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Cours familier de Littérature - Volume 06

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COURS FAMILIER
DE
LITTÉRATURE

XXXIIIe ENTRETIEN.

POÉSIE LYRIQUE.
DAVID.

(2e PARTIE.)

À la fin du dernier Entretien sur la poésie sacrée nous comparions David à Pindare.

Quelle différence d'accent, disions-nous, avec le poëte lyrique de Bethléem! Dans Pindare, c'est l'imagination cultivée; dans David, c'est le cœur humain inculte qui éclate.

Parcourons ses principales odes sacrées en les rattachant à sa vie.

I

Le jeune barde est dans la tente de Saül. Saül est inquiet de sa destinée en présence de l'armée ennemie qui envahit les vallées intérieures de son royaume; il tremble pour son peuple et pour sa couronne; il se demande si son Dieu ne l'a pas abandonné. David, qui voit toutes ces pensées sur le visage du roi, prend sa harpe, et, s'associant en esprit aux angoisses d'esprit de son maître, il chante, en interrogeant Jéhovah et en se répondant comme par la bouche de Jéhovah à lui-même. Lisez ce chant, bref comme un cri, désordonné comme une ode, affirmatif comme un oracle.

Nous traduisons nous-même, en nous aidant pour le sens et pour les mœurs de la traduction de M. Cahen, véritable miroir du mot par le mot, nouveau jour jeté sur la Bible.

II

«Pourquoi ces nations ont-elles bouillonné dans leurs cœurs? Pourquoi ces peuples ont-ils rêvé dans leur esprit des néants?

«Ils se sont dressés contre nous, les chefs de la terre ennemie; ils ont fait des pactes contre Jéhovah et contre son consacré!

«Brisons, brisons leurs courroies, et rejetons loin de nous le joug de leurs bœufs qu'ils veulent nous imposer sur le cou!

«Celui qui habite dans le firmament rira; il portera le défi à leurs complots, Jéhovah le Seigneur!

«Moi, dit-il, j'ai versé l'huile sur mon roi; je lui ai versé l'huile sur Sion, ma montagne de prédilection!

«Voici ce que m'a dit Jéhovah, ajoute à l'instant le poëte en se transportant tout à coup dans la personne et dans la pensée de Saül, devant qui et pour qui il chante.

«Jéhovah m'a dit: Tu es mon fils, je t'ai conçu aujourd'hui dans mes desseins!

«Demande, et je te donnerai ces nations en héritage et toute cette terre pour domination!

«Tu les écraseras avec une houlette de fer, tu les concasseras en morceaux comme l'œuvre d'argile du potier!»

Ici, comme transfiguré par l'enthousiasme, il apostrophe d'un vers impérieux les ennemis campés sur l'autre rive du torrent de la vallée de Térébinthe; il lui semble porter sa voix et son défi jusqu'à leurs oreilles:

«Et maintenant, rois de la terre, entendez! Repentez-vous, juges et chefs de la terre!

«Soumettez-vous à Jéhovah avec crainte, et réjouissez-vous tout en tremblant!

«Prosternez-vous dans la poussière devant son choisi, de peur qu'il n'entre en courroux et que vous ne périssiez tous sur son chemin! Quand sa colère s'allume, heureux seulement ceux qui se confient en lui!»

III

Voilà cette première ode, ou psaume, apostrophe brève et incohérente comme l'insulte du guerrier provoqué à son ennemi. Le poëte s'adresse d'abord aux envahisseurs du sol sacré; puis à Jéhovah, qu'il fait parler par sa propre bouche pour rendre confiance à Saül; puis à Saül auquel il se substitue tout à coup pour lui faire tenir un langage royal et rassurant pour lui-même et pour son peuple; puis aux ennemis, de nouveau, pour qu'ils se repentent, se soumettent et se résignent à la domination du choisi, de l'élu, du sacré, c'est-à-dire de Saül!

Il y a peu de chants de guerre, s'il y en a, plus superbes et plus religieux en même temps que cette ode; elle dut retentir de la tente de Saül dans toute l'armée et jusque dans le camp de la rive opposée, parmi les ennemis de Jéhovah. La pensée de ce Dieu, qui éclate avec les éclairs et les grondements de sa foudre dans les paroles de son poëte, ajoute à ce chant de guerre un caractère surnaturel, qui est, par excellence, le caractère de la poésie lyrique des Hébreux.

Les mœurs pastorales du berger-prophète y sont retracées avec une naïveté terrible dans l'image des courroies avec lesquelles le laboureur lie ses bœufs, et du joug rejeté au loin par le cou des taureaux. Ce caractère religieux manque aux chants guerriers de Tyrtée. Ces chants n'ont pour notes que l'héroïsme, la patrie, la gloire, mots sonores, mais vides de Dieu. Jéhovah remplit ceux de David. On sent à ces accents que Saül n'écoute pas en lui seulement un barde d'Israël, mais un inspiré de Jéhovah. Ce chant dut rendre la sécurité à son esprit et la vigueur à son bras.

IV

En poursuivant la lecture de ces odes ou de ces psaumes, on croit voir que, peu de jours après, le poëte eut besoin pour lui-même de la consolation et de la confiance que sa harpe avait apportées à son roi.

Le deuxième psaume est une élégie sur son propre sort; on doit le rapporter au moment où Saül, jaloux, a voulu le percer de sa lance, où il lui a donné, puis repris son amante Michaal, où Jonathas a tiré sa flèche au delà de la pierre pour lui indiquer qu'il n'a de salut que dans l'exil, où tous les courtisans du roi et tous ses guerriers se liguent contre le héros-poëte dont la gloire, la faveur et le génie les consument de jalousie et de haine. Écoutons cette ode, cette élégie, ou plutôt ce sanglot de la harpe du proscrit.

«Ô Jéhovah! qu'ils sont nombreux ceux qui me persécutent! que d'ennemis s'élèvent contre moi!

«Combien il y en a qui disent, en parlant de moi: «Il n'y a point de salut pour lui dans son Dieu!»

On peut supposer entre ce vers et celui qui va suivre un long repos rempli par un gémissement en refrain de sa harpe, gémissement interrompu tout à coup par ce cri de défi à ses persécuteurs et d'assurance dans son Dieu:

«Mais toi, Jéhovah! mais toi, tu es mon bouclier, tu es ma gloire! Tu me redresses la tête!

«Et je l'appelle à haute voix, et il m'entend du sommet de sa montagne sainte!»

Puis, avec la quiétude d'un esprit qui ne redoute plus rien, il continue sur un mode musical vraisemblablement plus lent et plus doux:

«Et je m'étends sur ma couche, et je m'endors; et, après avoir dormi, je me réveille, car Jéhovah est l'oreiller de ma tête!

«Lève-toi, Jéhovah! sauve-moi, mon Dieu! Frappe tous mes ennemis à la mâchoire; brise-leur les dents, à ces impies!

«Le salut est en Dieu! ses protections sont s

Quelle confiance assurée en Dieu!

V

Ainsi rassuré par sa propre voix, comme l'homme qui marche dans les ténèbres, David semble, dans l'ode suivante, s'abandonner en paix à des contemplations philosophiques, semblables à celles qui assaisonnent du sel sacré des maximes les livres de Salomon, son fils, ou des poëtes persans d'une autre époque. Ce n'est plus l'ode, c'est la réflexion chantée; ce n'est plus le délire, c'est la sagesse. Cela dut être écrit dans sa vieillesse.

«Quand je t'invoquerai, ô Jéhovah! exauce ma prière. Élargis l'espace autour de moi quand je suis à l'étroit dans ma détresse!

«Le vulgaire dit: Qui nous enseignera la félicité? Et nous, nous disons: Jéhovah, fais luire sur nous la lumière de ta face.

«Tu as mis ainsi plus de joie dans mon cœur que dans le cœur de ceux dont tu multiplies le blé et le vin.

«Je me couche et je me rendors tour à tour, car c'est en toi que je me repose!»

On voit, par cette répétition de la même image du sommeil à si peu de distance, combien elle lui avait paru naturelle et expressive à la fois pour figurer sa sécurité en Dieu, et combien il se complaisait à la reproduire presque dans les mêmes termes. C'est qu'en effet il n'y en a point de plus figurative que ce sommeil et ce réveil alternatifs des paupières et de l'esprit de l'homme, qui attestent le cours régulier et paisible de son sang, ruisseau de sa vie.

VI

La cinquième ode ne se rapporte, croit-on, à aucune circonstance personnelle de la vie de David. Si nous avons bien compris la vie du poëte, cette ode a été composée, selon nous, pour le soulagement mental de Saül, pendant la seconde ou la troisième période de son égarement mental. C'est un gémissement et une invocation au nom du roi abattu par la souffrance, que David chante pour son maître sur sa harpe auprès de son lit; c'est l'élégie du malade.

En voici seulement quelques strophes:

«Ô Jéhovah! ne me rebrousse pas si violemment dans ta colère! Dans ton irritation ne me détruis pas!

«Fais-moi miséricorde, car je suis exténué; soulage-moi, car mes membres sont disloqués,

«Et ma vie chancelle en moi!... Mais toi, Jéhovah, jusqu'à quand?...»

Y a-t-il dans la gamme des douleurs humaines un cri plus capable de tout peindre sans l'exprimer et de faire violence par le silence même à la compassion de Dieu que ce: Jusqu'à quand?... suivi sans doute dans le chant d'un front abattu du poëte sur sa harpe et d'un long silence de son instrument?

VII

Après ce silence, l'espoir revient au malade: «Oh! reviens à mon aide, reprend le poëte; reviens, Jéhovah! Délivre mon âme! assiste-moi, non à cause de moi, mais à cause de ta compassion divine!»

Puis, comme s'il se repentait de s'être trop effacé lui-même, comme s'il voulait prendre Jéhovah par sa gloire et le cointéresser à la délivrance de Saül par le souvenir reconnaissant que les vivants seuls gardent de ses bienfaits:

«Car, s'écrie-t-il, la mort n'a point de mémoire, et dans la caverne (dans le sépulcre) qui est-ce qui chantera ton nom?»

Puis le mal se fait de nouveau sentir, et l'élégie reprend:

«Je me suis fatigué de gémir; toutes les nuits je mouille de mes larmes ma couche! j'en arrose l'oreiller de ma tête!

«Mon visage s'amaigrit de mes angoisses; la multitude de mes douleurs vieillit avant le temps ma face.»

Ici on ne sait quel esprit soudain de jubilation et d'innocence saisit tout à coup le poëte et le malade. L'élégie se transfigure en hymne, la harpe change de mode; l'infirme, qui se sent apparemment soulagé, lance en trois strophes sa reconnaissance à Dieu, la menace et l'insulte aux ennemis de celui qui l'a guéri.

«Loin de moi! loin de moi les fabricateurs d'iniquités! car Jéhovah a exaucé le murmure de mes larmes.»

Quelle expression, qui donne une voix aux larmes et qui fait comprendre à Dieu les plaintes de l'eau, ces cascades du cœur tombant des yeux de ses créatures!

«Ainsi Jéhovah a exaucé mes plaintes! Jéhovah a recueilli mes invocations!»

Puis enfin l'idée de la patrie sauvée avec lui remonte à l'esprit du roi soulagé. On le voit se redresser sur son séant à la voix de son barde, et il s'écrie sans transition, dans une dernière strophe accompagnée sans doute d'un cri martial et d'un geste menaçant à ses ennemis:

«Disparaissez! soyez confondus! soyez foudroyés d'effroi, ô mes ennemis! Fuyez confondus avec la rapidité de la paupière qui s'ouvre et qui se ferme sur l'œil!»

VIII

L'ode suivante est une justification par serment que David se chante à lui-même des accusations injustes portées par Saül contre sa fidélité. L'ode finit par une imprécation fulminante du poëte contre ses calomniateurs:

«Lève-toi, Jéhovah mon Dieu! lève-toi contre eux! accomplis ce que tu as décrété sur eux!

«Que la perversité des mauvais ait un terme! Replace le juste debout! Tu es ma cuirasse!

«Si le pervers ne se repent pas, Jéhovah tend son arc et vise.»

Il paraît ici que le poëte, justifié et vengé, se complaît à chanter un cantique de reconnaissance, et l'on retrouve, avec quelques images plus suaves, les images grandioses du livre de Job dans cet hymne. Qu'on en juge.

«Ô Jéhovah! ô notre Dieu! que ton nom est resplendissant sur toute la terre, tandis qu'il resplendit si magnifiquement dans le ciel!

«Dans la bouche des enfants et sur les lèvres qui tettent encore le lait, tu as mis tes louanges à la confusion de tes ennemis.

«Quand je vois le firmament, ouvrage de tes mains; quand je contemple cette lune et ces étoiles que tu as semées...»

L'humilité ici succède sans transition, ou plutôt par une transition tacite et naturelle, à l'extase.

«Qu'est-ce que l'homme, fils de la mort, pour que tu penses à lui? Qu'est-ce que le fils de l'homme, pour que tu t'en souviennes?»

Mais un juste orgueil, dérivant de la grandeur de sa destinée, arrête tout à coup le poëte et le fait passer de l'humilité de sa condition de fils de la mort à l'orgueil de sa destinée morale.

«Tu l'as placé dans l'échelle de tes êtres, ô Jéhovah! à peine un peu au-dessous des Éloïm (les anges, esprits intermédiaires entre Jéhovah et ses créatures).

«Tu l'as couronné de splendeur et de royauté! Tu l'as constitué dominateur des ouvrages même de tes mains! Tu as mis l'univers sous la plante de ses pieds!

«La brebis, le bœuf, tout, et aussi les animaux sauvages des forêts!

«L'oiseau et les poissons de la mer! ils se fraient des chemins sur les vagues!...

«Ô Jéhovah! que ton nom est sublime sur toute la face de la terre!»

Que chanterions-nous de mieux aujourd'hui après ce Te Deum de l'âme, tour à tour abaissée jusqu'à la poussière et relevée jusqu'aux étoiles par la contemplation de l'œuvre de Dieu en soi et hors de soi?

IX

Mais le véritable Te Deum de David, que les commentateurs ont placé sous le nombre 18 de ses chants lyriques, est celui qu'il écrivit et chanta après les victoires qui lui donnèrent le trône. Le désordre des vers atteste le désordre de son enthousiasme. La strophe est brève comme le cri presque inarticulé. Écoutez ces quelques éjaculations brûlantes où le traducteur hébreu a concentré le feu du cantique dans sa langue:

«Je disais: Je t'aime! Dieu! toi, ma force!

«Toi, mon rocher, ma forteresse!

«Toi, mon Dieu! mon rocher, ma forteresse!

«Je m'abrite en toi!

«De son palais il entendit ma voix.

«Mes cris entrèrent dans ses oreilles. La terre convulsive trembla, les fondements des montagnes chancelèrent, parce qu'il s'irrite, mon Dieu, contre mes ennemis.

«Une fumée sortit de ses narines,

«La flamme de sa bouche.

«Elle aurait allumé des charbons!

«Il fit descendre les cieux sous lui et descendit sur un océan de ténèbres.

«Monté sur un Chérubin, il prit son vol.

«Il plana sur les ailes du vent;

«Il replia dans l'obscurité sa demeure, sa tente des nuées autour de lui.

«Partout des vagues profondes, d'épaisses nuées!...

«Par le seul souffle de ses narines.

«Les fondements de la terre furent dénudés!»

X

Après cette idée formidable de la puissance de son protecteur, le poëte vainqueur et couronné revient à lui et se rend à lui-même un fier hommage pour ses vertus.

«Jéhovah me rétribue selon ma foi en lui!

«Car toutes ses inspirations sont ma loi!

«Je suis sans tache devant lui!

«Je me préserve de l'injustice!

«Il me rétribue selon ma foi,

«Selon l'innocence de mes mains devant ses yeux!

«Tu es bon avec les bons!

«Tu es juste avec les justes!

«Tu es pur avec les purs!

«Tu allumes toi-même la lampe dans mon âme, Jéhova! tu fais resplendir mes ténèbres!

«Quel autre Dieu y a-t-il que Jéhovah?

«Quel autre rocher que lui?

«Il égale la vitesse de mes pieds aux pieds des biches!

«Il me transporte sur les hauteurs inaccessibles des montagnes!

«Il solidifie mes muscles pour le combat,

«Et ma main bande l'arc d'airain!

«Il élargit sous moi la plante de mes pieds,

«Et mes talons ne glissent pas!

«Mes ennemis crient vers Jéhovah...

«Mais point de salut! il ne leur répond pas!

«Je les fais évanouir comme la poussière le vent!

«Je les foule comme la fange des chemins!

«Tu me fais chef des peuples;

«Les fils de l'étranger me servent et m'exaltent.

«Vive Jéhovah! vive mon rocher!

«Que le Dieu de mon salut soit glorifié!

«Voilà pourquoi je le chante parmi les multitudes!»

XI

Et il le chante en effet dans les hymnes d'adoration qui suivent ce chant de triomphe avec une magnificence de parole égale à la magnificence des œuvres divines qu'il célèbre.

«Les cieux racontent la gloire de Dieu; le firmament prophétise l'œuvre de ses mains!

«L'aurore parle à l'aurore, et la nuit enseigne à la nuit ses mystères.

«Point de parole ici-bas et là-haut qui soit vide de lui!

«L'écho de ces louanges retentit dans tout l'univers. Il a dressé une tente pour le soleil; et lui (le soleil), comme un nouvel époux sortant de sa couche, s'élance, ivre de joie, pour parcourir sa carrière.

«Il part du bord des cieux, et sa course s'étend jusqu'à l'autre bord; rien ne peut échapper à sa chaleur!»

Puis, passant sans transition de l'ordre matériel à l'ordre moral, le poëte chante en strophes réfléchies la sagesse de Jéhovah empreinte dans la conscience de l'homme vertueux.

Puis un chant pour inspirer la confiance au peuple la veille des batailles:

«Ceux-ci se confient dans leurs chariots de guerre, ceux-là dans leurs chevaux de bataille; mais nous, Jéhovah, dans ton nom!»

XII

Mais les vicissitudes de l'âme du poëte suivent les vicissitudes de la destinée humaine. Le voilà, dans sa vieillesse, proscrit de son palais par ses fils ingrats, errant dans son royaume sans y trouver une pierre stable pour reposer sa tête. Écoutez-le:

«Jéhovah! Jéhovah! mon Dieu! pourquoi m'as-tu abandonné?

«Pourquoi si loin de ton oreille aujourd'hui mes cris qui appellent ton secours, et mes cris vers toi?

«Mon Dieu! je rugis de douleur le jour et tu ne réponds pas! La nuit je ne trouve ni repos de corps ni repos d'esprit!

«Je suis un vermisseau écrasé, et non un homme! Tous ceux qui me voient passer desserrent les lèvres pour rire de moi et secouent la tête avec dérision!

«Plains-toi à Jéhovah et il te relèvera,» ajoute-t-il avec le désordre d'une pensée qui succède à l'autre sans attendre qu'elle soit achevée dans l'esprit. Il se rassure par la mémoire de ce que son Dieu a fait jadis pour lui:

«Tu m'as tiré du ventre de ma mère; sur le sein de ma mère tu m'as bercé, endormi!

«Je tombai sur ton sein en sortant du sein de ma mère; dès ma sortie du ventre de ma mère, c'est toi qui fus mon Dieu!

«Ne t'éloigne pas de moi tout à fait, car l'angoisse approche!

«Des multitudes de taureaux m'environnent; les taureaux de Basan m'ont assailli!»

Il s'apitoie sur lui-même:

«Je m'écoule comme l'eau; tous mes os se disloquent; mon cœur s'est fondu comme la cire. Ma vigueur s'est desséchée comme l'argile; ma langue s'est collée à mon palais; tu m'as réduit à une pincée de poussière trouvée dans le sépulcre!

«Je compte mes os. Eux, les chiens, me regardent et assouvissent de mon squelette leurs regards!

«Ils se partagent mes habits entre eux et sur mon manteau ils jettent le de du sort!

«Hâte-toi, mon Dieu! hâte-toi!...»

Puis, comme s'il était déjà secouru:

«Je dirai ton nom à mes frères; au milieu de l'assemblée du peuple je chanterai ton nom!»

On chercherait en vain dans toute la poésie antique ou moderne de telles prostrations de l'âme exprimées par de telles figures de style et de tels redressements de l'espérance rendus par de tels enthousiasmes de la piété. Le verset bondit de la terre au ciel, du ciel à la terre, comme le cœur du poëte ou comme les taureaux de Basan. On s'étonne que les cordes de la harpe ne se soient pas brisées sous de si fortes touches. Si le cœur humain était devenu harpe, c'est ainsi qu'il aurait résonné!

XIII

On retrouve un peu plus loin tous les souvenirs naïfs de la vie du berger dans la poésie du prophète et du roi. Il se compare aux brebis qu'il conduisait dans son enfance sur les collines et aux réservoirs des montagnes de Bethléem, sa patrie.

«Jéhovah est mon berger! Je ne manquerai de rien. Il me fait parquer dans les herbes vertes, il me chasse vers les eaux transparentes.

«Quand je marche dans la vallée de l'ombre de la mort je ne crains pas qu'il m'arrive du mal; ta houlette et ton bras sont ma sécurité.

«La coupe est pleine pour moi!»

L'enthousiasme toujours figuré du vrai poëte le ressaisit aussitôt; il chante d'une voix immortelle l'entrée triomphale de Dieu dans ses mondes par les portes immenses des éternités.

«Écartez-vous! ouvrez-vous, portes de l'éternité! Écartez-vous! que le Roi de gloire entre dans ses empires!

«Qui est donc le Roi de gloire? disent les portes. C'est Jéhovah! c'est le Tout-Puissant! c'est le Fort! Jéhovah, le Fort dans la bataille!

«Portes, écartez-vous! portes de l'éternité, ouvrez-vous, que le Roi de gloire entre! Qu'il entre, le puissant, le fort Jéhovah Tsebaoth! C'est lui qui est le Roi de gloire!...»

XIV

Quelles tendresses âpres dans les odes mystiques qu'il soupire, plus qu'il ne les chante, sur la terrasse dans son palais de Sion, dans la paix de ses jours prospères!

«Je n'ai demandé qu'une chose à Jéhovah, c'est la seule à laquelle j'aspire: demeurer dans la demeure de Jéhovah tous les jours de ma vie; goûter la douceur de mon Dieu, habiter avec lui dans son temple;

«Car il me cache dans sa cabane au temps de l'adversité.

«C'est de lui que mon cœur dit: Recherchez sa présence! Je rechercherai ta présence, ô Jéhovah!

«Mon père et ma mère m'ont abandonné, mais Jéhovah me recueille!»

La note héroïque se retrouve au même instant sur la corde.

«Terrible est le nom de Jéhovah!

«Elle brise les cèdres! Jéhovah de sa voix brise les cèdres, les cèdres du Liban!

«La voix de Jéhovah souffle l'incendie!

«Elle soulève le désert, elle fait ondoyer le désert de Cadès!

«Elle épouvante les biches, elle fait tomber les feuilles des forêts!

«Mais sa colère ne dure qu'un clignement de ses yeux, sa miséricorde dure toute la vie! Le soir les larmes entrent dans sa demeure; le matin, la joie!

«Dans tes mains je couche ma vie!

«Approchez, petits enfants, écoutez-moi; je vous enseignerai la crainte de Dieu!

«La vieillesse approche.

«Voilà que tu as mesuré mes jours par la paume de ta main,» chante-t-il à Dieu, «et l'espace que j'ai parcouru est devant toi comme néant!

«L'homme se montre et s'évanouit comme un fantôme; hélas! il fait un petit bruit, il accumule sans savoir qui recueillera!

«Comme la biche soupire après l'eau des fontaines, ainsi mon âme après toi!

«J'ai soif du Dieu vivant!»

Il est malade; la tristesse lui remonte du cœur comme la lie d'un vase.

«Mes larmes deviennent ma nourriture quand j'entends dire autour de moi tout le jour: Où donc est ton Dieu?

«L'abîme crie à l'abîme au bruit de la chute des torrents: Toutes tes ondes et toutes tes écumes ont roulé sur moi!»

XV

Le philosophe se révèle aussitôt après dans le poëte. Il célèbre l'immatérialité de Jéhovah pour apprendre au peuple à discerner l'idée divine de l'image et le culte visible de l'être invisible.

«Est-ce que je mange la chair des taureaux?» fait-il dire à Jéhovah; «est-ce que je bois le sang des boucs?

«Si j'avais faim, je ne te le dirais pas, car il est à moi l'univers et tout ce qui l'habite.

«Offre à Dieu, ô homme! ta reconnaissance et rends-lui l'hommage que tu lui dois!

«Le sacrifice agréable à Dieu, c'est un esprit prosterné sous sa main!»

Le spectacle du monde le trouble, lui fait regretter la solitude.

«Que n'ai-je les ailes de la colombe! Je m'envolerais, et je chercherais l'abri et la paix!

«Je fuirais loin, bien loin, et j'habiterais la nuit dans les lieux déserts!

«Plus vite que le vent des tempêtes je m'enfuirais vers mon refuge.»

Là une misanthropie terrible et sublime contre les infidélités des affections humaines et contre les calomnies!

«Ce ne sont pas les ennemis qui m'outragent!» s'écrie le poëte; «c'est toi, homme, qui avais ma confiance, ma tendresse, mes secrets!

«Ensemble nous échangions de doux entretiens en montant ensemble tout attendris à la maison de Dieu!

«Le soir, le matin, au milieu du jour, je soupire et je gémis!

«Ses discours étaient plus onctueux et plus pénétrants que l'huile, mais c'étaient des glaives hors du fourreau!

«Les dents des fils de l'homme sont des dards et des flèches, et leur langue a le tranchant du fer!»

Il s'encourage à tout supporter dans le Seigneur.

«Réveille-toi, ma gloire passée! réveillez-vous, ma lyre et ma harpe! Avec vous je réveillerai moi-même l'aurore matinale dans le ciel!

«Que ces pervers se fondent comme la pluie, comme le limaçon qui se fond en traînant sur la terre humide, comme l'avorton né avant terme et qui n'a pas vu la lumière!

«Qu'ils s'évaporent plus vite que l'eau de vos chaudières ne sent la flamme des épines qui la font frémir dans le vase;

«Et que l'on dise: Il y a un Dieu!

«Ne les tue pas, ces méchants, Seigneur!

«Mais qu'ils reviennent le soir aboyer, comme des chiens errants, autour de la ville!

«Mais moi je ferai résonner ma harpe à ta gloire!

«Les fils de l'homme ne sont que néant; s'ils étaient tous ensemble dans le plateau de la balance, un souffle de ta bouche sur l'autre bassin les ferait monter!»

XVI

Il chante ailleurs un chant de reconnaissance pour les laboureurs et pour les pasteurs:

«Tu couves la terre et tu la fécondes! La rivière se remplit d'eau jusqu'aux bords; tu leur sèmes le blé, tu arroses le sillon, tu l'amollis, tu lui commandes de végéter, tu couronnes l'année de tes dons, et dans tous les sentiers s'épanche l'abondance. Les plaines du désert en débordent, les collines sont enceintes de joie, les prés sont couverts d'agneaux, les vallées vêtues de moissons; on est dans la joie et on chante!

«Lorsque vous vous reposez entre les rigoles de vos champs, les ailes de la colombe vous semblent revêtues d'argent et ses plumes d'un or jaune!»

Théocrite est égalé par ces images; mais dans Théocrite l'imagination seule est satisfaite. Ici c'est l'âme qui fait remonter toutes ces délices de la création à leur auteur, et qui de sa volupté fait un holocauste.

Où est Pindare, où est Horace, quand on a goûté la saveur sévère d'une pareille poésie?

XVII

La corde grave et triste reprend bientôt l'accent de cette mélancolie que ce grand poëte a épanchée, avant nous et mieux que nous autres modernes, de son âme. C'est pendant son exil sur les montagnes.

«Je suis devenu inconnu à mes frères; oui, étranger aux fils de ma mère!

«Je fais un sac de mes habits, et je deviens pour eux un sujet de confabulation!

«Ceux qui sont assis sur leurs portes parlent contre moi, et les chansons de ceux qui boivent des liqueurs enivrantes sont égayées de mon nom!

«L'humiliation me comprime le cœur. Je tombe en défaillance, j'espère être plaint. Mais non; je cherche des consolations, mais il n'y en a pas.

«Ils ont jeté du fiel sur ce que je mange et du vinaigre dans ce que je bois...

«Mais mes chants plaisent à Jéhovah plus que leurs bœufs avec leurs cornes et leurs sabots!»

XVIII

Le problème de la félicité des méchants, qui agitait Job jusqu'à la sueur de son front, agite David à son tour; il l'exprime dans une ode égale en doute à celle du patriarche de Hus.

«Ils ne partagent pas les misères de nous autres mortels: l'orgueil est le collier qui relève leur tête; la violence est leur vêtement.

«À force de graisse leurs yeux sortent de leurs orbites; leurs désirs satisfaits débordent. Ils boivent à longs traits les eaux d'iniquité, et ils disent: Comment Dieu le saura-t-il?

«Et moi, c'est donc en vain que j'ai purifié mon cœur?

«Tes ennemis élèvent leur drapeau contre tes propres drapeaux pour qu'on les aperçoive de loin, comme le bûcheron qui élève la cognée au-dessus de sa tête dans une épaisse forêt.

«N'abandonne pas au serpent l'âme de la tourterelle, Seigneur!

«Je dis aux superbes: N'élevez pas si haut votre front; car ce n'est ni de l'orient, ni de l'occident, ni du septentrion, ni du désert que vient la fortune. Dieu seul est roi!

«Je me console en pensant aux jours d'autrefois, aux années du temps qui a coulé!

«Je me souviens de mes chants pendant la nuit, et je retourne mon cœur pour méditer dans mon esprit!»

Il se rappelle le passage de la mer Rouge.

«Les eaux t'ont vu, Seigneur! les eaux t'ont vu et elles ont bouillonné d'effroi! Les abîmes ont remué!

«Tu passas à travers la mort, et on ne revit pas même l'empreinte de tes pas.»

Tout à coup, dans une série de cantiques, il chante en hymne l'épopée du peuple de Dieu. Depuis Moïse jusqu'à lui, il recompose toutes les destinées de sa race. Chaque récit est un prodige, et chaque prodige fait éclater sur sa harpe un cri de bénédiction. C'est le poëme national d'un peuple exclusivement théocratique, chanté aux pieds de ses autels par un pontife-roi.

L'épopée finit par ses propres aventures:

«Il fit choix de David, son esclave, et il le tira d'un parc de brebis!»

Cette revue lyrique des temps écoulés et des prodiges accomplis le rend plus pieux et plus poëte.

«Moi,» dit-il, «mon âme languit après tes parvis! Mon cœur et ma chair te chantent, ô Dieu vivant!

«Le passereau trouve sa demeure, l'hirondelle un nid pour ses petits, tes autels à moi! Heureux ceux qui habitent ta demeure!

«Un jour à l'ombre de ton temple vaut mieux que mille dans les tentes des pervers.

«Ou poëte, ou joueur de flûte, toutes mes pensées sont à toi!»

XIX

Le quatrième livre commence par une ode imitée de Moïse, qui semble récapituler toute la sagesse des ancêtres et toutes les vanités de la vie humaine en dehors de Dieu.

«Avant que les montagnes fussent nées, avant que les cieux et la terre fussent éclos de l'éternité jusqu'à l'éternité, tu es Dieu!

«Tu pulvérises l'homme et tu lui dis: Renais;

«Car mille ans à tes yeux sont comme le jour d'hier qui a été et comme une faction montée dans la nuit!

«Tu répands l'humanité comme l'eau; ils sont, les hommes, comme un sommeil, comme une herbe née du matin!

«À l'aurore elle fleurit et passe, le soir elle est desséchée et morte!

«Le nombre de nos années est de soixante-dix ans à quatre-vingts ans pour les plus robustes; puis le fil de nos jours est coupé en un clin d'œil, et nous ne sommes plus!

«Enseigne-nous à compter ces jours, afin que nous leur fassions rapporter les fruits de la sagesse!

«Que tes œuvres me réjouissent à contempler, ô mon Dieu! Que j'aime à les chanter, soit sur l'instrument à dix cordes, soit sur le nébel, soit dans des hymnes méditées sur la harpe!

«Le juste fleurit comme le palmier; il monte comme le cèdre, il fructifie encore dans sa vieillesse!»

L'évidence de la Providence lui est révélée ailleurs dans deux versets aussi saillants d'expression qu'irréfutables de pensée.

«Celui qui a planté l'oreille n'entendra-t-il pas? et celui qui a aplani l'œil ne verra-t-il pas?»

Il chante jusqu'à sa politique dans la cinquante et unième ode; il chante jusqu'à son agonie dans la suivante.

«Mes jours s'évaporent comme une fumée; mes os sont consumés comme un tison au feu.

«À force de gémir ma chair s'attache à mes os.

«Je ressemble au pélican du désert; je suis devenu comme le hibou habitant des ruines.

«Je veille et je deviens comme le passereau solitaire sur le toit!

«Mon âme est collée à la poussière. Ranime-la, selon ta promesse!

«Constamment, Seigneur, je porte ma vie dans ma main, et je te l'offre!

«Je lève mes yeux vers les montagnes d'où me viendra ton secours!

«De même que les yeux de l'esclave sont fixés sur les mains de son maître, de même que les yeux de la servante sont attachés aux mains de sa maîtresse, de même, ô Jéhovah! mes yeux sur mon Dieu!...

«Ramène, ô Jéhovah! nos captifs comme l'eau des torrents sur une terre nue!

«Ceux qui sèment dans les larmes moissonneront dans la joie.

«Il s'en allait devant lui et pleurait en marchant, celui qui portait le sac des semailles; il revient joyeux et chargé de gerbes!

«Mon âme t'attend, mon Dieu, plus impatiemment que les gardes de nuit, aux portes de la ville, n'attendent le matin!

«J'ai apaisé devant toi et assoupi mon âme comme un enfant sevré qui est sur les bras de sa mère; comme un enfant sevré mon âme est assoupie de confiance en moi!»

Où trouver sur la lyre antique des notes de flûte semblables à celle de ce berger?

XX

Et comme chaque trait des mœurs pastorales ou sacerdotales lui fournit une image ou simple, ou neuve, ou douce, ou forte, ou inattendue! Écoutez-le prêcher la réconciliation et la concorde à ses fils.

«Qu'il est doux et qu'il est agréable que les frères habitent ensemble dans la paix!

«Moins douce et moins parfumée est l'huile répandue sur la tête, qui coule de là sur la barbe, barbe d'Aharon, et qui coule de sa barbe jusque sur les bords de son habit sacerdotal!

«Moins douce est la rosée qui descend sur les collines d'Hermon!»

Et comme la figure de l'enthousiasme, la répétition, mise par lui en refrain dans la bouche du chœur ou du peuple, ajoute le retentissement d'une foule à l'accent jailli d'une seule âme!

Écoutez!

LE POËTE.

«Glorifiez Jéhovah, car il est bon; car sa miséricorde est éternelle!

LE CHŒUR.

«Glorifiez le Dieu des dieux, car il est bon; car sa miséricorde est éternelle!

LE POËTE.

«À celui qui a été l'architecte intelligent du firmament!

LE CHŒUR.

«Car sa miséricorde est éternelle!

LE POËTE.

«À celui qui a couché la terre sur les eaux!

LE CHŒUR.

«Car sa miséricorde est éternelle!

LE POËTE.

«À celui qui allume les grandes lampes du firmament!

LE CHŒUR.

«Car sa miséricorde est éternelle!

LE POËTE.

«À celui qui a fait le soleil pour le jour!

LE CHŒUR.

«Car sa miséricorde est éternelle!

LE POËTE.

«À celui qui a fait la lune et les étoiles pour les nuits!

LE CHŒUR.

«Car sa miséricorde est éternelle!

LE POËTE.

«À celui qui a fendu en blocs la mer de joncs (la mer Rouge)!

LE CHŒUR.

«Car sa miséricorde est éternelle!»

Et ainsi de suite pour toutes les phases de l'histoire nationale où Jéhovah a signalé sa protection sur Israël.

Horace chantait-il un tel Poëme séculaire aux Romains?

Tyrtée a-t-il, dans l'élégie patriotique, des plaintes égales à celles qui pleurent et grondent dans les strophes suivantes?

«Au bord des fleuves de Babylone nous nous sommes assis et nous pleurions.

«Aux saules de leurs rivages nous avions suspendu nos harpes!

«Chantez-nous quelques-uns des chants de Sion, votre patrie, nous disaient, en nous commandant la joie, les oppresseurs qui nous retenaient en captivité.

«Comment chanterions-nous les chants de Jéhovah à la terre étrangère?

«Si je pouvais t'oublier, ô Jérusalem! que ma main droite m'oublie moi-même!

«Si je pouvais ne plus penser nuit et jour à toi, si je ne te plaçais plus, ô ma Jérusalem! sous ma tête, que ma langue reste collée à mon palais!

«Fils de Babylone, la rosée du sol! tremblez, etc., etc.»

L'élégie du captif finit par l'imprécation sourde contre l'oppresseur.

XXI

Tout finit par un chœur de louange à Dieu, auquel le poëte convie tous les peuples, toutes les bouches, tous les instruments à corde ou à vent de la musique sacrée, tous les éléments et tous les astres! Sublime finale de cet opéra de soixante ans, chanté par le berger, le héros, le roi, le vieillard dans les psaumes!

«Chantez le Seigneur dans les profondeurs du firmament!

«Chantez-le, vous ses anges! vous ses armées!

«Soleil et lune, chantez! chantez, vous, astres lumineux! étincelantes constellations!

«Voûtes des cieux, chantez! Chantez, vastes eaux qui flottez au-dessous des cieux!

«Éclairs, grêle, neige, brouillards, vents des tempêtes qui exécutez ses paroles, chantez!

«Montagnes, collines, arbres qui portez des fruits, cèdres qui portez l'ombre, chantez!

«Jeunes hommes, jeunes vierges, adolescents, vieillards, chantez!

«Célébrez son nom par des danses, par des fanfares à sa gloire sur la peau du tambour et sur la corde du kinnor (la harpe)!

«Célébrez-le dans son temple! célébrez-le dans son firmament!

«Célébrez-le par le déchirement du son de la trompette! célébrez-le par le nébel à dix cordes!

«Célébrez-le par la flûte et par les cymbales retentissantes!

«Que tout ce qui a le souffle dise: Jéhovah! Dieu!...»

Voilà l'enthousiasme presque inarticulé du poëte lyrique, tant les paroles se pressent confusément sur ses lèvres, qui s'emporte à sa vraie source, à Dieu, comme les flocons de la fumée d'un incendie de l'âme par un vent d'orage! Voilà David, ou plutôt voilà le cœur humain avec toutes les notes que Dieu a permis de rendre sur la terre à cet instrument de douleur, de larmes, de joie ou d'adoration! Voilà la poésie sanctifiée à sa plus haute expression! Voilà le vase des parfums brisé sur le parvis du temple et répandant ses odeurs du cœur de David dans le cœur du genre humain presque tout entier! Car, hébraïque, chrétienne ou même mahométane, toute religion, tout gémissement, toute prière a recueilli une goutte de ce vase répandu sur les hauteurs de Jérusalem pour en faire un de ses accents. Ce petit berger est devenu le maître des chœurs sacrés de tout l'univers. Il n'y a pas une piété sur la terre qui ne prie avec ses paroles ou qui ne chante avec sa voix. On dirait qu'il a mis une corde de sa pauvre harpe dans tous les chœurs religieux ou seulement sensibles, pour l'y faire résonner partout et éternellement à l'unisson des échos de Bethléem, d'Horeb ou d'Engaddi! Ce n'est plus le poëte, ce n'est plus le prophète; c'est la vibration des murs de tous les temples répercutant son cœur.

C'est le psalmiste de l'éternité. Quelle destinée, quelle puissance a la poésie quand elle s'inspire de la divinité!

XXII

Quant à nous, nous ne nous étonnons pas de cette puissance de répercussion du son de l'âme humaine à travers toutes les âmes et tous les âges; il y a dans le cœur du héros, du poëte ou du saint, des élans de force qui brisent le sépulcre, le firmament, le temps, et qui vont, comme les cercles excentriques du caillou jeté dans la mer, mourir seulement sur les dernières plages du lit de l'Océan. Le cœur de l'homme, quand il est ému par l'idée de Dieu, porte ses émotions aussi loin que l'Océan porte les ondulations de ses rives.

Telle est la voix de ce poëte qu'on peut appeler véritablement le barde de Dieu!

Mais il a eu de plus un bonheur suprême, celui d'être adopté dans les temps les plus reculés pour le barde du temple, en sorte que, par un phénomène unique en lui, la poésie est devenue religion. C'est le dernier degré de popularité auquel la poésie puisse atteindre. C'est par là qu'il y a une strophe de ce barde dans toutes nos jubilations sacrées, un soupir de ce berger dans tous nos soupirs, une larme de ce pénitent dans toutes nos larmes. Quelque étranger que l'on puisse être aux rites ou aux cultes qui ont adopté ce lyrique pour leur prophète, toutes les âmes modernes l'ont adopté pour leur poëte.

Quant à moi, lorsque mon âme, ou enthousiaste, ou pieuse, ou triste, a besoin de chercher un écho à ses enthousiasmes, à ses piétés ou à ses mélancolies dans un poëte, je n'ouvre ni Pindare, ni Horace, ni Hafiz, poëtes purement académiques; je ne cherche pas même sur mes propres lèvres des balbutiements plus ou moins expressifs pour mes émotions; j'ouvre les psaumes et j'y prends les paroles qui semblent sourdre du fond de l'âme des siècles et qui pénètrent jusqu'au fond de l'âme des générations. Heureux l'homme à qui il a été donné de devenir ainsi l'hymne éternellement vivant, la prière ou le gémissement personnifié du genre humain!

XXIII

J'étais déjà dans cette disposition pour ainsi dire innée pour le poëte David, il y a quelques années, quand je visitai la patrie, la demeure et le tombeau de ce grand lyrique. J'aime à me retracer encore aujourd'hui la mémoire des sites et des impressions que j'y recevais des lieux, des noms et des chants sacrés. Je les retrouve dans mes notes écrites sur la selle de mon chameau qui me servait d'oreiller et de table.

La peste sévissait dans Jérusalem; nous restâmes assis tout le jour en face des portes principales de la cité sainte; nous fîmes le tour des murs en passant devant toutes les autres portes de la ville. Personne n'entrait, personne ne sortait; le mendiant même n'était pas assis contre les bornes, la sentinelle ne se montrait pas sur le seuil; nous ne vîmes rien, nous n'entendîmes rien: le même vide, le même silence à l'entrée d'une ville de trente mille âmes, pendant les douze heures du jour, que si nous eussions passé devant les portes mortes de Pompéi ou d'Herculanum! Nous ne vîmes que quatre convois funèbres sortir en silence de la porte de Damas et s'acheminer le long des murs vers les cimetières turcs; et près de la porte de Sion, lorsque nous y passâmes, qu'un pauvre chrétien mort de la peste le matin, et que quatre fossoyeurs emportaient au cimetière des Grecs. Ils passèrent près de nous, étendirent le corps du pestiféré, enveloppé de ses habits, sur la terre, et se mirent à creuser en silence son dernier lit, sous les pieds de nos chevaux.

La terre autour de la ville était fraîchement remuée par de semblables sépultures que la peste multipliait chaque jour. Le seul bruit sensible, hors des murailles de Jérusalem, était la complainte monotone des femmes turques qui pleuraient leurs morts. Je ne sais si la peste était la seule cause de la nudité des chemins et du silence profond autour de Jérusalem et dedans; je ne le crois pas, car les Turcs et les Arabes ne se détournent pas des fléaux de Dieu, convaincus que sa main peut les atteindre partout et qu'aucune route ne lui échappe.—Sublime raison de leur part, mais qui les mène par l'exagération à de funestes conséquences!

XXIV

À gauche de la plate-forme du temple et des murs de la ville, la colline qui porte Jérusalem s'affaisse tout à coup, s'élargit, se développe à l'œil en pentes douces, soutenues çà et là par quelques terrasses de pierres roulantes. Cette colline porte à son sommet, à quelque cent pas de Jérusalem, une mosquée et un groupe d'édifices turcs assez semblables à un hameau d'Europe couronné de son église et de son clocher. C'est Sion! c'est le palais!—c'est le tombeau de David!—c'est le lieu de ses inspirations et de ses délices, de sa vie et de son repos!—lieu doublement sacré pour moi, dont ce chantre divin a si souvent touché le cœur et ravi la pensée. C'est le premier des poëtes du sentiment; c'est le roi des lyriques! Jamais la fibre humaine n'a résonné d'accords si intimes, si pénétrants et si graves; jamais la pensée du poëte ne s'est adressée si haut et n'a crié si juste; jamais l'âme de l'homme ne s'est répandue devant l'homme et devant Dieu en expressions et en sentiments si tendres, si sympathiques et si déchirants. Tous les gémissements les plus secrets du cœur humain ont trouvé leurs voix et leurs notes sur les lèvres et sur la harpe de ce barde sacré; et, si l'on remonte à l'époque reculée où de tels chants retentissaient sur la terre; si l'on pense qu'alors la poésie lyrique des nations les plus cultivées ne chantait que le vin, l'amour, le sang et les victoires des mules et des coursiers dans les jeux de l'Élide, on est saisi d'un profond étonnement aux accents mystiques du berger-prophète, qui parle au Dieu créateur comme un ami à son ami, qui comprend et loue ses merveilles, qui admire ses justices, qui implore ses miséricordes, et qui semble un écho anticipé de la poésie évangélique, répétant les douces paroles du Christ avant de les avoir entendues. Prophète ou non, selon qu'il sera considéré par le philosophe ou le chrétien, aucun d'eux ne pourra refuser au poëte-roi une inspiration qui ne fut donnée à aucun autre homme. Lisez du grec ou du latin après un psaume! Tout pâlit.

XXV

J'aurais, moi, humble poëte d'un temps de décadence et de silence, j'aurais, si j'avais vécu à Jérusalem, choisi le lieu de mon séjour et la pierre de mon repos précisément où David choisit le sien à Sion. C'est la plus belle vue de la Judée, de la Palestine et de la Galilée.

Jérusalem est à gauche, avec le temple et ses édifices, sur lesquels le regard du roi ou du poëte pouvait plonger du haut de sa terrasse. Devant lui des jardins fertiles, descendant en pentes mourantes, le pouvaient conduire jusqu'au fond du lit du torrent dont il aimait l'écume et la voix.—Plus bas, la vallée s'ouvre et s'étend; les figuiers, les grenadiers, les oliviers l'ombragent. C'est sur quelques-uns de ces rochers surpendus près de l'eau courante; c'est dans quelques-unes de ces grottes sonores, rafraîchies par l'haleine et par le murmure des eaux; c'est au pied de quelques-uns de ces térébinthes, aïeux du térébinthe qui me couvre, que le poëte sacré venait sans doute attendre le souffle qui l'inspirait si mélodieusement.

Que ne puis-je l'y retrouver, pour chanter les tristesses de mon cœur et celles du cœur de tous les hommes dans cet âge inquiet, comme ce berger inspiré chantait ses espérances dans un âge de jeunesse et de foi! Mais il n'y a plus de chant dans le cœur de l'homme; les lyres restent muettes, et l'homme passe en silence, sans avoir ni aimé, ni prié, ni chanté.

XXVI

Remontons au palais de David. De là on plonge ses regards sur la ravine verdoyante et arrosée de Josaphat. Une large ouverture dans les collines de l'est conduit de pente en pente, de cime en cime, d'ondulation en ondulation, jusqu'au bassin de la mer Morte. Cette mer réfléchit là-bas les rayons du soir dans ses eaux pesantes et opaques comme une épaisse glace de Venise qui donne une teinte mate et plombée à la lumière. Ce n'est point ce que la pensée se figure: un lac pétrifié dans un horizon terne et sans couleur; c'est d'ici un des plus beaux lacs de Suisse ou d'Italie, laissant dormir ses eaux tranquilles entre l'ombre des hautes montagnes d'Arabie, qui se dentellent à perte de vue comme des Alpes sans neige derrière ses flots, au pied des monticules coniques ou pyramidaux, mais toujours transparents, de la Judée, royaume stérile du poëte-roi.

XXVII

Le jour suivant j'allai m'asseoir seul, les psaumes dans les mains, sur un bloc de maçonnerie éboulé autour du tombeau du fils d'Isaïe.

Le jour s'éteignait lentement: il décolorait un à un les rochers grisâtres de la colline opposée, derrière la vallée, ou plutôt la ravine de Josaphat. Ces rochers, les uns debout, les autres couchés, ressemblent, à s'y tromper, à des pierres sépulcrales frappées des derniers feux de la lampe qui se retire. Tout était silence et deuil autour de moi dans ce demi-jour, mais tout était aussi mémoire des temps écoulés. Je voyais d'un regard toute la scène de ce poëme épique et lyrique de la vie et des chants de David. La poussière du héros et du barde d'Israël reposait peut-être sous mes pieds, dispersée par les siècles de l'une de ces grandes auges de pierre grise dont les débris parsèment la colline, et dans lesquelles les chameliers font boire aujourd'hui leurs chameaux. Un vent du midi, tiède et harmonieux, soufflait par bouffées de la colline des Oliviers, en face de moi; ce vent apportait aux sens la saveur amère et la senteur âcre des feuilles d'olivier qu'il avait traversées. Il soupirait, gémissait, sanglottait, chantait mélancoliquement ou mélodieusement entre les chardons, les épines, les cactus et les ruines du tombeau du poëte.

C'étaient les mêmes notes que David avait entendues sur les mêmes collines en gardant les brebis d'Isaïe, son père. C'étaient ces sons, ces horizons, ces joies du ciel et ces tristesses de la terre qui l'avaient fait poëte. Son âme était répandue dans cet air du soir, insaisissable, mais sensible et respirable comme un parfum évaporé du vase brisé par les pieds du cheval à l'entrée d'un héros dans une grande ville d'Orient.

Je me complaisais dans ce lyrisme des éléments, dans cette consonnance de la nature, des ruines, des siècles écoulés, avec la voix du poëte qui les a éternisés par ses hymnes.

J'ouvris le petit volume des psaumes que j'avais recueilli dans l'héritage de ma mère, et dont les feuilles, feuilletées à toutes les circonstances de sa vie, portaient l'empreinte de ses doigts et quelques taches de ses larmes. Je lus avec des impressions centuplées pour moi par le site et par le voisinage du tombeau; je continuai à lire jusqu'à ce que le crépuscule, assombri de verset en verset davantage, effaçât une à une sous mes yeux les lettres du Psalmiste; mais, même quand mes regards ne pouvaient plus lire, je retrouvais encore ces lambeaux d'odes, ou d'hymnes, ou d'élégies, dans ma mémoire, tant j'avais eu de bonne heure l'habitude de les entendre, à la prière du soir, dans la bouche des jeunes filles auxquelles la mère de famille les faisait réciter avant le sommeil. S'il reste quelque poésie dans l'âme des familles de l'Occident, ce n'est pas aux poëtes profanes qu'on le doit, c'est au pauvre petit berger de Bethléem. Les psaumes sont naturalisés dans toutes les maisons. Il n'y a ni une naissance, ni un mariage, ni une agonie, ni une sépulture auxquels il n'assiste. C'est le musicien convié à toutes les fêtes et à tous les deuils du foyer, et, plus heureux que ces musiciens de nos sens, ce n'est pas à l'oreille qu'il chante, il chante au cœur.

XXVIII

Au moment où j'allais fermer le livre pour rejoindre le camp de ma caravane, que j'avais planté de l'autre côté de la ville, en dehors de la porte de Bethléem, un air de flûte lointain et mélancolique se fit entendre à ma droite sur une des collines nues et déchirées des monts d'Arabie qui encaissent la vallée de la mer Morte. C'était un gardeur de chèvres et d'ânesses, comme Saül et comme David, qui rappelait, du haut des rochers et du fond des précipices, ses chevreaux, à la mélodie pastorale de son roseau percé de trois notes. Jamais la flûte des plus miraculeux musiciens de nos orchestres d'opéra ne me donna un ravissement aussi délicieux à l'oreille. Ce fut pour moi le sursaut des siècles endormis se réveillant dans un écho au souffle d'un enfant berger autour de la tombe du grand joueur de flûte. Je jetai un cri et je me levai de mon bloc de pierre sur la pointe des pieds, pour mieux saisir dans la brise les sons aériens et mourants de ce roseau percé. Je me reportai d'un bond de l'âme aux nuits où le fils d'Isaïe s'asseyait dans la solitude, écouté seulement par ses brebis; à ces inspirations du désert qui le firent roi de la Judée pour une vie d'homme, et pour l'éternité roi du chant. Le berger arabe interrompit et reprit vingt fois sa mélodie pastorale. Je m'étais assis de nouveau pour l'écouter jusqu'au bout.

XXIX

Mais bientôt un autre concert nocturne vint me distraire de cette pastorale; j'apercevais, à travers le crépuscule, un petit groupe de peuple qui défilait, sombre et muet comme une apparition funèbre, dans le sentier creux, à quelques centaines de coudées au-dessous de moi. Ce sentier suit la vallée de Josaphat et passe entre le tombeau d'Absalon et la fontaine de Siloé.

C'était le convoi d'une jeune Arménienne que la peste venait de frapper dans Jérusalem, et que la famille, les amis, les voisins conduisaient au cimetière de sa communion, hors de la ville. Cette petite colonne d'hommes, de femmes et de prêtres affligés psalmodiait sourdement en marchant quelques-uns des versets sacrés de leur liturgie des morts. Ces versets les plus pathétiques des psaumes de David remontaient ainsi du fond de sa vallée, hélas! et du fond de ces cœurs jusqu'au tombeau du roi. J'en saisis quelques-uns au passage de la brise et je les répétai à voix basse, quoique étranger à ce deuil, avec la consonnance compatissante qui associe l'étranger, enfant de douleurs, comme dit le poëte, à toutes les douleurs de ses frères inconnus!

XXX

Quand le convoi eut disparu derrière l'angle du sépulcre d'Absalon pour s'enfoncer sous les oliviers de la colline, je me levai pour reprendre enfin mon sentier vers mes tentes. Par une bizarre concordance d'heures, de site, d'accidents et de hasards, ce fut encore la voix de David qui m'arrêta et qui me fit retomber tout pensif et tout ébranlé de poésie sur le bloc de pierre.

Le vent qui, un instant avant, soufflait des montagnes, avait tourné pendant ma longue station au tombeau du roi; il soufflait maintenant de la mer, et il m'apportait de la ville une sorte de psalmodie plaintive semblable au gémissement d'une cité en deuil. En prêtant plus attentivement l'oreille je distinguai la récitation cadencée des psaumes du poëte, qui sortait du couvent des moines latins de Terre-Sainte, et qui, de terrasse en terrasse, venait mourir au tombeau du harpiste de Dieu. Cette flûte sur la colline, ce convoi chantant dans la vallée, cette psalmodie dans le monastère, triple écho à la même heure de cette voix du grand lyrique, enseveli, mais ressuscité sans cesse sur sa montagne de Sion, me jetèrent dans un ravissement d'esprit qui semblait me donner pour la première fois le sentiment de la toute-puissance du chant dans l'homme.

«Qu'est devenu son royaume? m'écriai-je. Les Persans, les Arabes, les califes, les croisés, les sultans s'en sont arraché les morceaux; les pèlerins n'y viennent plus adorer que la poussière, et le vent l'emporte au désert ou à la plage de la grande mer avec le même mépris qu'il emporte le brin de paille du nid de l'hirondelle, quand la nichée a pris son vol en automne vers d'autres climats! Mais sa flûte, mais sa harpe, mais ses notes lyriques du roi des cantiques ont survécu à son empire détruit, à sa race dispersée parmi les nations! Ô puissance de l'âme! ô éternité de la parole inspirée! Le roi est poussière; il ne possède pas même son propre tombeau; mais sa harpe possède l'univers, et qui sait si elle n'a pas son écho jusque dans le ciel?—Jamais homme n'eut une telle apothéose.»

XXXI

Je baisai la pierre détachée de ce tombeau de David, et je rentrai tout recueilli et tout musical sous ma tente. Une lampe l'éclairait; je taillai mon crayon, et j'écrivis, à la lueur de la lampe battue du vent sous la toile, quelques strophes restées incomplètes, et que j'adressai, un certain nombre d'années après, à un des plus élégants et des plus érudits traducteurs des psaumes, M. Dargaud. Je les retrouve avec leurs sens suspendus, et leurs lacunes, et leurs ratures au crayon, sur le papier jauni par la poussière du désert et par la fumée de la tente.

En voici quelques strophes, souvenir d'une soirée de voyage et d'une halte à ce tombeau:

Ô harpe, qui dors sous la tête,
Sous la tête du barde roi,
Veuve immortelle du prophète,
Un jour encore éveille-toi!
Quoi! Dans cette innombrable foule
Des hommes, qui parle et qui coule,
Il n'est plus une seule main
Qui te remue et qui t'accorde,
Et qui puisse un jour sur ta corde
Faire éclater le cœur humain?

Es-tu comme le large glaive
Dans les tombes de nos aïeux
Qu'aucun bras vivant ne soulève
Et qu'on mesure en vain des yeux?
Harpe du psalmiste, es-tu comme
Ces gigantesques crânes d'homme
Que le soc découvre sous lui,
Grands débris d'une autre nature
Qui, pour animer leur stature,
Voudraient dix âmes d'aujourd'hui?

Que faut-il pour te faire rendre les sons d'autrefois? demandai-je à cette harpe sacrée:

Faut-il avoir, dans son enfance,
Gardien d'onagre ou de brebis,
Brandi la fronde à leur défense
Porté leurs toisons pour habits?
Faut-il avoir, dans ces collines,
Laissé son sang sur les épines,
Déchiré ses pieds au buisson?
Collé dans la nuit solitaire
Son oreille au pouls de la terre
Pour résonner à l'unisson?
..................
..................

Eh bien! de l'instrument j'ai parcouru la gamme,
De la plainte des sens jusqu'aux langueurs de l'âme,
Chaque fibre de l'homme au cœur m'a palpité,
Comme un clavier touché d'une main lourde et forte,
Dont la corde d'airain se tord brisée et morte,
Et que le doigt emporte
Avec le cri jeté!

Pourquoi donc sans échos sur nos fibres rebelles,
Ô harpe! languis-tu comme un aiglon sans ailes,
Tandis qu'un seul accord des kinnors d'Israël
Fait, après trois mille ans, dans les chœurs de nos fêtes,
D'Horeb et de Sina chanceler les deux faîtes,
Résonner les tempêtes
Et fulgurer le ciel?
.............................
.............................
Ah! c'est que tu touchais de tes miséricordes
Ce barde dont ta grâce avait monté les cordes;
De ses psaumes vainqueurs tu faisais don sur don;
Il pouvait t'oublier sur son lit de mollesses,
Tu poursuivais son cœur au fond de ses faiblesses
De ton impatient pardon!...

Fautes, langueurs, péchés, défaillances, blasphèmes,
Adultère sanglant, trahisons, forfaits mêmes.
Ta droite couvrait tout du flux de tes bontés;
Et, comme l'Océan dévore son écume,
Son âme, engloutissant le mal qui le consume,
Dévorait ses iniquités.

Quel forfait n'eût lavé cette larme sonore
Qui tomba sur sa harpe et qui résonne encore!
Les rocs de Josaphat en gardent la senteur.
Tu défendis aux vents d'en sécher le rivage,
Et tu dis aux échos: Roulez-la dans les âges,
Humectez tous les yeux, mouillez tous les visages
Des larmes du divin chanteur!
.............................
.............................

J'ai vu blanchir sur les collines
Les brèches du temple écroulé
Comme une aire d'aigle en ruines
D'où l'habitant s'est envolé!
J'ai vu sa ville, devenue
Un vil monceau de poudre nue,
Muette sous un vent de feu,
Et le guide des caravanes
Attacher le pied de ses ânes
Aux piliers du temple de Dieu!
Le chameau, qui baisse sa tête
Pour s'abriter des cieux brûlants,
Dans le royaume du prophète
N'avait que l'ombre de ses flancs,
Siloé, qu'un seul chevreau vide,
N'était qu'une sueur aride
Du sol brûlé sous le rayon,
Et l'Arabe, en sa main grossière
Ramassant un peu de poussière,
S'écriait: C'est donc là Sion!
....................
....................

Mais, quand sur ma poitrine forte
J'étreignis la harpe des rois,
Le vent roula vers la mer Morte
L'écho triomphal de ma voix;
Le palmier secoua sa poudre,
Le ciel serein de foudre en foudre
Tonna le nom d'Adonaï;
L'aigle effrayé lâcha sa proie,
Et je vis palpiter de joie
Deux ailes sur le Sinaï!
....................
....................

Est-ce là mourir? Non, c'est vivre
Plus vivant dans tous les vivants!
C'est se déchirer comme un livre,
Pour jeter ses feuillets aux vents!
C'est imprimer sa forte trace
Sur chaque parcelle d'espace
Où peuvent plier deux genoux!...
Et nous, bardes aux luths sans âme,
Qui du ciel ignorons la gamme,
Dites-moi! pourquoi vivons-nous?...

Dans l'Orient, riche en symbole,
Ainsi quand des saints orateurs
La pathétique parabole
Fait fondre l'auditoire en pleurs,
Le prêtre suspend la prière,
Il va de paupière en paupière
Éponger l'eau de tous les yeux;
Et de cet égouttement d'âme
Il compose un amer dictame
Qui guérit tout mal sous les cieux!

Ainsi sur ta corde arrosée, Par le divin débordement,
Tes larmes, comme une rosée,
Se boiront éternellement
Ô berger! que l'eau de ta coupe
Avec la nôtre s'entrecoupe
Pour abreuver tous les climats!
Ton Jéhovah dort sous ses nues
Et d'autres races sont venues!...
Mais on pleure encore ici-bas!

Lamartine.

COURS FAMILIER
DE
LITTÉRATURE

XXXIVe ENTRETIEN.

LITTÉRATURE, PHILOSOPHIE, ET POLITIQUE DE LA CHINE.

I

Les circonstances aujourd'hui nous commandent le sujet. Nous avions préparé depuis longtemps ces entretiens littéraires sur la Chine; comme tous ceux qui l'ont profondément étudiée, nous l'admirons.

Quittons donc un moment l'Europe et les Indes, terres de l'imagination, traversons le Thibet qui sépare d'une muraille presque perpendiculaire de glace les deux plus vastes empires du monde, et jetons un regard profond sur la Chine, ce pays de la raison par excellence.

La littérature en Chine est presque entièrement politique et législative.

Après la religion et la philosophie, la politique est la plus haute application de la littérature aux choses humaines. C'est donc là surtout qu'il faut étudier la littérature politique. Cette étude nous conduira aux plus hautes théories du gouvernement des sociétés. Il y a loin de là, sans doute, aux futiles questions d'art, de langue, de prose ou de vers; mais l'art, la langue, la prose ou les vers ne sont que les formes des idées; c'est le fond qu'il faut d'abord considérer, si nous voulons que ce cours de littérature universelle soit en même temps un cours de pensée et de raison publique.

Nous allons dire ici toute notre pensée sur la politique; on va voir que cette pensée n'est pas plus anarchique que celle de Montesquieu, et beaucoup moins chimérique que celle de Fénelon. Laissons l'utopie aux vers: la prose est la langue de vérité.

II

Le chef-d'œuvre de l'humanité, selon nous, c'est un gouvernement.

Réunir en une société régulière une multitude d'êtres épars qui pullulent au hasard sur une terre sans possesseurs légitimes et reconnus;

Combiner assez équitablement tous les intérêts divergents ou contradictoires de cette multitude pour que chacun reconnaisse l'utilité de borner son intérêt propre par l'intérêt d'autrui;

Extraire de toutes ces volontés individuelles une volonté générale et commune qui gouverne cette anarchie;

Proclamer ou écrire cette volonté dominante en lois qui instituent des droits sociaux conformes aux droits naturels, c'est-à-dire aux instincts légitimes de l'homme sortant de la nature pour entrer dans la société;

Sanctifier ces lois par la plus grande masse de justice qu'il soit possible de leur faire exprimer, en sorte que la conscience, cet organe que le Créateur nous a donné pour oracle intérieur, soit forcée de ratifier même contre nos passions la justice de la loi;

Faire régner avec une autorité impartiale et inflexible cette loi sur nos iniquités individuelles, sur nos résistances, nos empiétements, nos répugnances; lui créer un corps, des membres, une main dans un pouvoir exécuteur et visible chargé de faire aimer, respecter et craindre la loi;

Armer ce pouvoir exécuteur de toute la force nécessaire pour réprimer les atteintes individuelles ou collectives contre la loi, sans l'investir néanmoins de prérogatives assez absolues pour qu'il puisse lui-même se substituer à la loi et faire dégénérer cette volonté d'un seul contre tous en tyrannie;

Échelonner, si l'empire est grand, les corps ou les magistratures, religieuse, civile, judiciaire, administrative, de telle sorte que chaque province, chaque ville, chaque maison, chaque citoyen, trouve à sa portée la souveraineté de l'État prête à lui distribuer sa part d'ordre, de sécurité, de justice, de police, de service public, de vengeance même si un droit est violé dans sa personne;

Faire contribuer dans la proportion de son intérêt et de sa force chacun des membres de la nation aux services onéreux que la nation exige en obéissance, en impôt, en sang, si le salut de la communauté exige le sang de ses enfants;

Créer au sommet de cette hiérarchie d'autorités secondaires une autorité suprême, soit monarchique, c'est-à-dire personnifiée dans un chef héréditaire, soit aristocratique, c'est-à-dire personnifiée dans une caste gouvernementale, soit républicaine, c'est-à-dire personnifiée dans un magistrat temporaire élu et révocable par l'unanimité du peuple: voilà le chef-d'œuvre de cette création d'un gouvernement par l'homme.

Ce gouvernement, Dieu l'a donné tout fait par instinct à diverses tribus d'animaux, tels que les fourmis et les abeilles; il a laissé aux hommes le mérite de l'inventer, de le choisir, de le changer, de l'approprier à leur caractère et à leurs besoins, et de se faire à eux-mêmes leur propre sort, en se faisant un gouvernement plus ou moins conforme à la conscience, à la justice, à la raison.

Telle est notre pensée sur la sainte institution de ce qu'on appelle un gouvernement.

III

Cette liberté que Dieu a laissée à l'homme de se choisir et de se façonner un gouvernement est ce qui constitue le plus sa dignité morale parmi les êtres créés.

Tout gouvernement est une intelligence en travail et une morale en action.

Si l'homme n'avait que des instincts comme les animaux, il n'aurait qu'une forme de société immuable; c'est parce que l'homme est doué de la raison et de la liberté qu'il éprouve, transforme et améliore sans cesse ses gouvernements.

Les questions de gouvernement sont donc, par leur importance, celles sur lesquelles les hommes ont le plus parlé, discuté, écrit; ce que les hommes de tous les siècles ont écrit sur les gouvernements et sur la société est ce que nous appelons la littérature politique. Les livres primitifs de l'Inde sont pleins de règles et de maximes qui touchent au régime des sociétés. La Bible est tantôt un code de république, tantôt un code de monarchie, tantôt un code de théocratie ou de gouvernement sacerdotal et monarchique à la fois comme était l'Égypte chez qui les Hébreux en avaient vu le modèle. Mais de tous les pays où l'homme a agité pour les résoudre ces grandes théories des sociétés, la Chine antique est évidemment celui où la raison humaine a le mieux approfondi, le mieux résolu et le mieux appliqué les principes innés de l'organisation sociale. La sagacité, l'expérience et le génie de ces philosophes politiques dépassent les Machiavel, les Montesquieu, les J. J. Rousseau, ces littérateurs politiques de notre Europe.

Nous savons qu'une telle assertion fera sourire au premier aperçu notre orgueil européen et notre ignorance populaire, toujours prêts à sourire et à railler quand on prononce le nom de la Chine; mais nous ne nous laisserons pas intimider par ce mépris préconçu contre la plus vaste et la plus durable agrégation d'êtres humains qui ait jamais subsisté en unité nationale ou en ordre social sur ce globe.

Nous avons étudié impartialement pendant trente ans ces institutions qui régissent trois cent millions d'hommes; nous plaignons ceux qui n'ont que des dédains et des sourires en présence du phénomène de la Chine antique et moderne, empire plus étendu, plus peuplé, plus policé, plus industrieux que l'Europe entière. Ils jugent ridiculement ce peuple ancêtre sur quelques grotesques en porcelaine, jouets d'enfants qu'on vend à Canton aux matelots de nos navires. Que penseraient-ils des publicistes chinois s'ils nous jugeaient nous-mêmes, nous Européens, sur ces caricatures, ignobles débauches d'art, qu'on dessine à Londres ou à Paris pour défigurer nos grands hommes et pour dérider nos populaces?

IV

Aristote n'a fait que l'analyse des formes de gouvernement usitées de son temps parmi les nations asiatiques ou grecques auxquelles les institutions et le nom même de la Chine étaient inconnus.

Platon n'a fait qu'une utopie politique n'ayant pour base que des songes dorés et incohérents au lieu de fonder ses institutions sur la nature de l'homme, sur l'histoire et sur l'expérience, seuls éléments d'ordre social.

Les Indes et la Perse n'avaient d'autres théories de gouvernement que l'autorité absolues dans les rois, l'obéissance servile et consacrée dans les sujets, les priviléges de naissance et les hiérarchies infranchissables entre les castes.

Les Romains n'ont eu d'autre droit public que le droit du plus ambitieux et du plus armé sur le plus faible; conquérir, spolier et posséder par la gloire, c'est toute leur politique. La conscience et la morale ont été de vains noms pour eux dans leurs théories de gouvernement. Des maîtres et des esclaves, des conquérants et des conquis, c'est tout le monde romain. Ils ont fait beaucoup de lois, mais ce sont des lois athées, des lois de propriété, des lois d'héritage, des lois de famille, des lois d'administration, aucunes lois vraiment divines et humaines selon la grande acception de ces deux mots; race de brigands qui s'est contentée de bien distribuer les dépouilles du monde.

Le christianisme qui, en promulguant le dogme d'égalité, de justice et d'amour, aurait dû changer la politique romaine a eu peu d'influence jusqu'à ces derniers temps sur les institutions sociales des peuples. Il avait dit un mot qui désintéressait la politique de la religion: «Rendez à César ce qui est à César»; il s'était borné à promulguer la morale de l'individu sans s'immiscer dans la morale de l'État, c'est-à-dire dans le gouvernement; il pouvait sanctifier le sujet pendant que le prince était dépravé. Mais de la conscience privée le christianisme devait finir par s'élever dans la conscience publique par l'universalisation de ses principes de justice réciproque. Sa philosophie fraternelle commence à peine à être sensible dans la législation et dans la politique; son ère gouvernementale n'est pas encore venue même dans la littérature d'état.

Machiavel, le grand publiciste de l'Italie, est païen dans ses principes de gouvernement;

Montesquieu, le grand publiciste de la France au dix-huitième siècle, est romain;

Thomas Morus, en Angleterre, est chimérique: c'est un Platon britannique rêvant dans le brouillard comme son maître Platon rêvait dans la lumière du cap Sunium;

Bossuet est hébreu;

Fénelon est cosmopolite et imaginaire;

Jean-Jacques Rousseau, dans son Contrat social et dans ses plans de constitution pour la Pologne ou pour la Corse, est le plus inexpérimental des législateurs. Il n'y a pas une de ses lois qui se tienne debout sur des pieds véritablement humains; il fait dans le Contrat social la législation des fantômes, comme il fait dans l'Émile l'éducation des ombres, et dans la Nouvelle Héloïse, il ne fait que l'amour des abstractions ayant pour passion des phrases. Son Contrat social porte tout entier à faux sur un sophisme qu'un souffle d'enfant ferait évanouir. Il suppose que l'origine des gouvernements a été un traité après mûre délibération entre les premiers hommes déjà suffisamment philologistes et suffisamment citoyens pour connaître, définir et formuler savamment leurs droits et leurs devoirs réciproques. Il construit sur ce rêve une pyramide d'autres rêves qui, partant tous d'un principe faux, arrivent aux derniers sommets de l'absurde et de l'impossible en application. La passion chrétienne et sainte de l'égalité démocratique dont il était animé donne seule une valeur morale à cette utopie du Contrat social. C'est une bonne pensée accouplée à une risible chimère. Il en sort un monstre de bonne intention; on estime le philosophe, on a pitié du législateur politique.

Mirabeau seul était grand politique, mais il était vicieux; le vice chez lui a servi l'éloquence, mais il a vicié et stérilisé le génie.

V

Les littérateurs politiques plus récents, tels que M. de Bonald, M. de Maistre et leurs sectaires, hommes de réaction et non d'idées, sont tout simplement des contre-sophistes. Ils ont pris en tout le contre-pied de Thomas Morus, de Fénelon, des publicistes de l'Assemblée constituante française. Tous deux sont des tribuns posthumes et éloquents de l'aristocratie et de la théocratie, le premier a sacrifié les peuples aux rois, le second a sacrifié les rois même aux pontifes. Pour que la première théorie, celle de M. A. Bonald, fût vraie, il fallait que Dieu eût créé les rois infaillibles, d'une autre chair que celle des peuples; pour que la seconde de ces théories, celle de M. de Maistre, fût applicable, il fallait que Dieu, souverain visible et présent partout, gouvernât lui-même les sociétés civiles par des oracles surnaturels contre l'autorité desquels le doute fût un blasphème et la désobéissance un sacrilége. Or, comme l'esprit humain ne pouvait se plier à cette abdication de sa liberté morale et déclarer la révélation sacerdotale en permanence dans la politique de tout l'univers, il fallait la force sans raisonnement et sans réplique pour contraindre l'esprit humain, il fallait le bourreau pour dernier argument de conviction. Aussi le dernier de ces littérateurs politiques, de Maistre, n'a-t-il pas reculé devant cette divinisation du glaive; un cri d'horreur lui a en vain répondu du fond de toutes les consciences, il a ses disciples qui confessent sa foi, disciples qui maudissent à bon droit les philosophes démocratiques de l'échafaud et de la Convention, mais que la même logique conduirait fatalement aux mêmes crimes si leur nature ne s'interposait entre leurs théories et leurs actes. Nous n'aurions à choisir, si nous écoutions ces sophistes, qu'entre le sang versé à flots au nom du peuple et le sang versé à torrents au nom de Dieu!

VI

Enfin dans ces derniers temps la théorie des gouvernements a été chez quelques hommes scandaleux d'audace jusqu'à nier les gouvernements eux-mêmes, c'est-à-dire jusqu'à proclamer sous le nom d'anarchie la liberté illimitée de chaque citoyen dans l'État.

Cette théorie, plus digne selon nous du nom de démence que du nom de science, n'a qu'un nom qui puisse la caractériser, c'est l'athéisme de la loi, ou plutôt c'est le suicide des gouvernements et par conséquent le suicide de l'homme social.

Les écrivains politiques en état de frénésie ou de cécité qui se sont faits les organes de cette théorie de la liberté illimitée, et qui ont été assez malheureux pour se faire des adeptes, n'ont pas réfléchi que tout jusqu'à la plume avec laquelle ils niaient la nécessité de la loi était en eux un don, un bienfait, une garantie de la loi; que l'homme social tout entier n'était qu'un être légal depuis les pieds jusqu'à la tête; qu'ils n'étaient eux-mêmes les fils de leurs pères que par la loi; qu'ils ne portaient un nom que par la loi qui leur garantissait cette dénomination de leur être, et qui interdisait aux autres de l'usurper; qu'ils n'étaient pères de leurs fils que par la loi qui leur imposait l'amour et qui leur assurait l'autorité; qu'ils n'étaient époux que par la loi qui changeait pour eux un attrait fugitif en une union sacrée qui doublait leur être; qu'ils ne possédaient la place où reposait leur tête et la place foulée par leurs pieds que par la loi, distributrice gardienne et vengeresse de la propriété de toutes choses; qu'ils n'avaient de patrie et de concitoyens que par la loi qui les faisait membres solidaires d'une famille humaine immortelle et forte comme une nation; que chacune de ces lois innombrables qui constituaient l'homme, le père, l'époux, le fils, le frère, le citoyen, le possesseur inviolable de sa part des dons de la vie et de la société, faisaient, à leur insu, partie de leur être, et qu'en démolissant tantôt l'une tantôt l'autre de ces lois, on démolissait pièce à pièce l'homme lui-même dont il ne resterait plus à la fin de ce dépouillement légal qu'un pauvre être nu, sans famille, sans toit et sans pain sur une terre banale et stérile; que chacune de ces lois faites au profit de l'homme pour lui consacrer un droit moral ou une propriété matérielle était nécessairement limitée par un autre droit moral et matériel constitué au profit d'un autre ou de tous; que la justice et la raison humaine ne consistaient précisément que dans l'appréciation et dans la détermination de ces limites que le salut de tous imposait à la liberté de chacun; que la liberté illimitée ne serait que l'empiétement sans limite et sans redressement des égoïsmes et des violences du plus fort ou du plus pervers contre les droits ou les facultés du plus doux ou du plus faible; que la société ne serait que pillage, oppression, meurtre réciproque; qu'en un mot la liberté illimitée, cette soi-disant solution radicale des questions de gouvernement tranchait en effet la question, mais comme la mort tranche les problèmes de la vie en la supprimant d'un revers de plume ou d'un coup de poing sur leur table de sophistes. Ces sabreurs de la politique, ces proclamateurs de la liberté illimitée démoliraient plus de sociétés et de gouvernements humains en une minute et en une phrase que la raison, l'expérience et la sagesse merveilleuse de l'humanité n'en ont construit en tant de siècles! La liberté illimitée c'est l'anarchie: l'anarchie n'est pas une science, c'est une ignorance et une brutalité.

Ces sophismes ne sont que des tyrannies qui changent de nom sans changer de moyens. Mais la pire des tyrannies serait un bienfait en comparaison de la liberté illimitée, cette tyrannie de tous contre tous!

On rougit de la logique, de la parole et du talent en voyant employer la logique, la parole et le talent à professer de tels suicides.

Cherchons donc ailleurs une littérature politique émanant des instincts primordiaux de l'homme et puisant ses principes dans la nature pour les développer par la raison.

Cette littérature de la sagesse sociale pratique, il faut l'avouer, ce n'est ni aux Indes, ni en Égypte, ni en Grèce, ni en Europe que nous la trouverons approchant le plus de sa perfection, c'est en Chine. Nous allons essayer de vous le démontrer, non par des considérations systématiques qui n'auraient d'autre autorité que celle d'une opinion, mais par des textes et par des faits, ces arguments sans réplique.

VII

Dépouillez-vous un moment de tout préjugé de patrie, de lieu, de race et de temps, et demandez-vous dans le silence de votre âme:

1o Quel est le plus instinctif et le plus naturel des gouvernements à la naissance des sociétés? Vous vous répondrez: C'est le gouvernement paternel.

2o Quel est le plus noble et le plus progressif des gouvernements? Vous vous répondrez: C'est le gouvernement de l'intelligence, c'est-à-dire celui qui donne la supériorité aux plus capables.

3o Quel est le plus juste des gouvernements? Vous vous répondrez: C'est le gouvernement unanime, c'est-à-dire celui qui gouverne au profit du peuple tout entier, qui ne fait point acception de classes, de castes, de privilégiés de la naissance ou du sang, mais qui ne reconnaît dans tous les citoyens que le privilége mobile et accessible à tous de l'éducation, du talent, de la vertu, des services rendus ou à rendre à la communauté.

4o Quel est le gouvernement le plus moral? Vous vous répondrez: C'est celui qui puise toutes ses lois dans le code de la conscience, ce code muet écrit en instincts dans notre âme par Dieu.

5o Quel est le gouvernement le plus propre à développer en lui et dans le peuple, la raison publique? Vous vous répondrez: C'est celui qui, au lieu de porter des décrets brefs, absolus, non motivés et souvent inintelligibles pour les sujets obligés de les exécuter, raisonne, discute, motive longuement et éloquemment, dans des préambules admirables, chacun de ses décrets, en fait sentir le motif, la nécessité, la justice, l'urgence, en un mot les fait comprendre afin de les faire ratifier par la raison publique.

6o Quel est le gouvernement le plus capable d'élever la plus grande masse d'hommes possible à la plus grande masse de lumière possible? Vous vous répondrez: C'est celui qui ne permet à aucun homme de rester une brute, qui base tous les droits des citoyens sur une éducation préalable et qui flétrit l'ignorance volontaire comme un crime envers l'Être suprême, car Dieu nous a donné l'intelligence pour la cultiver.

7o Quel est le gouvernement le plus lettré? Vous vous répondrez: C'est celui qui fait de la culture des lettres la condition de toute fonction publique dans l'État, et qui d'examen en examen extrait de la jeunesse ou de l'âge mûr et même de la vieillesse, les disciples les plus consommés en sagesse, en science, en lettres humaines, pour les élever de grade en grade dans la hiérarchie des dignités ou des magistratures de l'État.

8o Quel est le plus religieux des gouvernements? Vous vous répondrez: C'est celui qui, après avoir donné par une éducation universelle, philosophique, historique et morale, à l'homme les moyens de penser par lui-même, respecte ensuite dans cet homme la liberté de se choisir le culte qui lui paraîtra le plus conforme à sa raison individuelle; c'est le gouvernement qui laissera libre l'exercice des différents cultes dans l'État, sauf les cultes qui attenteraient à l'État lui-même dans sa sûreté politique, dans sa police ou dans ses mœurs.

9o Enfin quel est le gouvernement présumé légitimement le plus parfait et le plus conforme à la nature humaine civilisée et civilisable? Vous vous répondrez: C'est celui qui a réuni la plus grande multitude d'hommes sous les mêmes lois et sous la même administration, qui les a fait multiplier davantage en nombre, en agriculture, en arts, en industrie, qui a émoussé le plus chez eux l'instinct sauvage et brutal de la guerre, et qui enfin a fait subsister le plus longtemps en société et en nation un peuple de quatre cent millions de sujets et de quarante siècles!

Je pourrais poursuivre indéfiniment cette définition par demande et par réponse de la nature du meilleur gouvernement; je vous interrogerais pendant un siècle que vous me répondriez toujours comme j'ai répondu ici pour vous, parce que ces réponses sont de bonne foi, de bon sens et de conscience.

VIII

Eh bien, il y a eu et il y a encore les vestiges d'un gouvernement humain qui accomplit toutes les conditions que nous venons d'énumérer ici: un gouvernement qui régit un cinquième de l'espèce humaine dans un ordre, dans un travail, dans une activité et en même temps dans un silence à peine interrompu par le bruit des innombrables métiers, industries, arts qui nourrissent l'empire; un gouvernement qui méprise trop pour sa sûreté les arts de la guerre, parce que en soi la guerre lui paraît être le plus grand malheur de l'humanité; un gouvernement qui a été conquis à cause de ce mépris des armes, mais qui s'est à peine aperçu de la conquête, et qui, par la supériorité de ses lois, a subjugué et assimilé à lui-même ses conquérants.

Ce gouvernement, je le répète, c'est celui de la Chine antique.

Et j'ajoute:

Le gouvernement de la Chine, c'est sa littérature.

La littérature de la Chine, c'est son gouvernement.

Les lettres et les lois sont une seule et même chose dans ce vaste empire.

Quand vous savez ses livres, vous savez sa politique;

Quand vous savez sa politique, vous savez ses lois.

IX

Comment ce phénomène si unique de l'identification complète de la raison publique et du gouvernement, de la pensée privée et de l'action sociale s'est-il opéré entre le Thibet et la grande Tartarie, aux antipodes de notre monde occidental? C'est ce que nous allons essayer d'examiner sans parvenir jamais à le découvrir avec évidence.

Pour le découvrir avec évidence, il faudrait connaître l'origine du peuple primitif de la Chine et le suivre pas à pas au flambeau de l'histoire depuis son berceau jusqu'à sa décadence actuelle (décadence militaire, entendons-nous bien).

Or, bien que la Chine soit le pays le plus historique de tous les pays du globe, puisqu'il écrit depuis qu'il existe, et qu'il écrit jour par jour par ses mains les plus officielles et les plus authentiques, ce peuple n'en commence pas moins, comme toutes les races humaines, par le mystère.

Chacun des savants qui ont étudié la Chine a fait à cet égard son système, son hypothèse, sa chronologie; nous avons lu toutes ces hypothèses, tous ces systèmes, toutes ces chronologies; vaine étude, inutile recherche: aucune de ces suppositions n'est prouvée, aucune n'est même plus vraisemblable que l'autre; l'un affirme, l'autre nie, un troisième conjecture, nul ne sait. L'orgueil est le péché de la science, et c'est par l'orgueil qu'elle croula. Elle ne veut pas dire de bonne foi le grand mot de tout, le grand mot des hommes: j'ignore, et c'est pour ne pas vouloir confesser l'ignorance dans ce qu'elle ne peut pas savoir qu'elle perd son autorité et son crédit dans ce qu'elle sait. Ne l'imitons pas et disons franchement, après de longues et sincères applications d'esprit à cette question d'histoire et de philosophie, que l'origine du peuple chinois est une énigme. Dieu s'est réservé ces mystères, et le lointain est le voile que l'homme ne soulève pas.

Voici à cet égard tout ce que nous savons et tout ce qu'il est possible de savoir.

X

Dans une profondeur d'antiquité dont nous n'essayerons pas de calculer les siècles, le peuple chinois apparaît non pas comme un peuple jeune et naissant à la civilisation, aux lois, aux arts, à la littérature, mais comme un peuple déjà vieux ou plutôt comme le débris d'un peuple primitif, déjà consommé en expérience et en sagesse, peuple échappé en partie à quelque grande catastrophe du globe.

S'il y a un fait historique consacré par toutes les mémoires ou traditions unanimes des peuples, c'est le fait d'un déluge universel ou partiel du globe, déluge qui submergea les plaines avec leurs cités et leurs empires, et après lequel il y eut sur la terre comme une renaissance de la race humaine dont une partie avait échappé à la submersion de sa race.

Soit que la prodigieuse élévation des plateaux de l'Himalaya et du Thibet, qui dépasse de tant de milliers de coudées les cimes mêmes des Alpes, eût sauvé, comme quelques auteurs l'ont pensé, de l'inondation quelque peuple de la haute Asie, peuple redescendu après l'écoulement des eaux dans la Chine; soit que quelque grand sauvetage de l'humanité, dont l'arche de Noé flottant et abordant sur les montagnes de l'Arménie est l'explication biblique, se fût opéré pour les peuples voisins de la grande Tartarie, les Chinois n'apparaissaient en Chine que comme des naufragés du globe qui viennent s'essuyer et essuyer le sol tout trempé de l'inondation à de nouveaux soleils.

C'est un peuple qui paraît antédiluvien et qui semble rapporter une civilisation et une littérature antédiluviennes comme lui, à sa nouvelle patrie au pied du Thibet.

Est-ce une branche immense de la famille de Noé ou de quelque autre Deucalion de l'Inde ou de la Tartarie? Est-elle venue des steppes de cette Tartarie qui lui a envoyé depuis tant de suppléments de population et de conquérants? Est-elle venue de l'Inde par les gorges de l'Himalaya et par les pentes escarpées du Thibet dans ce vaste bassin de la Chine, grand comme l'Europe entière? Chacun, suivant sa science, suivant son imagination, suivant sa foi et suivant son livre profane ou sacré, peut conjecturer ou croire. Le mystère de la première origine du peuple chinois n'en est pas moins impénétrable à l'œil purement humain.

XI

Et comme si le mystère de l'origine d'un si grand peuple ne suffisait pas pour nous confondre, le mystère d'un livre qui paraît aussi ancien que la race elle-même s'y surajoute. Les premiers chefs et les premiers sages chinois, pendant qu'ils sont occupés à faire écouler les eaux de leur déluge des basses terres de leur empire, apparaissent dès le premier jour des livres à la main.

Ces livres, ce sont les Kings, livres sacrés, espèce de Védas de l'Inde, triple recueil religieux, législatif, littéraire, poétique même; il contient les dogmes, les rites, les lois, les chants d'un peuple anéanti et renaissant.

Ici l'esprit s'abîme dans le doute en présence de ces livres mystérieux, préservés peut-être des eaux sur quelque cime ou sur quelque arche flottante pour renouer le nouveau peuple chinois au vieux peuple de ses ancêtres submergés. Quoi? un livre? une langue faite, parfaite et immuable? ce chef-d'œuvre du temps seul? une morale écrite? une politique raisonnée? des rites institués? des maximes, cette lente filtration de la sagesse des peuples à travers les âges? une littérature consommée? une poésie rhythmée avec un art où l'esprit et l'oreille combinent le sens et la musique dans un accord merveilleux? et tout cela déjà conçu, écrit, noté, compris, chanté au moment où un peuple en apparence neuf, ou sorti des marais du déluge, se répand pour la première fois sur la terre?

XII

Explique qui pourra ce phénomène, mais ce phénomène est un fait irréfutable. Nous avons lu souvent et attentivement tout ce qui a été écrit sur ce livre sacré des Kings et une partie de ce que leur commentateur Confucius en a extrait; il est impossible d'y méconnaître l'empreinte d'une vétusté de civilisation, de sagesse morale et d'industrie humaine qui reporte la pensée au delà des bornes et des dates du monde européen. Les travaux classiques et sincères des savants jésuites qui habitèrent pendant soixante ans (sous Louis XIV) le palais des empereurs de la Chine, qui compulsèrent toutes les bibliothèques de l'empire et qui traduisirent tous ces principaux monuments littéraires, parlent de ces livres sacrés de la Chine comme nous en parlons.

Le père Amyot, qui sait autant qu'Aristote et qui écrit à s'y méprendre comme Voltaire, en cite de longs fragments dans ses Mémoires pleins de sagacité. Nous citerons nous-même dans la suite de cette étude son admirable histoire de la vie et des œuvres littéraires de Confucius. Voici ce qu'un des savants religieux chinois, chrétien compagnon du père Amyot, écrit lui-même sur les Kings:

«Les livres des Babyloniens, dit-il, des Assyriens, des Mèdes, des Perses, des Égyptiens et des Phéniciens ont été ensevelis avec eux sous les ruines de leur monarchie. Les savants de l'Europe ont beau élever la voix pour célébrer ces anciennes nations, ils ne peuvent presque en parler que d'imagination, puisqu'ils ne les connaissent que par des étrangers qui, les ayant connues trop tard, n'en ont parlé que par occasion, et ont laissé beaucoup d'obscurités dans les fragments disparates qu'ils ont recueillis de leur histoire. Qu'on ne juge donc pas de ce qui nous reste de l'histoire des premiers siècles de notre monarchie par les immenses annales des petits royaumes modernes, mais par ce qu'ont conservé les autres peuples de l'histoire de la haute antiquité. Quoique ce que nous avons en ce genre se réduise en un petit nombre de volumes, on sera étonné qu'ils aient échappé à tant de naufrages.

On l'a déjà dit, et nous ne craignons pas de le répéter, il n'y a aucun livre profane, ancien dans le monde, qui ait passé par plus d'examens que ceux que nous appelons King, par excellence, ni dont on puisse raconter si en détail l'histoire et prouver la non-altération. Ceux qui seront curieux de s'en convaincre n'ont qu'à jeter les yeux sur les notes qu'on a mises à la tête de chaque King dans la grande édition du palais; ils verront avec surprise qu'on n'a jamais poussé si loin les recherches et la critique pour aucun livre profane. Nous en toucherons quelque chose en parlant du Chon-King. Nos savants distinguent quatre sortes ou classes de livres anciens; donnons une petite notice de chacune....................................

«Les Kings ont été recouvrés par nos sages, et ce qu'on avait de plus précieux sur l'antiquité n'a pas été perdu. Le zèle qu'on a eu dans tous les temps pour les Kings vient moins cependant de leur ancienneté que de la beauté, de la pureté, de la sainteté et de l'utilité de la doctrine qu'ils contiennent. Il ne faut que les lire pour s'en convaincre et applaudir à nos lettrés de les avoir placés au premier rang. Si l'idolâtrie a été ridiculisée tant de fois par nos gens de lettres, si elle n'a jamais pu devenir la religion du gouvernement, quoiqu'elle fût celle des empereurs (depuis les conquêtes des Tartares et l'introduction des superstitions des Indous), nous le devons à ces livres....

«Comme ils font aussi toute notre histoire, ajoute l'écrivain chinois, il est clair qu'on y doit trouver des détails uniques pour la connaissance des mœurs dans cette longue suite de siècles, détails d'autant plus intéressants que les poésies qu'on y voit sont plus variées et embrassent toute la nation depuis le sceptre jusqu'à la houlette. Aussi nos historiens en ont fait grand usage, et avec raison. Nous n'insistons pas sur les preuves qu'on allègue de l'authenticité du Chi-King. Trois cents pièces de vers dans tous les genres et dans tous les styles ne prêtent pas à la hardiesse d'une supposition, comme les fragments d'un historien qui est seul garant des faits qu'il raconte. D'ailleurs la poésie en est si belle, si harmonieuse, le ton aimable et sublime de l'antiquité y domine si continuellement, les peintures des mœurs y sont si naïves et si particularisées qu'elles suffisent pour rendre témoignage de leur authenticité. Le moyen qu'on puisse la révoquer en doute, quand on ne voit rien dans les siècles suivants, nous ne disons pas qui les égale, mais qui puisse même leur être comparé! «Les six vertus, dit Han-Tchi, sont comme l'âme du Chi-King; aucun siècle n'a flétri les fleurs brillantes dont elles y sont couronnées, et aucun siècle n'en fera éclore d'aussi belles.»

«Nous ne sommes pas assez érudit, poursuit-il, pour prononcer entre le Chi-King, et les poëtes d'Occident; mais nous ne craignons pas de dire qu'il ne le cède qu'aux psaumes de David pour parler de la divinité, de la providence, de la vertu, etc., avec cette magnificence d'expression et cette élévation d'idées qui glacent les passions d'effroi, ravissent l'esprit et tirent l'âme de la sphère des sens.»

XIII

S'élevant ensuite à la hauteur d'une critique supérieure aux ignorances et aux préjugés de secte, le savant disciple des jésuites parle des Kings, de leur antiquité, de leur authenticité, de leur caractère en ces termes:

«De bons missionnaires qui avaient apporté en Chine plus d'imagination que de discernement, plus de vertu que de critique, décidaient sans façon que les Kings étaient des livres, sinon antérieurs au déluge, du moins de peu de temps après; que ces livres n'avaient aucun rapport avec l'histoire de la Chine, qu'il fallait les entendre dans un sens purement mystique et figuré. Le pas était glissant pour un homme que le zèle dévore, et qui arrive d'Europe avec le préjugé général que le soleil éclaire l'Occident seul de tout son disque, et ne laisse tomber sur le reste de l'univers que le rebut de ses rayons. Le moyen de s'imaginer que des sauvages de l'Orient, tels que les Chinois, eussent écrit des annales, composé des poésies, approfondi la morale et la religion avant que les Grecs, maîtres et docteurs de l'Europe moderne, eussent seulement appris à lire! Comment se persuader que, tant de siècles avant Alexandre, ces barbares de l'extrême Orient eussent pris dans leurs livres un ton si sublime de vérité, de noblesse, d'éloquence, de majesté de pensées, dont on ne trouve que des lueurs dans les chefs-d'œuvre de Rome, et qui mettent ces livres (les Kings) au premier rang après nos livres saints pour la religion, la morale, la plus haute philosophie?»

XIV

Voilà ce que l'école véritablement savante des premiers grands missionnaires jésuites, compagnons du père Amyot, et le père Amyot lui-même, pensaient des premiers livres chinois à l'époque où ces Argonautes de la science faisaient, pour ainsi dire, partie du collége des lettrés, cohabitaient avec les lettrés dans le palais des empereurs, vivaient, mouraient en Chine, et écrivaient ces recueils de Mémoires et ces traductions où toute la civilisation chinoise est pour ainsi dire reproduite en mappemonde d'idées et d'institutions sous nos yeux. C'est là qu'il faut chercher et retrouver la Chine littéraire et législative, et non dans les fables ignares ou ridicules publiées depuis que la Chine est fermée à leurs successeurs; aussi peut-on affirmer sans crainte que les notions sur la littérature et sur la politique de la Chine antique ont rétrogradé immensément depuis l'expulsion des premiers jésuites de la capitale de l'empire. Il faut excepter les savants professeurs français, les Russes et les Anglais missionnaires des langues de la politique et du commerce. Mais leurs notions sont restées dans les bibliothèques.

XV

Nous ne mentionnons ici ces livres sacrés et mystérieux de la Chine anté-historique que pour remonter à la source presque fabuleuse de cette littérature politique de la plus vieille et de la plus nombreuse société humaine de l'Orient. Pour bien juger la littérature politique d'un peuple, ce n'est pas à la renaissance, c'est à la pleine maturité de ce peuple qu'il faut l'étudier; c'est donc dans les écrits littéraires et philosophiques du plus grand littérateur, du plus grand philosophe et du plus grand politique de la Chine que nous allons retrouver ces livres sacrés commentés, réformés et élucidés sous sa main.

Ce lettré, ce philosophe, ce politique, c'est Confucius (Konfutzée en chinois). Confucius est l'incarnation de la Chine. Génie universel, en qui se résument toute la littérature antique, toute la littérature moderne, toute la religion, toute la raison, toute la philosophie, toute la législation, toute la politique d'un passé sans date et de trois cent millions d'hommes; cet homme fut à la fois, par une merveilleuse accumulation de dons naturels, de vertu, d'éloquence, de science et de bonne fortune, l'Aristote, le Lycurgue, le ministre, le pontife, et presque le demi-dieu d'un quart de l'humanité. Confucius résume en lui seul la raison d'un hémisphère.

Les admirables travaux du père Amyot sur la vie, les lois, les œuvres de cet homme unique entre tous les hommes, sont contenus à peine dans un volume. Ce volume est à lui seul une bibliothèque. Connaissons donc le philosophe, nous connaîtrons mieux la philosophie.

XVI

Les portraits de Confucius, gravés en Chine sur les portraits traditionnels de ce philosophe, le représentent assis sur un fauteuil à bras de bois sculpté, à peu près semblable à nos stalles de cathédrale dans le chœur des églises chrétiennes de notre moyen âge. Il est vêtu d'un manteau d'étoffe à plis lourds qui enveloppe ses épaules et ses bras, et qui est ramené sur ses genoux; ses deux mains, petites et maigres, sont jointes sur sa poitrine; elles s'appuient sur une espèce de houlette à deux pieds, qui, à son extrémité inférieure, a un peu la forme allongée d'une lyre grecque. Comme la musique était une des bases de la philosophie primitive de la Chine, et que le philosophe lui-même était un musicien accompli, c'est peut-être un instrument de musique. Ses pieds sont cachés sous les plis flottants du manteau, ses coudes sont appuyés sur les bras du fauteuil; une espèce de bonnet carré, pareil à la mitre persane, coiffe la tête; une frange à longues torsades retombe du sommet de cette coiffure sur un large bandeau qui ceint le front du philosophe comme une tiare.

Cette tiare empêche de voir entièrement le front; il paraît haut, large, sans plis et sans rides, comme celui d'un homme qui ne donne aucune tension d'effort ou de douleur à sa pensée, mais qui reçoit la sagesse et l'inspiration d'en haut, comme la lumière. Les sourcils, fins et légèrement arqués à leur extrémité, ressemblent aux sourcils de femmes en Perse. Les yeux, dont on entrevoit le globe proéminent sous la transparence des paupières minces, sont presque entièrement fermés dans le demi-jour de la méditation qui se recueille; ce demi-jour, qui en découle cependant sur la physionomie, est lumineux et serein comme une aurore ou comme un crépuscule de l'âme. Le nez est droit et court, un peu renflé aux narines; la bouche n'a rien de l'ironie socratique, symptôme contentieux de lutte et d'orgueil qui humilie plus qu'il ne persuade les hommes; elle a une expression de sourire fin, heureux et bon d'un homme qui vient de surprendre une vérité au gîte, et qui est pressé de la communiquer à ses semblables. Une longue barbe d'une finesse ondoyante et d'une forme qui trahit le peigne et le parfum glisse en frisure jusque sur sa poitrine. L'impression générale qu'on reçoit de ce portrait est celle de la vénération volontaire pour cette bonté belle et pour cette jeunesse mûre et pourtant éternellement jeune. C'est une beauté morale, encore plus attrayante que celle de la tête de Platon, où l'on ne sent que la poésie et l'éloquence, divinités de l'imagination, tandis que dans la tête de Confucius on sent la raison, la piété et l'amour des hommes, triple divinité de l'âme.

XVII

Confucius était né de race noble. Sa généalogie remontait à vingt-deux siècles et demi avant J.-C.; nous disons de race noble, car l'égalité démocratique des institutions chinoises n'exclut pas le respect et l'authenticité des filiations dans un pays où tout est fondé sur l'autorité du père et sur le culte de la famille pour les ancêtres.

Il descendait même d'une race qui avait donné des rois à un des royaumes dont se composait alors la fédération monarchique de l'empire chinois, encore mal aggloméré en seul gouvernement.

Le père de sa mère avait trois filles; un vieillard, gouverneur de sa province, lui en demanda une pour épouse. «Le père, dit l'historien chinois, rassembla ses filles et leur dit: «Le gouverneur de Tseou veut me faire l'honneur de s'allier à moi, et demande l'une de vous en mariage. Je ne vous le dissimule point, c'est un homme d'une taille au-dessus de l'ordinaire et d'une figure qui n'a rien d'attrayant; il est d'une humeur sévère, et ne souffre pas volontiers d'être contrarié; outre cela, il est d'un âge déjà fort avancé. Voyez, mes filles, l'embarras où je me trouve, et suggérez-moi comment je dois m'en tirer. Je n'ai garde de vouloir vous contraindre. Dites-moi naturellement ce que vous pensez. Au reste, Chou-Leang-Ho compte parmi ses ancêtres des empereurs et des rois, et descend en droite ligne du sage Tcheng-Tang, fondateur de la dynastie des Chang

«Le père ayant cessé de parler, ses trois filles se regardèrent en silence pendant quelque temps. La plus jeune, voyant que ses sœurs ne se pressaient pas de répondre, prit elle-même la parole et dit: «Je vous obéirai, mon cher père, et j'épouserai le vieillard que vous nous proposez. Je n'y ai aucune répugnance, et j'attends respectueusement vos ordres.»

«Oui, ma fille, répondit le père, vous l'épouserez; je connais votre vertu et votre courage; vous ferez le bonheur de votre mari et vous serez vous-même heureuse entre toutes les mères.»

XVIII

C'est de cette union que naquit Confucius, 551 ans avant J.-C. «Un enfant pur comme le cristal naîtra, dirent à la mère les génies protecteurs de la famille (l'esprit des ancêtres); il sera roi, mais sans couronne et sans royaume!» Les Chinois comprenaient déjà alors la royauté de l'intelligence et la souveraineté de la raison.

Dès sa naissance, la tendre superstition de ses parents remarqua des lignes de génie, de sagesse future et de faveur du ciel sur toute sa personne. Le plus significatif de ces augures, selon les historiens du temps, était une protubérance élevée au-dessus de la tête, signe que les phrénologistes d'aujourd'hui considèrent encore comme une prédisposition naturelle des organes de l'intelligence à la contemplation des choses célestes, à la piété et à la vertu dont la piété est le premier mobile.

L'enfant perdit le vieillard son père trois ans après sa naissance. Sa vertueuse mère résolut de rester veuve pour se livrer sans distraction à l'éducation de ce fils. À l'âge de sept ans elle le confia aux leçons d'un philosophe consommé en science et en sagesse, dont il devint le disciple de prédilection. Son application, ses progrès, son obéissance, sa modestie, la douceur de son caractère, la grâce de son langage et de ses manières en firent le modèle de l'école; il fut chargé par le maître de le suppléer habituellement dans ses leçons aux plus jeunes de ses élèves. Confucius commença ainsi à professer tout en s'instruisant, mais il le fit avec tant de ménagement pour l'orgueil de ses inférieurs qu'on lui pardonna sa supériorité, et qu'on aima même en lui cette supériorité de génie qui excite ordinairement l'envie et la haine. Une précoce gravité cependant ajouta ainsi à sa jeunesse l'habitude calme et digne de la physionomie de l'âge mûr.

À dix-sept ans, sa mère le contraignit à quitter à regret l'école du philosophe, et à entrer dans les affaires comme mandarin de la dernière classe. Après de sévères examens pour les fonctions publiques, il fut chargé d'inspecter les subsistances du peuple et les procédés de l'agriculture dans le petit royaume de Lou, sa patrie. La science de l'économie politique, qui ne commence qu'à naître et à balbutier en Europe, était déjà parvenue à une haute théorie de principes et d'application en Chine. On le voit par les notions de liberté de commerce et de suppression des monopoles que les historiens de Confucius développent, d'après lui, dans le récit de cette partie de son administration.

Le peuple du royaume lui paya ses soins en popularité, le roi en confiance. Il devint le modèle des administrateurs comme il avait été le modèle des disciples dans ses études. Marié par sa mère à dix-neuf ans, il eut un fils; il lui donna le nom de Ly, par allusion au nom d'un petit poisson que le roi lui envoya pour sa table, en le félicitant, suivant l'usage, sur la naissance d'un premier-né.

XIX

À vingt et un ans, Confucius fut investi de l'intendance générale des terres incultes, des eaux et des troupeaux du royaume. Son administration vigilante persuadait le bien plus encore qu'elle ne l'imposait; dans ses visites aux provinces, il voulait voir tous les propriétaires des terres et s'entretenir avec eux. Il leur insinuait les grands principes d'où dépend le bonheur de l'homme vivant en société; il entrait dans les plus petits détails des obligations particulières à leur état. Il les interrogeait ensuite sur la nature et les propriétés du terrain dont ils étaient possesseurs, sur la qualité et la quantité des productions qu'ils en retiraient annuellement; il leur demandait si, en donnant à leurs champs une culture plus soignée, ils ne les rendraient pas d'un plus grand et d'un meilleur rapport; s'ils n'en recueilleraient pas avec plus de facilité et plus abondamment des récoltes d'un genre différent de celui qu'ils avaient coutume d'en exiger, et autres choses semblables sur lesquelles, après avoir reçu les éclaircissements dont il avait besoin, il intimait ses ordres.

XX

La mort de sa mère, sa divinité visible sur la terre, le surprit au milieu de ses travaux et de ses succès. Selon l'usage du pays à cette époque, il se démit de toutes ses dignités pour revêtir un deuil extérieur moins lugubre encore que celui de son âme. Il s'enferma pendant trois ans dans l'intérieur de sa maison pour pleurer sa mère; il transporta ensuite ces restes vénérés dans le sépulcre de son père sur une haute montagne; il enseigna par cet exemple, autant que par ses écrits à ses disciples, que la piété filiale, source de tous les devoirs pendant la vie des parents, était encore la source des bénédictions du ciel et des vertus sociales après leur mort. Il fit ainsi des cérémonies funèbres envers les ancêtres une partie fondamentale de la religion et de la société. En cela, comme en toute autre chose, il n'innovait pas; il ne faisait que rappeler plus strictement et plus éloquemment ses compatriotes à la pure et antique doctrine des Kings ou livres sacrés, qu'il s'occupait déjà à exhumer et à commenter pour la Chine.

Ses historiens racontent que ces trois années de deuil et de réclusion absolus dans sa maison furent pour lui un noviciat sévère et actif, pendant lequel, à l'exemple de tous les grands législateurs qui se retirent avant leur mission sur les hauts lieux ou dans le désert, il s'entretint avec ses pensées, et fit faire silence à ses sens et au monde.

Son seul délassement, disent-ils, était son instrument de musique, sur lequel il s'exerçait quelquefois pour exhaler ses lamentations ou ses invocations à l'âme de sa mère. Cet instrument, appelé le kin, est une espèce de lyre à cordes de soie qui rend des sons d'une extrême ténuité et d'une grande douceur, pareils à ceux du vent dans les brins d'herbe.

«Le dernier jour de son deuil accompli,» écrit le père Amyot, qui traduit les chroniques du temps, «il chercha à se distraire entièrement en essayant de jouer quelques airs qu'il avait composés sur son kin.

«Il n'en tira pour cette première fois que des sons plaintifs et tendres, qui exprimaient la douce langueur d'une âme dont l'affliction n'est pas encore dissipée entièrement. Il persista dans ce même état l'espace de cinq nouveaux jours, après lesquels, faisant réflexion que puisqu'il avait rempli avec la dernière exactitude tout ce que les anciens pratiquaient en pareille occasion, il était temps qu'il se rendît enfin à la société, et qu'il serait coupable envers elle s'il continuait à écouter sa douleur, préférablement à ce que lui suggérait la raison d'accord avec le devoir. Il fit un dernier effort pour rappeler ce qu'il avait jamais eu de cet enjouement grave, qui, loin de déparer la sagesse, lui sert comme d'ornement pour la faire admirer. Il accorda son kin, et le pinçant de manière à en tirer des sons mieux nourris et plus vigoureux que de coutume, il modula indifféremment sur tous les tons; il chanta même à pleine voix, et accompagna ses chants de son instrument; dès lors sa porte ne fut plus fermée à personne, mais on le sollicita en vain de reprendre ses fonctions publiques. Il préféra à tout l'étude et l'enseignement de la sagesse, dont il s'était enivré jusqu'à l'extase pendant ce recueillement de trois ans. «Il y aura toujours assez d'hommes enclins à gouverner les autres hommes, leur répondait-il, il n'y en aura jamais assez pour leur enseigner les règles morales de la vie privée et de la vie publique.»

Sa réputation de science et de sagesse groupa bientôt autour de lui un petit nombre de ces hommes de bonne volonté qui ont un goût naturel pour la supériorité de l'esprit ou de l'âme et que la Providence semble appeler spécialement dans tous les pays et dans tous les temps à faire écho et cortége aux grandes intelligences. Ces disciples volontaires et dévoués furent tout l'empire de Confucius. Comme ils étaient eux-mêmes les plus purs et les plus estimés des jeunes gens du royaume, l'opinion publique conçut un grand respect pour l'homme que de tels hommes reconnaissaient comme leur maître. C'est ainsi que Pythagore, Zoroastre, Socrate, Platon, avant d'avoir une doctrine publique, eurent un auditoire de disciples bien-aimés qui répercutait leur parole à l'univers.

XXI

Appelé par les souverains des royaumes voisins pour conseiller la politique des princes ou réformer les mœurs, il voyagea comme Platon, semant partout la piété et le bon ordre entre les hommes. Mais il revenait toujours, malgré les offres de ces princes et de ces peuples, dans le petit royaume de Lou sa patrie. «Je dois d'abord, disait-il, faire le bien où le ciel m'a fait naître. La première des vocations, c'est la naissance; le premier des devoirs, après la famille, c'est la patrie!»

Il visita surtout les philosophes les plus renommés par leur doctrine dans toutes les villes de l'empire, et se fit humblement leur disciple afin de se rendre plus digne d'enseigner à son tour.

À trente ans, il déclara à ses parents et à ses amis qu'il se sentait dans toute la plénitude de forces que le ciel accorde aux hommes, et que «l'horizon de toutes les choses divines et humaines (la vérité) lui apparaissait enfin comme d'un point culminant d'où l'on voit l'univers.» Il ouvrit, pour la première fois, dans sa propre maison, une école publique d'histoire, de science, de morale et de politique; puis s'élevant bientôt à une mission plus haute et plus universelle: «Je sens enfin, dit-il, que je dois le peu que le ciel m'a donné ou qu'il m'a permis d'acquérir à tous les hommes, puisque tous les hommes sont également mes frères et que la patrie de l'humanité n'a pas de frontière.»

Il partit alors suivi d'un grand nombre de disciples de tous les royaumes voisins pour aller, non prophétiser, mais raisonner dans tout l'empire où l'on parlait la langue de la Chine.

L'espace limité de ces pages ne nous permet pas ici d'entrer dans le récit circonstancié de ces longues missions philosophiques et de rapporter les mille anecdotes et les cent mille leçons dont chacun de ses pas fut l'occasion.

Ses missions donnent l'idée d'un Socrate ambulant qui, au lieu de prêcher de rue en rue et de porte en porte dans la petite bourgade d'Athènes, prêche de royaume en royaume et répand son esprit sur trois cent millions d'auditeurs. Mais au lieu que Socrate discute, conteste, réfute, argumente, sophistique sans cesse sa pensée et fait un pugilat d'esprit de sa philosophie, Confucius se contente d'exposer et de répandre la sienne sans autre artifice et sans autre polémique que l'évidence instinctive et persuasive dont Dieu fait briller par elle-même toute vérité morale comme toute vérité mathématique.

C'est là la différence essentielle entre Socrate et Confucius. Socrate est un lutteur, Confucius est un ami; Socrate est un railleur, Confucius est un consolateur; on sort de la conversation de Socrate réduit au silence mais aigri et humilié; on sort de la conversation de Confucius convaincu, édifié et charmé.

XXII

Ce caractère distingue Confucius des sophistes grecs; un autre caractère le distingue des autres législateurs de l'Inde, de l'Égypte, de la grande Grèce et des deux Asies, c'est qu'il ne fait point intervenir le ciel et les prodiges dans l'autorité qu'il affecte sur les hommes; il n'étale point l'inspiration surnaturelle de Zoroastre, de Pythagore, du prophète arabe, pas même le génie conseiller et un peu frauduleux de Socrate; il ne se substitue pas aux lois absolues de la nature, il ne se proclame ni divin, ni ange, ni demi dieu; il ne sonde le passé que par l'étude, il ne lit dans l'avenir que par la logique qui enchaîne les effets aux causes; il se confesse homme faible, ignorant, borné comme nous; seulement, à l'aide de cette clarté purement intellectuelle et toute humaine qui vient pour la vérité de l'intelligence et pour la morale de la conscience, il recherche le vrai et conseille le bien. Ses révélations ne sont que des études, ses lois ne sont que des avis, la divinité qui parle en lui et par sa bouche n'est que la divinité de la raison. Mais, pour donner crédit à la raison et pour la faire respecter davantage des autres hommes, il la présente avec le cachet de l'antiquité et de la tradition. Il feuillette jour et nuit les Kings, ces livres historiques et sacrés dont les textes mutilés ou à demi effacés avaient disparu à moitié de la mémoire des peuples, il les recouvre, il les restitue, il les commente, il les complète et il dit à ses contemporains corrompus: «Lisez et admirez, voilà l'âme, les lois, les mœurs de vos ancêtres, conformez votre âme, vos lois, vos mœurs nouvelles à leur exemple et à leurs préceptes.» Voilà toute la révélation de Confucius; c'était celle qui convenait par excellence à une race humaine aussi exclusivement raisonneuse et aussi dépourvue de vaine imagination que le peuple chinois. Le Thibet, qui sépare l'Inde de la Chine, semble en effet séparer aussi en deux zones géographiques les facultés de l'esprit humain: dans les Indes comme dans l'Arabie et la Grèce, l'imagination; dans la Chine et dans la Tartarie, la raison. C'est l'hémisphère rationnel du globe.

XXIII

Aussi Confucius devint-il promptement l'oracle vivant de tous les royaumes confédérés de la Chine visités par lui et par ses disciples. Et cela simplement parce qu'il était l'homme de plus de bon sens qu'il y eût dans l'empire et dans le siècle, la raison vivante et enseignante. Il n'éprouva non plus ni persécution ni rivalité, ni exil, ni martyre, et cela aussi par une raison toute simple, c'est qu'il n'annonçait aucune nouveauté de nature à troubler le monde et à substituer un culte à un autre, une politique à une autre, une société à une autre société, mais qu'il rappelait au contraire les peuples aux anciennes institutions et aux anciennes obéissances. Ni les prêtres, ni les princes, ni les peuples n'avaient intérêt à étouffer sa voix dans son sang. Sa morale pouvait bien contrarier quelques vices des cours ou quelques désordres des multitudes, mais ces vices nuisaient à tous et l'opinion publique s'unissait en immense majorité à son philosophe pour les réformer ou pour les flétrir. C'était un conservateur et non un novateur.

Sa mission fut donc partout une mission de paix. Qu'objecter à un homme qui vous dit: Je ne suis qu'un homme, je ne vous annonce que ce que vous savez, et je ne vous conseille que ce que votre conscience vous conseille plus divinement et plus éloquemment que moi?

C'est pendant cette longue mission toute philosophique que Confucius prêcha et rédigea ce code d'histoire, de politique et de morale qui fit de son œuvre le livre sacré de son temps.

Il n'affecta point un excès de mépris pour les richesses quand elles lui furent libéralement offertes par plusieurs des rois dont il visita les provinces. Il conserva son modique patrimoine, gage de son indépendance et héritage de son fils; il vivait selon la condition à la fois digne et modeste dans laquelle il était né; il refusa le don qu'on voulait lui faire de villes ou de provinces en propriété. Comme ses disciples s'en étonnaient: «Maître, lui dirent-ils, ce refus opiniâtre de votre part n'aurait-il pas sa source dans l'orgueil?

«Vous ne me connaissez point, leur répondit Confucius, si vous croyez que c'est par dédain que je ne veux pas accepter le bienfait dont le roi de Tsi veut m'honorer; et le roi de Tsi me connaît moins encore s'il s'imagine que je suis venu dans ses États et auprès de sa personne en vue de quelque intérêt temporel qui me soit propre.

XXIV

On demandait à un sage qui avait vu et entendu Confucius ce que c'était que ce philosophe:

«C'est un homme, répondit le sage, auquel aucun homme de nos jours ne peut être comparé. Sa physionomie révèle la plus haute intelligence, ses yeux sont comme des sources de clarté, sa bouche est comme celle des dragons qui soufflent le feu, sa taille est de six pieds sept pouces; il a les bras longs et le dos voûté; son corps est un peu courbé, ses paroles ne tendent qu'à inspirer la vertu. Il ressemble aux sages les plus distingués de la haute antiquité. Il ne dédaigne pas de s'instruire auprès de ceux qui sont et moins sages et moins éclairés que lui; il profite de tout ce qu'on lui dit; il tâche de ramener tout à la saine doctrine des anciens. Il fera l'admiration de tous les siècles, et sera réputé pour être le modèle le plus parfait sur lequel il soit possible de se former.

«Mais, interrompit Lieou-Ouen-Koung, cet homme si parfait, selon vous, que laissera-t-il de lui qui puisse faire l'admiration de la postérité?

«Si les belles instructions de Yao et de Chun, répondit Tchang-Houng, viennent à se perdre; si les sages règlements des premiers fondateurs de notre monarchie viennent à être oubliés; si les cérémonies et la musique[1] sont négligées ou corrompues; si enfin les hommes viennent à se dépraver entièrement, la lecture des écrits que laissera Confucius les rappellera à la pratique de leurs devoirs, et fera revivre dans leur mémoire ce que les anciens ont su, enseigné et pratiqué de plus utile et de plus digne d'être conservé.»

On rapporta à Confucius le magnifique éloge que Tchang-Houng avait fait de lui. «Cet éloge est outré, répondit notre philosophe à ceux qui le lui rapportèrent, et je ne le mérite en aucune façon. On pouvait se contenter de dire que je sais un peu de musique et que je tâche de ne manquer à aucun des rites.»

XXV

À son retour dans sa patrie Confucius la trouva, comme Solon, asservie sous plusieurs ministres ambitieux ligués contre la liberté. Malgré sa répugnance à sortir de ses études philosophiques pour se mêler aux soins du gouvernement, il consentit, à la voix du peuple et du roi, à prendre provisoirement en main le gouvernement pour rétablir l'ordre, les mœurs, la justice, la hiérarchie dans l'État. Il fut dans les hautes affaires ce qu'il avait été dans la philosophie spéculative, philosophe et homme d'État à la fois. Son administration sévère et impartiale intimida les méchants et rassura les bons; sa politique ne fut que la raison appliquée au gouvernement de son pays. C'est à cette époque de sa vie active que se rapportent ses plus belles maximes et ses plus belles institutions.

Cette politique de Confucius, partout confondue avec la morale, se résume ainsi:

Le tien, mot qui veut dire le ciel vivant ou le Dieu universel qui crée, recouvre, enveloppe et retire à soi toute chose; le ciel est père de l'humanité.

C'est lui qui nous dicte ses lois par nos instincts naturels et qui a mis un juge en nous par la conscience.

Cette conscience nous inspire et nous impose des devoirs réciproques les uns envers les autres.

Ces devoirs, rédigés en codes par les premiers législateurs des hommes, sont exprimés par des rites ou cérémonies, expression extérieure de ces devoirs religieux et civils.

L'observation de ces devoirs ainsi formulés constitue l'ordre social, le bon gouvernement, la vertu.

La première de ces vertus, l'âme de ces rites ou devoirs, est l'humanité, sentiment inspiré par Dieu pour la conservation de la race.

Voici ce qu'en dit Confucius dans ses livres politiques, bien supérieurs à ceux d'Aristote:

«Tout ce que je vous dis, nos anciens sages l'ont pratiqué avant nous.

«Cette politique qui, dans les temps les plus reculés, était la foi, la règle et le gouvernement, se réduit à l'observation des trois devoirs fondamentaux exprimant les trois relations.

«Du souverain au sujet,

«Du père aux enfants,

«De l'époux à l'épouse et à la pratique des cinq vertus capitales qu'il suffit de vous nommer pour faire naître en vous l'idée de leur excellence et l'obligation de les accomplir.

«Ces cinq vertus sont:

«1o L'humanité (c'est-à-dire l'amour universel) entre tous les hommes de notre espèce sans distinction,» principe de ce que nous appelons aujourd'hui la démocratie ou l'égalité de droits de tous aux bienfaits du gouvernement, patrimoine de tous.

«2o La justice qui donne,» dit Confucius en l'expliquant, «à chaque citoyen de la société ou de l'empire ce qui lui revient légitimement sans favoriser ni déshériter personne de sa part de droits.

«3o La loi égale et uniforme pour tous, afin que tous participent,» dit-il expressément, «aux mêmes avantages comme aux mêmes charges.»

Ne croit-on pas lire, deux mille cinq cents ans d'avance, ce que nous appelons le code de 1789? «Que le nouveau est vieux!» s'écrie le sage.

«4o La droiture qui cherche en tout le vrai sans falsifier la vérité ni à soi-même ni aux autres.

«5o Enfin la bonne foi, ce grand jour réciproque qui permet aux hommes en société de voir clairement dans le cœur et dans les actions les uns des autres... (N'est-ce pas ce que nous appelons l'opinion?)

«Voilà,» continue-t-il, «ce qui a rendu les premiers instituteurs de notre société civile et politique respectables pendant leur vie, immortels après leur mort. Qu'ils soient nos modèles!»

XXVI

Confucius, d'après ces maîtres et ces modèles, et les politiques de son école après lui, commentent ainsi ces trois relations et ces cinq vertus réduites en gouvernement et en rites:

«Il faut un gouvernement aux hommes, puisque les hommes sont destinés par leurs nécessités à vivre en société.

«Ce gouvernement doit exprimer l'intérêt légitime de tous et la volonté générale. Cet intérêt légitime de tous doit prévaloir sur l'intérêt étroit et égoïste de chacun. Cette volonté générale doit être obéie.

«Pour qu'elle soit obéie, il lui faut une autorité non-seulement forte et irrésistible, mais morale et en quelque sorte divine.»

Où trouver cette autorité? ce principe sacré de commandement du côté des gouvernements, d'obéissance du côté du peuple?

Les peuples libres des temps modernes la trouvent dans la volonté de la nation tout entière, délibérant sur ses droits et sur ses devoirs, étant à elle-même sa propre autorité, et en confiant l'exercice à des corps et à des magistrats, à des dictateurs révocables et responsables sous le régime des républiques;

Les peuples théocratiques, dans des pontifes souverains à qui ils attribuent une mission et comme une vice-royauté divine.

Les peuples asservis, dans la force armée qui les a conquis et qui les possède par le droit des armes.

Les peuples monarchiques la confèrent à une dynastie et la confondent avec le droit de naissance sur un trône.

Toutes ces délégations de la volonté générale ou du gouvernement sont arbitraires, locales, contestables, systématiques, abstraites, affirmées ou niées selon les temps, les lieux, les circonstances.

La sédition attente à la république;

Le sentiment légal se révolte contre la dictature;

L'incrédulité des peuples se joue de l'infaillibilité ou de la divinité des pontifes;

Les vaincus rompent leurs chaînes et brisent à leur tour avec l'épée la souveraineté humiliante des conquérants et des oppresseurs;

Les peuples monarchiques se dégoûtent de leur dynastie, fondent d'autres familles royales dont l'autorité plus récente a moins d'autorité encore que les dynasties antiques. Ces peuples se divisent en factions contraires qui nient, les armes à la main, les droits anciens ou les titres nouveaux. L'autorité elle-même des gouvernements et l'ordre des sociétés périssent dans ces guerres civiles.

Confucius, à l'exemple du premier législateur de toute antiquité de cette partie de l'extrême Orient, cherche et trouve dans la nature le principe incontesté et humainement divin des sociétés.

Son principe et celui de la Chine, c'est l'autorité du père sur les enfants.

Ce principe, selon lui, a le mérite d'avoir été le premier.

Évidemment la première société humaine instituée de Dieu avec la première famille n'a pas commencé par la république; la république suppose des hommes égaux en force, en volonté, en droit, en fait, émancipés de toute tutelle préexistante et délibérant à titre égal sur le gouvernement. La première famille n'était pas dans ces conditions.

Le père, né le premier, avait la priorité de l'intelligence; il savait ce que les fils ignoraient.

Le père avait la force de l'âge; les fils la faiblesse de l'enfance. L'autorité de la force matérielle s'unissait en lui à l'autorité du plus intelligent, le droit du plus fort et le droit du plus capable se confondaient naturellement dans son nom de père.

Le droit moral, c'est-à-dire la justice, lui conférait également l'autorité préalable et naturelle. Il avait créé, élevé, nourri, enseigné les enfants; il était naturellement le roi de sa race.

La conscience, cette révélation du sentiment inné en nous, lui donnait aussi volontairement l'autorité. Les enfants l'aimaient et le respectaient instinctivement, par reconnaissance pour le bienfait de la vie qu'ils lui devaient, et par l'habitude de se soumettre à sa volonté présumée sage. Cette obéissance d'instinct, de reconnaissance et de volonté donnait un caractère de moralité, de vertu, de divinité à la supériorité du père. Il représentait le père des pères, Dieu, de qui il émanait dans le mystère de la création et dont il tenait la place et l'autorité sur sa descendance. La première paternité fut donc une première royauté, la première famille une première monarchie de droit naturel ou de droit divin!

Voilà un principe d'autorité auquel on remonte sans hypothèse, sans abstraction, sans polémique, au commencement des temps; c'est la nature qui l'impose, c'est l'instinct qui le reconnaît, c'est la tendresse paternelle qui le modère, c'est la piété filiale qui le moralise et qui le sanctifie.

C'est le principe d'autorité fondé sur le fait, sur la nature et sur la tradition. Confucius l'adopte dans sa politique.

Lorsque la première famille humaine trop nombreuse se subdivise en familles secondaires, le même principe se retrouve dans le père et dans le fils de chaque famille, puis de chaque tribu, puis, quand la tribu s'agrandit, dans le chef paternel et dans les sujets filiaux de chaque empire.

Ce principe d'autorité, selon Confucius, peut subir des révoltes, des altérations, des interrègnes, des éclipses, mais il n'en constitue pas moins, même dans ces altérations, le principe abstrait, préexistant et permanent des gouvernements. La nature selon lui est monarchique.

XXVII

Ce principe d'autorité trouvé ou retrouvé, on conçoit quelle sainteté naturelle et originelle Confucius et ses disciples impriment au pouvoir monarchique confondu avec le pouvoir paternel; on conçoit aussi quelle dignité, quelle moralité, quelle solidité ce même principe donne à l'obéissance filiale des peuples. C'est pour eux la législation du sentiment. Ni tyrans ni esclaves; un père sans tyrannie pour tous, des enfants sans murmure d'un même père, voilà l'autorité.

Nous allons voir comment Confucius et ses disciples tempèrent ce pouvoir qui serait ou deviendrait tyrannique s'il était absolu dans la pratique comme il l'est dans la théorie. Il le tempère par ce même esprit de famille dont il fait le fondement de sa politique.

Voyons d'abord la constitution politique que le philosophe législateur fait découler ou plutôt laisse découler de son principe d'autorité paternelle.

Le souverain est le père et la mère de l'empire.

Les sujets sont tenus envers lui à la même piété filiale qu'envers leur propre père.

Dans chaque famille de l'empire, le même principe se ramifie et consacre l'obéissance et le respect envers les pères et les ancêtres jusqu'au culte extérieur.

Ainsi la loi politique et la loi civile ne sont qu'une seule et même loi sous deux formes, l'autorité de l'amour en haut, l'obéissance par l'amour en bas.

Suivons:

Les sujets sont égaux devant le père, qui est la loi vivante.

Cette loi vivante dans le père souverain est néanmoins dominée par les lois écrites appelées les rites, les usages, les cérémonies, qui sont censées émaner de l'autorité sacrée des ancêtres ou des premiers pères de la grande famille.

Le père ou le souverain, comme dans les familles à demi émancipées, remet une partie de son autorité à des conseils de famille composés des sujets les plus sages et les plus distingués par leur intelligence et par leur vertu.

Ce sont les ministres.

Parallèlement à ces ministres délégués du souverain, il y a des conseils ou tribunaux indépendants d'eux et même du souverain, conseils chargés de faire respecter les rites ou les lois que le souverain et ses ministres seraient tentés d'enfreindre;

D'autres tribunaux sont chargés de surveiller la distribution de la justice;

D'autres, de la police ou de l'ordre;

D'autres, de l'administration, etc., etc.;

D'autres, enfin, de surveiller le souverain lui-même, de lui présenter des remontrances contre ses infractions aux rites ou aux lois, et d'inscrire jusqu'à ses fautes privées ou jusqu'à ses paroles mal séantes sur les registres historiques inviolables de l'empire.

L'intelligence cultivée (les lettrés) est le seul titre aux fonctions publiques.

Les lettrés sont examinés. Ils montent, selon leur aptitude, au rang de mandarins ou de fonctionnaires publics de toute espèce.

Le dernier des enfants du peuple peut devenir lettré, et de lettré mandarin, et de mandarin ministre, en vertu de sa seule aptitude.

XXVIII

L'ordre, selon la politique de la Chine, étant la première nécessité comme le premier objet de la société, passe avant la liberté.

La raison de Confucius est celle-ci: La liberté n'est que le bien de l'individu; l'ordre est le bien de tous. (Dirions-nous mieux aujourd'hui?)

Mais Confucius concilie dans une mesure très-équitable les nécessités de l'ordre avec la dignité de la liberté.

Écoutons Confucius sur cette partie de sa politique:

«Avoir plus d'humanité que ses semblables, c'est être plus homme qu'eux; c'est mériter de leur commander. L'humanité est donc le fondement de tout.»

Aimer l'homme, c'est avoir de l'humanité. Il faut s'aimer soi-même; il faut aimer les autres. Dans cet amour que l'on doit avoir pour soi et pour les autres il y a nécessairement une mesure, une différence, une proportion qui assigne à chacun ce qui lui est légitimement dû; et cette règle, cette différence, cette mesure, c'est la justice.

L'humanité et la justice ne sont point arbitraires; elles sont ce qu'elles sont, indépendamment de notre volonté; Dieu les a faites, non l'homme; mais, pour pouvoir les mettre en pratique et pour en faire une juste application, il faut qu'il y ait des lois établies, des usages consacrés, des cérémonies déterminées. L'observation de ces lois, la conformité à ces usages, la pratique de ces cérémonies, font la troisième de ces vertus capitales, celle qui assigne à chacun ses devoirs particuliers, c'est-à-dire l'ordre.

Pour remplir exactement tous ses devoirs sans troubler l'économie de l'ordre, il faut savoir connaître, il faut savoir distinguer, il faut appliquer à propos cette connaissance sûre, ce sage discernement, cet équilibre d'ordre, d'autorité, d'obéissance, de liberté!

(Et l'on appelle barbarie la civilisation basée sur de si sublimes axiomes!..... Ô ignorance et préjugé des races les unes contre les autres!)

Les relations entre les hommes de différents âges et de différentes dignités dans la société constituée ne furent pas pour Confucius l'objet de préceptes moins attentifs et moins humains.

«Vous avez tort, dit à son fils Confucius, de ne pas vous appliquer à l'étude essentielle des cérémonies. L'homme qui vit en société a des devoirs à remplir envers tout le monde; il doit rendre à chacun ce qui lui est dû. Dieu, les génies, les ancêtres ne doivent pas être honorés d'une même façon; il en est ainsi par rapport aux hommes avec qui l'on vit; on ne doit pas rendre les mêmes honneurs aux citoyens investis de différentes dignités. L'étude des cérémonies nous apprend comment on doit s'acquitter envers le ciel, les esprits et les ancêtres; elle nous enseigne à ne pas confondre les rangs.

«Ce sont les lois extérieures, expression des lois morales et politiques, qui doivent porter l'ordre et la hiérarchie graduée des fonctions dans la société[2]

XXIX

Les règlements de Confucius sur le culte renouvelé aussi des ancêtres, n'attestent pas dans le législateur religieux une raison moins épurée que ses règlements civils. Ce n'est que plusieurs siècles après lui que les religions de l'Inde, fondées sur les incarnations de Wichnou ou de Bouddha, s'infiltrèrent en Chine.

Voici les paroles de Confucius sur les cérémonies instituées pour le culte national, dont l'empereur était le pontife à titre de représentant du peuple tout entier.

«Le Ciel, le Tien ou Dieu, trois noms exprimant le Grand Être, répondit Confucius, est le principe universel; il est la source intarissable d'où toutes les choses ont émané; les ancêtres sortis les premiers de cette source féconde sont eux-mêmes la source des générations qui les suivent. Témoigner au ciel (Dieu) sa reconnaissance, est le premier des devoirs de l'homme; se montrer reconnaissant envers les ancêtres est le second. Pour s'acquitter à la fois de ce double devoir, le saint philosophe Fou-Hi établit avant moi les cérémonies envers les ancêtres. Comme il fonda tout le système politique sur le sentiment naturel et sur le devoir de la piété filiale, il détermina qu'aussitôt après avoir offert l'hommage au ciel, on offrirait par la bouche du Fils du ciel (le souverain) l'hommage aux ancêtres. Mais comme le ciel et les esprits des ancêtres ne sont pas visibles aux yeux du corps, il chercha dans le firmament des emblèmes pour les figurer et les représenter.»

Après avoir satisfait ainsi à leurs devoirs envers le ciel, auquel, comme au principe vivifiant et universel de toute existence, ils étaient redevables de leur propre vie, ils se tournent vers ceux qui, par la génération et la paternité, leur ont transmis successivement cette vie. Voilà toute la religion de nos pères.

Et il en prescrit ensuite en détail les cérémonies simples et symboliques[3].

XXX

Écoutons maintenant ce qu'il dit au roi, qui l'interroge sur les devoirs particuliers des ministres-philosophes chargés du soin du gouvernement.

«Le ministre-philosophe ne s'ingère pas de lui-même dans les honneurs; il attend qu'on l'y appelle. Il n'est occupé soir et matin que de son perfectionnement moral et politique par l'acquisition de quelque vertu ou de quelque connaissance spéciale qui lui manque, non pas pour s'en parer, mais pour les communiquer à ceux qui dépendent de lui.

«S'il sent qu'il ait assez de droiture et de fermeté pour remplir les grands emplois, il ne les refuse point quand on les lui présente; il les reçoit avec actions de grâces, et fait tous ses efforts pour les remplir dignement. Il n'ambitionne pas les honneurs, il ne cherche point à amasser des trésors; l'acquisition de la sagesse est le seul trésor après lequel il soupire: mériter le nom de sage est le seul honneur auquel il prétend.

«Il n'emploie, pour traiter les affaires, que des hommes sincères et droits; il ne donne sa confiance qu'à des hommes fidèles et sûrs; il ne rampe pas devant ceux qui sont au-dessus de lui; il ne s'enorgueillit pas devant ses inférieurs? il respecte les premiers; il est affable envers les autres: il rend à tous ce qui leur est dû.

«S'il s'agit de reprendre quelqu'un de ses défauts ou de lui reprocher ses fautes, il ne fait l'un et l'autre qu'avec une extrême réserve, et s'arrête tout court quand il le voit rougir. N'est-ce pas la miséricorde de l'Évangile?

«Il estime les gens de lettres, mais il ne mendie pas leurs suffrages; il ne s'abaisse ni ne s'élève devant eux; il se contente de ne pas les offenser, et de les traiter avec honneur quand ils viennent à lui. Il est au-dessus de toute crainte quand il fait ce qui est du devoir; une conduite irréprochable, jointe à des intentions pures et droites, lui sert de bouclier contre tous les traits qu'on pourrait lui lancer: la justice et les lois sont les armes dont il se sert pour se défendre ou pour attaquer. L'amour qu'il porte à tous les hommes le met en droit de n'en craindre aucun; l'exactitude scrupuleuse avec laquelle il pratique les cérémonies, obéit aux lois et s'astreint à l'observation des usages reçus, fait sa sûreté, même sous les tyrans. Quelque vaste que puisse être l'étendue de son savoir, il travaille à l'agrandir encore; il étudie sans cesse, mais non pas jusqu'à s'épuiser; il connaît en tous genres les bornes de la discrétion, et il ne va jamais au delà.

«Quelque ferme qu'il soit dans le bien, il veille continuellement sur lui-même pour ne pas se négliger. Dans tout ce qui est honnête et bon il ne voit rien de petit; les plus minutieuses pratiques tournent, chez lui, au profit de la vertu.

«Il est grave quand il représente, affable et bon avec tous, d'humeur toujours égale avec ses amis.

«Il se plaît de préférence dans la compagnie des sages, mais il ne rebute point ceux qui ne le sont pas.

«Au dedans, je veux dire dans l'enceinte de sa famille, il ne témoigne aucune prédilection, et ne donne aucun sujet de soupçonner qu'il est porté à favoriser l'un au préjudice de l'autre; au dehors, c'est-à-dire en public, il traite également tout le monde, suivant le rang de chacun. L'eût-on grièvement offensé, ou par des paroles injurieuses, ou par des actions insultantes, il ne donne aucun signe de colère ou de haine; et son extérieur, serein et tranquille, est une preuve non équivoque de la tranquillité d'âme dont il jouit.

«Le vrai philosophe cherche à se rendre utile à l'État n'importe de quelle manière. Si, par quelque action éclatante ou par quelque ouvrage important, il mérite bien de la patrie, il ne fait pas valoir ses services dans la vue d'en être récompensé; il attend modestement et avec patience que la libéralité du prince se déploie en sa faveur; et s'il arrive que, dans la distribution des grâces, on l'ait oublié, il ne s'en plaint pas, il n'en murmure pas. Le suffrage des hommes honnêtes, l'honneur d'avoir contribué en quelque chose à l'avantage de ses compatriotes et de tous les hommes, lui suffisent.»

—«Je me fais votre premier disciple,» dit le roi, «mais enseignez-moi le moyen infaillible de rendre mes peuples vertueux et heureux.

—«Ce moyen,» répondit Confucius, «est de ne rien commander qui ne soit conforme au grand Ly (mot qui renferme dans son sens la raison, la conscience et la convenance des choses). C'est sur la raison, la conscience et la convenance, exprimées par ce mot complexe Ly, que la société est fondée; c'est par ces trois principes que l'homme social s'acquitte, avec la gradation des devoirs, de ce qui convient envers le ciel. Ce sont ces trois principes divins, incorporés par le ciel dans notre nature, qui lient les hommes vivants entre eux en leur manifestant et en leur imposant ce qu'ils se doivent les uns aux autres. Ôtez ces trois inspirations fondamentales de la société, toute la terre n'est plus que confusion et que trouble; il n'y a plus ni rois, ni supérieurs, ni inférieurs, ni égaux; les jeunes et les vieux, les hommes et les femmes, les pères et les enfants, les frères et les sœurs, tous sans distinction seront une mêlée confuse de créatures sans ordre et sans liens.»

XXXI

Une magnifique théorie de l'ordre graduellement établi dans la famille, puis dans la cité, puis dans l'État, puis dans le monde, développe dans la bouche de Confucius ce principe fondamental de la raison, de la conscience, de la convenance. Platon n'est pas plus haut, Montesquieu plus analysateur, Fénelon plus pieux, J. J. Rousseau plus populaire, Mirabeau plus politique. On s'anéantit devant cette révélation, cette expérience et cette éloquence énonçant il y a vingt siècles, au fond d'une Asie inconnue, des principes sociaux et politiques qui semblent exhumés du sépulcre d'une humanité aussi savante et aussi expérimentée que la nôtre; on se demande comment les bienheureux rêveurs d'un progrès récent, continu et indéfini peuvent concilier leur théorie avec tant de sagesse au commencement et tant de décadence de doctrines à la fin?

XXXII

Le libéralisme le plus progressif ne s'exprime pas mieux aujourd'hui que Confucius sur les deux systèmes de la force brutale et de la force morale et raisonnée appliqués au gouvernement des peuples.

«Les coercitions matérielles, dit-il dans la suite de cet entretien, les prisons, les supplices, les peines de toute espèce, les intimidations par les châtiments sont de bien faibles liens pour retenir dans le devoir les hommes que l'on ne conduit pas par la raison, la conscience, la convenance; mais si on les forme, par l'éducation, la liberté mesurée, l'exemple, l'exercice, à la connaissance et à la pratique de la raison, de la conscience, de la convenance, si l'intelligence et l'amour de ces trois principes se développent dans leur cœur par la force naturelle que le Ciel (Dieu) a donnée à ces trois principes qui font l'homme social, tout changera de face et s'améliorera dans l'empire. Les hommes ainsi instruits et convaincus deviendront en eux-mêmes leur prince, leur juge, leur loi, leur gouvernement!...

«Le gouvernement, ajoute-t-il en finissant, a été la dernière chose et la plus parfaite, découverte par les hommes, au moyen du grand Ly ou de ces trois principes moraux, la raison, la conscience et la convenance!»

—«C'est admirable!» dit le roi. Les siècles disent comme lui. Un tel politique en un tel temps est la merveille de l'antiquité. Je retrouve avec orgueil, en propres termes, dans la bouche de ce prétendu barbare ce que j'ai dit moi-même en commençant cet entretien: «Le chef-d'œuvre de l'humanité, c'est un gouvernement!»

XXXIII

Les lois civiles qu'il promulgue et qu'il explique pendant son ministère au roi se résument:

En propriété assurée et héréditaire;

Interdiction de rapports entre les sexes hors du mariage;

Union légalisée, sanctifiée et parfaite entre les deux époux;

Respect réciproque entre les citoyens des différentes conditions ou fonctions publiques;

Enfin, respect de soi-même fondé sur ce principe également logique et admirable: «Si haut qu'un homme soit placé, il doit respecter les autres, il doit se respecter soi-même. S'il se manque à soi-même, il manque à ses ancêtres qui sont en lui; s'il manque à ses ancêtres, il manque au premier ancêtre, à l'homme saint d'où est sortie toute la race humaine; s'il manque à ce premier homme, l'homme saint, il manque au Ciel (Dieu) de qui ce premier homme a reçu la vie. Les ancêtres sont les arbres chenus dont ceux qui vivent aujourd'hui ne sont que les rejetons. La racine est commune à tous, on ne saurait blesser un de ces rejetons, quelque petit qu'il soit, sans que la racine en soit offensée!» Que dites-vous de ces paroles?...

Magnifique solidarité entre les hommes nés et à naître et entre Dieu, justice et providence de toute cette famille humaine!

Ces entretiens entre le roi et son ministre sont un code complet de politique appliquée. Socrate n'est pas si législateur, il est ergoteur. Platon est le politique de l'imagination, Confucius est l'oracle de l'expérience.

XXXIV

Aussi poëte qu'il était musicien et politique, Confucius se délassait du gouvernement et de l'enseignement par quelques promenades dans la campagne avec ses disciples favoris. Il conservait encore à soixante-dix ans le goût et le talent des vers.

Un jour qu'il était sorti avec trois de ses disciples par la porte orientale de la ville, pour aller prier dans la campagne près d'un édifice en ruine situé sur une colline, ses disciples furent frappés de la gravité triste de sa physionomie.

Ils lui témoignèrent leur inquiétude sur le motif de cette tristesse qui ne lui était pas habituelle.

«Rassurez-vous sur moi, leur répondit-il, ce n'est point ma propre décadence qui m'inspire cette mélancolie, c'est la décadence et les vicissitudes des choses de la terre. Voyez ce monument qui s'écroule à quelques siècles du jour où il a été construit! Il contenait pourtant pour les hommes une idée éternelle. Apportez-moi mon kin (sorte de lyre dont les poëtes accompagnaient comme en Grèce leurs chants). Il accorda son instrument et chanta en improvisant les vers suivants:

«Quand les chaleurs de l'été finissent, le froid de l'hiver les remplace promptement. Après le printemps, l'automne s'avance; quand le soleil se lève, c'est pour marcher rapidement vers le bord du ciel où il se couche. Les fleuves de la Chine ne coulent du côté de l'Orient que pour aller s'engloutir dans le lit sans fond de la vaste mer.

«Cependant l'été, l'hiver, le printemps, l'automne recommencent et finissent ainsi chaque année; le soleil reparaît chaque matin où nous le vîmes se lever hier; de nouvelles ondes remplacent sans cesse celles qui viennent de s'écouler; mais le héros qui fit construire ce monument sur cette colline où est-il? ses guerriers, qui triomphèrent avec lui, où sont-ils? son cheval de bataille, où est-il? Qui les a revus? qui les reverra? Hélas! pour tout souvenir de leur existence, il ne reste que ce monceau de pierres écroulées sur la colline, que les plantes sauvages, les ronces et les orties recouvrent indifféremment de leur feuillage!»

XXXV

Cette tristesse qu'il chantait en vers était, à son insu, un pressentiment de sa fin. Il quitta les affaires d'État et se hâta de terminer le monument de sagesse, de morale et de politique qu'il voulait laisser à la Chine dans son commentaire des livres sacrés. Cette œuvre terminée, il cessa d'écrire. Il déposa les six livres commentés sur un autel, puis, s'agenouillant, il remercia à haute voix le ciel et l'âme des ancêtres de lui avoir permis de restaurer et d'achever ce monument intellectuel de la religion, de la philosophie et de la politique des hommes de son temps.

—«Vous êtes témoins,» dit-il en se relevant à ses disciples, «que je n'ai rien négligé avec vous pour améliorer les hommes. Le triste état des choses et des mœurs dans lequel je laisse la terre prouve, hélas! que je n'ai pas réussi! Mais je laisse une règle et un modèle. Ils rappelleront en leur temps leurs devoirs à nos descendants. Ces temps de désordre et de corruption ne sont pas dignes de nous comprendre!»

Un de ses disciples chéris étant venu le visiter peu de jours après dans sa maison, Confucius, déjà malade de sa maladie mortelle, s'avança avec peine jusqu'au seuil de sa demeure pour accueillir son disciple.

«Mes forces défaillent,» lui dit-il, «et ne reviendront peut-être jamais.» Il laissa couler sans affectation de stoïcisme ses larmes, concession à la nature; puis, reprenant:

«Ô mon cher Tsée!» dit-il au disciple en langage poétique et rhythmé et en s'accompagnant encore de sa lyre, «la montagne de Faij (la tête) s'écroule, et je ne puis plus lever le front pour la contempler. Les poutres qui soutiennent le bâtiment (les muscles) sont plus qu'à demi pourries, et je ne sais plus où me retirer! L'herbe sans suc est entièrement desséchée (la barbe); je n'ai plus de place où m'asseoir pour me reposer! La saine doctrine avait disparu, elle était entièrement oubliée; j'ai tâché de la restaurer et de rétablir l'empire du vrai et du bien; je n'ai pu y réussir! Se trouvera-t-il, après ma mort, quelqu'un qui reprendra la rude tâche après moi!»

Nous allons voir, dans le prochain Entretien, ce que cette tâche désespérée avait produit en littérature, en morale et en politique.

Quelle délectation de remonter à de telles hauteurs de sagesse et de vertu à travers la nuit des temps! Il n'y a pas de barbare au berceau du monde, toutes les races sont nobles, car elles descendent toutes de Dieu!

Nous poursuivrons, dans le prochain Entretien, l'étude de la raison en Chine.

Lamartine.

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