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Cours familier de Littérature - Volume 06

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COURS FAMILIER
DE
LITTÉRATURE

XXXVe ENTRETIEN.

À MESSIEURS LES ABONNÉS AU COURS FAMILIER DE LITTÉRATURE ET À TOUS MES LECTEURS.

Nota. Les bruits qui ont été répandus sur l'abandon de mes biens à mes créanciers, sur ma retraite en pays étranger et sur la cessation de ce travail périodique en France, me forcent à publier dès aujourd'hui cette explication, qui ne devait paraître que le mois prochain.

EXPLICATION FRANCHE.

L'Entretien de décembre, qui paraîtra le 29 novembre, clora la troisième année; il forme le complément du sixième volume de ce Cours familier de Littérature. L'Entretien du 1er janvier prochain, sur la peinture, considérée comme littérature des yeux, et sur le peintre Léopold Robert, ce Werther du pinceau, commencera la quatrième année.

C'est le moment de répondre aux bruits plus ou moins sincères, plus ou moins malveillants, qu'on a fait courir sur la cessation probable de cette publication. Ces bruits n'ont pas le moindre fondement; jamais ce travail ne fut plus cher à mon esprit, et, j'ajoute, plus nécessaire à mon existence. Mon seul patrimoine au soleil aujourd'hui, c'est ma plume. Me l'enlever, ce serait m'enlever l'outil de mon honneur, l'instrument de ma libération.

Ces rumeurs sont nées à l'occasion de la souscription nationale qui porte mon nom. Des amis (jamais assez remerciés), qui présumaient trop bien de moi et du public, avaient cru pouvoir tenter, avec mon plein consentement, cet appel à l'intérêt de la nation, appel glorieux quand il est entendu, pénible quand il trouve les contemporains sourds. Ces amis espéraient libérer ainsi, pour l'âge où l'on doit liquider sa vie comme sa fortune, mon patrimoine obéré par des causes tout à fait étrangères à celles que la malveillance ou l'ignorance supposent. Il faut m'expliquer complétement à cet égard avec ces correspondants littéraires les plus affectionnés et les plus constants de mes lecteurs: ce sont mes abonnés à ces Entretiens. Je leur dois vérité, car je leur dois confiance. Cette vérité la voici.

Plusieurs causes, que je ne puis pas toutes énumérer ici, ont concouru à aliéner de moi le cœur de ma patrie au moment où j'aurais eu besoin d'un mouvement soudain et sympathique de ce cœur.

J'aurais tort de m'étonner pourtant, en y réfléchissant, de cette indifférence: c'était naturel; quand on demande justice ou faveur à son pays, le crime impardonnable, c'est de vivre. La mort seule absout de certains services comme de certaines célébrités. Il faut savoir mourir à propos. Je n'ai pas eu cette bonne fortune, quoique j'aie tout fait pour la rencontrer à son heure et à sa place; mais Dieu, le maître du premier jour, est le maître aussi du dernier. Attendons.

Jusqu'ici ce mouvement sympathique et honorable du cœur des nations s'était produit partout, en Angleterre, en Irlande, en France, toutes les fois qu'on avait fait appel à leurs sentiments ou à leur honneur en faveur d'un de leurs contemporains quelconque, serviteurs du pays, hommes d'État, orateurs, écrivains, poëtes. Mes amis se croyaient fondés, bien à tort, à espérer la même réponse au même appel. Les antécédents les trompaient, comme ils m'auraient trompé moi-même à leur place. Ils ne tenaient pas assez compte du temps, des circonstances, des ressentiments immérités, mais implacables, des envies sourdes qui attendent l'heure des disgrâces pour se révéler. Ces amis ont rencontré sous leurs pas ces embûches, ces impopularités, ces calomnies, ces inimitiés, dans les classes mêmes auxquelles ils supposaient la mémoire de quelques dévouements.

Ces calamités privées de fortune, auxquelles ils croyaient pouvoir intéresser le pays parce qu'ils s'y intéressaient cordialement eux-mêmes, ont été très-faussement et très-odieusement interprétées par ceux qui me haïssent, sans autre raison de me haïr que mon nom.

Les uns ont attribué ces embarras de fortune à des dissipations de main fabuleuses ou à des prodigalités de cœur sans prudence, afin d'avoir le droit de détourner les yeux et l'intervention du pays de revers selon eux trop bien mérités. C'est une calomnie de bonne foi que ma vie au grand jour réfute pour tous ceux qui me connaissent. J'ai vécu selon mon état, comme le conseillent les moralistes et les économistes les plus sévères; je n'ai jamais eu d'autre luxe que quelques habitations héréditaires, trop vastes pour ma fortune, à la campagne, habitations qu'il ne dépendait pas de moi de démolir sans avilir la valeur et sans anéantir les produits de l'administration rurale de mes terres en vignobles. Si je n'avais eu que la vigne de Naboth, je n'aurais pas eu les celliers et les pressoirs d'Horace ou de Cicéron. Ma fortune, plus apparente que réelle, n'a jamais été très-grande. On serait étonné si j'exposais ici la modicité des patrimoines que j'ai reçus de mes pères, défalcation faite de leurs charges. Je n'ai rien dévoré, quoi qu'en disent en chiffres emphatiques les déclamateurs contre mes prétendues somptuosités. Tous mes mobiliers, de luxe soi-disant asiatique, réunis, n'égaleraient pas, à beaucoup près, la valeur du plus modique mobilier d'un appartement d'habitué de bourse de la rue Vivienne ou de la rue de Richelieu. Où sont donc les monuments de mon opulence? Où sont donc mes usines à dix mille marteaux? Je n'ai jamais mis dans toute ma vie qu'une pierre sur une pierre, et c'était pour marquer la place de deux tombeaux!

Dat veniam corvis, vexat censura columbas.

Les autres me reprochent une large hospitalité toute rustique et toute paysanesque dans mes champs. Ils ne savent pas que cette hospitalité même dont ils me font un crime est un impôt personnel et inévitable sur la célébrité bien ou mal acquise. Il y a certains noms qui obligent. Toutes les infortunes sans boussole de la France et même de l'Europe se tournent par instinct vers certains noms, je ne dis pas plus illustres, mais plus notoires que les autres noms, pour solliciter pitié, appui ou secours. Le seuil de ces hommes de bruit est assiégé d'indigences qui touchent, leur table est chargée de lettres écrites avec des larmes. Il y a telle année de ma vie où j'en ai reçu jusqu'à dix mille, de ces lettres, et cela depuis que je suis rentré dans l'obscurité. Que pouvez-vous devenir, eussiez-vous le visage aussi froid et le cœur aussi dur que votre métal?

Les années qui ont suivi immédiatement la révolution de 1848 ont été particulièrement onéreuses et pour ainsi dire obligatoires. Comment refuser de partager sa dernière épargne avec ceux qui ont partagé vos efforts et vos périls pour maintenir l'ordre et pour préserver la société, dans ces heures où ces braves citoyens, moins intéressés en apparence que nous à la propriété, offraient généreusement leur sang pour elle?

Puis les années désastreuses pour les vignobles se sont succédé pendant une période de dépense sans revenu. Il a fallu s'obérer davantage pour nourrir environ cinq cents bouches d'ouvriers de la terre sans pain.

Puis les intérêts des dettes constituées et des dettes nouvelles se sont accumulés sur le capital. J'ai espéré supporter seul ce triple poids d'une révolution qui avait pesé sur moi plus que sur d'autres, de terres sans produit et d'intérêts exorbitants; j'ai tenté d'y suffire à force de travail d'esprit. Grâce au public et à un concours dont je serai toujours reconnaissant, ce travail rapportait libéralement son salaire. Mais les événements transforment la scène; la main se lasse, le public se rassasie, les ennemis dénigrent: qui dit public dit hasard; le métier d'hommes de lettres n'est qu'un jeu de dé avec l'opinion. Ce travail enivre et ne nourrit pas. On compte les produits, on ne compte pas les frais, les déceptions et les mécomptes. Les deux crises financières de 1856 et 1857 ont fait le reste.

—Pourquoi ne vendiez-vous pas vos terres? me dit-on aujourd'hui avec une apparence de raison qui trompe les esprits mal informés.

—Je ne vendais pas, et je ne vends pas, parce qu'il ne s'est pas présenté en dix ans et qu'il ne se présente pas même aujourd'hui un seul acquéreur. Comment vendre sans acheteurs? Ces terres sont affichées partout et tous les jours; eh bien! mes ennemis ou mes amis peuvent interroger à cet égard tous les notaires de Paris, de Lyon, de Mâcon, de France, chargés de vendre ces propriétés, même à perte; ces honorables officiers publics répondront unanimement qu'ils n'ont pas reçu une offre d'un centime pour ces terres, évaluées par les estimateurs les plus consciencieux à une valeur qui dépasse deux millions. Ce fait, qui semble incroyable, est cependant vrai; je consens à toute espèce de démenti si l'on peut me prouver que j'ai reçu une offre quelconque pour ces deux millions et demi de valeur morte dans mes mains.

J'ai eu de la peine à comprendre moi-même ce phénomène de la mise en vente pendant dix ans, à grandes pertes pour moi, à grands bénéfices pour les acquéreurs, sans qu'un seul capitaliste fût tenté par ces bénéfices. À la fin je m'en rends compte, et voici comment.

Ces acheteurs, en effet, ne peuvent se rencontrer que parmi des capitalistes bienveillants pour moi, ou parmi des capitalistes hostiles et avides, à l'affût des fortunes qui croulent pour en accaparer à rien les débris.

Si ce sont des capitalistes bienveillants, ils ne veulent à aucun prix acheter mes propriétés ni mes demeures.

Ils ne le veulent pas, premièrement parce qu'il en coûterait à leur bon cœur de me déposséder. Ils se disent, en parlant de moi, ce vers de Virgile au laboureur expulsé de ses prairies de Mantoue:

Fortunate senex, ergo tua rura manebunt;

Secondement, parce que, même en me payant ces terres à des prix de faveur, ils passeraient très injustement pour avoir bénéficié de ma ruine;

Troisièmement, enfin, parce qu'il n'est pas toujours agréable à une famille investie de la considération locale la mieux méritée de succéder à un nom malheureusement célèbre dans les demeures ébruitées, sinon illustrées, par ce nom. Il y a là, entre le modeste demi-jour du nouveau possesseur et la célébrité du dépossédé, un contraste qu'on n'aime pas à subir pour soi ni pour ses enfants. Je ne me compare pas, à Dieu ne plaise! à Voltaire ou à Jean-Jacques Rousseau; mais demandez aux possesseurs de Ferney ou des Charmettes s'ils n'aimeraient pas mille fois mieux avoir succédé, dans ce château ou dans cette chaumière, à des hôtes sans nom, que d'être assiégés à chaque heure de l'année, au seuil de ces demeures, par ces pèlerins importuns du génie ou de la célébrité.

Si ce sont, au contraire, des capitalistes hostiles et avides, ceux-là se présenteront encore moins pour acheter mes domaines à l'amiable. Ils attendront, avec la patience infatigable de la spéculation, l'heure de ces ventes forcées, de ces encans par autorité de justice, dans l'espoir d'avoir ces millions de terre pour une poignée de papier.

Ainsi enfermé dans ce dilemme de la bienveillance ou de la malveillance des acquéreurs, je reste cloué à la terre comme à l'instrument de mon supplice, sans que ni amis ni ennemis consentent à me décharger de ce brillant et mortel fardeau!

Ne m'accusez donc pas de ne pas vouloir vendre. Je ne puis pas vendre, voilà la triste vérité; et, si vous ne m'en croyez pas, essayez de me faire une offre, et accusez-moi en pleine opinion publique si je la refuse!

C'est pour sortir de cette impasse, entre des créanciers qui pressent et des acheteurs qui s'éloignent, que mes excellents amis ont ouvert une souscription dont le succès aurait été pour moi un honneur et pour d'autres un salut. Cette souscription, à l'exception d'un petit nombre de cœurs d'or dont les noms se confondront à jamais avec le mien, ayant été jusqu'ici dérisoire ou insuffisante, que me reste-t-il? Il me reste l'option entre la ruine de mes créanciers ou un redoublement de travail. C'est ce dernier parti que je devais choisir et que je choisis:—Mourir à la peine! comme dit le peuple. Cette mort est honorable quand la peine a un noble but. En est-il un plus honnête que de se sacrifier au salut de ceux dont on répond sur son honneur?

Bien loin donc de me croiser les bras dans une oisiveté digne ou indigne, l'otium cum dignitate (c'est le travail, selon moi, qui est la vraie dignité), je vais, pendant toutes les années saines que Dieu me laisse, redoubler d'étude et de zèle pour continuer en l'améliorant l'œuvre de ce Cours familier de Littérature, œuvre que j'ai entreprise avec votre appui. Cet appui, que vous m'avez généreusement prêté depuis trois ans, je ne le mendie pas, je le désire; je le provoque même, parce qu'il est nécessaire à d'autres que moi. Chaque lecteur bénévole de ce Cours est un ami auquel je voue un battement de mon cœur reconnaissant; chaque nouveau lecteur qu'il pourra s'adjoindre parmi les amis des lettres sera une souscription indirecte que je me glorifierai de lui devoir.

La littérature ne fait pas acception de parti; je suis sorti tout entier de la politique, et la France m'apprend assez à n'y rentrer jamais. On m'a reproché souvent, dans des jugements sur ma vie, de n'avoir pas été assez ambitieux! On se trompe: j'avais l'ambition de la reconnaissance; j'ai manqué mon but: n'en parlons plus. Cependant, qui que vous soyez, amis ou ennemis, mais hommes de cœur, sachez-le bien, vous ne m'enlèverez pas la conscience de vous avoir aidés pendant vos tempêtes. Eh bien! je vous dis aujourd'hui, sans présomption comme sans mauvaise honte: À votre tour, aidez-moi!... Vous pouviez être grands, vous ne serez que justes!

Lamartine.

Paris, 12 novembre 1858.

P. S. Il importe de prévenir ici le public contre la résolution qu'on m'attribue d'abandonner mes biens à mes créanciers et de quitter immédiatement la France. Cette heure n'est pas venue.

Vendre soi-même ses mobiliers les plus chers pour rembourser aux échéances les capitaux et les intérêts dont on est redevable, ce n'est pas là abandonner ses biens à ses créanciers. Abandonner ses biens à ses créanciers, c'est le sauve qui peut du désespoir et quelquefois de l'improbité; c'est jeter à ceux à qui l'on doit le gage peut-être insuffisant de ses immeubles au soleil; c'est charger ses créanciers d'une liquidation à tous risques, et souvent à mauvais risques pour eux. Ce n'est pas là payer ses dettes; je veux payer les miennes.

Loin de moi donc cette pensée d'une cession de biens et d'une évasion de ma patrie. Je travaille, je veux travailler. Je cherche à vendre, et j'y parviendrai avec un peu de temps. Que mes créanciers se rassurent, et que mes amis connus ou inconnus me secondent. Je ne désespère pas de moi-même: la patience active use la plus mauvaise fortune et les plus tristes jours ont des lendemains.

Lamartine.

Les lettres et mandats de poste concernant l'abonnement doivent être adressés à moi-même, 43, rue de la Ville-l'Évêque, à Paris.

Les lettres et mandats de poste concernant la souscription sont adressés au comité central, 4, passage de l'Opéra, galerie de l'Horloge, à Paris.

LITTÉRATURE MORALE ET POLITIQUE DE LA CHINE.

I

C'est une chose triste à dire, mais vraie en histoire: à une très-grande distance de temps les peuples disparaissent, et il ne reste d'eux que leurs grands hommes: effet de perspective qui diminue les médiocrités et qui grandit les supériorités au regard de l'avenir. Aussi, remarquez-le bien, les peuples qui n'ont pas de grands hommes pour les résumer et les représenter devant l'histoire n'ont pas de grands noms. La grandeur d'un peuple, c'est de se personnifier tout entier dans quelques colossales mémoires, en sorte que, quand on nomme ce peuple, sur-le-champ le personnage national se présente à la pensée et dit: «C'est moi.» Aussi rendez-vous bien compte de vos impressions quand vous lisez l'histoire universelle; toute la scène du monde est remplie pour vous par une centaine d'acteurs immortels, héroïques, politiques, poétiques ou littéraires, qui figurent à eux seuls l'humanité. Brahma dans l'Inde; Zoroastre en Perse; Sésostris en Égypte; Pythagore en Italie; Lycurgue, Solon, Homère, Périclès, Thémistocle en Grèce; Alexandre en Macédoine; Salomon, David, les prophètes, ces tribuns sacrés et politiques, chez les Hébreux; une vingtaine de républicains, de guerriers, d'orateurs, de poëtes, à Rome; autant en Germanie, en Espagne, en Grande-Bretagne, en France, en Russie, en Amérique, dans les temps modernes, voilà tout. Avec trois ou quatre cents noms vous écrivez les annales du monde. C'est humiliant pour ces milliards de créatures humaines qui passent comme les flots sous l'arche des ponts sans qu'on les compte ou qu'on les nomme; c'est glorieux pour ce petit nombre d'hommes privilégiés qui donnent leur nom, leur individualité, leur pensée, leur mémoire à toute une race. Bien souvent c'est injuste: il y a un million de fois plus de génie, plus de vertu, dans tel homme obscur, perdu dans la foule et entraîné avec les autres par le courant dans la mer d'oubli, qu'il n'y en a dans tel demi-dieu, dans tel conquérant, dans tel illustre criminel qui surnage sur cet océan d'hommes. L'histoire est injuste comme le temps; la postérité prend ce qu'on lui donne: que voulez-vous? L'iniquité est partout; la mémoire humaine n'est pas démocratique, ou plutôt elle est trop étroite et trop fragile pour contenir et pour garder les peuples tout entiers dans ses annales; elle s'attache à quelques figures grandioses, pittoresques, pathétiques, culminantes, qui sortent à ses yeux de la foule, et elle en fait l'aristocratie privilégiée de l'espace et du temps. Heureuse la postérité quand elle choisit bien, et quand elle immortalise, au lieu du succès de la violence et de la conquête, le vrai génie du bien, la vérité, la sagesse et la vertu!

II

De tous ces personnages historiques devenus aussi immortels que le nom du continent qui les a produits, Confucius est certainement celui qui personnifie en lui le plus grand nombre de siècles et la plus grande masse d'hommes; car il a inspiré de son âme vingt-trois siècles, et il est devenu, non pas le prophète ou le demi-dieu, mais le philosophe législatif d'un peuple de quatre cents millions d'hommes! La raison, la loi, la littérature de ce peuple immense sont encore pour des siècles la personnification prolongée de Confucius. Sachez Confucius, vous savez la Chine.

Reprenons donc son histoire et ses œuvres.

III

Nous avons laissé ce sage, cet inspiré de la raison, à la fin de notre dernier entretien, ressentant, et ne cachant pas qu'il les ressentait, les pressentiments de sa fin et les angoisses de la mort. Simple et de bonne foi dans sa mort comme il l'avait été dans sa vie, il n'affectait pas cette stoïcité théâtrale ni ces félicités anticipées des hommes qui se prétendent au-dessus de la nature et de la douleur. Il savait qu'aucun homme n'est au-dessus de la nature et que la raison elle-même veut qu'on s'attriste et qu'on gémisse quand on s'approche du dernier mystère et qu'on est près d'entrer dans le grand inconnu d'une autre vie. La mort est le supplice de l'être vivant: se faire de ce supplice un devoir, c'est beau et grand; mais se faire de ce supplice une joie, ce n'est pas se grandir, c'est mentir. Se résigner et espérer, voilà les deux seules attitudes vraies du mourant. Ce fut celle de Confucius.

IV

Il languit quelques mois avant d'expirer, visité tous les jours par ses disciples, mais ne s'entretenant plus avec eux de ses doctrines, de peur de ne plus apporter à ces choses saintes la plénitude de force de sa raison. Il s'accroupit enfin sur le sein de son petit-fils, Tsée-sée, adolescent de grande espérance, et ne se réveilla plus de ce dernier sommeil, dans la soixante-treizième année de son âge.

Il mourait quatre cent soixante-dix-neuf ans avant Jésus-Christ, neuf ans avant la naissance de Socrate.

V

Ses trois disciples favoris et son petit-fils lui fermèrent les yeux. On lui mit, suivant les rites, trois grains de riz sur les lèvres, comme pour reporter au ciel (le Tien) le plus grand bienfait qu'il eût accordé à l'empire chinois dans cet aliment qui devait multiplier à l'infini le nombre des hommes sur la terre d'Asie. On le revêtit d'un vêtement composé de plusieurs pièces, pour signifier les diverses fonctions ou magistratures qu'il avait exercées, comme poëte, comme philosophe, comme historien, comme homme d'État.

«Ainsi habillé, dit l'histoire traduite par le Père Amyot, on le mit dans un cercueil de toung-mou, dont les planches avaient quatre pouces d'épaisseur du pied d'alors, divisé comme celui d'aujourd'hui en douze pouces; et ce premier cercueil fut emboîté dans un second, fait de bois de pe-mou, dont les planches avaient cinq pouces d'épaisseur. On peignit tout l'extérieur de différentes figures, qui étaient autant d'emblèmes des différentes vertus qui l'avaient plus particulièrement distingué. Ce double cercueil fut placé dans un catafalque construit suivant le rite des Tcheou, qui occupaient actuellement le trône impérial. Les petits étendards triangulaires placés par intervalles autour de cette décoration funèbre étaient, suivant le rite de la dynastie Chang, et le grand étendard carré était suivant le rite Hia. En réunissant ainsi les rites des trois dynasties qui, depuis la fondation de l'empire, l'avaient successivement gouverné jusqu'alors, on voulait donner à entendre que, si la mémoire de ces anciens rites, et de tous les autres qui avaient eu lieu dans les temps les plus reculés, s'était conservée parmi les hommes, c'était à Confucius en particulier que l'honneur en était dû et à qui l'on était redevable de cet insigne bienfait. Ce premier devoir étant rempli, les disciples achetèrent, au nom du petit-fils de leur maître, un terrain de cent pas carrés à quelque distance de la ville, pour y déposer le corps. À l'une des extrémités de ce terrain ils élevèrent trois monticules en forme de dôme, dont celui du milieu, plus élevé que les autres, devait servir de signe de reconnaissance au tombeau; ils y plantèrent, en signe de vie renouvelée et éternelle, un arbre, l'arbre Kiai. Cet arbre, qui n'est plus aujourd'hui qu'un tronc aride, subsiste encore dans le lieu même où il fut planté, malgré le bouleversement que la Chine a éprouvé plus d'une fois pendant un intervalle de temps de plus de vingt-deux siècles. Le profond respect que les Chinois conservent pour la mémoire de leur sage par excellence, et pour tout ce qui peut contribuer à leur en rappeler le souvenir, leur fait regarder ce tronc aride comme un monument digne de toute leur attention. Ils l'ont fait dessiner dans toute l'exactitude du détail; ils l'ont fait graver sur un marbre, et les empreintes qu'on en tire servent de principal ornement dans le cabinet de ces lettrés enthousiastes qu'une fortune au-dessous de la médiocre met hors d'état de le décorer plus somptueusement. J'en ai un exemplaire, donné par le Saint Comte lui-même, comme un présent dont il a cru qu'un lettré du grand Occident (c'est de ce nom qu'on appelle ici l'Europe) pourrait connaître le prix. Je le joindrai aux planches dont j'accompagne cet écrit.

«Après avoir tout disposé dans le lieu de la sépulture, ceux des disciples qui étaient à portée se rassemblèrent chez Tsée-sée, son petit-fils, et formèrent le convoi funèbre, en se joignant aux autres parents de l'illustre mort. Le corps fut mis en terre avec tout l'appareil de l'ancien cérémonial, et, après la cérémonie, tous se prosternèrent et pleurèrent sincèrement sur son tombeau. Avant que de se séparer, les disciples convinrent entre eux de porter le deuil de leur maître commun de la même manière et autant de temps qu'ils devraient le porter si le propre père de chacun d'eux était mort: la durée en fut de trois ans. Mais le disciple favori, qui avait été plus lié qu'aucun autre à celui qu'ils regrettaient, recula ce terme jusqu'à la sixième année entièrement révolue; et pendant tout cet espace de temps il s'enferma dans une cabane qu'il avait fait construire non loin du tombeau, et ne s'occupa qu'à étudier son modèle, pour se mettre en état de l'imiter quand les circonstances le lui permettraient.

«Ceux d'entre les principaux disciples qui étaient habitués dans les royaumes voisins, et qui n'avaient pas assisté aux funérailles, vinrent à leur tour faire les cérémonies funèbres, et apportèrent, comme une sorte de tribut, chacun une espèce d'arbre particulier à son pays, pour contribuer à l'embellissement du lieu qui contenait les respectables restes du sage qui les avait instruits.

«L'exemple de Tsée-Koung, le disciple favori, fut regardé par les autres comme un reproche tacite du peu d'affection qu'ils avaient pour leur maître, en s'éloignant de son tombeau comme ils l'avaient fait. Ils se rassemblèrent au nombre d'environ une centaine, et vinrent s'établir avec leurs familles aux environs de ce lieu respectable, y formèrent un village qu'ils nommèrent Koung-ly, c'est-à-dire village de Koung, ou appartenant à la maison de Koung, dont ils voulurent bien se déclarer les vassaux, et prièrent Tsée-sée de les regarder comme tels, en acceptant l'hommage volontaire qu'ils lui offraient en considération de son illustre aïeul. Ces familles nouvellement établies se multiplièrent peu à peu, et leurs descendants se trouvèrent en assez grand nombre, après quelques siècles, pour peupler à eux seuls une ville de troisième ordre, qui porte aujourd'hui le nom de Kiu-fou-hien, et qui est du district de Yent-cheou-fou. Dans les commencements, on s'était contenté de mettre devant le tombeau une simple pierre sans sculpture, de six pieds en carré, sur laquelle on faisait les cérémonies d'usage, et que, pour cette raison, on appelait Tsée-tan, c'est-à-dire élévation ou autel des cérémonies. Pour ce qui est des statues de pierre et des autres ornements qui décorent aujourd'hui les environs du tombeau, tout cela est moderne.

«Les parents, les amis et les disciples de Koung-tsée ne furent pas seuls à donner des marques publiques de consternation et de deuil; tout ce qu'il y avait de personnes instruites se fit un devoir de témoigner sa douleur, et le roi Ngai-Koung lui-même, qui l'avait négligé lorsqu'il vivait, sentit, au moment qu'on lui annonça sa mort, tout le prix de la perte qu'il avait faite. En présence de tous ses courtisans il se reprocha le tort qu'il avait eu de ne pas l'employer assez, et dit en peu de mots tout ce qu'on pouvait dire de plus honorable en faveur de celui qu'il regrettait. «Le ciel suprême, dit-il, est irrité contre moi; il m'a enlevé le trésor le plus précieux de mon royaume en m'enlevant le sage qui en faisait la principale gloire et le plus bel ornement.» Ce magnifique éloge, tout mérité qu'il était, aurait pu être regardé comme un tribut que ce prince payait à la coutume, s'il ne l'eût fait suivre par quelque chose de plus durable que les paroles. Il fit construire en son honneur, et non loin de son tombeau, une de ces salles qui portent par distinction le nom de Miao, parce qu'elles sont destinées à honorer les ancêtres: Afin, dit-il, que tous les amateurs de la sagesse présents et à venir puissent s'y rendre en temps réglés, pour faire les cérémonies respectueuses à celui qui leur a frayé la route qu'ils suivent et sur le modèle duquel ils doivent se former.

«Pour la consolation des disciples qui s'étaient fixés avec leurs familles dans les environs, et pour remettre en quelque sorte sous leurs yeux celui dont le souvenir leur était infiniment cher, outre son portrait, qu'on plaça dans le sépulcre nouvellement construit, on y déposa encore tous ses ouvrages, ses habits de cérémonie, ses instruments de musique, le char dans lequel il faisait ses voyages et quelques-uns des meubles qui lui avaient appartenu. Quand on crut que tout était dans l'état de décence qu'il fallait, on en donna avis au roi, et ce prince, s'y étant transporté, y fit en personne toutes les cérémonies qu'on a imitées depuis, c'est-à-dire qu'on le reconnut solennellement pour maître, et qu'il lui rendit, en cette qualité, les mêmes hommages que s'il eût été vivant et qu'il l'instruisît encore dans la morale, les sciences et le gouvernement. À son exemple, tous ceux de ses disciples qui étaient à portée renouvelèrent, dans ce même lieu, les hommages qu'ils avaient déjà rendus à leur maître, et déterminèrent entre eux qu'au moins une fois chaque année ils viendraient s'acquitter des mêmes devoirs; ce qu'ils pratiquèrent le reste de leur vie avec une exactitude qui a servi de modèle à tous les gens de lettres qui sont venus après eux. Depuis plus de deux mille ans, les lettrés suivent constamment cet usage, et, comme il n'est pas possible que tous fassent annuellement le voyage de Kiu-fou-hien, pour la commodité de ceux qui sont répandus dans les différentes provinces de l'empire, on a élevé dans chaque ville un monument où ils vont faire les mêmes cérémonies qu'ils feraient à son tombeau, s'il leur était facile de s'y rendre. Les empereurs mêmes ne s'en dispensent pas; ils vont, en tant que représentant la nation, rendre hommage à celui que la nation a reconnu solennellement pour maître, et c'est le fondateur de la dynastie des Han qui le premier en a donné l'exemple.

«Après l'extinction totale des Tsin, vers l'an 203 avant Jésus-Christ, le grand Tay-tsou, Kao-hoang-ty, ayant réuni tout l'empire sous sa domination, regarda comme le premier de ses soins celui de lui rendre tout le lustre dont il avait brillé sous les premiers empereurs de Tcheou. Les sages qu'il avait appelés auprès de sa personne pour l'aider de leurs conseils lui persuadèrent que, de tous les moyens qu'il pouvait employer pour venir à bout de ce qu'il se proposait, le plus efficace serait de restaurer parmi les hommes l'antique doctrine des livres sacrés, trésor de civilisation recouvré par le philosophe.

«Ces cérémonies honorifiques, dit le Père Amyot, furent instituées pour glorifier dans l'avenir le sage et ses soixante et douze disciples. Ces cérémonies, que l'ignorance des Européens a travesties en culte et en idolâtrie, ne sont que des rites funèbres et nullement des adorations.

«Ce serait ici le lieu, continue le savant historien, de caractériser ces cérémonies, de les mettre sous les yeux, dans le détail le plus exact, telles qu'elles se pratiquent, en traduisant simplement cet article du cérémonial authentique de la nation, sans aucune réflexion de ma part. Ce simple exposé suffirait pour faire porter un jugement sans appel, et sur leur nature, et sur l'objet qu'on se propose en les pratiquant; mais, comme on a déjà beaucoup écrit sur cette matière, et que le pour et le contre ont eu des partisans outrés, je crois, tout bien considéré, qu'il est inutile de redire ce qui a été dit cent et cent fois.»

Il les caractérise néanmoins parfaitement, dans un autre volume de ses Mémoires, comme des rites purement civils et honorifiques, n'impliquant d'autre culte que le culte des souvenirs et de la vénération pour la mémoire de Confucius.

Voyons maintenant comment cette littérature morale et politique, résumée dans Confucius, a constitué le gouvernement, les lois et les mœurs de l'Asie, après sa mort, et quels sont les fruits que la raison d'un seul homme d'État a produits sur la civilisation de quelques milliards d'hommes, ses semblables.

VI

Le premier effet de cette littérature morale et politique a été, d'après le témoignage des mêmes religieux, initiés pendant un siècle à la langue, à la législation, au gouvernement même de l'empire, de résumer toute la civilisation et toute la législation dans un livre. Ce livre est le commentaire des premiers livres sacrés, écrit dans les dernières années de sa vie par Confucius. Écoutons ce qu'en disent ces religieux dans le premier volume de leurs recherches.

«Le style de ce recueil, rassemblé, élucidé, rénové par Confucius, disent-ils (page 69 des Mémoires), est simple, laconique, éloquent seulement par le sens, par la clarté, par la brièveté. La composition en est confuse, comme celle de tout recueil composé de débris rejoints ensemble; un chapitre n'y tient pas nécessairement à l'autre par un enchaînement logique. L'histoire que Confucius y raconte, la doctrine, la morale, la politique en font tout le prix.

«Autant les Platon et les Aristote mettent d'apprêt et de tournure dans leurs maximes, autant ils s'échafaudent pour soutenir leurs principes, autant ils sont délicats dans le choix des détails, autant ce livre est simple, naturel et loyal. La vérité n'y a point d'aurore; elle paraît d'abord avec toute sa lumière. L'éloquence de ce livre est une éloquence de profondeur, d'énergie et d'évidence. Aussi porte-t-elle la conviction jusqu'au fond de l'âme, et semble-t-elle moins révéler le vrai que le faire jaillir du fond du cœur. Il ne ménage ni passions, ni préjugés; il ne voit que l'homme dans l'homme. La justice du souverain Être, selon lui, peut être désarmée quelquefois par sa clémence en faveur du repentir, et il en cite des exemples; mais aussi, de la même main dont il caresse et couronne la vertu obscure, il foudroie les mauvais princes sur leurs trônes et les ensevelit sous les ruines de leur grandeur. La royauté n'est qu'un choix du Ciel; celui qui en est revêtu doit encore plus le représenter par sa sagesse et sa bienfaisance que par des coups de vigueur et d'autorité. Le glaive qu'il a à la main le blesse dès qu'il le porte à faux, et tout l'éclat de sa couronne ne doit pas coûter un soupir au dernier de ses sujets. Sa gloire est de faire des heureux. Ce n'est point sur les maximes obliques d'une politique qui rapporte tout à soi que le livre fonde l'art de régner; il en fait consister tous les secrets à maintenir la pureté de la doctrine et de la morale par les vertus naturelles, sociales, civiles et religieuses. Les exemples du prince, selon ses principes, sont le premier et le plus puissant ressort de l'autorité; plus il sera bon fils, bon père, bon époux, bon frère, bon parent, bon citoyen et bon ami, moins il aura besoin de commander pour être obéi; et plus il respectera les vieillards, honorera ses officiers, fera cas de la vertu et s'attendrira sur les malheureux, plus il sera respecté, honoré, estimé et aimé lui-même. Il est aisé de conclure après cela que le Chou-king représente la guerre et le despotisme comme des incendies dont l'éclat passager ne laisse que des cendres et des pleurs. Mais, ce qui ne sera peut-être pas au goût de toute l'Europe, il prétend que les hommes ont trop de besoins et trop peu de force pour que le superflu des uns ne soit pas le nécessaire des autres; en conséquence il peint le luxe des couleurs les plus odieuses, le montre partout comme l'écueil du bonheur public, et affecte de prouver, par les événements, que la décadence des mœurs, qui en est la suite nécessaire, a entraîné celle des deux dynasties Hia et Chang. Le luxe, selon lui, est à l'abondance ce qu'est la bouffissure à l'embonpoint. Que de traits encore il faudrait ajouter pour crayonner en entier la belle doctrine du Chou-king! Mais, quelque dur et quelque rétif que nous soyons à l'enthousiasme patriotique, on nous soupçonnerait d'en avoir eu un violent accès. Les P. Gaubil et Benoît ont traduit le Chou-king, l'un en français et l'autre en latin. Leurs traductions doivent être en France; qu'on les lise et qu'on nous juge. Le Chou-king a persuadé à la Chine, il y a plus de trente-cinq siècles, que l'agriculture est la source la plus pure, la plus abondante et la plus intarissable de la richesse et de la splendeur de l'État. Il n'a pas fallu faire une seule brochure pour le prouver.»

«Les lettrés de la dynastie des Han, dit Tchin-tsée, ont écrit plus de trente mille caractères pour expliquer les deux premiers mots du Chou-king. Il aurait pu ajouter qu'ils en ont écrit encore un plus grand nombre pour les attaquer. Nous ne voyons que les livres saints qui puissent donner idée à l'Europe de la manière dont ce précieux monument a été combattu, attaqué, calomnié pendant quatorze siècles.

«Le style seul dans lequel il est écrit, indépendamment de sa sagesse, en démontre l'antiquité à quiconque a lu les beaux ouvrages des écrivains de toutes les dynasties chinoises. Les empereurs et les savants l'ont appelé la source de la doctrine, la manifestation des enseignements du sage, la révélation de la loi du Ciel, la mer sans fond de justice et de vérité, le livre des souverains, l'art de gouverner les peuples, la voix des ancêtres, la règle de tous les siècles. Soit que l'empereur parle en souverain ou en chef de la littérature, il tâche de s'appuyer sur l'autorité de ce livre; il se fait gloire d'en entendre le sens le plus caché; il ne dédaigne pas de prendre le pinceau lui-même pour le copier et le commenter; il y prend ordinairement le texte des discours qu'il adresse aux grands, aux princes, aux peuples de son empire. Les ministres et les censeurs du pouvoir public ont sans cesse recours à ce livre, les uns pour justifier leurs ordres et leurs desseins, les autres pour donner plus de force à leurs opinions. L'orateur, le poëte, le moraliste, le philosophe s'appuient sur ce livre, et tout ce que nous pouvons dire de plus fort à sa gloire, ajoutent-ils, c'est que, après l'invasion des superstitions indiennes, tartares ou thibétaines en Chine, si l'idolâtrie, qui est la religion des empereurs et du peuple, n'est pas devenue la religion du gouvernement, c'est ce livre de Confucius qui l'a empêché, et si notre religion chrétienne, disent-ils enfin, n'a jamais été attaquée par les savants lettrés du conseil impérial, c'est qu'on a craint de condamner, dans la morale du christianisme, ce qu'on loue et ce qu'on vénère dans le livre de Confucius.»

Il commence par des maximes de sagesse que nous traduisons ici du latin, dans lequel les jésuites ont traduit, il y a un siècle, ces passages:

«C'est le Tien, Dieu, le Ciel, trois noms signifiant le même grand Être, qui a donné aux hommes l'intelligence du vrai et l'amour du bien, ou la rectitude instinctive de l'esprit et de la conscience, pour qu'ils ne puissent pas dévier impunément de la raison ....... En créant les hommes, Dieu leur a donné une règle intérieure droite et inflexible, qu'on appelle conscience: c'est la nature morale; en Dieu elle est divine, dans l'homme elle est naturelle....

«Le Tien (Dieu) pénètre et comprend toutes choses; il n'a point d'oreilles, et il entend tout; il n'a point d'yeux, et il voit tout, aussi bien dans le gouvernement de l'empire que dans la vie privée du peuple. Il n'y a ni bien, ni mal, ni vrai, ni faux, qui puisse échapper à sa lumière; il entre par sa justice et par sa providence jusque dans les cachettes les plus ténébreuses de nos maisons; il ne laisse ni le moindre bien sans récompense, ni le moindre mal sans châtiment....

«Faites un calendrier, ô peuples! la religion recevra des hommes les temps qu'ils doivent au Tien (Dieu).»

Les cinquante-huit chapitres du livre de Confucius sont partout pleins de ces maximes de religion rationnelle et de ces règles de gouvernement par la conscience. Un volume entier ne suffirait pas pour les citer.

On a affecté de croire depuis en Europe que les Chinois, frappés de la sublimité de ce livre, avaient divinisé son auteur; le Père Amyot proteste contre cette fausse idée en ces termes:

«Je n'ai rien à ajouter à ce qui concerne Confucius. Pour ce qui est du culte qu'on lui rend ici, on a tort de s'imaginer que c'est un culte religieux; il ne passe pas les bornes du respect et de la reconnaissance qui sont légitimement dus à un homme qui, de son vivant par ses exhortations, et après sa mort par ses écrits, a fait à ses semblables tout le bien qu'il a été en son pouvoir de leur faire. Les cérémonies qui accompagnent ce culte sont conformes aux mœurs du pays. En France on ne se met à genoux que devant Dieu et l'image des saints; on ne leur offre que de l'encens; ici l'on se met à genoux pour honorer certains vivants, quand ils sont d'un ordre supérieur; on leur offre des mets et l'on fait brûler des parfums devant eux. La même chose se pratique envers Confucius et devant les morts auxquels on doit du respect et de la reconnaissance. Dans l'idée chinoise, tout cela ne passe pas les bornes du culte civil, et c'est même un devoir indispensable pour un être raisonnable et un homme bien né. Y manquer, c'est faire preuve d'ignorance, d'ingratitude, de grossièreté et même de barbarie. Quel blasphème horrible! diront certains Européens.»

VII

Ce livre, comme nous l'avons dit, a donné l'empire aux lettrés comme à ceux dont l'intelligence, cultivée par de continuelles études, éclairait le mieux la conscience des règles de gouvernement consignées dans le texte de la philosophie raisonnée de Confucius. L'empire tout entier n'a été qu'une vaste école; les emplois publics n'ont été que les rangs décernés dans une académie. Le gouvernement lui-même, dans la personne des empereurs, a raisonné le pouvoir avec les peuples, les peuples ont raisonné l'obéissance avec le gouvernement. Le pouvoir n'en a pas été moins respecté, l'obéissance des peuples moins assurée; les conquêtes et les dynasties tartares, amenées par la conquête, n'ont rien changé à cette civilisation par la littérature. Les vainqueurs ont été forcés de prendre les mœurs des vaincus; la pensée a triomphé de la force; le palais des souverains tartares a continué à être le sanctuaire de la philosophie et de la littérature. Plusieurs de ces souverains ont été eux-mêmes des lettrés ou des poëtes du plus haut mérite.

«Il ne faut point s'en étonner, disent les Mémoires sur la Chine les mieux informés. Les annales racontent, sur toutes les dynasties, les succès des études des fils des empereurs, dont plusieurs l'ont été depuis. La doctrine de l'antiquité a tellement fait plier le génie de la cour que leur éducation à cet égard est plus sévère que celle des fils des simples citoyens. L'empereur Kang-hi dit à ses enfants: «Je montai sur le trône à huit ans; mes ministres furent mes maîtres et me firent étudier sans relâche les King et les annales. Ce ne fut qu'après qu'ils m'enseignèrent l'éloquence et la poésie. À dix-sept ans mon goût pour les livres me faisait lever avant l'aurore et coucher bien avant dans la nuit; je m'y livrai tellement que ma santé en fut affaiblie.»

«Le précepteur dont parle Kang-hi fit pour ce prince les excellentes gloses des livres de Confucius et des deux King, qui sont un chef-d'œuvre de clarté, d'éloquence et d'exactitude. On pourrait faire un ouvrage également curieux et instructif sur la manière dont ce grand prince présida aux études de ses enfants et les dirigea. Son petit-fils, qui est aujourd'hui sur le trône, envoie les siens à l'école, quoique déjà mariés et revêtus des grandes principautés de la famille. L'Europe traiterait sûrement de roman et de fictions ce que la cour et la capitale voient en ce genre.»

«Le souverain, disent ailleurs les mêmes missionnaires européens, est en Chine le chef de la littérature. À en juger par quelques interrogations venues d'Europe, il paraît que certaines gens le regardent comme un recteur de l'université. Comment s'y prendre pour détruire des idées aussi fausses? L'empereur est sur son trône, l'empereur est aussi grand et aussi absolu dans le temple des sciences que dans la salle du conseil; et c'est là ce qui sauve la république des sciences de Chine des enfances de vanité, des tracasseries de jalousie, des intrigues de cupidité et du fanatisme d'opinions et de systèmes, qui causent ailleurs tant de troubles et de misères. La qualité de chef de la littérature, fût-elle une addition étrangère à la souveraineté, en devient l'appui et l'ornement: l'appui, parce qu'elle oblige les empereurs à donner à leurs enfants une éducation qui les force à l'application, leur inspire l'estime et l'amour des sciences, les accoutume à réfléchir, étend leur pénétration et remplit leur esprit d'une infinité de principes et de vues, de maximes et de faits qui leur sauvent bien des méprises. N'en retirassent-ils d'autre profit que de sentir leur ignorance et le prix du savoir, dit Tien-Lchi, ils en seraient plus hommes et plus en état de gouverner les hommes. Cette qualité de chef de la littérature les met dans le cas de connaître par eux-mêmes les plus savants hommes de l'empire, de suivre tout ce qui a rapport aux sciences, de faire accueil aux grands ouvrages et aux grands écrivains, et de les affectionner.

«Quant à l'éclat dont le chef de la littérature environne le trône, il suffit de dire que, mettant l'empereur dans le cas de parler en maître et en juge aux lettrés que la nation regarde comme ses maîtres, cela doit nécessairement consacrer, agrandir et ennoblir son autorité. Tout tend en Chine à persuader la multitude que l'empereur est infiniment au-dessus des premiers lettrés par la force de son génie et par l'étendue de ses connaissances. Elle voit qu'on ne présente à l'empereur que des Mémoires écrits dans le style le plus savant et le plus relevé; que ses édits et ordonnances sont des modèles de compositions; qu'il reprend publiquement les gouverneurs de province des erreurs qui se trouvent dans leurs placets et les plus habiles docteurs des fautes qui leur échappent dans leurs ouvrages; qu'il parle en maître dans des préfaces raisonnées sur les ouvrages qu'il fait faire et qu'il fait publier, et que tout ce qui sort de son pinceau est marqué au coin de l'immortalité. Le moyen, avec cela, qu'elle ne soit pas tranquille sur la sagesse et la protection de l'empereur!

«Voici ce que la sagesse des anciens a imaginé pour l'aider. Elle a créé des charges honorables et lucratives pour les plus habiles lettrés de l'empire, et les a chargés, chacun selon la sienne, d'approfondir toutes les parties de l'histoire naturelle, politique, civile, militaire, ecclésiastique, morale, littéraire, etc., de la Chine, et de se tenir toujours en état de répondre sur tout ce que l'empereur juge à propos de leur demander. S'il s'agit de quelque nouvelle loi, de quelque nouveau système, de quelque arrangement dans les finances, de quelque nation étrangère, de quelque réforme de police, Sa Majesté envoie demander à celui qui est chargé de répondre ce qu'on trouve là-dessus dans l'histoire; et le lendemain ou surlendemain ce savant lui présente un Mémoire raisonné, où elle voit ce qui a réussi ou échoué autrefois, pourquoi ce qui a été tenté a été rejeté, et pour quelles raisons, etc.

«Ces savants ont sous la main sans doute bien des recueils, extraits, notices, compilations, répertoires de leurs prédécesseurs, qu'ils augmentent eux-mêmes; mais, s'ils n'avaient pas la science qui leur en donne la clef et les met à même de puiser dans les sources, ils leur seraient inutiles. Aussi l'empereur les oblige à la cultiver sans cesse, par les questions subites et imprévues qu'il leur fait; ils n'auraient garde, dans leurs réponses, de risquer un mot hasardé: ils citent leurs garants, d'après la critique la plus sévère. Par là un empereur, sans être savant, jouit de tout l'éclat que la science et l'érudition peuvent répandre sur l'administration publique, n'est pas exposé à prendre une répétition pour un coup de génie, ne court pas le danger de se méprendre dans ce qu'il avance, et parle toujours avec une dignité imposante dans tous les actes publics.»

VIII

«Des lettrés, renommés par leur science des annales de l'empire et par la fermeté de leur caractère, tiennent registre secret des actes du gouvernement dans le palais même du prince. Ces registres ou journaux sont la censure la plus impartiale, la plus efficace et la plus redoutée des princes. Comme les faits y sont racontés en peu de mots et tels qu'ils sont, leurs causes et leurs effets, leur enchaînement et leur ensemble, dont il lui est si aisé de se faire le commentaire, lui présentent un miroir où il se voit tel qu'il est et tel que l'histoire le montrera aux siècles futurs. L'amour-propre le plus aveugle n'a pas de ressource contre cette espèce de censure. Ce n'est pas tout: un prince y voit une infinité de choses qu'on tâche de lui faire perdre de vue, et, s'il s'est fait un plan de gouvernement, il lui est aisé d'être conséquent et de tendre sans cesse à son but. Une faute lui en fait éviter cent autres; celles mêmes de ses prédécesseurs lui servent infiniment.—Tai-tsong était si frappé que l'histoire fît mention des paroles, des actions et des fautes de ses prédécesseurs, qu'il s'observait avec beaucoup de soin, et s'effrayait lui-même par la pensée de ce qu'on dirait de lui dans la suite des siècles. «Je me juge moi-même, disait-il, par les choses que je blâme et que j'improuve dans mes prédécesseurs. L'histoire est le miroir de ma conscience: dans les autres je vois ma propre image, et j'entends, dans le jugement que je porte de mes prédécesseurs, le jugement qu'on portera de moi-même.»

«Ces sortes de journaux sont dans les mœurs de la nation chinoise. Les chefs des grandes maisons font leur journal secret, dans le goût, à peu près, de celui de l'empereur, pour leur propre instruction et pour celle de leurs enfants. Ce journal est nécessaire à certains égards, et commandé, pour ainsi dire, par les lois, parce que, quand quelqu'un est présenté à l'empereur pour être promu à un emploi, il doit être en état de répondre sur les charges qu'ont remplies son grand-père, son père et lui, sur les grâces qu'ils ont obtenues, sur les fautes qu'ils ont faites, sur la manière dont ils en ont été punis, sur la façon dont ils les ont réparées ou en ont obtenu grâce.»

Tout le gouvernement est intellectuel dans un pays dont Confucius a écrit le code et spiritualisé toute la constitution.

IX

On a appelé cela le despotisme. Écoutons à cet égard un homme qui a vécu soixante ans au milieu de ces institutions. «C'est le despotisme de la raison, dit-il, au lieu du despotisme sanguinaire et oppressif que notre ignorance leur attribue. Le souverain, le premier, subit le despotisme de la philosophie de Confucius, un des sages, des lettrés qui perpétuent son esprit.» Un écrit d'un des derniers empereurs de la Chine, au dix-septième siècle, commente ainsi la loi des jugements et des peines dans un style et dans un esprit que Fénelon, Montesquieu et Beccaria ne désavoueraient pas.

«Il en est des supplices, dit le philosophe impérial, comme des remèdes. Le but des supplices est de corriger les hommes et non pas de les conduire à la mort. C'est pour en avoir poussé trop loin la rigueur qu'au lieu d'amender les peuples on les avait poussés dans la révolte. J'aurai soin qu'on rende la justice; mais, avant tout, j'ordonne qu'on traite les prisonniers avec bonté et qu'on ne leur refuse rien de tout ce qui peut être accordé..... Les crimes sont, dans la société, comme les taches et les ordures sur les habits: un habit se lave, les taches s'effacent, les ordures s'en vont; mon peuple peut se corriger et s'amender. Je ne veux me servir de la terreur des supplices que pour défendre la société. Mon amour pour mes peuples me donne du courage pour tenir aux travaux continuels du gouvernement, mais il augmente mes peines et mes inquiétudes dès qu'il s'agit d'affaires criminelles qui vont à la mort, parce que je sais que mes soins, mes attentions et ma sensibilité ne peuvent pas s'étendre à tout. Si mes officiers ont quelque tendresse pour moi, qu'ils me la témoignent en ne voyant que des hommes dans ceux qui sont accusés. Hélas! il n'est que trop fâcheux de les traiter en coupables lorsqu'ils sont condamnés!.... Le peuple est inconsidéré et peu réfléchi; il viole la loi par inadvertance, comme un enfant tombe dans un puits. Vous auriez pitié de cet enfant; moi j'ai pitié de mon peuple. C'est pour moi, ajoute-t-il, une angoisse de conscience de juger selon les lois et de condamner ou de pardonner avec discernement. Mais ce que j'ai trouvé de plus affligeant, ce à quoi je ne m'accoutume pas, ce qui me coûte chaque fois au delà de ce que je pourrais vous dire, c'est de signer des arrêts de mort. Mon cœur flétri se glace et saigne de douleur à chaque fin d'automne, lorsque vient le moment de décider du sort des criminels. Je dois venger le Tien et mes peuples; mais il n'en est pas moins triste d'être exposé au danger de faire couler une goutte de sang qu'on eût pu épargner. Mon unique consolation est de ne prononcer que sur les crimes évidents, et aucune sorte de travail ne me coûte pour m'en assurer.

«Le pouvoir et les règles pour décerner les récompenses et les châtiments publics viennent d'en haut. Qui entreprend de changer les mœurs des hommes ne doit pas se flatter que le bon exemple seul persuade la vertu. Il faut effrayer les méchants pour les corriger ou même pour les contenir. C'est au nom du Tien qu'on agit; c'est sa justice qui doit diriger: on ne doit y mêler aucune vue particulière. Il est dit: Récompensez le mérite, punissez le crime; si vous ne vous trompez ni dans l'un ni dans l'autre, espérez de voir croître les vertus et diminuer les vices. Il est dit dans Confucius: Le Tien ordonne de décerner les cinq honneurs et les cinq récompenses à la vertu. Le Tien exige que le crime soit puni par les cinq supplices et par les cinq châtiments. Oh! que ce grand objet de gouvernement demande de vigilance! Oh! qu'il demande de sagesse et de vertu! C'est-à-dire qu'en matière de châtiments et de récompenses il faut se comporter avec une impartialité et une droiture infinies. La plus petite prévarication est une horreur!»

Voilà le langage de cette philosophie sur le trône!

X

L'opinion publique y jouit de la plénitude de son jugement, par suite de ce gouvernement par la raison, et de la liberté de la presse à qui on n'interdit que le scandale, l'injure ou la calomnie. L'imprimerie, immémorialement inventée et exercée dans l'empire, y fait respirer la pensée publique comme l'air; chacun peut imprimer et afficher, à son gré, toutes ses idées; c'est la représentation nationale universelle par la littérature, sur la place publique et sur toutes les murailles des villes ou des campagnes. Les mandarins transmettent au gouvernement ces symptômes de l'opinion publique, ce cri muet des peuples dans leur gouvernement. Le droit de requête et de pétition des hommes de toutes conditions y est également sans autres limites qu'une respectueuse convenance. Le souverain connaît ainsi, sur tous ses actes, la pensée des peuples. Il ne dédaigne pas de raisonner et de discuter lui-même, dans de fréquents manifestes, ses actes avec eux; il est contraint de reconnaître pour juge, non la force, mais l'intelligence.

Qu'on nous permette de transcrire ici un de ces entretiens du souverain avec la nation, qui précéda l'abdication d'un des derniers et des plus vertueux empereurs qui aient illustré l'histoire de la Chine. Toutes les circonstances de ce règne et de cette abdication ont été traduites de la Gazette de l'empire, en 1778, par le Père Amyot. La littérature politique de la Chine a peu de témoignages plus frappants et plus authentiques de la nature toute intellectuelle, toute philosophique et toute littéraire de ce gouvernement.

L'empereur Kien-long avait régné pendant une longue période de sa vie avec une vertu, un talent et un bonheur qui faisaient confondre son autorité avec celle de la Providence. Il n'était pas seulement grand politique, il était écrivain et poëte renommé.

Il revenait, à l'âge de soixante-huit ans, d'un long voyage entrepris, contre l'avis de ses ministres, pour inspecter les provinces les plus éloignées et les plus arriérées de l'empire. Le bruit de sa mort avait couru; les peuples s'étaient troublés de l'idée de perdre le chef de l'empire avant qu'il eût, suivant l'usage, désigné son successeur parmi ses enfants; car l'empire, au fond, est une république lettrée dont le régulateur, moitié héréditaire, moitié électif, est désigné par le père grand-électeur de l'empire.

Un lettré d'un ordre inférieur osa lui présenter sur le chemin une requête conçue en termes irrespectueux, pour lui intimer le conseil de se retirer du trône et de se nommer enfin un successeur. Le lettré, organe d'un parti caché dans le palais, fut sévèrement jugé et puni pour cet outrage à la majesté et à la liberté du Père de l'empire.

Mais, rentré dans sa capitale, l'empereur crut devoir expliquer lui-même paternellement à ses peuples ses motifs pour ne pas obtempérer aux vœux ou aux craintes du parti qui le poussait à une abdication prématurée. Aucun document à la fois politique et littéraire, dans les annales de la Chine, n'est de nature à faire mieux comprendre la constitution libre, paternelle et raisonnée de ce gouvernement par la persuasion. Voici ce manifeste du prince, ou plutôt cette confidence impériale du père avec ses peuples. Nous n'en retrancherons que les longueurs et les superfluités.

«Extrait de la gazette du huitième de la dixième lune de la quarante-troisième année du règne de Kien-long (c'est-à-dire le 26 novembre 1778).

«L'étude de l'histoire, dit l'empereur, est l'une de mes occupations les plus ordinaires. Les usages pratiqués dans tous les temps, dont il est fait mention, ont passé successivement sous mes yeux, et, leur diversité m'ayant convaincu qu'ils n'avaient pas été constamment les mêmes, les raisons que l'on a eues de changer quelquefois m'ont convaincu aussi qu'on ne doit pas s'en tenir toujours à ce qui avait été établi. L'usage où l'on était de nommer solennellement un successeur au trône n'a plus lieu aujourd'hui; celui de donner des provinces en souveraineté, sous différents titres, est aboli depuis bien des siècles; le partage et la distribution des terres ne sont plus comme autrefois dans les premiers temps de la monarchie. Il serait absurde de vouloir rétablir tous ces usages, par la raison qu'anciennement ils ont été pratiqués. Telle coutume qui paraît au premier coup d'œil n'avoir rien que de louable et de bon cesse de paraître telle quand on l'examine de près.

«Désigner solennellement un successeur au trône, c'est dire à tout le monde que l'on donne comme un second maître à l'empire; c'est ouvrir une source d'où peuvent découler les plus grands malheurs. Le premier et le plus ordinaire de ces malheurs est la désunion qui se glisse chez tous ceux qui composent la famille du souverain. Une envie secrète s'élève d'abord dans leurs cœurs. Les frères de celui qui aura été choisi par préférence à eux se persuaderont aisément qu'on leur fait injure; les intrigues ne tarderont pas à naître; aux intrigues succéderont les cabales et aux cabales les calomnies et les trahisons. Les défiances et les soupçons entre le père et les enfants et des enfants entre eux, les haines implacables et l'oubli de tous les devoirs achèveront ce que le reste n'avait fait, pour ainsi dire, qu'ébaucher.

«Un autre malheur non moins ordinaire que le premier, et qui dérive, comme lui, de la nomination solennelle d'un successeur au trône, est le changement de bien en mal de celui qui a été choisi. L'ambition des grands et les basses complaisances de tous ceux qui approchent le jeune prince, dont ils attendent leur élévation ou l'accroissement de leur fortune, le pervertissent à coup sûr s'il a les inclinations vertueuses, et l'enfoncent plus avant dans le crime s'il est naturellement vicieux. Qu'on ouvre l'histoire; on n'y trouvera que trop d'exemples qui confirmeront la vérité de ce que je dis ici.

«Le choix d'un successeur au trône est une affaire de la dernière importance; on ne doit pas la terminer légèrement. Il faut avoir fait bien des réflexions, bien des délibérations, avant que de fixer son choix; il faut avoir prévu tous les avantages et tous les inconvénients qui peuvent en résulter. Le meilleur, sans doute, serait d'imiter la conduite d'Yao et de Chim. Ces deux grands princes ne choisirent point dans leur propre famille celui qui devait gouverner après eux.»

Ici l'empereur parcourt longuement l'histoire des dynasties qui l'ont précédé, et signale, dans toutes, les inconvénients qu'il y a à désigner son successeur avant sa mort. Ces inconvénients sont scrutés et mis en relief avec la sagacité d'un historien consommé. Il reprend ensuite en ces termes:

«Quant à moi, plus j'ai étudié et compris l'histoire, plus je me suis confirmé dans l'idée de ne pas laisser connaître, en mon vivant, le choix que j'aurai fait de mon successeur. L'exemple et les leçons de mon père me confirment dans cette résolution.

«Mon père, dès la première année de son règne, pensa à me désigner moi-même pour son successeur. Il écrivit mon nom et ses intentions sur un simple billet. Dans cette salle de l'intérieur du palais, qui est nommée salle des purifications, il y a un tableau dont l'inscription porte ces quatre caractères: véritable grandeur, brillante gloire. Ce fut derrière ce tableau qu'il mit ce billet à l'insu de tout le monde. Parvenu à la huitième lune de la treizième année de son règne, mon père mourut. Un peu avant sa mort il se fit apporter le tableau, en retira le billet qu'il avait inséré lui-même dans l'épaisseur du cadre, et, après en avoir fait lire le contenu, il expira. Quand ma nomination fut divulguée, tout l'empire applaudit à son choix.

«Dès que je fus sur le trône, je me fis un devoir de suivre l'exemple de mon père. Comme lui je me choisis secrètement un successeur. L'aîné des fils que j'avais eus de l'impératrice me parut avoir toutes les qualités naturelles et acquises qui sont nécessaires pour bien régner. Je fis tomber mon choix sur lui; j'écrivis son nom et mes intentions sur un billet que je plaçai derrière le même tableau où celui qui contenait mon nom avait été placé par mon père. Après quelques années, je perdis ce cher fils. Je retirai alors le billet, et, en avertissant les grands de ce que j'avais fait, je leur fis part aussi du titre honorable dont je décorais la mémoire de celui qui devait régner après moi, en l'appelant ami de l'ordre et très-propre à le faire observer, fils du souverain et destiné à lui succéder. Le septième de mes enfants mâles était aussi fils de l'impératrice; il ne vécut que quelques années. Je choisis, à part moi, le plus âgé de mes autres fils: il mourut encore; et, après lui, le cinquième me paraissant posséder toutes les qualités qu'on peut désirer dans un bon empereur, je lui destinai l'empire. Une mort prématurée l'a enlevé de ce monde lorsqu'on avait le moins lieu de s'y attendre. Voilà donc quatre princes héréditaires que j'aurais fait installer solennellement si je m'étais conformé à l'ancienne coutume.

«Qu'on ne croie pas cependant que je néglige l'importante affaire de la succession à l'empire; je l'ai sans cesse présente à l'esprit. L'année trente-huitième de Kien-long (1773), lorsqu'au solstice d'hiver j'allai pour offrir au Ciel le grand sacrifice d'usage, je me fis accompagner de tous mes fils, afin qu'ils vissent de leurs propres yeux tout ce qui se pratique dans cette auguste cérémonie. J'avais écrit secrètement le nom de celui d'entre eux que j'avais intention de faire mon successeur, et j'en avais averti les grands qui servent dans le ministère, sans cependant leur faire connaître le prince sur qui j'avais fait tomber mon choix. En offrant le sacrifice, je priai le Ciel que, si celui dont j'avais écrit le nom avait toutes les qualités requises pour bien régner, il daignât le conserver et le protéger; que si, au contraire, il n'était pas digne du trône, faute d'avoir ces qualités, d'abréger le cours de sa vie, afin qu'il ne préjudiciât pas à l'empire et que je pusse moi-même me nommer un successeur qui fût véritablement digne de régner. Ma prière n'avait pour objet que le bien de l'empire, au préjudice même de l'affection paternelle. Le Ciel suprême sait que ce que je dis ici est conforme à la plus exacte vérité, et que, si je ne nomme pas publiquement un successeur, c'est uniquement pour l'avantage particulier de mes enfants eux-mêmes et pour le bien général de tous mes sujets. J'en prends à témoin le ciel, la terre et mes ancêtres. Si mes fils et leurs descendants s'en tiennent à cet usage, la dynastie ne saurait périr, parce qu'elle sera favorisée du Ciel, aux ordres duquel elle sera toujours soumise, et qu'elle aura l'affection des hommes dont elle tâchera de faire le bonheur.

«Comme mes intentions ne sont pas connues de tout le monde, il peut se faire qu'on m'en prête que je n'ai pas et que je suis très-éloigné d'avoir. Peut-être dit-on de moi que je me complais si fort dans l'exercice de l'autorité suprême que je craindrais, en me nommant publiquement un successeur, d'en voir la diminution ou quelque affaiblissement. Ce serait bien peu me connaître que de penser ainsi de moi. Depuis que je suis sur le trône, toutes les fois que je brûle des parfums en l'honneur du Ciel, je lui adresse cette prière: «Mon aïeul Chen-Tfou a régné soixante et un ans; je n'oserais m'égaler à lui. Je vous prie, ô Ciel! de me protéger et de m'accorder, si vous le voulez bien, de parvenir jusqu'à l'année soixantième de mon règne. J'aurai atteint la quatre-vingt-cinquième de mon âge; alors j'abdiquerai l'empire, et je le céderai à celui que je destine à être mon successeur, parce que je crois qu'il vous est agréable. Alors seulement je me déchargerai du pesant fardeau du gouvernement.» Voilà ce que personne ne pouvait savoir, parce que c'est pour la première fois que j'en parle et que je le publie.

«Quoique j'aie déjà poussé ma carrière jusqu'à la soixante-huitième année de mon âge, je me sens encore aussi fort et aussi robuste que je l'ai jamais été; je ne suis sujet à aucune sorte d'infirmité. Me serait-il permis d'abandonner les peuples que le Ciel suprême m'a chargé de gouverner à sa place? Si, par amour du repos, ou par quelque autre motif semblable, je me déchargeais d'un fardeau que je puis porter encore, je serais ingrat envers le Ciel et envers mes ancêtres. Depuis l'année courante (1778) jusqu'à l'année fin-mao (1795) il doit s'en écouler dix-sept encore, espace de temps bien long, eu égard à mon âge. Quoique mes forces et la constitution robuste de mon tempérament semblent me mettre à l'abri des infirmités, je dois cependant être très-attentif; de jour en jour je dois être plus sur mes gardes pour pouvoir remplir dignement les desseins du Ciel sur ma personne, lorsqu'il m'a confié le gouvernement de cet empire. Si, malgré toutes mes intentions, lorsque je serai parvenu à l'âge de quatre-vingts ou même de soixante-dix ans, je m'aperçois que mon esprit ou mes forces s'affaiblissent, de manière à ne pas me permettre de gouverner avec les mêmes soins que j'ai apportés jusqu'à présent à cette grande affaire, alors, me regardant comme incapable de tenir sur la terre la place du Ciel, j'abdiquerai l'empire.

«Parmi les souverains qui l'ont gouverné, il s'en trouve plusieurs qui ont régné quarante et cinquante ans; il s'en trouve quelques-uns qui ont abdiqué. Il y a plus de quarante ans que je suis sur le trône; n'en est-ce pas assez, et faut-il que j'attende de l'avoir occupé soixante ans pour le céder? C'en serait bien assez, sans doute, si je n'avais égard qu'à ma propre personne. Un empereur de la dynastie des Tang répondit à son ministre, qui l'exhortait à se démettre de l'empire: «Vous voulez donc que je devienne un homme inutile sur la terre?» Il n'en fut pas ainsi de Jen; il abdiqua l'empire, et à peine l'eut-il abdiqué qu'il tomba dans la mélancolie la plus profonde. Son successeur abdiqua comme lui l'empire, et, comme lui encore, il porta la tristesse jusqu'au tombeau et pleura le reste de ses jours. Je méprise de pareils empereurs; ainsi je me garderai bien de les imiter.

«De tous les traits de l'histoire que j'ai insérés dans mes ouvrages, il n'en est aucun que je n'aie lu moi-même et que je n'aie écrit de ma propre main. À l'occasion de l'abdication de ces deux empereurs j'ai mis une note: Empereurs faibles, qui ont prouvé par leur conduite qu'ils étaient indignes de régner. Plein de mépris pour de tels souverains, pourrait-il me tomber en pensée de marcher sur leurs traces? Leur abdication et le regret amer qu'ils témoignèrent après avoir abdiqué sont une preuve sans réplique qu'ils redoutaient, dans l'autorité suprême, ce qu'elle a de laborieux, de pénible et de rebutant, quand on veut l'exercer avec gloire, et qu'ils ne voulaient que jouir des prétendus avantages qu'elle présente, quand on a en vue une vaine prééminence sur les autres et la facilité malheureuse de pouvoir se livrer à tous ses penchants.

«Pour moi, qui cherche à ne rien oublier pour remplir tous les devoirs qui me sont imposés, je sais que dans l'exercice de la dignité suprême il se rencontre chaque jour quelques milliers d'articles très-difficiles à débrouiller. Tout ce qui a rapport à ceux sur lesquels je me décharge du détail du gouvernement, tout ce qui concerne les mandarins qui ont une inspection immédiate sur le peuple, toutes les affaires de l'empire, grandes ou petites, tout cela m'est rapporté, parce que je veux être instruit de tout, parce que je veux tout terminer par moi-même. Quel travail immense! Je m'y livre cependant sans relâche, parce qu'il est de mon devoir de le faire. Si je donnais à mes mandarins une autorité absolue pour pouvoir terminer les affaires, plusieurs d'entre eux ne manqueraient pas d'en abuser, et tout l'odieux retomberait sur moi. Je puis assurer qu'il n'est aucun moment où il me soit permis de jouir d'un tranquille repos.

«Mon empire est très-vaste et le nombre de mes sujets est immense; je veux cependant qu'on m'informe exactement de tout ce qui concerne mon peuple. Les inondations, les sécheresses et les différentes calamités publiques m'affectent beaucoup plus qu'elles n'affectent aucun de mes sujets. Chaque particulier ne sent que ses propres peines; je sens, moi seul, toutes les peines réunies de chaque particulier. On sait que je ne m'en tiens point à une compassion stérile envers ceux qui ont eu à souffrir; je m'empresse à leur procurer du soulagement aussitôt que je suis instruit de leurs besoins, et, comme je crains que les mandarins ne m'en informent pas d'eux-mêmes, je m'en informe moi-même auprès d'eux.

«Toutes mes actions ont leur temps déterminé. Je me couche, je me lève, je m'habille, je prends mes repas à des heures fixes. Tout est gêne, tout est contrainte; et en cela je suis de pire condition que le moindre de mes sujets. Je sens tout le poids du fardeau que je porte, mais je continuerai de le porter autant de temps que les forces me le permettront. Quand mes infirmités me feront sentir que je ne puis plus me livrer à un travail assidu ni vaquer aux affaires comme auparavant, alors je remettrai avec joie les rênes de l'empire en d'autres mains, et j'aurai la douce satisfaction d'avoir fait, jusqu'à la fin, tout ce qu'il a été en mon pouvoir de faire. Je serai parvenu au terme de ma vie, où je pourrai jouir sans remords d'un peu de tranquillité et où je pourrai connaître la véritable joie; car jusqu'à présent je n'ai connu que le travail, la gêne, les inquiétudes et les soucis.

«Qu'on ne croie pas que ce que je viens de dire soit en vue de me faire valoir. Je n'ai rien dit qui ne soit à la portée de tout le monde et que tout le monde ne puisse comprendre avec la plus légère attention. Il y a longtemps que je voulais faire part à mon peuple de tout ce dont je viens de l'entretenir; j'attendais, pour le faire, que l'occasion se présentât; elle s'est enfin présentée, et j'en ai profité.

«Lorsque je serai parvenu à une extrême vieillesse, je me déchargerai du poids du gouvernement, et je m'expliquerai alors plus clairement encore que je ne le fais aujourd'hui. On connaîtra mes intentions et on les jugera. J'ai fait cet écrit à l'occasion de l'insolente requête qui m'a été présentée par le lettré de Mouk-den. Outre les absurdités répandues dans cette requête, il se trouve un reproche des plus atroces et des plus mal fondés. Il ose accuser notre dynastie d'avoir usurpé l'empire. Son crime est des plus énormes et d'une conséquence extrême dans un État. Il peut se faire que, parmi les lettrés, mandarins et autres qui sont répandus dans ce vaste empire, il y en ait qui pensent comme cet insensé et que la crainte seule empêche de s'exprimer comme lui. Ce que je sais, à n'en point douter, c'est qu'il y en a grand nombre qui pensent comme lui sur l'article de la nomination d'un successeur au trône. J'espère qu'après avoir lu cet écrit, que pour cette raison je veux rendre public, ils changeront d'avis et approuveront ma conduite.»

XI

Ce même empereur se justifie, dans un second écrit, de ne pas nommer une impératrice, comme c'était l'usage parmi ses prédécesseurs; il en donne des motifs qui attestent la bonté de son cœur et les scrupules de sa conscience. On sait que la législation civile de la Chine, semblable en cela à celle des patriarches et de toute l'Asie, tout en consacrant l'unité du gouvernement domestique dans une seule épouse, admet les épouses de second rang.

«Après la mort de ma première épouse, dit dans cet écrit l'empereur, je crus qu'il était juste et convenable d'élever Na-la-che, femme du second rang, qui m'avait été donnée par mon père lorsque je n'étais encore que simple particulier, au rang de première épouse et d'impératrice; je ne voulus rien faire cependant sans consulter l'impératrice ma mère. Elle m'ordonna de ne pas me presser et de donner seulement d'abord un titre d'honneur à Na-la-che; ce que je fis. Après trois années, satisfait de la conduite de Na-la-che, je l'élevai au sublime rang et je la déclarai solennellement impératrice. Quand elle eut reçu cette grâce, au lieu de redoubler d'attentions et de ne rien oublier pour me persuader de plus en plus qu'elle en était digne, elle n'eut plus que de l'orgueil. Ses mauvais procédés allaient chaque jour en empirant. Quelque mécontentement que j'en eusse, rien ne transpirait au dehors, et je continuais à me conduire à son égard comme je l'avais toujours fait. Elle mit le comble à ses impertinences en se coupant elle-même les cheveux. Par là elle me fit la plus grande insulte qu'une femme puisse faire à son mari et une sujette à son souverain (les femmes tartares ne se coupent les cheveux qu'à la mort du mari, du père ou de la mère). C'est comme si elle avait renoncé à la dignité dont je l'avais honorée, et même à ma personne, quoique je fusse son époux. Son crime méritait qu'au moins je la dégradasse publiquement, si je ne la faisais pas mourir. Je la laissai vivre, et je ne la dégradai point; j'empêchai seulement, après sa mort, qu'on ne lui rendît les honneurs qu'on a coutume de rendre aux impératrices, sans cependant rendre compte au public des raisons que j'avais pour cela, ne voulant pas la déshonorer à la face de tout l'empire. On a dû reconnaître dans cette affaire que la justice et l'humanité m'ont dicté seules la conduite que j'ai tenue. Je n'avais élevé Na-la-che au rang d'impératrice que parce que ce rang lui était dû préférablement à mes autres femmes; ce n'est pas qu'elle fût plus belle ou que je l'aimasse plus que les autres. Après son élévation, elle mit au jour tous ses défauts et se rendit coupable de quantité de fautes. Dans la crainte qu'il n'en arrivât de même à toute autre, si je l'élevais au même rang, je n'en ai élevé aucune. Non-seulement il n'y a rien en cela de répréhensible, mais il n'y a rien qui ne mérite des éloges, parce que je me suis conformé, au-dessus de moi, aux intentions du Ciel et de mes ancêtres, et qu'au-dessous de moi j'ai cherché l'avantage de mes sujets. Je ne doute pas que la postérité ne m'approuve et ne me loue de tout ce que j'ai fait dans cette occasion. Cependant le lettré rebelle a osé me proposer de me reconnaître coupable aux yeux de tout l'empire, et de nommer publiquement une autre impératrice, en réparation de ma faute et pour l'entière satisfaction de mes sujets.

«Je suis dans la soixante-huitième année de mon âge; est-ce à cet âge que je dois me donner une épouse? Me donnerais-je le ridicule de demander une des filles du prince mantchou, pour la placer à côté de moi à la tête de l'empire? Ce que dit à ce sujet le lettré porte avec soi sa réfutation, ne mérite aucune réponse et n'est digne que de mépris.

«Je dois, dit le rebelle, écouter les représentations et y avoir égard. Depuis que je suis sur le trône, il ne m'est jamais arrivé d'empêcher qu'on ne me fît des représentations; j'ai reçu avec bonté et même avec plaisir celles surtout qui avaient pour objet l'avantage de mes sujets et la gloire de l'empire; je n'ai jamais manqué, après les avoir reçues, de les renvoyer aux grands tribunaux, pour qu'ils eussent à délibérer sur l'usage que j'en devais faire. Quand les tribunaux ont jugé que je devais avoir égard à ce qu'on me représentait, j'y ai eu égard; je n'ai jamais rejeté que les représentations qu'ils ont jugé que je devais rejeter. Pas même une seule fois il ne m'est arrivé d'empêcher qu'on ne me représentât ce qu'on croyait devoir me représenter. Lorsqu'on m'a représenté les inondations, les sécheresses et autres calamités qui affligeaient quelques provinces, je me suis hâté d'envoyer sur les lieux des grands ou des mandarins pour examiner l'état des choses et m'en instruire dans le détail, ne voulant rien ignorer de tout ce qui peut intéresser mon peuple, et j'ai toujours donné les ordres les plus précis aux tsong-tou, vice-rois et autres grands officiers des provinces, de veiller exactement et d'être attentifs à ce qu'il ne souffrît aucun dommage, à le soulager quand il en a souffert et à lui procurer tout le soulagement qui dépendait d'eux. Quand on m'a fait savoir que la misère était dans quelque endroit, j'ai fait ouvrir mes greniers, et j'ai fait tenir du secours à ceux qui en avaient besoin. En un mot, il n'est aucun article concernant le peuple dont je n'aie voulu être instruit, et, quand on m'a instruit de ses besoins, je n'ai jamais manqué d'y pourvoir.»

C'est le même empereur qui fît recueillir et rassembler, en une seule collection officielle, les cent soixante mille volumes composant l'Encyclopédie chinoise, car l'Encyclopédie elle-même est un exemple de la Chine à l'Europe. Seulement l'Encyclopédie chinoise fut recueillie et rédigée sous les yeux et par les soins du gouvernement, pendant une période de quinze ans, et confiée aux premiers lettrés et savants de l'empire. L'empereur ne négligeait pas d'en revoir les pages et d'en corriger les moindres fautes d'impression. C'est le plus vaste monument littéraire connu.

L'ouvrage destiné à faciliter au peuple tout entier la connaissance de la religion, des lois, des motifs des lois, de la politique, des sciences, des arts, des métiers, de l'agriculture, du commerce, de l'industrie, est divisé en quatre cent cinquante livres. Les onze premiers ne traitent que de la haute astronomie, le firmament, les astres, les phénomènes célestes; puis viennent les livres qui concernent la division de l'année en mois, jours, saisons; puis ce qui concerne la terre et le sol, puis ce qui concerne les eaux, leur régime, leur application. Seize livres ensuite traitent de politique, du gouvernement des hommes en société, de l'empereur considéré comme premier père de la famille, selon la doctrine de Confucius et des livres sacrés. Les quatre livres suivants roulent sur l'impératrice et sur la famille impériale. Depuis le soixante et unième livre jusqu'au cent soixante-dix-septième inclusivement, on parle en détail de tous les officiers publics, mandarins, dignitaires et magistrats, de toutes les dynasties et de tous les ordres, soit à la cour, soit dans les provinces, soit auprès de l'empereur, soit dans les tribunaux, soit pour les affaires politiques, civiles, judiciaires, économiques, criminelles, religieuses et littéraires, soit pour la guerre. Les trente-deux livres suivants sont comme le tableau et le précis philosophique des lois fondamentales de l'État, des principes invariables du gouvernement et des règles générales de l'administration et de la justice. «Ô ciel! s'écrie ici le savant traducteur, que les Montesquieu, les Burlamaqui, les Grotius baissent et se rapetissent quand on les compare à ce qui y est dit sur le prince du sang et les princes titrés, les hommes publics et les simples citoyens; jusqu'où les grands doivent être soumis à l'empereur; sur ces ministres et ces magistrats qui doivent s'exposer à tout pour ne pas tromper sa confiance; sur le choix des dépositaires de l'autorité, la manière de les gouverner, de les veiller, de les élever ou abaisser, récompenser ou punir; sur tout ce qui concerne les fortunes des particuliers, la division des terres, les impôts, les différentes récompenses des talents, des services, des vertus, et le juste châtiment de toute espèce de désordre, crime et délit!»

Depuis le cent cinquante-quatrième livre jusqu'au cent quatre-vingt-quatrième, il n'est question que des rites. Tout ce qu'il nous convient d'en dire ici, c'est que ce qu'on y trouve dissiperait bien des préjugés en Occident sur la Chine, montrerait l'importance de bien des choses qui n'y sont pas assez prisées, et y ferait sentir que la société politique et civile gagne beaucoup à tout ce qui fixe tous les devoirs réciproques et oblige tout le monde à des attentions, prévenances et honnêtetés continuelles. Les huit livres suivants traitent de la musique, et par concomitance de tous les instruments anciens et modernes, de la danse et du théâtre. Les quatorze livres suivants roulent sur les King, les annales et toutes les parties de notre littérature, trop peu connue en Europe pour pouvoir en parler. Depuis le deux cent sixième livre jusqu'au deux cent vingt-neuvième, il ne s'agit que de la guerre et de tout ce qui y a rapport. Dans les douze livres suivants il est parlé de tous les peuples et nations avec lesquels la Chine a eu des rapports depuis plus de deux mille ans. Nous le disons hardiment; si on pouvait montrer sur les cartes d'aujourd'hui le pays de chacun et ses limites, les savants et les antiquaires d'Europe se mettraient à genoux pour avoir ce morceau, qui manque totalement à l'Europe et est en effet très-piquant et très-curieux. Depuis le deux cent quarante-deuxième livre jusqu'au trois cent seizième, il n'est question que de l'homme, mais il y est envisagé sous toutes les faces, rapports et points de vue imaginables; soit pris solitairement et par rapport à sa constitution corporelle; soit envisagé dans sa famille, dans la société et dans l'État; soit surtout comme capable d'acquérir des connaissances, de cultiver toutes les vertus, ou de donner dans des vices et des désordres qui le dégradent et font son malheur. La métaphysique et la morale chinoise y parlent continuellement un langage dont les prédicateurs d'Europe, dit le missionnaire lui-même, ne désavoueraient pas la perfection. Les arts viennent ensuite: l'histoire, l'art de la porcelaine y tient une grande place; l'histoire naturelle y a ses Pline et ses Buffon. Les dessins d'animaux et de plantes y donnent aux yeux l'image que le texte donne à l'esprit. On ne soupçonne rien de cela en Occident, dit le commentateur français de cette Encyclopédie. Dans les cinquante-sept livres suivants, il y en a deux sur les différentes espèces de blés et de grains, deux sur les plantes médicinales les plus usuelles et les plus communes, un sur les herbages de cuisine, six sur les arbres à fruits, trois sur les fleurs de parterre et de jardin, quatre sur les plantes les plus communes dans les campagnes, six sur les différents arbres de toutes les provinces de l'empire (nous doutons qu'on en connaisse une cinquième partie en Europe), onze sur les oiseaux, huit sur les animaux soit domestiques, soit sauvages, huit sur les amphibies, les coquillages et les poissons, et six enfin sur les insectes. Quant à la manière dont chaque article est traité, il est inutile d'avertir que les plus importants et les plus nécessaires sont traités plus au long; mais la règle générale, c'est de diviser chacun en cinq, six, sept et même huit chapitres ou sections. Comme cette Encyclopédie n'est qu'une pure compilation, dans les premiers chapitres on cite les textes originaux des auteurs selon leur rang d'autorité, c'est-à-dire qu'on cite d'abord les King, grands et petits; puis les livres de l'ancienne école de Confucius et des écrivains d'avant l'incendie des livres. Les annales et les ouvrages des lettrés de toutes les dynasties, depuis les Han, viennent au second rang. Après ces premiers chapitres viennent ceux des mots, c'est-à-dire des phrases de quelques mots qui font proverbe, sentence, etc., qu'on cite ou auxquels on fait sans cesse allusion dans les ouvrages de littérature, soit en prose ou en vers, et on donne l'explication de chacune en citant l'anecdote, le discours, la circonstance où elle a été dite, à peu près comme si l'on racontait comment et à quelle occasion César dit son Veni, vidi, vici, ou bien le Tu quoque, mi Brute! Dans les derniers chapitres, quelquefois ce sont des pièces de vers entières des plus célèbres poëtes, quelquefois des vers de toutes les mesures et de tous les styles, mais remarquables ou par les choses, ou par les pensées, ou par le choix et le brillant des expressions. Les savants qui ont composé cette Encyclopédie littéraire n'ont aucun système et ne tiennent à aucune opinion. Si la doctrine des King et de l'antiquité y brille, c'est par sa propre lumière. On laisse au lecteur le soin d'en sentir la vérité, la beauté et la supériorité sur celle des autres livres qu'on cite, lors même qu'ils la contredisent. L'unique attention qu'on ait eue, c'est de ne pas mettre un mot contre la pudeur.

XII

Tel est l'aperçu de cette littérature politique et morale prodigieuse qui a fait la Chine et qui la résume. Ce résumé encyclopédique est lui-même le résumé de deux cent mille volumes qui se multiplient tous les jours sur toutes les connaissances humaines, et cela dans une langue triple, tellement riche en mots et tellement parfaite en construction logique qu'elle est à elle seule une science dépassant presque la portée d'une vie d'étude.

Une seule chose manque à cette civilisation par les lettres: l'art de la guerre. On le conçoit: la guerre, en elle-même, est une barbarie; les philosophes et les lettrés chinois la réprouvent; ils la considèrent comme un exercice criminel de la force brutale qui ne prouve rien et qui détruit tout. Semblables à nos quakers européens ou américains, ils se sont désarmés eux-mêmes sans réfléchir que, si la guerre offensive était un crime, la guerre défensive, qui préserve la famille, la patrie, la civilisation elle-même, était la plus énergique des vertus d'un peuple. Aussi ont-ils tout ce qui rend la patrie prospère au dedans et rien de ce qui la protége au dehors. C'est par là qu'ils périssent et qu'ils seront bientôt à la merci de l'Europe armée qui fait violence à leur empire. Nous ne sommes pas du nombre de ceux qui désirent que l'Europe armée fasse invasion dans cette ruche de quatre cents millions d'hommes; quoi qu'en dise notre orgueil européen, cette invasion amènerait la plus grande destruction de traditions, d'antiquités, d'institutions, de législation, d'administration, de sagesse, de langue, de livres, de mœurs, de travail industriel dans la Chine, cette fourmi du monde, dont jamais le globe ait été témoin! Et cela pourquoi? Qu'avons-nous à leur porter en échange, que de l'opium et que la mort? Nous avons reçu d'eux, en science, en arts, en industrie, la soie, la porcelaine, la poudre à canon, le gaz, l'imprimerie, le papier, les couleurs, la boussole, importations récentes en Europe, sans date en Chine. Nous leur reporterions en instruments de ruine ce que nous en avons reçu en instruments de civilisation et de progrès. Respectons cette agglomération d'hommes innombrables, laborieux, et relativement sages, que les siècles eux-mêmes ont respectée. Le nombre ne prouve rien, dit-on; on se trompe: trois ou quatre cents millions d'hommes vivant, multipliant, pensant, travaillant au moins depuis vingt-cinq siècles sur le même point du globe, attestent, dans la pensée et dans les lois qui les maintiennent en société, un ordre que nous ne connaissons pas en Europe, et que l'Amérique seule pourra peut-être présenter un jour à nos descendants, si le principe de la liberté républicaine est aussi civilisateur et aussi conservateur dans l'avenir que le principe de l'autorité paternelle. Ce principe moderne de la liberté républicaine, où chacun est le gardien de son droit par le respect spontané du droit d'autrui, paraît le chef-d'œuvre de la civilisation future au delà de l'Atlantique. L'Amérique alors serait destinée à faire le contre-poids de la Chine; les deux hémisphères auraient deux principes en contraste, et non en hostilité, dans l'univers: la paternité en Chine, la liberté en Amérique; ici le fils, là le citoyen; principes tous deux féconds en moralité, en devoirs et en prospérité pour les différentes races humaines.

Quant à nous, Européens, qu'avons-nous à représenter que l'inconstance, les versatilités, les courtes grandeurs, les chutes profondes, les progrès rapides, les décadences soudaines, les péripéties éternelles de principes contraires et de mouvements sans repos? Nous sommes grands et ils sont sages; nous jouons le drame héroïque, intéressant, instructif, quelquefois lamentable, sur la scène des siècles; nous emportons les applaudissements de la postérité, mais nous disparaissons, et ils demeurent. Le génie est plus jeune chez nous, la sagesse est plus vieille chez eux: sachons nous connaître.

Je n'ai pas parlé encore ici de la littérature purement littéraire de la Chine; je n'ai parlé que de sa littérature morale et politique: pourquoi? J'y reviendrai, mais je vais vous le dire en deux mots: c'est que, à l'exception de leur histoire, la littérature de la Chine est pauvre et médiocre; ils n'ont que de la raison et peu d'imagination. Ils n'ont point de poëme épique! Qu'est-ce qu'un peuple qui n'a point de poëme épique au seuil de sa littérature et de son histoire? C'est un paysage qui n'a point de ciel; c'est un temple qui n'a point de mystères; c'est un jour qui n'a point de songes dans sa nuit! Les Indes ont deux poëmes épiques dans le Râmayana et le Mahâbhârata; la Grèce en a deux dans l'Iliade et l'Odyssée; les Hébreux en ont cent dans la Bible; la Perse en a un dans le Scha-nameh; l'Arabie a son Koran; Rome a son épopée dans l'Énéide; l'Italie moderne a trois grands poëmes dans ceux du Dante, du Tasse et de l'Arioste; l'Allemagne en a un dans les Niebelungen; l'Espagne en a un dans le Romancero du Cid; le Portugal en a un dans l'œuvre du Camoëns; l'Angleterre dans celle de Milton. La Chine et la France n'en ont pas encore! Est-ce la faute du génie, est-ce la faute du temps? Ce n'est peut-être pas une infériorité, mais c'est un malheur. La France le compense par mille chefs-d'œuvre d'imagination et de raison; son génie a plutôt les formes du drame, parce que ce génie est surtout en action.

Lamartine.

COURS FAMILIER
DE
LITTÉRATURE

XXXVIe ENTRETIEN.

LA LITTÉRATURE DES SENS.
LA PEINTURE.

LÉOPOLD ROBERT.

(1re PARTIE.)

I

Vous vous étonnerez peut-être de voir comprendre la peinture dans la littérature, comme vous vous êtes étonnés au premier moment d'y voir comprendre la musique, Mozart et son chef-d'œuvre, l'opéra de Don Juan. Vous reviendrez de votre étonnement quand je vous aurai parlé de la peinture comme vous en êtes revenus quand je vous ai parlé de la musique. Est-ce que tous les arts ne sont pas des expressions du sentiment ou de la pensée de l'homme? Est-ce que tous les arts ne sont pas des moyens de communiquer cette pensée ou ce sentiment d'un homme aux autres hommes? Est-ce que tous les arts ne sont pas des langues? Est-ce que les sons, les formes, les couleurs, les notes, la lyre, le ciseau, le pinceau, la toile, le marbre ne sont pas les lettres à l'aide desquelles le musicien, le peintre, le sculpteur, l'architecte écrivent ces langues parfaitement intelligibles de la musique, de la peinture, de la sculpture, de l'architecture? Est-ce que Mozart ou Rossini ne vous chantent pas les drames de votre âme? Est-ce que Titien, Raphaël ou Rubens ne vous peignent pas des sentiments ou des idées? Est-ce que Phidias ou Michel-Ange ne vous sculptent pas des images éternelles qui restent debout dans votre imagination comme sur leur piédestal? Est-ce que les architectes du Parthénon à Athènes, de Saint-Pierre de Rome, sur les bords du Tibre, de la cathédrale de Cordoue ou de Cologne, du Panthéon à Paris, ne vous construisent pas des pensées en pierre, en marbre ou en porphyre, aussi éloquentes que des pensées de Platon, de Cicéron, de Bossuet, de Mirabeau? Est-ce que Mozart n'est pas poëte? Est-ce que Raphaël n'est pas évangélique? Est-ce que Michel-Ange n'est pas orateur? Est-ce que Poussin n'est pas un philosophe? Est-ce que Murillo ou Vélasquez ne sont pas théologiens? Est-ce que Phidias n'est pas sur les Propylées le plus sublime des historiens et le plus majestueux des prêtres antiques? Enfin est-ce que vous n'avez pas, dans tous ces artistes de l'oreille, de l'œil ou de la main, des écrivains en langue non alphabétique, mais des écrivains parfaitement analogues aux écrivains ou aux orateurs qui écrivent en lettres de l'alphabet ou qui parlent en paroles retentissantes? Est-ce que ces écrivains sans lettres ne vous représentent pas, dans leurs génies divers, dans leurs œuvres différentes, dans leurs manières distinctes, tous les genres, toutes les œuvres, toutes les manières de la littérature écrite? Est-ce que, depuis le psaume jusqu'à la chanson, depuis l'épopée jusqu'à l'épigramme, depuis l'ode jusqu'à l'élégie, depuis la tragédie jusqu'à la comédie, depuis le discours politique jusqu'à l'entretien familier, chacun de ces artistes de la main n'a pas son parallèle dans un des grands artistes de l'esprit, auquel on le compare involontairement dès qu'on le nomme? En ne parlant aujourd'hui que des peintres, par exemple, est-ce que, quand vous parcourez de l'œil la voûte vertigineuse du Vatican, où Buonarotti a rêvé le jugement dernier, vous ne songez pas à Moïse? Est-ce qu'en voyant se dérouler page à page, sur les mêmes murailles, les fresques de Raphaël, vous ne vous sentez pas enveloppé de l'atmosphère tendre, épique ou bucolique de Virgile? Est-ce que Léonard de Vinci ne vous rappelle pas Platon? Titien, Sophocle? Est-ce qu'il n'y a pas du Démosthènes dans Michel-Ange? du Cicéron dans Rubens? du Tibulle dans Prudhon? Est-ce que les belles marines ou les grasses bergeries flamandes ne vous reportent pas aux élégies de Théocrite, le poëte maritime et pastoral de Sicile? Est-ce que Téniers lui-même, dans ses grotesques pochades de tabagies, ne vous fait pas penser aux caricatures du comique grec Aristophane? Cela n'est pas douteux: un homme rappelle l'autre; un art traduit l'autre; la pensée passe par le marbre, par le dessin, par la couleur, par le son, au lieu de passer par la plume; mais c'est toujours la pensée, c'est toujours la littérature.

II

À ce sujet, un mot de métaphysique: je ne m'en permets pas souvent. Voltaire appelait la métaphysique le roman de l'esprit; Voltaire avait raison. La métaphysique est le plus creux des romans quand on veut lui faire bâtir des systèmes surnaturels; mais, quand on se borne à lui demander l'explication naturelle et rationnelle des faits dont nous sommes entourés et que notre légèreté nous empêche d'approfondir, la métaphysique n'est plus le roman du cœur ou de l'esprit, elle est la sibylle infaillible de la raison; elle vous dit le mot de tout; elle a la clef de tout; elle ne vous mène pas bien loin, parce que, au delà d'un certain nombre de pas dans l'inconnu, tout est mystère; mais, ce petit nombre de pas dans l'inconnu, elle vous les fait faire avec sûreté, et, quand elle n'y voit plus clair, elle s'arrête et elle vous dit: Je ne sais pas. Voilà ma métaphysique, à moi, et c'est la seule que je me permette d'introduire rarement entre vous et moi pour éclaircir le sujet. Je lui demande donc aujourd'hui son mot sur la peinture.

III

Qu'est-ce que l'âme? Je vais vous répondre, non pas en théologien, mais en enfant, car l'enfant en sait autant que le théologien sur ce que personne ne peut savoir.

L'âme n'est perceptible que par la conscience qu'elle a d'exister; elle ne perçoit les impressions du monde extérieur que par ses sens, impressions qu'elle communique à son tour au monde extérieur par l'intermédiaire de ces mêmes organes appelés sens. Un philosophe a dit: Je pense, donc je suis; un autre philosophe pourrait dire de l'âme avec la même justesse: Je suis, donc je pense; car être, pour l'âme, c'est penser ou sentir.

L'âme est donc en nous un je ne sais quoi qui pense et qui sent; elle est de plus douée par le Créateur de la faculté de percevoir et de communiquer à d'autres âmes analogues elle-même des sensations et des pensées.

C'est cette faculté de percevoir et de communiquer par ses sens des sensations et des idées qui fait de l'âme un être sociable; sans cela elle serait seule comme Dieu, se suffisant à lui-même dans son infini: le grand solitaire des mondes, selon l'expression d'un ancien.

Mais l'âme, toute divine qu'elle soit, n'étant pas Dieu et ne pouvant pas, comme Dieu, tirer d'elle-même son être et sa substance, se nourrit du monde extérieur et nourrit à son tour le monde extérieur d'elle-même. Elle subit et elle exerce une pression ou impression universelle de toutes les choses et sur toutes les choses avec lesquelles elle est en communication par ses organes matériels, distincts, mais immergés dans l'océan des êtres appelés intellectuels.

L'âme est semblable, si vous voulez, à ces molécules de l'air ou de l'eau qui ont chacune une configuration propre et isolée, mais qui font partie cependant de l'élément eau ou de l'élément air, qui exercent chacune leur pression relative sur l'élément tout entier, et qui subissent à leur tour la pression de chaque vague de la mer ou de chaque mouvement de l'éther. Telle est l'âme, si je me fais bien comprendre.

IV

Les organes passifs et actifs de cette pression mutuelle de l'âme sur le monde visible et du monde visible sur l'âme de chacun de nous sont nos sens. Ces sens sont les liens des deux mondes: le monde intellectuel et le monde matériel. Semblables à des interprètes que nous employons dans les pays étrangers pour communiquer avec les hommes et les choses du pays, ils nous traduisent la matière en idée et l'idée en matière. Voilà la fonction des sens.

Dieu, dans son économie divine et pour des desseins que nous ne savons pas, n'a donné qu'un petit nombre de ces sens à l'âme pour la mettre en rapport de jouissance ou de souffrance avec le monde matériel. L'âme pourrait en avoir des milliers, et sans doute elle en aura un jour un nombre infini. C'est un édifice obscur ou à demi-jour dans lequel l'architecte n'a percé que cinq fenêtres, mais où la lumière entrera à torrents quand les murailles tomberont sous la main divine de la mort.

En attendant, plus nos sens bornés à ce petit nombre communiquent d'impressions du monde extérieur à l'âme, plus l'âme est âme, c'est-à-dire plus elle perçoit, plus elle exerce de pression du monde extérieur sur elle-même et d'elle-même sur le monde extérieur. Sa puissance s'accroît de tout ce qu'elle perçoit et de tout ce qui se produit d'idées ou de sentiments en elle par ces perceptions.

Indépendamment de toutes ces impressions spontanées que la nature, sans l'assistance d'aucun art, produit sur l'âme, les arts, c'est-à-dire cette multiplication des effets de la nature sur les sens (car un art n'est que cela), les arts, disons-nous, multiplient à l'infini ces impressions de l'âme. Les arts mêmes ne paraissent avoir été accordés à l'homme que pour accroître indéfiniment cette puissance d'impressionnabilité, d'idées, de sensations, de sentiments, dans l'âme de l'homme. Si je pouvais, pour me rendre plus intelligible, employer ici un terme de médecine, je dirais que dans ma pensée les arts ne sont que les excitants, les grands et énergiques CORDIAUX de l'intelligence et du sentiment par les sens.

Il y a autant d'arts qu'il y a de sens pour l'homme; chaque sens a le sien. Les sens de la parole, de l'oreille et des yeux, sont les plus puissants parmi ces organes qui mettent l'âme en rapport avec le monde extérieur; aussi l'art de l'éloquence ou de la poésie est-il le premier des arts, celui qui exerce le plus d'empire sur nous-mêmes ou sur les autres hommes, l'art de modifier l'âme elle-même par la parole écoutée, ou l'art de modifier l'âme des autres hommes par la parole proférée. Aussi remarquez que c'est l'art où la matière a le moins de part, l'art pour ainsi dire tout spiritualiste, l'art frontière entre l'âme évoquée et les sens évanouis. Dieu seul a pu créer et peut expliquer ce phénomène du sens immatériel contenu dans la parole matérielle ou contenu dans les lettres, signes hiéroglyphiques que la matière fait à l'esprit.

V

Après cet art suprême de la parole parlée ou écrite, qui est l'art de la langue, l'art des lèvres, l'art de ce sens appelé la bouche, OS, l'art de l'éloquence, viennent les arts de l'oreille et des yeux: la musique et la peinture. L'un est l'art de multiplier les impressions de l'âme par les sons; l'autre est l'art de multiplier les impressions de l'âme par la vue, par les formes, par les couleurs, par les illusions que le dessin des contours, l'ombre et la lumière, les teintes, les nuances imitées de la nature font sur les yeux.

Il me serait difficile d'assigner la prééminence entre ces deux arts de la musique ou de la peinture; cette prééminence me paraît même devoir être toute personnelle dans celui qui préfère la peinture à la musique ou la musique à la peinture. Elle doit résulter, pour le musicien, d'un organe plus perfectionné de l'oreille, qui lui fait percevoir plus complètement qu'à un autre homme les modulations des sons dans la nature sonore; elle doit résulter pour le peintre d'un organe plus perfectionné de l'œil, qui lui fait percevoir plus de formes et plus de couleurs dans la nature visible. Tel art, tel organe; la vocation n'est qu'un organisme plus accompli.

Rossini et Mozart devaient avoir une oreille infiniment mieux construite que celle du forgeron qui bat le fer sur l'enclume retentissante; Raphaël ou Titien devaient avoir l'œil du lynx avec la transparence et l'éblouissement du kaléidoscope aux mille groupements de forme et aux mille nuances du coloris.

S'il s'agissait de moi personnellement, j'avouerais que je préfère la musique à la peinture, sans doute parce que la nature m'aura doué d'une oreille plus sensible que le regard. Cette sensibilité de l'oreille dans mon organisation est telle que j'entends, malgré moi, dix conversations à la fois entre des groupes qui parlent à voix basse dans une réunion d'hommes agités, et que je distingue, dans un souffle de brise tamisé par les feuilles d'arbres en été, toutes les notes, toutes les mélodies et toutes les harmonies d'un orchestre à cent instruments.

S'il me fallait cependant chercher d'autres raisons de cette préférence personnelle pour la musique sur la peinture, j'en trouverais peut-être encore de plus motivées dans l'essence même de ces deux arts. Ainsi je dirais que la musique est de tous les arts celui qui se rapproche le plus de la parole, l'art suprême; que la musique est presque la parole, et quelquefois plus que la parole; car, si elle ne précise pas les idées dans des lettres, elle suscite des sensations et des sentiments illimités dans des sons.

Je dirais de plus que la musique est un mouvement, une locomotion de l'âme par l'oreille, qui vous saisit, vous emporte, vous transporte, vous exalte en croissant jusqu'au vertige, jusqu'au délire, et que la peinture est immobile et uniforme comme la matière inanimée. Je dirais encore que la peinture est une illusion du pinceau, une comédie sur la toile, qui vous montre des saillies où tout est plat, des formes où il n'y a que des ombres, tandis que la musique est une réalité. On me répondrait que la musique passe et que la peinture demeure, que la musique est un instant et que la peinture est une éternité, et je ne saurais plus que dire. Ne déterminons donc pas la prééminence entre ces deux grands arts; cette prééminence est en nous et non dans l'art lui-même: à chacun son goût, à chacun son art. Qui osera prononcer entre Rossini et Raphaël? Jouissons des deux tour à tour; voilà la vraie préférence.

VI

Quels sont les procédés de la peinture sous la main des suprêmes artistes du pinceau? Elle prend une toile chez le tisserand, elle prend une conception dans sa pensée, elle broie des couleurs sur une palette, elle trempe un pinceau dans les mille teintes de cette palette, et elle transporte, sur sa toile d'abord, le dessin des contours extérieurs des objets, hommes ou paysages, qu'elle a d'abord délinéés dans sa propre imagination; puis elle colorie, en imitant les artifices et les effets d'optique qu'elle a étudiés dans la nature, les objets qu'elle veut produire ou reproduire aux yeux.

Ce n'est pas tout, car ce n'est pas assez; un peintre n'est pas seulement un copiste, c'est un créateur. De même qu'un musicien ne serait pas un artiste s'il se bornait à imiter, à l'aide d'un orchestre, le bruit d'un chaudron sur le chenet ou du marteau sur une enclume, de même un peintre ne serait pas un créateur s'il se bornait, comme un photographe, à calquer la nature sans la choisir, sans la sentir, sans l'animer, sans l'embellir. C'est cette servilité de la photographie qui me fait profondément mépriser cette invention du hasard, qui ne sera jamais un art, mais un plagiat de la nature par l'optique. Est-ce un art que la réverbération d'un verre sur un papier? Non, c'est un coup de soleil pris sur le fait par un manœuvre. Mais où est la conception de l'homme? où est le choix? où est l'âme? où est l'enthousiasme créateur du beau? où est le beau? Dans le cristal peut-être, mais à coup sûr pas dans l'homme. La preuve, c'est que Titien, ou Raphaël, ou Van-Dyck, ou Rubens n'obtiendront pas de l'instrument du photographe une plus belle épreuve que le manipulateur de la rue. Laissons donc la photographie, qui ne vaudra jamais dans le domaine de l'art le coup de crayon inspiré et magistral que Michel-Ange, en visitant Raphaël absent, laissa de sa main sur le carton des noces de Psyché, contre la porte de l'atelier de la Fornarina! Le photographe ne destituera jamais le peintre: l'un est un homme, l'autre est une machine. Ne comparons plus.

VII

Le beau est donc l'objet poursuivi par le peintre, soit dans la figure, soit dans le paysage.

Or qu'est-ce que le beau? Nous vous l'avons dit vingt fois dans ce Cours à propos de la littérature écrite; il faut le redire à propos de la littérature peinte. Le beau, c'est la partie divine de la création; le beau, c'est, dans les formes, dans les expressions, dans les couleurs comme dans la pensée, ce je ne sais quoi de supérieur à la nature, quoique naturel cependant, qui, tout en reproduisant la nature, la transfigure comme un miroir embellissant en une perfection supérieure à la perfection et en une vérité idéale supérieure à la vérité matérielle. Le beau, en un mot, c'est le rêve de l'artiste achevant par l'imagination l'œuvre de Dieu.

Tout art véritable a pour objet le beau; celui qui en approche le plus dans les actes est le héros, le saint, le martyr; celui qui en approche le plus dans l'éloquence ou dans la poésie est le maître de la raison, du cœur ou de l'imagination des hommes; celui qui en approche le plus dans la langue des sons est le sublime musicien; celui qui en approche le plus dans la langue des formes et des couleurs est le plus grand peintre ou le plus grand sculpteur.

L'école matérialiste moderne, qui parle de l'art pour l'art, qui prétend le réduire à un calque servile de la nature, belle ou laide, sans préférence et sans choix, qui trouve autant d'art dans l'imitation d'un crapaud que dans la transfiguration de la beauté humaine en Apollon du Belvédère, qui admire autant un Téniers qu'un Raphaël, cette école ment à la morale autant qu'elle ment à l'art; elle place le beau en bas au lieu de le placer en haut: c'est un sophisme; le beau monte et le laid descend; l'art véritable est le Sursum corda des sens de l'homme comme la vertu est le Sursum corda de l'esprit et du cœur. L'artiste dont les œuvres expriment le plus de ce Sursum corda, de cette réalisation de l'idéal par la parole, les sons, les couleurs, les formes, est le plus véritablement artiste entre tous les artistes. Le beau est la vertu dans l'art.

Mais à quoi bon raisonner contre ces théoriciens à contre-sens de la nature? Ne vous sentez-vous pas matérialisés devant une imitation littérale et prosaïque de la matière? Ne vous sentez-vous pas divinisés devant une poésie, une musique, une peinture, une statue, un temple dont la beauté vous élève de la fange à l'idéal Ne vous écriez-vous pas: C'est divin! Pourquoi? Parce que la partie divine de la nature, l'idéal ou le beau, éclate davantage dans l'œuvre de l'artiste, et que vous sentez plus de Dieu dans la pensée et dans la main de l'homme qui a écrit, chanté, peint ou sculpté ce chef-d'œuvre. Le plus grand artiste en tout genre n'est donc pas celui qui manie avec le plus d'habileté technique la phrase, le son, le pinceau, le marbre, mais celui qui exprime le plus de cette essence divine, le beau, dans ses ouvrages.

VIII

Nous savons peu de chose de la musique de l'antiquité; nous savons un peu plus, mais pas beaucoup plus, de la peinture: le vent emporte le son, la poussière ronge la toile, la fresque périt avec l'édifice. La sculpture seule subsiste éternellement, parce que le marbre et le bronze sont éternels; les vestiges de la sculpture antique que nous possédons ou que nous retrouvons tous les jours dans les deux patries du beau, l'Asie et la Grèce, sont des exemplaires de perfection devant lesquels pâlit l'art moderne. L'œil et l'esprit s'abîment d'admiration à la vue de ces marbres; un groupe de Phidias détaché des bas-reliefs du Parthénon d'Athènes et transporté dans les musées de Londres par lord Elgin, ce missionnaire de l'art indignement calomnié, fait mesurer à l'esprit des distances incalculables entre la perfection de l'antiquité et la décadence des modernes.

Michel-Ange seul, par les gigantesques créations de son ciseau, proteste contre cette décadence; mais Michel-Ange n'est qu'un prodige de la nature, il n'est pas une école. Depuis Jean Goujon en France et Canova en Italie, nous sommes à cet égard dans ce qu'on appelle une renaissance de la sculpture. David, qui vient de mourir, génie plus romain que grec, n'a pas emporté son marteau; de jeunes émules rêvent le beau moderne sur sa tombe, et le rêve dans l'art précède toujours le réveil. Nous allons en parler bientôt à l'occasion de la littérature en marbre, la sculpture.

IX

Quant à la peinture, nous n'avons point d'objet de comparaison entre les anciens et les modernes; nous ne pouvons donc rien affirmer sur la prééminence d'Athènes, de Rome ou de Paris; seulement, comme il est certain que les arts ainsi que les idées ont ordinairement leur équilibre, et, marchant du même pas dans une même civilisation, prennent à peu près le même niveau dans les mêmes siècles, il est probable que de très-grandes écoles de peinture étaient contemporaines de ces grandes écoles de sculpture à Athènes, au siècle de Périclès. La religion de l'Olympe entraîna tout dans son écroulement devant la religion du Calvaire. Le mobilier du vieux monde périt avec les édifices sacrés publics ou privés; l'art de la peinture périt tout entier dans cette métamorphose de la terre et du ciel.

On le voit renaître peu à peu pendant les dix premiers siècles, quand on visite l'Orient dans ce qu'on appelle la peinture byzantine. Ces peintures, dont on voit les plus vieux vestiges à Sainte-Sophie de Constantinople, sont barbares comme le temps; c'était la littérature des yeux d'un peuple usé et retombé dans l'enfance d'esprit. On n'y sent aucune réminiscence de la Grèce policée; on dirait qu'une invasion de races nouvelles a effacé tous les vestiges du génie des Phidias ou des Zeuxis et que des mains scythes ou gauloises ont arraché rudement le ciseau et le pinceau aux mains des suprêmes ouvriers du beau.

Ce n'était pas en Asie, ce n'était pas en Égypte, ce n'était pas même en Grèce que la peinture devait renaître; elle resta quatorze siècles dans cette seconde enfance. C'est toujours une religion qui enfante un art; il n'y a que ces grands mouvements de l'esprit humain qui soient de force à surexciter et à concentrer assez les puissances vitales de l'imagination des hommes pour leur faire produire ces monuments populaires de la poésie, de la musique, de la peinture, de la sculpture, de l'architecture surtout. En voyant naître une religion on peut dire: Une nouvelle architecture va sortir des carrières du globe. À Dieu il faut un temple; mais il n'y a que Dieu qui soit capable de créer un temple. Nous disons de plus: il n'y a qu'une religion qui soit capable de rendre un art universel et populaire.

X

La peinture moderne, née avec le christianisme oriental, suivit dans ses développements la religion nouvelle, qui se répandait dans le monde autour du bassin de la Méditerranée; grossière, puérile, monotone, quelquefois naïve, toujours inhabile pendant ces longs siècles de l'ère chrétienne, bien en arrière de la musique, qui psalmodiait déjà le plain-chant dans ses mystères, bien en arrière de l'architecture qui construisait déjà des monastères et des cathédrales. Ces architectes convoquaient le peuple sous des forêts ou sous des feuillages de pierre; leurs masses s'élevaient de terre vers le ciel comme des montagnes de marbre pour y faire descendre un Dieu. La peinture ne faisait qu'imprimer sur ces murailles des dessins sans perspective, plats comme ces murailles elles-mêmes; elle ne savait qu'éblouir les yeux de la foule par des éclaboussures de couleurs violentes à travers les vitraux peints des ogives des temples; elle restait dans l'enfance.

On peut dire qu'elle ne devint véritablement digne du nom d'art que quand le christianisme, parvenu lui-même à son âge de virilité, de puissance morale et de conquête universelle, régna à Rome sur l'univers. La peinture est réellement fille aînée de la papauté.

Mais elle n'entra en possession de tout son génie, de toute sa popularité, de toute sa gloire, qu'à l'époque où cette papauté elle-même, devenue puissance politique en Italie, régna avec toutes les pompes du trône universel des intelligences sur la catholicité, et, chose remarquable, la naissance de la peinture moderne à Rome coïncida avec la renaissance des lettres, de la philosophie et de la mythologie grecques à la cour des papes. La réaction de quatorze siècles contre tout ce qui rappelait le paganisme ayant enfin cessé, on commença à se retourner par une réaction contraire vers la philosophie, l'éloquence, la poésie, les arts d'Athènes, et à y chercher de l'émulation et des modèles. Platon fut revendiqué comme un précurseur de saint Paul, Homère comme un écho de Moïse, Socrate comme un martyr du christianisme latent et éternel sous les erreurs du polythéisme; l'Église, rassurée désormais sur le danger de sensualiser la doctrine, appela hardiment tous les arts antiques à l'ornement et au prestige du culte nouveau. La famille véritablement athénienne des Médicis de Florence monta dans la personne de Léon X sur le trône pontifical. Le christianisme eut avec les Médicis et Léon X son siècle de Périclès; ce fut l'apogée de l'architecture moderne avec Bramante, de la sculpture avec Michel-Ange, de la peinture avec Raphaël et avec son école. L'art entra dans le ciel chrétien avec eux; il se répandit par eux et après eux à Bologne avec les Carrache et les Guide, à Parme avec le Corrége, à Venise avec Titien, à Milan avec Léonard de Vinci; de là en Espagne avec les Vélasquez et les Murillo; d'Espagne en Flandre et en Hollande avec l'école des Rubens, des paysagistes et des peintres de marines.

La peinture, dans chacune de ces villes ou de ces nations, prit non-seulement le caractère du chef d'école, mais elle prit le caractère de l'école et du peuple où elle fut cultivée par ces grands hommes du pinceau:

Titanesque avec Michel-Ange, plus païen que chrétien dans ses œuvres, et qui semble avoir fait poser des Titans devant lui;

Tantôt mythologique, tantôt biblique, tantôt évangélique, toujours divine avec Raphaël, selon qu'il fait poser devant sa palette des Psychés, des saintes familles, des philosophes de l'école d'Athènes, le Dieu-homme se transfigurant dans les rayons de sa divinité devant ses disciples, des Vierges-mères adorant d'un double amour le Dieu de l'avenir dans l'enfant allaité par leur chaste sein;

Païenne avec les Carrache, décorateurs indifférents de l'Olympe ou du Paradis;

Pastorale et simple avec le Corrége, qui peint, dans les anges, l'enfance divinisée, et dont le pinceau a la mollesse et la grâce des bucoliques virgiliennes;

Souveraine et orientale avec Titien, qui règne à Venise pendant une vie de quatre-vingt-quinze ans sur la peinture comme sur son empire, roi de la couleur qu'il fond et nuance sur sa toile comme le soleil la fond et la nuance sur toute la nature;

Pensive et philosophique à Milan avec Léonard de Vinci, qui fait de la Cène de Jésus-Christ et de ses disciples un festin de Socrate discourant avec Platon des choses éternelles; quelquefois voluptueux, mais avec le déboire et l'amertume de la coupe d'ivresse, comme dans Joconde, cette figure tant de fois répétée par lui du plaisir cuisant;

Monacale et mystique avec Vélasquez et Murillo en Espagne, faisant leurs tableaux, à l'image de leur pays, avec des chevaliers et des moines sur la terre et des houris célestes dans leur paradis chrétien;

Éblouissante avec Rubens, moins peintre que décorateur sublime, Michel-Ange flamand, romancier historique qui fait de l'histoire avec de la fable, et qui descend de l'Empyrée des dieux à la cour des princes et de la cour des princes au Calvaire de la descente de croix, avec la souplesse et l'indifférence d'un génie exubérant, mais universel;

Profonde et sobre avec Van-Dyck, qui peint la pensée à travers les traits;

Familière avec les mille peintres d'intérieur, ou de paysage, ou de marine, hollandais; artistes bourgeois qui, pour une bourgeoisie riche et sédentaire, font de l'art un mobilier de la méditation;

Enfin mobile et capricieuse en France, comme le génie divers et fantastique de cette nation du mouvement:

Pieuse avec Lesueur;

Grave et réfléchie avec Philippe de Champagne;

Rêveuse avec Poussin;

Lumineuse avec Claude Lorrain;

Fastueuse et vide avec Lebrun, ce décorateur de l'orgueil de Louis XIV;

Légère et licencieuse avec les Vanloo, les Wateau, les Boucher, sous Louis XV;

Correcte, romaine et guindée comme un squelette en attitude avec David, sous la République;

Militaire, triomphale, éclatante et monotone, alignée comme les uniformes d'une armée en revue, sous l'Empire;

Renaissante, luxuriante, variée comme la liberté, sous la Restauration; tentant tous les genres, inventant des genres nouveaux, se pliant à tous les caprices de l'individualité, et non plus aux ordres d'un monarque ou d'un pontife;

Corrégienne avec Prudhon;

Michelangelesque avec Géricault dans sa Méduse;

Raphaëlesque avec Ingres;

Flamande avec éclectisme et avec idéal dans Meyssonnier;

Sévère et poussinesque dans le paysage réfléchi avec Paul Huet;

Hollandaise avec le soleil d'Italie sous le pinceau trempé de rayons de Gudin;

Bolonaise avec Giroux, qui semble un fils des Carrache;

Idéale et expressive avec Ary Scheffer;

Italienne, espagnole, hollandaise, vénitienne, française de toutes les dates avec vingt autres maîtres d'écoles indépendantes, mais transcendantes;

Vaste manufacture de chefs-d'œuvre d'où le génie de la peinture moderne, émancipée de l'imitation, inonde la France et déborde sur l'Europe et sur l'Amérique; magnifique époque où la liberté, conquise au moins par l'art, fait ce que n'a pu faire l'autorité; république du génie qui se gouverne par son libre arbitre, qui se donne des lois par son propre goût, et qui se rémunère par son immense et glorieux travail.

Voilà l'histoire de la peinture en quelques lignes. Nous étudierons peut-être avec vous un jour, dans trois ou quatre Entretiens littéraires, ces dynasties de la peinture. Aujourd'hui nous ne voulons vous entretenir que d'un homme de nos jours, que la mort a retiré à elle après nous l'avoir seulement montré: Léopold Robert. Et pourquoi Léopold Robert plutôt que Géricault, Scheffer ou tout autre? nous dira-t-on. Parce que Léopold Robert est mort, d'abord, et que la mort laisse la liberté du jugement tout entier; parce que Léopold Robert est à lui seul, selon nous, toute une peinture: la peinture poétique, le point de jonction entre la poésie écrite et la poésie coloriée; enfin parce que Léopold Robert est un inventeur, un découvreur de terres inconnues, le premier qui soit franchement sorti des routines de la mythologie, des lieux communs de la peinture historique, pour entrer hardiment, seul avec son génie, dans la peinture de la pensée, du sentiment et de la nature. Il a dépouillé le vieil homme et il a dit: Peignons l'âme à nu. L'âme n'est-elle pas le modèle divin, le type éternel? Soyons le peintre de l'âme placée dans le milieu sensitif de la nature! Et il a fait les Moissonneurs et les Pêcheurs, deux poëmes naturels par le sujet, surnaturels par l'expression; deux poëmes qui sont devenus populaires en huit jours et sont entrés dans l'œil de ce siècle avec la puissance de l'évidence et avec le charme du rayon qui entre dans le regard.

Ainsi ce n'est pas seulement l'homme, ce n'est pas seulement l'inclination de notre propre goût, c'est le genre qui nous fait choisir Léopold Robert pour vous parler aujourd'hui de la littérature peinte dans les œuvres de cet étrange génie, le Raphaël de la pure nature, exprimée, en dehors de toute convention de religion, d'histoire ou d'école, par le pinceau d'un berger du Jura.

XI

Mais si l'homme est dans l'art, l'art aussi est dans l'homme; nous ne séparerons donc pas l'art de l'artiste, ni l'artiste de l'art dans l'analyse de ce grand poëte de la toile qui mourut d'amour et qu'on a appelé de notre temps Léopold Robert.

Voici sa vie; sa vie et son art c'est toujours lui. Le lieu de sa naissance se représente souvent à mon imagination: l'âme des lieux se retrouve toujours plus ou moins dans l'âme de l'homme.

Le matin d'une des chaudes journées du mois de juin 18**, je partis seul et à pied de la petite ville pastorale et batelière de Neuchâtel en Suisse, pour gravir le mont Jura. On sait que le Jura est une épaisse muraille de montagnes à pente douce du côté de la France, à pente escarpée du côté de la Suisse. Ce sont des Alpes sans neige; quelques bouquets de sapins suspendus aux flancs des rochers y encadrent des pâturages d'herbes hautes et fines perpétuellement arrosées par la brume des nuages. Ces pâturages sont plus savoureux que ceux des Alpes; le foin, qu'on n'y fauche jamais, monte jusqu'au-dessus des jarrets des énormes vaches blanches qui semblent nager, à demi ensevelies, dans une mer de fourrages. Leurs larges sonnettes de cuivre, suspendues à leurs cous par une courroie de cuir à boucles luisantes, rendent de loin en loin des tintements très-harmonieux qui semblent sonner les heures sous leurs pas à ces solitudes. Quand on approche d'elles pour mesurer de l'œil la grandeur de leurs pis gonflés de lait, qu'on trait deux fois par jour sans tarir la source, elles relèvent leurs larges têtes, ornées plutôt qu'armées de leurs cornes que le joug n'humilie jamais; elles laissent pendre, comme une draperie à festons redoublés sous leurs cous, leurs larges fanons jusqu'à leurs genoux luisants du poli de l'herbe sur les jointures; elles ruminent lentement, par un mouvement horizontal et distrait de leurs mâchoires, la touffe d'herbe et de fleurs broyées dont les brins pendent des deux côtés de leur bouche, et elles vous regardent d'abord avec étonnement, puis avec familiarité, puis avec amour. Toute la paix des steppes où elles vivent est dans leurs yeux; ils sont bleus comme le ciel, limpides comme la goutte d'eau que la rosée du matin a laissée au fond de la pervenche qu'elles foulent aux pieds; leur profondeur n'a point d'abîmes comme les yeux humains. On ne peut pas se lasser de les regarder; on n'y voit qu'intelligence, sécurité, innocence, résignation à la destinée, amitié pour l'homme. Tel devait être le regard de tous les yeux dans le jardin de félicité, avant que le soupçon et la ruse fussent entrés à la suite des passions dans la nature; simple miroir qui réfléchissait le monde extérieur à l'âme pensante et l'âme pensante au monde extérieur, dans le milieu d'un mutuel amour et d'une universelle paix. Dès mon enfance j'aurais passé des journées entières à me mirer dans ces larges yeux des vaches ou des bœufs au pâturage, et j'y trouve encore aujourd'hui une paix communicative qui me purifie le cœur ou l'esprit.

(Voyez les quatre têtes de buffles et de bœufs dans les Moissonneurs et dans le tableau de la Madonna dell' Arco de Léopold Robert, et vous y reconnaîtrez ces réminiscences du Jura.)

XII

Après qu'on est sorti d'une gorge profonde qui mène de la ville au Jura, et à mesure qu'on s'élève sur les pentes de cette chaîne, le lac de Neuchâtel, dont on s'éloigne, paraît se rapprocher quand on se retourne. On le voit bleuir au pied des tours blanches de la ville et des noirs sapins; les anses et les ports qui le bordent se dessinent comme sur une carte de géographie; quelques voiles de pêcheurs y semblent immobiles; l'eau se rétrécit par l'éloignement; puis la brume enveloppe ses rives indécises qui vont se fondre dans l'horizon du canton de Berne.

(On reconnaît également ici l'horizon des lagunes de Venise dans le tableau des Pêcheurs de Léopold Robert; on voit que cette image d'enfance, restée dans ses yeux, avait besoin d'en sortir et de se reproduire sur la toile. Nos paysages sont en nous autant que dans les sites où nous plaçons nos scènes.)

XIII

Enfin, de rampe en rampe et de croupe en croupe, on arrive, après trois ou quatre heures de marche, au dernier plateau du Jura. Il est raboteux et mamelonné comme le dos d'un dromadaire; il est nu aussi comme le désert. On voit à distance un grand village, maintenant une élégante et populeuse petite ville, née en trente ans de la nature pastorale et de l'industrie. Aucun lac ne la baigne, aucune culture ne l'environne, aucune forêt ne l'ombrage. Ce village, bâti comme pour une nuit dans la solitude, ressemble (ou plutôt ressemblait alors) à un groupe de tentes noirâtres, dressées pour une halte de pasteurs dans les steppes de Crimée par une tribu errante de Tartares. On y entre, sans s'apercevoir qu'on y est entré, par une grande rue, (alors dépavée), bordée çà et là de pauvres maisons grises aux toits aigus, pour laisser glisser l'hiver les lourdes neiges.

Ce groupe de maisons, c'était la Chaux-de-Fonds, la ville où Léopold Robert était né. Il y avait loin de là aux sites poétiques, voluptueux ou majestueux des villas romaines, du golfe de Naples ou des lagunes et des canaux de Venise qu'il devait reproduire un jour. Seulement il y avait une chose dont je fus frappé et qui m'a mille fois frappé depuis dans mes voyages: c'est un horizon très-élevé, et par conséquent très-lumineux, dont on jouit ordinairement sur les hauts plateaux de la terre, et qui semble baigner les cimes de la Chaux-de-Fonds d'une pluie de rayons venant d'en bas et d'en haut à la fois sur le paysage. (Ce sentiment de la lumière si limpide et si répandue dans les tableaux de Léopold Robert doit tenir aussi de ce rayonnement et de cette transparence particulière à l'atmosphère du plateau où il ouvrit les yeux.)

XIV

C'était au lever du soleil; je déposai mon sac de cuir sur le banc de bois d'un cabaret de village, seule auberge qu'il y eût alors à la Chaux-de-Fonds. On me servit du laitage, du pain bis, des œufs, du vin de Neuchâtel, et tout en déjeunant je m'informai négligemment, auprès de la jeune et belle hôtelière au costume bernois et aux longues tresses de cheveux pendantes sur ses talons, d'un étranger qui habitait depuis quelques semaines, sous un nom supposé, la Chaux-de-Fonds. J'étais informé de sa résidence, je savais son nom de guerre; j'étais convenu par lettre avec lui d'une entrevue au village-frontière de la Chaux-de-Fonds pour des raisons qui sont restées secrètes.

L'hôtesse me dit qu'elle avait logé en effet ce jeune étranger peu de jours avant celui de mon arrivée au pays, mais que cet étranger, trouvant encore trop de monde et trop de bruit dans une hôtellerie de village, habitait maintenant un châlet isolé sur un des plateaux, chez un horloger. Elle me montra du doigt la fumée du toit de l'horloger, à travers la fenêtre ouverte.

Je repris mon sac sur mon dos, j'essuyai la sueur de mes cheveux, je payai mes douze batz de Suisse à l'hôtesse, et je m'acheminai à l'indication de la fumée vers le plateau de l'horloger pasteur. Je marchais, sans suivre de sentier, à travers la pelouse courte, broutée par les moutons, qui tapissait les mamelons autour du village çà et là sur ma route; j'apercevais, disséminés aux flancs ou au fond des vallées, des châlets à peu près semblables à ceux de Lucerne ou de Berne; seulement ils étaient fondés sur des murailles de pierre noire, et le bois enfumé de l'étage supérieur attestait la pauvreté ou la négligence des habitants. Quant au reste, c'étaient les mêmes toits en pente roide, couverts de lattes de bois mince comme des écailles d'ardoise, noircis par la pluie et bordés sur la corniche de grosses pierres lourdes pour empêcher la toiture de s'envoler aux vents. Une galerie couverte circulait autour de la maison, avec sa balustrade de sapin sculpté; un escalier extérieur montait du seuil à la galerie; un bûcher de rondins et d'éclats de bûches blanches de sapin était symétriquement rangé sous l'escalier; un pont de planches menait de la cour à la grange; le foin et la paille débordaient comme d'un grenier trop plein par les ouvertures; des filles et des enfants déchargeaient un chariot de fourrage embaumé, tandis que deux bœufs, dételés du timon, mais encore appareillés au joug, léchaient de leurs langues écumantes les brins des longues herbes qu'ils pouvaient saisir à travers les ridelles du char. (J'ai reconnu plus tard ce char rustique dans celui du tableau des Moissonneurs ou du Retour de la fête d'Arco.)

XV

Sous l'avant-toit formé par le plancher proéminent de la galerie, et tout près de la première marche de l'escalier, on voyait une porte ouverte; à droite et à gauche un banc de bois blanc; devant la porte une vasque de pierre grise, entourée de seaux de cuivre et surmontée d'une tige de fer creux d'où ruisselait un filet d'eau, retombant avec une mélodie assoupissante dans la vasque. À travers la porte on voyait briller un grand feu à flamme résineuse dans l'âtre. C'était la cuisine du châlet.

À gauche de cette cuisine, une petite fenêtre basse et à petits carreaux de verre à huit faces, encadrés dans le plomb, illuminait un établi d'horloger vivement éclairé par la fenêtre. Des pendules de bois, des boîtes de montre en argent et en or, des ressorts d'acier, des rouages dentelés par la lime étaient suspendus aux vitres ou jetés pêle-mêle sur l'établi. On entendait du dehors le grincement de l'outil qui façonnait l'acier dans les mains du père de famille ou des enfants du châlet.

Ce spectacle de l'industrie sédentaire de l'horloger, mêlé aux travaux champêtres du paysan des hautes montagnes, présentait un aspect de bien-être et de bon ordre qui faisait penser aux premiers temps du vieux monde. L'abrutissante division du travail, qui mécanise l'homme pour enrichir la société et qui fait de l'ouvrier humain une machine à un seul usage, n'était pas encore inventée: l'artisan, le pasteur et le laboureur étaient confondus dans un même homme. On sait que de Besançon, de Saint-Claude, de Morez, au Locle et à la Chaux-de-Fonds, jusqu'aux plateaux de Saint-Fergues qui dominent le bassin de Genève, presque tous les châlets isolés, bâtis au milieu des pâturages, cachent un atelier domestique d'horlogerie! Chose étrange! ces solitaires, pour qui les heures ne marquent que le retour périodique des mêmes saisons et l'immobilité au temps sur le cadran de leurs occupations toujours les mêmes, sonnent partout l'univers les heures agitées de la vie des villes. Ces habitants du Jura ressemblent aux muézimes des cités de l'Orient, qui se tiennent sur les hauteurs de l'atmosphère, au sommet des minarets, pour chanter l'heure et pour avertir les hommes d'en bas de la fuite inaperçue du temps, qui glisse entre les doigts de l'homme comme l'eau.

XVI

Le châlet dont on m'avait indiqué le site par la fumée de son toit était semblable à tous ces châlets. J'y trouvai l'étranger déguisé dont je cherchais depuis plusieurs jours la trace; je passai le reste de la soirée à m'entretenir avec lui de l'objet de notre entrevue, tout en nous égarant de meules de foin en meules de foin sur les pentes veloutées des collines prochaines. On m'offrit pour la nuit une place dans le fenil, et je partageai le souper de la famille de l'horloger pasteur.

XVII

Cette famille du haut Jura ne sortira jamais de ma mémoire; il y avait le père, la mère, cinq ou six enfants échelonnés de taille comme d'âge, à commencer par une belle jeune fille de seize ans, à finir par deux petites filles et trois petits garçons dont le plus jeune était encore pendu, comme la dernière grappe, à la mamelle de la mère.

Le père était un visage pensif aux yeux noirs, au front profondément creusé par le pli de la réflexion entre les deux yeux, au teint pâli par le métier sédentaire, mais à la bouche fine et délicate, comme celle de J.-J. Rousseau, le philosophe de cette même race d'horlogers du Jura. Son regard couvait toute cette couvée éclose de son amour et nourrie de son travail d'artisan; il se délassait le soir et les jours de fête par la lecture. On voyait sur une planchette de sapin, au-dessus de son établi, quelques volumes soigneusement rangés: la Bible, les Pastorales de Gessner, ce Théocrite de Zurich, l'Histoire de la Suisse, par Jean de Müller, les œuvres de J.-J. Rousseau, les Études de la Nature de Bernardin de Saint-Pierre, Paul et Virginie, et quelques alphabets en grosses lettres pour enseigner à lire et à écrire aux enfants quand ils seraient d'âge.

La mère était une belle figure des montagnes, usée par ces précoces maternités; il y avait, sur ses traits amaigris et pâlis, des retours de fraîcheur et de beauté pareils à ces retours de soleil du soir sur les rosiers du jardin après la pluie.

Les petits garçons étaient plus graves qu'ils ne sont ordinairement à cet âge; il y avait de la timidité et de la mélancolie dans leurs physionomies. La solitude approfondit tout, même le premier regard sur la vie dans la naïve enfance.

La fille aînée était une de ces figures qu'on ne voit pas deux fois dans le cours d'une vie et qu'on ne peut pas voir ailleurs que dans les châlets d'un peuple pastoral; les traits étaient d'une pureté grecque, les yeux d'une limpidité de fontaine sous la roche, le teint d'une blancheur de marbre transpercé par un rayon du matin, les formes d'une élévation, d'une perfection, d'une élégance, d'une souplesse, et cependant d'une dignité naturelle que les statues attiques, trop peu chastes d'expression, n'ont jamais, mais que les statues virginales des sculpteurs allemands du moyen âge ont seuls rêvée et reproduite dans leurs niches de cathédrales. L'ombre de ses longs cils sur ses joues, le soir, quand elle lut en notre présence la prière d'avant la nuit aux enfants, flotte encore dans mes regards après quarante ans, comme si la lampe qui éclairait son suave profil n'était pas éteinte encore. C'était la sainteté de la jeunesse enveloppée du respect qu'elle inspire; il n'y aurait pas eu sous les tentes de Madian un homme assez dépravé et assez hardi pour profaner, par une mauvaise pensée, cette vision d'ange féminin, et cependant elle regardait jusqu'au fond de l'âme l'étranger qui lui parlait de ses petits frères et de sa petite sœur, et, quand elle souriait, il y avait tant d'abandon et tant de sécurité dans ce sourire qu'on croyait voir en elle une sœur avec laquelle on avait souri.

XVIII

Je passai trois jours dans cette famille patriarcale; j'en ai oublié le nom, je n'en ai oublié ni le châlet, ni les habitants, ni les naïvetés, ni les matinées passées à faner le foin sur les prés, ni les soirées autour de l'établi de l'horloger, pendant que la mère chantait à demi-voix pour endormir l'enfant sur son sein et que la jeune fille limait entre ses doigts délicats, à côté de son père, les anneaux microscopiques d'une chaîne de montre.

C'est là et dans quelques autres châlets du haut Jura français que j'appris à apprécier ce mélange heureux d'une profession pastorale d'été et d'une profession mécanique d'hiver, qui donne l'aisance et l'occupation à toutes les saisons. Ces horlogers champêtres sont une classe d'artisans lettrés, une aristocratie de travail dont les mœurs élégantes et simples font de ces montagnes une Arcadie d'artistes.

C'est dans une de ces familles (peut-être dans cette famille même où je découvris l'étranger de la Chaux-de-Fonds) que Léopold Robert avait reçu le jour. Il y avait aussi dans la maison un père artisan, une mère pieuse, une sœur angélique, trois petits frères maniant de leurs mains enfantines le râteau du faneur le jour, l'outil de l'horloger le soir. J'ai toujours aimé à me figurer que Léopold et Aurèle Robert étaient sortis de ce nid dans les herbes dont le hasard m'avait fait partager quelques jours la paix.

XIX

Léopold était né à peu près à la même date du temps que moi, six ans avant le siècle. «La maison de son père, disent ses biographes, M. de Lécluse, le Winckelman des peintres français, et M. Feuillet de Conches, son ami, la maison de son père, où il naquit, est en dehors du village sur le chemin qui conduit au Locle. C'est là qu'enfant Léopold errait dans les herbages, au milieu des pâtres et des troupeaux.»

La nature, le ciel, les eaux, les arbres, les animaux, les figures simples, graves et d'une gracieuse sévérité de traits des pasteurs et des faneuses suisses furent ses seuls maîtres et ses seuls modèles. Le soir, en rentrant dans la maison, il couvrait d'ébauches au crayon ou à la craie les murailles et les planches de sapin de l'atelier d'horlogerie de son père; ses ébauches étaient empreintes d'un caractère de grandiose et d'idéal qui les firent remarquer par les amis de la famille. Son père cependant ne le destinait pas à l'horlogerie, qui ne pouvait nourrir plus d'un monteur de boîtes de montre dans le petit bien de famille; il l'envoya faire des études classiques dans une maison d'éducation économique à Porrentruy; il voulait le préparer à la profession du commerce: le Suisse est, comme l'Arabe, guerrier, pasteur ou marchand. Les instincts de Léopold répugnaient à cette profession d'un honnête et laborieux égoïsme; il avait trop d'imagination pour aimer le chiffre, qui n'exprime que des quantités et qui résume toute une vie d'homme dans un seul mot: l'épargne.

On sentit bientôt qu'il n'était pas né pour un comptoir de trafiquant de Bâle ou de Zurich.

On le rappela au châlet; il avait néanmoins dévoré les livres classiques de son école; on le livra à sa nature. Il entra comme élève dessinateur et graveur chez les Girardet du Locle, voisins et amis de l'horloger de la Chaux-de-Fonds. Ses essais furent heureux, ses progrès rapides.

L'un des deux frères Girardet était célèbre déjà dans la librairie de Paris et de Neuchâtel par les dessins et les gravures remarquables dont il décorait les livres illustrés. Charles Girardet choisit Léopold Robert parmi ses apprentis pour l'amener avec lui dans son atelier de graveur à Paris. Le peintre David, qui régnait alors en France comme réformateur de la peinture, permit au jeune apprenti de venir dessiner d'après ses tableaux froids et automatiques dans son atelier. Robert y prit le goût de la rectitude et de la sobriété des lignes de ses figures; il ne pouvait y prendre ni l'expression des physionomies, ni la passion, ni le mouvement, ni le coloris, triple vie du tableau qui manquait entièrement à son maître. David était à la peinture ce que Calvin était à la religion, un rigide réformateur, non un créateur. Il éloignait les vices, il n'enfantait pas la beauté; il avait un pinceau, il n'avait point d'âme. Il y a plus d'âme dans un des visages du tableau de la Pêche à Venise que dans l'œuvre entière de David.

XX

Léopold Robert concourut pour le prix de gravure à l'École des beaux-arts de Paris; sa naissance étrangère l'exclut du concours. Bientôt l'exil politique de David, proscrit comme régicide en Belgique en 1816, ramena le jeune artiste, sans maître et sans patrie, dans la maison paternelle. Il y resta deux ans, découragé de ses espérances; il employa ces années d'incertitude et d'impasse à se créer son art à lui seul par des méditations solitaires et par des essais assidus.

La figure humaine, dont la Suisse et dont sa propre famille lui offraient les plus beaux types, l'expression des sentiments simples sur les traits, les attitudes, ces gestes de l'âme, furent sa principale étude dans de nombreux portraits. Le caractère spécial de son pinceau, la réflexion, la simplicité, la mélancolie, le gracieux dans la sévérité, l'idéal dans le vrai, sont sans doute les produits de ces années de solitude, ingrates en apparence, fécondes en réalité. Une école n'aurait créé qu'un disciple, l'isolement et la pensée créèrent un maître. Que serait devenu Léopold Robert s'il était resté un élève froid et compassé de David dans une école des beaux-arts à Paris? Il lui fallait pour maître les montagnes, les pasteurs, les mers, les matelots, les horizons romains des Marais-Pontins, la lumière qui baigne les Abruzzes et ces mélancolies profondes qui creusent l'âme jusqu'au désespoir, mais aussi jusqu'au génie. Dans tous les arts, tous les suprêmes artistes sont fils d'eux-mêmes. Que serait devenu Chateaubriand si, au lieu de converser avec son âme sur les grèves de Combourg ou dans les forêts du Nouveau-Monde, il avait eu pour séjour de jeunesse les salons efféminés de Paris et pour émules les poëtes énervés et maniérés de notre décadence?

XXI

La renommée de ses portraits descendit de la Chaux-de-Fonds jusqu'à Neufchâtel. La Providence lui devait un patron; il l'avait cherché dans le roi de Prusse, alors souverain de Neuchâtel; il le trouva, plus près de lui, dans un généreux et riche habitant de cette ville, M. Roullet de Mézerac, qui venait de voyager en Italie. Ce compatriote offrait à Léopold Robert son amitié et le subside nécessaire pour aller étudier son art dans la patrie de l'art.

Le jeune artiste accepta sans hésitation, des mains de l'amitié, ces arrhes de sa gloire future, bien sûr de les restituer avec usure à son généreux patron.

C'était en 1818; le pape Pie VII régnait, après avoir longtemps pleuré sa capitale dans les longs exils de Fontainebleau et de Savone. Plus pieux que Léon X, mais aussi fervent qu'un Médicis pour l'illustration de sa capitale par les arts, il laissait administrer sous lui son ministre et son ami, le cardinal Consalvi, d'aimable mémoire.

Ce cardinal, plus politique que sacerdotal, ressemblait de visage et de caractère à Fénelon; il faisait de Rome, à cette époque, la Salente des arts. Le reflux d'étrangers longtemps privés par la guerre du séjour de cette capitale des ruines concourait à cette splendeur restaurée de Rome; c'était la capitale des peintres, des sculpteurs, des musiciens, des poëtes, des savants de toute l'Europe. Nous n'oublierons jamais l'atmosphère d'enthousiasme pour le génie qu'on respirait alors dans cette Athènes de l'Italie. L'âge de Périclès renaissait sous le cardinal Consalvi. Après une matinée passée dans l'atelier de Canova, le Phidias vénitien, on visitait les ateliers de Thorwaldsen, le Michel-Ange du Nord; on assistait à la création de toiles ou de fresques magiques sous le pinceau de dix écoles de peintres de toutes les nations, presque tous hommes d'un esprit de conversation transcendante (car le pinceau, je ne sais pourquoi, aiguise l'esprit plus qu'aucune autre profession artistique; c'est peut-être parce que l'intelligence pense pendant que le pinceau, qui se promène de la toile à la palette, repose l'esprit et le rend plus dispos au doux exercice de l'entretien. Personne ne cause avec plus d'originalité qu'un peintre).

On sortait de ces ateliers, ouverts dès le matin aux visiteurs comme nous, pour aller, avec M. de Humbolt ou avec M. Gell, explorer les fouilles ou les ruines du Palais d'or de Néron; le soir on entendait au théâtre de Frosinone les légers opéras, préludes de Rossini, ce rossignol du siècle; l'oreille encore ivre de cette musique, on achevait les soirées dans les salons lettrés de la duchesse de Devonshire, entre le cardinal Consalvi, son ami, et les politiques les plus consommés des différentes cours de l'Europe. On retrouvait là tous les jeunes artistes du matin, confondus, comme du temps de Léon X, avec les puissants de la terre. On écoutait les vers de lord Byron, apportés de Ravennes ou de Venise par la mémoire des derniers arrivés de l'Adriatique; quelquefois on me demandait quelques-unes de mes propres Méditations, composées la veille au bord des cascatelles de Tibur. On rentrait à pas lents au clair de lune d'Italie, qui jetait les grandes ombres du Colysée ou du Panthéon sur les cendres de Rome. L'enthousiasme de l'antiquité, de l'histoire, de l'art, des statues, des tableaux, de là musique, de la poésie, de la philosophie, baignait tous les pores; c'était la transfiguration de l'homme en pure intelligence par la divinité de l'art; on ne respirait que de la gloire; on avait le mirage de l'immortalité. Quels jours! Et maintenant quels soirs!

XXII

Cette atmosphère romaine de 1819 à 1822 transfigura aussi Léopold Robert en Romain. Il eut le vertige de l'Italie; il conçut une peinture nouvelle, tout imprégnée de la pureté des lignes des horizons romains, de la beauté des têtes transtévérines, de la mâle sévérité des attitudes de ce peuple-roi, dont la majesté se révèle dans le pasteur des Abruzzes comme un diadème égaré des palais et retrouvé dans les cabanes, enfin de cette lumière de fournaise ardente qui se vaporise en touchant la terre et qui immerge toute la nature dans un océan de clartés, doublant les objets par les ombres crues qu'elle projette sur leur face obscure. Il effaça pour jamais de sa palette ces teintes vertes et ces nuances grises qu'il avait imitées jusque-là des couleurs ternes de Paris et du Jura, et il y substitua, non pas des couleurs, mais des rayons liquides fondus sur ses toiles. Son dessin suivit la transformation de sa palette; il oublia le vulgaire et ne chercha plus que l'idéal. Quant à l'expression de la passion sur les figures, il n'eut point à la chercher: il la portait dans son âme; il était tout passion, mais comme il convient à l'art quelconque, passion pensive, quoique pathétique, passion qui reste belle dans le supplice, et qui, en se possédant et en se contemplant elle-même, devient spectacle pour les regards de Dieu et des hommes.

XXIII

Cette transfiguration du jeune artiste français et suisse en peintre, en poëte, en philosophe du pinceau italien, ne fut pas soudaine; le travail fut à la hauteur de l'effort.

Tout homme, quelque passionné qu'il soit, et précisément parce qu'il est plus passionné, porte en soi la patience de son génie. À un but éternel il n'épargne pas le temps. On raconte des miracles de la patience de ce jeune homme et de son recueillement érémitique dans une petite maison d'une rue écartée de Rome, pour atteindre par le pinceau ce qu'il atteignait déjà par la conception. Nous avons vu ces centaines d'ébauches, notes de son poëme intérieur, par lesquelles il mesurait ses progrès ou préparait les groupes, même les plus indifférents en apparence, de ses grands tableaux; ces notes sont aussi achevées que ses poëmes. On en voyait un grand nombre à Paris, il y a quelques années, chez un opulent Mécène de la peinture, M. Paturle, digne possesseur de ce reliquaire du génie (M. Paturle vient de mourir; que deviendra ce précieux héritage?). C'est ainsi qu'autrefois à Rome le riche banquier Chigi livrait les plafonds et les murailles de son palais de la Farnesina à Raphaël pour garder à la postérité les moindres traces de cette main divine. Honneur à l'or quand il se dévoue à l'art! Il se transforme en se répandant. Raphaël et Léopold Robert emportent avec eux à la postérité les noms de Chigi et de Paturle.

Apprécier le génie, c'est le génie aussi sous la forme de l'admiration. Sans l'admiration, que deviendraient les chefs-d'œuvre?

XXIV

M. de Lécluse, peintre et écrivain français de notre temps, qui a illustré souvent le Journal des Débats de ses études sur l'art, a droit de partager cet honneur. Il avait connu Léopold pendant ses années de noviciat à Paris; il croyait en lui, et il le soutenait à Neuchâtel et à Rome de ses encouragements, cette monnaie du cœur sans jalousie, et par conséquent sans dénigrement. M. de Lécluse s'est toujours oublié lui-même pour faire valoir les talents de ses rivaux. Comme Socrate, il ne produisait plus, mais il aidait les autres à produire: accoucheur de tableaux, comme Socrate accoucheur d'idées. Beaucoup des lettres intimes de Léopold Robert sont adressées à M. de Lécluse: nous les citerons tout à l'heure; d'autres sont empruntées au portefeuille de M. Feuillet de Conches. Ces lettres, comme ces poteaux funèbres plantés dans la neige des Alpes, au bord du précipice, jalonnent la route de la gloire à la mort.

XXV

Ce fut en 1817 que Léopold Robert se sentit assez maître de sa main et de sa couleur pour composer son premier grand tableau; ce tableau, comme toutes les ébauches qui l'avaient précédé, c'était l'Italie. L'Italie s'était emparée de son imagination: ses yeux étaient le miroir de cette terre de la lumière et de la beauté; son âme entière n'était qu'une transfiguration de l'Italie en amour et en culte. Raphaël ou Titien eux-mêmes n'avaient pas plus aimé cette patrie. Ce fils adoptif égalait ces fils des entrailles en passion pour leur mère. L'Italie viendrait à périr qu'on la retrouverait sous ses pinceaux.

Ce premier grand tableau, sur lequel Léopold Robert fondait en idée sa fortune d'artiste et l'espérance de sa renommée, lui était commandé par un de ses opulents compatriotes de Neuchâtel. C'était la Corinne de madame de Staël, improvisant au cap Mycènes.

Ce sujet, plus déclamatoire que vrai et pathétique, était à la mode de 1820; ce poëme ou ce roman vivait encore; il est mort aujourd'hui, comme meurent, après un certain temps, dans la littérature des peuples, toutes les choses qui sont calquées sur les engouements de la société factice au lieu d'être calquées sur l'éternelle et simple nature.

Le peintre français Gérard l'avait déjà exécuté en homme d'esprit qu'il était. C'est ce tableau que nous avons tous vu suspendu dans l'humble chambre de la belle madame Récamier, au-dessus du fauteuil sacré où s'asseyait, dans sa mâle vieillesse, cette autre Corinne virile du siècle, M. de Chateaubriand.

Ce tableau de Gérard, en face du beau visage flétri de madame Récamier, au-dessus de la tête triomphale et dédaigneuse de M. de Chateaubriand, complétait bien la scène d'intérieur à laquelle j'étais rarement admis. C'était une évocation perpétuelle de l'ombre de madame de Staël dans le cœur des amis qui lui survivaient. Ce tableau était le vrai piédestal de cette figure de madame de Staël, une conversation éloquente dans un salon.

Le visage que Gérard a donné à sa Corinne n'a rien des traces de la passion, des lassitudes du génie, des pâleurs de l'inspiration sur des traits de femme; c'est un poli et frais visage de Suissesse abreuvée de lait, ou d'Anglaise colorée du frisson des brises du Nord, cherchant à froid, dans ses yeux rêveurs, quelques phrases sonores pour pleurer en mesure sur la décadence de l'empire romain, qui lui est parfaitement indifférente. Un pâle Écossais l'écoute par politesse; il s'enveloppe de son manteau contre la froide écume des vagues beaucoup plus que contre le frisson de l'enthousiasme et de l'amour; quelques spectateurs regardent sans comprendre. Les ruines jaunissent et la mer bleuit comme une décoration convenable de cet opéra en plein air. Tel qu'il est le tableau est agréable à l'œil, mais c'est une Italie réfléchie dans la glace et encadrée dans la bordure d'un boudoir de Londres ou de Paris.

XXVI

C'était une grande témérité à un amateur de Neuchâtel de commander l'exécution de ce même sujet à un jeune peintre de ses montagnes; c'était une grande audace au peintre d'accepter le défi. Aussi Léopold Robert, malgré son extrême désir de satisfaire son généreux patron, ne put-il jamais totalement plier son mâle et sauvage génie à ce programme de salon suisse ou français. Il travailla assidûment et lentement à étudier et à placer les paysages, les flots, les écueils, les groupes secondaires de son tableau; mais il laissa toujours en blanc la figure de l'improvisatrice, ne trouvant rien, dans son imagination éminemment vraie, naturelle, sérieuse, de cet enthousiasme de convention qu'il fallait nécessairement donner à cette figure de jeune fille du Nord, psalmodiant et pleurant des lamentations imaginaires sur les catastrophes des vieux Romains. Les catastrophes des femmes sont dans leurs cœurs; Léopold ne pouvait transporter dans leur imagination ce qu'il ne voyait que dans leur âme. Corinne, pour lui, était trop théâtrale; il ne pouvait prendre un tel modèle que sur la scène ou dans une séance d'Académie; or ce n'était pas là qu'il étudiait la nature.

XXVII

À l'époque de 1819 et 1820 où Léopold étudiait avec une solitaire passion son art dans un faubourg de Rome, des actes de brigandage tragique venaient d'ensanglanter la campagne de Rome. Le brigandage, dans ce pays de séve surabondante, est une habitude intermédiaire entre l'héroïsme et le crime; des héros oisifs sont bien près de se faire brigands. Les gouvernements policés les poursuivent, les mœurs du pays ne les déshonorent pas.

La petite ville de Sonnino, au pied des Abruzzes, était peuplée presque tout entière de cette race héroïque et belle de brigands romains.

Gasparone, leur chef, que nous avons connu nous-même dans les geôles de fer des cachots de Rome, venait guerroyer avec les sbires du pape jusque dans les campagnes d'Albano qui dominent Rome. Les étrangers, rançonnés ou enlevés dans les cavernes des montagnes, poussaient des cris de terreur et d'indignation. Le cardinal Consalvi, qui avait été autrefois arrêté et mis à prix lui-même par un de ces chefs de bandits, ouvrit une véritable campagne militaire contre la ville de Sonnino, quartier général du brigandage; les portes et les murs de ce repaire furent crénelés de têtes de bandits tués dans les combats ou dans les supplices au sein de ces montagnes. Rien ne put déraciner de ces rochers le crime héréditaire dans ces sauvages familles; il fallut démolir Sonnino et exporter en masse hommes, femmes, jusqu'aux belles jeunes filles et aux enfants, la population en masse de Sonnino, dans les prisons élargies de Rome.

Ces prisons en plein air étaient seulement une espèce de lazaret épuratoire contre la peste du brigandage; les grands coupables étaient morts sur leurs rochers, exposés sur des fourches patibulaires au bord de la route de Terracine, d'Itri, de Fondi, du royaume de Naples, ou chargés de fer et scellés aux murs des cachots; leurs familles, leurs vieillards, leurs femmes, leurs enfants jouissaient d'une demi-liberté dans ces dépôts de Rome. C'était la plus belle et la plus pittoresque population de tout âge et de tout sexe qu'il fût possible d'imaginer pour un poëte et de reproduire pour un peintre: la taille élevée, les membres dispos, les fières attitudes, les costumes sauvages des hommes; les profils purs, les yeux d'un bleu noir, les cheveux dorés, les épingles d'argent semblables à des poignards, les corsets pourpres, les tuniques lourdes, les sandales nouées sur les jambes nues des femmes; les groupes formés naturellement, çà et là, le long des murs, par les captifs, les épouses ou les fiancées demi-libres, s'entretenant, les joues rouges de passion ou pâles de pitié, avec leurs maris ou leurs amants, à travers les gros grillages de fer des lucarnes des cachots, ouvrant sur les cours; les hommes assis et pensifs sur la poussière, le coude sur leurs genoux, la tête dans leur main; les jeunes filles se tressant mutuellement leurs cheveux de bronze avec quelques tiges de fleurs de leurs montagnes, apportées par leurs aïeules la veille du dimanche, les regards chargés des images de la patrie, des arrière-pensées de la vengeance, des invocations ardentes à la liberté de la montagne; les enfants à la mamelle allaités en plein soleil de lait amer mêlé de larmes; toute cette scène, que nous avons contemplée souvent nous-même alors, laissait dans le souvenir, dans l'œil et dans l'imagination un pittoresque de nature humaine qui ne s'efface plus.

XXVIII

Il avait été donné à Léopold Robert, grâce à la protection de quelques gardiens subalternes de ce dépôt des déportés de Sonnino, d'en jouir tous les jours; c'est là qu'il apportait ses crayons, c'est là qu'il étudiait, sur une vigoureuse nature, les traits, les physionomies, les attitudes, les costumes de ce que la terre d'Italie porte de plus beau dans la femme et de plus mâle dans l'homme. Jamais, depuis Salvator Rosa, le peintre des brigands, brigand lui-même, on ne fit poser la nature vivante dans un si sauvage et si tragique atelier. Le génie de Robert y prit ce caractère de grandiose, de force, de sévérité dans le beau qui s'attacha depuis cette époque à son pinceau comme une couleur indélébile.

Mais, si son imagination s'y dessina, s'y modela, s'y colora sur ces beaux types de femmes apennines des Abruzzes, son cour aussi n'y résista pas; un grand et sombre attrait, prélude, hélas! trop certain d'une grande et sombre passion, s'empara de son âme.

Puis-je l'accuser d'avoir contemplé avec trop de complaisance la fille innocente du brigand des Abruzzes, moi qui ai suivi, sur les vagues de la même mer, la fille du pêcheur de Procida? Et Raphaël ne mourut-il pas lui-même d'admiration pour la beauté plébéienne de la Fornarina?

Regardez, dans le tableau des Moissonneurs, la jeune fille qui se relève de la glèbe, sa faucille à la main, qui tourne aux trois quarts son visage souriant d'un sourire sévère vers le char, et qui jette un regard de reproche amoureux au jeune homme, fils du riche laboureur, dansant devant la tête des buffles? La Fornarina n'a pas un ovale plus parfait et plus déprimé, un regard à pleine paupière où entre plus de ciel et d'où sorte plus de pensée secrète, une lèvre plus dédaigneuse, une fossette dans la joue plus prête à sourire et à pardonner à l'excès d'ivresse de son fiancé. Quelle tête!... c'était celle de Thérésina. Or qu'était-ce que Thérésina? Je vais vous le dire.

XXIX

Thérésina était la plus jeune fille d'un habitant de Sonnino, célèbre par ses exploits de bandit sur les frontières de Rome et de Naples. Sa sœur aînée, Maria Grazia, femme d'un autre bandit emprisonné ou supplicié à Naples, était aussi renommée à Rome par sa beauté que par son caractère. Déportée avec sa famille au dépôt de Rome, elle y était libre, et elle posait comme modèle de beauté tragique devant les peintres étrangers; le peintre français Schnetz, ami de Léopold Robert, directeur depuis de l'école de France à Rome, la protégeait et lui donnait asile; elle le protégeait à son tour quand il allait explorer les montagnes des Abruzzes et chercher des sites pour ses compositions toutes romaines. Un mot de Maria Grazia leur était un sauf-conduit parmi ces montagnards.

Thérésina, plus jeune, aussi belle, mais autrement belle que Maria Grazia, n'avait alors que seize ou dix-sept ans; c'était la grâce de cette beauté dont sa sœur était la force. Robert s'attacha à reproduire cent fois sur sa toile cette charmante et grave physionomie où la naïveté de l'enfance luttait avec la première passion de la jeunesse. Voulez-vous la voir? la voilà, dansant les cheveux, semés de fleurs des hautes montagnes, une ivresse qui a peur de sa joie, une lionne qui badine avec sa griffe naissante.

Voulez-vous la voir? Arrêtez-vous au musée du Louvre devant le groupe des deux jeunes filles qui dansent autour du char du tableau de la Madonna dell' Arco; celle qu'on ne voit que de profil et qui relève des deux mains son tablier pour que les plis ne gênent pas ses pieds nus, c'est Thérésina.

Elle a noué autour de ses cheveux, à demi détachés, une couronne de fleurs sauvages d'un admirable éclat; on y reconnaît les bleuets, les œillets rouges, les marguerites blanches, les pavots mêlés à des épis de folle avoine, toutes fleurs des hauts pâturages du Jura transportées par réminiscence sur le front de la fille des Abruzzes. Son profil est tout à fait féminin, presque enfantin; elle sourit à peine, elle baisse les yeux et regarde ses pieds avec l'expression d'une pudique honte. On voit qu'elle danse non par ivresse, mais par piété, pour complaire à sa sœur, à ses frères, et pour honorer la madone.

Le caractère méditatif, recueilli et sauvage du jeune peintre étranger se complaisait dans la contemplation de cette innocence, fleurissant au milieu des rochers tragiques de Sonnino et flétrie par l'ombre des cachots ou des gibets patibulaires de toute sa famille; ses misères autant que ses charmes l'attachèrent à Thérésina. Elle inspirait ses pinceaux, elle attendrissait son cœur comme tous les premiers amours des artistes sensibles, peintres ou poëtes. Elle devait bientôt mourir, afin de laisser une ombre sur le cœur de son amant et un éblouissement de jeunesse dans ses yeux. La Béatrice de Dante, la Laure de Pétrarque et tant d'autres n'étaient-elles pas de cette famille d'apparitions, qui brillent et qui meurent pour laisser, à ceux qui les ont vues les premiers, des rêves célestes et ineffaçables dans la mémoire? Le génie à ses commencements a besoin de larmes pour tremper la plume ou le pinceau dans la tristesse, cette vérité pathétique du cœur humain.

XXX

«J'ai été frappé en entrant en Italie, écrivait à cette époque Léopold Robert à un des confidents de son âme, de la beauté de ces figures italiennes, des mœurs antiques, des costumes pittoresques et sauvages de ces montagnards du Midi. Je pense les reproduire avec ce caractère de simplicité et de noblesse naturelle de ce peuple, caractère transmis par ses aïeux. Ce que j'ai fait jusqu'à présent ne me satisfait pas encore; j'espère réussir mieux; cependant mes tableaux, quels que soient les sujets, sont déjà très-recherchés à Rome. Mon état me coûte beaucoup; je suis forcé d'avoir toujours des modèles pour mes tableaux, car je suis résolu de ne pas faire un seul trait sans ce secours, qui ne peut jamais tromper... Je fais aussi des excursions dans les montagnes les plus sauvages, et j'y trouve des sujets et des modèles tout nouveaux pour ce nouveau genre de peinture.»

«Cependant, ajoute-t-il dans la lettre suivante en parlant de son tableau de Corinne, ce tableau commence à me peser; j'ai peur de m'être fourvoyé en acceptant de le composer; j'ai choisi un sujet trop difficile à rendre, et d'ailleurs je m'aperçois qu'une Corinne est trop relevée pour moi, qui n'ai jamais fait que des contadines (des paysannes).»

«Cette figure de Corinne est ingrate à faire, poursuit-il quelque temps après; on ne sait quel caractère lui donner, ni quel costume.»

XXXI

On voit que, dans la lutte entre la nature et la convention, la nature en lui triomphe et qu'elle triomphe de lui. Il ne peut concevoir cette sibylle de salon, drapée par la marchande de modes et donnant rendez-vous à ses amis sur un écueil lavé par l'écume, pour écouter une déclamation à froid, puisée dans des rhétoriques de demoiselles. Décidément la nature sincère et grave de l'enfant du Jura se refuse à cet effort impossible. En vain il copie le mâle visage de la sœur aînée de Thérésina, Maria Grazia: cette figure n'a que des passions vraies dans ses traits; elle enfonce la toile; elle fait frémir Oswald et pâmer d'effroi les élégantes Écossaises de la société de Corinne. En vain il copie le délicat et naïf visage de Thérésina elle-même: elle est trop simple pour simuler d'autre inspiration que celle de son cœur; elle est trop timide pour lever au ciel ces regards de sibylle qui sont un défi au soleil; elle ne regarde que celui qu'elle aime, elle ne voit le monde que dans ses yeux. L'impatience saisit à la fin le peintre; il efface d'une main résolue toutes ces ébauches, il renonce au mensonge pour la vérité, et il peint l'improvisateur napolitain, l'Homère populaire et maritime, sa guitare à la main, assis sur un écueil de la plage au pied des montagnes, et psalmodiant, pour quelques sous jetés dans son bonnet de laine, en dialecte des Abruzzes ou des Calabres, l'épopée des brigands et des jeunes Sonniniennes à un auditoire rustique comme lui.

Cette scène-là, il l'a vue cent fois; elle est entrée dans son imagination avec la lumière des plages de Terracine, avec le grincement de la guitare sous les oliviers, avec les visages et les costumes qu'il a depuis six ans sous les yeux.

De plus, la scène est vraie: le vieux poëte du môle de Terracine ou de Sorrente exerce sa profession en plein air pour gagner, en accompagnant ses stances de sa guitare, le pain, l'huile et le fromage nécessaires au souper de sa famille. Sa figure est triste et résignée au fond, mais à la surface elle prend toutes les expressions terribles ou tendres des situations des poëmes qu'il récite.

Les figures de jeunes matelots, de pasteurs, de femmes ou de filles qui se groupent autour de lui, à une distance respectueuse, s'enivrent naïvement et sincèrement des aventures de brigandage, d'héroïsme, d'amour, d'enlèvement, de coups de feu sur la montagne, de tempête sur la mer, d'arrestations par les sbires dans la caverne, de supplice sur l'échafaud, de prière à la madone avant de mourir, qu'elles recueillent en retenant leur respiration. Voilà la vérité! voilà la nature! voilà l'Italie! voilà le tableau que Léopold substitue à l'instant sur la toile aux figures fausses et fardées de Corinne!

XXXII

Regardez ce premier tableau complet de Robert à côté du tableau de Corinne par Gérard: du premier coup d'œil vous vous sentez en pleine lumière comme en plein pathétique, comme en plein pittoresque, comme en pleine vérité. Et puisque nous parlons ici de la peinture comme expression d'une littérature qui parle aux yeux, qui impressionne l'âme, qui communique de l'homme à l'homme des images, des sensations, des pensées, voilà une langue du pinceau qui se fait entendre, entendre non pas d'un cercle d'initiés comme la Corinne de Gérard, mais de tout le monde. Gérard parle une langue morte, Robert parle une langue vivante et vulgaire.

Et d'abord remarquez avec quel instinct de la vérité dans les sensations Léopold Robert, dans son Improvisateur napolitain, dispose les lieux selon la scène. Que veut-il peindre? L'attention, l'attention concentrée d'un groupe ou deux de personnages au récit populaire chanté par un poëte de la nature. Aussi voyez comme il évite de distraire leurs regards ou les regards des spectateurs par tout luxe surabondant de paysages. Le ciel pour dôme, la mer vide pour fond, un rocher nu pour y asseoir son poëte, quelques pierres roulées du rocher pour y grouper ses auditeurs, voilà tout; les deux éléments de l'imagination et l'infini, le ciel et la mer, se présentent seuls à l'esprit quand on aperçoit ce tableau: l'âme se concentre sur le groupe.

XXXIII

De quoi se compose-t-il, ce groupe? Du poëte populaire d'abord, belle tête homérique aux traits pensifs et aux yeux rêveurs, où l'inspiration professionnelle flotte sur un visage de chanteur de rues. Il est assis sur le vieux manteau de laine brune qui s'est détaché de ses épaules; il cherche d'une main distraite des notes sur les cordes de sa guitare pour accompagner sa psalmodie; il cherche de l'œil, dans son imagination ou dans sa mémoire, les aventures ou les vers qu'il chante à ses auditeurs attentifs.

Or quels sont ses auditeurs? C'est ici encore qu'il faut admirer l'instinct naturel réfléchi ou irréfléchi du peintre. Comme il s'agit, pour ces auditeurs, d'un plaisir oisif d'imagination et de cœur, le peintre les a tous choisis dans l'âge de l'imagination ou de l'amour. La poésie lettrée ou illettrée est chose de jeunesse; une fois aux prises avec les occupations actives et sérieuses de la vie, on ne se passionne plus pour ces fables chantées qu'on nomme les poëmes: l'âge mûr n'a pas le temps, la vieillesse n'a plus le goût de ces rêveries; on songe à vivre, on pense à mourir. On laisse rêver ceux qui ne connaissent encore ni la vie ni la mort, et qui se font la mort et la vie à l'image de leurs douces ignorances.

C'est d'abord, assis sur le même banc de rocher, à côté du poëte, un jeune lazzarone de seize ans, qui se destine sans doute à la même profession, qui suit son maître comme l'ombre le corps, qui paraît fier de l'approcher de plus près que les autres, qui tourne sa tête de son côté, qui semble boire des yeux les vers et les sons, et qui contemple avec une admiration étonnée les merveilleuses inspirations du poëte et du chanteur.

Au pied de l'écueil ce sont deux jeunes matelots; l'un est accoudé nonchalamment sur la base du roc, et l'autre, son manteau dans une main et son bras passé autour du cou de son compagnon, comme pour l'inviter à mieux écouter encore le récit, écoute lui-même avec une attention passionnée qui lui fait oublier tout le reste.

Tout près d'eux est une femme d'Ischia, adossée au rocher, assise sur ses talons repliés à la manière des femmes grecques, les deux bras pendants le long du corps; elle regarde en sens opposé de l'improvisateur et ne semble participer à la scène que par ses oreilles.

Une enfant de huit à dix ans, sa fille, rêve aux sons de la guitare, la tête penchée sur les genoux de sa mère. L'attention a fait tomber de sa main et rouler à terre le tambourin entouré de grelots sur lequel elle venait de frotter du doigt la tarentelle de son île.

En face du chanteur, deux belles jeunes filles de Procida ou de Mycènes sont debout, dans l'attitude et dans l'expression de l'attention, émues jusqu'aux larmes; l'une regarde le poëte comme s'il allait lui dire le secret de sa destinée amoureuse; l'autre baisse les yeux et songe à je ne sais quoi de triste comme le récit.

Derrière elles, une autre jeune fille écoute de loin et comme furtivement; on dirait qu'elle craint d'entrer dans le cercle magique, mais qu'elle est fascinée comme la colombe par le serpent.

Plus bas on aperçoit un groupe de pêcheurs qui descendent vers la plage, leurs rames en faisceau sur leurs épaules. Ceux-là n'ont pas le temps de s'amuser aux chimères, mais on voit qu'ils les regrettent, et qu'ils saisissent en passant quelques refrains de l'instrument ou quelques vers connus du récitatif.

Enfin, derrière le rocher où s'assied le chanteur, une jeune mère, assise à distance, presse son nourrisson amoureusement entre sa joue et sa mamelle, comme pour l'empêcher de troubler le silence de l'auditoire en l'endormant.

XXXIV

Voilà tout le tableau, et cependant que de choses ne dit-il pas par les yeux à l'âme! Quelle sérénité, quelle paix, quel apaisement des soucis de la vie, quelles images de félicité, d'amour, d'ivresse rêveuse, ne fait-il pas monter des sens à l'esprit! On nage dans la tiède lumière d'un éther méridional, on glisse sur le cristal azuré de cette mer presque toujours aplanie, on boit par tous les pores la brise embaumée, on regarde ce ciel du soir qui n'est que l'avenue voilée des mondes imaginaires où s'abîme l'espérance; on s'assied, on se groupe, on écoute, on s'étonne, on s'enchante aux chants de ce poëte avec ces jeunes hommes et ces jeunes femmes, doucement ivres de poésie et de musique, ces fleurs du climat où l'oranger fleurit; on s'oublie, on oublie le monde, le jour qui baisse, l'heure qui glisse, les soucis qui poignent, les peines qui attendent. Le peintre vous donne ce qu'il y a de meilleur à un certain âge de la vie sur la terre: une heure d'oubli!...

Aussi ce tableau, véritable révélation d'une poésie du pinceau inconnue au monde, fit-il sur les spectateurs l'impression que des livres tels que Paul et Virginie ou Atala auraient pu faire sur les imaginations. Chaque tableau de Léopold Robert est un livre en effet, un poëme, un roman, une philosophie, une idylle de Théocrite, une églogue de Virgile, un chant du Tasse, un sonnet mélodieux de Pétrarque. Il n'y a autant de littérature dans aucun tableau. Son pinceau est une plume; il parle, il chante autant qu'il dessine; sa couleur a du son, sa toile est lyrique; il parle trois langues en une: on l'entend peindre, on le sent décrire, on le voit penser..................................

XXXV

L'enthousiasme qu'éprouvèrent l'Italie et la France à cette première grande page du génie de Léopold Robert lui donna l'élan et la confiance de son talent. Les artistes ont bien le pressentiment de leur force, mais ils n'en ont la foi qu'après qu'ils se sont vus dans le miroir ému de leur siècle. En 1822, en 1824, en 1826, il peignit les Pèlerins se reposant dans la campagne de Rome, un Brigand en prières avec sa femme, la Mort d'un brigand, la Mère pleurant sur le corps de sa jeune fille exposée, les Chevriers des Abruzzes pansant une chèvre blessée, tous tableaux empreints de la même sensibilité communicative, tableaux qui rayonnent, tableaux qui parlent, tableaux qui prient, tableaux qui chantent, tableaux qui pleurent. On se les disputait dans toute l'Europe pittoresque. Les expositions de Rome, de Paris, de Londres, d'Amsterdam, retentissaient de son nom. Il remboursait ses protecteurs de Neuchâtel; il soutenait son humble famille de la Chaux-de-Fonds; il appelait à Rome, auprès de lui, son jeune frère Aurèle Robert, devenu son élève, son émule et son graveur. Il était ou il semblait heureux, mais déjà le bonheur était devenu pour lui impossible. «Je me sens, écrivait-il à cette époque, malade du mal de ceux qui désirent trop.» On croirait lire un vers de Dante. On va voir ce qu'il désirait au delà de ce que le génie et la destinée lui permettaient d'atteindre. Mais ce désir même, qui n'était encore que rêve confus du cœur, qui devint plus tard passion, et enfin mort, ne faisait que de naître en lui et peut-être ne le reconnaissait-il pas encore lui-même: c'était un amour.

Cet amour voilé, superbe, tragique dès le premier moment, le fît rougir de ce premier trouble léger, accidentel, de sa jeunesse pour la jeune fille de Sonnino; Thérésina fut négligée, oubliée, dédaignée peut-être, et disparut de sa vie: c'est une ingratitude. Elle retourna dans les montagnes avec ses parents; elle fut donnée par eux pour épouse à un de ces héroïques brigands du même métier; elle partagea ses aventures, ses expatriations, ses captivités dans les États romains, dans le royaume de Naples, et elle mourut, jeune encore, à la suite du bandit, laissant la tête de son mari clouée, dans une niche de fer, sur un poteau de la route de Terracine, et son enfant orphelin sur la paille d'une cour de prison.

XXXVI

Cet amour pour une femme d'un rang supérieur, vers laquelle la morale comme l'honneur lui interdisait d'élever sa pensée, n'était encore dans l'âme de Léopold Robert qu'une respectueuse admiration et une modeste familiarité. Les commencements de cette passion ressemblèrent exactement à l'irréprochable culte de Michel-Ange pour la belle et vertueuse Vittoria Colonna, la poétique et fidèle épouse du grand-duc de Pescaire. Ce culte se manifesta jusqu'au dernier jour du sublime artiste par un redoublement d'œuvres incomparables et par ces poésies platoniques où la plume de Michel-Ange égale son pinceau en célébrant son amour.

Cet amour de Robert ressemble davantage encore à la familiarité périlleuse du Tasse avec la princesse Éléonore d'Este, sœur du duc de Ferrare. Le poëte glissa, sans s'en apercevoir, de l'admiration et de la reconnaissance dans la passion; il n'y perdit pas la vie comme Léopold Robert, mais il y perdit sa fortune, sa liberté et sa raison.

Enfin cet amour ressembla aussi à l'attachement intime et mutuel du peintre Fabre de Montpellier et de la belle comtesse d'Albany, veuve du dernier des Stuarts, prétendant à la couronne d'Angleterre, et peut-être cet exemple d'un amour récompensé et d'un mariage secret entre un artiste et une reine découronnée ne fut-il pas sans une funeste influence et sans une fatale analogie sur l'imagination de Léopold Robert.

Le hasard nous a fait connaître personnellement quelques-uns des principaux personnages et quelques-unes des circonstances de ce drame intérieur, si intimement mêlé à la vie, aux œuvres, au génie, à la mort du jeune Robert, ce Werther des peintres. Nous allons retrouver son amour d'abord naissant, puis couvé, puis développé, dans ses ouvres. Jamais l'homme ne fut plus inséparable de l'artiste que dans ce Tasse de l'Helvétie transporté dans une cour exilée à Rome. Ce sont les rêves de son cœur qu'il rend visibles sur sa palette pour les transporter sur la toile; les trois phases de son amour y sont écrites en trois tableaux immortels: la première ivresse d'un sentiment qui vient d'éclore dans la Madonna dell' Arco, la félicité suprême dans les Moissonneurs, la désillusion et le pressentiment de mort dans les Pécheurs de l'Adriatique. Ces trois tableaux sous les yeux ou dans la mémoire, suivez un moment son pinceau; ce pinceau, c'est la vie.

Lamartine.

(La suite au mois de janvier.)

Paris.—Typographie de Firmin Didot frères, fils et Cie, rue Jacob, 56.

Note 1: Musique est ici pour philosophie, équilibre et harmonie des choses, art et symbole à la fois chez les Chinois comme chez les anciens législateurs européens.[Retour au texte principal]

Note 2: Traduction du P. Amyot dans les Mémoires concernant les Chinois.[Retour au texte principal]

Note 3: Mémoires du père Amyot, p. 108 (12e volume).[Retour au texte principal]

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