque réfléchit embrasse jusqu'à leurs dernières conséquences les limites du pour et du contre. C'est M. Platon, je crois, qui demandait et croyait tenir le lien. Il ne l'avait pas plus que nous. Pourtant ce lien existe, puisque l'univers subsiste sans que le pour et le contre qui le constituent se détruisent réciproquement. Comment s'appellera-t-il pour la nature matérielle? équilibre, il n'y a pas à dire; et pour la nature spirituelle? modération, chasteté relative, abstinence des abus, tout ce que vous voudrez, mais ça se traduira toujours par équilibre. Ai-je tort, mon maître?

Pensez-y, car, dans nos romans, ce que font ou ne font pas nos personnages ne repose pas sur une autre question que celle-là. Posséderont-ils, ne posséderont-ils pas l'objet de leurs ardentes convoitises? Que ce soit amour ou gloire, fortune ou plaisir, dès qu'ils existent, ils aspirent à un but. Si nous avons en nous une philosophie, ils marchent droit selon nous; si nous n'en avons pas, ils marchent au hasard et sont trop dominés par les événements que nous leur mettons dans les jambes. Imbus de nos propres idées, ils choquent souvent celles des autres. Dépourvus de nos idées et soumis à la fatalité, ils ne paraissent pas toujours logiques. Faut-il mettre un peu ou beaucoup de nous en eux? ne faut-il mettre que ce que la société met dans chacun de nous?

Moi, je suis ma vieille pente, je me mets dans la peau de mes bonshommes. On me le reproche, ça ne fait rien. Vous, je ne sais pas bien si, par procédé ou par instinct, vous suivez une autre route. Ce que vous faites vous réussit; voilà pourquoi je vous demande si nous différons sur la question des luttes intérieures, si l'homme-roman doit en avoir, ou s'il ne doit pas les connaître.

Vous m'étonnez toujours avec votre travail pénible; est-ce une coquetterie? Ça parait si peu! Ce que je trouve difficile, moi, c'est de choisir entre les mille combinaisons de l'action scénique, qui peuvent varier à l'infini, la situation nette et saisissante qui ne soit pas brutale ou forcée. Quant au style, j'en fais meilleur marché que vous.

Le vent joue de ma vieille harpe comme il lui plaît d'en jouer. Il a ses hauts et ses bas; ses grosses notes et ses défaillances; au fond, ça m'est égal, pourvu que l'émotion vienne, mais je ne peux rien trouver en moi. C'est l'autre qui chante à son gré, mal ou bien, et, quand j'essaye de penser à ça, je m'en effraye et me dis que je ne suis rien, rien du tout.

Mais une grande sagesse, nous sauve; nous savons nous dire: «Eh bien, quand nous ne serions absolument que des instruments, c'est encore un joli état et une sensation à nulle autre pareille que de se sentir vibrer.»

Laissez donc le vent courir un peu dans vos cordes. Moi, je crois que vous prenez plus de peine qu'il ne faut, et que vous devriez laisser faire l'autre plus souvent. Ça irait tout de même et sans fatigue. L'instrument pourrait résonner faible à de certains moments; mais le souffle, en se prolongeant, trouverait sa force. Vous feriez après, ce que je ne fais pas, ce que je devrais faire; vous remonteriez le ton du tableau tout entier et vous sacrifieriez ce qui est trop également dans la lumière.

Vale et me ama.

DCXXI

AU MÊME

Palaiseau, 30 novembre 1866.

Il y aurait bien à dire sur tout ça, cher camarade. Mon Cascaret, c'est-à-dire le fiancé en question, se garde pour sa fiancée. Elle lui a dit: «: Attendons que vous ayez réalisé certaines questions de travail.» Et il travaille. Elle lui a dit: «Gardons nos puretés l'une pour l'autre.» Et il se garde. Ce n'est pas le spiritualisme catholique qui l'étouffe; mais il se fait un grand idéal de l'amour, et pourquoi lui conseillerait-on d'aller le perdre quand il met sa conscience et son mérite à le garder?

Il y a un équilibre que la nature, notre souveraine, met elle-même dans nos instincts, et elle pose vite la limite de nos appétits. Les grandes natures ne sont pas les plus robustes. Nous ne sommes pas développés dans tous les sens par une éducation bien logique. On nous comprime de toute façon, et nous poussons nos racines et nos branches où et comme nous pouvons. Aussi les grands artistes sont-ils souvent infirmes, et plusieurs ont été impuissants. Quelques-uns, trop puissants par le désir, se sont épuisés vite. En général, je crois que nous avons des joies et des peines trop intenses, nous qui travaillons du cerveau. Le paysan qui fait, nuit et jour, une rude besogne avec la terre et avec sa femme, n'est pas une nature puissante. Son cerveau est des plus faibles. Se développer dans tous les sens, vous dites? Pas à la fois, ni sans repos, allez! Ceux qui s'en vantent blaguent un peu, ou, s'ils mènent tout à la fois, tout est manqué. Si l'amour est pour eux un petit pot-au-feu et l'art un petit gagne-pain, à la bonne heure; mais, s'ils ont le plaisir immense, touchant à l'infini, et le travail ardent, touchant à l'enthousiasme, ils ne les alternent pas comme la veille et le sommeil.

Moi, je ne crois pas à ces don Juan qui sont en même temps des Byron. Don Juan ne faisait pas de poèmes, et Byron faisait, dit-on, bien mal l'amour. Il a dû avoir quelquefois—on peut compter ces émotions-là dans la vie—l'extase complète par le coeur, l'esprit et les sens; il en a connu assez pour être un des poètes de l'amour. Il n'en faut pas davantage aux instruments de notre vibration. Le vent continuel des petits appétits les briserait.

Essayez quelque jour de faire un roman dont l'artiste (le vrai) sera le héros, vous verrez quelle sève énorme, mais délicate et contenue; comme il verra toute chose d'un oeil attentif, curieux et tranquille, et comme ses entraînements vers les choses qu'il examine et pénètre seront rares et sérieux. Vous verrez aussi comme il se craint lui-même, comme il sait qu'il ne peut se livrer sans s'anéantir, et comme une profonde pudeur dés trésors de son âme l'empêche de les répandre et de les gaspiller. L'artiste est un si beau type à faire, que je n'ai jamais osé le faire réellement; je ne me sentais pas digne de toucher à cette figure belle, et trop compliquée, c'est viser trop haut pour une simple femme. Mais ça pourra bien vous tenter quelque jour, et ça en vaudra la peine.

Où est le modèle? Je ne sais pas, je n'en ai pas connu à fond qui n'eût quelque, tache au soleil, je yeux dire quelque côté par où cet artiste touchait à l'épicier. Vous n'avez peut-être pas cette tache, vous devriez vous peindre. Moi, je l'ai. J'aime les classifications, je touche au pédagogue. J'aime à coudre et à torcher les enfants, je touche à la servante. J'ai des distractions et je touche à l'idiot. Et puis, enfin, je n'aimerais pas la perfection; je la sens et ne saurais la manifester. Mais on pourrait bien lui donner des défauts dans sa nature. Quels? Nous chercherons ça quelque jour. Ça n'est pas dans votre sujet actuel et je ne dois pas vous en distraire.

Ayez moins de cruauté envers vous. Allez de l'avant, et, quand le souffle aura produit, vous remonterez le ton général et sacrifierez ce qui ne doit pas venir au premier plan. Est-ce que ça ne se peut pas? Il me semble que si. Ce que vous faites paraît si facile, si abondant! c'est un trop plein perpétuel, je ne comprends rien à votre angoisse.

Bonsoir, cher frère; mes tendresses à tous les vôtres. Je suis revenue à ma solitude de Palaiseau, je l'aime; je m'en retourne à Paris lundi. Je vous embrasse bien fort. Travaillez bien.

DCXXII

A M. THOMAS COUTURE, A PARIS

Palaiseau, 13 décembre 1866.

Cher maître,

Votre ouvrage soulèvera, je crois, des tempêtes, et déjà on veut m'en rendre solidaire. On annonce que ma préface est prête. Cela n'est pas, et, réflexion faite, je ne la ferai pas. Tant que j'ai ignoré la partie qui est toute de critique, et même après avoir écouté la lecture de plusieurs fragments, je vous ai dit oui. Pourtant je vous conseillais de faire de votre ouvrage un traité, sans vous lancer dans l'appréciation des vivants, ou des morts de la veille; vous avez persisté, c'était votre droit indiscutable. Vous avez pourtant modifié votre jugement sur Delacroix quant aux expressions; mais, j'y ai pensé depuis, le fond reste le même, il n'en pouvait être autrement.

D'ailleurs, je ne pourrais pas vous demander d'épargner les autres, de faire des réserves, vous m'enverriez promener et vous feriez bien. Mais, moi, j'endosserais, sans conviction et sans lumières suffisantes, une trop forte responsabilité; à moins de faire aussi des réserves, et, alors, à quoi bon une préface? Ça ne serait pas clair, ça ne paraîtrait pas franc. Je vous dis donc non, après vous avoir dit oui, parce que, au dernier moment, quand vous m'enverriez les épreuves, nous ne serions pas d'accord et il serait trop tard pour nous y mettre. Allez droit devant vous, bravez seul, et sans donner le bras à une femme, ce que vous voulez braver.

Votre ouvrage, si remarquable d'exécution, et riche à tant d'égards, gagnera à se présenter seul, je vous en réponds. Consultez de vrais amis, des gens de goût, ils vous diront comme moi.

G. SAND.

DCXXIII

A GUSTAVE FLAUBERT, A CROISSET

Paris, 9 janvier 1867.

Cher camarade,

Ton vieux troubadour a été tenté de claquer. Il est toujours à Paris. Il devait partir le 25 décembre; sa malle était bouclée; ta première lettre l'a attendu tous les jours à Nohant, Enfin, le voilà tout à fait en état de partir et il part demain matin avec son fils Alexandre, qui veut bien l'accompagner.

C'est bête d'être jeté sur le flanc et de perdre pendant trois jours la notion de soi-même et de se relever aussi affaibli que si on avait fait quelque chose de pénible et d'utile. Ce n'était rien, au bout du compte, qu'une impossibilité momentanée de digérer quoi que ce soit. Froid, ou faiblesse, ou travail, je ne sais pas. Je n'y songe plus guère. Sainte-Beuve inquiète davantage, on a dû te l'écrire. Il va mieux aussi, mais il y aura infirmité sérieuse, et, à travers cela, des accidents à redouter. J'en suis tout attristée et inquiète.

Je n'ai pas travaillé depuis plus de quinze jours; donc, ma tâche n'est pas avancée, et, comme je ne sais pas si je vas être en train tout de suite, j'ai donné campo à l'Odéon. Ils me prendront quand je serai prête. Je médite d'aller un peu au Midi, quand j'aurai vu mes enfants. Les plantes du littoral me trottent par la tête. Je me désintéresse prodigieusement de tout ce qui n'est pas mon petit idéal de travail paisible, de vie champêtre et de tendre et pure amitié. Je crois bien que je ne dois pas vivre longtemps, toute guérie et très bien que je suis. Je tire cet avertissement du grand calme, toujours plus calme, qui se fait dans mon âme jadis agitée. Mon cerveau ne procède plus que de la synthèse à l'analyse; autrefois, c'était le contraire. A présent, ce qui se présente à mes yeux, quand je m'éveille, c'est la planète; j'ai quelque peine à y retrouver le moi qui m'intéressait jadis et que je commence à appeler vous au, pluriel. Elle est charmante, la planète, très intéressante, très curieuse, mais pas mal arriérée et encore peu praticable; j'espère passer dans une oasis mieux percée et possible à tous. Il faut tant d'argent et de ressources pour voyager ici! et le temps qu'on perd à se procurer ce nécessaire est perdu pour l'étude et la contemplation. Il me semble qu'il m'est dû quelque chose de moins compliqué, de moins civilisé, de plus naturellement luxueux et de plus facilement bon que cette étape enfiévrée. Viendras-tu dans le monde de mes rêves, si je réussis à en trouver le chemin? Ah! qui sait?

Et ce roman marche-t-il? Le courage ne s'est pas démenti? La solitude ne te pèse pas? Je pense bien qu'elle n'est pas absolue, et qu'il y a encore quelque part une belle amie qui va et vient, ou qui demeure par là. Mais il y a de l'anachorète quand même dans ta vie, et j'envie ta situation. Moi, je suis trop seule à Palaiseau, avec un mort; pas assez seule à Nohant, avec des enfants que j'aime trop pour pouvoir m'appartenir,—et, à Paris, on ne sait pas ce qu'on est, on s'oublie entièrement pour mille choses qui ne valent pas mieux que soi. Je t'embrasse de tout coeur, cher ami; rappelle-moi à ta mère, à ta chère famille, et écris-moi à Nohant, ça me fera du bien.

Les fromages? Je ne sais plus, il me semble qu'on m'en a parlé. Je te dirai ça de là-bas.

DCXXIV

A M. ARMAND BARBES, A LA HAYE

Nohant, 15 janvier 1867.

Cher ami de mon coeur,

Cette bonne longue lettre que je reçois de vous me comble de reconnaissance et de joie. Je ne l'ai lue qu'il y a deux jours. Elle m'attendait ici, à Nohant, et j'étais à Paris, malade, tous les jours faisant ma malle, et tous les jours forcée de me mettre au lit. Je vais mieux; mais j'ai à combattre, depuis quelques années, une forte tendance à l'anémie; j'ai eu trop de fatigue et de chagrin à l'âge où l'on a le plus besoin de calme et de repos. Enfin, chaque été me remet sur mes pieds, et, si chaque hiver me démolit, je n'ai guère à me plaindre.

Comme vous, je ne tiens pas à mourir. Certaine que la vie ne finit pas, qu'elle n'est pas même suspendue, que tout est passage et fonction, je vas devant moi avec la plus entière confiance dans l'inconnu. Je m'abstiens désormais de chercher à le deviner et à le définir; je vois un grand danger à ces efforts d'imagination qui nous rendent systématiques, intolérants et fermés au progrès, qui souffle toujours et quand même des quatre coins de l'horizon. Mais j'ai la notion du devenir incessant et éternel, et, quel qu'il soit, il m'est démontré intérieurement, par un sentiment invincible, qu'il est logique, et par conséquent beau et bon. C'est assez pour vivre dans l'amour du bien et dans le calme relatif, dans la dose de sérénité fatalement restreinte et passagère que nous permet la solidarité avec l'univers et avec nos semblables. Ma petite philosophie pratique est devenue d'une excessive modestie.

Je voudrais vous faire lire l'avant-dernier et le dernier roman que j'ai publiés, M. Sylvestre et le Dernier. Amour, qui en est le complément. C'est naïf pour ne pas dire niais; mais il y a, au fond, des choses vraies qui ont été bien senties, et qui ne vous déplairaient pas. Une page de cela de temps en temps pourrait vous faire l'effet d'une potion innocente, qui amuse l'ennui et la douleur. Si vous n'avez pas ces petits volumes sous la main, je dirai qu'on vous les envoie. Ils vous mettront en communication pour ne pas dire en communion avec votre vieille amie.

Je vous parle de moi, c'est en vue de notre idéal commun, du rêve intérieur qui nous soutient et qui vous remplissait de force et de sérénité, la veille d'une condamnation à mort. Vous voilà condamné à la vie maintenant, cher ami! à une vie de langueur, d'empêchement et de souffrance, où votre âme stoïque s'épanouit quand même et vibre au souffle de toutes les émotions patriotiques.

Je remarque avec attendrissement que vous êtes resté chauvin, comme disent nos jeunes beaux esprits de Paris, c'est-à-dire guerrier et chevalier—comme je suis restée troubadour, c'est-à-dire croyant à l'amour, à l'art, à l'idéal, et chantant quand même, quand le monde siffle et baragouine. Nous sommes les jeunes fous de cette génération. Ce qui va nous remplacer s'est chargé d'être vieux, blasé, sceptique à notre place. Ceci donne, hélas! bien raison à vos craintes sur l'avenir. Voici justement ce que m'écrit, en même temps que vous, un excellent ami à moi, Gustave Flaubert, un de ceux qui sont restés jeunes, à quarante-six ans: «Ah! oui, je veux bien vous suivre dans une autre planète; l'argent rendra la nôtre inhabitable dans un avenir rapproché. Il sera impossible, même au plus riche, d'y vivre sans s'occuper de son bien. Il faudra que tout le monde passe plusieurs heures par jour à tripoter ses capitaux: ce sera charmant!»

C'est qu'à côté d'une politique qui est grosse de catastrophes, il y a une économie sociale qui est grosse d'apoplexie foudroyante. Tout ce que vous prévoyez de la contagion anglo-saxonne arrivera. C'est là le nuage qui mange déjà tout l'horizon; la Prusse n'est qu'un grain qui ne crèvera peut-être pas. La stérilité des esprits et des coeurs est bien autrement à redouter que le manque de fusils, de soldats et d'émulation à un moment donné. Il faudra traverser une ère de ténèbres où notre souvenir—celui de notre glorieuse Révolution et de ces grands jours qui nous ont laissé une flamme dans l'esprit—disparaîtra comme le reste. Mais qu'importe, s'il le faut, mon ami? De par notre être éternel; nous ne pouvons pas douter du réveil de l'idéal dans l'humanité. Cette réaction d'athéisme moral est inévitable; elle est la conséquence du développement exagéré du mysticisme. L'homme, trompé et leurré durant tant de siècles, croit se sauver par la prétendue méthode expérimentale. Il ne voit qu'un côté de la vérité et il l'essaye. C'est son droit. Il a le droit de se mutiler. Quand il aura bien expérimenté ce régime, il verra que ce n'est pas cela encore, et la France éclipsée redeviendra la terre des prodiges; question de temps! «Nous n'y serons pas, disent les faibles; la vie est courte et la nôtre s'écoule dans la peur et les larmes.».

Disons-leur que la vie est continue et que les forts seront toujours où il faudra qu'ils soient.

Dites-moi, à moi, quels sont les ouvrages sur Jeanne d'Arc qui vous ont donné une certitude sur ses notions personnelles. Je n'ai lu de sérieux sur son compte que ce qu'en dit Henri Martin dans son Histoire de France. Tout le reste de ce que j'ai eu dans les mains est trop légendaire et je n'y trouve pas une figure réelle, c'est à faire douter qu'elle ait existé. Ses réapparitions après la mort font ressembler son histoire à celle de Jésus,—qui n'a pas existé non plus, du moins personnalisé comme on nous le représente.

Ces grands hallucinés sont déjà bien loin de nous, et j'ai un certain éloignement pour les extatiques, je vous le confesse. J'aime tant l'histoire naturelle, j'y trouve le miracle permanent de la vie si beau, si complet dans la nature, que les miracles d'invention ou d'hallucination individuelle me paraissent petits et un peu impies.

Cher ami, merci pour votre sollicitude. Tout va bien autour de moi. Maurice vous aime toujours; il est bien marié, sa petite femme est charmante. Ils sont tout deux actifs et laborieux. La petite Aurore est un amour que l'on adore. Elle a eu un an le jour de mon arrivée ici, la semaine dernière. Je suis chez eux maintenant; car je leur ai laissé toute la gouverne du petit avoir, et j'ai le plaisir de ne plus m'en occuper; j'ai plus de temps et de liberté. J'espère guérir bientôt, et sinon, je suis bien soignée et bien choyée. Tout est donc pour le mieux.

Ayez toujours espoir aussi. Pourquoi ne guéririez-vous pas? Si vous le voulez bien, qui sait? Et puis on vous aime tant! cela peut amener un de ces miracles naturels que Dieu connaît!

A vous de toute mon âme.

G. SAND.

DCXXV

A GUSTAVE FLAUBERT, A CROISSET

Nohant, 15 janvier 1867.

Me voilà chez nous, assez valide, sauf quelques heures le soir. Enfin, ça passera. Le mal ou celui qui l'endure, disait mon vieux curé, ça ne peut pas durer.

Je reçois ta lettre ce matin, cher ami. Pourquoi que je t'aime plus que la plupart des autres, même plus que des camarades anciens et bien éprouvés? Je cherche, car mon état à cette heure, c'est d'être

  Toi qui vas cherchant,
  Au soleil couchant,
  Fortune!…

Oui, fortune intellectuelle, lumière! Eh bien, voilà: on se fait, étant vieux, dans le soleil couchant de la vie,—qui est la plus belle heure des tons et des reflets,—une notion nouvelle de toute chose et de l'affection surtout.

Dans l'âge de la puissance et de la personnalité, on tâte l'ami comme on tâte le terrain, au point de la réciprocité. Solide on se sent, solide on veut trouver ce qui vous porte ou vous conduit. Mais, quand s'enfuit l'intensité du moi, on aime les personnes et les choses pour ce qu'elles sont par elles-mêmes, pour ce qu'elles représentent aux yeux de votre âme, et nullement pour ce qu'elles apporteront en plus à votre destinée. C'est comme le tableau ou la statue que l'on voudrait avoir à soi, quand on rêve en même temps un beau chez soi pour l'y mettre.

Mais on a parcouru la verte bohème sans y rien amasser; on est resté gueux, sentimental et troubadour. On sait très bien que ce sera toujours de même et qu'on mourra sans feu ni lieu. Alors, on pense à la statue, au tableau dont on ne saurait que faire et que l'on ne saurait où placer avec honneur si on les possédait. On est content de les savoir en quelque temple non profané par la froide analyse, un peu loin du regard, et on les aime d'autant plus. On se dit: «Je repasserai par le pays où ils sont. Je verrai encore et j'aimerai toujours ce qui me les a fait aimer et comprendre. Le contact de ma personnalité ne les aura pas modifiés, ce ne sera pas moi que j'aimerai en eux.»

Et c'est ainsi, vraiment, que l'idéal, qu'on ne songe plus à fixer, se fixe en vous parce qu'il reste lui. Voilà tout le secret du beau, du seul vrai, de l'amour, de l'amitié, de l'art, de l'enthousiasme et de la foi. Penses-y, tu verras.

Cette solitude où tu vis me paraîtrait délicieuse avec le beau temps. En hiver, je la trouve stoïque et suis forcée de me rappeler que tu n'as pas le besoin moral de la locomotion à l'habitude. Je pensais qu'il y avait pour toi une autre dépense de forces durant cette claustration;—alors c'est très beau, mais il ne faut pas prolonger cela indéfiniment; si le roman doit durer encore, il faut l'interrompre ou le panacher de distractions. Vrai, cher ami, pense à la vie du corps, qui se fâche et se crispe quand on la réduit trop. J'ai vu, étant malade, à Paris, un médecin très fou, mais très intelligent, qui disait là-dessus des choses vraies. Il me disait que je me spiritualisais d'un manière inquiétante, et, comme je lui disais justement à propos de toi que l'on pouvait s'abstraire de toute autre chose que le travail et avoir plutôt excès de force que diminution, il répondait que le danger était aussi grand dans l'accumulation que dans la déperdition, et, à ce propos, beaucoup de choses excellentes que je voudrais savoir te redire.

Au reste, tu les sais, mais tu n'en tiens compte. Donc, ce travail que tu traites si mal en paroles, c'est une passion et une grande! Alors, je te dirai ce que tu me dis. Pour l'amour de nous et pour celui de ton vieux troubadour, ménage-toi un peu.

Consuelo, la Comtesse de Rudolstadt, qu'est-ce que c'est que ça? Est-ce que c'est de moi? Je ne m'en rappelle pas un traître mot. Tu lis ça, toi! Est-ce que vraiment ça t'amuse? Alors, je le relirai un de ces jours et je m'aimerai si tu m'aimes.

Qu'est-ce que c'est aussi que d'être hystérique? Je l'ai peut-être été aussi, je le suis peut-être; mais je n'en sais rien, n'ayant jamais approfondi la chose et en ayant ouï parler sans l'étudier. N'est-ce pas un malaise, une angoisse causés parle désir d'un impossible quelconque? En ce cas, nous en sommes tous atteints, de ce mal étrange, quand nous avons de l'imagination; et pourquoi une telle maladie aurait-elle un sexe?

Et puis encore, il y a ceci pour les gens forts en anatomie: il n'y a qu'un sexe. Un homme et une femme, c'est si bien la même chose, que l'on ne comprend guère les tas de distinctions et de raisonnements subtils dont se sont nourries les sociétés sur ce chapitre-là. J'ai observé l'enfance et le développement de mon fils et de ma fille. Mon fils était moi, par conséquent femme bien plus que ma fille, qui était un homme pas réussi.

Je t'embrasse; Maurice et Lina, qui se sont pourléchés de tes fromages, t'envoient leurs amitiés, et mademoiselle Aurore te crie: Attends, attends, attends! C'est tout ce qu'elle sait dire en riant comme une folle quand elle rit; car, au fond, elle est sérieuse, attentive, adroite de ses mains comme un singe et s'amusant mieux du jeu qu'elle invente que de tous ceux qu'on lui suggère.

Si je ne guéris pas ici, j'irai à Cannes, où des personnes amies m'appellent. Mais je ne peux pas encore en ouvrir la bouche à mes enfants. Quand je suis avec eux, ce n'est pas aisé de bouger. Il y a passion et jalousie. Et toute, ma vie a été comme ça, jamais à moi! Plains-toi donc, toi qui t'appartiens!

DCXXVI

A M. HENRY HARISSE, A PARIS

Nohant, 19 janvier 1867.

Merci pour votre excellente lettre, mon cher Américain. Tous les détails que vous me donnez sont bons; que Sainte-Beuve se porte mieux surtout, cela me cause une joie réelle. Moi, je lutte contre l'anémie qui me menace, et je ne songe même pas à travailler du cerveau. Je plante des choux toute la journée, ou je couds des rideaux et des courtepointes, le tout à l'effet de m'installer ici dans une chambre plus petite et plus chaude que celle où je travaille. Je me suis tapissée en bleu tendre parsemé de médaillons blancs où dansent de petites personnes mythologiques. Il me semble que ces tons fades et ces sujets rococos sont bien appropriés à l'état d'anémie et que je n'aurai là que des idées douces et bêtes. C'est ce qu'il me faut maintenant.

Le beau berrichon de ma jeunesse est aujourd'hui une langue morte; la bourrée, cette danse si jolie, est remplacée par de stupides contredanses; nos chants du pays, admirables autrefois et qui faisaient l'admiration de Chopin et de Pauline Garcia, cèdent le pas à la Femme à barbe. De belles routes remplacent nos sentiers où l'on se perdait; de vieux ombrages presque vierges, que l'on savait où trouver et que nous seuls connaissions, ont disparu, et la botanique sylvestre est au diable.

Refaire un roman berrichon! non, je ne vous l'ai pas promis. Ce serait repasser par le chemin des regrets, et vraiment, à mon âge, il faut combattre une tendance si naturelle et si fondée. Il faut vivre en avant; c'est la devise de notre pays, et, quoi qu'il m'en coûte de secouer mes souvenirs, je ne veux pas méconnaître ce que l'avenir peut nous apporter. Je ne veux pas être ingrate non plus envers la vieillesse, qui est aussi un bon âge, plein d'indulgence, de patience et de clartés. Si l'on me rendait mes énergies, je ne saurais plus qu'en faire, n'étant plus dupe de moi-même. Je voudrais revoir l'Italie, parce que ce sera une Italie nouvelle. Retrouverai-je la force d'y'aller? Ce n'est pas sûr; mais je ne veux pas m'en tourmenter. Si j'en suis à mes dernières lueurs, je me dirai que j'ai bien assez fait le métier du chien tournebroche et que la vie éternelle est un voyage qui promet assez d'émotions et d'étonnements.

Priez donc Paul de Saint-Victor de me faire envoyer son livre [1]? C'est un talent, ah! oui, et un vrai. En lisant tant de chefs-d'oeuvre jetés le matin dans un feuilleton comme des perles à la consommation brutale des pourceaux, je me demandais toujours pourquoi cela n'était pas rassemblé et publié. Je suis curieuse de savoir si je retrouverai l'émotion que cela m'a donnée en détail.

Non, Théo [2] ne sera pas de l'Académie. Il ne voudra pas faire ce qu'il faut pour cela, ou, s'il s'y résigne, il le fera mal. Il ne se tiendra pas de dire ce qu'il pense des vieux fétiches. Si je me trompe, je serai bien étonnée, par exemple!

Mais, vous qui ne parlez pas de vous, êtes-vous toujours décidé à quitter la France dans un temps donné? Non, cela me parait impossible. Il me semble que la France a besoin de ses amants; ceux qui lui appartiennent légitimement la méconnaissent ou la brutalisent. Restez avec nous, aidez-nous à rester Français ou à le redevenir.

N'oubliez pas que vous m'avez promis de venir me voir ici. Notre vieille maison est un coin assez curieux, où l'on a réussi, pendant trente ans, à vivre en dehors de toute convention et à être artiste pour soi, sans se donner en spectacle au monde. Vous y serez reçu par mes enfants comme un ami.

Et bonsoir! me voilà très fatiguée devoir écrit; mais je suis à vous de tout coeur.

G. SAND.

[1] Hommes et Dieux. [2] Théophile Gautier.

DCXXVII

À M. ALEXANDRE DUMAS FILS, A PARIS

Nohant, 21 janvier 1867.

Eh bien, cher fils, comment êtes-vous arrivé à Paris, par ce temps de frimas qui vous a surpris le jour du départ? Avez-vous eu froid dans l'affreuse diligence? Vous êtes-vous embêté. Je vous ai fait faire là une vraie corvée et je me le reprochais en voyant tomber la neige. Et j'ai été si patraque, moi, depuis ce temps-là, que je n'avais pas le courage de vous demander de vos nouvelles, et de celles de la patiente et stoïque alitée [1]. Je crois que je vais mieux à présent, du moins il y a des jours où je me crois guérie. Ça ne peut guère se faire par une saison si dure; aussi je prends patience et m'arrange pour ne pas penser, à mon mal. J'ai fait diversion en m'installant dans ma nouvelle chambre, où j'ai enfin chaud et où je me trouve doucement et bêtement dans le bleu tendre, couleur d'anémie. J'ai soif de travailler.

Avez-vous lu Mont-Revêche? Y voyez-vous plus clair que moi. Pouvez-vous me lancer dans une bonne voie comme pour Yilleiner? Sauf à ne pouvoir pas exécuter tout ce que vous m'indiquerez et à tourner du côté où je peux être moi, avec mes défauts et mes qualités. On ne se sépare pas de soi-même. Il me semble que vous me sortiriez de mes irrésolutions et que vous me rendriez la foi. Essayez, si Madame Aubray ne vous absorbe pas trop. Peut-être que je m'en vas tout doucement et que je n'ai pas à m'inquiéter de l'avenir. Mais, si, avant de me confier à ce toujours plus calme dont parle Goethe, je pouvais faire encore un bon travail, je serais satisfaite. Voyez, et voyez bien, si c'est avec Mont-Revèche que je peux donner ce dernier coup de collier. Si, après réflexion, vous me dites non, je pincerai d'une autre guitare, sans aucun découragement.

Les enfants vous envoient des tendresses, ainsi qu'à tout votre beau sexe, Coliche comprise. Moi, je vous embrasse trétous, comme on dit ici.

Qu'est-ce que vous pensez, vous, de ce couronnement de l'édifice napoléonien? Il me semble que ce n'est qu'une velléité; on sait si peu se servir de la liberté en France, qu'on se dépêchera de mal user du peu qu'on nous donne, et vite alors on reprendra plus qu'on ne nous avait pris, pour nous dire: «Vous voyez, c'est votre faute!» Ou bien quoi? sent-on qu'il faut s'exécuter et que la chose craque? c'est peut-être trop tard, on ne fait pas des citoyens d'un coup de plume, quand on les a si bien corrompus pendant quinze ans.

Aurore a repris son aplomb après votre départ, et je croîs qu'un jour de plus l'eût apprivoisée. Elle n'est pas bruyante; mais elle est tout de même farceuse avec un air sérieux. Bonsoir, mon enfant. Je vous embrasse tendrement.

G. SAND.

[1] Madame Alexandre Dumas.

DCXXVIII

A GUSTAVE FLAUBERT, A CROISSET

Nohant, 8 février 1867.

Bah! zut! troulala! aïe donc! aïe donc! je ne suis plus malade ou du moins je ne le suis plus qu'à moitié. L'air du pays me remet, ou la patience, ou l'autre, celui qui veut encore travailler et produire. Quelle est ma maladie? Rien. Tout en bon état, mais quelque chose qu'on appelle anémie, effet sans cause saisissable, dégringolade qui, depuis quelques années, menace, et qui s'est fait sentir à Palaiseau, après mon retour de Croisset. Un amaigrissement trop rapide pour être logique, le pouls trop lent, trop faible, l'estomac paresseux ou capricieux, avec un sentiment d'étouffement et des velléités d'inertie. Il y a eu impossibilité de garder un verre d'eau dans ce pauvre estomac durant plusieurs jours, et cela m'a mise si bas, que je me croyais peu guérissable; mais tout se remet, et même, depuis hier, je travaille.

Toi, cher, tu te promènes dans la neige, la nuit. Voilà qui, pour une sortie exceptionnelle, est assez fou et pourrait bien te rendre malade aussi! Ce n'est pas la lune, c'est le soleil que je te conseillais; nous ne sommes pas des chouettes, que diable! Nous venons d'avoir trois jours de printemps. Je parie que tu n'as pas monté à mon cher verger, qui est si joli et que j'aime tant. Ne fût-ce qu'en souvenir de moi, tu devrais le grimper tous les jours de beau temps à midi. Le travail serait plus coulant après et regagnerait le temps perdu et au delà.

Tu es donc dans des ennuis d'argent? Je ne sais plus ce que c'est depuis que je n'ai plus rien au monde. Je vis de ma journée comme le prolétaire; quand je ne pourrai plus faire ma journée, je serai emballée pour l'autre monde, et alors je n'aurai plus besoin de rien. Mais il faut que tu vives, toi. Comment vivre de ta plume si tu te laisses toujours duper et tondre? Ce n'est pas moi qui t'enseignerai le moyen de te défendre. Mais n'as-tu pas un ami qui sache agir pour toi? Hélas! oui, le monde va à la diable de ce côté-là; et je parlais de toi, l'autre jour, à un bien cher ami, en lui montrant l'artiste, celui qui est devenu si rare, maudissant la nécessité de penser au côté matériel de la vie. Je t'envoie la dernière page de sa lettre; tu verras que tu as là un ami dont tu ne te doutes guère, et dont la signature te surprendra.

Non, je n'irai pas à Cannes malgré une forte tentation! Figure-toi qu'hier, je reçois une petite caisse remplie de fleurs coupées en pleine terre, il y a déjà cinq ou six jours; car l'envoi m'a cherchée à Paris et à Palaiseau. Ces fleurs sont adorablement fraîches, elles embaument, elles sont jolies comme tout.—Ah! partir, partir tout de suite pour les pays du soleil. Mais je n'ai pas d'argent et, d'ailleurs, je n'ai pas le temps. Mon mal m'a retardée et ajournée. Restons. Ne suis-je pas bien? Si je ne peux pas aller à Paris le mois prochain, ne viendras-tu pas me voir ici? Mais oui, c'est huit heures de route. Tu ne peux pas ne pas voir ce vieux nid. Tu m'y dois huit jours, ou je croirai que j'aime un gros ingrat qui ne me le rend pas.

Pauvre Sainte-Beuve! Plus malheureux que nous, lui qui n'a pas eu de gros chagrins et qui n'a plus de soucis matériels. Le voilà qui pleure ce qu'il y a de moins regrettable et de moins sérieux dans la vie, entendue comme il l'entendait! Et puis très altier, lui qui a été janséniste, son coeur s'est refroidi de ce côté-là. L'intelligence s'est peut-être développée, mais elle ne suffit pas à nous faire vivre, et elle ne nous apprend pas à mourir. Barbès, qui depuis si longtemps attend à chaque minute qu'une syncope l'emporte, est doux et souriant. Il ne lui semble pas, et il ne semble pas non plus à ses amis, que la mort le séparera de nous. Celui qui s'en va tout à fait, c'est celui qui croit finir et ne tend la main à personne pour qu'on le suive ou le rejoigne.

Et bonsoir, cher ami de mon coeur. On sonne la représentation, Maurice nous régale ce soir des marionnettes. C'est très amusant, et le théâtre est si joli! un vrai bijou d'artiste. Que n'es-tu là! C'est bête de ne pas vivre porte à porte avec ceux qu'on aime.

DCXXIX

A M. HENRY HARRISSE, A PARIS.

Nohant, 14 février 1867

Cher ami,

Je vous remercie de penser à moi, de vous occuper de ce qui m'intéresse, et de me le dire d'une façon si charmante. C'est une coquetterie que me fait la destinée, de me donner un correspondant tel que vous. Je vois, grâce à vous le dîner Magny comme si j'y étais. Seulement il me semble qu'il doit être encore plus gai sans moi; car Théo a parfois des remords quand il s'émancipe trop à mon oreille. Dieu sait pourtant que je ne voudrais, pour rien au monde, mettre une sourdine à sa verve. Elle fait d'autant plus ressortir l'inaltérable douceur de l'adorable Renan, avec sa tête de Charles le Sage.

Plus heureuse que Sainte-Beuve, je me rétablis bien. J'ai encore eu une rechute d'accablement; mais je recommence à aller mieux et j'essaye de me remettre au travail, mot bien ambitieux pour un simple romancier.

Merci pour l'article Jouvin; car j'ai retrouvé votre bonne écriture sur la bande. Je lui écris par le même courrier. Oui, nous avons eu et nous avons encore de belles journées ici. Notre climat est plus clair et plus chaud que celui des environs de Paris. Le pays n'est pas beau généralement chez nous: terrain calcaire, très fromental, mais peu propre au développement des arbres; des lignes douces et harmonieuses; beaucoup d'arbres, mais petits; un grand air de solitude, voilà tout son mérite. Il faudra vous attendre à ceci, que mon pays est comme moi, insignifiant d'aspect. Il a du bon quand on le connaît; mais il n'est guère plus opulent et plus démonstratif que ses habitants.

Vous savez que je compte toujours vous y voir arriver un jour ou l'autre. Mais prévenez-moi, pour que je ne sois pas ailleurs, et tenez-moi au courant de vos voyages. Mon fils, à qui j'ai beaucoup parlé de vous, vous envoie d'avance toutes ses cordialités.

A vous de coeur.

G. SAND.

DCXXX

A. GUSTAVE FLAUBERT, A PARIS

Nohant, 16 février 1867.

Non, je ne suis pas catholique, mais je proscris les monstruosités. Je dis que le vieux laid qui se paye des tendrons ne fait pas l'amour et qu'il n'y a là ni cyprès, ni ogive, ni infini, ni mâle, ni femelle. Il y a une chose contre nature; car ce n'est pas le désir qui pousse le tendron dans les bras du vieux laid, et, là où il n'y a pas liberté et réciprocité, c'est un attentat à la sainte nature.

I1 faut croire que nous nous aimons tout de bon, cher camarade, car nous avons eu tous les deux en même temps la même pensée. Tu m'offres mille francs pour aller à Cannes, toi qui es gueux comme moi, et, quand tu m'as écrit que tu étais embêté de ces choses d'argent, j'ai rouvert ma lettre pour t'offrir la moitié de mon avoir, qui se monte toujours à deux mille; c'est ma réserve. Et puis je n'ai pas osé. Pourquoi? C'est bien bête; tu as été meilleur que moi, tu as été tout bonnement au fait. Donc je t'embrasse pour cette bonne pensée et je n'accepte pas. Mais j'accepterais, sois-en sûr, si je n'avais pas d'autre ressource. Seulement, je dis que, si quelqu'un doit me prêter, c'est le seigneur Buloz, qui a acheté des châteaux et des terres avec mes romans. Il ne me refuserait pas, je le sais. Il m'offre même. Je prendrai donc chez lui, s'il le faut. Mais je ne suis pas en état de partir, je suis retombée ces jours-ci. J'ai dormi trente-six heures de suite, accablée. A présent, je suis sur pied, mais faible. Je t'avoue que je n'ai pas I'énergie de vouloir vivre. Je n'y tiens pas; me déranger d'où je suis bien, chercher de nouvelles fatigues, me donner un mal de chien pour renouveler une vie de chien, c'est un peu bête, je trouve, quand il serait si doux de s'en aller comme ça, encore aimant, encore aimé, en guerre avec personne, pas mécontent de soi et rêvant des merveilles dans les autres mondes; ce qui suppose l'imagination encore assez fraîche.

Mais je ne sais pourquoi je te parle de choses réputées tristes, j'ai trop l'habitude de les envisager doucement. J'oublie qu'elles paraissent affligeantes à ceux qui semblent dans la plénitude de la vie. N'en parlons plus et laissons faire le printemps, qui va peut-être me souffler l'envie de reprendre ma tâche. Je serai aussi docile à la voix intérieure qui me dira de marcher qu'à celle qui me dira de m'asseoir.

Ce n'est pas moi qui t'ai promis un roman sur la sainte Vierge. Je ne, crois pas du moins. Mon article sur la faïence, je ne le retrouve pas. Regarde donc s'il n'a pas été imprimé à la fin d'un de mes volumes pour compléter la dernière feuille. Ça s'appelait Giovanni Freppa ou les Maïoliques.

Oh! mais quelle chance! En t'écrivant, il me revient dans la tête un coin où je n'ai pas cherché. J'y cours, je trouve! Je trouve bien mieux que mon article, et je t'envoie trois ouvrages qui te rendront aussi savant que moi. Celui de Passeri est charmant.

Barbès est une intelligence, certes, mais en pain de sucre. Cerveau tout en hauteur, un crâne indien aux instincts doux, presque introuvables; tout pour la pensée métaphysique, devenant instinct et passion qui dominent tout. De là un caractère que l'on ne peut comparer qu'à celui de Garibaldi. Un être invraisemblable à force d'être saint et parfait. Valeur immense, sans application immédiate en France. Le milieu a manqué à ce héros d'un autre, âge ou d'un autre pays.

Sur ce, bonsoir.—Dieu, que je suis veau! Je te laisse le titre de vache, que tu t'attribues dans tes jours de lassitude. C'est égal, dis-moi quand tu seras à Paris. Il est probable qu'il me faudra y aller quelques jours pour une chose ou l'autre. Nous nous embrasserons, et puis vous viendrez à Nohant cet été. C'est convenu, il le faut!

Mes tendresses à la maman et à la belle nièce.

DCXXXI

A M. PAUL DE SAINT-VICTOR, A PARIS

Nohant, 18 février 1867.

Combien je vous remercie de ce beau livre, un chef-d'oeuvre, un modèle pour le fond, et pour la forme! Ce n'est pas une découverte pour moi. Je vous ai toujours suivi avec l'adoration de votre talent, chaque jour plus pur et plus plein; mais il fait bon tenir tout cela ensemble et le relire comme on relit sans cesse Mozart et Beethoven.

Si je n'eusse été malade, et très malade, j'aurais voulu joindre ma petite note au concert des éloges, et la Revue des Deux Mondes m'eût peut-être laissé dire. Mais ce n'est que depuis trois jours que je peux écrire quelques pages. L'article que j'ai publié sur le livre de Maurice était fait il y a longtemps. Ce livre, qu'on a dû vous porter de sa part, devait paraître beaucoup plus tôt.

Me voilà revenue à la vie et vous y avez contribué. Si quelque chose remet la tête et le coeur à leur place, c'est ce que vous avez dans la tête et dans le coeur.

Bien à vous.

G. SAND.

Mon fils veut aussi que je vous dise son admiration.

DGXXXII

A M. ARMAND BARBES, A LA HAYE

Nohant, 2 mars 1867.

Cher excellent ami,

Je suis guérie depuis une huitaine de jours; je reprends mes forces rapidement et je travaille. Je veux vous le dire pour ne pas laisser à votre tendre amitié une préoccupation vaine. Je refais un nouveau bail, sans joie ni chagrin, comme je vous le disais. La vie ne m'apportera pas de nouveaux bonheurs et peut-être me ménage-t-elle de nouveaux chagrins. Inutile d'en supputer les chances, puisque le devoir est de l'accepter quelle qu'elle soit.

Ainsi vous faites, avec un courage bien supérieur au mien, qui n'est qu'un détachement amené par l'expérience. Vous, toujours prisonnier ou malade, vous n'avez guère vécu réellement; aussi votre âme s'est habituée à s'épanouir quand même, dans une région au-dessus de la vie réelle, et cette noble existence torturée, toujours souriante et douce, restera comme une légende dans le coeur de nos enfants.

Merci, merci, et pardon mille fois pour les inquiétudes que vous m'exprimez. Aucun médecin ne sait jamais comment je m'atténue et me remets si vite; je ne le sais pas non plus. Je ne devrais, parler de moi qu'in articulo mortis, puisque je donne de fausses peurs à mes amis.

Maurice vous embrasse, et moi aussi, bien tendrement. Ne vous fatiguez pas à m'écrire; mais, quand vous êtes bien ou passablement, deux lignes! c'est un si grand bonheur pour nous!

A vous.

G. SAND.

DCXXXIII

A M. LOUIS VIARDOT, A BADEN

Nohant, 11 avril 1867.

Quoi qu'il en soit, me voilà mieux et très calme, à Nohant, où j'ai passé presque tout l'hiver. Maurice est heureux en ménage; il a un vrai petit trésor de femme, active, rangée, bonne mère et bonne ménagère, tout en restant artiste d'intelligence et de coeur. Nous avons un seul petit enfant; une fillette de quinze mois, qui s'appelle Aurore, et qui annonce aussi beaucoup d'intelligence et d'attention. La gentille créature semble faire son possible pour nous consoler du cher petit que nous avons perdu. Maurice est devenu grand piocheur, naturaliste, géologue et romancier par-dessus le marché. Moi, j'ai peu travaillé cet hiver; j'ai été trop détraquée.

Voilà notre bulletin en réponse au vôtre. Mais pourquoi donc êtes-vous si brouillés avec Paris? Est-ce que l'Exposition n'attirera pas ma fifille[1]? Et puis la France, en somme, n'est-ce pas quelque chose, et quelqu'un à retrouver, ne fût-ce que pour résumer sa propre vie en la voyant se transformer? La surface, n'est pas belle; c'est la phase de l'impudence dans les moeurs avec l'hypocrisie dans les idées. Mais on dit qu'il se fait, en dessous, un grand travail économique et philosophique d'où sortiront un socialisme nouveau et une politique nouvelle. Il faut vivre dans cet espoir; car les classes qui remuent et qui paraissent sont affreusement pourries; et l'on est étonné de se voir, à soixante ans passés, plus jeune et plus naïf que la jeunesse et la prétendue virilité de ce temps. Que de choses il y aurait à se dire sur tout cela! mais vous pressentez bien ce qui en est, et, sauf que je me plains de l'abandon où vous laissez vos amis, j'approuve fort votre retraite dans la vie de famille, seul et dernier refuge de la liberté de l'âme.

J'embrasse et chéris éternellement ma fifille grande et bonne, et nous nous réunissons tous trois pour vous envoyer à tous deux, ainsi qu'à vos chers enfants, nos meilleures amitiés de coeur.

G. SAND.

[1] Madame Pauline Viardot-Garcia.

DCXXXIV

A M. ANDRÉ BOUTET, A PALAISEAU

Nohant, 15 avril 1867.

Cher ami,

Je prends acte de votre bonne promesse pour les vacances ou pour un autre moment de l'année où vous serez le mieux disponible. Nous nous entendrons pour que je ne sois pas en excursion dans ce moment-là. Nous philosopherons au grand soleil, si Dieu nous donne un meilleur été que l'autre. Mais je crois notre philosophie bien droite et bien claire. Le désir maladif de se perdre dans les questions métaphysiques s'apaise quand on en a tâté sérieusement.

Si le cher papa[1], qui croit découvrir des choses rebattues, avait fait quelques vraies études, il affirmerait de moins en moins la nature spéciale et le rôle spécial de Dieu. Contentons-nous de vivre du sentiment qui nous pousse à rêver une perfection relative, et à y croire d'autant plus que nous nous sentons devenir meilleurs.

Au reste, pour en revenir au papa, sa lettre était bonne comme lui et moins fanatique de certitude que la précédente. Sa chimère est celle d'un esprit généreux; sa vanité, celle d'un coeur très pur.

Quand on voit le genre humain perdu de bêtise et de vice, et la vieillesse, aussi bien que la jeunesse d'à présent, tourner à l'égoïsme et au matérialisme, on est heureux de trouver dans sa famille une belle âme dont les défauts et les travers ne sont que l'excès de qualités sérieuses et d'instincts touchants. Aimez-vous donc quand même. Ne faut-il pas que la famille s'essaye aux habitudes de tolérance et de libre pensée qui doivent gouverner les sociétés futures?

Nous sommes malheureusement encore les fils de ceux qui s'envoyaient mutuellement à la guillotine, et les petits-fils de ceux qui s'envoyaient au bûcher, pour cause d'idées contraires. Il faut bien que nous apprenions à porter en nous notre propre pensée et nos propres croyances, sans exiger que les antres nous suivent et sans aimer moins ceux qui ne nous suivent pas. Ce n'est pas un idéal si bleu à entrevoir. La raison, d'accord en ceci avec le sentiment, admet déjà la tolérance: reste l'habitude à prendre. Essayons, chacun chez nous.

Maurice est très content que Miss Mary vous amuse. Il en était un peu dégoûté à cause des si et des mais de la Revue, qui prend à tâche de décourager tous ses rédacteurs, et qui, au fond, est bien plus avec les princes libertins et les duchesses amoureuses et dévotes de F…, qu'avec les Sand et consorts. Mais je lui remonte le moral, parce que son roman est véritablement un progrès sur ceux qui précèdent.

Embrassez, pour Lina et pour moi, toute la chère famille. Aurore vous envoie des baisers à poignée en se maniérant de la façon la plus comique.

G. SAND.

[1] M. Desplanches. Voir la lettre DCIII, qui lui est adressée.

DCXXXV

A M. LOUIS VIARDOT, A PARIS[1]

Nohant, 24 avril 1867,

Mon cher incrédule,

C'est très bien, très bien dit et pensé. Je ne vous dis pas non. Seulement je vous dis: Il y a plus que ça. Vous êtes dans le vrai; mais le vrai n'est pas un chemin fermé; au delà du but atteint, il y a encore autre chose qui est encore le vrai, et ainsi toujours jusqu'à la fin des siècles de l'humanité. Si la raison et l'expérience fermaient le livre de la vie intellectuelle, elles ne vaudraient pas beaucoup mieux que les chimères d'un spiritualisme mal entendu. Je pense, moi, que vous n'avez pas assez tenu compte de l'importance du sentiment dans les éléments de la certitude. Vous trouvez trop commode de le supprimer comme une aimable hypothèse; vous oubliez qu'il a juste autant de valeur que la raison, et que l'induction ne le cède en rien à la déduction. Je ne vous donnerai pas la clef qui ouvrira les deux portes à la fois pour nous faire pénétrer dans le monde des idées complètes. Je ne l'ai pas, je suis trop bête; mais je sais bien qu'il y a une double entrée, et que vous ne frappez qu'à une seule. Sur ce, continuez à frapper; cela né peut faire que du bien; car le seul malice sont les portes qui ne s'ouvrent pas. Je vous embrasse avec amitié.

Et je dis à Pauline:

Fille chérie, vous me tentez bien; mais, hélas! vous ne savez pas comme je suis vieille depuis six mois. J'avais arrangé ma vie pour avoir un peu de liberté, et j'en aurais si je me portais bien. Mais me voilà à chaque instant faible et bonne à rien. Le printemps me ranime, et tout à coup m'écrase. Vais-je reprendre mon activité et la jeunesse de soixante-trois ans que je croyais revenue l'année dernière? C'est ambitieux, et, s'il faut me résigner à mon vrai âge, c'est comme Dieu voudra. Que Louis me pardonne cette hypothèse; moi, j'en ai l'habitude, et je n'accuse pas Dieu quand je suis malade; mais je lui demande tout de même de me donner la force d'aller vous voir, ma chère fille, avant de prendre des béquilles. Nous verrons ce qu'il décidera, ce vieux bon Dieu. Quand il fera chaud, bien chaud, peut-être que je serai vaillante encore une fois.

Je vous embrasse maternellement, comme toujours.

[1] Après avoir reçu son opuscule intitulé Libre Examen, apologie d'un incrédule.

DCXXXVI

A GUSTAVE FLAUBERT, A CROISSET

Nohant, 9 mai 1867.

Cher ami,

Je vas bien, je travaille, j'achève Cadio. Il fait chaud, je vis, je suis calme et triste, je ne sais guère pourquoi. Dans cette existence si unie, si tranquille et si douce que j'ai ici, je suis dans un élément qui me débilite moralement en me fortifiant au physique; et je tombe dans des spleens de miel et de rosés qui n'en sont pas moins des spleens. Il me, semble que tous ceux que j'ai aimés m'oublient et que c'est justice, puisque je vis en égoïste, sans avoir rien à faire pour eux.

J'ai vécu de dévouements formidables qui m'écrasaient, qui dépassaient mes forces et que je maudissais souvent. Et il se trouve que, n'en ayant plus à exercer, je m'ennuie d'être bien. Si la race humaine allait très bien ou très mal, on se rattacherait à un intérêt général, on vivrait d'une idée, illusion ou sagesse. Mais tu vois où en sont les esprits, toi qui tempêtes avec énergie contre les trembleurs. Cela se dissipe, dis-tu? mais c'est pour recommencer! Qu'est-ce que c'est, qu'une société qui se paralyse au beau milieu de son expansion, parce que demain peut amener un orage? Jamais la pensée du danger n'a produit de pareilles démoralisations. Est-ce que nous sommes déchus à ce point qu'il faille nous prier de manger en nous jurant que rien ne viendra troubler notre digestion? Oui, c'est bête, c'est honteux. Est-ce le résultat du bien-être, et la civilisation va-t-elle nous pousser à cet égoïsme maladif et lâche?

Mon optimisme a reçu une rude atteinte dans ces derniers temps. Je me faisais une joie, un courage à l'idée de te voir ici. C'était comme une guérison que je mijotais; mais te voilà inquiet de ta chère vieille mère, et certes je n'ai pas à réclamer.

Enfin, si je peux, avant ton départ pour Paris, finir le Çadio auquel je suis attelée sous peine de n'avoir plus de quoi payer mon tabac et mes souliers, j'irai t'embrasser avec Maurice. Sinon, je t'espérerai pour le milieu de l'été. Mes enfants, tout déconfits de ce retard, veulent t'espérer aussi, et nous le désirons d'autant plus que ce sera signe de bonne santé pour la chère maman.

Maurice s'est replongé dans l'histoire naturelle; il veut se perfectionner dans les micros; j'apprends par contre-coup. Quand j'aurai fourré dans ma cervelle le nom et la figure de deux ou trois mille espèces imperceptibles, je serai bien avancée, n'est-ce pas? Eh bien, ces études-là sont de véritables pieuvres qui vous enlacent et qui vous ouvrent je ne sais quel infini. Tu demandes si c'est la destinée de l'homme de boire l'infini; ma foi, oui, n'en doute pas, c'est sa destinée, puisque c'est son rêve et sa passion.

Inventer, c'est passionnant aussi; mais quelle fatigue, après! Comme on se sent vidé et épuisé intellectuellement, quand on a écrivaillé des semaines et des mois sur cet animal à deux pieds qui a seul le droit d'être représenté dans les romans! Je vois Maurice tout rafraîchi et tout rajeuni quand il retourne à ses bêtes et à ses cailloux, et, si j'aspire à sortir de ma misère, c'est pour m'enterrer aussi dans les études qui, au dire des épiciers, ne-servent à rien. Ça vaut toujours mieux que de dire la messe et de sonner l'adoration du Créateur.

Est-ce vrai, ce que tu me racontes de G…? est-ce possible? je ne peux pas croire ça. Est-ce qu'il y aurait, dans l'atmosphère que la terre engendre en ce moment, un gaz, hilarant ou autre, qui empoigne tout à coup la cervelle et portera faire des extravagances, comme il y a eu, sous la première révolution, un fluide exaspérateur qui portait à commettre des cruautés? Nous sommes tombés de l'enfer du Dante dans celui de Scarron.

Que penses-tu, toi, bonne tête et bon coeur, au milieu de cette bacchanale? Tu es eu colère, c'est bien. J'aime mieux ça que si tu en riais; mais quand tu t'apaises et quand tu réfléchis?

Il faut pourtant trouver un joint pour accepter l'honneur le devoir et la fatigue de vivre? Moi, je me rejette dans l'idée d'un éternel voyage dans des mondes plus amusants; mais il faudrait y passer vite et changer sans cesse. La vie que l'on craint tant de perdre est toujours trop longue pour ceux qui comprennent vite ce qu'ils voient. Tout s'y répète et s'y rabâche.

Je t'assure qu'il n'y a qu'un plaisir: apprendre ce qu'on ne sait pas, et un bonheur: aimer les exceptions. Donc, je t'aime et je t'embrasse tendrement.

Je suis inquiète de Sainte-Beuve. Quelle perte ce serait! Je suis contente si Bouilhet est content. Est-ce une position et une bonne?

DCXXXVII

A M. ARMAND BARBÈS, A LA HAYE

Nohant, 12 mai 1867.

Ami,

Je ne crois pas à l'invasion, ce n'est pas là ce qui me préoccupe. Je crains une révolution orléaniste, je me trompe peut-être. Chacun voit de l'observatoire où le hasard le place. Si les Cosaques voulaient nous ramener les Bourbons ou les d'Orléans, ils n'auraient pas beau jeu, ce me semble, et ces princes auraient peu de succès. Mais, si la bourgeoisie, plus habile que le peuple, ourdit une vaste conspiration et réussit à apaiser, avec les promesses dont tous les prétendants sont prodigues, les besoins de liberté qui se manifestent, quelle reculade et quelle nouveau leurre!

On est las du présent, cela est certain. On est blessé d'être joué par un manque de confiance trop évident, on a soif de respirer. On rêve toute sorte de soulagements et d'inconséquences. On se démoralise, on se fatigue, et la victoire sera au plus habile. Quel remède? On a encouragé l'esprit prêtre, on a laissé les couvents envahir la France et les sales ignorantins s'emparer de l'éducation; on a compté qu'ils serviraient le principe d'autorité en abrutissant les enfants, sans tenir compte de celle vérité que qui n'apprend pas à résister ne sait jamais obéir.

Y aura-t-il un peuple dans vingt ans d'ici? Dans les provinces, non, je le crains bien.

Vous craignez les Huns! moi, je vois chez nous des barbares bien plus redoutables, et, pour résister à ces sauvages enfroqués, je vois le monde de l'intelligence tourmenté, de fantaisies qui n'aboutissent à rien, qu'à subir le hasard des révolutions sans y apporter ni conviction ni doctrine. Aucun idéal! Les révolutions tendent à devenir des énigmes dont il sera impossible d'écrire l'histoire et de saisir le vrai sens, tant elles seront compliquées d'intrigues et traversées d'intérêts divers, spéculant sur la paresse d'esprit du grand nombre. Il faut en prendre son parti, c'est une époque de dissolution où l'on veut essayer de tout et tout user avant de s'unir dans l'amour du vrai. Le vrai est trop simple, il faut y arriver toujours par le compliqué. Laissons passer ces tourbillons. Ils retardent les courants, ils ne les retiennent pas.

L'avenir est beau quand même, allez! un avenir plus éloigné que nous ne l'avions pressenti dans notre jeunesse. La jeunesse devance toujours le possible; mais nous pouvons nous endormir tranquilles. Ce siècle a beaucoup fait et fera beaucoup encore; et nous, nous avons fait ce que nous avons pu. D'un monde meilleur, nous verrons peut-être que le blé lève dans celui-ci.

Adieu, cher ami de mon coeur. Je vas bien à présent et je travaille. Ce beau temps va sûrement vous soulager. Maurice vous embrasse.

G. SAND.

DCXXXVIII

A GUSTAVE FLAUBERT, A CROISSET

Nohant, 30 mai 1867.

Te voilà chez toi, vieux de mon coeur, et il faudra que j'aille t'y embrasser avec Maurice. Si tu es toujours plongé dans le travail, nous ne ferons qu'aller et venir. C'est si près de Paris, qu'il ne faut point se gêner. Moi, j'ai fait Cadio, ouf!!! Je n'ai plus qu'à le relicher un peu. C'est une maladie que de porter si longtemps cette grosse machine dans sa trompette. J'ai été si interrompue par la maladie réelle, que j'ai eu de la peine à m'y remettre. Mais je me porte comme un charme depuis le beau temps et je vas prendre un bain de botanique.

Maurice en prend un d'entomologie. Il fait trois lieues avec un ami de sa force pour aller chercher, au milieu d'une lande immense, un animal qu'il faut regarder à la loupe. Voilà le bonheur! c'est d'être bien toqué. Mes tristesses se sont dissipées en faisant Cadio; à présent, je n'ai plus que quinze ans, et tout me paraît pour le mieux dans le meilleur des mondes possibles. Ça durera ce que ça pourra. Ce sont des accès d'innocence, où l'oubli du mal équivaut à l'inexpérience de l'âge d'or.

Comment va la chère mère? Elle est heureuse de te retrouver près d'elle!

Et le roman? Il doit avancer, que diable! Marches-tu un peu? es-tu plus raisonnable?

L'autre jour, il y avait ici des gens pas trop bêtes qui ont parlé de Madame Bovary très bien, mais qui goûtaient moins Salammbô. Lina s'est mise dans une colère rouge, ne voulant pas permettre à ces malheureux la plus petite objection; Maurice a dû la calmer, et, là-dessus, il a très bien apprécié l'ouvrage, en artiste et en savant; si bien que les récalcitrants ont rendu les armes. J'aurais voulu écrire ce qu'il a dit. Il parle peu, et souvent mal; cette fois, c'était, extraordinairement réussi.

Je veux donc te dire non pas adieu, mais au revoir, dès que je pourrai. Je t'aime beaucoup, mon cher vieux, tu le sais. L'idéal serait de vivre à longues années avec un bon et grand coeur comme toi. Mais alors on ne voudrait plus mourir, et, quand on est vieux de fait comme moi, il faut bien se tenir prêt à tout.

Je t'embrasse tendrement, Maurice aussi. Aurore est la personne la plus douce et la plus farceuse. Son père la fait boire en disant: Dominus vobiscum! puis elle boit, et répond: Amen! La voilà qui marche. Quelle merveille que le développement d'un petit enfant! On n'a jamais fait cela. Suivi jour par jour, ce serait précieux à tous égards. C'est de ces choses que nous voyons tous sans les voir.

Adieu encore; pense à ton vieux troubadour, qui pense à toi sans cesse.

DCXXXIX

AU MÊME

Nohant, 14 juin 1867.

Cher ami,

Je pars avec mon fils et sa femme pour passer quinze jours à Paris, peut-être plus si la reprise de Villemer me mène plus tard. Donc, ta bonne chère mère, que, je ne veux pas manquer, non plus, a tout le temps d'aller voir ses filles. J'attendrai à Paris que tu me dises si elle est de retour, ou bien, si je vous fais une vraie visite, vous me donnerez l'époque qui vous ira le mieux.

Mon intention, pour le moment, était tout bonnement d'aller passer une heure avec vous, et Lina était tentée d'en être; je lui aurais montré Rouen, et puis nous eussions été t'embrasser, pour revenir le soir à Paris; car la chère petite a toujours l'oreille et le coeur au guet quand elle est séparée d'Aurore, et ses jours de vacances lui sont comptés par une inquiétude continuelle que je comprends bien. Nous irons donc en courant te serrer les mains. Si cela ne se peut pas, j'irai seule plus tard quand le coeur t'en dira, et, si tu vas dans le Midi, je remettrai jusqu'à ce que tout s'arrange sans entraver en quoi que ce soit les projets de ta mère ou les tiens. Je suis très libre, moi. Donc, ne t'inquiète pas, et arrange ton été sans te préoccuper de moi.

J'ai trente-six projets aussi; mais je ne m'attache à aucun; ce qui m'amuse, c'est ce qui me prend et m'emmène à l'improviste. Il en est du voyage comme du roman: ce qui passe est ce qui commande. Seulement, quand on est à Paris, Rouen n'est pas un voyage, et je serai toujours à même, quand je serai là, de répondre à ton appel. Je me fais un peu de remords de te prendre des jours entiers de travail, moi qui ne m'ennuie jamais de flâner, et que tu pourrais laisser des heures entières sous un arbre, ou devant deux bûches allumées avec la certitude que j'y trouverai quelque chose d'intéressant. Je sais si bien vivre hors de moi! ça n'a pas toujours été comme ça. J'ai été jeune aussi et sujette aux indigestions. C'est fini!

Depuis que j'ai mis le nez dans la vraie nature, j'ai trouvé là un ordre, une suite, une placidité de révolutions qui manquent à l'homme, mais que l'homme peut, jusqu'à un certain point, s'assimiler, quand il n'est pas trop directement aux prises avec les difficultés de la vie qui lui est propre. Quand ces difficultés reviennent, il faut bien qu'il s'efforce d'y parer; mais, s'il a bu à la coupe du vrai éternel, il ne se passionne plus trop pour ou contre le vrai éphémère et relatif.

Mais pourquoi est-ce que je te dis cela? C'est que cela vient au courant de la plume; car, en y pensant bien, ton état de surexcitation est probablement plus vrai, ou tout au moins plus fécond et plus humain que ma tranquillité sénile. Je ne voudrais pas te rendre semblable à moi, quand même, au moyen d'une opération magique, je le pourrais. Je ne m'intéresserais pas à moi, si j'avais l'honneur de me rencontrer. Je me dirais que c'est assez d'un troubadour à gouverner et j'enverrais l'autre à Chaillot.

A propos de bohémiens, sais-tu qu'il y a des bohémiens de mer? J'ai découvert, aux environs de Tamaris, dans des rochers perdus, de grandes barques bien abritées, avec des femmes, des enfants, une population côtière, très restreinte, toute basanée; péchant pour manger, sans faire grand commerce; parlant une langue à part que les gens du pays ne comprennent pas; ne demeurant nulle part que dans ces grandes barques échouées sur le sable, quand la tempête les tourmente dans leurs anses de rochers; se mariant entre eux, inoffensifs et sombres, timides ou sauvages; ne répondant pas quand on leur parle. Je ne sais plus comment on les appelle. Le nom que l'on m'a dit a glissé, mais je pourrais me le faire redire. Naturellement les gens du pays les abominent et disent qu'ils n'ont aucune espèce de religion: si cela est, ils doivent être supérieurs à nous. Je m'étais aventurée toute seule au milieu d'eux. «Bonjour, messieurs.» Réponse: un léger signe de tête. Je regarde leur campement, personne ne se dérange. Il semble qu'on ne me voie pas. Je leur demande si ma curiosité les contrarie.—Un haussement d'épaules comme pour dire: «Qu'est-ce que ça nous fait?» Je m'adresse à un jeune garçon qui refaisait très adroitement des mailles à un filet; je lui montre une pièce de cinq francs en or. Il regarde d'un autre côté. Je lui en montre une en argent. Il daigne la regarder. «La veux-tu?» Il baisse le nez sur son ouvrage. Je la place près de lui, il ne bouge pas. Je m'éloigne, il me suit des yeux. Quand-il croit que je ne le vois plus, il prend la pièce, et va causer, avec un groupe. J'ignore ce qui se passe. J'imagine qu'on joint tout cela au fonds commun. Je me mets à herboriser à quelque distance, en vue, pour savoir si on viendra me demander autre chose ou me remercier. Personne ne bouge. Je retourne comme par hasard de leur côté, même silence, même indifférence. Une heure après, j'étais au haut de la falaise et je demandais au garde-côte ce que c'était que ces gens-là qui ne parlaient ni français, ni italien, ni patois. Il me dit alors le nom, que je n'ai pas retenu.

Dans son idée, c'étaient des Mores, restés à la côte depuis le temps des grandes invasions de la Provence, et il ne se trompait peut-être pas. Il me dit qu'il m'avait vue au milieu d'eux, du haut de son guettoir, et que j'avais eu tort, parce que c'étaient des gens capables de tout; mais, quand je lui demandai quel mal ils faisaient, il m'avoua qu'ils n'en faisaient aucun. Ils vivaient du produit de leur pêche et surtout des épaves qu'ils savaient recueillir avant les plus alertes. Ils étaient l'objet du plus parfait mépris. Pourquoi? Toujours la même histoire. Celui qui ne fait pas comme tout le monde ne peut faire que le mal.

Si tu vas dans ce pays-là, tu pourras peut-être en rencontrer à la pointe du Brusq. Mais ce sont des oiseaux de passage, et il y a des années où ils ne paraissent plus.

Je n'ai pas seulement aperçu le Paris-Guide. On me devait pourtant bien un exemplaire; car j'y ai donné quelque chose sans réclamer aucun payement. C'est à cause de ça, probablement, qu'on m'a oubliée. Pour conclure, je serai à Paris du 20 juin au 5 juillet. Donne-moi là de les nouvelles, toujours rue des Feuillantines,97. Je resterai peut-être davantage, mais je n'en sais rien. Je t'embrasse tendrement, mon grand vieux. Marche un peu, je t'en supplie. Je ne crains rien pour le roman; mais je crains pour le système nerveux prenant trop la place du système musculaire. Moi, je vais très bien, sauf des coups de foudre où je tombe sur mon lit pendant quarante-huit heures sans vouloir qu'on me parle. Mais c'est rare, et, pourvu que je ne me laisse pas attendrir pour qu'on me soigne, je me relève parfaitement guérie.

Tendresses de Maurice. L'entomologie l'a repris cette année; il trouve des merveilles. Embrasse ta mère pour moi et soigne-la bien. Je vous aime de tout mon coeur.

DCXL

A M. HENRY HARRISSE, A VIENNE (AUTRICHE)

Nohant, 28 juillet 1867.

Cher ami,

Je vous ai écrit deux fois, et vous m'apprenez, de Venise, que vous n'avez rien reçu! L'Italie est donc toujours le pays où rien ne marche, pas même la poste, et où les lettres subissent un embargo mystérieux? Je savais bien que vous y auriez des déceptions terribles. L'étranger et le pape ne pèsent pas durant des siècles sur une nation pour qu'elle se réveille un beau matin jeune et forte. L'esclavage est un crime pour qui le subit, aussi bien que pour qui l'impose. Il faut bien en recevoir le châtiment, c'est-à-dire en subir la conséquence.

J'avais pourtant rêvé de revoir Venise délivrée. Mais, si tout y va de mal en pis, si la liberté n'a pu lui rendre la vie, c'est encore plus triste que de la voir opprimée. Où êtes-vous, à présent? recevrez-vous cette lettre? J'en doute, puisque les autres ont été supprimées. Dieu sait pourtant si elles intéressaient les polices papales!—Je crois que vous allez être guéri et consolé par la vue des montagnes. Ces grandes choses-là ne changent pas.

Vous me demandez où je serai en septembre. À Nohant probablement, et pourtant je n'en sais rien. S'il se faisait enfin un été, j'irais courir un peu. Nous avons pour la seconde fois une saison déplorable, des orages, de la pluie et du froid. Il faisait plus chaud à Paris, où j'ai passé quelques semaines, avec mes enfants, et où l'Exposition m'a beaucoup intéressée. J'y retournerai quand je pourrai. Mais, en vérité, je ne sais rien de moi. Je me trouve calme ici, et je vois pousser ma petite. Je travaille tout doucement. Il y a longtemps que Cadio est fini et attend son tour à la Revue.

Ne quittez pas l'Europe sans que nous nous revoyions. Nous nous arrangerons bien pour nous accrocher quand vous serez de retour en France. Mes enfants vous envoient leurs amitiés, et moi, je vous souhaite bon plaisir et bonne santé en voyage. A vous de coeur.

DCXLI

A M. FRANÇOIS ROLLINAT, À CHÂTEAUROUX

Nohant, 29 juillet 1867.

Cher ami,

Je n'ai pu voir M. Lafagette qu'un instant. J'étais souffrante et mes enfants m'emmenaient de force à la promenade. Je l'ai donc appelé en conférence sur la route, en passant à Vic. Puisque tu t'intéresses particulièrement à ce jeune homme, qui par lui-même d'ailleurs, me paraît intéressant, je désirerais être à même de lui donner un bon conseil. Mais, en fait de poésie montée de ton comme celle-ci, je suis un mauvais juge. J'ai trop fait de parodies de ce genre dans nos gaietés de famille, et tu m'as trop donné l'exemple, coupable que tu es, de chefs-d'oeuvre ébouriffants pour que je puisse jamais prendre au sérieux les strophes échevelées des jeunes disciples de cette école.

Et, pourtant, je ne voudrais pas être injuste: celui-ci a des éclairs dignes des maîtres, et, à côté de puérilités emphatiques, il a du vrai souffle, des expressions heureuses, de l'habileté de langage et de l'inspiration. Ce qu'il fait est souvent mauvais, parfois très beau, rarement médiocre. Ce serait grand dommage de le décourager, et je crois que le bon conseil à lui donner, s'il voulait le recevoir, serait celui-ci: «Faites des vers encore et toujours; mais n'en publiez pas encore. Attendez que votre goût se soit formé et que vous sentiez pourquoi on vous donne cet avis. C'est à, vous de le trouver vous-même. Autrement, toute critique vous semblera pédante et arbitraire, et vous nuira au lieu de vous profiter.»

J'avais l'idée d'adresser M. Lafagette à Théophile Gautier, qui est un meilleur juge que moi. Mais, outre que je ne sais trop s'il ne m'enverra pas promener, je crois être sûre, à présent que j'ai lu avec attention I'opuscule entier, que son jugement serait conforme au mien. Toutefois, si M. Lafagette persiste, à le voir, je lui donnerai une lettre. Théophile est très bon, comme un grand artiste et un vrai maître qu'il est en l'art des vers, et je ne pense pas qu'il décourage ce jeune homme.

Mais que va-t-il faire à Paris, après ces malédictions jetées à la moderne Babylone? C'est l'amour de la montagne et l'enthousiasme de la solitude qui l'ont inspiré. Il m'a dit vouloir se lancer dans la vie littéraire. Qu'est-ce que c'est que cela? où ça se trouve-t-il? qu'entend-il par là? J'ai cru d'abord que c'était un éditeur qu'il voulait trouver, et je lui ai dit la vérité. Eût-il une préface de Victor Hugo, il lui faudra probablement faire les frais de sa première publication. Aucune recommandation ne lui servira quand il s'agira, pour un marchand de littérature, de risquer une somme, quelconque. Les revues et les journaux littéraires sont encombrés de poésie et en consomment fort peu. Ils n'accepteront pas le côté pamphlétaire de la chose. C'est trop hardi pour eux, et, d'ailleurs, ils ne le pourraient pas. Je ne vois donc pas comment je pourrais être utile à ses débuts.

Quant à la vie littéraire, je ne la connais pas. Je ne connais pas de milieu littéraire où elle s'exprime et se manifeste de manière à lui être accessible avant qu'il ait fait preuve de maturité;—c'est-à-dire que je ne connais intimement que des vieux comme moi.

Résume tout cela à sa famille et à lui comme tu l'entendras. Pour être utile aux gens, il faut les connaître et savoir leur présenter les choses; autrement, on les blesse sans les éclairer.

A toi de coeur, mon vieux ami.

GEORGE SAND.

DCXLII

A GUSTAVE FLAUBERT, A PARIS

Nohant, 6 août 1867.

Quand je vois le mal que mon vieux se donne pour faire un roman, ça me décourage de ma facilité, et je me dis que je fais de la littérature savetée. J'ai fini Cadio; il est depuis longtemps dans les pattes de Buloz. Je fais une autre machine [1] mais je n'y vois pas encore bien clair; que faire sans soleil et sans chaleur? C'est à présent que je devrais être à Paris, revoir l'Exposition à mon aise, et promener ta mère avec toi; mais il faut bien travailler, puisque je n'ai plus que ça pour vivre. Et puis les enfants! cette Aurore est une merveille. Il faut bien la voir, je ne la verrai peut-être pas longtemps, je ne me crois pas destinée à faire de bien vieux os: faut se dépêcher d'aimer!

Oui, tu as raison, c'est là ce qui me soutient. Cette crise d'hypocrisie amasse une rude réplique et on ne perd rien pour attendre. Au contraire, on gagne. Tu verras ça, toi qui es un vieux encore tout jeune. Tu as l'âge de mon fils. Vous rirez ensemble quand vous verrez dégringoler ce tas d'ordures.

Il ne faut pas être Normand, il faut venir nous voir plusieurs jours, tu feras des heureux; et, moi, ça me remettra du sang dans les veines et de la joie dans le coeur.

Aime toujours ton vieux troubadour et parle-lui de Paris; quelques mots quand tu as le temps.

Fais un canevas pour Nohant à quatre ou cinq personnages, nous te le jouerons.

On t'embrasse et on t'appelle.

[1] Mademoiselle Merquem.

DCXLIII

A M. RAOUL LAFAGETTE, A PARIS

Nohant, 10 août 1867.

Monsieur,

Puisque, à tant d'éclat et de vigueur dans l'esprit, vous joignez tant de douceur et de modestie, j'irai jusqu'au bout de ma franchise. Je vous dirai: «Attendez encore pour vous faire connaître; vous êtes si jeune!» Et, pourtant, ceci est mon sentiment personnel, et il me vient des scrupules en lisant les deux pièces que vous m'envoyez. Il me semble qu'elles ont une réelle valeur. Tenez, allez voir un vrai maître, Théophile Gautier; allez-y de ma part, avec ma lettre. Il est bon comme ceux qui sont forts, il vous donnera un vrai bon conseil. Vous êtes discret, vous ne lui prendrez que le temps qu'il pourra vous donner; et vous avez le coeur droit,—cela, j'en suis sûre,—vous profiterez de ce qu'il vous dira. Moi j'ignore absolument comment on s'y prend pour publier des morceaux détachés. Il vous renseignera à cet égard en deux mots, et s'il vous dit, comme moi: «C'est trop tôt!» croyez-le avec la même aménité que vous me témoignez.

GEORGE SAND.

DCXLIV

A GUSTAVE FLAUBERT, A CROISSET

Nohant, 18 août 1867.

Où es-tu, mon cher vieux? Si par hasard tu étais à Paris dans les premiers jours de septembre, tâche que nous nous voyions. J'y passe trois jours et je reviens ici. Mais je n'espère pas t'y rencontrer. Tu dois être dans quelque beau pays, loin de Paris et de sa poussière. Je ne sais même pas si ma lettre te joindra. N'importe, si tu peux me donner de tes nouvelles, donne-m'en. Je suis au désespoir. J'ai perdu tout à coup, et sans le savoir malade, mon pauvre cher vieux ami Rollinat, un ange de bonté, de courage, de dévouement. C'est un coup de massue pour moi. Si tu étais là, tu me donnerais du courage; mais mes pauvres enfants sont-aussi consternés que moi: nous l'adorions, tout le pays l'adorait.

Porte-toi bien, toi, et pense quelquefois, aux amis absents. Nous t'embrassons tendrement. La petite va très bien, elle est charmante.

DCXLV

A MADAME ARNOULD-PLÉSSY, A PARIS

Nohant, 23 août 1867.

Chère fille,

Je suis par terre. J'ai perdu inopinément, brutalement, mon vieux, mon cher Rollinat, mon ange sur la terre. La destinée est féroce. J'en suis malade et brisée. J'aurai le courage qu'il faut avoir, je sais bien que, là où il est, il est mieux. Sa vie était écrasante. C'est moi qui suis frappée: c'est dans l'ordre de souffrir.

Je ne sais plus bien quand j'irai à Paris. Si j'y vas, je tâcherai bien d'aller à vous. Mais, en ce moment, je n'ai la force d'aucun projet arrêté. Je ne veux pas être triste devant mes enfants. En apprenant cette horrible nouvelle, ma pauvre Lina s'est évanouie. Elle est, entre nous soit dit, enceinte. Maurice a été bien affecté aussi, et tout le monde au pays, car il était si aimé!

Je m'abrutis dans la poussière de mes herbiers, car je ne peux pas écrire. Tout ce qui est réflexion me navre. Ces sciences naturelles sont des secours. Votre pays est riche, à ce que je vois. Quand vous viendrez, je vous apprendrai à arranger vos plantes; elles sont mal préparées. Elles tombent en poussière et, pour quelques-unes, c'est grand dommage. Je partage votre prédilection pour la parnassie. On se figure que certaines plantes sont douces et heureuses plus que les autres. Je vous embrasse et vous aime, ma bonne fille.

G. SAND.

DCXLVI

A M. ARMAND BARBES, A LA HAYE

Nohant, 27 août 1867..

Cher excellent ami,

J'ai été frappée d'une douleur profonde. J'ai perdu mon ami Rollinat, qui était un frère dans ma vie: je l'ai su à peine malade et il demeurait à huit lieues de moi! J'ai été si accablée pendant quelques jours, que je ne comprenais pas cette séparation, je n'y croyais pas. Je la sens, à présent. C'est l'heure du courage qui est la plus cruelle, n'est-ce pas?

On dit qu'en vieillissant on a moins de sensibilité et il en devrait être ainsi, car le terme de la séparation est plus court; mais je trouve le déchirement plus affreux, moi. Plus on avance dans le voyage, plus on a besoin de s'appuyer sur les vieux compagnons de route, et celui-là était un des plus éprouvés et des plus solides, une âme comme la vôtre; oui, il était digne de vous être comparé. Il avait toutes les vertus, aussi. Il est bien où il est à présent, il reçoit sa récompense, il se repose de ses fatigues, il entrevoit des lueurs nouvelles, un espoir plus net, une vie meilleure à parcourir, des devoirs nouveaux avec des forces retrempées et un coeur rajeuni.

Mais rester sans lui, voilà le difficile et le cruel!

Je sais que vous m'en aimerez mieux et que vous penserez à moi avec plus de tendresse encore. Je ne veux pas me plaindre. Rien ne m'attache plus à la vie que mes enfants et mes amis. Tout ce qui n'est pas affection m'ennuie à présent, le travail n'est plus pour moi qu'un moyen, de me fatiguer pour m'endormir.

Je sais de la vie tout ce qu'elle peut donner, c'est-à-dire, hélas! tout ce qu'elle ne peut pas nous donner dans ces jours de décomposition où la misère humaine met à nu toutes ses plaies morales. Nous subissons les lois du temps et les fatalités de l'histoire. Plus heureux que les hommes du passé, nous ne disons pas comme eux: «C'est la fin du monde.» Nous ne croyons pas que tout est usé et brisé parce que tout va mal; mais la notion du progrès, qui nous a faits plus forts de raisonnement que nos pères, nous a-t-elle faits plus patients? Elle a, comme toutes les choses de la civilisation, aiguisé notre esprit et augmenté notre ardeur. Nous avons besoin d'être heureux, nous sentons que cela est dù à la race humaine, la soif du mieux, du bon et du vrai nous dévore.

Nos pères avaient la résignation, le dégoût de la vie présente, le mépris de la terre. Cela ne nous est plus permis. Nous sentons que mépriser le jour où nous sommes est lâche et criminel, et pourtant nous tombons dans ce crime à chaque instant.—Pas vous! non, je vois bien que vous vivez toujours d'une idée intense. Vous voyez le fait, vous cherchez l'action, vous rêvez au moyen. Vous vous demandez comment la France peut sauver la France; vous êtes militaire parce que vous êtes militant; c'est beau et bien, je vous envie.

Moi, je ne doute pas des bras, je crains pour les coeurs. Que la guerre s'allume sur une grande ligne, avant peu, je le crois; que nous nous défendions bien, je l'espère; mais serons-nous plus forts après? Est-ce parce que nous gagnerons des batailles que nous serons plus hommes et que nous comprendrons mieux la vérité? En 93, nous défendions une idée; en 1815, nous ne défendions que le sol. N'importe, le nom sacré de la France est encore un prestige; vous avez raison; ne crions pas nos douleurs et, jusqu'à la mort, cachons nos blessures.

Amitiés dévouées de Maurice, et à vous de tout mon coeur.

G. SAND.

DCXLVII

A GUSTAVE FLAUBERT, A PARIS

Nohant, août 1867.

Je te bénis, mon cher vieux pour la bonne pensée que tu as eue de venir; mais tu as bien fait de ne pas voyager malade. Ah! mon Dieu, je ne rêve que maladie et malheur: soigne-toi, mon vieux camarade. J'irai te voir si je peux me remonter; car, depuis ce nouveau coup de poignard, je suis faible et accablée et je traîne une espèce de fièvre. Je t'écrirai un mot de Paris. Si tu es empêché, tu me répondras par télégramme. Tu sais qu'avec moi, il n'y a pas besoin d'explications: je sais tout ce qui est empêchement dans la vie et jamais je n'accuse les coeurs que je connais. —Je voudrais que, dès à présent, si tu as un moment pour m'écrire, tu me dises où il faut que j'aille passer trois jours pour voir la côte normande sans tomber dans les endroits où va le monde. J'ai besoin, pour continuer mon roman, de voir un paysage de la Manche, dont tout le monde n'ait pas parlé, et où il y ait de vrais habitants chez eux, des paysans, des pécheurs, un vrai village dans un bon coin à rochers. Si tu étais en train, nous irions ensemble. Sinon ne t'inquiète pas de moi. Je vas partout et je ne m'inquiète de rien. Tu m'as dit que cette population des côtes était la meilleure du pays, qu'il y avait là de vrais bonshommes trempés. Il serait bon de voir leurs figures, leurs habits, leurs maisons et leur horizon. C'est assez pour ce que je veux faire, je n'en ai besoin qu'en accessoires; je ne veux guère décrire; il me suffit de voir, pour ne pas mettre un coup de soleil à faux. Comment va ta mère? as-tu pu la promener et la distraire un peu? Embrasse-la pour moi comme je t'embrasse.

Maurice t'embrasse; j'irai à Paris sans lui: il tombe au jury pour le 2 septembre jusqu'au… on ne sait pas. C'est une corvée. Aurore est très coquette de ses bras, elle te les offre à embrasser; ses mains sont des merveilles, et d'une adresse inouïe pour son âge.

Au revoir donc, si je peux me tirer bientôt de l'état où je suis. Le diable, c'est l'insomnie; on fait trop d'efforts le jour pour ne pas attrister les autres. La nuit, on retombe dans soi.

DCXLVIII

A MADAME ARNOULD-PLESSY, AU QUARTIER, PAR DIJON (COTE-D'OR)

Nohant, 1er septembre 1867.

Chère fille,

Auriez-vous, par hasard, dans vos environs un jardinier à nous indiquer? ou pourriez-vous vous en faire indiquer un à Dijon? Si oui, répondez tout de suite et je vous dirai nos exigences et nos offres.

Il se peut bien que j'aille, de Paris, vous embrasser si je ne suis pas trop patraque; ce sera une question d'entrain et de santé. J'en ai bien envie; mais il faut pouvoir.

La succise est très mignonne; mais vous devez avoir, dans quelque terrain humide,—puisque vous m'avez envoyé le drosera et la parnassie,—deux petites merveilles qui feront notre bonheur: c'est l'anagallis tenella (mouron délicat) et la campanule à feuilles de lierre. Si vous ne les connaissez pas, après avoir dit oui ou non pour le jardinier, dites oui ou non pour les fleurettes. Je vous les enverrai dans une lettre.

J'ai fini de ranger mon herbier du Centre. C'est un travail de huit jours qui m'a aidée à franchir le pas douloureux. Je ne pouvais plus écrire, je commence à m'y remettre.

Je vous aime et je vous embrasse. Vous viendrez, vous, bien sûr, n'est-ce pas?

G. SAND.

DCXLIX

A GUSTAVE FLAUBERT, A CROISSET

Nohant, 10 septembre 1867.

Cher vieux,

Je suis inquiète, de n'avoir pas de tes nouvelles depuis cette indisposition dont tu me parlais. Es-tu guéri? Oui, nous irons voir les galets et les falaises, le mois prochain, si tu veux, si le coeur t'en dit. Le roman galope; mais je le saupoudrerai de couleur locale après coup.

En attendant, je suis encore ici, fourrée jusqu'au menton dans la rivière tous les jours, et reprenant mes forces tout à fait dans ce ruisseau froid et ombragé que j'adore, et où j'ai passé tant d'heures de ma vie à me refaire après les trop longues séances en tête-à-tête avec l'encrier. Je serai définitivement le 16 à Paris; le 17 à une heure, je pars pour Rouen et Jumièges, où m'attend, chez M. Lepel-Cointet, propriétaire, mon amie madame Lebarbier de Tinan; j'y resterai le 18 pour revenir à Paris le 19. Passerai-je si près de toi sans t'embrasser? J'en serai malade d'envie; mais je suis si absolument forcée de passer la soirée du 19 à Paris, que je ne sais pas si j'aurai le temps. Tu me le diras. Je peux recevoir un mot de toi le 16 à Paris, rue des Feuillantines, 97. Je ne serai pas seule: j'ai pour compagne de voyage une charmante jeune femme de lettres, Juliette Lamber. Si tu étais joli, joli, tu viendrais te promener à Jumièges le l9. Nous reviendrions ensemble, de manière que je puisse être à Paris à six heures du soir au plus tard. Mais, si tu es tant soit peu souffrant encore, ou plongé dans l'encre, prends que je n'ai rien dit et remettons à nous voir au mois prochain. Quant à la promenade d'hiver à la grève normande, ça me donne froid dans le dos, moi qui projette d'aller au golfe Jouan à cette époque-là!

J'ai été malade de la mort de mon pauvre Rollinat. Le corps est guéri, mais l'âme! Il me faudrait passer huit jours avec toi pour me retremper à de l'énergie tendre; car le courage froid et purement philosophique, ça me fait comme un cautère sur une jambe de bois.

DCL

PROTESTATION INSÉRÉE DANS LE JOURNAL LA LIBERTÉ A PARIS

Nohant, 23 septembre 1867.

J'apprends avec la plus grande surprise que des journalistes sont menacés de poursuites, pour avoir reproduit un fragment de la préface du roman de Cadio, dont je suis l'auteur. Si ce fragment est dangereux, ce que je ne crois pas, pourquoi ceux qui l'ont cité seraient-ils plus blâmables que celui qui l'a écrit? Dira-t-on qu'en rapportant un fait historique encore inédit, on a voulu raviver des haines mal assoupies? Il est facile, en lisant toute la préface et tout le roman de Cadio, de voir que le but de l'ouvrage est diamétralement contraire à cette intention: que l'auteur s'est, pour ainsi dire, absenté de son travail, afin de laisser parler l'histoire; et l'histoire prouve de reste que les plus saintes causes sont souvent perdues quand le délire de la vengeance s'empare des hommes.

Si jamais l'horreur de la cruauté, de quelque part qu'elle vienne, a endolori et troublé une âme, je puis dire que le roman de Cadio est sorti navré de cette âme navrée, et que, pour conserver sa foi, l'auteur a dû lutter contre le terrrible spectre du passé. Il est impossible d'étudier certaines époques et de revoir les lieux où certaines scènes atroces se sont produites sans être tenté de proscrire tout esprit de lutte et sans aspirer à la paix à tout prix.

Mais la paix à tout prix est un leurre, et celle qu'on achète par des lâchetés n'est qu'un écrasement féroce qui ne donne pas même le misérable bénéfice de la mort lente. Ce n'est donc pas par le sacrifice de la dignité humaine que l'on pourra jamais conquérir le repos; c'est par la discussion libre, et par elle seule, que l'on pourra préparer les hommes à traverser les luttes sociales sans éprouver l'horrible besoin de s'égorger les uns les autres. Laissez donc la discussion s'établir sérieuse, pour qu'elle devienne impartiale. Tout refoulement de la pensée, tout effort pour supprimer la vérité soulèveront des orages, et les orages emportent tôt ou tard ceux qui les provoquent.

Dira-t-on qu'il ne faut pas chercher dans un passé trop récent les enseignements de l'histoire? Où donc les trouvera-t-on mieux appropriés au besoin que nous avons d'en profiter? Sont-ce les Grecs et les Romains qui nous révéleront les dangers et les espérances de notre avenir? Leur milieu historique, le sens philosophique de leur destinée ne nous sont plus applicables; et, d'ailleurs, c'est toujours dans l'expérience de sa propre vie que l'homme trouve la force de se vaincre ou de se développer. Pourquoi donc un gouvernement sorti de nos luttes les plus récentes, la révolution de 89 et celle de 48, prendrait-il fait et cause pour ou contre les acteurs d'un drame en deux parties qui, toutes deux, lui ont profité?

Et puis, en somme, prenez garde à des poursuites contre l'histoire; car, en voulant empêcher qu'elle ne se fasse, vous la feriez vous-même avec une publicité, un éclat et un retentissement que nous n'avons pas à notre disposition. Nul ne peut nourrir l'espérance de supprimer le passé; Dieu même ne pourrait le reprendre. A quoi ont servi les poursuites, acharnées de la Restauration contre vous, messieurs, qui êtes aujourd'hui au pouvoir? Elles vous ont rendu le service de faire de vous des victimes, et d'amener à vous le libéralisme de cette époque.

Ne faites donc pas de victimes, à moins que vous ne vouliez vous faire des ennemis. Laissez l'histoire se faire aussi d'elle-même par la discussion et par l'enseignement, par la polémique ou par la littérature; là seulement, elle éclora avec le calme que vous prescrivez. Ne l'obligez pas à sortir armée de chaque bouche, avec sa terrible preuve à l'appui. Il y en aurait trop, et vous seriez effrayés vous-mêmes des documents que le présent a mis en réserve pour l'avenir. L'histoire se ferait trop vite, et nous sommes les premiers à souhaiter qu'elle vienne à son heure, comme toute évolution sérieuse de la conscience humaine.

GEORGE SAND.

DCLI

A GUSTAVE FLAUBERT, A CROISSET

Paris, mardi 1er octobre 1867.

D'où crois-tu que j'arrive? De Normandie! Une charmante occasion m'a enlevée il y a six jours. Jumièges m'avait passionnée. Cette fois, j'ai vu Étretat, Yport, le plus joli de tous les villages, Fécamp, Sàint-Valery, que je connaissais, et Dieppe, qui m'a éblouie; les environs, le château d'Arques, la cité de Limes, quels pays! J'ai donc repassé deux fois à deux pas de Croisset et je t'ai envoyé de gros baisers, toujours prête à retourner avec toi au bord de la mer ou à bavarder avec toi, chez toi, quand tu seras libre. Si j'avais été seule, j'aurais acheté une vieille guitare et j'aurais été chanter une romance sous la fenêtre de ta mère. Mais je ne pouvais te conduire une smala.

Je retourne à Nohant et je t'embrasse de tout mon coeur.

Je crois que les Bois-Doré vont bien, mais je n'en sais rien. J'ai une manière d'être à Paris, le long de la Manche, qui ne me met guère au courant de quoi que ce soit. Mais j'ai cueilli des gentianes dans les grandes herbes de l'immense oppidum de Limes avec une vue de mer un peu chouette. J'ai marché comme un vieux cheval: je reviens toute guillerette.

DCLII

A M. HENRY HARRISSE, A PARIS

Nohant, 14 octobre 1867.

Je vous remercie, cher ami, de l'empressement que vous avez mis, à voir mes amis de la Ferme-des-Mathurins [1]. J'ai été un peu paresseuse et, depuis deux jours que je suis ici, je ne fais que dormir ou flâner, embrasser ma petite ou ranger des plantes. Quand on est seule chargée de conduire sa vie au dehors, femme et vieille avec ça, et distraite par nature, il faut faire de grands efforts de volonté pour ne pas s'embrouiller à tout instant. Quand je me retrouve ici, où la vie est toute faite, où je n'ai à me mêler d'aucune initiative, où le feu est fait sans que j'y mette la main, et le dîner prêt sans que je le commande, j'ai quelques jours d'un farniente agréable et pas mal égoïste.

Mais cela ne doit pas durer. Je vais me remettre au travail, et je commence par vous dire bonjour pour me sortir de mon idiotisme. J'ai trouvé Aurore en train d'être sevrée et un peu agitée; mais c'est fini et tout va bien. Le père et la mère vont bien aussi et sont ravis de savoir que vous nous reviendrez. Je vous le disais bien! Je sentais que vous ne pouviez pas quitter comme cela des gens qui vous aiment. Qu'est-ce qu'il y a de bon dans la vie hormis cela?

A propos, le livre de Taine est bien dur, bien triste et bien froid: très beau pourtant, très artiste; le côté de l'esprit est plus original que gai et plus tenté que réussi. Mais il y a tant d'admirables choses, que cela laisse tout de même une force dans l'âme et une clarté dans la conscience. Oserai-je lui dire cela, le bien et le mal? Je n'ai pas le droit de critique et je critiquerais surtout le point de vue, dont la vérité ne porte que sur un certain monde factice, et ne descend pas assez dans les intérieurs honnêtes et vrais. Ce n'est pas le don de voir le bon et le bien qui lui manque, à preuve les dernières-pages, qui sont adorables. Ne pourrait-on pas dire à M. Graindorge qu'il a vu le monde si laid, parce qu'il a fréquenté le vilain monde?—Mais quel talent! qu'il soit béni quand même.

Quand partez-vous, et surtout quand revenez-vous? Si vous pouviez vous arranger pour ne pas partir du tout? Qui sait? En tout cas, tâchez de venir nous voir ou de m'attendre encore une fois à Paris.

A vous de coeur.

G. SAND.

[1] M. et madame Frédéric Viliot.

DCLIII

A M. ARMAND BARBÈS. A LA HAYE

Nohant, 12 octobre 1867.

Cher grand ami,

Je vous envoie le remerciement de Gustave Flaubert et même son griffonnage à moi adressé, où il est question de vous à coeur ouvert. Et, moi, je vous remercie de lui avoir donné des dates et des renseignements sûrs et directs; c'est un grand artiste et du petit nombre de ceux-qui sont des hommes. Je suis heureuse qu'il vous aime, c'est un complément à son âme et à mon affection pour lui. Moi aussi, je compte dans ma vie votre amitié comme une grande richesse. J'ai gaspillé de mon mieux tout ce qui est de la vie matérielle, argent, sécurité, bien-être, utilité comme on l'entend dans cette région-là. Mais les vrais biens, je les ai appréciés et gardés; vous avez mis dans mon coeur, vous et fort peu d'autres, ce fonds de respect et de tendresse qui ne s'use pas et se retrouve intact à toutes les heures difficiles ou douloureuses de la vie. J'aurai passé dans le monde à côté de vous par l'âme, et, dans l'autre vie, cela me sera compté dans le plateau de la balance qui portera mes mérites et mes erreurs.

Croyez-vous, comme Flaubert, que ceci est la fin de Rome cléricale? je voudrais bien et j'attends les événements avec impatience. Comme lui, je crois que le mal est là et que cette religion du moyen âge est le grand ennemi du genre humain; mais je ne crois pas avec Garibaldi qu'il faille en proclamer une autre.

Cela me paraît contraire à l'esprit du siècle, qui a un besoin inextinguible et trop longtemps refoulé de liberté absolue. Il faut bien prendre l'humanité comme elle est, avec ses excès de tendance et ses besoins impérieux, légitimes à certaines heures de sa vie. Je suis pourtant un esprit religieux et il m'a toujours paru bon d'aimer la prédication des nouvelles philosophies. Mais, les imposer, les réaliser, les établir en dogme, ou seulement les proposer comme conduite officielle en ce moment, me semblerait plus qu'impolitique,—presque antihumain.

L'homme ne s'est pas encore connu, il n'a encore jamais été lui-même. Il faut qu'à un jour donné, et pour un temps donné, il s'appartienne, et qu'il ait le droit de nier Dieu même, sans crainte du bourreau, du persécuteur ou de l'anathème. C'est un droit, comme à l'affamé de manger après un long jeûne. Et nous, si nous avons la foi sublime, songeons que le premier article est de donner aux autres la liberté absolue, partant celle de ne pas croire avec nous.

Il faudra que nous soyons les frères de tous, et que les athées soient notre chair et notre sang tout comme les autres, du moment qu'au lieu de se coucher pour mourir, ils se lèveront pour vivre.

Disons cela à nos enfants et à nos neveux; car ce jour de liberté où toutes les poitrines aspireront tout l'air vital qu'il faut à l'homme pour être homme, le verrons-nous? Peut-être oui et peut-être non; mais qu'importe? nous savons qu'il viendra, nous n'en aurons pas douté. Morts à la peine ou dans la joie, nous aurons tout de même vécu autant qu'on pouvait vivre de notre temps. Nous sentons, sans le voir encore, qu'il y a une France indomptable dans l'avenir, et que ses luttes seront bénies.

Cher ami, soyez béni d'abord, vous, et comptez que, si nous nous sommes peu vus en ce monde, nous nous reverrons mieux dans une autre série.

A vous de tout coeur et à toujours.

G. SAND.

DCLIV

A GUSTAVE FLAUBERT, A PARIS

Nohant, 12 octobre 1867.

J'ai envoyé ta lettre à Barbès; elle est bonne et brave comme toi. Je sais que le digne homme en sera heureux. Mais, moi, j'ai envie de me jeter par les fenêtres; car mes enfants ne veulent pas entendre parler de me laisser repartir si tôt. Oui; c'est bien bête d'avoir vu ton toit quatre fois sans y entrer. Mais j'ai des discrétions qui vont jusqu'à l'épouvante. L'idée de t'appeler à Rouen pour vingt minutes au passage m'est bien venue. Mais tu n'as pas, comme moi, un pied qui remue, et toujours prêt à partir. Tu vis dans ta robe de chambre, le grand ennemi de la liberté et de l'activité. Te forcer à t'habiller, à sortir, peut-être au milieu d'un chapitre attachant, et tout cela pour voir quelqu'un qui ne sait rien dire au vol et qui, plus il est content, tant plus il est stupide. Je n'ai pas osé. Me voilà forcée d'ailleurs d'achever quelque chose qui traîne, et, avant la dernière façon, j'irai encore en Normandie probablement. Je voudrais aller par la Seine à Honfleur: ce sera le mois prochain, si le froid ne me rend pas malade, et je tenterai, cette fois, de t'enlever en passant. Sinon, je te verrai du moins et puis j'irai en Provence.

Ah! si je pouvais t'enlever jusque-là! Et si tu pouvais, si tu voulais, durant cette seconde quinzaine d'octobre où tu vas être libre, venir me voir ici! C'était promis, et mes enfants en seraient si contents! Mais tu ne nous aimes pas assez pour ça, gredin que tu es! Tu te figures que tu as un tas d'amis meilleurs: tu te trompes joliment; c'est toujours les meilleurs qu'on néglige ou qu'on ignore.

Voyons, un peu de courage; on part de Paris à neuf heures un quart du matin, on arrive à quatre à Châteauroux, on trouve ma voiture, et on est ici à six pour dîner. Ce n'est pas le diable, et, une fois ici, on rit entre soi comme de bons ours; on ne s'habille pas, on ne se gêne pas, et on s'aime bien. Dis oui. Je t'embrasse. Et moi aussi, je m'embête d'un an sans te voir.

DCLV

A MADAME ARNOULD-PLESSY, A PARIS

Nohant, 21 octobre 1867.

Chère fille bien-aimée,

J'ai été inquiète, de vous. Me voilà rassurée par l'affirmation de la bonne soeur [1] et des médecins, mais non consolée; car vous souffrez encore, et vous faites connaissance avec une triste chose, énervante ou irritante. Mais vous devez être plus courageuse que ceux qui ont passé leur vie à combattre et à s'user. Votre beau cerveau, si bien conditionné, doit réagir. Ne lui demandez pourtant pas trop et attendez qu'il redevienne le maître du logis. Cela viendra bientôt, j'espère. Vous ne pouvez pas avoir de mal compliqué, organisée comme vous l'êtes, et si jeune encore. Et puis vous connaîtrez ce que nous connaissons tous, ce que vous ne connaissiez peut-être pas encore: le plaisir de se sentir renaître et de reprendre goût à la vie.

Mes enfants vous envoient tous leurs souhaits et tendresses. Ma Lina va bien et s'arrondit. Elle voit arriver pour le printemps des heures de grosse crise; dont elle ne s'effraye plus. La petite Aurore est charmante et vous envoie de gros baisers qu'elle lance à deux mains avec une effusion superbe. Dépêchez-vous de vous bien soigner, que je retrouve à Paris ma grande fille debout et toujours belle.

Je vous embrasse tendrement, et, pour vous donner courage, je vous dis que je suis très forte et bien en train de travailler; vous m'avez vue pourtant bien bas l'autre hiver, et, moi, je suis vieille, vieille! Vous allez surmonter tout bien plus vite que moi, Dieu merci:

Encore courage et pensez qu'on vous aime.

G. SAND.

[1] Madame Mathieu-Plessy, veuve Emilie Guyon.

DCLVI

A GUSTAVE FLAUBERT, A CROISSET

Nohant, 28 octobre 1867.

Je viens de résumer en quelques pages mon impression de paysagiste sur ce que j'ai vu de la Normandie: cela a peu d'importance, mais j'ai pu y encadrer entre guillemets trois lignes de Salammbô qui me paraissent peindre le pays mieux que toutes mes phrases, et qui m'avaient toujours frappée comme un coup de pinceau magistral. En feuilletant pour retrouver ces lignes, j'ai naturellement relu presque tout, et je reste, convaincue que c'est un des plus beaux livres qui aient été faits depuis qu'on fait des livres.

Je me porte bien et je travaille vite et beaucoup, pour vivre de mes rentes cet hiver dans le Midi. Mais quels seront les délices de Cannes et où sera le coeur pour s'y plonger? J'ai l'esprit dans le pot au noir en songeant qu'à cette heure on se bat pour le pape. Ah! Isodore!

J'ai vainement tenté d'aller revoir ma Normandie ce mois-ci, c'est-à-dire mon gros cher ami de coeur. Mes enfants m'ont menacée de mort si je les quittais si vite. A présent, il nous arrive du monde. Il n'y a que toi qui ne parles pas d'arriver. Ce serait si bon pourtant! Je t'embrasse.

G. SAND.

DCLVII

AU MEME

Nohant, 5 décembre 1867.

Ton vieux troubadour est infect, j'en conviens. Il a travaillé comme un boeuf, pour avoir de quoi s'en aller, cet hiver, au golfe Jouan, et, au moment de partir, il voudrait rester. Il a de l'ennui de quitter ses enfants et la petite Aurore; mais il souffre du froid, il a peur de l'anémie et il croit faire son devoir en allant chercher une terre que la neige ne rende pas impraticable, et un ciel sous lequel on puisse respirer sans avoir des aiguilles dans le poumon.

Voilà.

Il a pensé à toi, probablement plus que toi à lui; car il a le travail bête et facile, et sa pensée trotte ailleurs, bien loin de lui et de sa tâche, quand sa main est lasse d'écrire. Toi, tu travailles pour de vrai et tu t'absorbes, et tu n'as pas dû entendre mon esprit, qui a fait plus d'une fois toc toc à la porte de ton cabinet pour te dire: C'est moi. Ou tu as dit: «C'est un esprit frappeur; qu'il aille au diable!»

Est-ce que tu ne vas pas venir à Paris? J'y passe du 15 au 20. J'y reste quelques jours seulement, et je me sauve à Cannes. Est-ce que tu y seras? Dieu le veuille! En somme, je me porte assez bien; j'enrage contre toi, qui ne veux pas venir à Nohant; je ne te le dis pas, parce que je ne sais pas faire de reproches. J'ai fait un tas de pattes de mouches sur du papier; mes enfants sont toujours excellents et gentils pour moi dans toute l'acception du mot; Aurore est un amour.

Nous avons ragé politique; nous tâchons de n'y plus penser et d'avoir patience. Nous parlons de toi souvent, et nous t'aimons. Ton vieux troubadour surtout, qui t'embrasse de tout son coeur, et se rappelle au souvenir de ta bonne mère.

G. SAND.

DCLVIII

A M. CALAMATTA, A MILAN

Nohant, 24 décembre 1867.

Cher ami,

Je suis heureuse d'avoir enfin de tes nouvelles par toi-même. Tu as raison de vouloir fêter la petite par quelque friandise puisqu'elle mange pour deux. Elle est toute ronde à présent; ce qui ne l'empêche pas de se faire belle demain pour aller à un concert—pour les Polonais. Mais elle ne chantera pas: elle a un peu de rhume, notre petiote aussi; tout cela n'est rien. Nous supportons tous on ne peut mieux ce rude hiver. Lina, toujours active, va et vient dans sa petite voiture, et Maurice nous régale de marionnettes.

On s'apprête, pour le jour de l'an, à une grande représentation; la mortadelle et le stracchino, toujours infiniment estimables, seront les bienvenus, et, quant à ce que l'inspiration, te dictera d'ailleurs, pourvu que ce soit italien, Linette le dégustera religieusement.

Nous avons besoin de nous distraire et de nous secouer en famille; car l'air du dehors est bien triste; je crois que toutes les âmes sont gelées, puisqu'on supporte la politique du jour en France, et que M. Thiers devient le dieu du moment en renchérissant sur les beaux principes de la majorité. Jolie opposition! c'est honteux! vous pouvez bien dire à présent, en Italie tout ce que vous voudrez contre nous, nous le méritons. Nous sommes idiots, nous sommes fous, nous sommes lâches; voilà ce que l'autorité fait d'une nation. Mais on peut rager sans se décourager. L'indignation <est grande et on pousse à l'extrême la situation. Nous verrons bien des choses d'ici à quelques années.

Je t'embrasse tendrement, mon cher vieux. Ne te laisse pas abattre par les événements. Maurice me charge de t'embrasser aussi pour lui, et la petite Aurore, qui est une merveille de bon caractère et de gentillesse. Je t'écrirai pour le premier de l'an, afin de te dire où je vas, à Paris ou à Cannes, mais le jour n'est pas fixé. Il m'en coûte de quitter mes fanfans.

Il le faut pourtant, je crains d'être pincée comme l'année dernière.

A toi.

G. SAND.

DCLIX

A GUSTAVE FLAUBERT, A CROISSET

Nohant, 31 décembre 1867.

Je ne suis pas dans ton idée qu'il faille supprimer le sein pour tirer l'arc. J'ai une croyance tout à fait contraire pour mon usage et que je crois bonne pour beaucoup d'autres, probablement pour le grand nombre. Je viens de développer mon idée là-dessus dans un roman qui est à la Revue et qui paraîtra après celui d'About.

Je crois que l'artiste doit vivre dans sa nature le plus possible. A celui qui aime la lutte, la guerre; à celui qui aime les femmes, l'amour; au vieux qui, comme moi, aime la nature, le voyage et les fleurs, les roches, les grands paysages, les enfants aussi, la famille, tout ce qui émeut, tout ce qui combat l'anémie morale.

Je crois que l'art a besoin d'une palette toujours débordante de tons doux ou violents suivant le sujet du tableau; que l'artiste est un instrument dont tout doit jouer avant qu'il joue des autres; mais tout cela n'est peut-être pas applicable à un esprit de ta sorte, qui a beaucoup acquis et qui n'a plus qu'à digérer. Je n'insisterai que sur un point; c'est que l'être physique est nécessaire à l'être moral et que je crains pour toi, un jour ou l'autre, une détérioration de la santé qui te forcerait à suspendre ton travail et à le laisser refroidir.

Enfin, tu viens à Paris au commencement de janvier et nous nous verrons; car je n'y vais qu'après le premier de l'an. Mes enfants m'ont fait jurer de passer avec eux ce jour-là, et je n'ai pas su résister, malgré un grand besoin de locomotion. Ils sont si gentils! Maurice est d'une gaieté et d'une invention intarissables. Il a fait de son théâtre de marionnettes une merveille de décors, d'effets, de trucs, et les pièces qu'on joue dans cette ravissante boîte sont inouïes de fantastique.

La dernière s'appelle «1870». On y voit Isidore avec Antonelli commandant les brigands de la Calabre pour reconquérir son trône et rétablir la papauté. Tout est à l'avenant; à la fin, la veuve Euphémie épouse le Grand Turc, seul souverain resté debout. Il est vrai que c'est un ancien démoc et on reconnaît qu'il n'est autre que Coqenbois, le grand tombeur masqué. Ces pièces-là durent jusqu'à deux heures du matin et on est fou en sortant. On soupe jusqu'à cinq heures. Il y a représentation deux fois par semaine et, le reste du temps on fait des trucs, et< la pièce continue avec les mêmes personnages, traversant les aventures les plus incroyables.

Le public se compose de huit ou dix jeunes gens, mes trois petits-neveux et les fils de mes vieux amis. Ils se passionnent jusqu'à hurler. Aurore n'est pas admise; ces jeux ne sont pas de son âge; moi, je m'amuse à en être éreintée. Je suis sûre que tu t'amuserais follement aussi; car il y a dans ces improvisations une verve et un laisser aller splendides, et les personnages sculptés par Maurice ont l'air d'être vivants, d'une vie burlesque, à la fois réelle et impossible; cela ressemble à un rêve. Voilà comme je vis depuis quinze jours que je ne travaille plus.

Maurice me donne cette récréation dans mes intervalles de repos, qui coïncident avec les siens. Il y porte autant d'ardeur et de passion que quand il s'occupe de science. C'est vraiment une charmante nature et on ne s'ennuie jamais avec lui. Sa femme aussi est charmante, toute ronde en ce moment; agissant toujours, s'occupant de tout, se couchant sur le sofa vingt fois par jour, se relevant pour courir à sa fille, à sa cuisinière, à son mari, qui demande un tas de choses pour son théâtre, revenant se coucher; criant qu'elle a mal et riant aux éclats d'une mouche qui vole; cousant des layettes, lisant des journaux avec rage, des romans qui la font pleurer; pleurant aussi aux marionnettes quand il y a un bout de sentiment, car il y en a aussi. Enfin, c'est une nature et un type: ça chante à ravir, c'est colère et tendre, ça fait des friandises succulentes pour nous surprendre, et chaque journée de notre phase de récréation est une petite fête qu'elle organise.

La petite Aurore s'annonce toute douce et réfléchie, comprenant d'une manière merveilleuse ce qu'on lui dit et cédant à la raison à deux ans. C'est très extraordinaire et je n'ai jamais vu cela. Ce serait même inquiétant si on ne sentait un grand calme dans les opérations de ce petit cerveau.

Mais comme je bavarde avec toi! Est-ce que tout ça t'amuse? Je le voudrais pour qu'une lettre de causerie te remplaçât un de nos soupers que je regrette aussi, moi, et qui seraient si bons ici avec toi, si tu n'étais un cul de plomb qui ne te laisses pas entraîner, à la vie pour la vie. Ah! quand on est en vacances, comme le travail, la logique, la raison semblent d'étranges balançoires! On se demande s'il est possible de retourner jamais à ce boulet.

Je t'embrasse tendrement, mon cher vieux et Maurice trouve ta lettre si belle, qu'il va en fourrer tout de suite des phrases et des mots dans la bouche de son premier philosophe. Il me charge de t'embrasser.

Madame Juliette Lamber [1] est vraiment charmante; tu l'aimerais beaucoup, et puis il y a là-bas 18 degrés au-dessus de O, et ici nous sommes dans la neige. C'est, dur; aussi, nous ne sortons guère, et mon chien lui-même ne veut pas aller dehors. Ce n'est pas le personnage le moins épatant de la société. Quand on l'appelle Badinguet, il se couche par terre honteux et désespéré, et boude toute la soirée.

[1] Depuis, madame Edmond Adam.

DCLX

A M. ARMAND BARBÉS, A LA HAYE

Nohant, 1er janvier 1868.

Excellent ami,

Je m'afflige de vous savoir si souvent malade. La destinée veut donc que vous soyez toujours martyr et que la liberté soit encore pour vous une sorte d'esclavage? C'est votre chaîne et voire gloire, puisque c'est en prison que vous avez pris ce long mal; mais ne croyez-vous pas que vous seriez mieux dans un climat plus chaud et plus sain? Vous ne voulez pas rentrer en France; mais l'Italie ne vous est pas fermée. Avez-vous des raisons sérieuses pour habiter la Hollande et croyez-vous que le voyage vous serait trop pénible?

Je pars pour Cannes dans une quinzaine. Ah! si vous étiez par là, je franchirais bien vite la frontière pour aller vous embrasser.

J'ai grand besoin, moi, d'un peu de soleil; mais je souffre sans avoir mérité l'honneur de souffrir comme vous!

Votre lettre m'arrive au moment où j'allais vous souhaiter aussi une meilleure année! Cher excellent ami, nos voeux se croisent; mes braves enfants sont bien touchés aussi de votre souvenir. Nous voudrions mettre sur vos genoux notre petite Aurore pour que vous la bénissiez. Elle est si douce et si bonne qu'elle le mériterait!

Je ne vous ai pas écrit pendant cette crise romaine; je ne sais pas jusqu'à quel point on peut s'écrire ce que l'on pense, sans que les lettres disparaissent. Cela m'est arrivé si souvent, que je me tiens sur mes gardes, le but d'une lettre étant avant tout d'avoir des nouvelles de ceux qu'on aime. Mais j'ai bien pensé à vous et nous avons souffert ensemble, je vous en réponds. L'avenir est étrange, il se présente avec des rayons, mais à travers la foudre.

Cher frère, je vous récrirai de Cannes, pour vous donner mon adresse, je passerai auparavant quelques jours à Paris.

Ayons espoir et courage quand même. La France ne peut pas périr, pas plus que l'âme qui est en nous et qui proteste à toute heure contre le néant.

Je vous aime bien tendrement et respectueusement.

G. SAND.

DCLXI

A MADEMOISELLE MARGUERITE THUILLIER, A LA BOULAINE

Nohant, 4 janvier 1868.

Ma chère mignonne,

Je suis encore à Nohant, attendant pour aller à Paris et faire mon grand voyage, une éclaircie entre deux grands froids. C'est un rude hiver, et mes entrailles assez débiles ne s'en arrangeraient pas. Je pense à toi, chère petite, qui es dans un pays encore plus rigoureux. As-tu au moins réussi à te faire un nid qui se chauffe bien? Permets-moi de t'envoyer du bois pour cet hiver affreux, sous forme de papier, puisque je ne peux pas t'envoyer des arbres sur une charrette. Si tu étais dans mon voisinage, tu ne refuserais pas ce petit cadeau. Ne me le refuse donc pas: sous la forme que je suis forcée de lui donner, ou tu me ferais beaucoup de peine.

Je t'embrasse bien tendrement et te souhaite courage et santé, de toute mon âme.

Tendresses de mes enfants et un baiser de notre Aurore, qui est belle et bonne tout à fait.

Amitiés à Sandrine. Accuse-moi réception pour que je sache si la poste est fidèle.

DCLXII

A MADEMOISELLE NANCY FLEURY, A PARIS

Nohant, 16 janvier 1868.

Lina t'aura dit, chère fille, que le froid du dehors, le bien-être du dedans, et surtout le bonheur de vivre avec cette chère famille avaient ajourné mon voyage. Il l'est encore un peu, je voudrais courir et je voudrais rester; c'est un peu difficile à arranger.

Sitôt à Paris, j'irai frapper à votre porte, vous rendre en personne vos bons baisers du jour de l'an et me faire raconter les merveilles de la petite Berthe. Nous en parlions hier avec la grande Berthe[1], sa marraine, qui nous a présenté son Isabelle, très grande et très gentille, mais déjà timide comme une demoiselle et baissant les yeux en tortillant sa ceinture. Aurore n'en cherche pas encore si long. Sans exagération ni prévention de grand'mère, c'est l'enfant de deux ans le plus doux et le plus égal que j'aie jamais vu. Son intelligence s'annonce aussi étonnante que son caractère. Celle-là est vraiment née en bonne lune; si le suivant ou la suivante est ausi facile à vivre, nous aurons vraiment trop de chance.

L'avenir changera-t-il cet heureux et aimable tempérament? on ne sait pas! Il y a bien une question de santé au fond de tout; mais les organisations donnent-elles leur premier mot pour le reprendre? Qu'en penses-tu, toi qui dois te préoccuper aussi beaucoup de ces questions-là?

Tu ne nous parles guère de toi. Les choses vont-elles à ton souhait? Je sais bien que, dans la famille, vous n'avez que bonheur et affection. Mais le dehors se comporte-t-il bien, et recueilles-tu le fruit de tes peines et de ses mérites?

Je ne peux te rien dire de ce que l'avenir promet à la grande famille du genre humain. Tout y va si mal, qu'on ne peut craindre rien de pire; mais se réveillera-t-on de l'insouciance avec laquelle on semble accepter tout? Je n'y comprends goutte. On a fait des révolutions pour la centième partie de ce que l'on supporte à présent!

Je t'embrasse tendrement, ma bonne mignonne, ainsi que ton père et ta mère et les chers absents. Nous avons eu ici jusqu'à dix-sept degrés de froid.

Aurore ne sortait pas et n'en a pas souffert. Je pense que Berthe n'y a guère songé. Les enfants ont l'air de ne pas s'apercevoir de ce qui nous éprouve tant.

Bon courage et bonne année!

G. SAND.

[1] Madame Berthe Girerd.

DCLXIII

A M. CHARLES PONGY, A TOULON

                                Golfe Jouan, 22 février 1868.
                                Villa Bruyères, par Vallauris.

Cher ami,

Nous sommes très bien installés, très choyés, très actifs, très contents. Nous partons après-demain pour Nice, Monaco, Menton, etc. Nous serons absents trois ou quatre jours. Donc, tâchez de n'avoir affaire ici qu'à la fin de la semaine. Le vendredi, par exemple, on y est toujours. C'est le jour où madame Lamber reçoit. Pour les autres jours, il faudra que vous nous avertissiez; car nous avons assez, l'habitude de passer toute la journée dehors et assez loin. Nous ferons, en tout cas, notre possible pour courir avec vous aussi, au retour, un jour ou deux, autour de Toulon.

Bonsoir, cher enfant. Je dors debout, car j'ai bien trotté aujourd'hui.

Embrassez tendrement pour moi les deux chères fillettes.

Amitiés de Maurice et remerciements de Maxime[1] pour, l'amitié que vous lui avez témoignée.

[1] Fils de Planet.

DCLXIV

A MADAME ARNOULD PLESSY, A NICE

Golfe Jouan, 7 mars 1868.

Chère fille,

J'ai été deux, fois chez vous tantôt. Je vous avais donné mon après-midi; mais je n'étais pas libre du reste de la journée et le chemin de fer n'attend pas. Une grande consolation au chagrin, de ne pas vous rencontrer, c'est de savoir, que vous êtes bien; un sommeil d'enfant, un appétit superbe, voilà ce que Henriette[1] m'a affirmé, et vous, ne vous ennuyez pas du Midi. Tant mieux, restez-y le plus possible et vous nous reviendrez vaillante, et en train de signer un nouveau bail avec la beauté, la jeunesse et le talent. Je pars rassuré, demain. Je suis ici depuis quinze jours et je retourné à ma, petite Lina, que nous ne voulons pas laisser seule plus longtemps, bien qu'elle nous pousse à courir et à nous amuser. Mais, sans elle, ce n'est pas si facile que ça!

Adieux donc, mignonne, et au revoir à Paris ou à Nohant. Si vous avez un congé illimité, pourquoi ne viendriez-vous pas, après le mois de mai, y continuer le printemps? Quand il fera trop chaud ici, il fera bon chez nous. Vous aviez promis avant la maladie. Il faudra tenir parole à vos vieux amis, qui vous aiment et qui sont bien heureux de vous voir sauvée.

G. SAND.

Respects et amitiés de Maurice.

[1] Femme de chambre de madame Plessy.

DCLXV

A LA MÊME

Nohant, 15 mars 1868.

Chère fille,

Nous quittions Bruyères, près Cannes, le lendemain du jour où j'ai été en vain frapper deux fois à votre porte. Nous passions trois jours à Toulon, où nous avions donné rendez-vous à de vieux amis et nous ne nous pressions pas trop de revenir, Lina nous écrivant de ne pas nous inquiéter, qu'elle en avait encore pour un grand mois. Elle se trompait! Comme nous étions en route pour Paris, elle mettait au monde une belle petite fille. En arrivant rue des Feuillantines, nous trouvons une lettre dictée par elle, où elle nous dit, tranquillement: «Je suis accouchée cette nuit et je me porte très bien.»

Sans déballer, nous repartons, et nous voila ici, trouvant la besogne faite sans nous, l'enfant bien à terme, superbe; la petite mère, qui n'a souffert que deux heures, fraîche comme une rosé et un appétit florissant. Aurore en extase devant sa petite-soeur, dont elle baise les menottes et les petits pieds.

Nous sommes donc heureux et je me dépêche de vous le dire; car vous vous réjouirez avec nous, chère fille. Tendresses de Lina et de Maurice. Guérissez vite tout à fait pour venir voir tout ce cher monde qui vous aime ou vous aimera.

G. SAND.

J'embrasse Emilie[1]. Je ne la savais pas avec vous, Henriette ne me l'avait pas dit.

[1] Madame Emilie Guyon.

DCLXVI

A M. ÉDOUARD CADOL, A PARIS

Nohant, 17 mars 1868.

Mon cher enfant,

Une bonne nouvelle en vaut une autre. Vous avez un premier enfant, nous en avons un second. Votre lettre nous est arrivée à Cannes, après un long retard; car nous étions, Maurice et moi, en excursion à Monaco et à Menton. Il m'avait accompagnée, comptant revenir à Nohant au bout de huit jours. Puis Lina lui avait écrit: «Accompagne ta mère dans tout le voyage, j'en ai encore pour un grand mois et je ne vous attends qu'à la fin de mars.» Pourtant je ne sais quel pressentiment qu'elle se trompait nous a fait revenir le 18 à Paris, et, là, nous avons reçu une lettre d'elle, qui nous disait tranquillement: «Je suis accouchée hier soir et je me porte très bien.»

Nous sommes partis sur-le-champ, et, le matin, nous trouvions la mère et l'enfant (qui est superbe) en bon état. C'est encore une fille, très forte, bien venue à terme et que nous recevons avec joie; la première est si belle et si aimable! Notre chère Lina est forte et vaillante, et nous voilà très heureux.

Échangeons donc nos félicitations. Maurice me charge de vous embrasser et de vous dire qu'il est content de votre joie paternelle; Il la comprend si bien! il est fou de son Aurore, et se promet d'être fou de sa Gabrielle.

Bon courage et bonne chance, mon cher enfant! Lina vous félicite aussi, recevez toutes nos tendresses.

G. SAND.

DCLXVII

A MADAME JULIETTE LAMBER, A BRUYÈRES (GOLFE JOUAN)

Nohant, 23 mars 1868.

Chère enfant,

Vous voulez devenir calme; si cela était possible, je vous dirais: «Vite, vite, pour votre santé, pour votre sommeil et pour votre bonheur par conséquent; car la souffrance continuelle n'arrive à être combattue que par l'amusement et ne peut arriver au bien-être de l'âme.» Mais le peut-on, môme en le voulant bien? Je sais que, pour moi, je l'ai beaucoup voulu; mais n'est-ce pas la vieillesse qui a fait le miracle? Je crois bien que oui.

Ce remède-là vous viendra, c'est un grand détachement des petites choses qui prend à son heure, quand on se laisse faire sans dépit et sans-regret. Il n'y a pas grand mérite, ce n'est qu'une affaire de bon sens. Faut-il due la jeunesse devance l'oeuvre du temps? Non; son charme est l'impressionnabilité. Restez comme vous êtes, en vous modifiant seulement un peu, pour que ce qui est de votre âge ne soit pas excessif, par conséquent douloureux. Vous êtes exaltée et passionnée; c'est bien beau et bien bon; on vous aime à cause de cela. Mais vous êtes assez riche pour vivre de vos trésors, n'essayez pas d'être millionnaire pour vous ruiner. Il me semble que vous vous affectez quelquefois par besoin de souffrir; là est l'excès. Toute qualité, toute puissance a son trop plein et c'est sur ce trop plein que votre philosophie peut agir dans une certaine mesure. Au commencement, les victoires que l'on remporte sur soi-même paraissent bien petites; insensiblement elles sont plus amples et toujours plus faciles. C'est la loi; de la force dans l'essor, toujours augmentée par l'essor même.

Je ne veux pas vous en dire davantage. Dépensez-vous, mais sans vous dévaster. Cette absence de sommeil, par exemple, n'est pas une condition de là jeunesse; donc, il y a quelque chose à refaire dans le mode d'expansion, dans les profondeurs du cerveau peut-être. Vous n'avez pas de maladie chronique. Je vous ai bien observée; vous êtes très forte et bien équilibrée. Votre insomnie est dans l'âme plus que dans le corps, si l'on peut ainsi parler de deux-choses qui n'en l'ont qu'une.

Mais, comme elles réagissent l'une sur l'autre à tout instant, il faut essayer le grand combat. Les médecins les plus matérialistes ne nient pas la possibilité de la victoire de l'esprit sur le corps. C'est peut-être aussi une condition de régime. Quand on écrit sans nerfs, on peut bien dormir après; mais il est rare que les nerfs soient en repos quand l'imagination travaille. Il faudrait donc ne pas écrire le soir, mais écrire le matin, avant le travail de Toto. Il vous resterait la journée pour vous occuper d'elle[1], de votre maison, de vos amis. Vous dormiriez pour sùr à onze heures du soir, et, en vous levant à six heures du matin, vous auriez eu un repos bien suffisant: Essayez, si vous pouvez.

Je vis tout autrement; mais, si je n'avais pas de sommeil, je n'hésiterais pas à changer vite toutes mes habitudes. Le travail est un acte de lucidité. Pas de complète lucidité sans repos préalable. Pardon pour tous ces lieux communs, dont votre énergie et votre ardeur ne changeront pas l'impassible et fatale vérité!

Ma Lina ne se pique pas de calme; mais elle a de grands mouvements de vouloir et de raison qui se succèdent et se rattachent les uns aux autres après qu'une émotion vive a semblé les briser. C'est une nature rare, une grande force dans une exquise finesse. Elle est toute disposée à vous aimer, mais elle n'est pas expansive; elle est plutôt timide à première vue et observant plus qu'elle ne songe, à montrer. Elle eût été une artiste, si elle n'eut été avant tout une mère. Ce sentiment-là a absorbé toute sa vie depuis six ans. Elle y a mis toute son âme.

Nos fillettes prospèrent. Aurore s'est développée avec le printemps plus qu'elle n'avait fait dans tout l'hiver. Elle est plus impétueuse et plus capricieuse. Elle a des besoins de mouvement immodérés, tant mieux! L'autre s'annonce comme la déesse de la tranquillité, mais gare aux premières dents.

Bonsoir, ma chère mignonne; tendres baisers à Toto et à vous. Mille amitiés à Adam, qui n'est, pas un homme ordinaire. Je n'ai pas besoin de vous dire que j'ai su l'apprécier. Bonté, raison, douceur et une exquise finesse, il a tout ce que j'aime et tout ce que j'estime dans le sexe à barbe. Guérissez-le vite et nous l'amenez le plus tôt possible.

Faites tous mes compliments aux personnes bienveillantes de votre entourage;—et mon souvenir à vos gentils brigasques des deux sexes.

[Footnote 1: Mademoiselle Alice Lamessine, aujourd'hui madame Paul
Segond, fille du premier mariage de madame Edmond Adam.]

DCLXVIII

A MADAME LEBARBIER DE TINAN, A PARIS

Nohant, 26 mars 1868.

Je suis désolée, chère amie, de vous savoir toujours malade, forcée de lutter avec tout votre courage contre la souffrance, et, si quelque chose me rassure, c'est que vous aimez le travail. C'est une seconde âme qui nous remplace les forces fatiguées et qui nous sauve là où les médecins échouent.

Oui, je serais enchantée d'avoir mon charmant filleul[1]. Mais je n'ai pas osé l'inviter tout de suite, sans savoir si les parents le permettraient volontiers. Chargez-vous, chère amie, de ma demande en même temps que de mes tendresses pour eux tous, et, si l'on m'accorde mon cher filleul, soyez sûrs tous que j'en, aurai soin comme de mon propre enfant. En partant de Paris sur les neuf heures du matin (il faudra savoir au bureau si les heures ne sont pas changées), il arrivera à Châteauroux vers quatre heures de l'après-midi. Il prendra la vilaine patache que l'on appelle la diligence de la Châtre, et il sera chez nous à sept heures du soir. Le conducteur s'appelle La Jeunesse! Il faudra lui dire: «Je ne vais pas jusqu'à la Châtre, je descends à Nohant.» On l'arrêtera devant la maison. Mes petites-filles, à qui je l'ai annoncé, se font déjà une fête de le voir, et il n'aura qu'à se préserver de trop de tendresses de leur part. Aurore demande si, étant mon filleul, ce Maurice n'est pas son cousin comme mes trois grands petits neveux, qu'elle adore; et, comme il ne faut pas la tromper, je lui ai dit qu'il n'était pas son parent pour cela. Alors elle a repris, «En ce cas, il sera notre ami et on le mettra dans la famille tout de même.» Je suis sûre que votre Maurice l'aimera tout de suite, car elle est singulièrement drôle et gentille; sans qu'il y ait rien de merveilleux en elle, elle a une droiture et une spontanéité de compréhension qui la rendent très intéressante. Quant à Maurice, il me paraît vivant au possible, et c'est le plus grand éloge qu'on puisse faire d'un garçon en ce temps-ci, où, à peine sortis de l'enfance, ils sont comme indifférents, blasés et sceptiques. J'espère que son père le conservera jeune. Nous ferons en sorte qu'il ne s'ennuie pas ici. Tâchez qu'il, y soit dimanche. Il verra tous mes autres garçons, qui sont presque tous très gentils et qui le mettront bien vite à l'aise.

Sur cette espérance, je vous embrasse, chère amie, et vous demande de me dire s'il y a quelque soin particulier à lui donner. Qu'il ne vienne pas la nuit, il fait trop froid et on s'enrhume affreusement. Qu'on me dise aussi combien de jours je peux le garder.

Dieu veuille qu'il m'apporte de meilleures nouvelles de vous!

G. SAND.

Dites bien à Maurice que le vieux Maurice, mon fils, l'aimera, et que ma belle-fille, qui est une adorable personne, m'aidera à le gâter.

[1] Maurice-Paul Albert.

DCLXIX

A M. HENRY HARRISSE, A PARIS

Nohant, 9 avril 1868.

Cher ami,

J'ai été encore un peu malade en arrivant ici, fatiguée surtout, bien que le voyage ne soit rien, et que je dorme en chemin de fer mieux que dans un lit. Mais je suis affaiblie cette année, et il faut que je patiente, ou que je m'habitue à n'avoir plus d'énergie vitale. Je ne souffre pas, c'est toujours ça. J'ai retrouvé ma charmante belle-fille toujours charmante, et ma petite-fille sachant donner de gros baisers, et marchant presque seule. Chère enfant! je n'ose pas l'adorer. Il m'a été si cruel de perdre les autres! Elle est forte et bien portante; mais je ne peux plus croire à aucun bonheur, bien que je paraisse toujours avec mes enfants l'espérance en personne.

Nohant est tout en feuilles et en fleurs, bien plus que Paris et Palaiseau. Il n'y fait pas froid; mais nous avons des bourrasques comme en pleine mer. Maurice a fini toutes les corrections que vous lui aviez indiquées. Il me charge de vous renouveler tous ses remerciements et de vous exprimer sa cordiale gratitude. Moi, j'ai à vous remercier toujours pour vos bonnes lettres et les détails si intéressants sur tous nos amis de lettres. Vous vivez avec délices dans cette atmosphère capiteuse. C'est de votre âge. Moi, je m'y plais complètement quand j'y suis; mais je ne sais si je pourrais y vivre toujours sans dépérir. Je suis paysan au physique et au moral. Élevée aux champs, je n'ai pas pu changer, et, quand j'étais plus jeune, le monde littéraire m'était impossible. Je m'y voyais comme dans une mer, j'y perdais toute personnalité, et j'avais aussitôt un immense besoin de me retrouver seule ou avec des êtres primitifs. Nos paysans d'alors ressemblaient encore pas mal à des Indiens. A présent, ils sont plus civilisés et je suis moins sauvage. N'importe, j'ai encore du plaisir à revoir des gens sans esprit, que l'on comprend sans effort et que l'on écoute sans étonnement. Mais je ne veux pas vous désenchanter de ce qui vous enchante, d'autant plus que je m'y laisse enchanter aussi; et de très bon coeur, quand je rentre dans le courant. Vous subissez le charme de la rue de Courcelles, à ce que je vois. Ce charme est très grand, plus soutenu, mais moins intense que celui du frère. Ces deux personnes seront infiniment regrettables, si la tempête qui s'amasse les emporte loin de nous. Mais que faire? Les révolutions sont brutales, méfiantes et irréfléchies. Je ne sais où en sont les idées républicaines. J'ai perdu le fil de ce labyrinthe de rêves, depuis quelques années. Mon idéal s'appellera toujours liberté, égalité, fraternité! Mais par qui et comment, et quand se réalisera-t-il tant soit peu? Je l'ignore. Ce que je sais, c'est que partout on entend sortir de la terre et des arbres, et des maisons et des nuages ce cri: «En voilà assez!»

Je suis tentée de demander pourquoi, bien que je voie l'impuissance de l'idée napoléonienne en face d'une situation plus forte que cette idée; mais, quand on l'a acclamée et caressée quinze ans, comment fait-on pour en revenir et s'en dégoûter en un jour? Notez que ceux qui se plaignent et se fâchent le plus aujourd'hui sont ceux qui, depuis quinze ans, la défendaient avec le plus d'âpreté. Que s'est-il passé dans ces esprits bouleversés? N'y avait-il, dans leur enthousiasme, qu'une question d'intérêt, et la peur est-elle la suprême fantaisie?

Vous ne voyez pas cela à Paris, là où vous êtes situé. Ce vieux Sénat vous impose, il vous indigne, et vous applaudissez les libres penseurs qu'on persécute. En province, on sent que cela ne tient à rien, et, généralement, on est abattu, parce qu'on méprise le parti du passé et qu'on redoute celui de l'avenir. Quelle étincelle allumera l'incendie? un hasard! et quel sera l'incendie? un mystère! Je suis naturellement optimiste; pourtant j'avoue que, cette fois, je n'ai pas grand espoir pour une génération qui, depuis quinze ans, supporte les jésuites.—J'en reviendrai peut-être.—J'attends!

Songez à votre promesse de venir nous voir.

A vous de coeur.

G. SAND.

DCLXX

A MADAME EDMOND ADAM, A PARIS

Nohant, 8 juin 1868.

Chers enfants,

Quand vous verra-t-on? On vous attend maintenant tout l'été, sans aucun autre projet que le bonheur de vous embrasser tous trois.

Me voilà bien reposée de toutes mes agitations et inquiétudes: je me porte comme trois Turcs, ma Lina aussi, et nos deux fillettes viennent à ravir. Aurore est devenue plus impétueuse que cet hiver; mais elle a un si bon fonds, que ses petites colères ne sont que d'un instant, et les gentillesses reprennent le dessus aussitôt. Elle stupéfait madame Villot par son intelligence et ses petites grâces spontanées. Elle est timide et ne se livre qu'au bout de deux ou trois jours. Son père en est toujours fou. Nous vivons dans le plus grand calme sans ouvrir un journal, et nous plongeant tous les jours dans l'Indre et dans la botanique ou autres drôleries innocentes et saines. Enfin, si nos enfants gardent la vie et la santé, nous sommes des gens très heureux dans notre solitude berrichonne. Le pays n'est pas beau; mais il est aimable et doux, excepté pour les pieds. Vous apporterez de bonnes chaussures, si vous voulez faire quelques pas dehors.

Venez quand vous aurez assez des amusements de votre installation dans une nouvelle existence.

On tâchera d'amuser Toto et de vous distraire. Apportez votre ou vos romans. Vous me les lirez; ça peut servir d'avoir un écouteur attentif, sincère et jaloux de vous conserver votre individualité.

Je suis contente que les Lettres vous plaisent; Buloz en lisant que vous êtes païenne a été effrayé, et m'a demandé si vraiment vous consentiez à ce que votre nom fut en toutes lettres. J'ai dû lui dire que vous aviez lu l'épreuve avant lui, avec droit absolu de correction et de suppression[1].

Tendresses de nous tous, chère Juliette, et pour Toto et pour Adam. A bientôt, n'est-ce pas?

G. SAND.

[1] L'épreuve de la Lettre d'un voyageur publiée dans la Revue des Deux Mondes du 1er juin 1868.

DCLXXI

A M. LOUIS VIARDOT, A BADEN

Nohant, 10 juin 1868.

Cher ami,

Vous m'avez écrit le 10 avril: «Dites-moi vos projets quand vous les saurez vous-même.» Voici: j'ai passé tout le mois de mai à Paris…, tenue sur le qui-vive par la situation d'une jeune amie condamnée par les médecins. C'était une grossesse dont la solution leur paraissait impossible. La nature a fait un miracle: la mère et l'enfant se portent bien. Mais j'ai dû consacrer à ces jours de crise et d'effroi la quinzaine scientifiquement que la planète s'est faite toute seule que je me réservais, et puis un déménagement à faire à la vapeur, et, après tout cela, un peu de fatigue, et le besoin d'aller revoir ma marmaille chérie. A présent, voilà un gros travail à faire, trois mois sans désemparer. Ce ne sera donc qu'au mois de septembre que je puis espérer un peu de liberté. Allez donc aux eaux, si vous n'y êtes déjà… Moi, j'ai pesté un peu d'être à Paris durant ce radieux mois de mai. Mais j'étais inquiète, et je tenais à assister une jeune femme qui, en d'autres temps, m'a donné des soins dévoués. C'est la femme de mon petit ami Lambert, que vous connaissez, le peintre d'animaux. Il a beaucoup de talent à présent, et une compagne incomparable, et même un petit enfant venu par miracle, et très joli.

Mais rien n'est si joli que ma petite Aurore, elle est aimable et intelligente comme était votre Claudie à son âge. L'autre fillette grossit comme un petit champignon, et Bouli (qu'on appelle toujours Bouli), est heureux en ménage comme pas un. Il est toujours passionné pour l'histoire naturelle. Nous avons chez nous Micro, un ami dont Pauline se souvient peut-être, le frère maigre, doux, hérissé, fantastique de notre vieille Élisa Tourangin. Il est absolument le même qu'autrefois, et, comme autrefois, il passe ses journées à analyser l'aile d'un papillon ou la capsule d'une plante. La toquade botanique a bien aussi passé pas mal en moi, et, à propos d'histoire naturelle, j'ai bien lu et commenté tout ce qui s'écrit pour prouver et se défera de même. Soit; mais je reste dans un mélange de spiritualisme et de panthéisme qui se combine en moi sans trouble. Chacun vit du vin qu'il s'est versé, et en boit ce que son cerveau en peut porter. Je ne vois pas la nécessité de forcer son entendement, et de détruire en soi certaines facultés précieuses pour faire pièce aux dévots. Les dévots n'existent plus. Il n'y a aujourd'hui que des imbéciles ou des tartufes. Je ne leur fais pas l'honneur de me modifier pour les combattre. Je trouve que c'est pour la science une assez bonne campagne à faire que d'aller son train en tant que science, puisque chacun de ses pas enfonce l'Église un peu plus avant sous la terre. Il n'est pas nécessaire, il n'est pas utile peut-être, de tant affirmer le néant, dont nous ne savons rien. La vérité doit servir de drapeau dans une bataille; n'habillons pas à notre guise cette dame nue, qui ne s'est pas encore montrée sans voiles à nos regards. Tâchons de l'engager à se découvrir, mais n'exigeons pas qu'elle apparaisse sous des traits d'emprunt. Il me semble qu'en ce moment, on va trop loin dans l'affirmation d'un réalisme étroit et un peu grossier, dans la science comme dans l'art.

Ceci, cher ami, n'est pas un reproche â votre adresse. Vous avez vécu longtemps de la philosophie très spiritualiste de Reynaud et de Leroux. Vous l'avez quittée sans subir d'autre influence que celle de vos réflexions, et vous avez usé du droit sacré de la liberté. Tant d'autres ont quitté les idées dont nous vivions alors pour se jeter dans le catholicisme, que votre protestation est digne et légitime. Et moi aussi, j'ai marché un peu plus loin, en avant ou de côté, je l'ignore, en arrière peut-être. N'importe, j'ai réfléchi aussi, et je me suis insensiblement modifiée. Mais, tout en réclamant avec ardeur le droit que la science a de nous dire tout ce qu'elle sait, et même tout ce qu'elle suppose, je ne conçois pas qu'elle nous dise: «Croyez cela avec moi, sous peine de rester avec les hommes du passé. Détruisons pour prouver, abattons tout pour reconstruire.»—Je réponds: Bornez-vous à prouver, et ne nous commandez rien. Ce n'est pas le rôle de la science d'abattre à coups de colère et à l'aidé des passions. Laissez le mépris tuer le surnaturel imbécile, et ne perdez pas le temps à raisonner contre ce qui ne raisonne pas. Apprenez et enseignez. Ce n'est pas avoir la vérité que de dire: «Il est nécessaire de croire que nous avons la vérité.» C'est parler comme le prêtre. La science est le chemin qui mène à la vérité, cela est certain; mais elle est encore loin du but, soit qu'elle affirme, soit qu'elle nie la clef de voûte de l'univers.

Je ne vous chicane donc que sur ce que vous me dites dans votre lettre: «Il faut que la foi brûle et tue la science, ou que la science chasse et dissipe la foi.» Cette mutuelle extermination ne me paraît pas le fait d'une bataille, ni l'oeuvre d'une génération. La liberté y périrait. Il faut que tous les esprits sincères cherchent, et que par la force des choses, la vérité triomphe. Tout ce qui est bien démontré est vite acquis à l'heure qu'il est. C'est la vérité qui doit exterminer le mensonge. Nos indignations et nos enthousiasmes la serviront sans doute; mais une simple découverte comme la vaccine en dit plus contre le discernement de la Providence, ou la justice divine, qui envoyait à son gré la mort ou la guérison, que toutes les polémiques, quelque triomphantes qu'elles nous paraissent.

Mais c'est assez distinguer. Unissons-nous dans l'amour du vrai et le culte de la libre pensée. C'est le premier point de ma religion, et vous devez croire, que votre incrédulité ne me scandalise point. À vous de coeur. Amitiés et tendresses de nous tous à la grande Pauline et à vous et à tous les enfants. J'espère que tout va bien, vous en tête, et que vous ne me laisserez pas longtemps sans avoir de vos nouvelles.

G. SAND.

DCLXXII

A GUSTAVE FLAUBERT, A CROISSET

Nohant, 21 juin 1868.

Me voilà encore à t'embêter avec l'adresse de M. Du Camp, que tu ne m'as jamais donnée. Je viens de lire son livre des Forces perdues; je lui avais promis de lui en dire mon avis et je lui tiens parole. Écris l'adresse, puis donne au facteur, et merci.

Te voilà seul aux prises avec le soleil, dans ta villa charmante!

Que ne suis-je la… rivière qui te berce de son doux murmure et qui t'apporte la fraîcheur dans ton antre! Je causerais discrètement avec toi entre deux pages de ton roman, et je ferais taire ce fantastique grincement de chaîne[1] que tu détestes et dont l'étrangeté ne me déplaisait pourtant pas. J'aime tout ce qui caractérise un milieu, le roulement des voitures et le bruit des ouvriers à Paris, les cris de mille oiseaux à la campagne, le mouvement des embarcations sur les fleuves. J'aime aussi le silence absolu, profond, et, en résumé, j'aime tout ce qui est autour de moi, n'importe où je suis; c'est de l'idiotisme auditif, variété nouvelle. Il est vrai que je choisis mon milieu et ne vais pas au Sénat.

Tout va bien chez nous, mon troubadour. Les enfants sont beaux, on les adore; il fait chaud, j'adore ça. C'est toujours la même rengaine que j'ai à le dire, et je t'aime comme le meilleur des amis et des camarades. Tu vois, ça n'est pas nouveau. Je garde bonne et forte impression de ce que tu m'as lu; ça m'a semblé si beau, qu'il n'est pas possible que ce ne soit pas bon. Moi, je ne fiche rien; la flânerie me domine. Ça passera; ce qui ne passera pas, c'est mon amitié pour toi.

Tendresses des miens, toujours.

[1] La chaîne du bateau remorqueur descendant ou remontant la Seine.

DCLXXIII

A M. JOSEPH DESSAGER, A ISCHL (AUTRICHE)

Nohant, 5 juillet 1868.

Comme c'est aimable à toi, mon Christini, de ne pas oublier ce 5 juillet, qui, tout en m'ajoutant des années, me réjouit toujours comme s'il m'en ôtait, parce qu'il me renouvelle le doux souvenir de mes amis éloignés. Si fait, va, nous nous reverrons. On n'est pas plus vieux à soixante et dix ans qu'à trente, quand on a conservé l'intelligence, le coeur et la volonté. Tu n'as rien perdu de tout cela; la seule infirmité dont tu te plaignes, c'est l'affaiblissement de la vue. Cela ne t'empêche pas de voir la nature et de me ramasser de très petites fleurettes, la linaria pettiosierana, et d'apprécier le magnifique spectacle de ton lac et de tes montagnes. Oui, c'est beau, ton pays, et je te l'envie, d'autant plus qu'il soutient contre l'intolérance et l'ambition cléricale une lutte qui humilie la France.

Quant au déclin de l'art chez toi et chez nous, oui, c'est vrai: mais c'est une éclipse. Les étoiles ont des défaillances de lumière, les hommes peuvent bien en avoir! Ne désespérons jamais, mon ami! tout ce qui s'éteint en apparence est un travail occulte de renouvellement; et nous-mêmes, aujourd'hui, c'est toujours vie et mort, sommeil et réveil. Notre état normal résume si bien notre avenir infini!

J'ai aujourd'hui soixante-quatre printemps. Je n'ai pas encore senti le poids des ans. Je marche autant, je travaille autant, je dors aussi bien. Ma vue est fatiguée aussi; je mets depuis si longtemps des lunettes, que c'est une question de numéro, voilà tout. Quand je ne pourrai plus agir, j'espère que j'aurai perdu la volonté d'agir. Et puis on s'effraye de l'âge avancé, comme si on était sûr d'y arriver. On ne pense pas à la tuile qui peut tomber du toit. Le mieux est de se tenir toujours prêt et de jouir des vieilles années mieux qu'on n'a su jouir des jeunes. On perd tant de temps et on gaspille tant la vie à vingt ans! Nos jours d'hiver comptent double; voilà notre compensation. Ce qui ne passe ni ne change, c'est l'amitié. Elle augmente, au contraire, puisqu'elle s'alimente de sa durée. Nous parlons bien souvent de toi, ici. Mes enfants t'aiment avec religion; nos deux petites filles sont charmantes. Aurore parle comme une grande personne. Elle est extraordinairement intelligente et bonne. Tu la verras; tu reviendras, tu nous charmeras encore avec ton piano. Nous t'aimons, cher maestro; nous t'aimons bien! tu voudras nous embrasser encore, et jamais pour la dernière fois. Ce mot n'a pas de sens.

G. SAND.
Chargement de la publicité...