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Correspondance inédite de Hector Berlioz, 1819-1868

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LXXXII.

AU MÊME.

Paris, 9 septembre 1856.

Mon cher Morel,

Le navire sur lequel doit partir Louis est-il arrivé? je ne reçois point de nouvelles à cet égard.

Comment allez-vous? Voilà bientôt votre Conservatoire qui va vous retomber sur les bras. Votre opéra est-il avancé? Je travaille exclusivement au mien, sans en parler seulement à Alphonse Royer, qui est, comme furent tous les autres directeurs de l'Opéra, un Hottentot en musique. Il me regarde comme un grand symphoniste qui ne peut et ne doit faire que des symphonies et qui ne sait pas écrire pour les voix. Il n'a entendu ni Faust ni l'Enfance du Christ; il ne connaît rien à toutes ces questions, et c'est néanmoins une opinion arrêtée chez lui. Il l'a dit dernièrement à un de mes amis. J'en étais d'ailleurs parfaitement sûr d'avance; je connaissais ses idées sur la musique. Mais je n'en continue pas moins ma partition avec un vague espoir d'arriver plus tard par le haut de l'édifice, c'est-à-dire par la volonté de l'empereur.

En attendant, je vous avouerai que le poème, que j'ai lu à diverses personnes, a un grandissime succès. Je crois que vous aussi vous trouveriez cela beau.

LXXXIII.

A M. L'ABBÉ GIROD[93].

Paris, 16 décembre 1856

Monsieur,

J'ai reçu le livre que vous avez bien voulu m'envoyer et je l'ai lu avec le plus vif intérêt. Si la question pouvait être rendue plus claire qu'elle ne l'est, elle l'eût été par vous. Il n'est pas possible de la concevoir mieux exposée, ni mieux débattue; mais c'est, je l'avoue, une espèce de chagrin pour moi, de voir des hommes de cœur et d'intelligence tels que vous, monsieur, employer leur temps et leurs forces à combattre de semblables moulins à vent. Les seuls points sur lesquels j'ai le regret de me trouver en dissidence avec vous, sont ceux qui ont trait à la fugue classique sur Amen! et au jeu de mutation des orgues.

Sans doute, on pourrait écrire une belle fugue d'un caractère religieux pour exprimer le souhait pieux: Amen! Mais elle devrait être lente, pleine de componction et fort courte; car, si bien qu'on exprime le sens d'un mot, ce mot ne saurait être, sans ridicule, répété un grand nombre de fois. Au lieu de cette réserve et de cette tendance expressive, les fugues sur le mot amen sont toutes rapides, violentes, turbulentes, et ressemblent d'autant plus à des chœurs de buveurs entremêlés d'éclats de rire, que chaque partie vocalise sur la première syllabe du mot a......a-a-a-a-men, ce qui produit l'effet le plus grotesque et le plus indécent. Ces fugues traditionnelles ne sont que d'insensés blasphèmes.

Quant aux jeux de mutation de l'orgue, c'est le charivari organisé et je ne puis les entendre sans horreur.

L'habitude, l'usage, la routine sont les soutiens de ces barbaries que nous légua l'ignorance du moyen âge; si j'étais encore un artiste guerroyant comme autrefois, je vous dirais: Delenda est Carthago! Mais je suis las et obligé de reconnaître que les absurdités sont nécessaires à l'esprit humain et naissent de lui comme les insectes naissent des marécages. Laissons les uns et les autres bourdonner!

LXXXIV.

A M. BENNET.

Paris, 26 ou 27 janvier (1857).

Oui, Théodore a raison: votre papier pelure qui boit l'encre m'a fortement agacé les nerfs, qui sont déjà si malades. Changez donc de parchemin pour m'écrire à l'avenir.

Je vous remercie néanmoins, et très cordialement, de votre bonne et réconfortante lettre. Mais je n'ai pas besoin, autant que vous le croyez, d'être encouragé à continuer mon travail. Tout malade que je suis, je vais toujours; ma partition[94] se fait, comme les stalactites se forment dans les grottes humides, et presque sans que j'en aie conscience. J'achève en ce moment d'instrumenter le finale monstre du premier acte, qui m'avait jusqu'à hier donné de graves inquiétudes à cause de ses dimensions. Mais j'ai envoyé Rocquemont me chercher au Conservatoire la partition d'Olympie de Spontini, où se trouve une marche triomphale dans le même mouvement que la mienne et dont les mesures ont la même durée que celles de mon finale. J'ai compté les mesures; il y en a 347, et je n'en ai, moi, que 244. D'ailleurs, il n'y a point d'action durant cet immense développement processionnel de la marche d'Olympie, tandis que j'ai une Cassandre qui occupe la scène pendant le déroulement du cortège du cheval de bois dans le lointain. Enfin cela peut aller[95].

J'ai entièrement fini aussi le duo et le finale du quatrième acte. Voyez avec quelle facilité vous m'entraînez à vous parler de mon ouvrage!... Ah! je n'ai pas d'illusions, non, et vous me faites rire avec ces vieux mots de mission à remplir! quel missionnaire!... Mais il y a en moi une mécanique inexplicable qui fonctionne malgré tous les raisonnements, et je la laisse faire, parce que je ne puis l'empêcher de fonctionner.

Ce qui me dégoûte le plus, c'est la certitude où je suis de la non-existence du beau pour l'incalculable majorité des singes humains!...

Madame X..., qui est venue me voir avant-hier, m'avouait naïvement et tristement qu'elle n'avait jamais ni vu ni lu la Vestale de Spontini.

Une artiste pareille qui a passé sa vie dans le monde musical et théâtral, s'être trouvée, par hasard, partout où cette lumière du génie ne brillait pas!... N'y a-t-il pas là de quoi révolter contre le sort des chefs-d'œuvre! Il est vrai qu'elle a été élevée au milieu de la boutique des épiciers italiens!... Mais cette éducation coloniale ne l'a pas empêchée de faire connaissance plus tard avec Mozart, Haydn, Beethoven, Gluck, et de s'éprendre même pour la lourde face emperruquée de ce tonneau de porc et de bière qu'on nomme Haendel!...

Ainsi me voilà à la tête d'un acte et demi de partition terminée. Avec du temps, le reste de la stalactite se formera peut-être bien, si la voûte de la grotte ne s'écroule pas....

Nous serons bien heureux de vous voir revenir à Paris, ne fût-ce que pour quelques semaines.... Réalisez votre plan de concert, je serai probablement assez fort dans un mois pour pouvoir le diriger, et cela me réchauffera un peu.

Il est heureux que ma lettre touche à sa fin;... le pâle rayon de soleil qui éclairait ma fenêtre quand j'ai commencé à vous écrire, s'éteint, et je ne me sens plus que du froid au cœur, et je vois tout en gris, et je vais m'étendre sur mon canapé et y fermer les yeux de l'esprit et du corps pour ne rien voir et demeurer stupide comme un arbre sans feuilles et ruisselant de pluie.

P.-S.—Rue de Calais (encore une fois, et non de Douai), nº 4.

LXXXV.

A M. AUGUSTE MOREL

Paris, samedi soir 25 ou 26 avril 1857.

Mon cher Morel,

Je vous remercie de votre empressement à me faire savoir que vous aviez reçu des nouvelles de Louis; mais j'avais déjà, moi aussi, une lettre de Bombay, dans laquelle il m'apprenait à peu près les mêmes choses qu'il vous a dites. Je vous enverrai plus tard une lettre que je vous prierai de lui remettre à son arrivée à Marseille, qu'il m'annonce seulement pour la fin d'août. Je suis bien heureux qu'il puisse avoir un mois à peu près à sa disposition pour venir me faire une visite. Je me recommanderai encore à vous à cette occasion, pour veiller à ce qu'il ne vienne à Paris qu'avec une entière certitude de ne pas compromettre par ce voyage sa position à bord de la Belle-Assise, et la promesse bien formelle d'y être de retour au temps que lui indiquera son capitaine. Au reste, je le suppose plus raisonnable maintenant.

Je travaille comme vous à une énorme partition; malgré toutes les interruptions forcées et les distractions qu'apporte la vie de Paris, j'ai fait deux actes et demi, entièrement instrumentés, polis et limés. Il me tarde cependant de ne plus traîner ce monstrueux boulet. On fait en ce moment, dans notre petit monde, un succès boursouflé à mon poème. J'en ai fait deux lectures devant deux aréopages assez compétents, l'une chez M. Édouard Bertin, l'autre chez moi. On trouve cela beau. Dernièrement, à l'une des soirées des Tuileries, l'impératrice m'en a parlé longuement. J'irai plus tard le lire à Leurs Majestés, si l'empereur a une heure de liberté. Je voudrais, quand je subirai cette épreuve, être plus avancé dans le travail de la partition, et avoir au moins trois actes achevés. Pourtant quand l'empereur ordonnerait la mise à l'étude immédiate de cet immense ouvrage, je ne pourrais y consentir. Je n'ai pas les deux femmes capables de jouer, de chanter et de représenter Cassandre et Didon.

Allez souhaiter le bonjour à Lecourt de ma part et lui serrer la main. Comment traîne-t-il la vie? Je ne vois jamais son fils.

Obéron continue à remplir la caisse du Théâtre-Lyrique.

Dimanche matin.

Je reçois à l'instant une lettre de Lecourt. Il m'apprend que vous vous donnez un mal d'enfer pour faire aller la Fête de Roméo et Juliette. Pourquoi avez-vous tenté cela? sans harpes?... et sans un orchestre assez fort?... Dites-moi comment a marché le concert.

LXXXVI.

AU MÊME.

Paris, 7 septembre 1857.

Mon cher Morel,

Vous avez encore comblé Louis de bontés et de témoignages d'affection, laissez-moi vous en remercier et vous prier aussi de présenter l'expression de ma vive reconnaissance à madame votre mère, dont Louis ne parle qu'avec attendrissement. Il commence à se montrer moins enfant et plus préoccupé de son avenir; je ne doute pas que vos bons avis ne soient pour beaucoup dans ce progrès. Nous avons fait, lui et moi, plusieurs démarches inutiles ces jours-ci, pour avoir des nouvelles de son capitaine et de son navire. Le silence de M. Aubin commence à nous inquiéter. J'ai appris chez M. de Rothschild que l'ancien capitaine de la Belle-Assise était parti pour Marseille, afin de prendre connaissance de l'état du navire et de celui de sa cargaison. Il aura sans doute retenu M. Aubin à Marseille, pour l'aider dans cet examen. Soyez assez bon, mon cher Morel, pour vous informer au port de l'époque du retour à Paris de ces messieurs et de celle du départ de la Belle-Assise, si elle est connue. Je crois que Louis vous a déjà écrit à ce sujet. Il est en ce moment à Dieppe, où il est allé visiter une amie de sa mère, madame Lawsson, qui lui veut beaucoup de bien. Il reviendra ce soir. Je me suis remis à ma partition, et, si je n'étais pas constamment interrompu, de trois jours l'un, j'avancerais assez vite. En somme, dans six ou sept mois, l'ouvrage sera fini; et je me mettrai, pour mieux en étudier les défauts, à arranger la partition pour le piano. Il n'y a pas de travail plus utile, en pareil cas, que celui-là; et d'ailleurs, la partition de piano et chant a bien sa valeur intrinsèque, surtout pour les études.

Je suis tout triste du mauvais effet que vient de produire la représentation d'Euryanthe. Le poème, malgré les modifications qu'on a fort sagement fait d'y apporter, n'est pas supportable. Vous lirez ces jours-ci l'analyse que je viens de faire du drame allemand dans le Journal des Débats, je ne crois pas qu'on ait jamais mis en scène de semblables stupidités; on n'est pas bête à ce point. Nous nous accordons tous pour louer la musique, qui contient en effet de bien belles parties, mais ne saurait, selon moi, soutenir la comparaison avec Obéron ni avec le Freyschütz. Quand va-t-on s'occuper au théâtre de Marseille de votre opéra? tenez-moi au courant de tout ce qui s'y rapporte. Si j'avais un peu d'argent de côté, je ne manquerais pas d'aller assister à sa première représentation.

Mille amitiés à Lecourt. Théodore Ritter vient d'achever la partition de piano complète de Roméo et Juliette. C'est très clair et très jouable. Il a exécuté la semaine dernière l'ouvrage entier devant une quinzaine de personnes chez Pleyel; Duprez et moi, nous chantions les chœurs, etc. Il a très bien joué. Cela se grave à Leipzig.

P.-S.—Le capitaine Aubin, et non Bodin, vient de venir. Il retourne à Marseille. Il avertira Louis du jour où il devra être rendu à bord. Ainsi ne vous inquiétez pas de cela.

LXXXVII.

AU MÊME.

Paris, dimanche 11 octobre 1857.

Mon cher Morel,

Je vous remercie, nous vous remercions. Faites l'impossible pour obtenir une promesse positive du capitaine de la Reine des Clippers, ou plutôt de M. Acquarone. C'est précisément un semblable embarquement qui conviendrait le mieux à Louis, et je serais dans de graves embarras, s'il me fallait envoyer mon fils dans les ports de l'Océan chercher lui-même un navire. Tenez-moi au courant de l'état de vos négociations.

Je compte aussi sur l'aide de notre excellent Lecourt. J'ai peine à vous écrire ces quelques lignes. Je ne puis me remettre de ma maladie nerveuse, qui se transforme chaque jour et amène les plus étranges accidents.

Mille amitiés dévouées. J'aurais bien des choses à vous dire, mais je n'ai pas la force d'écrire.

LXXXVIII.

AU MÊME.

Paris, mercredi 27 ou 28 octobre 1857.

Grâce à vos relations et à l'intervention de Lecourt, Louis est enfin reçu comme lieutenant à bord de la Reine des Clippers; c'est un important avantage pour lui. On ne réclame pas encore sa présence à Marseille; mon avis est néanmoins qu'il doit s'y rendre d'avance pour ne s'exposer à aucun mécompte, se faire présenter à M. Acquarone, à ses chefs du bord, et tâcher de se faire employer même avant le départ. Il va d'ailleurs profiter du répit qu'on lui laisse pour passer quelques jours à Vienne chez ma sœur et faire une visite à mon oncle à Tournon. Je pense qu'à son arrivée à Marseille, il vous trouvera de retour de votre excursion à Aix. Dans le cas où son séjour se prolongerait chez vous, il est convenu que vous me permettrez de payer sa pension et que vous ne vous fâcherez pas. J'ai vu ces jours-ci M. de Rémusat qui m'a le premier appris la bonne nouvelle de la réception de Louis. Je crois qu'il assistait hier à l'inauguration de la petite salle de concerts (la salle Beethoven), que Bennet vient d'ouvrir au public. Géraldy donne un concert dans ce local demain, et je vois sur le programme un morceau de vous. Je suis plongé jusque par-dessus les yeux dans l'instrumentation de mon avant-dernier acte, et cela me grise... Lecourt, dans une de ses lettres, semble craindre que je n'aie choisi un mauvais sujet. Aurait-il conservé ce vieux préjugé contre les sujets antiques?... Les sujets antiques sont redevenus neufs, à la condition pour les auteurs de ne pas les traiter à la façon lamentable de MM. de Marmontel, du Rollet et Guillard. Je crois que ce n'est pas le cas dans mon ouvrage. Je vous assure qu'il y a un mouvement, une variété de contrastes et une mise en scène extraordinaires. Et cela doit faire pardonner au sujet d'être beau par les sentiments et les passions, et la pensée poétique. J'ai mis au pillage Virgile et Shakspeare, et j'ai trouvé en outre une scène d'un effet terrible, qui n'est pas dans les allures des tragédies lyriques du siècle dernier. J'écris cette partition avec une passion qui semble s'accroître de jour en jour. Dites à Lecourt que très probablement il s'est fait de mon poème une fausse idée, puisqu'il ne le connaît pas, mais qu'il résultera de tout cela (paroles et musique) quelque énormité dont il sera content, je lui en donne ma parole d'honneur. J'aurai fini dans six mois, ballets et le reste.

Je vais ce soir dîner à Versailles chez Émile Deschamps avec les directeurs de l'Odéon. On veut me séduire. Il s'agit de la mise en scène de Roméo et Juliette, traduit par Deschamps et qu'on voudrait illustrer!!!.. (expression favorite des pianistes) par l'exécution, dans les entr'actes, de trois fragments de ma symphonie. Cela coûterait fort cher, mais ils paraissent résolus à ne pas reculer devant la dépense.

Adieu, cher ami; je vous recommande mon cher grand garçon, qui est bien excellent et bien désireux de faire sa carrière, et qui commence à devenir raisonnable, et que j'aime de toute mon âme. Aimez-le bien aussi.

LXXXIX.

AU MÊME.

Paris, 15 novembre 1857.

Mon cher Morel,

Je vous remercie de m'avoir envoyé des nouvelles de Louis. Dieu veuille que son voyage continue comme il a commencé. Quant à moi, je suis toujours malade; j'ai, dit mon médecin, une névrose intestinale. Cela me tourmente à un point que je ne saurais exprimer. Je travaille pourtant tout de même.

On vient de donner enfin l'opéra en deux actes de M. Billetta, célèbre professeur de piano à Londres. Je voudrais que vous entendissiez cela. Ne croyez pas un mot des quelques éloges que contient sur cette musique mon feuilleton de ce matin, et croyez, au contraire, que je me suis tenu à quatre pour en faire aussi tranquillement la critique. On a travaillé treize mois à l'Opéra pour accoucher de ce chef-d'œuvre. La troisième représentation n'a pas suivi la seconde; on l'annonce pourtant pour lundi. La Rose de Florence sera bientôt fanée et effeuillée. Fiorentino, qui a une grande peur de ses compatriotes, et qui a été forcé de louer celui-là, n'a jamais pu se décider à écrire lui-même son nom; il l'a laissé en blanc dans son manuscrit.

Je viens de me procurer un de mes portraits, vous le recevrez prochainement. Comment se porte Lecourt? que fait-on, sinon de bon, au moins de mauvais, en musique à Marseille?

XC.

AU MÊME.

Paris, 21 décembre 1857.

Je ne puis plus vous parler, vous me l'avez défendu, de toutes vos bontés pour Louis et de l'intérêt constant que vous prenez à tout ce qui le regarde. J'y suis de plus en plus sensible cependant. Mon oncle et ma sœur sont également bien touchés de vos soins et de votre affection pour lui. Grâce à vous et à cet excellent Lecourt, le voilà monté sur un magnifique navire et investi de fonctions qui doivent le forcer à devenir laborieux et raisonnable de plus en plus.

J'espère beaucoup du mode de traitement auquel votre médecin vient de vous soumettre[96]. En tout cas, s'il a raison ou non dans ses conjectures, vous ne tarderez pas à le savoir. Vous devez être tourmenté par la suspension du travail de votre partition. Je serais au supplice, en ce moment surtout, s'il m'arrivait d'être obligé d'abandonner la mienne. Et pourtant qu'y a-t-il de plus triste, de plus misérable que notre monde musical de Paris! quelle direction imprimée à tous nos théâtres lyriques!...

L'Opéra a toujours du monde; on ne peut pas empêcher le public d'y aller. Dès lors, une suffisance et une nonchalance dans l'administration qui dépassent tout ce que vous pouvez vous figurer. Pourvu qu'on puisse régulièrement, quatre ou cinq fois par mois, donner la Favorite, paroles de M. le directeur, et Lucie, paroles de M. le directeur, tout va bien. En ce moment, tout va mieux encore; on monte la Magicienne (paroles de M. le directeur attribuées à M. de Saint-Georges). Roqueplan fait parler de lui par ses excentricités de langage à l'Opéra-Comique. Il dit à Stockhausen qu'il ne sait pas chanter, il envoie tout le monde se faire f..... Il dit à ce brave M***, qui s'était cru obligé, de lui faire une visite: «Qu'est-ce que vous f..... ici? f.....-moi le camp! l'Opéra-Comique n'est pas un lieu public.» Nous avons un haut fonctionnaire qui ne va pas mal non plus de son côté; il répond à un homme de lettres qui était allé le remercier de la part de nos associations pour une faveur que ce grand homme leur avait accordée: «Je me f... de la reconnaissance des artistes! je n'ai pas fait cela pour eux. Les arts m'embêtent.» Vous voyez que les idées poétiques ont à se manifester dans un joli petit monde... L'empereur et l'impératrice sont allés voir le Cheval de bronze, il y a trois jours. Ils sont sortis très mécontents, dit-on. Je voudrais que vous entendissiez la musique qu'on fait à la cour de temps en temps... D'un autre côté, voilà ce pauvre roi de Prusse qui perd la tête; je ne sais si son frère aura autant que lui le sentiment des arts. Les petites cours allemandes, où l'on aime la musique, ne sont pas riches, et la Russie (comme l'Angleterre) est tout acquise aux Italiens.

Reste la reine Pomaré; mais Taïti est bien loin. Encore assure-t-on que la gracieuse Aimata-Pomaré préfère à tout les jeux de cartes, les cigares et l'eau-de-vie. Le Brésil est à Verdi. Si nous allions en Chine!...

XCI.

A M. HANS DE BULOW.

Paris, 20 janvier 1858.

Je vous remercie de votre charmante lettre, charmante par son style, par la cordialité qui l'a dictée, par les bonnes nouvelles qu'elle m'apporte, charmante de tout point. Je l'ai lue avec bonheur, comme un chat boit du lait.

Aussi ne tarderai-je pas à vous répondre. Je m'étais levé avec l'intention de travailler exclusivement à ma partition aujourd'hui; mon feu était allumé, ma porte fermée; pas d'importuns, pas de crétins possibles, et voilà votre lettre qui vient renverser tous mes beaux projets de travail, et je cède au plaisir de causer avec vous et je dis comme le Romain (sic): «A demain les affaires sérieuses[97]!» Non pas que je croie vous intéresser en vous répondant, mais je vous réponds avec un plaisir extrême; c'est de l'égoïsme pur, concentré, sans alliage, un égoïsme élément (pour parler comme les chimistes).

Votre foi, votre ardeur, vos haines même, me ravissent. J'ai, comme vous, encore des haines terribles et des ardeurs volcaniques; mais, quant à la foi, je crois fermement qu'il n'y a rien de vrai, rien de faux, rien de beau, rien de laid... N'en croyez pas un mot, je me calomnie... Non, non, j'adore plus que jamais ce que je trouve beau, et la mort n'a pas, à mon sens, de plus cruel inconvénient que celui-ci: ne plus aimer, ne plus admirer. Il est vrai qu'on ne s'aperçoit pas qu'on n'aime plus. Pas de philosophie, autrement dit, pas de bêtises.

Vous avez donc osé entreprendre une série de concerts, et à Berlin encore! une ville, non pas glaciale (un bloc de glace est beau, cela rayonne, cela a du caractère), mais une ville qui dégèle, froide, humide. Et puis des luthériens!... des gens qui ne rient jamais, des blonds sans être doux... Voyez comme je divague, j'ai été blond et je ne suis pas doux... Riez, je vous le permets, tout m'est égal.

Votre programme était fort beau: vous m'avez fait l'injure de supposer que rien autre que le sort de mes deux morceaux ne pouvait m'intéresser dans le récit que vous m'avez fait des suites de ce concert. Vous ne m'avez parlé ni de votre Ouverture ni des morceaux de Liszt; vous m'avez calomnié. Mais je vous pardonne. Encore une fois, tout m'est égal, excepté que l'on m'attribue la musique des chefs de l'école parisienne. Ce n'est pas la première fois (comme vous le pensez) que les Berlinois ont subi mon ouverture de Cellini; je la leur fis avaler deux fois, il y a quinze ou seize ans, à mes concerts du théâtre. Je me rappelle même que notre ami Schlesinger, après la seconde audition, vint tout étonné me demander si cela était beau... Comme je ne voulais pas le tromper, je lui répondis que oui. Mais il ne me crut pas. Les critiques luthériens n'ont pas trop éreinté, dites-vous, le Pâtre breton. Ce sont des gens honnêtes, après tout, et en entendant l'accord de mi bemol:

notation musicale

ils sont franchement convenus que cet accord, bien qu'écrit par moi, n'était pas devenu faux. Notre maniaque de la Revue des Deux Mondes n'est pas de cette probité-là[98], et quand on lui fait entendre un accord de mi bemol sorti de ma plume, il déclare l'accord intolérable.

Baisez la main, de ma part, je vous prie, à mademoiselle Milde quand vous la verrez, et remerciez-la de son courage à chanter l'accord de mi bemol quand même.

Les parties d'orchestre et de chœur de l'Impériale sont à vos ordres, et je vous les enverrai quand vous le désirerez; seulement je n'ai pas la traduction allemande du texte de cette cantate, et je ne suppose pas qu'on puisse faire chanter du français par des choristes allemands. Comment tournerez-vous cette difficulté? Répondez-moi à ce sujet; après quoi, je ferai ce que vous voudrez et je vous donnerai quelques indications pour l'exécution du morceau.

Je fais des vœux pour la prospérité de votre pieuse entreprise; mais, entre nous, je tremble qu'elle ne vous coûte de l'argent; à moins que votre orchestre ne soit d'un bon marché extrême. Ici, une pareille crainte serait déraisonnable: il n'y a rien à craindre, on est sûr de ne pas faire les frais.

Il faut que je vous dise que Brandus vient de faire une espèce de nouvelle édition de Roméo et Juliette, grande partition et parties séparées, contenant une foule de corrections et quelques petits changements de détail assez importants. C'est d'après ces corrections qu'a été rédigée la partition de piano et chant, avec double texte allemand et français, qu'on va publier prochainement à Leipzig. Si jamais vous aviez envie d'exécuter quelque fragment de Roméo et Juliette à vos concerts, ne le faites pas sans me prévenir; je vous indiquerai les morceaux où il y a des changements.

Vous me demandez ce que je fais. J'achève les Troyens. Depuis quinze jours, il m'a été impossible d'y travailler. J'en suis à la catastrophe finale; Énée est parti, Didon l'ignore encore, elle va l'apprendre, elle pressent le départ...

Quis fallere possit amantem?

Ces angoisses de cœur à exprimer, ces cris de douleur à noter, m'épouvantent... comment vais-je m'en tirer? Je suis surtout inquiet sur l'accentuation de ce passage dit par Anna et Narbal au milieu de la cérémonie religieuse de prêtres de Pluton:

S'il faut enfin qu'Énée aborde en Italie,
Qu'il y trouve un obscur trépas!
Que le peuple latin à l'Ombrien s'allie,
Pour arrêter ses pas!
Percé d'un trait vulgaire en la mêlée ardente,
Qu'il reste abandonné sur l'arène sanglante
Pour servir de pâture aux dévorants oiseaux!>
Entendez-vous, Hécate, Érèbe, et toi, Chaos?

Est-ce une imprécation violente? est-ce de la fureur concentrée, sourde?... Si cette pauvre Rachel n'était pas morte, je serais allé le lui demander. Vous pensez, sans doute, que j'ai bien de la bonté de me préoccuper ainsi de la vérité d'expression, et que ce sera toujours assez vrai pour le public. Oui, mais pour nous?... Enfin, je trouverai peut-être.

Vous ne sauriez, mon cher Bulow, vous faire une idée juste du flux et du reflux de sentiments contraires dont j'ai le cœur agité depuis que je travaille à cet ouvrage. Tantôt c'est une passion, une joie, une tendresse dignes d'un artiste de vingt ans. Puis c'est un dégoût, une froideur, une répulsion pour mon travail, qui m'épouvantent. Je ne doute jamais: je crois et je ne crois plus, puis je recrois... et, en dernière analyse, je continue à rouler mon rocher... Encore un grand effort, et nous arriverons au sommet de la montagne, l'un portant l'autre.

Ce qu'il y aurait de fatal en ce moment pour le Sysiphe, ce serait un accès de découragement venu du dehors; mais personne ne peut me décourager, personne n'entend rien de ma partition, aucun refroidissement ne me viendra par suite des impressions d'autrui. Vous même, vous seriez ici, que je ne vous montrerais rien. J'ai trop peur d'avoir peur.

J'ai ajouté une fin au drame, fin bien plus grandiose et plus concluante que celle dont je m'étais contenté jusqu'à présent. Le spectateur verra ainsi la tâche d'Énée accomplie, et Clio s'écrie à la dernière scène, pendant que le Capitole romain rayonne à l'horizon:

Fuit Troja!... Stat Roma!

Il y a là, en outre, une grande pompe musicale, dont il serait trop long de vous expliquer le sujet.

Voyez avec quelle naïveté je me laisse aller à vous parler de tout cela. Voilà ce que c'est que de m'écrire des lettres comme celle que je viens de recevoir de vous. Il ne faut pas porter une vive lumière aux yeux d'un homme enrhumé, si l'on ne veut pas le faire éternuer pendant une demi-heure.

Mais voilà mes éternuements finis. Adieu; écrivez-moi souvent, je m'engage à vous répondre en style de notaire et fort laconiquement. Je ne suis pas féroce...

P.-S.—Gounod vient de faire un joli petit opéra-bouffe, le Médecin malgré lui. Voyez mon feuilleton qui paraîtra vendredi ou samedi prochain.

XCII.

A LOUIS BERLIOZ.

Paris, 24 janvier [1858].

Cher ami,

La poste des Indes part le 10 et le 26 de chaque mois; je t'écris donc un peu plus tôt ma seconde lettre pour qu'elle puisse te parvenir en même temps que ma première. Il s'est passé de terribles choses depuis le 10 de ce mois. Tu le sais peut-être déjà, une troupe d'effroyables bandits est venue entourer la voiture de l'empereur au moment où il se rendait avec l'impératrice à la représentation au bénéfice de Massol à l'Opéra. Ces monstres ont jeté des bombes fulminantes dont l'explosion a tué un grand nombre de personnes et de chevaux, criblé la voiture de l'empereur, etc., etc. Par le plus grand des bonheurs, l'empereur n'a pas été atteint; la charmante impératrice n'a pas même perdu un instant son sang-froid. Ils ont été admirables de courage et de présence d'esprit tous les deux, au milieu de cette scène de carnage à la porte de l'Opéra. Toute l'Europe, tu le penses, est en émoi d'un pareil événement.

J'ai vu madame Lawsson en lui portant une loge pour l'Opéra-Comique. Morel m'a écrit que M. Lecourt était à Paris; mais ce dernier n'est pas venu me voir, et j'en suis à me demander pourquoi. Cet excellent Morel n'a voulu accepter que la moitié de ce que je lui avais envoyé pour tes frais de séjour chez lui et m'a renvoyé le reste.

J'ai été encore bien malade et au lit ce mois-ci; me voilà de nouveau sur pied et je reprends le travail interrompu de ma partition. Avant-hier, j'ai fait une lecture de mon poème des Troyens chez notre confrère de l'Institut M. Hittorf. Il y avait une grande réunion de peintres, statuaires, architectes de l'Institut; M. Blanche, secrétaire du ministre d'État; M. de Mercey, directeur des beaux-arts, etc., etc. J'ai eu un véritable succès; on a trouvé cela grand et beau, on m'a interrompu plusieurs fois par des applaudissements. Enfin, cela m'a rendu un peu de courage pour achever mon immense partition.

Voilà à peu près toutes mes nouvelles, cher Louis; ma sœur m'écrit de temps en temps de charmantes lettres; mon oncle est à Cannes dans le Midi, où il se chauffe au soleil pendant que nous grelottons à Paris. J'ai reçu, il y a quelques jours, une longue lettre de M. de Bulow, l'un des gendres de Liszt, celui qui a épousé mademoiselle Cosima. Il m'apprend qu'il a donné sous sa direction un concert à Berlin et qu'il y a fait exécuter avec grand succès mon ouverture de Cellini et le petit morceau de chant: le Jeune Pâtre breton. Ce jeune homme est l'un des plus fervents disciples de cette école insensée qu'on appelle en Allemagne l'école de l'avenir. Ils n'en démordent pas et veulent absolument que je sois leur chef et leur porte-drapeau. Je ne dis rien, je n'écris rien, je ne puis que les laisser faire; les gens de bon sens sauront voir ce qu'il y a de vrai.

XCIII.

AU MÊME.

Paris, 9 février 1858.

Cher Louis,

Le courrier des Indes part demain et j'ai tout juste aujourd'hui quelques instants pour causer un peu avec toi. Je suis bien impatient de recevoir de tes nouvelles! Comment auras-tu fait cette longue traversée? comment te portes-tu? comment te trouves-tu à bord? n'oublie aucun de ces détails. Ici, on ne va pas bien. Je suis, moi, assez passablement remis en ce moment; mais ma femme est presque toujours au lit et fort souffrante, et se tourmentant beaucoup.

J'ai aussi une triste nouvelle à t'annoncer; le pauvre M. Lawsson est mort ces jours-ci. Il s'est éteint sans agonie, sans souffrance, comme une lampe qui n'a plus d'huile. Mon oncle est toujours à Cannes en Provence.

Je travaille tant que je peux pour finir ma partition et j'avance peu à peu. J'en suis à cette heure au dernier monologue de Didon: «Je vais mourir dans ma douleur immense submergée.»

Je suis plus content de ce que je viens d'écrire que de tout ce que j'ai fait auparavant. Je crois que ces terribles scènes du cinquième acte seront en musique d'une vérité déchirante.

Mais j'ai encore modifié cet acte. J'y ai fait une large coupure et j'y ai ajouté un morceau de caractère, destiné à contraster avec le style épique et passionné du reste. C'est une chanson de matelot; je pensais à toi, cher Louis, en l'écrivant et je t'en envoie les paroles. Il fait nuit, on voit les vaisseaux troyens dans le port: Hylas, jeune matelot phrygien, chante, en se balançant au haut du mât d'un navire.

Vallon sonore
Où, dès l'aurore,
Je m'en allais chantant, hélas!
Sous tes grands bois chantera-t-il encore
Le pauvre Hylas?
Berce mollement sur ton sein sublime,
O puissante mer, l'enfant de Dindyme!

Fraîche ramée
Retraite aimée,
Contre les feux du jour, hélas!
Quand rendras-tu ton ombre parfumée
Au pauvre Hylas?
Berce mollement sur ton sein sublime,
O puissante mer, l'enfant de Dindyme!

Humble chaumière,
Où de ma mère,
Je reçus les adieux, hélas!
Reverra-t-il ton heureuse misère
Le pauvre Hylas?
Berce mollement sur ton sein sublime,
O puissante mer, l'enfant... (Il s'endort).

Voilà à peu près toutes mes nouvelles, cher ami. Je suis allé au bal des Tuileries mercredi dernier; mais il y avait une telle foule, qu'il n'y avait pas moyen même d'apercevoir l'empereur ni l'impératrice, et je suis revenu à onze heures, trop heureux de n'avoir pas été étouffé et d'avoir retrouvé mon paletot. Je ne puis te donner des nouvelles d'Alexis[99], je ne l'ai pas vu depuis longtemps. Adieu, cher enfant; j'ai un long et filandreux article à faire, il faut que je me résigne à y travailler.

Jules B*** est revenu avant-hier d'une tournée dans les provinces. Il est maintenant fixé à Paris avec une pauvre petite position, qui le fait terriblement travailler et lui donne à peine de quoi vivre. Un garçon d'une pareille intelligence et de tant d'esprit!... voilà la vie.

Adieu. Je t'embrasse de tout mon cœur, cher Indien, reviens-moi vite bien portant, bien savant, bien en argent, et tout ira merveilleusement.

XCIV.

AU MÊME.

Paris, 5 mai 1858.

Cher Louis,

Enfin, voilà une lettre de toi! je commençais à être inquiet. Voilà de bien bonnes nouvelles; tu es bien portant, content de toi et de ton entourage... Mais tu me fais craindre une plus longue absence... Si vous allez en Chine, ma lettre te parviendra-t-elle? je t'écris à tout hasard. J'ai été et je suis encore malade; j'ai eu la grippe et d'autres maux encore. Dimanche dernier, j'avais à diriger au Conservatoire le concert de Litolff, un de mes amis d'Allemagne. Nous avions un orchestre modèle, le premier peut-être qu'on puisse entendre en Europe. Litolff m'avait demandé deux morceaux de ma composition: la Captive et la Fête de Roméo et Juliette. J'ai eu un succès prodigieux, fracassant; que n'étais-tu là! C'était un véritable tremblement de salle.

Le lendemain, lundi, je suis allé à la réception des Tuileries. L'empereur m'a vu, m'a abordé et m'a demandé des nouvelles de mon opéra; je n'ai pas manqué de le prier de prendre connaissance du poème, et il m'a répondu que cela l'intéresserait beaucoup, que je devrais lui demander une audience pour cela. Elle sera pour la semaine prochaine. J'ai bien des choses à dire à l'empereur; Dieu veuille que je n'oublie pas les plus essentielles!

Les chances paraissent peu favorables pour faire monter mes Troyens à l'Opéra. Il est question d'y donner l'an prochain un grand ouvrage d'un amateur, le prince Poniatowski!!!!!

Nous avons eu ici dernièrement des craintes très vives sur une guerre entre la France et l'Angleterre. Heureusement ces craintes sont tout à fait dissipées.

J'avais envoyé un billet à Alexis pour le concert de dimanche dernier; je sais qu'il y était, mais je n'ai pas pu le voir.

Adieu, cher enfant, cher Louis, cher lieutenant! continue à marcher sérieusement à ton but et tu l'atteindras. Je t'embrasse avec une affection qui semble s'accroître de jour en jour. Je te réembrasse.

XCV.

A M. AUGUSTE MOREL.

Paris, 13 février 1859.

Mon cher Morel,

Ou en êtes-vous de vos répétitions? donnez-moi donc de vos nouvelles. J'ai vu deux fois dernièrement M. de Rémusat, qui ne m'a rien appris de précis au sujet de votre opéra. Ici, rien de nouveau; à l'heure qu'il est, on refait encore certaines scènes de l'Herculanum de David. On nous annonce pour la fin du mois le Faust de Gounod, dont je crois qu'il faut bien augurer. On en dit beaucoup de bien.

Louis va arriver dans un mois, j'espère; soyez assez bon pour lui remettre la lettre ci-jointe. Je compte le retrouver tout à fait sérieux, et décidé à travailler vaillamment pour son examen. J'ai été bien malade il y a six semaines; je commence à me remettre, grâce aux soins du fameux docteur Noir, le sauveur de notre ami Sax. Vous savez que Sax avait un cancer mélanique à la lèvre supérieure; il était condamné par toute la faculté de Paris. Et le voilà radicalement guéri; son affreux bubon de la lèvre est tombé, il n'y paraît plus. Jeudi prochain, les amis de Sax, en très grand nombre, donneront au docteur Vriès (c'est son nom) un dîner à l'hôtel du Louvre, qui promet d'être fort gai et même musical.

Les Troyens sont toujours là, attendant que le théâtre de l'Opéra devienne praticable. Après David, nous aurons le prince Poniatowski; après le prince, nous aurons le duc de Gotha, et, en attendant le duc, on traduira la Sémiramide de Rossini.

XCVI.

AU MÊME.

Paris, 18 mars 1859.

Je n'ose vous engager à faire le voyage de Paris pour faire soigner vos yeux; les cures du docteur Vriès dans cette spécialité ne me sont pas connues; il est en outre en ce moment et il sera de plus en plus inabordable; il faut faire queue chez lui pendant quatre ou cinq heures sans être sûr de pouvoir lui parler, et il vous demandera plusieurs mois pour suivre son traitement. Quant à moi, je suis depuis plus de dix jours repris de mes infernales coliques qui ne me quittent pas une heure sur vingt-quatre. Rien n'y fait.

Je me force pourtant à vaincre ma faiblesse, pour organiser un concert spirituel à l'Opéra-Comique le samedi saint. Il faut gagner de l'argent, et, ce jour-là, je suis à peu près sûr de remplir la salle. Ce pauvre Louis, qui n'a jamais rien entendu de moi, sera cette fois au moins à Paris. Je commence à m'étonner du retard de l'arrivée de son navire. Mille amitiés à Lecourt. J'ai un nouveau patron pour mon opéra, un prôneur très chaud; c'est M. Véron, qui a voulu entendre dernièrement une lecture du poème et qui en dit partout de magnifiques choses. Il déclare le cinquième acte un chef-d'œuvre, en ajoutant que, s'il était directeur, il dépenserait cent cinquante mille francs pour monter cela.

Il est vrai que les paroles ne l'engagent à rien; mais elles font sensation parmi les gens de l'Opéra. Peu à peu, seront-ils forcés de venir vers la montagne?... en tout cas la montagne s'obstine à ne pas aller à eux. Je n'ai jamais parlé de mon ouvrage à Royer et je ne lui en parlerai jamais.

Pauvre ami, je vous plains d'être ainsi harcelé par vos chanteurs. Adieu.

Patience et longueur de temps
Font plus que force ni que rage.

Embrassez Louis pour moi trente ou quarante fois.

XCVII.

AU MÊME.

Mardi matin, 19 juillet 1859.

Merci, mon cher Morel, de votre bonne nouvelle[100]. J'étais horriblement inquiet et n'osais vous communiquer mes inquiétudes, persuadé d'ailleurs que vous m'écririez aussitôt que la moindre nouvelle vous serait parvenue. Veuillez donner à Louis la lettre ci-jointe. Je pense qu'il y aura moyen pour lui de se faire payer de la maison Acquarone avant de quitter Marseille. Lecourt, dans une de ses lettres, m'assurait que les appointements de l'équipage d'un navire étaient payés avant tout. J'ai été bien malade encore ces jours derniers; mais je crois que l'anxiété y était pour beaucoup. Je ne vous dirai pas combien j'aime Louis; car vous le savez et vous l'aimez vous-même, et cette affection que vous lui portez a redoublé la mienne pour vous. Enfin, le voilà! j'attends un mot de lui; mais j'attends tranquillement à cette heure. La saison de Bade n'est pas raccommodée par la paix. Bénazet ne sait pas encore si le festival pourra avoir lieu.

Adieu, adieu; je vous serre la main, je suis bien joyeux.

XCVIII.

A LOUIS BERLIOZ.

Vendredi soir, 23 septembre 1859.

Il est onze heures et quart du soir, on m'apporte ta lettre et j'y réponds tout de suite. Oui, cher ami, j'aurais dû t'écrire tout ces jours-ci, mais pardonne-moi, j'ai tant souffert... Je suis allé passer deux jours à Courtavenel, chez madame Viardot, où je me suis trouvé horriblement malade; on ne voulait pas me laisser repartir. Mais l'ennui de voir toute cette charmante famille s'occuper de moi, de chagriner de tels amis a été plus fort. En arrivant à Paris, je n'ai fait que monter à la maison: je suis reparti immédiatement pour Saint-Germain, où Marie[101] m'attendait chez M. de la Roche. Le lendemain, je suis revenu seul, toujours torturé et préoccupé de quatre ou cinq corrections que j'avais en tête de faire dans le deuxième acte de ma partition des Troyens. J'ai travaillé à cela tout le reste du jour, jusqu'à onze heures. Le lendemain, Rocquemont est venu m'apporter le travail que je lui avais donné à faire pour la partition d'Orphée; comme on attend le premier acte de cet ouvrage au Théâtre-Lyrique, j'ai dû me mettre à l'ouvrage encore sans désemparer, pour en corriger les fautes de copie. Puis sont revenues mes crises de larmes, mes convulsions de cœur... Et je ne pouvais t'écrire que des non-sens ou des choses qui t'eussent horriblement attristé. Ce soir, je suis un peu mieux. J'ai fini de mettre en ordre le premier acte d'Orphée; Carvalho viendra le chercher demain matin. Il (Carvalho) est enthousiasmé de mon poème des Troyens, que je lui ai prêté. Il voudrait les monter à son théâtre; mais comment faire? il n'y a point de ténor pour Énée... Madame Viardot me propose de jouer à elle seule les deux rôles successivement; la Cassandre des deux premiers actes deviendrait ainsi la Didon des trois derniers. Le public, je le crois, supporterait cette excentricité, qui n'est pas d'ailleurs sans précédent. Et mes deux rôles seraient joués d'une façon héroïque par cette grande artiste.

Ce serait pour l'année prochaine et dans un nouveau théâtre qu'on va construire sur la place du Châtelet, sur le bord de la Seine. Attendons. Cependant on parle beaucoup de divers côtés aux gens de l'Opéra. Mon article leur a démoli leur Roméo et Juliette[102], cela ne fait pas d'argent, on en a déjà interrompu les représentations.

Il faut voir venir et prendre patience. Madame Viardot, qui est aussi une grande pianiste, a étudié mes deux premiers actes pendant que j'étais chez elle. «Quel bonheur, me disait-elle, que cela soit si beau! Oh! si je pouvais tout de suite jouer Cassandre au lieu d'Orphée!» Patience pour toi, mon très-cher Louis; prends aussi patience pour moi. J'ai des amis, j'ai des cœurs dévoués... Mais je te vois dans des dispositions d'exaltation fâcheuse, tu as besoin de calme et de tranquillité d'esprit pour travailler avec fruit. Je t'en prie, songe à ta carrière avant tout et ne t'inquiète pas de moi. Nous avons parlé de toi longtemps, l'autre jour, à Courtavenel, où l'on sait combien nous nous aimons.

Je n'ai pas vu les petits articles dont tu me parles; mais cela m'importe peu. Je n'ai pas eu signe de vie d'Alexis. Au nom de Dieu, ne t'inquiète pas quand mes lettres sont en retard; tu sais à peine dans quel tourbillon de douleurs et d'anxiétés je passe ma vie.

Adieu, cher ami; je t'embrasse de tout mon cœur. Je t'aime comme tu m'aimes; que veux-tu de plus?

XCIX.

A M. AUGUSTE MOREL.

17 juin 1860.

Mon cher Morel,

Je viens de recevoir votre charmante lettre et le billet qu'elle contenait. Merci de toutes les choses amicales que vous me dites. Je suis bien heureux d'apprendre que votre intérieur se soit animé par la présence de votre neveu, et je serais charmé que l'occasion se présentât pour Louis de faire la connaissance de cet aimable garçon. Louis est en ce moment au Havre sur le point de subir son second examen; le premier a été passé avec succès. S'il en est de même du second, Louis sera capitaine au long cours en quête d'un navire. Je ne sais vers quel port il compte diriger alors ses recherches.

J'ai dîné dernièrement avec d'Ortigue chez cet excellent Rémusat, et nous y avons bu à votre santé et à celle de Lecourt. On y a exécuté après dîner un trio et un autre morceau de Rémusat, qui sont parbleu très bien. Je ne savais pas même que Rémusat jouât du violon. Ah ça! l'air de Marseille est donc essentiellement musical?

C.

A LOUIS BERLIOZ.

Paris, 21 novembre 1860.

Cher ami,

Je t'envoie ci-inclus un billet de cent francs dont tu m'acseras réception. Je suis bien heureux de savoir que tu vas mieux; tes maux d'estomac m'inquiétaient. Il me semble aussi que ma maladie s'use, et, depuis que je ne fais plus de remèdes, je me sens beaucoup plus fort. J'ai tant travaillé, tous ces jours-ci, que cette distraction même a contribué à me remettre sur pied. Je ne puis suffire à écrire les morceaux de musique de mon petit opéra, tant ils se présentent avec empressement; chacun veut passer le premier. Quelquefois j'en commence un avant que l'autre soit fini. A l'heure qu'il est, j'en ai écrit quatre, et il m'en reste cinq à faire. Tu me demandes comment j'ai pu réduire les cinq actes de Shakspeare en un seul acte d'Opéra-Comique. Je n'ai pris qu'une donnée de la pièce; tout le reste est de mon invention. Il s'agit tout bonnement de persuader à Béatrice et à Bénédict (qui s'entre-détestent), qu'ils sont chacun amoureux l'un de l'autre et de leur inspirer par là l'un pour l'autre un véritable amour. C'est d'un excellent comique, tu verras. Il y a en outre des farces de mon invention et des charges musicales qu'il serait trop long de t'expliquer.

Si tu veux rire, lis samedi prochain (c'est-à-dire dimanche) mon grand article que je viens d'envoyer au Journal des Débats. Il y a là des calembredaines à défrayer trois feuilletons.

Adieu, cher ami; quand tu voudras que je parle à M. Béhic, tu me le diras et en outre tu m'indiqueras ce qu'il faut lui demander.

CI.

AU MÊME.

Paris, 2 janvier 1861.

Cher ami,

Tu m'as laissé bien longtemps sans me donner de tes nouvelles... qu'importe que ce fût à mon tour de t'écrire! Dois-tu regarder à cela? J'ai été tourmenté de cent manières. J'ai eu une sorte d'érésipèle à la joue gauche qui m'a fait beaucoup souffrir et dont il me reste une inflammation de la paupière. J'ai eu des montagnes d'épreuves à corriger pour les Troyens, et je n'ai pas pu trouver un instant pour continuer ma partition de Béatrice. Quand ta lettre est arrivée, j'allais écrire à Morel pour savoir depuis quand et pour quel pays tu étais parti. Hier, je suis allé aux Tuileries pour me montrer à l'empereur, qui se soucie aussi peu de moi que de mes ouvrages. Je ne sais pas comment sera pour la musique le nouveau ministre d'État[103]; nous allons voir. Il se passe en ce moment des choses si étranges dans notre monde de l'art! On ne peut pas sortir à l'Opéra des études du Tannhäuser de Wagner; on vient de donner à l'Opéra-Comique un ouvrage en trois actes d'Offenbach (encore un Allemand) que protège M. de Morny. Lis mon feuilleton qui paraîtra demain sur cette horreur.

Tu as ri de l'histoire des cantatrices chinoises, dans le dernier; mais tu ne sais pas que je pensais en t'écrivant à une de tes connaissances, mademoiselle X***, qui, dans un concert, a égorgé des cavatines de la façon la plus révoltante. Jamais cuisinière ne chanta ainsi! J'étais furieux. Et, comme elle tournait autour de moi, après son exécution, pour me soutirer un compliment, j'étais bien décidé, si elle m'eût fait une question, à lui répondre: «Mademoiselle, c'est horrible! et vous devriez vous cacher!» Elle va être furieuse de n'être pas nommée dans mon compte rendu. Tu ne me dis pas quel est ton titre maintenant, quels sont en somme tes appointements. Je ne sais à cet égard rien de positif. Et quand reprends-tu la mer?

Le Théâtre-Lyrique va toujours fort mal. Il commence à ne plus payer ses artistes.

Bénazet est ici; il m'a engagé pour Bade. Je lui ai promis mon opéra en un acte pour son nouveau théâtre qu'on bâtit à Bade.

Voilà toutes mes nouvelles. Adieu, cher ami; je t'embrasse, nous t'embrassons de tout notre cœur.

CII.

AU MÊME.

Paris, 14 février 1861.

Cher ami,

Je te remercie de ta lettre que j'espérais chaque jour. Je te vois pourtant encore dans un état d'esprit qui me tourmente; je ne sais pas quels rêves tu as caressés qui te rendent pénible ta position actuelle; tout ce que je puis te dire, c'est qu'à ton âge j'étais fort loin d'être aussi bien traité du sort que tu l'es.

Bien plus; je n'avais pas espéré quand tu as été reçu capitaine que tu aurais un emploi même modeste si promptement. Ton impatience de parvenir est toute naturelle, mais exagérée. Il faut te le dire et te le redire. Un an quelquefois amène plus de changements imprévus dans la vie d'un homme que dix ans d'efforts fiévreux.

Que puis-je te dire pour te faire prendre patience? tu te tourmentes pour des niaiseries, et tu as une matrimoniomanie qui me ferait rire, si ce n'était pas triste de te voir aspirer avec tant d'âpreté à la chaîne la plus lourde qui se puisse porter, et aux embarras et aux dégoûts du ménage, qui sont bien ce que je connais de plus désespérant et aussi de plus exaspérant. Tu as, à vingt-six ans, 1,800 francs d'appointements et la perspective d'un avancement peut-être rapide. Moi, quand j'ai épousé ta mère, j'avais trente ans, je ne possédais que 300 francs, que mon ami Gounet m'avait prêtés, et le reste de ma pension du prix de Rome qui ne devait durer que dix-huit mois. Après cela, rien, qu'une dette de ta mère, à peu près 14,000 francs (que j'ai payés peu à peu); et je devais envoyer de temps en temps de l'argent à sa mère, qui habitait l'Angleterre; et j'étais brouillé avec ma famille, qui ne voulait plus entendre parler de moi; et j'avais, au milieu de tous ces embarras, à faire ma première trouée dans le monde musical. Compare un peu ce que j'ai dû souffrir alors avec ce qui te mécontente si fort aujourd'hui.

Encore à présent, crois-tu que ce soit gai, d'être forcé, contraint, de rester à cette infernale chaîne du feuilleton qui se rattache à tous les intérêts de mon existence? Je suis si malade que la plume à tout instant me tombe de la main, et il faut pourtant m'obstiner à écrire pour gagner mes misérables cent francs, et garder ma position armée contre tant de drôles qui m'anéantiraient s'ils n'avaient tant de peur. Et j'ai la tête pleine de projets, de travaux, que je ne puis exécuter à cause de cet esclavage! Tu te portes bien, et moi, je me tords du matin au soir dans des souffrances sans répit et auxquelles il n'y a pas de remède.

Depuis un mois je n'ai pu trouver un seul jour pour travailler à ma partition de Béatrice. Heureusement, j'ai du temps pour l'achever. Je suis allé lire la pièce à M. Bénazet, qui s'en est montré enchanté. Cet opéra sera donc joué à Bade sur le nouveau théâtre; et le sort des Troyens est toujours incertain. J'ai eu une longue conférence, il y a huit jours, avec le ministre d'État à ce sujet; je lui ai raconté toutes les vilenies dont j'avais été victime. Il m'a demandé à connaître mon poème; je le lui ai porté le lendemain, et depuis lors je n'ai pas de nouvelles. L'opinion publique s'indigne de plus en plus de me voir laissé en dehors de l'Opéra quand la protection de l'ambassadrice d'Autriche y a fait entrer si aisément Wagner.

En attendant, la gravure de ma partition se poursuit tout doucement; elle ne sera probablement pas terminée avant trois mois. Je ne sais si je t'ai dit que je venais de faire un double chœur pour deux peuples, chacun chantant dans sa langue. C'est pour les orphéonistes français qui vont au mois de juin faire une seconde visite aux orphéonistes de Londres; les Anglais chanteront en anglais et les Français en français. On étudie déjà ici le chœur français et tous ces jeunes gens sont dans un entrain d'enthousiasme que je ne demande qu'à voir se continuer jusqu'au bout. Ce sera curieux, un duo chanté au Palais de cristal par huit ou dix mille hommes, mais je n'irai pas l'entendre. Je n'ai pas d'argent à dépenser en parties de plaisir.

La Société des concerts du Conservatoire va me demander un fragment de la Damnation de Faust pour une de ses prochaines séances, on m'en a prévenu. Comme cela ne lui coûtera rien, cela se fera.

Voilà où j'en suis. Marie te remercie de ton bon souvenir; elle est aussi toujours malade.

Je ne reçois pas plus que toi de nouvelles de là-bas. Chacun pour soi et Dieu pour personne! voilà le vrai proverbe. Tu as au moins, toi, un père, ami, camarade, frère dévoué qui t'aime plus que tu ne parais le croire, mais qui voudrait bien voir ton caractère se raffermir et devenir plus clairvoyant.

CIII.

AU MÊME.

Paris, 21 février [1861].

Cher ami,

Tu me dis qu'il est inutile de t'écrire à Marseille avant la fin de mars; puis tu me pries à la fin de ta lettre de t'écrire encore... Si tu ne bats pas un peu la campagne, tu as du moins l'air de la maltraiter.

Eh bien, voilà, je t'écris; je viens de me lever, il est trois heures de l'après-midi. Je ne puis travailler, que puis-je faire de mieux que de causer avec toi? Je ne sais ce que tu veux dire avec ton cauchemar de l'abordage; nous ne sommes pas en temps de guerre. Je n'ai pas entendu parler de l'aventure du père Archange.

Scribe est mort hier dans sa voiture. On a arrêté Mirès pour quelques menus millions. M. Richemont, un receveur compromis là dedans, s'est pendu hier. Murger est mort, Eugène Guinot est mort, Chélard est mort à Weimar. Cela va bien.

Les professeurs de chiffres (musique en chiffres) m'ont provoqué dernièrement; tu as vu dans mon article du 19, à quoi leur instance a abouti et quel coup de poing ils m'ont obligé de leur donner sur la tête. Fais lire cela à Morel, qui fut insulté par eux il y a quelques années.

Que tu es donc provincial et enfant de t'étonner que les journaux ne parlent pas de moi! Hé! que veux-tu qu'ils en disent? Crois-tu que le monde se préoccupe de ce que je fais?

Le duo pour les deux peuples est fait; on l'étudie à Paris et à Londres. Wagner fait tourner en chèvres les chanteuses, les chanteurs et l'orchestre et le chœur de l'Opéra. On ne peut pas sortir de cette musique du Tannhäuser. La dernière répétition générale a été, dit-on, atroce et n'a fini qu'à une heure du matin. Il faut pourtant qu'on en vienne à bout. Liszt va arriver pour soutenir l'école du charivari. Je ne ferai pas l'article sur le Tannhäuser, j'ai prié d'Ortigue de s'en charger. Cela vaut mieux sous tous les rapports et cela les désappointera davantage. Jamais je n'eus tant de moulins à vent à combattre que cette année; je suis entouré de fous de toute espèce. Il y a des instants où la colère me suffoque.

Adieu; il faut que j'essaye de sortir, de marcher; si je ne puis pas, je reviendrai me coucher.

CIV.

AU MÊME.

Paris, mardi matin 5 mars [1861].

Cher ami,

J'ai vu hier le général Mellinet: il va écrire pour toi à l'amiral de La Roncière, je lui remettrai demain une note qu'il m'a demandée à ce sujet.

On est très ému dans notre monde musical du scandale que va produire la représentation du Tannhäuser; je ne vois que des gens furieux; le ministre est sorti l'autre jour de la répétition dans un état de colère!... L'empereur n'est pas content; et pourtant il y a quelques enthousiastes de bonne foi, même parmi les Français. Wagner est évidemment fou. Il mourra comme Jullien est mort l'an dernier, d'un transport au cerveau. Liszt n'est pas venu, il ne sera pas à la première représentation; il semble pressentir une catastrophe. Il y a, pour cet opéra en trois actes, 160,000 francs de dépensés à l'heure qu'il est. Enfin, c'est vendredi que nous verrons cela.

Comme je te l'ai dit, je ne ferai pas l'article là-dessus, je le laisse faire par d'Ortigue. Je veux protester par mon silence, quitte à me prononcer plus tard si l'on m'y pousse. On parle vaguement des Troyens, dans le monde officiel; on va, dit-on, s'en occuper... Je ne sais rien de positif, nous allons voir.

CV.

A MADAME MASSART.

14 mars 1861[104].

Eh! oui, parbleu! à ce soir donc!

Ah! Dieu du ciel, quelle représentation! quels éclats de rire! Le Parisien s'est montré hier sous un jour tout nouveau; il a ri du mauvais style musical, il a ri des polissonneries d'une orchestration bouffonne, il a ri des naïvetés d'un hautbois; enfin il comprend donc qu'il y a un style en musique.

Quant aux horreurs, on les a sifflées splendidement.

Tâchez donc de ne jamais mieux jouer que la dernière fois; si vous continuez à faire des progrès, vous tomberez dans le puits de l'Avenir.

La perfection suffit.

CVI.

A LOUIS BERLIOZ.

Mardi, 21 mars [1861].

Cher Louis,

Je ne sais si ce billet te parviendra. Je te l'écris cependant pour te souhaiter un bon voyage et t'embrasser avant ton départ. Je profite d'un instant où je suis seul dans la chambre du jury. C'est pour moi une corvée abominable que cette session du jury. Ce matin, j'ai dû faire un tel effort pour me lever que les vomissements m'ont pris. En ce moment je vais mieux. La deuxième représentation du Tannhäuser a été pire que la première. On ne riait plus autant; on était furieux, on sifflait à tout rompre, malgré la présence de l'empereur et de l'impératrice qui étaient dans leur loge. L'empereur s'amuse. En sortant, sur l'escalier, on traitait tout haut ce malheureux Wagner de gredin, d'insolent, d'idiot. Si l'on continue, un de ces jours la représentation ne s'achèvera pas et tout sera dit. La presse est unanime pour l'exterminer. Pour moi, je suis cruellement vengé.

CVII.

AU MÊME.

Paris, 18 avril 1861.

Cher Louis,

Donne-moi de tes nouvelles, si tu peux m'écrire une lettre sans les coups de couteau que contenait ta dernière. Je suis plus malade aujourd'hui qu'à l'ordinaire; j'ai un feuilleton à faire que je n'ai pas la force de commencer. On m'a fait au Conservatoire une ovation rare après l'exécution des scènes de Faust. M. de Rémusat, qui y était, a dû écrire cela à Morel ou à Lecourt. On continue tout doucement les répétitions du Freyschütz à l'Opéra. J'ai dîné chez l'empereur il y a huit ou dix jours; j'ai pu à peine échanger trois mots avec lui et je me suis ennuyé splendidement.

CVIII.

AU MÊME.

Vendredi, 4 mai [1861].

Cher ami,

Depuis ta dernière lettre, j'ai eu de tes nouvelles par Lecourt, que j'ai chargé aussi de te donner des miennes. Hier soir, il y a eu une audition de quelques scènes des Troyens chez M. E. Bertin; grandissime succès, étonnement de tout le monde de l'opposition que je trouve à l'Opéra.

Enthousiasme du secrétaire intime du ministre, lequel ministre d'État m'a invité à dîner pour lundi prochain; et ce sera comme au dîner de l'empereur, on me parlera de la pluie et du beau temps. Et il faut souffrir cette outrageante indifférence! et je suis sûr que j'ai fait une grande œuvre, plus grande et d'un plus noble aspect que ce qu'on a fait jusqu'à présent!... Et il faut mourir à petit bruit, écrasé sous les pieds de ces lourds animaux!

Ah! tu te décourages! et que ferai-je donc aussi?...

Je ne puis que pâtir et me taire.

Mais la vie est bien dure et bien lourde aussi. Je ne puis encore me remettre à l'œuvre pour Béatrice et Bénédict; il faut pourtant finir cette partition. Celle-là au moins sera jouée; mais je suis malade et tiraillé par tant d'occupations diverses, tant d'ennuis de toute espèce!

Adieu; je t'embrasse de tout mon cœur.

CIX.

AU MÊME.

Paris, 2 juin 1861.

Je te vois très tourmenté; je ne puis rien te dire de rassurant. Alexis cherche à te trouver une place à Paris, et c'est précisément parce qu'il la cherche, qu'il ne la trouvera pas. Je suis aussi incapable que lui de changer ta position. C'est à toi à te faire ton sort et à ne pas te mettre dans des embarras dont personne au monde ne pourra t'aider à sortir. Je suis allé chez madame Lawsson; elle va mieux, elle était sortie. Les répétitions du Freyschütz sont abandonnées. On m'a fait perdre un mois pour rien.

Comme compensation on m'a demandé de monter l'Alceste, ainsi que j'avais monté Orphée au Théâtre-Lyrique, en m'offrant les droits d'auteur complets; pour des raisons musicales qu'il serait trop long de t'expliquer, j'ai refusé. On croit dans ce monde-là que l'on pourrait faire faire pour de l'argent les choses les plus contraires à la conscience de l'artiste; je viens de leur prouver que cette opinion était fausse.

Les Troyens sont décidément admis à l'Opéra. Mais il y a Gounod et Gevaert à passer avant moi; en voilà pour deux ans. Gounod a passé sur le corps de Gevaert, qui devait être joué le premier. Et ils ne sont prêts ni l'un ni l'autre; et moi, je pourrais être mis en répétition demain. Et Gounod ne pourra être joué au plus tôt qu'en mars 1862.

Mon obstination à refuser de monter Alceste fait du bruit et contrarie beaucoup de gens.

On ferait mieux de ne pas s'amuser à perdre du temps et de l'argent pour insulter un chef-d'œuvre de Gluck, et de monter les Troyens tout de suite.

Mais, comme le bon sens indique cela, c'est cela qu'on ne fera pas. Liszt vient de faire la conquête de l'empereur: il a joué à la cour la semaine dernière, et hier il a été nommé commandeur de la Légion d'honneur. Ah! quand on joue du piano!...

Je n'ai pas encore fini ma partition de Béatrice; je puis si rarement y travailler. Pourtant cela avance peu à peu.

CX.

AU MÊME.

[23 octobre 1861.]

J'ai reçu tes deux lettres avec les détails que contenait la première sur ta prochaine position. Je la trouve plus avantageuse que je n'avais espéré. Avec 200 francs par mois, étant logé et nourri (car ton navire est ta maison quand tu voyages), tu seras assez à l'aise. Mais tu ne me dis pas quelle assurance tu as d'être deuxième lieutenant. Je serai embarqué, me dis-tu, j'aurai tout. Qui donc a pu te dire quelque chose de positif à cet égard? tu me le laisses ignorer complétement. Tâche d'observer la diète quand tes maux d'estomac te tourmentent; il paraît que c'est le grand moyen de les conjurer. J'ai travaillé hier pendant sept heures à un petit ouvrage en un acte que j'ai entrepris; je ne sais si je t'en ai parlé. C'est très joli, mais très difficile à bien traiter. J'aurai encore longtemps à travailler au poème; il m'arrive si rarement de pouvoir y songer avec suite. Puis la musique aura son tour. Rien de nouveau pour les Troyens, sinon que le Théâtre-Lyrique approche de plus en plus de sa ruine, pendant que sa nouvelle salle s'élève. Je voudrais que la catastrophe fût déjà accomplie; on aurait une nouvelle administration moins malheureuse et moins maladroite que celle qui existe. Tu as donc entendu le finale de la Vestale? Tu me dis le duo, tu te trompes. La phrase citée dans ta lettre appartient au finale, à moins qu'on n'ait fait à Marseille un pot-pourri des deux.

CXI.

AU MÊME.

Paris, lundi 28 octobre 1861.

Cher Louis,

Si je ne savais pas quelle détestable influence le chagrin peut avoir sur les meilleurs caractères, je serais capable de te répondre de tristes vérités; tu m'as blessé au cœur et atrocement, et avec un sang-froid que dénote le choix de tes expressions. Mais je t'excuse et je t'embrasse; tu n'es pas, malgré tout, un mauvais fils. Quelqu'un qui lirait ta lettre sans rien savoir de notre position à tous les deux, croirait que je suis sans affection réelle pour toi, que le monde dit que tu n'es pas mon fils; que j'aurais pu et que je pourrais, si je voulais, te trouver une meilleure position, que j'ai tort de ne pas t'engager à venir à Paris solliciter UNE PLACE, et à quitter celle que tu as; que je t'ai humilié en te comparant à je ne sais quel héros de Béranger auquel tu fais allusion. Tiens, franchement et sans vouloir récriminer, tu as été trop loin... et j'éprouve une douleur qui ne m'était pas connue... De bonne foi, est-ce ma faute si je ne suis pas riche, si je n'ai pas de quoi te faire vivre tranquille, en oisif, à Paris avec ta femme, ton enfant ou tes enfants, si tu en as d'autres?... Y a-t-il l'ombre de justice à me reprocher cela? Tu m'as écrit au milieu d'août à Bade; depuis lors, pas un mot; tu m'as laissé deux mois et demi sans savoir ce que tu étais devenu; Alexis n'en savait pas davantage. A présent tu m'écris avec des expressions d'ironie... Ah! pauvre cher Louis, ce n'est pas bien.

Ne t'inquiète pas de ce que tu dois à ton tailleur; le billet sera payé quand on me le présentera. Si tu veux que je te débarrasse plus tôt de cette dette, envoie-moi l'adresse du tailleur et j'irai l'acquitter. Il est vrai que je te croyais plus jeune; ne vas-tu pas me faire un crime aussi de ne pas avoir la mémoire des dates? Est-ce que je sais quel âge avaient mon père, ma mère, mes sœurs, mon frère, quand ils sont morts; faut-il en conclure que je ne les aimais pas?... Ah! vraiment... mais j'ai l'air de me justifier. Oui, je le répète, le chagrin te fait délirer, et voilà pourquoi je ne puis que t'aimer et te plaindre davantage. Tu me parles de solliciter pour toi, mais qui? et pour obtenir quoi? Tu sais bien qu'il n'y a personne de plus maladroit que moi en sollicitations. Dis-moi clairement ce que je puis faire et je le ferai. Je n'ai pas reçu de lettre de Morel.

Que pourrait-il me dire?

Adieu, cher ami, cher fils, cher malheureux par ta faute et non par la mienne.

Je t'embrasse de tout mon cœur et j'attends de tes nouvelles par le prochain courrier.

CXII.

A M. AUGUSTE MOREL.

Paris, dimanche soir, 2 mars 1862.

Mon cher Morel,

Soyez assez bon pour me donner des nouvelles de Louis. Est-il parti pour les Indes? Ce que j'avais prévu est arrivé: il ne m'a pas écrit une ligne. Je ne puis vous dire à ce sujet rien que vous n'ayez dès longtemps deviné; mais j'avoue que ce chagrin est un des plus poignants que j'aie jamais éprouvés. Je vous écris au travers d'un de ces abominables feuilletons dont on ne sait comment se tirer. Je cherche à soutenir un peu ce malheureux X... qui vient de faire un fiasco, comme on n'en vit jamais. Il n'y a rien dans sa partition, absolument rien. Comment soutenir ce qui n'a ni os ni muscles? Et pourtant il faut que je trouve quelque chose à louer. Le poème est au-dessous de tout. Cela n'a pas l'ombre d'intérêt ni du bon sens. Et c'est son troisième fiasco. Eh bien, il en fera un quatrième! On ne fait plus des douzaines d'opéras... beaux. Paesiello en a écrit cent soixante-dix; mais quels opéras! et qu'en reste-t il?

En fait de symphonies, Mozart en écrivit dix-sept dont trois sont belles, et encore!... Le bon Haydn seul a fait une grande quantité de jolies choses en ce genre. Beethoven a fait sept chefs-d'œuvre. Mais Beethoven n'est pas un homme. Et quand on n'est qu'un homme, il ne faut pas trancher du dieu.

CXIII.

A LOUIS BERLIOZ.

Dimanche soir, 15 mars [1862].

Cher ami,

Comment peux-tu, quand tu es en France (l'Algérie c'est la France), me laisser si longtemps sans nouvelles de toi? Enfin tout va bien. Excepté moi qui viens encore de passer trente heures à me tordre dans mon lit. Je t'écris avant de me recoucher, seul au coin de mon feu. Je n'ai de lettres de personne; ni mon oncle, ni mes nièces ne m'ont écrit depuis un temps fort long. Les événements de notre monde musical ne sont pas réjouissants. La chute de la Reine de Sabba a effarouché le ministre, qui ne sait plus quel parti prendre; pour mettre à couvert sa responsabilité, il voudrait un opéra nouveau, d'un maître consacré par de nombreux succès à l'Opéra. Mais Meyerbeer ne veut pas, Halévy est mourant ou mort à cette heure (à Nice), Auber n'a rien fait. Le ministre n'ose pas encore se décider en ma faveur. En conséquence, on ne fait rien et on ne décide rien. Madame Charton-Demeur vient d'avoir un grand succès au Théâtre-Italien; il faut espérer qu'on aura le bon sens de l'engager à l'Opéra. Si on lui fait des propositions, elle demandera à débuter dans les Troyens. En attendant, nous répétons chez moi tous les mardis Béatrice, qui paraîtra au théâtre de Bade le 6 août... J'ai fini tout ce que j'avais à faire, et je me garderai bien de recommencer un autre ouvrage. Notre maison était sur le point de s'écrouler tant elle était mal bâtie. Les architectes de la ville sont intervenus et ont obligé le propriétaire à d'immenses réparations. Dans quelques semaines, nous serons forcés de déménager et de faire tout transporter au deuxième étage, que l'on répare maintenant; puis il faudra remonter. Quel tracas! sans indemnité ni compensation d'aucune sorte. Notre grand cousin de Toulouse vient de mourir.

Tout le monde ici t'envoie mille amitiés.

CXIV.

AU MÊME.

Paris, 17 juin 1862.

Cher Louis,

Tu as dû recevoir une dépêche télégraphique et, ce matin, une lettre de moi[105]. Je t'écris encore ce matin pour te dire que je vais passablement par moments et qu'il n'est pas nécessaire que tu viennes. Mes nièces m'ont offert aussi de venir. Mais je sens qu'il vaut mieux pour le moment que je reste livré à moi-même. Ce que je voudrais, c'est que tu puisses venir à Bade me retrouver le 6 ou le 7 août; je sais que cela te ferait aussi un grand plaisir d'assister aux dernières répétitions et à la première représentation de mon opéra. Au moins, dans l'intervalle de mes occupations forcées, tu serais mon compagnon; je te présenterais à mes amis, enfin je serais avec toi. Il s'agit de savoir si tu pourras sans danger t'absenter, au moment où ton navire sera sur le point de partir. Tu retournerais à Marseille le 11 août, la première représentation ayant lieu le 9.

Je ne sais pas non plus de quel argent je pourrai disposer pour te l'envoyer; les dépenses de la triste cérémonie de la translation de Saint-Germain sont considérables et je ne les connais pas encore. Et puis j'ai peur de te faire venir dans cette ville de jeu et de joueurs. Pourtant, si tu me donnes ta parole d'honneur de ne pas risquer seulement un florin, j'aurai confiance en toi, et je me résignerai à la douleur de notre séparation quand tu me quitteras pour partir; douleur qui sera bien plus vive dans ces nouvelles circonstances. Dis-moi ce que tu penses à ce sujet.

Adieu, cher Louis. Hier, ma belle-mère est revenue de Saint-Germain, où elle était allée; ne me voyant pas paraître à dîner mardi, elle se doutait de quelque malheur. Elle y est arrivée comme M. et madame Laroche et moi venions d'en partir et n'a plus trouvé que le cadavre de sa fille... Depuis ce jour, elle y était restée à moitié folle et gardée par une de ses amies qui était venue à son secours, et je ne l'avais pas revue. Tu penses, en nous retrouvant, quel déchirement!

Écris-moi, cher, cher Louis.

CXV.

AU MÊME.

Paris, 12 juillet [1862].

Je t'écris aussi dans un moment de fatigue; j'éprouve un soulagement si grand à causer un peu avec toi. Oui, j'étais heureux, la nuit, de te savoir là près de moi... Mais je ne veux pas t'attrister, j'aime mieux envisager la nouvelle position où tu te trouves et l'amélioration prochaine de ton sort.

Tu ne feras pas de ces interminables voyages qui t'eussent éloigné de moi si longtemps. Dans quelques années, tu auras de beaux appointements et des bénéfices dans les entreprises navales. Et nous nous verrons plus souvent. Je ne veux voir que cela. J'ai reçu ce matin une lettre du régisseur de Bade, qui m'annonce que mes chœurs sont sus et qu'ils produisent beaucoup d'effet. Il compte sur un grand succès (comme s'il connaissait le reste de la partition!). Tout n'est que prévention dans ce monde-là. Hier, nous avons répété à l'Opéra-Comique; tout le monde y était par extraordinaire, et nous avons commencé à régler la mise en scène.

Je vais à l'Institut aujourd'hui pour la première fois depuis un mois.

J'ai rendu à Alexis le linge qu'il t'avait prêté. J'espère que ton genou est guéri, tu ne m'en parles pas.

Adieu, cher ami; je t'embrasse de tout mon cœur. Ma belle-mère te remercie de ton souvenir.

CXVI.

AU MÊME.

Bade, dimanche 10 août [1862].

Cher Louis,

Grand succès! Béatrice a été applaudie d'un bout à l'autre, on m'a rappelé je ne sais combien de fois. Tous mes amis sont dans la joie. Moi, j'ai assisté à cela dans une insensibilité complète; c'était un de mes jours de souffrance et tout m'était indifférent.

Aujourd'hui, je suis mieux, et les amis qui viennent me féliciter me font grand plaisir. Madame Charton-Demeur a été admirablement charmante, et Montaubry nous a présenté un Bénédict élégant et distingué. Le duo, que tu connais, chanté par mademoiselle Montrose et madame Geoffroy dans une jolie décoration et sous un clair de lune très habilement fait par le machiniste, a produit un effet monstre, on ne finissait pas d'applaudir. Allons, je t'embrasse, tu dois être content. Mais tu es demeuré bien longtemps sans m'écrire. Pourquoi donc te fait-on ainsi courir de navire en navire? Je tâcherai de retourner à Paris ces jours-ci; alors ne m'écris plus à Bade.

Je n'ai que le temps de t'embrasser; on me tiraille de tous côtés. Il faut que j'aille remercier mes acteurs qui sont, eux aussi, tout joyeux.

CXVII.

A PAUL SMITH[106].

Paris, 28 septembre 1862.

Vous êtes un terrible homme. Votre article sur mon petit livre A travers chants contient, au début, un des plus atroces mots à double détente que des gens de notre profession aient jamais trouvé. J'en suis la victime, mais je l'admire et je vous l'envie. L'art avant tout!

Eh bien, voyez quelle est ma bonté d'âme et mon amour pour la famille des gens d'esprit: si je rencontrais jamais un mot de cette subtile férocité qui vous fût applicable, je ne vous l'appliquerais pas, non, croyez-moi; je le mettrais à l'adresse de quelqu'un de mes ennemis, qui, on le sait, ne sont pas de votre famille.

Quel est donc ce mot à la congrève, diront quelques gens qui ne voient pas aussi loin que leur nez? Je ne suis pas assez... ennemi de moi-même pour le dire. Qu'ils cherchent! En tout cas, je vous le pardonne, parce qu'il est beau, et que vous ne l'avez pas fait exprès. Mais ce que je ne vous pardonnerai jamais, c'est de n'avoir pas corrigé vos épreuves. Comment! vous me faites dire en citant ma prose: L'école du petit chien est celle des chanteuses dont la voix extraordinairement étendue dans le CHANT, pour étendue dans le HAUT. Ailleurs vous poussez l'indifférence pour le bon sens (d'autrui) jusqu'à me faire dire dans ma paraphrase du to be or not to be: Ou s'armer contre ce torrent de maures, pour ce torrent de MAUX! C'est trop fort!

J'aimerais mieux que vous eussiez trouvé deux autres mots à double détente, comme le premier, et recevoir une vraie bordée de votre revolver, que de subir des coquilles de cette dimension, coquilles qui me feront prendre pour une huître. Je sais bien que vous l'avez fait exprès, à l'inverse du mot susmentionné; mais c'est justement pour cela que j'en conserverai une rancune avec laquelle j'ai le chagrin d'être, mon cher ami, votre tout meurtri (c'est trop faible en français), your murdered.

CXVIII.

A LOUIS BERLIOZ.

Vers 1863.

Cher ami,

Je viens de recevoir ta triple lettre et j'en ai été vivement touché. Tu me dis des choses que je pense souvent, mais que je n'écris jamais; tu vois le monde intérieur que le vulgaire ne voit pas; merci, cher ami.

Je voudrais bien, comme tu le dis, passer quelque temps à ton bord, sous le grand œil du ciel et loin de notre petit monde; et je te l'eusse déjà proposé, si je n'étais retenu par les liens de Gulliver, la santé, l'argent, le mal de mer, mes petites places.

Je me suis levé aujourd'hui. On a trouvé le moyen de me replonger dans la musique, et le remède a opéré. Madame Demeur est venue me prier de lui apprendre son rôle d'Armide qu'on a mis à l'étude au Théâtre-Lyrique, et Carvalho est venu de son côté me demander de diriger ses répétitions. Je ne suis pas sûr qu'on parvienne à se tirer d'une si énorme tâche. Personne n'en connaît une mesure, ni un mot, ni une intention. Il faut, tout leur apprendre; chacun marche à tâtons et patauge dans ce sublime. Alors, tous les jours madame Charton vient chez moi avec Saint-Saëns, le grand pianiste que tu connais et qui sait fort bien son Gluck, et nous travaillons à remonter cette pauvre femme, qui se décourage et qui ne comprenait RIEN d'abord à son rôle.

Tu sauras que le ministre des beaux-arts vient d'augmenter les appointements des professeurs du Conservatoire et que les miens ont été doublés. Ainsi, au mois de mars prochain, au lieu de 118 francs par mois, je toucherai 236 francs. Cela m'aidera beaucoup.

J'ai à recevoir pour toi, ce mois-ci, trente francs pour un semestre de deux obligations ottomanes que j'ai achetées sur ton argent. Dans six mois, encore autant.

Te voilà rentier. Adieu, cette lettre m'a diablement fatigué. Quand espères-tu venir me voir?

CXIX.

A M. ET MADAME MASSART.

Weimar, 9 avril 1863.

Que c'est gentil à vous, chers amis, de m'avoir écrit tous les trois! Vous allez vous moquer de moi; eh bien, vous aurez tort; cette idée m'a ravi.

Je vous écris en me levant à une heure. On m'a fait passer une partie de la nuit à un banquet qui m'a été offert, après la première représentation[107], par les artistes de Weimar, réunis à ceux qui étaient venus des villes voisines et même de Dresde et de Leipzig. Le succès de Béatrice a été flambant, l'exécution excellente dans son ensemble. Les grands-ducs et la grande-duchesse et la reine de Prusse m'ont accablé de compliments. La reine surtout m'a dit des choses, oh! mais des choses que je n'ose vous répéter. Le morceau qu'elle aime le plus, c'est le trio des trois femmes, tout en avouant que le duo est une invention ravissante, et que l'air de Béatrice et la fugue comique lui plaisent infiniment.

On m'annonce pour demain une bordée d'applaudissements à démolir la salle.

L'orchestre va à merveille et tout l'ensemble vocal se comporte musicalement. La Béatrice est délicieusement jolie et une artiste véritable; seulement elle reste trop allemande et rend cette lionne sicilienne presque sentimentale.

Adieu, chers amis; je ne reviendrai pas à Paris aussitôt que je l'avais cru; le prince de Hohenzollern, qui habite Lowenberg, en Silésie, à cent vingt lieues d'ici, m'envoie chercher pour lui diriger un concert composé de:

Ouverture du Roi Lear.
Adagio de Roméo et Juliette.
La fête chez Capulet (du même).
Ouverture du Carnaval Romain.
La symphonie d'Harold.

Son orchestre sait tout cela presque par cœur; je lui ferai faire (à l'orchestre) trois répétitions et tout devra marcher pas trop mal.

Voyez-vous ces princes qui se donnent le luxe d'avoir des orchestres de soixante musiciens et de donner de pareils concerts à leurs amis!

Je serre les trois savantes mains et je remercie les trois bons cœurs de leur souvenir.

CXX.

AUX MÊMES.

Lowenberg, 19 avril 1863.

Voici encore un bulletin de la grande armée.

La seconde représentation de Béatrice à Weimar a été ce qu'on m'avait annoncé qu'elle serait; j'ai été rappelé après le premier acte et après la deuxième. Je vous fais grâce de toutes les charmantes flatteries des artistes et du grand-duc. Me voilà maintenant à Lowenberg chez le prince de Hohenzollern, que je n'avais pas revu depuis 1843. Hélas! que de choses se sont passées pendant ces vingt ans! Il est devenu, lui, impotent, goutteux; mais sa gaieté lui est restée et son amour pour la musique semble avoir augmenté. Il m'adore littéralement. Son orchestre sait à fond toutes mes symphonies et ouvertures. Et c'est un charmant orchestre de cinquante musiciens musiciens. Le prince a fait construire, dans son château de Lowenberg, une délicieuse salle de concerts d'une sonorité parfaite, avec foyer derrière l'orchestre, bibliothèque musicale, tout ce qu'il faut. Il m'a donné un appartement à côté de ce bijou de salle, et tous les jours, à quatre heures, on entre dans mon salon m'annoncer que l'orchestre est réuni. J'ouvre deux portes et je trouve les cinquante artistes immobiles à leur poste, silencieux et bien d'accord. Ils se lèvent courtoisement quand je monte à mon pupitre; je prends mon bâton, je marque le premier temps, et tout part. Et comme ils vont ces gaillards! Figurez-vous qu'à la première répétition ils ont exécuté le FINALE d'Harold sans fautes, et l'adagio de Roméo et Juliette sans manquer un accent!... Le maître de chapelle Seifriz me disait après cet adagio: «Ah! monsieur, quand nous... écoutons cette morceau, nous... toujours... en larmes».

Savez-vous, chers amis, ce qui me touche le plus dans les témoignages d'affection que je reçois? C'est de voir que je suis mort. Il s'est passé en vingt ans tant de choses que j'ai l'impertinence d'appeler progressives! on m'exécute à peu près partout.

Un maître de Breslau vient d'arriver ici; il me dit que la Société musicale placée sous sa direction a exécuté, le mois dernier, le scherzo de la Fée Mab avec les honneurs du bis; celui de Dresde est venu à Weimar la semaine dernière et m'a appris plusieurs faits de la même nature. Or a joué des fragments du Requiem à Leipzig, il y a un mois; mon ouverture du Corsaire se joue partout, et je ne l'ai, moi, entendue qu'une fois. Les autres ouvertures, celle du Roi Lear surtout, et celle de Benvenuto Cellini, se jouent souvent, et ce sont précisément les moins connues à Paris. Avant-hier (riez, ou souriez, chère madame), je me suis surpris, en conduisant l'ouverture du Roi Lear, à ne pouvoir retenir quelque humidité qui voulait tomber de mes yeux. Je me disais que peut-être le father Shakespeare ne me maudirait pas d'avoir osé faire parler ainsi son vieux roi breton et sa douce Cordélia. J'avais oublié cette ouverture que j'écrivis à Nice en 1831.

Il n'y avait point de harpe à Lowenberg, le prince a fait venir la harpiste de Weimar (cent vingt lieues)...

J'ai été interrompu cinq fois pendant que je vous écrivais. Le prince est dans son lit, retenu par la goutte, et furieux de ne pouvoir assister à nos répétitions. A tout instant il m'envoie chercher; pendant les dîners, auxquels il a la bonté d'inviter les artistes étrangers arrivés ici pour le concert de demain, il m'écrit des billets au crayon qu'un grand laquais galonné m'apporte sur un plat d'argent et auxquels je réponds entre la poire et le baba (car il n'y a pas de frommage ici) (y a-t-il deux m à frommage? je ne crois pas). Puis je vais passer une demi-heure à côté de son lit, et il me dit des choses!... Il connaît tout ce que j'ai écrit en prose et en musique. Ce matin, il m'a dit: «Venez, que je vous embrasse; je viens de lire votre analyse de la Symphonie pastorale...» Il n'ose pas se lever pour la répétition d'aujourd'hui dans la crainte d'éprouver une rechute qui l'empêcherait d'assister demain au concert. Il aime ce que j'aime en musique et il déteste ce que je hais.

Croiriez-vous que les quatre répétitions et les deux représentations de Béatrice que j'ai conduites à Weimar, ne m'ont pas fatigué, à beaucoup près, autant que les répétitions du concert de Lowenberg. Je suis brisé, moulu. C'est que l'orchestre de théâtre est un esclave; il agit en esclave placé dans une cave; l'orchestre de concert est un roi placé sur un trône. Et puis ces grandes passions des symphonies me retournent le cœur un peu plus brutalement que les sentiments d'un opéra de demi-caractère comme Béatrice.

Pourquoi n'êtes-vous pas là? quel charme ce serait, pour les auditeurs intelligents qui m'entourent, de vous entendre!... Il y a pourtant, mon cher Jacquard, un jeune homme de dix-sept ans qui serait digne d'être votre élève; mais il n'a pas une basse comme votre bien-aimée.—J'y vais!—On vient me chercher; l'orchestre est à son poste et d'accord; je vais me chanter la scène de Roméo et Juliette; je penserai à vous. Ah! comme ils disent bien la phrase:

notation musicale

CXXI.

A MADAME MASSART.

Paris, 23 septembre au soir, au coin de mon feu (1863).

Chère madame Massart, vous croyez peut-être que, n'ayant plus à recevoir chez vous ni tasses de chocolat, ni sonates de Beethoven, ni quatuors, je ne pense plus à vous?... Vous en êtes capable; vous avez sucé le venin des Maximes de la Rochefoucauld; vous croyez qu'il y a un motif intéressé à toutes nos actions!—Hélas! cela pourrait bien être.

Pourtant, qu'est-ce qui m'oblige à vous écrire, ce soir? Qu'est-ce qui me force à envoyer une poignée de main à votre mari? Qu'est-ce qui me porte à m'apitoyer sur votre sort? car, j'en suis sûr, vous traînez une vie misérable dans votre petite boîte de sapin, pompeusement nommée «maison de campagne», où il n'y a de place que pour un piano, sans queue, où vous sentez la mer à toute heure, où il vente à décorner des bœufs, où, quand vous jouez la sonate en fa mineur, vous vous ennuyez vous-même,

Ayant pour auditeurs des crabes seulement...

Il faut qu'on dise: «Madame Massart est à la campagne, dans sa villa; elle prend des bains de mer, elle folâtre sur les grèves, elle aspire les senteurs marines et les effluves de l'infini...» O blagues colossales et puériles! Je vous plains; mais il faut bien faire son métier de banquiste...

C'est égal, je vous replains.

Quand revenez-vous? Bon, il semble que je m'attende à recevoir de vos nouvelles, et certes, ni Massart ni vous n'oserez m'écrire trois lignes. Je vous sais trop modestes, vous ne vous ferez pas cet honneur. J'ai chargé l'autre jour votre parrain (oh! un parrain! la Dame blanche! est-ce bouffon!) de vous présenter mes hommages; il a dû vous voir. Bertsch aussi a dû vous voir.

Je suis tout absorbé par nos répétitions du Théâtre-Lyrique. Ça va, ça va. Heureusement, vous ne serez pas encore revenus de vos terres au mois de novembre et vous ne me ferez pas le chagrin de vouloir assister à la première représentation; car je n'aurai pas de billets à vous donner. Massart, qui est un si fameux enleveur de salles, me fera bien faute. Cela diminuera beaucoup mes chances de succès et peut me faire perdre quatre ou cinq cents représentations; je me résigne.

Vous croyez peut-être que je vais vous dire: «Ah! le cinquième acte!... Ah! les adieux de Didon! Ah! le chœur des prêtres de Pluton! Ah! ceci! ah! cela!...» Eh bien, oui, vous avez raison, je n'ai pas la vanité de me croire modeste, moi; j'ai, au contraire, la modestie de me croire bouffi de vanité. Eh oui, il y a tout plein de «Ah!» Si votre crabe entendait cela, il en frémirait sous sa carapace.

Bonjour, bonjour! Massart fait, dit-on, des chasses merveilleuses; le bruit court qu'il a tué un chardonneret (a goldfinch). Vous qui vous piquez d'anglais, vous ne saviez certes pas le nom britannique de ce charmant oiseau.

Adieu, adieu! La présente n'a pour objet que de vous faire savoir que je me porte fort mal; je souhaite qu'elle vous trouve de même. Cela me consolera.

CXXII.

A M. JOHANNES WEBER.

Dimanche, 32 novembre 1863.

Monsieur et cher confrère,

Je suis malade depuis quinze jours et n'ai eu qu'aujourd'hui connaissance de votre grand et beau travail de mardi dernier sur mon nouvel ouvrage[108].

Recevez mes sincères remerciements; je ne pouvais être que très heureux et très fier d'être si sérieusement étudié par un de ces hommes trop rares, hélas! dans notre temps et dans notre monde, qui unissent à une organisation musicale et à un vrai savoir, la droiture du cœur et de l'esprit.

Permettez-moi de vous serrer la main.

CXXIII.

A M. ALEXIS LWOFF.

Paris, 13 décembre 1863.

Votre lettre m'a causé une joie bien vive. Merci de toutes les expressions cordiales qu'elle contient. C'est une attention charmante de votre part de m'envoyer vos félicitations au sujet des Troyens. J'ai, en effet, été obligé de garder le lit pendant vingt-deux jours, par suite des tourments endurés pendant les répétitions.

Qu'est-ce que cela en comparaison de ceux que votre malheur vous inflige[109]? Il est singulier que tant de grands musiciens aient été frappés d'une calamité semblable: Beethoven, Onslow, Lwoff et Paganini, qui, lui, ne pouvait se faire entendre.

Je vous remercie de l'offre que vous voulez bien me faire d'un sujet d'opéra, mais je ne puis l'accepter, mon intention étant bien arrêtée de ne plus écrire. J'ai encore trois partitions d'opéras que les Parisiens ne connaissent pas, et je ne trouverai jamais les circonstances favorables pour les leur faire bien connaître. Il y a quatre ans que les Troyens sont terminés et l'on vient d'en représenter la seconde partie seulement: les Troyens à Carthage. Reste à représenter la Prise de Troie. Je n'écrirai jamais rien que pour un théâtre où l'on m'obéirait aveuglément, sans observations, où je serais le maître absolu. Et cela n'arrivera probablement pas.

Les théâtres (ainsi que je l'ai écrit quelque part), sont les mauvais lieux de la musique, et la chaste muse qu'on y traîne ne peut y entrer qu'en frémissant. Ou encore: les théâtres lyriques sont à la musique sicut amori lupanar.

Et les imbéciles et les idiots qui y pullulent, et les pompiers et les lampistes, et les sous-moucheurs de chandelles, et les habilleuses qui donnent des conseils aux auteurs et qui influencent le directeur!...

Adieu, cher maître; Dieu vous préserve du contact de cette race! Ce que je vous écris au sujet des théâtres en général est tout à fait confidentiel; d'autant plus que je n'ai trouvé au Théâtre-Lyrique, depuis le directeur jusqu'au dernier musicien de l'orchestre, que dévouement et bon vouloir.

Et cependant...

Et néanmoins...

J'en suis encore malade.

CXXIV.

A M. BENNET[110].

Paris, 22 février 1864.

Voici la lettre demandée. Je suis bien aise de vous savoir à Vienne; Théodore pourra y profiter beaucoup en étudiant avec soin les nouveaux chefs-d'œuvre d'Offenbach qu'on y joue en ce moment avec tant de succès. Vous êtes tous bien portants? tant mieux. Quant à moi, depuis huit jours seulement, je mène une vie passable... J'ai demandé un congé illimité au Journal des Débats; plus de feuilletons; les Troyens m'ont enrichi assez pour que je me donne ce luxe. Je n'ai pas mis le pied dans un théâtre dit Lyrique depuis deux mois; je n'ai vu ni Moïse, ni la Fiancée du roide Garbe, ni les merveilles du Théâtre-Italien, ni le nouveau ballet, ni rien. Je suis en train de me débattre avec la Société des concerts du Conservatoire, qui veut exécuter des fragments de Roméo et Juliette; et moi, je ne veux pas. Qui l'emportera? Me joueront-ils malgré moi?... ou me convertiront-ils à leur manière de voir?

Rappelez-moi au souvenir de votre aimable et affectueux petit monde. Je serre la main à Théodore, en lui souhaitant sérieusement d'oublier les manières parisiennes, et la conversation parisienne, et toute espèce de style parisien. Rien n'est plus bête que cette éternelle et plate blague qu'on applique à tout à Paris; qu'il l'oublie à jamais. Il est trop grand artiste pour en tenir compte. Qu'il n'écrive pas trop, ni trop vite, ni pour trop de monde, et qu'il laisse les gens venir à lui sans leur faire trop d'avances. Adieu.

CXXV.

AU MÊME.

Paris, 15 mars 1864

Que diable voulez-vous que je vous dise? Il n'y a point de nouvelles musicales qui vaillent la peine de vous être envoyées. On a joué dernièrement un opéra de Boulanger, le Docteur Magnus. On va donner un opéra, Lara..., tatouille de M... (je ne me rappelle plus son nom....), à l'Opéra-Comique; bientôt Mireille de Gounod au Théâtre-Lyrique. Je suis allé prier George Hainl de remettre l'exécution des fragments de Roméo et Juliette à l'année prochaine; je voyais qu'on n'aurait pas le temps de répéter cela avec assez de soin en ce moment et je ne tiens pas à être exécuté à demi. Pasdeloup a donné une scène des Troyens au dernier concert de l'Hôtel de ville et ne m'a pas même averti de la répétition. Carvalho m'a appris hier à dîner qu'il m'avait mis sur le programme de deux concerts spirituels qu'il va donner dans la semaine sainte, et qu'il voulait qu'à l'instar de David et de Gounod je vinsse diriger en personne le septuor des Troyens: «Non, ai-je répondu, je n'ai pas de robe rouge et je ne puis figurer dans cette cérémonie du Malade imaginaire. Cela ferait quatre chefs d'orchestre.»

J'ai donné ma démission au Journal des Débats. Rien de plus comique que le désappointement et la colère des gens qui, depuis trois mois, me faisaient la cour; ils ont perdu leurs avances, ils sont volés...

Si vous rencontriez, par hasard, à Vienne, M. Peter Cornelius, dites-lui mille choses de ma part et que je serais bien heureux d'avoir une lettre de lui.

CXXVI.

A M. ET MADAME MASSART.

Lundi, 15 août 1864[111].

Eh bien, oui, voilà! le maréchal Vaillant m'a écrit, il y a trois jours, une lettre charmante que la Gazette musicale a eu la bonté de me gâter, laquelle lettre m'annonçait que l'empereur nous avait nommés officiers de la Légion d'honneur... oui, madame, vous et moi... Ainsi faites vos arrangements pour changer de ruban, de croix, etc.

Vous n'avez pas voulu venir dîner chez le ministre; nous étions soixante, y compris le chien de Son Excellence, qui a bu son café dans la tasse de son maître. Il y avait un grand écrivain, M. Mérimée, qui m'a dit ceci: «Il y a longtemps que l'on aurait dû vous nommer officier; et cela prouve bien que je n'ai pas encore été ministre.» Samson chancelait sous le poids de sa joie.

Vous voyez que je ne vais pas trop mal aujourd'hui et que je suis beaucoup plus bête qu'à l'ordinaire; je souhaite que la présente vous trouve de même. Paris est en fête; vous n'y êtes pas... La plage de Villerville doit être bien triste... comment pouvez-vous y rester? Massart va à la chasse; il tue des mouettes, quelque cachalot par-ci par-là; et Dieu sait comment vous parvenez à tuer le temps! Vous délaissez votre piano et je parie que, lorsque vous reviendrez, vous aurez de la peine à faire la gamme en si naturel majeur, la plus facile des gammes. Voulez-vous que j'aille vous faire une petite visite?... Vous ne risquez rien de dire: oui; car je n'irai pas. Ah! pardon! je redeviens sérieux; les douleurs me reprennent. Je vais me rejeter sur mon lit. Je vous serre la main à tous les deux.

CXXVII.

A M. AUGUSTE MOREL.

Paris, dimanche, 21 août 1864.

Mon cher Morel,

Je vous remercie de votre cordiale lettre; cette croix d'officier, et surtout l'avis non officiel que m'a donné de cette faveur le maréchal Vaillant, m'ont fait plaisir à cause de mes amis et aussi un peu à cause du déplaisir que cela fait aux autres. Mais comment pouvez-vous conserver encore des illusions sur les réalités musicales de notre pays? tout y est mort, excepté l'autorité des imbéciles; il faut bien se résigner à le reconnaître, puisque cela est. Je suis à peu près seul ici; Louis est reparti avant-hier pour Saint-Nazaire; tous mes amis et voisins sont en Suisse, en Italie, en Angleterre, à Bade. Je vois seulement quelquefois Heller; nous allons dîner à Asnières, nous sommes gais comme des chouettes; je lis, je relis; le soir, je passe devant les théâtres lyriques pour me donner le plaisir de n'y pas entrer. Avant-hier, j'ai passé deux heures dans le cimetière Montmartre; j'y avais trouvé un siège très commode sur une tombe somptueuse et je m'y suis endormi. De temps en temps, je vais à Passy chez madame Érard, où je trouve une colonie d'excellents cœurs qui me font le meilleur accueil; je savoure le plaisir de ne pas faire de feuilletons, de ne rien faire du tout. Si je n'étais pas attaché à Paris par plusieurs petits intérêts, je voyagerais malgré mes maux physiques, mais il faut y rester. D'ailleurs, Paris devient de jour en jour plus beau; c'est un plaisir de le voir fleurir si rapidement. Il y a après-demain grand festival à Carlsruhe; Liszt y est venu de Rome; ils vont y faire de la musique à arracher les oreilles; c'est le conciliabule de la jeune Allemagne présidée par Hans de Bulow. Vous savez que ce bon Scudo est reconnu fou et enfermé.

Quel malheur!

CXXVIII.

A M. ET MADAME DAMCKE, A BRUNNEN,
SUR LE LAC DES QUATRE CANTONS (SUISSE).

Paris, 24 août 1864.

Voilà qui est aimable, gracieux, et bien à vous de m'écrire tous les deux. J'allais demander votre adresse à Heller quand votre lettre m'est arrivée.

Mon fils est reparti, ma belle-mère n'est pas revenue, je m'ennuie à grand orchestre. La ville que j'habite m'offre pourtant plus de beaux souvenirs que ne vous en présente la Suisse.

Il y a une maison, rue de la Victoire, où vécut Napoléon, jeune général en chef de l'armée d'Italie; c'est de là qu'il partit un jour pour aller à Saint-Cloud jeter par la fenêtre les représentants du peuple. Il y a sur une place, qu'on appelle la place Vendôme, une haute colonne qu'il a fait élever avec le bronze des canons pris sur l'ennemi. On voit à gauche de cette place un immense palais, nommé le palais des Tuileries, où il s'est passé diablement de choses... Quant aux maisons de certaines rues, vous n'avez pas idée de toutes les idées qu'elles font naître en moi... Il y a des pays comme cela qui exercent un puissant empire sur l'imagination. Eh bien, je m'ennuie tout de même.

Le maréchal Vaillant a donné un grandissime dîner dernièrement; il m'a fait placer à côté de lui et m'a comblé de gracieusetés; mais le dîner a duré deux heures. Avant-hier, les boulevards étaient couverts de badauds qui ont attendu trois heures pour voir passer la voiture où devait se trouver le roi d'Espagne, qui était attendu à l'Opéra. C'est si étonnant un roi d'Espagne!

Vous avez beau dire, chère madame Damcke, quand vous avez bien regardé le lac et que vous êtes bien sûre que c'est beau, vous voudriez voir autre chose. Je lis tous les jours un peu de votre splendide Don Quichotte, je vais par-ci par-là à Passy, chez madame Érard; vous n'avez rien en Suisse de comparable au parc de la Muette, et, dans ce parc, au moins, il n'y a ni vaches ni vachères.

C'est après-demain qu'a lieu le festival de Carlsruhe. Liszt y est déjà. Le programme du premier jour est publié. Comment pouvez-vous n'y pas aller? Moi, j'ai une bonne excuse: je suis malade.

Que vous seriez heureuse si vous aviez en Suisse, pour déjeuner, des fromages comme ceux que l'on a ici! Et puis soupçonnez-vous les melons? Avez-vous du vin potable?

Non, non; vous vivez comme des anachorètes; mais être en Suisse en ce moment, c'est bon genre. Un de ces jours, Heller et moi, nous irons dîner à Montmorency ou à Enghien où il y a aussi un LAC!!!!!

Adieu à tous les deux.

Je vous plains presque autant que je vous aime.

CXXIX.

A MADAME ERNST[112].

Paris, 14 décembre 1864.

C'est bien charmant à vous, chère madame Ernst, de m'avoir écrit. Je devrais vous répondre d'une façon gracieuse en faisant la bouche en cœur, d'un style bien épinglé, bien cravaté, bien aimable. Impossible! Je suis malade, triste, dégoûté, ennuyé, sot, ennuyeux, irrité, assommant, assommé, stupide. Je suis dans un de ces jours où je voudrais que la terre fût une bombe remplie de poudre à laquelle je mettrais le feu pour m'amuser. Le tableau que vous me faites de vos plaisirs de Nice ne me séduit pas du tout. Je voudrais voir votre pauvre cher malade et vous, mais je n'accepterais pas votre chambre. J'aimerais mieux habiter la grotte qui se trouve sous le rocher des Ponchettes que la plus jolie chambre d'ami. On y est libre de grogner comme Caliban (qui y loge, je l'y ai trouvé un soir), et il est rare que la mer la remplisse. Au lieu que chez un ami, chez le meilleur ami, on est exposé à des attentions, à une foule d'attentions insupportables. On vous demande comment vous avez passé la nuit, et jamais comment vous passez l'ennui. On vous offre du café, on vous fait admirer une foule de choses; on rit quand vous dites une bêtise, on vous questionne du regard quand vous êtes triste ou gai; on vous parle quand vous causez avec vous-même; et puis le mari dit à sa femme: «Mais laisse-le donc, tu vois bien qu'il ne veut pas dire un mot, tu le tourmentes.» Et alors on prend son chapeau et on sort, et, en sortant, on ferme la porte trop fort. Et l'on se dit: «Allons bon, voilà que je suis un grossier maintenant... Je m'impatiente des attentions qu'on a pour moi; je vais être la cause d'une querelle conjugale, etc., etc.»—Dans la grotte de Caliban, au contraire, on ne risque pas de fermer la porte trop fort et par là on évite les conséquences de la brutalité.

Enfin, n'importe! Vous vous promenez donc beaucoup sur la terrasse, sous les allées d'arbres?... Et après? Vous admirez les couchers de soleil?... Et après? Vous respirez la brise de mer?... Et après? Vous regardez pêcher toutes sortes de thons?... Et après? Vous enviez de jeunes Anglaises qui ont des milliers de livres sterling de revenu?... Et après? Vous enviez davantage des imbéciles sans idées, sans le moindre sentiment, qui ne comprennent rien, qui n'aiment rien... Et après?

Eh! mon Dieu, je vous en offre autant. Il y a aussi des terrasses et des arbres à Paris; on y voit aussi des couchers de soleil, des Anglaises, des imbéciles, plus même qu'à Nice, la population étant beaucoup plus grande; on y pêche des goujons à la ligne. On s'y ennuie, presque autant qu'à Nice. C'est partout de même.

J'ai reçu hier une belle lettre d'un monsieur inconnu sur ma partition des Troyens. Il me dit que les Parisiens étaient accoutumés à une musique plus indulgente que la mienne. Cette expression m'a ravi. Les Viennois m'ont aussi envoyé dimanche dernier une dépêche télégraphique pour m'annoncer qu'ils venaient de fêter mon jour de naissance en exécutant un grand morceau de ma légende la Damnation de Faust, et que ce double chœur avait eu un succès immense. Je ne savais pas même avoir un jour de naissance.

J'adore les cordiaux et les gens bons.

Pardonnez-moi ces deux calembours, avec lesquels j'ai l'honneur d'être votre dévoué.

CXXX.

A MADAME DAMCKE.

[Paris, 24 décembre 1864?]

Chère madame,

Pardonnez-moi si je ne vais pas dîner chez vous demain. C'est le jour du Seigneur, et, puisque tout travail est interdit, je vais me reposer comme l'ouvrier de la dernière heure.

J'eusse été très heureux de me trouver chez vous avec mesdames d'Ortigue qui sont la grâce et la bonté même et que j'aime beaucoup; mais je me sens si affaibli et j'ai une telle horreur d'entendre parler de Noël! Vous n'auriez qu'à laisser échapper ce nom pour me donner une indigestion et une attaque de choléra.

Et puis il y a encore une autre raison que je ne veux pas vous dire.

Abusez-vous bien, ce soir, à l'Opéra-Comique; mais, je vous en prie, à votre retour, ne me racontez pas la pièce et je vous en saurai un gré infini.

CXXXI.

A M. BERSCHTOLD, POUR M. LOUIS BERLIOZ,
CHEZ M. DE ROTHSCHILD, RUE LAFITTE, 17

Sans date, vers 1864 ou 1865.

Quand tu te sentiras plus calme, et j'espère que ce sera demain, reviens donc, cher Louis, dîner au moins à la maison, comme à l'ordinaire, pendant que tu es ici, si le déjeuner te dérange trop pour tes affaires. Mais cela me paraît incroyable; tu as bien assez de cinq à six heures par jour et tu peux bien m'en donner deux. Voyons, réfléchis donc un instant: tu as des chagrins violents qui te troublent le cœur et la tête; personne ne peut rien pour les calmer. Est-ce une raison pour être furieux contre tout le monde?

 

Tu souffres; viens donc auprès de ceux qui t'aiment; sans parler de la cause de tes souffrances, tu éprouveras un peu de calme à te trouver avec eux. Ta position, d'après ce que tu m'as dit hier, est meilleure que je ne l'espérais; te voilà avec un état, tu es indépendant, tu es libre, autant qu'homme du monde puisse être libre, puisque tu ne devras rien à personne et que ton aisance ne fera que rapidement augmenter, puisqu'on est content de toi dans l'administration qui t'emploie. C'est immense cela; tes chagrins passeront, et ces avantages resteront et en amèneront d'autres plus importants. Moi aussi, j'ai de grands ennuis et de vifs chagrins; pourtant je reconnais que tu n'y es pour rien.

Allons, viens demain, nous t'attendrons à midi et à six heures.

Je t'embrasse de tout mon cœur, pauvre cher Louis. Tu viendras?

CXXXII.

A MADAME MASSART.

Ce soir, 1865[113].

notation musicale

Chère madame,

Autant il est tombé de flocons de neige aujourd'hui, autant de genres de douleurs me torturent ce soir; et le moindre de mes maux n'est pas le regret que j'éprouve de ne pas vous aller entendre.

Je reste couché; je me figure la sonate et le ton de fa mineur, et votre inspiration,.. Ah! pour cela, non! Je n'ai pas assez d'imaginative pour me le figurer; mais, enfin, je me figure que vous êtes une virtuose comme il y en a 87 à Paris, 187 en France et 2,187 en Europe, sans compter ceux et celles d'Amérique, d'Australie et de Tasmanie. Alors, je m'estime trop heureux de dormir. Fi! fi!

Vous ne me croyez pas; vous dites: c'est un farceur; il pourrait très bien se lever; je ne crois pas à sa maladie.

Attendez un peu et je vous inviterai à mon enterrement; et, si vous n'y venez pas, je vous en voudrai à la mort.

A vous quand même!

Accentuez bien le

notation musicale

Adieu, chère madame; je suis tout à fait gai. Oh! si je pouvais mourir cette nuit, seulement pour vous prouver que vous me calomniez!

CXXXIII.

A M. DAMCKE.

26 avril [1865?].

Mon cher ami, ne m'attendez pas pour aller au concert hongrois. Je suis trop bien portant aujourd'hui et je veux rester tranquille. On ne vit qu'une fois... et encore!

CXXXIV.

A LOUIS BERLIOZ.

Paris, 28 juin 1865.

Cher ami,

Je ne sais pas pourquoi je t'écris, car je n'ai rien à te dire. Ta lettre de ce matin m'a troublé au dernier point. Elle est peu intelligible, tout en étant fort claire dans l'expression de tes sentiments. Tu crains maintenant d'être capitaine, tu te méfies de toi... Et tu désires pourtant être nommé. Tu veux un intérieur au lieu de ta modeste chambre; tu veux te marier, mais pas avec une femme ordinaire. Tout cela est fort simple et facile à comprendre; seulement il ne faut pas reculer devant des fonctions qui peuvent seules te donner l'aisance dont tu as besoin. Tu as trente-deux ans, et, à cet âge, on doit connaître les réalités de la vie, ou on ne les connaîtra jamais. Il te faut de l'argent et ce n'est pas moi qui puis t'en donner. J'ai de quoi joindre les deux bouts de ma dépense annuelle et voilà tout. J'étais comme toi quand j'ai épousé ta mère, mais bien plus à plaindre encore; car je n'avais pas les appointements que tu as et j'étais brouillé avec mes parents, qui d'ailleurs ne pouvaient rien me donner. Je te laisserai ce que mon père m'a laissé et quelque chose de plus; mais je ne puis te dire quand je mourrai. Cela ne tardera guère pourtant. Ainsi ne me parle donc pas de tes convoitises, car je ne puis rien pour les satisfaire. Moi aussi, je voudrais avoir une fortune que je n'ai pas; une fortune qui me permît de la partager avec toi d'abord, et ensuite de voyager, de faire exécuter mes ouvrages, etc., etc. Il faut bien me résigner à m'en passer. Songe que, si, en ce moment, tu étais marié et si tu avais des enfants, tu serais cent fois plus malheureux que tu n'es. Profite autant que tu le pourras de mon exemple. C'est une série de miracles (le présent de Paganini, mon voyage en Russie, etc.) qui m'ont tiré de la plus horrible misère. Or, les miracles sont rares; sans quoi ils ne seraient plus des miracles. Pour vivre seul il faut de l'argent; pour vivre avec une femme, il faut trois fois plus d'argent; pour vivre avec une femme et des enfants, il faut huit fois plus d'argent. Cela est certain comme il l'est que deux et deux font quatre. Je ne parle pas des tourments moraux de certaines positions (même avec de l'argent), car cela dépasse mon talent de description.

En somme, ta lettre est sans conclusion; il semble que tout d'un coup tu découvres le monde, la société, le plaisir, la douleur, etc.

CXXXV.

AU MÊME.

Paris, le 11 juillet 1865.

Oui, mon cher bon Louis, causons, quand nous pourrons, aussi souvent que nous pourrons. Ta lettre de ce matin est la bienvenue. Mais j'ai passé hier une abominable journée. Je suis sorti, j'ai erré pendant deux heures sur les boulevards des Italiens et des Capucines. A huit heures et demie, je commençais à sentir la faim; je suis entré au café Cardinal pour y manger quelque chose, et je me suis aussitôt entendu appeler et j'ai vu un gai visage me sourire; c'était Balfe, le compositeur irlandais qui arrivait de Londres, et qui m'a engagé à dîner avec lui. Puis nous sommes allés au Grand Hôtel, où il loge, fumer un cigare excellentissime, qui me fait cependant mal ce matin. Et nous avons tant et tant parlé de Shakspeare, qu'il comprend bien, dit-il, depuis dix ou douze ans seulement.

Je ne lis aucun journal, et tu me ferais bien plaisir de me dire où diable tu as vu toutes les belles choses sur moi que tu me cites. Je n'en sais pas le premier mot. Le programme de Bade est bien tel que je t'ai dit. C'est Jourdan qui chantera Énée, et madame Charton, Didon. Mais il y a du Wagner, du Liszt, du Schumann, et Reyer ne sait pas ce qui l'attend aux répétitions.

Je suis allé hier chez l'agent de change; il n'y avait pas assez de tes cinq cents francs pour acheter deux obligations ottomanes qui rapportent neuf pour cent; ainsi, de l'avis de l'agent, j'attendrai que tu m'envoies ce que tu m'as dit qu'on te devait pour t'acquérir une petite rente. J'ai donc gardé ton argent, parce qu'un retard même de trois mois ne te ferait pas perdre un sou pour le payement du semestre de janvier. Tu sais que Liszt est abbé? Quand j'aurai un volume broché de mes Mémoires, je te l'enverrai, sous ta promesse formelle qu'il ne sortira jamais de tes mains et même que tu me le renverras quand tu l'auras lu et relu.

CXXXVI.

A M. ET MADAME DAMCKE.

Genève, hôtel de la Métropole, 22 août 1865.

Chers amis,

Je vous écris seulement trois lignes pour que vous ne m'accusiez pas de vous oublier. Vous le savez, je n'oublie pas aisément, et, si je le pouvais, je me garderais bien d'oublier des amis tels que vous.

Je suis ici dans un état de trouble que je ne chercherai pas à vous décrire; il y a des instants d'un calme sublime, mais beaucoup d'autres pleins d'anxiété et même de douleur. On m'a reçu avec un empressement, une cordialité extrêmes[114]; on veut que je sois de la maison, on me gronde quand je ne viens pas. Je fais des visites de quatre heures, nous faisons de longues promenades à pied sur le bord du lac; hier, nous sommes allés en voiture à un village éloigné que l'on nomme Yvonne, avec sa bru et son plus jeune fils qui vient d'arriver; mais je n'ai pas pu me trouver un instant seul avec elle; je n'ai pu parler que d'autres choses; cela m'a donné un gonflement de cœur qui me tue.

Que faire? Je n'ai pas l'ombre de raison, je suis injuste, stupide. Tout le monde dans la famille a lu et relu le volume des Mémoires. Elle m'a doucement reproché d'avoir imprimé trois de ses lettres; mais sa belle-fille m'a donné raison et, au fond, je crois qu'elle n'en est plus fâchée...

Je tremble déjà en pensant au moment où il me faudra partir. Le pays est charmant, le lac est bien pur, bien beau et bien profond; mais je connais quelque chose de plus profond encore, et de plus pur, et de plus beau. Adieu, chers amis.

CXXXVII.

A MADAME MASSART.

Paris, 15 septembre 1865.

Bonjour, madame! Comment vous portez-vous? comment va Massart? Je suis tout désorienté de ne pas vous retrouver à Paris. J'arrive de Genève, de Grenoble, de Vienne et lieux circonvoisins, tout aussi malade que quand je suis parti. Les deux premiers jours de mon arrivée à Genève m'ont fait croire à une délivrance complète, je ne souffrais plus du tout; mais les douleurs sont revenues plus âpres qu'auparavant.

Êtes-vous heureuse de ne connaître rien de pareil! Je profite d'un moment de répit que me laissent mes douleurs pour vous écrire. Vous allez dire en riant, ou rire en disant: «Pourquoi m'écrire?» Sans doute, vous trouveriez bien plus naturel que je n'eusse pas cette idée saugrenue; mais, que voulez-vous! je l'ai, et, si vous trouvez mon idée trop intempestive, vous en serez quitte pour ne pas me répondre et me traiter d'original.

Pourtant, le but secret de cette lettre est, et ne peut être, que d'en avoir une de vous. Si vous saviez avec quelle violence on s'ennuie à Paris! Je suis seul, bien plus que seul. Je n'entends pas un son musical; je n'entends que charabias à droite, charabias à gauche... Grétry disait qu'il donnerait un louis pour entendre une chanterelle dans l'opéra d'Uthal de Méhul, où il n'y a que des altos; je donnerais bien le double pour entendre de temps en temps parler français autour de moi... Quand revenez-vous à Paris? quand me jouerez-vous une sonate? J'ai parlé de vous à Genève, où l'on m'a bien reçu, bien fêté et un peu grondé. Nous avons passé en revue ma vie parisienne, pendant de longues promenades sur le bord du lac... Ah! bon! me voilà parti! je sens déjà, pour ces quatre mots, le serrement de gorge qui me prend. Parlons d'autre chose. Vous devez en faire aussi, de longues promenades, sur le bord de la mer. Vous avez là de bons gros crabes de votre connaissance, qui doivent venir à vos pieds, vous remercier de votre musique qu'ils écoutent si attentivement. Et cela vous flatte; on est toujours flattée des hommages, même de ceux des crabes, quand on est jolie femme et grande virtuose. Dieu sait si vous en avez, à Paris, des crabes dans votre salon! Voilà donc mademoiselle X... mariée! Permettra-t-elle à son mari de porter une robe de chambre, elle qui ne veut pas tolérer ce vêtement pour Brutus?

Quand vous serez revenue, un soir, il nous faudra recomposer notre petit auditoire d'hommes, et nous lirons Coriolan. Rien ne me fait plus vivre que de voir l'enthousiasme des gens non blasés, compréhensifs, doués de sensibilité et d'imagination. Je m'amusais, dernièrement, à Vienne, à faire pleurer mes nièces de toutes les larmes de leurs yeux... Ce sont de charmantes enfants que j'aime comme si elles étaient mes filles et qui reçoivent les impressions de la poésie comme une planche photographique reçoit celle du soleil. C'est fort extraordinaire pour deux jeunes personnes élevées dans cette province des provinces qu'on nomme Vienne, et dans le milieu le plus antilittéraire que l'on puisse imaginer.

J'ai aussi le gros volume de mes Mémoires qui vous attend. Je vous le prêterai seulement, pour le temps que Massart et vous mettrez à le lire. C'est bien triste; mais c'est bien vrai. Je suis honteux de n'avoir pas eu l'esprit de signaler dans ce long récit les douces heures que je vous dois et l'amitié sincère que je vous porte à tous les deux; mais je viens de m'apercevoir que vous n'y êtes pas nommés. C'est inexplicable; vous me battrez, vous me bouderez; mais, à mon grand regret, c'est ainsi. Et je parle de tant de crabes! Il est vrai que ce n'est pas pour les louer.

Ah! voilà une crise qui me reprend!

Laissez-moi, madame, laissez-moi, je vous en prie; laissez-moi donc, je ne puis plus écrire.

Adieu, mon cher Massart; je vous serre la main.

CXXXVIII.

A LOUIS BERLIOZ.

6 novembre 1865.

Cher ami,

Je ne t'ai pas écrit hier, j'étais très souffrant et d'une humeur de dogue.

Figure-toi que l'acquéreur de mon domaine du Jacquet qui devait me payer ces jours-ci vingt mille francs, qui s'y est engagé par écrit dans le contrat, me fait dire tout simplement qu'il n'est pas en mesure et qu'il me payera une forte somme à Pâques, c'est-à-dire dans six mois et demi. C'est là que tu te mettrais en fureur... Tu vois que les écrits ne font pas plus que les paroles. Mon beau-frère me dit qu'il n'y a pas d'inquiétudes à avoir, parce que ce monsieur est riche. Mais j'aimerais mieux un pauvre qui paye qu'un riche qui ne paye pas. J'ai toujours cinq cents francs à toi, si tu m'en envoies cinq cents autres, j'achèterai des obligations ottomanes qui te rapporteront quatre-vingt-dix francs par an (pour mille francs). D'après mon calcul, l'inexactitude de mon acquéreur me fera perdre au moins neuf cents francs, puisqu'il ne me donne en revenu que 5 pour 100 et que j'eusse reçu 9 en plaçant la somme dans les obligations ottomanes.

D'ailleurs, c'est d'un sans-gêne incroyable, et ce serait curieux si la Banque de France, qui, elle aussi, est riche, s'avisait, quand on lui présente un billet, de dire qu'elle n'est pas en mesure. Allons, il faut en prendre son parti, je n'y puis rien.

Je vois que tu deviens un virtuose, et le grand navire est un instrument dont tu joues tout à fait bien. Je te fais mon compliment. Mais il t'en faut un à toi (un navire). En conséquence, travaille toujours pour l'avoir; mais, quand on te l'aura promis, n'y compte pas plus que si l'on ne t'avait rien dit. Il faut toujours dire comme Paul-Louis Courier: «Je crois que deux et deux font quatre et encore... n'en suis-je pas bien sûr.» Un avare disait aussi: «Si saint Pierre venait m'emprunter de l'argent en me donnant le Père éternel pour caution, je ne lui en prêterais pas.»

On annonce plusieurs morceaux de ma musique dans des concerts qui auront lieu cet hiver à Bruxelles. D'Ortigue a fait un grand article sur Rossini dans le Correspondant[115]. Cet écrit est fort sensé, fort juste, mais a blessé horriblement le prétendu philosophe compositeur. Un rossiniste a répondu à d'Ortigue, et Rossini a écrit à ce monsieur pour le remercier, en lui disant: «Je vous dois beaucoup pour avoir si bien lavé la tonsure de mon ami M. le curé d'Ortigue.»

CXXXIX.

AU MÊME.

Paris, 13 novembre 1865.

Cher ami,

Il est une heure. Je viens de recevoir ta lettre et j'y réponds avant de me recoucher. C'est que tu seras fort occupé le 15 et que c'est aujourd'hui le 13. J'espère que tu te débrouilleras au milieu de ce peuple de soldats et de passagers. J'approuve beaucoup ton idée d'avoir un home, un chez toi, et d'acheter des meubles; mais tu ne crains donc pas que ton vaisseau ne vienne à être enradé dans un autre endroit que Saint-Nazaire? au reste, tu ne dois pas ignorer cela. Je ne sais pas ce que tu peux avoir écrit à madame X***, mais je devine bien ce qu'elle a pu te répondre. Il faut de l'argent! n'en fût-il plus au monde. Il faut rester à terre, à Grenoble, à Claix, être juge de paix, bon citoyen, savoir vendre son blé, ses moutons, son vin, etc. Alors on est un homme calé, on joue aux boules le dimanche, on a un tas de sales enfants que les grands-parents trouvent fort mal élevés; on s'ennuie à devenir huître; on a une femme qui grossit, qui devient obèse, et qu'on finit par ne plus pouvoir souffrir; et l'on se dit: «Ah! si c'était à recommencer!»

Et alors on se sent furieux jusque dans la moelle des os; car on vieillit, on voit sa vie s'écouler bêtement; on a beaucoup d'argent qui est venu tard et dont on ne sait que faire; et puis l'on meurt gros Jean comme devant.

Oh! que je souffre! si je pouvais, comme je me sauverais à Palerme, ou au moins à Nice! Où la chèvre broute, il faut qu'elle soit attachée. Il fait un temps infâme; à trois heures et demie, il faut allumer la lampe! Ce soir est notre dîner du lundi, je me relèverai pour y aller. Je vais tâcher de dormir deux ou trois heures. Je n'ai pas reçu ces jours-ci de lettres de Genève; il est vrai que je n'en attendais pas. Quand une lettre m'arrive, cela me remonte le cœur et l'esprit.

Ah! mon pauvre Louis, si je ne t'avais pas... Figure-toi que je t'ai aimé, même quand tu étais tout petit. Et il m'est si difficile d'aimer les petits enfants! Il y avait quelque chose en toi qui m'attirait. Ensuite, cela s'est affaibli à ton âge bête, quand tu n'avais pas le sens commun; et, depuis lors, cela est revenu, cela s'est accru, et je t'aime comme tu sais, et cela ne fera qu'augmenter.

CXL.

A M. ASGER HAMERIK, A COPENHAGUE.

Paris, 1er décembre 1865.

Votre lettre m'a fait bien plaisir, vous ne m'avez pas oublié! vous avez eu raison, car j'ai pour vous une affection véritable.

D'ailleurs, votre passion musicale me touche beaucoup, et bien que je ne m'intéresse plus à rien dans l'art, tant il est insulté et avili par notre horrible monde, je ne puis cependant voir sans de chaleureux élans de cœur un jeune artiste aux nobles illusions tel que vous.

Vous me rappelez ce que j'étais il y a quarante ans; vous me le rappelez surtout par votre ardent amour de la musique, par votre croyance au beau, par votre énergique volonté, par votre persévérance indomptable.

Vivez, croyez, aimez et travaillez! Méprisez le vulgaire, mais faites d'abord comme si vous ne le méprisiez pas; laissez-lui croire que vous êtes de ses amis, de ses flatteurs même; il est si bête qu'il ne s'en doutera pas!

Puis, quand vous serez devenu fort, puissant, maître, et qu'il se verra dompté, il s'écriera en vous applaudissant:

«JE L'AVAIS TOUJOURS DIT!»

Je suis constamment torturé par ma névralgie; je vis néanmoins au milieu de mes douleurs physiques et écrasé d'ennui. La mort est bien lente! cette vieille capricieuse!...

On exécutera quelques fragments de ma symphonie de Roméo et Juliette dans les prochains concerts du Conservatoire. Comment cet insolent public idiot va-t-il prendre cela?

N'importe! j'aurai au moins la joie d'entendre ce que j'ai fait de mieux, exécuté par ce merveilleux orchestre! Mais je ne conduirai pas; voilà l'absynthe, comme dit Hamlet.

Mille compliments empressés à M. Gade, dont je voudrais tant faire la connaissance. On joue dimanche prochain une de ses symphonies au concert du Cirque. Si je ne suis pas confiné dans mon lit, je ne manquerai pas d'y aller. Veuillez saluer de ma part monsieur votre père.

Savez-vous que vous avez fait de grands progrès dans la langue française? Votre lettre m'a étonné; elle contient très peu de fautes. Allons, revenez vite à Paris, et, au bout de quelques années, vous finirez par parler français presque aussi mal qu'un Parisien.

CXLI.

A MADAME MASSART.

30 janvier 1866.

Chère madame,

Je suis toujours enchanté quand je vois arriver une enveloppe portant les deux lettres A M (Aglaé Masson ou Massart), parce que j'éprouve toujours un plaisir extrême à lire vos billets si bien tournés, si gentils, si amicaux. (Les puristes prétendent qu'il ne faut pas employer cet adjectif au pluriel masculin; en conséquence, je l'emploie.) Cette fois, pourtant, vous m'avez fait me récrier dès votre première ligne. Vous m'appelez «cher maestro!» Pardieu! je ne suis pas maestro, ni quoi que ce soit d'italien. Si vous étiez là, je vous planterais mon grattoir dans le bras droit, si beau qu'il soit, pour vous apprendre à m'écrire des injures pareilles. Est-ce le bras qui est beau ou le grattoir? N'importe. Je n'ai pas de rancune, et, dans quelques semaines, je ne penserai plus à votre vilenie.

Je suis à vos ordres le 20 février, tous les jours, à toute heure, et quand même je ne vous l'eusse pas promis. J'irai demain, jeudi soir, vous prier de me jouer la chose, pour que je me la fourre bien dans la tête.

J'ai été très malade hier; j'ai crié comme un aigle, brait comme un âne, geint comme un petit chien, beuglé comme un veau; on m'a apporté votre lettre, je n'ai pas eu le courage de l'ouvrir. Ce n'est que ce matin que je me suis donné ce plaisir. Jugez un peu....

Heureusement, je sais me résigner; mes sentiments religieux me soutiennent. Si je n'en avais pas, je serais bien à plaindre....

Vous n'êtes pas venue aux quatuors Armingaud-Jacquart, l'autre jour. Pourquoi cela?

Je vous porterai demain le volume des Mémoires; vous y verrez pourquoi je suis d'humeur si gaie.

Tout à vous et à Massart; mais ne l'appelez plus devant moi le père Massart, car cela me révolte et je me fâcherais tout bleu.

CXLII.

A LA MÊME.

3 septembre 1866.

Ah! mon Dieu, quel malheur! Ce matin, chère madame Massart, oui, pas plus tard que ce matin, je me suis mis à vous penser une lettre charmante, pleine d'esprit, de gracieux compliments, et d'une flatterie si fine, si ingénieuse, si adroite, que vous eussiez cru tout ce que je vous disais; je vous parlais de votre exquise bonté, de votre grâce, de votre talent, de l'affection que vous inspirez à tous ceux qui vous connaissent, des jalousies que vous excitez, de mille choses, enfin, et de vingt autres encore. Et voilà que j'ai eu le malheur de m'endormir, et qu'au réveil, je n'ai plus retrouvé le moindre souvenir de ma lettre et que me voilà obligé de vous écrire des banalités. Il y a des gens, je le sais, à qui ces choses-là sont justement les plus agréables; mais je ne crois pas que vous apparteniez à cette espèce de melons. Ainsi, résignez-vous. Je ne parlerai pourtant pas de l'immense ennui qui vous dévore dans votre petit étui de carton, d'où l'on voit la mer, dit-on. Je craindrais de vous pousser au suicide; et ce genre de désennui est extrêmement inconvenant pour une jolie femme. Mais que pouvez-vous faire pourtant? Vous avez fait le tour de Beethoven depuis si longtemps; cette année, vous avez lu Homère; vous connaissez trois ou quatre grands chefs-d'œuvre de Shakspeare; vous voyez la mer tous les jours; vous avez des amis qui viennent vous voir, un mari qui vous adore.... Que devenir, bon Dieu! que devenir? Je contribue, pour ma part, autant qu'il est en moi, à vous rendre ce séjour maritime supportable, en m'abstenant, de toutes mes forces, de vous y visiter. Je ne puis rien de plus.

On m'a, pour ainsi dire, traîné dernièrement à X..., pour y présider un concours d'orphéonistes qui ont crié à tue-tête pendant sept heures d'horloge; et vous savez que ces heures-là sont bien plus longues que celles des montres.

L'adjoint du maire a voulu m'avoir chez lui; il est venu me chercher à la gare, en voiture attelée de deux superbes chevaux; il a une maison toute neuve, bâtie hors de la ville, sur une petite éminence entourée de bois et de jardins. C'est un grand amateur de musique et un millionnaire, ce qui ne fait ni chanter ni juger faux. Il a sept enfants!

En apprenant cela, je m'étais fait un singulier portrait de leur mère. Je me figurais une femme laide, déhanchée, couperosée, tout ce qu'il y a d'affreux! Eh bien, pas du tout: elle est charmante, d'une taille droite et fine comme une aiguille anglaise; des yeux délicieux, pleins de feu; naturelle, calme mais non froide; pas trop dévote; en relations convenables mais non compromettantes avec le bon Dieu; ne gâtant point ses enfants; se mettant bien, sans idées provinciales. Et dire qu'un homme a trouvé tout cela, femme, enfants, maison, millions, en vendant du vin de Champagne!

J'allais partir pour Genève quand il m'est arrivé une lettre d'un mien cousin (François Berlioz), directeur de la manufacture de glaces de Montluçon, qui vient se marier à Paris dans huit jours et qui me demande d'être son témoin. Je lui ai répondu: «Arrive, et tu verras comme je témoigne bien.» Pouvais-je faire autrement?

Il faut, pourtant, autant qu'on le peut, assister les siens dans les circonstances difficiles!

On m'a prié aussi de diriger les études d'Alceste à l'Opéra; mais Perrin traîne tellement, pour laisser revenir le monde à Paris (comme s'il y avait un monde parisien pour Alceste!), que je vais le planter là pour quelques jours et courir à Genève; je n'y tiens plus.

Ah! chère madame, que c'est beau! que c'est beau! L'autre jour, à la première répétition d'ensemble en scène, nous pleurions tous comme des cerfs aux abois! «C'était un homme que Gluck!» disait Perrin.—Pas du tout; c'est nous qui sommes des hommes. Ne confondons pas.—Taylor disait hier à l'Institut que Gluck avait plus de cœur qu'Homère. Oui, il avait plus de fibre humaine. Et l'on va faire entendre ces sublimités à tant de plats polissons! Cela me renfonce dans mon système de l'Indifférence absolue en matière universelle, le seul raisonnable, décidément!

J'ai été fort surpris de mademoiselle Battu, qui joue et chante Alceste d'une manière sinon inspirée, du moins fort satisfaisante, et qui se perfectionne chaque jour. Villaret est un très bon Admète, et David représente on ne peut mieux le grand prêtre. Enfin, j'espère que cela ira. Vous pourriez être à Paris au mois d'octobre, à la première représentation. Tâchez.

Massart chasse-t-il, pêche-t-il, peint-il, bâtit-il?—Ce dernier verbe-là fait pitoyablement.—Songe-t-il?

Car que faire en ce gîte, à moins que l'on ne songe?

Il est couvert de gloire, cette année. Ses élèves ont eu tous les prix; il se vautre sur les lauriers. La couche, toutefois, pourrait être plus douce.

Tiens! ceci est un vers! pardon! Quels sont vos visiteurs? Bersch en est-il? dites-lui mille amitiés de ma part; Jacquart en est-il? dites-lui en mille autres.

Adieu, chère madame; excusez-moi d'avoir si longtemps divagué la plume à la main; mon sans gêne vous prouve tout au moins le plaisir que j'éprouve à causer avec vous et à vous dire tout ce qui me passe par la tête.

«Quoi qu'il arrive ou qu'il advienne», comme dit le grand poète Scribe.

Je finis ici mon scribouillage en serrant votre savante main.

CXLIII.

A M. ERNEST REYER.

Vienne, 17 décembre [1866].

Mon cher Reyer,

Je me lève aujourd'hui lundi à quatre heures. J'ai dû rester au lit depuis hier; je n'en pouvais plus.

La Damnation de Faust a été exécutée hier dans la vaste salle de la Redoute devant un auditoire immense avec un succès foudroyant. Vous dire tous les rappels, les bis, les pleurs, les fleurs, les applaudissements de cette matinée, serait chose ridicule de ma part.

J'avais 300 choristes et 150 instrumentistes; une charmante Marguerite, mademoiselle Bettleim, dont la voix de mezzo soprano est splendide, un ténor-Faust (Walter) dont nous n'avons certainement pas l'égal à Paris, et un énergique Méphistophélès (basse) Meyerhoffer: tous les trois du grand Opéra de Vienne. Le duo d'amour entre Faust et Marguerite, supérieurement chanté, a été interrompu trois fois par les applaudissements. La scène de Marguerite abandonnée a ému encore plus. Les Sylphes, les Follets, le chant de la Fête de Pâques et l'Enfer et le Ciel ont littéralement révolutionné mes bienveillants auditeurs. Helmesberger (le directeur du Conservatoire) a joué d'une façon toute poétique le petit solo d'alto dans la ballade du Roi de Thulé si bien chantée par mademoiselle Bettleim.

Ma chambre ne désemplit pas depuis hier de visiteurs, de complimenteurs. Ce soir, on me donne une grande fête à laquelle assisteront deux ou trois cents personnes, artistes et amateurs; entre autres mes cent quarante dames (amateurs) qui ont si bien chanté mes chœurs. Quelles voix fraîches et justes! et comme tout cela avait été bien instruit par le directeur de la Société des amis de la musique, Herbeck, un chef d'orchestre de premier ordre, qui s'est mis en quatre, en seize, en trente-deux pour moi, et qui a eu le premier l'idée de monter en entier mon ouvrage.

Demain, je suis invité par le Conservatoire, qui veut me faire entendre, sous la direction d'Helmesberger, ma symphonie d'Harold.

Que vous dirai-je? c'est la plus grande joie musicale de ma vie; il faut me pardonner si je vous en parle si longuement. Il était venu des auditeurs de Munich et de Leipzig.

Walter (Faust) sort d'ici, il est venu m'embrasser encore. Oh! comme il a dit l'air dans la chambre de Marguerite et surtout la phrase: «Que j'aime ce silence!»

Enfin, voilà une de mes partitions sauvée. Ils la joueront maintenant à Vienne sous la direction d'Herbeck, qui la sait par cœur. Le Conservatoire de Paris peut continuer à me laisser dehors! Qu'il se renferme dans son ancien répertoire!

Vous m'avez vous-même demandé de vous écrire et vous vous êtes attiré cette algarade.

Adieu; on m'a demandé de Breslau pour aller y diriger Roméo et Juliette; mais il faut que je me retrouve à Paris avant la fin du mois.

CXLIV.

A M. FERDINAND HILLER.

Paris, 12 janvier 1867.

Mon cher Hiller,

Vous serait-il possible, pour que je ne me présente pas au public de Cologne seulement avec de la musique instrumentale, de placer dans le programme du 26 février, un duo nocturne pour deux femmes (un soprano et un contralto). Ce petit morceau de Béatrice et Bénédict a fait partout un grand effet; il n'est pas difficile; il faudrait que les cantatrices fussent des oies, pour ne pas chanter cela convenablement. Il est vrai que nous rencontrons souvent de pareils volatiles. Mais voyez s'il y aurait moyen de trouver dans votre cercle musical les deux chanteuses capables de cet effort. Je vous enverrais alors les exemplaires du duo, avec paroles allemandes, et je porterais ensuite moi-même les parties d'orchestre. Si vous trouvez la chose imprudente ou seulement difficile, qu'il n'en soit pas question. J'attends votre réponse.

Dites-moi aussi à quelle époque précise je devrai me trouver à Cologne, et combien vous me donnerez de répétitions pour la Symphonie. Le duo pourra aller avec une seule, si les chanteuses savent bien leur affaire.

J'irai loger à l'hôtel Royal, où je suis déjà descendu plusieurs fois. Je serai ainsi bien plus libre de rester couché tant qu'il me plaira; car je suis un des hommes les plus couchés qui existent. Il est vrai que j'existe bien peu. Malgré les joies musicales du séjour, ce voyage à Vienne et les nombreuses répétitions que j'ai dû y faire m'ont exténué et à moitié tué. Les médecins homœopathes ou allopathes, pas plus que ceux qui soignent leurs patients par l'une ou l'autre méthode (à la volonté des personnes), les docteurs à double détente n'y peuvent rien. Je tâchera pourtant d'être un peu mieux portant pour aller vous voir; sinon, je serai bien insupportable.

CXLV.

AU MÊME.

Paris, 8 février 1867.

Mon cher Hiller,

Vous êtes le plus excellent camarade que l'on puisse trouver. Je ferai ce que vous me dites: je vais tâcher d'acquérir quelques forces, et, le 23 de ce mois, je partirai pour Cologne, où je serai à l'hôtel Royal le soir. Mais ne me retenez pas DES chambres, comme vous dites, UNE petite chambre me suffira. Si j'étais incapable de me mettre en route, je vous enverrais les parties d'orchestre du duo, et vous en seriez quitte pour conduire le tout. Vous me parlez comme les médecins: «C'est une névralgie». Ainsi, madame Sand ayant fait remarquer à son jardinier qu'un mur de son jardin s'était écroulé: «Oh! ce n'est rien, madame, lui répondit-il, c'est la gelée qui en est cause.—Oui, mais il faut le faire rebâtir.—Oh! ce n'est rien, c'est la gelée.—Je ne dis pas non, mais il est à terre.—Ne vous tourmentez pas, madame, c'est la gelée.»

Tâchez que votre jeune soprano ne me fasse pas le stupide changement sur notation musicale. Il n'y a que les cantatrices pour avoir de pareilles idées.

A bientôt; je ne puis plus écrire, je vais me recoucher.

CXLVI.

A MADAME DAMCKE, A MONTREUX (SUISSE).

Paris. Je ne sais pas le quantième. [24 septembre 1867].

Chère madame Damcke,

Je vous eusse bien écrit depuis mon retour, mais je ne savais pas où adresser ma lettre. Je vous remercie donc doublement de la vôtre.

Voici ma réponse laconique: je suis toujours malade.

Arrivé à Néris, j'ai pris cinq bains; au cinquième, le médecin en m'entendant parler et me tâtant le pouls: «Sortez vite, s'est-il écrié, les eaux vous sont contraires; vous allez avoir une laryngite; il faut vous en aller en un lieu où vous soignerez bien votre gorge; diable! ce n'est pas une chose légère!»

Je suis parti, le soir même. J'ai failli étouffer en chemin de fer dans une quinte de toux. Puis je suis arrivé à Vienne où mes nièces m'ont comblé de soins. J'étais presque toujours couché. Enfin, la voix naturelle m'est à peu près revenue, le mal de gorge a fui; mais ma névralgie aussi est revenue, plus féroce que jamais.

On m'a fait rester à Vienne un mois, parce que l'aînée de mes nièces se mariait et qu'elle me voulait pour témoin.

Elle a épousé un chef de bataillon, charmant sous tous les rapports; sans quoi je n'eusse pas témoigné. Après le dîner de noces, ils sont partis pour un long voyage dans le sud de la France; sans quoi encore je n'eusse pas témoigné.

Nous étions trente-deux gens de la noce, venus de tous les coins de la famille, de Grenoble, de Tournon, de Saint-Geoire, etc., etc.; nous nous sommes tous retrouvés là, moins un, hélas!...

C'est le plus vieux que j'ai eu le plus de plaisir à revoir; mon oncle le colonel, âgé de quatre-vingt-quatre ans. Nous avons bien pleuré en nous revoyant; il semblait honteux de vivre...; je le suis bien davantage.

Me voilà à Paris maintenant, presque toujours couché comme à Vienne. Et dernièrement, la grande-duchesse Hélène de Russie m'a fait entortiller pour aller à Saint-Pétersbourg; elle a voulu me voir, et enfin j'ai consenti. Je partirai le 15 novembre pour aller diriger six concerts du Conservatoire, dont un de ma musique.

La princesse paye mon voyage, aller et retour, met une de ses voitures à ma disposition, me loge chez elle au palais Michel et me donne quinze mille francs. Au moins, si j'en meurs, je saurai que cela en valait la peine.

J'ai écrit à votre mari, l'autre jour, une lettre que je n'ai pas envoyée, faute d'adresse, pour lui demander si je ne lui ai pas prêté ma belle partition d'Orphée de Leipzig. Je ne puis plus la trouver; je suis allé chez Heller, je lui ai laissé ma carte; je n'ai point de ses nouvelles.

Adieu, madame; je vous serre la main en vous envoyant à tous les deux mille amitiés.

CXLVII.

A M. ET MADAME MASSART.

Paris, 4 octobre 1867.

Eh bien, oui, je vais en Russie. La grande-duchesse Hélène était ici il y a quelques jours et m'a fait faire des propositions que, après un peu d'hésitation et de l'avis de tous mes amis, j'ai acceptées. Il s'agit d'aller, à la fin de novembre, diriger, à Saint-Pétersbourg, six concerts du Conservatoire, dont cinq formés des chefs-d'œuvre des grands maîtres et un composé exclusivement de mes partitions.

Elle me loge chez elle, au palais Michel, me fournit une de ses voitures, paye mon voyage, aller et retour, et me donne quinze mille francs. Je serai exténué de fatigue, malade comme je suis; mais, si je meurs, nous le verrons bien. Venez donc aussi; je vous ferai jouer votre jovial concerto de clavecin en ré mineur de S. Bach et nous rirons d'une belle manière.

Adieu; mille amitiés pour tous les deux; j'irais bien chez vous dans les beaux jours que vous passez à Villerville, mais je vous avoue que cela me paraît d'une indiscrétion révoltante.

Ma belle-mère vous remercie de votre souvenir. A vous.

P.-S.—Vous êtes, décidément, une néréide ou une tritonne.

Vous saurez encore qu'un Américain dont j'avais refusé les offres, il y a un mois et demi, apprenant que j'acceptais celles des Russes, est revenu, il y a trois jours, m'offrir cent mille francs, si je voulais aller à New-York l'année prochaine. Que dites-vous de cela? En attendant, il fait faire ici mon buste en bronze pour une superbe salle qu'il a fait bâtir là-bas; et je vais poser tous les jours. Si je n'étais pas si vieux, tout cela me ferait plaisir.

Avez-vous lu les comptes rendus du festival de Meiningen, en Allemagne? Cela aussi m'aurait fait plaisir, si je ne souffrais pas tant et si je n'étais pas si vieux. Oui, vous en avez lu quelqu'un; votre lettre me l'annonce. J'ai vu des gens qui y étaient. N'avez-vous pas honte d'aller encore massacrer des faisans? La belle chose que de tuer de la volaille dans une basse-cour!!!

Adieu; cela ne fait rien, j'ai toujours pour vous, quand même, une véritable et chaleureuse amitié; vous êtes, tous les deux, des cœurs excellents, que j'apprécie chaque jour davantage.

CXLVIII.

AUX MÊMES.

Paris, 2 novembre 1867.

Comment vous portez-vous, châtelain et châtelaine?
Comment se porte votre château?
Savez-vous encore le français?
Savez-vous encore la musique?
Savez-vous encore vivre?
Savez-vous que vous ne savez rien?
Savez-vous qu'on vous a oubliés?
Savez-vous qu'on se passe de vous?
Savez-vous que vous êtes passés
De mode?
Bonsoir!
2 novembre, jour des morts.
Et quand on est mort, c'est pour longtemps.

CXLIX.

A M. ÉDOUARD ALEXANDRE.

Saint-Pétersbourg, 15 décembre 1867.

Chers amis,

Vous êtes bien bons de me donner ainsi de vos nouvelles, et j'ai l'air bien oublieux de ne pas vous avoir encore donné des miennes. On me comble d'attentions, d'applaudissements, depuis la grande-duchesse jusqu'au moindre musicien de l'orchestre.

On a su, je ne sais comment, que le 11 décembre était le jour de ma naissance, et j'ai reçu des cadeaux charmants; et, le soir, j'ai dû assister à un dîner de 150 couverts, où, comme vous le pensez bien, les toasts n'ont pas manqué. Le public et la presse sont d'une ardeur extrême. Au second concert, j'ai été rappelé six fois après la Symphonie fantastique qui avait été exécutée d'une manière foudroyante et dont la quatrième partie avait été bissée.

Quel orchestre! quelle précision! quel ensemble! Je ne sais pas si Beethoven s'est jamais entendu exécuter de la sorte. Aussi faut-il vous dire que, malgré mes souffrances, quand j'arrive au pupitre et que je me vois entouré de tout ce monde sympathique, je me sens ranimé et je conduis comme jamais, peut-être, il ne m'arriva de conduire.

Hier, nous avions à exécuter le second acte d'Orphée, la symphonie en ut mineur et mon ouverture du Carnaval romain. Tout cela a été sublimement rendu. La jeune personne qui chantait Orphée (en russe) a une voix incomparable et s'est très bien acquittée de son rôle. Il y avait 130 choristes. Tous ces morceaux ont obtenu un merveilleux succès. Et ces Russes, qui ne connaissent Gluck que par d'horribles mutilations faites par-ci par-là, par des gens incapables!!! Ah! c'est pour moi une joie immense de leur révéler les chefs-d'œuvre de ce grand homme. Hier, on ne finissait pas d'applaudir. Nous donnerons dans quinze jours le premier acte d'Alceste. La grande-duchesse a ordonné que l'on m'obéît en tout; je n'abuse pas de son ordre, mais j'en use.

Elle m'a demandé de venir, un de ces soirs, lui lire Hamlet. J'ai parlé l'autre jour, devant elle, à ses dames d'honneur, du livre de Saint-Victor, et voilà maintenant Son Altesse et tout ce monde qui va acheter Hommes et Dieux et l'admirer.

Ici, on aime ce qui est beau; ici on vit de la vie musicale et littéraire; ici, on a dans la poitrine un foyer qui fait oublier la neige et les frimas. Pourquoi suis-je si vieux, si exténué?

Adieu, tous; je vous serre la main; je vous embrasse.

CL.

A M. ET MADAME MASSART.

Saint-Pétersbourg, 22/10 décembre 1867.

Chère madame Massart,

Je suis malade comme dix-huit chevaux; je tousse comme six ânes morveux et, avant de me recoucher, je veux pourtant vous écrire.

Nos concerts marchent à merveille. Cet orchestre est superbe et fait ce que je veux; si vous entendiez les symphonies de Beethoven exécutées par lui, vous diriez, je crois, bien des choses que vous ne pensez pas au Conservatoire de Paris. Ils m'ont joué, avec la même perfection, l'autre jour, la Fantastique qu'on avait demandée, et qu'il a fallu introduire dans le programme du second concert. C'était foudroyant. Nous avions fait trois répétitions. On a redemandé à grands cris la Marche au supplice; et l'adagio (la Scène aux champs) a fait pleurer bien des gens, sans vergogne. Samedi prochain, nous dirons l'Héroïque et le second acte d'Alceste, avec l'Offertoire de mon Requiem (le chœur sur deux notes). A l'autre (5me concert), je donnerai les trois premières parties instrumentales de la Symphonie avec chœurs de Beethoven. Je n'ose pas risquer la partie vocale, les chanteurs dont je dispose ne m'inspirant pas assez de confiance... On est venu me chercher de Moscou, où j'irai après le 5me concert d'ici, madame la grande-duchesse m'en ayant donné la permission. Ces messieurs de la capitale mezzo-asiatique ont des arguments irrésistibles, quoi qu'en dise Wieniawski, qui trouve que je n'aurais pas dû accepter simplement leur proposition. Mais je ne sais pas liarder, et j'aurais honte de le faire. Voilà qu'on m'interrompt dans mon salon où je suis seul à vous écrire, parce que madame la grande-duchesse donne ce soir une soirée musicale où elle veut entendre mon duo de Béatrice et Bénédict, que l'accompagnateur et les deux cantatrices savent à merveille (en français). Je viens donc d'envoyer, chez Son Altesse, la partition, en recommandant aux trois virtuoses de n'avoir pas peur, parce qu'ils savent tout à fait leur affaire. Moi, je vais me recoucher.

Madame la grande-duchesse veut que je lui lise Hamlet un de ces soirs, mais je n'en aurais pas trop la force maintenant. On m'a donné un dîner de cent cinquante couverts le jour de ma fête (11 décembre), où toutes les têtes musicales de Pétersbourg étaient réunies. Vous pensez, avec effroi, aux toasts auxquels il m'a fallu répondre. Il y a encore bien des choses que je vous raconterais volontiers, si je n'étais pas si exténué; mais il est neuf heures et je n'ai pas l'habitude d'être hors de mon lit à des heures aussi indues.

D'ailleurs, je vous narrerai cela quand vous viendrez dîner avec moi au café Anglais.

Bien des choses à Massart, à Jacquard et à tous les arts qui, chez vous, se donnent la main.

Adieu, adieu, adieu. Remember me.

Vous savez toujours l'anglais?...

Je vais prendre trois gouttes de laudanum pour tâcher de m'endormir.

Vous savez que vous êtes charmante; mais pourquoi diable êtes-vous si charmante?

Je ne le découvre pas.

Farewell. I am your.

CLI.

A M. DAMCKE.

Moscou, 31 décembre 1867.

Mon cher Damcke,

J'étais si fatigué ces jours-ci, que je n'avais pas le courage de vous écrire; et pourtant il m'est arrivé un grand événement musical. Les directeurs du Conservatoire de Moscou sont venus me chercher à Saint-Pétersbourg et ont obtenu de la grande-duchesse un congé de douze jours pour moi. J'ai accepté l'engagement de diriger deux concerts.

Ne trouvant pas une salle assez grande pour le premier, ils ont eu l'idée de le donner dans la salle du Manège, un local grand comme la salle du milieu de notre Palais de l'Industrie, aux Champs-Élysées. Cette idée qui me paraissait folle a obtenu le plus incroyable succès.

Nous étions cinq cents exécutants et il y avait, au compte de la police, douze mille cinq cents auditeurs.

Je n'essayerai pas de vous décrire les applaudissements pour la Fête de Roméo et Juliette et pour l'Offertoire du Requiem. Seulement, j'ai éprouvé une mortelle angoisse quand ce dernier morceau, qu'on avait voulu absolument, à cause de l'effet qu'il avait produit à Pétersbourg, a commencé. En entendant ce chœur de trois cents voix répéter toujours ses deux notes, je me suis figuré tout de suite l'ennui croissant de cette foule, et j'ai eu peur qu'on ne me laissât pas achever. Mais la foule avait compris ma pensée, son attention redoublait et l'expression de cette humilité résignée l'avait saisie.

A la dernière mesure, une immense acclamation a éclaté de toutes parts; j'ai été rappelé quatre fois; l'orchestre et les chœurs s'en sont ensuite mêlés; je ne savais plus où me mettre. C'est la plus grande impression que j'aie produite dans ma vie. On a aussitôt envoyé une dépêche à la grande-duchesse pour l'informer de cette émotion populaire...

Après-demain, on me donne une fête dans la salle de l'assemblée des Nobles, où sera toute la ville artiste de Moscou. Après quoi, je repartirai pour Saint-Pétersbourg... Je suis bien exténué, mais heureux aussi de ce beau résultat. Adieu, mon cher ami; je vous embrasse de tout mon cœur.

Je remercie bien Heller d'avoir été assez bon pour m'envoyer le volume des Mémoires. Malgré nos précautions, le livre a mis douze jours pour arriver entre mes mains. Je n'ai pu le remettre à la princesse que le jour de mon départ pour Moscou.

Si vous avez un instant pour voir Reyer, faites-le. Adieu à madame Damcke, dont je n'ai pas encore vu la sœur.

CLII.

A M. ET MADAME MASSART.

Saint-Pétersbourg, 18 janvier 1868.

Chère madame Massart,

J'arrive de Moscou et, en rentrant dans mon salon, je trouve un petit monceau de lettres, au nombre desquelles la vôtre ne me cause pas la plus vive joie, parce qu'il y en a une autre, vous devinez de qui, que je n'espérais pas. La vôtre, cependant, m'a fait bien plaisir. Elle aurait dû me laisser indifférent; mais, quoi! on n'est pas parfait. J'ai lu, tout de même, vos lignes si cordiales et j'y réponds aujourd'hui. La place Michel est silencieuse sous son manteau de neige; les corbeaux, les pigeons et les moineaux ne remuent pas; les traîneaux ne courent pas; il y a un grand enterrement, celui du prince Dolgorouki, où va l'empereur avec toute la cour et auquel, en conséquence, tout le monde assiste.

Mon programme du concert de samedi prochain est fixé. Je n'y suis pour rien, heureusement; car, au suivant et dernier, je serai pour tout. Oh! quelle joie quand j'aurai battu la dernière mesure du final d'Harold! quand je pourrai me dire: «Je pars pour Paris dans trois jours, c'est-à-dire au commencement de février.» Je ne puis résister à ce climat. J'ai moins souffert à Moscou. Et quels enthousiasmes! Le premier concert avait lieu dans la salle du Manège; il y avait dix mille six cents auditeurs. Et quand j'ai vu tout ce monde acclamer l'Offertoire de mon Requiem avec son chœur sur deux notes, et me redemander sans fin, j'avoue que ce sentiment religieux si rare, manifesté par une foule immense, m'a remué jusqu'au cœur. Au second concert qui avait lieu avec les seules ressources du Conservatoire, dans la salle des Nobles, l'Offertoire avait été redemandé et il a produit le même effet.

Que me parlez-vous de vous donner un concert à Paris? Si je donnais un concert à mes amis, en dépensant purement trois mille francs, je n'en serais que plus injurié par la presse.

Après vous avoir vus à Paris, j'irai à Saint-Symphorien et de là à Monaco me baigner dans les violettes et dormir au soleil. Je souffre tant, chère madame, mes maux sont si constants, que je ne sais que devenir. Je voudrais ne pas mourir maintenant, j'ai de quoi vivre.

Dites mille choses à Massart et remerciez de son bon souvenir madame Nicolet, si charmante.

Adieu, adieu; je vous serre la main.

CLIII.

A M. WLADIMIR STASSOFF[116].

Paris, dimanche 1er mars 1868.

Je ne vous ai pas écrit depuis mon retour, je souffrais horriblement. Aujourd'hui, je vais un peu mieux et je viens vous dire bonjour en vous annonçant mon départ pour Monaco. Je partirai ce soir à sept heures. Je ne sais pas pourquoi je ne meurs pas. Puisqu'il en est ainsi, je vais revoir ma chère côte de Nice et les rochers de Villefranche et le soleil de Monaco. Hier, je me suis traîné à l'Académie, où j'ai vu mon statuaire et confrère Perraud[117]. Il m'a appris que l'Américain Steinway l'avait enfin payé pour mon buste et qu'on était en ce moment occupé à en couler trois exemplaires plus grands que nature pour New-York et Paris. Je crois bien que c'est vous qui m'avez témoigné le désir d'en avoir un pour le Conservatoire de Saint-Pétersbourg. Si ce n'est pas vous, c'est Kologrivoff[118], ou Cui[119], ou Balakireff[120]. En tout cas, sachez et faites-leur savoir que M. Perraud m'a appris qu'on pourrait couler encore d'autres exemplaires de ce buste... Écrivez-moi rue de Calais, nº 4, à Paris. On m'enverra votre lettre à Nice ou à Monaco. Mais il serait mieux encore d'écrire à M. Perraud, statuaire, membre de l'Académie des Beaux-Arts, à l'Institut, Paris. Vous lui direz ce que vous voulez et quand vous le voudrez. Et ce sera plus prompt. Oh! quand je pense que je vais m'étendre sur les gradins de marbre de Monaco, au soleil, au bord de la mer!!!...

Ne soyez pas trop juste, écrivez-moi malgré mon laconisme; songez que je suis malade, que votre lettre me fera du bien et ne me parlez pas de composer, ne me dites pas de bêtises... Assurez-moi que vous m'avez rappelé au souvenir de votre charmante belle-sœur, de votre gracieuse fille et de votre frère. Je les vois tous les trois comme s'ils étaient là.

La musique... Ah! j'allais vous dire quelque chose sur la musique, mais j'y renonce.

Adieu, écrivez-moi vite, votre lettre me fera renaître et aussi le SOLEIL... Pauvre malheureux! vous habitez la neige!...

CLIV.

AU MÊME.

Paris, avril 1868.

Mon cher Stassoff,

Vous m'avez appelé monsieur Berlioz dans votre dernière lettre et Cui aussi; je vous pardonne à tous les deux.

Figurez-vous que vos deux lettres sont à refaire. Vous ne savez pas que j'ai failli mourir. Je suis allé à Monaco pour chercher le soleil, et, trois jours après mon arrivée j'ai voulu parcourir des rochers qui descendent à la mer et ma témérité a été cruellement punie; je suis tombé dans ces rochers la tête la première, sur la figure, et j'ai versé beaucoup de sang, tellement que je suis resté seul à terre et n'ai pu revenir à l'hôtel que longtemps après et tout sanglant. J'avais retenu ma place à l'omnibus de Nice; j'ai voulu néanmoins revenir le lendemain. Je suis revenu, et, à peine arrivé, j'ai voulu revoir la terrasse qui est sur le bord de la mer et dont j'avais conservé un très vif souvenir. J'y vais, je ne vois pas bien la mer, je veux changer de banc pour mieux voir, je me lève et, au bout de trois pas, je tombe de nouveau sur la figure et je verse mon sang comme un malheureux. Deux jeunes gens qui passaient me relèvent à grand-peine et me reconduisent à l'hôtel des Étrangers, tout près de là, où je demeurais. On me déshabille, on me couche et je reste sans voir ni médecin ni personne que les domestiques pendant huit jours. Ah! ma foi, je ne puis plus écrire. A demain... je n'ai plus la force. Bonsoir.

...Après huit jours de cette claustration, je me sens un peu mieux, et, la figure toute décomposée, je prends le chemin de fer et reviens à Paris. Ma belle-mère et ma domestique poussent des cris en me voyant. Cette fois, je fais venir un médecin et il m'a soigné si bien, que, après un mois et quelques jours, je puis à peu près marcher en me tenant aux meubles. Voilà où j'en suis. Mon nez est presque guéri à l'extérieur.

Voulez-vous être assez bon pour me dire pourquoi on ne m'a pas renvoyé ma partition des Troyens? Je suppose qu'elle est copiée et qu'on n'en a plus besoin.

Je ne puis plus écrire;... si j'attends que je me trouve bien, ce sera peut-être long... Écrivez-moi vous-même. Ce sera une charité.

CLV.

A M. AUGUSTE MOREL.

Paris, 26 mai 1868.

Mon cher Morel,

Je viens d'apprendre par Lecourt que vous m'aviez écrit à Monaco et qu'on vous avait renvoyé votre lettre. Merci de cette attention. J'ai été bien éprouvé et j'ai encore, en ce moment, bien de la peine à écrire. Ne soyez pas étonné si je ne vous ai rien dit; mes deux chutes, l'une à Monaco, l'autre à Nice, m'avaient ôté toutes mes forces. A présent, les suites directes de ces deux chutes sont à peu près effacées; mais ma maladie est revenue et je souffre plus que jamais. Je n'ai que des choses cruelles à vous écrire. Je suis allé en Russie pour me distraire un peu et j'ai assez bien supporté le double voyage à Moscou et à Saint-Pétersbourg; ils m'ont fêté de toutes les manières. La grande-duchesse m'a comblé de soins et d'attentions. J'ai dirigé six concerts du Conservatoire de Pétersbourg et deux de Moscou. Maintenant je ne pense à rien; je vous vois désenchanté comme moi, Lecourt tout comme vous; j'aurais eu un grand plaisir à vous voir tous les deux, quand j'étais dans les environs de Marseille, et j'y serais allé en revenant de Nice, si je n'avais pas été en si mauvais état. Mais le moyen? et puis je serais bien plus brisé par votre société que par toute autre. Peu de mes amis ont aimé Louis comme vous l'aimiez. Et je ne puis oublier. Pardonnez-moi tous les deux.

CLVI.

A M. WLADIMIR STASSOFF.

Paris, 21 août 1868.

Mon cher Stassoff,

Vous le voyez, je supprime le «Monsieur»; j'arrive de Grenoble où l'on m'a fait aller à peu près de force pour présider une espèce de festival orphéonique et assister à l'inauguration d'une statue de l'empereur Napoléon Ier.

On a bu, on a mangé, on a fait les cent coups et j'étais toujours malade...! On est venu me chercher en voiture, on m'a porté des toasts auxquels je ne savais que répondre. Le maire de Grenoble m'a comblé de gracieusetés, il m'a donné une couronne en vermeil, mais il m'a fallu rester une heure entière à ce commencement de banquet.

Le lendemain, je suis parti; je suis arrivé exténué chez moi, à onze heures du soir...

Je n'en puis plus, et je reçois des lettres... où l'on me demande des choses impossibles. On veut que je dise beaucoup de bien d'un artiste allemand, bien que je pense en effet, mais à condition que je dirai du mal d'un artiste russe qu'on veut remplacer par l'Allemand et qui a droit au contraire, à beaucoup d'éloges, chose que je ne ferai pas. Quel diable de monde est-ce là?

Je sens que je vais mourir; je ne crois plus à rien, je voudrais vous voir; vous me remonteriez peut-être; Cui et vous me donneriez peut-être du bon sang.

Que faire?

Je m'ennuie d'une manière exorbitante. Il n'y a personne à Paris; tous mes amis sont absents, à la campagne, à leur campagne, à la chasse; il y en a qui m'invitent à aller chez eux. Je n'en ai pas la force.

Que devenez-vous? Et votre frère? Et vos charmantes dames?

Oh! je vous en prie, écrivez-moi aussi laconiquement que vous voudrez. J'ai pourtant encore des suites de ma chute dans les rochers de Monaco; Nice me donne aussi des souvenirs.

Ma lettre va vous trouver peut-être absent; je m'attends à tout.

Si vous êtes à Pétersbourg, écrivez-moi six lignes; je vous en saurai un gré infini.

Mille choses à Balakireff.

Adieu, j'ai beaucoup de peine à écrire.

Vous êtes bon, montrez-le-moi encore.

Je vous serre la main.


APPENDICE

A SA SŒUR[121].

Paris, 20 février 1822.

...Nous fîmes un dîner charmant avec le cousin Raimond et mon oncle. Après, nous allâmes à Feydeau entendre Martin. On jouait ce soir-là Azémia et les Voitures versées. Ah! comme je me dédommage des violons et du flageolet du bal de M. T...! J'absorbais la musique! Je pensais à toi, ma sœur! Quel plaisir tu aurais à entendre cela! l'opéra te ferait peut-être moins plaisir; c'est trop savant pour toi, au lieu que cette musique touchante, enchanteresse de Dalayrac, la gaîté de celle de Boïeldieu, les inconcevables tours de force des actrices, la perfection de Martin et de Ponchard... oh! tiens! je me serais jeté au cou de Dalayrac si je m'étais trouvé à côté de sa statue, quand j'ai entendu cet air auquel on ne peut point donner d'épithète: «Ton amour, ô fille chérie!»

C'est à peu près la même situation que celle que j'ai éprouvée en entendant à l'Opéra, dans Stratonice, celui de: «Versez tous vos chagrins dans le sein paternel.» Mais je n'entreprends pas de te décrire encore cette musique... (la fin manque).

A M. LESUEUR, MEMBRE DE L'INSTITUT, SURINTENDANT
DE LA CHAPELLE DU ROI.

(Sans date—vers 1825—de la Côte-Saint-André.)

Monsieur,

Depuis longtemps, j'étais tourmenté du désir de vous écrire, et je n'osais le faire, retenu par une foule de considérations qui me paraissent, à présent, plus ridicules les unes que les autres. Je craignais de vous importuner par mes lettres, et que mon désir de vous en adresser ne vous parût avoir sa source dans l'amour-propre qu'un jeune homme doit naturellement ressentir en correspondant avec un de ces hommes rares qui honorent leur pays. Mais je me suis dit: cet homme rare auquel je brûle d'écrire trouvera peut-être mes lettres moins importunes si l'art sur lequel il répand tant d'éclat en est la matière; ce grand musicien a bien voulu me permettre de suivre ses leçons, et, si jamais les bontés d'un maître, la reconnaissance et l'amour filial de ses élèves lui ont acquis sur eux le titre de père, je suis du nombre de vos enfants.

J'ai été reçu dans ma famille comme je m'y attendais, avec beaucoup d'affection. Je n'ai point eu à essuyer de la part de ma mère de ces malheureuses et inutiles remontrances, qui ne faisaient que nous chagriner l'un et l'autre; cependant papa m'a recommandé, par précaution, de ne jamais parler musique devant elle. J'en cause, au contraire, très-souvent avec lui. Je lui ai fait part de vos curieuses découvertes, que vous avez bien voulu me montrer, sur la musique antique. Je ne pouvais pas venir à bout de lui persuader que les anciens connussent l'harmonie; il était tout plein des idées de Rousseau et des autres écrivains qui ont accrédité l'opinion contraire. Quand je lui ai cité le passage latin de Pline l'ancien, dans lequel il y a des détails sur la manière d'accompagner les voix et sur la facilité que l'orchestre peut avoir à peindre les passions par le moyen de rhythmes différents de celui de la vocale, il est tombé des nues et m'a avoué qu'il n'y avait rien à répliquer à une pareille explication. Cependant, m'a-t-il dit, je voudrais avoir l'ouvrage entre les mains pour être bien convaincu.

Je n'ai encore rien fait depuis que je suis ici. D'abord, je n'ai pas été maître de mon temps pendant les premières semaines. Les visites à recevoir et à rendre, dans une petite ville où tout le monde se connaît, me l'absorbaient presque en entier. Puis, quand j'ai voulu me mettre à cette messe dont je vous avais parlé, je suis demeuré si froid, si glacé en lisant le Credo et le Kyrie, que, bien convaincu que je ne pourrais jamais rien faire de supportable dans une pareille disposition d'esprit, j'y ai renoncé. Je me suis mis à retoucher cet oratorio du Passage de la mer Rouge que je vous ai montré et que je trouve à présent terriblement barbouillé dans certains endroits. J'espère pouvoir le faire exécuter à Saint-Roch, à mon retour, qui aura lieu, je crois, avant les premiers jours d'août.

En attendant que j'aie le plaisir de vous revoir, monsieur, mon père me charge d'être l'interprète de ses sentiments auprès de vous, et de vous témoigner toute sa reconnaissance pour les soins que vous m'avez prodigués; vous ne doutez pas, monsieur, que je n'en sois pénétré moi-même. Veuillez en recevoir l'assurance avec mes salutations respectueuses.

A M. BERLIOZ, A LA COTE-SAINT-ANDRÉ.

Paris ce 10 mai [1828].

Mon excellent père,

Que je vous remercie de votre lettre! Quel bien elle m'a fait! Vous commencez donc à prendre un peu de confiance en moi! Puissé-je la justifier! C'est la première fois que vous m'écrivez sur ce ton, et mille fois je vous en remercie; c'est un si grand bonheur de pouvoir faire honneur et plaisir à ceux qui nous sont chers. Oh! certes, oui, je serais enchanté de pouvoir me faire entendre de vous; mais pour un voyage de vous à Paris, il faut quelque chose de plus positif et de plus assuré qu'un concert qui peut être empêché par le plus léger caprice des hommes du pouvoir. J'attends depuis huit jours, dans une mortelle impatience, la permission de M. Mangin, le préfet de police, pour faire afficher le concert; je dois retourner seulement demain pour savoir si on m'accorde l'autorisation. Il faut passer par les mains des chefs et sous-chefs de division, qui ont l'air de faire une affaire d'État de ce qui n'est qu'une formalité. Dans mes deux précédents concerts, je m'en étais dispensé; mais, comme cette fois, c'est le soir et dans un théâtre, les directeurs des Nouveautés ne veulent point prendre d'engagement décisif avec moi, avant d'avoir la pièce officielle de la police. D'un autre côté, M. de La Rochefoucauld pourrait, s'il voulait, empêcher ma soirée d'avoir lieu, car, dans ce pays de liberté, les musiciens sont au nombre des esclaves. D'un autre côté, le succès de ma symphonie n'est pas sûr; le public sera moins musical dans cette saison que dans l'hiver; toute la haute société qui a une espèce d'éducation musicale est à la campagne, et je doute que l'originalité de mon drame musical inspire assez d'intérêt pour faire revenir à Paris des gens de sang aussi froid. Puis, j'ai un autre sujet d'inquiétude, c'est celui de l'exécution: mon orchestre va être obligé de se frayer une route à travers une forêt vierge. Outre qu'il y a beaucoup de choses nouvelles pour eux, la plus grande difficulté est celle de l'expression. La première partie, surtout, est d'une telle fougue dans le mouvement et d'une si grande intensité de sentiment, qu'avant de pouvoir leur inculquer toutes mes intentions et qu'ils puissent les rendre, il faudra une patience angélique de la part du chef d'orchestre et un nombre très-considérable de répétitions. Heureusement, ce n'est pas plus difficile que l'ouverture des Francs-Juges (que je redonne encore), et elle a été sublimement exécutée.

Je suis déjà vos instructions quant au régime; je mange ordinairement peu et ne bois presque plus de thé.

Je ne fais depuis quelques jours, que corriger des parties d'orchestre, surveiller mes copistes, copier moi-même. Le soir, je vais au théâtre allemand, où le directeur a eu la politesse de me donner mes entrées, sans que je les aie, en aucune manière, demandées. Je compte sur l'incroyable chanteur Haitzinger pour chanter à mon concert et compléter le programme. Je l'ai vu ces jours-ci; il m'a demandé si j'avais un rôle important pour sa voix dans l'opéra des Francs-Juges (que je ne pourrai jamais monter à Paris); et, sur l'assurance que je lui en ai donnée, il m'a engagé beaucoup à venir en Allemagne, où il me serait beaucoup plus aisé de le faire exécuter, mais je ne puis pas encore m'occuper de le faire traduire en allemand. Voilà mon plan: si ces messieurs de l'Institut me croient digne d'obtenir un des deux grands prix, si je puis me faire assez petit pour passer par la porte du royaume des cieux, je resterai aussi peu de temps que possible en Italie, et de là, je courrai à Carlsruhe, où est ordinairement Haitzinger, ou bien à Dresde, où le célèbre compositeur Spohr est maître de chapelle et professe des principes autrement généreux que le font les compositeurs de Paris. Alors, il me sera aisé de voir ce que j'ai à faire pour monter mon opéra. Vous me parlez d'hommes de lettres en réputation; mais rien n'est plus inutile. Il n'y en a qu'un, c'est Scribe, qui puisse faire passer une partition. Les directeurs ne font pas plus de cas des autres que s'ils étaient inconnus. J'ai un grand opéra, Atala, qui a été reçu, il y a deux mois, à l'unanimité, sans corrections, ni conditions, par le jury de l'Opéra. Dernièrement, Onslow, qui venait de lire la partition des Francs-Juges que je lui avais prêtée, courut, dans son enthousiasme de jeune homme (quoiqu'il ait 49 ans), chez M. Lubbert, directeur de l'Opéra, lui parler de moi. Il savait qu'Atala était reçu et m'était destiné; il pressa beaucoup Lubbert de me faire jouer, l'assurant que rien n'était ridicule comme les obstacles qu'on me faisait éprouver et qu'il était de son intérêt de les lever. A tout cela, Lubbert se contenta de répondre que beaucoup de gens lui avaient parlé de moi, les uns avec admiration, les autres lui assurant que j'étais fou; d'autres, qu'il n'y avait aucun fond à faire sur moi (entre autres Cherubini, qui n'a jamais entendu de sa vie une note de moi, si on excepte les balivernes de l'Institut défigurées sur un piano); mais que, dans tous les cas, il avait l'intention de m'écrire pour m'engager à ne pas faire la musique d'Atala, parce que, malgré sa réception, il ne voulait pas monter ce poëme, dont il ne voulait pas introduire le genre à l'Opéra. «D'ailleurs, ajouta-t-il, je répète encore ce que j'ai dit déjà tant de fois: il me faut de l'argent; rien ne fait plus d'argent que la musique d'Auber, parce que le peuple l'aime. Ainsi, j'ai assez d'Auber et de Rossini. Beethoven et Weber reviendraient au monde et m'apporteraient des opéras, que je n'en voudrais pas.»

A Feydeau, c'est le dernier degré de la dégradation musicale; ils ne pourraient m'exécuter. Le directeur va faire banqueroute incessamment. Il faut absolument laisser un théâtre nouveau jouer de la musique nouvelle; il faut que cet odieux privilège tombe, et il tombera si, à la Chambre des députés, la demande en est faite. Benjamin Constant et deux autres devaient se charger de la présenter, si la prorogation ne fût survenue. Conçoit-on que les Allemands, les Italiens, tous les étrangers puissent élever des théâtres à Paris pendant une partie de l'année et que les Français, seuls, soient obligés de se faire écorcher à Feydeau, ou de garder leurs partitions, tandis que le théâtre des Nouveautés a un orchestre superbe et des chœurs passables, qu'on emploie à chanter des vaudevilles ou des morceaux tirés des partitions étrangères. Mais il ne faut pas porter ombrage à ce Conservatoire du pont-neuf et de la routine; il faut tout sacrifier pour faire prospérer la ronde, la romance, le duetto; et, malgré la puissance de ces grands moyens musicaux, donner des subventions payées par les provinciaux qui ne vont pas à l'Opéra-Comique, et voir, tous les deux ans, un directeur manquer.

Eh! mon Dieu! laissez-les donc libres tous de jouer ce qu'ils voudront: opéra, grand ou petit; ne donnez point de subventions et laissez-les se ruiner! Cela coûtera moins cher aux contribuables, et les moyens ne manqueront pas, à quelques-uns du moins, de s'enrichir.

Je vous écrirai dans quelques jours pour vous donner des nouvelles de mon affaire, si les répétitions sont commencées.—Adieu, mon cher papa, je vous embrasse tendrement.

A SON PÈRE

Paris, ce 3 novembre 1828.

Mon cher papa,

D'abord, pour vous tirer d'inquiétude, vous saurez que j'ai obtenu un succès d'enthousiasme des artistes et du public, que j'ai couvert les frais du concert et que j'ai gagné.... 150 francs! J'ai mieux aimé ne pas vous parler de ce concert avant de l'avoir donné. Je vous aurais encore trop inquiété. Quoiqu'il m'ait donné beaucoup moins de peine que le premier, néanmoins, après la dernière répétition, je ne pouvais plus me tenir. La fatigue m'accablait. Je ne m'en ressens presque plus. Cherubini s'est contenté cette fois, de ne pas trop me contrarier. Il m'a refusé d'abord, et accordé l'instant d'après, tout ce que je lui ai demandé.

Enfin, le concert a eu lieu. Mon orchestre de cent musiciens a été dirigé par Habeneck. A part quelques fautes qui venaient du défaut de répétitions, mes grands morceaux ont été exécutés d'une manière foudroyante. Il n'y a eu que mon septuor de Faust que je n'ai pas eu le temps d'apprendre aux exécutants et au public.

J'ai été mis à une épreuve effrayante à laquelle je n'avais pas réfléchi. Hiller, ce jeune Allemand dont je vous ai parlé, jouait dans mon concert un concerto de piano de Beethoven, qui est une composition vraiment merveilleuse. Immédiatement après, venait mon ouverture des Francs-Juges. En voyant l'effet du sublime concerto, tous mes amis m'ont cru perdu, écrasé, anéanti, et j'avoue que j'ai éprouvé un moment de crainte mortelle. Mais aussitôt que l'ouverture a été commencée, je me suis aperçu de l'impression qu'éprouvait le parterre et j'ai été complétement rassuré. L'effet a été terrible, volcanique; les applaudissements ont duré près de cinq minutes. Après que le calme a été un peu rétabli, j'ai voulu me glisser entre les pupitres pour prendre une liasse de musique qui était sur une banquette du théâtre (car l'orchestre est sur la scène). Le public m'a aperçu. Alors, les cris, les bravos ont recommencé; les artistes s'y sont mis, la grêle d'archets est tombée sur les violons, les basses, les pupitres. J'ai failli me trouver mal; cette bourrasque inattendue m'a bouleversé. Je tremblais comme vous pouvez le penser; mais vous me manquiez. J'étais seul de la famille dans un tel moment; tout le monde m'embrassait, tout le monde... excepté mon père, ma mère, mes sœurs!

La séance a été terminée par mon chœur du Jugement dernier, qui a produit presque autant d'effet que l'ouverture des Francs-Juges. Je n'avais pas assez de voix; l'orchestre les écrasait.

Quand tout a été fini, que j'ai cru les issues libres, je suis sorti; mais les artistes m'attendaient dans la cour du Conservatoire, et en me voyant passer les cris ont recommencé. Hier soir, à l'Opéra, tous les musiciens sont venus me complimenter, me féliciter. Enfin, j'ai obtenu un grand succès qui m'a complétement satisfait. Le Figaro d'aujourd'hui a rendu compte de mon concert; je vous l'enverrai avec les autres journaux.

Eh bien! depuis hier, je suis d'une tristesse mortelle; j'ai envie de pleurer; je voudrais mourir. Je sens que le spleen va me reprendre plus fort qu'auparavant. Il faut, je crois, que je dorme beaucoup. Je ne puis lier mes idées.

Adieu, mon cher papa, j'embrasse maman, et vous, et mes sœurs, et mon frère.

A M. BERLIOZ, A LA COTE-SAINT-ANDRÉ.

Paris, ce 2 août 1829.

Mon cher papa, j'ai attendu que tout fût terminé pour répondre à la dernière lettre de maman que j'ai reçue à l'Institut, avec la dernière lettre qu'elle contenait. Le jugement a été porté hier: il n'y a point de premier prix ni pour moi, ni pour d'autres.

L'Institut ayant déclaré qu'il n'y avait pas lieu à en donner un, l'a réservé pour l'année prochaine, où il pourra en donner deux si bon lui semble. M. Lesueur étant malade n'a pu se mêler de tout cela, et c'est ce qui m'a nui terriblement. Cependant, Cherubini et Auber m'ont soutenu; MM. Pradier, Ingres, grands admirateurs de l'École allemande, ont fait, à la fin de la séance, un long discours où ils ont exhalé toute leur indignation en disant qu'il était inconcevable qu'une telle assemblée prononçât aussi légèrement sur moi dont on connaissait les antécédents et dont on ne pouvait connaître l'ouvrage après une pareille exécution.

En effet, madame Dabadie, qui devait chanter pour moi, a été obligée de me manquer de parole à cause de la répétition générale de Guillaume Tell, qui était à la même heure que le concours de l'Institut. Elle m'a envoyé sa sœur, élève du Conservatoire, qui est d'une inexpérience totale, et qui n'avait eu que quelques heures pour se préparer.

Mais la principale cause de tout ceci est que, d'après la voix publique, le prix m'était destiné. Je me suis cru assez solidement soutenu pour me permettre d'écrire comme je sens, au lieu de me contraindre comme l'année dernière. Le sujet était la Mort de Cléopâtre, qui me paraissait grand et neuf, et que je n'ai pas résisté à écrire... et c'est là mon tort!..

Tous ces messieurs étaient bien disposés pour moi: mais ils ne m'ont pas compris, et pour les musiciens, mon ouvrage a été une sorte de satire de leur manière.

Je viens de rencontrer Boïeldieu sur le boulevard. Il est tout de suite bonnement venu à moi et m'a tenu conversation pendant une heure.

—Oh! mon ami! qu'avez vous fait? nous comptions tous vous donner le prix. Nous pensions que vous seriez plus sage que l'année dernière, et voilà qu'au contraire vous avez été cent fois plus loin en sens inverse. Je ne puis juger que ce que je comprends: aussi, suis-je bien loin de dire que votre ouvrage n'est pas bon; j'ai déjà tant entendu de choses que je n'ai comprises et admirées qu'à force de les entendre! Mais, que voulez-vous? je n'ai pas encore pu comprendre la moitié des œuvres de Beethoven. Vous avez une organisation volcanique au niveau de laquelle nous ne pouvons pas nous mettre.

D'ailleurs, je ne pouvais m'empêcher de dire à ces messieurs hier:—Ce jeune homme, avec de telles idées, une semblable manière d'écrire, doit nous mépriser du plus profond de son cœur. Il ne veut absolument pas écrire une note comme personne. Il faut qu'il ait jusqu'à des rhythmes nouveaux; il voudrait inventer des modulations si c'était possible. Tout ce que nous faisons doit lui paraître commun et usé!...

Voilà la clef de l'énigme pour Catel et Boïeldieu. Auber et Cherubini ont été néanmoins pour moi, par des considérations personnelles; mais ils éprouvaient la même influence de mon ouvrage; Cherubini, toutefois, beaucoup moins que les autres.

Pour les membres non musiciens, ils n'y ont rien compris: c'est comme si on faisait lire Faust à P... L'autre second prix qui concourait avec moi pour le premier, n'a rien eu pour la raison contraire; il était trop plat; il a excité l'hilarité.

Je n'ai pas pu faire la commission de l'alcarazas; quand je suis sorti de la loge, votre caisse de livres était déjà partie.

Je ne puis pas encore aller vous voir. Je veux terminer quelques arrangements avec Feydeau qui me donneront la latitude de demeurer plus longtemps auprès de vous.

Je vous écrirai encore dans peu. Il faut, ce soir, que j'aille passer la soirée chez Boïeldieu. Il me l'a fait promettre pour reprendre notre conversation. Il veut, dit-il, m'étudier.

A M. THÉOPHILE GAUTIER.

Vers 1845 (Sans date).

Mon cher Thé,

Les autres disent Théo, je supprime l'o et ne garde que le Thé; première bêtise!

Je donne un concert; deuxième bêtise!

Faites maintenant la troisième de l'annoncer pour engager le public à faire la quatrième, la plus grosse de toutes, celle d'y venir!

Vous pouvez dans votre feuilleton blaguer à mort sur mon voyage d'Allemagne, puis dire que dimanche 19, au Conservatoire, il y aura Duprez, Massol, madame Dorus-Gras, chantant un grand trio de ma façon; Duprez chantera l'Absence de M. Théophile Gautier, un poète de grande espérance, avec orchestre. J'ai instrumenté ce morceau à Dresde; on ne l'a pas encore entendu à Paris.

Il [y] aura un solo de violon exécuté par Allard, puis l'ouverture du Roi Lear, la symphonie de Harold, le scherzo de la Reine Mab, le finale de la Symphonie funèbre et l'Apothéose, avec les deux orchestres.

Il faut que je prie le jeune poëte de grande espérance de venir à la répétition de samedi, s'il en a le temps, tellement je suis impatient de lui faire entendre le chant de l'Absence, ainsi rendu par l'orchestre de Duprez.

Adieu. Mille amitiés.

A M. LE GÉNÉRAL LVOFF.

Riga, 16/28 mai 1847.

Mille remercîments, général, pour les excellentes recommandations que vous m'envoyez. J'en ai déjà fait usage et la famille du gouverneur m'a accueilli comme un de vos amis. Nous nous occupons du concert, qui ira comme il plaira à Dieu. En attendant ma répétition, qui va commencer dans une heure, il faut que je vous dise encore combien j'ai été frappé des belles choses que contient, en grand nombre, votre dernière partition. Ce sujet d'«Ondine» vous a on ne peut mieux inspiré; et le style harmonique et méthodique de cette grande œuvre brille autant par la vérité de l'expression que par une distinction constante et une fraîcheur juvénile bien rares partout aujourd'hui. L'ouverture est une des plus heureusement trouvées que je connaisse; il y a là des effets de rhythme syncopé qui m'ont fait bondir de joie. Le premier chœur, l'air d'Ondine d'un charmant coloris, le premier final si franc et si chaud, la prière avec accompagnement de violons, le morceau splendide de la fête, le deuxième final, la marche et tant d'autres passages que je pourrais citer, prouvent une invention, un goût et un savoir de premier ordre et vous placent à un rang bien haut parmi les compositeurs actuels. Mais, pour vous tout dire, j'étais sûr de cela avant de vous avoir entendu. Quand on aime et respecte la musique comme vous l'aimez et la respectez; quand on en parle comme vous en parlez et qu'on a la pratique de l'art que vous avez, on doit écrire de la sorte. Tout cela s'enchaîne: tout cela désole aussi, si l'on pense aux moyens d'exécution qui deviennent de plus en plus introuvables. Et je ne sais si cet Anglais qui demandait dans un de nos grands restaurants de Paris un ténor ou un melon pour son dessert avait raison de laisser le choix au garçon. Moi, je demanderai toujours le melon; il y a beaucoup plus de chances avec lui d'éviter les coliques; le végétal est bien plus inoffensif que l'animal.

A M. ERNST[122].

Paris, 8 mai 1849.

Mon cher Ernst,

Je vous remercie de votre lettre, j'étais impatient d'avoir de vos nouvelles. Vous n'êtes pas mort, bon! moi je suis malade d'ennui, de dégoût de Paris et de tout ce qui s'y tripotte; je suis d'une humeur de chien, je voudrais m'en aller et je ne puis pas bouger, et j'ai des feuilletons à faire... ah! les Plaies d'Égypte ne sont rien en comparaison de celle-là. J'avais écrit à Maurice Barnett à votre sujet; le connaissez-vous? Il rédige le Morning Post; c'est un excellent homme. Comment va Halle? et Dawson? et Vivier?... Quel temps! il a plu hier à emporter les maisons! maintenant, il fait presque froid. J'ai mal à la tête, damné feuilleton! je ne le commencerai pas, voici huit jours que je recule, je n'ai pas la moindre idée sur le sujet qui m'est imposé.... Quel métier!... Où trouver du soleil et du loisir? être libre de ne penser à rien, de dormir, de ne pas entendre pianoter, de ne pas entendre parler du Prophète, ni des Élections, ni de Rome, ni de M. Proudhon, de regarder à travers la fumée d'un cigare le monde s'écrouler..., d'être bête comme dix-huit représentants...

Ah! mon Dieu! mon Dieu! quel sacré monde vous nous avez fait là! Vous fûtes bien mal inspiré de vous reposer le septième jour et vous auriez diablement mieux fait de travailler encore, car il restait beaucoup à faire.

Mon cher Ernst, je voudrais vous écrire une lettre bien.... (bien quoi? voyons!) bien... (animal, on n'annonce pas une épithète quand on n'est pas capable de la trouver!) enfin une lettre qui vous fit plaisir, et je vois qu'il faut renoncer à la moindre chance d'y parvenir. (Quelle phrase!) Je ne trouve rien..., mais rien, rien de rien. C'est comme pour mon feuilleton. Ce feuilleton me fera tourner en Cabet! c'est sûr.

Je sors, je vais m'ennuyer dehors, je m'ennuie trop chez moi.

Venez donc un peu à Paris.

Adieu.

P.-S.—J'ai mal à l'estomac; autre chose que j'ai oublié de vous dire. Ah! mon pauvre Ernst, plaignez-moi; les feuilletons me feront mourir.

A M. ÉRARD[123]

Old Cavendish street, Cavendish square, London, 20 avril 1852.

Mon cher Érard,

Je sors de la première répétition du fragment de la Vestale que nous exécutons à notre troisième concert d'Exeter Hall, mercredi prochain 28, à 8 heures.

Les musiciens sont dans un étonnement et une admiration qui ne peuvent se décrire. Et ils étaient venus avec les préjugés hostiles qu'une espèce de faction anti-spontinienne se plaisait à répandre à Londres depuis vingt-cinq ans. Je crois que je vais leur donnera tous une rude leçon. L'effet sera immense; nous avons cent vingt choristes, un orchestre colossal. Staudigl chante le Grand Prêtre, madame Novello, Julia; pour Licinius, j'ai un jeune ténor allemand, Reichart, à qui j'apprends le rôle et qui ira.

Tâchez donc de venir avec madame Spontini assister à ce triomphe vingt fois plus important que ceux obtenus sur le continent. Voir écraser une cabale qui dure depuis un quart de siècle! C'est une joie qui ne se trouve pas souvent.

Venez! venez!

A M. ZACHARIE ASTRUC.

23 mai 1858 (?)

Monsieur,

Permettez-moi de vous remercier pour le bel article que vous venez d'écrire sur mon concert. Je n'ai jamais lu sur mes tentatives musicales rien qui m'ait aussi vivement touché.—Le spectre grimaçant de l'ironie est bien là, comme toujours, pour me siffler à l'oreille: «Ce n'est pas vrai; M. Astruc se trompe et te trompe. Vous êtes des niais tous les deux.» Mais il y a aussi un autre juge qu'il est permis de consulter et qui siège à côté du sens intime. Et quand je demande à celui-là: «Mon critique est-il un niais, suis-je un niais, nous trompons-nous à ce point? L'amour du vrai et du beau est-il une chimère, la passion un leurre, l'enthousiasme une hallucination?...» Le juge me répond: «Non, non, non, non.... et non.»

Vous aimez ce que j'aime, vous honorez et adorez tous mes dieux; voilà pourquoi à la joie d'être loué par vous, se joint un sentiment plus vif, plus profond, plus intense, le fanatisme clairvoyant d'un coreligionnaire.

Voilà pourquoi j'emprunte quelques mots à Shakespeare pour vous dire:

Most noble brother, give me your hand...

A M. STEPHEN HELLER.

Vienne (en Dauphiné). mardi 4 ou 5 septembre
c'est-à-dire mercredi 6 (1865).

Mon cher Heller,

Voilà bien longtemps que je n'ai de vos nouvelles. Pourquoi n'avez-vous pas répondu un mot à ma lettre collective adressée à madame Damcke? Je vous écrivais à tous les trois. Je suis toujours malade et j'ai bien peur de n'apporter qu'une addition d'ennui à celui que vous subissez probablement avec tant de peine.—Mes nièces sont plus charmantes que jamais. Nous lisons beaucoup, elles comprennent tout admirablement et rapidement. Malgré leurs instances pour me garder, je retournerai pourtant à Paris à la fin de la semaine; voulez-vous être assez bon pour prévenir mon concierge que j'arriverai dimanche matin à 6 h. ½ de plus, venez dîner avec moi ce même dimanche; nous serons seuls, car je crois que ma belle-mère ne sera pas encore revenue. Dans tous les cas, si vous venez, faites-le savoir à Caroline, pour qu'elle nous fasse à dîner.

Il fait une chaleur atroce; j'ai un violent mal de tête et j'ai peine à vous écrire.

J'ai reçu, il y a quatre jours, de Genève une lettre qui m'a fait un bien infini et m'a rendu à peu près raisonnable. Il serait bien temps que cela fût et que je pusse vivre de la vie qui m'est propre, sans pourtant souffrir si cruellement de ma lutte insensée contre l'impossible. Cela viendra votre amitié aidant.

Avez-vous composé quelque chose? Vous me direz cela et de quelle manière vous avez tué ce brigand de temps qui nous tue si lâchement.

Adieu, adieu, à dimanche.

A M. SZARWADY.

Paris, 25 février 1866.

Mon cher Szarwady,

Je vous remercie de la peine que vous prenez pour l'édition allemande de mes Mémoires. Je vous autorise à traiter avec M. Heinze et à lui céder la propriété complète de cet ouvrage au prix de 4,000 fr., pas à moins; aux conditions dont je vous ai parlé, c'est-à-dire de ne le mettre en vente qu'après moi et quand il sera publié à Paris. MM. Heller et Damcke ont rejeté bien loin la tâche de traducteur pour la somme de 500 fr.; en conséquence si vous pouviez vous en charger ce serait au mieux. Mais je tiens à ce que cela soit fait à Paris sous vos yeux. Tenez-moi au courant de ce que vous aurez stipulé avec M. Heinze à Leipzig, mais écrivez un peu plus lisiblement car, malgré tous mes efforts, il y a bien des lignes de votre lettre qu'il m'a été impossible de déchiffrer.

Le concerto de Kreutzer marche bien, nous avons déjà fait quatre répétitions partielles. Madame Massart a invité Mademoiselle Szarwady, qui nous fait espérer qu'elle viendra.

P.-S.—Je ne puis pas vous signaler toutes les parties du livre qui ont paru dans les journaux, le nombre en est trop considérable.

En tout cas, ce qui regarde mon histoire intime n'a jamais paru et le reste a été considérablement augmenté.

A M. HOLMÈS[124].

Saint-Pétersbourg, 1er février 1868.

Mon cher Holmès,

On vous a dit la vérité au sujet des concerts particuliers qui ne pourront commencer qu'en mars. Je donne le dernier qui m'est confié au Conservatoire dans quelques jours. Après quoi, je partirai pour Paris sans en donner un pour moi, malgré les offres des divers artistes qui joueraient gratuitement de bon cœur. Mais je ne puis accepter ces générosités et je suis trop malade; je n'ai plus de force; j'aspire à mon lit, à mon feu, à mon repos absolu; les répétitions me tuent. Vous dépenserez trois fois plus d'argent ici qu'à Berlin et il y a un jeune violoniste, Vuillelmi, qui a joué une fois dans un concert, qui est engagé par la Grande-Duchesse, et qui a un succès fou. On ne parle que de lui. Malgré toutes les offres qu'on me fait pour me garder, je veux repartir; le froid, la neige me chassent; je suis incapable, avec ma santé, de soutenir une telle température. J'ai une répétition ce soir et j'en tremble d'avance. Je n'ose rien vous dire pour votre symphonie. En quelle langue la chanterez-vous? Et qui la chantera?

Pardon de vous écrire avec si peu d'ordre. Je n'ai pas la force de rassembler mes idées. Le voyage de Moscou m'a achevé. Les gens du Conservatoire de Moscou sont venus me chercher, la Grande-Duchesse m'a accordé un congé de douze jours et c'était de l'argent à gagner. J'ai dirigé le premier concert dans la salle immense du manége avec cinq cents musiciens et un auditoire de dix mille six cents personnes. En ce moment, il s'agit de faire marcher, ici, un programme terrible approuvé par la Grande-Duchesse pour ma fin. Le concert qu'on m'eût fait donner pour moi au mois de Mars m'eût retenu ici plus d'un mois; j'aime mieux sacrifier huit mille francs et m'en retourner tout de suite.

Les gracieusetés de tout le monde, des artistes, du public; les dîners, les cadeaux, n'y font rien. Je veux le soleil; je veux aller à Nice, à Monaco.

Adieu, mon cher Holmès, présentez mes hommages à Madame, qui aura bien besoin de courage pour soutenir le vôtre.

Il y a six jours, il faisait 32 degrés de froid. Les oiseaux tombaient; les cochers tombaient de leurs siéges. Quel pays! et je chante l'Italie dans mes symphonies et les sylphes et les bosquets de roses des bords de l'Elbe!!!

FIN

IMPRIMERIE CENTRALE DES CHEMINS DE FER.—A. CHAIX ET Cie. RUE BERGÈRE, 20, A PARIS.—2832 9.

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