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Correspondance inédite de Hector Berlioz, 1819-1868

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XV.

A M. FERDINAND HILLER.

La Côte, ce 7 août 1832.

Qu'il a un drôle d'esprit, piquant, agaçant, coquet, cet Hiller! Si nous étions tous les deux femmes, avec la manière de sentir que nous avons, je la détesterais; si lui seulement était femme, je la haïrais avec crispation, tant j'abhorre les coquettes. La Providence a donc tout fait pour le mieux, comme disent les jobards, en nous jetant tous les deux sur le globe, armés du sexe masculin.

Non, mon cher mauvais plaisant, vous n'avez pas pu faire autrement que de me faire attendre deux mois votre réponse; mais je ne puis pas non plus faire autrement que de vous en vouloir, et d'avoir perdu radicalement la confiance dans vos promesses de ce genre. Comme je ne m'en fâche pas beaucoup ou, du moins, comme je n'y mets pas beaucoup d'amour-propre, je vous avais écrit une seconde lettre de Grenoble; mais, six heures après, réfléchissant à ce qu'elle contenait, je l'ai brûlée. «Il y a des choses, disait Napoléon, qu'il ne faut jamais dire; à plus forte raison, faut-il se garder de les écrire.» Oh! Napoléon! Napoléon!... Allons, voilà la poche de l'enthousiasme qui va crever... Pour empêcher ce malheur, je vais, au lieu de vous parler de lui, de ses ouvrages en Lombardie, de ses traces sublimes que j'ai suivies jusqu'aux Alpes en revenant en France, je vais vous parler de trois grosses fautes de français que contient votre lettre!! Oh!!!... Puisque vous apprenez le latin, je vais me faire pédagogue. 1º Il ne faut point d'accent sur negre; 2º vous dites que je trouve ici «des grands amusements»: il faut de grands amusements; 3º «Il est possible que Mendelssohn l'aura»:—que Mendelssohn l'ait.

Profitez de cette leçon.

Ouf!

Je suis, en effet, avec ma famille, mais je n'ai que ma sœur cadette qui m'adore, et je me laisse adorer d'une manière fort édifiante... Oh! quand je retournerai en Italie!!!—Voyez-vous, mon cher, il me faut de la liberté, de l'amour et de l'argent. Nous trouverons cela plus tard, en y ajoutant même un petit objet de luxe, de ces superflus qui sont nécessaires à certaines organisations, la Vengeance, générale et privée. On ne vit et ne meurt qu'une fois.

Pendant que je suis en province, isolé de mes agitations ordinaires, seul avec ma pensée, qui se retourne dans tous les sens comme un porc-épic en me blessant de ses dards aigus, mes idées se fixent, se consolident par l'étude des profonds ouvrages de Locke, Cabanis, Gall et autres; ce n'est pas qu'ils m'apprennent autre chose que des détails techniques, car je m'aperçois bien souvent que je suis plus avancé qu'eux, et qu'ils n'osent pas suivre leur marche dans les conséquences de leurs principes, par crainte de l'opinion. L'opinion, cette reine du monde!... mais il n'y a plus de rois ni de reines, il y a eu un tremblement de trônes (dit Lamartine) qui les a tous renversés.

Je copie toute la journée les parties de mon Mélologue; depuis deux mois, je ne fais pas autre chose, et j'en ai encore pour soixante-deux jours; vous voyez que j'ai de la patience. Il en faut pour tout, non pas pour supporter chiennement les maux, mais pour agir. Le besoin de musique me rend souvent malade; il me donne des tremblements nerveux; puis nous avons aussi l'influence cholérique qui m'a retenu quelques jours au lit; j'en suis libre aujourd'hui, prêt à recommencer. Je vais aller voir F....; nous ne nous sommes pas vus depuis cinq ans. Les extrêmes se touchent, comme vous voyez. Il est plus religieux que jamais, il a épousé une femme qui l'adorait, et il adore ferme aussi, lui. Quelle drôle de chose que cette adoration, et elle est vive et sincère:

XVI.

A M. L'INTENDANT GÉNÉRAL DE LA LISTE CIVILE

Paris, vendredi 9 novembre 1832.

Monsieur l'intendant général,

Élève de l'École des beaux-arts française de Rome (section de musique), je ne pouvais mieux répondre au but de l'institution qu'en cherchant à multiplier les productions de mon art. Mais, moins heureux en cela que les peintres qui ont la ressource des expositions, nos partitions sont mortes s'il n'y a pas exécution. Je m'adresse, monsieur l'intendant général, à votre justice éclairée en vous priant de mettre à ma disposition la salle du Conservatoire de musique pour un concert que je me propose de donner le dimanche 2 décembre. L'accueil encourageant que quelques-uns de mes ouvrages ont reçu du public dans cette même enceinte m'enhardit à croire que ceux que je rapporte d'Italie m'attireront de nouveaux suffrages. J'ai surtout à cœur de me montrer digne de l'École à laquelle j'appartiens et de son illustre patronage.

J'ai l'honneur d'être, etc.

XVII.

A JOSEPH D'ORTIGUE.

Samedi, 19 janvier 1833.

Cher ami,

Field vous a réservé un billet pour son concert de dimanche (demain); il est chez Schlesinger; venez le prendre. Apportez-moi en même temps mes partitions; je n'ai pas besoin de vous dire qu'il ne faut pas songer à arranger le bas à quatre mains pour mademoiselle Perdreau; trouvez un prétexte; mais, l'ouvrage n'étant pas gravé, cela pourrait avoir des conséquences fort désagréables pour moi.

Je vous parle de chants, tandis que Rome brûle[60]; n'importe! Venez me voir demain dimanche dans la journée. Si je n'y suis pas, donnez-moi un rendez-vous.

Jamais plus intense douleur n'a rongé un cœur d'homme! Je suis au septième cercle de l'enfer. J'avais bien raison; il n'y a pas de justice au ciel.

A propos, je vais faire un opéra italien fort gai, sur la comédie de Shakspeare (Beaucoup de bruit pour rien)[61].

A cette occasion, je vous prierai de me prêter le volume qui contient cette pièce.

Oui, oui, ronge, ronge, je m'en moque; je te défie de me faire sourciller; quand tu auras tout rongé, quand il n'y aura plus de cœur, il faudra bien que tu t'arrêtes.

Votre article sur les Armides sera fait demain tant bien que mal. Oh! oh! damnation, je broierais un fer rouge entre mes dents.

Charmant!

Adieu.

XVIII.

AU MÊME.

5 février 1833.

Cher et bon ami,

Je n'ai rien que du bonheur à vous annoncer. Le soleil luit en ce moment-ci du plus vif éclat. Je vous raconterai en détail tout cela. Henriette et moi avions été mutuellement calomniés vis-à-vis de l'autre d'une manière infâme. Tout est éclairci. Son amour se montre fort. Il y a une opposition formidable. J'ai écrit à mon père. Le dénoûment approche. Venez me voir, je vous en prie, et apprenez-moi ce que vous avez de nouveau. J'ai quelque chose à donner à Pichot qui peut suffire pour un premier article. Je vous le montrerai.

God bless you!

XIX.

A M. FERDINAND HILLER.

Paris, 18 juillet 1833.

Mon cher ami,

Vous devinez sans doute, au long et absurde silence que j'ai gardé avec vous, que l'état de liberté dans lequel vous m'avez laissé à votre départ n'a pas été long. Deux jours après que vous aviez quitté Paris, Henriette me fit prier instamment de venir la voir. Je fus froid et calme comme un marbre. Elle m'écrivit deux heures après; j'y retournai, et après mille protestations et explications qui, sans la justifier complétement, la disculpaient au moins sur le point principal, j'ai fini par lui pardonner, et depuis lors je ne l'ai pas quittée un seul jour. Quand votre lettre m'est parvenue, le jeune homme qui me l'a remise ne m'ayant pas laissé son adresse, je n'ai pu vous envoyer la musique que vous me demandiez. J'aurais pu toutefois vous écrire plus tôt, sans l'immense préoccupation où je vis depuis longtemps. Vous veniez de faire une perte, d'ailleurs, pour laquelle je n'aurais su vous offrir que de bien pâles et faibles consolations. Vous aviez en votre père un ami qui ne s'est jamais démenti un seul instant depuis votre enfance, un guide et non un maître, un protecteur et non un gouverneur; oh! c'est précieux et rare. Vous avez dû ressentir une douleur étrange, inconnue, à cette séparation.

Ce que je vous dis là est peut-être mal, je rappellerai peut-être encore quelques larmes dans vos yeux, mais j'espère qu'elles seront du moins sans amertume.

Je vais partir dans deux jours pour Grenoble; il faut que je voie si décidément j'ai aussi perdu mon père, et si je suis pour toute ma famille un paria.

Ma pauvre Henriette commence à marcher; nous sommes allés déjà plusieurs fois ensemble nous promener aux Tuileries. Je suis les progrès de sa guérison avec l'anxiété d'une mère qui voit les premiers pas de son enfant. Mais quelle affreuse position est la nôtre! Mon père ne veut rien me donner, espérant par là empêcher mon mariage. Elle n'a rien, je ne puis rien ou fort peu pour elle; hier soir, nous avons passé deux heures noyés de larmes tous les deux. Sous quelque prétexte que ce soit, je ne puis lui faire accepter l'argent dont je puis disposer. Heureusement, j'ai obtenu de la Caisse d'encouragement des beaux-arts une gratification de mille francs pour elle, que je lui remettrai ces jours-ci. C'est l'attente de cette somme, que je veux lui remettre moi-même, qui retarde mon voyage. Aussitôt après, je pars pour obtenir, soit de mon père, soit de mon beau-frère, ou de mes amis, ou même des usuriers qui connaissent la fortune de mon père, quelques mille francs qui puissent me mettre dans le cas de la tirer, ainsi que moi, de l'atroce situation où nous nous trouvons.

Comme je ne sais pas trop comment tout cela finira, je vous prie de conserver cette lettre, afin que, si quelque malheur définitif m'arrive, vous puissiez réclamer toute ma musique manuscrite que je vous lègue et confie. Vous ne serez ici que dans deux mois; ainsi, écrivez-moi une fois au moins avant. Je suis toujours à la même adresse, rue Neuve-Saint-Marc, nº 1, et je ne demeurerai absent qu'une douzaine de jours.

XX.

A JOSEPH D'ORTIGUE.

Paris, 15 octobre 1833.

Non, sans doute, je n'ignore pas que tout ce qui me touche te touche; mais, cher bon ami, tu dois m'excuser de ne t'avoir pas écrit, d'autant plus facilement que je suis encore dans l'impossibilité de me rappeler ton ancienne adresse à Vaugirard; puis j'ai été, tous ces derniers temps, si préoccupé de mon bonheur, de mes inquiétudes, de mes projets pour elle, si accablé par la révolution immense que tout cela fait dans ma vie, qu'en vérité je ne songeais pas au monde, et tu me pardonneras de t'avoir un instant oublié, ainsi que tous mes autres amis.

Je monte une représentation avec concert pour le 12 du mois prochain à l'Odéon. Ma pauvre Ophélie y reparaîtra dans le quatrième acte d'Hamlet; madame Dorval jouera Antony; tu nous annonceras ça[62].

Nous serons à Paris chez moi, rue Neuve-Saint-Marc, nº 1, dès demain. Ainsi, si tu veux venir prendre du thé avec nous le soir dans quelques jours, quand nous serons un peu casés, tu nous feras grand plaisir. Je t'écrirai un mot.

Adieu. Ton sincère et inaltérable ami.

XXI.

A M. LE COMTE D'ORTIGUE, RÉDACTEUR
DE LA QUOTIDIENNE, FORT CONNU DANS L'UNIVERS
ET BEAUCOUP D'AUTRES LIEUX.

31 mai 1834.

Mon pauvre ami, je suis bien désolé de te savoir malade. Je devais aller te voir avant-hier, mais j'ai été forcé de faire à Paris plusieurs courses imprévues qui m'ont dévoré mon temps. A la maison, je ne quitte pas la plume, soit pour ces gredins de journaux, soit pour finir ma symphonie, qui sera née et baptisée avant peu.

Je te croyais parti pour le pays des troundedious; d'autant plus parti que la domestique de Liszt m'avait dit que tu avais fait une visite, rue de Provence, annonçant ton départ pour le lendemain. Pourquoi ne voudrais-tu pas un jour dîner avec nous à la fortune du pot? (Je ne m'appelle pas De Chambre comme le fameux calembourgeois; ainsi sois tranquille.) Je tâcherai en tout cas de trouver un jour pour aller à Issy. Cependant Henriette me charge expressément de te dire qu'elle est encore au monde et que je ne pourrai ni dîner ni coucher chez toi.

Dieu t'ait en sa sainte et digne garde et te guérisse du mal d'yeux, sans être obligé de t'y faire une application de salive. Fais-tu quelque chose?

XXII.

A M. HOFFMEISTER, ÉDITEUR DE MUSIQUE, A LEIPSIG.

Paris, 8 mai 1836.

Monsieur,

Vous avez publié dernièrement une ouverture réduite, pour le piano à quatre mains, sous le titre d'Ouverture des Francs Juges, dont vous m'attribuez non-seulement la composition, mais aussi l'arrangement. Il est pénible pour moi, monsieur, d'être obligé de protester que je suis parfaitement étranger à cette publication, faite sans mon aveu et sans que j'en aie été seulement prévenu. L'arrangement de piano que vous venez de livrer à l'impression N'EST PAS DE MOI et je ne saurais davantage reconnaître mon ouvrage dans ce qui reste de l'ouverture. Votre arrangeur a coupé ma partition, l'a rognée, taillée et recousue de telle façon que je n'y vois plus en maint endroit qu'un monstre ridicule, dont je le prie de garder tout l'honneur pour lui seul. Si une semblable liberté avait été prise à mon égard par un Beethoven ou un Weber, je me serais soumis sans murmures à ce qui m'eût certes paru néanmoins une humiliation cruelle; mais ni Weber ni Beethoven ne me l'auraient jamais fait subir: si l'ouvrage est mauvais, ils ne se fussent pas donné la peine de le retoucher; s'il leur eût paru bon, ils en auraient respecté la forme, la pensée, les détails et jusqu'aux défauts. Et puis, les hommes de cette trempe n'étant pas plus communs en Allemagne qu'ailleurs, j'ai tout lieu de croire que mon ouverture n'est pas tombée entre les mains d'un musicien bien extraordinaire. La simple inspection de son travail en fournit une preuve évidente. Je ne parle pas du style de piano qu'il a substitué au style d'orchestre, et qu'on croirait souvent emprunté à des sonates faites pour des enfants de huit ans; je ne dirai rien non plus de l'inintelligence complète dont il fait preuve d'un bout à l'autre de l'ouvrage, soit en reproduisant de la façon la plus plate et la plus mesquine ce qui eût nécessité toutes les puissances du piano pour donner une idée approximative de l'effet d'orchestre, soit en prenant souvent l'idée accessoire pour l'idée principale, et vice versa; dans tout cela, il n'y a pas de la faute de l'arrangeur; je suis persuadé qu'il n'y a point mis de malice. Mais ce qui me paraît vraiment déplorable, c'est que vous ayez chargé un pareil chirurgien de me faire d'aussi graves amputations. On ne coupe pas un membre d'ordinaire sans en connaître l'importance générale, les fonctions spéciales, les rapports intimes et l'anatomie interne et externe. Il n'y a que le bourreau qui puisse couper le poing à un malheureux, sans tenir compte des articulations, des attaches musculaires, des filets nerveux et des vaisseaux sanguins; aussi le fait-il brutalement d'un coup de hache, et la tête du patient saute bientôt après. C'est le supplice des parricides. C'est celui, monsieur, que votre arrangeur m'a infligé. Il a fait disparaître non-seulement des passages entiers, mais des fragments de phrases dont la suppression rend l'ensemble incompréhensible ou absurde. Ainsi, dans la prière en ut mineur des flûtes et clarinettes, au milieu de l'allégro, l'arrangeur n'a pas vu que cette mélodie est un adagio écrit avec les signes de l'allégro dans lequel il est jeté; qu'une ronde y représente toujours une noire, trois rondes liées et soutenues une blanche pointée, et que par conséquent il faut quatre mesures du mouvement allégro pour former une seule mesure réelle du chant adagio. Trouvant donc cette prière trop longue, et sans tenir compte de l'action contrastante qui se passe en même temps dans le reste de l'orchestre, votre arrangeur l'a tronquée de telle sorte qu'il est impossible à présent d'y trouver aucune espèce de sens; il a enlevé des mesures isolées qui ne représentaient en réalité qu'un temps de la grande mesure du mouvement lent dans lequel la phrase se développe, et le rhythme, tombant à faux, amène nécessairement une conclusion aussi imprévue que stupide. C'est ce dont il ne s'est pas aperçu. Pour la coupure qui fait disparaître tout le grand crescendo de la péroraison, il est évident qu'elle détruit entièrement l'éclat de la rentrée du thème en fa majeur, qui ne reparaissait ni d'une façon aussi brusquement triviale, ni sans avoir passé par des transformations qui donnaient plus de force et de puissance au retour de l'idée primitive reproduite intégralement. Mais j'aurais trop à faire de suivre les traces des ciseaux ébréchés de mon censeur; je me bornerai à protester de nouveau que la seule ouverture des Francs Juges, arrangée à quatre mains, que je reconnaisse, est celle que viennent de publier M. Richault à Paris, et M. Schlesinger à Berlin; encore celle de M. Schlesinger, bien que gravée sur un manuscrit que je lui ai adressé moi-même, diffère-t-elle un peu de l'édition de Paris en quelques endroits, pour la manière dont les parties sont disposées dans les extrémités du clavier. Ces légères modifications m'ont été indiquées par plusieurs pianistes habiles, tels que MM. Chopin, Osborne, Schunke, Swinski, Benedict, Eberwein, qui ont bien voulu revoir les épreuves et me donner leurs conseils. Pour toute autre publication de la même nature sur cet ouvrage, qu'elle me soit attribuée ou non, je la désavoue formellement, et sur ce, je prie Dieu de pardonner aux arrangeurs comme je leur pardonne.

XXIII.

A ROBERT SCHUMANN.

Paris, 19 février 1837.

Je vous dois beaucoup, monsieur, pour l'intérêt que vous avez bien voulu prendre jusqu'ici à quelques-unes de mes compositions. J'apprends que l'ouverture des Francs Juges vient d'être par vos soins entendue à Leipzig, et que la supériorité de l'exécution n'a pas peu contribué au bienveillant accueil qu'elle a reçu du public. Veuillez être l'interprète de ma reconnaissance auprès de MM. les artistes. Leur patience à étudier ce morceau difficile a d'autant plus de prix à mes yeux, que je n'ai pas eu beaucoup à me louer jusqu'à présent de celle de plusieurs sociétés musicales qui ont voulu faire la même tentative. A part celles de Douai et de Dijon, les autres se sont découragées après une première répétition, et l'ouvrage, après avoir été lacéré de mille façons, a dû rentrer dans l'ombre des bibliothèques, comme digne de figurer tout au plus dans la collection des monstruosités. Il paraît même qu'une épreuve de ce genre a beaucoup diverti la Société philharmonique de Londres; quelques artistes parisiens que les virtuoses anglais n'avaient pas dédaigné de s'adjoindre à cette occasion, et qui connaissaient parfaitement mon ouvrage pour l'avoir exécuté à Paris, m'ont dit avoir franchement partagé l'hilarité britannique; seulement le sujet en était tout différent. Figurez-vous en effet les mouvements pressés du double dans l'adagio, et ralentis d'autant dans l'allégro, de manière à produire cet aplatissant mezzo termine insupportable à tout ce qui possède le moindre sentiment musical; imaginez des violons déchiffrant à première vue des traits encore assez difficiles, malgré le tempo confortabile qu'on avait donné à l'allégro, les trombones partant dix ou douze mesures trop tôt, le timbalier perdant la tête, dans le rhythme à trois temps, et vous aurez une idée de l'aimable charivari qui devait en résulter. Je ne conteste point l'habileté de MM. les philharmoniques d'Argyle-Room, Dieu m'en garde! je signale seulement l'étrange système d'après lequel on les dirige dans les répétitions. Certes, il nous est arrivé souvent ici de faire aussi de bien mauvaise musique au premier essai d'un nouveau morceau; mais, comme, à notre avis, personne n'a la science infuse, pas même les artistes anglais, et qu'il n'y a point de honte à étudier avec attention et courage ce qu'on n'est pas tenu de comprendre du premier coup, nous recommencions trois fois, quatre fois, dix fois s'il le fallait, et plusieurs jours de suite. De la sorte, nous arrivions à une exécution presque toujours correcte et quelquefois foudroyante. Ainsi avez-vous fait sans doute à Leipzig, et, je le répète, en l'absence de l'auteur intéressé à soutenir son ouvrage, une telle persévérance honore autant les exécutants qu'elle flatte le compositeur en le pénétrant de reconnaissance. Elle est si rare, cependant, que je me suis mille fois repenti d'avoir si étourdiment laissé publier l'ouverture dont il est ici question. Et, à ce sujet, je dois vous faire ma profession de foi en vous priant de la transmettre à l'éditeur, M. Hoffmeister; ce sera ma réponse aux offres qu'il a la bonté de me faire relativement à la publication de mes symphonies. L'an dernier, on m'écrivit à peu près en même temps de Vienne et de Milan, pour avoir un exemplaire manuscrit de ces deux ouvrages; non point dans le but de les graver, mais seulement de les faire entendre. Il y a quelques mois, une lettre semblable me fut adressée de la Nouvelle-Orléans. Les offres très-avantageuses qui accompagnaient ces demandes ne me séduisirent point; j'ai toujours refusé et toujours pour la même raison, la crainte d'être traduit à contre-sens par une exécution infidèle ou incomplète. Si le bonheur a voulu que l'ouverture des Francs Juges ait trouvé à Leipzig des interprètes aussi consciencieux qu'habiles et un patron tel que vous pour réchauffer leur zèle, vous venez de voir que, loin d'éprouver partout le même sort, celui qu'elle a subi en Angleterre a été assez brutal; et je dois ajouter que, cette ouverture étant le premier morceau de musique instrumentale que j'aie écrit de ma vie, les compositions qui lui ont succédé ont tout naturellement tendu à revêtir des formes plus larges, à s'assimiler plus de substance musicale, à s'étayer d'un plus grand nombre de points d'appui. Or, ce sont autant de chances de plus contre la facilité de l'exécution. Il faut un génie bien rare pour créer de ces choses que les artistes et le public saisissent de prime abord, et dont la simplicité est en raison directe de la masse, comme les pyramides de Djizeh. Malheureusement, je ne suis point de ceux-là; j'ai besoin de beaucoup de moyens pour produire quelque effet, et je craindrais de perdre à tout jamais l'estime des amis de l'art musical, si, par une publication prématurée, j'exposais mes symphonies, trop jeunes pour voyager sans moi, à être mutilées plus cruellement encore que ma vieille ouverture. Ce qui, à part deux ou trois villes hospitalières et artistes comme la vôtre, leur arriverait partout, n'en doutez pas.

Et puis, vous le dirai-je, je les aime, ces pauvres enfants, d'un amour paternel qui n'a rien de spartiate, et je préfère mille fois les savoir obscures, mais intactes, à les envoyer au loin chercher la gloire ou d'affreuses blessures et la mort.

Je n'ai jamais compris, je l'avoue, au risque de paraître ridicule, comment les peintres riches pouvaient, sans un déchirement d'entrailles, se séparer de leurs plus beaux ouvrages pour quelques écus, et les disséminer aux quatre coins du monde, ainsi que cela se pratique journellement. Cela m'a paru toujours ressembler beaucoup à la cupidité du célèbre anatomiste Ruisch, qui, à la mort de sa fille, jeune personne de seize ans, ayant trouvé le moyen, grâce aux ingénieux procédés d'injection dont il est l'inventeur, de rendre pour toujours à ce cadavre chéri l'aspect de la vie et de la santé, ne sut pas résister aux séductions de l'or d'un souverain, et lui abandonna, avec ce chef-d'œuvre d'un art alors nouveau, le corps de sa propre fille.

Les écrivains, poëtes et prosateurs, sont seuls dans le cas de pouvoir vendre leurs ouvrages sans courir trop de risques de les voir défigurer, comme les musiciens, ou sans les perdre à jamais de vue, comme les peintres ou statuaires. Encore les poëtes dramatiques sont-ils exposés, en imprimant leurs pièces, à les voir, malgré eux, représentées plus ou moins mal, devant un public plus ou moins incapable de les comprendre, coupées, rognées et sifflées. Byron, avec son Marino Faliero, en a fait la triste expérience. Non, il y a une joie intense pour le compositeur, à couver, pour ainsi dire, son œuvre, à la garantir le plus longtemps possible des orages que les mauvais orchestres, les mauvais chanteurs, les mauvais directeurs et les marchands de contredanses, font gronder autour d'elle; il y a pour lui un indicible bonheur à ne la montrer au grand jour qu'à de longs intervalles, lorsque des soins assidus ont donné à sa beauté tout son éclat, que l'air est pur, le temps doux et serein, et la société choisie.

Le nombre des compositions qu'on peut, sans les condamner à une obscurité absolue, arracher ainsi pendant longtemps aux dents de la presse, ce lion quaerens quem devoret, est malheureusement bien peu considérable; ne le restreignons pas encore.

Croyez-vous que Weber, quelque amoureux de la célébrité qu'on le suppose, sachant de quelle manière son Freyschütz allait être écartelé à Paris, n'eût pas rejeté avec indignation la gloire même qu'il lui était réservé d'acquérir parmi nous à ce prix? C'est faire injure à sa mémoire que d'en douter.

Mais il était hors de son pouvoir de s'y opposer: sans laisser graver sa partition, il en avait vendu des copies, et c'était assez pour que la tutelle lui en échappât pour jamais.—Je mets un terme à toutes mes comparaisons, que vous allez sans doute, monsieur, trouver bien ambitieuses, et j'ajoute simplement que le suffrage de l'Allemagne, cette patrie de la musique, est d'un trop haut prix à mes yeux et me sera, je le crains, trop difficile à obtenir si toutefois je l'obtiens, pour ne pas attendre le moment où je pourrai, moi-même, aller en pèlerin déposer à ses pieds ma modeste offrande. Alors, encore, aurai-je grand besoin du secours de votre amitié, comme aussi de votre talent si noble et si élevé, pour le faire accueillir.

Jusque-là, j'ose espérer qu'on ne verra dans ma réserve qu'une méfiance très-naturelle et déjà trop bien justifiée. Je me contenterai donc pour le présent, en prudent navigateur, de louvoyer sur nos côtes, sans courir au naufrage dans un voyage au long cours.

Tels sont mes motifs, et vous les apprécierez, je l'espère.

Je ne veux pas finir ma lettre sans vous dire quelles heures délicieuses j'ai passées dernièrement à lire vos admirables œuvres de piano; il m'a semblé qu'on n'avait rien exagéré en m'assurant qu'elles étaient la continuation logique de celles de Weber, Beethoven et Schubert. Liszt, qui me les avait ainsi désignées, m'en donnera incessamment une idée plus complète, me les fera connaître plus intimement, par son exécution incomparable. Il a le projet de faire entendre votre sonate intitulée Clara à l'une des magnifiques soirées où il rassemble autour de lui l'élite de notre public musical. Je pourrai alors vous parler avec plus d'assurance de l'ensemble et des détails de ces compositions essentiellement neuves et progressives.

XXIV.

A MAURICE SCHLESINGER.

Paris, 7 janvier 1838.

Mon cher Maurice,

Il me faut absolument du repos et un abri contre les albums. Voici bientôt quinze jours que je cherche inutilement trois heures pour rêver à loisir à l'ouverture de mon opéra[63]; ne pouvoir les obtenir est un supplice dont vous n'avez pas d'idée et qui m'est absolument insupportable. Je vous préviens donc que, dussé-je vivre de pain et d'eau, jusqu'au moment où ma partition sera finie, je ne veux plus entendre parler de critique d'aucune espèce. Meyerbeer, Liszt, Chopin et Kalkbrenner n'ont pas besoin de mes éloges. Vos albums, je le sais, contiennent d'ailleurs plusieurs morceaux charmants dont vous ne parlez pas, et dont vous ne me citez pas même les auteurs. Mais je suis poussé à bout; je veux pendant quelque temps, assez de loisir et de liberté pour finir mon ouvrage; je veux être artiste enfin; je redeviendrai galérien après. Jusque-là qu'on ne me parle plus de critique d'aucune espèce; je suis obsédé, abîmé, exterminé. Gardez-vous donc de venir me relancer dans ma tanière, ce serait d'une révoltante inhumanité. Je n'ai jamais compté parmi les apologistes du suicide; mais j'ai là une paire de pistolets chargés, et, dans l'état d'exaspération où vous pourriez me mettre, je serais capable de vous brûler la cervelle.

Votre tout dévoué ami.

XXV.

A LISZT.

Paris, le 6 août 1839.

Je voudrais bien, mon cher ami, pouvoir te dire absolument tout ce qui se passe dans notre monde musical, ou du moins tout ce que je sais, des transactions qui s'y opèrent, des marchés qu'on y fait, des souterrains, des mines qu'on y creuse, des platitudes qui s'y commettent; mais je doute fort que mon récit eût quelques chances de t'intéresser; il ne t'offrirait rien de nouveau; l'étude des mœurs italiennes t'a blasé sur toutes ces gentillesses, et ce qu'on fait à Paris ressemble horriblement à ce que tu as vu pratiquer à Milan.

Tu n'aurais pas d'ailleurs le cœur d'en rire; tu n'es pas de ces gens qui trouvent des sujets de plaisanterie dans les outrages dont la Muse que nous servons a tant à souffrir, toi qui voudrais à tout prix, au contraire, cacher les souillures de sa robe virginale et les tristes lésions de son voile divin.

Ne parlons donc pas des énormités qui t'irriteraient autant que moi et contre lesquelles nous ne pouvons pas même protester librement... Je vais tâcher seulement de te donner une idée superficielle de ce qui se passe dans nos concerts, dans nos théâtres lyriques, parmi nos virtuoses, nos chanteurs, nos compositeurs; et cela, sans passion, sans blâme ni éloge, en un mot, avec le calme plat d'un adepte de cette fameuse école philosophique que nous avons fondée à Rome en l'an de grâce 1830, et qui avait pour titre: École de l'indifférence absolue en matière universelle.

Cette forme a l'avantage de me dispenser des théories, des développements, et me permet de laisser tomber le fait lourdement, brutalement, sans m'inquiéter des suites. Je commence, sans ordre chronologique, par ce qu'il y a de plus récent.

Avant-hier, pendant que je fumais, selon mon habitude, un cigare sur le boulevard des Italiens, quelqu'un me prit vivement le bras: c'était Batta arrivant de Londres.

—Que fait-on à Londres? lui dis-je.

—Absolument rien; on y méprise la musique et la poésie, et le drame, et tout; excepté le Théâtre-Italien, où la présence de la reine attire la foule, tous les autres clubs harmoniques sont abandonnés. Je m'estime heureux de n'en être pas pour mes frais de séjour et de voyage, et d'avoir été applaudi dans deux ou trois concerts; c'est tout ce que j'ai obtenu de l'hospitalité britannique. Mais je suis arrivé trop tard; il en est de même d'Artot, qui, malgré son succès à la Société Philharmonique, malgré l'incontestable beauté de son talent, s'est beaucoup ennuyé.

—Et Doehler?

—Doehler s'ennuie aussi.

—Et Thalberg?

—Thalberg cultive les provinces.

—Et Bénédict?

—Encouragé par la vogue de sa première partition, il écrit un nouvel opéra anglais.

—Et madame Gras-Dorus?

—Madame Gras est devenue fashionable en quelques jours; elle a balancé la vogue des Italiens, elle chantait et partout son nom ne figurait plus sur l'affiche qu'accompagné de l'épithète de cantatrice sans égale, imprimée en très gros caractères. On dit qu'elle a été chutée ici (à Paris) à sa rentrée dans Guillaume Tell?

—C'est vrai.

—Comment donc? Pourquoi?

—Voulez-vous boire un grog?

—Non, je pars; venez ce soir chez Hallé, nous boirons et nous ferons de la musique.

—Bon!

M. Hallé est un jeune pianiste allemand, qui a de longs cheveux, qui est grand et maigre, qui joue magnifiquement du piano, qui devine la musique plutôt qu'il ne la lit, c'est-à-dire qu'il tend à te ressembler. J'ai trouvé chez lui son compatriote M. Heller. Un talent sérieux, une intelligence musicale des plus vastes, une conception rapide, une grande habileté d'exécution, telles sont les qualités de compositeur et de pianiste que lui assurent tous ceux qui le connaissent bien, et je suis de ceux-là.

Hallé et Batta nous ont fait entendre une sonate en si bémol de Félix Mendelssohn. On a généralement admiré la facture savante et le style ferme de ce morceau: «C'est d'un grand maître», disait Heller. Nous avons fait chorus en buvant de la bière; puis est venue la sonate en la majeur de Beethoven, dont le premier morceau a arraché à l'auditoire des exclamations, des jurements, des cris d'enthousiasme; le menuet et le finale n'ont fait que redoubler notre exaltation toute musicale, bien que les bouteilles de vin de Champagne fussent déjà en circulation.

Et quelqu'un a fait observer à ce sujet que la bonne bière était bonne, mais que le vin de Champagne valait mieux.

O vagabond infatigable! quand reviendras-tu donc pour nous rendre ces nuits musicales que tu présidais si dignement? Entre nous, il y avait trop de monde à tes réunions; on parlait trop, on n'écoutait pas assez, on philosophait. Tu faisais une dépense affreuse d'inspiration qui eût donné le vertige à quelques-uns sans tous les autres.

Te rappelles-tu notre soirée chez Legouvé, et la sonate en ut dièse mineur, et la lampe éteinte, et les cinq auditeurs couchés sur le tapis dans cette obscurité, et notre magnétisation, et les larmes de Legouvé et les miennes, et le respectueux silence de Schœlcher, et l'étonnement de M. Goubeaux? Mon Dieu! mon Dieu! que tu fus sublime ce soir-là! Allons, j'oublie que j'appartiens à l'école des indifférents.

J'y reviens.

L'Exposition des produits de l'industrie nous a valu cette année des volumes de critique musicale; on s'est beaucoup disputé, on a crié pour et contre les pianos, pour et contre les orgues; j'ai vu les moments où l'on intenterait un procès pour un jeu de flûtes; on a failli se battre pour une vis de pression.

Je ne concevais pas trop tout ce remue-ménage; car, enfin, il nous arrive tous les jours, à nous autres artistes, d'essuyer des critiques pour le moins aussi injustes et aussi ridicules qu'aucune de celles que les fabricants d'instruments peuvent avoir à subir, et nous laissons aboyer sans mot dire. Nous ne manquons pourtant pas d'amour-propre, notre sensibilité n'est pas éteinte, tant s'en faut, et nous pourrions nous en défendre et nous ne le faisons pas.

D'autre part, quand, par extraordinaire, un critique se montre bienveillant, nous le remercions bien dans l'occasion; mais nous ne courons pas chez lui pour cela, et trop souvent même nous poussons l'impolitesse jusqu'à oublier de lui envoyer une carte. Loin de là, les exposants loués ont été d'une reconnaissance exemplaire; visites, lettres et présents, ils n'ont rien négligé pour l'exprimer. Ceux, au contraire, dont on a peu ou mal parlé ne concevaient pas qu'il leur fût défendu de courir sus au critique et de le tuer au coin d'une borne comme un chien enragé. Chacun peut dire ce qu'il pense et même ce qu'il ne pense pas sur les plus grands artistes, sur les œuvres les plus magnifiques comme sur les médiocrités les mieux reconnues sans qu'on y fasse attention; mais ne pas sentir le prix d'une nouvelle cheville de contre-basse, ou louer le chevalet d'un alto, ce sont là des événements dont le retentissement est immense et prodigieusement prolongé....

...On vient de trouver le moyen de gagner de l'argent en ne bâtissant pas de salle pour les Italiens. La troupe chantante de notre grand Opéra va se trouver en lutte directe avec les chanteurs ultramontains; on veut réunir les deux troupes dans la salle de la rue Le Peletier. La mêlée sera rude: Lablache contre Levasseur, Rubini contre Duprez, Tamburini contre Dérivis, la Grisi contre mademoiselle Nathan, et tous contre la grosse caisse. Nous serons là pour faire le relevé des morts et des mourants. Le directeur aura aussi l'administration du théâtre de Londres, et il fera peut-être beaucoup d'argent, et ce sera une fameuse affaire, et ça m'est égal; je suis de la secte des indifférents.

C'est aux marchands à calculer combien la denrée musicale, exploitée de la sorte, peut leur rapporter bon an mal an. Ce sont eux qui doivent s'inquiéter de la durée de leurs instruments chantants; quant à moi, si je n'étais pas indifférent, je dirais absolument comme toi: «J'aime mieux la musique que tout ça.»

Duponchel conservera la haute direction des costumes; ainsi ne t'inquiète pas, l'art et les artistes seront dans de beaux draps...

...Beaucoup de gens disent que l'orchestre (de l'Opéra) se fatigue, ou se néglige, ou se dégoûte de sa tâche. L'autre jour, j'entendais des habitués se plaindre de ce que les instruments n'étaient pas d'accord; ils prétendaient que le côté droit de la masse instrumentale tendait à s'élever sans cesse d'un quart de ton au-dessus du côté gauche; prétention exorbitante à en croire ces messieurs. «Vous souffrez en silence, me dit l'un deux.—Moi, je n'ai pas dit que je souffrais; d'abord parce que je n'ai rien dit du tout, et ensuite...»

On joue quelquefois Don Juan quand on ne sait plus où donner de la tête. Si Mozart revenait au monde, il dirait peut-être, comme ce président dont parle Molière, qu'il ne veut pas qu'on le joue. Spontini, au contraire, a voulu être joué, et il l'a été. On ne veut pas entendre parler, à l'Opéra, de reprendre ses anciens chefs-d'œuvre. Ambroise Thomas, Morel et moi, nous disions l'autre jour que nous donnerions bien cinq cents francs pour une bonne représentation de la Vestale. Comme nous savons cette partition par cœur, nous l'avons chantée jusqu'à minuit; tu manquais pour l'accompagner.

La cause de Spontini a été défendue dans une brochure par un de nos amis, Émile D...; quelques journaux se sont joints à lui. Cette cause allait être gagnée, quand Spontini a cru devoir publier une lettre, déjà imprimée, il y a deux ou trois ans à Berlin, sur la musique et les musiciens modernes[64]. Les adversaires de Spontini eussent payé mille écus pour la publication de cette lettre, il la leur a donnée pour rien. Ça n'empêche pas la Vestale d'être un chef-d'œuvre, mais cela fait que nous ne le reverrons jamais...

Tu as vu que la place de professeur de composition laissée vacante par la mort de Paër allait être donnée à M. Carafa. On assure que mon système sur l'indifférence commence à être apprécié au ministère. Les orangers du Jardin Musard portent déjà des fruits; Théophile de Ferrière a été assassiné par un inconnu la semaine dernière, en sortant de l'Opéra-Comique; il va beaucoup mieux. Heine s'écrit toujours par un e; il demeure rue des Martyrs. On m'a volé son charmant livre sur l'Italie. As-tu lu ses Bains de Lucques? On nous promet des nuits vénitiennes au Casino; il y a là un orchestre de cent quarante musiciens, toutes les fois que soixante d'entre eux ne sont pas employés à la même heure aux concerts des Champs-Élysées. Il y a un microscope au gaz; j'y ai vu des cirons qui paraissaient gros comme des melons. Je te donne toutes mes nouvelles comme elles me viennent.

F. Hiller m'a envoyé de Milan quelques morceaux de sa Romilda. On prétend que Rossini vend des poissons comme on n'en voit guère[65]; je parie qu'il s'ennuie dans sa villa autant que ses gros poissons dans leur vivier. Il dit toujours: «Qu'est-ce que ça me fait?» S'il n'aimait pas tant les énormes poissons, il aurait peut-être des dispositions pour l'indifférence absolue; mais j'en doute.

Un de nos ennemis a voulu dernièrement se précipiter de la colonne Vendôme; il a donné quarante francs au gardien pour le laisser monter, puis il a renoncé à son projet... Il faut espérer que, dans la nouvelle salle qu'on promet à l'Opéra-Comique, il y aura un foyer pour les musiciens; car actuellement, au théâtre de la Bourse, les malheureux sont obligés avant le lever de la toile de s'accorder coram populo d'où il suit que, pendant que les hautbois et les violons donnent le la, les trombones grognent leur si bémol; et véritablement, en pareil cas, il n'y a pas d'indifférence qui tienne, c'est terrible...

M. Wilhem a donné, le mois passé, deux séances publiques; ses cinq cents élèves chanteurs ont été fort applaudis; je n'ai pas trouvé leur exécution en voie de progrès. Tous ces jeunes hommes et ces enfants ont un sentiment rhythmique d'un vulgarisme désespérant. Ils martellent chaque temps de la mesure; ils convertissent tout, plus ou moins, en mouvement de marche. Certainement ce résultat est très-beau, si l'on compare l'ancienne ignorance des classes populaires à ce qu'elles savent aujourd'hui; mais savoir n'est pas tout en musique, il faut sentir aussi, et je crois que le peuple parisien aime trop le vaudeville et les tambours.

On répète depuis deux mois et demi l'opéra de Ruolz[66]; en conséquence les acteurs n'en savent pas une note; mais les costumes sont prêts et Duponchel veut le jouer vendredi prochain. Chopin ne revient pas; on le disait fort malade, il n'en est rien. Dumas a fait une pièce ravissante[67]; mais ceci n'est pas de mon domaine. J'ai fini, je ne sais plus rien.

Adieu; mon indifférence ne va pas jusqu'à prendre mon parti de ta longue absence. Reviens donc; il en est temps pour nous, et pour toi, je l'espère.

XXVI.

A M. BULOZ.

Paris, 22 novembre 1840.

Monsieur,

Dans le compte rendu par la Revue des Deux Mondes du festival que j'ai donné à l'Opéra, on a commis des erreurs de faits dont je crois pouvoir vous demander la rectification.

L'auteur de cet article veut me rendre coupable du crime de lèse-majesté à l'égard de Gluck et de Palestrina: «Pauvre Gluck! dit-il, vous ne vous doutiez pas, lorsqu'au son des trombones, vous évoquiez jadis les esprits de haine et de rage, qu'un jour viendrait où M. Berlioz vous ferait l'aumône de quelques ophicléides; et Palestrina qu'on a arraché à la chapelle Sixtine, où quelques soprani suffisaient à des mélodies fuguées, pour l'écraser lui, le maestro paisible, à l'inspiration suave et religieuse, sous la pompe des voix et des instruments.»

Or, l'acte d'Iphigénie a été exécuté absolument tel que l'auteur l'écrivit; on n'y a donc point entendu d'ophicléides. Quant à Palestrina, quelques soprani lui suffisaient si peu, que son madrigal Alla riva del Tebro, morceau profane du reste, et qui n'a jamais pu être entendu à la chapelle Sixtine, est à quatre parties (SOPRANI, CONTRALTI, TÉNORS et BASSES); il a fallu en outre une étrange préoccupation pour trouver écrasé sous la pompe instrumentale le chœur chanté d'après le texte du compositeur SANS ACCOMPAGNEMENT.

Voilà les erreurs qui devaient me blesser dans mon rôle d'interprète de maîtres que j'admire et les seules qu'il m'importe de relever.

Recevez, etc.

XXVII.

A JOSEPH D'ORTIGUE.

Leipzig, 28 février 1843.

Il y a longtemps que j'aurais dû t'écrire, mais un métier de galérien comme celui que je fais me paraît une excuse suffisante à ce retard. J'ai été malade et je le suis encore des fatigues incroyables que m'ont données les répétitions de Dresde et de Leipzig. Figure-toi que j'ai fait à Dresde, en douze jours, huit répétitions de trois heures et demie chacune, et deux concerts, et qu'il m'a fallu une fois aller de Leipzig à Dresde et revenir dans le même jour, c'est-à-dire faire soixante lieues en chemin de fer, préparer mes deux concerts et revenir assister à celui que Mendelssohn dirigeait ici. Mendelssohn a été charmant, excellent, attentif, en un mot, bon camarade tout à fait; nous avons échangé nos bâtons de chef d'orchestre en signe d'amitié.

C'est un grandissime maître: je le dis malgré ses compliments enthousiastes pour mes romances; car des symphonies, ni des ouvertures, ni du Requiem, il ne m'a jamais dit un mot[68]. Il a fait exécuter ici pour la première fois sa Nuit du sabbat sur un poëme de Gœthe et je t'assure que c'est une des plus admirables compositions orchestrales et chorales qu'on puisse entendre. Schumann, le taciturne Schumann, est tout électrisé par l'Offertoire de mon Requiem; il a ouvert la bouche, l'autre jour, au grand étonnement de ceux qui le connaissent, pour me dire, en me prenant la main: Cet offertorium surpasse tout!

Rien, en effet, n'a produit sur le public allemand une pareille impression. Les journaux de Leipzig ne cessent depuis quelques jours d'en parler et de demander une exécution du Requiem en entier; chose impossible, puisque je pars pour Berlin et puisque les moyens d'exécution manquent ici pour les grands morceaux de la prose.

A Dresde, nous avons dit deux fois l'Offertoire et le Sanctus, une fois la Fantastique, une fois Harold, les ouvertures du Roi Lear, de Benvenuto, le Cinq Mai (qui a prodigieusement émotionné le parterre saxon), la cavatine de Benvenuto, une des nouvelles mélodies instrumentées récemment, la romance pour le violon, deux morceaux de Roméo, l'apothéose (deux fois) avec les deux orchestres et les chœurs, comme nous avons fait à l'Opéra de Paris avant mon départ. Reissiger conduisait l'orchestre inférieur.

Ici, j'ai donné, à mon concert, le Roi Lear, la Fantastique, qui les a plus étonnés que touchés, etc.; le finale (le Sabbat) a été exécuté avec une précision et une fureur diabolique sans exemple. Puis on m'a demandé quelques morceaux pour un concert au bénéfice des pauvres et je leur ai donné de nouveau le Roi Lear, une mélodie avec orchestre, et l'éternel Offertoire. Ces trois morceaux ont décidément enlevé les Leipziquois. Oh! si j'avais à Paris une salle et un chœur dont je puisse disposer sans des frais ridicules, combien je ferais entendre de choses qui vous sont à peu près inconnues!

Quant aux autres villes où j'ai donné des concerts, ce sont les ouvertures du Roi Lear, des Francs Juges et la scène aux champs de la Symphonie fantastique, qui ont produit le plus constamment de l'effet; l'Adagio (scène aux champs) a frappé le public incomparablement plus que tout le reste. A Mannheim, ce sont les deux morceaux d'Harold, la marche des Pèlerins et la Sérénade qui ont eu les honneurs; quant au final, nous n'avons pas essayé de le donner, l'orchestre n'était pas de force; mais il a été enlevé à Dresde, sans toutefois que cette exécution approche de celle de Paris; il n'y avait pas assez de violons et les trombones sont de trop honnêtes gens pour cette orgie de brigands.

Je vais tâcher de faire quelque grande exécution à Berlin. Après quoi, je m'en retournerai en concertant encore sur la route à Weimar et à Francfort, si faire se peut.

Dis-moi donc un peu où en est la gravure de mon traité d'instrumentation; si tu n'en sais rien, fais-moi le plaisir de l'aller demander chez Schonenberger, boulevard Poissonnière; c'est te demander en même temps de m'écrire. Tu adresseras ta lettre poste restante à Berlin. Fais-moi l'amitié aussi d'aller à l'Opéra, un de ces soirs, dire à Desmarets[69] mille et une choses de ma part et lui montrer cette lettre. Tu peux bien dire à Dieppo aussi que je n'ai pas encore trouvé son pareil, et que les trombones qui essaient l'Oraison funèbre me font bien mal à la poitrine, sans compter les oreilles. Et notre jeune armée de violoncelles, et notre brillante bande de violons, tout cela je le cherche encore en Allemagne; mais, par exemple, en fait de trompettes, il y en a partout, et de fameuses, qui montent sans peur et sans reproches, et qui ont un son d'enfer; les trompettes à cylindre sont très-répandues et excellentes.

Je reçois à l'instant une lettre de Meyerbeer m'annonçant qu'une fête ordonnée par le roi retarde de quelques jours mes répétitions; il m'engage à aller en conséquence à Brunswick, où je suis attendu et où le Roi Lear m'a déjà conquis de chauds partisans. Les frères Muller écrivent aussi qu'ils se mettent en quarante-quatre pour m'aider.

Je vais donc y aller.

Adieu; voilà toutes mes nouvelles. Mille choses à tous ceux de mes amis que tu vois quelquefois, entre autres à Perrot; embrasse tes gamins pour moi et salue de ma part madame d'Ortigue. Elle est fidèle, comme à l'ordinaire, aux concerts du Conservatoire?

XXVIII.

A M. GRIEPENKERL[70].

Paris, janvier, 1845.

Mon cher Griepenkerl,

Il y a bien longtemps que je n'ai de vos nouvelles; j'ignore même si vous avez reçu la partition du Carnaval romain et les deux volumes que je vous ai envoyés par l'entremise du libraire Brockhaus; que fait-on dans votre chère ville de Brunswick? Avez-vous toujours des querelles avec les savants de Leipzig? Combien je suis sensible à tous les procédés de généreuse sympathie que vous me donnez! Ne me laissez pas ainsi un an sans m'écrire. Depuis que j'ai reçu votre dernière lettre, j'ai entrepris une grande affaire musicale; une salle de concerts avec cinq cents exécutants dans le cirque équestre des Champs-Élysées. C'est la plus grande et la plus belle salle de Paris; mais elle est située à peu près hors de la ville, et s'il y a de la boue, la recette peut s'en ressentir cruellement. De sorte qu'à chaque concert, ce sont des inquiétudes nouvelles; car les frais sont immenses (6,000 francs). Je donne le quatrième dans quelques jours. J'aurais bien du plaisir ou plutôt du bonheur à vous voir ici, pendant ces affreuses répétitions surtout, qui me font suer sang et eau. J'ai beaucoup plus de peine en effet avec ces concerts qu'avec tous ceux qui les ont précédés; voici pourquoi: les meilleurs artistes de mon orchestre ordinaire font partie de celui du Conservatoire; or, cette Société célèbre les empêche, pendant toute la saison des concerts, de prendre part (à mes concerts, à moi)...

XXIX.

A MICHEL GLINKA[71].

Ce n'est pas tout, monsieur, d'exécuter votre musique et de dire à beaucoup de personnes qu'elle est fraîche, vive, charmante de verve et d'originalité; il faut que je me donne le plaisir d'écrire quelques colonnes à son sujet; d'autant plus que c'est mon devoir.

N'ai-je pas à entretenir le public de ce qui se passe à Paris de plus remarquable en ce genre? Veuillez donc me donner quelques notes sur vous, sur vos premières études, sur les institutions musicales de la Russie, sur vos ouvrages, et, en étudiant avec vous votre partition pour la connaître moins imparfaitement, je pourrai faire quelque chose de supportable et donner aux lecteurs des Débats une idée approximative de votre haute supériorité.

Je suis horriblement tourmenté avec ces damnés concerts, avec les prétentions des artistes, etc.; mais je trouverai bien le temps de faire un article sur un sujet de cette nature: je n'en ai pas souvent d'aussi intéressant.

XXX.

A LOUIS BERLIOZ[72].

Samedi 25..... (vers 1846).

Mon cher Louis,

Ta mère va un peu mieux, mais elle est toujours obligée de garder le lit et de ne pas parler. La moindre émotion, en outre, lui serait fatale. Ainsi ne lui écris pas de lettre comme la dernière que tu m'as adressée. Rien n'est plus désolant que de te voir condamné toi-même à l'inaction et à la tristesse. Tu arriveras à dix-huit ans sans pouvoir entrer dans une carrière quelconque. Je n'ai point de fortune; tu n'auras point d'état: de quoi vivrons-nous?

Tu me parles toujours d'être marin; tu as donc bien envie de me quitter?... car, une fois sur mer, Dieu sait quand je te reverrais!... Si j'étais libre, entièrement indépendant, je partirais avec toi et nous irions tenter la fortune aux Indes, ou ailleurs; mais, pour voyager, il faut une certaine aisance, et le peu que j'ai m'oblige à rester en France. D'ailleurs, ma carrière de compositeur me fixe en Europe et il faudrait y renoncer entièrement si je quittais l'ancien monde pour le nouveau. Je te parle là comme à un grand garçon. Tu réfléchiras et tu comprendras.

En somme, quoi qu'il arrive, je serai toujours ton meilleur ami et le seul entièrement dévoué et plein d'une affection inaltérable pour toi. Je sais que tu m'aimes et cela me console de tout. Cependant, ce sera bien triste si tu restes à vingt ans un garçon inutile à toi-même et à la société.

Je t'envoie des enveloppes pour écrire à tes tantes. Ma sœur Nancy me parle de toi; je t'envoie sa lettre; il n'y a pas besoin de cire noire. Comment veux-tu que je te l'envoie? on ne met pas des bâtons de cire à la poste.

Parle-moi encore de tes dents. Les a-t-on soigneusement nettoyées?...

Adieu, cher enfant; je t'embrasse de toute mon âme.

XXXI.

A JOSEPH D'ORTIGUE.

Prague, 27 janvier 1846.

Il y a longtemps que j'aurais dû t'écrire, mais tu es sans doute au courant de la plupart des incidents qui ont rendu mon voyage de Vienne si heureux pour moi et mes amis. Je te raconterai tout cela avec les plus grands détails à mon retour; car il faudrait pour te les écrire vingt colonnes du Journal des Débats tout au moins.

Je veux te parler seulement de mon excursion à Prague. J'y arrivais avec l'idée de tomber au milieu d'une population de pédants antiquaires ne voulant rien admettre que Mozart, et prêts à conspuer tout compositeur moderne. Au lieu de cela, j'ai trouvé des artistes dévoués, attentifs, d'une intelligence rare, faisant sans se plaindre des répétitions de quatre heures, et, au bout de la seconde répétition, se passionnant pour ma musique plus que je n'eusse jamais osé l'espérer. Quant au public, il s'est enflammé comme un baril de poudre; on me traite maintenant ici en fétiche, en lama, en manitou....

A Vienne, il y a discussion dans un petit coin hostile; ci rien de pareil; il y a adoration (ce mot est risible mais vrai). Et elle se manifeste de la façon la plus originale et dans des termes que je ne voudrais pour rien au monde voir mis sous les yeux de nos blagueurs parisiens. Si tu vois Pixis, dis-lui que je suis plus que content de ses compatriotes. J'ai entendu avant-hier son neveu; c'est un jeune violoniste de quatorze ans d'un grand talent déjà et qui fera honneur à son nom. Je vais maintenant en quittant mes chers Viennois aller visiter les compatriotes de Heller. (Je te prie d'aller le voir de ma part et de lui montrer ma lettre; ce sera comme si je lui écrivais; je devrais bien, pour toute l'amitié qu'il m'a témoignée tant de fois, lui écrire longuement; ce que je ferai un de ces jours avant de quitter sa ville de Pesth).... Vois s'il y a moyen d'infliger quelques mots à quelque grand journal sur ce succès de Prague. Tu peux écrire une réclame où tu parleras aussi de Vienne; mais, s'il te faut marcher plus de cent pas pour cela, n'y songe plus. L'affaire du bâton a dû faire un certain tapage à Paris; ce fut une surprise complète pour moi, tant le secret des préparatifs de la fête avait été bien gardé.

Mille amitiés. Embrasse ton gros garçon pour moi.

P.-S.—Pardon de te cauchemarder ainsi. On vient de m'avertir que nous aurions un monde fou au théâtre ce soir.

Tout se loue.

XXXII.

AU MÊME.

Breslau, 13 mars 1846.

Je te remercie cent fois, mon cher ami, de ta lettre. Elle m'est parvenue ce matin, et j'y ai trouvé enfin des nouvelles de Paris dont je suis privé depuis très-longtemps. Desmarets ne m'a envoyé que quelques lignes...

Il a été effectivement question à Vienne de m'engager, non pas à la place de Donizetti qui n'est pas vacante, puisqu'il vit encore, mais à celle de Weigl (directeur de la Chapelle impériale) qui vient de mourir. Quelqu'un dont l'influence est considérable dans la capitale de l'Autriche, m'ayant demandé si j'acceptais cette position, je répondis que j'avais besoin de réfléchir vingt-quatre heures. Il s'agissait de s'engager à rester indéfiniment à Vienne sans pouvoir obtenir le moindre congé pour revenir annuellement en France. A ce sujet, j'ai fait une curieuse découverte; c'est que Paris me tient tellement au cœur (Paris, c'est-à-dire vous autres, mes amis, les hommes intelligents qui s'y trouvent, le tourbillon d'idées dans lequel on se meut), qu'à la seule pensée d'en être exclu, j'ai senti littéralement le cœur me manquer et j'ai compris le supplice de la déportation. Ma réponse a été péremptoirement négative et j'ai prié qu'on ne me mît point sur les rangs pour la succession de Weigl. La place de Donizetti n'est pas si rude, puisqu'elle me donnerait six mois de congé; mais il n'en est pas question.

Remercie Dietsch de l'intérêt qu'il prend à ce qui me regarde et dis-lui que je lui prépare de la besogne avec mon grand opéra de Faust, auquel je travaille avec fureur et qui sera bientôt achevé. Il y a là des chœurs qu'il faudra étudier et limer avec soin. J'espère beaucoup de cette composition qui me préoccupe au point d'oublier presque le concert que je prépare (ou plutôt que l'on prépare ici). J'ai été peu engagé par le spécimen que les artistes de Breslau m'ont donné de leur savoir-faire; cependant ils sont fort empressés et me fêtent de leur mieux. Il y a même ce matin une affiche portant ces mots: «Grand concert donné par M. le maître de chapelle Schöne en l'honneur du M. le chevalier Berlioz de Paris.» Je serai donc obligé d'aller demain soir me montrer en loge ornée et fleurie; on viendra me chercher en voiture; vu la circonstance de la guerre de Pologne, on ne tirera pas le canon, mais il est défendu de fumer dans la salle.

Adieu.

XXXIII.

AU MÊME.

Prague, 16 avril 1846.

Je n'ai pas répondu à ta dernière lettre, faute d'avoir quelque chose d'important à te dire. J'ai donné un excellent concert à Breslau et je me suis hâté de revenir ici, où j'étais attendu et où j'ai retrouvé les chœurs de Roméo et Juliette parfaitement sus par l'Académie de chant. J'ai respiré en m'entendant pour la première fois exécuté par des choristes amateurs si différents des braillards des théâtres. Nous avons fait hier la dernière répétition générale, où beaucoup de monde s'était introduit et que Liszt m'a aidé à faire marcher, en me servant d'interprète.

J'ai eu le plaisir de le voir souvent étonné et touché par cette composition, qui lui était demeurée jusqu'à présent absolument inconnue. Je crois que tu serais content des changements que j'y ai faits. Il n'y a plus qu'un prologue (le premier), et beaucoup modifié et raccourci; il y a des corrections très-importantes dans le scherzo, dans le grand finale et dans le récitatif mesuré du Père Laurence. Enfin, cela marche maintenant tout à fait bien, et je supprime entièrement la scène du Tombeau, qui ne te plaisait guère et qui fera toujours la même impression qu'à toi à beaucoup de gens. Mais l'adagio, de l'avis de tous, ici comme à Vienne, reste le meilleur morceau que j'aie encore écrit. Hier, à la répétition, celui-là et la Fête chez Capulet ont été furieusement applaudis, contre l'usage du pays, où l'on ne dit jamais le mot aux répétitions.

J'ai un très-bon Père Laurence (Stackaty), un Bohême, dont la voix est belle et le sentiment musical très-juste. Après la répétition, tous ces musiciens m'ont fait une surprise en m'invitant à un grand souper où l'on m'a offert une coupe de vermeil de la part des principaux artistes de Prague, avec force vivats, couronnes, applaudissements, discours (Liszt en a fait un vraiment superbe de chaleur et d'enthousiasme, dont les termes sont trop beaux pour que je te les répète ici). Puis, sont venus le prince de Rohan, notre compatriote, Dreyschok, le directeur du Conservatoire, les deux maîtres de chapelle du théâtre et de la cathédrale, les premiers critiques musicaux de la ville, etc. J'ai (parmi mes toasts) porté la santé de ces derniers que je n'avais pas encore vus, n'ayant pas fait une seule visite à la presse, en les remerciant de leur bienveillance que je méritais peu, puisqu'ils devaient me trouver au moins impoli à leur égard, mais je pensais leur faire honneur par ma grossièreté. Cette phrase les a fait tous prodigieusement rire et les a flattés quand ils l'ont eu comprise. Ceux de Vienne aiment mieux autre chose. Ils ont cependant dû s'en passer aussi; mais il y a, parmi eux, deux Charles Maurice qui m'en garderont toujours rancune.

Ils m'ont fait hier promettre de revenir monter ici la Damnation de Faust, dès que cette partition aura été donnée à Paris; j'ai encore quatre grands morceaux à faire pour la terminer.

On m'écrit lettres sur lettres de Brunswick pour me faire arriver; le concert y est affiché, et j'y serai le 21. Adieu; mille amitiés à tous les nôtres. Les détails sur la malheureuse affaire de David[73] m'ont fait frissonner. L'article de Duchesne, dans les Débats, était terrible dans sa froide impartialité. Mais aussi, quelle idée de vouloir monter sur le Sinaï quand on est de courte haleine et de vouloir porter les tables de la Loi quand on n'a pas le bras fort!... Ce sujet ne lui allait pas du tout. Je te fais à son sujet la même recommandation que tu m'adressais dans ta dernière lettre: ne dis pas que je t'aie rien écrit là-dessus.

Adieu encore; je suis un peu fatigué de tous ces cris, de toutes ces embrassades, de toutes ces rasades d'hier. Mais je me promets de l'exécution de Roméo un plaisir immense et que j'avoue sans pudeur, comme feraient certains académiciens.—Ils chantent maintenant ici les thèmes de la Fantastique (l'Idée fixe et le Bal) jusque dans les rues. Ils ont fait des phrases de cette symphonie une sorte d'argot musical. Quand on rencontre une femme,

notation musicale

signifie qu'elle a l'air commun et hardi.

notation musicale

veut dire qu'elle est charmante.

notation musicale

veut dire qu'on est triste et inquiet.

Mon troisième et dernier concert à Prague aura lieu demain; cela fait le sixième en tout que j'y aurai donné cet hiver en deux visites.

XXXIV.

A JOSEPH D'ORTIGUE.

Paris, 26 août 1847.

Ta lettre m'a été renvoyée ici par ma sœur; je n'ai pas encore quitté Paris, grâce aux oscillations, aux tripotages de l'Opéra.

Maintenant, je suis libre de partir pour la Côte. J'ai signé dernièrement un engagement pour Londres incomparablement plus avantageux que celui qu'on m'offrait à regret ici[74]. J'ai donc rendu leur dernière parole à MM. les directeurs de l'Opéra et j'ai accepté la proposition que m'a faite Jullien (le directeur du théâtre de Drury Lane) de conduire l'orchestre. Il me donne pour cela dix mille francs, plus dix autres mille francs pour monter quatre concerts avec ma musique; en outre, il m'engage pour écrire un opéra en trois actes destiné à la seconde année. Je ne serai occupé à Londres que quatre mois de l'année. Tu vois qu'il n'y avait pas à hésiter et que j'ai dû définitivement renoncer à la belle France pour la perfide Albion.

Je vais écrire encore une lettre pour les Débats et je partirai pour la Côte. La première sur Vienne a paru avant-hier. Je t'adresserai celles sur la Russie: c'est convenu.

Je m'attends à être passablement assommé par les conversations côtoises, viennoises et grenobloises; mais je suis bronzé à ce sujet depuis longtemps et je pense que je me tirerai à mon honneur de cette nouvelle épreuve.

D'après ce que tu me narres, je vois d'ailleurs que nous sommes beaucoup moins melons en Dauphiné qu'en Provence. On s'y occupe même énormément de littérature moderne,—pour la dénigrer, bien entendu. On en est à Voltaire; mais enfin on lit, et, comme aux bords de la Garonne...

On lit, on jase, on déraisonne,
On absurde un petit moment...

Il faut faire le verbe absurder.

Si je pars assez tôt pour la Côte, comme tu ne reviens qu'en octobre, je suis fort capable d'aller te dire bonjour à Avignon.

XXXV.

A M. TAJAN-ROGÉ[75].

Londres, 10 novembre 1847.

Mon cher Rogé,

Je serais bien coupable de n'avoir pas encore répondu à votre aimable lettre, si les deux cent mille tracas de toute espèce qui m'ont assailli à mon retour à Paris ne me servaient d'excuse. Vous n'avez pas une idée exacte de mon existence dans cette infernale ville, qui prétend être le centre des arts. Je viens d'y échapper enfin. Me voilà en Angleterre avec une position indépendante (financièrement parlant) et telle que je n'avais pas osé l'ambitionner. Je suis chargé de la direction de l'orchestre du grand opéra anglais qui va s'ouvrir à Drury-Lane dans un mois; de plus, je suis engagé pour quatre concerts composés exclusivement de mes ouvrages, et en troisième lieu pour écrire un opéra en trois actes destiné à la saison de 1848. L'opéra anglais ne durera que trois mois cette année et ne pourra avoir qu'une troupe de chanteurs fort incomplète à cause de la précipitation avec laquelle il vient d'être organisé et d'une circonstance fatale qui nous privera cette année du concours de Pischek (un artiste allemand merveilleux sur lequel nous comptions). Le directeur est prêt à tous les sacrifices et ne compte que sur la seconde année. Les chœurs et l'orchestre en revanche sont splendides. Pour mes concerts, nous ne commencerons qu'en janvier; je crois qu'ils marcheront bien. Jullien (le directeur) est un homme d'audace et d'intelligence qui connaît Londres et les Anglais mieux que qui que ce soit. Il a déjà fait sa fortune et il s'est mis en tête de construire la mienne. Je le laisse faire, puisqu'il ne veut, pour y parvenir, employer que des moyens avoués par l'art et le goût. Mais la foi me manque... J'ai eu le plaisir de voir une fois madame Rogé à Paris; elle est sans doute allée vous rejoindre maintenant. J'ai présenté votre ami à Alfred de Vigny, qui l'a engagé à venir le voir de temps en temps et à recourir à son intervention dans toutes les affaires littéraires pour lesquelles il pourrait le servir.

Vous me demandez des notes pour votre brochure; mais je ne sais vraiment rien de plus que ce que je vous ai dit. Nos artistes deviennent de plus en plus malheureux, parce que la direction des arts devient pire. Voilà pourtant une anecdote qui pourra figurer dans votre travail. Pendant les derniers temps de la direction Pillet, les répétitions générales devenaient de plus en plus nombreuses pour les ouvrages nouveaux, sans que les besoins de l'exécution en fissent sentir la nécessité. Comme les musiciens s'en plaignaient, un jour, Habeneck et Tulou, qui connaissaient la cause de ce surcroît de travail, finirent par leur répondre: «Eh! applaudissez donc madame X.....! Vous ne voyez pas qu'elle enrage de votre silence, et tant qu'elle n'aura pas eu un succès de répétition, un succès d'orchestre, elle vous fera piocher comme des galériens!» En effet, l'orchestre, qui voulait en finir, se décida le lendemain à lui faire un bruyant accueil, et la diva, satisfaite, trouva que l'ouvrage marchait bien et qu'on pouvait afficher la première représentation. Que dites-vous de ce système d'extraction de l'enthousiasme[76]?... Voilà l'Opéra débarrassé de madame X....., mais Dieu sait s'il marchera moins mal pour cela. Tout le monde pense que ce sera exactement de même que sous Pillet. Duponchel et Roqueplan n'ont pas plus de savoir que lui et détestent bien davantage toute tendance musicale. Les conséquences sont faciles à prévoir. J'ai failli entrer dans cette détestable officine comme directeur de l'exécution chorale; mais le bonheur a voulu que je pusse faire volte-face à temps, en conservant tous les avantages. J'ai voulu garder à l'égard des directeurs une position d'ami de la maison, que je suis heureux de laisser maintenant sur le dos de mon successeur au Journal des Débats. Je ne reprendrai mes feuilletons qu'en rentrant en France, au mois de mars, ou même plus tard. J'aurai cinq ou six mois de bon temps, chaque année. Je suis engagé ici pour six ans. Je publierai seulement pendant mon séjour à Londres, cet hiver, la suite de mes lettres sur mes excursions musicales. Vous avez peut-être vu les trois premières sur Vienne et Pesth. Je vais maintenant écrire celles de Prague et de la Russie. J'ai conservé de Pétersbourg un souvenir bien vif, et je vous avoue, malgré votre désir extrême d'en sortir, que j'y reviendrais avec grande joie. Rappelez-moi à la mémoire de tous ces artistes, vos confrères, qui m'ont si chaleureusement secondé, de la famille Mohrer, de madame Merss, de cet excellent Cavos et de Romberg (à qui je dois écrire sous peu), et surtout de Guillou, ce véritable artiste, cordial, intelligent, dévoué, dont je suis si heureux d'avoir fait la connaissance. Dites-lui bien qu'il ne regrette pas trop Paris et qu'il y mourrait d'une colère contenue, s'il était obligé de l'habiter maintenant.

Desmarest a été bien sensible à votre souvenir. Je vous le dis, parce que, sans aucun doute, il ne vous l'aura pas dit lui-même, il est trop Parisien pour vous avoir répondu. Sa place à l'Opéra est devenue meilleure, sans être bien merveilleuse; pourtant, si je pouvais parvenir à le caser convenablement ici, il m'a avoué qu'il m'y suivrait de grand cœur. J'en serais heureux sous tous les rapports; mais il n'y a pas beaucoup de chance en notre faveur. Tout est pris, et bien pris.

Je suis venu seul à Londres; vous pouvez en deviner les raisons. D'ailleurs, j'avais un prodigieux besoin de cette liberté qui m'a toujours et partout manqué jusqu'ici. Il a fallu non pas un coup d'État, mais bien une succession de coups d'État pour parvenir à la reprendre. Cependant, tant que nous n'aurons pas commencé nos grandes répétitions, l'isolement où je vis une grande partie de mon temps me paraîtra étrange.

Puisque j'en suis à vous faire des confidences, croiriez-vous que je me suis laissé prendre à Pétersbourg par un amour véritable autant que grotesque?... (Ici je vous laisse rire à grand orchestre et dans le mode majeur!... Allez! allez! ne vous gênez pas...) Je continue.—Par un amour poétique, atroce et parfaitement innocent (avec ou sans calembour), pour une jeune (pas trop jeune) fille qui me disait: «Je vous écriverai» et qui, en parlant des obsessions de sa mère pour la marier, ajoutait: «C'est une scie!» Combien de promenades nous avons faites ensemble dans les quartiers excentriques de Pétersbourg et jusque dans les champs, de neuf à onze heures du soir!... Que de larmes amères j'ai versées quand elle me disait comme la Marguerite de Faust: «Mon Dieu, je ne comprends pas ce que vous pouvez trouver en moi... je ne suis qu'une pauvre fille bien au-dessous de vous... il n'est pas possible que vous m'aimiez ainsi, etc., etc.» C'est pourtant si possible que c'est vrai, et que j'ai pensé mourir de désespoir quand j'ai passé devant le Grand-Théâtre en quittant en poste Pétersbourg. De plus, j'ai été réellement malade à Berlin de ne pas y trouver une lettre d'elle. Elle m'avait tant promis qu'elle m'écriverait!... Elle est sans doute mariée maintenant. Son fiancé, qui partit le soir de mon premier concert, est certainement revenu depuis longtemps.

O Dieu! je nous vois encore sur le bord de la Newa, un soir, au soleil couchant.... Quelle trombe de passion! Je lui broyais le bras contre ma poitrine; je lui chantais la phrase de l'adagio de Roméo et Juliette:

notation musicale

je lui promettais, je lui offrais, tout ce que je pouvais promettre et offrir.... et je n'ai pas obtenu seulement deux lignes depuis mon départ. Je ne suis pas même sûr que ce soit elle qui m'a fait un signe d'adieu de loin au moment de monter en voiture à la poste!.... Adieu, adieu. Vous m'écriverez, au moins, vous.

XXXVI.

A M. AUGUSTE MOREL.

Londres, 31 novembre [1847]. Harley street, 76.

Mon cher Morel,

Jullien me charge de vous écrire confidentiellement pour savoir de vous la vérité sur le succès de l'opéra de Verdi[77]. Peu importe le mérite de l'œuvre, c'est une question de directeur que je vous transmets.

Nous n'ouvrirons pas avant huit jours; la Fiancée de Lammermoor par madame Gras et Reeves ne peut à mon sens manquer de bien marcher. Reeves a une jolie voix naturelle et il chante aussi bien que cette effroyable langue anglaise puisse permettre de chanter.

Le baryton Withworth est moins bien; nous attendons tous les jours Staudigl. On monte, en attendant, l'opéra de Balfe. L'orchestre est superbe, et, à part quelques imperfections de justesse dans les instruments à vent, on n'en trouverait guère de meilleur. Nous avons 120 choristes qui vont bien aussi. Tout ce monde m'a fait un accueil très chaleureux, le jour où Jullien a fait jouer dans un de ses concerts l'Invitation à la valse. L'orchestre m'a fait une ovation et le public a redemandé le morceau de.... Weber! et puis nous avons bien des artistes français et allemands et italiens qui me connaissaient déjà et me sont tout dévoués. Tels sont Tolbecque, Rousselot, Sainton, Piatti, Eisenbaum, Beauman, etc., etc. Je ne commencerai mes concerts qu'au mois de janvier.

Maintenant seriez-vous assez bon pour aller chez Th. Gautier, villa Beaujon, avenue Byron, nº 14 (pardon de la course), lui demander une réponse à la lettre que je lui écrivis il y a plus de quinze jours; il s'agissait d'un ballet que Jullien lui demande immédiatement pour mademoiselle Fuoco et qui doit être mis en scène par Coralli père. Jullien a besoin de savoir tout de suite si Gautier consent à le faire, à quelles conditions, et s'il peut livrer le manuscrit avant le 15 décembre.

Je vous en prie, acceptez cette corvée; mille amitiés à Desmarest. Je m'ennuie terriblement dans le joli appartement que Jullien m'a donné. J'ai reçu pourtant force invitations depuis que je suis ici, et votre ami M. Grimblot a la bonté de me venir voir souvent. Il m'a fait recevoir de son club; mais Dieu sait le divertissement qu'on peut trouver dans un club anglais! Macready a donné en mon honneur un magnifique dîner, il y a huit jours; c'est un homme charmant et point du tout prétentieux dans son intérieur. Il est terrible aux répétitions, et il a raison de se montrer tel. Je l'ai vu, l'autre jour, dans une nouvelle tragédie, Philippe d'Artevelde; il y est superbe, et il a mis en scène la pièce d'une manière vraiment extraordinaire: personne ici n'entend comme lui l'art de grouper les masses populaires et de les faire agir. C'est admirable.

XXXVII.

AU MÊME.

Londres, 8 décembre [1847]

Mon cher Morel,

Toujours des commissions!... Soyez assez bon pour aller au reçu de cette lettre chez mon graveur Parent, 43, rue Rochechouart, et lui dire qu'il m'envoie tout de suite par la diligence les parties d'instruments à vent, harpe et timbales, etc., d'Harold, en double, comme je lui ai indiqué dans une note qu'il a entre les mains; plus, la feuille volante des altos où se trouvait une faute qu'il doit avoir corrigée; plus les exemplaires fautifs que je lui ai renvoyés de Londres. J'en ai besoin pour vérifier les corrections. En outre, s'il ne peut m'envoyer une épreuve telle quelle de la partition, il m'en renverra le manuscrit. Je vous recommande de vous assurer de la voie par laquelle tout ceci me parviendra, car vous comprenez que je ne voudrais pas perdre votre partition.

Maintenant, je dois vous dire que l'ouverture de notre grand opéra a eu un succès immense; toute la presse anglaise s'accorde à nous louer. Madame Gras et Reeves, le ténor (dans Lucie), ont été rappelés quatre ou cinq fois avec frénésie. Et vraiment l'un et l'autre le méritaient. Reeves est une découverte sans prix pour Jullien; il a une voix charmante, d'un timbre essentiellement distingué et sympathique, il est très bon musicien, sa figure est très expressive et il joue avec son feu national d'Irlandais. A mon entrée à l'orchestre, la salle m'a fait une superbe réception. Nous avons joué pour commencer la belle ouverture d'Éléonore de Beethoven, nº 1, superbement. On a redemandé dans Lucie le grand sextuor en bemol, qui commence le final du second acte, et ce soir, à la seconde représentation, on a en outre redemandé le chœur en mi bemol du toisième acte.

notation musicale

Les Anglais sont dans la stupéfaction d'entendre dans un théâtre anglais cette masse de cent vingt choristes et ce bel orchestre, et d'avoir un pareil ténor et une telle prima donna. Il n'y a que le ballet qui est misérable, mais nous aurons mieux dans quelque temps.

Je vais commencer à répéter mes symphonies un mois et demi d'avance, dès que les parties d'orchestre et la partition d'Harold me seront parvenues.

Mille pardons de vous faire ainsi courir pour cette affaire, mais je n'ose me fier qu'à vous.

XXXVIII.

AU MÊME.

Londres, 14 janvier 1848.

Mon cher Morel,

Votre lettre m'a fait bien plaisir; je vous en remercie. Si je ne me trompe, elle s'est croisée avec la dernière que je vous ai écrite; car vous ne me dites rien dans la vôtre des journaux que je vous demandais, ni des informations que je vous priais de prendre au sujet d'une commission donnée à Brandus, dont je n'avais point de nouvelles. Je fais ici un métier de cheval de moulin, répétant tous les jours de midi à quatre heures et conduisant tous les soirs l'opéra de sept heures à dix heures. Depuis avant-hier seulement, nous n'avons pas de répétitions et je commence à me remettre d'une grippe qui m'inquiétait, ainsi traitée par la fatigue et les vents froids du théâtre. Vous avez eu sans doute déjà connaissance de l'horrible position où Jullien s'est mis et nous a entraînés tous avec lui. Cependant, comme il faut ruiner son crédit à Paris le moins possible, ne parlez à personne de ce que je vais vous dire. Ce n'est pas l'entreprise de Drury-Lane qui a renversé sa fortune; elle était déjà détruite avant l'ouverture, et il avait sans douta compté sur de fortes recettes pour la relever. Jullien est toujours le même fou que vous avez connu; il n'a pas la moindre idée des nécessités d'un théâtre lyrique, ni des nécessités même les plus évidentes pour une bonne exécution musicale. Il a ouvert son théâtre sans avoir une seule partition à lui, et à l'exception de l'opéra de Balfe qu'il a bien fallu faire copier, nous ne vivons jusqu'à présent que sur le bon vouloir des agents de Lumley, qui nous prêtent les parties d'orchestre des opéras italiens que nous montons. Jullien est en ce moment à faire sa tournée de province, gagnant beaucoup d'argent avec ses concerts-promenades; le théâtre fait ici chaque soir des recettes fort respectables, et, en résumé, après nous avoir fait consentir à la réduction d'un tiers de nos appointements, nous ne sommes pas payés du tout. On paye seulement chaque semaine les choristes, l'orchestre et les ouvriers, afin que le théâtre puisse marcher. Cependant Jullien a vendu il y a quinze jours son magasin de musique de Regent's street près de deux cent mille francs... et je ne puis me faire payer, et les acteurs principaux, le peintre décorateur, les maîtres de chant et de ballet et de mise en scène, tout ce monde est dans le même cas que moi... Concevez-vous rien à cela?

Cependant, il proteste que nous ne perdrons rien, et nous allons toujours, et le public ne demande qu'à venir. Mais le crédit de Jullien à Londres est perdu entièrement... Mon concert est toujours annoncé pour le 7 février. Je n'ai pas voulu ces jours-ci faire de nouvelles répétitions. Je vais les reprendre toutefois jeudi prochain. Nous avons maintenant l'espérance que le théâtre ne fermera pas, grâce à un emprunt qu'un éditeur de musique a procuré à M. Gye, le délégué de Jullien en son absence.

Si Jullien à son retour ne me paye pas, je tâcherai de m'arranger avec Lumley et de donner des concerts au théâtre de la Reine. Car il y a maintenant ici une belle place à prendre pour moi, place laissée vacante par la mort de ce pauvre Mendelssohn. Tout le monde me le répète du matin au soir, la presse et les artistes sont très bien disposés pour moi. Déjà les deux répétitions que j'ai faites d'Harold et du Carnaval romain, et de deux parties de Faust, leur ont fait ouvrir de grands yeux et d'immenses oreilles: j'ai lieu de croire que c'est ici que je dois me faire une belle position. Quant à la France, je n'y pense plus, et Dieu me préserve de céder à des tentations comme celle que vous me donniez dans votre dernière lettre, de venir donner un concert à Paris au mois d'avril. Si jamais j'ai assez d'argent pour DONNER des concerts à mes amis de Paris, je le ferai; mais ne me croyez plus assez simple pour compter sur le public pour en faire les frais. Je ne ferai pas de nouveaux appels à son attention pour ne recueillir que l'indifférence, et perdre l'argent que je gagne avec tant de peines dans mes voyages. Ce sera un grand chagrin pour moi, car les sympathies de mes amis de France me sont toujours les plus chères. Mais l'évidence est là: comparaison faite des impressions que ma musique a produites sur tous les publics de l'Europe qui l'ont entendue, je suis forcé de conclure que c'est le public de Paris qui la comprend le moins. Ai-je jamais vu à Paris, dans mes concerts, des gens du monde, hommes et femmes, émus comme j'en ai vu en Allemagne et en Russie? Ai-je vu des princes du sang s'intéresser à mes compositions au point de se lever à huit heures du matin, pour venir, dans une salle froide et obscure, les entendre répéter, comme faisait à Berlin la princesse de Prusse? Ai-je jamais été invité à prendre la moindre part aux concerts de la cour? La société du Conservatoire, ou du moins ceux qui la dirigent, ne me sont-ils pas hostiles? N'est-il pas grotesque qu'on joue dans ces concerts les œuvres de tout ce qui a un nom quelconque en musique, excepté les miennes?... N'est-il pas blessant pour moi de voir l'Opéra avoir toujours recours à des ravaudeurs musicaux, et ses directeurs toujours armés contre moi de préventions que je rougirais d'avoir à combattre, si la main leur était forcée? La presse ne devient-elle pas ignoble de jour en jour? y voyons-nous autre chose maintenant (à de rares exceptions près) que de l'intrigue, de basses transactions et du crétinisme?

Les gens mêmes que j'ai tant de fois obligés et soutenus par mes feuilletons en ont-ils montré jamais la moindre reconnaissance réelle? Et croyez-vous que je sois la dupe d'une foule de gens au sourire empressé, et qui ne cachent leurs ongles et leurs dents que parce qu'ils savent que j'ai des griffes et des défenses?..... Ne voir partout qu'imbécillité, indifférence, ingratitude ou terreur... voilà mon lot à Paris. Encore si mes amis y étaient heureux! Mais, loin de là, vous êtes presque tous esclaves, dans des positions gênantes et gênées; je ne puis rien pour vous et vos efforts pour moi sont impuissants.

La France donc est effacée de ma carte musicale, et j'ai pris mon parti d'en détourner le plus possible mes yeux et ma pensée. Je ne suis pas aujourd'hui dans la moindre disposition mélancolique, je n'ai pas de spleen; je vous parle avec le plus grand sang-froid, la plus entière lucidité d'esprit. Je vois ce qui est.

Un vif regret pour moi, dans mes absences de plus en plus fréquentes de Paris, c'est de ne pas vous voir; et vous n'en doutez pas, j'espère. Vous savez combien j'apprécie la rectitude de jugement, la bonté d'âme et l'amour de l'art dont vous m'avez donné tant de preuves. Pardonnez-moi donc de vous faire aussi franchement ma profession de foi nationale.

XXXIX.

A M. ALEXIS LWOFF[78].

Londres, 29 janvier 1848.

Mon cher général,

C'est un malade qui vous écrit; en conséquence, ne le grondez pas trop d'avoir tant tardé à vous répondre. Je suis fâché que vous ayez pu me croire contrarié de la publication de ma lettre sur Ondine. Elle ne contenait rien que je tinsse fort à garder secret: mes sentiments d'amitié pour vous d'abord, ma haute estime pour vos rares talents ensuite, et enfin mes observations sur l'insalubrité des ténors auxquels nous sommes généralement exposés, nous tous qui avons le malheur de chercher des intelligences servies par une voix. Mes plaisanteries sur eux m'auront valu quelques douzaines d'ennemis intimes de plus; mais je m'en moque comme d'un opéra comique sur lequel je n'ai pas de feuilleton à faire. Mieux que cela, j'en suis fort aise: j'aime à être détesté des crétins, ils m'autorisent ainsi à leur rendre la pareille.

A propos de crétins, si vous saviez dans quelle crétinière je suis tombé ici!... Mais Dieu sait qui dirige le directeur de ce malheureux théâtre!..... Figurez-vous que cela s'appelle Académie royale de musique, Grand-Opéra anglais, et que, depuis que l'ouverture s'en est faite, c'est-à-dire depuis deux mois, je n'ai à conduire que du Donizetti et du Balfe, Lucia, Linda di Chamounix, the Maid of honour. Nous avions un orchestre superbe; le directeur en a emmené la fleur avec lui dans sa tournée de province où il donne des concerts populaires; et nous devons nous contenter de ce qu'il n'a pas voulu, et marcher quand même.

J'entends des raisonnements sur la musique, sur le public, sur les artistes, qui feraient les quatre cordes de votre violon se rompre de colère, si elles pouvaient les entendre; je subis des chanteuses anglaises qui feraient se briser et se tordre les crins de votre archet...

On m'a engagé aussi pour quatre concerts; je donnerai le premier dans huit jours, le 7 février. Nous n'avons pas encore pu avoir une seule fois l'orchestre complet pour les études. Ces messieurs viennent quand il leur plaît et s'en vont à leurs affaires, les uns au milieu, les autres au quart des répétitions. Le premier jour, je n'ai point eu de cors du tout; le second, j'en ai eu trois; le troisième, j'en ai eu deux qui sont partis après le quatrième morceau. Voilà comment on entend la subordination dans ce pays-ci. Les choristes seuls me sont dévoués presque autant que ceux de Saint-Pétersbourg... Oh! la Russie! et sa cordiale hospitalité, et ses mœurs littéraires et artistiques, et l'organisation de ses théâtres et de sa chapelle, organisation précise, nette, inflexible, sans laquelle, en musique comme en beaucoup d'autres choses, on ne fait rien de bon ni de beau, qui me les rendra? Pourquoi êtes-vous si loin?...

Tenez, général, je suis depuis cinq jours malade, au lit, d'une bronchite violente; c'est la colère, le dégoût et le chagrin qui me l'ont donnée. Pourtant il y a beaucoup à faire ici, à cause du public, qui est attentif, intelligent et vraiment amateur d'œuvres sérieuses.

J'ai entendu le dernier oratorio de ce pauvre Mendelssohn (Elie). C'est magnifiquement grand et d'une somptuosité harmonique indescriptible. J'espère que les inquiétudes dont vous me parlez et qui vous agitent sont dissipées maintenant et que madame Lwoff est rétablie. Veuillez lui présenter mes respectueux hommages. Vous me demandez où je compte passer l'été; je n'en sais rien. Pourtant il est à croire que j'irai visiter encore Nice, comme je fais toujours quand j'ai passé un rude hiver. En tout cas, on vous dira à Paris où je serai; je vous en prie, ne manquez pas de me trouver et de faire que je vous trouve: je serai si heureux de vous voir!...

Vous êtes mille fois bon d'avoir parlé de moi à Sa Majesté et de me laisser encore l'espoir de me fixer près de vous quelque jour. Je ne me berce pas beaucoup de cette idée: tout dépend de l'empereur. S'il voulait, nous ferions de Pétersbourg en six ans le centre du monde musical.

Je n'ai pas eu la moindre nouvelle des comtes Wielhorski; j'ai écrit au comte Michel, il ne m'a pas répondu. La crainte qu'il ne voie dans mes lettres un but intéressé m'empêche de lui écrire de nouveau: j'ai tellement peur d'avoir l'air d'un solliciteur!... Et, pourtant, Dieu sait combien j'ai conservé de vive reconnaissance pour toute les bontés qu'ils ont eues l'un et l'autre pour moi, l'an dernier!

On joue, ce soir, à Drury-Lane, Linda di Chamounix; j'ai le bonheur d'être malade, je ne conduis pas. Je vais tâcher de dormir comme on dort dans une chambre bien close quand on entend pleuvoir à verse au dehors.

XL.

A M. AUGUSTE MOREL.

Londres, samedi, 12 février 1848.

Mon cher Morel,

Ce n'est qu'aujourd'hui seulement que j'ai le temps de vous écrire. Mon concert a eu lieu lundi dernier avec un éclatant succès; l'exécution a été magnifique de verve, de puissance et de précision. Nous avions fait cinq répétitions d'orchestre et dix-huit pour le chœur. Ma musique a pris sur le public anglais comme le feu sur une traînée de poudre; j'ai été rappelé après le concert. On a encore redemandé (comme ailleurs) la marche Hongroise et la scène des Sylphes. Tout ce qui a quelque importance musicale dans Londres était à Drury-Lane ce soir-là, et la plupart des artistes de quelque valeur sont venus après le concert me féliciter. Ils ne s'attendaient à rien de pareil; ils croyaient à une musique diabolique, incompréhensible, dure, sans charme...—Il faut voir comment ils arrangent maintenant nos critiques de Paris. Davison lui-même a fait un article dans le Times dont on lui a, faute de place, ôté la moitié; ce qui en est resté a produit son effet néanmoins. Mais je ne sais ce qu'il pense au fond: avec des opinions comme les siennes, il faut s'attendre à tout. Le vieux Hogarth du Daily News était dans une agitation des plus comiques: «J'ai tout mon sang en feu, m'a-t-il dit; jamais de ma vie je n'ai été excité de la sorte par la musique.» Maintenant je cherche comment je pourrai donner mon second concert. Jullien ne payant plus ses musiciens ni ses choristes, je n'ose m'exposer au danger de les voir me manquer au dernier moment. Hier soir, après Figaro, la défection a commencé. Les cors m'ont averti qu'ils ne viendraient plus. Et mes appointements courent les champs... Dieu sait si je les attraperai jamais.

XLI.

AU MÊME.

Londres, 6 mars [1848].

Mon cher Morel,

Que devenez-vous? Pourquoi ne m'écrivez-vous pas un mot? Où en sont vraiment les affaires musicales? Je l'ai demandé à Desmarest il y a huit jours et, comme de raison, il ne m'a pas répondu. Il faut convenir que Paris est un aimable séjour, et que c'est là, surtout, qu'on peut s'écrier comme je ne sais quel ancien: «O mes amis! il n'y a plus d'amis!» Que le feu du ciel et celui de l'enfer se réunissent pour brûler cette damnée ville... Quand serai-je donc arrivé à ne plus songer à ce qu'on y fricotte!... J'espère que nous allons au moins être débarrassés du droit des hospices sur les concerts; j'espère qu'il n'y aura plus de subventions pour nos stupides théâtres lyriques; j'espère que les directeurs de ces lieux s'en iront comme ils sont venus, et au plus vite; j'espère qu'il n'y aura plus de censure pour les morceaux de chant; j'espère enfin que nous serons libres d'être libres, sinon nous avons une nouvelle mystification à subir.

Que devient M. Bertin? On dit ici qu'il se cache... Que deviennent tous nos précieux ennemis (precious villains), comme dit Shakspeare?

XLII.

A JOSEPH D'ORTIGUE.

76, Harley street, London, 15 mars 1848.

Mon cher d'Ortigue,

Il y a longtemps que je veux t'écrire et, c'est aujourd'hui seulement que j'en trouve le temps. La vie de Londres est encore plus absorbante que celle de Paris; tout est en proportion de l'immensité de la ville.

Je me lève à midi; à une heure, viennent les visiteurs, les amis, les nouvelles connaissances, les artistes qui se font présenter. Bon gré, mal gré, je perds ainsi trois bonnes heures. De quatre à six, je travaille; si je n'ai pas d'invitation, je sors alors pour aller dîner assez loin de chez moi; je lis les journaux; après quoi vient l'heure des théâtres et des concerts: je reste à écouter de la musique telle quelle jusqu'à onze heures et demie. Nous allons enfin trois ou quatre artistes ensemble souper dans quelque taverne et fumer jusqu'à deux heures du matin. Voilà ma vie extérieure... Tu sais, plus ou moins bien, le succès brusque et violent de mon concert de Drury-Lane. Il a déconcerté en quelques heures toutes les prévisions favorables ou hostiles et renversé l'édifice de théories que chacun s'était faites ici sur ma musique d'après les critiques tricornues du continent. Dieu merci! la presse anglaise tout entière s'est prononcée avec une chaleur extraordinaire, et, à part Davison et Gruneisen, je ne connaissais pas un des rédacteurs.

C'est différent maintenant; les principaux d'entre eux sont venus me voir, m'ont écrit et nous avons ensemble de fréquentes et cordiales relations. Il y avait bien longtemps que je n'avais éprouvé une satisfaction aussi vive qu'en lisant l'article de l'Atlas que j'ai envoyé à Brandus et qu'il n'a pas fait traduire. Il est de M. Holmes, l'auteur d'une Vie de Mozart extrêmement admirée ici.

M. Holmes était venu dans la persuasion qu'il allait entendre des duretés, des folies, des non-sens, etc.

Je t'assure que tu eusses été bien heureux de cette grande victoire. Il faut maintenant poursuivre l'ennemi et ne pas s'endormir à Capoue. Jullien ne m'a pas payé, tu le sais. Son théâtre est maintenant un cirque équestre. Les deux théâtres italiens se disputent à qui exécutera le mieux les chefs-d'œuvre italiens. On a joué hier soir l'Attila de Verdi au théâtre de la Reine... Après l'Attila, holà! Les directeurs de Covent-Garden désirent monter un concert shakspearien, composé de Roméo, le Roi Lear, la Ballade sur la mort d'Ophélie et la Tempête. Nous avons eu ensemble une conférence avant-hier, à ce sujet, et je leur ai déclaré qu'à aucun prix, je ne consentirais à organiser cette exécution, s'ils ne m'assuraient quinze jours d'étude pour les voix et quatre répétitions pour l'orchestre. Ils se concertent maintenant à ce sujet.

La Société philharmonique a commencé ses séances avant-hier. On y a exécuté une symphonie de Hesse (l'organiste de Breslau) bien faite, bien froide, bien inutile; une autre en la de Mendelssohn, admirable, magnifique, bien supérieure, selon moi, à celle également en la qu'on joue à Paris. L'orchestre est très bon; à l'exception de quelques instruments à vent, il n'y a rien à lui reprocher, et Costa le dirige à merveille. Personne ne voulait croire, ce soir-là, que la Société ne m'eût encore rien demandé pour ses concerts; c'est pourtant vrai. On dit qu'ils y seront forcés par les journaux et par leur comité. Mais je ne me livrerai qu'avec de grandes précautions aux pattes de velours de tous les vieillards entêtés qui dirigent l'institution. C'est la répétition des manières du Conservatoire de Paris.

J'aurais trop à te dire sur ces petites vanités fiévreuses et goutteuses; et tu les devines sans peine. En résumé, je resterai ici tant que je pourrai, car il faut du temps pour s'y faire place et s'y créer une position. Heureusement, les circonstances sont favorables. Tôt ou tard, cette position arrivera et sera, me dit-on, solide. Je n'ai plus à songer, pour ma carrière musicale, qu'à l'Angleterre ou à la Russie. J'avais, depuis longtemps, fait mon deuil de la France; la dernière révolution rend ma détermination plus ferme et plus indispensable. J'avais à lutter, sous l'ancien gouvernement, contre des haines semées par un feuilleton, contre l'ineptie de ceux qui gouvernent nos théâtres et l'indifférence du public; j'aurais, de plus, la foule des grands compositeurs que la République vient de faire éclore, la musique populaire, philanthropique, nationale et économique. Les arts, en France, sont morts maintenant, et la musique, en particulier, commence déjà à se putréfier; qu'on l'enterre vite! Je sens, d'ici, les miasmes qu'elle exhale...

Je sens, il est vrai, toujours un certain mouvement machinal qui me fait me tourner vers la France quand quelque heureux événement survient dans ma carrière; mais c'est une vieille habitude dont je me déferai avec le temps, un véritable préjugé.

La France, au point de vue musical, n'est qu'un pays de crétins et de gredins: il faudrait être diablement chauvin pour ne pas le reconnaître. Est-il vrai que Perrot ait perdu sa place? Je ne sais si on a daigné me conserver celle de la bibliothèque du Conservatoire qui me rapportait 118 francs par mois. J'ai écrit à ce sujet au ministre de l'intérieur qui, bien entendu, ne m'a pas répondu.

XLIII.

A M. AUGUSTE MOREL.

Londres, lundi 24 avril 1848.

Mille remerciements, mon cher Morel, pour la peine que vous prenez à mon sujet et pour votre lettre si amicale. C'est une bonne fortune en ce temps-ci d'obtenir de Paris une réponse de ses amis... Il est vrai, comme dit le proverbe, qu'il y a fagots et fagots.

Ne m'écrivez pas avant d'avoir reçu une seconde lettre de moi; je ne sais pas encore où je vais loger. J'ai dû quitter la maison de Jullien il y a quatre jours, une nouvelle saisie y ayant été opérée, au nom de la reine, pour la queen's-tax qu'il n'avait pas payée.

Avant-hier, les journaux de Londres ont annoncé la banqueroute de Jullien, qui, dit-on, est, à cette heure, en prison. Je n'ai donc plus rien à espérer de lui.

Les journaux d'ici s'occupent toujours beaucoup de moi; mais la résistance du comité de la Société philharmonique est quelque chose de curieux: ce sont tous des compositeurs anglais, et Costa est à leur tête. Or, ils engagent M. Molique, ils jouent des symphonies nouvelles de M. Hesse et autres; mais je leur inspire, à ce qu'il paraît, une terreur incroyable. Beale, Davison, Rosemberg et quelques autres se sont mis en tête de les forcer à m'engager. Je laisse faire, nous verrons bien. C'est un vieux mur qu'il me faut renverser, et derrière lequel je trouve, tout à moi, le public et la presse.

Paris semble un peu se rasséréner. Dieu veuille que cela dure et que l'Assemblée soit une véritable représentation de la nation. Alors, en effet, on pourrait espérer quelque grande chose. Mais vous ne sauriez croire combien votre sort, à vous, Morel, et celui de quelques autres de nos amis, me préoccupe et m'inquiète. Comment pouvez-vous vous tirer d'affaire au milieu de cette triomphante débâcle?

XLIV.

AU MÊME.

Londres, 16 mai 1848.

Mon cher Morel,

Je ne puis vous dire combien je suis touché de votre sollicitude à mon sujet et de l'insistance que vous mettez à me faire retourner à Paris. Malheureusement, toute aigreur à part, je suis forcé de vous démontrer que la raison qui me fait rester est une raison d'argent. J'ai encore à recevoir de Beale[79] le prix de deux morceaux qui ne sont pas terminés, et un concert s'organise à peu de frais pour le 29 juin. Si j'y gagne quelques sous, ce sera un grand bonheur, tandis qu'à Paris je suis sûr de n'avoir rien à gagner du tout et, en y allant en ce moment, de perdre le peu que je recevrai ici. Je fais très peu de dépenses à Londres, d'ailleurs; aussitôt que je serai sûr de n'y avoir plus rien à faire, je retournerai à Paris, en souhaitant, sans l'espérer, que vous ne vous abusiez pas sur les chances qui me restent d'y trouver un emploi musical. Peut-être à cette époque MM. Marie, Schœlcher, Pyat, ne seront plus rien; le terrain est mouvant comme du sable. D'ailleurs que peuvent-ils? Il s'agit d'argent, personne n'en a pour les nécessités de la vie; la République a bien à faire d'en dépenser pour le luxe des arts.... Cela saute aux yeux. Et une fois que je serai au bout de ce qui me reste, il n'y aura plus pour moi qu'à aller m'asseoir au coin d'une borne et à y mourir de faim comme un chien perdu, ou à me faire sauter la cervelle. On n'a pas encore fait un acte ni dit un mot qui puisse fournir un argument contre mes prévisions. Mais enfin, comme il en serait de même ici, après l'époque où je n'aurai plus rien à y faire, autant vaut-il crever à Paris qu'ailleurs.

Adieu; quoi qu'il en soit de mon horrible position et de la certitude que j'ai d'être de trop dans le monde, croyez à toute ma reconnaissante amitié et à la confiance que j'ai dans la vôtre.

XLV.

A M. GUILLAUME LENZ, A SAINT-PÉTERSBOURG.

Paris, 22 décembre 1848.

Comment! si je m'en souviens... Il faudrait que j'eusse à la fois bien peu de cœur et bien peu de mémoire pour ne pas m'en souvenir!... Et nos parties de billard, chez M. le comte Michel[80], parties que nous faisions avec tant de calembours et force carambolages de mots! et tant de cigares fumés, tant de bière bue, tant d'opinions musicales débattues. Non, mon cher monsieur, je n'ai rien oublié, et je vous prie de n'avoir point à mon sujet de ces idées calomniatrices.

Je vous écrirais mille folies, si le ton de votre lettre n'eût été un peu triste: vous m'y parlez, à la façon d'un moribond, des éventualités cholériques... Cela m'a douloureusement ému. Sous l'empire d'une préoccupation semblable, peu de jours avant la réception de votre aimable lettre, j'avais écrit à M. le comte Michel Wielhorski pour lui demander de ses nouvelles. J'espère que tout va bien chez lui.

Notre choléra républicain nous laisse un peu de répit en ce moment; on ne clube plus beaucoup; les rouges rongent leur frein; le suffrage universel nous a donné une majorité foudroyante pour Louis-Napoléon; les paysans comptent ne plus payer d'impôts de longtemps, et fondent de grandes espérances sur les bons conseils que l'empereur donnera à son neveu. Car on sait à quoi s'en tenir sur cette bourde de la mort de l'empereur... Ah bien, oui, il s'est seulement retiré des affaires... On va aussi s'occuper bientôt de la répartition des milliards que Napoléon (le Grand) a rapportés de sa campagne d'Égypte, trésor inépuisable déterré sous la grande Pyramide. Nous allons filer des jours d'or et tout ira de soie.

Pardon de cet indigne calembour! Comme vous devez rire là-bas et vous moquer de nous; de nous, qui nous intitulons les peuples avancés! Savez-vous comment on appelle les bécasses trop faites, les bécasses pourries? Ce sont aussi des bécasses avancées. Enfin, que la volonté de Dieu soit faite! J'ai bien de la bonté, n'est-ce pas? Il est très sûr qu'elle se fera toujours.

Et vous pensez encore à la musique! Barbares que vous êtes! Quelle pitié! au lieu de travailler au grand œuvre, à l'abolition radicale de la famille, de la propriété, de l'intelligence, de la civilisation, de la vie, de l'humanité, vous vous occupez des œuvres de Beethoven!!... Vous rêvez de sonates! vous écrivez un livre d'art[81]!

Ironie à part, je vous en remercie. Nous sommes donc encore quelques vivants adorateurs du beau. Rari... Mais comment faire connaître votre travail dans notre gurgite?

Nous n'avons plus qu'un seul journal musical, la Gazette musicale. J'ai fait part de ce que vous m'avez écrit à M. Brandus, directeur de ce journal, et il paraît fort disposé à insérer des fragments de votre ouvrage, mais il voudrait le connaître.

De mon côté, j'en parlerais avec bien du plaisir dans l'un de mes feuilletons des Débats, quand une partie au moins du livre aurait paru d'une façon ou d'une autre. Je ne sais quel moyen vous indiquer pour me faire parvenir votre manuscrit. Cela me paraît fort délicat. La perte d'un imprimé n'est rien; mais un manuscrit qui s'égare, c'est irréparable. Je crois que le plus sûr serait de le confier à quelqu'un qui aurait le malheur de venir en France, en lui recommandant de me le remettre sans intermédiaire. Cherchez cette occasion, et ne doutez pas de mon empressement à entrer dans vos vues.

Mille amitiés respectueuses à nos excellents amis de la place Michel. Je vous serre la main. Dieu vous garde de la république, et surtout des républicains!

notation musicale

XLVI.

A M. ALEXIS LWOFF.

Paris, 23 février 1849.

Mon cher monsieur Lwoff,

J'ai été très sensible au reproche bienveillant que vous m'adressez au commencement de votre lettre; j'ai vu par là que vous ne saviez pas toute la reconnaissante amitié que j'ai pour vous, amitié bien vive, bien sincère et que le temps et l'absence n'altéreront pas. J'ignorais quelles étaient vos relations avec M. Lenz, et c'est la cause du silence que vous me reprochez. L'indifférence ni l'oubli n'y sont pour rien, soyez-en tout à fait persuadé.

Je me suis occupé des deux choses dont vous m'avez fait le plaisir de me parler. Meyerbeer s'était déjà, de son côté, acquitté de la commission relative à un poème nouveau.

Sans nous être donné le mot, nous sommes allés tous les deux frapper à la même porte, celle de Saint-Georges. Dès les premiers mots, Saint-Georges m'a appris que Meyerbeer vous avait répondu et envoyé en même temps le consentement du librettiste à vous livrer un opéra nouveau qu'il vient de finir. Vous devez donc être instruit de tout ce qui a trait à votre question.

Quant à l'autre travail dont Saint-Georges se chargera également, il le trouve beaucoup plus difficile et plus long que d'écrire un opéra nouveau, à cause de la nécessité de conserver la musique.

Pour refaire Ondine en trois actes, Saint-Georges demande... que vous lui procuriez une partition des voix, sans laquelle il ne peut appliquer ses nouvelles paroles à la musique. Je ne sais ce que vous penserez de la proposition; la partition me paraît indispensable et toutes les imitations ou traductions de paroles, si fidèles qu'elles soient, ne sauraient la remplacer[82].

Saint-Georges demeure rue de Trévise, numéro 6. C'est un homme habile pour ces sortes de choses, et l'énorme succès du Val d'Andorre donne en ce moment plus d'autorité encore à son nom.

Si vous lisez la Gazette musicale et les Débats, vous devez être au courant de tout ce qui se fait chez nous en musique, cet hiver. Je ne vous en parlerai donc pas. Dimanche dernier, soit dit seulement en passant, Spontini, avec son second acte de la Vestale, a tellement enthousiasmé et bouleversé le public du Conservatoire que nous ressemblions à une assemblée de fous. J'en pleure encore en vous en parlant. Je viens de faire deux feuilletons là-dessus; peut-être vous tomberont-ils sous les yeux: ils paraîtront ces jours-ci dans la Gazette musicale et les Débats.

Je travaille en ce moment à un grand Te Deum à deux chœurs avec orchestre et orgue obligés. Cela prend une certaine tournure. J'en ai encore pour deux mois à travailler; il y aura sept grands morceaux.

Adieu, mon cher général; ne m'oubliez pas plus que je ne vous oublie: je ne vous en demande pas davantage.

XLVII.

A M. LECOURT, AVOCAT, A MARSEILLE.

Paris, jeudi 3 avril 1851.

Mon cher Lecourt,

Allez trouver M. Morel et dites-lui de ma part que nous venons de répéter pour la première fois son ouverture et que tous nous la trouvons admirable. Elle sera exécutée à notre concert[83] du 29 de ce mois. Nous l'avons dite trois fois ce matin; l'orchestre était à peu près complet, et déjà elle marche assez bien. Nous aurons encore quatre répétitions.

Je jure que c'est un meurtre de voir éloigné du centre musical un artiste de la valeur de Morel. Son ouverture le prouverait seule. Il y a là une habileté harmonique, une science d'instrumentation et de modulations, un sentiment du rhythme et une distinction mélodique qui, selon moi, sont du premier ordre. Et je puis vous dire, à vous Lecourt, que mon amitié pour l'auteur ne m'influence pas le moins du monde en sa faveur. Ce serait de Carafa ou d'Adam que je dirais la même chose. Seulement je serais mille fois plus surpris. Je ne retrouve pas la dernière lettre de Morel, et j'ai encore oublié son adresse, voilà pourquoi je ne lui écris pas directement.

Adieu; je vais changer de tout (il s'agit de vêtements, et non de sentiments); cette sacrée ouverture m'a fait suer à torrents et je suis tout trempé.

P.-S.—Dites-lui que Louis est arrivé bien fort, bien portant, bien épris de sa carrière; qu'il repart pour les Antilles dans quinze jours, et qu'il serre la main de son ami Morel.

XLVIII.

A M. AUGUSTE MOREL.

Paris, vendredi 9 mai 1851.

Mon cher Morel,

J'ai été si occupé tous ces derniers jours, que je n'ai pas eu l'esprit de trouver dix minutes pour vous écrire. Après le concert où votre ouverture a si brillamment figuré, nous en avons eu deux autres coup sur coup, au Jardin d'hiver, pour lesquels l'orchestre était payé, et qu'il n'y avait, en conséquence, pas moyen de refuser.

Maintenant je pars pour Londres, le ministre du commerce ayant eu l'idée (singulière pour un Français) de me prendre pour juge du mérite des divers fabricants d'instruments de musique, exposant leurs travaux dans le Cristal-Palace. Je ne reviens pas de mon étonnement... Nous avons eu, hier et avant-hier, des réunions de jurés, et je prends ce soir le chemin de fer. J'aurai beaucoup à faire, étant le seul musicien de la commission. Votre ouverture a été fort bien exécutée et médiocrement applaudie, mais admirée de tous les artistes et des vrais amateurs. Vos billets ont été remis d'après vos indications. Je me réserve de vous la faire entendre quelque jour avec un orchestre immense, car c'est une œuvre de grandes masses; Bourges en a bien parlé dans la Gazette musicale. J'y viendrai, à mon tour, je ne sais quand, dans le Journal des Débats.

Il est question d'une gigantesque entreprise musicale dont on me confierait la direction à Londres, et où figurerait le Te Deum. Si les fonds se font, je vous écrirai pour que vous veniez m'aider, soit aux études de Paris, soit à celles de Londres, car il faudra bien du monde et bien de l'intelligence pour mener à bien ce projet.

XLIX.

A JOSEPH D'ORTIGUE.

Londres, 21 juin 1851. 27, Queen Anne street, Cavendish square.

Mon cher d'Ortigue,

J'ai déjà fait un rapport en faveur de M. Ducroquet; ainsi il a tout lieu d'être content de moi. Je n'en puis dire autant du jeune homme qui touche son orgue, car je maudis ce malheureux. Il nous régale chaque jour de deux ou trois douzaines de polkas, sans compter les cavatines d'opéras bouffons; il prend sans doute les Anglais pour des imbéciles!...

Je réponds à tes paragraphes:

1º Je ne me rappelle pas la date de l'article où il est question de la chapelle de Saint-Pétersbourg; il a paru il y a quatre mois au moins. Va de ma part au bureau du journal; on te le trouvera.

2º Ce n'est, je crois, que dans mon voyage d'Italie, à l'article du concours de l'Institut, que j'ai parlé de la marche de Cherubini. J'ignorais que tu eusses un livre sur le chantier. En tout cas, je serai à Paris bien avant le 31 juillet, et nous en causerons.

Tâche de lire mon second article dans les Débats; s'il n'a pas paru à Paris aujourd'hui, il faut le guetter chaque jour. J'y raconte l'impression sans égale que j'ai reçue dernièrement dans la cathédrale de Saint-Paul, en entendant le chœur des six mille cinq cents enfants des écoles de charité, qui s'y réunissent une fois l'an. C'est, sans comparaison, la cérémonie la plus imposante, la plus babylonienne à laquelle il m'ait, jusqu'à présent, été donné d'assister. Je me sens encore ému en t'en parlant. Voilà la réalisation d'une partie de mes rêves et la preuve que la puissance des masses musicales est encore absolument inconnue. Sur le continent, du moins, on ne s'en doute pas plus que les Chinois ne se doutent de notre musique.

A ce propos, vois aussi mon article du 31 mai; tu y trouveras une relation de ma visite à la chanteuse chinoise et à son maître de musique. Tu verras ce qu'il faut penser de ces folles inventions de quelques théoriciens savants sur une prétendue musique par quarts de ton. Il n'y a rien de bête comme un savant.

Dis à M. Arnaud que je serai bien heureux de mettre en musique une série de ses poèmes sur Jeanne d'Arc, si, pour moi aussi, une voix d'en haut se fait entendre. Qu'il tâche de faire de petites strophes; les longs couplets et les grands vers sont mortels à la mélodie. Il faudrait pouvoir faire de cela une légende populaire, toute simple mais digne, en une foule de parties ou chansons.

Adieu; je suis obsédé d'instruments de musique et plus encore de facteurs.

C'est la France qui l'emporte, sans comparaison possible, sur toute l'Europe. Érard, Sax et Vuillaume. Tout le reste tient plus ou moins du genre chaudron, mirliton et pochette.

L.

A M. ALEXIS LWOFF.

Paris, 21 janvier 1852.

C'est à moi de m'excuser, au contraire, d'avoir écrit aussi tard un article aussi insuffisant; mais vous ne pouvez savoir comment ces affaires de feuilletons s'arrangent et de combien de niaiseries nous sommes forcés de parler avant de pouvoir étudier les choses importantes.

Enfin, bon ou mauvais, l'article a paru, et, s'il vous satisfait à peu près, je suis plus que content.

Il faut que je vous remercie maintenant de la proposition que vous me faites au sujet de votre Stabat. Malheureusement, vous êtes à mille lieues de vous douter de l'état musical au milieu duquel nous avons la honte de vivre à Paris. Notre Société philharmonique n'a pas encore essayé de reprendre ses séances et je ne sais si elle les recommencera. Les recettes étaient si faibles, que les artistes n'y gagnaient presque rien. De là leur inexactitude désespérante aux répétitions, de là l'impossibilité de leur faire apprendre un important ouvrage nouveau.

J'ai fini l'an dernier trois partitions nouvelles, et, à l'heure qu'il est, je n'ai pas pu trouver l'occasion d'en entendre une note, et pas un éditeur n'a osé les publier. Je crois en outre que l'exécution et la vente d'un Stabat sont encore plus difficiles que celles de tout autre ouvrage, à cause de l'impossibilité d'obtenir des Parisiens l'attention nécessaire à une composition grave et triste.

Voilà l'exacte vérité.

Rien n'est plus possible à Paris, et je crois que, le mois prochain, je vais retourner en Angleterre où le désir d'aimer la musique est au moins réel et persistant. Ici toute place est prise; les médiocrités se mangent entre elles et l'on assiste au combat et aux repas de ces chiens avec presque autant de colère que de dégoût.

Les jugements de la presse et du public sont d'une sottise et d'une frivolité dont rien ne peut offrir d'exemple chez les autres nations. Chez nous, le beau, ce n'est pas le laid, c'est le plat; on n'aime pas plus le mauvais que le bon, on préfère le médiocre; le sentiment du vrai dans l'art est aussi éteint que celui du juste en morale, et, sans l'énergie du président de la République, nous en serions à cette heure à nous voir assassiner dans nos maisons. Grâce à lui et à l'armée, nous vivons tranquilles en ce moment; mais nous, artistes, nous vivons morts (pardonnez-moi l'antithèse).

Si vous trouvez que je puisse vous être utile de quelque façon par mon feuilleton, ne manquez pas, je vous prie, de m'en informer, ce sera toujours un bonheur pour moi d'entretenir le petit nombre de lecteurs sérieux que nous avons en France des choses grandes et sérieuses qui se font en Russie. D'ailleurs, c'est une dette que je voudrais pouvoir acquitter. Je n'oublierai jamais, croyez-le bien, l'accueil que j'ai reçu de la société russe en général, de vous en particulier, et la bienveillance que m'ont témoignée et l'impératrice et toute la famille de votre grand empereur. Quel malheur qu'il n'aime pas la musique!

Adieu, cher maître; rappelez-moi au souvenir de votre merveilleuse Chapelle, et dites aux artistes qui la composent que j'aurais bien besoin de les entendre, pour me faire verser toutes les larmes que je sens brûler en moi et qui me retombent sur le cœur.

LI.

A M. AUGUSTE MOREL

Paris, 10 février 1852.

Mon cher Morel,

Je ne vous ai pas écrit depuis trop longtemps, c'est mal, très mal de ma part, et je vous prie de me pardonner cette négligence apparente. Vous savez par les journaux toutes les nouvelles musicales de Paris. Je ne vous en dirai donc rien. J'allais partir demain pour Weimar, la première représentation de Benvenuto devant avoir lieu le 16 de ce mois, jour de la fête de la grande-duchesse. Et voilà que Liszt m'écrit pour m'annoncer la maladie de deux des principaux chanteurs, le ténor (Cellini) et l'Ascanio (mezzo soprano). Cela retardera donc la chose de quinze ou vingt jours. Or, comme je dois être rendu à Londres le 1er mars, je ne ferai pas le voyage d'Allemagne très probablement.

Notre philarmonique de Paris étant à vau-l'eau, j'ai fait porter votre Ouverture (très belle) dans ma chambre de la bibliothèque du Conservatoire, où se trouve exclusivement la musique qui m'appartient; si vous en aviez besoin, Rocquemont (qui demeure rue Saint-Marc, 27) irait la prendre avec un mot de moi et vous la ferait parvenir.

Je suis au fond assez vexé de ne pas aller entendre Benvenuto. Liszt dit que cela va à merveille; voilà quatre mois qu'on y travaille. J'avais bien nettoyé, reficelé, restauré la partition avant de l'envoyer. Je ne l'avais pas regardée depuis treize ans; c'est diablement vivace, je ne trouverai jamais une telle averse de jeunes idées. Quels ravages ces gens de l'Opéra m'avaient fait faire là dedans!... J'ai tout remis en ordre. Et votre nouveau quatuor, quand le grave-t-on? quand l'entendrons-nous? Ah! scélérat! si vous vous mettez à faire aussi modestement des chefs-d'œuvre!... Il était temps; personne ne pouvait plus faire de quatuors.

P.-S.—Tout l'Opéra est en émoi à cause de mon dernier feuilleton, que Bertin a fait passer malgré la censure (par mégarde!!!). Je reçois des lettres de félicitations, des visites, des congratulations, et les autres m'ont en abomination.

LII.

A JOSEPH D'ORTIGUE.

[Londres], 23 mars [1852].

Mon cher d'Ortigue,

Je t'écris trois lignes pour que tu saches que j'ai obtenu hier soir un succès pyramidal. Redemandé, je ne sais combien de fois, acclamé et tout (sic) comme compositeur et comme chef d'orchestre. Ce matin, je lis dans le Times, le Morning Post, le Morning Herald, l'Advertiser et autres, des dithyrambes comme on n'en écrivit jamais sur moi. Je viens d'écrire à M. Bertin pour que notre ami Raymond, du Journal des Débats, fasse un pot-pourri de tous ces articles et qu'on sache au moins la chose.

La consternation est dans le camp de la vieille société philharmonique. Costa et Anderson boivent leur bile à pleins verres.

Je n'ai pu faire entrer à Exeter Hall qu'une de tes dames; mais l'autre a trouvé le moyen d'entrer aussi (en payant, je le crains). Enfin, sois content. Tout va bien. J'ai un fameux orchestre et un admirable entrepreneur (Beale) qui ne lésine pas. Depuis hier, il est à moitié fou de joie. C'est un grand événement pour l'art musical ici et pour moi que ce succès. Les conséquences n'en sont guère douteuses, à ce que chacun dit.

Adieu, mille amitiés. Va voir Brandus, si tu en as le temps, et prie-le de tirer la moelle des journaux anglais pour sa Gazette. C'est curieux, je t'assure.

LIII.

AU MÊME.

Londres, 30 avril 1852.

Je n'ai pas vu ton article dans les Débats. Écris-moi un mot pour m'instruire de tes relations avec M. Bertin. A-t-il imprimé ton travail sur M. Lehman (c'est, je crois, le nom de l'organiste). As-tu narré les malheurs du Juif errant[84]? Quel est le succès? Quelle est la valeur de l'ouvrage? J'ignore tout cela. Quelques mots échappés à la plume d'un des artistes chantant dans l'œuvre nouvelle me donnent à entendre qu'elle a fait, à son apparition, un mezzo fiasco; ce qui, selon moi, ne prouverait rien contre elle. Mais, consacre-moi un quart d'heure pour me mettre au courant.

Avant-hier soir a eu lieu notre troisième concert et la seconde exécution des quatre premières parties de Roméo et Juliette. Tout a été rendu avec une verve, une finesse, une intelligence inconnues dans ce pays-ci. L'orchestre, à certains moments, dépassait en puissance tout ce que j'ai encore entendu. Le morceau de la Fête, qui m'avait moins satisfait le premier jour, a été rendu comme il ne le fut jamais ailleurs... et croirais-tu que dans l'Introduction le solo du trombone a été interrompu, après sa troisième période, par des salves d'applaudissements!

Quant à ceux qui ont accueilli tout le reste, j'aurais voulu te voir là pour les entendre. Les journaux continuent à me chauffer (excepté le Daily News), qui est rédigé par M. Hogarth, un excellent vieillard qui fut, jusqu'à présent, fort de mes amis, mais qui, depuis quelques années, remplit les fonctions de secrétaire de la Société philharmonique. Indè iræ. Il y a aussi X..., qui fait un peu le Scudo, parce qu'il n'a pas pu tirer de Beale les scudi qu'il demandait pour les traductions anglaises des œuvres nouvelles que nous exécutons... (confidentiel). Mais cela ne gâte rien; le succès est général et je suis au cœur de la place. Je monte, en ce moment, la symphonie avec chœurs de Beethoven qui, jusqu'à présent, n'a été qu'abîmée ici.

Croirais-tu que presque tous les critiques sont hostiles à la Vestale, dont nous avons, avant-hier, exécuté largement les plus beaux fragments?...

J'ai eu la faiblesse d'éprouver de ce lapsus judicii un crève-cœur inexprimable... comme si j'eusse ignoré qu'il n'y a rien de beau, ni de laid, ni de faux, ni de vrai pour tout le monde... comme si l'intelligence de certaines œuvres de génie n'était pas nécessairement refusée à des peuples entiers...

Je suis presque honteux de réussir à ce point... Tout cela entre nous.

LIV.

A LOUIS BERLIOZ.

Londres, lundi 3 mai [1852].

Tu me dis que tu deviens fou! Tu l'es.

Il faut être fou ou imbécile pour m'écrire de pareilles lettres: il ne me manquait que cela au milieu des fatigues de jour et de nuit que j'ai à endurer ici. Dans ta dernière lettre de la Havane, tu m'annonces que tu arriveras avec cent francs et maintenant tu en dois quarante!!! qui est-ce qui t'a dit de payer 15 francs pour l'entrée d'un paquet de cigares? ne pouvais-tu les jeter à la mer?

Voici la moitié d'un billet de banque de cent francs; tu recevras l'autre moitié quand tu m'auras accusé réception de celle-ci. Tu les recolleras ensemble et chez un changeur on te donnera ton argent.

C'est une précaution usitée quand on met de l'argent à la poste. Maintenant j'écris à M. Cor et à M. Fouret pour savoir à quoi m'en tenir sur ton prochain départ. Tu penses bien que je ne fais pas le moindre cas des folies et des bêtises que tu me dis. Tu as commencé une carrière choisie par toi; elle est très pénible, je le sais, mais le plus pénible est fait. Tu n'as plus qu'un voyage de cinq mois à achever, après quoi tu feras pendant six ton cours d'hydrographie dans un port français et tu pourras ensuite gagner ta vie.

Je travaille pour mettre de côté l'argent nécessaire pour ta dépense pendant ces six mois.

Je n'ai pas d'autre moyen de te tirer d'affaire.

Qu'est-ce que tu me dis de tes habits déchirés? Pour un mois et demi passé à la Havane, tu as donc abîmé tes effets?... Tes chemises sont pourries... il faudra donc des douzaines de chemises tous les cinq mois? Est-ce que tu te moques de moi?

Je te recommande de mesurer tes termes quand tu m'écris; ce style-là ne me convient pas. Si tu croyais que la vie est semée de roses, tu dois commencer à voir le contraire. En tout cas et en trois mots, je ne pense pas te donner un autre état que celui que tu as choisi. Il est trop tard. A ton âge, on doit savoir assez le monde pour mener une conduite différente de celle que tu paraîs tenir.

Quand tu auras répondu une lettre raisonnable en m'accusant réception du demi-billet, tu recevras le reste et mes instructions. Jusque-là, reste au Havre.

Adieu.

LV.

A M. FERDINAND HILLER.

Paris, 1852.

Mon cher Hiller,

Vous allez me croire coupable, mais je ne le suis pas. Je rentre de la répétition, je déjeune, il faut que je ressorte aussitôt pour aller au concert où joue madame Kalergi, chez le prince Poniatowski; chez Armand Bertin, au bureau de censure; à l'imprimerie donner des instructions à mon copiste, pour insérer des réclames dans six journaux. Vous voyez qu'il m'est impossible de rester à la maison. Sans compter mon damné feuilleton que je ne puis faire la nuit car il faut absolument que je dorme. Le sommeil est le premier et le plus impérieux de mes besoins. J'aurais à être guillotiné à neuf heures du matin, que je voudrais encore dormir jusqu'à onze!

Adieu; tâchez de venir un instant ce soir à neuf heures voir si j'y suis.

LVI.

A JOSEPH D'ORTIGUE.

Londres, 5 mai [1852].

Mon cher ami,

Je n'ai pas eu ces jours-ci une heure pour t'écrire; et je te réponds aujourd'hui au sortir d'une répétition de la symphonie avec chœurs de Beethoven, et au moment d'en aller commencer une autre pour la partie vocale du même ouvrage.

J'ai couru vainement tous les cabinets de lecture sans pouvoir trouver ton article. Je le lirai à Paris. Les comptes du caissier du Journal des Débats ne se règlent que de mois en mois et du 15 au 18. Ainsi ne dis rien; je ne puis supposer qu'on ait eu l'idée de ne te pas payer. Pour l'envoi du journal, c'est différent; je sais qu'on ne l'envoie qu'aux rédacteurs sempiternels. Je n'ai pas écrit à M. Bertin. Maintenant fais l'article sur Coussemaker, et, de plus, je te prie instamment d'aller de ma part chez Stephen de la Madeleine, nº 19, rue Tronchet, lui dire que, ne pouvant trouver ici le temps d'écrire quelque chose sur son excellente Théorie du chant, je te charge de me remplacer. Il te donnera son livre et tu feras entrer cette analyse dans le même numéro avec celle de l'ouvrage de Coussemaker. Si tu peux trouver le moyen de dire en une colonne et demie quelque chose d'important sur mes collections de chants, fais-le; sinon, laisse-les pour une autre occasion.

Je veux seulement qu'on sache qu'ils existent, que ce n'est point de la musique de pacotille, que je n'ai point en vue la vente et qu'il faut être musicien, et chanteur, et pianiste consommé, pour rendre fidèlement ces petites compositions; qu'elles n'ont rien de la forme ni du style de celles de Schubert.

Mademoiselle Moulin était au second concert. Je lui avais donné deux places; mais sa mère est, je crois, absente de Londres. L'effet, je te le répète, a été de beaucoup supérieur à celui du premier concert, et l'exécution beaucoup meilleure. J'ai conservé le tambour de basque[85], parce que j'avais un habile artiste pour le jouer et qu'il a fait ces petits solos très délicatement et avec un excellent résultat de lointain, qui ne ressemblait pas à ce que nous entendions à Paris; en outre, le pianissimo des timbales dans cette salle n'étant presque pas entendu, le contraste des rythmes eût été perdu en laissant la timbale seule. Non, c'est bien cela que j'ai voulu; mais, pour le tambourin comme pour le violon, il faut en savoir jouer quand on s'en sert.

Veux-tu me rendre encore un service?

Va chez Amyot, libraire, rue de la Paix, et chez Charpentier, rue de Lille, demander s'il leur conviendrait à l'un ou à l'autre de publier un fort volume in 8º de 450 à 500 pages, de moi, très drôle, très mordant, très varié, intitulé les Contes de l'orchestre. Ce sont des nouvelles, historiettes, contes, romans, coups de fouet, critiques et discussions, où la musique ne prend part qu'épisodiquement et non théoriquement, des biographies, des dialogues soutenus, lus, racontés, par les musiciens d'un orchestre anonyme, pendant la représentation des mauvais opéras. Ils ne s'occupent sérieusement de leur partie que lorsqu'on joue un chef-d'œuvre. L'ouvrage est ainsi divisé en soirées; la plupart de ces soirées sont littéraires et commencent par ces mots: On joue un opéra français ou italien ou allemand très plat; les tambours et la grosse caisse s'occupent de leur affaire, le reste de l'orchestre écoute tel ou tel lecteur ou orateur, etc.

Lorsqu'une soirée commence par ces mots: On joue Don Juan, ou Iphigénie en Tauride, ou le Barbier, ou la Vestale, ou Fidelio, l'orchestre plein de zèle fait son devoir et personne ne lit ni ne parle. La soirée ne contient rien que quelques mots sur l'exécution du chef-d'œuvre.

Tu conçois que ces soirées sont rares et que les autres donnent lieu à mille sanglantes ironies, facéties; sans compter les nouvelles d'un intérêt purement romanesque. Je termine ce livre; vois si tu peux lui trouver un éditeur. Adieu, mille amitiés.

LVII.

AU MÊME.

Londres, 22 mai 1852

Mon cher d'Ortigue,

Je te prie d'excuser mon retard à te répondre. J'ai été tout à fait absorbé ces jours-ci par la terminaison de mon livre. Il est fini et je le lime, frotte et regratte en ce moment.

Je n'ai rien écrit à M. Bertin; tu ne m'as pas demandé de lettre pour lui; au contraire, ta recommandation expresse était de ne lui point parler de l'affaire d'argent. Je ne doutais pas qu'elle ne se terminât comme nous l'espérions tous les deux.

Tu me parles des frais de nos concerts ici; ils sont énormes, en effet, et les entrepreneurs perdent comme tous ceux de toutes les institutions musicales de Londres, cette année. Mais ils savaient d'avance qu'il en serait ainsi, et ils en font si peu un mystère, que, dans le programme du dernier concert, Beale a fait part au public (cependant n'en dis rien aux Français) de la dépense occasionnée par les répétitions de la symphonie avec chœurs de Beethoven, dépense qui a absorbé plus d'un tiers de la souscription (abonnement).

Néanmoins, il considère ces frais comme des frais de premier établissement et son intention est toujours de continuer l'an prochain, en se débarrassant toutefois d'un individu intéressé dans l'entreprise et qui nous gêne. Je te dirai cela en détail à mon retour.

La symphonie avec chœurs qui n'avait jamais pu bien marcher ici, a produit un effet miraculeux, et j'ai eu un succès de conducteur très grand. On m'a rappelé après la première partie du concert. C'était un tel événement que bien des gens doutaient que nous vinssions à bout à notre honneur de cette œuvre terrible et merveilleuse. Dans la même soirée, mademoiselle Clauss a joué le concerto en sol mineur de Mendelssohn avec une pureté de style, une expression et un fini admirables. Cette enfant est maintenant considérée à Londres comme la première pianiste musicienne de l'époque, en dépit des intrigues de... Ne manque pas de parler de mademoiselle Clauss et de la symphonie de Beethoven dans ton prochain feuilleton.

Je te remercie mille fois de tes démarches auprès des libraires. Si tu en as le temps, essaye encore auprès de quelque autre. Et, en passant, revois Amyot pour lui dire que je lui répondrai à mon retour et lui demander s'il consentirait à faire des illustrations pour mon livre. Il y a une foule de sujets de dessins, vignettes, etc., qui donneraient à l'œuvre beaucoup de piquant. Sache aussi de lui combien d'exemplaires il me donnerait et à combien il tirerait la première édition si je me voyais obligé de la lui céder pour rien.

Je n'ai pas compris ta phrase: «Gounod, par déférence pour son futur beau-père, a cru devoir parer les coups portés à l'école romantique». En quoi cette école concerne-t-elle Zimmermann? et comment Gounod a-t-il besoin de considérations étrangères pour la défendre?...

Écris-moi dès que tu le pourras. Je vais commencer les répétitions de notre cinquième concert où je n'aurai qu'une ouverture. Au sixième, on jouera les deux premiers actes de Faust.

Mille amitiés.

LVIII.

AU MÊME.

Londres, samedi 12 juin [1852].

Mon cher ami, je ne t'écris que trois lignes pour te dire que notre dernier concert a eu lieu mercredi dernier avec un succès extravagant, une foule immense et une grosse recette. J'ai été rappelé quatre ou cinq fois. Deux morceaux de Faust ont été bissés avec des cris et des trépignements; les journaux anglais déclarent qu'on n'a pas d'exemple à Londres d'un succès musical de cette violence. Enfin, c'est mirobolant. Après le chœur des Sylphes, on m'a jeté une couronne; il y a donc à ce succès lauriers, comme disent les guerriers, chênes et toutes les herbes de la Saint-Jean. Je voulais partir hier et ensuite demain. Et je reste encore quelques jours pourtant, à moins que je ne me débarrasse plus tôt que je ne l'espère des dernières affaires, visites, dîners, lettres de remerciements, etc., etc.

Pourtant ce séjour prolongé m'inquiète sous le rapport financier. J'ai tant de loyers à payer à Paris, les dépenses de mon fils qui s'y trouve maintenant, etc., que le luxe d'habiter Londres quand je n'y ai plus rien à faire m'écraserait. A vrai dire, ce n'est pas tout à fait du luxe; car il m'est, au fond, désavantageux de quitter l'Angleterre au moment où j'aurais tant de choses à y voir venir.

Un amateur naïf de Birmingham qui regrettait dernièrement de n'avoir pas pu m'engager cette année pour diriger le festival de sa province, disait:

—C'est bien malheureux pour nous, car il paraît que M. Berlioz est encore supérieur à M. Costa.

Je vais bien regretter mon magnifique orchestre, et le chœur. Quelles belles voix de femmes! J'aurais voulu que tu entendisses la symphonie avec chœurs de Beethoven que nous avons donnée pour la seconde fois mercredi dernier!... Vraiment, l'ensemble de tout cela dans cette salle immense d'Exeter Hall était grandiose et imposant.

Je vais maintenant bientôt oublier à Paris toutes ces joies musicales pour reprendre ma stupide tâche de critique, la seule qui me soit laissée à remplir dans notre cher pays.

Je vais, je crois, terminer ici demain un arrangement pour la publication en anglais de mon livre. C'est Mitchell qui s'en chargera...

Madame Moulin m'annonce une commission pour toi; je m'en chargerai. C'est d'un paletot qu'il s'agit et je l'endosserai pour que la douane n'ait rien à y voir.

LIX.

A M. AUGUSTE MOREL.

Paris, 19 décembre 1852.

Mon cher Morel,

Vous auriez le droit de m'adresser de vifs reproches sur la longue interruption de notre correspondance et pourtant vous me les épargnez!... Je reconnais bien là votre bonté ordinaire. Si quelque chose peut atténuer mes torts, c'est la certitude que j'ai, moi, de l'intention où j'étais de vous écrire après-demain. Eh bien je vous écris ce soir en rentrant d'un concert de la nouvelle Société symphonique organisée par Aristide Farrenc, concert dans lequel on a eu l'heureuse et audacieuse idée de nous faire entendre une symphonie de Haydn.

Vous voyez maintenant combien le besoin de cette société devait être vif et impérieux chez les amateurs parisiens!... Oui, j'ai grande envie de dormir et pourtant je vous écris tout de suite, pour vous assurer que j'ai ressenti une grande joie en apprenant votre tardive nomination.

Je m'étais depuis un an fait le flatteur de Balton pour l'exciter à sévir contre vos obstacles; car il avait vu et il n'avait pas encore vaincu. Heureusement, il était presque aussi indigné que moi, et je n'ai pas eu besoin de descendre à des flatteries excessives. Enfin, vous voilà à peu près tranquille sinon bien portant!... Je vous cherche bien souvent au café Cardinal, et je ne conçois pas pourquoi on y déjeune sans vous. Mais vous me faites espérer votre visite et un deuxième quatuor. J'aurais de longues pages à barbouiller pour vous donner tous les détails des affaires de Weimar et de Londres et de Paris.

Je vous dirai seulement que cette petite excursion en Allemagne a été la plus charmante que j'aie jamais faite dans ce pays-là. Ils m'ont comblé, gâté, embrassé, grisé (dans le sens moral). Tout cet orchestre, tous ces chanteurs, acteurs, comédiens, tragédiens, directeurs, intendants réunis au dîner de l'hôtel de ville la nuit de mon départ, représentaient un ordre d'idées et de sentiments qu'on ne soupçonne pas en France. J'ai fini par pleurer comme deux douzaines de veaux, en songeant à ce que ce même Benvenuto m'a valu de chagrins à Paris. Cet excellent Liszt a été adorable de bonté, d'abnégation, de zèle, de dévouement. La famille ducale m'a comblé de toutes façons. Les jeunes princesses de Prusse ont été d'une grâce ravissante, elles ont eu des mots... surtout sur Roméo et Juliette, que nous avons exécuté en entier avec un chœur superbe de cent vingt voix. Puis le bouillant Griepenkerl, qui était venu de Brunswick et qui a oublié le peu de français qu'il savait, m'a dit, après la première représentation de Benvenuto, en m'embrassant avec fureur: E pur si muove, mon cher! e pur si muove! J'ai retouché quelques petites choses dans la partition, et arrangé le livret de manière à ce qu'il marche bien maintenant. On s'occupe de le traduire en italien.

Mais tout cela ne doit pas me faire oublier nos grandes solennités de Londres!... Il fallait voir cet immense public d'Exeter Hall, lancé après les morceaux de Roméo et de Faust!... et ces hourras de notre grand orchestre!... ah! je vous ai bien souvent cherché, le soir, en rentrant, quand nous soupions avec ces Anglais, enthousiastes réels, au rhum, au vin de champagne glacés. Quel singulier, mais quel grand peuple! il comprend tout! ou du moins on y trouve des gens pour tout comprendre.

Eh bien, Beale, après m'avoir prévenu, il y a un mois, que j'allais recevoir mon engagement pour la saison prochaine, m'écrit il y a huit jours, qu'il vient de donner sa démission du Comité, parce que l'un de mes chefs d'orchestre a trouvé le moyen d'obtenir qu'on ne m'engageât pas. Il a été tellement berné l'an dernier par les artistes, par le public et par la presse, qu'il veut l'an prochain, dit-il, prendre sa revanche en se choisissant un partenaire moins incommode. Il veut faire engager le vieux Spohr. Je ne pouvais pourtant pas, pour être agréable à ce monsieur, conduire en dépit du bon sens, c'est-à-dire comme il conduisait lui-même. Il ne veut qu'un borgne ou un aveugle pour associé et je ne portais pas même de lunettes.

Ceci est fatal;... mais ni moi ni nos amis de Londres, nous n'y pouvons rien. On me parle maintenant d'autres projets, toujours pour l'Angleterre; ce sera bientôt décidé. Ici rien, toujours rien. Le Te Deum est en l'air, on en parle; mais l'empereur ne veut pas dire un mot. Il renvoie sa décision à trois ou quatre mois. Il est même question pour moi de sa chapelle. Je laisse faire et dire, et je ne crois à rien. Je connais trop mon pays et mon monde. Mon livre des Soirées de l'orchestre réussit; on en parle beaucoup. Je vais vous l'envoyer.

Mille amitiés à Lecourt. Oh! comme il aurait ri, bu et blagué à Weimar, s'il y fût venu!... Nous avions du monde de tous les environs, de Leipzig, de Iéna, de Brunswick, de Hanovre, d'Erfurth, d'Eisenach, de Dresde même, et jusqu'à Chorley qui était venu de Londres. Celui-là aime Benvenuto et ne comprend rien à Roméo! qu'y faire? Certes non, le pauvre M*** n'a pas pu vous remplacer au Requiem!...

Adieu, mon cher Morel; il est une heure du matin et ma bougie est finie.

LX.

A M. LE DIRECTEUR DU JOURNAL DES DÉBATS.

Paris, 25 décembre 1853.

Monsieur,

Le procès intenté à l'administration de l'Opéra par M. le comte Tyczkiewickz, à propos de la représentation de Freischütz sur ce théâtre, a fait du bruit en Allemagne, et j'en ai été informé comme tout le monde. Mais j'ignorais, avant mon retour à Paris, de quelle façon je me trouve mêlé à ce procès. En lisant dans le Journal des Débats la plaidoirie de Me Celliez, et en me voyant accusé d'être l'auteur des mutilations du chef-d'œuvre de Weber, j'ai éprouvé un instant d'indécision entre la colère et l'hilarité. Mais comment ne pas finir par rire d'une telle accusation lancée contre moi, dont la profession de foi en pareilles matières a été faite de tant de façons et en tant de circonstances!

Il faut que Me Celliez ait eu une grande confiance dans l'historien qu'il a consulté, pour accueillir de pareils documents en faveur de sa cause et leur donner place dans sa plaidoirie. Me croyant néanmoins à l'abri du soupçon à cet égard, en tenant compte de la profonde indifférence du public pour de telles questions, je n'eusse point réclamé contre l'imputation de ce méfait musical.

Mais j'apprends que les journaux de musique du Bas-Rhin y ajoutent foi (il faut avoir bien envie de me croire coupable!) et me maltraitent avec une violence qui les honore. L'un d'eux m'appelle brigand tout simplement. Or voici la vérité.

Les coupures, les suppressions, les mutilations dont s'est plaint à si juste titre M. Tyczkiewickz furent faites dans la partition de Weber à une époque où je n'étais même pas en France; je ne les connus que longtemps après, par une représentation du chef-d'œuvre ainsi lacéré, et ma surprise alors égala au moins celle que j'éprouve aujourd'hui de me les voir attribuer.

Une seule fois, plus tard, lors de la mise en scène du nouveau ballet, le Freischütz, qui devait lui servir de lever de rideau, paraissant trop long encore, je fus invité à me rendre à l'Opéra. Il s'agissait de raccourcir mes récitatifs. En présence des ravages déjà faits dans la partition de Weber, la prétention de conserver intacts mes récitatifs eût paru ridicule, pour ne rien dire de plus. Je laissai donc faire en disant que je serais honteux d'être mieux traité que le maître. Mais c'était déjà un point résolu; on m'avait appelé seulement pour indiquer les soudures à faire entre les divers tronçons du dialogue, procédé de pure politesse, car il y a, à l'Opéra, des soudeurs d'une rare habileté, grâce à l'extrême habitude qu'ils ont de ces sortes d'opérations.

Je suis donc étranger aux attentats commis sur la partition de Weber autant que peuvent l'être MM. les rédacteurs des gazettes musicales du Bas-Rhin, et M. Celliez, et M. Tyczkiewickz lui-même.

Quelle que soit l'invraisemblance de l'opinion contraire, il m'importe qu'elle ne puisse s'accréditer auprès des vrais amis de l'art en général et de ceux d'Allemagne en particulier, et je vous prie, Monsieur, de vouloir bien accueillir ma juste réclamation.

LXI.

A JOSEPH D'ORTIGUE

Paris, 17 janvier 1854.

Oui, mon bon cher d'Ortigue, tu as raison; c'est mon indomptable passion pour tout ce que je connais de l'art, qui me donne si facilement des sujets de chagrin, de douleur même. Pardonne-moi de t'avoir laissé lire si aisément dans ma pensée; je sentais que cela devait te faire de la peine et il m'était impossible de retenir les paroles qui me brûlaient les lèvres. Il est tout naturel que tes convictions religieuses aient amené des opinions analogues dans tes théories sur l'art. J'aurais dû y songer et me taire. Quand il s'agit des jugements portés sur ce qui me regarde directement, sur mes ouvrages, par exemple, l'extrême habitude de la contradiction me fait les supporter, comme je le dois, c'est-à-dire silencieusement et même avec résignation. Mais, dès que la contradiction frappe sur mes idoles (car je suis un fanatique évidemment), tout mon sang se bouleverse, mon cœur bondit et bat si rudement, que sa souffrance ressemble à de la colère et doit paraître offensante à mes interlocuteurs.

J'ai l'amour du beau et du vrai, tu as raison d'en convenir; mais j'ai un autre amour bien autrement furieux et immense: j'ai l'amour de l'amour. Or, quand quelque idée tend à priver les objets de mes affections des qualités qui me les font aimer, et qu'on veut ainsi m'empêcher de les aimer, ou m'engager à les aimer moins, alors quelque chose en moi se déchire et je crie comme un enfant dont on a brisé le jouet. La comparaison est juste: c'est certainement puéril, je le sens et je ferai tous mes efforts pour me corriger. Enfin, tu m'as puni chrétiennement, en rendant le bien pour le mal; car ta lettre m'a rendu heureux. Laisse-moi te serrer la main et te remercier.

Tes notes sont excellentes. Je crois que je m'en tirerai. Mais jamais je ne fus moins disposé à écrire. Ce feuilleton est du grand nombre de ceux que je ne sais pas commencer. Et je suis si triste en dedans... La vie s'écoule... Je voudrais tant travailler et je suis obligé de labourer pour vivre... Mais qu'importe tout!...

Adieu, adieu

LXII.

A M. BRANDUS.

Paris, 22 janvier 1854.

Mon cher Brandus,

Plusieurs journaux de Paris annoncent mon prochain départ pour une ville d'Allemagne, où je serais, à les en croire, nommé depuis peu maître de chapelle. Je conçois tout ce que mon départ définitif de France doit avoir de cruel pour beaucoup de gens, et avec quelle peine ils en sont venus à donner foi à cette grave nouvelle et à la mettre en circulation.

Il me serait donc agréable de pouvoir la démentir tout simplement en disant comme le héros d'un drame célèbre: «Je te reste, France chérie, rassure-toi!» Mon respect pour la vérité m'oblige à ne faire qu'une rectification. Le fait est que je dois quitter la France, un jour, dans quelques années, mais que la chapelle musicale dont la direction m'a été confiée n'est point en Allemagne. Et puisque tout se sait tôt ou tard dans ce diable de Paris, j'aime autant vous dire maintenant le lieu de ma future résidence: je suis directeur général des concerts particuliers de la reine des Ovas à Madagascar. L'orchestre de Sa Majesté Ova est composé d'artistes malais fort distingués et de quelques Malgaches de première force. Ils n'aiment pas les blancs, il est vrai, et j'aurais en conséquence beaucoup à souffrir sur la terre étrangère dans les premiers temps, si tant de gens en Europe n'avaient pris à tâche de me noircir. J'espère donc arriver au milieu d'eux bronzé contre leur malveillance. En attendant, veuillez faire savoir à vos lecteurs que je continuerai à habiter Paris le plus possible, à aller dans les théâtres le moins possible, mais à y aller cependant et à remplir mes fonctions de critique comme auparavant, plus qu'auparavant. Je veux pour la fin m'en donner à cœur joie, puisque aussi bien il n'y a pas de journaux à Madagascar.

Recevez, etc.

LXIII.

A M. B. JULLIEN.

Paris, 23 janvier 1854.

Recevez, monsieur, mes sincères remerciements pour le beau livre[86] que vous avez bien voulu m'envoyer. Je l'ai déjà lu deux fois, je l'étudie et je l'admire. C'est radieux de raison et de bon sens. Vous êtes, ce me semble, le premier qui ayez traité avec intelligence, et sans se laisser décevoir par le mirage des folies antiques et modernes, ces diverses questions.

Vos études sur la prosodie latine m'ont expliqué bien des choses demeurées pour moi complétement obscures jusqu'à ce jour. Aussitôt que je le pourrai, je tenterai de donner aux lecteurs du Journal des Débats une idée des rares mérites de votre ouvrage, et je vous prie d'avance de recevoir mes excuses pour l'insuffisance de ma critique, qui n'aura d'autre mérite que la bonne foi.

LXIV.

A LOUIS BERLIOZ, ASPIRANT VOLONTAIRE A BORD DE L'AVISO LE CORSE, A CALAIS.

Lundi, 6 mars 1854.

Pauvre cher Louis, tu as reçu ma lettre d'hier; maintenant tu sais tout. Je suis là tout seul à t'écrire dans le grand salon de Montmartre, à côté de sa chambre déserte[87]. Je viens encore du cimetière; j'ai porté sur sa tombe deux couronnes, une pour toi, une pour moi. Je n'ai pas la tête à moi; je ne sais pourquoi je suis rentré ici... Les domestiques y sont encore pour quelques jours. Elles mettent tout en ordre et je tâcherai que ce qu'il y a puisse produire le plus possible pour toi. J'ai gardé ses cheveux; ne perds pas cette petite épingle que je lui avais donnée. Tu ne sauras jamais ce que nous avons souffert l'un par l'autre, ta mère et moi, et ce sont ces souffrances mêmes qui nous avaient tant attachés l'un à l'autre. Il m'était aussi impossible de vivre avec elle que de la quitter. Enfin, elle t'a vu avant de mourir. Moi, j'étais venu la veille, le lendemain de ton départ et je suis rentré dix minutes après qu'elle venait de rendre sans secousses ni douleurs le dernier soupir. La voilà délivrée. Je t'aime, mon cher fils. Nous avons longuement parlé de toi hier, dans ce triste jardin, avec Alexis Bertschtold. Combien il me tarde de te voir devenir un homme raisonnable! que je serais heureux de te savoir sûr de toi-même! Je pourrai maintenant t'aider plus que par le passé, mais toujours en prenant des précautions pour que tu ne puisses gaspiller l'argent. Alexis lui-même est de cet avis. Je suis sans ressources dans ce moment.

Ma gêne durera encore six mois au moins, car il faut que je paye le médecin et la vente des meubles ne rapportera presque rien. J'ai reçu hier une lettre de l'intendant du roi de Saxe; on m'attend à Dresde pour le mois prochain. Il faut que j'emprunte de l'argent pour faire ce voyage. Hier soir, Alexis m'a envoyé sous enveloppe la lettre que tu lui avais laissée pour moi et que son portier avait gardée.

Je n'ai pas de réponse de M. de Maucroix; demande-lui, je t'en prie, s'il a reçu ma lettre. J'espérais de lui quelques détails sur la destination du Corse, etc.

Adieu, je t'embrasse de tout mon cœur. Aime-moi comme je t'aime.

LXV.

AU MÊME.

Paris, jeudi 23 mars 1854.

Cher ami,

Ta lettre m'a causé une joie bien inattendue; te voilà donc avec 70 francs par mois, et, si tu sais t'arranger et renoncer à ta manière d'employer l'argent, tu peux sans aucun doute en économiser une partie. Écris-moi, si tu crois pouvoir tôt ou tard dégager ta montre que tu as, je le crains, mise en gage au Havre au temps de ta folie. Elle t'avait été donnée par mon père... Si tu ne peux pas la retrouver, je t'en achèterai une autre sur l'argent que j'ai à toi. Je viens de te faire faire un cordon de montre avec les cheveux de ta pauvre mère et je voudrais bien que tu le conservasses religieusement. J'ai fait faire aussi un bracelet que je donnerai à ma sœur et je garde le reste des cheveux... Je ne pourrai t'envoyer ton linge que samedi prochain 25, à cause d'une formalité qu'il y a à remplir à ce sujet, et que le feuilleton que je fais aujourd'hui et demain m'oblige de remettre à la fin de la semaine. Je pense que tu as vu les choses charmantes que J. Janin a dites sur ta pauvre mère dans son feuilleton de lundi dernier, et avec quelle délicatesse il a fait allusion à mon ouvrage sur Roméo et Juliette en citant les paroles de la marche funèbre: «Jetez des fleurs». Le Siècle d'hier contenait aussi quelques mots; beaucoup d'autres journaux que tu ne connais pas ont parlé de notre cruelle perte... Je pars dimanche prochain à huit heures du soir pour Hanovre, où je serai jusqu'au 3 ou 4 avril. Après cette date, je ne sais où je devrai aller; mais, en tout cas, je serai certainement à Dresde (Saxe) du 15 avril au 1er mai. Écris-moi le plus souvent possible pour m'informer de tes affaires. J'attends une lettre de toi avant dimanche et je compte en recevoir une autre à Hanovre, où tu m'informeras si tu as reçu le paquet que je vais t'envoyer. Le reste des objets que je n'ai pas vendus à Montmartre, tes livres, les portraits de ta mère et le mien, resteront à Paris, rue de Boursault, dans une malle fermée et portant ton adresse et la déclaration que cela t'appartient. J'ai donné deux de mes portraits à Joséphine et à Madeleine, qui me les ont demandés. En outre, j'ai donné plusieurs objets d'habillement de ta mère à Joséphine. Dieu veuille que mon voyage d'Allemagne me rapporte quelque chose! L'appartement de Montmartre n'est pas loué et il faudra peut-être que je le paye pendant un an encore.

Adieu, très cher enfant; mon affection pour toi semble avoir doublé depuis la perte que nous avons faite.

Je t'embrasse de tout mon cœur.

LXVI.

AU MÊME.

Dresde, 14 avril 1854.

Mon bien cher Louis,

Je reçois ta lettre et j'y réponds à l'instant. Tu m'annonces à la fois de bonnes et de mauvaises nouvelles. Te voilà donc obligé d'aller dans la Baltique; mais quoi faire donc? puisque tu me dis que vous ne vous trouverez pas dans la bagarre. Je ne le devine pas. Enfin, j'espère que, hors du théâtre de la guerre, tu pourras continuer à te rendre utile et à mériter l'estime de ton nouveau commandant. Je t'autorise à faire toucher chez M. Réty, au Conservatoire, les cent francs qu'il devait te remettre dans le cas où tu serais allé chez ta tante. Tu lui enverras le billet ci-joint et tu m'écriras ensuite pour m'accuser réception de la somme quand Alexis te l'aura fait parvenir. Mais prends garde, il me semble que tu recommences à gaspiller ton argent. Je t'en ai envoyé deux fois le mois dernier. Achète une montre de peu de prix, mais excellente.

Je n'ai pas touché un sou depuis que je suis en Allemagne. On devait m'envoyer ici une somme de quatre cents francs de Hanovre, avec la croix que le roi m'avait fait annoncer; je n'ai reçu ni croix ni argent. J'ai écrit à ce sujet à trois personnes; aucune ne m'a répondu. Cela me fait partir la tête d'impatience. Je trouve tout le monde ici parfaitement disposé; on espère faire un grand riche concert. C'est une ville splendide, immense et animée comme Paris. Tous mes anciens amis s'y trouvent encore.

Adieu, cher enfant; écris-moi toujours le plus souvent possible, surtout quand tu auras quitté la France. Ne manque aucune occasion de me donner de tes nouvelles en m'indiquant bien où je devrai adresser mes lettres.

Je t'embrasse de tout mon cœur.

LXVII.

A M. HANS DE BULOW.

28 juillet 1854.

C'est une charmante surprise que vous m'avez faite, et votre manuscrit est arrivé d'autant plus à propos que l'éditeur Brandus, qui grave en ce moment Cellini, avait déjà choisi un assez obscur tapoteur de piano pour arranger l'ouverture.

Votre travail est admirable; c'est d'une clarté et d'une fidélité rares et aussi peu difficile qu'il était possible de le faire sans altérer ma partition. Je vous remercie donc de tout mon cœur. Je vais voir Brandus ce soir, et lui porter votre précieux manuscrit. J'ai beaucoup travaillé depuis mon retour de Dresde; j'ai fait la première partie de ma trilogie sacrée: le Songe d'Hérode. Cette partition précède l'embryon que vous connaissez sous le nom de Fuite en Égypte, et formera avec l'Arrivée à Saïs un ensemble de seize morceaux, durant en tout une heure et demie avec les entr'actes. C'est peu assommant, comme vous voyez, en comparaison des saints assommoirs qui assomment pendant quatre heures.

J'ai essayé quelques tournures nouvelles: l'air de l'Insomnie d'Hérode est écrit en sol mineur sur cette gamme, déterminée sous je ne sais quel nom grec dans le plain-chant:

notation musicale

Cela amène des harmonies très sombres, et des cadences d'un caractère particulier, qui m'ont paru convenables à la situation. Vous avez été bien taciturne en m'envoyant le paquet de musique; j'eusse été si heureux de recevoir quelques lignes de votre main!

Mademoiselle votre sœur a passé dernièrement à Paris, mais si vite, que, quand on nous a remis la carte qu'elle a laissée à la maison un matin de bonne heure, elle était déjà partie pour Londres.

Veuillez, je vous prie, saluer de ma part madame votre mère. Ne viendrez-vous pas à Paris? Je pars dans quelques jours pour Munich, où je resterai trois semaines. Plus tard, vers novembre, je retournerai encore en Allemagne et peut-être vous reverrai-je à Dresde.

Rappelez-moi au souvenir de M. et madame Pohl et serrez la main à cet excellentissisme Lipinski.

LXVIII.

A M. AUGUSTE MOREL.

Paris, 28 août 1854.

J'espère que vous êtes bien portant et que vous et notre ami Lecourt avez échappé à la terrible maladie dont Marseille a tant eu à souffrir. Donnez-moi vite de vos nouvelles. Vous avez dû recevoir, il y a trois semaines, l'épreuve déjà corrigée de votre quatuor. L'avez-vous renvoyée? avez-vous écrit à Brandus?

J'ai manqué mon voyage à Munich, à cause de la vacance survenue à l'Institut. On m'a poussé à me mettre sur les rangs, à faire les visites et démarches d'usage en pareille circonstance. J'ai fait tout cela, j'ai vu tous les académiciens l'un après l'autre; et, après mille belles paroles extrêmement flatteuses, un accueil chaleureux, etc., ils ont nommé hier Clapisson. A la prochaine vacance maintenant. Je suis résolu à persister avec une patience égale à celle d'Eugène Delacroix et de M. Abel de Pujol, qui s'est présenté dix fois.

Reber m'a donné toutes les marques possibles de sincère sympathie et les trois autres musiciens de sincère antipathie. Z... a travaillé pour moi d'une main, j'ignore ce qu'il a fait de l'autre. On songe déjà sérieusement à faire admettre Leborne tôt ou tard. Vous voyez que tout va bien et qu'on progresse dans la voie de l'absurde. Je viens de passer huit jours aux bords de la mer, à Saint-Valéry, pour me décolériser. Ce grand air des falaises, ce vaste horizon, cette solitude et ce silence m'ont tout à fait remis. J'y serais demeuré plus longtemps sans les anxiétés que j'éprouvais au sujet de Louis. Et je suis revenu dans l'espoir d'obtenir plus vite à Paris des nouvelles du siège de Bomarsund, où il se trouvait. Heureusement il s'en est tiré sain et sauf, je viens de recevoir une lettre de lui. Dieu vous préserve, mon cher Morel, de connaître jamais de semblables émotions....

Madame Stoltz rentre mercredi prochain.

La *** ne tardera pas à revenir; ces deux tigresses vont s'entre-dévorer; ce sera cet hiver un spectacle curieux. Perrin vient de donner sa démission de directeur du Théâtre-Lyrique, il borne son ambition au trône de l'Opéra-Comique. Les criailleries des barbouilleurs de papier réglé l'ont effrayé.

LXIX.

A M. HANS DE BULOW.

1er septembre 1854.

J'ai été bien enchanté de votre aimable lettre et je me hâte de vous en remercier. Je ne suis pas allé à Munich. Au moment de partir, une place est devenue vacante à l'Académie des beaux-arts de notre Institut, et je suis resté à Paris pour faire les démarches imposées aux candidats. Je me suis résigné très franchement à ces terribles visites, à ces lettres, à tout ce que l'Académie inflige à ceux qui veulent intrare in suo docto corpore (latin de Molière); et on a nommé M. Clapisson.

A une autre fois maintenant. Car j'y suis résolu; je me présenterai jusqu'à ce que mort s'ensuive.

Je viens de passer une semaine au bord de l'Océan, dans un village peu connu de la Normandie; dans quelques jours, je partirai pour le Sud, où je suis attendu par ma sœur et mes oncles pour une réunion de famille.

Je ne compte retourner en Allemagne que dans l'hiver. Sans doute, Liszt a raison en vous approuvant d'avoir accepté la position qui vous était offerte en Pologne; en tout cas, il ne faut pas perdre de vue votre voyage à Paris, si vous pouvez le faire avec une complète indépendance d'esprit, eu égard au résultat financier des concerts. Je me fais une fête de vous mettre en rapports avec tous nos hommes d'art dont les qualités d'esprit et de cœur pourront vous rendre ces rapports agréables.

Vous savez si bien le français, que vous pourrez comprendre le parisien; et vous trouverez peut-être amusant de voir comment tout ce monde d'écrivains danse sur la phrase, comment ceux qui osent encore accepter le titre de philosophes dansent sur l'idée.

Je serai tout à vous à mon retour, et fort désireux de connaître les compositions d'orchestre dont vous me parlez. Ma partition de Cellini ne saurait trouver un critique plus intelligent ni plus bienveillant que vous; laissez-moi vous remercier d'avoir songé à faire, dans le livre de M. Pohl, le travail qui s'y rapporte. Au reste, cette œuvre a décidément du malheur; le roi de Saxe se fait tuer au moment où on allait s'occuper d'elle à Dresde... C'est de la fatalité antique, et l'on pourrait dire à son sujet ce que Virgile dit sur Didon:

Ter sese attollens cubitoque adnixa levavit:
Ter revoluta toro est.

Quel grand compositeur que Virgile! quel mélodiste et quel harmoniste! C'était à lui qu'il appartenait de dire en mourant: Qualis artifex pereo! et non à ce farceur de Néron qui n'a eu qu'une seule inspiration dans sa vie, le soir où il a fait mettre le feu aux quatre coins de Rome,... preuve brillante qu'un homme médiocre peut quelquefois avoir une grande idée.

Hier, on a rouvert l'Opéra. Madame Stoltz a fait sa réapparition dans le rôle de la Favorite. En la voyant entrer en scène, je l'ai prise en effet pour une apparition. Sa voix aussi a subi du temps l'irréparable outrage. La nouvelle administration de l'Opéra avait fait un coup d'État et retiré leurs entrées à tous les journalistes; cette pauvre Stoltz va avoir fait une rentrée inutile. Il y a eu conseil, au foyer, de toutes les plumes (d'oie) puissantes, et nous avons décidé, à l'unanimité, qu'il fallait déclarer à l'Opéra la guerre du silence. En conséquence, on ne dira pas un mot de sa réouverture ni du début de madame Stoltz, jusqu'à ce que la direction revienne à de meilleurs sentiments.

Je travaille à un long feuilleton de silence qui paraîtra la semaine prochaine et qui m'ennuie fort. Adieu, je me suis un peu délassé à vous écrire.

LXX.

A LOUIS BERLIOZ.

Paris, 26 octobre 1854.

J'étais tout triste ce matin, mon cher Louis. J'ai rêvé cette nuit que nous étions ensemble à la Côte et que nous nous promenions tous les deux dans le petit jardin. Ne sachant où tu es, ce songe m'avait péniblement affecté. Ta petite lettre que le portier m'a donnée comme je sortais, m'a remis le cœur à l'aise. Je t'écris au milieu de mes courses dans ma chambre du Conservatoire, avec l'espoir que cette lettre sera plus heureuse que les trois dernières, qui, à ce qu'il paraît, par ton avant-dernière datée de Kiel, ne te sont pas parvenues. Je t'ai écrit à Kiel au reçu de ta lettre. Enfin, j'espère que nous allons nous voir, ne fût-ce que quelques jours. J'ai à t'annoncer une nouvelle qui ne t'étonnera probablement pas et dont j'avais fait part d'avance à ma sœur et à mon oncle à mon dernier voyage à la Côte. Je suis remarié. Cette liaison, par sa durée, était devenue, tu le comprends bien, indissoluble; je ne pouvais ni vivre seul, ni abandonner la personne qui vivait avec moi depuis quatorze ans. Mon oncle, à sa dernière visite à Paris, fut lui-même de cet avis et m'en parla le premier. Tous mes amis pensaient de même. Tes intérêts, tu peux le penser, ont été sauvegardés. Je n'ai assuré à ma femme après moi, si je meurs le premier, que le quart de ma petite fortune; encore, ce quart, je sais que son intention est de te le faire revenir par un testament. Elle m'a apporté en dot son mobilier, dont la valeur est plus considérable que nous ne pensions, mais qui devra lui être rendu si je meurs avant elle. Tout cela a été réglé d'après les indications que m'avait données mon beau-frère. Ma position, plus régulière, est plus convenable ainsi. Je ne doute pas, si tu as conservé quelques souvenirs pénibles et quelques dispositions peu bienveillantes pour mademoiselle Récio, que tu ne les caches au plus profond de ton âme par amour pour moi. Ce mariage s'est fait en petit comité, sans bruit comme sans mystère. Si tu m'écris à ce sujet, ne m'écris rien que je ne puisse montrer à ma femme, car je voudrais pour beaucoup qu'il n'y eût pas d'ombres dans mon intérieur; enfin, je laisse à ton cœur à te dicter ce que tu as à faire. J'ai vu l'amiral Cécile qui a reçu ta lettre. Il m'a appris qu'avant l'expiration de tes trois ans de navigation sur un vaisseau de l'État, tu ne pouvais entrer dans la marine militaire; mais que c'était de droit, si tu le voulais, après cette époque; qu'alors tu serais admis comme sergent d'armes ou comme second chef de timonerie. Je suis dans tous les embarras et ennuis des préparatifs d'un concert pour faire entendre une première fois mon nouvel ouvrage l'Enfance du Christ. Il surgit, comme je m'y attendais, des difficultés qui peut-être seront insurmontables; car je ne veux point risquer d'argent. A propos d'argent, j'en ai mis de côté, que j'ai à te remettre en partie pour tes dépenses. J'ai aussi une malle contenant divers objets dont tu ne peux faire usage dans ta position; elle est fermée et porte ton nom comme t'appartenant. Je t'en prie, si tu reçois cette lettre, écris-moi aussitôt.

Je t'embrasse de toute mon âme; mon affection pour toi semble redoubler. Ton admission comme suppléant du lieutenant à bord du La Place a produit le meilleur effet, et, de plus, diverses personnes (entre autres un rédacteur correspondant du Moniteur) qui t'ont vu, ont parlé de toi à l'amiral et à mon ami Raymond avec de grands éloges. Je te remercie.

Adieu, cher fils ami, cher Louis! aime-moi comme je t'aime.

LXXI.

A LÉON KREUTZER.

Weimar, 16 février 1855.

Merci, mon cher Kreutzer, mille fois merci et dix mille compliments! Liszt vient de me donner votre article de dimanche dernier[88] qui m'a rendu bien heureux. C'est merveilleusement écrit et senti. Je ne saurais vous dire ma joie en lisant votre analyse du microcosme sentimental contenu dans la Ballade du Roi de Thulé!... Rien ne vous a échappé! Seriez-vous par hazard (sic) le véritable auteur de ce morceau?... Et ne suis-je que votre plagiaire?... Quels yeux doivent ouvrir en vous lisant les braves confectionneurs de musique parisienne!... Mais qu'ils ouvrent les yeux en vous lisant ou qu'ils les ferment en m'écoutant, au fond, qu'importe! Ni vous, ni moi, je crois, n'avons jamais eu la prétention de travailler pour eux.

Permettez-moi de vous dire encore que ce parallélisme de sentiments et d'idées qui me semble évidemment exister chez nous deux, a développé et renforcé l'amitié que je ressentais pour vous, sans que, je puis le jurer, la satisfaction égoïste de l'amour-propre y soit pour rien. Non, il est naturel d'aimer les cœurs qui battent dans le rythme du nôtre, les esprits qui volent vers le point du ciel où nous voudrions pouvoir voler, autant qu'il l'est, c'est triste à dire, d'éprouver de l'antipathie pour les êtres divergents, rampants, négatifs et très positifs. Pardon de ce jeu de mots qui a l'air de rendre mon idée.

J'ai été singulièrement attristé hier à la répétition du trio avec chœurs de Cellini en voyant avec quel aplomb l'orchestre, le chœur et les chanteurs l'ont exécuté, et en songeant aux tristes vicissitudes de cette partition égorgée deux fois en deux infâmes guet-apens!... Certainement il y a là une verve et une fraîcheur d'idées que je ne retrouverai peut-être plus. C'est empanaché, fanfaron, italo-gascon, c'est vrai! Tenez, moquez-vous de moi; mais j'en ai rêvé cette nuit et je me sens le cœur serré d'avoir entendu cette scène! et j'ai hâte pourtant de la réentendre demain.

Adieu; priez le bon Dieu pour vos gens qui vont se battre; ce sera une rude journée. Je vous serre la main.

LXXII.

A M. TAJAN-ROGÉ.

Paris, 2 mars 1855.

J'arrive ce matin de l'Allemagne du Nord, je trouve votre lettre, et tout ratatiné par une horrible nuit passée en wagon, avec un froid digne du Canada, je vous réponds sans prendre haleine. N'est-ce pas exemplaire? D'abord, je vous remercie d'avoir tenu votre parole et de m'avoir envoyé un vrai feuilleton de six colonnes... et vous faites cela pour rien? gâte-métier!

Je me doutais bien des belles mœurs musicales au milieu desquelles vous avez le bonheur de vivre, et rien de ce que vous m'apprenez ne m'étonne, si ce n'est le nombre des répétitions qu'on vous fait faire pour monter un grand opéra[89]. Oui, franchement, je pensais que, dans le nouveau monde, pays de la Liberté, qui connaît le prix du temps, on avait entièrement aboli cette vieille coutume des répétitions, et qu'on ne répétait jamais. Mais je vois qu'on ne m'avait pas trompé: la Nouvelle-Orléans est antiabolitioniste! et c'est vous autres qui êtes les nègres. Vous comptez même à ce qu'il paraît des nègres marrons, puisque votre première contrebasse s'est sauvée et qu'elle vit libre dans les bois, à l'heure qu'il est.

Vous ne me dites rien de vos projets commerciaux; vous aviez emporté un tas de petites bouteilles, qui m'avaient fait espérer que vous opéreriez là-bas la transmutation des vils métaux en or. Mais je pense que vos bouteilles ne vous auront pas donné de l'eau à boire.

Je viens de Weimar et de Gotha, où l'on m'a comblé, archi-comblé de tout ce qui en Europe constitue le succès.

Au dernier concert de Weimar, j'avais un programme monstre (L'Enfance du Christ,—la Symphonie fantastique,—le Retour à la vie). Ce dernier ouvrage que vous ne connaissez pas et dont j'ai fait aussi les paroles et la musique, est un monodrame lyrique. L'acteur unique qui joue le rôle de l'artiste, le joue sur l'avant-scène agrandie.—La toile est baissée et derrière la toile s'élève un amphithéâtre d'où l'orchestre, les chefs et les chanteurs se font entendre invisibles. Les morceaux de musique sont des mélodies et des harmonies imaginaires, que l'artiste entend en pensée seulement, et que l'auditoire entend en réalité, mais un peu affaiblies par la toile qui sert ainsi de sourdine. J'ai été rappelé quatre fois après cet ouvrage, que j'écrivis, il y a vingt-deux ans, en vagabondant dans les bois en Italie, et que je ne ferai sans doute jamais exécuter ici que par fragments. Il y a là un chœur d'Ombres qui m'a fait frissonner, je vous l'avoue, tant c'est étrangement terrible dans son lent et solennel crescendo. En voici les paroles:

Froid de la mort, froid de la tombe,
Bruit éternel des pas du temps,
Noir chaos où l'espoir succombe,
Quand donc finirez-vous? Vivants!

Toujours, toujours la mort vorace
Fait de vous un nouveau festin,
Sans que sur la terre on se lasse
De donner pâture à sa faim.

Pour L'Enfance du Christ, l'effet a été le même qu'ici, où il faut avouer que le public a été réellement très aimable. On a pleuré à mouiller des mouchoirs. Je regrette bien de ne pouvoir pas vous faire connaître cela; mais, dès que la partition aura paru, je vous l'enverrai. Le fils de Guiraud m'a été bien utile pour les deux dernières exécutions. Il a accompagné les chœurs aux répétitions, il a dû même les diriger pendant le finale de la première partie, où les choristes sont placés de manière à ne pas voir le chef d'orchestre. C'est un charmant garçon qui deviendra un homme.

Faites sur lui des compliments à son père en lui transmettant mes plus cordiales amitiés. Je serre la main à Prévost en lui souhaitant du courage pour le rude labeur qu'il accomplit.

Maintenant adieu, mon cher Rogé; il me faut employer activement les huit jours que je suis venu passer à Paris, étant engagé à donner trois concerts à Bruxelles du 15 au 25 de ce mois. Puis je dois en donner un autre ici à l'Opéra-Comique le 6 avril, avec les deux théâtres de M. Perrin réunis, organiser l'exécution (première) de mon Te Deum à Saint-Eustache pour le 1er mars et partir pour Londres, où je suis engagé par la New Philharmonic Society.

Du reste, rien de nouveau dans le monde musical parisien, mademoiselle Cruvelli n'a toujours que cent mille francs pour huit mois....

Ma femme vous remercie de votre bon souvenir. Nous voyons quelquefois madame et mademoiselle Rogé, qui sans doute se portent bien. Je suis ici depuis six heures et n'ai pu avoir encore de leurs nouvelles.

LXXIII.

A M. AUGUSTE MOREL.

Paris, le 14 avril 1855.

Mon cher Morel,

Je ne vous écris que six lignes pour vous prier de m'excuser si je n'ai pas encore répondu à votre dernière lettre. Elle m'arriva au moment où je partais pour Bruxelles et j'ai été depuis lors si éreinté, si absorbé par mille tracas, qu'il m'a été impossible de trouver cinq minutes de liberté. Les musiciens belges m'ont fait souffrir une torture de Huron. Ces braves artistes, si bons, si patients, si accueillants, ne peuvent se décider à prendre la peine de décomposer une mesure et tout ce qui ne frappe pas le premier temps fort leur fait perdre l'équilibre. Le troisième concert seul a bien marché.

Celui de l'Opéra-Comique, samedi dernier, a beaucoup laissé à désirer sous le rapport de l'exécution. L'orchestre seul est resté irréprochable.

Maintenant me voilà plongé dans le Te Deum, et c'est en ce moment que votre absence me semble étrange... J'espère pourtant que tout marchera bien. Voulez-vous être assez bon pour faire reproduire dans les journaux de Marseille la réclame ci-jointe? Il faut que l'immense église soit pleine, ou nous sommes flambés. Cela coûte sept mille francs.

J'apprends que vous écrivez un nouveau quintette?... tant mieux! que ce genre difficile fleurisse donc en France! Votre ami Baudillon se marie, il épouse une jeune pianiste qui a l'air fort gracieux et tout à fait agréable. Et vous? ne vous mariez-vous point? vous auriez pourtant besoin d'un intérieur; vous manquez de dorloteries, je le crains, sensible et mélancolique comme vous l'êtes.

Je serre la main à Lecour. Théodore Bennet (Ritter) lui a dédié sa réduction pour le piano de notre adagio de Roméo. Cet enfant est très remarquable et je l'aime sincèrement.

LXXIV.

A RICHARD WAGNER.

Paris, 10 septembre 1855.

Mon cher Wagner,

Votre lettre m'a fait un bien grand plaisir. Vous n'avez pas tort de déplorer mon ignorance de la langue allemande, et ce que vous me dites de l'impossibilité où je suis d'apprécier vos ouvrages, je me le suis dit bien des fois. La fleur de l'expression se fane presque toujours sous le poids de la traduction, si délicatement que cette traduction soit faite. Il y a des accents, dans la musique vraie, qui veulent leur mot spécial, il y a des mots qui veulent leur accent. Séparer les uns des autres, ou leur donner des approximatifs, c'est faire allaiter un petit chien par une chèvre et réciproquement. Mais que voulez-vous! j'ai une difficulté diabolique à apprendre les langues; c'est à peine si je sais quelques mots d'anglais et d'italien....

Vous êtes donc en train de faire fondre les glacières en composant vos Niebelungen!... Cela doit être superbe, d'écrire ainsi en présence de la grande nature!... Voilà encore une jouissance qui m'est refusée! Les beaux paysages, les hautes cimes, les grands aspects de la mer, m'absorbent complétement au lieu de provoquer chez moi la manifestation de la pensée. Je sens alors et ne saurais exprimer. Je ne puis dessiner la lune qu'en regardant son image au fond d'un puits.

Je voudrais bien pouvoir vous envoyer les partitions que vous me faites le plaisir de me demander; malheureusement mes éditeurs ne m'en donnent plus depuis longtemps. Mais il y en a deux et même trois: le Te Deum, l'Enfance du Christ et Lelio (monodrame lyrique), qui vont paraître dans peu de semaines, et celles-là au moins, je pourrai vous les envoyer.

J'ai votre Lohengrin; si vous pouviez me faire parvenir le Tannhäuser, vous me feriez bien plaisir. La réunion que vous me proposez serait une fête; mais je dois bien me garder d'y penser. Il faut que je fasse des voyages de désagrément, pour gagner ma vie, Paris ne produisant pour moi que des fruits pleins de cendre.

C'est égal, si nous vivions encore une centaine d'années, je crois que nous aurions raison de bien des choses et de bien des hommes. Le vieux Demiourgos doit bien rire là-haut, dans sa vieille barbe, du succès constant de la vieille farce qu'il nous fait... Mais je ne dirai pas de mal de lui, c'est un de vos amis, et je sais que vous le protégez. Je suis un impie plein de respect pour les Pies. Pardon de cet affreux calembour avec lequel je finis en vous serrant la main.

P.-S.—Voilà qu'il m'arrive une troupe ailée d'idées de toutes couleurs, et l'envie de vous les envoyer... Je n'ai pas le temps. Tenez-moi pour une bête, jusqu'à nouvel ordre.

LXXV.

A LOUIS BERLIOZ.

Paris, 27 avril 1855.

Cher Louis,

Je t'écris trois lignes à la course. Je ferai ce que tu veux à partir de la semaine prochaine. L'amiral est venu chez moi avant-hier, je n'y étais pas; je vais courir après lui.

J'ai été bien malade avant-hier; j'ai cru que je n'aurais pas la force d'aller jusqu'au bout de mes répétitions. Aujourd'hui je suis un peu mieux; nous avons fait hier à Saint-Eustache la première répétition d'orchestre[90] avec les six cents enfants. Aujourd'hui je fais répéter l'ensemble de mes deux cents choristes artistes. Cela va marcher. C'est colossal! Le diable m'emporte, il y a un final qui est plus grand que le Tuba mirum de mon Requiem.

Quel malheur que tu n'entendes pas cela!

Adieu; sois bien raisonnable, ne gaspille pas ton peu d'argent.

LXXVI.

A M. AUGUSTE MOREL.

Paris, 2 juin 1855.

Excusez-moi de ne vous avoir pas encore répondu. Vous connaissez la vie de Paris et pourtant je doute que vous vous fassiez une idée de celle que j'ai menée depuis un mois. Enfin, me voilà un peu plus libre, je n'ai que des épreuves à corriger du matin au soir, des courses à faire chez les graveurs et imprimeurs, etc., etc.; on grave à la fois l'Enfance du Christ, grande et petite partition; le Te Deum, grande partition, le monodrame du Retour à la vie, grande et petite partition. Quant au Te Deum, c'est moi qui le publie en société avec Jemmy Brandus; et, si le Conservatoire de Marseille peut m'en prendre un exemplaire, je me recommande à lui. Le prix de la souscription est de quarante francs. Parlez donc de cela à Lecourt. Bennet[91] prétend que je pourrai trouver cinq ou six souscripteurs à Marseille. Laval m'a dit vous avoir envoyé les dernières épreuves de votre quatuor; avez-vous fini? ai-je quelque chose à dire chez Brandus à ce sujet? Je vous remercie mille fois de votre affectueuse sollicitude pour Louis. Il a en effet dû laisser partir le Fleurus et il est en ce moment en convalescence à l'hôpital de Saint-Mandrier à Toulon. Vous me demandez de vous parler du Te Deum; c'est très difficile à moi. Je vous dirai seulement que l'effet produit sur moi par cet ouvrage a été énorme et qu'il en a été de même pour mes exécutants. En général, la grandeur démesurée du plan et du style les a prodigieusement frappés, et vous pouvez croire que le Tibi omnes et le Judex, dans deux genres différents, sont des morceaux babyloniens, ninivites, qu'on trouvera bien plus puissants encore, quand on les entendra dans une salle moins grande et moins sonore que l'église Saint-Eustache. Je pars vendredi pour l'Angleterre. Wagner, qui dirige à Londres l'ancienne Société philharmonique (direction que j'avais été obligé de refuser étant déjà engagé par l'autre), succombe sous les attaques de toute la presse anglaise. Mais il reste calme, dit-on, assuré qu'il est d'être le maître du monde musical dans cinquante ans.

Verdi est aussi aux prises avec tous les gens de l'Opéra. Il leur a fait hier une scène terrible à la répétition générale.

Le pauvre homme me fait mal; je me mets à sa place. Verdi est un digne et honorable artiste. Rossini est arrivé; il blaguotte tous les soirs sur le boulevard. Il a l'air d'un vieux satyre en retraite.

LXXVII.

AU MÊME.

Paris, 21 juillet 1855.

Mille remerciements pour votre bonne et affectueuse lettre; je ne pourrai pas vous en écrire une pareille, je suis malade de l'ennui de Paris, de la chaleur, de mille assommantes affaires. J'ai fait tout de suite votre commission. Laval ne vous avait pas expédié le quatuor parce que les corrections n'étaient pas faites; le graveur l'avait trompé en lui disant qu'elles l'étaient. Cela doit être terminé maintenant, et je pense que vous recevrez bientôt le paquet si vous ne l'avez pas déjà reçu.

J'ai fait une brillante excursion à Londres, où je me case de mieux en mieux. J'y retournerai cet hiver, après une tournée que je projette en Bohême et en Autriche, si nous ne sommes pas en guerre contre les Autrichiens.

Je ne fais en ce moment que corriger des épreuves du matin au soir.

Je vous remercie de m'avoir trouvé pour le Te Deum quelques souscripteurs; il sera publié très prochainement. On m'a commandé à Londres un petit travail: L'art du chef d'orchestre, qui doit être ajouté à l'édition anglaise de mon traité d'instrumentation revu et augmenté. Cela va m'occuper exclusivement tout le mois prochain.

Louis est ici; il se remet tout doucement, il se loue avec effusion de vos bontés pour lui et des amis que vous lui avez procurés à Toulon. Depuis mon retour à Londres, je n'ai rien vu, rien entendu; je ne puis donc rien vous raconter. Je ne connais pas encore les Vêpres de Verdi. Meyerbeer doit être content de son Étoile à Covent-Garden; on lui a jeté des bouquets comme à une prima donna. Et Gouin n'y était pas! Bennet et son fils (Ritter) m'avaient suivi à Londres. Après avoir entendu l'adagio de Roméo et Juliette par notre grand orchestre d'Exeter Hall, Bennet, le père, commence à croire que le piano ne peut pas approcher de cette puissance expressive, chose qu'il ne croyait pas auparavant...

Son fils est un admirable et charmant enfant, qui sera bientôt, je le crois, un grand artiste. Il vous a remplacé dans la Fée Mab, en jouant les petites cymbales.

LXXVIII.

AU MÊME.

Paris, 9 janvier 1856.

Merci de toutes les choses amicales que vous me dites et des détails que vous me donnez sur le mouvement musical du centre où vous vivez. Il n'y a rien ici de nouveau; l'Opéra ne varie pas plus son répertoire qu'il ne le variait autrefois.

Mais je le crois (l'Opéra) dans de graves embarras. Crosnier ne veut ni ne peut rien; le directeur musical c'est Girard, qui fait tout ce qu'il veut et ne laisse rien faire que ce qu'il veut; il a pour remplir cette dictature 18,000 francs d'appointements.

On vient de décorer Dietsch. Que vous dirai-je? On donne un opéra nouveau tous les huit jours. Le Théâtre-Lyrique a été sur le point de fermer avant-hier; il ne payait pas du tout. Il repaye un peu maintenant et compte, pour se sauver, sur un opéra de Clapisson. L'Opéra-Italien est en perte de 200,000 francs. L'Opéra-Comique seul, sans faire de brillantes affaires, se soutient passablement.

Tout cela n'est pas gai; on ne voit que tripotages, platitudes, niaiseries, gredineries, gredins, niais, plats et tripoteurs.

Je me tiens toujours de plus en plus à l'écart de ce monde empoisonné d'empoisonneurs.

Je commence à me remettre des fatigues terribles des concerts de l'Exposition.

Je reçois de temps en temps des lettres de l'extérieur qui me donnent des recrudescences momentanées d'ardeur musicale. Il m'en est arrivé une de Bruxelles il y a quinze jours, sur Faust, qui dépasse tout ce qu'on m'a jamais écrit en ce genre, même les lettres du baron de D*** sur Roméo et Juliette. Quant aux Parisiens, c'est toujours la même chose inerte et glacée en général; le petit public de la salle Herz est si peu puissant, que son influence est presque nulle. Le prince Napoléon me fait un très gracieux accueil; il s'étonne de la mesquine position que j'occupe à Paris, et ne parvient pas à m'en faire changer. L'empereur est inaccessible et exècre la musique comme dix Turcs...

Merci de vos bonnes intentions et de celles de Lecourt pour mon fils; je n'entre pas dans votre manière de voir au sujet de la marine marchande; tant mieux si je me trompe. Mais il n'y a point de carrière assurée pour Louis dans ce moment en quittant la marine de l'État, et je suis dans la plus complète impossibilité de lui venir en aide. C'est l'opinion de ma sœur et de mon oncle qu'il devrait rester où il est; il va les mécontenter tous, surtout mon oncle, qu'il a tant d'intérêt à ménager. Je ne sais plus que dire; il m'a fait écrire à l'empereur pour qu'il l'aide à arriver à un grade qu'il ambitionne; j'ai mis sans succès en mouvement l'amiral Cécile et tous mes amis des Débats.

Maintenant je ne puis plus rien; Louis s'est posé l'arbitre de sa destinée en n'agissant qu'à son gré. Il faut me taire et attendre avec anxiété le résultat de sa conduite irréfléchie. En tout cas, je n'ai pas besoin de vous dire combien je suis touché de l'intérêt que vous lui témoignez et de vous assurer de ma vive reconnaissance pour ce que vous ferez pour lui. Je ne puis rien tenter en musique à Paris d'un peu important; obstacles en tout et partout. Pas de salle! pas d'exécutants (de ceux que je voudrais). Il n'y a pas même un dimanche dont je puisse disposer pour donner mon petit concert. Les uns sont pris par la Société des concerts, les autres par la Société Pasdeloup, qui a retenu la salle Herz pour toute la saison. Je suis forcé de me contenter d'un vendredi.

Adieu; en voilà assez, en voilà trop, à quoi bon récriminer? le choléra existe, on le sait, pourquoi la musique parisienne n'existerait-elle pas?

LXXIX.

A THÉODORE RITTER.

12 janvier 1856.

Mon cher et très cher Théodore,

Souvenez-vous du 12 janvier 1856!

C'est le jour où, pour la première fois, vous avez abordé l'étude des merveilles de la grande musique dramatique, où vous avez entrevu les sublimités de Gluck!

Quant à moi, je n'oublierai jamais que votre instinct d'artiste a, sans hésiter, reconnu et adoré avec transport ce génie nouveau pour vous. Oui, oui, soyez-en certain, quoi qu'en disent les gens à demi-passion, à demi-science, qui n'ont que la moitié d'un cœur et un seul lobe au cerveau, il y a deux grands dieux supérieurs dans notre art: Beethoven et Gluck. L'un règne sur l'infini de la pensée, l'autre sur l'infini de la passion; et, quoique le premier soit fort au-dessus du second comme musicien, il y a tant de l'un dans l'autre néanmoins, que ces deux Jupiters ne font qu'un seul dieu en qui doivent s'abymer (sic) notre admiration et nos respects.

LXXX.

A M. ERNEST LEGOUVÉ[92].

Paris, 9 avril 1856.

Mille joies triomphantes, mon cher Legouvé! c'est superbe! C'est le plus beau succès, le plus pur, le plus légitime, le plus providentiel auquel j'aie assisté de ma vie. J'ai le cœur gonflé, à en éclater.... C'est si beau, un chef-d'œuvre complet! un chef-d'œuvre interprété par une femme de génie, par une muse, et un chef-d'œuvre échappé, qui plus est, aux dangers de la traduction. Vous avez tous les bonheurs à la fois, un traducteur incomparable, une actrice sublime, un public intelligent et sensible, et une offense vengée....

Je vous chante en mon âme un hymne de gloire dont les fanfares retentiraient jusqu'en Grèce si on l'exécutait.

Nous avons pleuré et frémi, ma femme et moi. Je vous embrasse; il y avait longtemps que je n'avais ressenti une telle joie!

LXXXI.

A M. AUGUSTE MOREL

Paris, 23 mai 1856.

Louis m'écrit de Toulon. Il va quitter le service de l'État, et il cherche un embarquement pour un voyage d'un an à quinze mois. Soyez assez bon pour l'aider à trouver un navire où il soit convenablement et qui parte bientôt. Priez instamment Lecourt de ma part de vous seconder dans cette recherche. Vous m'obligerez beaucoup. Je viens de lui écrire (à Louis) à Toulon, pour le prévenir qu'un paquet de vêtements dont il a besoin lui sera expédié mardi prochain 27, par mon tailleur,—Bureau restant des Messageries impériales de Marseille. Si ma lettre arrivait à Toulon pendant que Louis sera à Marseille, veuillez l'en prévenir, afin qu'il aille réclamer le paquet au bureau des Messageries vers le 29 ou le 30.

J'ai vu votre ami, dont je ne me rappelle pas le nom (M. Rostand) et qui cause très bien de toutes choses et même de musique. Il aurait voulu entendre quelque ouvrage de moi pendant son séjour à Paris, mais il n'y avait pas de possibilité de le satisfaire. Je suis immensément occupé et, pour vous dire la vérité, très malade, sans que je puisse découvrir ce que j'ai. Un malaise incroyable; je dors dans les rues, etc.; enfin, c'est peut-être le printemps. J'ai entrepris un opéra en cinq actes dont je fais tout, paroles et musique. J'en suis au troisième acte du poème; j'ai fini hier le deuxième. Ceci est entre nous; je le cisèlerai à loisir après l'avoir modelé de mon mieux; je ne demande rien à personne en France. On le jouera où je pourrai le faire jouer: à Berlin, à Dresde, à Vienne, etc., ou même à Londres; mais on ne le jouera à Paris (si on en veut) que dans des conditions tout autres que celles où je me trouverais placé aujourd'hui. Je ne veux pas remettre ma tête dans la gueule des loups ni dans celle des chiens.

Nous avons eu à Weimar des scènes incroyables au sujet du Lohengrin de Wagner.... Ce serait trop long à vous raconter. Il en est résulté des histoires qui font encore long feu en ce moment dans la presse allemande.

Adieu, mon cher Morel; je sais que votre affaire avec Brandus est enfin terminée. Il était temps. Bennet est à Nancy avec son fils. Je ne vois jamais le fils de Lecourt, j'aurais pourtant bien du plaisir à causer quelquefois avec lui. On dit que c'est un charmant garçon.

C'est comme le petit Daniel Liszt. Son père m'annonce ses visites et je ne l'ai jamais vu. J'attends un mot de vous très prochainement.

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