Cours familier de Littérature - Volume 11
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Title: Cours familier de Littérature - Volume 11
Author: Alphonse de Lamartine
Release date: February 2, 2012 [eBook #38736]
Language: French
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COURS FAMILIER
DE
LITTÉRATUREUN ENTRETIEN PAR MOIS
PAR
M. A. DE LAMARTINETOME ONZIÈME
PARIS
ON S'ABONNE CHEZ L'AUTEUR,
RUE DE LA VILLE L'ÉVÊQUE, 43.1861
L'auteur se réserve le droit de traduction et de reproduction à l'étranger.
COURS FAMILIER
DE
LITTÉRATUREREVUE MENSUELLE.
XI
Paris.—Typographie de Firmin Didot frères, fils et Cie, rue Jacob, 56.
LXIe ENTRETIEN.
Premier de la sixième année.
SUITE DE LA LITTÉRATURE DIPLOMATIQUE.
I
«La nature, qui prédestinait l'Angleterre à cette importance, lui avait donné un caractère qui a ses défauts sans doute, mais qui a la prédestination des grandeurs. Ils portent en eux, ces Bretons, les conditions du gouvernement d'eux-mêmes et des autres: ils sont réfléchis, ils sont audacieux et ils sont persévérants. Leur génie est naturellement hiérarchique. Ils ont un orgueil individuel quelquefois humiliant pour ce qui n'est pas eux; mais cet orgueil ou ce sentiment égoïste de leur supériorité leur donne un orgueil collectif et national qui fait une partie de leur force comme peuple. Je m'estime quand je me compare, c'est le mot des Anglais.
Ils ont le sentiment de la liberté, par suite de cet orgueil; mais ils ont le sentiment de l'aristocratie, par raison. Ils veulent que leur civilisation dure comme un monument: ils savent que rien ne dure dans les mobiles démocraties, gouvernements des passions et des caprices du peuple; la hiérarchie est en tout la forme de l'ordre et la condition de la durée. Ils sont glorieux de ce qui est au-dessus d'eux comme au-dessous; ils respectent leur aristocratie, et ils respectent leurs classes subalternes.
Une monarchie, pour personnifier seulement leur majesté nationale; une aristocratie, pour perpétuer leur civilisation; un peuple libre, pour justifier leur orgueil civique: voilà leur trinité nationale. Liberté à la base, aristocratie au milieu, monarchie au sommet, ordre partout; mais ordre raisonné plutôt qu'imposé. Quelle république, quelle noblesse, quelle royauté dans un même peuple! Celui qui ne l'admire pas n'est pas digne de parler des sociétés civiles.
De ces trois vertus gouvernementales dans la race anglo-saxonne est résulté le phénomène que nous voyons: une richesse incommensurable chez eux, une légitime influence sur les continents, une monarchie véritablement universelle sur les mers ou sur toutes les contrées desservies par les Océans.
II
Or la France peut-elle espérer un allié fidèle, solide, permanent, dans ce grand peuple anglais? Je le dis avec regret, mais je le dis avec courage: non! L'égalité de grandeur, quoique de grandeur diverse dans les deux peuples, s'y oppose; il faudrait pour cela que l'Angleterre renonçât à la terre ou que la France renonçât à la mer, et que chacun de ces deux peuples se contentât de l'empire d'un seul des deux éléments. Voyez le blocus continental de Napoléon provoquant le blocus maritime de l'Angleterre! L'orgueil légitime de l'Angleterre n'abdiquera jamais (et nous ne l'en blâmons pas) une grande part d'influence et d'action sur le continent européen.
L'ambition, légitime aussi, de la France n'abdiquera jamais une part de prétention navale considérable sur les mers. Son commerce n'en aurait pas besoin; ses colonies pourraient s'anéantir sans ruiner la mère patrie, décoration plutôt qu'élément vital de sa puissance: mais son aptitude à la marine militaire, mais ses grandes gloires et la défense de ses côtes, ne lui permettent pas cette abdication. Entre la France et l'Angleterre, il y aura donc toujours, et organiquement, trois grandes choses: la mer d'abord, l'influence continentale ensuite, enfin la passion, troisième élément plus indomptable encore que les deux autres; la passion de la rivalité, qu'une grande nécessité peut faire taire un moment, mais qui ne mourra jamais entre ces deux jumeaux, qui se combattent dans le sein de leur mère, l'Europe.
III
La France ne peut donc pas se confier entièrement à l'alliance anglaise, ni l'Angleterre à l'alliance française. Ces deux rivales peuvent être bienveillantes par raison l'une pour l'autre, jamais identifiées l'une à l'autre: la nature, plus forte que la raison, s'y oppose. Voyez comme cet instinct de politique, par antipathie de nation, se trahit régulièrement à chaque circonstance dans la diplomatie, même amicale, de l'Angleterre envers nous! Quand on sait de quel parti est la France dans une question ou dans un congrès européen, on n'a pas besoin de s'informer de quel parti est l'Angleterre, toujours et invariablement du parti opposé à l'avis de la France; et il en est de même de la France, quoique avec moins d'animosité systématique.
Ainsi l'Amérique anglaise se soulève contre sa mère patrie: la France se compromet follement et déloyalement dans cette guerre filiale, quoique en paix officielle avec Londres.
L'Irlande s'agite: la France la remue, et lui envoie des armes et des soldats.
Dans ces dernières années, après la restauration, la France veut intervenir en Espagne: l'Angleterre proteste au congrès de Vérone, et proclame à l'instant, par la voix monarchique de M. Canning, la légitimité des insurrections des armées et des insurrections antimonarchiques des peuples.
La France s'oppose, par amitié pour l'Espagne, au déchirement des colonies espagnoles de l'Amérique du Sud: l'Angleterre, quoique précédemment soutien de l'Espagne, reconnaît l'insurrection de l'Amérique du Sud, par la seule raison que cette insurrection répugne à la France.
La France veut refréner les Barbaresques sur la côte d'Afrique: l'Angleterre conteste l'occupation très-inoffensive de l'Algérie.
En 1858, la France veut intervenir en Italie, à tort ou à droit, contre l'Autriche: l'Angleterre s'y oppose de toute sa diplomatie en Europe, de toute son éloquence dans ses tribunes.
La France persiste, et veut sagement se retirer dans sa neutralité envers le reste de l'Italie après ses victoires: l'Angleterre change à l'instant de langage et de diplomatie, prend la place abandonnée par la France, et pousse le Piémont, la France, l'Italie entière aux extrémités où nous marchons, pour ne point nous laisser le pas, même dans l'anarchie du continent.
La France veut, très-sagement cette fois, se prémunir sur ses frontières du midi contre une Italie unitaire, alliée des Anglais: l'Angleterre proteste contre cette prudence trop légitime, et crie à la conquête, quand il n'y a de conquérant dans l'Italie d'aujourd'hui que le cabinet britannique.
Ainsi partout, ainsi toujours, dès qu'il y a une folie française sur un point du globe, l'Angleterre est là pour en profiter; dès qu'il y a un intérêt légitime de la France quelque part, l'Angleterre est là pour le combattre. Comment chercher une alliance politique organique dans une si vigilante inimitié? N'y pensez pas: ce qu'il faut à la France et à la civilisation dans nos rapports avec l'Angleterre, c'est la paix, la paix difficile, la paix agitée, mais la paix méritoire, la paix utile au monde, mais la paix l'œil ouvert et la main armée.
En résumé, avec le cabinet de Londres, la paix, oui; l'alliance, jamais!
IV
Après l'Angleterre, dont l'alliance serait un contre-sens à la nature, que voyez-vous? la Russie.
La Russie sera certainement un jour une alliance très-puissante et très-fidèle, par attrait de caractère et par conformité d'intérêt, pour la France. Napoléon a tenu cette alliance russo-orientale dans la main après qu'il avait décomposé l'Allemagne et conquis l'Italie jusqu'à Naples; mais il a brisé cette alliance, en la jetant à terre dans un mouvement d'impatience, pour tenter son expédition chimérique de Moscovie, et en forçant du même coup l'Allemagne, l'Espagne, l'Italie à secouer le joug de ses vaines victoires. L'alliance russe, toujours en perspective, a reculé pour nous dans un horizon de plusieurs siècles; et pourquoi? Vous allez le comprendre.
Les alliances se fondent sur un intérêt commun.
Quels sont aujourd'hui les intérêts de la Russie? Elle en a deux: se consolider en Pologne, empiéter sur les provinces du Danube, s'annexer les provinces grecques, non de race mais de religion, de la Turquie d'Europe, se naturaliser en Asie vers la Perse et vers la Turquie asiatique, posséder le littoral de la mer Noire, s'y créer une marine militaire sur les débris de sa marine détruite de Sébastopol; s'emparer ensuite de Constantinople, de la capitale de l'empire ottoman; marcher de là d'un côté, par le Taurus et par la Syrie, vers l'Euphrate et vers le Nil; marcher de l'autre côté, par la Grèce et l'Albanie, vers le fond de l'Adriatique, et, en resserrant ensuite ses deux bras ainsi étendus, étreindre l'empire de Constantin annexé à l'empire de Pierre le Grand. Voilà son destin, voilà sa nature, voilà sa pensée, même quand elle ne pense pas: la force des choses pense sans elle.
V
Or quels sont les intérêts actuels de la France? Précisément le contraire de ces intérêts russes.
Comme extension vers l'Allemagne, comme assimilation de la Pologne, comme annexion des provinces danubiennes ou des provinces dalmates, serviennes, bulgares de la Turquie d'Europe, l'intérêt de la France libérale ne peut s'allier avec les usurpateurs de la Pologne, et avec un empire démesuré et toujours croissant, qui viendrait écraser l'Autriche, notre seul boulevard contre cette pression des successeurs de Souwarof sur l'Italie et sur nous-mêmes.
Ce serait en Europe l'alliance des Francs avec les Scythes contre les Germains, l'alliance du danger avec la mort. Nous ne sommes pas trop de deux contre un, quand cette prodigieuse unité croissante est déjà de soixante et dix millions d'hommes, et quand ces soixante et dix millions d'hommes sont à la fois soldats intrépides comme des barbares, politiques raffinés comme des Grecs, ayant dans le même peuple les vertus de la barbarie et les habiletés de la corruption. Une telle alliance serait pour nous la trahison de l'Europe et de nous-mêmes. Bonaparte l'a tentée, mais c'était un piége: il était plus Grec que les Grecs. Les Bourbons l'ont rêvée, mais c'était un rêve. Au premier sacrifice qu'ils auraient fait en Occident ou en Orient pour acheter cette alliance, la France et l'Europe, qui se seraient senties trahies, auraient précipité le trône des Bourbons dans le gouffre ouvert sous les fondements de l'Europe. La France libérale aurait crié vengeance contre l'alliance antipolonaise; la France catholique aurait crié anathème contre le patriarche grec.
La jalousie de l'Angleterre aurait incendié de toutes ses torches les escadres françaises à Brest et à Toulon et les escadres russes de Cronstadt et de Sébastopol; l'Allemagne tout entière, à l'exception peut-être de la Prusse, toujours prête à conniver avec tous les périls de l'Allemagne, se serait levée en masse pour défendre le Danube, la Turquie décapitée, l'Adriatique et l'Italie contre la ligue des Russes et des Français.
L'Angleterre aurait placé le quartier général de ses flottes et de ses armées dans le Bosphore ou à Constantinople; le monde eût été en feu pour une chimère du cabinet de Charles X, et cette chimère aurait dévoré les Bourbons eux-mêmes! J'ai vu naître moi-même cette fantaisie royaliste, et non cette politique sérieuse, dans le cabinet d'un ministre des affaires étrangères des Bourbons que je ne nommerai pas; mais je dois attester que cette fantaisie diplomatique, que les historiens de cette époque prennent aujourd'hui au sérieux, n'alla jamais plus loin que la porte de ce cabinet, et qu'elle ne fut jamais qu'un sujet de conversation entre des diplomates français étourdis et impatients des tracasseries de l'Autriche contre nous, forfanterie de cabinets, politique désespérée qu'on jette au vent comme une menace, mais qui ne retombe que sur ceux qui ont rêvé l'absurde ou imaginé l'impossible.
VI
Et en Orient, quels sont les intérêts de la France? Sont-ils, comme on le dit, de doubler l'omnipotence de la Russie en lui livrant pour dépouille la moitié la plus fertile, la plus opulente, la plus maritime du monde méditerranéen, dont la France est la plus tributaire par ses ports sur cette mer de tous les commerces?
Ces intérêts sont-ils d'étendre cet empire russe, déjà si débordant, de Varsovie à Babylone, de la Laponie à l'extrême Arabie, de la mer du Nord à la mer de l'Inde?
Sont-ils de réunir quatre cents millions de sujets sous un seul sceptre?
Sont-ils enfin d'amener ainsi le contact si lourd et si direct d'un tel empire avec la France par la Méditerranée, en lui livrant les portes des Dardanelles et en faisant de Marseille et de Toulon des frontières maritimes de la Russie?
Si c'est là votre carte actuelle de l'Europe et de l'Asie, pourquoi donc avez-vous fait, très-sagement et très-héroïquement, il y a quatre ans, la guerre de Crimée? pourquoi donc avez-vous coulé sous vos boulets, dans la mer Noire, la flotte orientale de la Russie dans le port prématuré de Sébastopol? Étiez-vous fous alors, ou êtes-vous sages aujourd'hui, de livrer l'indépendance de l'univers aux czars, dans l'intérêt d'un petit prince des Alpes qui veut régner à Rome et à Naples plutôt qu'à Turin?
VII
Est-ce la Prusse qui peut vous consoler à elle seule de l'impossibilité de l'alliance anglaise, de la chimère de l'alliance russe? Mais qu'est-ce que la Prusse, au fond, en Europe, si ce n'est un client de l'Angleterre et un avant-poste de la Russie? Son alliance, très-précaire, aurait donc pour la France le double inconvénient d'être anglaise et d'être russe, c'est-à-dire l'alliance avec la jalousie britannique et avec l'ambition moscovite.
Dépendante de l'Angleterre par les unions de famille et par la solde des subventions, dépendante de la Russie par la crainte d'être dévorée si elle n'est pas complice, la Prusse n'est pas une puissance assise sur ses propres bases: c'est une puissance debout, mécontente, inquiète de sa mauvaise assiette territoriale entre la Russie, l'Angleterre, la France, et prête à toutes les infidélités d'alliances si on lui offre le prix de sa versatilité. Quel est l'allié du cabinet de Berlin qui n'ait pas eu à maudire le caractère de ce cabinet à quatre faces, dans ces derniers temps? La France, qu'elle flatte et qu'elle abandonne au moment de l'action en 1806? L'Autriche, qu'elle voit écraser avec complaisance en 1809? La Russie, qu'elle regarde anéantir, sans lever un bras, à Austerlitz? L'Autriche encore, qu'elle contemple aux abois à Wagram, attendant l'issue des batailles pour se déclarer amie du vainqueur? La France encore, qu'elle défie témérairement aussitôt après son traité timide avec elle, et qui la démolit en un jour, à Iéna? La Russie, une seconde fois, contre laquelle elle se retourne à la voix de Napoléon, pour obtenir son pardon par une lâcheté? L'Angleterre, à laquelle elle consent à enlever, comme un recéleur, le Hanôvre, afin de se lier avec Napoléon par un larcin? Quant à l'Autriche, dont elle n'est qu'un démembrement en Silésie, il n'y a aucune guerre, aucune négociation où la Prusse ne lui ait été ou amie infidèle ou ennemie acharnée. Cette puissance, qui se pose comme allemande par excellence, n'est qu'un schisme en Allemagne. Sa seule politique est de décomposer pour absorber: c'est le dissolvant de l'Europe centrale. Quelle alliance sûre la France peut-elle nouer avec une puissance qui représente l'Angleterre sur son flanc droit, qui représente la Russie au cœur de l'Allemagne, qui représente la coalition en avant-garde contre nous en deçà du Rhin, qui représente enfin l'unité allemande en espérance dans l'Allemagne du Nord? L'unité allemande, la perspective la plus antifrançaise que puisse offrir à nos ennemis le génie de l'absurde, génie qui semble posséder aujourd'hui nos publicistes! l'abaissement de notre puissance en Europe! quatre-vingts millions d'Allemands groupés en une seule puissance active contre trente-six millions de Français! unité destructive de tout équilibre et de toute paix, unité de l'extermination, unité mille fois plus mortelle à la France que le rêve antifrançais de l'unité de l'Italie à laquelle nous sommes assez aveugles pour concourir! L'unité allemande, que serait-ce autre chose que la coalition en permanence contre la France?
Une alliance franco-prussienne, qui n'aurait pour but ou pour résultat que l'unité allemande, sous la monarchie de la Prusse, serait donc tout simplement le suicide à courte échéance de la nation. Un illuminé peut la rêver, un patriote ne peut la penser sans crime.
VIII
Examinons maintenant le dernier système d'alliance qui puisse, dans un prochain avenir, maintenir l'équilibre de l'Europe en temps de paix, et favoriser, en cas de guerre, le légitime accroissement de deux peuples que l'on voudrait détruire l'un par l'autre aujourd'hui, pour la satisfaction de l'Angleterre, pour la joie maligne de la Prusse, pour l'extension illimitée de la Russie.
Ces deux peuples sont la France et l'Autriche.
J'entends d'ici le cri de l'ignorance et de la prévention grossi par le cri des fanatiques irréfléchis de l'unité italienne; mais, avant de nous récrier, étudions.
Aujourd'hui que la maison d'Autriche a renoncé, il y a longtemps, à la monarchie universelle de Charles-Quint; aujourd'hui que la Russie, improvisée par la Providence pour des desseins que nous ignorons en Orient, pèse du poids de cent millions d'hommes sur la Pologne, la Prusse, la Hongrie, les bouches du Danube et les provinces presque allemandes de la Servie et de la Bulgarie, qu'est-ce que l'Autriche? C'est le boulevard épais et armé qui couvre seul l'Occident contre l'extravasement moscovite de la Russie en Allemagne et sur tout le versant oriental de la mer ottomane. Nous disons seul, parce que du côté de la Prusse la brèche est ouverte, et que la Prusse, incapable de résister par inégalité de forces, l'est plus encore par politique; livrez-lui des provinces de plus dans le nord et dans le midi de l'Allemagne, et elle se montra toujours prête à recevoir toutes les dépouilles.
Si ce boulevard de l'Autriche contre la Russie en Allemagne et en Orient n'existait pas, il faudrait l'inventer. Or ce boulevard naturel contre la Russie n'est-il pas un des intérêts les plus vitaux de la France? L'Autriche prête à la France, par nécessité, en Hongrie et en Dalmatie, huit cent mille hommes que nous n'avons ni à lever ni à payer pour défendre le Danube, le Rhin, l'Adriatique, contre l'omnipotence moscovite. Détruire de nos propres mains ce boulevard autrichien, ne serait-ce pas découvrir la France et livrer l'Italie, comme l'empire d'Orient, aux Souwarofs futurs? L'Autriche et la Russie, de ce côté, ne font qu'un. L'alliance n'est donc pas seulement possible: elle est naturelle, elle est nécessaire. Ce sont de ces traités auxquels les cabinets ne peuvent rien: ils sont contraints, ils sont écrits par la nature; ils sont contre-signés par la vie et par la mort des nations qui les contractent pour le salut commun.
Du côté de la Prusse, qu'est-ce que l'Autriche en Allemagne? C'est l'obstacle, jusqu'ici insurmontable, à l'unité allemande dans la main de la Prusse. Or ne venons-nous pas de vous démontrer que l'unité allemande, dans les mains de la Prusse, ce serait la coalition en permanence adossée à la Russie et inspirée par l'Angleterre contre nous? La puissance autrichienne, noyau protecteur des petites puissances de l'Allemagne méridionale, n'a-t-elle donc pas, en résistant à l'unité allemande, exactement les mêmes intérêts que la France? L'alliance, de ce côté comme du côté de la Russie, n'est-elle donc pas écrite par la communauté des intérêts de la France et de la maison d'Autriche? Favoriser de ses vœux ou de sa diplomatie la Prusse contre l'Autriche, n'est-ce pas évidemment trahir la sécurité de la France? Aussi voyez avec quel instinct révélateur de haine contre la France l'Angleterre, depuis que la Prusse germe en Allemagne, n'a-t-elle pas toujours cultivé à tout prix l'alliance prussienne! L'alliance obstinée de l'Angleterre avec le cabinet de Berlin doit éclairer le cabinet des Tuileries: l'alliance de l'Angleterre ne sera jamais une alliance française.
Voyez, au contraire, avec quel acharnement, instinctif aussi, le cabinet de Londres et l'esprit antifrançais de l'Angleterre poursuivent, depuis quelques années, l'amoindrissement systématique et la destruction, si elle était possible, de l'Autriche. Cette haine doit vous éclairer, vous, Français, sur la nature de l'Autriche. Si l'Autriche vous était moins nécessaire, l'Angleterre ne la haïrait pas tant: ses haines et ses amours cachent toujours un mal-vouloir contre la France. Votre boussole diplomatique, dans les questions obscures, est dans le cabinet de Londres. Voyez où son aiguille vous pousse, là est le danger!—témoin l'unité italienne et l'unité allemande, ces deux écueils où l'Angleterre vous chasse par tous les vents de sa diplomatie.
IX
Ces deux grands intérêts vitaux, résister au débordement russe en Occident et en Orient, et résister à l'unité allemande bien plus encore qu'à l'unité italienne, sont donc deux intérêts communs, identiques à l'Autriche et à la France. L'alliance sur ces deux points entre la France et l'Autriche est donc, non pas possible, mais imposée. Supposez un moment par la pensée que l'Autriche se soit évanouie dans la nuit, que les Russes soient sur le Rhin, que la Prusse ait absorbé tous les membres de la confédération allemande, que l'unité de l'Allemagne fasse le pendant de l'unité italienne, et demandez-vous ce qu'il en serait de la France à son réveil!—Partisans dénaturés de ces unités antifrançaises, savez-vous ce que vous aurez? L'unité russe!—Voilà ce qu'à votre insu vous poursuivez! Ô Mirabeau! ô grande clairvoyance éteinte avant le temps, tu l'avais prévu, tu l'avais dit! Mais alors la France n'avait pas le vertige des unités, qui sont sa perte, contre les fédérations et contre les équilibres, qui font son salut!
X
Pourquoi donc, me dira-t-on, ce système d'alliance que vous proclamez le seul possible, entre l'Autriche et la France, n'existe-t-il pas encore? Pourquoi les cent voix populaires de la France répètent-elles, à la suite de ses jeunes publicistes, le cri d'extermination contre l'Autriche? C'est d'abord parce que ces publicistes sont jeunes, et qu'ils n'ont pas encore réfléchi à ce qu'ils proclament; c'est ensuite parce que le vieil écho des casernes impériales du premier empire n'a pas eu le temps d'apprendre un autre mot que celui de guerre à l'Autriche depuis Leipzig jusqu'à Fontainebleau; c'est enfin parce que deux grandes questions diplomatiques, l'Orient et l'Italie, se sont malheureusement interposées entre la France et l'Autriche depuis les traités de Vienne, et que ces deux questions, l'Italie surtout, devaient, tant qu'elles n'étaient pas tranchées, empêcher la France et l'Autriche de se reconnaître et de s'allier.
XI
Parlons donc en peu de mots de ces deux questions, si mal posées et si mal résolues par les théoriciens de la fantaisie et par les romanciers diplomatiques.
Et d'abord, de ce qu'on appelle la question turque.
On dit: Il faut anéantir l'empire ottoman; et, si l'Autriche s'y oppose, détruisons donc à la fois l'empire autrichien et l'empire ottoman. Faisons ces deux grands vides soudains en Orient et en Occident; les remplira qui pourra!
Et moi, j'ose vous dire: L'Europe entière, pendant trente ans de guerre sur terre et sur mer, ne suffirait pas à les remplir.
Qu'arriverait-il de l'empire ottoman?
Qu'arriverait-il de l'Europe?
On croit généralement que les quatre cent mille lieues carrées, possédées en Asie et en Europe par l'empire ottoman, sont un espace peuplé de populations chrétiennes opprimées, asservies, compactes, d'une même race, d'un même culte, et qu'il suffirait de se délivrer des Ottomans pour que ces populations florissantes et libres formassent un empire européen, homogène et civilisé, au milieu de l'Asie. S'il en était ainsi, on comprendrait que les prêcheurs nomades d'une nouvelle croisade contre l'islamisme eussent quelque chance de réaliser, au profit de ce qu'ils appellent civilisation, l'expulsion ou l'extermination des Ottomans; mais cette statistique de l'empire ottoman est une grossière erreur et une grossière fiction dont les intéressés bercent les multitudes.
Premièrement, rien n'est plus faux que cette prétendue antipathie religieuse, et que cette prétendue extermination systématique des chrétiens de l'Orient par les Turcs. La preuve que les Turcs n'ont jamais exterminé les races chrétiennes de l'Orient à cause de leur culte, c'est qu'au moment même de la conquête, Mahomet II, le conquérant de l'empire grec, au lieu de proscrire et d'exterminer le christianisme, proclama le libre exercice et le respect du culte chrétien, appela autour de lui tous les prêtres de la capitale, et marcha processionnellement avec eux à Sainte-Sophie, pour leur assurer solennellement dans leur cathédrale la tolérance que les Turcs portent à toutes les religions.
La même tolérance respectueuse fut garantie par les vainqueurs dans toutes les villes grecques chrétiennes de l'empire; nul ne fut ni persécuté ni contraint pour cause de religion; les chrétiens furent seulement obligés de respecter eux-mêmes dans leurs actes et dans leurs paroles le culte mahométan. On partagea les temples entre les religions. Lisez l'histoire dans l'histoire, et non dans les légendes.
Mais surtout lisez-la dans les faits et dans les monuments religieux qui couvrent l'empire ottoman encore aujourd'hui. Si les Ottomans avaient proscrit, persécuté, exterminé le christianisme comme on vous le dit, comment se ferait-il donc que les chrétiens fussent trois fois plus nombreux et cent fois plus riches que les Turcs, sur toute la surface de leur territoire? Comment se ferait-il que les Églises chrétiennes, les monastères chrétiens, couvrissent la Turquie entière de ces témoignages éclatants de la tolérance des Turcs, depuis le mont Sinaï jusqu'au fond de l'Égypte, depuis le fond de l'Égypte jusqu'au mont Liban, tout crénelé de couvents, depuis le mont Liban jusqu'au mont Athos et à ses trois cents couvents et à sa population exclusive de moines? Comment se ferait-il que, depuis la capitale de l'empire jusqu'aux dernières villes des îles et des provinces, la partie chrétienne de la population, exerçant librement son culte, honorée dans ses patriarches, respectée dans ses cérémonies, fût précisément l'élite de la richesse, de l'industrie, du commerce, de la navigation, de la prospérité dans tout l'empire?
Comment se fait-il que tout l'archipel grec professe le christianisme, que la Valachie et la Moldavie soient chrétiennes, que la Servie et la Bulgarie soient chrétiennes, que la Macédoine, l'Albanie, la Dalmatie soient chrétiennes, que la Syrie, à l'exception d'Alep et de Damas, soit chrétienne?
Comment se fait-il que, dans l'intérieur même de l'Asie Mineure, jusqu'aux pieds du Taurus, les villages chrétiens soient mêlés aux villages turcs, de telle sorte que le voyageur a peine à savoir laquelle des deux populations domine l'autre en nombre, en autorité, en richesse, dans toutes ces parties de l'empire?
Ce n'est donc nullement la religion qui fait le signe de distinction dans l'empire: c'est la race conquérante et la race conquise. Les chrétiens vivent, multiplient, prient, trafiquent, s'enrichissent, possèdent leurs priviléges sous la protection de leurs magistrats ou de leurs consuls; les Turcs règnent et gouvernent: voilà toute la différence.
Ils administrent mal, voilà tout leur crime aux yeux des Européens. Ce vice est commun à tous les gouvernements orientaux; on peut même dire qu'il est endémique en Orient, ce vice de mauvaise administration; il tient aux lieux, aux climats, à la configuration des terres, aux montagnes, aux distances, aux déserts. Dans de telles profondeurs de plaines incultes, comment l'administration des tribus peut-elle être autre que patriarcale, c'est-à-dire arbitraire et indirecte? Comment des peuples pasteurs, nomades, aujourd'hui ici, demain à cent lieues, suivant les saisons, l'été sur les côtes, l'hiver dans les steppes, toujours à cheval, transportant sur leurs chameaux leurs familles et leurs tentes, comment de pareilles populations pourraient-elles se prêter au genre d'administration directe, uniforme et sédentaire de l'Europe? La tente et la maison établissent des modes d'administration et de gouvernement entièrement opposés. Donnez donc des systèmes représentatifs aux nomades de la Mésopotamie; donnez des tribunes à des peuples qui parlent des langues différentes; donnez la liberté de la presse aux sauvages Kurdes des frontières de Perse; donnez des préfets et des receveurs généraux aux huttes des Tartares, aux tentes errantes de l'Éthiopie ou de la Mecque!
Cette manie d'uniformité de gouvernement, que nous voulons imposer à des peuples que l'origine, le sol, le climat, ont faits si dissemblables, est une absurdité contre nature. Offrez donc les bienfaits de la liberté à des peuples à cheval, qui possèdent dans l'espace et dans les pieds de leurs chevaux la liberté illimitée du désert!
L'administration de l'Orient sera donc toujours, aux yeux d'un Européen, vicieuse, parce qu'elle ne sera jamais l'administration de l'Europe. Il faut en prendre son parti: c'est Dieu qui l'a voulu, en faisant croître l'herbe ici, et en ne faisant croître ailleurs que l'épine du chameau; en faisant des déserts de quarante jours de traversée sans une source dans le sable, et en faisant déborder le Nil, cet arrosoir de l'Égypte, des nuées encore inconnues de l'Abyssinie.
XII
Quant au gouvernement de l'empire ottoman sur ces multitudes fixes ou errantes, une ou deux batailles suffiraient sans doute pour le changer, en refoulant la race d'Othman d'où elle est venue, ou en l'exterminant sur place, comme Timour ou Gengis-Kan, ces exterminateurs de race. Mais que gagnerez-vous, vous Europe, à ce meurtre fantastique de douze ou quinze millions d'hommes, coupables seulement de leur nom? Comment remplaceriez-vous ce peuple gouvernant par les gouvernés? Je le concevrais s'il y avait dans l'empire ottoman une race, chrétienne ou non chrétienne, assez nombreuse, assez compacte, assez courageuse, assez intelligente pour se substituer de plein droit à l'empire et pour gouverner ces quatre cent mille lieues dépeuplées de leurs possesseurs; mais ce fait n'existe pas. Il y a, en effet, dans l'empire plus de population non turque qu'il n'y a de population turque: il y a des Éthiopiens, des Cophtes, des Abyssins, des Égyptiens, des Arabes, des Bédouins, des Kurdes, des Syriens natifs, des Syriens grecs, des Juifs de Jérusalem et des Juifs de Samarie, des Mutualis, des Druses, des Maronites, des Insulaires, des Candiotes, des Cypriotes, des Arméniens, des Tartares, des Caucasiens, des Hymirètes, des Bulgares, des Serbes, des Albanais, des Grecs surtout en nombre considérable; en tout, je crois, trente ou quarante races différentes d'origine, de mœurs, de sol, de religion, répandues çà et là dans toute la surface de l'empire.
Mais aucune de ces races néanmoins, chrétienne ou non chrétienne, n'y existe en nombre assez prédominant pour y succéder à l'empire ottoman, si cet empire s'écroulait par une décomposition spontanée ou par la violence de l'Europe. De plus, ces peuplades, de race et de religion semblables, telles que les Grecs, par exemple, ne sont pas contiguës les unes avec les autres sur la surface des territoires qu'elles occupent, de manière à former un noyau, une unité quelconque de peuple; mais elles sont séparées par d'autres groupes de populations différentes qui interceptent les communications entre elles et qui leur sont antipathiques: en sorte que les populations supposées habiles à succéder aux Turcs forment une véritable mosaïque de peuples concassés, comme le granit sous le pilon, en véritable poussière d'hommes qui ne peut plus se conglomérer en masse imposante.
Voyez, par exemple, la population grecque: elle existe dans le Péloponnèse, puis elle est interceptée du reste du territoire européen par des millions de Bulgares et de Serbes, véritables Helvétiens de la Turquie. On retrouve une autre population grecque à Constantinople, puis elle est séparée du reste de l'Asie par six millions de Turcs et des millions de Tartares et de peuples caucasiens; on la retrouve dans les îles et sur l'extrême littoral de l'Ionie et de l'Asie, puis elle est noyée dans des millions de Turcs et de Caramaniens jusqu'au Taurus et au delà; elle reparaît en Syrie, mais en extrême minorité, comparée aux Syriens, aux Maronites, aux peuples d'Alep, de Damas; enfin elle se perd au delà de la Mésopotamie, dans l'océan des races arabes, kurdes, persanes, égyptiennes, qui vont se perdre elles-mêmes dans les peuples noirs du Sennaar et de l'Éthiopie.
XIII
Aucune de ces races, pas même la race grecque, n'est donc assez agglomérée dans les mêmes provinces d'Europe, d'Asie ou d'Afrique, pour s'y lever en une unité puissante et pour dire: «Je suis la population héritière des Turcs.»
Il y a plus encore: c'est que toutes les races, chrétiennes ou autres, disséminées sur le sol ottoman sont mille fois plus antipathiques entre elles qu'elles ne le sont aux Turcs sous l'empire desquels ces races vivent, et que, si l'on mettait aux voix à qui l'empire, il n'y a pas une de ces tribus qui ne répondît sans hésiter: «Aux Turcs plutôt qu'aux Grecs; aux Turcs plutôt qu'aux Arméniens; aux Turcs plutôt qu'aux Arabes; aux Turcs plutôt qu'à aucune de ces petites races faibles et tyranniques, assez fortes pour nous opprimer, trop peu pour nous défendre. Mieux vaut pour nous cette subalternité dans l'empire turc que le joug tracassier et persécuteur de ces populations rivales qui nous haïssent.»
La substitution d'une race politique en Turquie à la race gouvernante des Ottomans serait donc une anarchie sanguinaire qu'aucune de ces races ne serait assez prédominante pour étouffer sous la force; l'Orient se dépeuplerait sous leur lutte. Voyez ce qui se passe en Syrie entre les Maronites, les Druses, les Grecs, les Arabes, les Bédouins de la Mésopotamie, toutes les fois qu'une rixe nationale s'élève, et que les Turcs ne sont pas là assez nombreux pour remettre l'ordre et imposer la paix. Voyez, même à Jérusalem, la rixe incessante des Grecs schismatiques et des Grecs catholiques à la porte du saint sépulcre. Ces conflits de race, de schisme et d'orthodoxie sont tels qu'en 1817 les antagonistes incendièrent le saint sépulcre pour l'arracher à leurs rivaux chrétiens, et que, sans les Turcs, arbitres de ces querelles, le saint sépulcre aurait déjà disparu sous la jalousie stupide de ces sacriléges profanateurs de leur propre sanctuaire.
XIV
Mais, si l'empire ottoman ne peut être remplacé en Europe, et en Asie surtout, par les populations indigènes, comment serait-il remplacé par les puissances européennes elles-mêmes?
Sera-ce par la Russie? Mais nous avons démontré que ce serait livrer trois continents aux Moscovites. Qui est-ce qui y consent, excepté les Grecs, dans ces trois continents? Et que serait l'Europe sous cette monarchie gréco-barbare des Scythes? L'avenir verra cet empire; mais nous ne devons pas être les complices de cette vaste servitude. On a vu, à la guerre de Crimée, que l'Europe entière avait l'instinct unanime du danger de livrer l'empire ottoman aux Russes. La France, sans s'informer si elle servait en cela l'Angleterre, a volé à Sébastopol, a versé le sang chrétien pour préserver le sang ottoman, et la France a bien fait. Il ne s'agissait pas en Crimée de religion: il s'agissait de la liberté et de l'équilibre du monde. Puissance civilisée, la France a été là à sa place, à la tête de la civilisation contre la force.
Serait-ce à l'Autriche qu'on livrerait la Turquie? Mais l'Autriche ne serait ni assez hardie pour tenter cette conquête, ni assez forte pour la garder. Que ferait la Russie? Que dirait l'Angleterre? Que tolérerait la France? Qui peut posséder l'Adriatique, les Dardanelles, la mer Égée, la mer de Marmara, l'Archipel, la mer Noire, à moins d'être la première puissance navale du monde? Les flottes anglaises et les flottes françaises combinées détruiraient tous les jours par mer ce que l'Autriche aurait construit d'empire sur la terre; Constantinople aurait le sort de Sébastopol avant qu'une année fût écoulée.
Est-ce la France? Mais la France y rencontrerait en y arrivant les Russes, les Autrichiens, les Anglais, et l'Orient ne serait que le champ de bataille de l'Europe.
Ces puissances se partageraient-elles l'empire ottoman? Mais qui fixera et surtout qui garantira les bornes? Est-ce que, par sa supériorité navale, l'Angleterre ne sera pas toujours la première au poste envié? Est-ce que, par sa contiguïté avec l'empire ottoman en Europe et en Asie, la Russie ne couvrira pas avant nous l'empire de ses armements? Est-ce que, par les provinces de l'Adriatique, et par la Grèce, par la Servie, par la Bulgarie, par le Danube, l'Autriche ne dévorera pas avant nous ce tiers d'un empire? À un tel partage la France a tout à perdre, et rien à gagner que la force doublée de ses ennemis naturels. La puissance du continent occupé par les Allemands et les Russes sépare la France de la Turquie d'Europe; la largeur de la Méditerranée la sépare de la Turquie d'Asie. C'est une proie qui est évidemment dévolue à ses rivaux de terre et de mer; à aucun prix la France ne doit leur faciliter ou leur livrer une telle proie.
XV
L'empire ottoman n'est donc pas, comme on vous le dit, une démolition prochaine qui donnera de l'air à l'Europe, de la place aux rivalités de l'Europe, de la paix aux intérêts rivaux des puissances, des progrès aux civilisations chrétiennes: l'empire ottoman ne serait que le sujet d'une guerre aussi vaste, aussi prolongée que les ambitions de l'Europe; ou bien ce ne serait qu'un vide immense dans lequel deux civilisations, la civilisation européenne et la civilisation orientale, s'engloutiraient à la fois.
Ces deux civilisations tendent à se rapprocher et à se fondre: votre politique est de favoriser ce progrès parallèle, en maintenant l'empire ottoman à la place qu'il occupe sur la carte, et en protégeant par un grand concordat politique avec le chef nominal, et en ce moment très-vertueux, de cet empire, les populations tributaires du Grand-Seigneur par le gouvernement, et tributaires de l'Europe par l'origine, les mœurs, les religions; c'est ce grand concordat entre la Turquie et l'Europe qui doit être en ce moment la pensée dominante de la diplomatie française. Que la France y pense. Elle aura fait ainsi plus qu'une conquête: elle aura fait l'ordre français en Turquie, au lieu du désordre européen.
XVI
L'autre question, c'est l'Italie; elle brûle en ce moment, et l'incendie imprévoyant que le Piémont y a allumé, et que la France n'a pas étouffé à temps, menace de consumer toute l'Europe.
Essayons d'en décomposer les éléments et d'en chercher une solution compatible avec le rétablissement de l'équilibre et avec le maintien de la paix en Europe.
La diplomatie n'était autrefois que nationale; depuis la révolution, la diplomatie est en quelque sorte européenne. On ne traitait qu'avec les cours; on traite maintenant, dans une certaine proportion, avec l'opinion. L'élément nouveau appelé l'opinion, force morale, s'est mêlé aux autres éléments de force matérielle que les négociations et les traités avaient pour objet de concilier et d'asseoir.
Cela est nécessaire à dire, avant de parler de ce qui se remue aujourd'hui en Italie.
XVII
L'Italie, par la noblesse légitime de sa race, par le prestige éternel de ses souvenirs, par l'intelligence exquise de ses peuples, et par l'énergie, non pas nationale, mais individuelle, de ses fils, souffrait depuis longtemps de sa subalternité politique en face des grandes puissances militaires librement constituées qui prédominaient en Europe. Il y avait un juste orgueil dans les reproches de ses patriotes à leurs gouvernements. L'Italie cherchait les occasions de devenir libre et grande. Cet esprit de revendication d'un haut rang dans le monde était toutefois plus sensible dans l'aristocratie italienne et dans les classes lettrées que dans les peuples. Cela est naturel: c'est par en haut que les peuples pensent, c'est par le cœur que les peuples sentent; la pensée et le sentiment ne sont pas dans les membres.
Le malaise moral de l'Italie, intolérable dans l'aristocratie italienne, était très-peu senti dans les masses. De là vient que l'Italie a beaucoup gémi, beaucoup maudit, beaucoup conspiré avant d'agir. La tête ne trouvait pas les bras à son service; les tribuns ne manquaient pas, mais les armées manquaient aux tribuns.
Un petit peuple à peine italien, plus cisalpin que romain, le Piémont, race de soldats héroïques, rudement maniés, tantôt contre la liberté par des princes clients de la sainte alliance (comme de 1814 à 1848), tantôt pour la révolution (comme de 1848 à 1860), se dit, par la bouche de ses deux derniers souverains: «C'est moi qui suis l'Italie; je vais prendre en main sa cause, je vais en faire la mienne. Ma monarchie, jusqu'ici de troisième ordre et presque inaperçue dans la famille des monarchies, va grandir en un moment, non pas comme une puissance régulière et par un accroissement progressif, mais à la manière des explosions révolutionnaires, jusqu'à la proportion de trente millions d'âmes, d'un trône composé des ruines de cinq ou six trônes, et d'une armée de cinq ou six cent mille hommes qui deviendront mon armée. Monarque d'une si riche péninsule, chef courageux d'une si imposante armée, présent par l'ubiquité du nom de roi d'Italie dans mes cinq ou six capitales, maître de mille lieues de côtes couvertes de ports militaires sur la Méditerranée, pouvant à mon gré les ouvrir ou les fermer aux escadres ou aux débarquements de l'Angleterre, je veux faire compter l'Autriche et au besoin la France avec moi; c'est un terrible poids à placer ou à déplacer dans la balance du continent que trente millions d'âmes, cinq cent mille hommes, l'alliance nécessaire de l'Angleterre et un drapeau qui sera, à mon gré, selon les circonstances, celui de la monarchie absolue, celui de la dictature soldatesque, ou celui de la révolution!»
Que dites-vous de l'ambition d'un si grand cœur dans un si petit prince? Si elle s'accomplit, l'Autriche n'est plus l'Autriche, sans doute; mais la France aussi n'est plus la France!
En s'alliant à l'Autriche, le roi d'Italie amène à son gré un million de soldats sur nos Alpes;
En s'alliant avec nous, le roi d'Italie amène à son heure un million d'hommes sur le Tyrol et sur l'Allemagne du Midi;
En s'alliant avec l'Angleterre, le roi d'Italie amène une armada britannique sur toutes ses côtes, dans tous ses ports, et fait, au premier signe, de l'Italie maritime entière, un avant-poste de l'Angleterre au midi de la France ou de l'Autriche. Il n'y a plus de Méditerranée pour nous! Cela est plus vrai et plus certain que le mot: Il n'y a plus de Pyrénées!
Aussi voyez avec quelle ardeur fébrile l'aristocratique Angleterre a saisi l'idée révolutionnaire de l'unité piémontaise en Italie. L'Angleterre saisit le fer chaud quand il s'agit de prendre une position si redoutable contre la France.
XVIII
La France, cependant, qui devait se borner à empêcher les envahissements autrichiens contre le Piémont, à prévenir les interventions étrangères dans les États italiens, à favoriser, sans y intervenir de la main, le système fédératif entre les nationalités italiennes, la France a prêté deux cent mille hommes, des millions et deux victoires à la pensée antifrançaise du Piémont. Nous ignorons ses motifs, à plus longue vue que les nôtres, sans doute; les cabinets à une seule tête sont les plus sûrs des secrets d'État.
Mais nous voyons se développer jusqu'ici une diplomatie anglo-piémontaise de nature à donner un jour de grands motifs d'inquiétude à la France sur sa sécurité en cas de guerre avec le continent ou en cas de guerre avec la Grande-Bretagne. Car ne nous faisons pas d'illusion sur l'éternelle reconnaissance et sur l'indissoluble alliance entre la France et la monarchie piémontaise de l'Italie une: les rois hommes d'honneur, les ministres qui se respectent, peuvent être reconnaissants par honneur, par pudeur, par intérêt momentané; mais les rois meurent, les ministres passent, les cabinets restent avec l'esprit de leur situation géographique en Europe. Or l'allié nécessaire de l'Angleterre sur le trône unique de l'Italie, trop voisin de la France, ne sera jamais un allié de la France contre la volonté de l'Angleterre.
Si nous voulons des alliés sûrs au delà des Alpes, et nous avons le droit de les vouloir, ne permettons pas à une seule maison royale d'affecter la monarchie universelle de l'Italie, et de retourner contre nous, à la merci de l'Angleterre, cette monarchie universelle que nous aurions nous-mêmes fondée contre nous-mêmes. Où serait l'équilibre? où serait la paix?
XIX
Que devons-nous, libéralement et nationalement, à l'Italie?
Empêcher l'Autriche d'empiéter sur les États italiens, piémontais ou autres dont les traités ont garanti l'indépendance, afin que l'Italie, destinée à être libre, ne devienne pas une monarchie autrichienne, trop pesante sur ces peuples libres, et trop pesante aussi contre nous-mêmes au midi de l'Europe.
Que devons-nous de plus à l'Italie, le Piémont compris?
Des vœux sincères, et des bons offices licites au besoin, pour que ces diverses et inconsistantes nationalités constituées dans la Péninsule se développent en institutions propres, favorables à leur liberté, et se groupent en confédérations indépendantes pour se protéger mutuellement contre l'Autriche ou contre toute autre puissance armée, anglaise, russe, prussienne, même piémontaise, qui tenterait ou de les conquérir ou de les monopoliser à son profit. Enfin nous lui devons une force française, toujours prête à garantir cette confédération italienne.
Voilà ce que nous devons à l'Italie, et pas plus; mais ce que nous impose le Piémont, encouragé dans son ambition à outrance par l'Angleterre, est-ce bien cela?
Quoi! devons-nous au Piémont deux victoires par mois et cinquante mille hommes par an pour soutenir ses provocations, plus anglaises que françaises, à la formidable unité d'une monarchie piémontaise, où nous devons avoir l'œil, si nous n'y avons pas la main?
Devons-nous au Piémont le fardeau à perpétuité de deux cent mille hommes, toujours sur pied pour aller défendre au besoin, à toute heure, la monarchie unitaire du Piémont contre quiconque voudra, du nord ou du midi, résister à ce monopole de la maison de Savoie?
Devons-nous au Piémont le sacrifice de tout ce qui a constitué jusqu'ici, parmi les sociétés civilisées, ce qu'on appelle le droit public, le droit des gens: le respect des traités, la sainteté des limites, la légitimité des possessions traditionnelles, l'inviolabilité des peuples avec lesquels on n'est pas en guerre? Lui devons-nous le droit exceptionnel d'invasion dans toutes les provinces neutres et dans toutes les capitales où un caprice ambitieux le porte, au nom d'une prétendue nationalité que le Piémont invoque pour lui en la foulant aux pieds chez les autres?
Devons-nous au Piémont le débordement, sans déclaration de guerre et sans titre, de ses baïonnettes dans toutes les principautés à sa convenance dans l'Italie septentrionale?
Devons-nous au Piémont son irruption soudaine et non motivée, à main armée, dans cette Toscane des Médicis et des Léopold, toujours notre fidèle alliée, même sous notre première république, par la communauté des principes de 89 et des législations libérales de Léopold, Léopold, le premier des réformateurs couronnés et des philosophes sur le trône?
Devons-nous au Piémont l'invasion inopinée, par cent mille Piémontais, dans ces États du pape avec lesquels le Piémont n'était pas en guerre, et pendant que nos propres troupes, par leur présence à Rome, semblaient devoir garantir au moins l'inviolabilité de fait des territoires? Le drapeau français fut-il jamais affronté avec une telle irrévérence, je ne dirai pas par des ennemis, mais par des alliés intimes à qui nous venions de rendre des services aussi éclatants que Magenta et Solferino?
Devions-nous au Piémont les débarquements scandaleux d'une armée piémontaise en Sicile pendant que ses ambassadeurs assuraient le roi de Naples de son respect pour ses États, et que les ambassadeurs de Naples portaient à Turin une constitution fraternelle en gage de paix et d'alliance?
Devions-nous enfin au Piémont l'entrée de quatre-vingt mille hommes dans Naples même, pour y recevoir des mains d'un autre Jean sans Terre un royaume de neuf millions d'hommes stupéfaits par l'héroïque débarquement d'un intrépide soldat, mais nullement conquis dans une guerre légitime par la maison de Savoie?
Devions-nous au roi de Piémont le droit impuni d'aller, à la tête d'une armée royale, poursuivre, assiéger, bombarder dans son dernier asile, à Gaëte, un jeune roi à qui sa jeunesse, innocente du despotisme de son père, n'avait pas même permis de commettre des fautes qui motivent l'animadversion d'un ennemi ou le jugement d'un peuple? Ce droit des boulets et des bombes sur la tête des rois, des femmes, des enfants, des jeunes princesses d'une maison royale avec laquelle on n'est pas en guerre, est-il devenu le droit des rois contre les rois de la même famille? Est-ce là la fraternité des trônes pour un prince qui veut universaliser la monarchie?
Non, nous ne devons rien de tout cela au roi de Piémont, lors même que, pour légitimer ces énormités monarchiques, il se servirait du beau prétexte de la liberté à porter aux peuples.
La liberté que les peuples se font à eux-mêmes est légitime et sacrée; la liberté que les peuples reçoivent de l'invasion étrangère, à la pointe des baïonnettes du roi de Piémont ou avec les bombes de Gaëte, n'est qu'une ignominieuse servitude.
Tous les peuples de l'Italie ont le droit moderne et incontestable de se donner la liberté chez eux, de détruire ou de constituer le gouvernement national qui leur convient; mais nul n'a droit de leur imposer, sous le nom de liberté et le canon sur la gorge, la monarchie de la maison de Savoie.
Garibaldi, lui, avait le droit, à ses risques et périls, de l'insurrection; car sa tête répondait de son audace, et il ne répondait à aucun allié, à aucun droit public, à aucun principe diplomatique, de ses exploits tout individuels. Il portait un défi personnel aux rois et aux peuples, au-dessus desquels il se plaçait; il était le grand hors la loi, ex lege, du droit des nations.
Mais le roi de Piémont était un roi, roi par le droit public respecté en lui, et qui devait être respecté par lui chez les autres; roi allié de la France, roi défendu dans deux batailles par la France, roi responsable devant la France, roi dont la France était en quelque sorte elle-même responsable, depuis qu'elle lui avait prêté sa force pour défendre son royaume et pour l'agrandir contre ces mêmes envahissements qu'il pratique aujourd'hui chez les autres.
La France a donc parfaitement le droit et, je dis plus, le devoir de ne pas avouer l'ambition d'un roi qui est roi par la grâce du sang français versé pour lui dans la Lombardie, et de ne pas reconnaître une unité monarchique piémontaise de toute l'Italie, qui serait un péril national créé contre la sécurité de la nation française.
C'est le cas, ou jamais, de conférer avec l'Europe ou de déchirer pour toujours le droit public, cette charte des peuples, des États, des trônes, de jouer le monde au jeu des insurrections royales, et de ne plus mettre dans les balances que des ambitions et des boulets, au lieu de droit public!
XX
La France ne fera certainement pas la partie si belle à ses dangereux alliés de Turin, et à ses adversaires naturels de Londres.
Que fera-t-elle, si elle est bien inspirée par l'évidence des dangers futurs que l'unité monarchique de la maison de Savoie, et la nouvelle situation que cette unité monarchique piémontaise donne contre nous en permanence à l'Angleterre, nous prépare?
Elle se dira, dans sa sagesse, ceci:
Le mouvement libéral, national, né de lui-même, de son sol et de sa pensée en Italie, est beau de souvenir et d'espérance.
L'aspiration d'une grande race éclairée, courageuse, à rentrer en possession d'elle-même, est un droit; c'est la légitimité de l'âme des nations.
Nous devons, dans la limite du droit public, respecter, honorer, au besoin favoriser ce droit, s'il était nié ou attaqué dans son exercice par des puissances étrangères à l'Italie.
XXI
Ainsi, que le Piémont, tenu si longtemps dans l'asservissement de l'Autriche ou de l'Église par la maison de Savoie jusqu'en 1848, reçoive ou se donne des institutions représentatives ou républicaines si le pays le veut, et que l'Autriche l'en punisse par une invasion des principes rétrogrades représentés par ses baïonnettes, nous devons voler au secours de l'indépendance du Piémont.
Que la Toscane, pays le plus mûr pour la liberté, parce qu'il a été mûri par les institutions de Léopold Ier, s'affranchisse d'une dynastie qu'elle aime, mais qu'elle suspecte, et se donne les lois de son ancienne république, nous devons regarder avec respect cette résolution spontanée de Florence, et empêcher qu'une intervention autrichienne ne vienne contester ce mouvement de vie dans une terre toujours vivante.
XXII
Que les États du souverain pontife modifient leur gouvernement par leur libre et propre volonté; que les Romains se donnent un gouvernement politique romain, au lieu d'un gouvernement étranger; que Rome veuille être une patrie, au lieu d'être un concile; que la souveraineté traditionnelle du pontife se combine avec la souveraineté civile de la nation romaine par des institutions représentatives et par des administrations laïques, ou même que Rome concilie, comme le voulaient Pétrarque, Rienzi, Dante, les souvenirs de sa république avec le séjour d'un pontife roi d'un empire spirituel, qu'avons-nous à nous immiscer dans les transactions du peuple et des princes? Laissons la puissance à l'un, la liberté à l'autre, la transaction éventuelle entre les deux. L'inviolabilité des régimes intérieurs des peuples chez eux est le droit commun: le droit des peuples, le droit des républiques, le droit des théocraties, je dirai plus, le droit du destin. Ne mettons pas la main entre la Providence et son œuvre. L'œuvre que vous voudrez faire sera précaire; l'œuvre qu'elle accomplira elle-même par la main des peuples et par la main de son premier ministre, le temps, sera durable. Qui a donné au Piémont le droit de juger ou de préjuger de la volonté des Toscans, des Romains, des Napolitains, des Siciliens, et de préjuger de la volonté vraie de ces peuples à son profit? Le jugement des intéressés exprimé par des armées et rédigé par des conquêtes est suspect à tout le monde.
XXIII
Ainsi encore, qu'un jeune roi de Naples, à peine échappé à la tutelle ombrageuse de son père, élevé, dans la solitude royale de Caserte, à cultiver un jardin royal pour toute instruction politique, monte, encore enfant, sur le trône et s'y tienne à tâtons pendant un orage; qu'ensuite il jette une constitution hasardée à ses peuples pour apaiser l'insurrection de Sicile, comme on jette un à un ses vêtements royaux derrière soi pour retarder la poursuite de la révolution pendant qu'elle les ramasse;
Qu'il décompose lui-même son armée par les conseils de ministres incapables ou perfides;
Que ses oncles même abandonnent ce malheureux neveu pour aller se joindre à ses ennemis;
Qu'il sorte de sa capitale pour en écarter les bombes et les obus des Piémontais; qu'il reprenne courage dans l'honneur et dans le désespoir; qu'il s'abrite avec ses derniers défenseurs, avec sa mère, ses frères, ses jeunes sœurs, dans une ville de guerre pour tomber au moins avec la majesté, le courage du soldat, sur le dernier morceau de rocher de sa patrie; et que le Piémont, étranger à cette question entre les Napolitains et leur jeune roi, avec lequel le patriotisme et la liberté les réconciliaient, entre, sans querelles, sans déclaration de guerre, avec ses armées dans le royaume, et vienne, auxiliaire de l'expulsion, écraser de ses boulets les casemates de Gaëte devenues le dernier palais d'un dernier Bourbon: quel droit peut alléguer contre son parent innocent le roi de Piémont, pour s'emparer du trône démoli par ses canons? et quel titre à la monarchie de Naples, que cette violation impitoyable des droits du peuple, des droits du trône, des droits même de la nature et de la parenté! Et quelle diplomatie, excepté la diplomatie anglaise, peut contraindre la France à ratifier de telles audaces contre le droit des peuples?—Aussi voyez comme l'orgueil national humilié de ces neuf millions d'hommes de Naples et de Sicile commence à protester par son soulèvement de cœur contre une annexion aux Piémontais, qui ne fut qu'une surprise de la liberté, mais qui leur paraîtrait bientôt une surprise de l'ambition!
Quel spectacle, en effet, que ce peuple qui veut bien se donner à son libérateur, comme Garibaldi, mais qui ne veut pas se laisser prendre par un envahisseur couronné! Quel spectacle que cette capitale, ce royaume, ces millions d'hommes de cœur, regardant disposer d'eux comme d'un troupeau, entre leur tribun Garibaldi, qui les soulève, et le roi de Piémont, leur maître, qui les annexe! Et quelle durée des trocs pareils de population, contre tout droit et contre toute nature, peuvent-ils faire augurer au monde politique pour une unité monarchique de l'Italie, dont chaque membre proteste contre la tête, et ne présente pour tête que des gueules de canon?
XXIV
Mais, si cette unité piémontaise de l'Italie, conception désespérée d'une péninsule justement impatiente de nationalité qui ressuscite, ne présente à l'Italie monarchisée qu'une perspective de déchirement intestin sous la pression d'un roi militaire, et ne présente, au premier grand trouble européen, que la perspective d'un reflux redoutable de l'Allemagne en Italie; quelle perspective cette unité de la monarchie de Turin, à Naples, à Palerme, à Rome, à Florence, à Milan, présente-t-elle à la diplomatie pacifique de la France dans un prochain avenir?
Examinons, et récapitulons:
Nous avons vu que l'alliance autrichienne était la seule alliance d'équilibre et de paix pour la France, d'ici à très-longtemps.
Or la monarchie unitaire de l'Italie, sur la tête d'un roi de Piémont, rend à jamais impossible l'alliance entre la France et l'Autriche.
Pourquoi? parce qu'une Italie monarchique unitaire, sur la tête d'un roi soldat et sous le joug d'un peuple militaire comme les Piémontais, tendra éternellement par sa nature à inquiéter l'Autriche, non-seulement en Tyrol, mais jusqu'en Allemagne. Ne les voyez-vous pas, dès aujourd'hui, former des légions hongroises et proclamer hautement le plan d'insurger la Hongrie et de démembrer l'Autriche?
Or la seule menace d'insurger la Hongrie précipite de nouveau l'Autriche dans les bras de la Russie. Je l'ai toujours dit aux publicistes français et italiens, complices à leur insu de cette pensée antifrançaise et antiitalienne: «Prenez-y garde! la première insurrection fomentée par vous en Hongrie refait la sainte alliance.
«La Russie et l'Autriche oublieront ce jour-là tous leurs ressentiments, pour écraser de leurs armées combinées les mouvements de la Hongrie, qui pourraient remuer aussi la Pologne.—Avais-je tort? Demandez-le au congrès de Varsovie: tout son mystère est percé à jour par qui sait lire à travers les murailles.»
La monarchie unitaire piémontaise en Italie, à la tête de cinq cent mille hommes, et l'Autriche toujours menacée, seraient donc sans cesse l'arme au bras, l'une pour insurger, l'autre pour se défendre et reconquérir.
XXV
Qu'en résultera-t-il pour nous, France?
Serons-nous alliés à tout prix de la monarchie unitaire du Piémont en Italie?
Serons-nous alliés de l'Autriche?
Si nous sommes alliés de l'Autriche, nous agirons contre notre nature et contre nos intérêts en aidant l'Autriche à reprendre une situation prépondérante en Italie.
Si nous sommes alliés de l'unité monarchique piémontaise en Italie, nous serons quatre puissances militaires réunies en une seule agression contre l'Autriche: la France, l'Angleterre, la Prusse et l'Italie.
Qu'arrivera-t-il?
Nous anéantirons inévitablement l'Autriche sous cette quadruple alliance contre elle. Or, l'Autriche anéantie stupidement par nous, qu'aurons-nous fait? Deux choses, que la France doit redouter plus que toute chose au monde.
Premièrement, nous aurons fait cette monstruosité antifrançaise, l'unité de l'Allemagne sous la main anglaise de la Prusse, c'est-à-dire l'unité de cinquante millions d'Allemands liés à l'Angleterre contre trente-six millions de Français seuls dans le monde.
Secondement, nous aurons renversé, en détruisant l'Autriche, notre seul boulevard contre la Russie. La Russie aura la route libre sur nous et sur l'Italie. Le monde sera, quand la Russie voudra, moscovite. Il n'y aura plus que deux puissances, l'Angleterre et la Russie; ou bien la France, sans alliance, sera obligée de descendre à la subalternité des puissances secondaires; ou bien encore la France, comme après Azincourt, sera obligée de se reconquérir elle-même par une énergie qui est en elle, mais qui ne se retrouvera sur terre et sur mer que dans son sang.
Voilà ce que nous aura coûté la monarchie unitaire du Piémont en Italie! Je défie le logicien diplomate le plus intrépide d'arriver pour la France à un autre résultat d'une monarchie unitaire italienne suscitée par l'Angleterre et réalisée dans la maison de Savoie.
XXVI
Quelle doit donc être, dans une crise si délicate, si compliquée et si destructive de l'équilibre européen, la conduite diplomatique de la France?
Cette conduite nous est tracée par les considérations très-irréfutables que nous venons de dérouler devant vous.
Ces considérations, je les récapitule en finissant:
L'alliance russe est prématurée de plusieurs siècles pour la France. Cette alliance livrerait l'Orient à la Russie sans fortifier la France en Occident; elle motiverait au contraire contre la France l'inimitié à mort de l'Angleterre.
L'alliance prussienne est une duperie, puisque la Prusse est, par sa situation géographique, la pointe de l'épée russe sur le cœur de la France; puisque, par son ambition et par ses affinités traditionnelles, la Prusse est un cabinet annexe de l'Angleterre; puisque, par sa rivalité germanique avec l'Autriche, la Prusse est le noyau de l'unité allemande, unité que nous devons craindre comme la mort.
L'alliance anglaise est impossible, puisque l'Angleterre, par sa nature, ne peut pas abdiquer la prépondérance sur les mers, et que la France, par sa nature, ne doit pas abdiquer sa prépondérance sur le continent.
Deux rivalités légitimes et organiques s'opposent ainsi à la sincérité d'une alliance anglo-française.
Ces deux grands peuples peuvent être pacifiés, jamais alliés, tant que la France voudra avoir une escadre sur les mers, tant que l'Angleterre voudra avoir la main dans un cabinet du continent. La paix, oui; l'alliance, non! Ces deux individualités ne sont pas condamnées à se faire la guerre, mais elles sont destinées à se faire toujours contre-poids.
XXVII
L'alliance autrichienne, depuis que la maison d'Autriche a abdiqué les pensées gigantesques de Charles-Quint, de monarchie universelle en Europe, et même d'empire unitaire en Allemagne et dans les Pays-Bas, l'alliance autrichienne est la seule qui réponde à la fois à tous les intérêts légitimes de l'Autriche et à tous les intérêts de sérieuse et de légitime grandeur de la France.
La France seule empêche la Prusse de conspirer l'unité allemande par l'anéantissement de l'Autriche;
La France soutient l'Autriche contre le poids accablant de la Russie;
La France prévient, de concert avec l'Autriche, le démembrement européen de l'empire ottoman et l'annexion de cet empire à la Russie, toujours convoitante.
Tous ces intérêts sont communs aux deux cabinets de Paris et de Vienne.
De son côté, l'Autriche, en arc-boutant l'Allemagne méridionale contre la Prusse, empêche l'accomplissement fatal de l'unité allemande, qui serait la fin de tout équilibre sur le Rhin, en Belgique, en Hollande et sur le Danube ottoman. L'Autriche est le nec plus ultra, la colonne d'Hercule de l'Occident contre la Russie; et la ruine de ce boulevard découvrirait la France.
L'Autriche, enfin, couvre l'empire ottoman en Europe contre la Russie. Ces deux puissances, l'Autriche et la France, sont donc nécessaires l'une à l'autre.
Le seul obstacle de l'alliance entre la France et l'Autriche, c'était l'Italie. Cet obstacle est à moitié renversé depuis la campagne de France en Italie, et depuis le refoulement des prétentions autrichiennes au pied des Alpes et sur l'extrême rive de l'Adriatique.
Rien de plus négociable aujourd'hui qu'une constitution géographique de la Vénétie qui donne à la fois satisfaction à l'indépendance fédérative de l'Italie, et satisfaction à la dignité nationale et à la sécurité militaire de cette frontière de l'Allemagne du midi.
Si la France met à ce prix une alliance permanente avec le cabinet de Vienne, l'Autriche donnera la main à la seule main qui peut la sauver d'immenses hasards.
L'article unique de ce traité d'alliance indissoluble est celui-ci:
La France sanctionne, en cas de guerre défensive contre la Prusse, toutes les conquêtes de l'Autriche sur la Prusse en Allemagne. L'Autriche sanctionne, en cas de guerre défensive avec la Prusse, toutes les conquêtes de la France sur la Prusse sur la rive gauche du Rhin.
XXVIII
Ce seul article tiendra l'Europe en repos pendant un siècle; car ce sera la coalition éventuelle de six cent mille soldats de l'Autriche avec six cent mille soldats de la France. Ni l'Angleterre, à cause de la Belgique; ni la Prusse, à cause des limites du Rhin; ni la Russie, à cause du Danube, ne porteront défi à ces douze cent mille hommes, soldats de la paix.
Quel avenir pour l'Autriche et la France qu'une alliance qui les rend maîtresses de l'équilibre du monde, ou maîtresses de leur agrandissement pour venger cet équilibre! Croyez-moi, voilà l'alliance du destin de l'Europe; sachez la voir, sachez la saisir, et, au besoin, sachez la venger!
L'unité monarchique de l'Italie, sous la maison de Savoie, est une menace perpétuelle à l'Autriche, si la France préfère l'alliance de guerre de Turin à l'alliance de paix avec l'Autriche.
La France doit-elle autre chose à l'Italie que la liberté et l'indépendance?
Doit-elle un trône de trente millions d'hommes à la maison de Savoie?
Lui doit-elle à tout prix des conquêtes italiennes faites contre son avis, contre ses intérêts français, contre le droit des nations, contre la liberté même des États italiens, qui préféreraient à la monarchie piémontaise un gouvernement propre?
Non, la France ne doit rien de tout cela au roi de Piémont. Le roi de Piémont abuse évidemment de l'héroïsme; brave comme s'il n'était que soldat, et encouragé à tout oser par l'Angleterre, à qui tout convient de ce qui peut nous nuire, le roi de Piémont, comme le grand Condé, qui jetait son chapeau au milieu de la mêlée, a jeté sa couronne de Sardaigne par-dessus les Apennins à Florence, à Rome, à Naples, à Palerme, pour que les soldats lui rapportent celle d'Italie! Mais est-ce à la France à la lui rapporter?
Non, la couronne unitaire d'Italie n'est ni un intérêt italien, ni un intérêt français: c'est un intérêt anglais et une folie sarde.
L'intérêt italien, c'est une confédération italienne, une république d'États avec une diète nationale. Une telle fédération est le droit de l'Italie indépendante, constituée; la confédération garantit l'Italie contre tous, et ne menace personne. La France et l'Autriche elle-même sont intéressées à reconnaître cette fédération pacificatrice, qui garantit l'inviolabilité de l'Italie contre tout le monde, et qui leur défend à elles-mêmes d'attenter à l'Italie libre, mais qui ne leur défend plus de former l'alliance de l'équilibre et de la paix.
Le seul obstacle à l'alliance franco-autrichienne, c'était l'Italie; depuis Magenta, cet obstacle n'existe plus. L'Italie est libre, si le Piémont cesse d'en affecter la domination. Une négociation forte et prudente entre Paris et Vienne neutralisera facilement la Vénétie, rendue à elle-même, et non annexée au Piémont. Assez combattu! négocions. Mais négocions pour une Italie libre, et non pour une Italie sarde ou anglaise. C'est assez conseiller: il faut vouloir.
XXIX
Nous sommes les diplomates de l'équilibre et de la paix; nous n'en rougissons pas devant les fanatiques du détrônement universel, transformés tout à coup en fanatiques du trône unique. Nous croyons que la forme fédérative, cette république de nations, est la seule forme qui assurera dignement la durée de l'indépendance italienne, et la seule aussi qui ne livre pas à l'Angleterre une position continentale neuve et menaçante contre nous au midi de l'Europe. Nous croyons qu'une fois la monarchie militaire et unitaire du Piémont écartée, le système fédéral n'éprouvera aucune opposition sérieuse de l'Europe, excepté de la part de l'Angleterre. Nous croyons que la question de la Vénétie se dénouera plus aisément par la négociation qu'elle ne se tranchera par la guerre. Nous croyons qu'une fois cette question de la Vénétie partagée ou résolue, comme le fut la question belge et hollandaise en 1830, l'alliance de la France et de l'Autriche sera l'alliance de la paix et de la grandeur des deux peuples.
Nous le croyons avec tant de foi que, malgré notre amour de la paix, si le Piémont et l'Angleterre s'obstinaient, le Piémont par ambition, l'Angleterre par ressentiment de nos victoires et par prévision de nos embarras, à ruiner le système d'une Italie fédérale, à élever avec les débris de tant d'États un trône, italien de nom, anglais de base, antifrançais d'intention, sur toute la péninsule; et si le Piémont et l'Angleterre mettaient l'élévation de ce trône au prix de la paix ou de la guerre avec le Piémont et avec l'Angleterre, nous dirions franchement: La GUERRE! Car, si la monarchie unitaire de l'Italie doit être anglaise, nous sommes Français avant d'être Italiens, et nous dirons: Plutôt point de trône qu'un trône anglais en Italie!...
La fédération italienne ou le trône piémontais unique en Italie, ce n'est qu'une opinion; mais le salut de la France est un devoir. Qu'est-ce qu'une opinion devant la patrie? Soyons prodigues de notre sang, mais ne soyons pas dupes de nos victoires; donnons sa place à l'Italie, mais gardons la nôtre en Europe. Le système fédératif, républicain ici, monarchique là, fait de la péninsule régénérée les États-Unis italiens. Cela ne vaut-il pas le trône improvisé et précaire de la maison de Savoie?
Les États-Unis italiens seront défendus par tout le monde, même par l'Autriche. Le trône unique de la maison de Savoie sera continuellement contesté par l'Italie, éternellement menacé par tout le monde; ce ne sera qu'une dictature imposée aux peuples d'Italie par des baïonnettes, au lieu d'une liberté fédérale laissant à chaque nationalité italienne son caractère, sa noblesse et sa dignité.
L'un est la paix de l'Europe; l'autre est la guerre à perpétuité. Choisissez!
XXX
Ainsi aurait parlé M. de Talleyrand, ainsi parlent la raison et la paix du monde. Que Dieu leur suscite de tels organes dans les futurs congrès!
Les États-Unis italiens, voilà le mot de la situation, voilà la politique de la France, voilà la gloire et la liberté de l'Italie. Le reste est une intrigue anglaise; ceci est un principe italien.
Lamartine.
LXIIe ENTRETIEN
CICÉRON
I
Cicéron est le plus grand homme littéraire qui ait jamais existé parmi les hommes de toutes les races humaines et de tous les siècles, si nous en exceptons peut-être Confucius. Les uns ont été plus poëtes, les autres aussi éloquents, quelques-uns aussi politiques, ceux-ci aussi philosophes, ceux-là aussi écrivains; mais nul, sans en excepter Voltaire, n'a été, dans tous les exercices de la pensée, de la parole ou de la plume, aussi vaste, aussi divers, aussi élevé, aussi universel, aussi complet que Cicéron. C'est le nom culminant de toute littérature antique; il résume en lui deux mondes, le monde grec et le monde romain. Celui qui connaîtrait bien les œuvres de Cicéron connaîtrait à peu près tout ce que les hommes ont pensé, dit et écrit de plus juste et de plus parfait sur ce globe, avant l'Évangile.
Nous allons essayer de vous faire apprécier ce grand esprit; si nous y réussissons, vous pourrez dire que vous avez vécu avec la meilleure compagnie de tous les siècles, avec la plus haute personnification de l'homme de lettres.
Quelques lignes d'abord sur sa vie, que nous avons écrite dans un autre ouvrage. Grâce à cette étude approfondie de sa vie et grâce à sa correspondance, nous le connaissons comme s'il eût été un de nos collègues dans les affaires publiques ou un de nos amis dans la vie privée.
II
Aucun homme, disions-nous dans cette histoire, ne réunit autant de facultés diverses et puissantes que Cicéron. Poëte, philosophe, citoyen, magistrat, consul, administrateur de provinces, modérateur de la république, idole et victime du peuple, théologien, jurisconsulte, orateur suprême, honnête homme surtout, il eut de plus le rare bonheur d'employer tous ces dons divers, tantôt à l'amélioration, au délassement et aux délices de son âme dans la solitude, tantôt au perfectionnement des arts de la parole par l'étude, tantôt au maniement du peuple, tantôt aux affaires publiques de sa patrie, qui étaient alors les affaires de l'univers, et d'appliquer ainsi ses dons, ses talents, son courage et ses vertus au bien de son pays, de l'humanité, et au culte de la Divinité, à mesure qu'il perfectionnait ces dons pour lui-même!
III
On ne peut lui reprocher que deux fautes: la vaine gloire dans la contemplation de lui-même, et des faiblesses réelles ou plutôt des indécisions regrettables, à la fin de sa vie, envers les tyrans de sa patrie. Mais ces deux fautes, si on étudie bien son histoire, ne sont pas les fautes de son caractère: elles sont surtout les fautes de son temps.
La vaine gloire était la vertu des grands hommes à ces époques où une religion, plus magnanime et plus épurée des vanités humaines, n'avait pas encore enseigné aux hommes l'abnégation, la modestie, l'humilité, qui déplacent pour nous la gloire de la terre, et qui la reportent dans la satisfaction muette de la conscience ou dans la seule approbation de Dieu.
Et, quant aux compositions avec les événements et avec les tyrannies qu'on reproche de loin à Cicéron, il faut se reporter à l'état de la république romaine, à la corruption des mœurs, à la lâcheté du peuple, à l'énervation des caractères de son temps, pour être juste envers ce grand homme. À aucune époque de sa carrière civile il n'a montré devant son devoir une hésitation. S'il faiblit devant César, il ne faiblit pas devant la mort; mais, pour appuyer le levier de cette force d'âme qu'on lui demande, et pour soutenir seul la république contre César, il lui fallait un point d'appui dans la république: il n'y en avait plus. Ce n'était pas le levier qui manqua à Cicéron, ce fut le point d'appui. On peut plaindre le temps, mais non accuser le citoyen.
IV
Aucune forme de gouvernement, autant que la république romaine, ne fut propre à former ces hommes complets, tels que nous venons de les définir dans le plus grand orateur de Rome. On n'avait pas inventé alors ces divisions de facultés et ces spécialités de professions qui décomposent un homme entier en fractions d'homme, et qui le rapetissent en le décomposant. On ne disait pas: Celui-ci est un citoyen civil, celui-là est un citoyen militaire, celui-ci est poëte, celui-ci est orateur, celui-là est un avocat, celui-là est un consul, on était tout cela à la fois, si la nature et la vocation vous avaient donné toutes ces aptitudes. On ne mutilait pas arbitrairement la nature, au grand détriment de la grandeur de la patrie et de l'espèce humaine. On n'imposait pas à Dieu un maximum de facultés qu'il lui était défendu de dépasser quand il créait une intelligence plus universelle ou une âme plus grande que les autres. César plaidait, faisait des vers, écrivait l'Anti-Caton, conquérait les Gaules. Cicéron écrivait des poëmes, faisait des traités de rhétorique, défendait les causes au barreau, haranguait les citoyens à la tribune, discutait le gouvernement au sénat, percevait les tributs en Sicile, commandait les armées en Syrie, philosophait avec les hommes d'étude, et tenait école de littérature à Tusculum. Ce n'était pas la profession, c'était le génie qui faisait l'homme, et l'homme alors était d'autant plus homme qu'il était plus universel: de là la grandeur de ces hommes multiples de l'antiquité. Quand, mieux inspirés, nous voudrons grandir comme elle, nous effacerons ces barrières jalouses et arbitraires que notre civilisation moderne place entre les facultés de la nature et les services qu'un même citoyen peut rendre sous diverses formes à sa patrie.
Nous ne défendrons plus à un philosophe d'être un politique, à un magistrat d'être un héros, à un orateur d'être un soldat, à un poëte d'être un sage ou un citoyen. Nous ferons des hommes, et non plus des rouages humains. Le monde moderne en sera plus fort et plus beau, et plus conforme au plan de Dieu, qui n'a pas fait de l'homme un fragment, mais un ensemble.
V
Cicéron, tel que nous le trouvons dans les portraits et dans les lettres de ses contemporains ou de lui-même, était de haute taille, telle qu'elle est nécessaire à un orateur qui parle devant le peuple, et qui a besoin de dominer de la tête ceux qu'il doit dominer de l'esprit. Ses traits étaient sévères, nobles, purs, élégants, éclairés par l'intelligence intérieure qui les avait, pour ainsi dire, façonnés à son image; le front, élevé, et poli comme une table de marbre destinée à recevoir et à effacer les mille impressions qui le traversaient; le nez, aquilin, très-resserré entre les yeux; le regard, à la fois recueilli en lui-même, ferme et assuré sans provocation quand il s'ouvrait et se répandait sur la foule; la bouche, fine, bien fendue des lèvres, sonore, passant aisément de la mélancolie des grandes préoccupations à la grâce détendue du sourire; les joues, creuses, pâles, amaigries par les contentions de l'étude et par les fatigues de la tribune aux harangues. Son attitude avait le calme du philosophe, plutôt que l'agitation du tribun. Ce n'était pas une passion, c'était une pensée, qui se posait et qui se dessinait en lui sous les yeux du peuple. On voyait qu'il aspirait à illuminer, non à égarer la foule. Toute l'autorité de la vertu publique, toute la majesté du peuple romain, se levaient avec lui quand il se levait pour prendre la parole.
Un nombreux et grave cortége de rhéteurs grecs, d'affranchis, de clients, de citoyens romains sauvés par ses talents, l'accompagnait quand il traversait la place pour monter aux rostres. Il tenait à la main un rouleau de papier et un stylet de plomb pour noter ses exordes, ses démonstrations, ses péroraisons, parties préparées ou inspirées de ses discours. Son costume, soigneusement conforme à la coupe antique, n'avait rien de la négligence du cynique ou de la mollesse de l'épicurien. Il ne blessait pas les yeux par la recherche, et ne les offensait pas par la sordidité. Il était vêtu, non paré, de sa robe à plis perpendiculaires, serrée au corps. Il ne voulait pas que les couleurs, en attirant les yeux, donnassent des distractions aux oreilles. Son aspect maladif, surtout dans sa jeunesse, intéressait à cette langueur du corps dompté par l'esprit. On y lisait ses insomnies et ses méditations. Excepté sa voix grave et façonnée par l'exercice, toute son apparence extérieure était celle d'une pure intelligence qui n'aurait emprunté de la matière que la forme strictement nécessaire pour se rendre visible à l'humanité.
Mais le peuple romain, comme le peuple grec, accoutumé, par la fréquentation du forum, à juger ses orateurs en artiste, appréciait dans César, dans Hortensius, cette exténuation du corps qui attestait l'étude, la passion, les veilles, la consomption de l'âme. La maigreur et la pâleur de Cicéron étaient une partie de son prestige et de sa majesté.
VI
Il était né dans une petite ville municipale des environs de Rome, nommée Arpinum, patrie de Marius. Sa mère, Helvia, femme supérieure par le courage et la vertu, comme toutes les mères où se moulent les grands hommes, l'enfanta sans douleurs. Un génie apparut à sa nourrice, dit la rumeur antique, et lui prédit qu'elle allaitait, dans cet enfant, le salut de Rome, ce qui signifie que la physionomie et le regard de cet enfant répandaient dans le cœur de sa mère et de sa nourrice on ne sait quel pressentiment de grandeur et de vertu innées.
Helvia était d'un sang illustre; sa famille paternelle cultivait obscurément ses domaines modiques dans les environs d'Arpinum, sans rechercher les charges publiques et sans venir à Rome, contente d'une fortune modique et d'une considération locale dans sa province. Malgré la nouveauté de son nom, que Cicéron fit le premier éclater dans Rome, cette famille remontait, dit-on, par filiation, jusqu'aux anciens rois déchus du Latium. Le grand-père et les oncles de Cicéron s'étaient distingués déjà par l'aptitude aux affaires et par quelques symptômes inattendus d'éloquence dans des députations envoyées par leur ville à Rome pour y soutenir de graves intérêts. Il est rare que le génie soit isolé dans une famille; il y montre presque toujours des germes avant d'y faire éclore un fruit consommé. En remontant de quelques générations dans une race, on reconnaît à des symptômes précurseurs le grand homme que la nature semble y préparer par degrés. Ce fut ainsi dans la famille poétique du Tasse, dont le père était déjà un poëte de seconde inspiration; ainsi, dans la famille de Mirabeau, dont le père, et surtout les oncles, étaient des orateurs naturels et sauvages, plus frustes, mais peut-être plus natifs que le neveu; ainsi de Cicéron et de beaucoup d'autres. La nature élabore longtemps ses chefs-d'œuvre dans les minéraux comme dans les végétaux. Dieu semble agir de même à l'égard de l'homme, cet être successif qui retrace et contient peut-être dans une seule âme les vertus des âmes de cent générations.
VII
Ces aptitudes et ces goûts oratoires et littéraires de la famille de Cicéron, et la tendresse qui se change en ambition pour son fils dans le cœur d'une noble mère, firent élever dans les lettres grecques et romaines l'enfant, qui promettait de bonne heure tant de gloire à sa maison.
La littérature grecque était alors pour les jeunes Romains ce que la littérature latine a été depuis pour nous: la tradition de l'esprit humain, le modèle de la langue, le grand ancêtre de nos idées.
La rapide et universelle intelligence de l'enfant fit une explosion plutôt que des progrès aux premières leçons qu'il reçut, en sortant du berceau, sous les yeux de sa mère. Sa vocation aux choses intellectuelles fut si prompte, si merveilleuse et si unanimement reconnue autour de lui dans les écoles d'Arpinum, qu'il goûta la gloire, dont il devait épuiser l'ivresse, presque en goûtant la vie.
Les petits enfants, ses compagnons d'école, le proclamèrent d'eux-mêmes roi des écoliers; ils racontaient à leurs parents, en rentrant des leçons, les prodiges de compréhension et de mémoire du fils d'Helvia, et ils lui faisaient d'eux-mêmes cortége jusqu'à la porte de sa maison, comme au patron de leur enfance. Quand la supériorité est démesurée parmi les enfants, elle ne suscite plus l'envie; on la subit et on l'acclame comme un phénomène; et, comme les phénomènes sont isolés et ne se renouvellent pas, ils n'humilient pas la jalousie parmi les hommes, ils l'étonnent. Tel était le sentiment qu'inspirait le jeune Cicéron aux enfants d'Arpinum. Que n'en inspira-t-il un aussi noble et aussi honorable plus tard à Clodius, à Octave et à Antoine!
VIII
La poésie, cette fleur de l'âme, l'enivra la première. Elle est le songe du matin des grandes vies; elle contient en ombres toutes les réalités futures de l'existence; elle remue les fantômes de toutes choses avant de remuer les choses elles-mêmes; elle est le prélude des pensées et le pressentiment de l'action. Les riches natures, comme César, Cicéron, Brutus, Solon, Platon, commencent par l'imagination et la poésie: c'est le luxe des séves surabondantes dans les héros, les hommes d'État, les orateurs, les philosophes. Malheur à qui n'a pas été poëte une fois dans sa vie!
IX
Cicéron le fut de bonne heure, longtemps et toujours. Il ne fut si souverain orateur que parce qu'il fut poëte. La poésie est l'arsenal de l'orateur. Ouvrez Démosthène, Cicéron, Chatam, Mirabeau, Vergniaud: partout où ces orateurs sont sublimes, ils sont poëtes; ce qu'on retient à jamais de leur éloquence, ce sont des images et des passions dignes d'être chantées et perpétuées par des vers.
En sortant de l'adolescence, Cicéron publia plusieurs poëmes qui le placèrent, disent les histoires, parmi les poëtes renommés de son temps. Plutarque affirme que sa poésie égala son éloquence.
Il étudiait en même temps la philosophie sous les maîtres grecs de cette science, qui les contient toutes. Il suivait surtout les leçons de Philon, sectateur de Platon. Il ouvrait ainsi son âme par tous les pores à la science, à la sagesse, à l'inspiration, à l'éloquence. Recueillant tout ce qui avait été pensé, chanté ou dit de plus beau avant lui sur la terre, pour se former à lui-même dans son âme un trésor intarissable de vérités, d'exemples, d'images, d'élocution, de beauté morale et civique, il se proposait d'accroître et d'épuiser ensuite ce trésor pendant sa vie, pour la gloire de sa patrie et pour sa propre gloire, immortalité terrestre dont les hommes d'alors faisaient un des buts et un des prix de la vertu.
Il suivait assidûment aussi, à la même époque, les séances des tribunaux et les séances du forum, ce tribunal des délibérations politiques devant le peuple écoutant, regardant agir les grands maîtres de la tribune de son temps, Scévola, Hortensius, Cotta, Crassus, et surtout Antoine, dont il a depuis immortalisé lui-même l'éloquence dans ses traités sur cet art. Il s'honorait d'être leur disciple, et il s'étudiait, en rentrant chez lui, à reproduire de mémoire sous sa plume les traits de leurs harangues qui avaient ému la multitude ou charmé son esprit. Ignoré encore lui-même comme orateur, sa renommée comme poëte s'étendait à Rome par la publication d'un poëme épique sur les guerres et sur les destinées de Marius, son grand compatriote.
X
Rome était alors à une de ces crises tragiques et suprêmes qui agitent les empires ou les républiques, au moment où leurs institutions les ont élevés au sommet de vertu, de gloire et de liberté auquel la Providence permet à un peuple de parvenir. Arrivées à ce point culminant de leur existence et de leur principe, les nations commencent à chanceler sur elles-mêmes avant de se précipiter dans la décadence, comme par un vertige de la prospérité ou par une loi de notre imparfaite nature. C'est le moment où les peuples enfantent les plus grands hommes et les plus scélérats, comme pour préparer des acteurs plus sublimes et plus atroces à ces drames tragiques qu'ils donnent à l'histoire. Cicéron apparaissait dans la vie précisément à ce moment de l'achèvement et de la décomposition de la république romaine; en sorte que son histoire, mêlée à celle de sa patrie depuis sa naissance jusqu'à son supplice, est à la fois celle des hommes les plus mémorables ou les plus exécrables de l'univers, celle des plus grandes vertus et des plus grands crimes, des plus éclatants triomphes et des plus sinistres catastrophes de Rome.
La liberté, la servitude de l'univers, se conquièrent, se perdent, se jouent pendant un demi-siècle en lui, autour de lui ou avec lui. L'âme d'un seul homme est le foyer du monde, et sa parole est l'écho de l'univers.
XI
Le principe de la république romaine était l'annexion d'abord de l'Italie, puis de l'Europe, puis enfin du monde alors connu, à la domination des Romains. Grandir était leur loi; on ne grandit en territoire que par la guerre, la guerre était donc la fatalité de ce peuple. D'abord défensive dans ses commencements, la guerre romaine était devenue offensive, puis universelle. La guerre donne la gloire; la gloire donne la popularité; la popularité donne aux ambitieux la puissance politique. Le triomphe à Rome était devenu une institution: il donnait pour ainsi dire un corps à la renommée, et faisait, des triomphateurs, des candidats à la tyrannie.
XII
Pour entretenir cette concurrence de triomphes et cette guerre universelle et perpétuelle, de grandes armées, presque permanentes aussi, étaient devenues nécessaires.
De grandes armées permanentes sont l'institution la plus fatale à la liberté et au pouvoir tout moral des lois.
Celles qui restaient rassemblées en légions dans les provinces conquises ou en Italie commençaient à élever leurs généraux au-dessus du sénat et du peuple, et à former pour ou contre ces généraux de grandes factions militaires, armées bien autrement dangereuses que les factions civiles.
Celles qui étaient licenciées, après qu'on leur avait partagé des terres, formaient, dans l'Italie même et dans les campagnes de Rome, des noyaux de mécontents prêts à recourir aux armes, leur seul métier, et à donner des bandes ou des légions aux séditions politiques, aux tribuns démagogues ou aux généraux ambitieux.
Le sénat et le peuple étaient donc tout prêts à être dominés et subjugués dans Rome même par la guerre et par la gloire qu'ils avaient destinées à subjuguer le monde.
Les Romains avaient envoyé des tyrans au monde, et le monde vaincu leur renvoyait des tyrans domestiques. Déjà l'épée se jouait des lois; déjà, sous un respect apparent pour l'autorité nominale du sénat, les généraux et les triomphateurs marchandaient entre eux les charges, les consulats. Les gouverneurs de provinces troquaient leurs légions ou se prêtaient leurs armées, pour se les rendre après le temps voulu par les lois. Rome n'était plus qu'une grande anarchie dominatrice du monde au dehors, mais où les citoyens avaient cédé la réalité de la souveraineté aux légions, où la constitution ne conservait plus que ses formes, où les généraux étaient des tribuns, et où les factions étaient des camps.
Tel était l'état de la république romaine quand le jeune Cicéron revêtit la robe virile pour prendre son rôle de citoyen, d'orateur, de magistrat sur la scène du temps.
XIII
Marius, plébéien d'Arpinum, après s'être illustré dans les camps et avoir sauvé l'Italie de la première invasion des barbares du Nord, avait pris parti à Rome pour le peuple contre les patriciens et contre le sénat. Démagogue armé et féroce, il avait prêté ses légions à la démocratie pour immoler l'aristocratie. Ses proscriptions et ses assassinats avaient décimé Rome et inondé de sang l'Italie.
Sylla, patricien de Rome, d'abord lieutenant, puis rival de Marius, lui avait à son tour enlevé sa gloire et ses légions, les avait ramenées contre sa patrie, avait proscrit les proscripteurs, égorgé les égorgeurs, assassiné en masse le peuple, asservi le sénat en le rétablissant, élevé les esclaves au rang de citoyens romains, partagé les terres des proscrits entre ses cent vingt mille légionnaires, puis abdiqué sous le prestige de la terreur qu'il avait inspirée au peuple, et remis en jeu les ressorts de l'antique constitution, faussés, subjugués, ensanglantés par lui.
Une guerre qu'on appelait la guerre sociale, guerre des auxiliaires de la république contre Rome elle-même, avait compliqué encore, par l'insurrection de l'Italie, cette mêlée d'événements, de passions, de proscriptions, de sang et de crimes. Sylla en triompha. Les bons citoyens de Rome s'enrôlèrent pour défendre la patrie, même sous la dictature d'un tyran.
Cicéron suivit dans le camp de Sylla son modèle et son maître, l'orateur Hortensius. Il en revint, avec les légions victorieuses de Sylla, pour assister avec horreur à l'éclipse de toute liberté, aux dictatures, aux proscriptions, aux égorgements de Rome.
Son extrême jeunesse et sa vie studieuse à Arpinum le dérobèrent, non au malheur, mais au danger du temps. Il reparut à Rome après le rétablissement violent, mais régulier, des choses et du sénat par Sylla.
Il se prépara à la tribune politique et aux charges de la république par l'exercice du barreau, noviciat des jeunes Romains qui aspiraient ainsi à l'estime et à la reconnaissance du peuple avant de briguer ses suffrages pour les magistratures. Il publia en même temps des livres sur la langue, sur la rhétorique, sur l'art oratoire, qui décelaient la profondeur et l'universalité de ses études.
Ses premiers plaidoyers pour ses clients étonnèrent les orateurs les plus consommés de Rome. Sa parole éclata comme un prodige de perfection, inconnue jusqu'à ce jeune homme, dans la discussion des causes privées. Invention des arguments, enchaînement des faits, conclusion des témoignages, élévation des pensées, puissance des raisonnements, harmonie des paroles, nouveauté et splendeur des images, conviction de l'esprit, pathétique du cœur, grâce et insinuation des exordes, force et foudre des péroraisons, beauté de la diction, majesté de la personne, dignité du geste, tout porta, en peu d'années, le jeune orateur au sommet de l'art et de la renommée.
Ses discours, préparés dans le silence de ses veilles, notés, écrits à loisir, effacés, écrits de nouveau, corrigés encore, comparés studieusement par lui aux modèles de l'éloquence grecque, appris fragments par fragments, tantôt aux bains, tantôt dans ses jardins, tantôt dans ses promenades autour de Rome, récités devant ses amis, soumis à la critique de ses émules ou de ses maîtres, prononcés en public sur le ton donné par des diapasons apostés dans la foule, enrichis de ces inspirations soudaines qui ajoutent la merveille de l'imprévu et le feu de l'improvisation à la sûreté et à la solidité de la parole réfléchie, étaient des événements dans Rome. Ces discours existent, revus et publiés par l'orateur lui-même; ils sont encore des événements pour la postérité. Nous n'en parlerons pas en ce moment: ils forment des volumes; ils sont restés monuments de l'esprit humain.
XIV
Ces discours furent la base de la renommée et de la vie publique du jeune Cicéron. Mais il fut consumé par sa propre flamme: son corps fragile ne put supporter ces excès d'études, de parole publique, de clientèle et de gloire dont il était submergé. Sa maigreur, sa pâleur, ses évanouissements fréquents, l'insomnie, la voix brisée par l'effort pour répondre à l'avidité et aux applaudissements de la foule, son exténuation précoce, qui, pour une gloire du barreau et des lettres trop tôt cueillie, menaçait une vie avide d'une plus haute et plus longue gloire, peut-être aussi les conseils que lui donnèrent ses amis d'échapper à l'attention de Sylla, qu'une si puissante renommée pouvait offusquer dans un jeune favori du peuple, et que Cicéron avait légèrement blessé en défendant un de ses proscrits que personne n'avait osé défendre; toutes ces causes, et plus encore la passion d'étudier la Grèce en Grèce même, décidèrent Cicéron à quitter Rome et le barreau, et à visiter Athènes.
XV
Il s'y livra presque exclusivement, sous les philosophes grecs les plus renommés, à l'étude de la philosophie. Sous le charme de ces études, qui dépaysent l'âme des choses terrestres pour l'élever aux choses immatérielles, il avait pour un temps renoncé à Rome, à l'ambition et à la gloire. Lié avec Atticus, riche Romain, voluptueux d'esprit, qui n'estimait les choses que par le plaisir qu'elles donnent, Cicéron se proposait de recueillir son modique patrimoine en Grèce, et de s'établir à Athènes pour y passer obscurément sa vie dans l'étude du beau, dans la recherche du vrai, dans la jouissance de l'art. Mais sa santé se rétablissait; les maîtres des écoles d'éloquence les plus célèbres d'Athènes, de Rhodes, de l'Ionie, accouraient pour l'entendre discourir dans les académies de l'Attique, et, pénétrés d'admiration pour ce jeune barbare, ils confessaient avec larmes que Rome les avait vaincus par les armes, et qu'un Romain les dépassait par l'éloquence. Il leur donnait des leçons de pensée, et ils lui en donnaient de diction, d'harmonie, d'intonation, de geste.
La nouvelle de la mort de Sylla, qui arriva en ce moment à Athènes, et qui présageait de nouvelles destinées à la liberté de Rome, enleva Cicéron à lui-même. Il se sentit appelé par des événements inconnus, et il partit pour Rome, en passant par l'Asie, pour visiter toutes les grandes écoles de littérature et d'éloquence, et pour s'assurer aussi si ces temples fameux, d'où le paganisme avait envoyé ses superstitions et ses fables à Rome, ne contenaient pas le mot caché sur la Divinité, objet suprême de ses études. Il consulta les oracles. Celui du temple de Delphes lui dit la grande vérité des hommes de bien destinés à prendre part aux événements de leur pays dans les temps de révolution.
«Par quel moyen, lui demanda Cicéron, atteindrai-je la plus grande gloire et la plus honnête?—En suivant toujours tes propres inspirations, et non l'opinion de la multitude,» lui répondit l'oracle.
Cet oracle le frappa; et c'est en y conformant sa vie qu'il mérita, en effet, sa réputation d'homme de bien, sa gloire et sa mort.
XVI
Rentré à Rome, Cicéron y vécut quelques années dans l'ombre, ne s'attachant à aucune des factions qui divisaient la république, ne faisant cortége à aucun des chefs de parti dont la faveur poussait les jeunes gens aux candidatures, et ne sollicitant rien du peuple.
On le méprisait, disent les historiens, pour ce mépris qu'il faisait des hommes et des richesses, et pour cette estime qu'il gardait aux choses immatérielles. On l'appelait poëte, lettré, homme grécisé, philosophe spéculatif, noyé dans la contemplation des choses inutiles. Le vulgaire méprise dans tous les siècles tout ce qui n'est pas vulgaire comme lui.
Cicéron ne s'émut pas de ces railleries, et continua à se perfectionner en silence par le seul amour du beau et du bien.
Il vivait alors familièrement avec le plus grand acteur de la scène romaine, Roscius. Ils étudiaient ensemble: l'acteur, à imiter les intonations, les attitudes et les gestes que la nature inspirait d'elle-même à Cicéron; l'orateur, à imiter l'action que l'art enseignait à Roscius; et, de cette lutte entre la nature qui imite et l'art qui achève, résultait, pour l'acteur et pour l'orateur, la perfection, qui consiste, pour l'acteur, à ne rien feindre au théâtre qui ne jaillisse de la nature, et, pour l'orateur, à ne rien professer à la tribune qui ne soit avoué par l'art et conforme à la suprême convenance des choses, qu'on nomme le beau.
XVII
Cependant le père, la mère, les oncles de Cicéron et ses amis le conjuraient de faire violence à son goût pour la retraite, et de ne pas priver la république, dans des temps difficiles, des dons que les dieux, l'étude, les lettres, les voyages, avaient accumulés en lui. «La vertu et l'éloquence ne lui avaient été données, lui disaient-ils, que comme deux armes divines pour la grande lutte qui se balançait entre les hommes de bien et les scélérats, entre la république et la tyrannie, entre l'anarchie des démagogues et la liberté des bons citoyens.»
Cicéron céda à leurs instances, et sollicita la questure la même année où les deux plus grands orateurs du temps, ses maîtres et ses modèles Hortensius et Cotta, sollicitèrent le consulat, première magistrature de Rome, qui durait un an.
Le peuple, lassé des hommes de guerre qui avaient assez longtemps ensanglanté Rome, voulut relever la liberté et la tribune en les nommant tous les trois.
La questure était une magistrature qui donnait entrée dans le sénat. Les questeurs étaient chargés de percevoir les tributs et d'approvisionner Rome.
Le sort, qui distribuait les provinces entre les questeurs, donna la Sicile à Cicéron.
Tout en prévenant, par ses mesures, la disette qui menaçait le peuple romain, il ménagea la Sicile, et s'y fit adorer; il la parcourut tout entière, moins en proconsul qu'en philosophe et en historien curieux de rechercher dans ses ruines les vestiges de sa grandeur antique. Il y découvrit le tombeau d'Archimède, un des plus grands génies que la mécanique ait jamais donnés aux hommes, et il fit restaurer à ses frais le monument de cet homme presque divin.
Plein du bruit que son nom, son éloquence et sa magistrature heureuse faisaient en Italie, Cicéron s'étonna, en revenant à Rome, de trouver ce nom et ce bruit étouffés par le tumulte tous les jours nouveau d'une immense capitale absorbée dans ses propres rumeurs, dans ses passions, dans ses intérêts, dans ses jeux, et divisée entre ses tribuns, ses agitateurs et ses orateurs. Il comprit que, pour influer sur ce peuple mobile et sensuel, il ne fallait pas disparaître un seul jour de ses yeux. Il épousa Térentia, femme d'illustre extraction et de fortune modique. Il acheta une maison plus rapprochée du centre des affaires que sa maison paternelle, située dans un quartier d'oisifs. Il ouvrit cette maison à toute heure à la foule des clients ou des plaideurs qui assiégeaient à Rome le seuil des hommes publics. Il apprit de mémoire le nom et les antécédents de tous les citoyens romains, afin de les flatter par ce qui flatte le plus les hommes, l'attention qu'on leur marque le plus dans la foule, et de les saluer tous par leur nom quand ils l'abordaient dans la place publique. Il n'eut plus besoin ainsi d'un affranchi, qu'on appelait le nomenclateur, et qui suivait toujours les candidats aux charges, ou les magistrats, pour leur souffler, à voix basse, le nom des citoyens.
Parvenu à l'âge de quarante et un ans, possesseur par ses héritages personnels et par la dot de Térentia, sa femme, d'une fortune qui ne fut jamais splendide (car il ne plaida jamais que gratuitement, pour la justice ou pour la gloire, jugeant que la parole était de trop haut prix pour être vendue); lié d'amitié avec les plus grands, les plus lettrés et les plus vertueux citoyens de la république, Hortensius, Caton, Brutus, Atticus, Pompée; père d'un fils dans lequel il espérait revivre, d'une fille qu'il adorait comme la divinité de son amour; n'employant son superflu qu'à l'acquisition de livres rares, que son ami, le riche et savant Atticus, lui envoyait d'Athènes; distribuant son temps, entre les affaires publiques de Rome et ses loisirs d'été dans ses maisons de campagne à Arpinum, dans les montagnes de ses pères; à Cumes, sur le bord de la mer de Naples; à Tusculum, au pied des collines d'Albe, séjour caché et délicieux; mesurant ses heures dans ces retraites comme un avare mesure son or; donnant les unes à l'éloquence, les autres à la poésie, celles-ci à la philosophie, celles-là à l'entretien avec ses amis ou à ses correspondances, quelques-unes à la promenade sous les arbres qu'il avait plantés et parmi les statues qu'il avait recueillies, d'autres au repas, peu au sommeil; n'en perdant aucune pour le travail, le plaisir d'esprit, la santé; se couchant avec le soleil, se levant avant l'aurore pour recueillir sa pensée avant le bruit du jour dans toute sa force, sa santé se rétablissait, son corps reprenait l'apparence de la vigueur, sa voix ces accents mâles et cette vibration nerveuse que Démosthène faisait lutter avec le bruit des vagues de la mer, et plus nécessaires aux hommes qui doivent lutter avec les tumultes des multitudes. Il était sage, honoré, aimé, heureux, pas encore envié.
La destinée semblait lui donner tout à la fois, au commencement de sa vie, cette dose de bonheur et de calme qu'elle mesure à chacun dans sa carrière, comme pour lui faire mieux savourer, par la comparaison et par le regret, les années de trouble, d'action, de tumulte, d'angoisse et de mort dans lesquelles il allait bientôt entrer.
XVIII
De charge en charge, par la protection de Pompée, chef de l'aristocratie conservatrice de Rome, Cicéron fut élevé à la charge suprême de la république, le consulat. De graves circonstances l'attendaient: elles furent l'occasion de sa plus vive éloquence d'homme d'État.
Indépendamment des grandes factions militaires dont nous avons parlé, factions représentées dans Marius, dans Sylla, dans Pompée, et bientôt après dans César; indépendamment aussi des factions permanentes des patriciens et des plébéiens qui déchiraient la république depuis quelques années, il y avait à Rome une faction de l'anarchie, de la démagogie et du crime, qui couvait sous toutes les autres, et qui n'attendait, pour les renverser et les submerger toutes dans leur propre sang, que l'occasion d'un trouble civil ou d'une faiblesse du gouvernement. Les éléments de cette faction impie, qui bouillonne toujours dans la lie des sociétés vieillies et malades, étaient d'abord la populace, écume du peuple, qui s'imprègne et qui se corrompt de tous les vices du temps, et qui flotte, à la surface des grandes villes, au vent de toutes les séditions.
C'étaient ensuite les affranchis, les prolétaires et les esclaves, rejetés par des lois jalouses en dehors des droits des citoyens, et toujours prêts à briser le cadre des lois qui ne s'élargissaient pas pour leur faire leur juste place.
C'étaient, après, cette multitude de soldats licenciés de Sylla, de Marius, de Pompée lui-même, à qui on avait distribué des terres dans certaines parties de l'Italie, mais qui, bientôt lassés de leur médiocrité et de leur oisiveté dans ces colonies militaires, ou ayant épuisé promptement dans la prodigalité des nouveaux enrichis leur fortune, demandaient à s'en faire une autre en prêtant leurs armes aux séditions de la patrie.
Enfin c'était un petit nombre de jeunes gens des premières maisons de Rome, tels que Clodius, César, Catilina, Crassus, Céthégus, qui, ayant gardé le crédit en perdant les vertus de leur ancêtres, corrompus de mœurs, pervertis de débauche, ruinés de prodigalités, signalés de scandales, indifférents d'opinions, avides de fortune, trahissant leur sang, leur caste, leurs traditions, la gloire de leur nom, se faisaient les flatteurs, les instigateurs, les tribuns, les complices masqués ou démasqués de la populace, et cherchaient leur richesse perdue et leur grandeur future dans l'abîme de leur patrie!
XIX
Voilà quels étaient à Rome, au moment où Cicéron atteignait au pouvoir, les ferments et les fauteurs de bouleversements.
Le chef momentanément reconnu de toutes ces factions liguées pour la ruine de la république, si toutefois l'anarchie peut avoir un chef, était Catilina.
Catilina, homme d'un sang illustre, d'une trempe virile, d'une audace effrontée, audace que le peuple prend souvent pour la grandeur d'âme, d'une renommée militaire, seule qualité qu'on ne peut lui contester, d'une de ces éloquences dépravées qui savent faire bouillonner les vices dans les parties honteuses du cœur humain; soupçonné, sinon convaincu, du meurtre d'un frère, d'assassinats sur la voie Appienne, d'empoisonnements secrets, de débauches presque aussi infâmes que des crimes; mais assez insolent de sa naissance, assez fort de sa popularité, assez prêt à la vengeance, et enfin assez prémuni de liaisons secrètes avec César, Clodius, Crassus et d'autres sénateurs, sénateur lui-même, pour qu'un certain crédit couvrît sa douteuse renommée, pour que nul n'osât lui reprocher tout haut les forfaits dont beaucoup l'accusaient tout bas.
Catilina était encore préteur: il avait élevé son ambition jusqu'au consulat.
À peine eut-il été précipité de son espérance par le triomphe du grand orateur, qu'il médita de renverser ce qu'il n'avait pu conquérir, d'égorger le consul, de proscrire une partie du sénat, d'appeler les soldats licenciés, les prolétaires, les esclaves, à l'assassinat de Rome, et de faire naître dans cette conflagration de toutes choses une occasion de revanche, et une dictature de crimes pour lui et pour ses complices.
Si César lui-même n'était pas un complice, il était au moins un confident muet et peut-être impatient du succès de la conspiration.
XX
À l'immense rumeur d'une si vaste conspiration, dont les têtes seules étaient cachées, mais dont les membres révélaient partout l'existence, Cicéron rassemble le sénat, et somme Catilina d'avouer ou de désavouer son crime. «Mon crime? répond insolemment le factieux; est-ce donc un crime de vouloir donner une tête à la puissance décapitée de la multitude, quand le sénat, qui est la tête du gouvernement, n'a plus de corps et ne peut rien pour la patrie?»
À ces mots, Catilina sort, et le sénat, épouvanté de tant d'audace, donne la dictature temporaire à Cicéron pour sauver Rome.
Catilina ne s'endort pas après une si franche déclaration de guerre à sa patrie; il envoie à Manlius, un de ses complices, qui commandait un corps de vétérans en Toscane, le signal de soulever ses soldats et de marcher sur Rome. Chaque quartier de la ville est donné par lui à un des conjurés, qui doit à heure fixe en rassembler le peuple et diriger les mouvements. Les armes, les torches, sont prêtes; les édifices, les victimes, comptés: Cicéron est la première de ces victimes. C'est dans le sang de son premier citoyen que les scélérats doivent éteindre les lois antiques de Rome.
Une femme illustre, maîtresse d'un des jeunes patriciens associés au complot, court dans la nuit avertir Cicéron de fermer le lendemain sa maison aux sicaires. Ils se présentent en effet en armes au point du jour à la porte du consul, dont ils avaient promis la tête; ils trouvent cette porte gardée par une poignée de bons citoyens. Cicéron vivant, la ville a un centre, les lois une main, la patrie une voix, le sénat un guide. L'exécution du complot est ajournée.
Cicéron n'ajourne pas la vigilance; il convoque le sénat, à la première heure du jour, dans le temple fortifié de Jupiter Stator, ou conservateur de Rome.
Catilina ose s'y présenter, convaincu que l'absence de preuves contre lui attestera son innocence, ou que l'audace intimidera le consul.
À son entrée dans le sénat, tous les sénateurs s'écartent de Catilina, comme pour se préserver de la contagion ou même du soupçon du crime. L'horreur, avant la loi, fait le vide autour du conspirateur.
Cicéron, indigné, mais non intimidé, se lève et adresse à l'ennemi public la terrible et éloquente apostrophe qui a laissé sur le nom de Catilina la même trace que le feu du ciel laisse sur un monument foudroyé. La pensée s'y précipite sans haleine en paroles courtes, comme si l'impatience et l'indignation essoufflaient le génie. En voici quelques mots qui feront juger l'orateur et le criminel:
XXI
«Jusques à quand, Catilina, abuseras-tu de notre patience? Combien de temps ta rage éludera-t-elle nos lois? À quel terme s'arrêtera ton audace? Quoi! ni la garde qui veille la nuit sur le mont Palatin, ni les forces répandues dans toute la ville, ni la consternation du peuple, ni ce concours de tous les bons citoyens, ni le lieu fortifié choisi pour cette assemblée, ni les regards indignés de tous les sénateurs, rien n'a pu t'ébranler? Tu ne vois pas que tes projets sont découverts? Ta conjuration est ici environnée de témoins, enchaînée de toutes parts! Penses-tu qu'aucun de nous ignore ce que tu as fait la nuit dernière et celle qui l'a précédée? dans quelle maison tu t'es rendu? quels complices tu as réunis? quelles résolutions tu as prises? Ô temps! ô mœurs! Tous ces complots, le sénat les connaît, le consul les voit, et Catilina vit encore! Il vit, que dis-je? il vient au sénat; il est admis au conseil de la république; il choisit parmi nous et marque de l'œil ceux qu'il veut immoler. Et nous, hommes pleins de courage, nous croyons faire assez pour la patrie si nous évitons sa fureur et ses poignards! Depuis longtemps, Catilina, le consul aurait dû t'envoyer à la mort, et faire tomber ta tête sous le glaive dont tu veux nous frapper. Le premier des Gracques essayait contre l'ordre établi des innovations dangereuses; un illustre citoyen, le grand pontife P. Scipion, qui cependant n'était pas magistrat, l'en punit par la mort. Et lorsque Catilina s'apprête à faire de l'univers un théâtre de carnage et d'incendie, les consuls ne l'en puniraient pas!
«Je ne rappellerai point que Servilius Ahala, pour sauver la république des changements que méditait Spurius Mélius, le tua de sa propre main: de tels exemples sont trop anciens. Il n'est plus, non, il n'est plus ce temps où de grands hommes mettaient leur gloire à frapper avec plus de rigueur un citoyen pernicieux que l'ennemi le plus acharné. Aujourd'hui un sénatus-consulte nous arme contre toi, Catilina, d'un pouvoir terrible. Ni la sagesse des consuls, ni l'autorité de cet ordre, ne manquent à la république; nous seuls, je le dis ouvertement, nous seuls, consuls sans vertu, nous manquons à nos devoirs..... ......Rappelle à ta mémoire l'avant-dernière nuit, et tu comprendras que je veille encore avec plus d'activité pour le salut de la république que toi pour sa perte. Je te dis que l'avant-dernière nuit tu te rendis (je te parlerai sans déguisement) dans la maison du sénateur Léca. Là se réunirent en grand nombre les complices de tes criminelles fureurs. Oses-tu le nier? Tu gardes le silence! Je t'en convaincrai, si tu le nies; car je vois ici dans le sénat des hommes qui étaient avec toi. Dieux immortels! Où sommes-nous? Dans quelle ville, ô ciel! vivons-nous? Quel gouvernement est le nôtre? Ici, Pères conscrits, ici même, parmi les membres de cette assemblée, dans ce conseil auguste où se pèsent les destinées de l'univers, des traîtres conspirent ma perte, la vôtre, celle de Rome, celle du monde entier. Et ces traîtres, le consul les voit et prend leur avis sur les grands intérêts de l'État; quand leur sang devrait déjà couler, il ne les blesse pas même d'une parole offensante. Oui, Catilina, tu as été chez Léca l'avant-dernière nuit; tu as partagé l'Italie entre tes complices; tu as marqué les lieux où ils devaient se rendre; tu as choisi ceux que tu laisserais à Rome, ceux que tu emmènerais avec toi; tu as désigné l'endroit de la ville où chacun allumerait l'incendie; tu as déclaré que le moment de ton départ était arrivé; que, si tu retardais de quelques instants, c'était parce que je vivais encore. Alors il s'est trouvé deux chevaliers romains qui, pour te délivrer de cette inquiétude, t'ont promis de venir chez moi cette nuit-là même, un peu avant le jour, et de m'égorger dans mon lit. À peine étiez-vous séparés, que j'ai tout su. Je me suis entouré d'une garde plus nombreuse et plus forte. J'ai fermé ma maison à ceux qui, sous prétexte de me rendre leurs devoirs, venaient de ta part pour m'arracher la vie. Je les ai nommés d'avance à plusieurs de nos premiers citoyens, et j'avais annoncé l'heure où ils se présenteraient................
«Peux-tu, Catilina, jouir en paix de la lumière qui nous éclaire, de l'air que nous respirons, lorsque tu sais qu'il n'est personne ici qui ignore que, la veille des calendes de janvier, le dernier jour du consulat de Lépidus et de Tullus, tu te trouvas sur la place des Comices, armé d'un poignard? que tu avais aposté une troupe d'assassins pour tuer les consuls et les principaux citoyens? que ce ne fut ni le repentir ni la crainte, mais la fortune du peuple romain, qui arrêta ton bras et suspendit ta fureur? Je n'insiste point sur ces premiers crimes; ils sont connus de tout le monde, et bien d'autres les ont suivis. Combien de fois, et depuis mon élection, et depuis que je suis consul, n'as-tu pas attenté à ma vie! Combien de fois n'ai-je pas eu besoin de toutes les ruses de la défense pour parer des coups que ton adresse semblait rendre inévitables! Il n'est pas un de tes desseins, de tes succès, pas une de tes intrigues dont je ne sois instruit à point nommé. Et cependant rien ne peut lasser ta volonté, décourager tes efforts. Combien de fois ce poignard, dont tu nous menaces, a-t-il été arraché de tes mains! Combien de fois un hasard imprévu l'en a-t-il fait tomber! Et cependant il faut que ta main le relève aussitôt. Dis-nous donc sur quel affreux autel tu l'as consacré, et quel vœu sacrilége t'oblige à le plonger dans le sein du consul!
«À quelle vie, Catilina, es-tu désormais condamné! car je veux te parler en ce moment, non plus avec l'indignation que tu mérites, mais avec la pitié que tu mérites si peu. Tu viens d'entrer dans le sénat: eh bien, dans une assemblée si nombreuse, où tu as tant d'amis et de proches, quel est celui qui a daigné te saluer? Si personne, avant toi, n'essuya jamais un tel affront, pourquoi attendre que la voix du sénat prononce le flétrissant arrêt si fortement exprimé par son silence? N'as-tu pas vu, à ton arrivée, tous les siéges rester vides autour de toi? N'as-tu pas vu tous ces consulaires, dont tu as si souvent résolu la mort, quitter leur place quand tu t'es assis, et laisser désert tout ce côté de l'enceinte? Comment peux-tu supporter tant d'humiliation? Oui, je te le jure, si mes esclaves me redoutaient comme tous les citoyens te redoutent, je me croirais forcé d'abandonner ma maison; et tu ne crois pas devoir abandonner la ville! Si mes concitoyens, prévenus d'injustes soupçons, me haïssaient comme ils te haïssent, j'aimerais mieux me priver de leur vue que d'avoir à soutenir leurs regards irrités; et toi, quand une conscience criminelle t'avertit que depuis longtemps ils ne te doivent que de l'horreur, tu balances à fuir la présence de ceux pour qui ton aspect est un cruel supplice! Si les auteurs de tes jours tremblaient devant toi, s'ils te poursuivaient d'une haine irréconciliable, sans doute tu n'hésiterais pas à t'éloigner de leurs yeux. La patrie, qui est notre mère commune, te hait: elle te craint; depuis longtemps elle a jugé les desseins parricides qui t'occupent tout entier. Tu te révolteras contre son jugement! tu braveras sa puissance! eh quoi! tu mépriseras son autorité sacrée! Je crois l'entendre en ce moment t'adresser la parole: Catilina, semble-t-elle te dire, depuis quelques années, il ne s'est pas commis un forfait dont tu ne sois l'auteur, pas un scandale où tu n'aies pris part. Toi seul as eu le privilége d'égorger impunément les citoyens, de tyranniser et de piller les alliés. Contre toi les lois sont muettes et les tribunaux impuissants, ou plutôt tu les as renversés, anéantis. Tant d'outrages méritaient toute ma colère: je les ai dévorés en silence. Mais être condamnée à de perpétuelles alarmes à cause de toi seul, ne voir jamais mon repos menacé que ce ne soit par Catilina, ne redouter aucun complot qui ne soit lié à ta détestable conspiration, c'est un sort auquel je ne peux me soumettre. Pars donc, et délivre-moi des terreurs qui m'obsèdent: si elles sont fondées, afin que je ne périsse point; si elles sont chimériques, afin que je cesse de craindre.»
XXII
À part un peu de déclamation plus oratoire que politique, l'éloquence humaine a-t-elle bouillonné jamais dans aucune poitrine en pareils accents? Voilà Cicéron orateur politique.
Nous avons assisté de nos jours, dans un pays aussi lettré que Rome, dans des temps aussi révolutionnaires que le temps de Cicéron, à des scènes d'éloquence aussi décisives que celle du sénat romain, entre des hommes de bien, des hommes de subversion, des ambitieux, des factieux, des Catilinas, des Clodius, des Cicérons, des Pompées, des Césars modernes; nous avons assisté, disons-nous, aux drames les plus tumultueux et les plus sanglants de notre époque: mais nous n'avons jamais entendu des accents où la colère et le génie oratoire, le crime ou la vertu vociférés par des lèvres humaines, fussent autant fondus en lave ou en foudre dans des harangues si ardentes d'invectives, si solennelles de vertu et si accomplies de langage!
Il faut remonter à Vergniaud, parlant devant les assassins qui l'attendent à la porte de la Convention, pour comparer quelque chose à cette colère de la vertu et à ce défi à la mort. Les passions n'ont pas baissé de nos jours; mais l'éloquence littéraire a perdu les foudres dont Démosthène, Cicéron, Vergniaud, ébranlaient leurs tribunes et pulvérisaient les factions ou la tyrannie. Qu'est-ce que le harangueur parlementaire d'aujourd'hui (sauf de rares exceptions) auprès de ces héros du discours? Le métier tue l'art: la voix tonne, la poitrine n'y résonne pas; il y a un rôle dans la harangue, il n'y a point d'âme et par conséquent point d'immortalité. Essayez de relire, après que la vibration de la voix a cessé de tinter dans l'oreille: vous ne le pouvez pas; tout s'est évaporé avec le geste et le son de voix. L'engouement de parti exalte de tels hommes comme des gladiateurs de théâtre. On les appelle des Cicérons et des Démosthènes: ils ne sont que des musiciens de phrases. Où sont-ils aux jours des tempêtes civiles? Ils sont disparus, ils sont muets, ils sont ensevelis dans l'ombre de leur Tusculum, adorant l'écho, suivant la timide sagesse de Pythagore. De là ils nourrissent de flatteries obligées l'espérance, toujours ajournée, des partis, dont ils se proclament les ministres, ministres des songes qui endorment depuis trente ans leurs clients... Et ils accusent les hommes de cœur qui se jettent dans le gouffre pour le combler, et ils dénoncent à la haine ou à l'ingratitude des sectes ou des cours ceux qui se brûlent les mains en tirant leur patrie de l'incendie, allumé par les torches de leurs discours! Et ils conseillent les épurations à leur patrie, pour rester seuls à la perdre et à la flatter jusqu'à la fin! Voilà ces hommes!
Mais revenons à l'éloquence patriotique et virile de Cicéron.
XXIII
Catilina, frappé d'effroi par la parole de Cicéron, s'enfuit jusqu'en Toscane.
Cicéron prend sur lui d'achever le coup d'État contre la démagogie en immolant les complices de Catilina.
Se croyant sûr de l'appui de Pompée, il poursuit les démagogues jusque dans la personne de Clodius.
Clodius était ami du jeune César.
César, patricien corrompu, cherchait un appui dans la plèbe romaine; il commençait la tyrannie, comme elle commence toujours, par la licence; il soutenait, à ce titre, Clodius; il affectait de l'intérêt pour Catilina.
Clodius ameutait le peuple contre Cicéron.
Pompée s'isolait majestueusement à la campagne.
Cicéron, poursuivi et menacé jusque dans sa maison par les sicaires de Clodius, invoquait en vain le peuple, qu'il avait sauvé: le peuple l'abandonnait lâchement à ses ennemis. Les consuls, intimidés, fermaient les yeux pour ne pas voir ce qu'ils n'avaient pas la force de punir. Cicéron fut obligé de s'exiler. Un plébiscite rédigé par Clodius lui interdit le sol romain jusqu'à une distance de cinq cents milles.
Le sauveur de Rome chercha asile en Grèce: c'était la patrie de son âme.
Pendant qu'il débarquait au Pirée, port d'Athènes, Clodius, suivi d'une bande de populace, incendiait sa maison à Rome, ravageait ses maisons de campagne et faisait vendre à l'encan jusqu'à ses livres. Mais le respect pour Cicéron et la répugnance à s'enrichir de ses dépouilles étaient tels que les livres et les jardins restèrent sans acheteurs.
XXIV
Cicéron, proscrit, en arrivant en Grèce, se proposait de séjourner dans sa chère Athènes, que l'exemple ou les lettres de son ami Atticus lui avaient appris à tant aimer.
Mais l'ombre de leur vie passée suit les hommes publics jusque sur la terre étrangère: la mer, qui les sépare de leur patrie, ne les sépare pas de leur nom. Cicéron apprit que les restes du parti de Catilina et les complices de Clodius l'attendaient à Athènes pour lui demander compte, le poignard à la main, de la vie de Catilina, de Lentulus et de Céthégus. Il se détourna prudemment de cette trace de sang qui semblait le devancer et le poursuivre, et se réfugia à Thessalonique, colonie romaine au fond de la Méditerranée, au pied des montagnes de la Macédoine.
«Que je me repens, écrit-il en route, que je me repens, mon cher Atticus, de n'avoir pas prévenu par ma mort volontaire l'excès de mes malheurs! En me suppliant de vivre, vous ne pouvez qu'une chose: arrêter ma main, prête à me frapper moi-même; mais, hélas! je ne m'en repens pas moins tous les jours de ne pas avoir sacrifié cette vie pour sauver mon héritage à ma famille; car qu'est-ce qui peut maintenant m'attacher à l'existence? Je ne veux pas, mon cher Atticus, vous énumérer ces malheurs, dans lesquels j'ai été précipité bien moins par le crime de mes ennemis, que par la lâcheté de mes envieux.» (Allusion poignante à Pompée, à Crassus, à César.) «Mais j'atteste les dieux que jamais homme ne fut écrasé sous une telle masse de calamités, et qu'aucun n'eut jamais occasion de souhaiter davantage la mort!... Ce qui me reste de temps à vivre n'est pas destiné à guérir mes maux, mais à les finir!... Vous me reprochez le sentiment et la plainte de mes maux. Mais y a-t-il une seule des adversités humaines qui ne soit accumulée dans la mienne? Qui donc tomba de plus haut, d'un sort plus assuré en apparence, doué de telles puissances de génie, de sagesse, de faveur publique, d'estime et d'appui d'une telle masse de grands et de bons citoyens?... Puis-je oublier en un jour ce que j'étais hier, ce que je suis encore aujourd'hui? À quelles dignités, à quelle gloire, à quels enfants, à quels honneurs, à quelles richesses d'âme et de bien, à quel frère, enfin (un frère que j'aime à cet excès qu'il m'a fallu, par un genre inouï de supplice, me séparer sans l'embrasser, de peur qu'il ne vît mes larmes, et que je ne pusse moi-même supporter sa pâleur et son deuil), je suis arraché!... Ah! si j'énumérais encore bien d'autres causes de désespoir, si mes larmes elles-mêmes ne me coupaient la voix!... Je sais, et c'est là la plus amère de mes peines, que c'est par ma faute que j'ai été abîmé dans une telle ruine!... Vous me parlez, dans votre dernière lettre, de l'image que l'affranchi de Crassus vous a faite de mon désespoir et de ma maigreur!... Hélas! chaque jour qui se lève accroît mes maux au lieu de les soulager. Le temps diminue le sentiment des autres malheurs; mais les miens sont de telle nature qu'ils s'aggravent continuellement par le sentiment de la misère présente comparée avec la félicité perdue!... Pourquoi un seul de mes amis ne m'a-t-il pas mieux conseillé? Pourquoi me suis-je laissé glacer le cœur par cette froideur de Pompée? Pourquoi ai-je pris une résolution et une attitude de coupable suppliant, indignes de moi? Pourquoi n'ai-je pas affronté ma fortune? Si je l'avais fait, ou je serais mort glorieusement à Rome, ou je jouirais maintenant du fruit de ma victoire!... Mais pardonnez-moi ces reproches, ils doivent tomber sur moi plus que sur vous; et si je parais vous accuser avec moi, c'est moins pour m'accuser moi-même que pour me rendre ces fautes plus pardonnables en y associant un autre moi-même!...
Non, je n'irai point en Asie, parce que je fuis les lieux où je puis rencontrer les Romains, et où la célébrité, autrefois ma gloire, me poursuit maintenant comme une honte!... Et puis je ne voudrais pas m'éloigner davantage, de peur que si, par hasard, il arrivait quelque changement inespéré à ma fortune du côté de Rome, je ne fusse trop longtemps à l'ignorer. J'ai donc résolu d'aller me réfugier dans votre maison d'Épire, non pas à cause de l'agrément du séjour, bien indifférent au malheureux qui fuit même la lumière du jour, mais pour être, dans ce port que vous m'offrez, plus prompt à repartir pour ma patrie, si jamais elle m'était rouverte, pour y recueillir ma misérable existence dans une solitude qui me la fera supporter plus tolérablement, ou, ce qui vaudrait mieux encore, qui m'aidera à dépouiller plus courageusement la vie. Oui, je dois écouter encore les supplications de la plus tendre et de la plus adorée des filles!... Mais, avant peu, ou l'Épire m'ouvrira le chemin du retour dans ma patrie, ou je m'ouvrirai à moi-même le chemin de la vraie délivrance!..... Je vous recommande mon frère, ma femme, ma fille, mon fils; mon fils, à qui je ne laisserai pour héritage qu'un nom flétri et ignominieux!...»
XXV
Mais au moment où Cicéron se préparait à mourir, pour se punir lui-même du crime de ses ennemis, de la lâcheté de ses amis et de sa propre infortune, l'excès de la tyrannie populaire rappelait la pensée de Rome vers celui qui l'avait sauvée, par son éloquence et par son courage, de la nécessité des dictateurs ou de la honte des anarchies.
Clodius, sans contre-poids, obligé d'enchérir chaque jour sur les démences et sur les excès de la veille, afin de rester à la tête de la populace, à laquelle on ne peut complaire qu'en lui cédant, commençait à fatiguer la licence elle-même et à inquiéter Pompée, non-seulement sur sa puissance, mais sur sa vie: il menaçait également César jusqu'au sein de son armée des Gaules. César, Pompée, le sénat, les patriciens opprimés, les plébéiens vertueux, se liguèrent sourdement pour inspirer au peuple l'horreur de Clodius et le rappel de Cicéron, le seul homme qu'ils pussent opposer, à la tribune aux harangues, à la popularité perverse du tribun.
XXVI
Un homme intrépide, client de Cicéron, tribun lui-même, nommé Fabricius, osa proposer ce rappel au peuple du haut de la tribune.
Clodius, qui s'attendait à cette tentative des amis de Cicéron, et qui avait rempli le forum de ses partisans, de ses gladiateurs et de ses sicaires, craignant l'estime et l'amour du peuple pour le grand proscrit, donna le signal du meurtre à ses assassins, précipita Fabricius de la tribune, dispersa le cortége des amis de Cicéron, et couvrit de cadavres la place publique.
Le frère de Cicéron, blessé lui-même par le fer des gladiateurs de Clodius, n'échappa à la mort qu'en se cachant sous les corps amoncelés sur les marches de la tribune.
Sextius, un des tribuns, fut immolé en résistant aux fureurs de son collègue.
Clodius, vainqueur, ou plutôt assassin de Rome, courut, la torche à la main, brûler le temple des Nymphes, dépôt des registres publics, afin d'anéantir jusqu'aux rouages mêmes du gouvernement.
À la lueur de l'incendie, il alla attaquer la maison du tribun Milon et du préteur Cécilius. Milon repoussa avec ses amis les satellites du démagogue, et, convaincu qu'il n'y aurait plus de justice dans Rome que celle qu'on se ferait désormais à soi-même, il enrôla une troupe de gladiateurs pour l'opposer aux sicaires de Clodius.
Le sénat, abrité enfin par cette poignée de satellites de Milon, et encouragé à l'audace par l'indignation du peuple, qui commençait à rougir de lui-même, porta le décret de rappel de Cicéron.
Le même décret ordonnait que ses maisons seraient rebâties aux frais du trésor public.
Pompée lui-même sortit de son apathie, et rentra à Rome pour y rétablir les lois et pour y appuyer de l'autorité des armes le rappel de Cicéron.
Le retour de l'orateur à Rome fut un triomphe continu de Brindes jusqu'à Rome.
Clodius, à la tête de la populace, osa l'affronter encore. Cicéron fut obligé de s'abriter contre ce persécuteur dans sa retraite d'Antium et dans la seule culture des lettres. Nous verrons plus tard ce qu'il y composa. Ce fut l'époque poétique de sa vie; le loisir et l'infortune le refirent poëte. Ses poëmes, perdus aujourd'hui, étaient, dit-on, dignes de son éloquence.
Cependant un honnête homme indigné, Milon, tua Clodius.
Cicéron revint à Rome pour y défendre Milon devant ses juges.
Mirabeau, dans son discours sur la banqueroute, a évidemment imité une des figures les plus hardies de la péroraison du discours de Cicéron pour son ami et son vengeur Milon.
«Et ne dites donc pas qu'emporté par la haine, je déclame avec plus de passion que de vérité contre un homme qui fut mon ennemi. Sans doute personne n'eut plus que moi le droit de haïr Clodius; mais c'était l'ennemi commun, et ma haine personnelle pouvait à peine égaler l'horreur qu'il inspirait à tous. Il n'est pas possible d'exprimer ni même de concevoir à quel point de scélératesse ce monstre était parvenu. Et, puisqu'il s'agit de la mort de Clodius, imaginez, citoyens (car nos pensées sont libres, et notre âme peut se rendre de simples fictions aussi sensibles que les objets qui frappent nos yeux), imaginez, dis-je, qu'il soit en mon pouvoir de faire absoudre Milon sous la condition que Clodius revivra... Eh quoi! vous pâlissez! Quelles seraient donc vos terreurs s'il était vivant, puisque, tout mort qu'il est, la seule pensée qu'il puisse vivre vous pénètre d'un tel effroi!..............
«Les Grecs rendent les honneurs divins à ceux qui tuèrent des tyrans. Que n'ai-je pas vu dans Athènes et dans les autres villes de la Grèce! Quelles fêtes instituées en mémoire de ces généreux citoyens! quels hymnes! quels cantiques! Le souvenir, le culte même des peuples consacrent leurs noms à l'immortalité; et vous, loin de décerner des honneurs au conservateur d'un si grand peuple, au vengeur de tant de forfaits, vous souffririez qu'on le traîne au supplice!..
«Il existe, oui, certes, il existe une puissance qui préside à toute la nature; et si, dans nos corps faibles et fragiles, nous sentons un principe actif et pensant qui les anime, combien plus une intelligence souveraine doit-elle diriger les mouvements admirables de ce vaste univers! Osera-t-on la révoquer en doute parce qu'elle échappe à nos sens et qu'elle ne se montre pas à nos regards? Mais cette âme qui est en nous, par qui nous pensons et prévoyons, qui m'inspire en ce moment où je parle devant vous, notre âme aussi n'est-elle pas invisible? Qui sait quelle est son essence? qui peut dire où elle réside? C'est donc cette puissance éternelle, à qui notre empire a dû tant de fois des succès et des prospérités incroyables, c'est elle qui a détruit et anéanti ce monstre, et lui a suggéré la pensée d'irriter par sa violence et d'attaquer à main armée le plus courageux des hommes, afin qu'il fût vaincu par un citoyen dont la défaite lui aurait pour jamais assuré la licence et l'impunité. Ce grand événement n'a pas été conduit par un conseil humain; il n'est pas même un effet ordinaire de la protection des immortels. Les lieux sacrés eux-mêmes semblent s'être émus en voyant tomber l'impie, et avoir ressaisi le droit d'une juste vengeance. Je vous atteste ici, collines sacrées des Albains, autels associés au même culte que les nôtres, et non moins anciens que les autels du peuple romain, etc.»
C'est là l'apparition personnifiée de la hideuse banqueroute qui faisait tressaillir l'Assemblée nationale dans la prosopopée de Mirabeau. Seulement Mirabeau n'eut jamais ces accents religieux de Cicéron qui sont la divinité de l'éloquence; il en appela à la raison, jamais aux dieux de la patrie, dans ses harangues. Cicéron montait plus haut, aussi haut que l'invocation humaine peut monter.
«Ô Rome ingrate, si elle bannit Milon! Rome misérable, si elle perd un tel défenseur! Mais finissons: les larmes étouffent ma voix, et Milon ne doit pas être défendu par des larmes!...» Les sanglots du peuple coupèrent ses dernières paroles: Mirabeau ne fit jamais pleurer. Les assemblées parlementaires ont des colères et jamais de larmes. Quant à nous, qui avons vu parler devant le peuple, nous l'avons vu cent fois, ce peuple, pleurer d'émotion honnête et patriotique, comme les Romains de Cicéron.
XXVII
Cicéron fut nommé pontife, puis proconsul en Syrie. Il commanda des légions; il pacifia les provinces orientales de la république; il s'y fit adorer pour sa justice et pour sa bonté. Les étrangers l'appelèrent le père des alliés de Rome et des tributaires.
Revenu à Rome, il y tomba en pleine guerre civile.
César avait passé le Rubicon, en jetant au hasard le sort de la république.
Pompée, resté à Rome avec les derniers hommes libres et vertueux de la patrie, s'associait à Cicéron.
César caressait l'orateur pour l'entraîner dans son crime.
Cicéron flottait de l'un à l'autre, tâchant de prévenir le choc de ces deux grands rivaux.
Ses anxiétés usaient, non sa vertu, mais son caractère.
Sa haute intelligence lui montrait des deux côtés des dangers presque égaux pour la patrie: l'anarchie et la faiblesse avec Pompée, la violence et la tyrannie avec César.
Ses lettres, à cette époque, sont la confession d'un homme de bien; il méprise presque autant le parti de Pompée qu'il déteste celui de César. La postérité a vu en cela de la faiblesse; ce n'était, hélas! que de la profondeur de jugement. Les hommes de génie sont jugés par les esprits médiocres: c'est le secret des accusations de la postérité contre la vertu civique de Cicéron. Il y a des temps si malheureux que les meilleurs patriotes n'ont le choix qu'entre deux calamités pour leur patrie. Qui oserait s'étonner que ces grands patriotes hésitent à choisir? Telle était la situation de Cicéron.
XXVIII
À la fin, la vertu, plus que la conviction, l'entraîna dans le parti de Pompée; il savait qu'il se perdait, mais il se perdait avec Caton et Brutus. Mieux vaut la mort avec les honnêtes gens que la victoire avec les pervers.
Il ne se trompait pas. Pompée, fugitif d'Italie, alla perdre la bataille de la république en Épire. Pharsale fut le champ de bataille et le tombeau de la liberté du monde.
Pompée s'enfuit en Égypte, et meurt sur le rivage par la main d'un assassin soudoyé, qui veut offrir sa tête en présent à César.
Caton meurt en philosophant sur l'immortalité de l'âme.
Brutus meurt dans un blasphème ironique sur l'inanité de la vertu.
Cicéron, amnistié par le vainqueur, vit et revient pleurer la république en Italie.
César s'excuse auprès de Cicéron de sa victoire; il va lui-même le visiter dans sa retraite en Campanie; il lui demande, pour ainsi dire, grâce pour son triomphe; il ne croit pas le monde conquis, si Cicéron n'a pas ratifié la fortune.
Cicéron cède à demi à tant de caresses; il revient à Rome, il y reprend son rôle de défenseur des citoyens; il invoque, dans des harangues trop adulatrices, la magnanimité de César pour les vaincus de Pharsale; il admire l'homme dans César, tout en détestant le tyran.
L'abstention complète eût été plus digne, l'exil même eût été plus stoïque: c'est sur cette époque de sa vie que les admirateurs de Cicéron auraient eu besoin de jeter un voile d'indulgence. Mais, s'il y eut complaisance envers la fortune dans cette conduite du grand orateur romain, il n'y eut jamais complicité avec César. Cicéron désespéra de la liberté romaine: mais ce désespoir, trop fondé en fait, ne fut jamais une trahison; il continua à déplorer à haute voix la chute de l'antique constitution et de maudire en secret César. Quand César tomba sous la conspiration des honnêtes gens de Rome, tels que Brutus, Cassius, Caton, Cicéron se réjouit de leur courage, et se rangea, sans hésiter, de leur parti.
XXIX
On sait que César se faisait pardonner la tyrannie par la grâce, et Cicéron, les regrets de la liberté perdue, par les complaisances.
Vers le même temps, quoiqu'il eût déjà passé la soixantième année de sa vie, il répudia sa première femme Térentia, coupable de l'avoir négligé pendant ses disgrâces, et il épousa une de ses pupilles, très-jeune, très-belle, très-riche, qu'un père mourant lui avait confiée.
Éprise du génie et de la renommée de son second père, cette jeune Romaine l'aima et en fut aimée avec une passion qui effaça la distance des années. Ce furent, non les plus glorieuses, mais les plus sévères et les plus fécondes de sa vie; elles furent courtes.
La mort lui ayant enlevé bientôt après sa fille Tullia, délices et orgueil de son cœur, il en conçut une telle douleur qu'il s'offensa de ce que cette douleur n'était pas assez partagée par sa nouvelle épouse, jalouse, sans doute, de n'être pas le seul objet de ses tendresses, et qu'il s'éloigna d'elle et se renferma dans la solitude avec ses larmes et son génie.
C'est là qu'il écrivit, sans relâche et sans lassitude, ses plus belles œuvres littéraires.
XXX
Bien qu'il n'eût trempé en rien dans le meurtre de César, Cicéron fut coupable, aux yeux d'Antoine, de Lépide et d'Octave, neveu de César, de s'être trop réjoui de la mort du tyran.
Il avait de plus, dans plusieurs harangues immortelles, soufflé dans Rome le feu de la colère publique contre Antoine. Ces harangues, appelées les Philippiques, par allusion aux harangues de Démosthène contre Philippe de Macédoine, furent l'arrêt de mort de Cicéron.
Quand Antoine, Lépide et Octave se furent réconciliés en se livrant mutuellement les têtes de leurs ennemis personnels comme gage de paix, Antoine demanda la tête de Cicéron; elle fut disputée, mais enfin accordée.
Cicéron apprit son arrêt sans y croire. Il aimait Octave: Octave commencerait-il par un parricide? Cicéron n'était-il pas son second père? Il espérait, contre toute espérance, en lui, mais craignait tout d'Antoine, et surtout de Fulvie, la nouvelle épouse de ce débauché. Les hommes pardonnent; les femmes se vengent, parce qu'elles ont moins de force contre leur passion.
Dans cette perplexité, Cicéron avait le temps de fuir, et peut-être était-ce la pensée d'Octave. L'hésitation, cette faiblesse des grands esprits parce qu'ils pèsent plus d'idées contre plus d'idées que les autres, fut la cause de sa mort, comme elle avait été le fléau de sa vie. Il perdit les jours et les heures à débattre, avec lui-même et avec ses amis, lequel était préférable, à son âge, de tendre stoïquement le cou aux égorgeurs et de mourir en laissant crier son sang contre la tyrannie sur la terre libre de sa patrie, ou d'aller mendier en Asie le pain et la vie de l'exil parmi les ennemis des Romains. Son âme parut se décider et se repentir tour à tour de l'un ou de l'autre parti. Ses pas errèrent, comme ses pensées, du rivage de la mer à ses maisons de campagne, et de ses maisons de campagne au bord de la mer.
Enfin il voulut retarder le moment de la résolution suprême en s'éloignant de Tusculum, trop voisin de Rome. Il quitta ce séjour avec son frère Quintus Cicéron, et avec son neveu, qui le chérissait comme un père. Il se retira dans sa maison plus reculée d'Astura, séjour de deuil où il avait, comme on l'a vu, nourri la mélancolie de la mort de sa fille Tullia: l'âpreté du lieu et la profondeur des bois semblaient l'abriter de la scélératesse des hommes.
Cette maison était sur le bord de la mer de Naples. Il y passa quelques jours à écouter de loin le bruit des pas de l'armée des triumvirs qui s'approchaient de Rome; il semblait résolu à y attendre la mort sans se donner la peine ni de la fuir plus loin ni de la braver de plus près. Cependant son frère, son neveu, ses affranchis, ses esclaves, espèce de seconde famille que la reconnaissance, les lois et les mœurs attachaient jusqu'au trépas aux anciens, lui représentèrent qu'un homme tel que Cicéron n'était jamais vieux tant que son génie pouvait conseiller, illustrer ou réveiller sa patrie; que Caton, en mourant, avait éteint prématurément lui-même une des dernières espérances de la république par une impatience ou par une lassitude de vertu; que, s'il était résolu à mourir, il ne fallait pas du moins que sa mort fût inutile à la cause des bons citoyens, qui était celle des dieux; que, Brutus et Cassius vivant encore, et rassemblant en Afrique des légions fidèles à la mémoire de Pompée et à la république, prêtes à combattre les armées vénales des triumvirs, il devait aller rejoindre ces derniers des Romains, raviver par sa présence et par sa voix une cause qui n'était pas encore désespérée tant qu'il lui restait Cicéron et Brutus; ou, s'il fallait périr, périr du moins avec la justice, la vertu et la liberté.
XXXI
Ces conseils prévalurent un moment dans son âme. Il quitta sa retraite d'Astura avec son frère et le cortége de ses esclaves et de ses familiers, pour se rapprocher de la mer et pour y monter sur une galère qu'on lui avait préparée. Mais la précipitation avec laquelle il avait quitté Rome et Tusculum aux premières rumeurs de sa proscription ne lui avaient pas permis d'emporter l'or ou l'argent nécessaire pour une longue expatriation. À peine était-il sur la route, qu'il réfléchit à l'indigence à laquelle il allait être exposé avec sa famille et ses amis pendant son exil, et fit arrêter sa litière (fort brancard fermé par des rideaux et porté par des esclaves, qui servait de voiture aux riches Romains), et il fit approcher celle de son frère Quintus, qui marchait derrière lui.
Les deux litières étaient posées côte à côte sur le chemin, et les porteurs éloignés; les deux frères s'entretinrent un moment sans témoin par les portières. Il fut convenu que Quintus, comme le moins illustre et le plus oublié des deux, retournerait seul à Antium, leur pays natal; qu'il en rapporterait l'argent nécessaire à leur fuite, et qu'il rejoindrait en toute hâte Cicéron dans sa maison de la côte de Gaëte, où il allait l'attendre pour s'embarquer. Puis les deux proscrits, comme s'ils avaient eu le pressentiment de leur éternelle séparation, se récrièrent sur l'extrémité de leur malheur, qui ne leur permettait pas même de le supporter ensemble, pleurèrent de tendresse sur le chemin à la vue de leurs esclaves, et, se serrant dans les bras l'un de l'autre, se séparèrent et se rapprochèrent plusieurs fois, comme dans un dernier adieu.
XXXII
Quintus retourna vers Astura pour regagner, par les sentiers des montagnes, sa maison d'Antium avec son fils. Cicéron poursuivit sa route vers le bord de la mer, et s'embarqua sur une galère.
Il possédait, dans une anse du rivage de Gaëte, à l'endroit où l'on voit encore aujourd'hui son tombeau s'élever comme un écueil de la gloire auprès des écueils de la mer, une maison de campagne embellie de tous les luxes et ornée de tous les délices d'une résidence d'été pour les grands citoyens de Rome. Elle s'élevait sur un promontoire d'où le regard embrassait une vaste étendue de mer, tantôt limpide et silencieuse, tantôt écumeuse et murmurante, enceinte par le demi-cercle d'un golfe peuplé de villes maritimes, de temples, de villas romaines, de navires, de barques et de voiles qui en variaient les bords et les flots. Les vents étésiens, qui soufflent du nord pendant la canicule, en rafraîchissant la température; des jardins en terrasses descendaient d'étages en étages de la maison aérée à la plage humide; des cavernes naturelles, achevées par l'art, pavées de mosaïques, entrecoupées de bassins où l'eau de la mer, en pénétrant par des canaux invisibles, renouvelait la fraîcheur, y servaient de bains. Un temple domestique, vraisemblablement celui qu'il avait consacré à sa fille Tullia, laissait éclater au-dessus ses colonnes et ses chapiteaux de marbre de Paros, à demi voilés par les orangers, les lauriers, les figuiers, les pins, les myrtes et les pampres des hautes vignes qui tapissent éternellement cette côte, où nous avons si souvent rêvé.
C'est là que Cicéron descendit de sa galère pour y attendre l'heure du départ et le retour de son frère Quintus. Les triumvirs étaient encore à plusieurs journées d'étape de Rome; la Campanie était libre de troupes, et tout annonçait que les sicaires d'Antoine n'y marcheraient pas aussi vite que sa vengeance.
XXXIII
Mais sa vengeance le devançait. À peine Quintus et son fils étaient-ils arrivés secrètement dans leur villa paternelle d'Antium, pour y vendre leurs biens et pour en rapporter le prix à Cicéron, que la vengeance domestique révéla leur présence aux émissaires des triumvirs, et qu'ils furent égorgés, le père et le fils, pour le crime de leur nom.
À cette nouvelle, les affranchis et les esclaves de Cicéron le conjurent avec plus d'instance de fuir. Il monte sur sa galère, et navigue jusqu'au promontoire de Circé, cap avancé du golfe de Gaëte, pour faire voile vers l'Afrique. Il s'y fit descendre à terre, malgré les instances des pilotes et la faveur des vents. Il ne pouvait s'arracher à cette dernière plage de l'Italie, ni désespérer tout à fait du cœur et de la reconnaissance d'Octave. Il reprit à pied et en silence, le long de la plage, le chemin qui ramenait vers Rome: sa galère le suivait à quelque distance sur les flots. Après avoir marché ainsi quelques milles, abîmé dans ses perplexités, la nuit commençant à tomber, il fit signe à ses rameurs d'approcher de la plage, et se confia de nouveau aux flots.
Il avoua à ses affranchis que, lassé d'incertitude et de fuite, il avait résolu un moment de rentrer à Rome, et d'aller s'ouvrir lui-même les veines sur le seuil d'Octave, afin de se venger du moins, en mourant, d'une ingratitude écrite en caractères de sang sur le nom de ce parricide, et d'attacher à ses pas, avec la mémoire de son crime, une furie qui ne le laissât reposer jamais!...
La crainte des tortures qu'on lui ferait subir, s'il était arrêté avant d'avoir accompli son suicide, l'avait retenu et ramené à bord. Il navigua quelque temps indécis en vue du rivage; puis, rappelé encore par on ne sait quelles pensées, il ordonna à ses rameurs de le ramener à sa maison de campagne de Gaëte, qu'il avait quittée le matin. Ses serviteurs lui obéirent en gémissant et en pleurant sur son trépas. La galère se rapprocha de la plage où s'élevait le temple.
XXXIV
Les présages, langue divinatoire perdue aujourd'hui, qui annonçait, interprétait, solennisait tous les grands actes tragiques des citoyens ou des empires, avertirent et consternèrent, en abordant, les serviteurs de Cicéron. Au moment où la galère cherchait à franchir les dernières lames pour jeter l'ancre au pied du promontoire, une nuée de corbeaux, oiseaux fatidiques qui perchaient sur les corniches du temple, s'élevèrent du toit avec de grands cris, et, voltigeant au-devant de la galère, parurent vouloir repousser ses voiles et ses vergues vers la grande mer, comme pour lui signaler un danger sur le bord.
Cicéron, soit que sa philosophie s'élevât au-dessus de ces superstitions populaires, soit qu'il acceptât l'augure sans chercher à l'écarter, n'en monta pas moins les rampes qui conduisaient à sa maison. Il y entra, et, s'étant jeté tout habillé sur un lit pour se reposer de ses angoisses ou pour se recueillir dans ses pensées, il ramena sur son front le pan de sa toge, afin de ne pas voir la dernière lueur du jour.
Mais les corbeaux, qui l'avaient repoussé de la plage, l'avaient suivi vers sa maison. Soit que ces oiseaux familiers eussent de la joie de revoir leur maître, soit qu'en s'élevant très-haut dans les airs ils eussent aperçu, avant les serviteurs, les armes inusitées des nombreux soldats d'Antoine répandus dans les campagnes, et se glissant comme des assassins vers les jardins de Cicéron, ils s'agitaient comme par un instinct caché. L'un d'eux, pénétrant par la fenêtre ouverte à la brise de mer, se percha jusque sur le lit de Cicéron, et, tirant avec son bec le pan de son manteau ramené sur sa tête, il lui découvrit le visage et sembla le presser de sortir d'une maison qui le repoussait.
À ce signe de l'instinct des oiseaux, les serviteurs de Cicéron s'émurent, s'attendrirent, versant des larmes et se reprochant à eux-mêmes d'avoir, pour le salut de leur maître, moins de prudence et moins de zèle que les brutes: «Quoi! se dirent-ils entre eux, attendrons-nous, les bras croisés, d'être les spectateurs de la mort de ce grand homme, pendant que les bêtes elles-mêmes veillent sur lui et semblent s'indigner des crimes qu'on prépare?» Animés par ces reproches mutuels, les esclaves de Cicéron se jettent à ses pieds, lui font une douce violence, le forcent à remonter dans sa litière, et le portent, par des sentiers détournés et ombragés, des jardins vers le rivage, où la galère l'attendait à l'ancre.
À peine avaient-ils fait quelques pas qu'une troupe de soldats commandés par Hérennius et Popilius, deux de ces chefs de bandes qui prêtent leur épée à tous les crimes, et qui n'ont d'autre cause que celle qui les solde, arrivèrent sans bruit aux murs des jardins, du côté de la terre, et, trouvant les portes fermées, les firent enfoncer et se précipitèrent vers la maison.
L'un de ces chefs, Popilius, avait été défendu et sauvé autrefois par le grand orateur dans une accusation de parricide. Pressé d'effacer la mémoire de l'ingratitude dans le sang du bienfaiteur, il somma les serviteurs et les affranchis restés dans la maison de lui dénoncer la retraite de leur maître. Tous répondaient qu'ils ne l'avaient pas vu, et lui donnaient ainsi le temps de fuir, quand un lâche adolescent, disciple chéri de Cicéron, fils d'un affranchi de son frère, cultivé par lui comme un fils dans la science et dans les lettres, et nommé Philologus, indiqua du geste aux soldats l'allée du jardin par laquelle son patron et son second père descendait vers la mer. À ce signe mortel, Hérennius, Popilius et leur troupe s'élancent au galop sur les traces de la litière, et font résonner de leurs cris, du cliquetis de leurs armes et des pas de leurs chevaux, le chemin creux du jardin qui mène au rivage.
À ce bruit tumultueux qui s'approche, qui tranche toutes ses irrésolutions, et qui repose enfin son âme dans la certitude de la mort, Cicéron veut au moins la recevoir, et non la fuir: il ordonne à ses esclaves de s'arrêter et de déposer la litière sur le sable. On lui obéit; il attend sans pâlir ses assassins; il appuie son coude sur son genou, soutient son menton dans sa main, comme c'était son habitude de corps quand il méditait en repos dans le sénat ou dans sa bibliothèque, et, regardant d'un œil intrépide Hérennius et Popilius, il leur évite la peine de l'arracher de sa litière, et leur tend la gorge comme un homme qui, en allant au-devant du coup, va au-devant de l'immortalité.
Hérennius lui tranche la tête, et la porte lui-même à Antoine pour qu'aucun autre, en le devançant, ne lui dérobe la première joie du triumvir, le prix du crime auquel il a dévoué son épée.
XXXV
Antoine, qui venait d'entrer à Rome, présidait l'assemblée du peuple pour les élections des nouveaux magistrats au moment où Hérennius fendait la foule pour lui offrir la tête du sauveur du peuple. «C'en est assez!» s'écria Antoine en apercevant le visage livide de celui qui l'avait fait si souvent pâlir lui-même; «voilà les proscriptions finies!» témoignant ainsi, par ce mot, que la mort de Cicéron lui valait à elle seule une multitude de victimes, et délivrait son ambition de la dernière vertu de Rome.
Il ordonna de clouer la tête sanglante de Cicéron, entre ses deux mains coupées, sur la tribune aux harangues, suppliciant ainsi la plus haute éloquence qui fut jamais par les deux organes de la parole humaine, le geste et la voix.
Mais Fulvie, femme d'Antoine, ne se contenta pas de cette vengeance; elle se fit apporter la tête de l'orateur, la reçut dans ses mains, la plaça sur ses genoux, la souffleta, lui arracha la langue des lèvres, la perça d'une longue épingle d'or qui retenait les cheveux des dames romaines, et prolongea, comme les Furies, dont elle était l'image, le supplice au delà de la mort: honte éternelle de son sexe et du peuple romain!
Cicéron mort, les triumvirs s'entre-disputèrent la république: Octave prévalut. La tyrannie, qui n'avait été jusque-là qu'une éclipse de la liberté, devint une institution; elle dispensa le peuple de toute vertu; elle fit aux Romains, selon le hasard des vices ou des vertus de leurs maîtres, tantôt des temps de servitude prospère, tantôt des règnes de dégradation morale et de sang, qui sont l'ignominie de l'histoire et le supplice en masse du genre humain.
Voilà la vie de Cicéron, orateur et homme d'État: maintenant voyons ses œuvres.
Lamartine.
LXIIIe ENTRETIEN.
CICÉRON
DEUXIÈME PARTIE.
I
On vient de voir, dans le précédent entretien, que toute la vie de Cicéron ne fut qu'un admirable équilibre entre la pensée et l'action: homme d'État pendant les convulsions politiques de sa patrie, il devenait homme de lettres pendant les loisirs que l'impopularité ou l'exil lui faisaient à la campagne ou hors de l'Italie. Cet équilibre dans les deux exercices alternatifs des grandes facultés de l'homme est la condition de son développement le plus complet sur la terre. La pensée, nourrie par l'étude, prépare à l'action politique; l'action politique donne un corps à la pensée, exerce le caractère, enseigne par l'expérience les choses humaines et construit en nous le suprême résultat d'une longue vie, la philosophie (ce que les anciens appelaient la sagesse).
Je sais bien que l'envie et la médiocrité, qui veulent tout rabaisser à leur niveau, contestent dans ce siècle la possibilité de cet équilibre entre les facultés de l'homme d'action et les facultés de l'homme de pensée. Mais l'histoire de tous les siècles et de tous les pays proteste contre cet axiome; Moïse, David en Judée, Confucius en Chine, Mahomet en Arabie, Solon et Démosthène en Grèce, Scipion, Cicéron et César à Rome, Dante et Machiavel à Florence, vingt hommes d'État historiques, à la fois grands orateurs, grands écrivains, grands courages, attestent la compatibilité puissante de l'action et de la pensée.
C'est plutôt le contraire qui est vrai: scinder l'homme en deux, c'est le diminuer de moitié, c'est vouloir des têtes sans bras ou des bras sans tête. Si l'on aperçoit une insuffisance dans quelques grands hommes d'action, c'est que la pensée, à un certain degré, leur manque. Si l'on sent la faiblesse dans quelques grands hommes de lettres, c'est que l'action n'a pas retrempé leur âme dans la réalité des choses. Laissons donc l'envie et la médiocrité se consoler de leur impuissance en mutilant les puissantes natures: elles seront toujours écrasées toutes les fois qu'il naîtra un vrai grand homme, et qu'il naîtra une vraie postérité pour le juger.
II
Jamais cet équilibre entre les deux facultés, penser et agir, ne fut plus caractérisé que dans Cicéron. On sait que Rome formait par ses institutions des hommes tout entiers, précisément parce qu'elle les employait tout entiers, au forum, au sénat, dans les magistratures, dans les pontificats, dans les proconsulats, dans les lettres, à la guerre. Cicéron fut un Romain complet.
III
On s'étonne, en réfléchissant à ses accablantes occupations d'homme public, comme défenseur ou accusateur devant les tribunaux, comme orateur politique devant le peuple ou au sénat, comme consul dans des temps d'orages civils, comme proconsul en Asie, comme général d'armée, comme administrateur de provinces, comme candidat aux magistratures, comme aspirant au triomphe, comme conseil de Pompée, comme ami de Brutus, comme ennemi de Clodius ou d'Antoine, comme tuteur et victime d'Octave; on s'étonne, disons-nous, qu'il soit resté tant de loisirs à cet esprit universel pour toutes les parties de la littérature depuis la rhétorique et la poésie jusqu'à la philosophie et la religion. On s'étonne bien plus quand on contemple le degré de perfection auquel il a porté tous ces ouvrages. Trente-quatre volumes ont à peine suffi à les contenir. Nous n'avons pas tout. Voltaire seul, dans les temps modernes, a autant écrit; mais Voltaire, maître, pendant une longue vie, de ses heureux loisirs, n'était ni orateur dans les causes privées, ni orateur dans les causes publiques, ni proconsul, ni général d'armée, ni consul, ni lieutenant de Pompée, ni négociateur avec César, ni accusateur de Catilina, ni sauveur de la patrie, ni proscrit, ni victime des triumvirs.
Sa liberté et sa retraite, tantôt à Potsdam chez un roi lettré, tantôt à Cirey chez une amie, tantôt à Ferney chez lui-même, doublaient sa vie.
IV
Celle de Cicéron était répandue dans tout l'univers romain et décimée par tout le monde, en sorte que ce n'est pas seulement le génie qu'il faut admirer dans Cicéron, c'est la volonté. Il ne perdit pas une heure dans toute sa vie, pas même l'heure de sa mort; il écrivait encore on ne sait quoi sur ses tablettes dans sa litière, au moment où, arrêté par les sicaires d'Antoine, il leur tendit sa tête pour mourir.
C'est l'amour de la campagne qui multipliait en lui le goût et le temps des études. Cet amour était très-habituel aux grands Romains, nourris par la louve, et fils de Cincinnatus, le grand laboureur. Le sol de la Sabine, celui de Rom, celui de la Campanie (Naples), étaient couverts de leurs maisons des champs. Scipion, Pompée, Lucullus, Sylla, César, Cicéron, Brutus, Caton et plus tard Horace possédaient partout des villas où ils se retiraient du bruit de Rome. Cicéron, aussitôt qu'il avait un jour d'inaction, allait s'enfermer à Tusculum, au milieu de ses livres, accompagné de ses secrétaires et quelquefois d'un ou deux amis. Là il préparait ou revoyait ses harangues, enlevant avec la plume les imperfections de la parole; il dictait les règles des différents genres d'éloquence, il composait ses deux poëmes épiques, il commentait la philosophie grecque de Platon, il la dépouillait de ses rêveries sophistiques, il la fortifiait par cette sévérité logique et expérimentale, caractère de la haute et sévère raison des Romains. Enfin il s'élevait de raisonnements en raisonnements jusqu'au ciel, et il y découvrait, autant que la faible intelligence humaine le permet, la vraie nature de la Divinité, unique, infinie et parfaite à travers le nuage des idolâtries de son temps. Puis il se délassait de ces théologies philosophiques par des traités familiers sur la vieillesse, lui pour qui la vieillesse n'était que la récolte d'automne de sa vie. Parcourons ses œuvres.
V
La première des œuvres littéraires de Cicéron, c'est le recueil de ses discours. Mais ces discours sont trop nombreux pour que nous les parcourions même rapidement dans ce coup d'œil sur cet écrivain monumental. Nous le ferons quand, dans nos entretiens de l'année prochaine, nous vous parlerons de l'éloquence sous toutes ses formes. L'éloquence est la littérature directe et parlée: la plus passionnée, la plus impressive, mais la plus fugitive de toutes les littératures. Elle ne survit pas à la circonstance ou à la passion qui la fait naître, à l'orateur qui la profère, au peuple qui l'écoute, ou plutôt elle n'y survit qu'à condition que l'orateur soit en même temps un écrivain accompli, tel que Démosthène, Eschine, Cicéron, Bossuet, Chatam, Shéridan, Mirabeau, Vergniaud, hommes qui, en parlant au jour, gravent pour l'éternité.
VI
L'éloquence romaine, née des institutions libres, aristocratiques et populaires de Rome, avait fleuri avant Cicéron. Elle connaissait, elle pratiquait ces règles innées du discours, le commencement, le milieu, la fin, l'exorde, l'exposition, le raisonnement, le pathétique, la péroraison; elle savait que l'ordre dans les idées et dans les faits, la clarté et la force dans le langage, la chaleur dans les sentiments, l'agrément même dans la diction, sont les conditions sans lesquelles l'orateur ne peut ni commander l'attention, ni communiquer la conviction aux assemblées publiques. L'expérience déjà longue du forum, du sénat, des tribunaux, du peuple, avait instruit les Romains des convenances et des moyens de l'art oratoire. Tout citoyen romain était orateur dans la mesure de son esprit et de son talent; la grande loi, la loi suprême, la loi de la place publique, c'était la parole. Elle fut longtemps aussi presque la seule littérature. Les Caton l'employaient à modérer le peuple; les Gracques, formés par leur mère Cornélie, à le soulever; Hortensius, à le charmer; Catilina, à renverser la société romaine; César, à corrompre la multitude afin de l'asservir par ses vices à son ambition naissante. Cicéron, à l'âge de vingt-quatre ans, homme nouveau comme disaient les Romains, c'est-à-dire sans illustration héréditaire sur son nom, avait à lutter contre ces modèles ou contre ces émules. La nature et l'étude l'avaient façonné pour ces luttes; l'habitude de plaider des questions judiciaires devant les tribunaux inférieurs l'avait exercé.
Après avoir parlé devant les juges, il ne craignait plus de parler devant le peuple, puis devant le sénat. Il s'éleva aux causes politiques, les seules qui rendent historique le nom d'un orateur.
Profondément versé dans les poëtes, dans les philosophes et dans les orateurs grecs, il s'était, de bonne heure, proposé de donner à la parole dans le discours toute la solidité, toute la durée, toute l'élégance classiques, toute la grâce, tout l'atticisme de la parole écrite: on croyait lire en écoutant. Sa mémoire, puissance qu'on multiplie en la chargeant, le servait avec fidélité, mais aussi avec cette liberté qu'elle doit laisser à l'improvisation, tout en rappelant l'orateur à son but et à son texte; sa diction, sans être théâtrale, était modulée. La prose oratoire avait à Rome un peu du rhythme de la poésie; l'orateur était pour le peuple romain un musicien de la pensée ou de la passion. Ces orateurs avaient rendu l'oreille du peuple exigeante comme un auditoire d'artistes; des instruments donnaient le diapason à la voix de l'orateur.
Rien, dans nos assemblées ou dans nos tribunes modernes, ne peut donner l'idée de ces conditions de l'éloquence antique. C'était un cirque dont les orateurs étaient les lutteurs devant un peuple délicat. Il fallait charmer ou mourir. Le son de voix, l'attitude, les gestes, étaient l'objet d'une étude dont Tacite, Cassius, Brutus, Quintilien et Cicéron donnent les règles dans leurs traités.
VII
Ces règles, il les pratiqua le premier avec une supériorité de nature et d'étude qui le laissa promptement sans rival à Rome. Ses premiers discours contre le proconsul Verrès, spoliateur et assassin de la Sicile, sont un modèle d'éloquence accusatrice. Il n'y a rien de comparable à ces discours contre Verrès, que les deux immortels discours de Burke et de Shéridan contre lord Hastings et contre les spoliateurs de l'Inde dans le parlement britannique; peut être aussi, en France, l'accusation et la contre-accusation mutuelle de Robespierre et de Vergniaud se vouant l'un l'autre à la mort dans les séances de la Convention qui précédèrent la mort des Girondins. Mais, si ces derniers discours étaient aussi envenimés, ils n'étaient pas aussi oratoires: l'homme y était animé à la vengeance, l'artiste en discours n'y était pas aussi complet. Il faut lire les sept discours successifs de Cicéron dans l'accusation contre Verrès, pour se faire une idée de toute l'invention, de toute la disposition, de tout le pathétique, de toutes les fécondités d'arguments d'un accusateur qui veut faire partager son indignation contre le crime, sa pitié pour les victimes, sa colère, sa fureur même, contre l'accusé.
Cependant c'était là encore le début de Cicéron dans les causes politiques. Il y a un peu trop d'apprêt, un peu trop de déclamation juvénile, on y sent trop l'avocat, pas assez le citoyen. Mais, comme perfection d'éloquence écrite, rien n'est égal dans aucune langue.
Dans ses discours contre Catilina on sent autant l'orateur, mais on sent mieux le consul, l'homme d'État, le vengeur, le sauveur, le père de la patrie. Sa situation était très-embarrassée et donne une apparence d'inconséquence à ce discours aux yeux de ceux qui ne connaissent pas parfaitement la circonstance. Si Cicéron consul, se dit-on, jugeait en conscience Catilina si criminel et si dangereux pour Rome, pourquoi donc ne l'arrêtait-il pas, et pourquoi se bornait-il à l'invectiver et à le conjurer, à force d'imprécations, de sortir de Rome?
Le secret de cette inconséquence et de cette faiblesse apparente, c'est que Cicéron parlait devant César et devant les amis de César; il savait, sans pouvoir le prouver, que César et les amis de César, dans le sénat, étaient secrètement complices de Catilina, mais il n'avait point de preuves contre eux. De plus, ils étaient si populaires parmi la multitude, qu'il était obligé de les ménager en frappant de sa parole leur complice à visage découvert. Il fallait donc déverser sur Catilina seul tout l'odieux de la conspiration et le contraindre à fuir de peur d'avoir à le juger. Voilà tout le mystère de ces discours qui ont fait accuser Cicéron de pusillanimité par les rhétoriciens qui ne savaient pas assez l'histoire. Mais lisez maintenant cette immortelle apostrophe, et vous comprendrez sous les paroles ce que les paroles cachaient, comme le poignard d'Aristogiton, sous les derniers replis du cœur du consul!
«Jusques à quand, Catilina, abuseras-tu de notre patience? Combien de temps encore ta fureur osera-t-elle nous insulter? Quel est le terme où s'arrêtera cette audace effrénée? Quoi donc! ni la garde qui veille la nuit au mont Palatin, ni celles qui sont disposées par toute la ville, ni tout le peuple en alarme, ni le concours de tous les bons citoyens, ni le choix de ce lieu fortifié où j'ai convoqué le sénat, ni même l'indignation que tu lis sur le visage de tout ce qui t'environne ici, tout ce que tu vois enfin ne t'a pas averti que tes complots sont découverts, qu'ils sont exposés au grand jour, qu'ils sont enchaînés de toute part? Penses-tu que quelqu'un de nous ignore ce que tu as fait la nuit dernière et celle qui l'a précédée, dans quelle maison tu as rassemblé tes conjurés, quelles résolutions tu as prises? Ô temps! ô mœurs! le sénat en est instruit, le consul le voit, et Catilina vit encore! Il vit! que dis-je? il vient dans le sénat! il s'assied dans le conseil de la république! il marque de l'œil ceux d'entre nous qu'il a désignés pour ses victimes! et nous, sénateurs, nous croyons avoir assez fait si nous évitons le glaive dont il veut nous égorger! Il y a longtemps, Catilina, que les ordres du consul auraient dû te faire conduire à la mort... Si je le faisais dans ce même moment, tout ce que j'aurais à craindre, c'est que cette justice ne parût trop tardive, et non pas trop sévère. Mais j'ai d'autres raisons pour t'épargner encore. Tu ne périras que lorsqu'il n'y aura pas un seul citoyen, si méchant qu'il puisse être, si abandonné, si semblable à toi, qui ne convienne que ta mort est légitime. Jusque-là tu vivras: mais tu vivras comme tu vis aujourd'hui, tellement assiégé (grâce à mes soins) de surveillants et de gardes, tellement entouré de barrières, que tu ne puisses faire un seul mouvement, un seul effort contre la république. Des yeux toujours attentifs, des oreilles toujours ouvertes, me répondront de toutes tes démarches, sans que tu puisses t'en apercevoir. Et que peux-tu espérer encore, quand la nuit ne peut plus couvrir tes assemblées criminelles, quand le bruit de ta conjuration se fait entendre à travers les murs où tu crois te renfermer? Tout ce que tu fais est connu de moi, comme de toi-même. Veux-tu que je t'en donne la preuve? Te souvient-il que j'ai dit dans le sénat qu'avant le 6 des calendes de novembre, Mallius, le ministre de tes forfaits, aurait pris les armes et levé l'étendard de la rébellion? Eh bien! me suis-je trompé, non-seulement sur le fait, tout horrible, tout incroyable qu'il est, mais sur le jour? J'ai annoncé en plein sénat quel jour tu avais marqué pour le meurtre des sénateurs: te souviens-tu que ce jour-là même, où plusieurs de nos principaux citoyens sortirent de Rome, bien moins pour se dérober à tes coups que pour réunir contre toi les forces de la république, te souviens-tu que ce jour-là je sus prendre de telles précautions, qu'il ne te fut pas possible de rien tenter contre nous, quoique tu eusses dit publiquement que, malgré le départ de quelques-uns de tes ennemis, il te restait encore assez de victimes? Et le jour même des calendes de novembre, où tu te flattais de te rendre maître de Préneste, ne t'es-tu pas aperçu que j'avais pris mes mesures pour que cette colonie fût en état de défense? Tu ne peux faire un pas, tu n'as pas une pensée dont je n'aie sur-le-champ la connaissance. Enfin rappelle-toi cette dernière nuit, et tu vas voir que j'ai encore plus de vigilance pour le salut de la république que tu n'en as pour sa perte. J'affirme que cette nuit tu t'es rendu, avec un cortége d'armuriers, dans la maison de Lecca; est-ce parler clairement? qu'un grand nombre de ces malheureux que tu associes à tes crimes s'y sont rendus en même temps. Ose le nier: tu te tais! Parle; je puis te convaincre. Je vois ici, dans cette assemblée, plusieurs de ceux qui étaient avec toi. Dieux immortels! où sommes-nous? dans quelle ville, ô ciel! vivons-nous? Dans quel état est la république! Ici, ici même, parmi nous, pères conscrits, dans ce conseil, le plus auguste et le plus saint de l'univers, sont assis ceux qui méditent la ruine de Rome et de l'empire; et moi, consul, je les vois et je leur demande leur avis, et, ceux qu'il faudrait faire traîner au supplice, ma voix ne les a pas même encore attaqués! Oui, cette nuit, Catilina, c'est dans la maison de Lecca que tu as distribué les postes de l'Italie, que tu as nommé ceux des tiens que tu amènerais avec toi, ceux que tu laisserais dans ces murs, que tu as désigné les quartiers de la ville où il faudrait mettre le feu. Tu as fixé le moment de ton départ; tu as dit que la seule chose qui pût t'arrêter, c'est que je vivais encore. Deux chevaliers romains ont offert de te délivrer de moi, et ont promis de m'égorger dans mon lit avant le jour. Le conseil de tes brigands n'était pas séparé que j'étais informé de tout. Je me suis mis en défense; j'ai fait refuser l'entrée de ma maison à ceux qui se sont présentés chez moi, comme pour me rendre visite; et c'étaient ceux que j'avais nommés d'avance à plusieurs de nos plus respectables citoyens, et l'heure était celle que j'avais marquée.
«Ainsi donc, Catilina, poursuis ta résolution: sors enfin de Rome; les portes sont ouvertes, pars. Il y a trop longtemps que l'armée de Mallius t'attend pour général. Emmène avec toi tous les scélérats qui te ressemblent; purge cette ville de la contagion que tu y répands; délivre-la des craintes que ta présence y fait naître; qu'il y ait des murs entre nous et toi. Tu ne peux rester plus longtemps; je ne le souffrirai pas, je ne le supporterai pas, je ne le permettrai pas. Hésites-tu à faire par mon ordre ce que tu faisais de toi-même? Consul, j'ordonne à notre ennemi de sortir de Rome. Et qui pourrait encore t'y arrêter? Comment peux-tu supporter le séjour d'une ville où il n'y a pas un seul habitant, excepté tes complices, pour qui tu ne sois un objet d'horreur et d'effroi? Quelle est l'infamie domestique dont ta vie n'ait pas été chargée? quel est l'attentat dont tes mains n'aient pas été souillées? enfin quelle est la vie que tu mènes? car je veux bien te parler un moment, non pas avec l'indignation que tu mérites, mais avec la pitié que tu mérites si peu. Tu viens de paraître dans cette assemblée: eh bien! dans ce grand nombre de sénateurs, parmi lesquels tu as des parents, des amis, des proches, quel est celui de qui tu aies obtenu un salut, un regard? Si tu es le premier qui aies essuyé un semblable affront, attends-tu que des voix s'élèvent contre toi, quand le silence seul, quand cet arrêt, le plus accablant de tous, t'a déjà condamné, lorsqu'à ton arrivée les siéges sont restés vides autour de toi, lorsque les consulaires, au moment où tu t'es assis, ont aussitôt quitté la place qui pouvait les rapprocher de toi? Avec quel front, avec quelle contenance penses-tu supporter tant d'humiliations? Si mes esclaves me redoutaient comme tes concitoyens te redoutent, s'ils me voyaient du même œil dont tout le monde te voit ici, j'abandonnerais ma propre maison; et tu balances à abandonner ta patrie, à fuir dans quelque désert, à cacher dans quelque solitude éloignée cette vie coupable réservée aux supplices! Je t'entends me répondre que tu es prêt à partir, si le sénat prononce l'arrêt de ton exil. Non, je ne le proposerai pas au sénat; mais je vais te mettre à portée de connaître ses dispositions à ton égard de manière que tu n'en puisses douter. Catilina, sors de Rome, et, puisque tu attends le mot d'exil, exile-toi de ta patrie. Eh quoi! Catilina, remarques-tu ce silence? et t'en faut-il davantage? Si j'en disais autant à Sextius, à Marcellus, tout consul que je suis, je ne serais pas en sûreté au sénat. Mais c'est à toi que je m'adresse, c'est à toi que j'ordonne l'exil; et, quand le sénat me laisse parler ainsi, il m'approuve; quand il se tait, il prononce: son silence est un décret.
«J'en dis autant des chevaliers romains, de ce corps honorable qui entoure le sénat en si grand nombre, dont tu as pu, en entrant, reconnaître les sentiments et entendre la voix, et dont j'ai peine à retenir la main prête à se porter sur toi. Je te suis garant qu'ils te suivront jusqu'aux portes de cette ville, que depuis si longtemps tu brûles de détruire... Pars donc: tu as tant dit que tu attendais un ordre d'exil qui pût me rendre odieux. Sois content; je l'ai donné; achève, en t'y rendant, d'exciter contre moi cette inimitié dont tu te promets tant d'avantages. Mais, si tu veux me fournir un nouveau sujet de gloire, sors avec le cortége de brigands qui t'est dévoué; sors avec la lie des citoyens; va dans le camp de Mallius; déclare à l'État une guerre impie; va te jeter dans ce repaire où t'appelle depuis longtemps ta fureur insensée. Là, combien tu seras satisfait! quels plaisirs dignes de toi tu vas goûter! à quelle horrible joie tu vas te livrer lorsque, en regardant autour de toi, tu ne pourras plus ni voir ni entendre un seul homme de bien!.... Et vous, pères conscrits, écoutez avec attention, et gravez dans votre mémoire la réponse que je crois devoir faire à des plaintes qui semblent, je l'avoue, avoir quelque justice. Je crois entendre la Patrie, cette Patrie qui m'est plus chère que ma vie, je crois l'entendre me dire: Cicéron, que fais-tu? Quoi! celui que tu reconnais pour mon ennemi, celui qui va porter la guerre dans mon sein, qu'on attend dans un camp de rebelles, l'auteur du crime, le chef de la conjuration, le corrupteur des citoyens, tu le laisses sortir de Rome! tu l'envoies prendre les armes contre la république! tu ne le fais pas charger de fers, traîner à la mort! tu ne le livres pas au plus affreux supplice! Qui t'arrête? Est-ce la discipline de nos ancêtres? Mais souvent des particuliers même ont puni de mort des citoyens séditieux. Sont-ce les lois qui ont borné le châtiment des citoyens coupables? Mais ceux qui se sont déclarés contre la république n'ont jamais joui des droits de citoyen. Crains-tu les reproches de la génération suivante? Mais le peuple romain qui t'a conduit de si bonne heure par tous les degrés d'élévation jusqu'à la première de ses dignités, sans nulle recommandation de tes ancêtres, sans te connaître autrement que par toi-même, le peuple romain obtient donc de toi bien peu de reconnaissance, s'il est quelque considération, quelque crainte qui te fasse oublier le salut de tes concitoyens!
«À cette voix sainte de la République, à ces plaintes qu'elle peut m'adresser, pères conscrits, voici quelle est ma réponse. Si j'avais cru que le meilleur parti à prendre fût de faire périr Catilina, je ne l'aurais pas laissé vivre un moment. En effet, si les plus grands hommes de la république se sont honorés par la mort de Flaccus, de Saturnius, des deux Gracques, je ne devrais pas craindre que la postérité me condamnât pour avoir fait mourir ce brigand, cent fois plus coupable, et meurtrier de ses concitoyens; ou, s'il était possible qu'une action si juste excitât contre moi la haine, il est dans mes principes de regarder comme des titres de gloire les ennemis qu'on se fait par la vertu.
«Mais il est dans cet ordre même, il est des hommes qui ne voient pas tous nos dangers et tous nos maux, ou qui ne veulent pas les voir. Ce sont eux qui ont fortifié la conjuration en refusant d'y croire.
«Entraînés par leur autorité, beaucoup de citoyens aveuglés ou méchants, si j'avais sévi contre Catilina, m'auraient accusé de cruauté et de tyrannie. Aujourd'hui, s'il se rend, comme il l'a résolu, dans le camp de Mallius, il n'y aura personne d'assez insensé pour nier qu'il ait conspiré contre la patrie. Sa mort aurait réprimé les complots qui nous menacent, et ne les aurait pas entièrement étouffés. Mais, s'il emmène avec lui tout cet exécrable ramas d'assassins et d'incendiaires, alors, non-seulement nous aurons détruit cette peste qui s'est accrue et nourrie au milieu de nous, mais même nous aurons anéanti jusqu'aux semences de la corruption.
«Ce n'est pas d'aujourd'hui, pères conscrits, que nous sommes environnés de piéges et d'embûches; mais il semble que tout cet orage de fureur et de crimes ne se soit grossi depuis longtemps que pour éclater sous mon consulat.
«Si parmi tant d'ennemis nous ne frappions que Catilina seul, sa mort nous laisserait respirer, il est vrai; mais le péril subsisterait, et le venin serait renfermé dans le sein de la république. Ainsi donc, je le répète, que les méchants se séparent des bons; que nos ennemis se rassemblent en une seule retraite, qu'ils cessent d'assiéger le consul dans sa maison, les magistrats sur leur tribunal, les pères de Rome dans le sénat, d'amasser des flambeaux pour embraser nos demeures; enfin qu'on puisse voir écrits sur le front de chaque citoyen ses sentiments pour la république.
«Je vous réponds, pères conscrits, qu'il y aura dans vos consuls assez de vigilance, dans cet ordre assez d'autorité, dans celui des chevaliers assez de courage, parmi tous les bons citoyens assez d'accord et d'union, pour qu'au départ de Catilina tout ce que vous pouvez craindre de lui et de ses complices soit à la fois découvert, étouffé et puni.
«Va donc, avec ce présage de notre salut et de ta perte, avec tous les satellites que tes abominables complots ont réunis avec toi, va, dis-je, Catilina, donner le signal d'une guerre sacrilége. Et toi, Jupiter Stator, dont le temple a été élevé par Romulus, sous les mêmes auspices que Rome même! toi, nommé dans tous les temps le soutien de l'empire romain! tu préserveras de la rage de ce brigand tes autels, ces murs et la vie de tous nos citoyens; et tous ces ennemis de Rome, ces déprédateurs de l'Italie, ces scélérats liés entre eux par les mêmes forfaits, seront aussi, vivants et morts, réunis à jamais par les supplices.»
VIII
Nous ne donnerons aujourd'hui que cet éclair de l'éloquence parlée de Cicéron. Les innombrables citations que nous pourrions en faire vous montreraient dans tous les genres de discours ce feu, ce débordement, cet ordre, cette majesté, cette véhémence, cette haute convenance dominant la passion elle-même, cette habileté instinctive qui dit tout ce qu'il faut dire et qui fait penser ce qui ne peut être dit, enfin cette vigueur de l'honnête homme qui prête le nerf de la conscience aux formes les plus académiques de l'art. Mais ce n'est pas le moment. Ce que nous voulons surtout vous faire admirer aujourd'hui, c'est l'homme, c'est l'esprit transcendant, c'est le lettré, c'est l'écrivain, c'est le philosophe. Il est assez connu comme orateur accompli; il ne l'est pas assez comme intelligence suprême et universelle.
IX
Les premiers et les derniers loisirs que laissèrent à Cicéron les proscriptions ou les éclipses de la liberté dans sa patrie, il les consacra, comme nous l'avons dit en commençant, à donner aux jeunes Romains les préceptes de l'art oratoire, dont il leur avait donné déjà tant d'exemples. Voyez comment, dans ses dialogues sur l'Orateur, il apprécie dignement le grand art qu'il se propose d'enseigner:
«J'avance, dit-il, que je ne connais rien de plus beau que de pouvoir, par le talent de la parole, fixer l'attention des hommes rassemblés, charmer les esprits, gouverner les volontés, les pousser ou les retenir à son gré. Ce talent a toujours fleuri, a toujours dominé chez les peuples libres, et surtout dans les États paisibles. Qu'y a-t-il de plus admirable que de voir un seul homme, ou du moins quelques hommes, se faire une puissance particulière d'une faculté naturelle à tous! Quoi de plus agréable à l'esprit et à l'oreille qu'un discours poli, orné, rempli de pensées sages et nobles! Quel magnifique pouvoir que celui qui soumet à la voix d'un seul homme les mouvements de tout un peuple, la religion des juges et la dignité du sénat! Qu'y a-t-il de plus généreux, de plus loyal, que de secourir les suppliants, de relever ceux qui sont abattus, d'écarter les périls, d'assurer aux hommes leur vie, leur liberté, leur patrie! Enfin quel précieux avantage que d'avoir toujours à la main des armes qui peuvent servir à votre défense ou à celle des autres, à défier les méchants ou à repousser leurs attaques!»
De temps en temps Cicéron interrompt ses dialogues et ses citations sur l'éloquence par des retours sur le sort des grands orateurs de son temps, sur lui-même et sur le sort de sa patrie, retours qui sont eux-mêmes des chefs-d'œuvre de sentiment, de raison, de patriotisme. Tel est ce morceau sur l'orateur Crassus, son modèle et son maître, dont il raconte la mort en descendant de la tribune, mort sur le champ de triomphe, semblable à celle du plus grand des orateurs modernes, lord Chatam, le père de Pitt:
«C'est alors que Crassus, poussé à bout, dit-on, par le consul qui l'accusait, parla ainsi, comme un dieu: «Penses-tu que je te traiterai en consul, quand tu ne me traites pas en consulaire? Penses-tu, quand tu as déjà regardé l'autorité du sénat comme une dépouille, quand tu l'as foulée aux pieds en présence du peuple romain, m'effrayer par de semblables menaces? Si tu veux m'imposer silence, ce n'est pas mes biens qu'il faut m'ôter: il faut m'arracher cette langue que tu crains, étouffer cette voix qui n'a jamais parlé que pour la liberté; et, quand il ne me restera plus que le souffle, je m'en servirai encore, autant que je le pourrai, pour combattre et repousser la tyrannie.»
«Crassus parla longtemps, avec chaleur, avec force, avec violence. On rédigea sur son avis le décret du sénat, conçu dans les termes les plus forts et les plus expressifs, dont le résultat était que, toutes les fois qu'il s'était agi de l'intérêt du peuple romain, jamais la sagesse ni la fidélité du sénat n'avaient manqué à la république. Crassus assista même à la rédaction du décret.
«Mais ce fut pour cet homme divin le chant du cygne, ce furent les derniers accents de sa voix; et nous, comme si nous eussions dû l'entendre toujours, nous venions au sénat, après sa mort, pour regarder encore la place où il avait parlé pour la dernière fois. Il fut saisi, dans l'assemblée même, d'une douleur de côté, suivie d'une sueur abondante et d'un frisson violent; il rentra chez lui avec la fièvre, et au bout de sept jours il n'était plus. Ô trompeuses espérances des hommes! ô fragilité de la condition humaine! ô vanité de nos projets et de nos pensées, si souvent confondus au milieu de notre carrière!
«Tant que la vie de Crassus avait été occupée dans les travaux du forum, il était distingué par les services qu'il rendait aux particuliers et par la supériorité de son génie, et non pas encore par les avantages et les honneurs attachés aux grandes places; et l'année qui suivit son consulat, lorsque, d'un consentement universel, il allait jouir du premier crédit dans le gouvernement de l'État, la mort lui ravit tout à coup le fruit du passé et l'espérance de l'avenir!
«Ce fut sans doute une perte amère pour sa famille, pour la patrie, pour tous les gens de bien; mais tel a été après lui le sort de la république, qu'on peut dire que les dieux ne lui ont pas ôté la vie, mais lui ont accordé la mort.
«Crassus n'a point vu l'Italie en proie aux feux de la guerre civile; il n'a point vu le deuil de sa fille, l'exil de son gendre, la fuite désastreuse de Marius, le carnage qui suivit son retour; enfin il n'a point vu flétrir et dégrader de toutes les manières cette république qui l'avait fait le premier de ses citoyens, lorsque elle-même était la première des républiques.
«Mais, puisque j'ai parlé du pouvoir et de l'inconstance de la fortune, je n'ai besoin, pour en donner des preuves éclatantes, que de citer ces mêmes hommes que j'ai choisis pour mes interlocuteurs dans ces trois dialogues que je mets aujourd'hui sous vos yeux. En effet, quoique la mort de Crassus ait excité de justes regrets, qui ne la trouve pas heureuse, en se rappelant le sort de tous ceux qui, dans ce séjour de Tusculum, eurent avec lui leur dernier entretien? Ne savons-nous pas que Catulus, ce citoyen si éminent dans tous les genres de mérite, qui ne demandait à son ancien collègue Marius que l'exil pour toute grâce, fut réduit à la nécessité de s'ôter la vie? Et Marc-Antoine, quelle a été sa fin? La tête sanglante de cet homme à qui tant de citoyens devaient leur salut, fut attachée à cette même tribune où, pendant son consulat, il avait défendu la république avec tant de fermeté, et que, pendant sa censure, il avait ornée des dépouilles de nos ennemis. Avec cette tête tomba celle de Caïus César, trahi par son hôte, et celle de son frère Lucius; en sorte que celui qui n'a pas été témoin de ces horreurs semble avoir vécu et être mort avec la république.
«Heureux encore une fois Crassus, qui n'a point vu son proche parent Publius, citoyen du plus grand courage, mourir de sa propre main; la statue de Vesta teinte du sang de son collègue, le grand pontife Scévola, ni l'affreuse destinée de ces deux jeunes gens qui s'étaient attachés à lui: Cotta, qu'il avait laissé florissant, peu de jours après, déchu de ses prétentions au tribunat par la cabale de ses ennemis, et bientôt obligé de se bannir de Rome; Sulpicius, en butte au même parti, Sulpicius, qui croissait pour la gloire de l'éloquence romaine, attaquant témérairement ceux avec qui on l'avait vu le plus lié, périr d'une mort sanglante, victime de son imprudence et perdu pour la république! Ainsi donc, quand je considère, ô Crassus, l'éclat de ta vie et l'époque de ta mort, il me semble que la providence des dieux a veillé sur l'une et sur l'autre. Ta fermeté et ta vertu t'auraient fait tomber sous le glaive de la guerre civile, ou, si la fortune t'avait sauvé d'une mort violente, c'eût été pour te rendre témoin des funérailles de ta patrie; et tu aurais eu non-seulement à gémir sur la tyrannie des méchants, mais encore à pleurer sur la victoire du meilleur parti, souillée par le carnage des citoyens.»
X
Voilà la rhétorique de ce grand cœur. Cela ne ressemble guère à celle de la Harpe. Le génie et le civisme éclatent sous l'enseignement du maître de paroles.
Il passe de là aux règles les plus techniques de l'art; il les énumère avec une admirable sagacité. Il exige tant, qu'il ne se sent satisfait ni de lui-même, ni de son seul rival dans l'antiquité, Démosthène:
«Je suis, dit-il, si difficile à contenter, que Démosthène lui-même ne me satisfait pas entièrement. Non, ce Démosthène, qui a effacé tous les autres orateurs, n'a pas toujours de quoi répondre à toute mon attente et à tous mes désirs, tant je suis, en fait d'éloquence, avide et comme insatiable de perfection!»
Voyez combien l'idéal est, dans les plus grands hommes, au-dessus de ce qu'ils ont tenté en tout genre. On vise toujours plus haut que nature; c'est la preuve de notre future destinée: Vous serez des dieux! Nous ne sommes que des hommes!
XI
C'est dans ces traités ou dialogues sur la rhétorique, sur l'orateur, que l'esprit aussi critique que créateur de Cicéron donne sur les différents styles oratoires les préceptes qui gouverneront éternellement l'expression de la pensée humaine. C'est un cours complet de littérature parlée ou écrite.
On s'étonne qu'un esprit aussi improvisateur ait été en même temps un esprit aussi analytique et aussi réfléchi: Semblable à un Archimède intellectuel, inventeur des plus miraculeux mécanismes, Cicéron démonte devant vous sa machine oratoire et vous en fait toucher au doigt les ressorts, pour vous démontrer comment on persuade, on touche, on passionne, on apaise les hommes rassemblés. Mais, pour animer ces ressorts, il faut une âme.
En lisant attentivement ces préceptes d'éloquence ou de style, on voit que le style et l'éloquence n'ont pas fait une seule découverte nouvelle depuis les préceptes ou les exemples de Cicéron. L'esprit humain était aussi complet alors que de nos jours, il se connaissait lui-même aussi bien que nous nous connaissons. Nous ne professons rien dans nos écoles qui n'ait été professé par ce grand maître.
On croit voir César ou Napoléon dictant leurs commentaires sur l'art de la guerre, devant les champs de bataille où ils ont remporté leurs victoires ou subi leurs défaites. Ces écrits sur l'art de penser et d'écrire sont les commentaires du parfait orateur et du parfait écrivain.
Si vous voulez un modèle de ce style aussi amolli dans la félicité que vigoureux dans l'indignation, lisez ces passages de son allocution au peuple romain à son retour dans sa patrie, après ses biens restitués et sa maison rebâtie aux frais de l'État. Voyez combien il sait relever sa reconnaissance par toutes les images qui peuvent la rendre éloquente aux oreilles charmées de ses concitoyens. Ce n'est là en effet que du style, mais quel style!
DISCOURS
DE CICÉRON AU PEUPLE.«Romains, dans le temps où j'ai fait le sacrifice de ma vie et de mes biens pour votre sûreté, pour votre repos et le maintien de la concorde, je me suis adressé au souverain des dieux et à toutes les autres divinités; je leur ai demandé que, si jamais j'avais préféré mon intérêt à votre salut, ils me fissent éternellement subir la peine due à des calculs coupables; que si, au contraire, dans tout ce que j'avais fait jusqu'alors, je m'étais uniquement proposé la conservation de la république, et si je me résignais à ce funeste départ dans la seule vue de vous sauver, en épuisant sur moi seul tous les traits de cette haine que depuis longtemps des hommes audacieux et pervers nourrissaient dans leur cœur contre la patrie et tous les bons citoyens, le peuple, le sénat et toute l'Italie daignassent un jour se rappeler mon souvenir et donner quelques regrets à mon absence. Je reçois le prix de mon dévouement, et le jugement des dieux immortels, le témoignage du sénat, l'accord unanime de toute l'Italie, la déclaration même de mes ennemis et votre inappréciable bienfait, qui sont ma récompense, ont rempli mon âme de la joie la plus vive.
«Quoique rien ne soit plus à désirer pour l'homme qu'une félicité toujours égale et constante, qu'une vie dont le cours ne soit troublé par aucun orage, toutefois, si tous mes jours avaient été purs et sereins, je n'aurais pas connu ce bonheur délicieux, ce plaisir presque divin, que vos bienfaits me font goûter dans cette heureuse journée. Quel plus doux présent de la nature que nos enfants! Les miens, et par mon affection pour eux et par l'excellence de leur caractère, me sont plus chers que la vie: eh bien! le moment où je les ai vus naître m'a causé moins de joie qu'aujourd'hui qu'ils me sont rendus.
«Nulle société n'eut jamais plus de charmes pour moi que celle de mon frère: je l'ai moins senti lorsque j'en avais la jouissance que dans le temps où j'ai été privé de lui et depuis le moment où vous nous avez réunis l'un à l'autre. Tout homme s'attache à ce qu'il possède: cependant cette portion de mes biens que j'ai recouvrée m'est plus chère que ne l'était ma fortune quand je la possédais tout entière. Les privations, mieux que les jouissances, m'ont fait comprendre ce que donnent de plaisir les amitiés, les habitudes de société, les rapports de voisinage et de clientèle, les pompes de nos jeux et la magnificence de nos fêtes.
«Mais surtout ces distinctions, ces honneurs, cette considération publique, en un mot tous vos bienfaits, quelque brillants qu'ils m'aient toujours paru, renouvelés aujourd'hui, se montrent à mes yeux avec plus d'éclat que s'ils n'avaient souffert aucune éclipse.