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Cours familier de Littérature - Volume 11

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«Et la patrie elle-même, ô dieux immortels! comment exprimer les sentiments d'amour et le ravissement que sa vue m'inspire! Admirable Italie! cités populeuses! paysages enchanteurs! fertiles campagnes! récoltes abondantes! que de merveilles dans Rome! que d'urbanité dans les citoyens! quelle dignité dans la république! quelle majesté dans vos assemblées! Personne ne jouissait plus que moi de tous ces avantages. Mais, de même que la santé a plus de charmes après une maladie longue et cruelle, de même aussi tous ces biens, quand la jouissance en a été interrompue, ont plus d'agrément et de douceur que si l'on n'avait jamais cessé de les posséder.

XII

«Pourquoi donc toutes ces paroles? pourquoi, Romains? C'est pour vous faire sentir que tous les moyens de l'éloquence, que toutes les richesses du style s'épuiseraient en vain, sans pouvoir, je ne dis pas embellir et relever par un magnifique langage, mais seulement énoncer et retracer par un récit fidèle la grandeur et la multitude des bienfaits que vous avez répandus sur moi, sur mon frère et sur nos enfants. Je vous dois plus qu'aux auteurs de mes jours: ils m'ont fait naître enfant, et par vous je renais consulaire.

«J'ai reçu d'eux un frère, avant que je pusse savoir ce que j'en devais attendre. Vous me l'avez rendu, après qu'il m'a donné des preuves admirables de sa tendresse pour moi. La république m'a été confiée quand elle allait périr: je l'ai recouvrée par vous, après que tous les citoyens ont enfin reconnu qu'un seul homme l'avait sauvée. Les dieux immortels m'ont accordé des enfants: vous me les avez rendus. Nos vœux avaient obtenu de leurs bontés beaucoup d'autres avantages: sans votre volonté, tous ces présents du ciel seraient perdus pour nous.

«Vos honneurs enfin, à chacun desquels nous étions parvenus par une élévation progressive, vous nous les restituez tous en un seul et même jour; en sorte que les biens que nous tenions soit de nos parents, soit des dieux, soit de vous-mêmes, nous les recevons tous à la fois de la faveur du peuple romain tout entier. En même temps que la grandeur de votre bienfait surpasse tout ce que je puis dire, votre affection et votre bienveillance se sont déclarées d'une manière si touchante, que vous me semblez avoir non-seulement réparé mon infortune, mais ajouté un nouvel éclat à ma gloire.

XIII

«Si l'on pense que ma volonté soit changée, ma vertu affaiblie, mon courage épuisé, on se trompe. Tout ce que la violence, tout ce que l'injustice et la fureur des scélérats ont pu m'arracher, m'a été enlevé, a été pillé, a été dissipé: ce qu'on ne peut ravir à une âme forte m'est resté et me restera toujours. J'ai vu le grand Marius, mon compatriote, et, par je ne sais quelle fatalité, réduit comme moi à lutter non-seulement contre les factieux qui voulaient tout détruire, mais aussi contre la fortune, je l'ai vu, dans un âge très-avancé, loin de succomber sous le poids du malheur, se roidir et s'armer d'un nouveau courage.

«Je l'ai moi-même entendu quand il disait à la tribune qu'il avait été malheureux, lorsqu'il était privé d'une patrie que son bras avait sauvée de la fureur des barbares; lorsqu'il apprenait que ses biens étaient possédés et pillés par ses ennemis; lorsqu'il voyait la jeunesse de son fils associée à ses infortunes; lorsque, plongé dans un marais, il avait dû la conservation de sa vie à la pitié des Minturniens; lorsque, fuyant en Afrique sur une frêle nacelle, il était allé, pauvre et suppliant, implorer ceux à qui lui-même avait donné des royaumes: mais il ajoutait qu'ayant recouvré ses anciens honneurs et les biens dont on l'avait dépouillé, il aurait soin qu'on reconnût toujours en lui cette force et ce courage qu'il n'avait jamais perdus.

«Toutefois, entre ce grand homme et moi, il y a cette différence qu'il s'est vengé de ses ennemis par les moyens qui l'ont rendu si puissant, c'est-à-dire par les armes; moi, j'userai des moyens qui me sont ordinaires: les siens s'emploient dans la guerre et les séditions; les miens, dans la paix et le repos. Au surplus, son cœur irrité ne méditait que la vengeance; et moi, je ne m'occuperai de mes ennemis qu'autant que la république me le permettra.

XIV

«En un mot, Romains, quatre espèces d'hommes ont cherché à me perdre. Les uns m'ont poursuivi avec acharnement, par haine de ce que j'ai sauvé la patrie malgré eux; d'autres, sous le masque de l'amitié, m'ont indignement trahi; d'autres, n'ayant pu obtenir les honneurs, parce qu'ils n'ont rien fait pour les mériter, me les ont enviés et sont devenus jaloux de ma gloire; les autres enfin, préposés à la garde de la république, ont vendu ma vie, l'intérêt de l'État, la dignité du pouvoir dont ils étaient revêtus. Ma vengeance se proportionnera aux divers genres d'attaques dirigées contre moi: je me vengerai des mauvais citoyens, en veillant avec soin sur la république; des amis perfides, en ne leur accordant aucune confiance et en redoublant de précaution; des envieux, en ne travaillant que pour la vertu; des acquéreurs de provinces, en les rappelant à Rome et les forçant à rendre compte de leur administration.

«Toutefois j'ai plus à cœur de trouver les moyens de m'acquitter envers vous que de chercher de quelle manière je punirai l'injustice et la cruauté de mes ennemis. Se venger est plus facile; il en coûte moins pour surpasser la méchanceté que pour égaler la bienfaisance et la vertu. D'ailleurs la vengeance n'est jamais une nécessité; la reconnaissance est toujours un devoir.

«La haine peut être fléchie par les prières; des raisons politiques, l'utilité commune, peuvent la désarmer; les obstacles qu'elle éprouve peuvent la rebuter, et le temps peut l'éteindre. Ni les prières, ni les circonstances politiques, ni les difficultés, ni le temps, ne peuvent nous dispenser de la reconnaissance; ses droits sont imprescriptibles. Enfin l'homme qui met des bornes à sa vengeance trouve bientôt des approbateurs; mais celui qui, s'étant vu, comme moi, comblé de tous vos bienfaits, négligerait un moment de s'acquitter envers vous, s'attirerait les reproches les plus honteux. Il y aurait chez lui plus que de l'ingratitude: ce serait une impiété. Il n'en est point de la reconnaissance comme de l'acquittement d'une dette: l'homme qui retient l'argent qu'il doit ne s'est pas acquitté; s'il le rend, il ne le possède plus; mais celui qui a témoigné sa reconnaissance conserve encore le souvenir du bienfait, et ce souvenir lui-même est un nouveau payement.

XV

«Romains, je garderai religieusement la mémoire de ce que je vous dois, tant que je jouirai de la vie; et, lors même que j'aurai cessé de vivre, des monuments certains attesteront les bienfaits que j'ai reçus de vous. Je renouvelle donc la promesse que je vous ai faite, et je prends l'engagement solennel de ne jamais manquer ni d'activité pour saisir les moyens de servir la patrie, ni de courage pour repousser les dangers qui la menaceront, ni de sincérité pour exposer mes avis, ni d'indépendance en résistant pour elle aux volontés de quelques hommes, ni de persévérance en supportant les travaux, ni enfin du zèle le plus constant pour étendre et assurer tous vos avantages et tous vos intérêts.

«Oui, Romains, vous que j'honore et que je révère à l'égal des dieux immortels, oui, mon vœu le plus ardent, le premier besoin de mon cœur sera toujours de paraître à vos yeux, aux yeux de votre postérité et de toutes les nations, digne d'une cité qui, par ses unanimes suffrages, a déclaré qu'elle ne se croirait rétablie dans sa majesté que lorsqu'elle m'aurait rétabli moi-même dans tous mes droits.»

XVI

Dix volumes contiendraient à peine ces plaidoyers et ces harangues politiques, autant de chefs-d'œuvre de pensée, de sentiment et d'élocution, que nous parcourrons bientôt ensemble quand nous traiterons spécialement de l'éloquence. Mais laissons un moment Cicéron orateur et critique, et voyons Cicéron écrivain et philosophe. Il ne perd pas une ligne de sa taille en descendant de la tribune, ni un rayon de sa majesté en sortant du sénat; nous nous aiderons pour vous faire mesurer cette grandeur, qui est dans l'homme et non dans la dignité, du beau travail de translation de M. Nisard. Ce travail, comme celui de d'Olivet dans le dix-huitième siècle, et de M. Leclerc de nos jours, atteste l'éternelle jeunesse des œuvres de Cicéron.

Le temps, cependant, ne nous a pas tout conservé de ces monuments de l'esprit humain. Il faut mesurer ce grand homme comme le Colisée, par ses ruines. Au nombre de ces ruines est un ouvrage didactique, intitulé les Académiques; on n'en possède que des fragments.

Voyez avec quelle âme et avec quel style détendu et pour ainsi dire assis il commence le second livre de ces Académiques! Cela rappelle le début de la profession de foi du Vicaire savoyard de J.-J. Rousseau ou des Soirées de Pétersbourg du comte Joseph de Maistre. L'orateur ne harangue plus: il s'entretient comme nous faisons ici, et il affecte l'abandon et la nonchalance de la conversation entre hommes graves à la campagne.

«J'étais dans ma campagne de Cumes (près de Baïa et de Naples), en compagnie de mon cher Atticus, quand Varron me fit annoncer qu'il était arrivé de Rome la veille au soir, et que, sans la fatigue de la route, il serait venu immédiatement nous trouver. À cette nouvelle, nous décidâmes qu'il ne fallait mettre aucun retard à voir un homme avec qui nous étions liés par la communauté de nos études et par une vieille amitié. Nous nous mîmes en marche sur-le-champ pour le rejoindre. Nous étions encore à quelque distance de la villa, lorsque nous l'aperçûmes venant au-devant de nous; nous l'embrassâmes tendrement et nous le reconduisîmes chez lui. Il nous restait à faire un assez long chemin.

«Je demandai d'abord à Varron s'il y avait quelque chose de nouveau à Rome. Mais Atticus, m'interrompant aussitôt: Laissez là, nous dit-il, je vous en conjure, un sujet sur lequel on ne peut rien demander ni rien apprendre sans douleur (c'était le temps des compétitions déplorables entre Pompée et César), et que Varron nous dise plutôt ce qu'il y a de nouveau chez lui. Notre ami garde un silence plus long qu'à l'ordinaire avec le public, et pourtant je crois qu'il n'a pas cessé d'écrire, mais il nous cache ce qu'il compose.—Point du tout, dit Varron; ce serait, selon moi, une folie que de faire des livres pour les cacher, mais j'ai un grand ouvrage sur le métier; il y a déjà longtemps que j'ai mis le nom de cet ami (c'était de moi qu'il parlait) en tête d'un travail assez volumineux et que je tiens à exécuter avec le plus grand soin.

«—Il y a longtemps aussi, lui dis-je, que j'attends cet ouvrage, et cependant je n'ose pas vous presser, car j'ai appris de notre ami Libon, dont vous connaissez la passion pour les lettres, que vous n'interrompez pas un seul instant ce travail, que vous y employez tous vos soins et que jamais il ne sort de vos mains; mais il est une demande que je n'avais jamais songé à vous faire et que je vous ferai, maintenant que j'ai entrepris moi-même d'élever quelque monument à ces études qui me furent communes avec vous, et d'introduire dans notre littérature latine cette ancienne philosophie de Socrate. Pourquoi, vous qui écrivez sur tant de sujets, ne traitez-vous pas celui-là, puisque vous y excellez?»

XVII

Varron s'excuse sur la difficulté de se faire comprendre des esprits vulgaires en traitant en termes de l'école des sujets grecs dont les termes mêmes sont étrangers à la plupart des Romains. «Les épicuriens, dit-il, pensent tout simplement que le sort de l'homme et de la brute, c'est tout un.

«Mais vous, qui êtes comme moi sectateur des principes plus spiritualistes et plus sublimes des disciples de Socrate et de Platon, avec quelle délicatesse ne faudra-t-il pas en développer la philosophie pour être compris? Il vaut mieux renvoyer les esprits, qui parmi nous s'occupent de ces matières, aux écrivains grecs eux-mêmes.»

«Vous avez raison, Varron,» répond Cicéron en rappelant avec la complaisance de l'amitié les beaux ouvrages poétiques et historiques composés par cet ami. «Pour moi, ajoute-t-il (je vais vous confesser les choses telles qu'elles sont), pendant le temps où l'ambition, les honneurs, le barreau, la politique et plus encore ma participation au gouvernement de la république m'entravaient dans un réseau d'affaires et de devoirs, je renfermais en moi mes connaissances philosophiques, et, pour que le temps ne les altérât pas, je les renouvelais dans mes heures de loisir par la lecture.

«Mais aujourd'hui que la fortune m'a frappé d'un coup terrible et que le fardeau du gouvernement ne pèse plus sur moi, je demande à la philosophie l'adoucissement de ma douleur, et je la regarde comme l'occupation de mes loisirs la plus douce et la plus noble à la fois. Cette occupation sied parfaitement à mon âge; elle est plus que toute autre chose en harmonie avec ce que je puis avoir fait de louable dans ma vie publique; rien de plus utile pour l'instruction de mon pays.»

Après cette introduction, les amis s'asseyent pour écouter Cicéron, qui commence ainsi:

XVIII

«Socrate me paraît être le premier, et tout le monde en tombe d'accord, qui rappela la philosophie des nuages et des mystères pour l'appliquer à la conduite morale des hommes et lui donner pour objet les vertus ou les vices; il pensait qu'il n'appartient pas à l'homme d'expliquer les choses occultes et qu'alors même que nous pourrions nous élever jusqu'à cette connaissance, elle ne nous servirait de rien pour bien vivre.»

Il définit ensuite la philosophie pratique de Socrate et la philosophie spéculative de Platon, et il parsème son analyse de ses propres axiomes philosophiques à lui-même. Dieu, l'âme du monde, la providence ou la fortune (appelée ainsi parce qu'elle fait naître mille événements imprévus dont les causes existent, mais dont nous ne pouvons apercevoir de si bas ni prévoir ces causes) gouverne l'univers. L'esprit débute par la sensation, mais on ne reconnaît pas aux sens la faculté de juger. La vérité, la raison ou l'intelligence est l'unique juge des choses;... il adopte ces seules maximes éminemment spiritualistes. Qu'adoptons-nous de plus et de mieux aujourd'hui? La raison, la providence ou la divinité active dans les choses universelles sont-elles autrement définies par nos philosophes?

Après avoir raconté toute l'histoire des écoles, des sectes, des philosophies grecque et romaine, il combat énergiquement le scepticisme ou la philosophie du doute, et il le combat par le plus beau des arguments: la conscience et la vertu.

«L'idée seule de la vertu, dit-il, nous prouve que l'on peut comprendre et certifier certaines choses. Je demande pourquoi l'homme de bien, qui s'est résolu à souffrir tous les tourments plutôt que de trahir son devoir ou sa conscience, s'est imposé de si dures lois à lui-même lorsqu'il n'avait pour s'immoler ainsi ni motif ni raison. Une sagesse qui ne connaîtrait pas pourquoi elle est sage, est-ce une sagesse, oui ou non? Et d'abord, comment mériterait-elle de s'appeler sagesse? Comment ensuite oserait-elle prendre résolûment et poursuivre énergiquement un parti, s'il n'y a point de règles certaines qui la dirigent? Et si elle ne sait pas ce que c'est que le souverain bien (la vertu), comment serait-elle la vertu? Si l'homme donc ne peut connaître intuitivement ses devoirs, quel motif aura-t-il d'agir et quel attrait pourra-t-il sentir ou vers le mal ou vers le bien? Eh quoi! si je prouve ainsi aux sceptiques que leur doctrine anéantit la raison et la nature humaine, persisteront-ils dans leur doctrine?...»

XIX

La suite de cette argumentation de la raison contre le scepticisme est d'une force et d'une évidence qu'aucune philosophie et qu'aucune logique moderne n'ont surpassées.

Les vérités nécessaires sont contemporaines de tous les temps, parce qu'elles sont nécessaires à tous les hommes.

La philosophie raisonnée de Cicéron est égale à celle de Platon, mais Platon rêvait après avoir raisonné. Cicéron ne rêve jamais: il pense. Il écrit le code de la raison humaine; Platon n'en écrit que le poëme.

«L'intelligence, poursuit-il, étant faite pour donner à l'homme la connaissance, elle aime la connaissance pour elle-même d'abord, car rien n'est plus délicieux pour l'esprit que la lumière, et elle l'aime ensuite pour ses conséquences pratiques; c'est pourquoi l'intelligence exerce ses sens, invente les arts comme des sens nouveaux qu'elle donne à l'homme et donne assez d'évidence et de force à la philosophie pour produire enfin la vertu, cette chose excellente qui met l'ordre dans la vie!»

Il y a deux mille ans bientôt que le plus grand des orateurs et le plus honnête des hommes politiques de Rome écrivait ces lignes. Quelles lignes philosophiques plus belles ont donc été écrites depuis ces deux mille ans par nos orateurs, nos hommes d'État, nos philosophes? Oh! que ce serait une belle et utile chose qu'un cours d'antiquité! et que de philosophies, qu'il croit d'hier, l'homme retrouverait à l'origine des hommes! Mais on aime mieux jeter le voile de l'ignorance sur les sagesses de Cicéron, de Confucius, et parler de progrès pour se nier son néant.

XX

Le style est, dans toute cette longue argumentation, à la hauteur des idées ou des sentiments. On y sent le poëte comme l'orateur. Virgile n'a pas de plus fortes images que ce livre à propos des sceptiques, qui nient la lumière de l'esprit suffisante pour déterminer le bien ou le mal, le vice ou la vertu.

«Les Cimmériens (peuples voisins du pôle) à qui la vue du soleil est dérobée ou par un dieu, ou par quelque phénomène de la nature, ou plutôt par la position de la terre qu'ils habitent, ont cependant des feux à la lueur desquels ils peuvent se conduire; mais ces philosophes du doute, dont vous vous déclarez les sectateurs, après nous avoir enveloppés de si épaisses ténèbres, ne nous laissent pas même une dernière étincelle pour éclairer nos regards et nos pas!...» Quelle figure et quelle langue, éclatant vivement dans l'image comme la chaleur dans la clarté!

«Ah! comment, dit-il ensuite, ne pas aspirer à connaître le vrai, moi qui me réjouis de trouver seulement quelquefois le vraisemblable? Je suis un grand faiseur aussi de conjectures; je ne prétends pas ne jamais me tromper, ne jamais me laisser égarer par mes préjugés (car je ne me donne pas pour un sage), et je dirige, pour m'égarer le moins possible dans mes suppositions, mes pensées non du côté de la petite Ourse, ce guide nocturne des Phéniciens au milieu des flots, comme dit Aratus, constellation qui dirige d'autant mieux, selon lui, que dans sa course restreinte elle décrit un orbe plus borné, mais vers la grande Ourse et l'éclatante région du nord, c'est-à-dire vers l'espace plus étendu et où l'esprit est plus au large dans la région des choses probables, ce qui fait que j'erre souvent à l'aventure de mon esprit,» etc.

Ne croirait-on pas lire Montaigne? Mais combien Cicéron croyant ne se relève-t-il pas aussitôt au-dessus du sceptique!

Vient ensuite une longue et magnifique discussion où toutes les philosophies disputent entre elles en termes admirables prêtés par Cicéron à la controverse.

Après cette confusion d'idées, de dogmes, de conjectures, «il ne reste, dit Cicéron, que deux combattants debout: le plaisir, ou l'égoïsme, et la vertu. Si vous suivez la doctrine du plaisir ou de l'égoïsme, bien des choses périssent, et d'abord ces beaux rapports qui nous unissent à nos semblables, l'amour des hommes, l'amitié, la justice et les autres vertus; car, sans le désintéressement, ce ne sont plus que des chimères; lorsque nous sommes portés à remplir nos devoirs par l'attrait du plaisir et par l'appât des récompenses, ce n'est pas la vertu, c'est le faux semblant et comme un plagiat de la vertu.»

Cependant Cicéron, esprit tolérant parce qu'il est vaste, laisse une grande latitude à la controverse; il expose plus qu'il n'impose. Le livre, que nous ne possédons que par débris, comme les marbres de Phidias au Parthénon, finit familièrement, ainsi qu'il a commencé, par une gracieuse détente des esprits et par un retour sur les douceurs de pareils entretiens:

«Mais le matelot nous appelle (le batelier qui avait attaché son bateau au môle de Baïa, près du cap Misène, et qui voyait l'ombre descendre sur la mer), le matelot nous appelle, Lucullus! Le zéphyr lui-même semble nous murmurer qu'il est temps de rentrer dans nos barques. Je crois d'ailleurs en avoir dit assez; je termine donc ici mon discours. Mais si, dans la suite, nous renouons ces entretiens, nous nous occuperons de ces divergences entre les philosophes qui soutiennent des doctrines si opposées sur les biens ou sur les maux réels: voilà les sujets qui méritent de nous occuper plutôt que les vanités et les erreurs de la vie, etc.

«Je suis loin de regretter, dit alors Lucullus, les heures employées à ces entretiens; quand nous nous trouverons réunis, surtout dans nos jardins de Tusculum, nous pourrons souvent débattre ensemble ces belles questions, etc.»

Et ils s'embarquent à la fin du jour dans un silence plein de pensées.

XXI

Voilà ce qui nous reste de ce livre des Académiques. Ce mélange de la vie publique et de la vie méditative, cette alternative de l'éloquence et de la philosophie dans la vie du même homme d'État, qui allait mourir sous le glaive des sicaires d'Antoine après avoir combattu les sicaires de Clodius, ne se retrouve dans aucun de nos grands hommes de tribune moderne au même degré. Chatam et William Pitt n'élevaient pas leur âme à ces hauteurs sereines de la pensée; Mirabeau et Vergniaud perdaient la moitié de leur force en descendant des tribunes; ils n'écrivaient pas du même style sur les lois et sur la Divinité. Bossuet lui-même n'était pas homme public à la mesure de Cicéron; plus libre que l'orateur romain comme orateur, il n'avait à lutter ni contre les tumultes du sénat, ni contre les démagogues, ni contre la tyrannie de César, ni contre les assassins d'Antoine; il n'avait qu'à servir un roi, à ménager en pontife habile le prince et sa conscience, à mourir sur les escaliers de Versailles en sollicitant pour un indigne neveu la continuation des faveurs d'Église conquises par son propre génie de théologien et d'écrivain. Si l'orateur est égal ou supérieur dans Bossuet, l'homme est plus universel et plus intrépide dans Cicéron. Ajoutons que, pour son temps, Cicéron est personnellement plus philosophe: car Bossuet répète la philosophie sacrée du christianisme, et sa force n'est que sa foi.

XXII

Mais voici un autre fruit des loisirs de Cicéron, supérieur aux Académiques: ce sont les quatre livres sur les vrais biens et les vrais maux, adressés à Brutus, son ami, aussi lettré que lui-même.

Il commence par s'excuser, dans un préambule, d'importer dans la langue de Rome les philosophies originaires de la Grèce. Il se justifie victorieusement de cette tentative par des exemples d'autres écrivains romains: «Quant à moi, dit-il, qui, au milieu des soucis, des travaux, des orages, des discussions publiques, crois n'avoir jamais déserté le poste que le peuple romain m'avait confié, je crois devoir aussi, dans la mesure de mes forces, éclairer l'âme de mes concitoyens par mes travaux, mes études, mes veilles d'écrivain.

«Ceux qui me blâment d'écrire sur la philosophie devraient être plus justes, ils devraient se rappeler que j'ai déjà beaucoup écrit sur d'autres sujets, et autant qu'aucun autre Romain ait jamais fait; et qu'y a-t-il donc au-dessus de l'intérêt de ces grandes questions, et dont l'homme ait à retirer plus de véritable utilité? Si ma vie se prolonge, je ne renonce pas à traiter d'autres matières encore; mais quiconque voudra s'appliquer à étudier mes ouvrages de philosophie reconnaîtra qu'il n'y a point de lecture dont on puisse recueillir plus de fruit.»

Il part de là pour faire contre Épicure la plus magnifique théorie de la vertu et des différentes théories du bien qui ait été écrite en aucune langue humaine. Ce n'est pas, comme dans Platon, l'imagination, c'est la raison divinement parlée, qui divinise par sa plume la morale. Cependant il rend bientôt à Épicure son véritable caractère, en prouvant que la vertu (et par exemple l'amitié) est la véritable volupté. Dans cette page sur l'amitié, on sent l'homme qui a fait ses délices d'aimer et d'être aimé. C'est la vertu instinctive du caractère. Celui de Cicéron ne comportait pas la haine; il s'indignait, il ne haïssait pas.

XXIII

Au début de son second livre sur le bien et le mal, Cicéron dit à ses amis: «Ne me regardez pas ainsi en silence, comme on regarde un homme qui va professer. Le vrai mode de traiter les sujets philosophiques, c'est l'échange mutuel des pensées, des objections et des réponses, c'est la conversation: causons.»

XXIV

Après avoir élagué toutes les subtilités scolastiques d'Épicure ou des autres prétendus sages, il préconise avec une admirable force de langage et de conscience les deux pivots de la vertu, l'HONNÊTE et la RAISON. Écoutez en passant ces définitions du bon sens:

«L'honnête est ce que l'on est forcé d'estimer par soi-même, abstraction faite de toute espèce d'intérêt personnel, etc.» (Quelle preuve de Dieu par la conscience!)

«La raison est cette intelligence si prompte et si vaste à la fois, cette sagacité de l'esprit qui pénètre les causes, discerne l'enchaînement de ces causes avec leurs conséquences, rapproche les ressemblances, découvre les semblables au milieu des diversités, conjoint l'avenir avec le présent, et embrasse ainsi d'un coup d'œil le cours entier d'une existence bien enchaînée.

«Par la raison, l'homme recherche la société des hommes; par elle il s'élève, de l'affection pour ses parents et pour ceux que la nature a rapprochés de son cœur, jusqu'à l'affection pour ses concitoyens, compris dans son amour, et enfin jusqu'à répandre sa tendresse sur l'humanité tout entière.» (Caritas generi humani, Évangile inné des sages de tous les siècles.)

«Car l'homme, ajoute-t-il, doit se souvenir qu'il n'est pas seulement pour lui seul, mais pour les siens, pour sa patrie, et que c'est de la moindre partie de lui-même qu'il lui est permis de s'occuper; et, comme la nature nous a doués d'un invincible attrait pour la vérité, inspirés que nous sommes par ce noble instinct, nous aimons forcément tout ce qui est vrai et réel, comme la bonne foi, la fidélité, la candeur, la constance, et nous haïssons tout ce qui est faux et trompeur, comme la fraude, le parjure, la méchanceté, l'injustice.

«Enfin la raison a je ne sais quelle supériorité majestueuse qui lui donne le droit de commander et qui lui fait mépriser de haut les événements humains, toujours élevée qu'elle est au-dessus de nos faiblesses et de nos erreurs. À ces trois vertus s'en joint une quatrième, qui a la même beauté et qui conspire avec elles pour la grandeur de l'homme: c'est l'amour de l'ordre.

«La beauté essentielle de l'ordre avait d'abord frappé l'esprit dans l'univers visible, et c'est de là que nous l'avons transporté dans nos actions et dans nos paroles, monde moral dont l'ordre est l'ornement; puis vient la modération, ou la mesure qui nous fait éviter en tout l'excès ou la témérité, qui nous détourne d'offenser nos semblables par nos actions ou par nos discours, et de rien faire, en un mot, a qui soit indigne de la nature humaine.

XXV

«Voilà, mon cher Torquatus, la définition exacte de ce qu'on entend par l'honnête; c'est ce qui a fait dire proverbialement de l'homme de bien: On peut frayer avec lui dans les ténèbres.»

Que pensez-vous, lecteurs, de ces définitions de l'honnête, de la raison, de la vertu, datées de vingt siècles et écrites de la main d'un des plus sublimes écrivains de tous les siècles? Avez-vous une plus haute philosophie morale, une plus saine raison, une plus solide vertu, un plus beau style? Votre crépuscule n'est-il pas là?

Saluez l'antiquité: elle sait tout, même ce que vous croyez avoir appris hier. Si ces lignes étaient trouvées par vous anonymes dans un volume de vos bibliothèques de Paris ou de Londres, ne les attribueriez-vous pas en conscience à Bacon, à Fénelon, à vos plus pures philosophies, à vos plus éloquentes plumes? Elles sont du consul, de l'orateur, du lutteur romain contre Catilina, du sauveur de la patrie, du maître de Brutus, de l'ami de Pompée, de l'amnistié de César, de la victime d'Antoine, se reposant au soir d'un jour agité, à quelques jours de sa mort, résigné à l'ombre de son jardin de Tusculum, au murmure de l'Anio, qui murmure encore tout près des ruines de sa maison de campagne.

XXVI

Et ce passage, sur l'immatérialité et sur l'immortalité de l'âme, qu'en direz-vous après l'avoir lu:

«L'origine de notre âme ne saurait se trouver dans rien de ce qui est matériel, car la matière ne saurait produire la pensée, la connaissance, la mémoire, qui n'ont rien de commun avec elle. Il n'y a rien dans l'eau, dans l'air, dans le feu, dans ce que les éléments offrent de plus subtil et de plus délié, qui présente l'idée du moindre rapport quelconque avec la faculté que nous avons de percevoir les idées du passé, du présent et de l'avenir. Cette faculté ne peut donc venir que de Dieu seul; elle est essentiellement céleste et divine. Ce qui pense en nous, ce qui sent, ce qui veut, ce qui nous meut, est donc nécessairement incorruptible et éternel; nous ne pouvons pas même concevoir l'essence divine autrement que nous ne concevons celle de notre âme, c'est-à-dire comme quelque chose d'absolument séparé et indépendant des sens, comme une substance spirituelle qui connaît et qui meut tout.

«Vous me direz: Et où est cette substance qui connaît et qui meut tout? et comment est-elle faite? Je vous réponds: Et où est votre âme? et comment se la représenter? Vous ne sauriez me le dire, ni moi non plus. Mais, si je n'ai pas pour la comprendre tous les moyens que je voudrais bien avoir, est-ce une raison pour me priver de ce que j'ai? L'œil voit et ne voit pas: ainsi notre âme, qui voit tant de choses, ne voit pas ce qu'elle est elle-même; mais pourtant elle a la conscience de sa pensée et de son action. Mais où habite-t-elle et qu'est-elle? C'est ce qu'il ne faut pas même chercher... Quand vous voyez l'ordre du monde et le mouvement réglé des corps célestes, n'en concluez-vous pas qu'il y a une intelligence suprême qui doit y présider, soit que cet univers ait commencé et qu'il soit l'ouvrage de cette intelligence, comme le croit Platon, soit qu'il existe de toute éternité et que cette intelligence en soit seulement la modératrice, comme le croit Aristote? Vous reconnaissez un Dieu à ses œuvres et à la beauté du monde, quoique vous ne sachiez pas où est Dieu ni ce qu'il est: reconnaissez de même votre âme à son action continuelle et à la beauté de son œuvre, qui est la vertu.»

XXVII

Et celui-ci, sur la divisibilité des sens et de l'âme, autrement appelée la mort:

«Que faisons-nous quand nous séparons notre âme des objets terrestres, des soins du corps et des plaisirs sensibles, pour la livrer à la méditation? Que faisons-nous autre chose qu'apprendre à mourir, puisque la mort n'est que la séparation de l'âme et du corps? Appliquons-nous donc à cette étude, si vous m'en croyez; mettons-nous à part de notre corps et accoutumons-nous à mourir. Alors notre vie sur la terre sera semblable à la vie du ciel; et, quand nous serons au moment de rompre nos chaînes corporelles, rien ne retardera l'essor de notre âme vers les cieux.»

Tout l'ascétisme chrétien qui allait éclore en Orient n'était-il pas là par pressentiment?

Et celui-là, sur le noble désintéressement de la vertu, que les disciples d'Épicure appellent si faussement un habile égoïsme, et que Cicéron appelait, lui, de son vrai nom, un sacrifice de soi-même? Lisez:

«Appliquez, dit-il, ces mêmes principes à la modération, à la tempérance, qui est la sage mesure des passions et qui les soumet à la raison. Sera-ce garder suffisamment la pudeur que de prendre sans témoins des plaisirs honteux? N'y a-t-il pas des actions d'elles-même infâmes, lors même que leur auteur échapperait à la flétrissure publique? Que font les hommes de cœur? N'est-ce qu'après avoir calculé leur intérêt qu'ils entrent dans le combat et qu'ils versent à flots leur sang pour la patrie? N'y sont-ils pas excités plutôt par une vertueuse impulsion de dévouement et par leur généreux courage? Et si ce grand Torquatus avait pu nous entendre, lequel de nous deux, je vous le demande, eût-il écouté plus volontiers, ou de moi, qui affirme qu'il n'a rien fait en songeant à lui, mais par amour de la république, ou de vous, qui soutenez qu'il n'a rien fait que pour lui seul? Le bien pour le bien, voilà la vraie maxime!»

XXVIII

Le début de son second livre, où il combat les stoïciens contre Caton, après avoir, dans le premier, combattu Épicure, est une mise en scène d'une digne, grave et douce familiarité.

Lisez ceci; c'est une scène biblique de philosophie parlée entre ces deux patriarches de la pensée humaine, Cicéron et Caton:

«J'étais à Tusculum, et, désirant me servir de quelques livres du jeune Lucullus, je vins chez lui pour les prendre dans sa bibliothèque, comme j'en avais l'usage.

«J'y trouvai Caton, que je ne m'attendais pas à rencontrer; il était assis et tout entouré de livres stoïciens.

«Vous savez qu'il avait une avidité insatiable de lecture, jusque-là que, dans le sénat même, et pendant que les sénateurs s'assemblaient, il se mettait à lire, sans se soucier des vaines rumeurs qu'il exciterait dans le public, et sans dérober pourtant un seul des instants qu'il devait aux intérêts de l'État. Aussi, jouissant d'un loisir aussi complet, et se trouvant dans une aussi riche bibliothèque, il semblait, si l'on peut se servir d'une comparaison aussi peu noble, vouloir dévorer les livres. Nous étant donc ainsi rencontrés tous deux sans y songer, il se leva aussitôt. Nous échangeâmes ensuite les premières questions que l'on se fait d'ordinaire lorsqu'on se revoit.—Qui vous amène ici? me dit-il. Vous venez, sans doute, de votre campagne? Si j'avais pensé que vous y fussiez, j'aurais été certainement vous y rendre visite.—Hier, lui dis-je, dès que les jeux furent commencés, je quittai la ville et j'arrivai le soir chez moi. Ce qui m'a amené ici, c'est que j'y suis venu chercher quelques livres. Voilà bien des trésors assemblés, Caton, et il faudra que notre jeune Lucullus les connaisse parfaitement un jour; car j'aimerais mieux qu'il prît plaisir à ces livres qu'à toutes les autres beautés de ce séjour, et j'ai son éducation fort à cœur, quoiqu'elle vous appartienne plus qu'à personne, et que ce soit à vous de le rendre digne de son père, de notre Cépion et de vous-même, qui le touchez de si près. Mais ce n'est pas sans sujet que je m'intéresse à ce qui le regarde: j'y suis obligé par le souvenir de son aïeul Cépion, que j'ai toujours tenu en grande estime, comme vous le savez, et qui, selon moi, serait maintenant un des premiers hommes de la république s'il vivait, et j'ai continuellement devant les yeux Lucullus, ce modèle accompli, à qui les liens de l'amitié et une communauté parfaite de sentiments et de vues m'unissent si tendrement.—Vous faites bien, me dit Caton, de conserver chèrement la mémoire de deux hommes qui vous ont recommandé leurs enfants par leurs testaments, et je suis charmé de voir que vous aimez le jeune Lucullus. Quant au soin de son éducation, qui me regarde tout particulièrement, dites-vous, je m'en charge avec plaisir, mais il faut que vous le partagiez avec moi. Ce que je puis ajouter, c'est qu'il me paraît déjà donner beaucoup de marques d'une belle âme et d'un noble esprit; mais vous voyez combien son âge est tendre.—Je le vois bien, lui dis-je, et c'est aussi dans cet âge qu'il faut l'initier à ces études et ouvrir son âme à ces sentiments qui le prépareront aux grandes choses qui l'attendent.—C'est à quoi il faut que nous travaillions ensemble, et de quoi nous nous entretiendrons plus d'une fois. Cependant asseyons-nous, s'il vous plaît. C'est ce que nous fîmes aussitôt.

«Mais vous, continua-t-il, qui avez tant de livres chez vous, quels sont donc ceux que vous venez chercher ici?—J'y venais prendre, lui dis-je, quelques commentateurs d'Aristote pour les lire pendant que j'en ai le loisir, ce que vous savez qui ne nous arrive guère ni à l'un ni à l'autre.—Que j'aurais bien mieux aimé, dit-il, que votre goût eût incliné pour les stoïciens! Certes, s'il appartenait à quelqu'un au monde d'estimer qu'il n'y a de bien que dans la vertu, c'était à vous.»

XXIX

Cicéron démontre ensuite, avec une évidence véritablement révélatrice, que l'honnête, ou le souverain bien, est un instinct de notre nature intellectuelle aussi irréfutable que le bien-être physique est un instinct de nos sens matériels; de là, dit-il, ces législations, aussi divines qu'humaines, qui établissent les rapports des hommes entre eux sur les bases d'une équité sociale, qui est la conscience publique du genre humain. Cependant il blâme dans le livre suivant l'excès des stoïciens, qui les porte à sacrifier entièrement le corps à l'âme. Cet excès, dit-il, n'est pas conforme à la nature complexe d'un être formé d'âme et de corps, et qui a été doué d'un instinct de conservation. La sagesse est dans l'harmonie qu'il faut maintenir entre nos deux natures: régler la nature, ce n'est pas la contredire.

XXX

Nous ne pouvons renoncer à vous reproduire ici le commencement du cinquième livre, réminiscence délicieuse du temps et des lieux où Cicéron, voyageur à Athènes, repassait avec ses amis sur les traces de l'antiquité:

«Comme j'étais à Athènes, et qu'un jour, suivant ma coutume, j'avais entendu Antiochus dans le gymnase de Ptolémée, en compagnie de Pison, de mon frère Quintus, de Pomponius et de L. Cicéron, mon cousin germain, que j'aime comme s'il eût été mon frère, nous fîmes dessein de nous aller promener ensemble l'après-midi à l'Académie, parce que, dans ce temps-là, il ne s'y trouvait d'ordinaire presque personne. Nous nous rendîmes donc tous chez Pison au temps marqué; et de là, en nous entretenant de choses diverses, nous fîmes les six stades de la porte Dipyle à l'Académie. Quand nous fûmes arrivés dans un si beau lieu, et qui n'est pas célèbre sans cause, nous y trouvâmes toute la solitude que nous voulions. Alors Pison:—Est-ce par un dessein de la nature, nous dit-il, ou par une erreur de notre imagination, que, lorsque nous voyons les lieux où l'histoire nous apprend que de grands hommes ont passé une partie de leur vie, nous nous sentons plus émus que quand nous écoutons le récit de leurs actions ou que nous lisons leurs écrits?

«C'est là ce que j'éprouve moi-même en ce moment: le souvenir de Platon me vient assaillir l'esprit; c'est ici qu'il s'entretenait avec ses disciples, et ses petits jardins, que vous voyez si près de nous, me rendent sa mémoire tellement présente qu'ils me le remettent presque devant les yeux. Ces lieux ont vu Speusippe, ils ont vu Xénocrate et Polémon, son disciple, dont voici la place favorite. Je n'aperçois même jamais le palais du sénat (j'entends la cour Hastilie, non pas ce palais, nouveau monument bien plus vaste et qui paraît plus petit à mes yeux), que je ne songe à Scipion, à Caton, à Lélius, et surtout à mon aïeul. Enfin les lieux ont si bien la vertu de nous faire ressouvenir de tout, que ce n'est pas sans raison qu'on a fondé sur eux l'art de la mémoire.—Rien n'est plus vrai, Pison, lui dit mon frère Quintus. Moi-même, en venant ici, les yeux fixés sur Colone, le séjour de Sophocle, je croyais voir devant moi ce grand poëte, à qui j'ai voué une si profonde admiration, vous le savez, et qui fait mes délices; l'image même d'Œdipe, qu'il représente venant ici et demandant dans ces vers qui arrachent des larmes en quels lieux il se trouve, m'a tout ému; ce n'est qu'une image vaine, et cependant elle m'a remué.—Et moi, dit Pomponius, à qui vous faites la guerre de m'être rendu à Épicure, dont nous venons de passer les jardins, je vois s'écouler dans ces jardins bien des heures en compagnie de Phèdre, que j'aime plus qu'homme au monde. Il est vrai que, averti par l'ancien proverbe, je pense toujours aux vivants; mais, quand je voudrais oublier Épicure, comment le pourrais-je, lui dont nos amis ont le portrait, non-seulement reproduit à grands traits par la peinture, mais encore gravé sur leurs coupes et sur leurs bagues?

«Notre ami Pomponius, lui dis-je alors, veut s'égayer, et il est peut-être dans son droit, car il s'est établi de telle sorte à Athènes que déjà on peut le prendre pour un Athénien, et que je ne serais pas surpris qu'un jour il ne portât le surnom d'Atticus. Mais je suis de votre avis, Pison; rien ne fait penser plus vivement et plus attentivement aux grands personnages que les lieux fréquentés par eux.

«Vous savez que j'allai une fois à Métaponte avec vous, et que je ne mis le pied chez mon hôte qu'après avoir vu le lieu où Pythagore rendit le dernier soupir, et le siége où il s'asseyait d'ordinaire. Tout présentement encore, quoique l'on trouve partout à Athènes les traces des grands hommes qu'elle a portés, je me suis senti ému en voyant cet hémicycle où Charmadas enseignait naguère. Il me semble que je le vois (car ses traits me sont bien connus); il me semble même que sa chaire, demeurée pour ainsi dire veuve d'un si grand génie, regrette à toute heure de ne plus l'entendre. Alors Pison:—Puisque tout le monde, dit-il, a été frappé de quelque souvenir, je voudrais bien savoir ce qui a fait impression sur notre jeune Lucius? Serait-ce le lieu où Démosthène et Eschine se livraient leurs grands combats? Chacun, en effet, est guidé par ses études de prédilection. Lui, en rougissant:—Ne m'interrogez pas là-dessus, dit-il, moi qui suis même descendu sur la plage de Phalère, où l'on dit que Démosthène déclamait au bruit des flots, pour s'habituer à vaincre par sa voix le frémissement de la place publique. Je viens même de me détourner un peu sur la droite pour voir le tombeau de Périclès: mais, dans cette ville-ci, les souvenirs sont inépuisables; il semble, à chaque pas que l'on y fait, que du sol jaillisse l'histoire.—Les recherches, lui dit Pison, quand on les fait dans la vue d'imiter un jour les grands personnages, sont d'un excellent esprit; mais, quand elles n'ont pour but que de nous mettre sur les traces du passé, elles témoignent seulement d'un esprit curieux. Aussi nous vous exhortons tous, et je vois que déjà vous vous y portez de vous-même, à marcher sur les pas des grands hommes dont vous prenez plaisir à reconnaître les vestiges.—Vous savez, dis-je alors à Pison, qu'il a déjà prévenu vos conseils; mais je vous suis obligé des encouragements que vous lui donnez.—Il faut donc, reprit-il avec son extrême bienveillance, que nous tâchions tous de contribuer aux progrès de notre jeune ami; il faut avant tout qu'il tourne ses études vers la philosophie, tant pour vous imiter, vous qu'il aime, que pour être en état de mieux réussir dans l'éloquence. Mais vous, Lucius, continua-t-il, est-il besoin de vous y exhorter, et ne vous y sentez-vous pas tout naturellement enclin? Au moins, il me semble que vous écoutez avec beaucoup d'intérêt les leçons d'Antiochus.—J'ai grand plaisir à les suivre, répondit Lucius avec une honnête timidité; mais vous avez parlé de Charmadas: je me sens entraîné de ce côté-là. Antiochus me le rappelle, et c'est la seule école que je fréquente.»

Viennent ensuite des définitions admirables de l'âme, de ses facultés, de ses vertus, filles, dit-il, de notre liberté morale telles que la prudence, la tempérance, la force, la justice, la modération, l'abnégation, le sacrifice de soi-même aux autres, tout ce dont se compose aujourd'hui encore le code de l'homme parfait.

Et l'on voit, dit Érasme dans sa préface des Tusculanes, que la vie de Cicéron était conforme à ce code sublime de la vertu antique. Érasme s'indigne comme nous que des ignorants appellent un vain étalage de style la sagesse substantielle de ces leçons. Le plus éloquent des hommes en est en même temps le plus sage.

Mais passons aux Tusculanes elles-mêmes. Quelle lucidité! quelle souplesse! quelle facilité! quelle profondeur! quelle logique! quelle force! quelle grâce et en même temps quel enjouement dans ces leçons, s'écrie le philosophe du moyen âge, en étudiant le philosophe romain. Goûter Cicéron, s'écrie à son tour l'esprit le plus antique de l'antiquité, Quintilien, c'est prouver qu'on avance dans la philosophie comme dans l'éloquence.

XXXI

Les Tusculanes prennent leur nom de la maison de campagne de Cicéron où ces Méditations en prose furent composées par lui. Ces Méditations étaient à la fois des loisirs, des perfectionnements de son âme, des consolations. La politique l'avait odieusement rejeté dans la vie inactive. Rome, en proie aux démagogues, à la soldatesque, à la tyrannie, à la gloire de mauvais aloi, n'était plus digne de lui; la pensée de Cicéron quittait ce monde vulgaire et pervers pour les régions sublimes et éternelles de la pensée.

«Quand j'ai vu enfin, dit-il en commençant les Tusculanes, qu'il n'y avait presque plus rien à faire pour moi, ni au forum, ni au sénat, je me suis remis à une sorte d'étude dont le goût m'était toujours resté, mais que d'autres soucis avaient toujours interrompu ou ajourné: j'entends par cette étude la philosophie, qui renferme toutes les connaissances utiles à l'homme pour bien vivre.....

«Les Grecs, dit-il, ont excellé plus que nous dans la poésie et dans les arts; nous les égalons seulement dans l'art oratoire né de la constitution même de Rome; hors de là nous leur sommes jusqu'ici inférieurs. Après avoir tenté moi-même de porter l'art oratoire à un point encore plus élevé que nos prédécesseurs romains, je m'efforce avec plus de zèle encore de mettre dans son jour cette philosophie, d'où j'ai tiré tout ce que je puis avoir développé d'éloquence.

«Aristote, ce rare génie qui savait tout, jaloux de la gloire de l'orateur Isocrate, entreprit, à son exemple, d'enseigner l'art de la parole, et voulut allier la philosophie à l'éloquence. Je veux de même, sans oublier mon ancien caractère d'orateur, m'attacher aux matières de philosophie: je les trouve infiniment plus grandes, plus abondantes, plus fécondes que celles de la tribune; mon opinion a toujours été que ces questions élevées, pour ne rien dire de leur intérêt et de leur beauté, doivent être traitées avec étendue et avec toutes les perfections de style qui dépendent du langage. J'ai essayé si je pourrais y réussir, et j'ai même poussé si loin la chose que j'ai tenu des entretiens philosophiques à la manière des Grecs. Tout récemment, mon cher Brutus, après que vous fûtes parti de Tusculum, j'éprouvai mes forces devant un grand nombre d'amis. C'est ainsi que ces exercices oratoires d'autrefois, où j'avais pour but de me préparer au forum, et dont j'ai continué l'usage plus que personne, sont aujourd'hui remplacés par un exercice de vieillard. Je faisais donc proposer par ces amis le sujet sur lequel on voulait m'entendre, je discourais sur cette matière, assis ou debout, et, comme nous avons eu ces sortes d'entretiens pendant cinq jours, je les ai rédigés à loisir en autant de livres.»

XXXII

Voilà l'origine des cinq Méditations ou Tusculanes que nous allons, à notre tour, parcourir avec vous. Elles sont en grande partie écrites sous la forme du dialogue, qui présente les deux faces ou les mille faces du sujet au même instant et au même regard. La première roule sur la mort, ce grand mystère de l'esprit, ce grand achoppement à toute félicité humaine.

Rien n'est plus hardi et plus net que la pensée de Cicéron, hautement exprimée, sur les mystères de la religion de son temps. Les Romains étaient très-tolérants sur ces matières, pourvu qu'on respectât les cérémonies du culte légal en tant que loi de l'État. On pouvait penser et professer tout ce qu'on voulait comme foi individuelle ou comme philosophie théologique générale. Le pontife, dans Cicéron ou dans César, ne nuisait point au philosophe; l'un suivait des rites traditionnels et populaires, l'autre professait des doctrines souverainement libres et dédaigneuses des crédulités du vulgaire. Chacun avait ainsi sa part d'erreur ou de vérité qu'il se faisait à soi-même: au peuple la fable, aux sages la vérité.

Écoutez Cicéron, à la première page de la première Tusculane, sur le ciel et sur l'enfer des théologies populaires de son temps:

«Si vous craignez la mort, demande-t-il à son interlocuteur, n'est-ce pas parce que l'idée de l'enfer vous épouvante? Un Cerbère à trois têtes, les flots bruyants du Cocyte, le passage de l'Achéron, un Tantale mourant de soif et qui a de l'eau jusqu'au menton sans qu'il y puisse tremper ses lèvres; ce rocher contre lequel Sisyphe, épuisé, hors d'haleine, perd, à rouler toujours, ses efforts et sa peine; des juges inexorables, Minos et Rhadamanthe, devant lesquels, au milieu d'un nombre infini d'auditeurs, vous serez obligé de plaider vous-même votre cause, sans qu'il vous soit permis d'en charger ou Crassus ou Antoine, ou, puisque ces juges sont grecs, Démosthène: voilà l'objet de votre peur, et sur ce fondement vous croyez la mort un mal éternel.

L'AUDITEUR.

«Pensez-vous que j'extravague jusqu'à donner là dedans?

CICÉRON.

«Vous n'y ajoutez pas foi?

L'AUDITEUR.

«Pas le moins du monde.

CICÉRON.

«Vous avez, à la vérité, grand tort de l'avouer.

L'AUDITEUR.

«Pourquoi, je vous prie?

CICÉRON.

«Parce que, si j'avais eu à vous réfuter sur ce point, j'allais m'ouvrir une belle carrière.

L'AUDITEUR.

«Qui ne serait éloquent sur un tel sujet?

CICÉRON.

«Tout est plein, cependant, de traités philosophiques où l'on se propose de le prouver.

L'AUDITEUR.

«Peine perdue; car se trouve-t-il des hommes assez sots pour en avoir peur?

CICÉRON.

«Mais, s'il n'y a point de misérables dans les enfers, personne n'y est donc?

L'AUDITEUR.

«Je n'y crois personne.»

On voit qu'il y avait deux hommes dans les hommes supérieurs de Rome, le citoyen et le philosophe. Le philosophe se moquait de la religion officielle du citoyen. Cicéron était convaincu, comme César et comme Sénèque, que la superstition était incorrigible dans le peuple, et qu'il fallait se contenter de penser à part du vulgaire, sans lui contester ses dieux, ses élysées et ses enfers, peuplés de ses fables, de ses traditions et de ses rêves.

XXXIII

Mais l'existence d'une divinité une et suprême, l'immatérialité de l'âme et son immortalité sont confessées plus loin comme des vérités rationnelles avec une force de logique et avec une multiplicité d'arguments qui n'ont jamais été surpassées. Lisez ces lignes du premier livre des Tusculanes:

«Thémistocle pouvait couler ses jours dans le repos, Epaminondas le pouvait, et, sans chercher des exemples dans l'antiquité ou parmi les étrangers, moi-même, je le pouvais. Mais nous avons au dedans de nous je ne sais quel pressentiment des siècles futurs, et c'est dans les esprits les plus sublimes, c'est dans les âmes les plus élevées, que ce sentiment est le plus vif et qu'il éclate davantage. Ôtez ce pressentiment, serait-on assez fou pour vouloir passer sa vie dans les travaux et dans les dangers? Je parle des grands cœurs. Et que cherchent aussi les poëtes, qu'à éterniser leur mémoire? Témoin celui qui dit:

«Ici sur Ennius, Romains, jetez les yeux;
Par lui furent chantés vos célèbres aïeux.

«Tout ce qu'Ennius demande pour avoir chanté la gloire des pères, c'est que les enfants fassent vivre la sienne.

«Qu'on ne me rende point de funèbres hommages, dit-il encore. Mais à quoi bon parler des poëtes? Il n'est pas jusqu'aux artisans qui n'aspirent à l'immortalité. Phidias, n'ayant pas la liberté d'écrire son nom sur le bouclier de Minerve, y grava son portrait. Et nos philosophes, dans les livres mêmes qu'ils composent sur le mépris de la gloire, n'y mettent-ils pas leur nom? Puisque donc le consentement de tous les hommes est la voix de la nature, et que tous les hommes, en quelque lieu que ce soit, conviennent qu'après notre mort il y a quelque chose qui nous intéresse, nous devons nous rendre à cette opinion, et d'autant plus qu'entre les hommes ceux qui ont le plus d'esprit, le plus de vertu, et qui, par conséquent, savent le mieux où tend la nature, sont précisément ceux qui se donnent le plus de mouvement pour mériter l'estime de la postérité.......................

«C'est ce dernier sentiment que j'ai suivi dans ma Consolation, où je m'explique en ces termes: On ne peut absolument trouver sur la terre l'origine des âmes, car il n'y a rien dans les âmes qui soit mixte et composé, rien qui paraisse venir de la terre, de l'eau, de l'air ou du feu.

«Tous ces éléments n'ont rien qui fasse la mémoire, l'intelligence, la réflexion, qui puisse rappeler le passé, prévoir l'avenir, embrasser le présent. Jamais on ne trouvera d'où l'homme reçoit ces divines qualités, à moins que de remonter à Dieu. Et, par conséquent, l'âme est d'une nature singulière qui n'a rien de commun avec les éléments que nous connaissons. Quelle que soit donc la nature d'un être qui a sentiment, intelligence, volonté, principe de vie, cet être-là est céleste, il est divin, et dès lors immortel. Dieu lui-même ne se présente à nous que sous cette idée d'un esprit pur, sans mélange, dégagé de toute matière corruptible, qui connaît tout, qui meut tout, et qui a de lui-même un mouvement éternel.......................

«Car, enfin, que faisons-nous en nous éloignant des voluptés sensuelles, de tout emploi public, de toute sorte d'embarras, et même du soin de nos affaires domestiques, qui ont pour objet l'entretien de notre corps? Que faisons-nous, dis-je, autre chose que rappeler notre esprit à lui-même et que l'éloigner de son corps tout autant que cela se peut? Or détacher l'esprit du corps, n'est-ce pas apprendre à mourir? Pensons-y donc sérieusement, croyez-moi, séparons-nous ainsi de nos corps, accoutumons-nous à mourir. Par ce moyen la vie d'ici-bas tiendra déjà d'une vie céleste, et nous en serons mieux disposés à prendre notre essor quand nos chaînes se briseront. Mais les âmes qui auront toujours été sous le joug des sens auront peine à s'élever de dessus la terre, lors même qu'elles seront hors de leurs entraves. Il en sera d'elles comme de ces prisonniers qui ont été plusieurs années dans les fers: ce n'est pas sans peine qu'ils marchent. Pour nous, arrivés un jour à notre terme, nous vivrons enfin, car notre vie d'à présent, c'est une mort, et, si j'en voulais déplorer la misère, il ne me serait que trop aisé.

L'AUDITEUR.

«Vous l'avez déploré assez dans votre Consolation. Je ne lis point cet ouvrage que je n'aie envie de me voir à la fin de mes jours, et cette envie, par tout ce que je viens d'entendre, augmente fort.

CICÉRON.

«Vos jours finiront, et, de force ou de gré, finiront bien vite, car le temps vole. Or, non-seulement la mort n'est point un mal, comme d'abord vous le pensiez; mais peut-être n'y a-t-il que des maux pour l'homme, à la mort près, qui est son unique bien, puisqu'elle doit ou nous rendre dieux nous-mêmes, ou nous faire vivre avec les dieux.......................

«Pour nous, au cas que nous recevions du ciel quelque avertissement d'une mort prochaine, obéissons avec joie, avec reconnaissance, bien convaincus que l'on nous tire de prison, et que l'on nous ôte nos chaînes, afin qu'il nous arrive ou de retourner dans le séjour éternel, notre véritable patrie, ou d'être à jamais quittes de tout sentiment et de tout mal. Que si le ciel nous laisse notre dernière heure inconnue, tenons-nous dans une telle disposition d'esprit que ce jour, si terrible pour les autres, nous paraisse heureux. Rien de ce qui a été déterminé ou par les dieux immortels, ou par notre commune mère, la nature, ne doit être compté pour un mal. Car enfin ce n'est pas le hasard, ce n'est pas une cause aveugle qui nous a créés: mais nous devons l'être certainement à quelque puissance, qui veille sur le genre humain. Elle ne s'est pas donné le soin de nous produire et de nous conserver la vie, pour nous précipiter, après nous avoir fait éprouver toutes les misères de ce monde, dans une mort suivie d'un mal éternel. Regardons plutôt la mort comme un asile, comme un port qui nous attend. Plût à Dieu que nous y fussions menés à pleines voiles! Mais les vents auront beau nous retarder, il faudra nécessairement que nous arrivions, quoique un peu tard. Or ce qui est pour tous une nécessité, serait-il pour moi seul un mal? Vous me demandiez une péroraison, en voilà une.»

XXXIV

On voit qu'il avait raison d'écrire ces belles lignes par lesquelles il se consolait de ne plus être que philosophe:

«Dans la nécessité où je suis de renoncer aux affaires publiques, je n'ai pas d'autre moyen de me rendre utile que d'écrire pour éclairer et consoler les Romains; je me flatte qu'on me saura gré de ce qu'après avoir vu tomber le gouvernement de ma patrie au pouvoir d'un seul, je ne me suis ni dérobé lâchement au public, ni livré sans réserve à ceux qui possèdent l'autorité. Mes écrits ont remplacé mes harangues au sénat et au peuple, et j'ai substitué les méditations de la philosophie aux délibérations de la politique sur les destinées de la patrie.»

On voit par les lignes suivantes combien la philosophie, la religion raisonnée et le patriotisme en vue des devoirs imposés à l'homme par la Divinité, étaient pour Cicéron une même et sainte chose.

«Quelques-uns affectent de croire, écrit-il, que la Divinité ne s'intéresse pas à l'homme, et ne se mêle pas de nos actes et de nos destins. Sur ce principe, que deviendraient la piété, la sainteté, la religion? Ce sont là de véritables devoirs obligatoires qu'il faut savoir exactement accomplir... Il en est de la piété comme de toutes les autres vertus; elles ne consistent pas dans de vains dehors: sans elles point de sainteté (mot qui signifie moralité de nos actes); sans elles point de culte, et dès lors que devient l'univers? Quel désordre et quelle anarchie dans l'espèce humaine! Quant à moi, ajoute-t-il, je doute si éteindre la piété envers la divinité, ce ne serait pas anéantir du même coup la bonne foi, la conscience, la société humaine tout entière, et la vertu qui supporte à elle seule le monde, je veux dire l'instinct de la justice!...»

XXXV

Mais l'espace me manque ici pour vous entr'ouvrir seulement le trésor de ces loisirs philosophiques de Cicéron. Nous allons, dans un dernier entretien sur ce grand homme, vous initier plus avant dans cette sagesse antique, résumée par la plus brillante parole de l'antiquité.

C'est ainsi qu'il se reposait de la vie et qu'il se préparait à la mort dans ce dialogue sur la mort. Quelques amis, fidèles à sa mauvaise fortune, lui prêtaient encore l'oreille et le cœur; ses livres, recueillis avec amour en Grèce pendant ses voyages ou ses exils, lui ouvraient leurs pages consolatrices; les arbres qu'il avait plantés dans sa jeunesse à Tusculum ou à Astur, ses maisons des champs, ne lui avaient pas été ravis, du moins avant sa mort, par l'ingratitude de sa patrie et par la nécessité de ses créanciers. Les rigoles qu'il avait dérobées à l'Anio præceps pour en irriguer ses jardins, qui murmuraient encore sous ses platanes et remplissaient ses portiques champêtres de leur rumeur et de leur fraîcheur; le temple sépulcral qu'il avait élevé à sa fille chérie pour diviniser ses regrets brillait encore à l'horizon de la Sabine comme un appel aux pensées graves et comme une promesse des éternelles réunions; il remplissait sa vie et il célébrait la mort sans savoir encore de quelle mort il devait périr, mais sûr du moins que ce ne serait pas d'une mort honteuse.

Tel était Cicéron au moment où il écrivait cette première Tusculane. Nous allons suivre sa plume jusqu'à la dernière ligne de cette grande vie; elle ne fut qu'un grand travail pour l'immortalité.—Il ne se trompa pas.

Lamartine.

LXIVe ENTRETIEN.

CICÉRON

TROISIÈME PARTIE.

I

Les savants disent que l'atmosphère dont la terre est entourée a deux régions distinctes selon la distance à laquelle cette atmosphère se déroule autour de notre globe, et qu'ainsi, pendant que la partie de cet air ambiant qui touche à la terre est agitée, troublée, souvent bouleversée par les vents, les nuées, les orages, l'autre partie, la partie la plus haute de l'éther, ne sent pas ces convulsions aériennes, mais demeure calme et impassible dans une éternelle sérénité.

C'est ainsi que l'esprit des philosophes ou des politiques, tels que Cicéron, échappe, en s'élevant dans les régions sereines et immuables de la pensée, aux préoccupations personnelles qui les agitent au milieu du sénat, du peuple, de la guerre civile, sur le sort de leur patrie ou sur leur propre sort, et que ces esprits sublimes se réfugient dans la philosophie et dans la religion pour ne plus entendre ou pour mépriser de si haut les bruits et les oscillations du monde.

C'est ainsi que ce grand homme, séparé des rumeurs de Rome par les montagnes de la Sabine et par le rideau de ses arbres, écrivait ses Tusculanes, que nous vous analysions dans notre dernier entretien.

C'est ainsi que les grands esprits, en ce moment, se séparent volontairement des préoccupations publiques et privées qui les assiégent, pour monter avec Cicéron dans les régions des pensées permanentes.

II

Une guerre inattendue a éveillé en sursaut l'Europe; une petite cour, qui a le courage de son ambition, a demandé le sang de la France au nom d'une cause plus sympathique que la convoitise d'une maison de Savoie.

Le principe de la liberté va servir à doubler un trône au pied des Alpes; l'avenir dira si le sang français aura été versé pour des alliés reconnaissants ou pour des voisins suspects. L'Italie tout entière indépendante est une belle aspiration de l'Europe; l'Italie annexée par force à des Sardes, à des Niçards, à des Piémontais, à des Allobroges, ne serait qu'un changement de servitude; un roi proclamé sous le canon d'un conquérant n'est pas un roi, mais un maître; les véritables souverainetés nationales sortent du sol et non du canon; un cri de victoire n'est pas une élection de la liberté, c'est l'élection de la force.

Écartez vos soldats, et demandez à l'illustre république de Gênes si elle reconnaît la légitimité des traités de 1815 qui ont enclavé ses montagnes, ses palais, ses ports, ses vaisseaux dans la monarchie alpestre de la Savoie. Écartez vos soldats, et demandez à la république aristocratique et orientale de Venise si elle reconnaît la légitimité des vallées de Maurienne sur les flots libres de l'Adriatique. Écartez vos soldats, et demandez à Milan s'il reconnaîtra l'aristocratie de Turin: voilà la liberté qui tue trois États libres! C'est la péninsule tout entière qui s'appelle Italie, ce n'est pas la maison de Savoie, éternelle alliée de la maison d'Autriche. Dieu veuille que nous ne préparions pas ainsi à la maison d'Autriche une alliée plus dangereuse un jour contre nous! La clef de nos Alpes ne doit pas être dans les mains d'une monarchie militaire capable de les ouvrir ou de les fermer à son gré sur la France. Restreindre le Piémont, protéger toutes les nationalités italiennes, fédéraliser l'Italie par un lien qui ne serait dans la main de personne; voilà quel aurait dû être le résultat de cette guerre, puisqu'on voulait cette guerre, dont l'heure légitime, c'est-à-dire l'heure inévitable, n'avait pas sonné d'elle-même à l'heure des événements.

Cependant le canon gronde, les hommes jonchent les champs de bataille, le sang demandé par le Piémont lui est prodigué avec largesse, l'Allemagne s'aigrit, la confédération germanique se concerte et se compte, la Prusse hésite entre sa nature prussienne et sa nature allemande, l'Angleterre se concerte entre deux pensées contraires, la Russie regarde et se réjouit en secret de l'affaiblissement des puissances qui la limitent à l'Occident et à l'Orient. La France, comme à l'ordinaire, n'entend plus rien que le bronze, quand ce bronze sonne de la gloire. Que sortira-t-il de cette mêlée où la maison de Savoie a jeté le monde? Dieu seul le sait, Dieu seul est prescient, Dieu seul tire le bien du mal et la justice de l'injustice; puisse-t-il en sortir un jour, non l'ambition du Piémont, mais l'indépendance et l'équilibre de l'Italie par une confédération, et non par un monopole!

III

Revenons aux Tusculanes. Cicéron les écrivait au cœur de cette Italie en armes pour des ambitions qui se disputaient la liberté mourante de Rome; il faisait abstraction des temps pour s'absorber dans les idées éternelles. Faisons comme lui, et suivons-le jusqu'à son dernier trait de plume et à son dernier soupir, dans ses méditations. Un homme quelquefois a plus d'instinct qu'un monde. Lequel est le plus grand après la mort, de César ou de Cicéron qui pense seul à Tusculum, ou de la république qui tombe dépiécée entre les mains de trois ambitieux? Pour moi, c'est Cicéron.

IV

Dans ses secondes Tusculanes, il traite de la douleur; il se demande si c'est un mal de souffrir. Avant de répondre, il ne se dissimule pas combien il lui sera plus difficile de convaincre aussi victorieusement ses lecteurs que ses auditeurs quand il parlait au public.

«L'éloquence, dit-il, est un art populaire. J'écrasais mes contradicteurs par une profusion d'idées et d'images. Que n'ai-je donc pas à craindre aujourd'hui que je m'engage dans un autre genre d'écrire, où le peuple, sur lequel je comptais pour le succès de mes discours, ne peut m'être bon à rien? car il ne faut à la philosophie qu'un petit nombre de juges, et c'est à dessein qu'elle fuit la multitude.»

Son argumentation sur les moyens de vaincre la douleur et de la mépriser, si on la compare au devoir, est un modèle accompli de raisonnements philosophiques; le style semble s'éclaircir dans Cicéron à mesure que la pensée devient plus profonde et plus métaphysique. Il n'y a point de ténèbres dans cette atmosphère de raison et de lucidité. Comme un flambeau dans la nuit, dès qu'il entre dans une obscurité, elle devient lumineuse; Platon est bien loin d'avoir cette netteté de jour dans le style.

Nos philosophes modernes, soit religieux, soit rationnels, n'ont pas au même degré cette clarté; ceux qui s'appuient sur des dogmes ne raisonnent pas, ils imposent leur philosophie; ceux qui s'appuient sur le raisonnement sont froids, secs et argumentateurs. Il manque aux uns la dialectique, aux autres le style du philosophe de Tusculum.

V

Sa troisième Tusculane disserte sur les maladies de l'âme, plus nombreuses, dit Cicéron, et plus irrémédiables que celles du corps, parce que le corps vicié peut être guéri par les soins de l'homme, mais que l'âme malade ne peut pas juger elle-même de son infirmité. Il attribue ces maladies de l'âme à la mauvaise éducation qui nous nourrit de préjugés et de superstitions avec le lait de nos nourrices; il les attribue aux fausses idées du grand nombre (le vulgaire), imbu lui-même d'idées fausses sur la gloire et sur le bonheur, et qui nous fait vivre ainsi dans une atmosphère de mensonge, d'erreur et de corruption. Jamais les défauts de l'éducation première n'ont été plus vigoureusement signalés que dans ces pages. Celles de J.-J. Rousseau dans l'Émile, sont à une distance énorme du bon sens et de la logique de Cicéron. On sent que Rousseau déclame en rhéteur et que le Romain écrit en législateur philosophe. La pratique des hommes et des affaires donnait au consul un sens des réalités qui manquait totalement au Platon de Genève.

VI

Vient ensuite une Tusculane sur les combats que le sage doit livrer à ses passions. Il définit la passion un mouvement violent du cœur en disproportion avec la raison. Définirions-nous mieux aujourd'hui cette sensibilité qui n'est passion que par son excès?

Cicéron définit ensuite avec la même justesse toutes les passions qui affligent l'homme, et il distingue la passion, qui n'est qu'un mouvement instantané, du vice, qui est une habitude d'infirmité ou de dépravation de l'âme.

«Mais ce qui fait, dit-il, la différence entre les infirmités de l'âme et celles du corps, c'est qu'il peut nous survenir des maladies corporelles sans qu'il y ait de notre faute, et que nous sommes toujours coupables de nos maladies de l'âme. Le corps, composé de matières, n'est pas libre; l'âme est coupable parce qu'elle est libre.»

Quel traité de Fénelon ou de Nicole traite de morale en termes plus chrétiens?

«Il y a d'ailleurs une grande différence entre les âmes grossières et celles qui ne le sont pas. Celles-ci, semblables à l'airain de Corinthe qui a de la peine à se rouiller, ne deviennent que difficilement malades et se rétablissent fort vite. Il n'en est pas de même des âmes grossières, et, de plus, celles qui sont d'un caractère excellent ne tombent pas en toute sorte de maladie; rien de ce qui est férocité, cruauté, ne les attaquera; il faut, pour trouver prise sur elles, que ce soit de ces passions qui paraissent tenir à l'humanité, telles que la tristesse, la crainte, la pitié. Une autre réflexion encore, c'est qu'il est moins aisé de guérir radicalement une passion que d'extirper ces vices de premier ordre qui combattent de front la vertu. Il faut plus de temps pour l'un que pour l'autre. On peut s'être défait de ses vices et conserver ses passions.»

VII

La belle définition de la vertu, santé de l'âme, n'est pas moins éternelle!... Une qualité permanente de l'âme, qui est la raison elle-même en action!... Son portrait du sage ou du vertueux n'est pas moins admirable de définition et de style.

«Ainsi supérieure et à la tristesse et à toute autre passion, ainsi heureuse de les avoir toutes domptées, un reste de passion suffirait toujours, non-seulement pour priver l'âme de son repos, mais pour la rendre vraiment malade. Je ne vois donc rien que de mou et d'énervé dans le sentiment des péripatéticiens, qui regardent les passions comme nécessaires, pourvu, disent-ils, qu'on leur prescrive des bornes au delà desquelles ils ne les approuvent point. Mais prescrit-on des bornes au vice? ou direz-vous que de ne pas obéir à la raison, ce ne soit pas quelque chose de vicieux?

«Or la raison ne vous dit-elle pas assez que tous ces objets qui existent dans votre âme, ou de fougueux désirs, ou de vains transports de joie, ne sont pas de vrais biens, et que ceux qui vous consternent ou qui vous épouvantent ne sont pas de vrais maux; mais que les divers excès ou de tristesse ou de joie sont également l'effet des préjugés qui vous aveuglent, préjugés dont le temps a bien la force à lui seul d'arrêter l'impression: car, quoi qu'il arrive, nul changement réel dans l'objet; cependant, à mesure que le temps l'éloigne, l'impression s'affaiblit dans les personnes les moins sensées, et par conséquent, à l'égard du sage, cette impression ne doit pas même commencer.»

VIII

Sa théorie des passions n'est pas moins sévère; son rigorisme n'admet pas même la sainte colère qui possède en apparence l'orateur indigné dans ses accès d'éloquence. Il veut que le sang-froid soit conservé jusque dans l'imprécation contre le crime ou le vice.

«Quant à l'orateur, il ne lui sied nullement de se mettre en colère; il lui sied quelquefois de le feindre. Pensez-vous que je sois en courroux toutes les fois qu'il m'arrive de hausser le ton et de m'échauffer? Pensez-vous que, l'affaire étant jugée et absolument finie, quand il m'arrive de mettre mon discours par écrit, je sois en courroux, la plume à la main? Accius, qu'était-il en composant ses tragédies? Que croyez-vous qu'était Ésope, dans les endroits où il déclame avec le plus de feu?

«Un orateur, qui sera vraiment orateur, aura encore plus de véhémence qu'un comédien, mais sans passion et toujours de sang-froid. Les passions même les plus estimables, telles que celles des grands hommes vertueux, ne doivent rien prendre sur la tranquillité de l'esprit. À l'égard de la tristesse, qui est la chose du monde la plus détestable, comment les philosophes en font-ils l'éloge!»

IX

Un ardent enthousiasme pour la philosophie (ou la sagesse humaine), mère de toute vertu, ouvre la cinquième Tusculane. Cette apostrophe rappelle les pages les plus lyriques des philosophes modernes; Rousseau y a puisé certainement ses mouvements d'âme qui chantent au lieu de parler.

«Pour nous guérir de cette erreur et de tant d'autres, recourons à la philosophie. Entraîné autrefois dans son sein par mon inclination, mais ayant depuis abandonné son port tranquille, je m'y suis enfin venu réfugier après avoir essuyé la plus horrible tempête. Philosophie, seule capable de nous guider! ô toi qui enseignes la vertu et qui domptes le vice, que ferions-nous et que deviendrait le genre humain sans ton secours? C'est toi qui as enfanté les villes pour faire vivre en société les hommes auparavant dispersés! c'est toi qui les as unis, premièrement par la proximité du domicile, ensuite par les liens du mariage, et enfin par la conformité du langage et de l'écriture! Tu as inventé les lois, formé les mœurs, établi une police. Tu seras notre asile; c'est à ton aide que nous recourons; et, si dans d'autres temps nous nous sommes contentés de suivre en partie tes leçons, nous nous y livrons aujourd'hui tout entiers et sans réserve. Un seul jour passé suivant tes préceptes est préférable à l'immortalité de quiconque s'en écarte. Quelle autre puissance implorerions-nous plutôt que la tienne, qui nous a procuré la tranquillité de la vie et qui nous a rassurés sur la crainte de la mort?

«On est bien éloigné, cependant, de rendre à la philosophie l'hommage qui lui est dû; presque tous les hommes la négligent; plusieurs l'attaquent même. Attaquer celle à qui l'on doit la vie, quelqu'un ose-t-il donc se souiller de ce parricide! Porte-t-on l'ingratitude au point d'outrager un maître qu'on devrait au moins respecter, quand même on n'aurait pas trop été capable de comprendre ses leçons!

«J'attribue cette erreur à ce que les ignorants ne peuvent, au travers des ténèbres qui les aveuglent, pénétrer dans l'antiquité la plus reculée, pour y voir que les premiers fondateurs des sociétés humaines ont été des philosophes. Quant au nom, il est moderne; mais, pour la chose elle-même, nous voyons qu'elle est très ancienne.

«Car qui peut nier que la sagesse n'ait été connue anciennement, et déjà nommée de ce beau nom par où l'on entend la connaissance des choses, soit divines, soit humaines, de leur origine, de leur nature?»

Le principe que l'exercice de la vertu est la seule chose qui puisse s'appeler bonheur sur la terre est développé avec le même élan de conviction dans toute cette œuvre.

«La vertu, dit-il, c'est la perfection ou le degré de perfection assigné à chaque créature par la nature. Quoi qu'il en soit, l'homme toujours modéré, toujours égal, toujours en paix avec lui-même, jusqu'au point de ne se laisser jamais ni accabler par le chagrin, ni abattre par la crainte, ni enflammer par de vains désirs, ni amollir par une folle joie, c'est là cet homme sage, cet homme heureux que je cherche. Rien sur la terre, ni d'assez formidable pour l'intimider, ni d'assez estimable pour lui enfler le cœur.

«Que verrait-il dans tout ce qui fait le partage des humains, qu'y verrait-il de grand, lorsqu'il se met l'éternité devant les yeux, et qu'il conçoit l'immensité de l'univers? À quoi se bornent les objets qui sont à notre portée! À quoi se bornent nos jours! Et d'ailleurs un homme sage fait continuellement autour de lui une garde si exacte qu'il ne lui peut rien arriver d'imprévu, rien d'inopiné, rien qui lui paraisse nouveau. Partout il jette des regards si perçants qu'il découvre toujours une retraite assurée où il puisse, quelque injure que lui fasse la fortune, se tranquilliser.»

«Toutes ses productions sont parfaites en leur genre, non-seulement celles qui sont animées, mais même celles qui sont faites pour tenir à la terre par leurs racines. Ainsi les arbres, les vignes et jusqu'aux plus petites plantes, ou conservent une perpétuelle verdure, ou, après s'être dépouillées de leurs feuilles pendant l'hiver, s'en revêtent tout de nouveau au printemps; il n'y en a aucune qui, par un mouvement intérieur et par la force des semences qu'elle renferme, ne produise des fleurs ou des fruits; de sorte qu'à moins de quelque obstacle, elles parviennent toutes au degré de perfection qui leur est propre.

«Les animaux, étant doués de sentiment, manifestent encore mieux la puissance de la nature. Car elle a placé dans les eaux ceux qui sont propres à nager; dans les airs, ceux qui sont disposés à voler; et, parmi les terrestres, elle a fait ramper les uns, marcher les autres; elle a voulu que ceux-ci vécussent seuls, et ceux-là en troupeaux; elle a rendu les uns féroces, les autres doux; il y en a qui vivent cachés sous terre. Chaque animal, fidèle à son instinct, sans pouvoir changer sa façon de vivre, suit inviolablement la loi de la nature.

«Et, comme toute espèce a quelque propriété qui la distingue essentiellement, aussi l'homme en a-t-il une, mais bien plus excellente; si c'est parler convenablement, que de parler ainsi de notre âme, qui est d'un ordre tout à fait supérieur, et qui, étant un écoulement de la divinité, ne peut être comparée, l'oserons-nous dire, qu'avec Dieu même. Cette âme donc, lorsqu'on la cultive et qu'on la guérit des illusions capables de l'aveugler, parvient à ce haut degré d'intelligence qui est la raison parfaite, à laquelle nous donnons le nom de vertu. Or, si le bonheur de chaque espèce consiste dans la sorte de perfection qui lui est propre, le bonheur de l'homme consiste dans la vertu, puisque la vertu est sa perfection.»

X

Les Entretiens sur la nature des dieux suivirent les Tusculanes. L'orateur philosophe sentait grandir sa pensée, son talent et son courage, en abordant le plus grand objet de la pensée, la Divinité.

Il commence par s'excuser d'oser écrire sur une matière aussi auguste:

«Pour moi, dit-il, qui viens de publier en peu de temps plusieurs de mes livres, je n'ignore pas qu'on en a parlé beaucoup, mais différemment.

«Quelques-uns ont admiré d'où me venait cette ardeur toute nouvelle pour la philosophie. D'autres eussent voulu savoir ce que je crois précisément sur chaque matière.

«D'autres enfin ont été surpris que tout à coup, me déclarant pour les intérêts d'une école abandonnée depuis longtemps, j'aie fait choix d'une secte qui, au lieu de nous éclairer, semble nous plonger dans les ténèbres. Mais ce goût pour la philosophie ne m'est pas si nouveau qu'on se l'imagine. Tout jeune que j'étais, je la cultivais beaucoup, et même, quand il y paraissait le moins, je m'en occupais plus que jamais.

«On peut s'en convaincre par cette quantité de maximes philosophiques dont mes harangues sont remplies; par mes intimes liaisons avec les plus savants hommes, qui m'ont toujours fait l'honneur de se rassembler chez moi; par les grands maîtres qui m'ont formé, les illustres Diodotus, Philon, Antiochus, Posidonius. Et, puisque ces sortes d'études ont pour but de nous rendre sages, il me paraît que je ne les ai point démenties par ma conduite, soit dans mes fonctions publiques, soit dans mes propres affaires.

«Si l'on demande pourquoi donc j'ai pensé si tard à écrire dans ce genre-ci, ma réponse est simple. Réduit à l'inaction depuis que l'état de la république exige qu'elle soit gouvernée par une seule tête, j'ai cru qu'il serait utile de mettre nos citoyens au fait de la philosophie, et que d'ailleurs il y allait de notre gloire, que de si belles et de si grandes matières fussent aussi traitées en notre langue. Je me sais d'autant meilleur gré d'y avoir travaillé que déjà mon exemple a eu la force d'inspirer à beaucoup d'autres l'envie d'apprendre et même d'écrire.»

Trois philosophes de sectes différentes prennent part à l'entretien, développant chacun son système théologique. C'est le traité de métaphysique le plus ardu et en même temps le plus lucide de l'antiquité. Les opinions absurdes des écoles païennes sur la multiplicité des dieux y sont dissipées par les éclats de rire philosophique. L'unité, l'infinité et l'incorporéité de Dieu y sont démontrées comme la Providence elle-même; cette divinité en action y devient évidente.

Il rejette avec mépris les fables olympiennes et toutes les formes des dieux du vulgaire; il rejette avec plus de mépris encore l'athéisme, cécité morale.

Les pages qu'il consacre à énumérer les preuves d'ordre, de plan, d'intelligence, de surveillance dans la nature sont les plus éloquentes de toute son éloquence. Fénelon n'en approche pas, quoiqu'il en enrichisse son style; c'est le poëme entier de la création, une symphonie d'Haydn en prose latine, un hymne d'Orphée dans la bouche d'un orateur. On voudrait citer, mais il faudrait tout citer; on s'arrête ébloui de tant de magnificence, et l'on craint de choisir là où rien n'est à préférer.

Mais après les miracles du monde matériel, écoutez-le décrire ceux de l'intelligence humaine:

«Quand je viens ensuite à considérer l'âme même, l'esprit de l'homme, sa raison, sa prudence, son discernement, je trouve qu'il faut n'avoir point ces facultés, pour ne pas comprendre que ce sont les ouvrages d'une Providence divine.

«Eh! que n'ai-je votre éloquence, Cotta! De quelle manière vous traiteriez un si beau sujet! Vous feriez voir l'étendue de notre intelligence; comment nous savons réunir nos idées et lier celles qui suivent avec celles qui précèdent, établir des principes, tirer des conséquences, définir tout, le réduire à une exacte précision, et nous assurer par là si nous sommes parvenus à une science véritable, qui est le comble de la perfection, même dans un Dieu.

«Quelle prérogative, quoique vos académiciens la dépriment, et même la refusent à l'homme, de connaître parfaitement les objets extérieurs par la perception des sens, jointe à l'application de l'esprit! On voit, par ce moyen, quels sont les rapports d'une chose avec l'autre, et là-dessus on invente les arts nécessaires, soit pour la vie, soit pour l'agrément. Que l'éloquence est belle! qu'elle est divine, cette maîtresse de l'univers, ainsi que vous l'appelez parmi vous! Elle nous fait apprendre ce que nous ignorons, et nous rend capables d'enseigner ce que nous savons. Par elle nous consolons les affligés; par elle nous relevons le courage abattu; par elle nous humilions l'audace; par elle nous réprimons les passions, les emportements. C'est elle qui nous a imposé des lois, qui a formé les liens de la société civile, qui a fait quitter aux hommes leur vie sauvage et farouche.

«Aussi ne croirait-on pas, à moins que d'y prendre bien garde, tout ce qu'il en a coûté à la nature pour nous donner la parole. Car il y a premièrement, depuis les poumons jusqu'au fond de la bouche, une artère par où se transmet la voix dont le principe est dans notre esprit. Après, dans la bouche se trouve la langue, limitée par les dents. Elle fléchit, elle règle la voix, qui ne lui vient que confusément proférée. En la poussant, cette voix, contre les dents et contre d'autres parties de la bouche, elle articule, elle rend les sons distincts. Ce qui fait que les stoïciens comparent la langue à l'archet, les dents aux cordes et les narines au corps de l'instrument.

«Mais nos mains, de quelle commodité ne sont-elles pas, et de quelle utilité dans les arts! Les doigts s'allongent ou se plient sans la moindre difficulté, tant leurs jointures sont flexibles. Avec leur secours les mains usent du pinceau et du ciseau; elles jouent de la lyre, de la flûte; voilà pour l'agréable. Pour le nécessaire, elles cultivent les champs, bâtissent des maisons, font des étoffes, des habits, travaillent en cuivre, en fer.

«L'esprit invente, les sens examinent, la main exécute. Tellement que, si nous sommes logés, si nous sommes vêtus et à couvert, si nous avons des villes, des murs, des habitations, des temples, c'est aux mains que nous le devons. Par notre travail, c'est-à-dire par nos mains, nous savons multiplier et varier nos aliments. Car beaucoup de fruits, ou qui se consomment d'abord, ou qui se doivent garder, ne viendraient point sans culture. D'ailleurs, pour manger des animaux terrestres, des aquatiques et des volatiles, nous en avons partie à prendre, partie à nourrir.

«Pour nos voitures nous domptons les quadrupèdes, dont la force et la vitesse suppléent à notre faiblesse et à notre lenteur; nous faisons porter des charges aux uns, le joug à d'autres. Nous faisons servir à nos usages la sagacité de l'éléphant et l'odorat du chien.

«Le fer, sans quoi l'on ne peut cultiver les champs, nous allons le prendre dans les entrailles de la terre. Les veines de cuivre, d'argent et d'or, quoique très-cachées, nous les trouvons et nous les employons à nos besoins ou à des ornements. Nous avons des arbres, ou qui ont été plantés à dessein, ou qui sont venus d'eux-mêmes; et nous les coupons, tant pour faire du feu, nous chauffer et cuire nos viandes, que pour bâtir et nous mettre à l'abri du chaud et du froid. C'est aussi de quoi construire des vaisseaux, qui de toutes parts nous apportent toutes les commodités de la vie.

«Nous sommes les seuls animaux qui entendons la navigation, et qui, par là, nous soumettons ce que la nature a fait de plus violent, la mer et les vents. Ainsi nous tirons de la mer une infinité de choses utiles. Pour celles que la terre produit, nous en sommes absolument les maîtres.

«Nous jouissons des plaines, des montagnes; les rivières, les lacs, sont à nous; c'est nous qui semons les blés, qui plantons les arbres; nous fertilisons les terres en les arrosant par des canaux; nous arrêtons les fleuves, nous les redressons, nous les détournons. En un mot, nos mains tâchent de faire dans la nature, pour ainsi dire, une autre nature.

«Mais quoi! l'esprit humain n'a-t-il pas pénétré même dans le ciel?

«De tous les animaux il n'y a que l'homme qui ait observé le cours des astres, leur lever, leur coucher; qui ait déterminé l'espace du jour, du mois, de l'année; qui ait prévu les éclipses du soleil et celles de la lune; qui les ait prédites à jamais, marquant leur grandeur, leur durée, leur temps précis. Et c'est dans ces réflexions que l'esprit humain a puisé la connaissance des dieux, connaissance qui produit la piété, la justice, toutes les vertus, d'où résulte une heureuse vie, semblable à celle des dieux, puisque dès lors nous les égalons, à l'immortalité près, dont nous n'avons nul besoin pour bien vivre.

«Par tout ce que je viens d'exposer, je crois avoir suffisamment prouvé la supériorité de l'homme sur le reste des animaux. Concluons que, ni la conformation de son corps, ni les qualités de son esprit, ne peuvent être l'effet du hasard. Pour finir, car il est temps, je n'ai plus qu'à montrer que tout ce qui nous est utile dans ce monde-ci a été fait exprès pour nous.»

XI

Dans son livre sur la Nature des dieux, il gardait encore quelques ménagements avec la théologie populaire et avec la religion de l'État; mais son livre sur la Divination, c'est-à-dire sur les mystères du culte romain, fut son véritable testament philosophique. Il n'y garde aucune mesure avec les erreurs officielles; il est déjà hors de la vie publique, il est âgé, il voit s'approcher pour lui la liberté de la mort à côté de la servitude de son pays; il veut laisser sa profession de foi à la terre avant de la quitter; il se retire seul dans sa petite maison de Pouzzoles, entre les bois et les flots de Naples, et il écrit ce livre de la Divination.

Montesquieu l'admire, comme une histoire complète des superstitions païennes et des rites religieux du temps.

Voltaire en profite pour montrer la supériorité théologique de l'Inde et de la Chine, à la même époque, sur les superstitions de Rome et de la Grèce.

«Il y a des cas, dit-il, où il ne faut pas juger d'une nation par les usages et par les superstitions populaires. Je suppose que César, après avoir conquis l'Égypte, voulant faire fleurir le commerce dans l'empire romain, eût envoyé une ambassade à la Chine par le port d'Arsinoé, par la mer Rouge, et par l'océan Indien. L'empereur Yventi, premier du nom, régnait alors; les annales de Chine nous le représentent comme un prince très-sage et très-savant. Après avoir reçu les ambassadeurs de César avec toute la politesse chinoise, il s'informe secrètement par ses interprètes des usages, des sciences et de la religion de ce peuple romain, aussi célèbre dans l'Occident que le peuple chinois l'est dans l'Orient. Il apprend d'abord que les pontifes de ce peuple ont réglé leurs années d'une manière si absurde que le soleil est déjà entré dans les signes célestes du printemps lorsque les Romains célèbrent les premières fêtes de l'hiver.

Il apprend que cette nation entretient à grands frais un collége de prêtres, qui savent au juste le temps où il faut s'embarquer, et où l'on doit donner bataille, par l'inspection d'un foie de bœuf, ou par la manière dont les poulets mangent l'orge.

Cette science sacrée fut apportée autrefois aux Romains par un petit dieu nommé Tagès, qui sortit de la terre en Toscane.

Ces peuples adorent un Dieu suprême et unique, qu'ils appellent toujours Dieu très-bon et très grand. Cependant ils ont bâti un temple à une courtisane nommée Flora, et les bonnes femmes de Rome ont presque toutes chez elles de petits dieux pénates, hauts de quatre ou cinq pouces... L'empereur Yventi se met à rire: les tribunaux de Nankin pensent d'abord avec lui que les ambassadeurs romains sont des fous ou des imposteurs qui ont pris le titre d'envoyés de la république romaine; mais, comme l'empereur est aussi juste que poli, il a des conversations particulières avec les ambassadeurs.

Il apprend que les pontifes romains ont été très-ignorants, mais que César réforme actuellement le calendrier.

On lui avoue que le collége des augures a été établi dans les premiers temps de la barbarie; qu'on a laissé subsister cette institution ridicule, devenue chère à un peuple longtemps grossier; que tous les honnêtes gens se moquent des augures; que César ne les a jamais consultés; qu'au rapport d'un très-grand homme nommé Caton, jamais augure n'a pu parler à son camarade sans rire; et qu'enfin Cicéron, le plus grand orateur et le meilleur philosophe de Rome, vient de faire contre les augures un petit ouvrage, intitulé de la Divination, dans lequel il livre à un ridicule éternel tous les aruspices, toutes les prédictions et tous les sortiléges dont la terre est infatuée. L'empereur de la Chine a la curiosité de lire ce livre de Cicéron; les interprètes le traduisent; il admire le livre et la république romaine.»

XII

Le début du second livre de cet ouvrage a la candeur d'une confidence et la majesté de la conscience. Lisez-le; on aime toujours l'homme privé dans l'homme public:

«Toutes les fois que j'ai songé aux meilleurs moyens d'être utile à ma patrie et de servir ainsi sans interruption les intérêts de la république, pensées qui me préoccupent souvent et longuement, rien ne m'a paru plus propre à ce dessein que d'ouvrir à mes concitoyens, comme je crois l'avoir déjà fait par plusieurs traités, la route aux nobles études.

«Ainsi, dans celui que j'ai intitulé Hortensius, je les ai exhortés de tout mon pouvoir à se livrer à l'étude de la philosophie.

«Dans mes quatre livres Académiques, je leur ai montré quelle sorte de philosophie me semblait la moins arrogante, la plus positive et la plus propre à former le goût.

«Enfin, la connaissance des vrais biens et des vrais maux étant le fondement de toute la philosophie, j'ai épuisé ce sujet important dans cinq livres consacrés à faciliter l'intelligence de tout ce qu'on a dit pour et contre chaque système.

«Dans cinq autres livres de dissertations, les Tusculanes, j'ai recherché quelles étaient, pour l'homme, les principales conditions du bonheur: le premier traite du mépris de la mort; le second, du courage à supporter la douleur; le troisième, des moyens d'adoucir les peines; le quatrième, des autres passions de l'âme; et le cinquième enfin développe cette maxime, qui jette un si vif éclat sur l'ensemble de la philosophie, que la vertu seule suffit au bonheur. Ces travaux terminés, j'ai écrit sur la Nature des dieux trois livres, comprenant tout ce qui se rattache à cette question; et, pour remplir ma tâche dans toute son étendue, j'ai commencé à traiter de la divination. Quand j'aurai joint à ces deux livres, selon mon dessein, un traité du Destin, n'aurai-je pas épuisé la matière?

«À ces ouvrages ajoutons six livres de la République, écrits à l'époque à laquelle je tenais les rênes du gouvernement de l'État; question immense, intimement liée à la philosophie et largement traitée par Platon, Aristote, Théophraste et toute la famille des péripatéticiens. Que dirai-je de ma Consolation, qui, après avoir remédié à mes propres maux, soulagera davantage encore, j'espère, ceux des autres? Parmi ces divers écrits, j'ai publié dernièrement le traité de la Vieillesse, dédié à Atticus, mon ami; et, comme c'est principalement à la philosophie que l'homme doit sa vertu et son courage, mon éloge de Caton doit aussi prendre place dans cette collection.

«Enfin, Aristote et Théophraste, hommes supérieurs par leur pénétration et leur fécondité, ayant joint les préceptes de l'éloquence à ceux de la philosophie, je dois rappeler ici, à leur exemple, mes écrits sur l'art oratoire, c'est-à-dire les trois Dialogues, le Brutus et l'Orateur.

«Tels ont été jusqu'ici mes travaux. Plein d'une noble ardeur, j'ai voulu les compléter, et, à moins que quelque grand obstacle ne s'y oppose, éclaircir en latin et rendre ainsi accessibles toutes les questions de la philosophie.

«Eh! quelle autre fonction pourrions-nous exercer, et plus élevée, et plus utile à la république, que celle qui consiste à instruire et à former la jeunesse, à une époque surtout où les mœurs de cette jeunesse se sont tellement relâchées qu'il est de notre devoir à tous de la contenir et de la guider?

«Ce n'est pas que j'espère, ce qui n'est même pas à demander, que tous les jeunes gens se livrent à cette étude. Puissent quelques-uns s'y appliquer, et cet exemple sera toujours un grand bien pour la république! Pour moi, je recueille déjà le fruit de mes travaux, puisque je vois des hommes d'un âge avancé, et en bien plus grand nombre que je ne l'espérais, prendre plaisir à lire mes ouvrages; et c'est ainsi que leur empressement à les étudier redouble de jour en jour mon zèle à les composer.

«Pouvoir se passer des Grecs dans l'étude de la philosophie sera sans doute glorieux pour les Romains: eh bien! le but sera atteint si mes projets s'exécutent. Au reste, le désir d'expliquer la philosophie, je l'ai conçu au milieu des malheurs et des guerres civiles de ma patrie, alors que je ne pouvais ni la défendre, selon ma coutume, ni demeurer oisif, ni trouver une occupation plus convenable et plus digne de moi.

«Mes concitoyens m'excuseront donc, ou plutôt me sauront quelque gré si, lorsque la république a été à la merci d'un seul, je ne me suis ni caché, ni enfui, ni découragé, ni conduit en homme vainement irrité contre le pouvoir ou les circonstances; si enfin je ne me suis montré ni flatteur ni adulateur de la fortune d'un autre, jusqu'au point d'avoir honte de la mienne. Platon et la philosophie m'avaient depuis longtemps enseigné que les États sont sujets à certaines révolutions naturelles qui donnent le pouvoir tantôt aux grands, tantôt au peuple, et parfois à un seul.

«Quand ma patrie fut tombée dans ce dernier état, dépouillé de mes anciennes fonctions, je repris ces études, qui, tout en calmant mes douleurs, m'offraient de plus le seul moyen qui me restât d'être encore utile à mes concitoyens.

«Car enfin j'opinais, je haranguais encore dans mes livres, et l'étude de la philosophie me semblait une nouvelle charge qui remplaçait pour moi le gouvernement de la république. Maintenant qu'on a recommencé à me consulter sur les affaires de l'État, tout mon temps, toutes mes pensées, tous mes soins, appartiennent à la république, et la philosophie n'a droit qu'aux instants que n'exigera pas l'accomplissement de mes devoirs envers mon pays. Mais abandonnons ce sujet, que nous traiterons ailleurs, et reprenons notre discussion.

«Lorsque mon frère Quintus eut disserté sur la divination, comme on l'a vu dans le livre précédent, estimant que nous nous étions assez promenés, nous allâmes nous asseoir dans la bibliothèque de mon lycée.

«Quintus, lui dis-je alors, vous avez très-bien et en bon stoïcien défendu l'opinion des stoïciens; et ce qui me plaît surtout, c'est que vous vous êtes appuyé sur des faits éclatants et mémorables, tirés de notre propre histoire.

«Je dois maintenant répondre à ce que vous avez dit. Je le ferai, mais sans rien affirmer, cherchant la vérité, doutant souvent et me méfiant de moi-même; car, si je présentais quelque chose comme certain, je ferais le devin, moi qui nie la divination.

«Au reste, je m'adresse tout d'abord la question que se faisait à lui-même Carnéade: Sur quoi s'exerce la divination? Est-ce sur les choses sensibles? Mais, celles-là, nous les voyons, entendons, goûtons, sentons, touchons. Y a-t-il donc dans ces sensations quelque chose de surnaturel, quelque effet de la prévision ou de l'inspiration de l'âme? Quel devin, s'il était privé de la vue comme Tirésias, pourrait discerner le blanc du noir, ou, s'il était sourd, distinguer les différences des voix et des sons?

«La divination ne s'applique donc à aucun des objets de nos sens; je dis de plus qu'elle est tout aussi inutile dans ce qui est du ressort de l'art. Nous n'avons pas coutume d'appeler près des malades des devins, mais des médecins; et ceux qui veulent apprendre à jouer de la lyre ou de la flûte ne s'adressent pas aux aruspices, mais aux musiciens.

«Il en est de même des lettres et des sciences.»

Nous n'analyserons pas pour vous ce grand ouvrage d'incrédulité philosophique; les superstitions tombées, qu'importent les réfutations? Mais Cicéron, à la dernière page, distingue, en législateur et en sage, ce qui touche à la piété de ce qui touche à la superstition; cette page mérite d'être conservée.

C'est à la même époque qu'il écrivit le livre intitulé du Destin. Ce livre n'est qu'un débris, il n'en reste que quelques belles pages; on voit seulement que c'était un développement de son livre sur la divinité, et qu'il y portait, comme le poëte Lucrèce, mais d'une main plus religieuse que Lucrèce, des coups terribles aux superstitions païennes de son pays.

Il voulait évidemment, avant de mourir, rendre témoignage à la vraie philosophie, l'unité et l'immatérialité de Dieu. On voit que ce problème éternel de la toute-puissance de la providence divine et de la liberté morale de l'homme agitait, dès cette époque, l'esprit humain, comme il l'agite encore de nos jours. Rien de nouveau, même dans les disputes des philosophes.

Sa maison de campagne de Pouzzoles est encore le lieu de la scène:

«J'étais à Pouzzoles en même temps que Hirtius, consul désigné, l'un de mes meilleurs amis, et qui cultivait alors, avec beaucoup d'ardeur, l'art qui remplit ma vie. Nous étions le plus souvent ensemble, occupés surtout à rechercher par quels moyens on pourrait ramener dans l'État la paix et la concorde. César était mort, et de tous côtés il nous semblait voir les semences de dissensions nouvelles; nous pensions qu'on devait se hâter de les étouffer, et ces graves soucis occupaient à eux seuls presque tous nos entretiens. Nous n'eûmes point d'autre pensée en plus de vingt rencontres; mais un jour nous trouvâmes plus de liberté, et nous fûmes moins empêchés par les visiteurs que d'ordinaire. Les premiers moments de notre entrevue furent donnés à nos préoccupations habituelles, et à cet échange en quelque façon obligé de nos pensées sur la paix et le repos public.» .......................

XIII

C'est là enfin qu'il écrivit son chef-d'œuvre, le livre de la République. Par république il entendait, non-seulement la chose publique, mais la politique tout entière, c'est-à-dire l'étude de cet admirable et divin mécanisme moral par lequel les hommes s'organisent en société, se maintiennent en ordre, grandissent en prospérité, se perpétuent en durée, en influence et en gloire.

On conçoit que, de tous les hommes qui écrivirent jamais sur de pareilles matières, Cicéron fut à la fois le plus compétent, le plus éloquent et le plus moral.

Compétent, parce qu'il avait manié la plus grande politique de l'univers pendant les temps les plus orageux de Rome, et qu'il avait vu tomber la république malgré ses efforts sous les factions populaires, puis la liberté sous la soldatesque, puis César sous le poignard d'une impuissante réaction d'honnêtes gens;

Éloquent, parce qu'il était Cicéron;

Moral, parce qu'il était le plus honnête des Romains.

Aussi ce livre de la République passait-il à Rome et en Grèce pour l'apogée du génie, de la philosophie et de la politique de Rome.

C'est ainsi qu'en parlent tous les écrivains du temps. Platon n'avait été qu'un rêveur radical fondant les lois politiques sur des chimères au lieu de les fonder sur des instincts; il prêchait un communisme destructeur de tout individualisme, de toute propriété, de tout travail rémunéré par lui-même, de toute hérédité, de toute famille, et par conséquent de toute société permanente. Il instituait jusqu'à la communauté des femmes, et jusqu'au meurtre légal et obligatoire des enfants; sacriléges contre le cœur humain, dérisions contre la nature, débauches de sophismes, que nous avons vus se renouveler de nos jours par des platoniciens de socialisme à rebours de la nature.

Cicéron ne fut pas dans ce beau livre le Platon, mais le Montesquieu romain; autant au-dessus de Montesquieu que le génie est au-dessus du talent, et que l'éloquence est au-dessus de la sagacité.

Malheureusement ce livre incomparable fut perdu dans le déménagement du monde et dans les cendres de Rome.

À l'époque de l'invasion de l'Italie par les barbares, les manuscrits qui contenaient la richesse intellectuelle de tant de siècles tombèrent dans le mépris de conquérants qui ne savaient ni parler ni lire; et, quand le christianisme vint prendre la place des superstitions et des philosophies antiques, les moines qui recueillirent ces manuscrits se servirent de ces pages pour écrire des ouvrages chrétiens. C'est ce qu'on appelle des palimpsestes, ou manuscrits sur lesquels une seconde écriture recouvre et efface à demi le premier texte.

Tout récemment un érudit italien, le cardinal Maï, fureteur obstiné et pieux du Vatican, a retrouvé une faible partie du chef-d'œuvre cicéronien de la République. M. Villemain, digne d'une telle œuvre, a traduit et publié en France ces fragments.

La philosophie, l'éloquence, la politique du grand Romain, méritaient un tel interprète. Espérons que d'autres hasards feront exhumer de ces cendres d'autres débris de Cicéron et de Tacite.

XIV

Autant qu'on en peut juger par les lambeaux de cet ouvrage sur la République, il était à la fois historique, didactique, philosophique, c'est-à-dire que Cicéron appuyait ses théories sur la nature, sur l'expérience, sur l'histoire de Rome. C'était le commentaire sur la république, l'esprit des lois et l'esprit des faits romains.

Nous ne sommes pas plus avancés aujourd'hui en politique que ne l'était Cicéron. Il énumère les trois formes principales de gouvernement des peuples: la monarchie pure, l'aristocratie souveraine, la démocratie ou la souveraineté du peuple; il admet les mérites spéciaux de chacune de ces formes de gouvernement; il trouve la monarchie plus stable, l'aristocratie plus intelligente, la démocratie plus juste; mais il trouve la monarchie plus tyrannique, l'aristocratie plus égoïste, la démocratie plus versatile, plus passionnée et plus ingrate. La meilleure forme de gouvernement lui semble en définitive celle qui, en combinant ces trois modes, a les avantages de tous sans avoir les inconvénients de chacun.

Romain, Cicéron voit dans la constitution romaine la réunion de ces trois forces sociales; les consuls y représentent la monarchie, le sénat y représente l'aristocratie, et les pouvoirs éligibles y représentent le peuple. N'est-ce pas précisément ce que la république représentative offre aux publicistes modernes de plus rationnel et de plus parfait? Seulement les modernes instituent des rois héréditaires au lieu de consuls temporaires, pour éviter le danger des transitions dans le pouvoir monarchique. Mais l'aristocratie patricienne de Rome était si enracinée et si puissante qu'elle ne redoutait pas ces éclipses du pouvoir monarchique dans le changement de ses consuls; et les tribuns du peuple; à leur tour, garantissaient suffisamment les plébéiens des empiétements de l'aristocratie.

Voilà, en ce qui concerne Rome, la politique de Cicéron.

Mais, en ce qui concerne la politique générale, sa théorie est une philosophie pratique tout entière, bien supérieure à celle de Machiavel, de Montesquieu, de Mirabeau, de l'Assemblée constituante elle-même. C'est la théorie de la justice et de la morale absolue appliquée au gouvernement des sociétés politiques. On croit lire Fénelon, moins les utopies chimériques du Télémaque. Fénelon dérivait de Platon, rêveur comme lui; Cicéron dérive d'Aristote, expérimental comme le maître d'Alexandre.

Cette odieuse maxime de nos jours: La petite vertu tue la grande, maxime qui permet de violer la morale, comme on viole la liberté dans les temps de tyrannie, n'était point à l'usage de Cicéron. Sa maxime est la maxime contraire: «La morale est la même pour la vie publique que pour la vie privée, seulement la morale politique est plus grande; mais il n'y a pas deux morales, une pour l'homme, une pour le citoyen, parce qu'il n'y a pas deux consciences.» De là découle pour le citoyen, selon Cicéron, le devoir d'un patriotisme à tout prix, dont il fut lui-même le plus bel exemple.

«Lorsqu'au sortir de mon consulat, je pus déclarer avec serment, devant Rome assemblée, que j'avais sauvé la république, alors que le peuple entier répéta mon serment, j'éprouvais assez de bonheur pour être dédommagé à la fois de toutes les injustices et de toutes les infortunes. Cependant j'ai trouvé dans mes malheurs mêmes plus d'honneur que de peine, moins d'amertume que de gloire; et les regrets des gens de bien ont plus réjoui mon cœur que la joie des méchants ne l'avait attristé. Mais, je le répète, si ma disgrâce avait eu un dénouement moins heureux, de quoi pourrais-je me plaindre?

«J'avais tout prévu, et je n'attendais pas moins pour prix de mes services. Quelle avait été ma conduite? La vie privée m'offrait plus de charmes qu'à tout autre: car je cultivais depuis mon enfance les études libérales, si variées, si délicieuses pour l'esprit. Qu'une grande calamité vînt à nous frapper tous, du moins ne m'eût-elle pas plus particulièrement atteint; le sort commun eût été mon partage: eh bien! je n'avais pas hésité à affronter les plus terribles tempêtes, et, si je l'ose dire, la foudre elle-même, pour sauver mes concitoyens, et à dévouer ma tête pour le repos et la liberté de mon pays. Car notre patrie ne nous a point donné les trésors de la vie et de l'éducation pour ne point en attendre un jour les fruits, pour servir sans retour nos propres intérêts, protéger notre repos et abriter nos paisibles jouissances; mais pour avoir un titre sacré sur toutes les meilleures facultés de notre âme, de notre esprit, de notre raison, les employer à la servir elle-même, et ne nous en abandonner l'usage qu'après en avoir tiré tout le parti que ses besoins réclament.

«Ceux qui veulent jouir sans peine d'un repos inaltérable recourent à des excuses qui ne méritent pas d'être écoutées. Le plus souvent, disent-ils, les affaires publiques sont envahies par des hommes indignes, à la société desquels il serait honteux de se trouver mêlé, avec qui il serait triste et dangereux de lutter, surtout quand les passions populaires sont en jeu. C'est donc une folie que de vouloir gouverner les hommes, puisqu'on ne peut dompter les emportements aveugles et terribles de la multitude; c'est se dégrader que de descendre dans l'arène avec des adversaires sortis de la fange, qui n'ont pour toutes armes que les injures et tout cet arsenal d'outrages qu'un sage ne doit pas supporter: comme si les hommes de bien, ceux qui ont un beau caractère et un grand cœur, pouvaient jamais ambitionner le pouvoir dans un but plus légitime que de secouer le joug des méchants, et ne point souffrir qu'ils mettent en pièces la république, qu'un jour les honnêtes gens voudraient enfin, mais vainement, relever de ses ruines!»

Lisez ensuite cette belle définition du peuple: «Un peuple n'est pas toute agrégation d'hommes rassemblés par hasard, mais un peuple est une société formée sous la garantie des lois pour l'utilité réciproque de tous les citoyens.»

La doctrine du prétendu Contrat social de J.-J. Rousseau, qui attribue la formation de la société à une délibération, y est réfutée vingt siècles d'avance par Cicéron, qui attribue la société à l'instinct social, révélation de la nature humaine.

XV

Dans l'esquisse de la fondation progressive des institutions romaines, qu'il met dans la bouche de Scipion, Cicéron combat en homme vraiment politique les chimères antisociales de Platon sur l'égalité absolue des biens.

Lisez encore:

«Platon veut que la plus parfaite égalité préside à la distribution des terres et à l'établissement des demeures; il circonscrit dans les plus étroites limites sa république, plus désirable que possible; il nous présente enfin un modèle qui jamais n'existera, mais où nous lisons avec clarté les principes du gouvernement des États. Pour moi, si mes forces ne me trahissent pas, je veux appliquer les mêmes principes, non plus aux vains fantômes d'une cité imaginaire, mais à la plus puissante république du monde, et faire toucher en quelque façon du doigt les causes du bien et du mal dans l'ordre politique.

«Après que les rois eurent gouverné Rome pendant deux cent quarante années, et un peu plus, en comptant les interrègnes, le peuple, qui bannit Tarquin, témoigna pour la royauté autant d'aversion qu'il avait montré d'attachement à ce gouvernement monarchique, à l'époque de la mort ou plutôt de la disparition de Romulus. Alors il n'avait pu se passer de roi; maintenant, après l'expulsion de Tarquin, le nom même de roi lui était odieux.»

Il combat ensuite, avec une vigueur qu'il puise dans la conscience autant que dans la raison, la doctrine de Machiavel, vieille comme le monde, qu'on doit gouverner les hommes par l'habileté et l'injustice, pourvu que l'habileté et l'injustice produisent la force. Cette argumentation de Cicéron, du juste contre l'utile, mériterait d'être gravée en lettres d'or sur les tables de marbre de tous les conseils des rois ou des peuples.

Son aversion, trop justifiée dans sa personne, contre le gouvernement populaire éclate à toutes les pages. «Il n'est pas d'État à qui je refuse plus péremptoirement le beau nom de république (chose publique) qu'à celui où la multitude est souverainement maîtresse.»

XVI

Les deuxième, troisième, quatrième et cinquième livres, déchirés par les vers, ne nous présentent que des lambeaux; mais chacun de ces lambeaux éclate de quelque vérité lumineuse ou de quelque expression vive qui fait reconnaître le génie d'un sage et d'un politique. Seulement ces pensées n'ont pas le clinquant de Montesquieu ou l'étrangeté de J.-J. Rousseau; c'est du bon sens sur des choses sublimes.

Le livre sixième est heureusement mieux conservé; c'est là qu'on lit, après un entretien sur l'âme et sur ses destinées suprêmes, le songe de Scipion, excursion dans les régions éternelles. Lisez-le tout entier: c'est Cicéron dieu après Cicéron homme; la pensée humaine ne monte pas plus haut.

C'est Scipion qui parle, et qui, après avoir professé la politique de la vertu, chante les récompenses que le ciel réserve aux vrais politiques: lisez toujours. Saint Augustin, qui a commenté le livre de la République de Cicéron, n'est pas plus spiritualiste; le ciel théologique de Fénelon ne s'ouvre pas plus avant aux pas des bienfaiteurs des peuples; la foi des deux grands évêques n'est pas plus ferme ni plus tendre dans l'immortalité de l'âme.

XVII

«Lorsque j'arrivai pour la première fois en Afrique, où j'étais, comme vous le savez, tribun des soldats dans la quatrième légion, sous le consul M. Manilius, je n'eus rien de plus empressé que de me rendre près du roi Masinissa, lié à notre famille par une étroite et bien légitime amitié.

«Dès qu'il me vit, le vieux roi vint m'embrasser en pleurant, puis il leva les yeux au ciel et s'écria: Je te rends grâce, soleil, roi de la nature, et vous tous, dieux immortels, de ce qu'il me soit donné, avant de quitter cette vie, de voir dans mon royaume et à mon foyer P. Cornélius Scipion, dont le nom seul ranime mes vieux ans! Jamais, je vous en atteste, le souvenir de l'excellent ami, de l'invincible héros qui a illustré le nom des Scipions, ne quitte un instant mon esprit...

«Je m'informai ensuite de son royaume, il me parla de notre république, et la journée entière s'écoula dans un entretien sans cesse renaissant...

«Après un repas d'une magnificence royale, nous conversâmes encore jusque fort avant dans la nuit; le vieux roi ne parlait que de Scipion l'Africain, dont il rappelait toutes les actions et même les paroles. Nous nous retirâmes enfin pour prendre du repos. Accablé par la fatigue de la route et par la longueur de cette veille, je tombai bientôt dans un sommeil plus profond que de coutume; tout à coup une apparition s'offrit à mon esprit, tout plein encore de l'objet de nos entretiens; c'est la vertu de nos pensées et de nos discours d'amener pendant le sommeil des illusions semblables à celles dont parle Ennius.

«Il vit Homère, en songe sans doute, parce qu'il était sans cesse occupé de ce grand poëte. Quoi qu'il en soit, l'Africain m'apparut sous les traits que je connaissais, moins pour l'avoir vu lui-même que pour avoir contemplé ses images.

«Je le reconnus aussitôt, et je fus saisi d'un frémissement subit; mais lui: Rassure-toi, Scipion, me dit-il; bannis la crainte, et grave ce que je vais te dire dans ta mémoire. Vois-tu cette ville qui, forcée par mes armes de se soumettre au peuple romain, renouvelle nos anciennes guerres et ne peut souffrir le repos? (Et il me montrait Carthage d'un lieu élevé, tout brillant d'étoiles et resplendissant de clarté.) Tu viens aujourd'hui l'assiéger, presque confondu dans les rangs des soldats; dans deux ans, élevé à la dignité de consul, tu la détruiras jusqu'aux derniers fondements, et tu mériteras pour ta valeur ce titre d'Africain que tu as reçu de nous par héritage. Après avoir renversé Carthage, tu seras appelé aux honneurs du triomphe. Créé censeur, tu visiteras, comme ambassadeur du peuple romain, l'Égypte, la Syrie, l'Asie et la Grèce; tu seras nommé, pendant ton absence, consul pour la seconde fois; tu mettras fin à une guerre des plus importantes, tu ruineras Numance. Mais, après avoir monté en triomphateur au Capitole, tu trouveras la république tout agitée par les menées de mon petit-fils.

«Alors, Scipion, ta prudence, ton génie, ta grande âme, devront éclairer et soutenir ta patrie. Mais je vois dans les temps une double route s'ouvrir, et le destin hésiter.

«Lorsque, depuis ta naissance, huit fois sept révolutions de soleil se seront accomplies, et que ces deux nombres, tous deux parfaits, mais chacun pour des raisons différentes, auront, par leur cours et leur rencontre naturelle, complété pour toi une somme fatale de jours, la république tout entière se tournera vers toi, et invoquera le nom de Scipion. C'est sur toi que se porteront les regards du sénat, des gens de bien, des alliés, des Latins. Sur toi seul reposera le salut de l'État; enfin, dictateur, tu régénéreras la république... si tu peux échapper aux mains impies de tes proches.

«À ces mots, Lélius s'écria; un douloureux gémissement s'éleva de tous côtés: mais Scipion, avec un doux sourire: Je vous en prie, dit-il, ne me réveillez pas, ne troublez pas ma vision, écoutez le reste.

«Mais, continua mon père, pour que tu sentes redoubler ton ardeur à défendre l'État, sache que ceux qui ont sauvé, secouru, agrandi leur patrie, ont dans le ciel un lieu préparé d'avance, où ils jouiront d'une félicité sans terme: car le Dieu suprême qui gouverne l'immense univers ne trouve rien sur la terre qui soit plus agréable à ses yeux que ces réunions d'hommes assemblés sous la garantie des lois, et que l'on nomme des cités. C'est du ciel que descendent ceux qui conduisent et qui conservent les nations, c'est au ciel qu'ils retournent.....

«Ce discours de l'Africain avait jeté la terreur en mon âme. J'eus cependant la force de lui demander s'il vivait encore, lui et Paul Émile, mon père, et tous ceux que nous regardons comme n'étant plus. La véritable vie, me dit-il, commence pour ceux qui s'échappent des liens du corps où ils étaient captifs; mais ce que vous appelez la vie est réellement la mort. Regarde! voici ton père qui vient vers toi!... Je vis mon père, et je fondis en larmes; mais lui, m'embrassant, me défendit de pleurer...

«Dès que je pus retenir mes sanglots, je dis: Ô mon père, modèle de vertus et de sainteté, puisque la vie est en vous, comme me l'apprend l'Africain, pourquoi resterais-je plus longtemps sur la terre? Pourquoi ne pas me hâter de venir dans votre société céleste?

«Non, pas ainsi, mon fils, me répondit-il: tant que Dieu, dont tout ce que tu vois est le temple, ne t'aura pas délivré de ta prison corporelle, tu ne peux avoir accès dans ces demeures. La destination des hommes est de garder ce globe, que tu vois situé au milieu du temple universel de Dieu, dont une parcelle s'appelle la Terre...

«Ils ont reçu une âme!... C'est pourquoi, mon fils, toi et tous les hommes religieux, vous devez retenir votre âme dans les liens du corps; aucun de vous, sans le commandement de celui qui vous l'a donnée, ne peut sortir de cette vie mortelle. En la fuyant, vous paraîtriez abandonner le poste où Dieu vous a placés.

«Mais plutôt, Scipion, comme ton aïeul qui nous écoute, comme moi qui t'ai donné le jour, pense à vivre avec justice et piété; pense au culte que tu dois à tes parents et à tes proches, que tu dois surtout à la patrie. Une telle vie est la route qui te conduira au ciel et dans l'assemblée de ceux qui ont vécu, et qui, maintenant délivrés du corps, habitent le lieu que tu vois.......................

«Mon père me montrait ce cercle qui brille par son éclatante blancheur au milieu de tous les feux célestes, et que vous appelez, d'une expression empruntée aux Grecs, la Voie lactée. Du haut de cet orbe lumineux je contemplais l'univers, et je le vis tout plein de magnificence et de merveilles. Des étoiles que l'on n'aperçoit point d'ici-bas parurent à mes regards, et la grandeur des corps célestes se dévoila à mes yeux. Elle dépasse tout ce que l'homme a pu jamais soupçonner. De tous les corps, le plus petit, qui est situé aux derniers confins du ciel, et le plus près de la terre, brillait d'une lumière empruntée. Les globes étoilés l'emportaient de beaucoup sur la terre en grandeur. La terre elle-même me parut si petite que notre empire, qui n'en touche qu'un point, me fit honte! Comme je la regardais attentivement: Eh bien! mon fils, me dit-il, ton esprit sera-t-il donc toujours attaché à la terre? Ne vois-tu pas dans quelle demeure supérieure et sainte tu es appelé?.......................

«Je contemplais toutes ces merveilles, perdu dans mon admiration. Lorsque je pus me recueillir: Quelle est donc, demandai-je à mon père, quelle est cette harmonie si puissante et si douce au milieu de laquelle il me semble que nous soyons plongés?

«Je vois, dit l'Africain: tu contemples encore la demeure et le séjour des hommes. Mais, si la terre te semble petite, comme elle l'est en effet, relève tes yeux vers ces régions célestes, méprise toutes les choses humaines. Quelle renommée, quelle gloire digne de tes vœux, prétends-tu acquérir parmi les hommes? Tu vois quels imperceptibles espaces ils occupent sur le globe terrestre, et quelles vastes solitudes séparent ces quelques taches que forment les points habités. Les hommes, dispersés sur la terre, sont tellement isolés les uns des autres qu'entre les divers peuples il n'est point de communication possible. Tu les vois semés sur toutes les parties de cette sphère, perdus aux distances les plus lointaines, sur les plans les plus opposés. Quelle gloire espérer de ceux pour qui l'on n'est pas?

«Quand même les races futures répéteraient à l'envi les louanges de chacun de nous; quand même notre nom se transmettrait dans tout son éclat de génération en génération, les déluges et les embrasements qui doivent changer la face de la terre, à des époques immuablement déterminées, enlèveraient toujours à notre gloire d'être, je ne dis pas éternelle, mais durable. Et que t'importe d'ailleurs d'être célébré dans les siècles à venir, lorsque tu ne l'as pas été dans les temps écoulés, et par des hommes tout aussi nombreux et incomparablement meilleurs?.......................

«C'est pourquoi, si tu renonces à venir dans ce séjour où se trouvent tous les biens des grandes âmes, poursuis cette ombre qu'on appelle la gloire humaine et qui peut à peine durer quelques jours. Mais, si tu veux porter tes regards en haut, et les fixer sur ton séjour naturel et ton éternelle patrie, ne donne aucun empire sur toi aux discours du vulgaire.

«Élève tes vœux au-dessus des récompenses humaines; que la vertu seule te montre le chemin de la véritable gloire, et t'y attire pour elle-même. C'est aux autres à savoir ce qu'ils devront dire de toi. Ils en parleront sans doute: mais la plus belle renommée est tenue captive dans ces bornes étroites où votre monde est réduit; elle n'a pas le don de l'immortalité, elle périt avec les hommes et s'éteint dans l'oubli de la postérité!

«Lorsqu'il eut ainsi parlé: Ô Scipion, lui dis-je, s'il est vrai que les services rendus à la patrie nous ouvrent les portes du ciel, votre fils, qui, depuis son enfance, a marché sur vos traces et sur celles de Paul-Émile, et n'a peut-être pas manqué à ce difficile héritage de gloire, veut aujourd'hui redoubler d'efforts à la vue de ce prix inappréciable...

«Courage! me dit-il, et souviens-toi que, si ton corps doit périr, toi, tu n'es pas mortel. Cette forme sensible, ce n'est point toi; ce qui fait l'homme, c'est l'âme, et non cette figure que l'on peut montrer du doigt.

«Sache donc que tu es divin; car c'est être divin que de sentir en soi la vie, de penser, de se souvenir, de prévoir, de gouverner, de régir et de mouvoir le corps qui nous est attaché, comme le Dieu véritable gouverne ses mondes. Semblable à ce Dieu éternel qui meut l'univers en partie corruptible, l'âme immortelle meut le corps périssable. Exerce-la, cette âme, aux fonctions les plus excellentes. Il n'en est pas de plus élevées que de veiller au salut de la patrie. L'âme, accoutumée à ce noble exercice, s'envole plus facilement vers sa demeure céleste; elle y est portée d'autant plus rapidement qu'elle se sera habituée, dans la prison du corps, à prendre son élan, à contempler les objets sublimes, à s'affranchir de ses liens terrestres. Mais, lorsque la mort vient à frapper les hommes vendus aux plaisirs, qui se sont faits les esclaves infâmes de leurs passions, et, poussés aveuglément par elles, ont violé toutes les lois divines et humaines, leurs âmes, dégagées du corps, errent misérablement autour de la terre, et ne reviennent dans ce séjour qu'après une expiation de plusieurs siècles.

«À ces mots, il disparut, et je m'éveillai...»

XVIII

Tel est ce livre de politique divine autant qu'humaine. Cela est écrit, comme cela est pensé, divinement. On dirait que la lumière d'une belle âme y découle sans ombre sur le plus bel esprit de tous les temps.

Cicéron, après ce traité de haute politique, voulut écrire sur la législation, qui dérive de la politique; il écrivit le Livre des Lois; il devait bientôt écrire le Livre des Devoirs, afin que la civilisation tout entière eût pour ainsi dire son catéchisme dans ses œuvres, comme elle l'avait dans son âme et dans sa vie. La législation, selon lui, n'était que la nature morale de l'homme bien interrogée, bien écoutée, bien rédigée selon les circonstances spéciales et les vrais intérêts du peuple romain.

Nous ne vous analyserons pas ce livre: ce commentaire des lois romaines appartient plus à la jurisprudence qu'à la littérature. Admirez seulement avec quel art d'écrivain Cicéron embellit l'aridité de son sujet par les charmants péristyles du premier et du second discours sur les Lois:

ATTICUS.

«Voici sans doute le bois, et voici le chêne d'Arpinum. Je les reconnais tels que je les ai lus souvent dans le Marius. Si le chêne vit encore, ce ne peut être que celui-ci, car il est bien vieux.

QUINTUS

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