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Cours familier de Littérature - Volume 11

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«S'il vit encore, mon cher Atticus? il vivra toujours; car c'est le génie qui l'a planté, et jamais plant aussi durable n'a pu être semé par le travail du cultivateur que par les vers du poëte.

ATTICUS.

«Comment cela, Quintus? et qu'est-ce donc que plantent les poëtes? Vous m'avez l'air, en louant votre frère, de vous donner votre voix.

QUINTUS.

«Soit; mais, tant que les lettres parleront notre langue, on ne manquera pas de trouver ici un chêne qui s'appelle le chêne de Marius, et ce chêne, comme l'a dit Scévola du Marius même de mon frère,

Vieillira des siècles sans nombre.

«Est-ce que par hasard votre Athènes aurait pu conserver dans la citadelle un éternel olivier? Ou montrerait-on encore aujourd'hui à Délos ce même palmier que l'Ulysse d'Homère y vit si grand et si flexible, et bien d'autres choses qui, en bien des lieux, vivent plus longtemps dans la tradition qu'elles n'ont pu subsister dans la nature? Ainsi que ce chêne chargé de glands d'où s'envola jadis

L'orgueilleux messager du monarque des cieux,

soit celui-ci, j'y consens; mais, croyez-moi, quand les saisons et l'âge l'auront détruit, il y aura encore dans ce lieu le chêne de Marius

Puis son interlocuteur l'engage à écrire l'histoire, genre, dit-il, éminemment oratoire et qui manque encore à Rome.

IX

Voyez maintenant le début du deuxième livre. Cela ressemble aux paysages du Poussin, où l'on voit des philosophes, en tuniques blanches, se promener autour des tombeaux dans les sites qui encadrent les temples de feuillages, d'ombres, de mer ou de ruisseaux.

Cicéron était paysagiste comme Claude Lorrain.

ATTICUS.

«Mais, comme nous nous sommes assez promenés, et que d'ailleurs vous allez commencer quelque chose de nouveau, voulez-vous que nous changions de place, et que dans l'île qui est sur le Tibrène, car c'est, je pense, le nom de cette autre rivière, nous allions nous asseoir pour nous occuper du reste de la discussion?

MARCUS.

«Volontiers: c'est un lieu où je me plais, quand je veux méditer, lire ou écrire quelque chose.

ATTICUS.

«Moi, qui viens ici pour la première fois, je ne puis m'en rassasier: j'y prends en mépris ces magnifiques maisons de campagne, et leurs pavés de marbre, et leurs riches lambris. Qui ne rirait pas de ces filets d'eau qu'ils appellent des Nils et des Euripes, en voyant ce que je vois? Tout à l'heure, dissertant sur le droit et la loi, vous rapportiez tout à la nature: eh bien! jusque dans les choses qui sont faites pour le repos et le divertissement de l'esprit, la nature domine encore. Je m'étonnais auparavant (car dans ces lieux je ne m'imaginais que rochers et montagnes, trompé par vos discours et par vos vers), je m'étonnais que ce séjour vous plût si fort. Mais à présent je m'étonne que, lorsque vous vous éloignez de Rome, vous puissiez être ailleurs de préférence.

MARCUS.

«C'est lorsque j'ai la liberté de m'absenter plusieurs jours, surtout dans cette saison de l'année, que je viens chercher l'air pur et les charmes de ce lieu: il est vrai que je le puis rarement. Mais j'ai encore une autre raison de m'y plaire, et qui ne vous touche point comme moi: c'est qu'à proprement parler, c'est ici ma vraie patrie, et celle de mon frère Quintus. C'est ici que nous sommes nés d'une très-ancienne famille; ici sont nos sacrifices, nos parents, de nombreux monuments de nos aïeux. Que vous dirai-je?

«Vous voyez cette maison, et ce qu'elle est aujourd'hui: elle a été agrandie ainsi par les soins de notre père. Il était d'une santé faible, et c'est là qu'il a passé dans l'étude des lettres presque toute sa vie. Enfin sachez que c'est en ce même lieu, mais du vivant de mon aïeul, du temps que, selon les anciennes mœurs, la maison était petite comme celle de Curius dans le pays des Sabins; oui, c'est en ce lieu que je suis né. Aussi je ne sais quel charme s'y trouve, qui touche mon cœur et mes sens, et me rend peut-être ce séjour encore plus agréable. Eh! ne nous dit-on pas que le plus sage des hommes, pour revoir son Ithaque, refusa l'immortalité?»

Qu'on s'étonne et qu'on se scandalise après cela de ce que les écrivains modernes mêlent le souvenir de leur pays aux plus graves matières de leurs écrits! Le sentiment gâte-t-il jamais rien en littérature? Qui n'a pas son Tusculum, son Arpinum, son château de La Brede, ses Charmettes, son Milly[1], son Saint-Point, nid de ses tendresses ou de ses pensées?

XX

Le livre des Devoirs, œuvre de morale, par Cicéron, vint après les livres sur la république, la politique, la législation. C'était le citoyen, l'homme social après la société. On s'accorde donc dans tous les siècles à regarder ce livre des Devoirs comme le traité de morale le plus éloquent qui fut jamais écrit. L'espace nous manque pour le commenter en entier devant vous; il fut composé au bruit des tempêtes de Rome, pendant que César tombait et qu'Antoine agitait à Rome le manteau sanglant du dictateur, pour faire tomber la dictature et pour la saisir à l'aide de la popularité attendrie des soldats et du peuple; et cependant quel calme dans l'âme et dans le style de Cicéron! s'il avait les pressentiments de sa mort, il avait surtout ceux de son immortalité. Voyez avec quel juste et noble sentiment de lui-même il recommande à son fils de lire ses livres de philosophie, et spécialement celui-ci:

«Voici un an, mon cher fils, que vous suivez les leçons de Cratippe, et que vous êtes à Athènes; les enseignements de la sagesse, les ressources philosophiques, ne doivent pas vous manquer au milieu d'une telle ville et avec un si grand maître; et, quand je pense à la science de l'un et aux exemples de l'autre, je vous trouve à bonne école. Cependant, comme j'ai toujours, à mon grand profit, réuni les lettres grecques aux lettres latines, non-seulement en philosophie, mais dans l'exercice de l'art oratoire, je crois que vous ferez bien de suivre la même méthode, pour en venir à posséder les deux langues avec une égale perfection.

«J'ai rendu, dans cet esprit, d'assez grands services à mes compatriotes, comme ils veulent bien le reconnaître. Grâce à mes travaux, ceux qui sont étrangers aux lettres grecques, même ceux à qui elles étaient familières, pensent avoir fait beaucoup de profit et dans l'art de la parole et dans la sagesse.

«Restez donc le disciple du premier philosophe de ce siècle, restez-le aussi longtemps que vous le voudrez, et vous devez le vouloir tant que vous ne vous repentirez pas du temps que vous lui consacrerez. Mais cependant lisez mes écrits, que vous ne trouverez pas trop en désaccord avec la doctrine des péripatéticiens, puisque je suis le disciple fidèle de Socrate et de Platon en même temps; lisez-les, jugez du fond des choses avec la plus parfaite indépendance, je n'y mets point d'obstacle; mais soyez certain que le style vous fera mieux connaître toutes les richesses de notre langue latine.

«Ce n'est point par vanité que je parle; je cède bien facilement la palme de la philosophie à beaucoup d'autres plus habiles que moi: mais, en ce qui touche les qualités de l'orateur, la clarté, la propriété, l'élégance du discours, comme j'en ai fait l'étude de toute ma vie, si je n'en réclame pas le privilége, il me semble que j'use d'un droit bien légitimement acquis. Je vous exhorte donc, mon fils, à lire avec grand soin, non-seulement mes discours, mais encore mes livres de philosophie, dont le nombre égale presque aujourd'hui celui de mes harangues.»

Il sourit encore à cette immortalité à la fin de son livre, Consolation sur la vieillesse, adressé à Atticus, qui vieillissait comme lui dans toute sa vigueur d'esprit. Lisez les dernières lignes attendries de ce livre, adressé à l'ombre de son fils, mort avant lui.

Le père et le sage n'y sont-ils pas au niveau de l'écrivain? n'y respire-t-on pas la résignation chrétienne, bonheur des malheureux?

«Enfin la vieillesse ne doit pas s'effrayer de la mort, qu'elle contemple de plus près, et qui lui paraît, lorsqu'elle sait bien la juger, le terme d'un long et pénible voyage, le port longtemps souhaité. On n'est pas plus assuré de la vie à la fleur de l'âge qu'au déclin des ans: seulement la mort du vieillard a quelque chose de plus naturel et de plus doux; la vie avancée est comme le fruit mûr, qui se détache sans effort. Tout n'arrive-t-il pas au terme, et n'est-ce pas bien finir quand la satiété est venue?

«Mais ce qui donne surtout à l'homme la force de contempler la mort sans effroi, c'est l'espérance de l'immortalité. Caton montre à ses jeunes amis que toutes les grandes âmes ont pressenti l'immortalité, et n'ont vu la véritable vie qu'au delà du tombeau.»

Il rappelle les arguments des philosophes socratiques, et toutes les meilleures preuves qui, dans les temps anciens, s'étaient offertes à la raison pour établir la sublime vérité enseignée par Platon et par son divin maître.

«Il me tarde, dit le vieux Romain, de partir pour cette assemblée céleste, pour ce divin conseil des âmes, d'aller rejoindre tous les grands hommes dont je vous parlais, et au milieu d'eux mon enfant chéri.»

Qu'est-ce que la vieillesse, quand l'âme se voit à l'aurore d'un jour éternel?

Tel est en substance ce traité de la Vieillesse, l'un des ouvrages les plus parfaits de Cicéron, et dont la lecture justifie si bien ce que disait Érasme:

«Je ne sais point ce qu'éprouvent les autres en lisant Cicéron; mais je sais bien que, toutes les fois qu'il m'arrive de le lire (ce que je fais souvent), il me semble que l'esprit qui peut produire de si beaux ouvrages renferme quelque chose de divin.»

C'est aussi ma pensée, et le génie de Cicéron a toujours été pour moi une preuve vivante de la divinité de l'esprit humain.

XXI

Voilà Cicéron écrivain, moraliste, philosophe, politique, approchant du terme de ses jours, mais non des bornes de son génie. Quel écrivain lui comparerez-vous dans les temps modernes? Aucun: c'est le plus vaste et en même temps le plus parfait des hommes de pensée; ce n'est pas un littérateur, c'est la littérature elle-même tout entière.

Les ouvrages de Cicéron retrouvés consoleraient le monde de la perte de tous les autres livres; c'est l'encyclopédie de l'âme, de la pensée et du talent.

Voltaire a son étendue; mais il n'a ni son élévation, ni sa majesté, ni son éloquence, ni son enthousiasme, ni sa piété divine envers la Providence.

Bossuet a sa virilité et son lyrisme de style; mais il n'a ni son coup d'œil par-dessus les opinions de son pays, ni son universalité, ni sa perfection d'élocution; il ébauche le marbre, il ne le polit pas; le coup de ciseau reste dans la statue.

Fénelon a sa morale, mais il n'a pas sa vigueur.

Montaigne a sa grâce gauloise, mais il n'a pas sa grâce attique et sa conviction dans le juste et le beau.

Bacon a sa netteté, mais il n'a pas son abondance.

Machiavel a sa perspicacité politique, mais il n'a pas sa vertu.

J.-J. Rousseau a son harmonie et sa sensibilité de style, mais il n'a pas son bon sens.

Mirabeau a ses éclairs; mais il n'a ni sa lumière permanente, ni sa sensibilité, ni sa philosophie dans le discours.

Nos tribunes modernes de Londres et de Paris ont son émotion, mais elles n'ont pas sa philosophie.

Quelque chose, quelque homme qu'on lui compare, cette chose et cet homme diminuent dans la comparaison; et cependant on ne lui rend pas encore pleine justice! Savez-vous pourquoi?

C'est que l'envie, qui l'a tué, et qui a cloué sa langue divine sur la tribune de Rome avec l'épingle d'or d'une furie, n'a pas dit encore son dernier mot contre ce plus grand des Romains.

L'envie est l'ombre que les sommités humaines font au reste des hommes; Cicéron est si grand que l'ombre de son nom nous offusque encore.

Les esprits despotiques et soldatesques lui reprochent son amour pour la liberté; les esprits fanatiques lui reprochent sa mesure avec les événements et sa résignation désintéressée, et douloureuse cependant, avec César; les esprits courts lui reprochent son étendue; les esprits spéciaux lui reprochent son universalité; les esprits stériles lui reprochent son abondance; les esprits incultes lui reprochent sa perfection continue; les impies lui reprochent sa piété; les sceptiques, sa foi; les excessifs, sa modération; les pervers, sa vertu.

Ils ne voient pas, les petits, les insensés, les envieux, que sa gloire se compose précisément de tous ces reproches. Érasme, seul, a dit le vrai mot: «Quand je lis cet homme, je sens en moi la divinité dans l'homme.»

Je dis comme Érasme, et je vous conseille de lire et de relire Cicéron quand vous serez tenté de mépriser l'homme: il le grandit jusqu'à le diviniser à nos yeux. C'est le plus beau nom de toutes les littératures dans tous les âges; il a écrit, parlé, achevé la plus belle des langues occidentales; et, quand l'Italie n'aurait produit que Cicéron, elle serait encore la reine des siècles.

Ah! s'il vivait aujourd'hui, quelles Catilinaires ne fulminerait-il pas du haut du Capitole ou du fond de ses jardins de Gaëte contre ces Catilinas étrangers qui imposent à sa république, sous le nom de liberté, le joug monarchique, et sous le nom d'unité l'annexion à la Gaule Cisalpine, au lieu de la belle confédération patriotique qui fut la nature, la gloire, et qui serait la résurrection durable et véritable de sa chère Italie!

Lamartine

LXVe ENTRETIEN

J.-J. ROUSSEAU.
SON FAUX CONTRAT SOCIAL ET LE VRAI CONTRAT SOCIAL.

PREMIÈRE PARTIE

I

La politique spéculative a été en tout temps l'exercice le plus important et le plus passionnant des hautes intelligences parmi les écrivains (j'en excepte toutefois les religions, exercice plus relevé encore des spéculations humaines). Les fondateurs de religions sont les oracles réputés divins; les écrivains politiques sont les législateurs des nations. Les premiers gravent en traits de foudre les dogmes éternels ou imaginaires dans la conscience; les seconds écrivent en caractères de pierre ou de bronze les tables des lois ou les constitutions des sociétés politiques.

Moïse, Zoroastre, Brama, Confucius, Solon, Lycurgue, Numa, furent de grands écrivains religieux et politiques; Aristote en Grèce, Cicéron dans l'Italie antique, Vico dans l'Italie moderne, Beccaria dans l'Italie d'hier, Montesquieu en France, furent des commentateurs et des dissertateurs érudits de ces législateurs primitifs, des critiques de génie des législations et des constitutions civiles des peuples. L'expérience et la raison tinrent la plume de ces sages; ils ne se livrèrent jamais aux séduisantes idéalités de leur imagination pour éblouir et fasciner les hommes par des perspectives d'institutions fantastiques qui donnent les rêves pour des réalités aux peuples; ils respectèrent trop la société pratique pour la démolir, afin de la remplacer de fond en comble par des chimères aboutissant à des ruines; ils étudièrent consciencieusement la nature de l'homme sociable dans tel temps, dans tels lieux, dans telles mœurs, à tel âge de sa vie publique, et ne lui présentèrent que des perfectionnements graduels ou des réformes modérées, au lieu de ces rajeunissements d'Éson qui tuent les empires sous prétexte de les rajeunir; en un mot, ces écrivains, les yeux toujours fixés sur l'expérience et sur l'histoire, ne furent ni des rêveurs, ni des utopistes, ni surtout des radicaux.

Le radicalisme, ai-je dit il y a longtemps à la tribune de mon pays, n'est que le désespoir de la logique. Quand on ne sait pas tirer parti des réalités, on s'impatiente contre les sociétés, et on se jette dans ces violences de l'esprit qu'on appelle le radicalisme.

Les radicaux sont des rêveurs dépaysés dans les réalités; l'impossible est leur punition: ils n'ont pas assez d'esprit pour comprendre les imperfections nécessaires des sociétés, composées d'êtres imparfaits.

La première de leurs erreurs est de croire à la perfectibilité indéfinie de l'homme fini. Ils ne font ni lois ni constitutions pour les peuples, ils font des poëmes; leurs plans de sociétés sont l'opium des imaginations malades des peuples; l'accès de délire qu'ils donnent aux hommes finit par des fureurs, et les fureurs finissent par l'anéantissement des sociétés. La barbarie recommence par l'excès de civilisation.

II

Le premier de ces écrivains législateurs de songes et constructeurs d'utopies politiques fut Platon en Grèce.

J'ai voulu relire récemment sa constitution, modèle qu'il présente aux hommes comme un type des sociétés politiques accomplies; j'ose déclarer en toute conscience que le délire d'un insensé joint à la férocité d'un scélérat ne pouvait jamais arriver aux excès d'absurdité et aux excès d'immoralité de ce prétendu sage tombé en folie et en fureur pour avoir trop bu l'idéal dans la coupe de l'imagination.

Esprit et cœur, sa République est en tout le paradoxe de Dieu, le contre-pied de la nature, le roman de l'homme, depuis l'égalité des biens, aussi impossible à réaliser que le niveau constant des vagues sur la surface incessamment mobile de l'Océan; depuis la communauté des produits, produits aussi impossibles à répartir qu'à créer, puisque la répartition suppose l'infaillibilité divine dans le gouvernement, et que le produit lui-même suppose l'uniformité du travail dans l'oisif, qui consomme sans rien faire, et dans l'homme laborieux, qui travaille sans salaire; depuis la destruction de la famille, ce nid générateur et conservateur de l'espèce humaine, pour remplacer le père et la mère par une maternité métaphysique de l'État, qui n'a pas de lait, et par une paternité métaphysique de l'État, qui n'a pas d'entrailles; depuis la communauté des femmes, qui change l'amour en bestialité, jusqu'à la communauté des enfants, qui détruit la piété filiale en défendant aux enfants de connaître leur père; depuis le meurtre des nouveau-nés mal conformés, pour épurer la race, jusqu'au meurtre des vieillards, pour écarter des yeux le spectacle de la décadence et la céleste vertu de la compassion.

Il ne manque au code du divin Platon que l'anthropophagie pour être le cloaque contre-nature et contre-humanité des immondices de la turpitude, de la démence et de la brutalité humaine, la Divinité renversée, le paradoxe de Dieu, de l'homme, de la femme, du vice et de la vertu, folie de l'orgueil philosophique qui, pour ne pas penser et sentir comme tout le monde, pense comme un fou et sent comme un criminel de lèse-nature et de lèse-Divinité.

Encore une fois, voilà le divin Platon devenu utopiste en politique et voulant refaire l'œuvre de Dieu mieux que Dieu, et composant une société avec des rêves, au lieu de la composer avec les instincts de la nature; et voilà ce que l'on fait admirer, sur parole, à des enfants pour pervertir en eux l'entendement par l'admiration pour l'absurde! Arrachez à cet homme ce surnom de divin Platon, et transportez-le à Socrate, l'homme du bon sens et de la réalité, qui épluchait trop sans doute, mais qui ne découvrait ses principes que dans la nature des choses et dans les instincts révélateurs de toute sagesse et de toute institution pratique digne du nom de société.

III

Ces philosophes de l'utopie, ces élucubrateurs de principes sociaux en contravention avec les traditions éternelles de la politique, de la nature; ces hommes qui se glorifient d'être seuls et de penser à l'écart des siècles et des traditions sociales; ces constructeurs de nuages, comme les appelle le poëte véritablement divin (Homère), ont été communs dans tous les temps et dans tous les peuples, surtout dans les temps de décadence et dans les peuples en révolutions. La Grèce bavarde, le Bas-Empire stupidifié par la servitude, le moyen âge romain, fermentant d'un christianisme mal compris, corrompu par Platon, rêvant le règne de Dieu sur la terre, déconseillant le mariage, ce joug divin du couple humain, poussant les hommes et les femmes dans le célibat ascétique pour amener la fin du monde, tuant le travail et la famille par la communauté des biens et par l'égalité démagogique du nivellement dans la misère, faisant le monde viager et indigent, au lieu de le faire, comme le Créateur l'a fait, perpétuel par la propriété, patrimoine de la famille; l'Italie oisive, l'Allemagne rêveuse, l'Espagne mystique, l'Allemagne somnambule, la Hollande brumeuse, l'Angleterre audacieuse d'originalités excentriques, pullulèrent plus tard de ces machinistes de sociétés idéales, jeux d'osselets quelquefois terribles, comme les anabaptistes d'Allemagne et les jacqueries en France.

La France, le sol du sens commun, fut le pays où germèrent le moins ces pavots enivrants des chimères sociales, et où ces poisons soporifiques moururent le plus tôt. Fénelon, presque seul, trop séductible par l'imagination et par le cœur, popularisa dans son Télémaque ces idées impraticables de Platon et de Morus; il fit innocemment beaucoup de mal en ôtant aux Français le sentiment du réel en politique, et en les jetant dans les vagues rêveries de l'impraticabilité. Son Salente est la capitale de l'absurde.

On comprend, en lisant cette législation des songes, que Louis XIV, cet esprit simple, et Bossuet, ce génie de l'autorité, éloignèrent Fénelon du gouvernement des peuples et de l'éducation des princes. Les peuples vivent de vérités applicables, et les princes qui rêvent sont réveillés en sursaut par les catastrophes. Fénelon n'était nullement politique: il était ce que nous appelons socialiste, c'est-à-dire poëte du paradoxe, fabuliste de la société.

Quand on étudie bien les origines de la révolution française, dans sa partie chimérique, radicale, niveleuse et révoltée contre la nature, la propriété, la famille, de Mably à Babeuf, on ne peut s'y tromper, le catéchisme de cette révolution sociale est dans Télémaque. Fénelon est un démagogue chrétien et doux, qui sème des vertus, et qui se trouve n'avoir semé que des passions affamées qu'il ne peut nourrir que d'ivraie.

Son économie politique, qui supprime le travail en supprimant ce qu'il appelle le luxe, le luxe, cette chose sans nom, mystère inexplicable entre le consommateur et le producteur, seul mobile et seul répartiteur du travail, seul créateur de la richesse, cette économie politique de Fénelon serait le suicide de l'humanité, si l'humanité se laissait gouverner par la rhétorique, au lieu de se gouverner par les instincts de Dieu et du bon sens.

IV

Après Fénelon, J.-J. Rousseau fut le grand et fatal utopiste des sociétés. Il s'inspire évidemment de Fénelon, qui s'était inspiré de Platon. Ainsi les erreurs ont leur séduction comme les vérités: en remontant de siècle en siècle jusqu'à l'origine du monde, les sophistes s'engendrent et se perpétuent en génération de rhéteurs.

Quand il se rencontre parmi ces rhéteurs sociaux un écrivain plus inspiré, plus éloquent, plus contagieux que les autres, et quand la naissance de cet écrivain, souverain de l'erreur, coïncide avec un ébranlement moral ou avec un cataclysme politique des institutions de son pays, alors son utopie, au lieu de trouver simplement des lecteurs qui se complaisent au bercement de leur imagination par ses rêves, cet écrivain trouve des sectaires pour propager ses chimères, et des bras pour exécuter ses conceptions.

Tel fut, au crépuscule de la révolution française, J.-J. Rousseau.

Mille fois plus éloquent que Platon, mille fois plus passionné que Fénelon, aussi poétique que le sophiste grec, aussi religieux que l'archevêque français, né à une époque où le vieux monde féodal mourait, où la France sentait déjà remuer dans ses flancs l'embryon d'une révolution radicale, l'enfant de Genève, J.-J. Rousseau, presque Allemand par la Suisse, sa patrie, presque sectaire par le fanatisme de Genève, son berceau, presque factieux par l'esprit de démocratie humiliée respiré dans la boutique de l'artisan son père, presque Français par la vigueur de sa langue et par le classicisme de l'éloquence française, contigu à la Suisse, frontière d'idées comme de territoire; républicain dans une petite république toujours en fermentation; ennemi des grands et des riches, parce qu'il était petit et pauvre, J.-J. Rousseau semblait préparé par les circonstances, par le temps, par sa nature au rôle de tribun des sentiments justes et des idées fausses qui allaient se livrer dans le monde la lutte révolutionnaire à laquelle nous assistons encore depuis soixante ans.

V

À lui seul il était une propagande; pourquoi? Parce qu'au lieu d'écrire comme Platon, avec l'imagination seule; comme Morus et Vico, avec l'érudition seule; comme Fénelon, avec la charité seule, J.-J. Rousseau fut un des premiers écrivains en France qui écrivirent avec l'âme.

L'âme est la littérature moderne; l'âme, c'est l'homme sous les mots; l'âme est la muse souveraine et convaincue des écrivains qui remuent les masses et le monde.

Ceux-là naissent avec leur rhétorique dans leur cœur; ils allument parce qu'ils sont allumés. Leurs idées peuvent être fausses, leur style peut être inculte, mais leur sentiment les sauve et les immortalise quand leur âme a touché l'âme de leur siècle. Ils se répandent, pour ainsi dire, par le contact dans la fibre, dans les veines, dans le sensorium de l'humanité. Ils font des masses et des siècles des échos du battement de leurs cœurs; ils vivent en tous, et tous vivent en eux.

Nous ne voulons pas dire par là que l'âme de J.-J. Rousseau fût ce qu'on appelle une belle âme, une âme plus riche que les autres; loin de nous cette pensée. Nous la croyons, au contraire, une des âmes les plus subalternes, les plus égoïstes, âme comédienne du beau, âme hypocrite du bien, âme repliée en dedans autour de sa personnalité maladive et mesquine, au lieu d'une âme expansive se répandant, par le sacrifice, sur le monde pour s'immoler à l'amour de tous; âme aride en vertu et fertile en phrases; âme jouant les fantasmagories de la vertu, mais rongée de vices sous le sépulcre blanchi de l'ostentation; âme qui, pour donner la contre-épreuve de sa nature, a les paroles belles et les actes pervers. Nous voulons dire seulement que J.-J. Rousseau fut le premier écrivain français de sentiment.

De là, son éloquence intime, la plus pénétrante et la plus palpitante des éloquences, au lieu de l'éloquence extérieure qui fait plus de bruit que d'émotion; un Démosthène de solitude, dont la parole a le charme de la confidence au lieu de l'apparat du discours; un séducteur à voix basse, qui corrompt son élève sous prétexte de lui confesser lui-même ses honteuses immoralités.

Mais, si c'est là son vice comme moraliste, c'est là sa force comme écrivain. Il est intime parce qu'il est confiant, il est nu parce que son style et lui ne font qu'un, il dit tout parce que son entretien est un tête-à-tête avec lui-même ou avec son lecteur. C'est l'homme qui vous enveloppe le plus de son individualité, en s'ouvrant à vous sans réserve. Semblable au serpent boa des forêts d'Amérique, il vous dévore en vous aspirant.

VI

Aussi le plus immortel de ses livres, ce sont les Confessions; tous les autres de ses ouvrages sont déjà à moitié morts, à l'exception des Confessions, vivantes par le charme, et du Contrat social, vivant par ses conséquences, qui se déroulent encore dans les faits européens.

«Pour connaître l'eau,» disent les Persans, «il faut remonter à la source.»

Pour se rendre compte du génie littéraire et des sophismes sociaux de J.-J. Rousseau, il faut le suivre de son berceau, dans une boutique d'horloger, jusqu'à sa tombe, dans le jardin d'un grand seigneur de Paris.

Âme cynique dans son enfance, vicieuse dans sa jeunesse; soif de la gloire, par le paradoxe dans sa vie d'écrivain; recherche dédaigneuse de la société aristocratique dans son âge mûr; affectation de la popularité démocratique par le cynisme du désintéressement et par la pauvreté volontaire dans ses dernières années; démence évidente et suicide problématique à la fin.

Voilà l'homme: tout sceptique par sa nature, par sa vie et par sa place dans la société dont il est la victime par sa faute, et dont il devient l'ennemi par l'envie et par l'ingratitude.

Le récit de cette épopée d'un aventurier de génie, écrit par le héros et par l'auteur, est le poëme de la démocratie tout entière. C'est dans la vie du grand démocrate qu'il faut chercher, à travers quelques mensonges, la vérité sur l'écrivain et sur ses œuvres, avant de passer à l'appréciation de ses principes.

VII

Le père de J.-J. Rousseau était horloger; un horloger à Genève est plus qu'un artisan, c'est un artiste et un commerçant. La grande manufacture d'horlogerie avait alors son centre dans cette Suisse, où la vie pastorale s'unit depuis le moyen âge à la vie industrielle, lui conservant les mœurs pures, tout en accroissant la modeste richesse des familles.

La mère de J.-J. Rousseau était fille d'un ministre calviniste. Cette jeune personne avait reçu de la nature un esprit délicat, et de son père un esprit cultivé. Elle descendait sans fausse honte aux plus humbles fonctions du ménage, elle se livrait sans prétentions aux lectures les plus solides et les plus élégantes de la vie lettrée. On peut croire que cette mère donna, avec le sein, à son enfant, cette prédestination aux choses de l'esprit et cette sensibilité souffrante de l'âme qui forment le fond du caractère de Rousseau. Elle mourut malheureusement avant de pouvoir lui donner ses vertus. Son père, qui avait laissé sa femme jeune, belle et seule à Genève pour devenir horloger du sérail à Constantinople, donna sans doute à ce fils son goût d'aventures et de désordre. Ces deux filiations firent plus tard de Rousseau un enfant impressionnable, un écrivain sublime, un rêveur chimérique et un philosophe vicieux.

«Je n'ai pas su, dit-il dans le premier chapitre de sa Vie, comment mon père supporta cette perte de ma mère; mais je sais qu'il ne s'en consola jamais: il croyait la revoir en moi sans pouvoir oublier que ma naissance lui avait coûté la vie. Jamais il ne m'embrassa que je ne sentisse, à ses soupirs et à ses convulsives étreintes, qu'un regret amer se mêlait à ses caresses: elles n'en étaient que plus tendres. Quand il me disait:—Jean-Jacques, parlons de ta mère; je lui disais:—Eh bien, mon père, nous allons donc pleurer? et ce mot seul lui tirait des larmes.—Ah! disait-il en gémissant, rends-la-moi! console-moi d'elle! remplis le vide qu'elle a laissé dans mon âme! T'aimerais-je ainsi si tu n'étais que mon fils? Quarante ans après l'avoir perdue, il est mort dans les bras d'une seconde femme, mais le nom de la première dans la bouche et son image au fond du cœur.

«Ma mère avait laissé des romans; nous les lisions après souper, mon père et moi. Il n'était question d'abord que de m'exercer à la lecture par des livres amusants; mais bientôt l'intérêt devint si vif que nous lisions tour à tour, sans relâche, et passions les nuits à cette occupation. Nous ne pouvions jamais quitter qu'à la fin du volume; quelquefois mon père, entendant le matin les hirondelles, disait tout honteux:—Allons nous coucher: je suis plus enfant que toi.»

Quelles délicieuses pages! Combien un écrivain, qui sait puiser dans la vie familière le pathétique simple des scènes intimes, et fait d'une veillée entre un vieillard, un enfant et le souvenir d'une mère morte, un drame muet qui remue le cœur dans des millions de poitrines, combien, disons-nous, un tel écrivain doit-il être, à son gré, le maître des cœurs, ou l'apôtre des vérités ou le roi des sophismes!

VIII

Une tante, qui chantait en cousant près de la fenêtre, donna à l'enfant les délices et le goût de la musique. Le Devin du village vint de là. Tous nos goûts sont des réminiscences.

Des détails puérils ou orduriers déparent et salissent ces belles sérénités de la première scène.

Le père était de nouveau sorti de Genève. L'enfant recevait une éducation mercenaire à la campagne; il y puisait, avec des vices prématurés, une passion vraiment helvétique de la campagne, ce sourire de Dieu dans la nature.

Cette passion de la campagne, cette frénésie de la solitude et de la contemplation, devinrent les deux notes de son talent. C'est la ville qui fait les vices; c'est la campagne qui fait les vertus.

C'est elle aussi qui fait les poëtes. Rousseau y devint éloquent et pieux, mais il y devint aussi rêveur. La nature donne l'imagination, mais les hommes seuls donnent le bon sens. Rousseau fut trop l'élève des arbres, des eaux, des vents, du ciel, du soleil, des étoiles; il lui aurait fallu en même temps l'éducation d'une mère tendre et d'un père laborieux: tout cela lui manqua. Plus de mère, et un père errant qui aimait, mais qui abandonnait les enfants d'un premier foyer pour en chercher un autre à travers le monde; de là l'isolement et bientôt l'égoïsme de l'orphelin, qui, se sentant délaissé, se replia tout entier sur lui-même. Ce profond et cruel égoïsme du jeune horloger en fit bientôt un vagabond sans patrie, parce qu'il était sans famille.

De sales amours, plus semblables à des turpitudes qu'à des affections, souillent à chaque instant ces pages de jeunesse, ignoble philosophie des sens dont les images font rougir la plus simple pudeur; sensualités grossières; fleurs de vices dans un printemps de sensations que Rousseau fait respirer à ses lecteurs et à ses lectrices, et dont il infecte l'odorat des siècles.

Ces tableaux orduriers jouent la naïveté pour la corrompre; ils rappellent ces théâtres licencieux de Paris, au dernier siècle, où l'on faisait jouer à l'innocence le rôle prématuré du vice et où l'on sacrifiait des enfants à la sacrilége licence des spectateurs.

Ces ordures des Confessions n'offensent pas moins le goût que les mœurs. La corruption n'a pas de goût; ce n'est que l'infection de l'esprit, comme le vice est l'infection du cœur. Rousseau scandalise et déprave ici, au lieu de charmer. Quelle excuse peut alléguer un peintre de mœurs qui croit tout faire adorer de lui, jusqu'à ses immondices? Rousseau se croit-il donc le grand lama de l'Occident pour faire embrasser comme des reliques les plus viles traces de son humanité?

Ces vices du goût, ces abjections d'images, sentent les inélégances natales d'un enfant sans mère qui prend ses polissonneries pour des phénomènes, et qui croit devoir les immortaliser comme des précocités de génie et d'originalité. Il y a de la crapule au fond de ce caractère comme il y en a au fond de cette vie.

IX

Placé en apprentissage chez un graveur de Genève, il prend l'exemple et le goût du libertinage, de l'oisiveté, de l'astuce et du vol domestique.

Ces goûts lui font rechercher la compagnie des plus mauvais sujets de l'atelier. Il s'enivre, paresseusement et sans choix, de lectures qui donnent le vertige à ses yeux et à son imagination; il devient incapable d'aucun emploi honnête et sérieux de ses mains; il s'évade de Genève sans avoir d'autre but que de fuir tout ordre réglé et tout travail utile d'une société laborieuse; il veut de sa vie réelle faire un roman d'aventures semblables aux romans dont il est saturé. Il vagabonde au hasard; il bat la campagne de Genève et de Savoie sans savoir ce qu'il cherche et sans autre direction que le hasard. Un curé l'abrite; un gentilhomme savoyard, convertisseur de calvinistes, le sermonne et l'adresse à une charmante convertie, madame de Warens, qui gouverne une petite communauté de néophytes à Annecy, femme d'étrange nature, de figure séduisante, de mysticisme amoureux, de génie contradictoire, de bonté adorable, d'intrigue naïve, de faiblesse maternelle, de générosité angélique au milieu des plus pressantes angoisses de fortune. La présentation de la lettre de recommandation de Rousseau adolescent à cette jeune et belle protectrice, que Rousseau devait plus tard aimer, ruiner, déshonorer et immortaliser; cette présentation est une véritable scène du roman grec de Daphnis et Chloé. Rousseau la décrit comme le génie de la jeunesse sait seul décrire un pressentiment de l'amour dans un paysage de la moderne Arcadie.

«Le lieu de la scène était un petit passage derrière sa maison, entre un ruisseau à main droite qui la séparait du jardin, et le mur de la cour à gauche, conduisant par une fausse porte à l'église. Prête à entrer dans l'église par cette porte, madame de Warens se retourna à ma voix. Que devins-je à cette vue? Je m'étais figuré une vieille dévote bien rechignée; je vois un visage pétri de grâces, de beaux yeux bleus pleins de douceur, un teint éblouissant, des formes séduisantes; rien n'échappa au rapide coup d'œil du jeune prosélyte, car je devins à l'instant le sien, sûr qu'une religion prêchée par de tels missionnaires ne saurait manquer de mener en paradis.

«Elle prend en souriant la lettre que je lui présente d'une main tremblante, l'ouvre, jette un coup d'œil sur la lettre de M. de Ponsverre (le gentilhomme qui le recommandait), revient à la mienne, qu'elle lit tout entière et qu'elle aurait relue encore si son laquais ne l'avait avertie qu'il était temps d'entrer.—Eh! mon enfant, me dit-elle d'un ton qui me fit tressaillir, vous voilà courant le pays bien jeune; c'est dommage, en vérité. Puis, sans attendre ma réponse, elle ajouta: Allez chez moi m'attendre; dites qu'on vous donne à déjeuner; après la messe, j'irai causer avec vous..... Elle avait vingt-huit ans.

«Louise-Éléonore de Warens était une demoiselle de la Tour de Pil, noble et ancienne famille de Vevay, ville du pays de Vaud. Elle avait épousé fort jeune M. de Warens de la maison de Loys, fils aîné de M. Villardin de Lausanne. Ce mariage, qui ne produisit point d'enfants, n'ayant pas trop réussi, madame de Warens, poussée par quelque chagrin domestique, prit le temps que le roi Victor-Amédée était à Évian, pour passer le lac et venir se jeter aux pieds de ce prince, abandonnant ainsi son mari, sa famille et son pays par une étourderie assez semblable à la mienne, et qu'elle a eu tout le temps de pleurer aussi.

«Le roi, qui aimait à faire le zélé catholique, la prit sous sa protection, lui donna une pension de quinze cents livres de Piémont, ce qui était beaucoup pour un prince aussi peu prodigue; et, voyant que sur cet accueil on l'en croyait amoureux, il l'envoya à Annecy, escortée par un détachement de ses gardes, où, sous la direction de Michel-Gabriel de Bernex, évêque titulaire de Genève, elle fit abjuration au couvent de la Visitation.

«Il y avait six ans qu'elle y était quand j'y vins, et elle en avait alors vingt-huit, étant née avec le siècle. Elle avait de ces beautés qui se conservent, parce qu'elles sont plus dans la physionomie que dans les traits; aussi la sienne était-elle encore dans son premier éclat. Elle avait un air caressant et tendre, un regard très-doux, un sourire angélique, des cheveux cendrés d'une beauté peu commune, et auxquels elle donnait un tour négligé qui la rendait très-piquante. Elle était petite de stature, courte même et ramassée un peu dans sa taille, quoique sans difformité; mais il était impossible de voir une plus belle tête, un plus beau buste, de plus belles mains et de plus beaux bras.»

X

Madame de Warens et le clergé de la ville envoient le jeune prosélyte à Turin pour le faire instruire et lui faire faire son abjuration dans un hospice de catéchumènes. Il emporte, dans son cœur ému, sa conversion déjà faite dans l'image et dans le tendre accueil de la charmante femme; son imagination est souillée par les sordides exemples de débauche dont il est témoin parmi les faux convertis de l'hospice des faux catéchumènes de Turin; il troque sa religion contre un vil salaire. Abandonné à lui-même, il est réduit à chercher du pain dans la domesticité d'une riche famille piémontaise; des folies et des larcins l'en chassent. Il accuse, pour se justifier d'un léger soupçon, une pauvre servante innocente et la déshonore, sinon sans remords du moins sans pitié. Il s'associe à un vagabond pour montrer, à prix de petite monnaie, un jouet de physique au peuple des campagnes; il revient au seul asile qui lui reste, la maison et le cœur de madame de Warens. Il s'attache à la fortune et à la personne de cette charmante protectrice; elle l'emmène avec elle à Chambéry dans la retraite délicieusement occupée des Charmettes; elle y achève l'éducation littéraire de son protégé.

À l'inverse de la première Héloïse, elle se laisse entraîner elle-même à une affection trop tendre pour son élève. En récompense de tant d'amitié, de maternité, d'amour et de sacrifices, Rousseau l'abandonne et la flétrit jusqu'à l'ignominie et jusqu'au ridicule, en divulguant à la postérité les faiblesses de sa bienfaitrice. Jamais l'amour et la bonté n'ont expié à un tel prix le malheur d'avoir rencontré un tel avilissement dans une telle ingratitude.

Les lignes de J.-J. Rousseau sur madame de Warens font le désespoir du cœur humain; on se défie même de ses vertus en voyant comment elles sont changées en vices et exposées au pilori des siècles par celui qui reçut de cette femme la double vie du corps et du cœur. Pauvre femme, qui aime en songe un idéal d'innocence sous les traits d'un enfant abandonné et recueilli par elle, et qui, à son réveil, reconnaît qu'elle a réchauffé et allaité un monstre qui la dévore et qui la souille! Ce crime, selon moi, dépasse l'homme et ne dépasse pas Rousseau. C'est le forfait de la plume, c'est l'instrument du supplice de celle dont le seul sort fut de trop aimer son bourreau!...

XI

Madame de Warens cultiva ou fit cultiver à ses frais tous les dons enfouis de son protégé, même la musique. Il en avait l'instinct; il en épela assez les principes pour composer plus tard le Devin du village, idylle grecque écrite et chantée par un pasteur suisse qui se souvient, en notes, du ranz des vaches de son hameau.

Rousseau, comblé des dons de madame de Warens, qui s'appauvrit pour son élève, part pour Lyon avec son pauvre maître de chapelle; il l'abandonne à son premier malheur, comme les chiens ne font pas de l'aveugle indigent, qu'ils conduisent aux portes des hôpitaux. Le musicien, tombé dans la rue d'une atteinte de convulsions, est laissé là par le disciple, son compagnon de voyage, qui feint de ne pas le connaître. Vertu sublime d'avoir une telle âme, et de s'en glorifier à la face des hommes et de Dieu!

À son retour à Chambéry, il n'y trouve plus madame de Warens. «Quant à ma désertion, dit-il, du pauvre maître de musique, je ne la trouvais pas si coupable.»

Plus tard, cependant, il se la reproche; mais le maître, à qui on avait volé jusqu'à ses instruments, sa musique et son gagne-pain, était mort de cet abandon.

XII

En attendant le retour de madame de Warens à Chambéry, Rousseau cohabite, avec un aventurier musicien, chez un cordonnier de la ville dont il dépeint le ménage en traits méchants et ignobles, qui défigurent le pauvre peuple artisan, et font la caricature de ses mœurs et de ses misères. Amant prétendu de la nature, il méprise la simple beauté des jeunes filles de basse condition, pleines de prévenances et d'agaceries pour lui; il avoue ses goûts tout aristocratiques pour le rang, l'orgueil, la parure des jeunes personnes de haut rang et de haute fortune. Ce démocrate ne sent la beauté que vêtue de luxe et de vanités: son orgueil prévaut même sur la nature.

XIII

Il raconte plus loin, en style d'une inexprimable délicatesse de pinceau, une rencontre qu'il fait, dans une vallée des environs, de deux jeunes personnes de haute condition et de figures gracieuses, qui allaient seules, à cheval, passer une journée de printemps dans une ferme de leurs parents. Théocrite n'est pas plus poëte, l'Albane n'est pas plus nu et plus naïf, Tibulle n'est pas plus ému que J.-J. Rousseau dans la description de cette journée bocagère, où l'innocence, mille fois plus séduisante que le vice, joue avec l'amour sans faire rougir même la timidité des trois enfants. Ce sont des pages de cette candeur et de cette sensibilité qui feront de Rousseau écrivain le charmeur de la sensibilité, dont il a les couleurs sans en avoir la réalité.

Son voyage à Fribourg avec une jeune servante de madame de Warens, qu'il reconduit dans sa famille, est une autre scène de ce genre naïf comme une pastorale d'Helvétie.

Au retour, il joue un véritable histrionage en quêtant de ville en ville, à la suite d'un faux archimandrite de Jérusalem. L'ambassadeur de France à Lucerne le recueille par pitié pour sa jeunesse, et lui donne de l'argent et des recommandations pour Paris; il arrive à Lyon, reçoit des nouvelles de madame de Warens, revenue à Chambéry, l'y rejoint, s'y fait arpenteur de cadastre, puis maître de musique.

Il se détache bientôt de sa protectrice, voyage à ses frais dans le midi de la France, s'y guérit d'une maladie imaginaire, entre comme précepteur dans une maison noble de Lyon, s'y fait mépriser par quelques larcins de gourmandise, quitte de lui-même ce métier, accourt de nouveau aux Charmettes, espérant y retrouver son asile dans le cœur de madame de Warens; il ne retrouve plus en elle qu'une mère attachée à un autre aventurier, ruinée par les dissipations de ce parasite et par des entreprises d'industrie chimériques; il pleure sur son idée évanouie, quitte pour jamais sa malheureuse amie, et accourt à Paris chargé de rêves et d'un système pour écrire la musique en chiffres, et le manuscrit d'une comédie plus que médiocre.

Des lettres de M. de Mably et de l'abbé de Condillac, son frère, qu'il avait sollicitées à Lyon de cette famille obligeante, l'introduisent à Paris dans la société de quelques hommes de lettres et de quelques érudits. Diderot est le plus digne d'être nommé. Esprit aventurier comme Rousseau, fils d'un artisan comme lui, cœur bon et évaporé qui se livrait à tout le monde, Diderot fut le premier ami du jeune Génevois. Diderot eut bien à se repentir depuis de sa facilité à aimer un ingrat.

Un hasard de société le lance de plein saut dans le cercle le plus aristocratique de Paris, au milieu de femmes de cour et d'hommes de lettres; il s'y fait remarquer par sa figure, par quelques poésies récitées dans ces salons avec un succès d'étrangeté plus que de talent, et par son goût réel et inspiré pour la musique. Il ose chercher étourdiment dans madame Dupin une autre madame de Warens; une lettre trop tendre qu'il écrit à cette femme indulgente, mais sévère, ne reçoit qu'un sourire de dédain pour réponse; mais l'intérêt de commisération qu'il inspire à madame de Broglie et à d'autres femmes de cette société lui fait obtenir un emploi de secrétaire intime du comte de Montaigu, ambassadeur de France à Venise, avec un appointement de cinquante louis. Il en était temps, car il consommait ses derniers quinze louis dans une presque indigence à Paris.

XIV

Arrivé à Venise, il dénigre ouvertement son ambassadeur, il travestit en titre de secrétaire d'ambassade de France les fonctions équivoques et domestiques de secrétaire salarié de l'ambassadeur.

Ses prétentions déplacées et ses dénigrements amers contre son patron le rendent promptement insupportable à M. de Montaigu. Rousseau pousse l'exigence du parvenu jusqu'à vouloir dîner, malgré son ambassadeur, avec les têtes couronnées qui passent à Venise et qui invitent à leur table l'ambassadeur de France.

Dans une de ces scènes amenée par la résistance du ministre aux ridicules prétentions de Rousseau, M. de Montaigu s'emporte et chasse brusquement Rousseau de sa présence et de son palais. Rousseau affecte de narguer son chef, reste à Venise malgré lui, emprunte à toutes mains pour payer son retour en France, et revient victime de son orgueil. Deux anecdotes d'une indécence révoltante sur une courtisane de Venise, sans autre sel que le cynisme des expressions, sont, avec ces rixes d'intérieur, les seules traces de sa résidence à Venise.

Rentré à Paris, il s'acharne sur le caractère et sur l'ineptie de l'ambassadeur. Il n'en reçoit pas moins son salaire des mains de M. de Montaigu quelque temps après son retour à Paris.

Les invectives de Rousseau contre l'ambassadeur choquèrent par leur véhémence les personnes qui l'avaient recommandé à cet homme de cour; on l'éloigna de ces maisons, dans lesquelles on l'avait si bien accueilli. Il s'en vengea en les prostituant aux railleries et à la haine de ses amis.

Ce fut l'origine de sa colère contre les rangs supérieurs de l'ordre social, tant cultivés par lui jusque-là; il a la franchise un peu basse de l'avouer:

«La justice et l'inutilité de mes plaintes, dit-il, me laissèrent dans l'âme un germe d'indignation contre nos sottes institutions civiles, où le bien public et la véritable justice sont toujours sacrifiés à je ne sais quel ordre apparent, destructif en effet de tout ordre. Deux choses l'empêchèrent de se développer en moi pour lors, comme il a fait dans la suite, etc.»

XV

Voilà l'origine du Contrat social. L'ordre réel eût été, sans doute, que le secrétaire domestique se substituât orgueilleusement dans son rang et dans ses fonctions à l'ambassadeur, et que Rousseau mangeât à la table des rois, tandis que les officiers de l'ambassadeur dîneraient humblement à l'hôtel de l'ambassade de France?

C'est ainsi que l'orgueil déplace tout pour se faire à lui-même l'inégalité à son profit.

La saine démocratie, qui est l'ordre par excellence, parce qu'elle est la justice et la charité entre les choses, a heureusement d'autres fondements que ces vengeances intéressées des petits contre les grands.

XVI

De ce jour-là, Rousseau cessa de prétendre à l'ambition des fonctions publiques, et ne prétendit plus pour toute ambition qu'à la singularité du désintéressement et de la pauvreté volontaire; au lieu de tendre en haut, il tendit en bas. Le tonneau de Diogène, si Rousseau eût vécu à Athènes, aurait eu en lui son héritier, pourvu qu'il fît du bruit dans ce tonneau.

Il prit le logement et la table dans une pension d'hôtes à bas prix, tenue par une pauvre veuve, dans une de ces ruelles obscures qui entouraient alors le jardin solitaire du Luxembourg; il y rencontra une jeune ouvrière de province, nièce de l'hôtesse, venue à Paris pour y vivre de son aiguille.

Il s'attache à elle d'un amour de hasard. Cet amour, très-touchant et très-gracieux dans la candeur de la jeune Thérèse, est dépouillé de sa pudeur par une exclamation cynique de l'amant, qui flétrit l'amour même d'un blasphème de libertinage.

Rousseau, heureux de cet amour qui ressemble à une idylle dans les faubourgs et dans les guinguettes de Paris, refuse cependant de le consacrer par le mariage; il se donne à la pauvre Thérèse, et il ne se donne à elle que pour la jouissance et nullement pour la réciprocité du devoir. Thérèse est pour lui une jolie esclave dont il fait une ménagère et une concubine volontaire pour l'agrément de sa vie obscure, mais avec laquelle il ne veut d'autre lien que son caprice. Ce caprice usé, il ne restera, pour la pauvre séduite, que le hasard de l'indigence et les charges de la maternité.

Mais non, les fruits mêmes doux et amers de la maternité ne lui resteront pas pour charmer sa vie, pour soulager sa misère, pour soutenir sa vieillesse. On sait que, par une férocité d'égoïsme au-dessous de l'instinct des brutes pour leurs petits, J.-J. Rousseau attendait au chevet du lit de Thérèse le fruit de ses entrailles, et porta lui-même quatre ou cinq ans de suite, dans les plis de son manteau, à l'hôpital des orphelins abandonnés, les enfants de Thérèse, arrachés sans pitié aux bras, au sein, aux larmes de la mère, et, par un raffinement de prudence, le père enlevait à ces orphelins toute marque de reconnaissance, pour que son crime fût irréparable et pour qu'on ne pût jamais lui rapporter cette charge onéreuse de la paternité! Les preuves, à cet égard, ont été complétées et aggravées depuis la publication des Confessions!

Or, pendant que Rousseau accomplissait ces exécutions presque infanticides, il écrivait, avec une affectation de sensibilité digne d'un Tartufe d'humanité, des malédictions systématiques et fausses sur le crime des mères qui n'allaitent pas elles-mêmes leurs enfants! proscription des nourrices, qui donnent un lait salubre et pur au lieu du lait appauvri ou fiévreux des femmes du monde. Le lait de l'hôpital et le vagabondage de l'enfant sans mère et sans père lui paraissaient-ils donc plus sains et plus purs que le sein maternel de Thérèse?—Si la démence n'expliquait pas charitablement dans Rousseau un tel contraste entre l'homme et l'écrivain, faudrait-il donc accuser l'homme de perversité et le philosophe d'hypocrisie? Non, on sait que les soupçons de conspiration universelle contre nous sont une des formes du délire. Rousseau, honnête d'intention, était vicieux par folie. Il craignait, disait-il, que la société n'armât un jour contre lui le bras parricide de ses enfants!

Quel drame expiatoire il y aurait à faire entre un fils inconnu de Rousseau, devenu meurtrier par suite de son abandon, assassinant un étranger pour le dépouiller, et reconnaissant son père dans sa victime! Qui sait ce que sont devenus ces fils de Thérèse jetés aux gémonies tout vivants par la barbarie d'un père insensé?

Ah! combien la pauvre Thérèse, dans l'amour bestial d'un tel homme et après de tels rapts de ses enfants, ne devait-elle pas frémir de devenir mère!

XVII

Elle était aimante et fidèle cependant, par ce généreux abandon féminin de l'amante à son profanateur même. Elle suivait sa bonne et sa mauvaise fortune, elle lui gardait avec soumission et tendresse son ménage intime au retour des palais et des fêtes élégantes qu'il fréquentait pour y porter d'autres hommages et pour y chercher d'autres jouissances auprès d'autres femmes de ville et de cour qui caressaient mieux sa sensualité ou sa vanité. L'attachement de Thérèse pour Rousseau subsista jusqu'à sa mort, sans fidélité du côté de Rousseau. L'amour n'était plus pour lui qu'une domesticité commode plutôt qu'un attachement.

XVIII

Les nécessités de la vie et le goût de la musique le jettent dans la société artiste, lettrée, licencieuse de Paris. Il joue chez madame la marquise d'Épinay, femme opulente, spirituelle, galante, un rôle de confident et de favori de la maison qui lui donne quelques relations illustres.

Sa musique naïve et semi-italienne le révèle aux théâtres de société; il tente de s'élever jusqu'à la scène de l'Opéra; ses comédies, ses poésies, ses romances, lui créent une demi-renommée de salon. Les philosophes admirent la sobriété de sa vie, les femmes du monde sa sensibilité; Diderot, son ami, soupçonne son éloquence et lui conseille quelque sophisme hardi, insolent, contre les idées qui servent de fondement au monde. Il prend la plume, il commence contre la société, contre les arts, contre la civilisation, cette série de paradoxes sur l'état de nature, c'est-à-dire l'état de barbarie: c'est là, selon lui, l'idéal de perfectibilité prêchée aux hommes.

Une société corrompue alors jusqu'à la moelle sourit à ces contre-sens de la mauvaise humeur contre elle-même; elle prend pour de la profondeur et pour de la vertu cette philosophie très-éloquente et très-absurde du monde renversé. Rousseau est parvenu à se faire regarder; c'est un sauvage sublime, un ilote de la pensée, que la société admet dans ses salons pour le voir avec curiosité et pour l'entendre avec complaisance blasphémer avec un éloquent délire contre la pensée même qui fait son existence, sa force et sa gloire.

Le suicide de toute civilisation commence par l'engouement pour cet aventurier de génie qui ne cherche pas la vérité, mais la nouveauté dans le sophisme. La France devient sa complice, et les fondements de l'ordre social sont ébranlés comme par un tremblement de logique dans la tête des hommes et dans le cœur des femmes.

XIX

Rousseau, en se voyant couronné pour son style par les académies, applaudi par les cours, encensé par les philosophes, se prend lui-même au sérieux; il adopte pour toute sa vie ce rôle de Diogène moderne, qui prétend renouveler la face du monde moral et politique du fond de sa prétentieuse obscurité.

Il se cache comme l'oracle dans une vie volontairement ténébreuse afin de s'y faire rechercher.

Il n'en souille pas moins ses mœurs et son union conjugale avec Thérèse dans des orgies d'abjecte débauche avec ses amis. Là une jeune fille, séduite et prêtée par son séducteur à ses convives, sert de victime à la lubricité de Grimm et de Rousseau; scène odieuse dont la confession même aggrave l'immoralité.

Il entre comme caissier dans la maison de madame Dupin, il en sort après quelques jours de noviciat; il renonce à toute ambition de fortune par un travail régulier; il trouve qu'il est plus facile d'accepter la pauvreté que d'acquérir l'aisance. Il se fait copiste de musique à tant la page; ses patrons lui fournissent abondamment du travail et secourent, à son insu, Thérèse et sa mère, pour aider le pauvre ménage sans blesser les susceptibilités de l'orgueilleux copiste.

Son humeur s'aigrit: il commence à verser ses soupçons et son ingratitude sur Diderot, coupable seulement de légèreté, de déclamation, et de zèle pour lui; il outrage Grimm, coupable de trop d'abandon et de trop de confiance dans son ami; il calomnie indignement ces deux hommes de cœur et d'honneur pour prix des services qu'ils lui ont rendus; il paye par la diffamation la célébrité qu'ils lui ont faite. Grimm s'indigne et s'éloigne; Diderot déclare à voix basse, mais avec une amère déception de cœur, qu'il a réchauffé dans son sein un scélérat. Rousseau reste seul, sans amis, mais entouré d'un prestige de culte pour ses talents et ses vertus qui lui font une atmosphère de fanatisme.

XX

À quarante ans passés cependant, cette renommée repose sur le charlatanisme du paradoxe anti-social plutôt que sur un ouvrage estimable. Le succès des paroles et de la musique de l'opéra du Devin du village donné à Fontainebleau devant le roi, et à Paris l'année suivante, fit éclater de nouveau le nom de Rousseau et lui donna cette popularité que le théâtre donne en une soirée et que les plus beaux livres ne donnent qu'à force de temps.

L'ivresse monta à la tête de la France et surtout des femmes; son nom courut avec ses notes sur toutes les lèvres. On crut sentir son âme dans ses mélodies, on ne la sentit que dans les oreilles.

Le roi et madame de Pompadour lui donnent chacun une gratification en argent qui remet l'aisance dans son ménage.

Dans un voyage à Genève, il passe avec Thérèse à Chambéry comme on repasse sur les traces de sa jeunesse dans un jardin couvert de ronces; il y trouve madame de Warens dans l'abandon et dans la misère; sa pitié est froide comme un passé refroidi.

Il se le reproche, il jette quelque modique aumône dans cette main qui a tenu autrefois son cœur.

Thérèse, plus tendre que l'ancien amant, baise cette main et y laisse une larme.

Il va à Genève: il semble désirer de s'y fixer.

Le voisinage de Ferney, où la popularité universelle de Voltaire à Ferney aurait éclipsé et subalternisé la renommée du Génevois, l'en éloigne. Il revient à Paris, et accepte un ermitage d'opéra dans le coin du jardin d'une femme galante, madame d'Épinay, à l'ombre de la forêt de Montmorency.

XXI

Avant de s'y retirer, il place dans un hospice de charité publique le père de Thérèse, pour alléger le poids du ménage; le vieillard comme l'enfant, ces deux fardeaux si doux du cœur, l'importunent. Il les sacrifie également à l'égoïsme, la divinité du moi; il garde la femme, parce qu'elle est servante nécessaire au foyer, à la solitude, à l'infirmité, à la vieillesse.

L'ivresse de la nature au printemps le saisit la première nuit de son établissement à l'ermitage. Cette ivresse de la nature est sincère, éloquente, communicative sous sa plume; il se sent délivré de la société des hommes. Mais, hélas! dès le lendemain, il n'est pas délivré de lui-même: ses inquiétudes, ses soupçons, ses rivalités, ses haines, ses amours, ses ingratitudes, l'assiégent jusque sous les ombres de cette forêt et dans cette douce hospitalité d'une amie.

Pour s'en distraire et pour prophétiser dans le désert, il divague dans la politique, il veut contraster avec Montesquieu, ce politique expérimental, et il ébauche le Contrat social en politique imaginaire.

Une femme évaporée lui demande follement un traité d'éducation, à lui, l'homme qui n'a jamais trouvé sa place dans le monde des hommes, qui n'a reçu d'éducation que celle des aventuriers, et dont toute la règle a été de n'en point avoir! On en verra le résultat dans l'Émile, livre qui fait tant d'honneur au talent de plume de celui qui l'écrivit, comme rêverie, et tant de honte à ceux qui l'admirèrent comme code d'éducation.

Le caractère de Rousseau se révèle tout entier dans les motifs d'égoïsme qui le jetèrent dans cette demi-solitude au milieu de sa vie.

«Madame de Warens, écrit-il lui-même alors, vieillissait et s'avilissait! Il m'était prouvé qu'elle ne pouvait plus être heureuse ici-bas; quant à Thérèse, je n'ai jamais senti la moindre étincelle d'amour pour elle; les besoins sensuels satisfaits près d'elle n'ont jamais eu rien de spécial à sa personne.»

Ce fut à cette époque, le milieu de la vie déjà passé, que Rousseau chercha dans sa seule imagination le fantôme de cet amour que son cœur ne lui avait jamais fait éprouver. Il écrivit son Héloïse, roman déclamatoire comme une rhétorique du sentiment, dissertation sur la métaphysique de la passion, passionné cependant, mais de cette passion qui brûle dans les phrases et qui gèle dans le cœur. Son imagination allumée pour Julie, l'amante pédantesque de son drame, se convertit un instant en amour réel, mais purement sensuel, pour madame d'Houdetot, sa voisine de campagne, femme très-séduisante, mais très-solidement attachée à Saint-Lambert, ami de Rousseau, et qui se plaisait dans la société de Rousseau par la réminiscence fidèle de Saint-Lambert absent.

Rousseau, perverti cette fois par une passion folle, mais sincère, trahit l'amitié, et s'efforça de dérober à Saint-Lambert la fidélité de madame d'Houdetot. Elle ne lui laissa dérober que des coquetteries d'amitié et d'innocentes illusions de tendresse. Rousseau, dans un perpétuel délire, continuait à prêter au personnage de son roman les sentiments et les sensations de ses entretiens avec madame d'Houdetot; les amis de madame d'Épinay, Grimm et Diderot, informés par Thérèse du délire de Rousseau, raillèrent le philosophe amoureux, et contristèrent madame d'Houdetot et Saint-Lambert par des ricanements sur cette passion.

L'âge et la sauvagerie de Rousseau pris en flagrant délit de ridicule, il découvrit que la curiosité de madame d'Épinay allait jusqu'à corrompre Thérèse pour avoir communication de la correspondance mystérieuse entre madame d'Houdetot et lui.

Son orgueil se révolta contre ces tentatives d'espionnage, et contre ces connivences de Thérèse et de madame d'Épinay.

Ces tripotages d'amour, de jalousie, de curiosité, d'humeur, bagatelles prenant l'importance de crimes devant une imagination ombrageuse et grossissante, dégénérèrent en inimitiés acharnées entre Rousseau et madame d'Épinay. Il s'éloigna d'elle, et se réfugia en plein hiver dans une autre maisonnette de Montmorency, où il vécut dans une volontaire indigence, indigence toutefois plus ostentatoire que réelle.

Il avait renvoyé à Paris, assez durement, la mère octogénaire de Thérèse. L'aigreur de ses ressentiments contre Diderot, Grimm, le baron d'Holbach, ses premiers amis, le brouilla alors avec la secte des philosophes dont il avait été jusque-là le protégé.

Cette haine rejaillit jusque sur Voltaire, qu'il confondit injustement avec ces athées radicaux de l'impiété. Voltaire, moins emphatique, mais toutefois plus réellement sensible, plaignit la démence de Rousseau, lui pardonna ses hostilités contre lui, et lui offrit, quand il fut persécuté, une hospitalité courageuse.

XXII

Pendant que Rousseau imprimait son roman de la Nouvelle Héloïse, il achevait son Contrat social, et, pendant qu'il écrivait cette diatribe contre toute aristocratie, il se façonnait à la courtisanerie la plus obséquieuse dans la société très-aristocratique du prince de Conti et de la duchesse de Luxembourg.

Le prince de Conti était un de ces caractères et un de ces esprits mal faits, qui profitent de leur rang pour opprimer les petits, et qui profitent de leur popularité d'opposition à la royauté pour imposer au souverain; il flattait Rousseau, républicain, pour humilier la cour; il affectait des principes austères de Romain, et il tenait à Paris ou à l'Île-Adam, près de Montmorency, une cour de débauchés et de frondeurs. Il s'indignait contre les favorites royales de Louis XV, et des Pompadours et des Dubarrys subalternes gouvernaient sa maison.

Quant à la duchesse de Luxembourg, elle avait été célèbre autrefois par sa beauté sous le nom de Boufflers, son premier mari. Elle avait été célèbre surtout par des faiblesses qui avaient scandalisé même ce temps de scandale. Devenue veuve, elle avait épousé un de ses anciens adorateurs, le duc de Luxembourg, illustre par son nom, insignifiant par son esprit, respectable par ses mœurs.

Forcée par l'âge de renoncer à l'empire de la beauté, elle avait aspiré à l'empire de l'esprit, dont elle était assez digne. Le voisinage de Rousseau, déjà recherché du grand monde, lui avait paru une bonne fortune pour son salon: le rôle de Mécène d'un cynique insociable tentait toutes les femmes. Rousseau se prêtait à ses prévenances: la protection y était noblement déguisée sous l'amitié. Il accepta du duc et de la duchesse un appartement dans le petit château dépendant de leur somptueuse demeure dans le parc de Montmorency. Pour payer cette hospitalité, il fit pour la maréchale une copie manuscrite de la Nouvelle Héloïse; il en fit une autre pour madame d'Houdetot, qui dut y reconnaître l'amour qu'elle avait inspiré à l'auteur. Rousseau vivait du prix de ces copies et de la musique qu'on lui commandait par le désir d'obliger un homme illustre. Il en modérait lui-même le salaire pour que le travail manuel ne dégénérât pas en munificence humiliante pour lui.

Son troisième ermitage au petit château était assiégé tout l'été des visites des plus grands seigneurs et des plus grandes dames, hôtes du maréchal. Ermite de cour dans un ermitage d'opéra, il jouait son rôle de sauvage dans une apparente séquestration. Il ne vit jamais plus de monde, et un monde plus choisi, que dans sa forêt.

XXIII

La Nouvelle Héloïse, roman d'idée autant et plus que roman de cœur, eut un succès de style et un effet d'éloquence qui passionna toutes les imaginations pour l'écrivain. On déifia l'amour dans l'auteur. Le nom de Rousseau se répandit et s'éleva aux proportions de l'engouement et du fanatisme.

La déclamation à froid de certaines lettres de cette correspondance fut échauffée par le fond de passion qui brûlait sous la voluptueuse contagion des autres lettres; le style couvrit tout de son charme. Ce style, qui n'était ni grec, ni latin, ni français, mais helvétique, ravit par sa nouveauté toutes les oreilles: musique alpestre qui semblait un écho des montagnes, des lacs et des torrents de l'Helvétie. Ce fut une ivresse qui dura un demi-siècle, mais qui ne laisse, maintenant qu'elle est dissipée, que des pages froides dans des esprits vides.

C'est que ce livre était de la nature des sophismes: il fut prestigieux, il ne fut pas naturel; la nature seule a dans les livres des effets immortels.

Celui-là refroidirait aujourd'hui le cœur d'un amant, et éteindrait le sophisme même dans le ridicule des conceptions. C'est comme sur les Alpes de Meilleraie, un glacier qui brille, mais qui transit.

Il écrivit presque en même temps l'Émile, livre d'un style admirable et d'une conception insensée. C'était un singulier contraste dans Rousseau qu'un homme écrivant un traité d'éducation pour le genre humain de la même main qui venait de jeter et qui jetait encore à cette époque ses enfants à l'hôpital des enfants trouvés pour y recevoir l'éducation de la misère, du hasard, et peut-être du vice et du crime.

Père dénaturé, qui signalait sa tendresse menteuse pour l'humanité en faisant ces forçats de naissance appelés des enfants trouvés, dans ces tours, égouts de l'illégale population des cités.

Aussi la fausseté de cette paternité humanitaire du sophiste de vertu éclate-t-elle à toutes les pages de ce ridicule système d'éducation dans un livre que la démence seule peut expliquer.

Le premier de ces ridicules, c'est d'écrire, pour l'éducation universelle d'un peuple qui ne vit que de travail et de pauvreté, un livre qui suppose dans la famille et dans l'enfant qu'on élève une opulence de Sybarite ou des délicatesses de Lucullus, des palais, des jardins, des serviteurs de toutes sortes, des gouverneurs mercenaires attachés par des salaires sans mesure aux pas de chaque enfant, des voyages lointains à grands frais avec le luxe d'un fils de prince, voyages d'Alcibiade avec un Socrate à droite et un Platon à gauche de l'élève. Absurdités inexplicables, à moins d'avoir, comme le fils de Philippe, Aristote pour maître, la Macédoine pour héritage et le monde pour théâtre de ses vices ou de ses vertus. Les élèves de Rousseau dans l'Émile seront donc un peuple de rois!

On ne comprend pas aujourd'hui que l'engouement du dix-huitième siècle ait pris un seul jour au sérieux un livre soi-disant écrit pour le peuple, et dont tous les enseignements supposent dans les pères, les maîtres et les élèves la plus insolente aristocratie. Platon n'a rien rêvé de plus incompatible avec les réalités de l'espèce humaine.

Une seule page de ce livre est d'un philosophe, d'un poëte et d'un sage; c'est celle où, au commencement d'un chapitre, véritable vestibule d'un panthéon moderne, Rousseau décrit l'horizon, la vie, la pensée d'un pauvre prêtre chrétien enseignant à un village, où il est exilé, le culte et la charité d'une communion universelle. C'est ce qu'on appelle la profession de foi du vicaire savoyard.

Note de religion universelle, en effet, religion des sens et de l'âme qui ne froisse aucun dogme national, qui ne retranche aucune vertu humaine, mais qui embrasse et illumine tous les dogmes sincères et toutes les vertus naturelles dans une atmosphère de vie, de chaleur et de piété semblable au rejaillissement d'un même soleil sur la coupole d'Athènes, sur la cathédrale de Sainte-Sophie et sur les mosquées d'Arabie dans cet Orient plein de Dieu!

Cette page de l'Émile est ce qu'il y a certainement de mieux pensé, de mieux senti, de mieux écrit dans toutes les œuvres de J.-J. Rousseau. C'est un fragment de cette éloquence lapidaire dont les monuments de l'Inde, de la Perse, de l'Égypte, de la Grèce orphéique conservent les dogmes dans les inscriptions de leurs temples, retrouvées et déchiffrées par nos érudits; un alphabet épelé des vérités primitives, dont toutes les lettres rassemblées disent Dieu dans la nature et lois divines dans l'humanité.

Voltaire lui-même, qui, en qualité d'esprit juste, abhorrait Rousseau, l'esprit faux, s'arrête et s'étonne, dans son dénigrement bien naturel, devant cet éclair sorti des ténèbres, et s'écrie:

«Ô Rousseau! tu écris comme un fou et tu agis comme un méchant, mais tu viens de parler comme un sage et comme un juste! Lisez, mes amis, et saluons la vérité et la morale partout où elles éclatent, même dans la méchanceté et dans la démence.»

C'est alors que Voltaire pardonne à Rousseau les injures qu'il en a reçues sans les avoir provoquées, et qu'il lui ouvre son cœur et sa maison pour l'abriter contre les persécutions et les exils dont Paris menace l'écrivain d'Émile et d'Héloïse.

XXIV

Ces livres, quoique protégés par M. de Malesherbes, directeur de la librairie, gardien très-infidèle de l'intolérance du clergé, du parlement et de la police, étaient frappés d'anathème, et leur auteur de proscription. Mais la faveur des grands, de la cour, du public, éteignait ces foudres officielles, et faisait échapper Rousseau à ces vaines proscriptions, plus ostentatoires que dangereuses.

Il s'en allait un moment, rentrait sans obstacle et attendait tranquillement dans la ville et dans le palais du prince de Conti la fin de ces persécutions peu sérieuses. La magie de son style le dérobait à toute atteinte des lois; tous ses lecteurs devenaient ses complices, pendant que ce livre était dans leurs mains.

La guerre intestine qu'il avait déclarée aux philosophes, ses premiers prôneurs, lui avait créé entre le christianisme et l'athéisme une situation exceptionnelle qui lui faisait ce qu'on nomme un tiers-parti dans les assemblées. Nul ne confessait Dieu avec plus de foi et plus d'éloquence. L'athéisme, délire froid des sociétés expirantes, ne pouvait sortir des montagnes, des lacs et des glaciers d'un peuple pastoral comme la Suisse. La boue ne reflète rien: le ciel et les eaux sont le miroir matériel du Grand Être.

Rousseau y avait trop souvent contemplé cette grande image, pour ne pas la reproduire dans ses écrits. Il y a peu de vraie morale, mais il y a une ardente piété dans son style. C'est par là qu'il vit: l'adoration est la vertu de l'intelligence.

XXV

À la première rumeur produite à Paris par l'apparition de son livre, il se sauve à Motiers-Travers, village de Neufchâtel, sous la protection du roi de Prusse; il y revêt le costume d'Arménien, fantaisie grotesque qui ressemble à un déguisement et qui n'est qu'une affiche. Cette puérilité dans un philosophe européen attire sur lui une attention qui s'attache plus à l'habit qu'à la personne. Bientôt il entre en querelles épistolaires avec les membres du gouvernement de Genève qui ont condamné ses principes religieux; et, pour leur prouver son christianisme, il abjure le catholicisme et se convertit dogmatiquement et pratiquement au calvinisme sous la direction du pasteur du village.

Il communie à Motiers-Travers, comme Voltaire à Ferney, mais moins dérisoirement.

Le pasteur et lui finissent par se brouiller et par s'excommunier pour des vétilles de sacristie; les habitants prennent parti pour leur prêtre, et lancent des pierres, pendant la nuit, contre les fenêtres de Rousseau. Il s'enfuit avec Thérèse, son esclave volontaire, dans la petite île de Saint-Pierre, appartenant au canton de Berne. Il n'a que le temps d'y rêver une félicité pastorale dans l'oisiveté d'un philosophe contemplatif; le gouvernement de Berne menace de l'expulser: il supplie ce gouvernement de le faire enfermer à vie, pour qu'au prix de sa liberté, il jouisse au moins d'un asile en Suisse.

XXVI

Un nouveau caprice de son imagination le rejette à Paris. Son costume d'Arménien le fait suivre dans les rues, et il se plaint de l'importunité qu'il provoque. Le grand historien anglais Hume a pitié de ses agitations: il se dévoue à le conduire en Angleterre et à lui trouver, avec une pension du roi, un asile champêtre dans le plus beau site du royaume pour passer en paix le reste de ses jours.

Rousseau, déjà égaré par une véritable démence de cœur, reconnaît tous ces services d'un honnête homme en accusant de perfidie et de trahison cette providence de l'amitié. Hume s'étonne d'avoir réchauffé ce malade ramassé sur la route pour en recevoir les coups les plus iniques à sa renommée: il s'éloigne en le plaignant et en le méprisant.

Rousseau revient à Paris, y continue une vie inquiète et inexplicable, moitié de génie, moitié de démence. Incapable d'activité dans la foule, incapable de repos dans la solitude, recueilli par la famille de Girardin, à Ermenonville, dans un dernier ermitage, il y meurt d'une mort problématique, naturelle selon les uns, volontaire selon les autres: le mystère après la folie.—Le moins raisonnable et le plus grand des écrivains des idées des temps modernes repose, jeté par le hasard, sous des peupliers, dans une petite île d'un jardin anglais, aux portes d'une capitale, lui qui, dans sa mort comme dans sa vie, sembla le plus misanthrope des hommes en société, et le plus incapable de se passer de leur enthousiasme.

Énigme vivante, dont le seul mot est imagination malade. Homme qu'il faut plaindre, qu'il faut admirer, mais qu'il faut répudier comme législateur; car il n'y a jamais eu un rayon de bon sens, d'expérience et de vérité dans ses théories politiques, et il a perdu la démocratie en l'enivrant d'elle-même.

C'est ce que nous allons essayer de vous prouver en commentant ici le Contrat social.

XXVII

Le Contrat social est le livre fondamental de la révolution française. C'est sur cette pierre, pulvérisée d'avance, qu'elle s'est écroulée de sophismes; que pouvait-on édifier de durable sur tant de mensonges?

Si le livre de la révolution française eût été écrit par Bacon, par Montesquieu, ou par Voltaire, trois grands esprits politiques, ce livre aurait pu réformer le monde sans le renverser; le catéchisme de la révolution française, écrit par J.-J. Rousseau, ne pouvait enfanter que des ruines, des échafauds et des crimes. Robespierre ne fut pas autre chose qu'un J.-J. Rousseau enragé, et enragé de quoi? De ce que les réalités ne se prêtaient pas aux chimères.

Tel fut l'homme; voyons l'ouvrage.

Nous allons procéder dans cet examen axiome par axiome, afin d'en mettre en relief la fausseté radicale, et, quand nous aurons entassé sous vos yeux assez de ces simulacres de pensées, assez de ces cadavres vides, pour vous convaincre que ce ne sont là que les sophismes d'un rêveur éveillé qui se moque de lui-même et des peuples, nous en démontrerons le néant.

Nous nous résumerons, dans le prochain Entretien, sur la législation de la nature, et nous vous dirons à notre tour: Voilà la véritable société, telle que Dieu l'a instituée quand il a daigné créer l'homme sociable. Sur ce chemin de la nature et de la vérité, vous trouverez quelques progrès bornés par la condition finie de l'élément imparfait de toute institution humaine: l'homme.

Sur le chemin de la métaphysique et de l'utopie vous ne trouverez que des systèmes, des déceptions et des ruines. Dieu n'a pas voulu que, dans la science expérimentale par excellence, qui est la politique, la société pût réaliser ses rêves et se passer de l'épreuve du temps, de la connaissance des hommes, des leçons de l'histoire et du contrôle des réalités. Entre les rêveurs et les politiques, il y a les choses telles qu'elles sont, c'est-à-dire le possible.

J'étais bien jeune quand j'écrivis ce vers, devenu proverbe:

Le réel est étroit, le possible est immense!

Mais, tout jeune que j'étais, et tout poëte qu'on me reprochait d'être, j'avais un puissant sentiment du vrai ou du faux dans la politique; quoique très-dévoué aux progrès rationnels des idées et des institutions sociales, j'étais un ennemi né des utopies, ces mirages qu'on présente aux peuples comme des perspectives, et qui les égarent sur leur route, dans des déserts sans fruits et sans eaux. Mais, prématurément sensé, je croyais et je crois encore que, pour devenir législateur des sociétés humaines, il fallait un long et grave noviciat d'âge, d'études, de fréquentation des hommes, de pratique des affaires, de voyages parmi les peuples, les lois, les mœurs, les caractères des diverses contrées; le spectacle des choses humaines parmi les hommes, en ordre ou en anarchie; en un mot, une éducation complète et appropriée à l'auguste emploi que l'on se proposait de faire de sa sagesse, après l'avoir apprise; j'y ajoutais encore la vertu, cette sagesse pratique sans laquelle il n'y a pas d'inspiration divine dans le législateur.

Si l'éducation est nécessaire dans le monde des arts, ou pour le plus vil des métiers d'ici-bas, comment supposer qu'elle soit moins indispensable pour le plus sublime et le plus difficile des arts, l'art d'instituer des sociétés et de gouverner des républiques ou des empires?

Comment admettre ce génie inné ou improvisé de la législation dans le premier songeur venu, étranger même au pays pour lequel il écrit, et sorti de l'échoppe de son père artisan, pour dicter des lois à l'univers?

Aucun génie, quelque grand qu'on le suppose, ne pourrait suffire à cette orgueilleuse tâche. Pour parler il faut connaître: sans avoir appris, que connaît-on? Rien, pas même soi!

Zoroastre avait été pontife d'un empire immense, foyer d'une théocratie à la fois divine et politique, qui résumait toutes les clartés du monde primitif; ses lois n'étaient que des dogmes réformés par une longue expérience.

Solon avait voyagé dans tout l'Orient, poëte et philosophe, recueillant pour sa patrie les miettes de la profonde sagesse orientale.

Pythagore avait colonisé les grandes législations de la Grèce orphéique en Italie.

Numa avait consulté des inspirations occultes qui étaient vraisemblablement les lois de Pythagore; la législation qu'il donna à Rome était et est restée trop savante pour être l'importation de hordes de barbares.

Les feuilles de la sibylle n'étaient que les bribes éparses de quelque code d'antique législation.

Le législateur des chrétiens, lui-même, ne voulut révéler ses doctrines qu'après avoir vécu pendant trente ans dans l'obscurité, à l'étranger, et quarante jours dans la sainteté du désert.

Fût-on Orphée, on improvise un hymne, mais pas un code.

Mahomet, le législateur de l'Arabie, voyagea dix ans, recueillit sa religion et ses lois chez les juifs et les chrétiens, en leur vendant ses chameaux et ses épices, et ne commença à prophétiser qu'après avoir souffert la persécution, première vertu de l'homme qui s'immole à sa patrie et à son Dieu.

Dans les temps modernes, Bacon avait passé sa vie dans les hautes magistratures;

Machiavel, dans les négociations diplomatiques, dans les conseils de sa république, dans les conciliabules des factieux, dans les mystères de l'ambition et des crimes de César Borgia, dans la confidence des papes et des Médicis, dans les tumultes des camps et du peuple.

Voltaire avait vécu dans les intrigues de la régence, dans la diplomatie du cardinal de Fleury, dans la cour du grand Frédéric, dans la familiarité des rois et des ministres qui jouaient au jeu des batailles avec la fortune.

Montesquieu avait mené une vie grave, studieuse, solitaire, et cependant affairée, à la tête d'une de ces hautes magistratures où se résument la philosophie des lois et l'administration de la justice des peuples.

Tous ces hommes avaient touché à cette réalité des choses qui contrôle dans des esprits justes l'inanité des théories par la pratique des hommes. On conçoit que des esprits sains, exercés par de longues années de vie publique, écrivent dans leur maturité des tables de la loi, des codes sociaux, des commentaires sur les gouvernements des nations, appropriés aux caractères, aux mœurs, aux traditions, aux âges, à la situation géographique des États, aux circonstances, même politiques, des peuples dont ils éclairent les pas dans la route de leur civilisation.

Ce sont les éclaireurs des nations qui marchent en avant ou qui regardent en arrière, pour leur enseigner le droit chemin à parcourir ou le chemin déjà parcouru, afin de bien orienter la colonne humaine. Ces phares vivants doivent être eux-mêmes pleins de lumières acquises par l'étude et la vertu: c'est là l'autorité de leur mission.

XXVIII

Mais y avait-il dans J.-J. Rousseau une seule de ces conditions préliminaires d'un sage, d'un législateur, d'un publiciste?

Quelle éducation virile pour un instituteur politique que la sienne! Quelle autorité morale que sa vie! Quelle infaillibilité de vues que ses hallucinations! Quelle connaissance des choses et des hommes dans cette séquestration capricieuse, dans la solitude, d'un sauvage civilisé, qui ne peut supporter le moindre contact avec ses semblables, et qui, au lieu de se soumettre aux lois générales de la société, s'impatiente constamment de ne pouvoir soumettre la société à son égoïsme!

Quoi! voilà un enfant né dans la boutique d'un artisan, le point de vue le plus étroit pour voir le monde tout entier; car le défaut de l'artisan est précisément de ne rien voir d'ensemble, mais de tout rapporter à son seul outil, et à sa seule fonction dans la société: gagner sa vie, travailler de sa main, recevoir son salaire, se plaindre de sa condition, si rude en effet, et envier si naturellement les heureux oisifs;

Voilà un enfant qui, dégoûté de l'honnête labeur paternel avant de l'avoir même essayé, se prend à rêver au lieu de limer, s'évade de l'atelier et de la boutique de son père, va de porte en porte courir les aventures, préférant le pain du vagabond au pain de la famille et du travail; vend son âme et sa foi avec une hypocrite légèreté au premier convertisseur qui veut l'acheter pour trois louis d'or, qu'on lui glisse dans la main, en le jetant, avec sa nouvelle religion, à la porte;

Voilà un adolescent qui se prostitue volontairement de domesticité en domesticité dans des maisons étrangères, se faisant chasser de tous ces foyers honnêtes pour des sensualités ignobles, ou pour des larcins qu'il a la lâcheté de rejeter sur une pauvre jeune fille innocente et déshonorée!

Voilà un jeune homme qui se fait entretenir dans l'oisiveté par une femme, aventurière elle-même, dont il partage le cœur et le pain sans honte, et qu'il expose pour toute reconnaissance au pilori éternel de la postérité, véritable parricide, non de la main, mais du cœur, contre celle qui réchauffa dans son sein sa misère!

Voilà un homme fait qui, voyant la fortune de cette femme baisser, épuise sa pauvre bourse pour aller à Paris chercher quelque autre fortune de hasard, sans se retourner seulement d'une pensée vers celle qui fut sa providence, de peur d'avoir pitié de sa dégradation!

Voilà un soi-disant sage qui s'insinue en arrivant à Paris, comme Socrate chez Aspasie, parmi les femmes de cour, de légèreté et de licence, pour vivre de leurs vices, adulés, caressés et servis par lui!

Voilà un secrétaire intime et salarié par un ambassadeur, qui veut usurper les fonctions, le rang et l'autorité d'un diplomate, qui affecte l'insolence d'un parvenu dans l'hôtel de France à Venise, qui s'en fait justement congédier, et qui revient calomnier et invectiver à Paris le caractère de son maître et de son protecteur, en recevant son argent de la même main dont il s'acharne sur celui qui le paye!

Voilà ce serviteur infidèle qui suscite, par une si basse conduite, la juste réprobation de toutes ses protectrices et de tous ses protecteurs dans la société opulente de Paris; qui renonce forcément, par suite de ce soulèvement contre lui, à l'ambition et à la fortune, désormais impossibles, et qui, pour être quelque chose, se fait cynique faute de pouvoir être parvenu!

Voilà un cynique qui prend, non pour épouse, mais pour instrument de plaisir brutal et pour esclave, une pauvre fille enchaînée à sa vie par le déshonneur, par la faim et par le dévouement de son sexe aux vicissitudes de la vie!

Voilà un époux qui arrache impitoyablement, à chaque enfantement de ce honteux concubinage, le fruit d'un grossier libertinage aux bras et aux sanglots de la mère, pour que ce commerce, au-dessous de celui des brutes, n'ait ni charge morale, ni responsabilité matérielle pour lui!

Voilà un père, et quel père! un hypocrite prêcheur des devoirs et des dévouements de la maternité et de la paternité, le voilà qui renouvelle cinq ou six ans de suite, et de sang-froid, cet holocauste de la nature à l'égoïsme impitoyable de l'infanticide!

Voilà le maître d'une véritable esclave de ses plaisirs, qui ne laisse pas même à cette femme, victime de sa débauche comme maîtresse, victime de sa cruauté comme mère, l'illusion d'un amour exclusif, mais qui la rend, sans délicatesse, confidente ou témoin de ses infidélités avec des femmes vénales, ou de ses passions quintessenciées pour des femmes aristocratiques, qui lui permettaient les équivoques adorations de l'imagination pour leur beauté, ne voulant pas être amantes, mais consentant à être idoles!

Voilà un écrivain qui jette en beau style quelques paradoxes d'aventure contre la société, la plus sainte des réalités, pour la faire douter d'elle-même, et pour obtenir de son étonnement le succès qu'il ne peut espérer de son estime! (Discours à l'Académie de Dijon.)

Voilà un romancier qui souffle sciemment dans le cœur des jeunes filles toutes les flammes de la plus tumultueuse des passions, qui attente à toutes les chastetés de l'imagination pour former une épouse chaste, et qui déclare à sa première page que celle qui lui livrera son cœur est perdue! (La Nouvelle Héloïse.)

Voilà un philosophe qui compose un système d'éducation exclusif pour l'aristocratie, cette exception du peuple, système tel qu'une nourrice de bonne maison n'oserait pas y débiter tant de chimères dans un conte de fées; système tel qu'un Aristote, dans la cour d'Alexandre, aurait besoin pour le proposer et pour l'exécuter que chaque père et chaque enfant appartinssent à la caste des opulents dans un peuple de satrapes! (L'Émile.)

Voilà un vieillard qui se sauve en Angleterre avec un ami, et qui, en route, assassine de calomnie cet ami pour prix de la pitié qu'il lui montre et de l'asile qu'il lui propose!

Voilà un théiste qui, après avoir feint la profession de déisme contemplatif et de religion pratique, en dehors de toute révélation surnaturelle, s'en va abjurer, dans une église de la Suisse, son catholicisme, son théisme, sa philosophie, et communier sous les deux espèces, de la main d'un pasteur de village;

Enfin voilà un nouveau converti qui se brouille avec son convertisseur, et qui revient faire des constitutions de commande à Paris, pour la Pologne et pour la Corse, dont il ne connaît ni le ciel, ni le sol, ni la langue, ni les mœurs, ni les caractères, constitutions de rêves pour ces fantômes de peuples! bergeries politiques pour nos scènes d'opéra, dont toutes les institutions sont des décorations, des cérémonies, des rubans, des fêtes, des musiques, des danses assaisonnées de quelques axiomes absurdes et féroces pour rappeler les Harmodius et les Catons, un peu de grec, un peu de latin et beaucoup de suisse! (Voir ces constitutions.)

Voilà l'homme!

XXIX

Y a-t-il dans tout cela, et tout cela est toute la vie littérale de J.-J. Rousseau, y a-t-il dans tout cela la moindre condition de ce noviciat de raison, de vertu, de science, de voyages à travers le monde, d'études spéciales des institutions sociales, de pratique des choses et des hommes, de nature à former un législateur?

Le prestige du style, l'éloquence des sophismes, la rêverie de l'imagination, l'orgueil du paradoxe, la prétention à la nouveauté, n'y sont-ils pas pour tout, la raison et l'expérience pour rien?

Est-ce aux témérités d'esprit d'un romancier solitaire, est-ce aux excentricités d'un cynique révolté contre la société, est-ce au suprême bon sens du plus chimérique des rêveurs, après Platon, est-ce à un courtisan des boudoirs des femmes légères de cour et de ville du siècle de Louis XV, est-ce au génie malade et malsain qui n'a jamais pu assujettir sa vie à aucun travail sérieux, à aucune règle de sociabilité utile, à aucune hiérarchie civile, toujours prêt à changer de Dieu et de patrie, comme poussé par une Némésis vagabonde à travers les régions extrêmes de l'idéal ou du désespoir, depuis le délire jusqu'au suicide?

Est-ce au moraliste, enfin, qui ne prêche jamais la vertu qu'aux autres dans ses phrases, et qui s'enveloppe pour lui-même, pour sa conduite privée, de tous les vices du plus abject égoïsme, depuis l'abandon de son père et l'ingratitude envers sa bienfaitrice, jusqu'au déshonneur de sa concubine, jusqu'à la condamnation sans crime de ses enfants, jusqu'à la diffamation de ses meilleurs amis, jusqu'à l'invective contre la pitié même qu'on lui prodigue?

Est-ce à de tels signes, dans un tel homme, qu'on peut reconnaître le caractère, l'aptitude, l'inspiration sociale d'un de ces prophètes politiques que les siècles reconnaissent pour des législateurs, à l'infaillibilité du bon sens, aux trésors de l'expérience, à la sublimité des inspirations?

Est-ce dans de tels vases fêlés et empoisonnés que Dieu verse ses révélations pour les communiquer aux peuples? Est-ce là un Zoroastre? un Moïse? un Confucius? un Lycurgue? un Solon? un Pythagore? Quelles lettres de crédit apportées à la démocratie moderne, que ce livre érotique et orgueilleux des Confessions, dont la seule vertu est l'impudeur! Confessions séduisantes, mais corruptrices, embusquées, comme une courtisane au coin de la rue, au commencement de la vie, pour embaucher la jeunesse, pour dévoiler les nudités de l'âme à l'innocence, et pour se glorifier de tous les vices en humiliant toutes les vertus!

Non! un tel homme n'a pu être aimé des dieux, selon l'expression antique, et l'impureté de l'organe aurait altéré, en passant par sa bouche, l'évangile même du peuple dont on a voulu le faire, quelques années après, le Messie.

Voyons cet évangile, dans son Contrat social.

Lamartine.

(La suite au mois prochain.)

LXVIe ENTRETIEN

J.-J. ROUSSEAU.
SON FAUX CONTRAT SOCIAL ET LE VRAI CONTRAT SOCIAL.

DEUXIÈME PARTIE.

I

Nous avons dit, dans le dernier Entretien, que J.-J. Rousseau, le premier des hommes doués du don d'écrire, était par sa nature, par son éducation, par sa place subalterne dans la société, par sa haine innée contre l'ordre social, par son égoïsme, par ses vices, le dernier des hommes comme législateur et comme politique, faux prophète s'il en fut jamais, et dont les dogmes, s'ils étaient adoptés par l'opinion séduite de son siècle, devaient nécessairement aboutir aux plus déplorables catastrophes pour le peuple qui se livrerait à ce philosophe des chimères.

Nous avons été confondu d'étonnement, en lisant ces jours-ci le Contrat social, du néant sonore et creux de ce livre qui a fait une révolution, qui a prétendu faire une démocratie, et qui n'a pu faire qu'un chaos.

Comment un peuple, qui possédait un Montesquieu, a-t-il été prendre un J.-J. Rousseau pour oracle?

C'est qu'il est plus aisé de rêver que de penser; c'est que le vide a plus de vertiges que le plein; c'est que Montesquieu était la science, et que Jean-Jacques était le délire.

Analysons cet évangile d'un peuple qui avait Mirabeau, et courait à Marat; les théories sont dignes des exécuteurs; tout mensonge est gros d'un crime.

II

Le livre commence par cet axiome:

«L'homme est né libre, et partout il est dans les fers!»

De quel homme Rousseau prétend-il parler?

Est-ce de l'homme isolé?

Est-ce de l'homme social?

Si c'est de l'homme isolé, tombé du sein de la femme sur le sein de la terre, l'homme enfant n'a d'autre liberté que celle de mourir en naissant, car sans la société préexistante entre la femme et son fruit conçu par une rencontre purement bestiale, la femme n'est pas même tenue à le relever du sol, à le réchauffer sur son sein et à l'abreuver du lait de ses mamelles; et si, par un premier acte de cette société instinctive qu'on appelle l'amour maternel, l'enfant est nourri d'abord d'un aliment mystérieux préparé pour lui par la nature, aussitôt qu'il est sevré, que devient-il?

Non pas libre assurément, mais esclave de la faim, de la soif, du froid, de l'arbre qui lui donne ou lui refuse son fruit, de l'herbe qui pousse ou qui sèche sous sa main, de l'animal faible ou féroce qu'il dévore ou dont il est dévoré, de sa nudité qui l'expose à toutes les intempéries de l'atmosphère, esclave de tous les éléments, enfin; voilà l'homme naissant fastueusement déclaré libre par J.-J. Rousseau! Ajoutez que, s'il est rencontré dans son âge de faiblesse par un autre homme isolé plus fort que lui, il devient à l'instant sa victime ou son esclave; en sorte que le premier phénomène que présente la première société, c'est un maître et un esclave, un bourreau et une victime, jusqu'à ce que par les années la force du plus âgé devienne faiblesse, et la faiblesse du plus jeune devienne force et oppression, que les rôles changent, et que l'esclavage alternatif passe de l'un à l'autre avec la force brutale.

Voilà l'homme libre de J.-J. Rousseau dans l'état de nature. Dire qu'un tel être naît libre, n'est-ce pas abuser de la dérision du langage et de l'ironie du raisonnement?

Est-ce au contraire de l'homme en société que J.-J. Rousseau veut parler? Mais l'homme isolé y naît aussi nécessairement esclave de la société préexistante, que l'homme isolé dans l'état de nature y naît esclave des éléments et des autres hommes!

Esclave de la Providence, qui le fait naître ici ou là, sans qu'il ait choisi ou accepté ni le temps, ni le lieu, ni la saison, ni la condition, ni la famille où il surgit à l'existence; esclave de la mère qui l'accueille ou le repousse de son sein; esclave du père qui brutalement a le droit de vie ou de mort sur ses enfants; esclave de la famille qui s'élargit ou qui se ferme pour lui; esclave de frères ou de sœurs nés avant lui, qui en font leur serviteur et leur bête de somme pour se décharger sur lui du travail nourricier de tous; esclave de l'État qui lui inflige la condition dans laquelle il doit se ranger; esclave des lois établies qui lui prescrivent l'obéissance non délibérée aux prescriptions sociales; esclave du travail qui doit nourrir lui et ses frères; esclave de la mort, si le salut de la société lui demande sa vie sur les champs de bataille; esclave dans son corps, esclave dans son esprit, esclave dans son âme par la supériorité de force de tous contre un seul, par l'éducation qui lui impose ses idées, par la religion qui lui enseigne ses croyances; esclave de la volonté générale qui lui inflige ses punitions, ses expiations, même la mort.

Voilà, soit dans l'état sauvage, soit dans l'état de société, voilà l'homme isolé et libre de J.-J. Rousseau! En sorte que, dans l'une ou l'autre de ces hypothèses, l'axiome vrai, l'axiome évident est précisément l'axiome contraire à celui de ce législateur du paradoxe. Au lieu de lire: L'HOMME NAÎT LIBRE, ET PARTOUT IL EST DANS LES FERS, lisez: l'homme naît esclave, et il ne devient relativement libre qu'à mesure que la société l'affranchit de la tyrannie des éléments et de l'oppression de ses semblables par la moralité de ses lois et par la collection de ses forces sociales contre les violences individuelles.

Mais que peut-on attendre d'un législateur, ou aussi grossièrement trompeur, ou aussi stupidement trompé dès sa première ligne? Et que peut-on attendre d'un démocrate dont le premier principe repose sur une vérité ainsi renversée?

III

En partant de ce principe ainsi renversé, et en posant à sa démocratie une base aussi fausse en arrière dans l'état soi-disant de nature, où peut aller J.-J. Rousseau, et où peut-il mener son peuple? Il le mène fatalement à l'inverse de toute sociabilité et de tout gouvernement, c'est-à-dire à l'inverse de toute perfection sociale, à la liberté absolue de l'individu, ce qui veut dire, comme nous venons de le voir, à l'esclavage absolu de tous ses semblables et de tous les éléments, à l'isolement, à l'égoïsme, à la tyrannie, à l'abrutissement, à la mort!

Et voilà l'homme qu'un siècle entier a appelé philosophe!

IV

Le second axiome est celui-ci:

«Tant qu'un peuple est contraint d'obéir et qu'il obéit, il fait bien; sitôt qu'il peut secouer le joug et qu'il le secoue, il fait encore mieux. Le droit de la société ne vient point de la nature.»

Cet axiome suppose de deux choses l'une: ou que l'obéissance, dénuée de toute raison d'obéir et de toute moralité dans l'obéissance, n'est que la contrainte et la force brutale, sans autorité morale, et alors l'autorité morale de la loi sociale est entièrement niée par ce singulier législateur de l'illégalité; ou cet axiome suppose que le joug des lois est une autorité morale, et alors ce cri d'insurrection personnelle contre toutes les lois est en même temps le cri de guerre légitime, perpétuel contre toute autorité. Et alors nommez vous-même de son vrai nom ce philosophe de la guerre civile!

Le théoricien de l'athéisme moral, le grand a-narchiste de l'humanité! Faites des lois après cette protestation contre toute autorité des lois! Faites des démocraties après cette invocation contre toute association des individus en peuples!

Quel législateur qu'un philosophe qui inscrit sur le frontispice de ses lois le cri d'insurrection contre ces lois mêmes!

V

Poursuivons.

Voici la théorie de la famille:

«Sitôt que le besoin que les enfants ont du père pour se conserver cesse, le lien naturel est dissous; les enfants exempts de l'obéissance envers le père, le père exempt des soins qu'il devait aux enfants, rentrent également dans l'indépendance. Cette liberté commune est une conséquence de la nature de l'homme. Sa première loi est de veiller à sa propre conservation; SES PREMIERS SOINS SONT CEUX QU'IL SE DOIT À LUI-MÊME; et sitôt qu'il est en âge de raison, lui seul, étant juge des moyens PROPRES À SE CONSERVER, DEVIENT PAR CELA SEUL SON PROPRE MAÎTRE

Si la brute la plus dénuée de toute moralité écrivait un code de démocratie pour les autres brutes, c'est ainsi qu'elle écrirait!... Mais non, nous calomnions la brute; car, bien que le lionceau nouveau-né soit parfaitement inutile et soit même onéreux au lion qui l'a engendré, cependant le lion, par la vertu occulte de la paternité seulement bestiale, veille et combat pour sa femelle qui allaite, et s'expose à la mort pour apporter la nourriture à son lionceau!

Mais si un tel principe calomnie les animaux, c'est qu'il blasphème encore plus l'homme, animal doué de moralité dans ses actes et dont le plus sublime est DEVOIR.

Quel blasphème, disons-nous, contre l'existence même de tout principe spiritualiste, contre toute âme, contre toute divinité dans les êtres! Quelle plus vile profession de foi d'un matérialisme absolu, réduisant toute la sociabilité, même celle de l'amour, de la génération et du sang, à la grossière sensation de la peine, du plaisir, ou des besoins physiques dans le père, dans la mère, dans l'enfant, blasphème qui donne pour toute moralité à cette trinité sainte de la famille, quoi? la basse gravitation physique qui détache et qui fait tomber le fruit de l'arbre quand il est mûr, sans se soucier du tronc qui l'a porté, et qui fait relever la branche avec indifférence quand la branche est soulagée du fruit détaché!

Ainsi la consanguinité du fils avec le père et la mère, consanguinité aussi mystérieuse dans l'âme que dans les veines; ainsi la loi de solidarité génératrice, qui enchaîne la cause à l'effet dans les parents, et l'effet à la cause dans les enfants; ainsi la loi d'équité, autrement dit la reconnaissance, qui impose l'amour, non-seulement affectueux, mais dévoué, au fils, pour la vie, l'allaitement, les soins, la tendresse, l'éducation, l'affection souvent pénible dont il a été l'objet dans son âge de faiblesse, d'ignorance, d'incapacité de subvenir à ses propres besoins; ainsi la loi de mutualité, qui commande à l'homme mûr de rendre à sa mère et à son père les trésors de cœur qu'il en a reçus enfant ou jeune homme; ainsi la piété filiale, nommée de ce nom dans toutes les langues pour assimiler le culte obligatoire et délicieux des enfants envers les auteurs de leur vie et les providences visibles de leur destinée au culte de Dieu!

Ainsi enfin le culte même des tombeaux, commandé aux générations vivantes pour les générations mortes, dont les monuments funèbres prolongent la mémoire et les deuils jusqu'au delà des sépulcres, pour rappeler les enfants à la réunion des poussières et des âmes dans la vie future, où la grande parenté humaine confondra les pères, les mères, les enfants dans la famille retrouvée et dans l'éternel embrassement de la renaissance!

Tout cela n'est rien aux yeux du législateur immoral pour qui tout le spiritualisme social, et même sentimental, consiste à nier toute loi morale et tout sentiment, et à ne voir dans la divine loi de filiation de l'être pensant que le phénomène d'une sève nourricière, d'une chair humaine, qui, quand elle a passé d'une veine à une autre veine, ne laisse à l'espèce renouvelée que le devoir de fleurir un jour sur les débris desséchés et indifférents de l'espèce qui fleurissait hier dans le même sillon!

Voilà un beau principe social à établir pour base des vertus dans toute sociabilité en ce monde!

Étonnez-vous après cela de ce qu'un pareil législateur jette une dédaigneuse pitié sur son père, flétrisse sa bienfaitrice, corrompue par sa commisération pour lui, se refuse au mariage, cette tutelle des générations à venir, et jette ses propres enfants à la voirie publique et aux gémonies du hasard qu'on appelle Hospice des enfants abandonnés, pour les punir sans doute d'être nés d'un père aussi dénaturé que ce sophiste législateur!

VI

Après l'établissement de tels principes, et en écartant toujours le seul principe divin de toute sociabilité, le Dieu qui a créé la souveraineté nécessaire en créant l'homme sociable, Rousseau cherche à tâtons le principe de la souveraineté. Où le trouverait-il, puisque, selon lui, la souveraineté n'est qu'un principe matériel et brutal, fondé seulement sur un intérêt physique et mutuel résultant de nos seuls besoins charnels ici-bas?

Quand vous éteignez Dieu dans le ciel, comment verriez-vous la vérité sur la terre?

Aussi, voyez comme le sophiste s'égare, se confond et se contredit dans cette recherche aveugle de la loi de souveraineté à faire accepter aux peuples! Où peut être l'autorité d'une souveraineté sociale qui ne puise pas son droit et sa force dans la source de tout droit et de toute force, la nature et la divinité?

«Le droit, dit-il, n'ajoute rien à la force,» et quelques lignes plus loin il conteste le droit à la force. Reste le hasard; il lui répugne. Il imagine une convention explicite, préexistante à toute convention, c'est-à-dire un effet avant la cause, une absurdité palpable, pour toute explication du mystère social.

Ne faut-il pas en effet que le peuple existe, qu'il existe en sol, en population, en société, en connaissance de ses intérêts, de ses droits, de ses devoirs, en civilisation et en volonté, avant de convenir qu'il se rassemblera en comices pour délibérer sur son existence, sur son mode de sociabilité, sur ses lois, sur sa république ou sur sa monarchie, et de donner ou de refuser son consentement à ces juges tombés du ciel ou sortis des forêts, Moïse, Lycurgue, Numa, Montesquieu ou Rousseau, sauvages chargés d'improviser la société et de faire voter le genre humain? Toute sagesse serait un scrutin de la barbarie!

Une telle origine de la société, et de la politique, de la souveraineté des gouvernements, n'est-elle pas le délire de l'imagination? Les contes de fées racontés aux enfants par leurs nourrices ne sont-ils pas des chefs-d'œuvre de bon sens et de logique auprès de ces contes bleus du législateur de l'ermitage de Montmorency?

VII

Quant à la SOUVERAINETÉ, c'est-à-dire à ce pouvoir légitime qui régit avec une autorité sacrée les empires, Rousseau la place, la déplace métaphysiquement ici ou là, dans un tel labyrinthe d'abstractions, et lui suppose des qualités tellement abstraites, tellement contradictoires, qu'on ne sait plus à qui il faut obéir, et contre qui il faut se révolter; tantôt lui donnant des limites, tantôt la déclarant tyrannique; ici la proclamant indivisible, là divisée en cinq ou six pouvoirs, pondérés, fondés sur des conventions supérieures à toute convention; collective, individuelle, existant parce qu'elle existe, n'existant qu'en un point de temps métaphysique que la volonté unanime doit renouveler à chaque respiration; déléguée, non déléguée, représentative et ne pouvant jamais être représentée; condamnant le peuple à tout faire partout et toujours par lui-même, lui défendant de rien faire que par ses magistrats; déclarant que le peuple ne peut jamais vouloir que le bien, déclarant quelques lignes plus loin la multitude incapable et perpétuellement mineure. Véritable Babel d'idées, confusion de langues qui ressemble à ces théologies du moyen âge où Dieu s'évapore dans les définitions scolastiques de ceux qui prétendent le définir!

Le peuple souverain de Rousseau s'évanouit comme le Dieu des théologues: on ne sait à qui croire, on ne sait qui adorer dans leur théologie; on ne sait à qui obéir dans la souveraineté populaire de Rousseau. La souveraineté y flotte sans titre, sans base, sans forme, sans organe, comme un de ces nuages dans le vide auquel l'imagination ivre de métaphysique peut donner les formes et les couleurs qui lui conviennent!

Malheur au peuple qui chercherait ainsi son gouvernement dans les nues! il serait mort avant de l'avoir trouvé pour l'appliquer aux nécessités urgentes et permanentes de son association nationale.

VIII

Quand Rousseau touche à la question des gouvernements, il devient plus inintelligible encore; il est impossible de tirer de ses divisions, subdivisions, pondérations, un seul mode de gouvernement applicable.

Toute affirmation de pouvoir y est contredite par une négation. Démocratie, aristocratie, monarchie représentative, monarchie absolue, démagogie sans limites, sans capacité et sans responsabilité, théocratie sans contrôle et sans réforme possible; divinité de Dieu incarnée dans le pontife ou dans le corps sacerdotal, gouvernements mixtes, où les pouvoirs se gênent par les frottements ou bien s'équilibrent dans l'immobilité par les contre-poids; despotisme, tyrannie, anarchie, enfin maximes destructives de tout gouvernement, telle que celle-ci:

«LA SOUVERAINETÉ NE PEUT ÊTRE REPRÉSENTÉE PAR LA MÊME RAISON QU'ELLE NE PEUT ÊTRE ALIÉNÉE, PARCE QU'ELLE CONSISTE DANS LA VOLONTÉ GÉNÉRALE, ET QUE LA VOLONTÉ NE SE REPRÉSENTE PAS!» Idéalité abstraite substituée à toute réalité pratique, et qui rend tout gouvernement impossible en le rendant purement idéal.

Écoutez cette autre maxime, non moins anarchique par ses conséquences: «À L'INSTANT OÙ UN PEUPLE SE DONNE DES REPRÉSENTANTS, IL N'EST PLUS LIBRE, IL N'EXISTE PLUS!» Maxime qui conduirait le peuple à l'ubiquité de temps, de lieu, de fonction, d'aptitude, ou à la servitude et à l'anéantissement! Maxime que nous avons vu resurgir des théories métaphysiques de nos jours, maxime renouvelée des rêveries de J.-J. Rousseau; maxime qui ne renverse pas moins tout bon sens que toute société nationale!

IX

Plus loin, Rousseau prétend établir que, LES CITOYENS ÉTANT ÉGAUX (ce qui n'est pas plus vrai des hommes que des arbres), nul n'a le droit d'EXIGER QU'UN AUTRE FASSE CE QU'IL NE FAIT PAS LUI-MÊME, ce qui condamnerait le souverain à monter la garde à la porte de son propre palais, ou le général à combattre au même rang et au même poste que chacun de ses soldats!

En matière de religion, J.-J. Rousseau professe dans le Contrat social la doctrine impie qui impose la tyrannie de l'État jusque dans l'inviolabilité des âmes, la doctrine de l'unité de religion politique dans l'État; SANS CELA, dit-il, jamais l'État ne sera bien constitué.

Ainsi ce n'est pas seulement sa liberté que le citoyen doit céder au roi, c'est son âme. Dieu est le sujet du peuple ou du roi!

Quel libéralisme dans ce législateur oppresseur de toute liberté! la philosophie et la théologie aboutissant à une religion civile et non divine!

Là finit le livre, car la tyrannie populaire ou royale ne va pas plus loin! Hic tandem stetimus nobis ubi defuit orbis.

Fermons donc ce livre, et plaignons le philosophe d'avoir rencontré un tel peuple pour l'admirer, et plaignons le peuple d'avoir eu un tel philosophe pour législateur!

X

Et maintenant que ce déplorable livre a porté ses fruits de démence et de perdition dans une démocratie avortée, faute de véritable philosophie dans son faux prophète, essayons de remettre un peu de bon sens dans la philosophie politique du peuple, et de substituer en matière de gouvernement quelques vérités pratiques, et par cela même divines, à ce monceau de chimères devenu un monceau de ruines sous la main égarée des sectaires d'un aveugle, qui écrivit de génie et qui pensa de hasard.

XI

Qu'est-ce que la société politique entre les hommes?

Qu'est-ce que la première législation?

Qu'est-ce que la souveraineté?

Qu'est-ce que les gouvernements?

Y a-t-il une seule forme de bon gouvernement? Y en a-t-il plusieurs également bonnes, selon les lieux et les temps, les âges et les caractères des peuples?

Qu'est-ce que les lois?

Qu'est-ce que l'administration des lois?

Qu'est-ce que la famille?

Qu'est-ce que la propriété?

Qu'est-ce que la liberté?

Qu'est-ce que l'égalité?

Qu'est-ce que la perfection ou la décadence sociale?

Quel est le mode de consulter de véritables et perpétuels oracles de la véritable politique?

Raisonnons et ne rêvons pas; on n'a que trop rêvé depuis Rousseau: raisonnons d'après la nature.

XII

Et d'abord, qu'est-ce que la société politique?

La société politique, nullement délibérée, mais instinctive et FATALE dans le sens divin du mot fatal (fatum, destinée), est un acte par lequel l'homme, né forcément sociable, se constitue en société avec ses semblables.

Cette société politique a-t-elle uniquement pour objet, ainsi que le prétendent J.-J. Rousseau et ses émules les publicistes semi-matérialistes, la satisfaction des besoins matériels de l'homme et l'accroissement de ses jouissances physiques?

Nullement, selon moi; cette société politique, qui multiplie en effet les forces de l'individu par la force collective de l'association de tous, a certainement pour effet la perpétuation et l'amélioration physique de la race humaine; mais elle a un objet de plus, une dignité de plus, une moralité de plus, un spiritualisme de plus.

Ce but supérieur à la grossière satisfaction en commun des besoins physiques, cette dignité de plus, cette moralité de plus, ce spiritualisme social de plus, c'est l'âme de l'humanité cultivée par la civilisation, résultant de cette société. C'est la connaissance de son Créateur, c'est l'adoration de son Dieu, c'est la conformité de ses lois avec la volonté de Dieu, qui est en même temps la loi suprême; c'est le dévouement de chacun à tous, c'est le sacrifice;

En un mot, c'est la vertu.

Toute société fondée sur l'abject égoïsme, toute société dont le premier lien n'est pas le devoir de tous envers tous, en vue de Dieu, n'est pas un peuple: ce n'est qu'un troupeau. C'est la moralité seule qui en fait une humanité.

La société politique n'est donc pas seulement une société en commandite: c'est une vertu, c'est une religion!

Cette définition, que nous n'avons malheureusement rencontrée jusqu'ici dans aucun publiciste moderne, et qui est pour nous à l'état d'évidence, élève le législateur véritable à la dignité d'oracle, fait du commandement un sacerdoce civil, de l'obéissance un devoir, de l'amour de la patrie un culte, et du dévouement des citoyens au gouvernement une sainteté.

Ce but de la société politique ainsi défini, marqué, dignifié, sanctifié, et, pour ainsi dire, divinisé, je me demande: Qu'est-ce que le premier législateur? Et je me réponds:

Le premier et l'infaillible législateur, c'est celui qui a fait l'homme; c'est celui qui, en faisant l'homme, a mis en germe dans l'âme de sa créature ces lois, non écrites, mais vivantes, consonnances divines de la nature intellectuelle de l'homme avec la nature de Dieu, consonnances qui font que, quand le Verbe extérieur, la loi parlée se fait entendre, à mesure que l'homme a besoin de loi pour fonder et perfectionner sa société civile, la conscience de tout homme, comme un instrument monté au diapason divin, se dit involontairement: C'est Juste; c'est Dieu qui parle en nous par la consonnance de notre esprit avec sa loi! Obéissons pour notre avantage, obéissons pour la gloire de Dieu!

Donc, le suprême législateur est celui qui a créé d'avance en nous l'écho préexistant de ses lois, la conscience, cet écho humain de la justice divine!

Qu'est-ce que toutes les lois qui n'emportent pas avec elles le sentiment de la justice, cette sanction de la loi?

Donc le législateur, ce n'est ni le rêveur qui appelle loi ses chimères, ni le tyran qui appelle loi ses caprices: ces lois-là emportent avec elles leurs perturbations et leurs révoltes. Le véritable législateur est celui qui dit en nous: Cette loi est juste, et, parce qu'elle est juste, elle est utile, elle est obligatoire.

Et, parce qu'elle est juste, utile, obligatoire, elle est le devoir religieux de tous envers chacun et de chacun envers tous.

Et, parce qu'elle est devoir envers les hommes, créatures de Dieu, elle est devoir envers Dieu lui-même, père et législateur.

Et, parce qu'elle est devoir envers Dieu, Dieu la vengera.

Voilà le législateur suprême et le véritable oracle humain; dans la société spiritualiste, la législation est sacrée parce que son législateur est divin.

Cela ressemble peu à la société charnelle de J.-J. Rousseau, et à la société économique des Américains du Nord.

L'une a pour but de bien brouter la terre, en tirant chacun à soi la plus large part de la nappe terrestre; l'autre a pour but de nourrir le corps, sans doute, par la loi impérieuse du travail, mais elle a un but supérieur: élever l'âme du peuple par la pensée de Dieu, par la piété envers Dieu, par le dévouement envers ses semblables, jusqu'à la dignité de créature intelligente et morale, jusqu'à la glorification du Créateur par sa créature; en un mot, diviniser la société mortelle autant que possible sur cette terre, pour la préparer au culte de son éternelle divinisation dans un autre séjour.

J'avoue que je n'ai jamais pu comprendre autrement le législateur et la législation sociale. Serait-ce une œuvre bien digne d'un Dieu que la création d'un instinct social qui n'aurait pour fin que de faire brouter en commun une race de bipèdes sur un sillon fauché en commun, afin que la mort, fauchant à son tour cette race ruminante à gerbes plus épaisses, engraissât de générations plus fécondes ces mêmes sillons?

Si l'homme de l'humanité ne cultivait que le blé, et ne multipliait que pour la mort, sur l'écorce de cette planète, le regard de la Providence divine daignerait-il seulement y tomber?

Ôtez la vertu du plan divin du Législateur suprême, à quoi bon avoir donné une âme à ce troupeau? Il suffirait de lui avoir donné une mâchoire.

Voilà cependant la législation de J.-J. Rousseau!

XIII

Et la souveraineté, dont ce philosophe parle tant, sans pouvoir la définir, parlons-en à notre tour.

Qu'est-ce, selon lui et ses disciples, que la souveraineté, cette régulatrice absolue et nécessaire de toute société politique?

C'est, selon la meilleure de ces innombrables définitions, la volonté universelle des êtres associés.

Mais, répondrons-nous aux sophistes, indépendamment de ce que cette volonté, supposée unanime, n'est jamais unanime, qu'il y a toujours majorité et minorité, et que la supposition d'une volonté unanime, là où il y a majorité et minorité, est toujours la tyrannie de la volonté la plus nombreuse sur la volonté la moins nombreuse;

Indépendamment encore de ce que le moyen de constater cette majorité n'existe pas, ou n'existe que fictivement;

Indépendamment enfin de ce que le droit de vouloir, en cette matière si ardue et si métaphysique de législation, suppose la capacité réelle de vouloir et même de comprendre, capacité qui n'existe pas au même degré dans les citoyens;

Indépendamment de ce que ce droit de vouloir, juste en matière sociale, suppose un désintéressement égal à la capacité dans le législateur, et que ce désintéressement n'existe pas dans celui dont la volonté intéressée va faire la loi;

Indépendamment de tout cela, disons-nous, si la souveraineté n'était que la volonté générale, cette volonté générale, modifiée tous les jours et à toute heure par les nouveaux venus à la vie et par les partants pour la mort, nécessiterait donc tous les jours et à toute seconde de leur existence une nouvelle constatation de la volonté générale, tellement que cette souveraineté, à peine proclamée, cesserait aussitôt d'être; que la souveraineté recommencerait et cesserait d'être en même temps, à tous les clignements d'yeux des hommes associés, et qu'en étant toujours en problème la souveraineté cesserait toujours d'être en réalité?

Qu'est-ce qu'un principe pratique qui ne peut exister qu'à condition d'être abstrait, et qui s'évanouit dès qu'on l'applique?

Or la souveraineté ne peut être une fiction, puisqu'elle est chargée de régir les plus formidables des réalités, les intérêts, les passions et l'existence même des peuples.

XIV

Toutes les autres définitions que J.-J. Rousseau et ses disciples font de la souveraineté ne méritent pas même l'honneur d'une réfutation; celle-ci était spécieuse, les autres ne sont pas même des sophismes, elles ne sont que des paradoxes. C'est plus haut, c'est plus profond qu'il faut, selon nous, découvrir et adorer la véritable souveraineté sociale.

Cherchons.

XV

La société est-elle ou n'est-elle pas de droit divin?

En d'autres termes, la sociabilité humaine, qui ne peut exister sans souveraineté, n'est-elle pas une création de Dieu préexistant et coexistant avec l'homme sociable?

Très-évidemment oui! L'homme a été créé par Dieu un être essentiellement sociable, tellement sociable que, s'il cesse un moment d'être sociable, il cesse d'exister; l'état de société lui est aussi nécessaire pour exister que l'air qu'il respire ou que la nourriture qui soutient sa vie. Par tous ses instincts, par tous ses besoins, par toutes ses conservations, par toutes ses multiplications, par toutes ses perpétuations de vie ici-bas, l'homme a besoin de la société, comme la société a besoin de la souveraineté. Contemplez la nature.

L'homme en a besoin même pour naître et avant d'être né. Si Dieu avait voulu que l'homme naquît et vécût isolé, il l'aurait fait enfant de la terre ou de lui-même, sans l'intervention mystérieuse des sexes, et sans l'intervention féconde de ce second créateur qu'on nomme l'amour, et qui est la première et la plus irrésistible sociabilité des éléments et des âmes.

Il l'aurait fait naître dans toute sa force, dans le développement accompli de ses facultés physiques et morales, sans aucune de ces gradations de l'âge, sans aucune de ces impuissances, de ces faiblesses, de ces ignorances de l'enfant nouveau-né, qui condamne le nouveau-né à la société de la mère, ou à la mort, si la mère lui refuse la mamelle, si le père lui refuse la protection, la nourriture pour subsister; et, quand la mamelle tarit pour l'enfant, la mère, elle-même, que deviendrait-elle avec son enfant sur les bras, sans la société du père, que l'amour conjugal et que l'amour paternel attachent par un double instinct de vertu désintéressée à ces deux mêmes êtres dépendants de lui?

La mère et le père vieillis et infirmes par l'usure du temps, devenus incapables de se nourrir et de se protéger eux-mêmes, que deviendraient-ils si les enfants, dénués, comme ceux que suppose Rousseau, de tout spiritualisme, de toute reconnaissance, de toute piété filiale, cessaient de former avec les auteurs de leurs jours la sublime et douce société de la famille?

Voilà donc dans cette trinité du père, de la mère, de l'enfant, nécessaires les uns aux autres sous peine de mort, la preuve évidente que la sociabilité et l'humanité, c'est un même mot.

Or, comme la souveraineté, c'est-à-dire l'autorité et l'obéissance sont deux conditions, absolues aussi, de toute société grande et petite, voilà donc la preuve évidente que la souveraineté, c'est la nature.

Ce n'est là ni une convention délibérée sans langue et sans raisonnement, ni un droit de la force toujours contre-balancée par cent autres forces, ni une aristocratie sans corporations, sans hérédité, sans ancêtres, ni une démocratie sans égalité possible, qui ont pu inventer et proclamer cette souveraineté chimérique de J.-J. Rousseau.

C'est la nature: elle seule était assez révélatrice des lois sociales pour inculquer à l'humanité cette condition de son existence; elle seule était assez puissante pour faire obéir cette humanité, égoïste et toujours révoltée, à cette dure condition naturelle de la sociabilité qu'on nomme souveraineté. Or, comme la nature, c'est l'oracle du Créateur, par les instincts propres à chacune de ses créatures, la souveraineté, c'est donc Dieu!

Pourquoi chercher dans les définitions quintessenciées et amphigouriques des écoles le principe de la souveraineté? Le principe, c'est Dieu, qui a voulu que l'homme sociable et perfectible développât comme un magnifique spectacle devant lui ce phénomène matériel, et surtout intellectuel, et encore plus moral, de la société; et c'est la nature, interprète de Dieu, qui a donné à l'homme dans tous ses instincts le germe de toutes ses lois et la condition absolue de cette souveraineté sans laquelle aucune société ne subsiste, parce qu'aucune loi n'est obéie.

La véritable autorité sociale, qu'on appelle souveraineté, est donc divine; divine, parce qu'elle est naturelle.

Voilà la souveraineté, voilà l'autorité morale, voilà l'obéissance obligatoire, voilà les titres et la sanction de la loi.

Religion innée, dans ce système la société mérite ce vrai nom, car elle relie les hommes entre eux, et les agglomérations d'hommes à Dieu! Bien obéir, c'est honorer l'auteur de toute obéissance; bien gouverner, c'est refléter Dieu dans les lois; bien défendre les lois, les gouvernements et les peuples, c'est être le ministre de la nature et de la divinité. La vraie souveraineté, c'est la vice-divinité dans les lois.

XVI

Et qu'est-ce que les gouvernements?

Les gouvernements sont la souveraineté en action, le mécanisme social par lequel cette souveraineté, divine dans son essence, humaine dans ses moyens, s'exerce sur les groupes plus ou moins nombreux dont les sociétés se composent: familles d'abord, tribus après, peuplades ensuite, confédérations ou monarchies de même origine enfin. Peu importe que la souveraineté soit multiple, comme dans les républiques, ou une, comme dans les monarchies absolues, ou mixte, comme dans les royautés limitées, ou représentative, comme dans les pouvoirs électifs: pourvu que la souveraineté y soit obéie, le gouvernement existe et la société y est maintenue.

Ces formes diverses et successives de gouvernement ne sont ni absolument bonnes, ni absolument mauvaises en elles-mêmes: elles sont relativement bonnes ou mauvaises, selon qu'elles servent plus ou moins bien la souveraineté qu'elles sont chargées d'exprimer et de servir; tout dépend de l'âge, du caractère, des mœurs, des habitudes, du nombre, du site, du climat, des limites, de la géographie même des peuples qui adoptent telle ou telle de ces formes de gouvernement. Patriarcale en Orient, théocratique dans les Indes, monarchiquement sacerdotale en Judée et en Égypte, royale en Perse, aristocratique en Italie, démocratique en Grèce, pontificale à Jérusalem et dans Rome moderne, élective et anarchique dans les Gaules, représentative et hiérarchique en Angleterre, chevaleresque et monacale en Espagne, équestre et turbulente comme les hordes sarmates en Pologne et en Hongrie, assise, immobile et formaliste en Allemagne, mobile, inconstante, militaire et dynastique en France, la forme du gouvernement varie partout, la souveraineté jamais.

Du patriarche d'Arabie au mage de Perse, du grand roi de Persépolis au démagogue d'Athènes, du consul de Rome aristocratique au César de Rome asservie dans le bas empire, du César païen au pontife chrétien souverain dans le Capitole; de Louis XIV, souverain divinisé par son fanatisme dans sa presque divinité royale, aux chefs du peuple élevés tour à tour sur le pavois de la popularité ou sur l'échafaud où ils remplaçaient leurs victimes; des démagogues de 1793, du despote des soldats, Napoléon, affamé de trônes, aux Bourbons rappelés pour empêcher le démembrement de la patrie; des Bourbons providentiels de 1814 aux Bourbons électifs de 1830, des Bourbons électifs, précipités du trône, à la république, surgie pour remplir le vide du trône écroulé par la dictature de la nation debout; de la république au second empire, second empire né des souvenirs de trop de gloire, mais second empire infiniment plus politique que le premier, calmant dix ans l'Europe avant d'agiter de nouveau la terre, agitant et agité aujourd'hui lui-même par les contre-coups de son alliance sarde, insatiable en Italie, contre-coups qui, si la France ne prononce pas le quos ego à cette tempête des Alpes, vont s'étendre du Piémont en Germanie, de Germanie en Scythie, de Scythie en Orient, et créer sur l'univers en feu la souveraineté du hasard; de tous ces gouvernements et de tous ces gouvernants, la souveraineté, souvent dans de mauvaises mains, mais toujours présente, n'a jamais failli; c'est-à-dire que la souveraineté, instinct conservateur et résurrecteur de la société naturelle et nécessaire à l'homme, n'a pas été éclipsée un instant dans l'esprit humain.

On a pu proclamer tour à tour le règne du père de famille, le règne du chef de tribu, le règne de la majorité dans les nations délibérantes sans magistrats héréditaires, le règne du sacerdoce dans les théocraties, le règne des grands dans les aristocraties, le règne des rois dans les monarchies, le règne des chefs temporaires dans les républiques, le règne du peuple dans les démocraties, le règne des soldats dans les régimes de force, le règne même des démagogues dans les démagogies, le pire des règnes selon Corneille; mais la souveraineté administrée par des mains intéressées, perverses, violentes, tyranniques, anarchiques, même infâmes, était encore la souveraineté, c'est-à-dire l'instinct social condamnant les hommes à vivre en société imparfaite, même détestable; par la loi même de la nécessité: LA SOUVERAINETÉ DE LA NATURE.

XVII

Ce besoin divin de la souveraineté administrée par des gouvernements plus ou moins parfaits, est le travail le plus persévérant de l'humanité, ce qu'on appelle la civilisation, ou le perfectionnement des conditions sociales, le progrès; travail pénible, lent, quelquefois heureux, souvent déçu, plein d'illusions, d'utopies, de déceptions, de révolutions ou de contre-révolutions, selon que les peuples et leurs législateurs s'éloignent ou se rapprochent davantage dans leurs lois précaires des lois non écrites de la nature sociale révélées par Dieu lui-même à l'humanité.

Les gouvernements font les lois.

Qu'est-ce donc que les lois?

Les lois sont des règlements obligatoires promulgués par les gouvernements pour faire vivre les sociétés nationales en ordre plus ou moins durable, en justice plus ou moins parfaite, en moralité plus ou moins sainte entre eux.

Plus les lois sont obéies, c'est-à-dire capables de maintenir en ordre la société nationale, plus elles sont conformes à la souveraineté de la nature, qu'elles ont pour objet de manifester et de maintenir pour conserver aux hommes les bienfaits de la société.

Plus les lois renferment de justice, c'est-à-dire de conscience et de révélation des volontés de Dieu par l'instinct, plus elles sont vraies, utiles, obéies par les peuples qui les adoptent pour règle.

Plus les lois s'élèvent au-dessus des simples rapports réglementaires d'homme à homme jusqu'au rapport de l'homme spiritualisé avec Dieu, plus elles sont ce qu'on appelle morales, plus elles ennoblissent, sanctifient, divinisent la société.

Ces trois caractères de la loi, la règle, la justice, la moralité, sont donc les degrés successifs par lesquels la société politique se fonde et s'élève d'abord par l'ordre, se légitime ensuite par la justice, s'accomplit enfin par la moralité.

Ainsi d'abord ordre entre les hommes, sans quoi la société elle-même s'évanouit.

Justice entre les hommes, sans quoi la société n'est que tyrannie.

Spiritualisme, moralité dans les lois, pour que la civilisation ne soit pas seulement matérielle, mais vertueuse, et pour que l'âme de l'homme ne progresse pas moins que sa race périssable dans une civilisation vraiment divine et indéfinie sur cette terre, et au delà de cette terre.

Voilà les trois caractères de la loi!

Qu'il y a loin de cette législation marquée du sceau de la vertu, de la moralité, de la divinité, à cette législation toute utilitaire, toute mécanique, toute matérielle et toute cadavéreuse du Contrat social de J.-J. Rousseau et de ses disciples! Dans ce système il y a contrat entre les hommes et leurs besoins physiques; dans notre système, à nous, il y a contrat entre l'homme et Dieu. Votre législation finit avec l'homme, la nôtre se perpétue et se divinise indéfiniment à travers les éternités.

Ce n'est donc pas la question de savoir laquelle de vos lois est plus monarchique ou plus républicaine, plus autocratique ou plus démocratique, mais laquelle est plus imprégnée de règle innée, de justice divine, de moralité supérieure à l'abjecte matérialité des intérêts purement physiques de l'espèce humaine.

En un mot, selon vous, les meilleures lois sont celles qui contiennent le plus d'utilités.

Selon nous, les meilleures lois sont celles qui contiennent le plus de vertus!

Il y a un monde entre ces deux systèmes.

Lisez le Contrat social, et demandez-vous, en finissant la lecture, si vous vous sentez une vertu de plus dans l'âme après avoir lu.

Lisez les législations de Confutzée, de l'Inde antique, du christianisme sur la montagne, de l'islamisme même dans le Coran, et demandez-vous si vous ne vous sentez pas soulevé d'autant de vertus de plus au-dessus de la législation du Contrat social et de la civilisation matérialiste de nos temps, qu'il y a de distance entre l'égoïsme et le sacrifice, entre la machine et l'âme, entre la terre et le ciel.

Voilà notre civilisation: la vôtre broute, la nôtre aime; choisissez!

XVIII

De ces lois promulguées par les gouvernements, expression diverse de la souveraineté de la nature, les unes sont purement réglementaires, accidentelles, circonstancielles, passagères comme les besoins, les temps, les intérêts fugitifs des nations; les autres, et en très-petit nombre, sont ce que l'on appelle organiques, c'est-à-dire résultantes de l'organisation même de l'homme, et nécessaires à l'homme en société, quelque gouvernement du reste qu'il ait adopté pour vivre en civilisation.

Les préceptes de ces lois organiques, qui sont les mêmes en principe chez tout ce qui porte le nom de peuple, sont les lois qui concernent la vie, la famille, la propriété, l'hérédité, le gouvernement, la morale, la religion, la défense de la patrie, héritage commun à toutes les nations, les conditions du travail et d'alimentation, le secours du riche à l'indigent, la mutualité des devoirs, l'éducation, l'application de la justice, l'expiation des crimes ou des actes attentatoires à la société qui est la vie de tous, et que tous appellent crimes.

Voulez-vous avoir la nomenclature sommaire, et cependant complète, de toutes ces lois organiques émanées pour ainsi dire du Législateur suprême: la nature de l'homme? Lisez les décalogues antiques des législations primitives profanes et sacrées. C'est là que vous voyez et que vous entendez la souveraineté de la nature, s'exprimant par ces lois instinctives qui révèlent le Créateur de l'homme sociable dans les prescriptions nécessaires à toute société politique.

Quel est le premier besoin de l'homme venu à la vie? C'est le besoin de conserver la première de ses propriétés, la VIE. Aussi la défense de tuer et le droit de réprimer et de punir celui qui tue sont-ils placés en tête de toute législation sociale: TU NE TUERAS PAS. Cette propriété de la vie par celui qui la possède est tellement instinctive, unanime et de droit divin, puisqu'elle est d'inspiration de la nature, que vous ne trouvez pas une législation primitive ou un code moderne où elle ne soit écrite à la première page. L'instinct dit: Je veux vivre; la nature dit: Tu as le droit de vivre; la loi dit: Tu vivras. C'est le décret de la souveraineté de la nature, et, en l'écrivant dans ton droit de vivre, elle a écrit en même temps ta destinée d'être sociable: car, sans la société naturelle, tu ne vivrais pas, et, sans la société légale, tu aurais bientôt cessé de vivre.

La défense du meurtre est donc la première des lois révélées par la souveraineté de la nature.

Si tu fais mourir, tu mourras, est la première aussi des lois écrites par la souveraineté sociale. C'est donc de droit divin que l'homme vit, et c'est de droit divin qu'il s'est groupé en société pour vivre.

XIX

De ce droit divin de vivre résulte pour lui le droit d'exercer, sous la garantie de la société, tous les autres droits indispensables à son existence.

Le second de ces droits, c'est le droit de s'approprier toutes les choses nécessaires à son existence, sous la garantie de la société, qui doit la même inviolabilité à tous ses membres. De là, les lois sociales sur la propriété, lois sans lesquelles l'homme ne pourrait subsister que de crimes. Or, comme le crime serait mutuel, l'homme cesserait promptement d'exister.

La propriété, et la propriété individuelle, est un des décrets du droit divin, sur lesquels la philosophie, si dérisoirement nommée socialiste, de J.-J. Rousseau, a répandu dans ces derniers temps le plus de ténèbres, le plus de paradoxes, le plus de sophismes destructeurs de toute société, et par conséquent de toute humanité sur la terre. C'est là que l'insurrection de l'ignorance et de la démence contre la souveraineté de la nature a été et est encore le plus blasphématoire de la société politique. On dirait que l'excès même d'évidence du droit de propriété a aveuglé, en les éblouissant, ces insurgés contre la nature qu'on appelle socialistes, sans doute comme on appelait à Rome les destructeurs d'empires du nom des nations qu'ils avaient anéanties.

Remettons sous les yeux des hommes de bon sens, riches, pauvres, indigents même, la vérité sur ce mystère sacré des lois de la propriété. Jamais la souveraineté de la nature n'a parlé plus clairement que dans cette révélation instinctive qui dit à l'homme par tous ses besoins: Tu posséderas, ou tu mourras.

XX

L'homme physique est un être qui ne subsiste que des éléments qu'il s'approprie dans toute la nature en venant au monde et en s'y développant jusqu'à la mort. C'est l'être propriétaire et héréditaire par excellence; sitôt qu'il cesse de s'approprier toute chose autour de lui, avant lui, après lui, il cesse d'exister.

Embryon, il s'approprie dans le sein de sa mère la vie occulte et germinante dont il forme ses organes appropriateurs avant de paraître au jour. En paraissant à la lumière, et avant de pouvoir exercer ses organes, il s'approprie par sa bouche et par ses deux mains les mamelles, ces sources de vie, périssant à l'instant si on le dépossède de ce lait qui lui appartient, car il a été filtré pour lui dans les veines de la femme.

Il s'approprie une partie de l'espace, dans une part à lui destinée par la mesure de ses membres qui le remplissent, et qui lui appartient, en s'agrandissant, à la mesure de ses bras, de ses pas, de ses mouvements dans le nid; et, s'il en est dépossédé, il périt étouffé, faute de place au soleil.

Il s'approprie, par l'acte même de la respiration, l'air nécessaire au jeu de ses poumons et à la circulation de son sang, et, si on l'en dépossède, il étouffe, il meurt exproprié de sa part d'air respirable.

Il s'approprie la chaleur du sein maternel ou du soleil qui vivifie tout ce qu'il éclaire, ou du feu qui sort de l'arbre pour suppléer le soleil absent, et il meurt s'il est dépossédé de tout calorique, partie obligée de son existence.

Il s'approprie, en ouvrant les yeux, la lumière, sans laquelle ses mains et ses pieds deviennent inutiles à sa subsistance et à ses mouvements, et il languit dépossédé de sa part au jour.

Il s'approprie les fruits de l'arbre, l'herbe des sillons, la chair des animaux, nourriture sanglante, presque criminelle, et, si on l'en exproprie, il meurt dépossédé de sa part à l'alimentation nécessaire à la vie, convive affamé chassé du banquet terrestre; et ce banquet même tarit pour tous les convives: car, si la terre n'est pas possédée par celui qui l'ensemence et la moissonne, nul n'a intérêt à la cultiver et à l'ensemencer. Morte la propriété, morte la terre; morte la terre, morte l'humanité!

Les communistes sont donc tout innocemment les meurtriers en masse de la race humaine. Il ne faut pas les exterminer comme meurtriers, il faut les plaindre et les réprimer comme suicides. Leur crime n'est qu'ignorance, leur crime même n'est qu'utopie, c'est de la vertu en délire; mais le délire de la vertu n'a pas des effets moins funestes que celui du crime.

Cette contagion a possédé Platon, les premiers économistes populaires, affamés de l'école néo-chrétienne, les sectaires musulmans de la Caramanie et de la Perse, les anabaptistes allemands, ivres de sang et de rêves, et enfin les philosophes prolétaires de nos jours, insensés de misère, vivant du travail industriel, et demandant l'extinction du capital pour multiplier le revenu, l'anéantissement du travail pour multiplier le salaire, et l'égalité du salaire pour égaliser l'oisiveté avec le travail!

Ô esprit humain! jusqu'où peux-tu descendre quand l'esprit d'utopie prétend se substituer à l'esprit de bon sens, et inventer une souveraineté de l'absurde en opposition avec la souveraineté de l'instinct!

Il faudrait des volumes pour énumérer toutes les choses physiques et morales qui forment l'inventaire des propriétés physiques et morales nécessaires à la vie de l'humanité; ce sont ces choses qui ont fait de l'homme, en comparaison des autres êtres qui ne possèdent que ce qu'ils dérobent, le premier des êtres, L'ÊTRE PROPRIÉTAIRE, le plus beau nom de l'homme!

XXI

Mais si la propriété individuelle est une loi aussi naturelle et aussi nécessaire à l'espèce humaine que la respiration, l'hérédité, qui n'est que la propriété de la famille continuée après l'individu, n'est pas moins indispensable à la famille.

Si donc la famille, comme nous l'avons démontré, est nécessaire à la continuation de l'espèce, l'hérédité, sans laquelle il n'y a pas de famille, est donc de souveraineté naturelle, de droit divin, de sociabilité absolue.

Supposez, en effet, que le père en mourant emporte avec lui tout son droit de propriété dans la tombe, et que la propriété soit viagère dans le chef de cette société naturelle de la famille; le père mort, que devient l'épouse, la veuve, la mère? Que deviennent les fils et les filles? Que deviennent les aïeux survivants? les vieillards, les infirmes, les incapacités touchantes du foyer et du berceau? L'expulsion du toit et du champ paternels, la mendicité aux portes des seuils étrangers, la glane dans le sillon sans cœur, le vagabondage à travers la terre, la couche sous le ciel et sur la neige, la séparation des membres errants de la même chair, le déchirement de tous ces cœurs qui ne faisaient qu'un, la destruction de la parenté, cette patrie des âmes, cet asile de Dieu préparé, réchauffé, perpétué pour la famille; les mœurs, l'éducation des enfants, la piété filiale et la reconnaissance du sang pour la source d'où il a coulé et qui y remonte par la mémoire en action qu'on appelle tendresse des fils pour leur père et leur mère; tout cela (et c'est tout l'homme, toute la société), tout cela, disons-nous, périt avec l'hérédité des biens dans la loi. Sans l'hérédité la propriété n'est plus qu'un court égoïsme, un usufruit qui laisse périr la meilleure partie de l'homme, l'avenir!

Ces philosophes à rebours qui proclament que la propriété, c'est le vol, et l'hérédité un privilége, volent en même temps à l'homme la meilleure partie de l'homme, la perpétuité de son existence, et constituent au profit de leur viagèreté jalouse et personnelle le privilége du néant.

Si de telles législations étaient adoptées sur parole par les prolétaires du socialisme, il ne resterait aux veuves, aux orphelins, aux pères et aux mères survivants qu'à adopter le suicide en masse après la mort du propriétaire, et de se coucher sur le bûcher du chef de la famille pour périr au moins ensemble sur les cendres du même foyer!

Les gouvernements n'ont été institués que pour défendre la propriété et l'hérédité des biens contre le pillage universel ou périodique, qui commence par des sophismes et qui finit par des jacqueries.

La souveraineté de la nature dit à l'homme: Tu seras propriétaire, sous peine de mort de l'individu; et la souveraineté de la nature dit à la propriété: Tu seras héréditaire, sous peine de mort de la famille; enfin, la souveraineté de la nature dit à la société: Tu seras héréditaire sous peine de mort de l'humanité. La loi vengeresse des attentats du sophisme contre ces décrets de la nature, c'est la mort de l'espèce. «Je n'ai pas seulement «créé les pères,» fait dire le sage persan au Créateur, «j'ai créé les fils et les générations des fils sur la terre. L'hérédité est la propriété des fils; les lois doivent la garder plus jalousement encore que celle des pères, car ces possesseurs ne sont pas encore nés pour la défendre eux-mêmes. Il faut leur réserver leur part des biens qui leur appartiennent par droit de temps.»

XXII

Mais si la souveraineté de la nature, dont les décrets se manifestent par la nécessité, proclame clairement la loi de la propriété et celle de l'hérédité des biens, cette loi naturelle n'est ni aussi claire ni aussi unanime en ce qui concerne la part plus ou moins égale dans laquelle la propriété héréditaire doit se diviser entre les veuves, les fils, les filles, les enfants, les parents du chef de la famille.

On cherche encore avec une certaine hésitation, balancée entre des raisons contraires et très-douteuses, si ces parts des survivants dans l'héritage doivent être égales, presque égales, ou tout à fait inégales; on se demande si le droit de tester, ce despotisme absolu du propriétaire, qui est aussi le supplément de l'autorité paternelle, si nécessaire au gouvernement de la famille, doit exister sans contrôle de l'État et de la loi des partages. On se demande si le droit d'aînesse, cette espèce de jugement de Dieu, qui tire au sort la propriété, ce droit du premier occupant dans la vie, doit être la loi de l'hérédité. On se demande si les sexes doivent faire des différences dans la loi de partage; si les filles, par leur état de faiblesse et de minorité, espèce d'esclavage attribué par la nature à la femme, doivent posséder des propriétés territoriales qu'elles ne peuvent pas assez défendre. On se demande si, quand l'état de mariage les fait suivre forcément hors du foyer de la famille un maître ou un époux qui les assujettit à son empire, elles doivent emporter dans des familles étrangères la propriété héréditaire de leur propre famille. On se demande si les fils nés après l'aîné du lit paternel, doivent être déshérités de tout ou d'une partie par le droit d'aînesse qui les prime dans la vie.

Les titres de ces divers survivants à la totalité ou à des proportions équitables d'héritage sont divers, opposés, contestés, affirmés, contradictoires, sujets à des controverses incessantes, à des législations aussi variées que les climats, les natures de propriétés, les monogamies ou les polygamies, les religions ou les lois civiles, les aristocraties ou les démocraties.

Rien n'est plus difficile que de statuer sur cette unité de l'hérédité, ou sur cette répartition de l'hérédité entre les porteurs d'un même titre devant la famille, devant l'égalité, devant Dieu. Ici la souveraineté de la nature ne parle pour ainsi dire plus intelligiblement aux législateurs. C'est la société politique, diverse dans ses formes, qui prend la parole et qui parle seule.

Une fois le principe de propriété et celui d'hérédité admis par leurs nécessités et leurs évidences, le principe, infiniment moins évident, infiniment moins absolu, de l'unité ou de la division de l'héritage, flotte au gré du temps, des mœurs, des formes monarchiques, aristocratiques, démocratiques, démagogiques de la société nationale.

Ce n'est pas seulement la nature, ce n'est pas seulement la justice innée qui fait la loi: c'est l'utile, c'est l'intérêt politique de la forme sociale dans laquelle la propriété héréditaire est distribuée entre un et plusieurs, entre plusieurs et tous; c'est l'inégalité ou l'égalité de partage correspondant à l'égalité ou à l'inégalité des droits civils, à la souveraineté d'un seul, ou à la souveraineté de plusieurs, ou à la souveraineté de tout le peuple. Le juste et l'utile font ou défont, selon les lieux, l'hérédité. L'hérédité des biens dans la famille est en général la mesure correspondante de l'hérédité de l'État, ou de l'hérédité des castes, ou de l'hérédité des enfants, ou de l'hérédité même des trônes.

L'âge patriarcal, souveraineté paternelle absolue, mais providentielle, du père, première image de la souveraineté paternelle de Dieu, père universel de toute race, admet partout le droit d'aînesse dans l'hérédité, ou le droit absolu de tester en faveur du favori, du Benjamin du père; le père se continue dans celui que Dieu lui a envoyé le premier, ou dans celui qu'il a choisi pour son bien-aimé parmi ses frères. L'homme mort, sa volonté ne meurt pas: elle revit dans l'aîné, ou dans le plus chéri, ou dans le plus capable de sa race.

Ce droit d'aînesse, contre lequel l'égalité moderne s'est si énergiquement prononcée, et qu'elle a effacé presque totalement de son code en France, n'a pas été si complétement effacé encore chez les autres peuples, orientaux ou européens, républicains ou monarchiques. Il ne le sera vraisemblablement jamais.

Le peuple, plus il est peuple, c'est-à-dire plus il est gouverné par les instincts de la nature, tient à ce droit d'aînesse avec plus de ténacité que l'aristocratie elle-même. Le peuple trompe presque constamment la loi française de l'égalité des partages, en privilégiant les aînés de ses enfants sur les puînés, ou les fils sur les filles. Le père de famille veut ainsi conserver, malgré la loi, la souveraineté naturelle en l'exerçant encore après lui; il veut perpétuer, autant qu'il est en lui, sa famille et son nom, en laissant dans les mains d'un chef de maison la maison, le domaine, la richesse relative de la royauté domestique, qui constate la suprématie de la famille dans la contrée, au lieu de distribuer entre un grand nombre des parcelles de fortune que la moindre catastrophe dissipe en poussière en tant de mains. Un second, un troisième partage finissent par réduire au prolétariat ou à l'indigence la famille. Le peuple aime ainsi à concentrer la fortune de la famille dans une seule branche, plus solide, plus durable, qui sert à relever celles qui fléchissent, à donner asile et secours aux autres enfants quand les vicissitudes de la vie viennent à les réduire à la misère et à la honte. On a beau faire, la famille est aristocratique parce qu'elle aspire, par sa nature, à durer, et que rien ne dure que ce qui est héréditaire. Cet instinct du père de famille, dans la démocratie même, prévaut sur les abstractions philosophiques qui ne voient que l'individu. L'abstraction dit à l'individu: L'égalité du partage est ton droit; la nature dit au père de famille: La conservation de la famille est ton devoir; efforce-toi de la perpétuer et de la fortifier, en constituant frauduleusement, s'il le faut, une part d'hérédité conservatrice dans l'aîné de tes fils.

XXIII

Mais à considérer la chose, même philosophiquement, cette égalité des partages change d'aspect, selon qu'on se place à l'un de ces trois points de vue très-différents:

L'individu,

La famille,

L'État.

La révolution française, trop irritée contre les excès de la loi d'aînesse, ne s'est placée qu'au premier point de vue: l'individu.

De ce point de vue de l'individu abstrait et isolé que l'on a appelé les droits de l'homme, elle a dit, et elle a dû dire: Les partages seront égaux, car l'homme est égal à l'homme, et tous les enfants ont le même droit à l'héritage du père. Vérité ou sophisme, il n'y avait rien à répondre au premier aperçu à cet axiome, du moment qu'on admettait pour convenu cet autre axiome très contestable: L'homme est égal à l'homme devant le champ; l'enfant plus avancé en âge et en force est égal à l'enfant nouveau venu, dénué d'années, de force, d'éducation, d'expérience de la vie; l'enfant du sexe faible et subordonné par son sexe même est égal à l'enfant du sexe fort, viril et capable de défendre l'héritage de tous dans le sien; l'enfant inintelligent est égal à l'enfant doué des facultés de l'esprit et du cœur, privilégié par ces dons de la nature; l'enfant vicieux, ingrat, rebelle, oisif, déréglé, est égal au fils tendre, respectueux, obéissant, actif, premier sujet du père, premier serviteur de la maison, etc., etc. Or autant d'axiomes pareils, autant de mensonges.

La révolution française, dans sa législation abstraite, a donc professé en fait autant de mensonges que de principes, en supposant l'égalité des titres de capacité, d'intelligence, de vertu filiale, c'est-à-dire de droits égaux entre les enfants. L'égalité de parts dans l'héritage des biens du père est donc un sophisme devant la nature; aussi l'instinct dans toutes les nations a-t-il protesté contre l'utopie de J.-J. Rousseau et de ses disciples. La révolution française, elle-même, n'a pas tardé à revenir sur ses pas dans la voie de la nature et de la vérité; elle a modifié sa loi d'hérédité en concédant aux pères, dans leur testament, le droit de privilégier dans une certaine proportion les premiers nés ou les privilégiés de leur cœur parmi leurs enfants.

XXIV

Si l'on considère au contraire les lois relatives au partage de l'héritage du point de vue de la famille, au lieu de le considérer du point de l'individu, la question change de face, et la concentration de la plus grande partie des biens dans la main des premiers nés, ainsi que la permanence d'une partie des biens dans la même famille sous le nom de majorat, qui n'est qu'un second droit d'aînesse, deviennent le droit commun dans tous les pays où la monarchie se perpétue et s'affermit elle-même par des institutions plus ou moins aristocratiques. Les familles deviennent de petites dynasties qu'on ne peut déposséder du domaine patrimonial; le désordre même du fils aîné ne peut ruiner la génération qui est après lui, puisque la terre principale, l'État, comme dit l'Angleterre ou l'Allemagne, n'est jamais saisissable; le possesseur viager est dépossédé du revenu, le possesseur perpétuel (la famille) reste investi à jamais du capital; une génération recouvre ce qu'une génération a momentanément perdu. La famille est éternelle comme l'État.

Sans doute ce règlement de l'héritage, inaliénable dans quelques-uns de ses domaines, a de graves inconvénients, tant pour les enfants puînés, qui n'héritent que d'une faible légitime, que pour les créanciers de l'aîné, qui ne peuvent forcer le possesseur viager à aliéner son inaliénable domaine dynastique; mais que d'avantages pour l'État, pour la famille, pour l'agriculture, pour les mœurs, pour la politique, dans cette inaliénabilité d'une partie du patrimoine de la famille! Une famille ruinée par les fautes ou par les malheurs d'une seule génération est une famille perdue pour l'État; en perdant sa fortune stable dans une contrée, elle perd ses influences, ses patronages, ses clientèles, ses exemples, son autorité morale et politique dans le pays. Ces liens de respect, de traditions, de déférence, établis entre les riches et les pauvres d'une contrée rurale, se brisent; la reconnaissance, la considération, l'affection séculaire, qui forment le ciment moral de la société, se pulvérisent et s'évanouissent sans cesse; tout devient en peu d'années poussière, dans une contrée aussi dénuée d'antiquité, de fixité. Les opinions flottent comme les mœurs; la rotation sans limite de la fortune et des familles empêche toute autorité morale de s'établir; la roue de la fortune, en tournant si vite, précipite tout dans un égoïsme funeste à l'ensemble; le peuple même n'a plus ni protection, ni centre, ni représentants puissants dans le pays, pour défendre ses droits, ses instincts, ses libertés. En démocratisant trop la terre, elle ruine les mœurs; en nivelant sans cesse les biens, elle abaisse les âmes.

Toutes les tyrannies aiment à diminuer les éminences locales, parce que rien ne résiste là où rien n'a de prestige local ou d'autorité traditionnelle sur les populations. La liberté baisse à mesure que l'égalité des héritages s'élève dans la législation des familles. La famille en effet est une puissance, l'individu n'est qu'un néant; l'État le foule aux pieds sans l'apercevoir; la dynastie de la famille détruite par l'égalité et par la mobilité des héritages, la dynastie royale devient facilement tyrannique; la conquête même devient plus facile dans un pays où l'esprit de la famille a été anéanti par la dissémination sans bornes de l'égalité des biens. Voyez la Chine, le plus admirable chef-d'œuvre de démocratie qui soit sur la terre; le partage égal des biens entre les enfants y a multiplié démesurément l'espèce et affaibli démesurément l'État; des poignées de Tartares, où la famille est organisée en clans, en hordes, en tribus, en féodalités dynastiques, y renversent et y possèdent des empires de trois cents millions d'hommes isolés. La démocratie chinoise a pulvérisé l'esprit de nationalité; en tuant la famille elle a tué l'énergie morale de la défense. Les Tartares vivent du droit d'aristocratie, les Chinois meurent d'égalité.

XXV

Quant à l'égalité civile en elle-même, il y a deux choses qu'on appelle de ce nom et qu'il faut bien distinguer, si l'on veut distinguer en même temps ce qu'il y a de vrai, de sacré, de divin dans l'instinct de l'homme sociable, de ce qu'il y a de paradoxal, de faux, d'injuste dans les utopies philosophiques de Platon, de Fénelon, de J.-J. Rousseau et des législateurs prolétaires de ce temps-ci, qui prennent le niveau de leur salaire pour la justice de Dieu dans la constitution de leurs chimères.

La justice est une révélation divine qui n'a été inventée par aucun sage, aucun philosophe, aucun législateur, mais que tout homme, sauvage ou civilisé, a apportée dans sa conscience humaine ou dans son instinct organique et naturel en venant au monde, comme il y a apporté un sens invisible, le sens de la société. Le sens de la sociabilité, c'est le vrai nom de la justice. Sans ce sens divin de la justice, aucune société n'aurait pu exister une heure.

L'équité est un sens composé de deux poids égaux que Dieu a mis, pour ainsi dire, dans chaque main de l'homme; poids au moyen desquels l'homme pèse forcément en lui-même si tel de ces poids est égal à l'autre, et si l'équilibre moral est établi ou rompu entre les choses. En d'autres termes, toute justice est pondération; si la pondération n'est pas exacte, la conscience souffre, bon gré, mal gré, dans l'homme, l'arithmétique divine est violée, le résultat est faux; l'homme le sent, Dieu le venge, le coupable lui-même le reconnaît: voilà la justice.

XXVI

La justice produit naturellement l'instinct de l'égalité entre les hommes devant Dieu et devant la société morale; c'est-à-dire que la conscience dit à l'homme: L'homme, ton semblable, a les mêmes droits moraux que toi devant le même père, qui est Dieu, et devant la même mère, qui est la société génératrice et conservatrice de l'humanité tout entière. Dieu lui doit la même part de sa providence, puisqu'il l'a créé avec la même part de son amour; la société lui doit la même part de sa justice, puisqu'elle lui impose, proportionnellement à son intelligence et à ses forces, la même part de ses charges, de ses sacrifices, de ses lois dans l'ordre moral.

De là l'égalité de protection des lois humaines comme des lois divines entre tous les hommes qui ont invocation à faire à la providence par l'appel à Dieu, ou à la société sociale par l'appel à la force de la légalité de l'État.

C'est ce qu'on a appelé avec parfaite raison l'égalité devant Dieu et devant la loi. Point de privilége contre la révélation divine manifestée par l'instinct universel: la conscience. Quand bien même l'homme voudrait en créer, de ces priviléges contre Dieu, il ne le pourrait pas: c'est plus fort que lui, ce serait vengé par lui, il trouverait l'insurrection en lui, sa conscience, à lui, se révolterait contre lui: c'est fatal. Qu'est-ce donc que le remords?

La législation, en cela, est conforme à l'instinct. La révolution française a proclamé cette justice dans la proclamation de cette égalité abstraite et divine devant la loi; ce qui veut dire et ce qui dit: «Il n'y a pas deux Dieux, il n'y a pas deux instincts, il n'y a pas deux consciences, il n'y a pas deux humanités; Dieu, l'instinct, l'équité, la loi morale, l'humanité, voient des égaux dans tous les hommes venant en ce monde!»

XXVII

Ainsi, dans le domaine spiritualiste, l'égalité est la justice; donc l'homme et l'homme sont égaux en droit spirituel et moral, et la société doit leur conférer cette égalité, ce droit à l'équité appartenant par égale divinité de titre à la nature, que dis-je? à l'humanité tout entière.

Voilà la révolution française, voilà la sublime démocratie divine entendue comme elle peut être seulement entendue par les esprits politiques à qui la démagogie, l'esprit de radicalisme, la manie des sophisme ou la rage suicide du nivellement impossible, qui ne serait que l'extrême injustice, n'ont pas faussé le bon sens.

Mais la société politique doit-elle l'égalité des conditions et des biens à tous les hommes venant dans ce monde, rois ou sujets, nobles ou peuple, riches ou pauvres, avec l'avantage ou le désavantage de ce qu'on appelle le fait accompli? Doit-elle planer comme une Némésis de l'égalité, la faux de Tarquin à la main, pour faucher sans cesse ce qui dépasse le niveau uniforme du champ social? Doit-elle à chaque individu qui naît à chaque seconde du temps, sur la terre, pour y demander de droit divin une place égale à celle de tout autre homme, lui doit-elle, à ce nouveau venu, de lui faire violemment cette place en déplaçant ceux qui s'en sont fait une avant lui et supérieure à la sienne? Serait-ce une justice? Serait-ce une société que cette répartition incessante et violente des rangs, des biens, des fortunes, enlevant toute sécurité au présent, tout avenir à la possession, tout mobile au travail, toute solidité à l'établissement des familles, des nations, même des individus? Ne serait-ce pas plutôt la souveraine injustice constituée que cette égalité forcée qui récompenserait le travail acquis par l'éternelle spoliation de l'égalité des biens?

Et, de plus, les partisans irréfléchis de cette utopie de l'égalité des biens n'ont-ils pas assez d'intelligence pour comprendre que leur égalité serait la destruction du plan divin sur la terre; que Dieu a voulu l'activité humaine dans son plan; que le désir d'acquérir est le seul moteur moral de cette activité; que l'inégalité des biens est le but, le prix, le salaire de cette activité, et que la suppression de cette inégalité supprimant en même temps tout travail, l'égalité des socialistes produirait immédiatement la cessation de tout mouvement dans les hommes et dans les choses?

Où serait le mobile de l'activité, si la loi sociale était assez insensée pour dire à l'homme laborieux et économe, et à l'homme oisif et parasite de la terre: Travaillez ou reposez-vous, produisez ou consommez, votre sort sera le même, et vous serez égaux devant la misère, et je vous condamne à être également misérables pour vous empêcher d'être réciproquement envieux!

Le monde s'arrêterait le jour où une loi si immobile serait proclamée par les utopistes de J.-J. Rousseau. Cette politique ne pouvait naître que sous la plume d'un prolétaire affamé, trouvant plus commode de blasphémer le travail, la propriété, l'inégalité des biens, que de se fatiguer pour arriver à son tour à la propriété, à l'aisance, à la fondation d'une famille.

De tels hommes sont les Attilas de la Providence, car la propriété et l'inégalité des biens sont les deux providences de la société: l'une procréant la famille, source de l'humanité; l'autre produisant le travail, récompense de l'activité humaine!—Il n'y aurait plus d'injustice sans doute dans ces systèmes; oui, parce qu'il n'y aurait plus de justice. Il n'y aurait plus de misère; oui, parce qu'il n'y aurait plus de pain; la famine serait la loi commune.

Voilà la législation de ces philosophes de la faim: l'univers pétrifié, l'homme affamé, le principe de tout mouvement arrêté, le grand ressort de la machine humaine brisé. L'homme content de mourir de faim, pourvu qu'aucun de ses semblables n'ait de superflu; constitution de la jalousie, vice détestable, au lieu de la constitution de la fraternité, heureuse de la félicité d'autrui, vertu des vertus!...

Je m'arrête; nous reprendrons l'Entretien sur la législation de J.-J. Rousseau dans quelques jours. La métaphysique amaigrit l'esprit et lasse le lecteur; il faut se reposer souvent dans cette route.

ATLAS DUFOUR[2]

PUBLIÉ PAR ARMAND LE CHEVALIER.

Nous n'avons jamais jusqu'ici admis une annonce intéressée dans les pages de ce Cours, qui n'est pas un journal commercial, mais une œuvre périodique, destinée à former des volumes de bibliothèque; nous contrevenons aujourd'hui, pour la première fois, à cette habitude, et nous déclarons sincèrement à nos lecteurs que, bien loin de céder en cela à la complaisance envers l'auteur et le possesseur de ce magnifique atlas, fondement et illustration de toute grande bibliothèque, c'est nous-même qui avons prié M. Le Chevalier, dans l'intérêt de la science et des lettres, de permettre la mention de ce monument exceptionnel dans notre recueil.

Nous l'avons fait dans une double intention.—Premièrement, pour répandre par notre publicité de famille l'ouvrage géographique le plus nécessaire à toutes les études élémentaires ou transcendantes des savants ou des ignorants en cette matière.—Secondement, pour servir et pour honorer le nom ami de M. Le Chevalier, qui n'a cherché pendant toute sa vie d'autre illustration que l'estime, et d'autre récompense que l'utilité, l'utilité souvent ingrate, mais qui finit toujours par être appréciée à la mesure de ses services.

Les services que rend la géographie à la civilisation de l'esprit sont immenses. Sans géographie l'histoire n'existe pas, la politique est aveugle, la guerre ne sait ni attaquer ni défendre, la paix ignore sur quels fleuves, sur quelles mers, sur quelles montagnes il faut construire ses forteresses ou asseoir ses limites; la navigation ne peut se servir de ses boussoles, le commerce s'égare sur les océans, inhabile à découvrir quelles sont les productions ou les consommations qu'il doit emprunter ou porter aux climats divers dont il ne connaît ni la route, ni les richesses, ni les besoins, ni les langues, ni les mœurs, ni les philosophies, ni les religions. Les littératures, au lieu de se contrôler et de se fondre par le contact et par la comparaison, restent dans l'isolement réciproque, qui perpétue les préjugés, les antipathies, l'ignorance mutuelle. L'humanité tout entière, qui tend à l'unité pour que chacune de ses découvertes profite à l'ensemble, manque de ce grand instrument de perfectionnement et de communication qui unifie et grandit l'homme,—on peut même dire qui grandit la terre elle-même, car, sans la passion géographique qui illumina Colomb de ses pressentiments, où serait l'Amérique? Et sans les géographes, successeurs et émules de Colomb, où serait l'Australie, germe d'un cinquième monde?

Mais c'est la politique surtout qui doit vivre, les yeux sur un tel atlas.

La politique est de plus en plus la passion de ce siècle; elle doit être aujourd'hui, par nécessité, la science de tout le monde. Les événements, qui ne remuaient jadis que de petits territoires contigus à la France, remuent en ce moment le globe tout entier; comment juger avec connaissance de cause ces événements, sans en connaître la scène et les acteurs?

Nous avons une armée en Chine, nous avons une expédition en Cochinchine; nous portons une escadre d'observation sur les côtes septentrionales des États-Unis d'Amérique, nous avons une colonie militaire en Afrique, nous avons une armée en Syrie, nous en avons une au cœur de l'Italie, à Rome; nous avons une expédition française à Taïti, route égarée où ne passe aucune voile et qui ne mène à aucun but français sur l'immensité de ces mers futures; nous avons un établissement armé dans un coin des Indes orientales, triste et impuissant mémento d'un empire qui n'est plus qu'un comptoir.

Eh bien! qu'est-ce que la Chine? où est-elle? Qu'est-ce que cette prodigieuse population de quatre cents millions d'hommes, vivant en monarchie et en démocratie combinées sous le gouvernement de la capacité, tant de siècles avant qu'Alexandre essayât de fonder son empire de découvertes et d'aventure en Asie, tant de siècles avant que l'empire romain s'avançât jusqu'en Thrace ou en Perse?

Quels sont nos droits, quels sont nos intérêts et notre politique dans la coopération sans titre et sans but que nous apportons à la destruction de cette antique, vénérable et civilisatrice unité humaine du plus vaste et du plus inoffensif empire que la terre ait jamais porté? Pourquoi prêtons-nous une main complaisante, et peut-être meurtrière, à l'Angleterre, qui va chercher des consommateurs d'opium de plus dans ces régions, vendre la mort, en vendant des vices, et se préparer des sujets de plus dans l'extrême Orient?

La géographie seule vous répondra et rectifiera d'un coup d'œil sur l'atlas, aussi bien que d'un retour de conscience, la puérile manie d'aller brûler et dévaster un palais impérial merveilleux, musée du monde antérieur à Pékin!

Que penseriez-vous d'un peuple civilisé qui jetterait ses manuscrits aux flammes, et ses médailles à la fournaise, pour prouver sa civilisation?

Qu'est-ce que la Cochinchine? qu'est-ce que le Japon, et quelle vaine manie d'expédition, sans possessions et sans intérêt, vous pousse à aller bouleverser à coup de boulets français ces fourmilières pacifiques et industrieuses, à la voix de quelques propagandistes agitateurs du monde, qui veulent imposer des mœurs européennes à des peuples qui vivent de dogmes asiatiques?

Qu'est-ce que la Syrie, où des rixes endémiques entre des fragments de populations aussi concassées que les cailloux d'une mosaïque, ne peuvent vous appeler à leur aide sans que leurs voisins à leur tour n'appellent aussi à leurs secours d'autres nations protectrices de l'Occident, pour que la domination donnée aux uns ne devienne pas à l'instant la servitude des autres, pour que les victimes d'aujourd'hui deviennent les massacreurs de demain?

Ouvrez l'atlas, comptez ces deux cent cinquante mille Maronites, peuple innocent, religieux, cultivateur, guerrier; groupés autour de leurs moines laboureurs, sous la protection ottomane, dans leurs milliers de couvents, de villages, de cavernes, autour de leurs cénobites, le croissant y a toujours respecté la croix, malgré les calomnies insignes et intéressées de quelques agitateurs européens, qui prêchent la guerre à ces chrétiens de la paix.

Comptez quarante mille Druses, véritables Helvétiens du Liban, peuple fier, industrieux, sédentaire, vivant immémorialement en fraternité avec les Maronites dans le même village, et en parfaite harmonie, malgré leur culte différent, toutes les fois que des médiations étrangères ne leur mettent pas les armes à la main pour défendre leur part de nationalité dans les mêmes montagnes.

Comptez les Grecs de la côte, les juifs de Samarie, ceux de Jérusalem, les Mutualis, amis ou ennemis de tous leurs voisins; les Ansériés, tribu nomade, se glissant entre les groupes plus enracinés dans ces rochers, les Bédouins du désert, insaisissables par leur éternelle mobilité, les Arméniens, ces Génevois de l'Orient, tisseurs de tapis, brodeurs de soie, changeurs d'espèces monnayées, banque vivante de tout l'Orient, peuple qui s'enrichit d'industrie honnête, parce que l'industrie est travail, et que le travail règle et conserve les mœurs; peuple plus épris d'ordre que de liberté, qui ne trouble jamais l'État par ses turbulences, comme les Grecs de Stamboul, qui n'intrigue point avec l'Europe et qui ne demande à l'empire ottoman que la liberté de son christianisme et la sécurité de son commerce.

Comptez enfin les Arabes de Damas, reste du peuple des kalifes, race active, chevaleresque, fanatique, séditieuse d'habitude, torride de sang, toujours prête à prendre la torche, le poignard ou le fusil, et dont la capitale est en frémissement continuel contre les garnisons turques, qui ne la contiennent qu'en lui sacrifiant tous les dix ans la tête de leur pacha.

Voilà la Syrie; à moins de la dépeupler, d'y détruire une race par l'autre et d'y appliquer le mot de Tacite: solitudinem faciunt, que voulez-vous faire? Une intervention française à perpétuité n'y appellerait-elle pas une intervention anglaise, un champ d'intrigue et de bataille à perpétuité; et cela pour quoi? Pour quelques centaines de villages qui feront battre pour leurs questions de couvents et de bazars des centaines de mille hommes européens s'entr'égorgeant sur leur flotte et sur leur champ de bataille? Ne vaut-il pas mieux cent fois imposer la responsabilité de l'ordre dans le Liban aux Ottomans, qui depuis mille ans l'ont laissé chrétien, et le rendre libre et prospère en prêtant force au Grand Seigneur, libéral, quelquefois faible, jamais sciemment oppresseur?

J'ai vu moi-même ce Liban, admirablement gouverné sous la suzeraineté du Sultan par l'émir Beschir, malheureusement sacrifié en 1840 à notre inintelligent engouement pour Méhémet-Ali d'Égypte, le démolisseur de l'empire dont il avait reçu lui-même un empire. La solution que propose aujourd'hui le gouvernement français à l'Europe est évidemment, à mon avis, la meilleure: l'unité des Maronites et des Druzes sous la vice-royauté héréditaire de la famille de l'émir Beschir, famille à la fois maronite, arabe, druse, chrétienne, musulmane, hébraïque, éclectique, résumant en elle toutes les religions qui se disputent la montagne, et prenant ses soldats dans chaque tribu pour imposer à toutes l'ordre, l'égalité et la paix.

Qu'est-ce que cette Italie, enfin, que vous avez héroïquement purgée de ses envahisseurs étrangers, par deux victoires, mais que vous laissez conquérir aujourd'hui par des envahisseurs d'un autre sang qui l'incorporent à une monarchie ambitieuse et précaire, au lieu de l'affranchir dans la liberté, et de la fortifier par une confédération, république de puissances, où chaque nationalité garde son nom et prête sa main à la ligue universelle des races diverses et des droits égaux?

Ouvrez l'atlas, voyez cette magnifique péninsule, s'avançant avec ses archipels entre deux mers, avec ses ports, ses commerces, ses navires, ses capitales maritimes, Gênes, Venise, la Spezia, Ancône, Naples, Messine, Palerme, Syracuse; sa magnifique frontière tyrolienne, alpestre, apennine, navale, indispensable par son indépendance à votre sécurité. Voyez tout ce Péloponèse italien livré par votre imprévoyance à son petit roi, votre favori du jour, maître absolu demain d'un empire presque égal au vôtre, incapable de protéger cette péninsule, ces îles, ces ports, ces mers contre les Germains ou contre les Anglais, mais assez puissant pour subir l'alliance obligée de vos ennemis naturels. Est-ce que l'atlas ne vous dit pas, par toute la configuration du globe, que si l'Italie monarchisée, au lieu de dépendre d'elle-même, dépend des caprices d'un roi cisalpin, et que si ce roi la possède, au lieu de la couvrir, la France diminue de trente millions d'hommes son poids sur la terre et sur la mer, et que l'Angleterre gagne tout ce que la France perd au midi et à l'orient?

Enfin regardez sur l'atlas l'Autriche, autrefois dominatrice, aujourd'hui réduite à des proportions peut-être trop exiguës dans le midi de l'Allemagne, éventrée par la Prusse, disloquée par la Hongrie, agitée par la Gallicie, inquiétée par la Bohême, tiraillée par vingt nationalités éteintes qui veulent vivre seules sans avoir la force de vivre, appuyée sur son armée seule dont les contingents peuvent être à chaque crise rappelés par leurs provinces natales, et réfugiée sur le Tyrol, son dernier boulevard, réduite par son rôle à être empire de montagne, à être demain ce qu'était hier le faible monarque de Piémont.

Regardez plus haut, voyez dans cette Allemagne méridionale ce grand vide laissé par l'Autriche sur la carte politique du monde occidental: qu'est-ce qui le remplira, si vous avez l'imprévoyance de décomposer l'Autriche, votre boulevard? Et quelle alliance aurez-vous à opposer au lacet de la Prusse, complice toujours prête de l'Angleterre, et avant-garde de la Russie coalisée contre vous?

Sera-ce cette petite Macédoine moderne, qu'on appelle le Piémont, auquel vous livrez si aveuglément aujourd'hui l'Italie; le Piémont, puissance radicalement disproportionnée à son ambition; monarchie de complaisance, à qui vous faites un rôle plus grand que sa taille dans le drame géographique de l'Europe; puissance trop faible pour constituer l'Italie et pour la défendre, si vous consentez à lui annexer monarchiquement toute cette péninsule; puissance trop forte, si vous la laissez former contre vous un bloc de trente millions d'habitants sur votre frontière du midi et de l'est; excroissance ou chimérique ou périlleuse qui change complétement la situation défensive de la France en changeant la géographie des puissances contiguës?

La géographie vous le dit: ce qu'il faut à l'Italie, c'est l'indépendance et une confédération de ses divers États, régis librement chacun chez eux par des nationalités distinctes, et régis extérieurement par une diète souveraine. La confédération, c'est l'affranchissement de l'Italie sans danger et avec honneur pour la France; la monarchie du Piémont, c'est pour l'Italie changer de maître, et c'est pour la France changer de voisins et de frontières; c'est-à-dire qu'une Italie nouvelle, devenue monarchique, est mise à la disposition de l'Angleterre; une France nouvelle commence. L'ancienne France suffisait à elle-même et au monde; l'histoire change avec la géographie.

Il ne manque plus à nos périls qu'une république helvétique changée en monarchie militaire des cantons suisses, et une confédération germanique changée en unité monarchique allemande sous le joug de la Prusse contre nous. Unifiez l'Italie sous des baïonnettes piémontaises, soulevez la Hongrie et la Bohême, agitez la Styrie et la Croatie, livrez la Saxe à la Prusse, faites de la Bavière et du Wurtemberg des vassalités forcées de Berlin, et vous aurez achevé, vous, Français, engoués par des mots qui sonnent le tocsin de vos périls futurs, la circonvallation de la France par ses ennemis! Une carte de l'Europe vous éclairerait plus sur ce que vous faites que toutes les fanfares piémontaises de vos publicistes illusionnés par leur imprudente générosité.

Avec du cœur on fait de nobles imprudences; avec des mots on soulève des peuples, c'est vrai; mais avec des mots on ne refait pas des frontières! Ouvrez cet atlas et réfléchissez; il est temps encore de réfléchir.

En parcourant d'un œil attentif toutes ces belles cartes réunies par un lien historique, dans cet atlas si admirablement groupé pour mettre l'univers en relief sous vos mains comme dans une exposition plastique du monde à toutes ses grandes époques, où tout ce qui est essentiellement mobile dans la configuration des empires parut un moment définitif, on sait tout de l'homme et tout de la terre politique; on marche à travers les lieux et les temps avec un interprète qui sait lui-même toutes les langues et tous les chemins. Des écailles tombent de vos yeux à chaque nouvelle mappemonde dessinée par le compas des grands géographes. Géographie sacrée des Hébreux, géographie maritime des Phéniciens, géographie d'Alexandre qui efface les limites sous les pas de ses Grecs et de ses phalanges, de ses Ptolémée; géographie des Romains, qui font l'Europe et qui refont une Afrique et une Asie Mineure avec Strabon; géographie de Charlemagne, qui refait la moitié du globe chrétien avec les décombres du paganisme; géographie de l'Angleterre, qui fait une monarchie navale et commerciale avec les pavillons de ses vaisseaux; géographie de Napoléon, qui promène ses bataillons de Memphis à Madrid et à Moscou, conquérant tout sans rien retenir, et qui, de cette géographie napoléonienne de la conquête sans but, ne conserve pas même une île (Sainte-Hélène) pour mourir chez lui, après tant d'empires parcourus, en ne laissant partout que des traces de sang français versé pour la gloire; géographie actuelle, qui se limite par l'équilibre des droits et des intérêts, qui élève contre l'ambition d'un seul la résistance pacifique de tous, et qui ne se dérange un moment par une ou deux batailles que pour se rétablir bien vite par la réaction naturelle de la liberté et de la paix.

Tout cela passe successivement sous vos yeux comme un panorama parlant du globe, qui vous dit la biographie complète du globe, des temps, des races, des idées, des religions, des empires, par où l'humanité a passé, passe et passera avant de tarir, en faisant ce petit bruit que les historiens profanes appellent gloire, civilisation, puissance, et que les philosophes appellent néant! Car la géographie, surtout, enseigne la sagesse, cette saine appréciation des choses mortelles; et, quand on voit dans l'Atlas géographique et historique ces grands déserts qui furent des empires, ces vides immenses qui ne pouvaient jadis contenir leur population, et qui débordaient en colonies inépuisables pour aller peupler des continents nouveaux; quand on voit la place de ces fourmilières de peuples marquée seulement par un nom à déchiffrer sur un monolithe couché dans le sable, on se demande si c'était, pour ces torrents d'hommes engloutis, la peine de naître, de vivre, de combattre et de mourir sur la terre, et on se répond avec tristesse: Non, l'humanité n'est que l'ombre d'un nuage qui passe sur ce petit globe, encore trop grand et trop permanent pour elle, entre deux soleils, et, quand elle a été, c'est comme si elle n'avait pas été! Vaut-il la peine d'écrire son histoire? Vaut-il la peine de dessiner sa trace? Vaut-il la peine de conserver les dix ou douze grands noms en qui elle se résume pendant deux ou trois mille ans, et qu'elle perd même en poursuivant sa route dans le brouillard de la distance?

Encore une fois, non, elle n'en vaut pas la peine, si on considère seulement l'humanité au point de vue de son passage rapide sur ce globe. Deux points suffiraient sur ce globe géographique, comme pour marquer sa naissance dans l'inconnu, et sa disparition dans l'oubli.

Considérée comme existence visible, comme occupant sous le nom d'empire, de république, de race, de tribu, de nation, telle ou telle place dans l'espace et dans le temps, elle ne vaut pas plus que cela: car tout ce qu'elle remue n'est que poussière, tout ce qu'elle crée n'est que néant, tout ce qu'elle laisse après elle n'est qu'éblouissement, puis nuit profonde.

Mais si l'on considère de l'humanité son âme, son intelligence, sa moralité, sa destinée évidemment supérieure à cette vie et à cette mort entre lesquelles elle s'agite, sa connaissance de Dieu, l'hommage qu'elle rend à ce maître suprême de ses destinées individuelles ou collectives, la transition entre le fini et l'infini dont elle paraît être le nœud par sa double nature de corps et de pensée, sa conscience, faculté involontaire, révélation, non de la vérité, mais de la justice, son instinct évidemment religieux, son inquiétude sacrée qui lui fait chercher son Dieu, avant tout créature sacerdotale, chargée spécialement par l'Auteur des êtres de lui rapporter en holocauste les prémices de ce globe, la dîme de l'intelligence, la gerbe de l'autel, l'encens des choses créées, la foi, l'amour, l'hymne des créations muettes, la parole qui révèle, le cri qui implore, l'obéissance qui anéantit le néant devant l'Être unique, le chant intérieur qui célèbre l'enthousiasme, qui soulève comme une aile divine l'humanité alourdie par le poids de la matière, et qui la précipite dans le foyer de sa spiritualité pour y déposer son principe de mort et pour y revêtir d'échelons en échelons sa vraie vie, son immortalité dans son union à son principe immortel! voilà ce qui grandit démesurément à la proportion des choses infinies cette petite fourmilière inaperçue sur ce petit globe à peine aperçu lui-même dans cette poussière de mondes lumineux que l'astronomie nous dévoile à travers la nuit! Voilà la géographie de l'âme, qui donne seule de l'importance à cette géographie terrestre, et qui fait suivre d'un œil curieux les routes, les stations, les progrès, les bornes, les catastrophes des empires, conduisant par des voies visibles l'humanité au but invisible, mais ascendant, non de sa grandeur ici-bas, mais de sa grandeur ailleurs, c'est-à-dire de sa moralité!

L'homme est petit par ce qu'il fait, il n'est grand que par ce qu'il pense; ne mesurez pas le globe par son diamètre, mesurez-le par la masse de pensées qui en est sortie. Cette pensée est plus vaste que la circonférence de toutes ces sphères flottantes qu'aucun de vos chiffres ne peut calculer.

Vous voyez que la géographie, bien comprise, est aussi un cours d'intelligence et de théologie. Les mondes ne sont-ils pas les caractères de l'imprimerie divine avec lesquels l'Infini écrit ses leçons à l'intelligence de ses créatures, le catéchisme de l'infini?

Si j'étais père de famille, au lieu d'être un solitaire de l'existence entre deux générations tranchées par la mort, du passé et de l'avenir de ce globe, qui n'a plus pour moi que le tendre et triste intérêt du tombeau; ou si j'étais un instituteur de la jeunesse, chargé de lui enseigner le plus rapidement et le plus éloquemment possible ce que tout homme doit savoir du globe et de la race à laquelle il appartient, pour être vraiment intelligent de lui-même, je suspendrais un globe terrestre au plancher de ma modeste école, et j'expliquerais, avec ce miraculeux démonstrateur de l'astronomie, le second Herschel, la place et le mouvement de notre globule au milieu des espaces et des mouvements de cette armée des astres, qui exécutent, chacun à son rang et à son heure, la divine stratégie des mondes.

Je tapisserais ensuite les murailles blanches de ma pauvre école avec les cartes de l'atlas Le Chevalier; je mènerais par la main mes petits astronomes et mes petits géographes d'abord devant le globe, puis devant ces cartes où ce globe se décompose en surfaces planes sur lesquelles sont gravées, époque par époque, les superficies terrestres qui furent, ou qui sont, ou qui seront des empires humains. À chacune de ces superficies géographiques j'appliquerais la partie de l'histoire qui lui donne sa signification, son caractère, sa corrélation avec les peuples voisins, avec les temps, avec les idées, les religions, la politique de telle ou telle date du globe.

Quand nous aurions achevé ensemble ce tour du globe, cette chronologie des choses humaines, dans ma chambre de vingt pieds carrés, parcourue lentement en une année de stations devant ces cartes, et que les volumes de l'histoire lue sur place joncheraient à nos pieds le plancher de notre école, semblable à un navire qui aurait fait la circumnavigation du globe et du temps, j'appellerais un à un mes petits géographes, compagnons de notre navigation sur place; je leur demanderais d'être à leur tour les pilotes de notre longue et universelle expédition sur tant de mers, de côtes, de fleuves, de montagnes, de terres inconnues; de nous dire où nous en sommes de cet itinéraire géographique entrepris ensemble et accompli en une année d'études aussi variées qu'intéressantes. Quel est ce continent? Quel est ce climat? Quels sont les animaux, les fruits, les céréales, les commerces? Quelle était la langue, quelle est la religion, les lois, les mœurs, la politique, les dynasties ou les républiques? Par qui fondées, par qui déclinantes, par qui remplacées? Quelle renommée ont-elles laissée sur leurs ruines? Quels sont les deux ou trois grands hommes qui ont signalé leur existence dans ces régions, par ces hautes vertus ou par ces exécrables crimes qui font vénérer à jamais ou détester les prodiges de bien ou les monstruosités de mal qui honorent ou déshonorent notre espèce? Comment ces nations taries se sont-elles perdues comme des fleuves absorbés dans des nations nouvelles? Quelle place occupent-elles aujourd'hui dans la mémoire des hommes? Par qui ont-elles été remplacées?

En un mot, la main d'un enfant, grâce à cet atlas mnémonique du monde, nous décrirait le cours du temps, et sa voix nous raconterait jusqu'à nos jours les destinées universelles de la terre; vous auriez cherché à faire un simple géographe, et vous auriez fait un historien, un moraliste, un philosophe, un politique, un théologien universel, un homme enfin embrassant d'un coup d'œil toutes les faces de l'humanité.

Notre cours de géographie serait devenu naturellement et nécessairement un cours d'humanité tout entière. Sur ces océans de continents, d'empires, de royaumes, de provinces, d'îles, de mers, de fleuves, de montagnes, de plaines, votre boussole serait le compas qui a dessiné cet atlas, et le doigt d'un enfant, vous en enseignant les lignes, vous enseignerait l'univers!

Quel père de famille ne voudra se procurer ce merveilleux instrument de science que l'atlas de MM. Dufour et Le Chevalier a créé, pour abréger le globe et pour l'éclairer sur toutes ses faces, afin que les lieux racontent les choses, que les choses rappellent les hommes, que les hommes retracent leur histoire, que les cosmos soient contenus dans quinze ou vingt pages in-folio, et que ces quinze ou vingt pages, muettes jusqu'ici, mais rendues tout-à-coup plus éloquentes qu'une bibliothèque, soient devenues la photographie parlante du monde où nous passons sans le connaître, mais qui nous dira lui-même, pendant que nous passons, ce qu'il fut, ce qu'il est, ce qu'il sera?

Les anciens gravaient les distances pour les voyageurs sur les bornes milliaires qui bordaient les voies romaines, du Capitole aux extrémités de l'empire; combien le voyage eût été plus instructif et plus intéressant, si chaque borne milliaire, en vous disant la distance, vous eût raconté en même temps tout ce qui s'était passé avant vous sur chacun de ces espaces circonscrit entre ces deux pierres, et s'il avait reproduit ainsi tous les faits et tous les acteurs, en même temps qu'il reproduisait le lieu de la scène de tous ces grands drames de l'humanité!

C'est ce que fait l'Atlas que M. Le Chevalier édite aujourd'hui pour ceux qui estiment la science comme le premier devoir de ceux qui veulent profiter de la vie.

Nous ne saurions trop recommander à nos lecteurs l'acquisition de cet instrument de lumière, qui double le jour en le répercutant.

Lamartine.

FIN DU TOME ONZIÈME.

Notes

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