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Cours familier de Littérature - Volume 06

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The Project Gutenberg eBook of Cours familier de Littérature - Volume 06

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Title: Cours familier de Littérature - Volume 06

Author: Alphonse de Lamartine

Release date: November 22, 2008 [eBook #27314]

Language: French

Credits: Produced by Mireille Harmelin, Christine P. Travers and
the Online Distributed Proofreading Team at
http://www.pgdp.net (This file was produced from images
generously made available by the Bibliothèque nationale
de France (BnF/Gallica) at http://gallica.bnf.fr)

*** START OF THE PROJECT GUTENBERG EBOOK COURS FAMILIER DE LITTÉRATURE - VOLUME 06 ***

Notes au lecteur de ce ficher digital:

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COURS FAMILIER
DE
LITTÉRATURE

UN ENTRETIEN PAR MOIS

PAR
M. A. DE LAMARTINE

TOME SIXIÈME.

PARIS
ON S'ABONNE CHEZ L'AUTEUR,
RUE DE LA VILLE L'ÉVÊQUE, 43.

1858

L'auteur se réserve le droit de traduction et de reproduction à l'étranger.

COURS FAMILIER
DE
LITTÉRATURE

REVUE MENSUELLE.

VI.

Paris.—Typographie de Firmin Didot frères, fils et Cie, rue Jacob, 56.

COURS FAMILIER
DE
LITTÉRATURE

XXXIe ENTRETIEN.

VIE ET ŒUVRES DE PÉTRARQUE.

I

Il y a deux amours: l'amour des sens et l'amour des âmes. Tous les deux sont dans l'ordre de la nature, puisque la perpétuité de la race humaine a été attachée à cet instinct dans les êtres vulgaires, et ce sentiment dans les êtres d'élite. En cherchant bien la différence essentielle qui existe entre l'amour des sens et l'amour des âmes, on arrive à conclure ceci: C'est que l'amour des sens a pour mobile et pour objet le plaisir, et que l'amour des âmes a pour mobile et pour objet la passion du beau; aussi le premier n'inspire-t-il que des désirs ou des appétits, et le second inspire-t-il des admirations, des enthousiasmes et pour ainsi dire des cultes. Il y a plus: l'amour des sens inspire souvent des vices et des crimes; l'amour des âmes inspire, au contraire, des chefs-d'œuvre et des vertus: c'est ainsi que vous voyez dans l'antiquité l'amour sensuel caractérisé par Hélène, Phèdre, Clytemnestre; et que vous voyez dans les temps modernes l'amour des âmes se caractériser dans la chevalerie, dans Héloïse, dans Laure, par l'héroïsme, par la fidélité, par la sainteté même la plus idéale et la plus mystique.

Cette différence de caractère entre ces deux amours se remarque aussi dans les poëtes qui ont célébré l'un ou l'autre de ces amours; amours qui portent le même nom, mais qui sont en réalité aussi différents que l'esprit de la matière, que le corps de l'âme. Voyez Ovide dans son Art d'aimer, d'un côté; voyez Pétrarque dans ses sonnets amoureux, de l'autre: le ciel et la terre ne sont pas à une plus grande distance l'un de l'autre que ce poëte impur des sens et que ce poëte du pur amour.

Cet amour des âmes ou cette passion du beau, sentiment qui se rapproche le plus du pieux enthousiasme pour la beauté incréée, devait par sa nature même inspirer à la terre la plus céleste poésie, car ce sentiment est une sorte de piété par reflet; piété qui traverse la créature comme un rayon traverse l'albâtre pour s'élever jusqu'à la contemplation du beau infini, Dieu.

Cette piété transpire dans les vers de l'amant de Laure; Laure pour lui n'est pas une femme, c'est une incarnation du beau, dans laquelle il adore la divinité de l'amour. Voilà pourquoi son livre inspire à ceux qui savent le goûter une dévotion à la beauté qui est presque aussi pure que la dévotion à la sainteté; voilà pourquoi une mauvaise pensée n'est jamais sortie de ses vers; voilà pourquoi on rêve, on pleure et on prie avec ces vers divins qui ne vous enivrent que d'encens comme dans un sanctuaire. C'est de ce poëte sacré, c'est de ce psalmiste de l'amour des âmes que je veux vous entretenir aujourd'hui. La France l'a peu connu, Boileau l'a dénigré sans le comprendre, l'Italie elle-même n'a pas su reconnaître assez en lui son second Virgile et son second Platon; Platon chrétien, mille fois supérieur en vers à la prose du Platon païen. L'Italie lui a trop préféré son Dante, génie sublime mais sauvage, aux proportions désordonnées d'un rêve de Pathmos; la grandeur frappe plus que la perfection les peuples qui naissent ou qui renaissent à la littérature: Dante émane du moyen âge encore barbare; Pétrarque émane de l'antiquité la plus raffinée, mais tous les deux cependant sont chrétiens. Dante par ses machines poétiques empruntées à l'Apocalypse, Pétrarque par l'intellectualité de son amour, respirent la suavité du mysticisme évangélique. Quant à moi, je considère Pétrarque, sans aucune comparaison possible, comme le plus parfait poëte de l'âme de tous les temps et de tous les pays, depuis la mort du doux Virgile. Notre langue elle-même n'a rien à lui opposer en délicatesse de style et en pathétique de cœur, pas même l'harmonieux et tendre Racine: Racine chante pour une cour et pour un roi; Pétrarque, pour Laure et pour son Dieu. L'inspiration est plus brillante dans Racine, elle est plus pathétique et plus recueillie dans Pétrarque; les vers de Pétrarque aussi, quoique moins sonores, sont bien plus pleins: ce sont les proverbes de l'amour et de la douleur; il en est resté des milliers dans la circulation des âmes aimantes ou des cœurs saignants. Toutes les vagues de l'Adriatique, toutes les collines d'Arquà, toutes les grottes de Vaucluse, toutes les brises d'Italie, roulent avec les larmes ou les soupirs des amants un vers de Pétrarque. Ses sonnets sont les médailles du cœur humain.

II

Jamais l'œuvre et l'écrivain ne sont plus indissolublement unis que dans les vers de Pétrarque, en sorte qu'il est impossible d'admirer la poésie sans raconter le poëte: cela est naturel, car le sujet de Pétrarque c'est lui-même; ce qu'il chante c'est ce qu'il sent. Il est ce qu'on appelle un poëte intime, comme Byron de nos jours; une si puissante et si pathétique individualité, qu'elle envahit tout ce qu'il écrit, et que si l'homme n'existait pas le poëte cesserait d'être. On a beau dire, ce sont là les premiers des poëtes; les autres n'écrivent que leur imagination, ceux-là écrivent leur âme. Or qu'est-ce que la belle imagination en comparaison de l'âme? Les uns ne sont que des artistes, les autres sont des hommes. Voilà le caractère de Pétrarque, racontons sa vie.

III

Il y a peu de grands hommes remueurs du monde sur lesquels on ait autant écrit que sur cet homme séquestré, solitaire, absorbé dans sa piété, dans son amour et dans ses vers; pour les uns il est poésie, pour les autres histoire, pour ceux-ci amour, pour ceux-là politique. Disons le mot: sa vie est le roman d'une grande âme.

Il naquit à Florence, la ville où tout renaissait au quatorzième siècle. Son père était un de ces citoyens considérables dans la république, que le flux et le reflux des partis en lutte firent exiler avec le Dante, son contemporain et son ami.

Pétrarque reçut le jour à Arezzo, petite ville de Toscane, qui servait de refuge aux exilés. Son père et sa mère le transportèrent au berceau d'asile en asile autour de leur patrie, qui leur était interdite. Ils finirent par s'établir à Avignon, où le pape Clément V venait de fixer sa résidence. À l'âge de dix ans, son père le mena à Vaucluse; ces rochers, ces abîmes, ces eaux, cette solitude, frappèrent son imagination d'un tel charme, que son âme s'attacha du premier regard à ces lieux, avec lesquels il a associé son nom, et que Vaucluse devint le rêve de son enfance; il étudia tour à tour à Montpellier, à Bologne, sous les maîtres toscans; il négligea bientôt toutes ses études pour la poésie qui était née avec lui de l'amitié de son père avec Dante.

Son père et sa mère, morts avant le temps, le laissèrent sous la garde de tuteurs qui spolièrent leur pupille. Il revint à Avignon à l'âge de vingt ans, avec son frère Gérard; le pape Jean XXII y régnait au milieu d'une cour corrompue, où le scandale des mœurs était si commun, qu'il n'offensait plus personne. Ce pontife fit entrer les deux jeunes Florentins dans l'état ecclésiastique. Pétrarque, par cette décence naturelle qui est la noblesse de l'esprit et par ce goût du beau dans les sentiments qui est le préservatif du vice, se maintint chaste, pieux et pur dans ce relâchement universel des mœurs. Il se fit connaître par ses vers, langue sacrée et universelle alors de cette société italienne raffinée. Il se lia d'une amitié étroite avec Jacques Colonna, de la grande famille romaine de ce nom; cette amitié, fondée sur un goût commun et passionné pour les lettres antiques et pour la vertu, fut pour lui une consolation et une fortune. Jacques Colonna était digne d'un tel ami, Pétrarque était digne d'un tel protecteur. Ils pleuraient ensemble à Avignon cette déchéance volontaire de la papauté, cette captivité de Babylone qui avait transporté l'Église des murs et des temples souverains de Rome, dans cette ville infime des Gaules où Auguste n'avait trouvé de temple à élever qu'au vent qui est le fléau d'Avignon.

Les papes cependant s'efforçaient de transformer par la magnificence des édifices Avignon en une Rome des Gaules; la vie qu'on y menait était élégante et raffinée; les jeunes gens même à qui la tonsure donnait droit aux bénéfices ecclésiastiques sans leur imposer les devoirs du sacerdoce, fréquentaient les académies et les palais des femmes plus que les églises; leur costume était recherché et efféminé, «Souvenez-vous,» dit Pétrarque dans une lettre à son frère Gérard, où il lui retrace ces vanités de leur jeunesse, «souvenez-vous que nous portions des tuniques de laine fine et blanche où la moindre tache, un pli mal séant auraient été pour nous un grand sujet de honte; que nos souliers, où nous évitions soigneusement la plus petite grimace, étaient si étroits que nous souffrions le martyre, à tel point qu'il m'aurait été impossible de marcher si je n'avais senti qu'il valait mieux blesser les yeux des autres que mes propres nerfs; quand nous allions dans les rues, quel soin, quelle attention pour nous garantir des coups de vent qui auraient dérangé notre chevelure, ou pour éviter la boue qui aurait pu ternir l'éclat de nos tuniques!»

La poésie en langue vulgaire, c'est-à-dire en italien, faisait partie principale des élégances de cette société. Les femmes, auxquelles on s'efforçait de plaire, n'entendaient pas le langage savant. Le jeune poëte excellait déjà dans l'ode et dans le sonnet, deux formes récentes de cette poésie; mais son ambition de gloire poétique était immense, sa modestie était inquiète; on voit cette naïveté de ses découragements dans une de ses conversations avec son maître intellectuel, Jean de Florence, vieillard contemporain du Dante, qui professait alors les hautes sciences à Avignon.

«J'allai le consulter un jour, raconte Pétrarque, dans un de ces accès de découragement dont j'étais quelquefois saisi et abattu; il me reçut avec sa bonté ordinaire: Qu'avez-vous, me dit-il, vous me paraissez tout mélancolique? Ou je me trompe, ou il vous est survenu quelque fâcheux événement?—Vous ne vous trompez pas, mon père, lui dis-je, je suis triste, et cependant il ne m'est rien arrivé de mal; mais je viens vous confier mes peines habituelles, vous les connaissez: mon cœur n'a jamais eu de replis pour vous; vous savez ce que j'ai fait pour me tirer de la foule et pour acquérir un nom, mais je ne sais pourquoi, dans le moment même où je croyais m'élever peu à peu, je me sens retomber tout à coup; la source de mon esprit est tarie; après avoir tout appris, je vois que je ne sais rien; abandonnerai-je l'étude des lettres, entrerai-je dans une autre carrière? Mon père, ayez quelque compassion de moi, tirez-moi de l'horrible anxiété où je suis!... En disant cela, je fondis en larmes...»

IV

L'illustre vieillard consola et raffermit son disciple; il lui dit que cette sécheresse momentanée d'imagination dont il s'affligeait n'était que le progrès de son esprit, qui, en lui faisant mieux voir jusqu'où il pouvait monter, le décourageait à tort, par le sentiment de la distance qu'il y avait entre son talent d'aujourd'hui et son idéal futur. «Sentir sa maladie, ajouta-t-il, c'est déjà le premier pas vers la guérison; persévérez et renoncez au barreau, où l'on ne s'adonne qu'à l'art de vendre des paroles ou plutôt des mensonges.» On s'étonne de ce mépris pour le barreau dans un jeune homme dont Cicéron était l'oracle et l'idole.

Son ami Jacques Colonna l'encourageait de son exemple et de ses conseils à persévérer dans la philosophie et dans la poésie. «Cet ami, écrit-il lui-même, était le plus aimable de tous les hommes; sa physionomie était agréable et distinguée, son extérieur grandiose annonçait un homme au-dessus des autres hommes. Il était facile à vivre, gai dans la conversation, grave dans la pensée, tendre pour ses parents, fidèle et sûr pour ses amis, affable et libéral pour tous malgré le beau nom qu'il portait et les talents d'esprit qui le distinguaient. On le voyait toujours simple et modeste avec une figure si séduisante, ses mœurs étaient pures et irréprochables, son éloquence naturelle était entraînante et irrésistible, on aurait dit qu'il tenait les cœurs dans sa main et les tournait à son gré; plein de candeur et de franchise, ses lettres et ses entretiens découvraient tout ce qu'il avait dans l'âme, on croyait y lire...»

V

Heureux en amitié, le jeune poëte ne le fut pas moins en amour. On pressent que nous allons parler de sa passion pour Laure, passion qui fut sa vie, sa faute et sa gloire.

Pour bien juger de la criminalité ou de l'innocence de cette passion dans un jeune poëte qui n'avait de l'état ecclésiastique que le costume, la tonsure et les bénéfices, il faut se reporter à la définition des deux amours qui commencent cet entretien. Ce que Pétrarque et ce que le temps de Pétrarque entendaient ici par amour, n'était en réalité que la passion du beau, l'admiration, l'enthousiasme, le dévouement de l'âme à un être d'idéale perfection physique et morale; culte en un mot, mais culte divin à travers une beauté mortelle.

On verra que cet amour, qui ne porta jamais la moindre atteinte à la chasteté de Laure ni à la vertu de son amant, n'eut pas d'autre caractère que celui d'adoration intellectuelle aux yeux de son époque et de la postérité. Pétrarque cependant, devenu plus austère dans ses jugements sur lui-même à un autre âge, en parle ainsi avec une certaine ambiguïté de remords ou de justification dans le premier sonnet de ses œuvres après la mort de Laure. Il faut le lire pour bien comprendre la nature de son sentiment. Le voici:

«Vous qui prêtez l'oreille dans ces rimes éparses à l'écho de ces soupirs dont je nourrissais mon cœur dans mon premier juvénile enivrement!

«Quand j'étais alors en partie un autre homme de l'homme que je suis aujourd'hui;

«De ces vers dans lesquels je pleure ou je médite tour à tour parmi les vaines espérances et les vains regrets, j'espère qu'on m'accordera, sinon mon pardon, du moins pitié.

«Mais je vois bien maintenant comment je fus pendant longtemps la fable et la rumeur du monde entier.

«De moi-même, avec moi-même, j'ai honte et je rougis.

«Cette juste honte est le fruit mérité de mes vaines erreurs.

«Et le repentir est la tardive et claire connaissance que ce qui plaît uniquement à ce monde n'est que le songe d'un moment!»

Ne soyons donc, en lisant ces vers, ni plus sévères ni plus indulgents que Pétrarque lui-même, déplorant dans sa vertu, non le crime, mais la fragilité de son amour. Pétrarque s'accusait même de cette fragilité dans ce sonnet. Ce culte poétique pour la beauté ne souillait pas plus la femme vertueuse qui en était l'objet, qu'un chevalier ne souillait sa dame en en portant les couleurs et en lui consacrant ses exploits.

VI

L'histoire de Laure a été écrite avec l'orgueil de la parenté par l'abbé de Sades, descendant de cette femme angélique; par un hasard de la destinée, ma famille maternelle remonte également à cette source. L'arbre chronologique de cette famille ne laisse à cet égard aucun doute. Ma mère avait du sang de Laure dans les veines comme elle en avait le charme et la piété. Je ne m'en glorifie pas, car il n'y a point de gloire dans le hasard; mais je m'en suis toujours félicité, car la poésie et la beauté ont été toujours à mes yeux les vraies noblesses des femmes.

La rencontre qui décida de la vie et de l'immortalité du jeune poëte est racontée par lui dans toutes ses circonstances d'année, de lieu, de jour et d'heure, comme un événement de l'histoire du monde. Il retrace même les dispositions indifférentes de cœur où l'amour l'avait laissé jusque-là. «Moi qui étais plus sauvage que les cerfs des forêts,» écrit-il; et ailleurs: «Les traits qui m'avaient été lancés jusqu'alors n'avaient fait qu'effleurer mon cœur, quand l'amour appela à son aide une dame toute-puissante contre laquelle ni le génie, ni la force, ni les supplications ne purent jamais rien.»

C'est dans ces dispositions de l'indifférence que le lundi de la semaine sainte, 6 avril 1327, à six heures du matin, dans l'église des religieuses de Sainte-Claire, où Pétrarque était allé faire ses prières, ses regards furent éblouis par une dame de la plus tendre jeunesse et d'une incomparable beauté. Elle était vêtue d'une robe de soie verte parsemée de violettes. Ce costume, dans lequel elle resta pour jamais dans sa mémoire, ainsi que tous les traits de son visage et tous les détails de sa figure, recomposent çà et là le portrait de cette personne dans les odes et dans les sonnets de son poëte. Recomposons-le d'après lui vers à vers:

«Son visage, sa démarche, avaient quelque chose de surhumain; sa taille était délicate et souple, ses yeux tendres et éblouissants à la fois, ses sourcils étaient noirs comme de l'ébène, ses cheveux colorés d'or se répandaient sur la neige de ses épaules; l'or de cette chevelure paraissait filé et tissé par la nature; son cou était rond, modelé et éclatant de blancheur; son teint était animé par le coloris d'un sang rapide sous ses veines; quand ses lèvres s'entr'ouvraient, on entrevoyait des perles dans des alvéoles de rose; ses pieds étaient moulés, ses mains d'ivoire, son maintien révélait la pudeur et la convenance modeste et majestueuse de la femme qui respecte en elle les dons parfaits de Dieu; sa voix pénétrait et ébranlait le cœur; son regard était enjoué et attrayant, mais si pur et si honnête au fond de ses yeux, qu'il commandait la vertu.

«Telle était cette apparition céleste.

«Non, s'écrie le poëte dans son sonnet troisième; non, jamais le soleil se levant du sein des plus sombres nuages qui obscurcissent le ciel; jamais l'arc-en-ciel, après la pluie, n'éclatèrent de couleurs plus variées dans l'éther ébloui que ce doux visage, auquel aucune chose mortelle ne peut s'égaler: tout me parut sombre après cette apparition de lumière.

«Dans quelle région du ciel (reprend-il au vingt-cinquième sonnet) était le modèle incréé d'où la nature tira ce beau visage, dans lequel elle se complut à montrer la puissance d'en haut? Celui qui n'a pas vu comment ses yeux se meuvent délicieusement dans leur orbite, celui qui n'a pas entendu comment sa respiration chante en sortant de ses lèvres, et comment doucement elle parle et doucement elle sourit, celui-là ne saura jamais comment l'amour tue et comment il guérit une âme.»

VII

Cette merveille était Laure, dont le nom, immortalisé par Pétrarque, pourrait se passer de toute autre généalogie.

On a longtemps ignoré celui de sa famille, il est étonnant que Pétrarque ne l'ait jamais prononcé; des recherches incessantes et récentes ont enfin restitué Laure à la noble maison de Noves, d'où elle était indubitablement issue. Cette maison habitait le bourg de Noves, sur les rives de la Durance, à quelque distance d'Avignon; c'est de cette seigneurie qu'elle tirait son nom. Le père de Laure était Audibert de Noves, sa mère se nommait Ermessende; on ne connaît pas son autre nom. Audibert de Noves habitait pendant l'hiver une maison de sa famille à Avignon, Laure y était née. Le sonnet funéraire de Pétrarque, jeté par lui dans son cercueil et retrouvé quand ce cercueil fut ouvert, atteste ce droit d'Avignon à s'appeler la patrie natale de Laure.

Le testament également retrouvé d'Audibert de Noves, qui mourut jeune comme sa fille, parle de Laure, sa fille aînée, à laquelle il lègue 6,000 liv. tournois pour sa dot. Cette somme, considérable pour le quatorzième siècle, est l'indice de la richesse de la maison de Noves.

Ermessende de Noves, veuve d'Audibert, fut tutrice de ses trois enfants; elle accorda la main de Laure, encore enfant, à Hugues de Sades, gentilhomme d'une famille illustre et sénatoriale d'Avignon; le contrat de mariage, retrouvé aussi, est daté de Noves, 16 janvier 1325, dans l'église de Notre-Dame.

Hugues de Sades avait vingt ans, Laure seize ans; outre la dot de 6,000 liv. tournois, Ermessende donne à sa fille Laure une robe de soie verte, sans doute la même dont elle était vêtue dans l'église de Sainte-Claire le jour de fête du 6 avril, quand elle se montra pour la première fois à Pétrarque. Elle reçoit aussi de sa mère, par contrat de mariage, une couronne d'or et un lit honnête. Ses portraits, conservés dans la maison de Sades et ailleurs, la représentent dans ce costume vert comme elle est peinte dans le troisième sonnet de son poëte.

Voilà tout ce qu'on sait aujourd'hui d'authentique, grâce à l'abbé de Sades, sur Laure de Noves. Sans doute les œuvres latines de Pétrarque, ses confidences écrites et ses lettres familières auraient révélé bien des circonstances de cet amour et bien des détails sur ces deux familles de Noves et de Sades; mais Pétrarque raconte lui-même qu'il a détruit toutes ces traces de sa passion avant sa mort.

«Apprenez, dit-il à un de ses admirateurs, une chose incroyable et pourtant vraie: c'est que j'ai livré aux flammes (vulcano) plus d'un millier de poëmes épars ou de lettres familières; non pas que je n'y trouvasse de l'intérêt et de l'agrément, mais parce qu'ils contenaient plus d'affaires publiques ou domestiques que d'agrément pour le lecteur!»

Quelle perte pour les érudits, les curieux et les amants! Les cendres du foyer des poëtes sont pleines de mystères semés ainsi au vent.

VIII

À dater de l'heure où il vit Laure, l'âme de Pétrarque ne fut plus qu'un chant d'enthousiasme, de désir, d'amour, de regrets consacrés à cette vision. Elle était pour lui la Béatrice du Dante sortie de l'enfance et du rêve, et arrivée à la réalité et à la perfection de la beauté. Ses sonnets, où il déguisait à peine le nom de Laure sous l'image un peu trop transparente et un peu trop puérilement allusive du laurier (Lauro), remplissaient les sociétés d'Avignon, de Florence et de Rome de son amour. Cette publicité de culte n'offensait ni la vertu de son idole ni la susceptibilité de son époux. Laure était au-dessus du soupçon, Hugues de Sades au-dessus de la jalousie. Un tel amour divinisé par de tels vers était, à cette époque, une gloire et non un affront pour une famille. Un poëte était un paladin joutant en public en l'honneur de sa dame. Tel paraît avoir été toujours le caractère de l'amour de Pétrarque; s'il fut payé quelquefois de reconnaissance, de grâce et de sourire, il ne fut jamais payé d'aucun retour criminel; c'était une folie du génie que l'on pardonnait et qu'on encourageait même dans une adoration sans mystère.

Cette adoration multipliait sous toutes les formes ses hommages: Laure était passée à l'état de divinité dans l'âme de son amant; ce culte avait cependant l'onction, la dévotion, le mysticisme de tout autre culte; il avait ses reliques et ses stations; il consacrait la mémoire des jours où il était né, des événements qui le nourrissaient, et bientôt, hélas! de son calvaire et de sa sépulture. Lisez ce second de ses sonnets, commémoration de la première rencontre de Laure dans l'église.

«C'était le jour où le soleil pâlit et décolora ses rayons par compassion pour le supplice de son Créateur (le vendredi de la semaine de la Passion).

«Ô femme, quand je fus pris, et j'étais loin de m'en défendre, par ces beaux yeux qui m'enchaînèrent à jamais.... l'amour me trouva tout à fait désarmé, et le chemin de mon cœur ouvert par ces yeux qui sont devenus le creux tari de mes larmes.»

Et ailleurs, dans un sonnet commémoratoire, daté du 6 avril 1338: «C'est aujourd'hui le onzième anniversaire du jour où je fus soumis à ce joug qui ne se brisera plus!... Rappelle à mes pensées, Seigneur! comment, aujourd'hui aussi, tu fus élevé sur la croix!...»

IX

Le charme que trouvait le jeune Pétrarque dans la présence de sa dame, les plaisirs et les applaudissements de la cour et de la ville d'Avignon, où tous les cercles élégants retentissaient de ses vers, tout cela l'éloigna de plus en plus des études de théologie et des exercices du barreau. Son maître de jurisprudence et d'éloquence, le fameux professeur Sino de Pistoia, lui en fait des reproches sévères et tendres dans une de ses lettres. «Je vous vois avec douleur, lui écrit-il, dans la maison de votre ami l'évêque de Lombez, Jacques Colonna, la lyre à la main, comme un ménestrel, rassemblant autour de vous cette foule de parasites et de flatteurs dont les cours des princes sont remplies. Séduit par la vaine gloire que la poésie promet à ceux qui la cultivent, vous avez renoncé aux solides honneurs que procure la science des lois. Quelle différence cependant! la jurisprudence donne des richesses, des charges, des dignités; la poésie, pauvre et mendiante, donne tout au plus une couronne de lauriers. Maître Francesco, je ne veux plus vous aimer.»

Ces reproches émurent Pétrarque sans le ramener. Une circonstance historique bizarre comme ce temps avait valu à Jacques Colonna, l'ami de Pétrarque, l'évêché de Lombez et la faveur du pape Jean XXII, qui régnait à Avignon. Les moines alors se mêlaient à tout; les cordeliers s'étaient divisés en deux sectes, dont l'une voulait s'abstenir totalement du droit de propriété, dont l'autre voulait conserver ses biens immenses. L'empereur Louis de Bavière avait pris parti pour l'une de ces opinions; il avait marché à Rome, à la tête d'une armée d'Allemands, pour soutenir les cordeliers rebelles au pape. Il avait déposé Jean XXII et fait élire un nouveau pape, du nom de Mathéi. Le pape Mathéi était secrètement marié, quoique moine; sa femme, qui lui avait permis de la quitter pour se faire cordelier, le réclama pour son époux dès qu'elle le vit sur le trône pontifical. Jean XXII excommunia ce pseudo-pape. Jacques Colonna osa se rendre à Rome et y afficher la bulle d'excommunication, sous les yeux des Allemands et du faux pontife. Monté sur un cheval rapide, il se sauva ensuite à Palestrina, forteresse de sa famille. L'empereur le fit brûler en effigie.

À son retour de cette téméraire expédition, Jacques Colonna, quoiqu'il ne fût pas encore dans les ordres, reçut en récompense l'évêché de Lombez. Il supplia son ami Pétrarque de l'accompagner dans cette résidence obscure et illettrée, au pied des Pyrénées, près des sources de la Garonne. Pétrarque se résigna, par amitié, à perdre pour quelque temps la présence de Laure. Jacques Colonna avait emmené avec lui, pour égayer cet exil, quelques jeunes Romains de la domesticité de sa famille. Cette société portait avec elle ses mœurs polies dans la barbarie de ces montagnes; elle s'y occupait d'études, de conversation, de lectures, de vers: c'était une villa d'Italie transplantée dans les Pyrénées. Lélio et Socrate, deux de ces commensaux des Colonne, y charmèrent les heures de Pétrarque: «Ce sont les moments les plus heureux de ma vie,» écrit-il à cette époque.

Cette société de jeunes amis revint après un été et un automne à Avignon, rappelée dans cette capitale par l'arrivée du cardinal Colonna, oncle de l'évêque de Lombez. Jacques Colonna donna Pétrarque à son oncle le cardinal. Ce prince romain logea Pétrarque dans son palais d'Avignon, et traita en fils le jeune poëte; il le destinait à illustrer un jour sa maison dans la diplomatie et dans les lettres. Ces Mécènes ecclésiastiques ou laïques rivalisaient alors, en Italie, de patronage pour les grands talents susceptibles de servir leur propre gloire; le palais du cardinal Colonna était la cour du génie italien. Le chef de cette illustre maison, Étienne Colonna, vint, à son tour, visiter ses frères et ses neveux à Avignon; il y goûta avec passion le talent de Pétrarque. Un sonnet, daté sans doute de Vaucluse, que Pétrarque adresse à cet homme illustre, rappelle les douceurs de la retraite, des champs, des plaisirs de cœur et d'esprit goûtés ensemble dans la vallée de Vaucluse!

«Au lieu de tes palais, de tes théâtres, de tes portiques de Rome décorés de statues,» lui dit-il, «nous n'avions ici que le chêne, le hêtre et le pin, répandant leur ombre sur l'herbe verte au déclin de la colline qui vient mourir dans la plaine; nous descendions à pas lents en poétisant, et ces spectacles élevaient nos pensées vers le ciel. Là le rossignol, sous la feuille, se lamente et pleure mélodieusement toute la nuit.

«Mais quelque chose empoisonne et rend incomplètes tant de délices: Ô mon Seigneur, c'est ton absence de ces beaux lieux!»

X

Cependant l'amour n'éteignait pas le patriotisme italien dans le cœur du jeune poëte florentin transporté chez les barbares. Une épître politique toute vibrante du sentiment romain des Tite-Live et des Tacite proteste éloquemment contre l'invasion en Italie des Français et des Allemands, commandés par le roi de Bohême. Les Français y sont traités comme des esclaves révoltés qui viennent saccager et avilir le domaine de leurs maîtres.

Vers le même temps, les rigueurs de Laure et la jalousie de son jeune époux, qui commençait à s'offenser du bruit de ce poétique amour, forcèrent Pétrarque à voyager. Il visita rapidement Paris, la Flandre, Cologne et Lyon; en revenant à Avignon, il trouva son ami Jacques Colonna parti et Laure aussi cruelle. Un grand goût de solitude le saisit; il alla plus fréquemment chercher le silence sans trouver l'oubli dans la vallée alors presque sauvage de Vaucluse. Un de ses plus beaux sonnets, Solo et pensoso, exprime plus mélancoliquement qu'on ne le fit jamais cette consonnance de la tristesse de son âme avec la tristesse des lieux.

«Solitaire et pensif, les lieux les plus déserts je vais mesurant à pas lourds et lents, et je promène attentivement mes regards autour de moi pour éviter la trace de tout être humain sur le sable; je n'ai pas de plus grande crainte que de rencontrer des personnes qui me connaissent, parce que, sous la fausse sérénité de mon visage et de mes paroles, on peut découvrir trop facilement du dehors la flamme intérieure qui me consume; en sorte qu'il me semble désormais que les montagnes, les plaines, les rives des fleuves, les fleuves eux-mêmes et les forêts savent ce qui s'agite dans mon âme, fermée aux regards des hommes. Mais, hélas! il n'est ni sentiers si escarpés, ni retraites si sauvages que l'amour ne m'y suive, conversant avec mon âme et mon âme avec lui!»

XI

Jean XXII venait de mourir; Jacques Fournier, fils d'un boulanger de Saverdun, ayant passé sa vie dans un cloître, venait d'être élu: ce nouveau pape ne partageait pas l'aversion de Jean XXII pour l'Italie. On songeait à transporter la cour pontificale à Rome; Pétrarque, Italien de cœur, adressa au pape une magnifique allocution de la ville de Rome au pape pour le conjurer de rapatrier l'Église à la ville éternelle. Le poëte reçut de Benoît XII, en récompense de cette ode, un canonicat avec un riche bénéfice ecclésiastique dans l'évêché de Lombez. Une autre ode qu'il adressa à la même époque à Étienne Colonna, et que Voltaire appelle la plus admirable de ses poésies lyriques, éleva sa renommée au-dessus de tous les poëtes du temps.

«L'Italie dormira-t-elle toujours, et n'y aura-t-il personne qui la réveille?»

XII

Pétrarque partit enfin pour Rome au moment où Laure, touchée de sa constance, cherchait à le retenir à son tour par quelques innocentes prévenances, comme si elle eût été attristée de perdre son esclave; mais déjà Pétrarque lui-même avait cherché, dans une liaison moins platonique, une diversion à la passion qui le dévorait.

Embarqué à Marseille, il débarqua à Civita-Vecchia. La guerre civile désolait la campagne de Rome; l'accès en était fermé par les bandes armées de la famille des Ursins, ennemie des Colonne. Pétrarque se réfugia au château fort de Capranica, chez le comte d'Anguillara, qui avait épousé une des filles d'Étienne Colonna. Il décrit ce séjour de paix au milieu de la guerre dans une de ses lettres.

Étienne Colonna, sénateur de Rome, c'est-à-dire dictateur en l'absence des papes, vint le chercher avec une forte escorte de cavalerie, l'emmena à Rome, et le logea près de lui au Capitole. Ce séjour fut charmant, mais court; l'image de Laure, un moment oubliée, le rappelait comme à son insu à Avignon; il y revint; en la retrouvant, il retrouva son délire. «Je désirais la mort,» écrit-il; «j'étais tenté de me la donner; je redoutais de rencontrer Laure comme le pilote craint l'écueil; je me sentais défaillir quand j'apercevais cette chevelure dorée, ce collier de perles sur un cou plus éclatant que la neige, ces épaules dégagées, ces yeux dont la nuit même de la mort ne pouvait éteindre le rayonnement; l'ombre seule de Laure me donnait en passant un frisson; le son de sa voix ébranlait tous mes sens!»

XIII

Redoutant de retomber dans les charmes de son idole, mécontent des papes et de leur cour, qui semblait le négliger dans sa captivité politique et le reléguer dans sa vaine poésie, il prit le parti de fuir un monde qui ne lui offrait que le désespoir dans l'amour, l'ingratitude dans l'ambition; il se souvenait d'un site à la fois sauvage et délicieux, où l'ombre des forêts, le murmure des eaux courantes, la fraîcheur des étés, la tiédeur des hivers, lui avaient autrefois servi d'abri contre les tumultes de son âme; il résolut d'y fixer pour jamais sa vie. Ce lieu était assez éloigné pour que la présence et le nom de Laure ne l'y poursuivissent pas, assez rapproché pour qu'il pût la revoir quelquefois et suivre des yeux de l'âme sa seule étoile ici-bas: c'était Vaucluse. La description qu'en fait Pétrarque lui-même, dans plusieurs de ses sonnets et de ses lettres, est parfaitement conforme à ce que les pèlerins de la poésie et de l'amour y viennent contempler encore aujourd'hui, et à ce que les recherches et les dessins écrits de M. le baron Robert nous en ont retracé à nous-même. M. le baron Robert a, comme nous, la superstition du génie et de l'amour de Laure et de Pétrarque. Nous lui devons beaucoup.

Vaucluse est une sorte de Tibur des Gaules; à l'extrémité d'une vallée ombreuse et boisée, tout humide et toute retentissante du murmure des eaux courantes, un rempart de rochers amoncelés et inaccessibles ferme tout à coup l'horizon. D'un côté de cet amphithéâtre de rochers s'élève au sommet un vieux château en ruines; les pans de murs percés de brèches et de fenêtres se confondent avec les roches grises qui les portent.

C'était la demeure d'été des évêques de Cavaillon: ces évêques y venaient dans la canicule respirer la fraîcheur de la vallée.

Du côté opposé, une caverne naturelle, d'une prodigieuse élévation, se creuse comme le portique d'un monde souterrain; la lumière s'assombrit en s'enfonçant dans la profondeur de la grotte. Un vaste bassin d'eau si azurée qu'elle en paraît noire, et si profonde que la sonde n'en atteint pas le fond, occupe toute l'étendue de l'antre. Dans l'été, l'eau dort sans bouillonnement et sans murmure dans son entonnoir de pierres; au printemps et en automne, l'onde surmonte ses bords, s'épanche en écumant par-dessus le seuil de la caverne, et roule, comme une cascatelle de Tivoli, en lambeaux liquides, jusqu'au fond de la vallée.

Cette chute, ce mouvement, ce bruit répercuté de rochers en rochers, ces brouillards d'écume flottante, sous lesquels la verdure de ces rives se voile et se dévoile aux vents, sont la vie et le charme, et comme la pensée de ces beaux sites.

Quelques maisonnettes pauvres, précédées ou entourées de petits jardins en terrasse ou en gradins, étaient disséminées çà et là sur la pente de la montagne, au-dessus de la Sorgue; c'est le nom que prend la Fontaine de Vaucluse en sortant de la caverne. Pétrarque se fit construire une petite maison à la mesure d'un ermitage. Voici comment il la décrit lui-même dans une de ses lettres, ainsi que la vie ascétique dans laquelle il s'était recueilli pour prier, chanter, rêver et aimer encore:

«Quand on trouve un antre creusé par la nature dans les flancs d'un rocher, dit Sénèque, l'âme est saisie d'un sentiment religieux, sans doute parce qu'on y sent l'impression directe de l'Ouvrier divin; les sources des grands fleuves inspirent la vénération, l'apparition subite d'un fleuve mérite des autels; j'en veux ériger un, ajoute-t-il, aussitôt que mes ressources pécuniaires me le permettront; je l'élèverai dans mon petit jardin qui est sous les roches et au-dessus des eaux; mais c'est à la Vierge, mère du Dieu qui a détruit tous les autres dieux, que je le dévouerai.»

«Ici, dit-il après dix ans de séjour dans cet ermitage, ici je fais la guerre à mes sens et je les traite en ennemis: mes yeux, qui m'ont entraîné dans toutes sortes de précipices, ne voient maintenant que le ciel, l'eau, le rocher. Je n'entends que les bœufs qui mugissent, les moutons qui bêlent, les oiseaux qui gazouillent, les eaux qui bruissent; la seule femme qui s'offre à mes regards est une servante noire, sèche et brûlée comme un désert de Libye. Je garde le silence depuis le matin jusqu'au soir, n'ayant personne à qui parler; les paysans, uniquement occupés à cultiver leurs vignes, leurs vergers, ou à tendre leurs filets dans la Sorgue, ne connaissent ni la conversation ni les commerces de la vie. Je me contente pour ma nourriture du pain noir de mon jardinier, et je le mange même avec une sorte de plaisir; quand on m'en apporte du blanc de la ville, je le donne presque toujours à celui qui l'a apporté. Mon jardinier, qui est un corps de fer, me reproche lui-même la vie trop frugale que j'observe, et prétend que je ne pourrai pas la soutenir longtemps. Pour moi, je pense qu'il est plus aisé de s'accoutumer à une nourriture grossière qu'à des mets délicats et recherchés; des figues, des raisins, des noix, des amandes, voilà mes délices; j'aime les poissons dont la rivière abonde: c'est un grand plaisir pour moi de les voir briller dans les filets qu'on leur tend et que je leur tends moi-même quelquefois. Je ne vous parle pas de mes habits, tout est bien changé à cet égard; je ne porte plus ceux dont j'aimais autrefois à me parer, vous me prendriez à présent pour un laboureur ou un berger des montagnes.

«Ma maison ressemble à celle de Fabricius ou de Caton; tout mon intérieur domestique consiste en un chien et en un serviteur; ce serviteur a sa maison attenante à la mienne; quand j'ai besoin de lui je l'appelle, quand je n'en ai plus besoin il retourne dans sa chaumière. Je me suis défriché deux petits jardins qui siéent merveilleusement à mes goûts. Je ne crois pas que dans le monde il y ait rien qui leur ressemble. Il faut que je vous confie une faiblesse digne d'une femmelette: je suis fâché qu'il y ait quelque chose de si beau hors de l'Italie. De ces deux jardins l'un est ombragé, recueilli, propre à l'étude: c'est mon site d'inspiration; il descend en pente douce vers la Sorgue qui vient de sortir des flancs du rocher, il est clos de l'autre côté par des murailles naturelles de rocs inaccessibles où les oiseaux seuls peuvent s'élever grâce à leurs ailes; l'autre jardin est plus contigu encore à la demeure, moins sauvage, tapissé de pampres, et, ce qui est singulier, à côté d'une rivière très-rapide, séparé par un petit pont d'une grotte voûtée où les rayons du soleil ne pénètrent pas. Je crois que cette grotte ressemble à cette petite salle souterraine au bord de la mer de Gaëte, où Cicéron allait quelquefois déclamer ses discours pour apprendre à lutter avec les bruits de la multitude. Ce lieu recueilli et sombre m'invite à l'étude et à la composition.

«Je m'y tiens à midi; le matin je vais sur les collines plus hautes; le soir dans les prés ou dans le voisinage de la fontaine de Vaucluse, ou dans ce petit jardin dans l'île en bas de la grotte, à l'ombre du rocher au milieu des eaux. Ce site est étroit, mais propre à réveiller l'esprit le plus paresseux et à l'élever jusqu'aux nues. Ah! que je passerais volontiers ma vie ici, si je ne me sentais pas encore trop près d'Avignon et trop loin de l'Italie; car, pourquoi dissimuler ces deux faibles de mon âme? j'aime l'Italie et je hais Avignon; l'odeur empestée de cette maudite ville corrompue vicie l'air pur de mes champs. Je sens que la proximité m'en fera sortir.»

XIV

Quant à ses occupations et ses rêveries dans cette solitude, voici ce que je lis dans une de ses lettres à un autre de ses amis. J. J. Rousseau n'a rien de plus extatique.

«Combien de fois pendant les nuits d'été, à la douzième heure, après avoir récité mon bréviaire, je suis allé me promener dans les campagnes au clair de la lune! Combien de fois même suis-je entré seul, malgré les ténèbres intimidantes de la nuit, dans cet antre terrible où, le jour même et en compagnie d'autres hommes, on ne pénètre pas sans un secret saisissement! J'éprouvais une sorte de plaisir en y entrant; mais, je l'avoue, ce plaisir n'était pas sans une certaine voluptueuse terreur.

«Je trouve tant de douceur dans cette solitude, une si délicieuse tranquillité, qu'il me semble n'avoir véritablement vécu que pendant le temps que je l'ai habitée; tout le reste de ma vie n'a été qu'un continuel tourment!»

De plus une harmonie secrète semblait préexister entre Pétrarque et la fontaine de Vaucluse, harmonie dont il parle plusieurs fois lui-même comme d'une superstition de l'amour qui l'attachait à ces beaux lieux. La crue des eaux de la fontaine correspondait au 6 avril vers l'équinoxe du printemps, et c'était aussi le 6 avril qu'il fêtait dans son cœur l'anniversaire de sa rencontre avec Laure, et que la crue de ses larmes débordait régulièrement de ses yeux au retour de ce jour heureux ou fatal de sa vie.

À tous ces charmes il faut, si l'on en croit la tradition, ajouter le charme de se rapprocher assez souvent de la résidence d'été de Laure: elle habitait, pendant cette saison, le village voisin de Cabrières.

XV

Soit qu'il la vît quelquefois dans ses longues promenades à travers les campagnes voisines, soit qu'il ne la vît qu'en songe, l'image de Laure l'obsédait le jour et la nuit, comme celle des dames romaines obsédait saint Jérôme dans son désert. Le poëte raconte à peu près dans les mêmes termes que l'anachorète les apparitions séduisantes du fantôme qui troublait son repos et ses prières.

«Trois fois, au milieu de la nuit, la porte de ma chambre fermée, je l'ai vue devant mon lit avec une contenance assurée réclamant son serviteur: la peur glaçait mes membres; mon sang abandonnait mes veines pour se retirer dans le cœur. Je ne doute pas que, si l'on fût venu alors avec une lumière, on ne m'eût trouvé pâle comme un mort, et portant sur mon visage tous les signes de la plus grande frayeur.

«Je me levais tremblant avant l'aurore, et, sortant bien vite d'une maison où tout m'était suspect, je grimpais sur la cime du rocher; je courais dans les bois, regardant de tout côté si cette image, qui était venue troubler mon repos, ne me suivait pas. Je ne me croyais nulle part en sûreté.

«On ne voudra pas me croire, mais ce que je dis est vrai. Souvent dans des endroits écartés, lorsque je me flattais d'être seul, je la voyais sortir du tronc d'un arbre, du bassin d'une fontaine, du creux d'un rocher, d'un nuage, je ne sais où. La frayeur me rendait immobile, je ne savais que devenir ni où aller.»

Son amour, ses livres et ses vers suffisaient à sa vie. Voici comment il parle à ses amis mondains, qui lui reprochaient sa fuite du monde:

«Ces gens-là regardent les plaisirs du monde comme le souverain bien; ils ne comprennent pas qu'on puisse y renoncer. Ils ignorent mes ressources. J'ai des amis dont la société est délicieuse pour moi. Mes livres, ce sont des gens de tous les pays et de tous les siècles: distingués à la guerre, dans la robe et dans les lettres; aisés à vivre, toujours à mes ordres; je les fais venir quand je veux, et je les renvoie de même; ils n'ont jamais d'humeur et répondent à toutes mes questions.

«Les uns font passer en revue devant moi les événements des siècles passés; d'autres me dévoilent les secrets de la nature; ceux-ci m'apprennent à bien vivre et à bien mourir; ceux-là chassent l'ennui par leur gaieté, et m'amusent par leurs saillies; il y en a qui disposent mon âme à tout souffrir, à ne rien désirer, et me font connaître à moi-même. En un mot, ils m'ouvrent la porte de tous les arts et de toutes les sciences: je les trouve dans tous mes besoins.

«Pour prix de si grands services, ils ne demandent qu'une chambre bien fermée dans un coin de ma petite maison, où ils soient à l'abri de leurs ennemis. Enfin, je les mène avec moi dans les champs, dont le silence leur convient mieux que le tumulte des cités.»

XVI

Dans quelques courts voyages qu'il faisait à Avignon, il affectait l'indifférence en rencontrant Laure. Celle-ci, dont les charmes commençaient à se faner, moins sous les années que sous la douleur, s'affligeait en secret de cet abandon. Un jour qu'elle passait auprès de son poëte, insensible en apparence à sa vue: «Ô Pétrarque,» lui dit-elle à voix basse et d'un accent de reproche mélancolique, «que vous avez été bientôt las de m'aimer!» Pétrarque, rentré à Vaucluse, écrivit le cinquantième sonnet, qui commence ainsi:

«Ô madame! non, je ne fus jamais las de vous aimer; et tant que je vivrai, je n'épuiserai pas mon amour! Que votre nom seul soit gravé sur le marbre blanc de ma tombe! etc.»

Ce fut vers ce temps qu'il écrivit ces trois immortelles canzone, odes élégiaques surnommées par les Italiens, à cause de leur perfection, les trois Grâces de leur langue. Ce fut alors aussi qu'il conçut et qu'il écrivit son poëme épique, plus romain qu'italien, sur les victoires de Scipion en Afrique; entreprise ingrate et malheureuse. Son génie était dans son amour: dès qu'il s'en séparait, il n'était plus qu'un érudit; dès qu'il y revenait, il était le plus harmonieux et le plus tendre des poëtes.

XVII

Sa renommée comme poëte, comme amant et comme écrivain consommé dans toutes les œuvres de style s'était tellement répandue hors de sa retraite de Vaucluse, que Rome et Paris, ces deux capitales des lettres, lui offrirent de le couronner roi de la poésie et de la science. C'était, pour les poëtes du moyen âge, ce que le triomphe antique était pour les héros de Rome. Par une étrange coïncidence de pensée et de date, les deux triomphes lui furent offerts le même jour par la France et par l'Italie.

«Le 23 août 1340, raconte-t-il lui-même, étant à Vaucluse, occupé de Laure et de mon poëme de l'Afrique, à la troisième heure du jour, c'est-à-dire vers les neuf heures du matin, je reçus une lettre du sénat de Rome, qui m'invitait avec les plus fortes instances à venir recevoir à Rome la couronne. Le même jour, à la dixième heure, c'est-à-dire vers quatre heures après midi, je vis arriver un courrier m'apportant une lettre du chancelier de l'Université, Robert de Bardy, qui me conjurait de donner la préférence à la ville de Paris pour y recevoir la couronne de gloire. «Décidez pour moi,» écrivit-il le même jour au soir à son patron et à son ami le cardinal Colonna; vous êtes mon conseil, mon appui, mon ami, ma gloire!»

La famille des Colonne, jalouse de l'honneur de ce couronnement pour leur ville, décida pour Rome. Le roi de Naples, Robert, ami et admirateur passionné de Pétrarque, contribua plus encore à décider Pétrarque pour Rome. Robert était un des princes d'Italie qui demandaient avec le plus d'autorité cet honneur du couronnement pour le favori de son esprit. Pétrarque partit pour Naples. Après de longues conversations entre le roi et le poëte, Robert, quoique vieilli déjà sur le trône, lui dit:

«Je vous jure que les lettres me sont plus chères que la couronne, et que, s'il me fallait renoncer à l'un ou à l'autre, j'arracherais bien vite le diadème de mon front.» La veille du jour où Pétrarque allait partir de Naples pour Rome, le roi, dans son audience de congé, se dépouilla de la robe qu'il portait et en fit présent à son ami, pour qu'il la revêtît le jour de son couronnement. Il le nomma de plus aumônier de la cour de Naples, titre honorifique qui n'impliquait d'autre devoir que la reconnaissance à celui auquel il était décerné.

Pétrarque, par une superstition du cœur qui associait la date de son amour à toutes les dates heureuses de sa vie, voulut arriver à Rome le 6 avril. Il y fut reçu en roi plus qu'en poëte. Les lettres, qui renaissaient alors, étaient la véritable royauté des peuples. On ne vit, dans les temps modernes, de triomphe intellectuel comparable qu'au retour de Voltaire dans Paris, après une absence de quarante ans, pour être couronné et pour mourir. La pompe fut digne du peuple romain et du premier des poëtes vivants; le Capitole revit les jours antiques; le procès-verbal de la cérémonie, que nous avons sous les yeux, porte:

«Pétrarque a mérité le titre de grand poëte et de grand historien, et, en conséquence, tant par l'autorité du roi Robert de Naples que par celle du sénat et du peuple romain, on lui a décerné le droit de porter la couronne de laurier, de hêtre ou de myrte, à son choix; enfin on le déclare citoyen romain, en récompense de l'amour qu'il a constamment manifesté pour Rome, le peuple, la république, etc.»

Cette gloire officielle ne fit rien à son bonheur et déchaîna contre lui plus d'envie. «Cette couronne, écrit-il lui-même dans son âge refroidi, ne m'a rendu ni plus poëte, ni plus savant, ni plus éloquent; elle n'a servi qu'à irriter la jalousie contre moi et à me priver du repos dont je jouissais; ma vie, depuis ce temps, n'a été qu'un combat; toutes les langues, toutes les plumes, se sont aiguisées contre moi, mes amis sont devenus mes ennemis! J'ai porté la peine de mon ambition et de ma vanité.»

XVIII

Il ne faut pas rester longtemps dans une ville où l'on a joui des suprêmes honneurs. Pétrarque suivit cette maxime; pressé d'aller se parer de son laurier aux regards de Laure, il repartit pour Avignon. La maison des Corrége, amis des Colonne et par conséquent les siens, l'arrête quelques jours à Parme; les Corrége venaient de s'emparer de la souveraineté de cette ville sur la maison de la Scala: Pétrarque, paru à Parme au moment de cette révolution, entra dans la ville avec les vainqueurs, et se signala énergiquement parmi leurs partisans politiques. Ces princes, fiers de son amitié, lui donnèrent part à leur gouvernement; ils formèrent avec lui un véritable triumvirat du bien public, qui faisait contraste avec la tyrannie de leurs prédécesseurs. Pétrarque affectait à Parme et bientôt à Rome l'esprit et les formes de l'antique liberté romaine. Son éloquence rappelait Cicéron comme sa poésie rappelait Virgile.

XIX

La poésie l'emportait cependant; il cherchait à Parme un souvenir de Vaucluse. Un jour qu'il était sorti de Parme pour se dissiper à l'ordinaire, le goût de la promenade l'ayant entraîné, il passa la rivière de Lenza, qui est à trois lieues de la ville, et se trouva sur le territoire de Rheggio, dans une grande forêt qu'on nomme Silva piana quoiqu'elle soit sur une colline fort élevée, d'où l'on découvre les Alpes et toute la Gaule cisalpine. Il faut l'entendre lui-même faire la description des lieux, et de ce qu'il y sentit, dans une lettre en vers latins à Barbate de Sulmone.

«De vieux hêtres, dont la tête touche les nues, défendent l'approche de cette forêt aux rayons du soleil. De petits vents frais sortis des montagnes voisines, et plusieurs ruisseaux qui y serpentent, tempèrent les ardeurs de la canicule. Dans les plus grandes sécheresses, la terre y est toujours couverte d'un gazon vert émaillé de fleurs. On y entend gazouiller toutes sortes d'oiseaux, et on y voit courir des bêtes fauves de toutes espèces. Au milieu s'élève un théâtre que la nature semble avoir fait exprès pour les poëtes. Une montagne le met à l'abri des vents du midi; des arbres qui l'entourent y répandent un ombrage frais. On y entend le ramage des oiseaux et le murmure d'un ruisseau qui invite au sommeil. La terre y exhale une odeur délicieuse, c'est l'image des champs Élysées.

«Les bergers et les laboureurs respectent ce lieu sacré: sa beauté me frappa; je sentis tout à coup comme une inspiration des Muses, qui m'invitaient à travailler à mon Afrique. Honteux d'avoir reçu un honneur que je n'avais pas mérité, je résolus de mettre la dernière main à ce poëme, pour faire voir que je n'étais pas tout à fait indigne de la couronne. L'ardeur poétique se réveilla avec tant de force, que je crus devoir m'y livrer. Je fis plusieurs vers sur-le-champ avec une facilité que je n'avais jamais éprouvée, et je continuai d'y travailler pendant quelques jours que je passai dans le voisinage de Silva piana

Il se construisit une maison entre la ville et cette forêt. «J'ai ainsi, écrit-il, une campagne au milieu de la ville et une ville au milieu des champs; quand je suis las de la solitude, je n'ai qu'à sortir, je trouve le monde; quand je suis las du monde, je rentre dans ma demeure et j'y retrouve la solitude. Je jouis ici d'un repos que les philosophes d'Athènes, les poëtes de Rome, les anachorètes du désert, n'ont jamais goûté. Ô fortune! laisse en paix un homme qui se cache! Sors de sa petite maison, et vas agiter les palais des rois!»

«Ici,» ajoute-t-il dans une de ses lettres à son ami Pastrengo, «je travaille toujours, aspirant au repos et n'espérant pas y parvenir; je m'avance à grands pas vers la mort sans la redouter; je voudrais sortir de cette odieuse prison où mon âme est captive. J'habite Parme, j'y passe ma vie dans l'église ou dans mon jardin. Las de la ville, je vais souvent errer dans les bois; je bâtis une petite maison telle qu'il convient à la médiocrité de mon état; on y verra peu de monde. Les vers d'Horace ralentissent mon ardeur pour le bâtiment et me parlent de ma dernière demeure. Je réserve les pierres pour mon monument. Si j'aperçois une petite fente dans les murs nouveaux, je gronde les maçons; ils me répondent que tout l'art des hommes ne saurait rendre l'argile plus solide, qu'il n'est pas surprenant que des fondements récents se tassent un peu, que les mains mortelles ne peuvent construire rien de durable; enfin, que ma maison durera encore plus que moi et mes neveux. Je rougis alors, et je dis en moi-même: Insensé! assure donc les fondements de ce corps qui menace ruine; ce corps s'écroulera avant ta maison, tu seras bientôt forcé de quitter l'une et l'autre de ces demeures!»

On croit entendre Horace devenu plus sérieux en devenant plus spiritualiste dans l'âge chrétien.

XX

La mort prématurée de son ami Jacques Colonna, l'évêque de Lombez, le fit renoncer à son canonicat de Gascogne, pays qui lui était antipathique, à cause de la loquacité, dit-il, et de la turbulence de ses sauvages habitants. Les princes de la maison de Corrége lui firent donner la place lucrative d'archidiacre de Parme. Ils voulaient l'attacher à eux à tout prix.

Cependant Clément VI, pape lettré, mondain, magnifique, venait de succéder à des papes plus monastiques que romains, Rome lui envoya une députation pour le supplier de rétablir le saint-siége dans ses murs. En passant à Parme, cette nombreuse ambassade de princes romains s'adjoignit Pétrarque comme orateur de Rome. Pétrarque rentra avec eux à Avignon, harangua éloquemment le pape, et reçut en récompense de sa harangue un riche bénéfice dans l'État de Pise.

Ce fut dans cette ambassade qu'il se lia d'amitié et de politique avec Nicolas de Rienzi, qui devint peu après l'agitateur, le tribun, le dictateur et la victime de Rome.

Rienzi, poëte et orateur comme Pétrarque, n'eut que le tort de se tromper de quelques siècles. Pétrarque et lui auraient dû naître au temps des Scipions. Au lieu de penser, ils rêvèrent; leur rêve était beau, mais il était posthume.

XXI

C'est le malheur de l'Italie, depuis sa déchéance politique, d'avoir conservé ses grandes facultés individuelles en ayant perdu sa nationalité. Elle enfante des Romains, et elle ne nourrit que des Italiens. L'énergie des caractères et la puissance des intelligences qu'elle produit sont en perpétuel contraste avec la petitesse des États et avec la servitude des institutions pour lesquels ces natures romaines devaient vivre; en sorte que cette noble et belle terre souffre doublement de rêver ce que fut l'Italie jadis, et de subir ce que l'Italie est aujourd'hui. Supplice cruel par lequel un peuple toujours vivant est encadré dans une nationalité, non pas morte, mais ensevelie. Dans un tel état de choses, les facultés de ses grands hommes ne servent qu'à les torturer davantage par le spectacle de l'impuissance de leurs destinées; de là des rêves, seule consolation des imaginations héroïques emprisonnées dans l'impossible.

Telle était l'Italie du temps de Rienzi et de Pétrarque, hélas! et telle elle est encore de nos jours. Une forte confédération de toutes ses petites puissances, reliées en faisceau par une grande puissance militaire extérieure, peut seule restaurer une ombre de l'antique Italie. Mais, à elle seule, elle ne peut rien: l'unité, source de toute force, lui manque; l'amitié pieuse des races qu'elle appelait jadis barbares lui est nécessaire. Il n'y a qu'une main armée qui puisse la relever sur son séant.

XXII

Rienzi était né à Rome d'un cabaretier et d'une lavandière; mais on assurait que cette lavandière était d'un sang impérial, fille d'un bâtard de l'empereur Henri VII. On pourrait attribuer à cette origine cet instinct de grandeur et de souveraineté qui se révéla en lui dès son enfance. Il naquit poëte, orateur, tribun et remueur d'hommes; les noms de Tite-Live, de Cicéron, de César, des deux Sénèques, étaient toujours dans sa bouche; ses entretiens reconstruisaient sans cesse la Rome de la république ou de l'empire; il avait le fanatisme du Capitole. Il s'indignait contre l'insolence de ces deux ou trois familles romaines qui tyrannisaient sa patrie en l'absence des papes. C'est pour cela qu'il était venu solliciter avec passion Clément VII de rentrer au Vatican; son ambassade n'eut pas de succès. Clément VII, homme de plaisir et de mollesse, préférait les délices d'Avignon aux luttes qu'il aurait à soutenir à Rome contre les princes, presque tous armés et fortifiés, des États romains. Il aimait mieux régner au Capitole de nom que de fait; il amusa Pétrarque de quelques vaines promesses, et il donna à Rienzi la place lucrative de protonotaire du saint-siége apostolique à Rome. Tel fut l'unique résultat de cette ambassade.

XXIII

Pendant que Pétrarque, revenu ainsi à Avignon, s'enivrait de poésie et d'amour mystique sous les yeux de Laure, et multipliait ses sonnets divins, qui sont comme le calendrier de ses rencontres et de ses soupirs, Rienzi commençait à agiter Rome.

Les revers de la maison de Corrége, un instant chassée de Parme, puis y rentrant les armes à la main, rappelèrent Pétrarque à Parme. Il composa pour Rienzi, son ami, cette ode patriotique: Italia mia beneche il parlar sia indarno! etc., pour conjurer les princes d'Italie à la concorde et à l'union. Cette adjuration poétique est le fond de toutes les odes et de toutes les harangues que nous avons entendues, depuis cette époque, dans la bouche de tous les poëtes politiques de la Péninsule: de Pétrarque à Alfieri ou à Monti, il n'y a qu'un écho éternel; les mêmes circonstances produisent le même cri; mais Pétrarque fut le premier qui fit chanter à la lyre ce cri de la politique.

L'Italie frémit tout entière à cette voix; mais cette voix se perdit dans le tumulte des ambitions et des rivalités de ville à ville. Le poëte se réfugia une quatrième fois à Vaucluse.

Laure brillait encore à Avignon de tout l'attrait de sa beauté et de sa vertu; les sonnets de son poëte, trop étroits pour contenir son culte croissant pour elle, s'étaient transformés en formes plus larges et plus hautes de poésie qu'on appelait des canzone ou des trionfi; et la plus poétique de ces canzone fut écrite à cette époque au murmure de la fontaine de Vaucluse devant l'image de Laure:

Chiare fresche et dolci aque!

Voltaire lui-même, ravi d'admiration pour cette ode amoureuse, a tenté de la traduire et a échoué; il faut une âme tendre pour manier une langue pétrie de larmes et de soupirs. Un poëte plus mélancolique et plus fervent à ce culte de l'amour immatériel, M. Boulay-Paty, a consacré sa jeunesse à calquer vers sur vers ces sonnets et ces odes. Grâce à ce disciple, digne adorateur de ce maître, ce dithyrambe de l'amour et du souvenir sera bientôt rajeuni dans la langue d'André Chénier.

XXIV

Pendant que Pétrarque soupirait ainsi pour la dernière fois un amour sans espérance à Vaucluse, un autre amour, celui de la patrie italienne, s'éveillait comme un remords dans son cœur. «Je commence à vieillir, disait-il au cardinal Étienne Colonna, son patron et son ami; tout change avec le temps; mes cheveux mêmes changent de couleur, ils m'avertissent que je dois changer moi-même de vie et de pensées; l'amour ne sied plus à mes années, ou je dois le refouler dans mon cœur.»

Il se prépara à partir pour Parme et pour Rome. Laure ne put déguiser complètement sa douleur en apprenant la nouvelle de cette longue et peut-être éternelle absence. Le cinquante-septième sonnet laisse entrevoir l'orgueilleuse tristesse de son amant, en voyant sur les traits de Laure ces signes involontaires d'affection.

Quel vago impallidir, etc.

«Cette touchante pâleur qui recouvrit tout à coup son sourire interrompu sur ses lèvres d'une amoureuse nuée... Cette pensée compatissante que l'œil d'un autre ne put discerner, mais qui ne put à moi m'échapper, etc.»

À peine parti, il se repentait déjà du départ, et il écrivait la plus langoureuse et la plus sublime de ses élégies, où son cœur se retourne sur lui-même sans pouvoir trouver le repos.

Di pensier in pensier, di monte in monte, etc.

«De pensée en pensée, de colline en colline, l'amour me conduit loin de tous les sentiers frayés sans que je puisse y trouver la paix de l'âme, etc.»

Aussi revint-il encore sur ses pas, cette fois comme rappelé par un attrait supérieur à sa volonté. On lit avec délices, dans ses lettres latines de cette date, la description de quelques rares et courtes journées passées solitairement dans sa maisonnette de Vaucluse comme pour faire ses derniers adieux à ce séjour d'amour et de paix.

Mais Rienzi, son ami, le rappelait par le grand bruit que ce tribun faisait à Rome.

On a vu que le pape avait donné une autorité imposante à ce jeune Romain dans sa capitale. Rienzi en avait profité pour s'attacher ce peuple et pour combattre les grandes familles armées qui tyrannisaient la ville. Pour accroître sa popularité, il employait l'éloquence des yeux autant que celle des paroles. Semblable aux anciens esclaves fabulistes qui faisaient dire aux apologues ce qu'ils n'osaient dire eux-mêmes, Rienzi faisait attacher la nuit, autour du Capitole ou du Vatican, des tableaux emblématiques autour desquels la foule se pressait le matin. Le tribun paraissait alors, et, donnant du geste et de la voix l'éloquente explication de ces peintures énigmatiques, il incendiait le peuple d'indignation contre les oppresseurs de la patrie; il prophétisait à une multitude, incapable de distinguer la différence des siècles, le prochain rétablissement de la liberté, de la puissance et de la gloire du sénat et du peuple romain.

Comment conciliait-il tout cela avec l'autorité souveraine d'un pape étranger dont il affectait d'être le délégué et le ministre? L'ignorance de la populace transtévérine de Rome pourrait seule l'expliquer; mais en s'élevant contre le séjour des papes à Avignon et en retenant à l'usage de Rome les impôts que Rome envoyait précédemment au pape absent, il se créait une popularité ambiguë contre laquelle ni le peuple ni le pape n'osaient protester trop haut. Sujet irréprochable aux yeux du pape, dont il affectait de rétablir l'autorité sur les princes romains; citoyen libérateur aux yeux du peuple, dont il prenait en main les droits et les intérêts, cette double politique l'éleva bientôt au rôle d'arbitre et de dictateur de Rome. Il s'associa habilement pour son double rôle un délégué du pape, l'évêque d'Orvieto, homme impuissant et docile qui tremblait sous son collègue.

Rienzi régna avec un pouvoir absolu sous le nom du pape; les princes romains, conduits par le prince Colonna, voulurent en vain résister à sa dictature. Le tocsin du Capitole souleva le peuple contre les grands; ils furent chassés de Rome; les supplices achevèrent ce que la victoire du peuple avait commencé. Rienzi cita les nobles à son tribunal; un jeune homme de la maison des Ursins, qui venait d'épouser quelques jours avant une fille des Alberteschi, fut arraché de son palais et pendu aux fenêtres du Capitole, sous les yeux de sa nouvelle épouse. Les cachots se remplirent des seigneurs des plus puissantes maisons, même de la famille des Colonne.

Cette terreur rendit la paix à la campagne romaine et à la ville. Rienzi promulgua des décrets de réforme des lois et des mœurs qui firent l'admiration de l'Italie. Après avoir soulevé, intimidé, pacifié Rome, il rêva de rétablir l'empire, il provoqua par ses lettres et par ses envoyés tous les États d'Italie à adhérer à sa restauration du monde romain. Les titres qu'il prenait dans ses dépêches aux princes et aux peuples étaient ceux-ci:

Nicolas le sévère et le clément, libérateur de Rome, zélateur de l'Italie, amateur du monde, tribun, auguste. Une partie de l'Italie s'émut à sa voix et crut renaître à ses beaux siècles; les Visconti de Milan, l'empereur, le roi de Hongrie, lui envoyèrent des ambassadeurs pour le reconnaître et l'encourager dans ses entreprises. Le roi de France seul le traita avec mépris; le pape dissimulait à Avignon.

Quant à Pétrarque, il crut revoir dans son ami le restaurateur de cette Italie antique, dont l'image occupait depuis sa jeunesse la moitié de son âme. Il osa écrire d'Avignon, sous les yeux des papes, une lettre au peuple romain et au tribun; cette lettre éloquente et amère était la plus audacieuse satire du gouvernement temporel des papes sur la ville des consuls et des Césars. Qu'on en juge par ce fragment de sa lettre:

«S'il faut perdre, dit-il au peuple romain, la liberté ou la vie, qui est-ce parmi vous (s'il lui reste une goutte de sang romain dans les veines) qui n'aimât mieux mourir libre que de vivre esclave? Vous qui dominiez autrefois sur toutes les nations, qui voyiez les rois à vos pieds, vous avez gémi sous un joug honteux; et (ce qui met le comble à votre honte et à ma douleur) vos maîtres étaient des étrangers, des aventuriers. Recherchez bien leur origine, vous verrez que la vallée de Spolette, le Rhin, le Rhône et quelques coins de terre plus ignobles encore vous les ont donnés. Des captifs menés en triomphe, les mains liées derrière le dos, sont devenus tout à coup citoyens romains, et, qui pis est, vos tyrans. Faut-il s'étonner qu'ils aient en horreur la gloire et la liberté de Rome, qu'ils aiment à voir couler le sang romain, quand ils se rappellent leur patrie, leur servitude et leur sang, si souvent répandu par vos mains? Mais d'où leur peut venir cet orgueil insupportable dont ils sont bouffis? Est-ce de leurs vertus? Ils n'en ont point. De leurs richesses? Ce n'est qu'en vous volant qu'ils peuvent apaiser leur faim. De leur puissance? Elle sera anéantie quand vous le voudrez. De leur naissance, de leur nom? Ils se vantent d'être Romains et croient l'être devenus, à force de le dire, comme si le mensonge pouvait prescrire contre la vérité. Je ne sais si je dois rire ou pleurer, quand je pense qu'ils trouvent indigne d'eux ce nom de citoyen romain que tant de héros ont fait gloire de porter!

«Quelle que soit l'origine de ces étrangers si fiers de leur noblesse, qu'ils vantent sans cesse, ils ont beau faire les maîtres dans vos places publiques, monter au Capitole entourés de satellites, fouler d'un pied superbe les cendres de vos ancêtres, ils ne seront jamais Romains. La voilà vérifiée la prédiction de ce poëte qui disait: Rome a perdu la douce consolation, dans son malheur, de ne reconnaître point de rois, et de n'obéir qu'à ses enfants.»

Pétrarque compare ensuite Rienzi aux deux Brutus, dont l'un chassa de Rome les Tarquins, l'autre plongea son poignard dans le sein de César.

«Le nouveau tribun, dit-il, que je regarde comme votre troisième libérateur, réunit en lui seul la gloire des deux autres, ayant fait mourir une partie de vos tyrans et mis en fuite le reste....

«Homme courageux, continue Pétrarque, qui portez tout le fardeau de la république, que l'image de l'ancien Brutus vous soit toujours présente! Il était consul, vous êtes tribun! Quiconque est ennemi de la liberté de Rome doit être le vôtre.»

XXV

L'enthousiasme pour la renaissance de l'Italie romaine l'emportait, comme on le voit ici, dans l'âme de Pétrarque sur son attachement à ses illustres patrons, les papes et les Colonne. Son patriotisme plus poétique que politique alors, car les empires morts ne ressuscitent pas à l'évocation d'une ode ou d'une harangue, le fit justement accuser de chimère et d'ingratitude. C'est peu; il songeait sérieusement à aller à Rome porter le secours de son génie au tribun.

Mais déjà le tribun, semblable à Mazaniello de Naples, commençait à délirer et à affecter l'empire du monde, sans autre force que le nom d'une capitale morte et la faveur mobile d'une municipalité romaine. Il se faisait proclamer chevalier de l'univers; il frappait l'air de son épée nue, des quatre côtés de l'horizon, pour prendre possession de la terre entière. Son collègue, le délégué du pape, profitant de sa démence, l'excommuniait; le pape lui-même, convaincu de sa folie et de sa faiblesse, le désavouait et insultait à Avignon ses ambassadeurs; Pétrarque seul persistait dans son fanatisme pour son ami. Clément VI caressait cependant encore le poëte; il s'entretenait amicalement avec Pétrarque, lui prodiguait les faveurs et les dons de l'Église, mais Pétrarque persistait à vouloir se rendre à Rome; la dernière fois qu'il vit Laure avant ce départ fut pour lui comme un pressentiment d'éternelle séparation.

«Elle était assise, dit-il, au milieu des dames, comme une belle rose dans un jardin entourée de fleurs plus petites et moins éclatantes qu'elle: rien de plus modeste que sa contenance; elle avait quitté toutes ses parures, ses perles, ses guirlandes, les couleurs gaies de ses vêtements; bien qu'elle ne fût pas triste, je ne reconnus pas son enjouement habituel; elle était sérieuse et semblait rêver; je ne l'entendis pas chanter, ni même causer avec ce charme qui enlevait les cœurs; elle avait l'air d'une personne qui redoute un malheur qu'on ne discerne pas encore. En la quittant, je cherchai dans mon âme une force contre les catastrophes que j'aurais à éprouver; ses regards avaient une expression indéfinissable que je ne leur avais jamais vue avant, j'eus de la peine à ne pas pleurer; quand l'heure fut venue où il fallait absolument qu'elle se retirât du cercle, elle jeta sur moi un coup d'œil si doux, si honnête et si tendre, que je me sentis rempli d'émotion, d'espoir et de terreur.»

Qui peut dire, après avoir lu ces lignes, que Pétrarque n'était à l'égard de Laure qu'un poëte? Qui ne reconnaît dans ces symptômes les angoisses et les presciences du véritable attachement?

XXVI

Cependant Rienzi, flottant entre le bon sens, la démence et la fureur, avait fait jeter les Colonne et les princes romains dans les cachots du Capitole; puis, après avoir préparé l'échafaud pour eux, il était monté à la tribune des harangues, et il avait demandé dans un discours d'apparat leur grâce au peuple romain; le peuple avait applaudi à la grâce comme au supplice. Les princes délivrés avaient accompagné le tribun comme un triomphateur dans les rues de Rome. Bientôt les princes sortis de prison étaient rentrés dans leurs villes fortes, avaient levé leurs vassaux et marché contre le tribun. Rome était bloquée par ses propres enfants. Le peuple, éveillé de ses rêves, se tournait contre le prétendu libérateur; cependant les cinq princes de la maison des Colonne périrent le même jour dans le premier assaut donné témérairement aux portes de la ville.

Pétrarque écrivit lui-même à Rienzi: «Vous me forcez à rougir de vous; de protecteur des gens de bien vous devenez un chef de brigands! J'accourais vers vous, je change de route.»

Il versa un torrent de larmes sur la mort des jeunes gens de la maison des Colonne; son cœur se retrouva avec sa raison au réveil de ce rêve dissipé par la folie de Rienzi. Il se rendit à Parme, son Vaucluse italien, pleurant à la fois sur la perte de ses amis les Colonne et sur la perte de Rome.

Rienzi, en effet, jetait cette capitale dans sa propre démence; quelques jours après l'assaut où les Colonne avaient péri, il conduisit son fils vers le bourbier rempli d'eau et de sang où le corps du plus jeune de ces princes gisait encore. Il prit cette eau sanglante et fétide dans le creux de sa main, et il en aspergea la tête de son fils en le proclamant chevalier de la Victoire. Une émeute du peuple, fomentée par les derniers des Colonne, souleva la ville et força Rienzi à se réfugier au château Saint-Ange. Il s'évada pendant la nuit et se réfugia auprès du roi de Hongrie. Son corps fut pendu en effigie aux créneaux de la forteresse d'Adrien. Ainsi devait finir cet empire fantastique, s'écria Pétrarque, revenu lui-même de son illusion d'un moment. De ce jour il ne songe plus qu'aux lettres, dont l'empire est éternel, et à l'amour qui ne meurt pas avec la beauté mortelle.

XXVII

Son ressouvenir d'Avignon le poursuivait dans sa solitude du faubourg de Parme. «Autrefois, écrit-il, quand j'avais quitté Laure, je la voyais souvent en rêve; cette angélique vision me consolait, maintenant elle m'abandonne et me consterne. Je crois l'entendre me dire, comme le jour de la séparation: Vous ne me reverrez plus sur la terre! Mes soupirs et mes poésies soulèvent ma peine sans la soulager; serait-elle donc déjà au ciel? Cette incertitude m'agite nuit et jour, je ne suis plus ce que j'étais; je ressemble à un homme qui marche sur un sol miné...» Puis un songe lui offre l'image courroucée de Laure qui le défie de l'oublier. «J'entendis une voix triste qui me dit tout bas (c'était elle): Ce misérable compte les jours loin de moi, il ne vit pas; il n'est jamais d'accord avec lui-même; il court le monde, mais il a beau faire, il m'aimera toujours partout où il sera. Je serai l'unique objet de ses discours, de ses écrits, de ses pensées!...» Puis elle lui parle longuement de leur chaste amour sur la terre, et de leur éternelle réunion dans le monde des âmes.

Ce songe était prophétique, Laure était morte de la peste à Avignon, le 6 avril, anniversaire de sa première rencontre avec son poëte dans l'église de Sainte-Claire. Les dates sont les superstitions de l'amour; ce troisième 6 avril était l'augure de la rencontre au ciel qui n'aurait plus de séparation.

Voici comment Pétrarque lui-même, informé plus tard de toutes les circonstances de cette mort, se la retrace dans un de ses souvenirs écrits. On voit qu'il cherche à fixer pour l'éternité, par la parole immortelle, le dernier soupir de celle qui emporte sa propre vie avec la sienne, afin que rien ne périsse de ce qui fut Laure, même quand Laure elle-même a disparu de ses yeux:

«La peste d'Avignon enlevait depuis plusieurs semaines tous les âges et tous les sexes. Laure en ressentit les premières atteintes le 3 avril. Elle eut la fièvre avec crachement de sang. Comme il était constant qu'on ne passait pas le troisième jour après que le mal s'était manifesté par les symptômes ordinaires, elle prit d'abord les précautions que sa piété et sa raison lui suggérèrent: elle reçut les sacrements et fit son testament le même jour; ensuite elle se prépara à la mort sans inquiétude et sans regret. La vie qu'elle avait menée était si pure, que son âme ne pouvait pas être troublée par l'incertitude de l'avenir.

«Quand elle fut à l'agonie, ses parentes, ses amies, ses voisines, se rassemblèrent autour d'elle, quoiqu'elle fût attaquée d'un mal contagieux, qui faisait peur à tout le monde. C'est une chose bien singulière, qu'étant si belle elle fût si aimée des personnes même de son sexe. Rien ne fait mieux l'éloge de son caractère, dont la bonté suspendait les effets ordinaires de la jalousie et de l'envie.» Il faut convenir cependant que, de la façon dont Pétrarque s'exprime, il semble que ces dames étaient attirées par la curiosité de voir comment on fait ce passage que tout le monde est obligé de faire, et qu'on ne fait qu'une fois.

«Laure, assise sur son lit, paraissait tranquille. L'ennemi de nos âmes, qui n'avait point de prise sur elle, ne vint point l'effrayer par des fantômes hideux et menaçants, comme il a coutume de faire, selon saint Augustin.

«Ses compagnes, répandues autour de son lit, poussaient des sanglots et versaient des torrents de larmes. Hélas! disaient-elles, que deviendrons-nous? Nous allons voir disparaître la merveille de notre siècle, le modèle de toutes les perfections. La vertu, la beauté, la politesse, sortiront de ce monde avec Laure. Où trouvera-t-on une femme aussi accomplie; des propos si sages, si mesurés, un maintien et des manières si honnêtes, une voix si charmante? Nous allons perdre une compagne qui était l'âme de nos plaisirs innocents; une amie qui nous consolait dans nos chagrins, et dont l'exemple était pour nous une leçon vivante. Sa présence seule suffisait pour nous garantir des pièges de l'ennemi et des écueils de ce monde. Nous perdrons tout en la perdant. Le ciel qui nous l'enlève semble nous envier la possession d'un trésor dont nous n'étions pas dignes.

«Quoique Laure eût l'air tranquille, on ne peut douter qu'elle ne fût sensible à la douleur de ses compagnes; mais, tout occupée de ce qu'elle allait devenir, elle recueillait déjà en silence les fruits d'une vie innocente et pure. Son âme, prête à quitter sa belle demeure, rassemblant en elle-même toutes ses vertus, semblait avoir rendu l'air plus serein. Elle est morte doucement et sans effort, comme un flambeau qui pâlit et s'éteint. Son visage était plus blanc que la neige, mais on n'y voyait pas cette morne lividité qui annonce l'absence de vie; ses beaux yeux n'étaient pas éteints, ils paraissaient seulement fermés par le sommeil: elle avait l'air d'une personne qui se recueille pour prier. Enfin telle était la mort elle-même sur ce beau visage! dit son amant. Elle savait, ajoute-t-il, toutes les routes qui mènent au ciel!»

XXVIII

De ce jour tout ce qu'il y avait d'humain et de frivole encore dans la poésie amoureuse des sonnets de Pétrarque revêtit, pour ainsi dire, le deuil éternel de son âme: ses chants devinrent des cantiques, et la mort de celle qu'il aimait lui donna l'accent de la tombe et de l'éternité. Dans ceux qui aiment de l'amour surnaturel, de l'amour du beau et non de l'amour des sens, comme nous l'avons dit en commençant, l'amour est plus parfait après la mort de ce qu'on aime que pendant la vie de l'objet aimé. L'immortalité transforme le sentiment et l'amour devient culte. On le sent partout dans les sonnets de Pétrarque qui suivirent la mort de Laure; on trouve le poëte et l'amant dans les premiers, on trouve l'adoration et la piété dans les derniers: ils sont, pour les cœurs tendres, le manuel de la douleur et de l'espérance.

«Que fais-tu, ô mon âme! que penses-tu? Vers qui regardes-tu en arrière dans ce temps qui ne peut plus revenir?

«Les douces paroles, les tendres regards que tu as si souvent décrits, ô pauvre âme sans repos! sont enlevés à la terre!» etc.

«Allons chercher au ciel ce que nous ne pouvons plus trouver sur la terre!» etc.

Et ailleurs:

«Ô mes yeux! elle s'est obscurcie, notre aurore, et m'a rendu à moi-même plus insupportable le poids de mon existence!

«Oh! qu'il eût fait beau mourir il y a aujourd'hui trois ans!»

Écoutez encore:

«Si un doux gazouillement d'oiseaux, si un suave froissement de vertes feuilles à la brise d'automne, de l'été, si un sourd murmure d'ondes limpides je viens à entendre sur une rive fraîche et fleurie,

«Dans quelque lieu que je me repose pensif d'amour pour écrire d'elle, celle que le ciel nous fit voir et que la terre aujourd'hui nous dérobe, je la vois et je l'entends; car, encore vivante, de si loin elle répond intérieurement à mes soupirs.

«Pourquoi te consumer avant le temps, me dit-elle avec une tendre compassion, et pourquoi ce fleuve de douleurs coule-t-il sans cesse de tes yeux?

«Oh! ce n'est pas sur moi qu'il faut pleurer, moi dont les jours en mourant se changèrent en jours éternels, et dont les yeux, quand je parus les fermer à ce monde, s'ouvrirent à l'éternelle lumière!»

Plus loin, on le voit tenté, par la séduction des lieux, de la beauté, de la jeunesse, de la nature, d'aimer encore ici-bas; mais l'amoureuse jalousie de Laure, s'armant de sévérité divine, le rappelle tendrement au mépris de ce qui n'est pas elle.

«Les ondes me parlent d'amour, et le zéphyr, et les ombres des feuilles, et les oiseaux mélodieux, et les habitants des eaux, et l'herbe et les fleurs de la rive, sont d'accord ensemble pour me convier à aimer encore.

«Mais toi, prédestinée! qui m'appelles des profondeurs du ciel, par la mémoire de ta mort si amère, oh! prie pour moi, afin que je dédaigne de ce monde toutes ses douces amorces et tout ce qui n'est pas toi!»

XXIX

Lisons encore:

«Âme béatifiée qui daignes souvent descendre pour consoler mes nuits gémissantes d'un regard de ces yeux que la mort n'a pas éteints, mais auxquels l'éternité a donné une splendeur qui n'est pas de ce monde!

«Combien ne suis-je pas enivré de reconnaissance de ce que tu daignes rasséréner mes tristes jours par ta céleste apparition!

«Vois comme, dans ces mêmes sites où je passai tant d'années à te célébrer de mes chants, je passe maintenant mes jours à te pleurer, à pleurer sur toi! non, mais à pleurer sur mon propre deuil!

«Un seul soulagement se trouve cependant à mes peines: c'est qu'au moment où tu te tournes d'en haut vers moi, je te reconnais et je t'entends à la démarche, à la voix, au visage, aux vêtements que tu portais sur la terre!»

Il associe, dans un autre sonnet, la nature entière à ses sentiments.

«Elle est partie pour le séjour de la félicité, et mes yeux la cherchent en vain dans ces lieux où elle naquit, dans cet air que je remplis de mes soupirs; mais il n'y a ni rocher, ni précipice dans ces montagnes, ni rameau, ni feuillage vert sur ces rives, ni fleuve dans ces vallées, ni brin d'herbe, ni goutte d'eau, ni veine distillant de ces sources, ni bête sauvage de ces forêts qui ne sachent combien je souffre pour elle!»

Et celui ci:

«Quand je revois l'aurore descendre du firmament avec son visage de roses et sa chevelure dorée, l'amour m'assaille au cœur et ma joue se décolore, et je me dis dans mes soupirs: Là est Laure maintenant!»

XXX

Encore un et je finis, mais je ne finis que pour finir; car je voudrais lire, et relire sans fin avec vous de telles tristesses; et si vous pouviez les lire dans ces vers trempés de larmes, et dans cette langue divine inventée au déclin des langues par des amoureux et par des saints pour prier, aimer, désirer, attendre, vous ne vous arrêteriez qu'après les avoir incorporés en vous par votre mémoire.

Levommi il mio pensier, etc.

Écoutez en vile et sourde prose ce Sursum corda d'un amant vers l'image et vers le séjour de l'éternelle beauté; car, nous le répétons, Laure ne fut pour Pétrarque que l'incarnation adorée du beau ici-bas, ou plutôt elle est remontée là-haut, et c'est là-haut qu'elle resplendit.

«Là nous la reverrons encore; là elle nous attend, et là elle se lamente peut-être de ce que nous tardons tant à la rejoindre.»

Et plus loin, trois ans après sa mort:

«Dans l'âge de sa beauté et de sa floraison, de ce printemps où l'amour a en nous plus de force, laissant sur la terre sa terrestre écorce, ma Laure, par qui je vivais, s'est départie de moi!

«Et vivante et belle, et sans voile elle a fait son ascension vers le ciel; de là elle règne sur moi, et elle régit toutes mes pensées.

«Oh! pourquoi ne me dépouille-t-il pas plus vite de ce corps mortel, ce dernier jour qui est le premier d'une autre vie?

«Afin que, semblable à toutes mes pensées qui volent sur ses traces derrière elle, ainsi mon âme affranchie de son poids, libre et joyeuse, la suive, et que je sorte enfin de l'angoisse où je vis.

«C'est pour mon malheur que se lève chaque jour qui retarde ce moment. La pensée me souleva dans cette partie du ciel où vit celle que je cherche et que je ne retrouve plus sur la terre.

«Là, parmi les âmes qu'enserre le troisième cercle du firmament je la revis plus belle encore et moins sévère.

«Elle me prit par la main et elle me dit: «Dans cette sphère céleste tu seras encore avec moi, si mon espoir ne me trompe pas.

«Je suis celle qui te donna tant d'angoisses ici-bas, celle qui remplit sa journée avant le soir.

«L'intelligence humaine ne peut pas comprendre ma félicité actuelle; elle n'attend que toi pour être complète, et j'ai laissé là-bas sous mes pieds ce beau voile de mon corps que tu as tant aimé!»

«Oh Dieu! pourquoi cessa-t-elle de parler, et pourquoi sa main s'ouvrit-elle pour laisser retomber la mienne? puisqu'à l'accent de ces paroles si compatissantes et si chastes, peu s'en manqua que je ne demeurasse moi-même dans l'immortalité avec elle!»

XXXI

N'est-ce pas là un nouvel amour? N'est-ce pas là une nouvelle poésie totalement inconnue à la poésie antique et à l'antique amour? Comment se fait-il que M. de Chateaubriand, qui a cru retrouver l'accent du christianisme dans les délires sensuels de la Phèdre de Racine, ne l'ait pas reconnu tout entier et mille fois plus immatériel et plus mystique dans Pétrarque?

En voici un autre de ces chants que nous avons essayé de traduire autrefois nous-même, mais sans pouvoir lutter avec l'impalpabilité des vers éthérés de Pétrarque, et que M. Boulay-Paty veut bien nous permettre de dérober à sa traduction en vers encore inédite. Le vers enferme le vers, et le mot presse le mot; c'est le sens, c'est le sentiment, c'est presque la musique du sonnet, mais ce n'est pas la langue: le français est trop viril pour ainsi pleurer.

Valle che di lamenti miei sei piena.

Vallée, ô toi qu'emplit de ses sanglots ma peine!
Toi, fleuve dont les eaux se troublent de mes pleurs,
Bêtes des bois, oiseaux volants parmi ces fleurs,
Poissons qu'entre ces bords l'onde en son cours promène.

Airs dont mes longs soupirs attiédissent l'haleine,
Sentier jadis de joie, aujourd'hui de douleurs,
Coteau cher à mes pas, plus cher à mes langueurs,
Où l'amour cependant par instinct me ramène:

Je reconnais en vous l'aspect accoutumé,
Non en moi, pour jamais à tout plaisir fermé,
Et qui nourris au cœur un chagrin solitaire.

D'ici je la voyais. Je reviens voir le lieu
D'où loin de ce bas monde elle est montée à Dieu
Sans voile, abandonnant son beau corps à la terre!

Ce sont les mêmes sentiments et presque les mêmes images que j'ai exprimés moi-même dans une forme plus large et infiniment moins parfaite que celle de Pétrarque, en écrivant l'ode élégiaque intitulée le Lac, dont quelques strophes sont restées dans la mémoire et dans le cœur de mon temps. Mais, hélas! ce n'est ni la langue ni le vers du poëte de Vaucluse! Le monde, depuis Virgile, n'avait pas eu un tel poëte; l'amour, depuis le christianisme, n'avait pas eu un tel amant! Entre Héloïse et Abeilard, Laure et Pétrarque, on a toute la poésie et toute la divinité de l'amour chrétien.

Lamartine.

(La suite au mois prochain.)

COURS FAMILIER
DE
LITTÉRATURE

XXXIIe ENTRETIEN.

VIE ET ŒUVRES DE PÉTRARQUE.

(2e PARTIE.)

I

L'amour de Laure était si réellement la vie intellectuelle et morale de Pétrarque qu'après la disparition de cette étoile de son âme à l'horizon de la terre le grand poëte cessa, pour ainsi dire, de vivre ici-bas pour suivre cette étoile au ciel; son âme, jusque-là légère, mobile, inquiète, quelquefois errante, sembla se revêtir du deuil éternel de Dante après la mort de Béatrice et s'ensevelir vivante dans le sépulcre et dans l'unique pensée de Laure. Ses sonnets deviennent graves et lapidaires comme des inscriptions sur des tombes.

«Maintenant, chante-t-il, que je suis devenu un animal qui ne hante que les forêts, maintenant que d'un pas indécis, solitaire et lassé, je promène un cœur lourd et des regards humides, inclinés vers le sol, dans un monde devenu pour moi aussi vide qu'une cime dépouillée des Alpes, etc.»

«Je vais explorant chaque contrée, chaque place où je la vis autrefois, et toi seule, ô passion qui me tortures! tu viens avec moi et tu me conduis à mon insu où je dois aller.

«Hélas! ce n'est pas elle que j'y trouve, mais ce sont ces saintes traces toutes dirigées vers cette région supérieure qu'elle habite, etc.»

«Et n'importe, s'écrie-t-il dans le sonnet suivant, avec cette intrépidité de l'amour qui préfère sa douleur même à l'oubli:

«Heureux les yeux qui la virent ici-bas!»

II

Quelquefois, rarement, des saisons riantes, des images gracieuses, mais importunes, lui rendent au cœur et aux sens la séve de ses jours heureux; puis la pensée que Laure n'est plus là change tout cet éblouissement de la vie en ténèbres; comme dans le sonnet suivant:

«Voici le vent tiède et doux de la mer qui ramène les beaux jours, et l'herbe, et les fleurs qu'il fait renaître, et le gazouillement de l'hirondelle, et les mélodies tendres du rossignol, et le printemps tout blanchi et tout empourpré des boutons qu'il colore sous ses pieds.

«Les prés sourient et l'azur du ciel se rassérène, comme si le Créateur se réjouissait de regarder la terre sa fille; les airs, les eaux, le firmament frémissent, tout ivres et tout palpitants d'amour; tout ce qui vit éprouve l'instinct d'aimer et de doubler sa vie en aimant; mais moi, misérable! c'est la saison où les soupirs les plus pesants s'arrachent péniblement du plus profond de ce cœur dont celle qui n'est plus emporta avec elle au ciel la vie et la félicité.

«Et ces concerts d'oiseaux, et ces floraisons des plages, et ces belles honnêtes femmes, les grâces, les douceurs et les enjouements, tout cela n'est à mes yeux qu'un désert peuplé de bêtes féroces et sauvages dont je détourne avec effroi les yeux!»

III

La consonnance ou la dissonance déchirante des chants du rossignol avec les gémissements muets du cœur blessé pendant les nuits d'insomnie est admirablement éprouvée dans quelques vers d'un des sonnets sans doute écrits dans un des retours de Vaucluse.

«Ce rossignol qui sanglotte si mélodieusement, peut-être sur la perte de ses petits ou de la chère compagne de son nid, remplit l'air, le ciel et la vallée de notes si attendries et si tronquées par ses soupirs qu'il semble accompagner toute la nuit mes propres lamentations et me remémorer ma dure destinée!»

Dans un des sonnets qui suivent, les plus splendides visions de la terre lui reviennent en mémoire, mais pour pâlir et se décolorer dans la nuit actuelle de son âme.

«Ni dans un firmament serein voir circuler les vagues étoiles, ni sur une mer tranquille voguer les navires pavoisés, ni à travers les campagnes étinceler les armures des cavaliers couverts de leurs cuirasse, ni dans les clairières des bocages jouer entre elles les biches des bois;

«Ni recevoir des nouvelles désirées de celui dont on attend depuis longtemps le retour, ni parler d'amour en langage élevé et harmonieux, ni au bord des claires fontaines et des prés verdoyants entendre les chansons des dames aussi belles qu'innocentes;

«Non, rien de tout cela désormais ne donnera le moindre tressaillement à mon cœur, tant celle qui fut ici-bas la seule lumière et le seul miroir de mes yeux a su en s'ensevelissant dans son linceul ensevelir ce cœur avec elle!

«Vivre m'est un ennui si lourd et si long que je ne cesse d'en implorer la fin par le désir infini de revoir celle après laquelle rien ne me parut digne d'être jamais vu!»

IV

Il se ressouvient plus loin du jour où il quitta pour la dernière fois celle dont il n'aurait jamais dû s'éloigner.

«À son attitude, à ses paroles, à son visage, à ses vêtements, à cette tendre compassion pour moi mêlée dans ses yeux à sa propre douleur, j'aurais bien dû me dire, si je m'étais aperçu de tous ces signes de la mort: Celui-ci est le dernier des jours heureux de tes douces années!

«J'appelle maintenant, et il n'y a personne qui réponde!

«Ils ont fui, mes jours, plus rapides que le cerf des forêts; ils ont fui plus glissants que l'ombre, et ils n'ont goûté d'autre bien que pendant un battement de paupières quelques heures sereines dont je conserve l'impression dans mon âme, comme d'un breuvage amer et doux sur mes lèvres.

«Misérable monde, instable et trompeur! Bien aveugle est celui qui place en toi son espérance! C'est toi qui me dérobas un jour celle qui était tout mon cœur, et maintenant tu le retiens en poussière, semblable au cadavre qui est déjà en terre et où les os ne sont plus joints aux nerfs!

«Mais la meilleure partie d'elle, qui vit encore et qui vivra toujours là-haut dans la région la plus élevée du ciel, m'enamoure tous les jours davantage de ses immortelles perfections.

«Et je chemine solitaire pendant que mes cheveux changent de couleur, pensant en moi-même à ce qu'elle est aujourd'hui, et en quel séjour elle réside, et quelle félicité favorise ceux à qui il est donné de contempler sa ravissante vision.»

V

Mais en voici un qui porte sa date et son origine dans les exclamations de l'amant veuf de son amour, en revoyant vide le site où il a aimé. Si vous pouviez le lire dans la langue où il est psalmodié plutôt qu'écrit, vous reconnaîtriez, dans l'accent des vers, l'accent d'airain de la cloche funèbre qui tinte sur la tombe des morts!

«Sento l' aura mia antica e i dolci eolli!

«Je respire d'ici mon air antique, et je vois surgir devant moi ces douces collines où naquit celle dont la splendide lumière éblouit si longtemps de ses clartés mes yeux avides et heureux, celle dont la disparition les attriste et les mouille aujourd'hui de larmes!

«Oh! espérance périssable! ô vaines pensées! Veuves sont maintenant les herbes et troubles les eaux, et vide et froid est le nid où elle reposait, ce nid dans lequel j'aurais voulu habiter pendant ma vie et dormir après ma mort!

«Espérant trouver à la fin, par la vertu de ces plantes secourables et par l'influence de ces beaux regards dont je fus consumé, quelque repos après les lassitudes de la vie,

«J'ai servi un maître cruel et avare (l'amour), et j'ai brûlé tant que le foyer de mon cœur a été visible sous mes yeux; et maintenant je vais pleurant sa cendre éparse au vent de la mort!»

VI

Ainsi toute son âme se répandait en vers qui sont des larmes, et en prières qui sont à la fois de la religion et de l'amour: afin d'innocenter sa passion il éprouvait le besoin de la confondre avec sa piété. Ses méditations les plus saintes n'étaient que des entretiens sacrés avec l'âme de Laure. Cette forme de l'amour, la plus belle de toutes, parce que c'est la forme immortelle, n'avait pas été inventée avant Pétrarque. Sainte Thérèse l'inventait en sens inverse vers le même temps en Espagne, appliquant à l'amour divin les extases, les expressions, les images de l'amour terrestre.

VII

Mais, si Pétrarque avait le cœur inguérissable, il avait l'imagination trop vive pour ne pas se débattre et se relever sous sa douleur; il promena ses tristesses sans cesse évaporées dans ses beaux vers de Parme à Florence, de Florence à Rome; il donna à ses amis, et surtout à Boccace, le plus cher et le plus affectionné de tous, les loisirs qu'il donnait jusque-là à ses pensées d'amour. Sa vie est celle d'un homme de passion éteinte, mais de goût survivant, qui trompe les heures tantôt avec la philosophie, tantôt avec la poésie, toujours avec la piété et l'amitié. Tristesse au fond du cœur, sourire encore sur les lèvres. Son talent avait grandi sous ses larmes. Il habite tantôt Parme, tantôt Padoue, tantôt Venise, recherché, aimé, caressé par tous les hommes éminents de ces différentes villes. Nul homme ne jouit aussi complétement, mais aussi modestement, de sa gloire; il n'avait que l'ambition de la postérité et du ciel: il était amoureux d'une mémoire.

Il eut cependant quelques rechutes d'amour plus profane que l'amour éthéré qu'il nourrissait pour Laure; il ne cherche pas à s'en excuser lui-même. Indépendamment de son fils Jean, né d'une mère inconnue à Avignon, il parle dans ses lettres et dans ses sonnets d'une belle et jeune dame d'Italie dont les charmes rendaient malgré lui à son cœur des sentiments qu'il rougissait de rallumer.

C'est pour la fuir sans doute qu'il résolut une septième fois de revenir encore à Vaucluse. Il analyse ainsi lui-même dans une de ses lettres l'inquiétude d'esprit qui le portait à revoir les lieux témoins de ses beaux jours et de ses regrets.

«Vous savez que j'avais résolu de ne plus retourner à Vaucluse. Il m'a pris tout à coup un désir d'y aller dont je n'ai pas été le maître. Aucune espérance ne m'y attire: ce n'est pas le plaisir, dans un endroit aussi sauvage; ce n'est pas l'amitié (le plus honnête de tous les motifs qui peuvent déterminer les hommes); quels amis pourrais-je avoir dans un désert où le nom même d'amitié n'est pas connu, où les habitants, uniquement occupés de leurs filets ou de la culture de leurs oliviers et de leurs vignes, ignorent les douceurs de la société et de la conversation?

«Voici ce que je puis alléguer de plus raisonnable pour excuser cette variation de mon âme: c'est l'amour de la solitude et du repos qui m'a fait prendre le parti que j'ai pris. Trop connu, trop recherché dans ma patrie, loué, flatté même jusqu'au dégoût, je cherche un endroit où je puisse vivre seul, inconnu et sans gloire. Rien ne me paraît préférable à une vie solitaire et tranquille.

«L'idée de mon désert de Vaucluse est revenue à moi avec tous ses charmes; en me représentant ces collines, ces fontaines, ces bois si favorables à mes études, j'ai senti dans le fond de l'âme une douceur que je ne saurais rendre. Je ne suis plus étonné de ce que Camille, ce grand homme que Rome exila, soupirait après sa patrie, quand je pense qu'un homme né sur les rives de l'Arno regrette un séjour au delà des Alpes. L'habitude est une seconde nature. Cette solitude, à force de l'habiter, est devenue comme ma patrie. Ce qui me touche le plus, c'est que je compte y mettre la dernière main à quelques ouvrages que j'ai commencés. J'ai été curieux de revoir mes livres, de les tirer des coffres où ils étaient renfermés, pour leur faire voir le jour et les remettre sous les yeux de leur maître.

«Enfin, si je manque à la parole que j'avais donnée à mes amis, ils doivent me le pardonner: c'est l'effet de cette variation attachée à l'esprit humain, dont personne n'est exempt, excepté ces hommes parfaits qui ne perdent pas de vue le souverain bien. L'identité est la mère de l'ennui, qu'on ne peut éviter qu'en changeant de lieu.»

VIII

Il partit de Padoue le 3 mai, menant avec lui Jean, son fils, qu'il avait retiré depuis quelque temps de l'école de Gilbert de Parme. «Je le menai avec moi, dit-il, pour que sa présence me rappelât mes devoirs envers lui. Que serait devenu cet enfant s'il avait eu le malheur de me perdre?»—Pétrarque, quelques jours après son arrivée à Avignon, obtint du pape pour cet enfant doux, docile, mais illettré et rougissant de son ignorance, dit-il, un canonicat à Vérone. Délivré de cette sollicitude pour ce fruit de sa faiblesse, il s'enferma dans sa chère retraite de Vaucluse, et c'est là, en présence des lieux, des souvenirs, de l'image de Laure, qu'il écrivit, au murmure de la fontaine, les plus pieux et les plus sublimes sonnets que nous avons cités plus haut. Il fut distrait un moment de ce loisir dans sa solitude par l'arrivée de son ancien ami politique, Rienzi, à Avignon.

Rienzi, le tribun de la république imaginaire de Rome, n'avait pas accepté sa défaite. Évadé de Rome, comme on l'a vu dans notre récit, il s'était fait ermite, sous le faux nom du Père Ange, au mont Maïella, dans le royaume de Naples. Revenu impunément à Rome avec une bande de pèlerins, il y renoua ses complots contre le légat du pape. Ce légat, dans une sédition excitée par Rienzi, fut atteint d'une flèche à la tête. On soupçonnait Rienzi de fomenter ces agitations pour rétablir le tribunat; il eut l'audace de se livrer lui-même à l'empereur, qui était à Pragues, et de lui demander son concours pour restaurer en Italie ce qu'il appelait le règne du Saint-Esprit. L'empereur le livra au pape et l'envoya sous escorte, mais non enchaîné, à Avignon; il y entra en chef de secte plus qu'en prisonnier. Son sort toucha Pétrarque; le poëte avait été, ainsi qu'on l'a vu, le partisan et le complice du tribun de Rome; il était embarrassé maintenant de son attitude envers l'homme qu'il avait exalté jusqu'au niveau des anciens héros de la liberté romaine. On voit transpercer ces sentiments dans une longue lettre qu'il publia à cette époque.

«Rienzi, dit-il dans cette lettre, est arrivé récemment à Avignon; ce tribun autrefois si puissant, si redouté, à présent le plus malheureux de tous les hommes, a été conduit ici comme un captif... Je lui ai donné des louanges, des conseils: cela est plus connu que je ne voudrais peut-être; j'aimais sa vertu, j'approuvais son projet, j'admirais son courage, je félicitais l'Italie de ce que Rome allait reprendre l'empire qu'elle avait autrefois. Je lui avais écrit quelques lettres dont je ne me repens pas tout à fait. Je ne suis pas prophète; ah! s'il avait continué comme il a commencé!... Il s'agit maintenant de déterminer quel genre de supplice mérite un homme qui a voulu que la république fût libre! Ô temps! ô mœurs!... Il faut dire la vérité: Rienzi, à son entrée en ville, n'était ni lié ni garrotté. Il demanda si j'étais à Avignon; je ne sais s'il attendait de moi quelques secours, et je ne vois pas ce que je pourrais faire pour lui. Ce dont on l'accuse le couvre de gloire selon moi. Un citoyen romain s'afflige de voir sa patrie, qui est de droit reine du monde, devenir esclave des hommes les plus vils. Voilà le fondement de l'accusation contre lui; il s'agit de savoir quel supplice mérite un tel crime.»

Cette lettre, récemment découverte, était adressée au prieur des Saints-Apôtres de Padoue; elle atteste avec quelle aspiration puissante l'imagination italienne du moyen âge, même dans le clergé papal, remontait à l'antique liberté, bien que cette liberté ne fût plus que le rêve de ses poëtes.

Pétrarque fit plus; il écrivit une lettre éloquente et insurrectionnelle à la ville de Rome pour l'exciter à défendre ou à venger son tribun. «Osez quelque chose, dit-il aux Romains, osez en faveur de votre citoyen! Que le peuple romain n'ait qu'une voix, qu'une âme! Demandez qu'on vous remette le prisonnier. La terreur est ici si profonde qu'on n'ose se parler qu'à l'oreille, la nuit, et dans quelques lieux retirés. Moi-même, qui ne refuserais pas de mourir pour la vérité, si ma mort pouvait être de quelque profit à la république, je n'ose signer cette lettre! L'empire est encore à Rome et ne saurait être ailleurs tant qu'il restera seulement le rocher du Capitole.

IX

De tels sentiments n'enlevèrent cependant pas à Pétrarque la faveur du pape Clément VI, pontife aux mœurs relâchées, mais élégantes, qui appréciait le génie comme un Médicis français. Il supplia Pétrarque d'accepter le titre et l'emploi de secrétaire de la cour pontificale. Pétrarque eut la sagesse de refuser une charge qui lui donnait la toute-puissance sous un pape faible et complaisant, mais qui lui enlevait sa chère liberté. Il revint poétiser et philosopher à Vaucluse pendant le reste de l'année 1352. C'est l'apogée de son génie; il le répandait, comme la fontaine de Vaucluse répand ses eaux, sur tous les sujets et avec une intarissable abondance; sa vie était tout entière dans sa pensée.

«Quoique j'aie encore de riches habits, écrit-il à cette date à son ami le prieur des Saints-Apôtres, vous me prendriez pour un paysan ou pour un pasteur, moi qui fus autrefois si recherché dans ma parure. Hélas! les mêmes raisons ne subsistent plus; les nœuds qui me liaient sont brisés, les yeux auxquels je voulais plaire sont fermés; rien ne me plaît davantage que d'être dégagé de tous liens et libre... Je me lève à minuit, je sors à la pointe du jour, j'étudie dans la campagne comme dans ma chambre, je lis, j'écris, je rêve; je parcours tout le jour des montagnes pelées, des vallées humides, des cavernes secrètes; je marche souvent sur les deux bords de la Sorgues seul avec mes soucis. Je jouis par le souvenir de tout ce que j'ai aimé, de la société de tous les amis avec lesquels j'ai vécu et de ceux qui sont morts avant ma naissance et que je ne connais que par leurs ouvrages.»

Cette amitié avec les morts est le besoin comme elle est la consolation de toutes les grandes âmes. Virgile et Cicéron étaient les véritables amis du solitaire de Vaucluse, comme l'amant, le philosophe, le poëte de Vaucluse est l'ami des hommes sensibles et supérieurs de notre temps. L'homme de génie universel a pour contemporains tous ceux qu'il admire: c'est la société des fidèles à travers les temps.

X

Clément VI, ce pape chevaleresque, mourut à Avignon pendant cette retraite de Pétrarque à Vaucluse. Pétrarque ne le regretta pas autant peut-être qu'il méritait d'être regretté. Il fut remplacé par Innocent VI, né aussi à Limoges, mais qui portait sur le trône la rigidité d'un théologien au lieu de l'élégance d'esprit d'un gentilhomme français tel qu'était son prédécesseur, Clément VI. Innocent VI, au lieu d'honorer dans Pétrarque le génie littéraire, ne voyait pas, dit-on, ses talents sans un soupçon de sorcellerie. Pétrarque rendait à ce pape dédain pour dédain.

«Il viendra bientôt, dit-il dans une des poésies qu'il écrivit alors, il viendra bientôt après Clément VI un homme triste et pesant; il engraissera les pâturages romains avec le fumier d'Auvergne.»

Ce pape cependant fit quelques avances au poëte pour l'attacher à sa cause. Pétrarque répondit stoïquement à ces avances.

«Je suis content, disait Pétrarque; je ne veux rien, j'ai mis un frein à mes désirs, j'ai tout ce qu'il faut pour vivre. Cincinnatus, Curius, Fabrice, Régulus, après avoir subjugué des nations entières et mené des rois en triomphe, n'étaient pas si riches que moi. Si j'ouvre la porte aux passions, je serai toujours pauvre: l'avarice, la luxure, l'ambition ne connaissent point de bornes; l'avarice surtout est un abîme sans fond. J'ai des habits pour me couvrir, des aliments pour me nourrir, des chevaux pour me porter, un fonds de terre pour me coucher, me promener et déposer ma dépouille après ma mort. Qu'avait de plus un empereur romain? Mon corps est sain; dompté par le travail, il est moins rebelle à l'âme. J'ai des livres de toute espèce: c'est un trésor pour moi; ils nourrissent mon âme avec une volupté qui n'est jamais suivie de dégoût. J'ai des amis que je regarde comme mon bien le plus précieux, pourvu que leurs conseils ne tendent pas à me priver de ma liberté. Ajoutez à cela la plus grande sécurité: je ne me connais point d'ennemis, si ce n'est ceux que m'a faits l'envie. Dans le fond je les méprise, et peut-être serais-je fâché de ne pas les avoir. Je compte encore au nombre de mes richesses la bienveillance de tous les gens de bien répandus dans le monde, même de ceux que je n'ai jamais vus et que je ne verrai peut-être jamais. Vous faites peu de cas de ces richesses, je le sais bien; que voulez-vous donc que je fasse pour m'enrichir? Que je prête à usure, que je commerce sur mer, que j'aille brailler dans le barreau, que je vende ma langue et ma plume, que je me fatigue beaucoup pour amasser des trésors que je conserverais avec inquiétude, que j'abandonnerais avec regret, et qu'un autre dissiperait avec plaisir? En un mot, qu'exigez-vous de moi? Je me trouve assez riche; faut-il encore que je paraisse tel aux yeux des autres? Dans le fond c'est mon affaire. Va-t-on consulter le goût des autres pour se nourrir? Gardez pour vous votre façon de penser et laissez-moi la mienne; elle est établie sur des fondements solides que rien ne pourrait ébranler.»

XI

Cependant la mélancolie, cette maladie et cette muse des grandes imaginations, l'atteignit jusque dans cette retraite de Vaucluse. Il alla dire un adieu éternel à son frère, supérieur de la Chartreuse de Mont-Rieu, puis il s'achemina de nouveau vers sa véritable patrie, l'Italie. On s'y disputait l'honneur de lui offrir un asile. Malgré les instances de son ami, le cardinal de Talleyrand, il ne voulut pas même prendre congé de ce pape illettré qu'il redoutait. «Non, dit-il, je craindrais de lui nuire par mes sortiléges comme il me nuirait par sa crédulité!»

On se souvient qu'Innocent VI le croyait un peu en commerce avec les esprits suspects.

Il salua de vers magnifiques l'horizon d'Italie du haut des Alpes et descendit à Milan.

Jean Visconti, archevêque et tyran de Milan, maître de toute la Lombardie, l'accueillit en prince de l'intelligence humaine.

Pétrarque fit ses conditions avant de s'attacher à ce souverain: il se réserva sa liberté et sa solitude. Jean Visconti lui donna dans la ville une maison élégante et retirée, décorée de deux tours, dans le voisinage de l'église et de la bibliothèque de Saint-Ambroise. On voyait du haut des tours le magnifique amphithéâtre des Alpes crénelées de neige, même en été. Le jardin du couvent était consacré par la vision de saint Augustin, Pétrarque africain d'une autre date, qui s'y était converti des désordres amoureux de sa jeunesse.

La sainteté de cet asile ne le préserva pas d'une dernière faiblesse de cœur pour une belle Milanaise qu'on dit être de l'illustre famille Beccaria. Une fille nommée Francesca naquit de cet amour. Le grand poëte Manzoni, de notre temps, a épousé une fille de cette même maison de Beccaria, célèbre à tant de titres parmi les philosophes, les politiques et les poëtes. Les familles ont leur destinée comme les nations; heureuses celles qui commencent ou finissent par des consanguinités même traditionnelles avec les poëtes! témoin Laure à Avignon et Francesca à Milan. Cette tradition pourtant n'a rien d'authentique, si ce n'est la naissance de la fille de Pétrarque à peu près vers ce temps.

XII

Chargé par Jean Visconti de négocier avec les Génois, qui voulaient se donner à lui pour avoir un guerrier dans leur maître, Pétrarque contribua à cette fusion de Gênes et de Milan.

Après ce service rendu à Visconti, il alla se délasser dans le vieux château abandonné de San-Colomban, sur les collines que baigne le Pô. La politique l'avait rendu à la poésie, la poésie reportait son cœur à Laure, son imagination à Vaucluse; il composa à San-Colomban des vers et des lettres pleines de sa mélancolie. C'est là qu'il écrivit aussi quelques-unes de ses odes de longue haleine appelées Trionfi, sortes de dithyrambes philosophiques où les chants mystiques du Dante furent évidemment ses modèles. Nous préférons ses sonnets, parce qu'ils sont plutôt une explosion de son cœur qu'une méditation de son esprit. Le rhétoricien brille dans les Triomphes, l'homme se révèle dans les sonnets.

XIII

C'est de là aussi qu'il entretint une correspondance avec l'empereur d'Allemagne Charles VI, pour lui persuader de venir rétablir l'empire d'Auguste en Italie.—«Rien n'est possible depuis que l'Italie a épousé la servitude,» lui répond l'empereur. Ainsi on voit qu'à l'exemple de Dante le républicain Pétrarque est contraint, par les dissensions de sa patrie, à embrasser le parti de l'empereur et à offrir l'Italie à Charles VI. Il y a loin de ce découragement à l'époque où Pétrarque était le complice patriotique de Rienzi, mais il n'est pas donné aux regrets de réveiller les nations assoupies dans la servitude. Pétrarque avait passe alors de la poésie à la politique. L'unité de l'Italie était à ses yeux dans l'empereur; il cite pour exemple Rienzi lui-même à Charles VI. «Si un tribun, dit-il, a pu tant faire, que ne ferait pas un césar?»

Envoyé bientôt après en ambassade à Venise pour réconcilier les Vénitiens et les Génois, il échoua dans cette tentative. Les Vénitiens lui reprochèrent son penchant pour la cause de l'empereur.—«Vous, l'ami et le grand orateur de la liberté, lui écrivit le doge Dandolo, ne deviez-vous pas, au lieu de nous blâmer, nous louer de nos efforts pour écarter de l'Italie cette servitude impériale?»

Jean Visconti étant mort encore jeune pendant cette ambassade, Pétrarque fit l'oraison funèbre à ses funérailles. Visconti laissait trois fils, entre lesquels fut partagé son vaste héritage, qui comprenait toute la Lombardie.

XIV

Pendant ces événements de la Lombardie, des événements plus imprévus agitaient Rome.

On a vu que Rienzi, livré par le roi de Bohême au pape Clément VI, à Avignon, y languissait dans une honorable captivité. Clément VI était trop doux pour se venger sur un tribun qui avait dépassé ses pouvoirs, mais qui avait agi cependant comme mandataire du pape. Innocent VI était plus implacable; il fit juger Rienzi par une commission de cardinaux qui le déclarèrent hérétique et rebelle. Il allait subir le supplice quand un autre tribun s'éleva dans Rome, appelant le peuple romain à la liberté.

La cour d'Avignon, voulant opposer tribun à tribun, rendit la liberté à Rienzi et l'envoya à Rome comme délégué du pape. Rienzi triompha quelques jours alors à la tête de ses anciens partisans; mais, ayant renouvelé ses démences et ses cruautés, il fut assailli dans le Capitole par une émeute combinée des grands et de la populace. Reconnu sous le déguisement qu'il avait revêtu pour s'évader du Capitole, il fut percé de mille coups de poignard et traîné aux fourches patibulaires, où la ville entière outragea son cadavre. Insensé qui avait cru qu'on rallumait deux fois le feu éteint d'une popularité morte!

XV

Mais Pétrarque, déjà passé au parti de l'empereur, vit périr Rienzi avec indifférence.

Charles VI descendait alors en Italie. «La joie me coupe la parole, lui écrit Pétrarque; peu importe que vous soyez né en Allemagne, pourvu que vous soyez né pour l'Italie.» Invité par l'empereur à venir conférer avec lui, Pétrarque accourut à Mantoue. Le récit du long entretien de l'empereur et de Pétrarque prouve que l'empereur était aussi lettré que Pétrarque était politique. «Il me raconta toutes les circonstances de ma propre vie, dit Pétrarque dans la lettre où il écrit cet entretien, comme s'il eût été moi-même; il me conjura de venir à Rome avec lui. Denys ne reçut pas mieux Platon, ajoute le poëte, mais le poëte préféra son loisir et sa solitude à la gloire d'installer César à Rome!»

Charles VI, prince plus pacifique qu'ambitieux, négocia à Mantoue une paix facile, par la médiation de Pétrarque, entre lui et les Visconti. L'empereur se contenta de recevoir la couronne de fer à Milan, la couronne de césar à Rome. Vaines cérémonies qui signifiaient l'empire, mais qui ne le donnaient pas. Pétrarque, indigné de cette faiblesse, écrit de Milan à l'empereur une lettre pleine d'objurgations et presque d'outrages sur sa lâcheté et sur son retour ignominieux en Allemagne.

«Allez, lui dit-il, emportez des couronnes vides et des titres risibles en Allemagne! L'Italie était à vous, et vous ne pensez qu'à rentrer dans votre Bohême! On m'a apporté de votre part une médaille antique qui représente l'image de César; si cette médaille avait pu parler, que ne vous aurait-elle pas dit pour vous empêcher de faire une retraite si honteuse! Adieu, César! Comparez ce que vous perdez avec ce que vous allez retrouver en Bohême!»

XVI

Galéas Visconti, dont Pétrarque était devenu l'ami et le conseiller après la mort de Jean Visconti, envoya cependant Pétrarque à Pragues auprès de ce même empereur qu'il avait si rudement gourmandé. Le bon Charles VI ne se souvint pas de l'injure et fit ses efforts pour retenir le poëte à sa cour; mais Pétrarque n'aspirait qu'à l'Italie.

Il y revint après cette courte ambassade; il y fut témoin des dissensions de la famille Visconti à Milan sans que ces orages troublassent sa tranquillité. Il vivait tantôt à Milan, tantôt dans la Chartreuse de Garignano, près de l'Adda, sur la route de Milan au lac de Côme. Le compte qu'il rend de sa vie à son ami Lélio de Vaucluse ressemble à une page des Confessions de saint Augustin.

«La situation est agréable, dit-il, l'air pur; la Chartreuse s'élève sur un monticule au milieu de la plaine, entourée de toute part de fontaines non rapides et bruyantes comme celles de Vaucluse, mais limpides et courantes, à pente douce avec un petit volume d'eau. Le cours de ces eaux est si entrelacé qu'on ne sait au juste si elles vont ou si elles viennent. Le cours de ma vie a été uniforme depuis que les années ont amorti ce feu de l'âme qui m'a tant consumé et tourmenté autrefois... Vous connaissez mes habitudes, vous savez que j'y ai résidé deux ans: semblable à un voyageur pressé par la fatigue d'arriver, je double le pas à mesure que je vois s'approcher le terme de ma course. Je lis ou j'écris jour et nuit; l'un me délasse de l'autre... Mes yeux sont affaiblis par les veilles, ma main est lasse de tenir la plume, mon cœur est rongé par les soucis... J'ai à combattre mes passions; pour tout ce qui tient à la fortune, je suis dans un juste milieu, également éloigné des deux extrêmes. J'ai plus de gloire que je n'en voudrais pour mon repos: le plus grand prince d'Italie avec toute sa cour me chérit et m'honore; le peuple même me fait plus de caresses que je ne mérite; il m'aime sans me connaître, car je me montre peu, et c'est peut-être à cause de cela même que je suis aimé et considéré.

«J'habite un coin écarté de la ville, vers le couchant; je donne peu d'heures au sommeil, car c'est une mort anticipée; dès que je m'éveille je passe dans ma bibliothèque; j'aime de plus en plus la solitude et le silence, mais je suis causeur avec mes amis; mes amis partis, je redeviens muet.... Dès que j'ai senti les approches de l'été, j'ai pris une maison de campagne fort agréable à une heure de Milan, où l'air est extrêmement pur; j'y suis en ce moment. J'ai de tout en abondance: les paysans m'apportent à l'envi des fruits, des poissons, des canards et toute espèce de gibier. Il y a à côté une belle chartreuse où je trouve à toutes les heures du jour les plaisirs innocents que la religion nous procure.... Je n'ai à déplorer que la perte de plusieurs de mes amis.»

Puis, venant à parler de son fils Jean, qu'il avait amené avec lui d'Avignon: «Vous voulez, dit-il, savoir des nouvelles de notre enfant. Je ne sais trop que vous en dire: son caractère est doux, et les fleurs de son adolescence promettent beaucoup; j'ignore quel en sera le fruit, mais je crois qu'il sera un honnête homme. Je sais déjà qu'il a de l'esprit; mais à quoi sert l'esprit sans le travail? Il fuit un livre comme un serpent; je me console en pensant qu'il sera un homme de bien. «J'aime mieux, disait Thémistocle, un homme sans lettres que des lettres sans homme.»

XVII

Ainsi vivait ce sage, sevré avant le temps de toutes les illusions de la vie, excepté la poésie et l'amour. Le roi de Naples l'appelait à sa cour pour lui donner la direction des affaires diplomatiques, ainsi qu'avait voulu le faire Clément VI; il refusait avec persistance tout poste d'éclat qui aurait pu lui enlever la paix, trésor unique de son âme. Il allait souvent habiter Venise, dont le luxe et les fêtes tempéraient pendant l'hiver la sévérité de sa solitude pendant l'été. Son ami Boccace venait de Florence le visiter; Boccace n'osait pas lui lire son Décameron, recueil de contes charmants, mais légers, dont il avait amusé et scandalisé l'Italie pendant sa jeunesse.

«Pétrarque, écrivait Boccace, m'enlève aux vanités de ce monde en tournant mon âme vers les choses éternelles, et il donne à mes amours un plus saint aliment.»

Les deux amis se communiquaient leurs pensées: jamais deux grands hommes ne furent mieux disposés à s'aimer. Boccace avait tout l'esprit et tout l'enjouement qui manquait à Pétrarque; Pétrarque avait tout le sérieux et toute la majesté de génie qui aurait, sans lui, manqué à Boccace.

«Nous avons passé ensemble des jours délicieux, écrit Pétrarque à Simonide, mais ils ont coulé trop vite! Je ne puis pas me consoler d'avoir vu partir de chez moi un ami de ce prix!»

Boccace, de retour à Florence, envoya à Pétrarque le poëme de Dante, copié tout entier de sa main. Le poëte virgilien de Vaucluse ne possédait pas le poëme de Dante dans sa bibliothèque!

Ce poëme, objet d'une sorte de superstition peu raisonnée en Italie et en France, choquait le goût délicat et le type antique de la poésie homérique ou virgilienne de Pétrarque. Il rendait pleine justice à la vigueur du pinceau du chantre de l'Enfer et du Paradis; mais il trouvait obscurité, scolastique, cynisme et quelquefois obscénité dans les images et dans le style. On m'a beaucoup insulté en Italie et en France, l'année dernière, pour avoir osé dire que la Divine Comédie du Dante ressemblait plus à une apocalypse qu'à un poëme épique. J'ai passé pour un blasphémateur; Voltaire, qui n'était pas sans goût, avait blasphémé avant moi et comme moi. J'ai été bien étonné, en lisant les lettres latines de Pétrarque à Boccace, de voir que le poëte le plus exquis et le plus patriote de l'Italie avait blasphémé lui-même avant Voltaire et avant moi. Je ne résiste pas à citer textuellement les paroles de la lettre de Pétrarque à Boccace sur la Divine Comédie du Dante.

«J'applaudis à vos vers, et je m'unis à vous pour louer ce grand poëte, trivial pour le style, mais très-élevé pour la pensée... Je lui décerne la palme de l'élocution vulgaire. Qu'on ne m'accuse pas de vouloir porter atteinte à sa réputation; je connais peut-être mieux les beautés de ses ouvrages que tant de gens qui se déclarent ses fanatiques sans les avoir lus.» (N'est-ce pas l'enthousiasme d'aujourd'hui en France, où tout le monde exalte et où si peu de personnes ont lu et compris ce livre?)

«Ces gens-là, continue Pétrarque, ressemblent à ces prétentieux arbitres du goût dont parle Cicéron, qui blâment ou approuvent sans pouvoir donner raison de leur admiration ou de leur dégoût. Si cela est arrivé d'Homère et de Virgile, jugés par des hommes lettrés et supérieurs, comment cela n'arriverait-il pas à votre poëte florentin dans les tavernes et dans les places publiques? Ces langues sales gâtent la beauté de son langage. Vous dites qu'il aurait excellé s'il se fût adonné à un autre genre de poëme; j'en conviens avec vous; il avait assez de génie pour réussir dans tout ce qu'il aurait entrepris; mais il n'est pas question ici de ce qu'il aurait pu faire: nous parlons de ce qu'il a fait. Que pourrais-je lui envier? Les applaudissements enroués des foulons du carrefour, des cabaretiers, des bouchers et autres gens de cette espèce, dont les louanges font plus de tort que d'honneur?»

On voit que les images et les expressions si contraires à la chaste pureté et à l'éternelle beauté des poésies antiques répugnaient à Pétrarque comme à Voltaire, comme à nous-même.

Mais les livres ont leur destinée et leurs retours de fortune comme les hommes; la postérité a ses engouements comme le temps: elle fait mourir et revivre pour un moment les philosophes, les historiens, les poëtes; elle ensevelit les uns dans ses dédains, elle exhume les autres par ses engouements. Rien n'est stable dans ce bas monde, pas même la tombe des grands hommes: les sépulcres ont leurs vicissitudes comme les empires. L'engouement de ce siècle a élevé Dante au-dessus de ses œuvres, sublimes par moment, mais souvent barbares; l'oubli de ce même siècle a négligé Pétrarque, le type de toute beauté de langage et de sentiment depuis Virgile. Cet engouement et ce dédain dureront ce que durent les caprices de la postérité (car elle en a); puis viendra une troisième et dernière postérité qui remettra chacun à sa place, Dante au sommet des génies sublimes, mais disproportionnés, Pétrarque au sommet des génies parfaits de sensibilité, de style, d'harmonie et d'équilibre, caractère de la souveraine beauté de l'esprit.

XVIII

Pendant ce séjour désormais fixé à Milan ou dans les environs, quelques chagrins domestiques altérèrent la paix du grand solitaire. Son fils Jean, que l'oisiveté entraînait à la licence, déroba à son père l'argent qu'il avait épargné pour ses deux enfants. Le jeune homme dépensa cette somme en folles débauches. Pétrarque attribua tout à la faiblesse de son fils, l'éloigna quelque temps de lui; puis il pardonna. Cependant ce souvenir lui rendit pénible le séjour de sa petite maison de Milan, près de l'abbaye de Saint-Ambroise; il alla chercher plus de sécurité et de solitude dans un couvent de bénédictins éloigné de la ville. «La maison est située de manière, écrit-il à son ami Socrate, à Vaucluse, qu'il est facile d'y échapper aux visites des importuns. J'ai une étendue de mille pas pour me promener, dans un lieu abrité et couvert, séparé des champs d'un côté par un épais buisson, de l'autre par un sentier désert, écarté et tapissé d'herbes. J'avoue qu'un tel séjour m'a tenté.»

Galéas Visconti l'arracha momentanément à cette paix en le chargeant d'aller à Paris complimenter le roi Jean et négocier avec ce prince un traité d'alliance dont un mariage entre les deux maisons était le gage. Pétrarque harangua le roi à Paris en style cicéronien.

La peste, à son retour de Paris, le chassa de Milan; il se retira à Padoue dans un de ses canonicats; il y perdit son fils Jean par la peste; il y maria sa fille Françoise à un gentilhomme de Padoue nommé Brossano. La beauté, la vertu, la docilité de sa fille et le caractère accompli de son gendre adoucirent les regrets de la mort d'un fils peu digne d'un tel père.

Il ouvrit sa maison aux deux époux, et la mort seule le sépara de sa fille.

Les dix années qu'il passa à Padoue, à Venise ou dans les collines du bord de l'Adriatique, n'ont laissé traces que par de nombreuses et admirables lettres et quelques sonnets pleins de la mémoire de Laure.

Ces sonnets sont empreints de cette triste et poignante sérénité des heures du soir de la vie des grands hommes, où, à mesure que leur soleil baisse, leur âme semble grandir avec leur génie.

sévère, lui rendit à cette époque une seconde visite à Venise. Ces deux hommes d'œuvres si différentes semblaient être du même cœur; leur correspondance et leurs entretiens ont le charme de la confidence, de l'amitié, de la poésie douce et des lettres intimes. Horace et Virgile, Racine et Molière ne devaient pas causer plus délicieusement. On aimait Boccace, on vénérait Pétrarque.

XIX

À peine Boccace était-il reparti pour Florence que Pétrarque se sentait impatient de son absence et le conjurait de venir fixer sa résidence dans sa maison.

«Vous m'êtes devenu beaucoup plus cher, lui dit-il; voulez-vous en savoir la raison? C'est que de mes vieux amis vous êtes presque le seul qui me reste. Rendez-vous à mes désirs, venez. Vous connaissez ma maison: elle est en très-bon air; ma société: il n'y en a pas de meilleure. Benintendi viendra à son ordinaire passer les soirées avec nous; est-il rien de plus doux et de plus aimable que son commerce? Ses propos sont pleins de sel, d'enjouement et de candeur. Et notre Donat, qui est revenu à nous, a quitté les collines de Toscane pour habiter les bords de la mer Adriatique. Connaissez-vous une plus belle âme, un cœur plus tendre et qui vous aime davantage? Je pourrais vous en citer d'autres, mais en voilà assez. Je n'approuve pas une solitude absolue: elle me paraît contraire à l'humanité; mais à un homme de lettres, à un philosophe, peu de gens suffisent, parce que, à la rigueur, il pourrait se suffire à lui-même. Si le séjour de Venise ne vous convient pas, si vous craignez l'intempérie de l'automne, qu'on ne peut mieux corriger, ce me semble, que par la gaieté des propos avec ses amis, nous irons à Capo d'Istria, à Trieste, où l'on m'écrit que l'air est très-bon. Si vous acceptez ce parti, nous chercherons où elle est, cette source du Timave, si célèbre parmi les poëtes et si ignorée de la plupart des docteurs, et non pas dans le Padouan où on la place communément. Un vers de Lucain a donné lieu à cette erreur, en joignant le Timave à l'Apono dans les monts Euganées.»

XX

C'est à peu près à cette époque qu'il adressa au nouveau pape Urbain V, pontife enfin selon son cœur, une lettre véritablement cicéronienne pour le décider à rétablir le siége du pontificat à Rome. Urbain V fît commenter et publier cette lettre de Pétrarque comme un manifeste diplomatique, et partit enfin pour Rome avec toute sa cour.

La mort du fils de Francesca de Brossano, sa fille, corrompit un moment pour lui toute cette joie du rétablissement du saint-siége à Rome.

«Hélas! écrit-il auprès de ce berceau vide, cet enfant me ressemblait si parfaitement que quelqu'un qui n'aurait pas su qui était la mère l'aurait pris pour mon fils. Il n'avait pas encore un an qu'on retrouvait déjà mon visage dans le sien. Cette ressemblance le rendait plus cher à son père et à sa mère, et même à Galéas Visconti, tellement que lui (le seigneur de Milan), qui avait appris d'un œil sec la mort de son petit enfant, ne put apprendre la mort du mien sans verser des larmes. Pour moi, j'en aurais beaucoup versé si je n'avais eu honte et si cela ne m'avait pas paru indécent à mon âge. Je lui ai élevé, à Pavie, un petit mausolée de marbre où j'ai fait graver en lettres d'or douze vers élégiaques, chose que je n'aurais faite pour aucun autre et que je ne voudrais pas qu'on fît pour moi.»

XXI

Boccace était en route pour venir voir Pétrarque quand ce malheur frappa le poëte. On ne lit pas sans un vif intérêt domestique la charmante lettre que Boccace écrit de Pavie à Pétrarque. L'auteur du Décameron n'avait pas trouvé son ami chez lui en arrivant à Pavie, mais il avait rencontré son gendre Brossano en chemin et il avait rendu visite à Francesca, fille de Pétrarque. Il l'appelle sa Tullie, par allusion badine au nom de la fille du Cicéron ancien en écrivant au Cicéron moderne.

«Mon cher Maître, je suis parti de Certaldo le 24 mars pour aller vous chercher à Venise, où vous étiez alors. Des pluies continuelles, les discours de mes amis qui ne voulaient pas me laisser partir, ce que j'apprenais des mauvais chemins par des gens qui revenaient de Bologne, tout cela m'a retenu si longtemps à Florence que j'ai enfin appris que, pour mon malheur, vous aviez été rappelé à Pavie. Peu s'en fallut que je ne renonçasse à mon projet; mais des affaires dont quelques amis m'avaient chargé, et surtout le désir de voir deux personnes qui vous sont extrêmement chères, votre Tullie et son époux, que je ne connais pas encore, moi qui connais tout ce que vous aimez, me firent reprendre ma route dès que le temps fut un peu adouci. Je rencontrai, par hasard, en chemin François de Brossano; il a dû vous dire quelle fut ma joie. Après les compliments ordinaires et quelques questions que je lui fis sur votre compte, je me mis à considérer sa grande taille, sa physionomie tranquille, la douceur de ses manières et de ses propos. J'admirai d'abord votre choix; et comment ne pas admirer tout ce que vous faites! Enfin, l'ayant quitté parce qu'il le fallait, je montai sur ma barque pour me rendre à Venise. À peine arrivé, je trouvai plusieurs de nos compatriotes qui se disputaient à qui serait mon hôte en votre absence, et surtout notre Donat, qui fut fâché parce que je donnais la préférence à François Allegri, avec qui j'étais venu de Florence. J'entre dans tout ce détail avec vous pour me justifier de n'avoir pas profité dans cette occasion de l'offre obligeante que vous m'aviez faite dans votre lettre. Sachez que, quand même je n'aurais point trouvé d'amis qui m'eussent reçu chez eux, j'aurais été descendre au cabaret plutôt que de loger chez votre Tullie en l'absence de son mari. Je ne doute pas que vous ne rendiez justice à ma façon de penser à votre égard sur cela comme sur toute autre chose; mais les autres ne me connaissent pas comme vous. Mon âge, mes cheveux blancs, mon embonpoint, qui font de moi un homme sans conséquence, devraient écarter tous les soupçons; mais je connais le monde: il voit le mal souvent où il n'est pas, et il trouve des traces dans des endroits même où le pied n'a pas porté. Matière délicate, vous le savez, sur laquelle souvent un faux bruit fait autant d'effet que la vérité même.

«Après avoir pris un peu de repos, j'allai voir votre Tullie. Dès qu'elle m'entendit nommer, elle vint à moi avec empressement, comme elle aurait pu faire pour vous-même; elle rougit un peu en me voyant, et, baissant les yeux à terre, me fit une révérence honnête; ensuite, avec une tendresse modeste et filiale, elle me prit dans ses bras. Dieux! quel plaisir! J'ai senti d'abord qu'on ne faisait qu'exécuter vos ordres, et je me suis félicité de vous être si cher. Après avoir tenu tous les propos qu'une nouvelle connaissance amène, nous nous sommes assis dans votre jardin avec quelques amis qui étaient avec nous; alors elle m'a offert votre maison, vos livres et tout ce qui est à vous, qu'elle m'a pressé d'accepter aussi vivement que la décence de son sexe pouvait le permettre. Pendant qu'elle me faisait ces offres, je vois arriver votre petite bien-aimée d'un pas bien plus modeste qu'il ne convenait à son âge; elle me regarde en riant avant de me connaître, et moi je la prends dans mes bras, comblé de joie. Je crus voir d'abord ma petite fille que j'ai perdue; elle lui ressemble beaucoup: si vous ne me croyez pas, demandez à Guillaume, le médecin de Ravenne, et à notre Donat, qui l'ont vue; ils vous diront que c'est le même visage, le même rire, la même gaieté dans les yeux; que, pour le geste, la démarche, et même la forme du corps, on ne peut rien voir qui se ressemble davantage, si ce n'est que ma fille était un peu plus grande que la vôtre et un peu plus âgée. Elle avait cinq ans et demi quand je l'ai vue pour la dernière fois. À cela près, je n'ai trouvé d'autre différence entre elles si ce n'est que la vôtre est blonde et que la mienne avait les cheveux châtains. Pour les propos ils étaient les mêmes et ne différaient que par le langage. Hélas! combien de fois, en embrassant votre bien-aimée, en jasant avec elle, en écoutant ses petits propos, le souvenir de ce que j'ai perdu m'a fait verser des larmes, que je cachais tant que je pouvais! Vous comprenez le sujet de ma douleur.

«Je ne finirais pas si je vous disais tout ce que j'aurais à vous dire de votre gendre, toutes les marques d'amitié que j'ai reçues de lui, toutes les visites qu'il m'a faites quand il a vu que je refusais constamment d'aller loger chez lui, tous les repas qu'il m'a donnés, et de quelle façon. Je ne vous en dirai qu'un seul trait qui doit suffire. Il savait que je suis pauvre: je ne l'ai jamais caché; quand il m'a vu prêt à partir de Venise (il était fort tard), il m'a tiré à l'écart dans un coin de sa maison, et, voyant qu'il ne pouvait pas par ses discours me faire accepter les marques de sa libéralité, il a allongé ses mains de géant pour porter dans mes bras ce qu'il voulait me donner. Après cela il a pris la fuite en me disant adieu, et m'a laissé confus de sa générosité et blâmant cette espèce de violence qu'il me faisait. Fasse le Ciel que je puisse lui rendre la pareille!»

Quelle pénétrante familiarité de détails, de sentiments, d'images domestiques dans cette lettre de Boccace! Comme on reconnaît au naturel et à la simplicité cet homme qui n'a jamais tendu son style une seule fois dans sa vie, et qui n'a cherché, en écrivant, que le charme d'écrire! Comme l'enjouement de l'un complétait le sérieux de l'autre! Mais que la tendresse domine dans tous les deux!

XXII

La cour pontificale, qui regrettait le séjour, les palais, les licences d'Avignon, se répandait en invectives contre Pétrarque, à cause de sa partialité pour Rome; mais le pape Urbain V, ferme dans son grand dessein de donner à l'Église la même capitale qu'au monde chrétien, protégeait Pétrarque contre ces ressentiments; il le conjurait, par des lettres de sa main, de venir le visiter au Vatican. «Il y a longtemps, lui disait ce pape passionné pour les lettres, que je désire voir en vous un homme doué de toutes les vertus et orné de toutes les sciences; vous ne pouvez l'ignorer, et cependant vous ne venez pas. Venez; je vous procurerai le repos de l'âme après lequel je sais que vous soupirez.»

«Pourrais-je, répond le poëte dans sa lettre, pourrais-je ne pas désirer ardemment de voir un grand homme que Dieu a suscité pour tirer son Église de ce cachot fétide d'Avignon où elle croupissait? Je ne me croirais pas chrétien si je n'aimais pas, que dis-je? si je n'adorais pas le pontife qui a rendu un si grand service à la république et à moi? Mais quand vous verriez à vos pieds un vieillard faible, devenu infirme, qui ne peut aspirer qu'au loisir et au repos, je suis sûr que vous me renverriez bien vite dans ma maison.»

XXIII

Bien qu'il ne touchât pas encore aux années de la caducité humaine, sa santé était gravement altérée par des accès de fièvre intermittente qui l'assaillaient presque tous les ans pendant les mois de septembre et d'octobre. Il voyait sans effroi ces signes de sa fin prochaine. Il écrivit son testament plein de souvenirs posthumes légués à ses amis: à celui-ci ses chevaux, à celui-là ses tableaux; à l'un ses livres, à l'autre son bréviaire, pour que ce manuel de prières rappelle à cet ami de prier pour lui; cinq cents écus d'or à Boccace, afin qu'il puisse acheter, dit-il, un manteau d'hiver pour ses études de nuit. Honteux que je suis, ajoute-t-il, de laisser si peu de chose à un si grand homme! sa fortune à François de Brossano, son gendre chéri, et sa maisonnette de Vaucluse à un vieux domestique qui en était en son absence le gardien.

XXIV

Pétrarque alla chercher, dans un air plus salubre que les rives marécageuses du Pô, un prolongement à ses jours et un préservatif contre ses fièvres automnales dans les collines euganéennes voisines de Padoue. Ces collines sont devenues célèbres plus récemment par les admirables lettres d'Ugo Foscolo, qui les décrit avec amour dans son Werther italien de Jacopo Ortiz. Je les ai visitées moi-même il y a peu de temps, dans une saison qui en relevait la sérénité; j'y allais; ivre des vers amoureux et religieux de Pétrarque, que tous les échos de ces belles collines semblaient se renvoyer pour fêter son tombeau.

C'est au petit village d'Arquà, au flanc d'une de ces collines, que Pétrarque vieillissant se construisit sa dernière demeure sur la terre. Le regard s'étend de là sur la rive éloignée de l'Adriatique; l'horizon y est vaste et lumineux comme les horizons que reflète la mer; l'œil y nage dans un ciel bleu tendre. La ville fortifiée de Montefelice pyramide à peu de distance autour d'une montagne volcanique dont le cône fend le firmament et dont les pentes sont noircies de la verdure des sapins; des clochers carrés d'abbayes ou de gros villages s'élèvent ça et là du milieu des vignes hautes et des forêts de mûriers; de gras troupeaux passent sur les routes voilées de poussière. C'est une scène de l'Arcadie dans la terre ferme de Venise; l'air y est embaumé de l'odeur des foins et des gommes.

La distance d'Arquà aux grandes villes y défendait Pétrarque de l'importunité des visiteurs trop attirés par sa renommée; cette retraite était propre à contempler la vie de loin, sous ses pieds, et à attendre en paix la mort. Sa maison, que l'on voit encore, était entourée de vergers, de potagers, de figuiers, de vignes suspendues à des arbres fruitiers de toute espèce.

XXV

L'envie cependant ne l'y laissa pas en repos. Une société de philosophes vénitiens, jusque-là ses amis et ses disciples, avaient puisé dans le contact de Venise avec l'Orient et la Grèce un grand mépris pour le christianisme et un grand culte pour Aristote. Ils voulaient entraîner Pétrarque dans leur dédain des doctrines révélées, dans leur enthousiasme pour les doctrines scientifiques et rationnelles; ils demandaient comme Aristote à la science et au raisonnement l'explication des mystères de l'une et l'autre vie. Pétrarque était trop avancé en âge et trop pieux pour discuter son culte; il refusa de passer avec eux dans cette controverse. Ils appelèrent sa piété superstition; il appela impiété leur audace. L'aigreur envahit la discussion; le parti très-nombreux de la philosophie vénitienne sacrifia Pétrarque à Aristote; il resta presque isolé dans sa retraite d'Arquà, entre son gendre, son petit-fils, quelques vieux serviteurs et ses livres.

L'affaiblissement de son corps n'avait nullement atteint son âme; il vivait du souvenir de Laure; ce souvenir semblait se rajeunir dans son âme à mesure que sa vieillesse l'éloignait du temps de son grand amour. Ces mémoires plus vives et plus pénétrantes de ceux ou de celles qu'on a aimés dans ces belles années sont comme des apparitions surnaturelles que la vie fait surgir au déclin des ans aux regards des hommes ou des femmes, pour leur faire ou regretter davantage la vie, ou aspirer plus résolument au séjour où tout se retrouve.

C'est certainement à son séjour sur la colline d'Arquà qu'il faut rapporter les poésies rétrospectives qu'il laissait tomber de temps en temps au vent de ses souvenirs, comme un arbre qui s'effeuille laisse tomber au vent d'automne ses derniers fruits: ce sont souvent les plus savoureux. Tels sont les derniers sonnets de Pétrarque. La mort prochaine jette son ombre avancée sur l'amour et donne à ce sentiment souvent fugitif quelque chose de l'éternité.

Ite rime dolenti al dura sasso
Che il mio caro tesoro in terra asconde....

«Allez! ô mes derniers vers, à la pierre cruelle qui me cache sous terre mon cher trésor; là, invoquez celle qui me répond du haut du ciel, bien que la partie mortelle de son être soit dans un lieu bas et ténébreux!

«Dites-lui que je suis déjà trop fatigué de vivre, de naviguer sur ces vagues agitées de la vie, mais qu'occupé à recueillir ses vestiges sacrés je marche derrière elle, mes pas sur ses pas;

«Ne m'entretenant que d'elle vivante ou morte, que dis-je! autrefois vivante, maintenant transfigurée et élevée au-dessus de l'immortalité, afin que le monde eût l'occasion de la connaître et de l'aimer!

«Qu'elle daigne être accorte et souriante à mon passage de ce monde à l'autre, jour qui s'approche enfin de moi; qu'elle vienne au-devant de mes pas, et que telle que, la résurrection l'a faite, elle m'appelle et m'attire à elle là haut.»

XXVI

Quelques jours plus tard il considère sa caducité croissante et redouble d'impatience de voir briser les derniers liens qui le retiennent à la vie.

«Ô doux et précieux gage que la mort m'enleva et que le ciel me garde... Toi qui vois ce qui se passe en moi et qui souffres de mon mal, toi qui peux seule changer en béatitude tant de douleur, que ton ombre au moins visite mes courts sommeils et que ta vision calme mes gémissements!

«De cette même main que je désirai tant tenir dans les miennes elle m'essuie les yeux, et le son de sa voix, et ses douces exhortations m'apportent des douceurs à l'âme qu'aucun homme mortel n'a jamais senties!

«Cesse de pleurer, me dit-elle; n'as-tu pas assez pleuré? Que n'es-tu aussi réellement vivant que je ne suis pas morte?...»

«Et je m'apaise, continue-t-il dans un autre sonnet, et je me console en me parlant à moi-même, et je ne voudrais à aucun prix la revoir dans cet enfer qu'on prend pour la vie. Non, j'aime mieux mourir ou vivre seul!»

Bientôt après, les sonnets lui paraissent une urne funéraire trop étroite pour contenir ses larmes, ses espérances, ses prières; il les laisse s'épancher dans les dithyrambes d'amour, de piété, de douleur, qu'on appelle ses Canzone sur la mort de Laure.

Puis il les recueille dans de nouveaux sonnets, tels que celui-ci, où son âme se rétrécit à la proportion de quelques vers comme la lumière dans le diamant!

Volo coll ali de miei pensieri, etc.

«Je m'envole sur l'aile de mes pensées si souvent dans le ciel qu'il me semble être en réalité un d'entre ceux qui y font leur séjour, ayant laissé ici-bas leur enveloppe déchirée, et par moment je sens mon cœur trembler en moi d'un doux frisson glacé en entendant celle pour laquelle j'ai tant de fois pâli me dire: Ami! maintenant je t'aime, maintenant je t'honore, parce qu'avec la couleur de ta chevelure tu as enfin changé ta vie!»

«Elle me conduit par la main vers Dieu, son Seigneur. Alors je courbe la tête, et je lui demande humblement de permettre que je reste là à contempler l'un et l'autre visage.

«Et elle me répond: «Elle est bientôt accomplie ta destinée, et les vingt ou trente années qu'elle peut tarder encore te paraissent beaucoup et ne sont rien comparées à l'éternité qui nous attend!»

XXVII

Après ces sanctifications de l'amour par la séparation et par la piété il se complaît quelquefois, comme pour se reposer les yeux de ses larmes, à se représenter Laure dans les printemps et dans les fraîcheurs de sa jeunesse.

«Âme heureuse, s'écrie-t-il, qui abaisses si amoureusement ces yeux plus resplendissants que la lumière, et qui me laisses entendre des soupirs et des paroles si vivants qu'il me semble que ces paroles me résonnent encore dans l'âme!

«C'est toi que je vis autrefois, animée d'une honnête et pure flamme, errer parmi les pelouses et les violettes, marchant non comme une simple femme, mais comme se meuvent les anges, fantôme de celle qui ne me fut jamais si présente qu'aujourd'hui!... Du jour où tu disparus la mort commença à devenir une douce chose!»

XXVIII

Ainsi s'écoulaient en chers souvenirs et en soupirs devenus vers au sortir du cœur les dernières et sereines années de ce grand homme. «J'ai bâti, écrit-il à cette époque à un de ses amis, une maison petite et décente sur les collines euganéennes, où je passe la fin de mes jours, préférant à tout la liberté.»

Il n'écrivait plus que des sonnets à Laure, des hymnes adressés au Ciel et quelques lettres à Boccace, son ami, à Florence.

Sa fièvre d'automne était devenue presque continue, mais il jouissait de se sentir consumer et devenir flamme.

Sa seule occupation jusqu'à son dernier jour était l'étude de Cicéron et de Virgile; ces deux hommes étaient, avec Homère, selon lui et selon moi, les trois plus parfaits exemplaires de l'espèce humaine, société immortelle avec laquelle il faut converser jusqu'au jour du silence, après lequel on reprendra sans doute l'entretien, l'amitié et l'amour ailleurs.—«Adieu les amis! adieu les correspondances ici-bas!» écrivit-il peu de jours avant sa mort. Cette mort fut douce, poétique, amoureuse et sainte comme sa vie.

La nuit du 18 juillet 1374, il se leva comme c'était son habitude avant le jour et s'agenouilla sans doute pour prier, devant sa table de travail. Un volume de Virgile copié tout entier de sa propre main était ouvert devant lui; il y écrivit en marge quelques lignes inaperçues alors, découvertes depuis à Milan: c'était un souvenir anniversaire de son amour, devenu piété, pour Laure, une note pour son cœur; puis il pencha son front sur la note et sur le livre, et il s'y endormit du dernier sommeil. Quelle mort et quel oreiller! entre le poëte qu'il aimait par-dessus tous les hommes et le nom de la femme qu'il aimait par-dessus tous les esprits célestes et qu'il allait retrouver dans la maison éternelle de son Dieu!

Ses domestiques, étonnés de ne pas le voir descendre comme à l'ordinaire au verger pour y lire ses Matines dans son bréviaire, entrèrent dans sa chambre et le crurent endormi; il dormait déjà sa nuit éternelle.

XXIX

Venise, Padoue, Milan, toute l'Italie occidentale s'émurent à la nouvelle de cette mort comme de la chute d'un monument sacré de l'esprit humain. Ses funérailles furent royales; tous les princes et toutes les républiques d'Italie, les lettres surtout, y assistèrent par leurs plus illustres représentants. Son gendre, véritable fils adoptif pour lui, François de Brossano, lui éleva en face de la petite église d'Arquà un tombeau de marbre blanc dont le sépulcre est porté sur quatre petites colonnes. Il y fit graver une tendre et modeste épitaphe latine dans laquelle il ne demande point la gloire, mais la miséricorde et la paix.

Boccace, informé de sa perte par François de Brossano et par Francesca, fille de Pétrarque, leur écrivit une lettre touchante qu'on retrouve dans ses œuvres.

«En voyant votre nom j'ai connu d'abord le sujet de votre lettre. J'avais déjà appris par la voix publique le passage heureux de notre maître de la Babylone terrestre à la céleste Jérusalem. Mon premier mouvement a été d'aller sur le tombeau de mon père lui dire les derniers adieux et mêler mes larmes aux vôtres; mais, depuis que j'explique ici en public la Divine Comédie du Dante, il y a dix mois, je suis attaqué d'une maladie de langueur qui m'a tellement affaibli et changé que vous ne me reconnaîtriez plus. Je n'ai plus cet embonpoint et ces belles couleurs que vous m'avez vues à Venise. Ma maigreur est extrême, ma vue affaiblie; mes mains tremblent, mes genoux chancellent; à peine ai-je pu me traîner dans ma campagne de Certaldo où je ne fais que languir. Après avoir lu votre lettre j'ai encore pleuré toute une nuit mon cher maître: ce n'est pas par pitié pour lui (ses mœurs, ses jeûnes, ses prières, sa piété ne me permettent pas de douter de son bonheur), mais pour moi et pour ses amis, qu'il a laissés dans ce monde comme un vaisseau sans pilote sur une mer agitée. Je juge par ma douleur de la vôtre et de celle de Tullie, ma chère sœur, votre digne épouse, à qui je vous conjure de faire entendre raison sur la perte qu'elle a faite et qu'elle devait prévoir. Les femmes, plus faibles que nous dans ces occasions, ont besoin de notre secours.

«J'envie à Arquà le bonheur dont il jouit de servir de dépôt à la dépouille d'un homme dont le cœur était le séjour des muses, le sanctuaire de la philosophie, de l'éloquence et de tous les beaux-arts. Ce village, à peine connu à Padoue, va devenir fameux dans le monde entier; on le respectera comme nous respectons le mont Pausilipe, parce qu'il renfermes les cendres de Virgile, et les rives du pont Euxin, parce qu'on y voit le tombeau d'Ovide; Smyrne, parce qu'on croit qu'Homère y est mort et enseveli. Le navigateur qui viendra de l'Océan chargé de richesses, naviguant sur la mer Adriatique, se prosternera aussitôt qu'il découvrira les monts Euganées. Ces montagnes, dira-t-il, renferment dans leurs entrailles ce grand poëte qui fait la gloire du monde. Ah! Florence! malheureuse patrie! tu ne méritais pas un tel honneur. Tu as négligé d'attirer dans ton sein celui de tes enfants qui t'a le plus illustrée. Tu l'aurais recueilli et honoré s'il avait été capable de trahison, d'avarice, d'envie, d'ingratitude et de toute sorte de crimes. Voilà le vieux proverbe vérifié: Nul n'est prophète dans son pays.

«Vous voulez, dites-vous, lui ériger un mausolée; j'approuve ce projet, mais permettez-moi de vous faire faire une réflexion: c'est que le tombeau des grands hommes doit être ignoré, ou répondre par sa magnificence à leur renommée. Que l'Italie entière soit son monument.»

XXX

Boccace, après cette lettre, ne fit que languir et mourir. L'amitié en ce temps était une passion entre les esprits capables de se comprendre: on mourait de regret comme on meurt aujourd'hui d'envie. On recueillit, on répandit à profusion toutes les œuvres et toutes les correspondances de cet homme divin. Le nom de Laure se répandit pendant cinq siècles avec les vers; elle est aussi vivante et aussi immortelle aujourd'hui qu'alors. Jamais nom de femme n'eut pour monument un tel cœur, un tel génie et de tels vers!

Mais si Laure de Noves doit son immortalité à son poëte, le poëte doit la sienne presque uniquement à son amour. Bien que toutes les œuvres de ce beau génie soient presque parfaites et dignes de l'antiquité, comme de la postérité, sans les sonnets, qui est-ce qui se souviendrait des poëmes, des négociations, des discours, des poëmes épiques latins du poëte de Vaucluse? En un mot, si Pétrarque n'avait eu que du génie, que serait-il? Mais il avait de l'âme, il est immortel. L'âme est le principe de toute gloire durable dans les lettres comme dans les actes des vrais grands hommes. Jamais cette vérité ne fut plus évidente que dans la renommée de Pétrarque, renommée qui ne cessera de rayonner dans le cœur que quand la source de la Sorgues cessera de couler ou quand les pèlerins d'Arquà cesseront d'aller visiter le tombeau et la maison du poëte.

Or la source tombe éternellement de sa grotte et les pèlerins se renouvellent, comme les feuilles, chaque automne, à la colline euganéenne d'Arquà. Quel aimant y a-t-il donc dans cette pierre sur une colline ou dans cette maisonnette de village, qui attire de mille lieues et pendant mille ans les cœurs et les pas des générations?

XXXI

Il me tombe sous la main, pendant que j'écris ces lignes, un petit livre italien d'Ugo Foscolo, les Lettres d'Ortiz. Ugo Foscolo, qui écrivit ce capricieux et pathétique petit volume en 1809, est un génie avorté dans la misère et dans la proscription, qui tenait à la fois du Dante, de Gœthe, de Byron et de Pétrarque: sauvage comme Dante, rêveur comme Gœthe, amer comme Byron, amoureux comme Pétrarque.

Lui aussi il alla, quelque temps avant moi, visiter à loisir la tombe d'Arquà, et il plaça dans les collines euganéennes, voisines de sa patrie, les scènes de son poëme en prose de Jacobo Ortiz. Voici comment il décrit, dans une de ses lettres à son amie Thérésa ***, ses impressions à Arquà; nous y avons retrouvé les nôtres:

«Thérésa, s'apercevant de ma taciturnité, changea d'accent et essaya de sourire. «Quelque chère mémoire, sans doute?» dit-elle en interprétant par cette interrogation mon silence. Elle baissa les yeux à terre et je ne me hasardai pas à répondre....

«Nous approchions déjà d'Arquà et nous descendions la colline verdoyante en pente vers le village. Les hameaux que nous comptions tout à l'heure, disséminés dans les vallées inférieures, s'évanouissaient à l'œil dans les vapeurs et dans les fumées du soir et de la distance. Nous nous retrouvâmes à la fin dans un chemin creux bordé d'un côté de peupliers qui, en frissonnant aux brises d'automne, laissaient pleuvoir déjà sur nos têtes leurs premières feuilles jaunies; nous étions ombragés de l'autre côté par une rangée de chênes très-élevés qui, par l'opacité ténébreuse de leurs branches, faisaient contraste avec le pâle et doux feuillage des peupliers. D'espace en espace les deux files d'arbres opposées étaient reliées entre elles par les pampres grêles de la vigne sauvage qui formaient autant de guirlandes mollement agitées par le vent du matin. Thérésa alors, relevant sa tête pensive et promenant un regard sur les alentours:—«Oh! que de fois, dit-elle, ne me suis-je pas étendue sur ces pelouses à l'ombre rafraîchissante de ces chênes! J'y venais souvent passer l'été avec ma mère.»—Elle se tut, s'arrêta et détourna sa tête en arrière comme pour attendre l'Isabellina, qui s'était un peu distancée de nous. Je crus entrevoir que c'était en réalité pour dérober quelques pleurs que ses paupières ne pouvaient plus retenir... Nous poursuivîmes notre court pèlerinage jusqu'à ce que nous vissions blanchir de loin la petite maison qui abrita jadis ce grand homme, pour la renommée duquel le monde est étroit, et par qui le nom de Laure obtint des honneurs presque divins!

«Je m'en approchai comme si j'étais venu m'agenouiller au sépulcre de mes pères. La maison devenue sacrée de ce grand parmi les fils de l'Italie est là, à demi écroulée par la négligence impie de ceux qui possèdent dans leur village un pareil trésor. Le voyageur viendra en vain des terres lointaines chercher avec une pieuse dévotion la chambre toute retentissante encore des chants vraiment célestes de Pétrarque; il pleurera, au lieu de cela, sur un monceau de décombres recouvert d'orties et de ronces sauvages parmi lesquelles le renard solitaire a caché son nid. Ô Italie! apaise les mânes des hommes qui ont fait ta gloire! Hélas! les paroles suprêmes de Torquato Tasso, après avoir vécu quarante-sept ans au milieu du mépris des courtisans, de l'orgueil des princes, tantôt incarcéré, tantôt errant et vagabond, et toujours mélancolique, infirme, indigent, il se coucha enfin dans son lit de mort, et il écrivit, en exhalant son dernier soupir:—Non, je ne veux pas me plaindre de la malignité du sort, pour ne pas dire plutôt de l'ingratitude des hommes. Ils ont tenu à avoir l'infâme gloire de me conduire toujours mendiant, comme Homère, à ma sépulture!—Ô mon cher Lorenzo! ces paroles me résonnent toujours dans le cœur, et il me semble connaître quelqu'un qui peut-être un jour mourra de même en les répétant.» (Ugo Foscolo parlait là de lui-même, et son triste sort a vérifié son pressentiment: il est mort encore jeune à Londres, dans l'exil, dans le travail mercenaire et dans le dénûment. Honte à l'Italie qui l'a laissé mourir!)

«En attendant, continue-t-il dans cette belle lettre d'Ortiz, je m'en allais récitant, l'âme toute pleine d'harmonie et d'amour, la canzone de Pétrarque: Chiare fresche dolci acque! et le sonnet: Di pensier in pensier, di monte in monte, et tant d'autres que ma mémoire suggérait à mon pauvre cœur dans les murailles mêmes et sous les arbres du verger où ils furent composés!»

J'ai cité avec bonheur cette lettre d'Ugo Foscolo, parce que j'y ai retrouvé mes propres impressions écrites par un grand écrivain qui avait, comme moi, l'idolâtrie des grandes âmes tendres, les plus grandes, car elles sont les plus sensibles.

XXXII

Et maintenant, en finissant, rendons-nous compte de la puissance de retentissement et de durée d'une émotion éprouvée par une âme et communiquée par elle à des millions d'autres âmes, pendant des siècles, sur cette terre (et, qui sait? peut-être encore ailleurs; car qui peut dire où finit l'écho des âmes avant ou après le tombeau?). C'est la plus grande leçon de spiritualisme qui puisse être donnée à ceux qui pensent un peu profondément aux phénomènes humains.

Voilà, dans une petite ville sacerdotale, au bord du Rhône, un jeune lévite de Florence qui entre un matin, au lever du jour, dans une chapelle de monastère pour y assister dévotement à l'office divin en commémoration de la Passion du Christ à Jérusalem. Il lève les yeux dans un moment de distraction; son regard tombe, par hasard ou par prédestination, sur une jeune femme en robe de velours vert brodée d'or. Le visage à la fois modeste et céleste de cette jeune mariée l'éblouit jusqu'au vertige. Son âme s'échappe tout entière par ses yeux et se répand comme une atmosphère de flamme autour des traits de cette charmante apparition. Il s'en éprend, non d'un désir charnel et coupable, mais d'une admiration et d'une adoration qui n'est en lui que l'adoration du beau incréé. Il rentre chez lui; il cherche à effacer de ses yeux cette image; il n'y peut parvenir: c'est le sortilége de la beauté; il n'y a pas d'exorcisme qui puisse le vaincre: c'est la vision du ciel sur un visage de femme: c'est le charbon qui ne s'éteindra plus. Il respecte cette jeune épouse, il se respecte lui-même, il respecte sa profession demi-sacerdotale; il respecte surtout cette chasteté d'honnête épouse qui, en disparaissant de ces yeux et de ce front candide, leur enlèverait l'accomplissement de toute beauté, la vertu. Il se consacre seulement à la voir, à la suivre, à la célébrer comme une divinité visible pendant toute sa vie. Son amour devient génie par la constance de ce jeune poëte à chercher dans deux langues qui luttaient alors, le latin et l'italien, les expressions, les rhythmes, les images les plus capables d'honorer éternellement celle qu'il aime. Il choisit l'italien, pour que le nom de son idole retentisse plus loin dans la foule et donne à ce nom l'immortalité des multitudes, la popularité; il crée une langue pour la chanter!

XXXIII

Ses sonnets deviennent, en naissant, les proverbes de l'amour des âmes. Le nom de Laure de Noves se répand d'Avignon et de Vaucluse en France et en Italie, comme si un écho invisible l'avait laissé tomber du firmament et enseigné aux hommes. Laure elle-même devient quelque chose de sacré, un mythe de l'amour.

Son amant ou son Platon se retire dans la solitude de Vaucluse, à distance de cette incomparable femme, pour n'en pas être consumé de trop près; il la suit seulement, pendant toutes les périodes de sa vie d'épouse et de mère, des yeux de l'âme, pendant vingt ans. Elle meurt; son poëte ne meurt pas, mais l'âme de son adorateur la suit d'en bas dans le ciel et trouve dans son veuvage des accents d'une mélancolie pieuse qui sanctifient son deuil. Les sonnets dans lesquels il épanche ses larmes et ses parfums sont comme des psaumes de l'amour humain et divin. Ce poëte quitte la France, où sa Laure n'est plus, et il erre jusqu'à sa vieillesse en Italie, de solitude en solitude, à peine mêlé aux événements politiques ou religieux de son temps, désintéressé de tout, indifférent à tout, excepté au souvenir de la beauté qu'il a trouvée ici-bas et qu'il revoit dans les perspectives de l'immortalité comme le plus beau et le plus doux des rayonnements de la Divinité. Il atteint de longues années, et il meurt le front et les lèvres sur son nom qu'il vient encore d'écrire avant que sa main se glace et se sèche dans le sépulcre!

XXXIV

Qu'y a-t-il dans tout cela, dans ce jeune lévite, dans cette belle fiancée, dans ces quelques sonnets écrits sous une grotte, jetés au vent de la Sorgues et recueillis par les couples amoureux d'Avignon, qui soit de nature à perpétuer son contre-coup et son bruit à travers les siècles? Rien! il n'y a rien, excepté une âme, une âme puissante, sonore, mélodieuse et profondément touchée; une âme qui vit dans chacun de ces souvenirs, qui chante dans chacun de ces vers, qui pleure, espère ou prie dans chacune des notes du clavier des âmes; et ce rien c'est assez pour que le monde, à perpétuité, soit aussi plein des noms de Pétrarque et de Laure que des noms de ceux qui ont conquis ou révolutionné le monde sous le pas de leurs armées. Il y a des célébrités pour l'oreille du vulgaire et des célébrités pour les cœurs d'élite ici-bas; ces dernières sont moins retentissantes, mais elles sont plus chères, plus sacrées, plus consanguines, si l'on peut parler ainsi, à nos propres cœurs. Leur génie, c'est leur sensibilité; il leur a suffi de sentir profondément, d'aimer divinement pour devenir des puissances de sentiment; un clin d'œil a fait leur destinée. Et si ces sensibilités profondes et délicates, comme celle de Pétrarque, ont été douées par la nature et par l'art du don d'exprimer avec force, grâce, naturel et harmonie leurs enthousiasmes, de chanter leurs soupirs, de moduler leurs larmes, de confondre leur passion profane pour une créature divinisée avec cette passion sainte pour l'éternelle beauté qui devient la sainteté de la passion, alors ces âmes s'emparent du monde par droit de consonnance avec tout ce qui sent, souffre ou aime comme elles ont aimé; car le cœur de l'homme a été fait, comme le bronze ou comme le cristal, sonore; il vibre à l'unisson de tous les autres cœurs créés de la même argile et susceptibles des mêmes accords, dans le concert universel des sensations. De toutes ces âmes consonnantes aux autres belles âmes formées pour la plus divine fonction de l'âme, aimer, Pétrarque est, selon moi, la plus justement immortelle ici-bas par ses chants. Son sentiment est sincère, sa fiction est une histoire; ses enthousiasmes ou ses gémissements ne sont point des déclamations, mais des soupirs; ses larmes ne sont point puisées dans les sources antiques de Castalie ou de Blanduse, mais dans ses yeux; elles ont le sel et l'amertume des véritables larmes humaines. Ses vers, sobres d'images, mais neufs d'expressions, sortent en petit nombre, non de sa plume, mais de son cœur, comme des palpitations cadencées de ce cœur qui se répercutent sur sa page; la musique de ces sonnets ressemble aux majestueux et graves murmures de la grotte de Vaucluse, qui viennent de l'abîme, qui sonnent creux, qui remplissent l'âme, qui la troublent et qui l'apaisent comme des échos souterrains des mystères de Dieu. La langue dans laquelle ces vers s'épanchent ne semble avoir été composée ni pour les hommes, ni pour les esprits délivrés de leurs corps; mais c'est une langue entre ciel et terre, entendue également en haut et en bas, qui a de la terre la passion et la douleur, qui a du ciel l'espérance et la sérénité. Ni Homère, ni Virgile, ni Horace, ni Tibulle, ni Milton, ni Racine n'ont de tels vers, parce qu'aucun d'eux n'a tant aimé ni tant prié. David seul a des versets de cette nature dans ses Psaumes. Pour tout homme sensible qui comprend les sonnets de Pétrarque dans la langue où ils ont été pleurés ou gémis, les sonnets du poëte de Vaucluse sont un manuel qu'il faut porter sur son cœur ou dans sa mémoire comme un confident ou un consolateur dans toutes les vicissitudes des attachements humains; ils calment comme des versets de l'Imitation, et de plus ils enchantent par des mélodies intérieures toujours en concordance du son et des sens. C'est une musique qui aime et qui prie dans toutes ses notes; c'est le psautier de l'amour et de la mort ici-bas; c'est le psautier de la réunion et de l'immortalité là-haut; c'est Pétrarque! Heureuse l'Italie d'avoir produit un tel psalmiste! Malheureuse l'Italie de le négliger aujourd'hui pour déifier des hommes dont les épopées barbares et les tragédies déclamatoires ne valent pas un sonnet de ce David de Vaucluse.

Lamartine.

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