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Cours familier de Littérature - Volume 18

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The Project Gutenberg eBook of Cours familier de Littérature - Volume 18

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Title: Cours familier de Littérature - Volume 18

Author: Alphonse de Lamartine

Release date: February 25, 2014 [eBook #45013]
Most recently updated: October 24, 2024

Language: French

Credits: Produced by Mireille Harmelin, Carlo Traverso, Christine
P. Travers and the Online Distributed Proofreading Team
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*** START OF THE PROJECT GUTENBERG EBOOK COURS FAMILIER DE LITTÉRATURE - VOLUME 18 ***

COURS FAMILIER
DE
LITTÉRATURE

REVUE MENSUELLE.

XVIII

Paris.—Typographie de Firmin Didot frères, imprimeurs de l'Institut et de la Marine, rue Jacob, 56.

COURS FAMILIER
DE
LITTÉRATURE

UN ENTRETIEN PAR MOIS

PAR
M. A. DE LAMARTINE

TOME DIX-HUITIÈME.

PARIS
ON S'ABONNE CHEZ L'AUTEUR,
RUE DE LA VILLE-L'ÉVÊQUE, 43.
1864

L'auteur se réserve le droit de traduction et de reproduction à l'étranger.

COURS FAMILIER
DE
LITTÉRATURE.

CIIIe ENTRETIEN.
ARISTOTE.
TRADUCTION COMPLÈTE
PAR
M. BARTHÉLEMY SAINT-HILAIRE.
(PREMIÈRE PARTIE.)

I.

Aristote est un des grands types de l'esprit humain, peut-être le plus grand, si la justesse de l'esprit fait partie de sa perfection.

Nous allons l'étudier ensemble; mais je dois d'abord vous dire comment j'ai pu le connaître et lui donner sa place, la première de toutes, dans le catalogue des grandes et saines intelligences.

Il lui fallait un traducteur digne de lui. Je ne savais du grec classique que ce que l'enfance en apprend dans les premières études, et ce que l'âge mûr en fait oublier. J'étais incapable d'interpréter sans guide et sans maître ni Homère, ni Platon, ni Aristote. Je cherchais quelqu'un; le hasard, cette providence des hommes qui cherchent, me le fit rencontrer au milieu des flots turbulents d'une révolution populaire, à la tête de laquelle j'avais été jeté; voici comment:

II.

En 1848, pendant que j'étais submergé par des masses de citoyens agités, tantôt à l'hôtel de ville de Paris, tantôt dans les rues ou sur les places publiques, tantôt à la tribune de la chambre des députés ou de l'Assemblée constituante: 24 février, 27 février, 28 février, journée du drapeau rouge; 16 avril, journée des grands assauts des factions combinées contre les hommes d'ordre; 15 mai, journée où la chambre nouvelle violée est dissoute un moment par les Polonais, ferment éternel de l'Europe; journées décisives de juin où nous combattîmes contre les insensés frénétiques de la démagogie, et où nous donnâmes du sang au lieu de paroles à notre pays: je fus frappé par la physionomie belle, grande, honnête et intrépide d'un homme de bien et de vertu, que je ne connaissais pas, mais que j'avais eu le temps de remarquer autour de moi aux éclairs de son regard. Ce regard d'honnête homme, en tombant calme et serein sur les foules, semblait les contenir, les éclairer et les calmer, comme un beau rayon de soleil sur les vagues écumeuses d'une mer d'équinoxe. Je lui parlais, il me parlait, nous nous entendions à demi-mot; mais je n'osais pas lui demander son nom, de peur de paraître ignorer ce qu'on devait supposer que je connaissais. Ce ne fut que longtemps après que je demandai tout bas à un des témoins de ces scènes, qui était cet homme si dévoué et si calme, et qu'on me répondit: «C'est Barthélemy Saint-Hilaire, le traducteur d'Aristote.—Cela ne me surprend pas,» dis-je à mon tour: «il y a du grec dans cette intelligence, et de la philosophie dans ce courage.»

III.

Nous nous perdîmes de vue pendant quelque temps; je m'informai avec anxiété de lui; j'appris que, retiré dans un petit jardin de légumes au milieu d'un faubourg de la banlieue de Meaux, résidence de Bossuet, Barthélemy Saint-Hilaire, après avoir refusé ce qu'on le conjurait d'accepter comme gage de son silence, vivait à Meaux du travail de ses mains dans une hutte de son jardin, et nourrissait sa vieille tante de quatre-vingt-six ans des carottes et des pommes de terre cultivées par lui. Il se réservait quelques heures du milieu du jour pour continuer religieusement sa traduction d'Aristote, commencée en 1832. Cette traduction était l'âme de sa vie. Il venait me voir de temps en temps pendant ses courses à Paris. Bientôt il fut nommé à une place honorable et lucrative d'administrateur libre dans la Compagnie de l'Isthme de Suez. Il ne l'occupa qu'un moment. Son extrême délicatesse ayant cru voir dans les conditions de l'entreprise des éventualités compromettantes pour la Compagnie ou pour le pacha d'Égypte, auquel elle lui paraissait devoir de la reconnaissance au lieu d'un procès, il envoya à la Compagnie sa démission, préférant son indigente indépendance à une situation ambiguë. Il reprit avec plus d'assiduité sa traduction d'Aristote. Il avait les quatre conditions nécessaires pour donner à l'Europe ce chef-d'œuvre si longtemps inconnu: la philosophie pratique, la passion de son modèle, la connaissance du grec et la vertu antique, cette condition supérieure qui force l'homme de ressembler à ce qu'il admire. Voilà le traducteur d'Aristote. Heureux, dans sa médiocrité, de n'avoir point à hésiter entre deux devoirs également impératifs:—la liberté de son travail et le remboursement d'immenses dettes dont la responsabilité pèserait sur sa plume,—il est libre, donc il est heureux. La dignité de son travail est entière, et il n'a rien à demander à ses amis que leur amitié. Quel trésor vaut celui-là? Il l'a mérité.

Quand j'ai songé à étudier pièce à pièce cet homme encyclopédique, qui a laissé à lui tout seul d'Athènes un monument homogène plus complet et plus divin mille fois que cette encyclopédie de plusieurs mains inspirée en France par Voltaire, Diderot et leurs amis, travaillant sans plan à détruire plus qu'à édifier, je suis allé d'abord chercher dans sa retraite Barthélemy Saint-Hilaire. Qu'il y avait loin de cette commotion révolutionnaire de trois mois où nous nous étions rencontrés, et j'oserai dire aimés pour la première fois, au branle de la roue du temps! Qu'il y avait loin des orages incessants du mont Aventin de Paris en 1848, à ce cabinet recueilli, dans une rue éloignée du centre, sans autres ornements que ses livres et ses dictionnaires, comme la tente d'un guerrier qui n'a de parure que ses armes! Il était là, travaillant une partie du jour à sa traduction d'Aristote ou à ses autres œuvres scientifiques, dans la joie d'un homme de vertu. Pendant l'été, il empruntait un asile champêtre à quelqu'un de ses amis, fiers de garder sous leur toit un représentant du désintéressement antique.

IV.

Quant à Aristote, nous connaissons assez de son histoire pour vous la redire avec les certitudes et les détails que la distance du temps et des lieux et la célébrité de l'homme ont laissés, de traditions en traditions, rayonner autour de ce grand nom, héritage de deux mondes, le monde ancien et le monde scolastique moderne.

La voici, réduite en peu de mots: mais ces mots sont clairs, positifs, précis, et ne laissent ni ombre pour les obscurcir, ni fables pour les dénaturer. La Providence n'a pas permis que le philosophe de la raison pure servît de texte aux erreurs de la mémoire ou aux écarts de l'imagination populaire.

V.

Aristote naquit, en 350, à Stagire, petite ville de la Macédoine. Le père d'Aristote était un médecin. Ce médecin était si honoré que le roi de Macédoine, Philippe, père du grand Alexandre, l'appela à sa cour et lui confia sa santé. On sait que la Macédoine, à cette époque, était une espèce de Grèce monarchique, tantôt alliée, tantôt ennemie du Péloponnèse. Le caractère belliqueux de ses habitants et l'unité du pouvoir héréditaire concentré dans la main d'un roi guerrier la rendait tantôt secourable, tantôt redoutable à la Grèce républicaine.

Philippe était digne par son génie et par son caractère d'être le père d'Alexandre. Il élevait en lui un oppresseur des Grecs et un conquérant des Perses. Le père d'Aristote était son ami autant que son médecin. Il acquit une fortune honorable dans cette intimité, comme on peut le conclure de son testament qui laissa son fils, Aristote, dans les meilleures conditions pour un philosophe, absorbé dans les études universelles, libre, aisé et désintéressé de tout, excepté du progrès de l'esprit humain en tous genres. On a dit et écrit que Philippe, à la naissance de son fils Alexandre, adressa à Aristote une lettre où il se réjouissait non pas tant d'avoir un fils, mais que ce fils fût né à une époque où il pouvait lui donner pour précepteur Aristote. Cette lettre est possible, mais peu vraisemblable. La chronologie en fait douter. Alexandre, dans sa première enfance, réclamait alors les soins des femmes sous sa mère Olympias, et non le lait encore lointain d'un sage instituteur. Il est plus probable que Philippe écrivit, longtemps après, quelque chose d'analogue au fils de son médecin. Il était digne d'avoir écrit cette lettre, comme Aristote était digne de l'avoir reçue.

VI.

À l'âge de dix-sept ans Aristote quitta la Macédoine pour venir à Athènes, capitale alors du génie humain, étudier sous les plus grands maîtres en tous genres de vertus, de sciences et d'arts, non-seulement la médecine, qu'il cultiva toujours comme Hippocrate, mais la philosophie sous Socrate, la poésie sous les commentateurs d'Homère, la métaphysique sous Platon, l'éloquence sous Démosthène, la politique sous Périclès, l'architecture et la sculpture sous Phidias, le drame sous Sophocle, Eschyle et même Euripide, toute la civilisation enfin sous le peuple athénien. C'était certainement, en effet, le plus étonnant spectacle que la Providence ait jamais offert aux hommes sur un point presque imperceptible du globe, que d'avoir non pas donné à un petit peuple une telle réunion de vertus, de talents et de génies dans ces grands hommes, mais que d'avoir donné à ces grands hommes, dans Athènes, quatre cents ans avant Jésus-Christ, un peuple capable de les discuter et de les admirer. Reverra-t-on jamais une telle époque, où tant de génies concentrés dans une petite ville étaient le premier miracle, et où un peuple plus miraculeux était digne de les voir, de les entendre et de les admirer, lors même que ses passions civiques et religieuses pouvaient de temps en temps, témoin Socrate, témoin Démosthène, témoin Aristote lui-même, les forcer à accepter ou à se préparer la ciguë?

VII.

Aristote, remarqué alors pour son aptitude, pour ses travaux et pour sa modestie, dans l'école de Platon, suivit, pendant seize ans, les leçons de ce philosophe ou plutôt de ce poëte de l'immortalité. Mais, quand Platon voulut transporter sur la terre ses rêves impossibles et introduire ses fantaisies dans le domaine des réalités, Aristote le plaignit, repoussa modestement ses doctrines politiques, aigrit son maître, qui tenait plus à ses chimères qu'aux vraies doctrines de Socrate, et s'éloigna respectueusement de lui. Il crut qu'il ne convenait pas de donner au peuple des rêves dont le réveil pourrait être funeste. Il soutint que le caractère de toute vérité était d'être pratique, et que la moindre découverte en ce genre valait mieux pour lui et pour l'État que les plus beaux songes.

VIII.

Mais cette époque de sa vie allait finir; la Grèce allait changer. Rien ne dure, surtout les prodiges. La guerre aux Perses, méditée par Philippe, fanatisait le Péloponnèse; Démosthène, plus sophiste d'opposition que véritablement patriote, tonnait contre le roi de Macédoine; tout était troubles et factions dans Athènes. Philippe, dont le fils Alexandre touchait à l'âge des études sérieuses, rappela Aristote à sa cour pour lui confier la dernière éducation de son fils. Aristote, que son devoir comme sujet macédonien forçait autant que son affection pour Philippe à se consacrer à Alexandre, se rendit aux vœux du roi et se dévoua pendant cinq ans à élever le maître futur du monde. Ce fut alors qu'il se maria. Il épousa Pythias, jeune Grecque qui mourut peu d'années après son mariage, et dont il n'eut qu'un fils. Il prit alors, non comme femme légitime, mais comme concubine légale, Herpyllide. Il en eut un fils auquel il donna le nom de Nicomaque, et qu'il aima tendrement comme il avait aimé la mère.

IX.

Pendant ces événements domestiques Aristote succéda à Platon, et, au lieu de suivre la route des chimères, professa à Athènes la raison des choses et les réalités de la vie. Socrate avait ouvert le ciel; Aristote, sans méconnaître le ciel, et en plaçant toujours Dieu et la providence au-dessus des phénomènes terrestres, professa la spiritualité de l'âme comme suprême espérance de tout. Cet enseignement dura environ quinze ans; il fut suivi par une foule de jeunes Athéniens; il fit à Aristote la plus solide et la plus éclatante renommée après celle de Pythagore. Il continua, pendant la guerre d'Alexandre en Syrie, en Égypte et en Perse, à recevoir de lui des lettres et à lui répondre. L'éducation de ce plus grand des hommes avait été l'heureux chef-d'œuvre de sa vie. Alexandre avait emmené avec lui dans ses campagnes le philosophe Callisthène, neveu d'Aristote. Il contribua puissamment à enrichir les sciences naturelles, dont son maître, alors en Perse, lui envoyait les plus beaux modèles vivants ou morts pour être étudiés, ou décrits, ou disséqués, dans son Histoire des animaux. Qu'on se figure Napoléon, dans ses campagnes d'Allemagne, d'Espagne, de Russie, fournissant à Cuvier, avec lequel il aurait été en correspondance, les dépouilles de ces provinces et les éléments de ses recherches anatomiques: tel était Alexandre, en rapport journalier avec son ancien précepteur.

X.

Aristote jouissait alors à Athènes de tout le crédit que la victoire du conquérant, son disciple, donnait aux alliés grecs du vainqueur du monde. Il était puissant sur les Athéniens, riche, heureux, occupé de ses travaux, couvert des reflets de la gloire de son élève.

Mais le soleil de Perse, la jeunesse facilement irritable, l'ivresse d'une constante fortune, les femmes et le vin, emportèrent dans les derniers temps Alexandre jusqu'à des excès d'actes et de paroles qui excitaient de grands murmures parmi les Grecs et parmi les Macédoniens. Le neveu d'Aristote, le philosophe Callisthène, avait suivi le héros en Perse comme conseil, comme historien de l'expédition. Après le meurtre de Clitus, Alexandre désespéré s'enferma dans sa tente et ne voulut voir personne. Callisthène cependant pénétra près de lui avec Anaxarque et tâcha d'abord doucement, et selon les règles de la morale, de se rendre maître de sa douleur en s'insinuant peu à peu auprès de lui par ses discours et en tournant adroitement tout autour, sans toucher à la plaie et sans lui rien dire qui pût réveiller son affliction.

Mais Anaxarque, qui, dès le commencement, avait suivi dans la philosophie une route toute particulière, et qui avait la réputation de dédaigner et de mépriser tous ses compagnons, se mit à crier dès l'entrée: «Quoi! est-ce cet Alexandre sur qui la terre entière a les yeux? Et le voilà étendu sur le plancher, fondant en larmes, comme un vil esclave, craignant la loi et le blâme des hommes, lui qui doit être la loi des autres et la règle de toute justice, puisqu'il n'a vaincu que pour être seigneur et maître, et nullement pour servir et pour se soumettre à une vaine opinion!—Ne savez-vous pas, continua-t-il en s'adressant à lui-même, ne savez-vous pas que Jupiter a auprès de lui, sur son trône, d'un côté la justice et de l'autre côté Thémis? Pourquoi cela, sinon pour faire entendre que tout ce que le prince fait est toujours équitable et juste?»

Par ces discours et autres semblables, ce philosophe allégea véritablement l'affliction du roi, mais il le rendit plus orgueilleux et plus injuste. En même temps il s'insinua merveilleusement dans ses bonnes grâces, et lui rendit très-insupportable et très-odieuse la conversation de Callisthène, qui n'était déjà pas trop agréable, à cause de sa grande austérité.

XI.

Callisthène, d'une humeur austère, voyait avec peine aussi le projet d'Alexandre d'aller conquérir les Indes et de remplacer les Macédoniens dans son armée pour fonder en Perse un nouvel empire.

Callisthène s'imaginait être le dispensateur de la gloire et le seul homme capable de transmettre à la postérité les hauts faits d'Alexandre. L'amour-propre des sophistes que ce prince avait à sa suite fut irrité, et ils n'oublièrent rien pour desservir auprès de lui Callisthène. Ce philosophe perdit peu à peu son crédit, et il paraît que, se voyant disgracié, il devint le défenseur des mœurs anciennes et des usages de ses pères, en s'opposant aux honneurs divins qu'on voulait rendre au conquérant macédonien. Il ne se souvenait donc plus d'avoir promis d'accréditer par ses écrits l'opinion qui faisait de ce prince un fils de Jupiter Ammon? Peut-être s'en repentait-il, et croyait-il qu'en changeant de langage et de conduite le philosophe ferait oublier le courtisan. Mais une marche si rétrograde se pardonne rarement, et la mort en est quelquefois la punition.

Anaxarque, les sophistes grecs et les grands de Perse, de concert avec Alexandre, avaient résolu de décerner les honneurs divins à ce prince. La proposition en ayant été faite dans un repas, Callisthène prononça sur ce sujet un discours dont Arrien nous a conservé les principales idées. Il ne paraît pas les avoir supposées; du moins la convenance y est parfaitement gardée. Après avoir fait sentir la différence qu'on devait mettre entre le culte des dieux et les hommages rendus aux grands hommes, Callisthène dit que, comme Alexandre ne permettrait pas qu'on usurpât les honneurs attachés à sa dignité, de même les dieux s'indigneraient qu'on s'arrogeât ceux qui leur appartenaient. S'adressant ensuite à Anaxarque, il l'engage à considérer qu'une pareille proposition pouvait convenir à Cambyse ou à Xerxès, et non au fils de Philippe, qui descendait d'Hercule et d'Éacus. «Les Grecs, ajouta Callisthène, ne décernèrent point les honneurs divins à Hercule de son vivant, mais après sa mort, lorsque l'oracle de Delphes, consulté sur ce sujet, l'eut ainsi ordonné. Faut-il donc aujourd'hui que quelques hommes, dans un pays barbare, pensent comme des barbares? Je dois, Alexandre, rappeler à ton souvenir la Grèce, pour laquelle tu as entrepris cette expédition qui lui soumet l'Asie. À ton retour exigeras-tu des Grecs, le peuple le plus libre de l'univers, qu'ils se prosternent devant toi? ou en seront-ils dispensés, et les Macédoniens subiront-ils seuls alors cette humiliation? ou bien encore les uns et les autres ne continueront-ils à t'honorer que suivant leur usage, et comme il convient à des hommes, tandis que les barbares le feront à leur manière, etc.?»

Ce discours eut l'effet qu'on devait en attendre; les Macédoniens ne voulurent point se prêter à la cérémonie de l'adoration, tandis que les Perses s'y soumirent avec d'autant plus de facilité qu'elle était en usage chez eux depuis le règne des Grecs. Quoique cette cérémonie ne passât pas à leurs yeux pour une marque d'idolâtrie, elle n'était pas moins étrangère aux mœurs des Macédoniens, et devait nécessairement leur paraître un acte humiliant et digne de vils esclaves. Mais il n'est guère possible d'accorder les écrivains entre eux sur plusieurs détails relatifs à cet événement. Plutarque rapporte les divers témoignages sans rien prononcer. La partialité d'Arrien en faveur d'Alexandre n'est au contraire que trop sensible. «Je regarde, dit-il, comme juste la haine qu'Alexandre avait pour Callisthène, à cause de sa liberté inconsidérée et de son orgueil insensé. C'est pourquoi j'ajoute foi sans peine à ceux qui disent que ce philosophe entra dans la conjuration des jeunes gens contre Alexandre ou qu'il les excita à la tramer.» Quelle conséquence! Arrien raconte ensuite cette conjuration, dont Hermolaüs, un des pages d'Alexandre, fut l'auteur.

Accompagnant ce prince à la chasse, il l'avait prévenu et avait tué devant lui un sanglier. Battu de verges et privé de son cheval à cause de cette étourderie, il en témoigna tout son chagrin à Sostrate, fils d'Amyntas, et le fit entrer dans ses projets de vengeance. Quinte-Curce dit la même chose; mais il ajoute plusieurs circonstances et ne manque pas de saisir cette occasion pour mettre dans la bouche d'Hermolaüs et dans celle d'Alexandre des discours où il cherche à faire briller son éloquence. Il fait surtout bien parler Alexandre, qui répond à l'accusé avec autant de dignité que de sagesse. Dans tout le récit de Quinte-Curce on ne trouve pourtant rien à la charge de Callisthène. Il assure même que ce philosophe était innocent de l'attentat contre la personne du roi. «Aussi, ajoute-t-il, nulle autre mort ne rendit Alexandre plus odieux aux Grecs, parce qu'il fit périr au milieu des tourments, et sans l'avoir entendu, un homme très-recommandable par ses vertus et ses talents, qui l'avait rappelé à la vie lorsqu'après le meurtre de Clitus il persistait à vouloir se tuer. À la vérité il se ressentit de cette atrocité; mais il n'était plus temps.»

Quoique Plutarque rapporte tous les faits soit à la charge, soit à la décharge de Callisthène, sans en discuter aucun et sans rien prononcer, il paraît néanmoins s'intéresser beaucoup à ce philosophe. Il assure qu'Hermolaüs et ses complices, appliqués à la torture, ne dirent pas un seul mot contre Callisthène. Il cite des lettres écrites par Alexandre lui-même à Cratère, à Attalus et à Alcétas, qui confirment ce fait important. Si Ptolémée et Aristobule avaient eu connaissance de ces lettres, ils n'auraient pas sans doute donné un démenti formel à leur héros en avançant que les conjurés accusèrent Callisthène de les avoir engagés dans leur entreprise criminelle.

L'envie seule de justifier Alexandre a pu leur dicter un pareil mensonge. Arrien, toujours disposé à se laisser entraîner par leur autorité, ne dissimule pas qu'un grand nombre d'écrivains s'étaient contentés de remarquer que la familiarité de Callisthène avec Hermolaüs avait fait naître des soupçons que la haine de ses ennemis érigea en preuves. Le même historien ajoute que quelques autres écrivains prétendaient qu'Hermolaüs, dans son discours, avait reproché à Alexandre la mort injuste de Philotas, celle plus injuste encore de Parménion et de ses amis, le meurtre de Clitus, le changement de costume et l'habillement à la manière des Mèdes, la tentative de se faire adorer à laquelle il n'avait pas renoncé, enfin ses veilles passées dans la débauche.

Les mêmes choses se lisent dans le discours que Quinte-Curce fait prononcer à Hermolaüs; ce qui est très-digne de remarque, puisqu'il en résulte que cet historien n'imaginait pas toujours les harangues dont il a rempli son ouvrage, et qu'il ne les composait pour l'ordinaire qu'après en avoir trouvé le sujet, soit dans Clitarque, soit dans d'autres écrivains qui ne sont pas parvenus jusqu'à nous.

Peut-être verrait-on encore, dans le dix-septième livre de Diodore de Sicile, ces reproches faits par Hermolaüs à Alexandre, si la grande lacune de ce livre ne tombait pas précisément à l'endroit où il devait être question du meurtre de Clitus et de la conjuration qui causa la perte de Callisthène.

Ce philosophe fut-il condamné sans avoir été entendu, comme il résulte du récit de Quinte-Curce? Cette question semble d'abord être décidée par la loi macédonienne, d'après laquelle aucune peine ne pouvait être infligée à un accusé sans que son procès lui eût été fait dans une assemblée de Macédoniens; mais cette loi n'était point applicable à Callisthène. Dans le discours que Quinte-Curce met dans la bouche d'Alexandre, en présence de son armée, ce prince s'adresse à Hermolaüs:

«À l'égard de ton Callisthène, aux yeux duquel tu parais un homme de cœur parce que tu as l'audace d'un brigand, je sais pourquoi tu voulais qu'on l'introduisît dans cette assemblée: c'était pour qu'il y débitât les mêmes horreurs que tu as vomies contre moi ou celles que tu lui as ouï dire. S'il était Macédonien, j'aurais fait entrer avec toi un maître digne de t'avoir pour disciple; mais, étant Olynthien, il n'a pas aujourd'hui un pareil droit.»

Ptolémée assurait que Callisthène avait été appliqué à la torture, ensuite mis en croix. Quelques-uns prétendaient que, ayant été renfermé dans une cage de fer, on l'y laissa dévorer par les poux; d'autres, qu'on lui avait coupé le nez, les oreilles et d'autres membres, supplices usités chez les Orientaux et les nations barbares, qui ne comptent pour rien la plus grande peine que la société puisse infliger s'ils n'y ajoutent la durée et l'intensité de la douleur.

Aristobule disait au contraire que Callisthène, chargé de chaînes, avait été traîné à la suite de l'armée et était mort de maladie. Suivant Charès, ce philosophe fut gardé sept mois aux fers, parce qu'Alexandre avait dessein de le faire juger devant un tribunal en présence d'Aristote, c'est-à-dire lorsque ce prince aurait été de retour dans la Grèce. Selon ce même Charès, au temps où Callisthène mourut d'inanition et de la maladie pédiculaire, Alexandre était occupé à la guerre des Malliens et des Oxydraques. Enfin Plutarque nous a conservé le fragment d'une lettre de ce prince à Antipater, dans lequel on lit:

«Les jeunes gens ont été lapidés. Je châtierai moi-même le sophiste (Callisthène), les hommes qui me l'ont envoyé, et ceux qui reçoivent dans leur ville des personnes qui conspirent contre moi.» Les derniers sont évidemment Démosthène et les autres démagogues d'Athènes, Aristote et les philosophes.

On voit ici, d'après les paroles mêmes d'Alexandre plaidant sa propre cause devant l'assemblée des Macédoniens de son camp, que le gouvernement représentatif de Macédoine subsistait encore en Asie dans l'armée, et que les procès même d'État étaient jugés avec publicité et liberté par le tribunal populaire ou militaire.

Alexandre gagna le procès contre les jeunes conspirateurs et contre Callisthène, leur complice. Il laissa exécuter les conspirateurs contre sa vie; il épargna Callisthène, dont la complicité n'était que morale. Il ne livra pas le philosophe aux bourreaux; il se contenta de l'emprisonner et de le réserver, comme on le lit dans une de ses lettres à Olympias, sa mère, «pour être jugé à Athènes par ses concitoyens, et selon les lois de son pays.» Cette lettre d'Alexandre à Olympias subsiste, et elle disculpe assez Alexandre du prétendu supplice du philosophe athénien, inventé par les calomniateurs macédoniens ou grecs de l'armée. Callisthène mourut de sa mort naturelle, plusieurs années après le procès, en revenant avec l'armée dans sa patrie.

Quoi qu'il en soit, cette querelle d'Alexandre avec le neveu d'Aristote, son emprisonnement et sa mort pendant qu'on le ramenait à Olynthe pour être jugé, affligèrent et aigrirent Aristote. Ses malheurs commencent là.

XII.

Il y avait en Grèce un nombreux parti populaire et soi-disant politique, que la mort soudaine d'Alexandre avait exalté, que le retour de l'armée grecque à travers l'Asie Mineure, appelée la retraite des dix mille, animait contre la mémoire du héros. Ces sentiments grecs amenaient une réaction ingrate et acharnée parmi le peuple athénien, le plus léger et le plus mobile de tous les peuples. C'est le moment que choisirent les ennemis naturels d'Alexandre pour s'élever contre sa mémoire et pour tourner contre lui des rancunes et des reproches égaux au moins à l'immensité de sa gloire. Cette colère du bas peuple retomba sur les partisans du héros et s'attaqua surtout à son précepteur Aristote. On lui imputa tous les crimes et tous les revers de son élève, devenu le tyran de la Grèce. Le parti des hiérophantes, qui accusait Aristote de chercher la foi dans la raison pieuse, se souvint que cette même accusation avait fait mourir Socrate. Il entreprit de la renouveler contre le disciple de Socrate et de Platon, et intenta contre Aristote une accusation insensée au sujet d'un hymne que ce philosophe, quelquefois poëte, avait adressé peu de temps avant à Phormias, un de ses amis, qui était alors gouverneur sous Alexandre d'une ville de Macédoine. Il l'accusait d'avoir employé dans son hymne des expressions telles qu'on ne devait les adresser qu'aux dieux. Cette inculpation puérile servit de prétexte à toutes les malveillances de la populace.

XIII.

Mais pendant qu'Athènes s'insurgeait ainsi à cause du philosophe de Stagire, l'armée d'Alexandre, irritée contre son prisonnier Callisthène, le fouettait et le laissait mourir en chemin, en punition des conspirations qu'il avait ou semées ou nourries dans les derniers temps de la campagne d'Alexandre contre son chef, devenu dieu par sa mort.

Ainsi, soit que le peuple d'Athènes l'emportât, soit que l'armée en retraite passât l'Hellespont et rentrât à Athènes, Aristote se trouvait également compromis. Il ne lui restait d'autre parti à prendre que la fuite. Il y a des moments, en révolution, où l'on a également à redouter ses amis et ses ennemis. Trop indulgent pour la tyrannie nécessaire aux yeux des uns, trop ennemi des tyrans aux yeux des autres, on n'a plus qu'à périr ou par ses premiers amis ou par ses récents ennemis. Tel devait être le destin du plus modéré des hommes, Aristote.

XIV.

Il quitta Athènes nuitamment, et il se retira dans l'île d'Eubée, à Chalcis, avec sa femme et sa fille. Mais, trop près d'Athènes pour échapper à la persécution des Athéniens, trop voisin de la Macédoine pour éviter la vengeance des ennemis de son neveu Callisthène, il reçut, selon les uns, la ciguë de Socrate; selon d'autres, il la devança en la buvant de lui-même, dans la soixante et onzième année de sa vie. Tous assurent qu'il mourut d'une mort violente, forcée ou volontaire: triste récompense pour un homme qui avait toujours cherché à tenir son destin et son âme en équilibre et comme dans un juste milieu, entre l'espérance et le désespoir.

Quoi qu'il en soit, il ne mourut pas sans avoir laissé à sa femme et à son fils une fortune dérobée à ses ennemis. Cette fortune, venue de son père, n'était ni trop modique ni trop considérable. Elle leur laissa un témoignage de sa vie, qui leur assurait leur propre existence.

Telle est l'histoire d'Aristote, sans autre événement que sa mort.

Avec lui ne mourut pas un homme, mais une doctrine, qui ne disparut un moment que pour faire explosion dans le monde, lorsque plus tard Sylla vint s'emparer d'Athènes, et qu'ayant retrouvé les innombrables manuscrits d'Aristote, il les remit à des collecteurs de dépouilles opimes pour les transporter à Rome et en remplir, jusqu'à nos jours, l'univers.

XV.

Nous allons voir en quoi consistent aujourd'hui les reliques de ce puissant génie qui attache sur sa trace, quatre siècles avant le christianisme, les plus fortes et les plus sages pensées du monde antique et moderne. Les secrétaires de Sylla ne les ont pas replacées dans leur ordre; mais voici l'ordre que leur assignent les traducteurs et les commentateurs les plus éclairés et les plus accrédités des derniers siècles: Politique, Logique, Physique, Rhétorique, Météorologie, Morale, Histoire naturelle, etc. C'est dans cet ordre de composition que nous allons le parcourir avec vous. Depuis Pascal jusqu'à Buffon, nous avons dans Aristote l'arbre encyclopédique tout entier. Il ne faut pas chercher en lui, excepté la sagacité et la justesse d'idées, les perfections de forme de Platon, de Cicéron, d'Homère, de Virgile, de Théocrite, génies employés à fasciner les hommes par l'agrément. Aristote, semblable au mathématicien dont il parle, ne reconnaît d'autre agrément que la vérité. Bien que les traités énumérés plus haut soient strictement enchaînés par l'ordre et la logique les plus rigoureux, ces traités n'étaient point des écrits perfectionnés avec l'intention de charmer ou de séduire les hommes. Tout indique et ses contemporains affirment que ses écrits, même les plus soignés, n'étaient que les notes réfléchies des discours qu'il prononçait dans son école. De là, leur grand nombre et leur diversité durant les dix-sept ans que dura son enseignement à Athènes, pendant et après la disparition de Platon. Ce n'est pas un homme de style, c'est l'homme des réalités. Comme Solon, il a écrit un petit nombre de poésies, dont l'une fut la cause de sa mort. Mais il n'estimait la poésie que comme le plus beau vêtement de la vérité dans le sentiment.

XVI.

De toutes les sciences qu'il a touchées, la plus universelle est la politique. C'est à cause de cette universalité même que nous allons l'étudier avec vous la première.

La politique est la science du présent.

À ce titre elle intéresse tout le monde.

Mais, avant d'examiner celle d'Aristote, et en fermant le livre dans lequel je viens de l'étudier, une réflexion me frappe et me confond: c'est l'antiquité prodigieuse, ou plutôt c'est la presque éternité de cette science. Aristote écrivait, pensait, parlait quatre cents ans avant la naissance de Jésus-Christ. Nous aimons à nous figurer qu'à des époques aussi reculées et dans des pays aussi barbares, la politique n'était qu'un vague instinct de la société humaine, sans morale, sans règle, sans définition, sans dénomination, sans tendance, agitant confusément l'humanité au gré de la force et de la ruse, tel, par exemple, que Machiavel dans le Prince l'entendait deux mille ans après. J'avoue, quant à moi, qu'en lisant la Politique d'Aristote, je croyais lire les publicistes les plus raffinés du temps présent. Montesquieu, J.-J. Rousseau, M. de Bonald, Royer-Collard, n'emploient ni d'autres idées ni d'autres termes. La monarchie à mille formes, l'aristocratie, l'oligarchie, la démocratie, la démagogie, l'anarchie, la république dérivée de la représentation ou des décrets directs du peuple, l'État, la souveraineté de l'État, les changements violents ou les révolutions lentes, les passions du peuple ou les factions des grands, les combinaisons variées de ces divers principes de gouvernement, les décadences ou les renaissances qui les précipitent ou qui les relèvent, tout cela est écrit dans la Politique d'Aristote aussi nettement que dans les cent mille brochures des doctrinaires de nos jours; à l'exception du principe de l'esclavage, passé en loi et en morale par l'habitude, et considéré par le publiciste d'Athènes comme l'œuvre de la nature et non comme une erreur des lois, il n'y a rien dans Aristote qui ne soit dans les mêmes termes aujourd'hui dans nos philosophes politiques. Où est donc le progrès de ces deux mille quatre cents ans? Encore une fois, à l'exception de l'esclavage, Mirabeau, à la tribune de l'Assemblée constituante, raisonne-t-il autrement qu'Aristote? Et, si l'on remonte par la pensée à deux ou trois mille ans plus loin que sa Politique, ne sera-t-on pas tenté de croire que le monde est né vieux et que les mêmes mots ont exprimé les mêmes choses depuis l'origine inconnue des mots et des choses? Antiquité et éternité ne sont-ils pas synonymes, et les mêmes phénomènes que nous pose aujourd'hui le point d'interrogation n'étaient-ils pas résolus dans les jours infiniment plus reculés d'Homère? Rien de nouveau sous le soleil, pas même les raffinements et les proverbes de la politique. Cela doit nous rendre modestes, car on devait l'être déjà du temps d'Aristote. La terre tourne, mais les vérités ne changent pas de place. Il y a dans les faits une réalité occulte qui est aux choses politiques ce que la gravitation est aux choses physiques, et qui leur assigne leur poids et détermine leur équilibre divin. Platon le rêveur dans le temps d'Aristote, Rousseau et les utopistes de nos jours, ont prétendu s'inscrire en faux contre ce fatum des choses, et, quand nous voulons revenir à Dieu, nous revenons à Aristote.

Voici l'analyse raisonnée de sa Politique: trouvez mieux, et étonnez-vous que ce livre, bien supérieur à Rousseau et à Montesquieu, ait été recueilli il y a tant de milliers d'années comme l'évangile infaillible de la politique.

XVII.

«Tout État est une association, dit-il en commençant, et, comme les hommes ne s'associent qu'en vue de quelque bien, il est donc évident que le plus important de tous les biens doit être l'objet de la plus capitale des associations. Et celle-là, on l'appelle précisément État, ou association politique.»

Du premier mot voilà la vérité qui apparaît dans tout son jour. Qu'est-ce, à côté de cette sublime réalité, que les sophismes antiques et modernes de Platon ou de J.-J. Rousseau argumentant contre l'éternelle sagesse, et plaçant l'homme sauvage au-dessus de l'homme civilisé? Comment tout homme doué de raisonnement n'a-t-il pas conclu, au premier coup d'œil, qu'il n'y a rien au-dessus de ces deux pouvoirs, inégaux dans leur origine, égaux dans leurs effets, qu'on appelle commandement et obéissance, et que le phénomène qui en résulte, le gouvernement politique, est le chef-d'œuvre de l'humanité? Sans gouvernement point de peuple, sans gouvernement point de volonté, sans volonté point d'action! Le néant partout! L'anarchie est la constitution de la mort! Un gouvernement est donc le premier cri et le dernier cri de l'homme! Malheur à qui ne le voit pas! Le plus grand titre d'Aristote est de l'avoir senti. C'est une gloire pour un homme quelconque de l'avoir conclu, et d'avoir sacrifié, soit comme soldat, soit comme magistrat, soit comme philosophe, une partie de lui-même à cette nécessité de tous ses semblables! Si les sophismes de Platon ou de Rousseau pouvaient être adoptés par la majorité des mortels, la terre entière ne serait pas assez grande pour emprisonner l'humanité folle dans un Bedlam universel! Quand l'homme le plus criminel paraîtra après sa mort au jugement de son créateur, et que Dieu l'interrogera sur ses doctrines politiques, s'il peut lui répondre: «J'ai fait tous les crimes, mais j'ai contribué à préserver le gouvernement en me sacrifiant,» Dieu pourra lui pardonner, car ce criminel n'aura pas péché contre le Saint-Esprit!

XVIII.

Aristote démontre la nécessité de l'association par la nature. «L'homme ne peut se perpétuer, sur ce globe, sans l'union des sexes, car c'est un désir naturel que de vouloir laisser après soi un être fait à son image. La femme est plus faible, donc elle doit être subordonnée. La nature a donc déterminé la condition spéciale de la femme et de l'esclave. Ces deux premières associations de l'époux et de la femme, du maître et de l'esclave, sont donc les bases de la famille. Hésiode l'a fort bien dit dans ce vers:

La maison, puis la femme et le bœuf laboureur;

car le pauvre n'a pas d'autre esclave que le bœuf. Manger à la même table, se chauffer au même foyer, c'est la famille! Plusieurs familles s'associent, c'est le village; ils ont sucé le même lait, ce sont les enfants et les enfants des enfants; le plus âgé est le roi. L'association des villages forme l'État, la nation. Ainsi l'État vient toujours de la nature. De là cette conclusion évidente: que celui qui se refuse aux lois naturelles de l'association est un être dégradé.

«On ne peut douter que l'État ne soit naturellement au-dessus de la famille et de chaque individu; car le tout l'emporte nécessairement sur la partie, puisque, le tout une fois détruit, il n'y a plus de partie, plus de pieds, plus de mains, si ce n'est par une pure analogie de mots, comme on dit une main de pierre; car la main, séparée du corps, est tout aussi peu une main réelle. Les choses se définissent en général par les actes qu'elles accomplissent et ceux qu'elles peuvent accomplir; dès que leur aptitude antérieure vient à cesser, on ne peut plus dire qu'elles sont les mêmes: elles sont seulement comprises sous un même nom.

«Ce qui prouve bien la nécessité naturelle de l'État et sa supériorité sur l'individu, c'est que, si on ne l'admet pas, l'individu peut alors se suffire à lui-même dans l'isolement du tout, ainsi que du reste des parties; or, celui qui ne peut vivre en société, et dont l'indépendance n'a pas de besoins, celui-là ne saurait jamais être membre de l'État. C'est une brute ou un dieu.

«La nature pousse donc instinctivement tous les hommes à l'association politique. Le premier qui l'institua rendit un immense service; car, si l'homme, parvenu à toute sa perfection, est le premier des animaux, il en est aussi le dernier quand il vit sans loi et sans justice. Il n'est rien de plus monstrueux, en effet, que l'injustice armée. Mais l'homme a reçu de la nature les armes de la sagesse et de la vertu, qu'il doit surtout employer contre ses passions mauvaises. Sans la vertu, c'est l'être le plus pervers et le plus féroce; il n'a que les emportements brutaux de l'amour et de la faim. La justice est une nécessité sociale car le droit est la règle de l'association politique, et la dérision du juste est ce qui constitue le droit.»

XIX.

Ici il tombe, pour la seule fois, de sa logique dans le sophisme d'habitude du paganisme et même du christianisme, la justification de l'esclavage, instrument, dit-il, donné par la nature pour faciliter au maître l'usage de la propriété. «La nature, dit-il, a fait la propriété nécessaire: donc elle a nécessairement créé l'espèce d'homme nécessaire à la culture de cette propriété.» C'est encore l'argumentation des blancs possesseurs des noirs dans nos colonies, et il a fallu une révolution pour saper ce faux raisonnement.

Il cherche à relever le sophisme par la raison, mais il ne peut, malgré son génie, prévaloir sur l'égalité divine.

«On peut évidemment, dit-il, élever cette discussion avec quelque raison, et soutenir qu'il y a des esclaves et des hommes libres par le fait de la nature; on peut soutenir que cette distinction subsiste bien réellement toutes les fois qu'il est utile pour l'un de servir en esclave, pour l'autre de régner en maître; on peut soutenir enfin qu'elle est juste et que chacun doit, suivant le vœu de la nature, exercer ou subir le pouvoir. Par suite, l'autorité du maître sur l'esclave est également juste et utile; ce qui n'empêche pas que l'abus de cette autorité ne puisse être funeste à tous les deux. L'intérêt de la partie est celui du tout; l'intérêt du corps est celui de l'âme; l'esclave est une partie du maître; c'est comme une partie de son corps, vivante, bien que séparée. Aussi, entre le maître et l'esclave, quand c'est la nature qui les a faits tous deux, il existe un intérêt commun, une bienveillance réciproque; il en est tout différemment quand c'est la loi et la force seule qui les ont faits l'un et l'autre.»

XX.

Les chapitres suivants traitent de l'économie domestique et politique à peu près suivant les mêmes principes que les économistes d'aujourd'hui. Le premier de ces principes est le commerce: la terre, l'exploitation des bois, des mines, les métiers admirablement définis et analysés, la spéculation sur les grains qui avait enrichi Thalès de Milet.

Il définit plus loin les trois genres d'autorité du père de famille sur les esclaves, la femme et les enfants, et sur la nature des vertus nécessaires à tous.

«Cette relation s'étend évidemment au reste des êtres; et, dans le plus grand nombre, la nature a établi le commandement et l'obéissance. Ainsi l'homme libre commande à l'esclave tout autrement que l'époux à la femme et le père à l'enfant; et pourtant les éléments essentiels de l'âme existent dans tous ces êtres, mais ils y sont à des degrés bien divers. L'esclave est absolument privé de volonté, la femme en a une, mais en sous-ordre; l'enfant n'en a qu'une incomplète.

«Il en est nécessairement de même des vertus morales. On doit les supposer dans tous ces êtres, mais à des degrés différents, et seulement dans la proportion indispensable à la destination de chacun d'eux. L'être qui commande doit avoir la vertu morale dans toute sa perfection; sa tâche est absolument celle de l'architecte qui ordonne, et l'architecte, ici, c'est la raison. Quant aux autres, ils ne doivent avoir de vertus que suivant les fonctions qu'ils ont à remplir.

«Reconnaissons donc que tous les individus dont nous venons de parler ont leur part de vertu morale, mais que la sagesse de l'homme n'est pas celle de la femme, que son courage, son équité, ne sont pas les mêmes, comme le pensait Socrate, et que la force de l'un est toute de commandement, celle de l'autre, toute de soumission. Et j'en dis autant de toutes leurs autres vertus; car ceci est encore bien plus vrai, quand on se donne la peine d'examiner les choses en détail. C'est se faire illusion à soi-même que de dire, en se bornant à des généralités, que «la vertu est une bonne disposition de l'âme», et la pratique de la sagesse, ou de répéter telle autre explication tout aussi vague. À de pareilles définitions, je préfère beaucoup la méthode de ceux qui, comme Gorgias, se sont occupés de faire le dénombrement de toutes les vertus. Ainsi, en résumé, ce que dit le poëte d'une des qualités féminines:

Un modeste silence est l'honneur de la femme,

est également juste de toutes les autres; cette réserve ne siérait pas à un homme.

«L'enfant étant un être incomplet, il s'ensuit évidemment que la vertu ne lui appartient pas véritablement, mais qu'elle doit être rapportée à l'être accompli qui le dirige. Le rapport est le même du maître à l'esclave. Nous avons établi que l'utilité de l'esclave s'appliquait aux besoins de l'existence; la vertu ne lui sera donc nécessaire que dans une proportion fort étroite, il n'en aura que ce qu'il en faut pour ne point négliger ses travaux par intempérance ou paresse.

«Ceci étant admis, pourra-t-on dire: Les ouvriers aussi devront donc avoir de la vertu, puisque souvent l'intempérance les détourne de leurs travaux? Mais n'y a-t-il point ici une énorme différence? L'esclave partage notre vie; l'ouvrier, au contraire, vit loin de nous et ne doit avoir de vertu qu'autant précisément qu'il a d'esclavage; car le labeur de l'ouvrier est en quelque sorte un esclavage limité. La nature fait l'esclave; elle ne fait pas le cordonnier ou tel autre ouvrier.

«Il faut donc avouer que le maître doit être pour l'esclave l'origine de la vertu qui lui est spéciale, bien qu'il n'ait pas, en tant que maître, à lui communiquer l'apprentissage de ses travaux. Aussi est-ce bien à tort que quelques personnes refusent toute raison aux esclaves et ne veulent jamais leur donner que des ordres; il faut au contraire les reprendre avec plus d'indulgence encore que les enfants. Du reste, je m'arrête ici sur ce sujet.

«Quant à ce qui concerne l'époux et la femme, le père et les enfants, et la vertu particulière de chacun d'eux, les relations qui les unissent, leur conduite bonne ou blâmable, et tous les actes qu'ils doivent rechercher comme louables ou fuir comme répréhensibles, ce sont là des objets dont il faut nécessairement s'occuper dans les études politiques.

«En effet, tous ces individus tiennent à la famille, aussi bien que la famille tient à l'État; or la vertu des parties doit se rapporter à celle de l'ensemble; il faut donc que l'éducation des enfants et des femmes soit en harmonie avec l'organisation politique, s'il importe réellement que les enfants et les femmes soient bien réglés pour que l'État le soit comme eux. Or c'est là nécessairement un objet de grande importance; car les femmes composent la moitié des personnes libres, et ce sont les enfants qui formeront un jour les membres de l'État.»

XXI.

Voici ce qu'il pense de la communauté des biens et des femmes, promulguée par Socrate et Platon. Voyez combien de bon sens!

«Fausse égalité! fausse unité! destruction de l'égalité et de l'unité véritables! Car, si la communauté des femmes, des biens, des enfants paraît à Socrate plus utile pour l'ordre des laboureurs que pour celui des guerriers, gardiens de l'État, c'est qu'elle détruira tout accord dans cette classe, qui ne doit songer qu'à obéir et non à tenter des révolutions.

«En général, cette loi de communauté produira nécessairement des effets tout opposés à ceux que des lois bien faites doivent amener, et précisément par le motif qui inspire à Socrate ses théories sur les femmes et les enfants. À nos yeux, le bien suprême de l'État, c'est l'union de ses membres, parce qu'elle prévient toute dissension civile; et Socrate aussi ne se fait pas faute de vanter l'unité de l'État, qui nous semble, et lui-même l'avoue, n'être que le résultat de l'union des citoyens entre eux. Aristophane, dans sa discussion sur l'amour, dit précisément que la passion, quand elle est violente, nous donne le désir de fondre notre existence dans celle de l'objet aimé, et de ne faire qu'un seul et même être avec lui.

«Or ici il faut de toute nécessité que les deux individualités, ou du moins que l'une des deux disparaisse; dans l'État au contraire, où cette communauté prévaudra, elle éteindra toute bienveillance réciproque; le fils n'y pensera pas le moins du monde à chercher son père, ni le père à chercher son fils. Ainsi que la douce saveur de quelques gouttes de miel disparaît dans une vaste quantité d'eau, de même l'affection que font naître ces noms si chers se perdra dans un État où il sera complétement inutile que le fils songe au père, le père au fils, et les enfants à leurs frères. L'homme a deux grands mobiles de sollicitude et d'amour, c'est la propriété et les affections; or il n'y a place ni pour l'un ni pour l'autre de ces sentiments dans la République de Platon. Cet échange des enfants passant, aussitôt après leur naissance, des mains des laboureurs et des artisans leurs pères entre celles des guerriers, et réciproquement, présente encore bien des embarras dans l'exécution. Ceux qui les porteront des uns aux autres sauront, à n'en pas douter, quels enfants ils donnent et à qui ils les donnent. C'est surtout ici que se reproduiront les graves inconvénients dont j'ai parlé plus haut: ces outrages, ces amours criminels, ces meurtres dont les liens de parenté ne sauraient plus garantir, puisque les enfants passés dans les autres classes de citoyens ne connaîtront plus, parmi les guerriers, ni de pères, ni de mères, ni de frères, et que les enfants entrés dans la classe des guerriers seront de même dégagés de tout lien envers le reste de la cité.

«Mais je m'arrête ici en ce qui concerne la communauté des femmes et des enfants.

«À ce premier inconvénient, la communauté des biens en joint encore d'autres non moins grands. Je lui préfère de beaucoup le système actuel complété par les mœurs publiques, et appuyé sur de bonnes lois. Il réunit les avantages des deux autres, je veux dire, de la communauté et de la possession exclusive. Alors la propriété devient commune en quelque sorte, tout en restant particulière; les exploitations, étant toutes séparées, ne donneront pas naissance à des querelles; elles prospéreront davantage, parce que chacun s'y attachera comme à un intérêt personnel, et la vertu des citoyens en réglera l'emploi, selon le proverbe: Entre amis tout est commun.

«Aujourd'hui même on retrouve dans quelques cités des traces de ce système, qui prouvent bien qu'il n'est pas impossible; et, surtout dans les États bien organisés, où il existe en partie, où il pourrait être aisément complété. Les citoyens, tout en y possédant personnellement, abandonnent à leurs amis ou leur empruntent l'usage commun de certains objets. Ainsi, à Lacédémone, chacun emploie les esclaves, les chevaux et les chiens d'autrui, comme s'ils lui appartenaient en propre; et cette communauté s'étend jusque sur les provisions de voyage, quand on est surpris aux champs par le besoin.

«Il est donc évidemment préférable que la propriété soit particulière et que l'usage seul la rende commune. Amener les esprits à ce point de bienveillance regarde spécialement le législateur.

«Du reste, on ne saurait dire tout ce qu'a de délicieux l'idée et le sentiment de la propriété. L'amour de soi, que chacun de nous possède, n'est point un sentiment répréhensible; c'est un sentiment tout à fait naturel; ce qui n'empêche pas qu'on blâme à bon droit l'égoïsme, qui n'est plus ce sentiment lui-même et qui n'en est qu'un coupable excès; comme on blâme l'avarice, quoiqu'il soit naturel, on peut dire, à tous les hommes d'aimer l'argent. C'est un grand charme que d'obliger et de secourir des amis, des hôtes, des compagnons; et ce n'est que la propriété individuelle qui nous assure ce bonheur-là.

«On le détruit, quand on prétend établir cette unité excessive de l'État, de même qu'on enlève encore à deux autres vertus toute occasion de s'exercer: d'abord à la continence, car c'est une vertu que de respecter par sagesse la femme d'autrui; et en second lieu, à la générosité, qui ne va qu'avec la propriété; car, dans cette république, le citoyen ne peut jamais se montrer libéral, ni faire aucun acte de générosité, puisque cette vertu ne peut naître que de l'emploi de ce qu'on possède.

«Le système de Platon a, je l'avoue, une apparence tout à fait séduisante de philanthropie; au premier aspect, il charme par la merveilleuse réciprocité de bienveillance qu'il semble devoir inspirer à tous les citoyens, surtout quand on entend faire le procès aux vices des constitutions actuelles, et les attribuer tous à ce que la propriété n'est pas commune: par exemple, les procès que font naître les contrats, les condamnations pour faux témoignages, les vils empressements auprès des gens riches; toutes choses qui tiennent, non point à la possession individuelle des biens, mais à la perversité des hommes.

«Et, en effet, ne voit-on pas les associés et les propriétaires communs bien plus souvent en procès entre eux que les possesseurs de biens personnels? et encore, le nombre de ceux qui peuvent avoir de ces querelles dans les associations est-il bien faible comparativement à celui des possesseurs de propriétés particulières. D'un autre côté, il serait juste d'énumérer, non pas seulement les maux, mais aussi les avantages que la communauté détruit; avec elle, l'existence me paraît tout à fait impraticable. L'erreur de Socrate vient de la fausseté du principe d'où il part. Sans doute l'État et la famille doivent avoir une sorte d'unité, mais non point une unité absolue. Avec cette unité poussée à un certain point, l'État n'existe plus; ou, s'il existe, sa situation est déplorable; car il est toujours à la veille de ne plus être. Autant vaudrait prétendre faire un accord avec un seul son, un rhythme avec une seule mesure.

«C'est par l'éducation qu'il convient de ramener à la communauté et à l'unité l'État qui est multiple, comme je l'ai déjà dit; et je m'étonne qu'en prétendant introduire l'éducation, et, par elle, le bonheur dans l'État, on s'imagine pouvoir le régler par de tels moyens, plutôt que par les mœurs, la philosophie et les lois. On pouvait voir qu'à Lacédémone et en Crète le législateur a eu la sagesse de fonder la communauté des biens sur l'usage des repas publics.

«On ne peut refuser non plus de tenir compte de cette longue suite de temps et d'années, où, certes, un tel système, s'il était bon, ne serait pas resté inconnu. En ce genre, tout, on peut le dire, a été imaginé; mais telles idées n'ont pas pu prendre, et telles autres ne sont pas mises en usage, bien qu'on les connaisse.

«Ce que nous disons de la République de Platon serait encore bien autrement évident si l'on voyait un gouvernement pareil exister en réalité. On ne pourrait d'abord l'établir qu'à cette condition, de partager et d'individualiser la propriété en en donnant une portion, ici aux repas communs, là à l'entretien des phratries et des tribus. Alors toute cette législation n'aboutirait qu'à interdire l'agriculture aux guerriers; et c'est précisément ce que de nos jours cherchent à faire les Lacédémoniens. Quant au gouvernement général de cette communauté, Socrate n'en dit mot, et il nous serait tout aussi difficile qu'à lui d'en dire davantage; et cependant la masse de la cité se composera de cette masse de citoyens pour lesquels on n'aura rien statué. Pour les laboureurs, par exemple, la propriété sera-t-elle particulière, ou sera-t-elle commune? leurs femmes et leurs enfants seront-ils ou ne seront-ils pas en commun?

«Si les règles de la communauté sont les mêmes pour tous, où sera la différence des laboureurs aux guerriers? où sera pour les premiers la compensation de l'obéissance qu'ils doivent aux autres? qui leur apprendra même à obéir? à moins qu'on n'emploie à leur égard l'expédient des Crétois, qui ne défendent que deux choses à leurs esclaves, se livrer à la gymnastique, et posséder des armes. Si tous ces points sont réglés ici comme ils le sont dans les autres États, que deviendra dès lors la communauté? On aura nécessairement constitué dans l'État deux États ennemis l'un de l'autre: car, des laboureurs et des artisans, on aura fait des citoyens; et, des guerriers, on aura fait des surveillants chargés de les garder perpétuellement.

«Quant aux dissensions, aux procès et aux autres vices que Socrate reproche aux sociétés actuelles, j'affirme qu'ils se retrouveront tous, sans exception, dans la sienne. Il soutient que, grâce à l'éducation, il ne faudra point dans sa République tous ces règlements sur la police, la tenue des marchés et autres matières aussi peu importantes; et cependant il ne donne d'éducation qu'à ses guerriers.

«D'un autre côté, il laisse aux laboureurs la propriété des terres, à la condition d'en livrer les produits; mais il est fort à craindre que ces propriétaires-là ne soient bien autrement indociles, bien autrement fiers que les hilotes, les pénestes ou tant d'autres esclaves.

«Socrate, au reste, n'a rien dit sur l'importance relative de toutes ces choses. Il n'a point parlé davantage de plusieurs autres qui leur tiennent de bien près, telles que le gouvernement, l'éducation et les lois spéciales à la classe des laboureurs: or il n'est ni plus facile ni moins important de savoir comment on l'organisera, pour que la communauté des guerriers puisse subsister à côté d'elle. Supposons que pour les laboureurs ait lieu la communauté des femmes avec la division des biens: qui sera chargé de l'administration, comme les maris le sont de l'agriculture? Qui en sera chargé, en admettant pour les laboureurs l'égale communauté des femmes et des biens?

«Certes, il est fort étrange d'aller ici chercher une comparaison parmi les animaux, pour soutenir que les fonctions des femmes doivent être absolument celles des maris, auxquels on interdit, du reste, toute occupation intérieure.

«L'établissement des autorités, tel que le propose Socrate, offre encore bien des dangers: il les veut perpétuelles; cela seul suffirait pour causer des guerres civiles, même chez des hommes peu jaloux de leur dignité, à plus forte raison parmi des gens belliqueux et pleins de cœur. Mais cette perpétuité est indispensable dans la théorie de Socrate: «Dieu verse l'or, non point tantôt dans l'âme des uns, tantôt dans l'âme des autres, mais toujours dans les mêmes âmes.» Ainsi Socrate soutient qu'au moment même de la naissance, Dieu mêle de l'or dans l'âme de ceux-ci; de l'argent, dans l'âme de ceux-là; de l'airain et du fer, dans l'âme de ceux qui doivent être artisans et laboureurs.

«Il a beau interdire tous plaisirs à ses guerriers, il n'en prétend pas moins que le devoir du législateur est de rendre heureux l'État tout entier; mais l'État tout entier ne saurait être heureux, quand la plupart ou quelques-uns de ses membres, sinon tous, sont privés de bonheur. C'est que le bonheur ne ressemble pas aux nombres pairs, dans lesquels la somme peut avoir telle propriété que n'a aucune des parties. En fait de bonheur, il en est tout autrement; et si les défenseurs mêmes de la cité ne sont pas heureux, qui donc pourra prétendre à l'être? Ce ne sont point apparemment les artisans, ni la masse des ouvriers attachés aux travaux mécaniques.

«Voilà quelques-uns des inconvénients de la république vantée par Socrate; j'en pourrais indiquer encore plus d'un autre non moins grave.»

XXII.

«Il ne faut pas oublier, quand on porte des lois semblables, un point négligé par Phaléas et Platon: c'est qu'en fixant ainsi la quotité des fortunes, il faut aussi fixer la quantité des enfants. Si le nombre des enfants n'est plus en rapport avec la propriété, il faudra bientôt enfreindre la loi; et même, sans en venir là, il est dangereux que tant de citoyens passent de l'aisance à la misère, parce que ce sera chose difficile, dans ce cas, qu'ils n'aient point le désir des révolutions.

«Cette influence de l'égalité des biens sur l'association politique a été comprise par quelques-uns des anciens législateurs; témoin Solon dans ses lois, témoin la loi qui interdit l'acquisition illimitée des terres. C'est d'après le même principe que certaines législations, comme celle de Locres, interdisent de vendre son bien, à moins de malheur parfaitement constaté, ou qu'elles prescrivent encore de maintenir les lots primitifs. L'abrogation d'une loi de ce genre, à Leucade, rendit la constitution complétement démocratique, parce que, dès lors, on parvint aux magistratures sans les conditions de cens autrefois exigées.

«Mais cette égalité même, si on la suppose établie, n'empêche pas que la limite légale des fortunes ne puisse être ou trop large, ce qui amènerait dans la cité le luxe et la mollesse; ou trop étroite, ce qui amènerait la gêne parmi les citoyens. Ainsi, il ne suffit pas au législateur d'avoir rendu les fortunes égales, il faut qu'il leur ait donné de justes proportions. Ce n'est même avoir encore rien fait que d'avoir trouvé cette mesure parfaite pour tous les citoyens; le point important, c'est de niveler les passions bien plutôt que les propriétés; et cette égalité-là ne résulte que de l'éducation réglée par de bonnes lois.

«Phaléas pourrait ici répondre que c'est là précisément ce qu'il a dit lui-même: car, à ses yeux, les bases de tout État sont l'égalité de fortune et l'égalité d'éducation. Mais cette éducation, que sera-t-elle? C'est là ce qu'il faut dire. Ce n'est rien que de l'avoir faite une et la même pour tous. Elle peut être parfaitement une et la même pour tous les citoyens, et être telle cependant qu'ils n'en sortent qu'avec une insatiable avidité de richesses ou d'honneurs, ou même avec ces deux passions à la fois.

«De plus, les révolutions naissent tout aussi bien de l'inégalité des honneurs que de l'inégalité des fortunes. Les prétendants seuls seraient ici différents. La foule se révolte de l'inégalité des fortunes, et les hommes supérieurs s'indignent de l'égale répartition des honneurs; c'est le mot du poëte:

Quoi! le lâche et le brave être égaux en estime?

C'est que les hommes sont poussés au crime non pas seulement par le besoin du nécessaire, que Phaléas compte apaiser avec l'égalité des biens, excellent moyen, selon lui, d'empêcher qu'un homme n'en détrousse un autre pour ne pas mourir de faim ou de froid; ils y sont poussés encore par le besoin d'éteindre leurs désirs dans la jouissance. Si ces désirs sont désordonnés, les hommes auront recours au crime pour guérir le mal qui les tourmente; et j'ajoute même qu'ils s'y livreront non-seulement par cette raison, mais aussi par le simple motif, si leurs caprices les y portent, de n'être point troublés dans leurs jouissances.

«À ces trois maux, quel sera le remède? D'abord la propriété, quelque mince qu'elle soit, et l'habitude du travail, puis la tempérance; et, enfin, pour celui qui veut trouver le bonheur en lui-même, le remède ne sera point à chercher ailleurs que dans la philosophie: car les plaisirs autres que les siens ne peuvent se passer de l'intermédiaire des hommes. C'est le superflu et non le besoin qui fait commettre les grands crimes. On n'usurpe pas la tyrannie pour se garantir de l'intempérie de l'air; et, par le même motif, les grandes distinctions sont réservées non pas au meurtrier d'un voleur, mais au meurtrier d'un tyran. Ainsi l'expédient politique proposé par Phaléas n'offre de garantie que contre les crimes de peu d'importance.

«Phaléas a eu tort aussi d'appeler, d'une manière générale, égalité des fortunes, l'égale répartition des terres, à laquelle il se borne; car la fortune comprend encore les esclaves, les troupeaux, l'argent et toutes ces propriétés qu'on nomme mobilières. La loi d'égalité doit être étendue à tous ces objets; ou, du moins, il faut les soumettre à certaines limites régulières, ou bien ne statuer absolument rien à l'égard de la propriété.

«Sa législation paraît, au reste, n'avoir en vue qu'un État peu étendu, puisque tous les artisans doivent y être la propriété de l'État, sans y former une classe accessoire de citoyens. Si les ouvriers chargés de tous les travaux appartiennent à l'État, il faut que ce soit aux conditions établies pour ceux d'Épidamne, ou pour ceux d'Athènes par Diophante.

«Ce que nous avons dit de la constitution de Phaléas suffit pour qu'on en juge les mérites et les défauts.

XXIII.

Aristote met en poudre dans les chapitres suivants tous les systèmes de communauté, tous les rêves de Socrate et de Platon, toutes les législations de Crète et de Sparte, celle même de Solon faisant régir les hommes par le hasard du sort; il examine ensuite ce qu'est devenu le citoyen. «C'est, dit-il, l'habitant susceptible d'être élevé au pouvoir civil.» Il passe de là à l'État lui-même et aux différentes formes de constitution: monarchie, oligarchie, aristocratie, démagogie. Il les analyse comme nous le faisons aujourd'hui, il étudie les principes d'après lesquels on doit donner la souveraineté à un, ou à plusieurs, ou à tous les citoyens. On voit qu'il n'est satisfait d'aucun. Écoutez-le ici:

De plus, comme l'égalité et l'inégalité complètes sont injustes entre des individus qui ne sont égaux ou inégaux entre eux que sur un seul point, tous les gouvernements où l'égalité et l'inégalité sont établies sur des bases de ce genre sont nécessairement corrompus. Nous avons dit aussi plus haut que tous les citoyens ont raison de se croire des droits, mais que tous ont tort de se croire des droits absolus: les riches, parce qu'ils possèdent une plus large part du territoire commun de la cité et qu'ils ont ordinairement plus de crédit dans les transactions commerciales; les nobles et les hommes libres, classes fort voisines l'une de l'autre, parce que la noblesse est plus réellement citoyenne que la roture, et que la noblesse est estimée chez tous les peuples; et de plus, parce que des descendants vertueux doivent, selon toute apparence, avoir de vertueux ancêtres; car la noblesse n'est qu'un mérite de race.

«Certes, la vertu peut, selon nous, élever la voix non moins justement; la vertu sociale, c'est la justice, et toutes les autres ne viennent nécessairement que comme des conséquences après elle. Enfin la majorité aussi a des prétentions qu'elle peut opposer à celles de la minorité; car la majorité, prise dans son ensemble, est plus puissante, plus riche et meilleure que le petit nombre.

«Supposons donc la réunion, dans un seul État, d'individus distingués, nobles, riches, d'une part; et, de l'autre, d'une multitude à qui l'on peut accorder des droits politiques: pourra-t-on dire sans hésitation à qui doit appartenir la souveraineté? ou le doute sera-t-il encore possible? Dans chacune des constitutions que nous avons énumérées plus haut, la question de savoir qui doit commander n'en peut faire une, puisque leur différence repose précisément sur celle du souverain. Ici la souveraineté est aux riches; là, aux citoyens distingués; et ainsi du reste. Voyons cependant ce que l'on doit faire quand toutes ces conditions diverses se rencontrent simultanément dans la cité.

«En supposant que la minorité des gens de bien soit extrêmement faible, comment pourra-t-on statuer à son égard? Regardera-t-on si, toute faible qu'elle est, elle peut suffire cependant à gouverner l'État, ou même à former par elle seule une cité complète? Mais alors se présente une objection qui est également juste contre tous les prétendants au pouvoir politique, et qui semble renverser toutes les raisons de ceux qui réclament l'autorité comme un droit de leur fortune, aussi bien que de ceux qui la réclament comme un droit de leur naissance. En adoptant le principe qu'ils allèguent pour eux-mêmes, la prétendue souveraineté devrait évidemment passer à l'individu qui serait à lui seul plus riche que tous les autres ensemble; et, de même, le plus noble par sa naissance l'emporterait sur tous ceux qui ne font valoir que leur liberté.

«Même objection toute pareille contre l'aristocratie, qui se fonde sur la vertu; car, si tel citoyen est supérieur en vertu à tous les membres du gouvernement, gens eux-mêmes fort estimables, le même principe lui confère la souveraineté. Même objection encore contre la souveraineté de la multitude, fondée sur la supériorité de sa force relativement à la minorité; car, si un individu par hasard ou quelques individus, moins nombreux toutefois que la majorité, sont plus forts qu'elle, la souveraineté leur appartiendra de préférence plutôt qu'à la foule.

«Tout ceci semble démontrer clairement qu'il n'y a de complète justice dans aucune des prérogatives, au nom desquelles chacun réclame le pouvoir pour soi et l'asservissement pour les autres. Aux prétentions de ceux qui revendiquent l'autorité pour leur mérite ou pour leur fortune, la multitude pourrait opposer d'excellentes raisons. Rien n'empêche, en effet, qu'elle ne soit plus riche et plus vertueuse que la minorité, non point individuellement, mais en masse. Ceci même répond à une objection que l'on met en avant et qu'on répète souvent comme fort grave: on demande si, dans le cas que nous avons supposé, le législateur qui veut établir des lois parfaitement justes doit avoir en vue l'intérêt de la multitude ou celui des citoyens distingués. La justice ici, c'est l'égalité; et cette égalité de la justice se rapporte autant à l'intérêt général de l'État qu'à l'intérêt individuel des citoyens. Or le citoyen en général est l'individu qui a part à l'autorité et à l'obéissance publiques, la condition du citoyen étant d'ailleurs variable suivant la constitution; et, dans la république parfaite, c'est l'individu qui peut et qui veut librement obéir et gouverner tour à tour, suivant les préceptes de la vertu.

«Si dans l'État un individu, ou même plusieurs individus, trop peu nombreux toutefois pour former entre eux seuls une cité entière, ont une telle supériorité de mérite que le mérite de tous les autres citoyens ne puisse entrer en balance, et que l'influence politique de cet individu unique, ou de ces individus, soit incomparablement plus forte, de tels hommes ne peuvent être compris dans la cité. Ce sera leur faire injure que de les réduire à l'égalité commune, quand leur mérite et leur importance politiques les mettent si complétement hors de comparaison; de tels personnages sont, on peut dire, des dieux parmi les hommes.

«Nouvelle preuve que la législation ne doit nécessairement concerner que des individus égaux par leur naissance et par leurs facultés. Mais la loi n'est point faite pour ces êtres supérieurs; ils sont eux-mêmes la loi. Il serait ridicule de tenter de les soumettre à la constitution; car ils pourraient répondre ce que, suivant Antisthène, les lions répondirent au décret rendu par l'assemblée des lièvres sur l'égalité générale des animaux. Voilà aussi l'origine de l'ostracisme dans les États démocratiques, qui, plus que tous les autres, se montrent jaloux de l'égalité. Dès qu'un citoyen semblait s'élever au-dessus de tous les autres par sa richesse, par la foule de ses partisans, ou par tout autre avantage politique, l'ostracisme venait le frapper d'un exil plus ou moins long.

«Dans la mythologie, les Argonautes n'ont point d'autre motif pour abandonner Hercule; Argo déclare qu'elle ne veut pas le porter, parce qu'il est beaucoup plus pesant que le reste de ses compagnons. Aussi a-t-on bien tort de blâmer d'une manière absolue la tyrannie et le conseil que Périandre donnait à Thrasybule: pour toute réponse à l'envoyé qui venait lui demander conseil, il se contenta de niveler une certaine quantité d'épis, en cassant ceux qui dépassaient les autres. Le messager ne comprit rien au motif de cette action; mais Thrasybule, quand on l'en informa, entendit fort bien qu'il devait se défaire des citoyens puissants.

«Cet expédient n'est pas utile seulement aux tyrans; aussi ne sont-ils pas les seuls à en user. On l'emploie avec un égal succès dans les oligarchies et dans les démocraties. L'ostracisme y produit à peu près les mêmes résultats, en arrêtant par l'exil la puissance des personnages qu'il frappe. Quand on est en mesure de le pouvoir, on applique ce principe politique à des États, à des peuples entiers. On peut voir la conduite des Athéniens à l'égard des Samiens, des Chiotes et des Lesbiens. À peine leur puissance fut-elle affermie, qu'ils eurent soin d'affaiblir leurs sujets, en dépit de tous les traités; et le roi des Perses a plus d'une fois châtié les Mèdes, les Babyloniens et d'autres peuples, tout fiers encore des souvenirs de leur antique domination.

«Cette question intéresse tous les gouvernements sans exception, même les bons. Les gouvernements corrompus emploient ces moyens-là dans un intérêt particulier; mais on ne les emploie pas moins dans les gouvernements d'intérêt général. On peut éclaircir ce raisonnement par une comparaison empruntée aux autres sciences, aux autres arts. Le peintre ne laissera point dans son tableau un pied qui dépasserait les proportions des autres parties de la figure, ce pied fût-il beaucoup plus beau que le reste; le charpentier de marine ne recevra pas davantage une proue, ou telle autre pièce du bâtiment, si elle est disproportionnée; et le choriste en chef n'admettra point, dans un concert, une voix plus forte et plus belle que toutes celles qui forment le reste du chœur.

«Rien n'empêche donc les monarques de se trouver en ceci d'accord avec les États qu'ils régissent, si de fait ils ne recourent à cet expédient que quand la conservation de leur propre pouvoir est dans l'intérêt de l'État.

«Ainsi les principes de l'ostracisme appliqué aux supériorités bien reconnues ne sont pas dénués de toute équité politique. Il est certainement préférable que la cité, grâce aux institutions primitives du législateur, puisse se passer de ce remède; mais, si le législateur reçoit de seconde main le gouvernail de l'État, il peut, dans le besoin, recourir à ce moyen de réforme. Ce n'est point ainsi, du reste, qu'on l'a jusqu'à présent employé: on n'a point considéré le moins du monde dans l'ostracisme l'intérêt véritable de la république, et l'on en a fait une simple affaire de faction.

«Pour les gouvernements corrompus, l'ostracisme en servant un intérêt particulier est aussi par cela même évidemment juste; mais il est tout aussi évident qu'il n'est point d'une justice absolue.

«Dans la cité parfaite, la question est bien autrement difficile. La supériorité sur tout autre point que le mérite, richesse ou influence, ne peut causer d'embarras; mais que faire contre la supériorité de mérite? Certes, on ne dira pas qu'il faut bannir ou chasser le citoyen qu'elle distingue. On ne prétendra pas davantage qu'il faut le réduire à l'obéissance; car prétendre au partage du pouvoir, ce serait donner un maître à Jupiter lui-même. Le seul parti que naturellement tous les citoyens semblent devoir adopter, est de se soumettre de leur plein gré à ce grand homme, et de le prendre pour roi durant sa vie entière.»

XXIV.

Il conclut ici que la royauté ne peut être reconnue à moins que l'individu couronné ne soit évidemment supérieur en talent et en vertu à tous les autres.

La république ou l'État parfait doit participer du pouvoir absolu par la vigueur de l'autorité, du pouvoir oligarchique par la sagesse des conseils. Il est cependant très-évident que sa qualité natale de sujet d'un roi comme Philippe, et de précepteur d'un héros-roi comme Alexandre, font garder à Aristote des ménagements discrets pour la royauté. De là sa perte.

Le philosophe parfait se retrouve dans des considérations merveilleusement sagaces sur l'éducation générale des citoyens:

«L'association politique étant toujours composée de chefs et de subordonnés, je demande si l'autorité et l'obéissance doivent être alternatives ou viagères. Il est clair que le système de l'éducation devra se rapporter à ces grandes divisions des citoyens entre eux. Si quelques hommes l'emportaient sur les autres hommes autant que, selon la croyance commune, les dieux et les héros peuvent différer des mortels, à l'égard du corps qu'un seul coup d'œil suffit pour juger, et même à l'égard de l'âme, de telle sorte que la supériorité des chefs fût aussi incontestable et aussi évidente pour les sujets, nul doute qu'il ne fallût préférer la perpétuité de l'obéissance pour les uns, et du pouvoir pour les autres.

«Mais ces dissemblances sont choses fort difficiles à constater; et il n'en est point du tout ici comme pour ces rois de l'Inde qui, selon Scylax, l'emportent si complétement sur les sujets qui leur obéissent. Il est donc évident que, par bien des motifs, l'alternative de l'autorité et de la soumission doit nécessairement être commune à tous les citoyens. L'égalité est l'identité d'attributions entre des êtres semblables, et l'État ne saurait vivre contre les lois de l'équité: les factieux que le pays renferme toujours trouveraient de constants appuis dans les sujets mécontents, et les membres du gouvernement ne sauraient jamais être assez nombreux pour résister à tant d'ennemis réunis.

«Cependant il est incontestable qu'il doit y avoir une différence entre les chefs et les subordonnés. Quelle sera cette différence, et quelle sera la répartition du pouvoir? Telles sont les questions que doit résoudre le législateur. Nous l'avons déjà dit: c'est la nature elle-même qui a tracé la ligne de démarcation, en créant dans une espèce identique les classes des jeunes et des vieux, les uns destinés à obéir, les autres capables de commander. Une autorité conférée par l'âge ne peut irriter la jalousie, ni enfler la vanité de personne, surtout lorsque chacun est assuré d'obtenir avec les années la même prérogative.

«Ainsi l'autorité et l'obéissance doivent être à la fois perpétuelles et alternatives; et, par suite, l'éducation doit être à la fois pareille et diverse; puisque, de l'aveu de tout le monde, l'obéissance est la véritable école du commandement.»

XXV.

On regrette de trouver ici la recommandation platonique de l'abandon des enfants difformes; loi humaine en opposition à la loi divine. Alexandre eût été abandonné, car il était difforme d'une épaule.

«On a coutume de donner le nom de république aux gouvernements qui inclinent à la démocratie, et celui d'aristocratie aux gouvernements qui inclinent à l'oligarchie; c'est que le plus ordinairement les lumières et la noblesse sont le partage des riches; ils sont comblés en outre de ces avantages que d'autres achètent si souvent par le crime, et qui assurent à leurs possesseurs un renom de vertu et une haute considération.

«Comme le système aristocratique a pour but de donner la suprématie politique à ces citoyens éminents, on a prétendu, par suite, que les oligarchies se composent en majorité d'hommes vertueux et estimables. Or il semble impossible qu'un gouvernement dirigé par les meilleurs citoyens ne soit pas un excellent gouvernement, un mauvais gouvernement ne devant peser que sur les États régis par des hommes corrompus. Et, réciproquement, il semble impossible que, là où l'administration n'est pas bonne, l'État soit gouverné par les meilleurs citoyens. Mais il faut remarquer que de bonnes lois ne constituent pas à elles seules un bon gouvernement, et qu'il importe surtout que ces bonnes lois soient observées. Il n'y a donc de bon gouvernement d'abord que celui où l'on obéit à la loi, ensuite que celui où la loi à laquelle on obéit est fondée sur la raison; car on pourrait aussi obéir à des lois déraisonnables. L'excellence de la loi peut du reste s'entendre de deux façons: la loi est, ou la meilleure possible relativement aux circonstances, ou la meilleure possible d'une manière générale et absolue.

«Le principe essentiel de l'aristocratie paraît être d'attribuer la prédominance politique à la vertu; car le caractère spécial de l'aristocratie, c'est la vertu, comme la richesse est celui de l'oligarchie, et la liberté, celui de la démocratie. Toutes trois admettent d'ailleurs la suprématie de la majorité, puisque, dans les unes comme dans les autres, la décision prononcée par le plus grand nombre des membres du corps politique a toujours force de loi. Si la plupart des gouvernements prennent le nom de république, c'est qu'ils cherchent presque tous uniquement à combiner les droits des riches et des pauvres, de la fortune et de la liberté; et la richesse semble presque partout tenir lieu de mérite et de vertu.

«Trois éléments dans l'État se disputent l'égalité: ce sont la liberté, la richesse et le mérite. Je ne parle pas d'un quatrième qu'on appelle la noblesse; car il n'est qu'une conséquence de deux autres, et la noblesse n'est qu'une ancienneté de richesse et de talent. Or la combinaison des deux premiers éléments donne évidemment la république, et la combinaison de tous les trois donne l'aristocratie plutôt que toute autre forme. Je classe toujours à part la véritable aristocratie dont j'ai d'abord parlé.

«Ainsi nous avons démontré qu'à côté de la monarchie, de la démocratie et de l'oligarchie, il existe encore d'autres systèmes politiques. Nous avons expliqué la nature de ces systèmes, les différences des aristocraties entre elles, et les différences des républiques aux aristocraties; enfin l'on doit voir que toutes ces formes sont moins éloignées qu'on ne pourrait le croire les unes des autres.»

XXV.

«Tout considéré, la fortune moyenne est la meilleure base du gouvernement. L'indiscipline corrompt les riches, l'indigence asservit le caractère des pauvres.

«Il est évident que l'association politique est surtout la meilleure quand elle est formée par des citoyens de fortune moyenne; les États bien administrés sont ceux où la classe moyenne est plus nombreuse et plus puissante que les deux autres réunies, ou du moins que chacune d'elles séparément. En se rangeant de l'un ou de l'autre côté, elle rétablit l'équilibre et empêche qu'aucune prépondérance excessive ne se forme. C'est donc un grand bonheur que les citoyens aient une fortune modeste, mais suffisant à tous leurs besoins. Partout où la fortune extrême est à côté de l'extrême indigence, ces deux excès amènent ou la démagogie absolue, ou l'oligarchie pure, ou la tyrannie; la tyrannie sort du sein d'une démagogie effrénée, ou d'une oligarchie extrême, bien plus souvent que du sein des classes moyennes, et des classes voisines de celles-là. Plus tard, nous dirons pourquoi, quand nous parlerons des révolutions.

«Un autre avantage non moins évident de la moyenne propriété, c'est qu'elle est la seule qui ne s'insurge jamais. Là où les fortunes aisées sont nombreuses, il y a bien moins de mouvements et de dissensions révolutionnaires. Les grandes cités ne doivent leur tranquillité qu'à la présence des fortunes moyennes, qui y sont si nombreuses. Dans les petites, au contraire, la masse entière se divise très-facilement en deux camps sans aucun intermédiaire, parce que tous, on peut dire, y sont ou pauvres ou riches. C'est aussi la moyenne propriété qui rend les démocraties plus tranquilles et plus durables que les oligarchies, où elle est moins répandue, et a moins de part au pouvoir politique, parce que, le nombre des pauvres venant à s'accroître, sans que celui des fortunes moyennes s'accroisse proportionnellement, l'État se corrompt et arrive rapidement à sa ruine.

«Il faut ajouter encore, comme une sorte de preuve à l'appui de ces principes, que les bons législateurs sont sortis de la classe moyenne. Solon en faisait partie, ainsi que ses vers l'attestent; Lycurgue appartenait à cette classe, car il n'était pas roi; Charondas et tant d'autres y étaient également nés.

«Ceci doit également nous faire comprendre pourquoi la plupart des gouvernements sont ou démagogiques ou oligarchiques; c'est que, la moyenne propriété y étant le plus souvent fort rare, et tous ceux qui y dominent, que ce soient d'ailleurs les riches ou les pauvres, étant toujours également éloignés du moyen terme, ils ne s'emparent du pouvoir que pour eux seuls, et constituent ou l'oligarchie ou la démagogie.

«En outre, les séditions et les luttes étant fréquentes entre les pauvres et les riches, jamais le pouvoir, quel que soit le parti qui triomphe de ses ennemis, ne repose sur l'égalité et sur des droits communs. Comme il n'est que le prix du combat, le vainqueur qui le saisit en fait nécessairement un des deux gouvernements extrêmes, démocratie ou oligarchie. C'est ainsi que les peuples mêmes qui tour à tour ont eu la haute direction des affaires de la Grèce, n'ont regardé qu'à leur propre constitution pour faire prédominer dans les États soumis à leur puissance, tantôt l'oligarchie, tantôt la démocratie, inquiets seulement de leurs intérêts particuliers, et pas le moins du monde des intérêts de leurs tributaires.

«Aussi n'en a-t-on jamais vu entre ces extrêmes de vraie république, ou du moins, en a-t-on vu rarement et pour bien peu de temps. Il ne s'est rencontré qu'un seul homme, parmi tous ceux qui jadis arrivèrent au pouvoir, qui ait établi une constitution de ce genre; et dès longtemps les hommes politiques ont renoncé dans les États à chercher l'égalité. Ou bien l'on tâche de s'emparer du pouvoir; ou bien l'on se résigne à l'obéissance quand on n'est pas le plus fort.

«Ces considérations suffisent pour montrer quel est le meilleur gouvernement, et ce qui en fait l'excellence.

«Quant aux autres constitutions, qui sont les diverses formes de démocraties et d'oligarchies admises par nous, il est facile de voir dans quel ordre on doit les classer, celle-ci la première, celle-là la seconde; et ainsi de suite, selon qu'elles sont meilleures ou moins bonnes, comparativement au type parfait que nous avons donné. Nécessairement elles seront d'autant meilleures qu'elles se rapprocheront davantage du moyen terme, d'autant moins bonnes qu'elles en seront plus éloignées. J'excepte toujours les cas spéciaux, et j'entends par là que telle constitution, bien que préférable en soi, est cependant moins bonne que telle autre pour un peuple particulier.»

XXVII.

Aristote recommande de tempérer la turbulence des meilleures démocraties par l'introduction des propriétaires ruraux dans les conseils du peuple.

«Quant à cette forme dernière de la démagogie, où l'universalité des citoyens prend part au gouvernement, tout État n'est pas fait pour la supporter; et l'existence en est fort précaire, à moins que les mœurs et les lois ne s'accordent à la maintenir. Nous avons indiqué plus haut la plupart des causes qui ruinent cette forme politique et les autres États républicains. Pour établir ce genre de démocratie et transférer tout le pouvoir au peuple, les meneurs tâchent ordinairement d'inscrire aux rôles civiques le plus de gens qu'ils peuvent; ils n'hésitent point à comprendre au nombre des citoyens non-seulement ceux qui sont dignes de ce titre, mais aussi tous les citoyens bâtards, et tous ceux qui ne le sont que d'un des deux côtés: je veux dire soit du côté du père, soit du côté de la mère. Tous ces éléments sont bons pour former le gouvernement que ces hommes-là dirigent.

«Ce sont des moyens tout à fait à la portée des démagogues. Toutefois, qu'ils n'en fassent usage que jusqu'à ce que les classes inférieures l'emportent en nombre sur les hautes classes et les classes moyennes; qu'ils se gardent bien d'aller au delà; car, en dépassant cette limite, on se donne une foule indisciplinable, et l'on exaspère les classes élevées, qui supportent si difficilement l'empire de la démocratie. La révolution de Cyrène n'eut point d'autres causes. On ne remarque point le mal tant qu'il est léger; mais il s'accroît, et il frappe alors tous les yeux.

«On peut, dans l'intérêt de cette démocratie, employer les moyens dont Clisthène fît usage à Athènes pour fonder le pouvoir populaire, et qu'appliquèrent aussi les démocrates de Cyrène. Il faut créer en plus grand nombre de nouvelles phratries; il faut substituer aux sacrifices particuliers des fêtes religieuses, peu fréquentes, mais publiques; il faut confondre autant que possible les relations des citoyens entre eux, en ayant soin de rompre toutes les associations antérieures.

«Toutes les ruses des tyrans peuvent même trouver place dans cette démocratie, par exemple, la désobéissance permise aux esclaves, chose peut-être utile jusqu'à certain point, la licence des femmes et des enfants. On accordera de plus à chacun la faculté de vivre comme bon lui semble. À cette condition, bien des gens ne demanderont pas mieux que de soutenir le gouvernement; car les hommes en général préfèrent une vie sans discipline à une vie sage et régulière.»

Il passe enfin à la théorie des révolutions, son chef-d'œuvre!

«Toutes les parties du sujet que nous nous proposions de traiter sont donc à peu près épuisées. Pour faire suite à tout ce qui précède, nous allons étudier, d'une part, le nombre et la nature des causes qui amènent les révolutions dans les États, les caractères qu'elles prennent selon les constitutions, et les relations qu'ont le plus ordinairement les principes qu'elles quittent avec ceux qu'elles adoptent; d'autre part, nous rechercherons quels sont, pour les États en général, et pour chaque État en particulier, les moyens de conservation; et enfin nous verrons quelles sont les ressources spéciales de chacun d'eux.

«Nous avons indiqué déjà la cause première à laquelle il faut rapporter la diversité de toutes les constitutions, la voici: tous les systèmes politiques, quelque divers qu'ils soient, reconnaissent des droits et une égalité proportionnelle entre les citoyens, mais tous s'en écartent dans l'application. La démagogie est née presque toujours de ce qu'on a prétendu rendre absolue et générale une égalité qui n'était réelle qu'à certains égards. Parce que tous sont également libres, ils ont cru qu'ils devaient l'être d'une manière absolue. L'oligarchie est née de ce qu'on a prétendu rendre absolue et générale une inégalité qui n'était réelle que sur quelques points, parce que, tout en n'étant inégaux que par la fortune, ils ont supposé qu'ils devaient l'être en tout et sans limite.

«Les uns, forts de cette égalité, ont voulu que le pouvoir politique, dans toutes ses attributions, fût également réparti; les autres, appuyés sur cette inégalité, n'ont pensé qu'à accroître leurs priviléges, car les augmenter, c'était augmenter l'inégalité. Tous les systèmes, bien que justes au fond, sont donc tous radicalement faux dans la pratique. Aussi, de part et d'autre, dès que l'on n'obtient pas en pouvoir politique tout ce que l'on croit si faussement mériter, on a recours à une révolution. Certes le droit d'en faire une appartiendrait bien plus légitimement aux citoyens d'un mérite supérieur, quoique ceux-là n'usent jamais de ce droit; mais, de fait, l'inégalité absolue n'est raisonnable que pour eux. Ce qui n'empêche pas que bien des gens, par cela seul que leur naissance est illustre, c'est-à-dire qu'ils ont pour eux la vertu et la richesse de leurs ancêtres qui leur assurent leur noblesse, se croient, en vertu de cette seule inégalité, fort au-dessus de l'égalité commune.

«Telle est la cause générale, et, l'on peut dire, la source des révolutions et des troubles qu'elles amènent. Dans les changements qu'elles produisent, elles procèdent de deux manières. Tantôt elles s'attaquent au principe même du gouvernement, afin de remplacer la constitution existante par une autre, substituant par exemple l'oligarchie à la démocratie, ou réciproquement; ou bien, la république et l'aristocratie à l'une et à l'autre; ou les deux premières aux deux secondes. Tantôt la révolution, au lieu de s'adresser à la constitution en vigueur, la garde telle qu'elle la trouve; mais les vainqueurs prétendent gouverner personnellement, en observant cette constitution; et les révolutions de ce genre sont surtout fréquentes dans les États oligarchiques et monarchiques.

«Parfois la révolution renforce ou amoindrit un principe. Ainsi, l'oligarchie existant, la révolution l'augmente ou la restreint; de même pour la démocratie, qu'elle fortifie ou qu'elle affaiblit; et pour tout autre système, soit qu'elle lui ajoute, soit qu'elle lui retranche. Parfois enfin, la révolution ne veut changer qu'une partie de la constitution, et, par exemple, n'a pour but que de fonder ou de renverser une certaine magistrature. C'est ainsi qu'à Lacédémone, Lysandre, assure-t-on, voulut détruire la royauté; et Pausanias, l'éphorie.

«C'est ainsi qu'à Épidamne un seul point de la constitution fut changé, et qu'un sénat fut substitué aux chefs des tribus. Aujourd'hui même, il y suffit du décret d'un seul magistrat pour que tous les membres du gouvernement soient tenus de se réunir en assemblée générale; et, dans cette constitution, l'archonte unique est un reste d'oligarchie. L'inégalité est toujours, je le répète, la cause des révolutions, quand rien ne la compense pour ceux qu'elle atteint. Entre égaux, une royauté perpétuelle est une inégalité insupportable; et c'est en général pour conquérir l'égalité que l'on s'insurge.

«Cette égalité si recherchée est double. Elle peut s'entendre du nombre et du mérite. Par le nombre, je comprends l'égalité, l'identité en multitude, en étendue; par le mérite, l'égalité proportionnelle. Ainsi, en nombre, trois surpasse deux comme deux surpasse un; mais, proportionnellement, quatre est à deux comme deux est à un. Deux est en effet à quatre dans le même rapport qu'un est à deux; c'est la moitié de part et d'autre. On peut être d'accord sur le fond même du droit, et différer sur la proportion dans laquelle il doit être donné. Je l'ai déjà dit plus haut: les uns, égaux en un point, se croient égaux d'une manière absolue; les autres, inégaux à un seul égard, veulent être inégaux à tous égards sans exception.

«De là vient que la plupart des gouvernements sont ou oligarchiques ou démocratiques. La noblesse, la vertu, sont le partage du petit nombre; et les qualités contraires, celui de la majorité. Dans aucune ville, on ne citerait cent hommes de naissance illustre, de vertu irréprochable; presque partout, au contraire, on trouvera des masses de pauvres. Il est dangereux de prétendre constituer l'égalité réelle ou proportionnelle dans toutes leurs conséquences; les faits sont là pour le prouver. Les gouvernements établis sur ces bases ne sont jamais solides, parce qu'il est impossible que, de l'erreur qui a été primitivement commise dans le principe, il ne sorte point à la longue un résultat vicieux. Le plus sage est de combiner ensemble, et l'égalité suivant le nombre, et l'égalité suivant le mérite.

«Quoi qu'il en soit, la démocratie est plus stable et moins sujette aux bouleversements que l'oligarchie. Dans les gouvernements oligarchiques, l'insurrection peut naître de deux côtés, de la minorité qui s'insurge contre elle-même ou contre le peuple; dans les démocraties, elle n'a que la minorité oligarchique à combattre. Le peuple ne s'insurge jamais contre lui-même, ou du moins les mouvements de ce genre sont sans importance. La république où domine la classe moyenne, et qui se rapproche de la démocratie plus que ne le fait l'oligarchie, est aussi le plus stable de tous ces gouvernements.»

XXVIII.

L'énumération raisonnée qu'Aristote fait en finissant des causes des révolutions dépasse immensément Fénelon, Rousseau et Montesquieu. L'imagination n'y est pour rien, tout est en faits. Sous la monarchie, c'est l'exagération du principe d'autorité et d'unité, aboutissant à la tyrannie qui humilie les sujets; sous l'oligarchie, le mépris des pauvres; sous la démocratie, la turbulence des multitudes, menaçant et dépouillant les riches. Dans la démagogie surtout il faut empêcher non-seulement qu'on en vienne au partage des biens des riches, mais même qu'on partage l'usufruit; ce qui, dans quelques États, a lieu par des moyens détournés. Il vaut mieux aussi ne pas accorder aux riches, même quand ils le demandent, le droit de subvenir aux dépenses publiques, considérables, mais sans utilité réelle, telles que les représentations théâtrales, les fêtes aux flambeaux et autres dépenses du même genre.

Dans les oligarchies, au contraire, la sollicitude du gouvernement doit être fort vive pour les pauvres; et, parmi les emplois, il faut qu'on leur accorde ceux qui sont rétribués. Il faut punir tout outrage des riches à leur égard beaucoup plus sévèrement que les outrages des riches entre eux.

Enlever, en un mot, tout vice, tout abus, toute violence de toute nature de gouvernement, c'est le moyen assuré de le faire durer autant que durent les choses mortelles; car Aristote ne fait point d'utopie et ne se dissimule pas que tout ce qui a duré doit finir. Il n'en appelle pas aux chimères, mais à la conscience. Il revient à la critique de Socrate.

«Dans la République, Socrate parle aussi des révolutions; mais il n'a pas fort bien traité ce sujet. Il n'assigne même aucune cause spéciale de révolutions à la parfaite république, au premier gouvernement. À son avis, les révolutions viennent de ce que rien ici-bas ne peut subsister éternellement, et que tout doit changer dans un certain laps de temps; et il ajoute que «ces perturbations dont la racine augmentée d'un tiers plus cinq donne deux harmonies, ne commencent que lorsque le nombre a été géométriquement élevé au cube, attendu que la nature crée alors des êtres vicieux et radicalement incorrigibles.» Cette dernière partie de son raisonnement n'est peut-être pas fausse; car il est des hommes naturellement incapables de recevoir de l'éducation et de devenir vertueux. Mais pourquoi cette révolution dont parle Socrate s'appliquerait-elle à cette république qu'il nous donne comme parfaite, plus spécialement qu'à tout autre État, ou à tout autre objet de ce monde?

«Mais dans cet instant qu'il assigne à la révolution universelle, même les choses qui n'ont point commencé d'être ensemble changeront cependant à la fois! et un être né le premier jour de la catastrophe y sera compris comme les autres! On peut demander encore pourquoi la parfaite république de Socrate passe en se changeant au système lacédémonien. Son autorité se change en tyrannie, et c'est ce qui arriva jadis à la plupart des oligarchies siciliennes. Qu'on se souvienne qu'à l'oligarchie succéda la tyrannie de Panætius à Léontium; à Géla, celle de Cléandre; à Rhéges, celle d'Anaxilas, et qu'on se rappelle tant d'autres qu'on pourrait citer également. C'est encore une erreur de faire naître l'oligarchie de l'avidité et des occupations mercantiles des chefs de l'État. Il faut bien plutôt en demander l'origine à cette opinion des hommes à grandes fortunes, qui croient que l'égalité politique n'est pas juste entre ceux qui possèdent et ceux qui ne possèdent pas. Dans presque aucune oligarchie les magistrats ne peuvent se livrer au commerce, et la loi le leur interdit. Bien plus, à Carthage, qui est un État démocratique, les magistrats font le commerce; et l'État cependant n'a point encore éprouvé de révolution.

«Il est encore fort singulier d'avancer que dans l'oligarchie l'État est divisé en deux partis, les pauvres et les riches; est-ce bien là une condition plus spéciale de l'oligarchie que de la république de Sparte, par exemple, ou de tout autre gouvernement, dans lequel les citoyens ne possèdent pas tous des fortunes égales, ou ne sont pas tous également vertueux? En supposant même que personne ne s'appauvrisse, l'État n'en passe pas moins de l'oligarchie à la démagogie, si la masse des pauvre s'accroît, et de la démocratie à l'oligarchie, si les riches deviennent plus puissants que le peuple, selon que les uns se relâchent et que les autres s'appliquent au travail. Socrate néglige toutes ces causes si diverses qui amènent les révolutions, pour s'attacher à une seule, attribuant exclusivement la pauvreté à l'inconduite et aux dettes, comme si tous les hommes ou du moins presque tous naissaient dans l'opulence.

«C'est une grave erreur. Ce qui est vrai, c'est que les chefs de la cité peuvent, quand ils ont perdu leur fortune, recourir à une révolution, et que, quand des citoyens obscurs perdent la leur, l'État n'en reste pas moins fort tranquille. Ces révolutions n'amènent pas non plus la démagogie plus fréquemment que tout autre système. Il suffit d'une exclusion politique, d'une injustice, d'une insulte, pour causer une insurrection et un bouleversement dans la constitution, sans que les fortunes des citoyens soient en rien délabrées. La révolution n'a souvent pas d'autre motif que cette faculté laissée à chacun de vivre comme il lui convient, faculté dont Socrate attribue l'origine à un excès de liberté. Enfin, au milieu de ces espèces si nombreuses d'oligarchies et de démocraties, Socrate ne parle de leurs révolutions que comme si chacune d'elles était unique en son genre.»

XXIX.

Telle est la Politique d'Aristote, le plus beau de ses traités pratiques.

À l'exception de ces deux erreurs qui ne sont pas siennes, mais celles de son temps et vieilles comme le genre humain, l'une relative à l'esclavage qu'il croit un crime de la nature, l'autre relative aux enfants nés difformes dont il admet l'infanticide par humanité, il n'y a pas une considération fausse dans tout le livre: c'est le catéchisme du monde social.

Quant à la forme du style de ce traité, elle est sans défaut; et il n'y manque aucune perfection du style pensé ou raisonné: ordre, liaison, logique, clarté, conséquence du principe avec la conclusion, cela semble écrit par la logique elle-même. On dirait qu'un esprit divin, descendu du ciel pour éclairer les hommes, a pris la plume d'or des séraphins pour révéler aux hommes de toutes les conditions, de toutes les dates, de toutes les professions sociales, les moyens de perfectionner et de conserver leur gouvernement.

Nous qui, dans une vie déjà longue, avons pu compter dix à douze révolutions d'empires, et qui avons même attaché involontairement notre nom à la dernière de ces convulsions sociales pour la modérer en la conseillant, il nous est impossible de ne pas nous élever à la plus haute admiration en lisant ce beau livre. Nous dirons même, sans aucune flatterie, que de tous les ouvrages politiques c'est incontestablement le plus parfait, et qu'il rend tous les autres ou dangereux ou inutiles. Supprimez-y deux chapitres et vous n'avez rien à ajouter, rien à retrancher pour que la Politique d'Aristote, écrite 350 ans avant Jésus-Christ, soit le manuel de l'homme d'État de toutes les époques, preuve que la vérité est éternelle et qu'il n'y a rien de nouveau sous le ciel que le mensonge et le sophisme destinés à soutenir toutes les tyrannies, celle du peuple comme celle des rois. Allez jusqu'à l'âme des hommes, vous y trouverez la conscience; allez jusqu'à la conscience, vous y trouverez la vérité; tout sophiste est un menteur, parce que tout sophiste est un flatteur.

Lamartine.

(La suite au prochain Entretien.)

CIVe ENTRETIEN.
ARISTOTE.
TRADUCTION COMPLÈTE
PAR
M. BARTHÉLEMY SAINT-HILAIRE.
(DEUXIÈME PARTIE.)

LA LOGIQUE.
I.

Le mérite d'Aristote, dans ce traité de la Logique, du Syllogisme, de la Dialectique, est d'avoir transporté la conscience et l'esprit dans la science du raisonnement. La base de toute certitude est dans le fond et non dans la forme. L'homme ne remonte pas plus haut que l'instinct, la vérité pour lui n'est qu'un invincible instinct. On ne prouve pas qu'on existe, on le sent. Tous les sophismes échouent devant cette certitude. La forme seule de la dialectique est une science. Aristote part de là et il l'enseigne. Cette science est admirable, mais elle est cachée. Ce sont les mathématiques de la parole. On conçoit que, pour la démontrer, il faille se plonger dans les arcanes de la scolastique. Nous rebuterions nos lecteurs en repassant avec eux pas à pas sur les traces du philosophe de Stagire.

C'est un exercice de la vérité.

C'est une anatomie de la phrase.

C'est un démembrement de la pensée.

C'est la grammaire du raisonnement.

Passons!

II.

L'Herménéia, ou le traité de la Proposition, commence par ces remarquables définitions:

«Les mots dans la parole ne sont que l'image des modifications de l'âme, et l'écriture n'est que l'image des mots que la parole exprime.

«De même que l'écriture n'est pas identique pour tous les hommes, de même les langues ne sont pas non plus semblables. Mais les modifications de l'âme, dont les mots sont les signes immédiats, sont identiques pour tous les hommes, comme les choses, dont ces modifications sont la représentation fidèle, sont aussi les mêmes pour tous.

«Le nom est un mot qui signifie une chose, sans spécifier de temps.

«Le verbe est un mot qui embrasse l'idée de temps, et dont aucune partie isolée n'a de sens par soi-même.»

Toute la grammaire philosophique est ainsi définie.

Passons encore!

Ou plutôt passons tout, car le tout n'est que la grammaire du raisonnement.

On admire Aristote comme on admire Euclide; mais le suivre, ce serait le refaire. On ne peut le refaire qu'en chiffres: les chiffres ne se démontrent pas.

Ils sont la sensation du vrai.

Leur inventeur est plus qu'un homme.

Telle est l'opinion qu'on a d'Aristote après avoir étudié sa Logique.

C'est l'échafaudage de toute vérité.

Mais, la vérité de la démonstration obtenue, on renverse l'échafaudage, et l'on passe sur le pont que l'architecte a construit.

III.

Les quatre volumes de la Logique parcourue, on s'écrie avec Voltaire:

«Quel homme qu'Aristote, qui trace les règles de la Tragédie de la même main dont il a donné celles de la Dialectique, de la Morale, de la Politique, et dont il a levé, autant qu'il a pu, le grand voile de la nature! Peut-on s'empêcher de l'admirer, quand on voit qu'il a connu à fond tous les principes de l'éloquence et de la poésie? Où est le physicien de nos jours chez qui l'on puisse apprendre à composer un discours et une tragédie? Aristote fit voir après Platon que la véritable philosophie est le guide secret de l'esprit de tous les arts. Les lois qu'il donne sont encore aujourd'hui celles de nos bons auteurs.»

Au dix-huitième siècle, les plus grands et les plus exacts des historiens de la philosophie se taisent sur la Poétique d'Aristote. Brucker et Tennemann, sans parler de Tiedemann, la passent dédaigneusement sous silence. De nos jours même, M. Henri Ritter ne suppose pas davantage qu'elle soit digne d'un regard. On dirait vraiment que c'est la chose la plus simple du monde et la plus indifférente qu'un philosophe législateur du goût, et que les exemples en sont si vulgaires, qu'il n'est pas besoin de mentionner celui-là. Voltaire a pleine raison quand il établit que c'est l'esprit philosophique qui conduit tous les arts, guidés par lui secrètement et à leur insu. Mais on peut s'étonner que ce soit un homme de lettres qui revendique ce titre pour une science qui n'était pas précisément la sienne, et qu'un tel titre ait été omis par les annalistes savants et laborieux de la philosophie. Ce n'est pas cependant pour la philosophie un mince honneur; et, toute riche qu'elle peut être, elle aurait bien tort de négliger rien de ce qui étend et embellit son domaine. Le beau, sous toutes ses formes, est une des idées qu'elle approfondit et qu'elle cultive légitimement, et elle a le droit de suivre cette idée jusqu'à un certain point dans ses applications. Elle n'est pas tenue sans doute d'étudier la poétique comme elle étudie la psychologie, la morale ou la métaphysique; mais, quand elle traite des beaux-arts, comme le fait Aristote, en posant les principes généraux et essentiels, c'est un service de plus qu'elle rend à l'esprit humain, et qu'elle seule est capable de lui rendre. La poésie, non plus que les autres arts, n'a pas le secret de ses propres charmes et de sa puissance. Bien plus, si elle recherche ce secret, elle s'abdique et se perd en voulant se connaître. Il est fort heureux qu'Homère n'ait point pensé à se rendre compte de son génie; car probablement, détourné par ce soin, il ne nous eût point donné l'Iliade; mais il est fort heureux aussi que d'autres nous apprennent pourquoi l'Iliade est si parfaite et si belle; et cette découverte des principes n'appartient qu'à la philosophie, qui fonde et dirige la critique.

Loin donc de blâmer Aristote d'avoir composé un traité de poétique, il faut l'en remercier; car, depuis deux mille ans passés, ce traité a fait loi sur presque tous les points qu'il touche et qu'il a réglés définitivement. Il a beau être inachevé, incomplet; le texte, que nous en a transmis une tradition trop peu attentive, a beau être altéré de mille manières, la pensée n'en est pas moins en général éclatante et sûre. Elle se fait jour à travers ces ruines et ces ténèbres; et, quand on l'étudie comme elle le mérite, elle apparaît, dans les bornes où elle se renferme, comme le code du bon sens et du bon goût. Aristote n'a pas tout dit certainement; et, depuis lui, l'esprit humain n'a pas laissé que de marcher et de faire de grands progrès; mais presque tout ce qu'il a dit est incontestable; et, comme la vérité ne change pas, toutes celles qu'il a découvertes et démontrées sont de nos jours aussi jeunes, aussi belles que de son temps. Voltaire ne se trompait point, en croyant avec Corneille qu'il commentait, et même avec Lessing, son adversaire, que s'écarter des règles d'Aristote, c'était courir grand risque de s'égarer.

Il est possible qu'une telle assertion, surannée et audacieuse tout ensemble, provoque encore plus d'un sourire à l'heure qu'il est. Notre siècle, il y a moins de trente ans, a institué de grandes discussions littéraires, dont le retentissement n'a point encore tout à fait cessé. Je me garderai bien de ranimer les querelles des romantiques et des classiques, tout en reconnaissant volontiers et en regrettant ce qu'avaient d'honorable et d'élevé ces passions intellectuelles, remplacées par de moins dignes et de moins innocentes. Mais, pour tous les juges compétents, la question a été décidée en faveur des règles, qu'attaquaient si violemment des esprits plus téméraires que sensés. On se fiait beaucoup à ses forces, sans avoir assez réfléchi à l'emploi qu'on en devait faire. On voulait marcher par des voies nouvelles, et l'on n'y rencontrait que des précipices. Les œuvres qu'on tentait étaient monstrueuses, au lieu d'être parfaites; et elles valaient moins encore, s'il est possible, que le système hautain et vide qui prétendait les inspirer. À bout de faux pas, d'expériences avortées, il a fallu revenir à ces routes qu'on trouvait si monotones et si plates; il a fallu se soumettre à ce joug qui semblait si lourd et si gênant, parce qu'on ne savait pas le porter; et les règles sont sorties plus claires et plus fermes de ces conflits où on les avait tant maltraitées et tant obscurcies.

Naturellement, Aristote n'avait pas été plus épargné que ces règles. Il passait pour en être le père et le rigide défenseur. Il eut sa part des colères qu'elles excitaient; et son nom, tout vieux qu'il était, fut un des plus souvent invoqués par les deux camps. On le citait en sens contraire, et l'on voulait de part et d'autre s'abriter sous cette grande autorité. Par malheur, on le comprenait fort mal; et l'Aristote de notre temps, dont Corneille, il faut bien l'avouer, était bien un peu coupable, ne ressemblait guère plus au véritable Aristote que celui de la scolastique. Les trois unités qu'on lui attribuait si gratuitement, pour les lui reprocher ou pour l'en féliciter, n'étaient pas de lui. D'autres principes non moins respectables qu'on lui prêtait encore, ne lui appartenaient pas davantage; et la tradition qui se dénature si vite, sans devenir tout à fait fausse, n'était guère plus fidèle de notre temps qu'elle ne l'avait été dans le moyen âge et la renaissance. Elle avait inventé des axiomes en poétique, comme elle en inventait jadis en métaphysique et en psychologie. Aristote en était responsable, bien qu'il n'y eût jamais songé et qu'il fût impossible de les découvrir dans ses écrits. De nos jours on connaît mieux son œuvre, et l'on peut être aisément plus équitable, en même temps qu'on est plus exact. En étudiant directement Aristote, on ne lui fera dire que ce qu'il a dit. Mais on peut être assuré qu'on l'admirera tout autant. Réduit aux proportions qui sont les siennes, il n'en sera pas moins grand; il ne diminuera point, parce qu'on lui enlèvera quelques théories contestables qui ne sont pas son bien.

IV.

En poétique comme en tant d'autres sciences, Aristote a le privilége inouï d'avoir été le plus ancien en date et d'être resté supérieur à tout ce qui l'a suivi. Il paraît bien que c'est lui qui le premier a pensé qu'on pouvait faire des principes de la poésie, dans son ensemble et dans ses genres divers, une théorie régulière et systématique. Il a sans doute trouvé bien des germes dans Platon; mais là, peut-être, moins qu'ailleurs, il a pu faire des emprunts à son maître. Dans les dialogues, Socrate ne juge guère de la poésie que comme en jugent, dans les entretiens de chaque jour, les sociétés même les plus polies et les plus délicates. On ne disserte pas quand on cause; on professe encore moins; car ce serait insupportable; et Socrate a trop de goût pour être jamais pédant. Ainsi, avant Aristote, bien des gens d'esprit avaient émis sur les œuvres des poëtes les opinions les plus justes et les plus graves; mais personne avant lui n'avait essayé de faire de ces opinions un corps de doctrine, et de les approfondir en remontant jusqu'aux principes sur lesquels elles s'appuient.

À côté d'Aristote, il n'y a que deux noms que la gloire prononce après le sien: c'est Horace et Boileau. Je ne veux les déprécier ni l'un ni l'autre; ils ont leur grandeur, que je ne nie point, et qu'atteste assez le culte mérité dont ils ne cesseront d'être l'objet. Mais à quelle distance ne sont-ils point d'Aristote? D'abord, ils n'en sont que les échos, je ne dis pas les imitateurs; et les préceptes qu'ils répètent après lui, en leur donnant plus de grâce, ne viennent pas de leur propre génie. Ils se bornent à les lui emprunter en les ornant d'une forme nouvelle. Leurs vers gracieux ou sensés en ont heureusement propagé les règles, en faisant comme des proverbes littéraires. C'est beaucoup de graver dans la mémoire l'expression concise et forte de la vérité; mais c'est plus encore de découvrir la vérité elle-même et de la mettre dans tout son jour.

L'œuvre d'Horace, moins complète que celle de Boileau, est pourtant préférable. Quoiqu'on ne puisse juger d'une langue morte aussi sûrement que de la sienne, le style d'Horace paraît non-seulement plus élégant, mais aussi plus propre au sujet qu'il traite. C'est une simple lettre en vers qu'il écrit à des amis; et ce cadre, où il peut se jouer à son gré, lui convient à merveille. Il peut retenir quelque chose de l'abandon platonicien; et la négligence, à laquelle il se laisse aller si volontiers, est une parure de plus. Elle voile à demi des contours un peu vagues. Mais Horace n'a pas la prétention d'instruire. Il rappelle dans une épître nonchalante des idées cent fois répétées dans les causeries familières, et il s'est bien gardé de se faire précepteur; les Pisons n'auraient point reconnu leur spirituel ami sous l'austérité d'un pédagogue.

Boileau, en essayant d'être didactique, n'a pas craint d'être plus sévère; il a fait tout un poëme en quatre chants. Il est vrai qu'il en donnait six au Lutrin. Son œuvre a l'ordre et la symétrie d'un traité en forme. Après les conseils les plus sages et après l'histoire de la poésie française, il décrit, il étudie presque, chacun des genres, à commencer par l'idylle, l'églogue, l'élégie, l'ode, et à suivre par le sonnet, qu'il vante beaucoup trop, l'épigramme, le rondeau, le madrigal, et la satire. Puis, il s'élève à des sujets plus hauts, et il traite de la tragédie, du poëme épique, de la comédie, pour finir par de nouveaux conseils, que couronnent des flatteries au grand roi sous lequel il vit. On a reproché à Boileau des jugements qui ne sont pas toujours dictés par la justice et le bon goût: il a méconnu le Tasse et Quinault; il oublie la Fontaine avec la fable[1]. On peut lui reprocher avec non moins de raison des vers trop peu châtiés, et plus d'une expression vulgaire.

Mais à quoi bon s'arrêter à ces critiques de détail? Bien qu'on ait parlé plus d'une fois des trois Poétiques[2], il n'y a véritablement qu'une Poétique qui mérite ce nom: c'est celle d'Aristote. Les deux autres doivent trouver une place dans l'histoire de la poésie: elles n'en ont pas dans l'histoire de la science et de la philosophie. Aristote seul est un maître et un guide pour quiconque veut pénétrer dans ces questions difficiles et charmantes.

Suivons-le donc pas à pas et voyons ce qu'il nous enseigne. Nous sommes bien sûrs à l'avance que nous n'aurons point à regretter de nous être mis à son école; car il est poëte aussi, en même temps qu'il est philosophe.

Aristote se proposait, ainsi qu'il l'annonce dès les premières lignes de son ouvrage, de s'occuper de la poésie en général, et il comptait surtout traiter des trois genres principaux: la tragédie, le poëme épique et la comédie, sans oublier quelques genres secondaires, et notamment le dithyrambe. Dans sa Poétique, telle qu'elle nous est parvenue, il n'est question que de la tragédie et du poëme épique. La théorie de la comédie ne s'y trouve pas, soit que l'auteur ne l'ait point faite, en dépit de son dessein formellement exprimé, soit que le temps ne l'ait pas laissée arriver jusqu'à nous, ce qui semble plus probable. Il faut se résigner à cette perte, qui forme une lacune fâcheuse dans l'ensemble des théories.

Les généralités par lesquelles débute Aristote sont assez brèves; mais elles sont justes et profondes. À ses yeux, la poésie, ou l'art en général, est une imitation, comme le lui avait appris Platon, son maître.

En effet, il passe d'un bond à la poésie, et il en donne les règles et les exemples. Du bon il va au beau. Le beau est l'éclat du vrai. Le même principe les régit.

Telle est l'opinion de Barthélemy Saint-Hilaire, le philosophe traducteur du père des philosophes.

V.

Il ne se fait point d'illusion sur les lacunes de ce traité sommaire.—La Poétique d'Aristote, dit-il, est à la fois mutilée et très-incomplète. Le temps peut-être lui a fait une partie de ces outrages; mais il semble assez probable aussi que c'est l'auteur lui-même qui a laissé son œuvre dans ce fâcheux état. Pressé par la persécution et par la mort, volontaire ou violente, il n'a pu mettre la dernière main à ce monument, non plus qu'à tant d'autres parvenus jusqu'à nous avec les traces d'un désordre non moins évident, qu'on ne saurait davantage attribuer aux éditeurs que le hasard leur a donnés. De plus, on se rappelle qu'Aristote, soit par modestie, soit par nécessité, ne commença que tard à écrire, et qu'il ne publia presque rien de son vivant. Il comptait sans doute sur des années plus longues que celles qui lui furent accordées, et la Poétique a subi le sort commun de tout ce qu'il avait fait. Je m'afflige donc, sans trop m'étonner, des irrégularités de toute sorte qui la déparent; mais je soutiens que, malgré tant de lacunes, tant d'obscurités, tant d'insuffisances, sans même parler d'interpolations incontestables, la Poétique est encore digne du génie d'Aristote. Il suffit de quelques morceaux du genre de ceux que je viens de discuter, pour affirmer sans la moindre hésitation qu'ils appartiennent bien réellement à celui dont ils portent le nom. À certains traits, l'empreinte du philosophe est reconnaissable; et il n'y a que lui dans la Grèce, si féconde d'ailleurs en beaux esprits, qui pût concevoir et exprimer sous cette forme de telles pensées. Regrettons, si nous le voulons, de n'en avoir qu'une faible partie; mais ne réduisons pas encore notre richesse, en ne comprenant point assez tout ce que vaut ce trésor.

Voilà deux mille ans et plus que ces pages ont été écrites; et avec elles, c'est la critique littéraire qui est née, et qui, dès ce moment, a eu sa méthode, son objet, et quelques-uns de ses principes essentiels. Depuis lors et surtout depuis un siècle, la critique a fait de grands progrès qu'il serait bien inutile et bien injuste de nier. Nous pouvons même le prédire sans vanité: notre siècle compte en ce genre des maîtres que la postérité prendra pour modèles. Mais je crois rehausser encore le mérite de ces maîtres respectés, en disant qu'ils n'ont fait que renouer et continuer la tradition d'Aristote. Certainement, quand on voit ce qu'est devenue la critique entre les mains de M. Villemain, on peut trouver que la distance est considérable; la critique, ainsi comprise, prend place au niveau de l'histoire elle-même, sans cesser d'être toujours la maîtresse souveraine du goût. La profondeur et l'étendue, avec la haute moralité, ne messiéent pas plus à l'histoire des faits intellectuels qu'à l'histoire des événements militaires ou sociaux. L'historien de l'esprit peut être aussi grand que l'historien de la politique; et ce n'est pas une faible gloire d'avoir ajouté cette branche nouvelle au domaine de l'intelligence. Mais je dis que les germes de tout ce qui a suivi sont déjà dans l'œuvre du philosophe grec. En date, la Poétique est le premier monument; et en mérite, elle est un des plus importants de la critique telle que nous la pratiquons.

Aristote ne connaît que la Grèce, c'est vrai; aujourd'hui nous connaissons l'esprit humain entier; et il n'est pas une œuvre quelque peu digne d'attention qui échappe à nos regards, et que nous ne puissions étudier. L'Europe compte à elle seule cinq ou six langues qui depuis plusieurs siècles ont produit des œuvres considérables de tout ordre; et nos yeux peuvent s'étendre de l'Europe à toutes les autres contrées, dont quelques-unes, sans rivaliser avec elle, valent bien du moins qu'elle les connaisse, ne serait-ce que pour y retrouver ses propres origines. La critique peut donc de nos jours user des matériaux les plus vastes; et ses jugements peuvent être d'autant plus justes que les comparaisons sur lesquelles ils se fondent sont plus nombreuses. Tous les temps, depuis le berceau du genre humain, toutes les nations posent devant elle; et pour savoir ce que sont relativement leurs œuvres, elle n'a qu'à les faire comparaître et répondre tour à tour. Aristote n'avait rien de pareil à sa disposition; et cette vaste expérience lui a été refusée, à la fois par l'époque où il a paru, et par le peuple auquel il s'adressait. Mais il s'est trouvé que ce peuple avait été si admirablement doué par la nature et tenait une telle place dans les desseins de Dieu, qu'à lui seul et tout restreint qu'il était, il en a su, dans ces délicats mystères de l'esprit et du goût, plus que le reste du monde. Homère, Phidias, Platon, Sophocle, Démosthène, et tant d'autres, qui les égalait alors? Et depuis, qui les a surpassés? La variété des œuvres n'était pas moins grande que leur perfection; et le philosophe n'avait pas besoin, quand même il l'aurait pu, de sortir de la Grèce; elle lui offrait en tout genre des modèles accomplis, aussi divers que parfaits. S'il ne pouvait point étudier toute l'humanité, il étudiait du moins l'humanité dans ce qu'elle a de plus beau.

C'est ainsi qu'on peut expliquer le prodigieux mérite des théories d'Aristote; et, loin de le blâmer d'avoir mis en maxime les pratiques des Grecs, il faut l'en remercier. C'était à un Grec de donner au monde le secret des chefs-d'œuvre de la Grèce. Ce n'était point assez d'avoir produit ces chefs-d'œuvre; il fallait encore les faire comprendre; et au génie spontané des poëtes est venu s'ajouter le génie de la critique, qui ne crée pas, mais qui réfléchit. C'est là un immense honneur; et dans les annales de l'esprit humain, il n'y a qu'un peuple qui ait su le conquérir. Herder remarque avec raison que «la philosophie des arts devait naître dans la Grèce, parce qu'en suivant le mouvement libre de la nature et les inspirations d'un goût infaillible, les poëtes et les artistes de cet heureux pays réalisaient la théorie du beau, avant que personne n'en eût encore tracé les lois. Le zèle prodigieux avec lequel furent cultivées l'épopée, la poésie dramatique et l'éloquence, ajoute Herder, éleva nécessairement l'analyse littéraire à une perfection inconnue parmi nous. Quelques fragments mutilés et les écrits d'Aristote, voilà ce qui nous reste de ce genre d'écrits. Ils suffisent pour montrer quelles étaient dans l'antiquité la pénétration et l'élégante délicatesse de la critique[3].» Ce jugement du grand historien de l'humanité serait équitable, s'il ne rabaissait pas un peu trop les modernes devant les anciens. Au temps de Herder, la critique, dont il était un des plus nobles représentants, n'était pas si impuissante qu'il a l'air de le penser, peut-être par un scrupule de modestie. Mais, quoi qu'il en soit, Herder a bien vu la haute importance des monuments de critique que la Grèce nous a légués. Dans le mouvement général de l'esprit humain, ces monuments tiendront toujours une place nécessaire, parce qu'ils marquent et assurent les lentes conquêtes de la réflexion à côté et à la suite des élans de l'inspiration et de la spontanéité des peuples. Il a été donné à la Grèce de réunir en une harmonie et une beauté égales ces deux extrémités de l'intelligence humaine. C'est un privilége dont elle seule a joui entre les nations qui ont brillé à l'origine des temps.

On ne peut pas croire, sans faire d'exagération sacrilége, que la Poétique, si le génie d'Aristote avait pu l'achever, aurait en son genre valu l'Iliade, et que le critique se serait élevé au niveau du poëte; mais on peut affirmer que les ruines informes qui sont arrivées jusqu'à nous sont encore si précieuses et si éclatantes que leur gloire efface tant d'autres monuments plus complets, mais moins beaux, qui n'ont été possibles après elles qu'à la condition de les imiter en les perfectionnant.

VI.

«La poésie,» dit Aristote, et il entend par là le poëme épique, la tragédie, la comédie, le dithyrambe, musique et paroles, l'élégie, «est un art d'imitation.»

Il y a dans ces paroles une grande erreur. La poésie a une tout autre origine que le plaisir servile produit en nous par l'imitation; elle est née de l'homme même. Nous voudrions savoir quel est, dans la Marseillaise, chant national des Français modernes, le plaisir de l'imitation. Non; l'origine de la Marseillaise, musique et paroles, est d'une nature bien supérieure. C'est l'élan de l'âme du peuple attaqué dans ses droits, qui jouit de les défendre, et qui chante d'avance cette jouissance et cette gloire, par une poésie intime qui lui dicte ses accents. Il en est ainsi de toute poésie spontanée, qui n'est point un art, mais qui est l'exubérance des forces de la nature.—La nature chantée, voilà toute la poésie.

Il divise tous les poëtes en deux ordres: les poëtes héroïques et les poëtes comiques. Il paraît, en le lisant, qu'Homère lui donne, à lui seul, le modèle des deux: des poëmes héroïques dans l'Iliade et l'Odyssée; des poëmes comiques dans son Margitès.

«La comédie est l'imitation du vice ou du ridicule. Le ridicule, en effet, suppose toujours un certain défaut et une difformité qui n'a rien de douloureux pour celui qui la subit. C'est ainsi qu'un masque provoque le rire dans celui qui le voit, sans que d'ailleurs ce soit un signe de souffrance. Elle vint de la Sicile en Grèce.

«L'épopée tient à la tragédie en ce qu'elle est comme elle, sauf le mètre, une imitation des actions nobles à l'aide du discours. Mais une différence, c'est que dans l'épopée le mètre est toujours le même, et qu'elle est toujours un récit.

«Une autre différence encore, c'est l'étendue. La tragédie s'efforce autant que possible de se renfermer dans une seule révolution du soleil, ou du moins de très-peu sortir de ces limites; l'épopée, au contraire, n'a pas de limite de temps; et c'est là une différence essentielle, quoique dans le principe on se donnât cette facilité pour la tragédie aussi bien que dans la comédie.»

«La tragédie, continue-t-il, est selon moi l'imitation de quelque action sérieuse, noble, complète, ayant sa juste dimension et employant un discours relevé par tous les agréments qui, selon leur espèce, se distribuent séparément dans les diverses parties, sous forme de drame et non de récit, et arrivant, tout en excitant la pitié et la terreur, à purifier en nous ces deux sentiments. Quand je parle d'un discours relevé d'agréments, j'entends celui qui réunit le rhythme, l'harmonie et le chant, et quand j'ajoute: séparément selon leur espèce, j'entends que certaines parties n'ont que des vers, tandis que les autres se complètent aussi par le chant et la musique.

«Puisque c'est par l'action que la tragédie imite, une première conséquence, c'est qu'une partie de la tragédie est nécessairement la pompe du spectacle, et que la mélopée et les paroles ne viennent qu'ensuite. Car ce sont là les moyens d'imitation dont elle dispose. J'entends par les paroles la composition des vers; et quant à la mélopée, chacun sait assez clairement tout ce qu'elle est.

«La tragédie est donc l'imitation d'une action; et cette action étant l'œuvre de personnages qui agissent, ces personnages ont nécessairement un caractère et un esprit qui les font ce qu'ils sont; conditions qui, d'ailleurs, servent à qualifier aussi les actes humains. Or il y a deux causes qui déterminent naturellement toutes nos actions: ce sont l'esprit et le caractère, qui, dans la vie également, décident toujours de nos succès ou de nos revers.

«C'est la fable qui est l'imitation de l'action; et par fable, j'entends le tissu des faits. Le caractère ou les mœurs, c'est ce qui distingue les gens qui agissent et permet de les qualifier; et l'esprit, c'est l'ensemble des discours par lesquels on exprime quelque chose, ou même on découvre le fond de sa pensée.

«Ainsi, l'on peut compter dans toute la tragédie six éléments qui servent à déterminer ce qu'elle est et ce qu'elle vaut: ce sont la fable, les mœurs ou caractères, le style, l'esprit ou les sentiments, le spectacle et la mélopée. En effet, les moyens d'imitation comprennent deux de ces éléments; la façon d'imiter en comprend un; et ce qu'on imite comprend les trois autres. En dehors de ces termes, il n'y a plus rien.

«D'ailleurs, ce ne sont pas quelques poëtes en petit nombre et qu'on pourrait compter, qui ont employé ces six éléments; toute pièce, sans exception, renferme à la fois spectacle, caractères, fable, style, musique et pensées.

«Mettre à la suite les unes des autres ces sentences n'est point la tragédie, la fable et l'action bien tissues, c'est bien plus; les pensées ne viennent qu'au troisième rang.»

Ce genre de poésie doit finir par le malheur; voyez Euripide:

«Aussi, l'on a grand tort de blâmer Euripide de suivre cette même combinaison dans ses pièces, et de faire finir beaucoup de ses tragédies par le malheur. Ce dénoûment est excellent, comme j'ai essayé de le faire voir; et la meilleure preuve, c'est que, sur la scène et dans les concours, ces sortes de pièces, si d'ailleurs elles sont bonnes, paraissent les plus tragiques de toutes.

«La terreur et la pitié peuvent venir du spectacle qu'on met sous les yeux des assistants; mais on peut faire sortir ces sentiments de l'intrigue même du drame, ce qui est bien préférable et annonce un poëte plus habile.

«La fable doit être composée de telle sorte qu'il suffise d'entendre les choses, même sans les voir, pour frissonner et s'attendrir au récit des événements; et c'est bien ce qu'on éprouve rien qu'à entendre raconter l'histoire d'Œdipe. Chercher à produire ces effets en mettant les choses sous les yeux directement, est beaucoup moins digne de l'art, et il n'y faut que les frais de la représentation.

«Quant à ceux qui visent à produire non la terreur par ce qu'ils font voir sur la scène, mais une épouvante monstrueuse, ils n'entendent rien à la tragédie; car il ne faut pas lui demander toute espèce de plaisirs, mais seulement ceux qui lui sont propres.

«Puisque le but du poëte doit être de nous procurer le plaisir qui vient de la pitié et de la terreur, il est clair qu'il faut qu'on trouve ces émotions dans les choses même que son œuvre nous représente. Cherchons donc quels sont les objets qui excitent la terreur et la pitié dans les événements réels de la vie.

«Il faut de toute nécessité que les actions capables de les produire se passent, ou entre des amis, les uns à l'égard des autres, ou entre des ennemis, ou enfin entre des gens qui ne sont ni l'un ni l'autre.

«Qu'un ennemi tue son ennemi, il n'y a rien dans ce fait, soit qu'on l'accomplisse, soit qu'on le doive accomplir, qui puisse exciter la pitié, si ce n'est la catastrophe elle-même. Il n'y en a pas davantage, si les personnes ne sont ni amies ni ennemies.

«Mais quand ces douloureux événements arrivent entre des personnes qui s'aiment, et que, par exemple, un frère tue ou doive tuer son frère, un fils son père, une mère son fils, un fils sa mère, ou qu'il se commet d'autres malheurs de ce genre, voilà les situations qu'il faut rechercher.»

Suivent des exemples célèbres et choisis dans la tragédie grecque.

VII.

Aristote passe à l'épopée: «Homère, dit-il, est un dieu, quand on le compare à tous les autres poëtes.»

Il est aisé de voir qu'Aristote place dans sa pensée Homère au-dessus de toute comparaison avec ses successeurs; et des rivaux, il n'en voit pas.

Il est aisé aussi de conclure que cette Poétique n'est qu'une réunion de fragments décousus et non suffisamment réfléchis, reliés après coup par ses disciples. Horace et Boileau, dans leur Art poétique, sont plus parfaits, mais moins sagaces.

Aristote termine au hasard, en donnant la supériorité à la tragédie sur le poëme épique. C'est une erreur. Voici comment il essaye de la justifier sans y parvenir:

«On peut, en comparant la tragédie et l'épopée, se demander laquelle de ces deux espèces d'imitations est la plus parfaite. Si la moins grossière est la meilleure, et que ce soit celle qui s'adresse aux meilleurs esprits, on ne peut nier que le genre qui prétend imiter tout sans exception ne soit aussi le plus grossier des deux.

«Quand on suppose que les gens ne vous comprendront pas, si l'on ne prend la peine de leur tout expliquer, on se donne beaucoup de mouvement, comme ces mauvais mimes qui pirouettent sur eux-mêmes pour imiter un disque qui tourne, ou qui tirent à eux le Coryphée quand ils jouent, aux sons de la flûte, la Scylla attirant les navires sur l'écueil.

«La tragédie est donc à l'épopée comme les vieux acteurs croient que les nouveaux sont à leur égard. Myniseus traitait de singe Callipide, qui selon lui forçait trop son jeu; il ne pensait pas mieux de Pindarus. La tragédie n'est pas à une moindre distance de l'épopée que ces acteurs subalternes ne sont par rapport aux autres. L'épopée s'adresse aux esprits distingués qui n'ont aucun besoin de tout cet attirail extérieur, tandis que l'art tragique ne s'adresse qu'à des gens d'un goût vulgaire.

«Il semblerait donc démontré par là que l'imitation la plus matérielle est aussi la moins bonne.

«Mais une première réponse à cette objection, c'est que cette critique ne porte pas sur la poésie, et qu'elle ne touche que l'art du comédien; on peut exagérer les gestes, même en ne récitant que de simples rapsodies, comme faisait Sosistrate, et même en chantant, comme faisait Mnasithée d'Opunte.

«En second lieu, on peut dire que toutes les espèces de gestes ne sont pas à blâmer, par exemple la danse, et qu'on ne doit réprouver que les gestes inconvenants. C'est le sens des reproches qu'on adressait à Callipide, et que d'autres acteurs méritent de notre temps, pour imiter la tenue des femmes déshonnêtes.

«Il faut ajouter encore que la tragédie peut se passer du geste, tout aussi bien que l'épopée, pour produire son effet propre. Il suffit aussi de la lire pour la comprendre parfaitement; et si elle est supérieure sous les autres rapports, l'accessoire de la représentation ne lui est pas absolument indispensable.

«Ensuite, la tragédie peut paraître supérieure en ce qu'elle a tout ce qu'a l'épopée, dont elle emprunte même le vers, si elle le veut, et qu'elle a en outre, ce qui n'est pas un petit avantage, la musique et le spectacle, qui contribuent manifestement à procurer de vifs plaisirs. Elle a de plus pour elle les jeux de scène, qui frappent les yeux, soit quand il s'agit d'une reconnaissance, soit dans tout le cours de l'action.

«Elle a encore cette supériorité, qu'elle atteint le but de son imitation avec de moindres développements; or ce qui est condensé fait par cela même plus de plaisir que ce qui est délayé dans un long espace de temps; et par exemple, je demande quel effet produirait l'Œdipe de Sophocle, si on l'allongeait en autant de vers que l'Iliade en compte.

«L'épopée, quelle que soit son imitation, est moins une que la tragédie; et la preuve, c'est que, d'une seule épopée, on peut tirer plusieurs tragédies.

«Aussi, dans le poëme épique, si l'on se borne à une fable unique, on tombera nécessairement dans un de ces deux inconvénients: ou avec une exposition concise, de paraître tronqué et de finir comme en queue de rat; ou avec les dimensions ordinaires du poëme épique, de paraître diffus et délayé. Que si l'on prend plusieurs fables au lieu d'une, c'est-à-dire si l'on combine dans son œuvre plusieurs actions, il n'y a plus dès lors d'unité.

«L'Iliade même et l'Odyssée ont certaines parties qui, à elles seules, ont un grand développement; cependant ces épopées sont aussi parfaites que possible dans leur composition, et l'on ne saurait pousser plus loin l'imitation d'une action unique.

«Ainsi, la tragédie l'emporte par tous ces points, et en outre, par l'effet qu'elle produit dans les limites que l'art lui impose; car l'épopée et la tragédie ne sont pas faites pour procurer un plaisir quelconque, mais seulement le plaisir que nous avons signalé. J'en conclus que la tragédie est évidemment supérieure à l'épopée, puisqu'elle atteint plus complétement le but qu'elle poursuit.

«Mais bornons-nous à ce que nous venons de dire sur l'épopée et la tragédie, sur la nature de toutes deux, sur leurs formes et sur leurs parties, dont nous avons fixé le nombre et les différences, sur les causes de leurs beautés et de leurs défauts, et enfin sur les critiques dirigées contre la poésie et sur les réponses qu'on peut faire à ces critiques.»

Cette comparaison de la tragédie avec l'épopée manque de justesse dans le fond comme dans la forme, car l'épopée, c'est la nature entière, et la tragédie n'en est qu'une partie: prenez les quatre-vingt-dix-sept tragédies d'Eschyle d'un côté et l'Iliade de l'autre, vous verrez Eschyle sombrer et Homère grandir. Il ne faut pas d'autre jugement.

LA PSYCHOLOGIE D'ARISTOTE
ou
TRAITÉ DE L'ÂME.

I.

L'insuffisance du raisonnement purement humain se révèle tristement dans la métaphysique de l'homme par Aristote. Il veut se passer du mot mystère, qui seul donne la clef des deux mondes, et il reste à la porte de l'un et de l'autre. L'héroïsme de l'esprit ne peut se passer du mystère pour l'introduire dans les vérités occultes qui dépassent les sens. Quand on vient de lire attentivement sa Psychologie, on s'attriste au lieu d'admirer.

On admire son éloquent traducteur, M. Barthélemy Saint-Hilaire, plus qu'Aristote. On revient à Socrate, ce grand métaphysicien d'action; on revient même à Platon, le saint Paul de Socrate. Platon est un misérable sophiste quand il prétend faire des lois au lieu de faire des dogmes; sublime quand il interprète les dogmes de Socrate; ridicule quand il donne ses rêveries pour législation au monde grec. Il y avait eu toujours antipathie sourde entre Platon et Aristote pendant les dix-sept ans qu'ils avaient vécu et professé ensemble après la mort de Socrate; le dissentiment s'était prononcé et élargi d'année en année depuis le départ de Platon. Il en avait rejailli un peu sur les sublimes doctrines mystérieuses de Socrate. Socrate, convaincu que plus le mystère est beau, plus il est vrai, avait affirmé, comme le christianisme qui approchait, la spiritualité et l'immortalité de l'âme. Aristote avait rejeté ces dogmes divins, mais ténébreux, et demandait au corps et aux sens, c'est-à-dire, à la mort, le secret de l'âme et de la vie éternelle. Cependant le respect pour les doctrines socratiques ou platoniques l'empêchait de les nier d'une manière absolue, et il s'efforçait de les concilier avec une espèce de matérialisme absurde, quoique logique, auquel la raison pût ramener la pensée. Alors comme aujourd'hui, il ne voulait point de mystère: point de mystère, c'est le matérialisme et la mort. De là l'embarras de ses conclusions. Il y a deux mondes, un monde visible et un monde invisible. Raisonner de l'un par l'autre, c'est se tromper sur tous les deux.

II.

M. Barthélemy Saint-Hilaire l'a parfaitement senti et merveilleusement exprimé dans la belle et courageuse préface qui purifie d'avance la métaphysique d'Aristote. Il se socratise complétement, à mesure qu'Aristote se matérialise davantage.

L'âme est-elle distincte du corps? La force que nous sentons en nous vouloir, penser et sentir, est-elle la même que cette autre force qui conserve et répare notre organisme? L'intelligence et la nutrition sont-elles soumises à une seule et même puissance? L'homme est-il composé de deux principes? Obéit-il à un principe unique, et l'âme se confond-elle avec le corps?

Aujourd'hui il est permis à peine de poser cette question. Elle fait sourire la philosophie qui l'a cent fois résolue; elle indigne la religion, qui croit, avec raison, qu'un doute de cet ordre l'ébranle et la ruine; elle étonne le sens commun, qui ne se la fait pas, mais qui, lorsqu'on la lui pose, y répond, comme la religion et la philosophie, par une affirmation imperturbable: Oui, l'âme est distincte du corps. La discussion ne reste ouverte que pour ces physiologistes en petit nombre qui ne se sont point assez rendu compte des vraies limites de leur science, et qui, dans l'ardeur d'une étude encore nouvelle et indécise, ne s'aperçoivent pas de ses empiétements sur le domaine d'études voisines, mais différentes. Depuis Descartes, il n'est pas un philosophe qui puisse ignorer ni le chemin infaillible qui conduit à cette distinction capitale de l'âme et du corps, ni les conséquences, ou plutôt les dogmes, qui en sortent.

Mais quand la philosophie commençait à bégayer en Grèce, il y a près de trois mille ans, la question n'était ni aussi simple, ni même aussi grave. Les Écoles qui précédèrent Platon n'en comprenaient point toute l'étendue ni toute la portée. Platon seul a su montrer tout ce qu'elle renfermait d'essentiel, et pour l'explication de la nature de l'homme et pour ses destinées. La vérité n'avait jamais été présentée sous des formes aussi belles, appuyée d'arguments aussi invincibles, conquise par une méthode plus irréprochable. Les siècles ont adopté la solution platonicienne; ils l'ont approfondie, ils ne l'ont pas changée. Mais, au temps même de Platon, la victoire ne pouvait être aussi facile. La vérité, que l'homme n'acquiert qu'au prix de labeurs si longs, ne règne pas en un jour. La découvrir a coûté bien des peines, l'établir n'en coûte pas moins. Il est bon que des protestations nombreuses, même celles du génie qui s'égare en se révoltant contre elle, viennent l'affermir en cherchant vainement à l'ébranler. Son triomphe serait moins sûr s'il était plus rapide. La liberté d'ailleurs réserve toujours ses droits, plus imprescriptibles encore que ceux de la vérité. C'est la grandeur de l'esprit humain de n'accepter qu'après bien des combats l'empire même du vrai, et de ne jamais vouloir en subir le despotisme. La distinction de l'âme et du corps, démontrée par Platon, et surtout par Descartes, n'en sera pas moins toujours contestée, comme toutes les grandes vérités desquelles relève le destin de l'homme. Ces vérités n'ont de valeur qu'autant qu'elles sont discutables; elles ne s'imposent pas à nos raisons comme les axiomes de la géométrie; elles ne peuvent sauver l'homme, ou le perdre, que parce qu'elles peuvent être toujours, ou librement admises, ou librement rejetées.

Les contradicteurs n'ont donc pas manqué à Platon; et le plus illustre, comme le plus redoutable, fut son grand disciple. Aristote avait toutes les armes nécessaires pour soutenir la lutte: le génie d'abord, hautement reconnu, et développé même par son maître; les vastes connaissances; les enseignements de la philosophie antérieure, et les discussions prolongées vingt ans au sein de l'école qu'il devait combattre, sans compter les trésors d'un roi capable de comprendre ses études en les favorisant. Ce serait beaucoup exagérer que de croire qu'Aristote a confondu l'âme et le corps, comme l'ont fait plus tard de grossiers systèmes. Les erreurs de ces hautes intelligences diffèrent au moins par la forme de celles du vulgaire, quoiqu'elles portent les mêmes conséquences, avouées ou incertaines. Elles ont même ceci de plus dangereux, qu'elles se dissimulent sous des dehors admirables, et qu'elles se cachent à des profondeurs où les yeux les plus sagaces ne savent pas toujours les discerner. On a disputé longtemps, dans l'antiquité, au moyen âge surtout, on peut encore disputer de nos jours, pour savoir ce qu'Aristote a pensé de l'avenir de l'âme. Des passages équivoques ont répondu dans l'un et l'autre sens, au gré des préjugés religieux ou philosophiques de ceux qui les interrogeaient. Susciter de pareilles controverses n'est pas absolument, comme on pourrait le croire, un privilége du génie. C'est plutôt la marque d'une de ses faiblesses. On ne discute point ce qui est évident; et si Aristote s'était prononcé plus nettement, si ses opinions eussent été plus arrêtées et plus fermes, elles n'eussent pas fourni matière à des interprétations si diverses. Qui a jamais demandé à Platon ce qu'il pensait de l'immortalité de l'âme? Qui a jamais demandé à Aristote lui-même ce qu'il pensait de l'éternité du monde? On n'interroge que lorsqu'on doute. Mais s'il est des questions qu'on peut laisser dans l'ombre, soit qu'on les dédaigne, soit qu'on les oublie, ce ne doit jamais être que des questions secondaires. Sur les questions essentielles, il ne doit y avoir ni oubli ni obscurité. Les laisser douteuses, c'est ne pas les comprendre assez.

L'opinion d'Aristote sur la distinction de l'âme et du corps ne nous apparaîtra donc point avec une entière netteté. Mais en interrogeant d'abord sa doctrine sur ce point spécial, puis surtout en interrogeant son système sur les conséquences qui découlent infailliblement de ce principe, selon qu'on l'affirme ou qu'on le nie, nous saurons à quoi nous en tenir; et l'accusation, puisqu'il faut nous résoudre à en élever une contre lui, reposera, nous le tâcherons du moins, sur des bases équitables.

Voici d'abord sa théorie:

L'histoire de l'âme, pour reproduire l'expression même dont il se sert, est l'une des études les plus graves que puisse entreprendre la philosophie. Elle exige des recherches profondes et difficiles, et l'objet qu'elle traite est grand et admirable. Ainsi, Aristote s'avoue toute l'importance des investigations auxquelles il va se livrer. Peut-être même il l'exagère un peu, ou du moins il la déplace; car il affirme qu'on ne peut bien connaître la nature si l'on ne connaît l'âme, qui est, selon lui, le principe des êtres animés, la partie principale des êtres vivants. Il se propose donc de rechercher et quelle est l'essence de l'âme, et quelles sont ses qualités. Mais il ne veut pas se borner, comme on l'a fait avant lui, à étudier l'âme de l'homme; ce n'est point un champ assez large; c'est à l'ensemble des êtres organisés, depuis le végétal jusqu'aux animaux les plus élevés dans l'échelle de la vie, qu'il demandera les faits qui doivent fonder son système.

Qu'on s'arrête avec quelque attention sur ce premier principe; car c'est de là que sont sorties toutes les erreurs d'Aristote. Si l'âme de l'homme ne circonscrit pas nos études, si l'on sort de la nature humaine pour interroger l'univers, ce n'est plus de la psychologie qu'on fait, c'est de la physiologie générale. La question est certainement agrandie; mais elle est tout autre. Elle devient en outre tellement vaste que le génie même court risque de s'y perdre. Bientôt la physiologie ne suffira pas plus que n'a suffi la psychologie; et, en dédaignant d'étudier l'âme seule de l'homme, on sera bien près d'étudier l'âme du monde, et de tomber dans les abîmes où s'est égaré Timée, que l'on a critiqué avec tant de raison et de sévérité. L'histoire de l'âme ainsi entendue est un préliminaire de l'histoire des animaux. Aussi les commentateurs n'ont pas manqué de mettre le Traité de l'Âme en tête de ces admirables et nombreux ouvrages qui composent l'histoire naturelle dans l'encyclopédie d'Aristote. Les commentateurs ont bien fait et ils ont obéi à une tradition chère au Péripatétisme. Mais, il faut bien le remarquer: on a beau prétendre traiter de l'âme en général, c'est surtout de l'âme humaine qu'on s'occupera. Et la raison en est toute simple: c'est que l'âme de l'homme est celle qui est le mieux connue à l'homme. Les autres, ou lui échappent, ou du moins restent obscures pour lui. Aristote ne fera donc pas précisément ce qu'il désire; quoi qu'il en dise, il sortira très-peu de l'homme; et les faits étrangers qu'il viendra joindre aux faits purement humains, pourront bien faire briller son immense savoir; mais, loin d'éclaircir la question, ils ne feront que l'embarrasser. Certainement il est de frappants et intimes rapports entre l'homme et les êtres qui l'entourent: il se nourrit comme eux; quelques-uns sentent à peu près comme lui. Mais n'est-ce pas assembler les choses les plus disparates que de confondre dans une seule étude les plantes, qui se nourrissent et ne sentent pas; les animaux, qui se nourrissent et qui sentent, mais qui ne pensent pas; et enfin, l'homme, qui a seul le privilége de l'entendement, de cet entendement dont Aristote a fait la partie supérieure de l'âme? N'est-ce pas s'exposer à des confusions fatales? Et une sage méthode ne s'en tiendrait-elle pas ici, bien plus encore que dans la politique, à ce précepte donné par le philosophe lui-même: «Quand on veut étudier la nature, c'est aux êtres complets qu'il convient de s'adresser, ce n'est point aux êtres inférieurs?» (Voir la Politique, liv. I, ch. II, § 10.)

Mais passons. Après avoir montré tout ce qu'a d'important l'étude de l'âme, Aristote indique, avec sa concision habituelle et avec la sûreté de son coup d'œil, les questions principales qu'il convient d'agiter. L'âme est-elle une substance? N'est-elle qu'une qualité? Est-elle simplement en puissance? ou est-elle une réalité complète? Plus tard, il soutiendra qu'elle est une substance, qu'elle est en acte et non pas seulement en puissance; mais nous verrons en quel sens il prête à l'âme la substantialité et l'énergie. Puis il se demande si l'âme possède quelque affection qui lui soit propre, ou si plutôt toutes ses affections ne lui sont pas communes avec le corps. La sensation a besoin du corps évidemment; la pensée n'en a pas moins besoin, bien qu'elle semble plus propre à l'âme que la sensibilité. L'âme est donc indissolublement unie au corps: elle ne peut pas plus être séparée de lui qu'on ne peut séparer d'un objet quelconque la forme qui le limite et le détermine. Les passions de l'âme, Aristote le remarque avec toute raison, sont toujours accompagnées de certaines modifications du corps; et de cette observation, qui est vraie et qu'eût approuvée Descartes, mais qui est incomplète, puisqu'il y a dans l'âme autre chose que des passions, que conclut Aristote? Que l'étude de l'âme appartient exclusivement au naturaliste, ou, comme nous le dirions aujourd'hui, au physiologiste. Et de peur qu'on ne s'y méprenne, Aristote explique ce qu'il entend par le naturaliste, et, pour parler grec, le physicien: c'est celui qui étudie les phénomènes en tant qu'ils sont unis à la matière; c'est celui qui, en étudiant l'âme par exemple, ne la sépare point du corps auquel elle est jointe. Le physicien est, à cet égard, au-dessous même de quelques artistes, de l'architecte, du médecin, qui étudient certaines modifications de la matière, indépendamment de la matière même; au-dessous du mathématicien, qui étudie abstraitement d'autres modifications; fort au-dessous, par conséquent, du métaphysicien, qui étudie plus abstraitement encore les propriétés générales de l'être.

Sur ce point, il est impossible d'être plus clair que ne l'est Aristote. Suivant lui, l'étude de l'âme n'est qu'une partie de l'histoire naturelle; elle n'appartient en rien à la métaphysique, à la philosophie première. Ceci est une conséquence parfaitement rigoureuse de la définition posée dès le début. Si l'âme est le principe des êtres vivants, il faut l'étudier dans les êtres vivants; l'homme apparemment n'est pas le seul être qui vive, le seul être animé et organisé. Adjugeons donc à la science qui étudie l'organisation des êtres l'étude du principe sans lequel les êtres ne seraient pas.

Mais ici admirons Aristote: il vient de montrer toute l étendue de son sujet; il en a fixé les détails et les limites; il en a déterminé la méthode, par la nature même de la science à laquelle il l'attribue. Cette science, l'histoire naturelle, il la possède comme personne ne l'a possédée avant lui, comme depuis lors personne peut-être ne l'a possédée. Il est aussi parfaitement sûr de ses forces que du chemin dans lequel il doit marcher, et pourtant il ne veut pas s'en remettre à lui seul. D'autres avant lui ont parcouru la même carrière[4]; il les interrogera, à la fois pour leur emprunter loyalement la vérité, s'ils l'ont découverte, et pour éviter prudemment leurs erreurs, s'ils en ont commis. Réserve bien rare dans le génie, qui croit en général immodérément à lui-même, et qui serait cependant bien plus puissant encore, s'il était plus modeste et s'il s'appuyait sur la tradition! Aristote s'adresse donc à ses devanciers, et s'il les combat, ce n'est qu'après les avoir longuement consultés: il se sépare d'eux, mais il ne les omet pas. Depuis Thalès jusqu'à Timée, Platon, Xénocrate, il étudie et critique ses prédécesseurs, ses maîtres, ses condisciples. Deux facultés de l'âme ont surtout attiré leur attention: la sensibilité et le mouvement. Mais Aristote trouve qu'ils ne les ont bien expliquées ni l'une ni l'autre. Ces philosophes, trop peu instruits, ont cherché à définir le mouvement dans l'âme, comme ils le définissaient dans l'univers, ne voyant pas que dans l'âme (l'âme humaine sans doute, malgré ce qu'en a dit plus haut Aristote), le mouvement tient surtout à cette force qu'on appelle la volonté et la pensée. En outre, ils ont pris les modifications de l'âme pour des mouvements en elle: sentir, penser même, s'attrister, se réjouir, espérer, craindre, s'indigner, ce ne sont pas des mouvements de l'âme; ce sont des mouvements qui n'appartiennent qu'au corps, se développant avec lui, se flétrissant et mourant avec lui. Quant à l'intelligence proprement dite, elle donne si peu le mouvement, qu'elle est «un principe impassible,» tout divin, tout indestructible qu'il est. L'intelligence même ne pense, ne sent, n'aime, ne se souvient, qu'en compagnie du corps. Les modifications de l'âme, qu'on prend pour des mouvements, ne sont donc pas proprement à elle. Si les philosophes antérieurs ont commis cette erreur, c'est qu'ils n'avaient pas assez étudié le corps; ils ne s'étaient pas assez rendu compte des conditions qu'il doit remplir pour être uni à l'âme. Ils n'ont pas mieux compris la sensibilité. L'âme, pour connaître les choses, n'a pas besoin d'être semblable aux choses, ni surtout, comme l'ont imaginé quelques esprits grossiers, d'être les choses mêmes. Il n'y a point entre l'âme et les êtres qu'elle connaît cette insoutenable identité. De plus, Aristote, comme son maître dans le Phédon, fait justice de cette opinion que l'âme est l'harmonie du corps, métaphore inexacte donnée pour une explication scientifique. Il n'est pas moins sévère pour cette autre métaphore plus vide encore, qui fait de l'âme un nombre qui se meut lui-même. Enfin, il termine cet examen rapide des théories qui ont précédé la sienne, en les accusant d'être incomplètes, parce qu'elles n'ont pas étudié l'âme dans toute sa généralité. La sensibilité, le mouvement, n'épuisent pas les facultés de l'âme. La plante a une âme puisqu'elle se nourrit, et pourtant elle ne sent ni ne se meut. Certains animaux, qui sentent, sont immobiles. Leur refusera-t-on une âme? Et s'ils en ont une, pourquoi l'a-t-on oubliée dans des systèmes qui ont la prétention d'expliquer l'âme tout entière?

À ces théories insuffisantes il faut en substituer une plus vaste et plus exacte. Et, d'abord, Aristote s'occupe de donner la définition de l'âme. Quelle est cette définition? On peut, d'après ce qui précède, le deviner presque sans peine. Tout être, toute substance se compose de trois éléments, qu'y peut distinguer la raison: la matière d'abord, qui n'est par elle-même rien de déterminé, et n'est qu'une simple puissance; la forme, qui détermine l'être, lui donne un nom, le fait ce qu'il est; puis, en troisième lieu, l'être lui-même, composé de la matière et de la forme, l'être tel que nos sens nous le montrent. Que peut donc être l'âme? Évidemment elle ne peut être que la forme du corps, non pas du premier corps venu, comme l'ont dit les Pythagoriciens et quelques autres, mais d'un corps formé par la nature, et doué par elle d'organes qui le rendent capable de vivre. L'âme, en venant se joindre à la matière organisée, lui apporte donc actuellement la vie. De la simple puissance, elle la fait passer à la réalité entière et complète. L'âme est donc l'achèvement du corps, sa perfection, son acte, et, pour parler la langue aristotélique, son entéléchie[5]. De là il résulte que l'âme ne se confond pas plus avec le corps, que la cire ne se confond avec l'empreinte qu'elle reçoit, pas plus que la matière d'une chose quelconque ne se confond avec cette même chose. L'âme est l'essence du corps qui sans elle n'est plus ce qu'il est, tout comme un œil de pierre, un œil en peinture n'est pas un œil véritable. L'âme n'est pas tout à fait le corps; elle est quelque chose du corps; mais elle n'en peut être séparée, et Aristote n'ose même pas dire qu'elle y soit distinctement, comme le marin est dans le vaisseau qu'il gouverne.

Voilà donc la définition de l'âme; et le philosophe qui a fait sur la définition en général la grande théorie déposée dans les Analytiques veut prouver que celle-ci est irréprochable. À ses yeux, elle remplit la condition essentielle de toute bonne définition: elle contient la cause. L'âme ainsi comprise est la cause du corps vivant; c'est elle qui, en lui donnant la vie, le fait ce qu'il est. Elle la lui donne par quatre facultés diverses: la nutrition, la sensibilité, l'intelligence, la locomotion. Partout où l'on voit l'une de ces facultés, on peut affirmer qu'il y a vie, qu'il y a une âme. Ces facultés, du reste, se répartissent très-inégalement entre les êtres vivants. Les uns n'en ont qu'une: ainsi, les plantes n'ont que la faculté de nutrition, n'ont que l'âme nutritive; d'autres êtres jouissent de toutes les facultés réunies: tel est l'homme. Ajoutez que ces facultés se subordonnent entre elles dans une série parfaitement régulière. La nutrition peut être isolée de toutes les autres; mais la sensibilité, qui est le caractère propre et premier de l'animal, ne va jamais sans la nutrition; la locomotion suppose nécessairement la sensibilité, comme celle-ci suppose la nutrition. Enfin, l'intelligence implique toutes les facultés inférieures.

Je n'insiste pas sur la grandeur et la vérité de ces considérations physiologiques. On sait assez ce qu'on peut attendre de l'auteur de l'Histoire des animaux. Tout ce qu'il convient de remarquer ici, c'est qu'Aristote fait de l'âme la cause directe de la nutrition et de la génération, destinées, l'une à conserver l'individu, l'autre à perpétuer la race. Il réfute les philosophes qui ont attribué au seul élément du feu ce grand acte de la nutrition. Certainement, sans la chaleur, la nutrition n'est pas possible; et voilà pourquoi tous les êtres vivants sont pourvus d'une certaine chaleur. Mais c'est l'âme qui est la cause absolue de la nutrition. C'est elle qui nourrit le corps au moyen des aliments qu'elle lui assimile. C'est elle qui, tout en le développant, lui conserve néanmoins sa figure, tandis que le feu, s'il était seul chargé de cette fonction, accroîtrait cette figure sans règle et sans limites.

Après la théorie de la nutrition vient la théorie de la sensibilité.

III.

Il résulte de là que la conscience est supprimée et que Dieu lui-même est omis. L'immortalité de l'âme redevient problème.

À quoi tiennent tant de lacunes et tant d'erreurs? continue M. Barthélemy Saint-Hilaire.

Aristote n'a pas fait de l'âme une substance, c'est-à-dire une force libre et distincte de toutes les autres;

Il n'a point rattaché à l'âme les facultés morales dont l'homme est doué;

Il n'a pas cru à l'immortalité de l'âme;

Enfin, il n'a pas montré dans l'âme le fondement même de toute philosophie et de toute science.

À quoi tiennent des erreurs si profondes et si diverses? à quelle cause convient-il de les rapporter? À une seule, qui les explique toutes, si elle ne les justifie. Aristote n'a pas su distinguer assez complétement l'âme et le corps. Il les a confondus, en attribuant à l'une des fonctions qui manifestement appartiennent à l'autre. Il a réduit l'homme à un principe unique, tandis que l'homme est évidemment composé de deux principes, que sa raison distingue parfaitement, si d'ailleurs elle ne les voit jamais matériellement séparés. Quand l'âme a su donner à cette interrogation intérieure l'attention et la persévérance qu'exigent de si délicates études, elle se discerne elle-même avec une évidence que rien n'égale. L'homme s'aperçoit alors avec le caractère éminent qui lui est propre, avec le caractère unique de la pensée. Il ne nie rien du corps auquel son âme est attachée dans cette vie. Mais il reconnaît que le corps n'est pas lui, précisément parce que le corps est à lui, et que ce qui possède est distinct de ce qui est possédé[6]. Il ne sait point si l'âme est la forme du corps. Mais ce que l'âme sait, quand elle en est arrivée à se saisir ainsi elle-même, c'est qu'elle est la souveraine et la dominatrice de la matière à laquelle elle est unie, et que cette matière est son instrument et son compagnon subordonné, quoique trop souvent indocile. L'âme ne se comprend elle-même que sous la condition de la pensée, sans laquelle elle ne serait pas: elle n'a pas besoin de la condition du corps, sans lequel elle pourrait être, bien qu'elle ne soit jamais sans lui. La pensée seule lui est donc essentielle.

Voilà ce que Descartes enseigne divinement; voilà ce que Descartes enseigne avec une clarté qui ne laisse plus aucun nuage, avec cette autorité qui n'appartient qu'au vrai, et qui ne souffre plus de controverse. Mais est-il équitable de juger Aristote par Descartes, et de mesurer ces antiques théories à des théories venues deux mille ans plus tard? Est-il équitable de demander au siècle d'Alexandre tout ce qu'a pu tenir le dix-septième siècle, tout ce que le nôtre pourrait donner? Sans doute la nature et la réalité ne changent pas; et le génie, quand il applique sa puissance à les observer, peut d'un premier effort les pénétrer et les comprendre tout entières. Aristote a rencontré parfois ce bonheur; et la logique, par exemple, a été construite de toutes pièces par ses seules mains, sans que ce prodigieux édifice eût été préparé par des travaux antérieurs, sans qu'il ait été agrandi ou changé par les travaux qui ont suivi. Mais ce sont là de bien rares fortunes; et quoique Aristote en ait eu encore une autre presque aussi belle dans l'Histoire des animaux, il serait excessif d'attendre toujours, même de lui, des œuvres aussi achevées. C'est qu'à côté de la puissance du génie, qui est individuel, il y a cette autre puissance de l'esprit humain qui grandit de siècle en siècle, et dépasse par des labeurs incessamment accumulés les élans du génie lui-même, admirables, mais passagers. On a souvent commis cette iniquité de soumettre les grands hommes du passé à la mesure du présent, et il a été facile de les convaincre d'erreur et de faiblesse. Mais c'est bien mal comprendre la loi qui préside au développement de l'intelligence humaine. C'est exiger de l'enfance ce qu'on ne doit demander qu'à la virilité. Aujourd'hui, moins que jamais, une appréciation aussi injuste ne doit être permise. Elle serait impardonnable, en présence de tous les enseignements qu'ont dû nous donner et la philosophie de l'histoire et l'histoire même de la philosophie.

Ne jugeons donc pas Aristote par Descartes; et puisqu'un heureux hasard nous permet de comparer les théories du disciple à celles de son maître, jugeons Aristote par Platon; Aristote a vingt ans étudié à cette école. Il y aura de plus cet avantage que, si la sentence portée au nom de Platon est toute pareille à celle que nous eussions portée au nom de Descartes, le jugement pourra passer pour infaillible; ce sera l'expression même de la vérité, découverte d'abord par le génie, et confirmée par le témoignage des temps.

Voyons ce que Platon enseigne sur l'âme. L'a-t-il distinguée parfaitement du corps? En a-t-il fait une substance? L'a-t-il crue immortelle? A-t-il su trouver dans l'âme et dans la réflexion le principe de la véritable méthode? Mais, en cherchant une réponse à ces questions, gardons-nous de séparer Platon de Socrate, puisque le pieux disciple a voulu que la postérité ne l'écoutât jamais que par l'intermédiaire et sous la garantie de son incomparable maître.

Socrate vient d'exposer à ses amis cette théorie de l'immortalité de l'âme qui remplit le Phédon; il va boire le poison dans la coupe que lui présentera le serviteur des Onze. Mais, avant de mourir, il veut se baigner, afin d'épargner aux femmes la peine de laver un cadavre. Alors Criton prenant la parole: «Socrate, lui dit-il, n'as-tu rien à nous recommander, à moi et aux autres, sur tes enfants ou sur toute autre chose où nous pourrions te rendre service?

—«Ce que je vous ai toujours recommandé, Criton; rien de plus; ayez soin de vous; ainsi, vous me rendrez service à moi, à ma famille, à vous-même, alors même que vous ne me promettriez rien présentement; au lieu que si vous vous négligez vous-même, et si vous ne voulez pas suivre, comme à la trace, ce que nous venons de dire, ce que nous avons dit il y a longtemps, me fissiez-vous aujourd'hui les promesses les plus vives, tout cela ne servira pas à grand'chose.

—«Nous ferons tous nos efforts, répondit Criton, pour nous conduire ainsi. Mais comment t'ensevelirons-nous?

—«Tout comme il vous plaira, dit-il, si toutefois vous pouvez me saisir et que je ne vous échappe pas. Puis, en même temps, nous regardant avec un sourire plein de douceur: Je ne saurais venir à bout, mes amis, de persuader à Criton que je suis le Socrate qui s'entretient avec vous, et qui ordonne toutes les parties de son discours. Il s'imagine toujours que je suis celui qu'il va voir mort tout à l'heure, et me demande comment il m'ensevelira; et tout ce long discours que je viens de faire pour prouver que, dès que j'aurai avalé le poison, je ne demeurerai plus avec vous, mais que je vous quitterai, et irai jouir de félicités ineffables, il me paraît que j'ai dit tout cela en pure perte pour lui, comme si je n'eusse voulu que vous consoler et me consoler moi-même. Soyez donc mes cautions auprès de Criton, mais d'une manière toute contraire à celle dont il a voulu être la mienne auprès de mes juges; car il a répondu pour moi que je ne m'en irais point; vous, au contraire, répondez pour moi que je ne serai pas plutôt mort que je m'en irai; afin que le pauvre Criton prenne les choses plus doucement, et qu'en voyant brûler mon corps ou le mettre en terre, il ne s'afflige pas sur moi, comme si je souffrais de grands maux, et qu'il ne dise pas à mes funérailles qu'il expose Socrate, qu'il l'emporte, qu'il l'enterre; car il faut que tu saches, mon cher Criton, lui dit-il, que parler improprement, ce n'est pas seulement une faute envers les choses, mais c'est un mal que l'on fait aux âmes. Il faut avoir plus de courage, et dire que c'est mon corps que tu enterres; et enterre-le comme il te plaira, et de la manière qui te paraîtra la plus conforme aux lois.» (Traduction de M. Cousin, p. 315.)

Sous l'impression d'exemples si frappants, devant de si vives leçons, dont la vérité d'ailleurs pouvait être à tout instant contrôlée par l'observation même des faits, on comprend sans peine que la distinction de l'âme et du corps dut apparaître à Platon comme une sorte d'axiome incontestable. Aussi, sans s'expliquer avec autant de netteté que, plus tard, Descartes a pu le faire, Platon a-t-il pris, comme lui, l'âme réduite à la seule pensée pour le principe suprême de toute philosophie. Quel est le devoir du philosophe? C'est de s'examiner soi-même; c'est de conserver pure de toute souillure cette partie de son être qui comprend le juste et l'injuste; c'est de la perfectionner au péril même de sa vie. Mais le premier obstacle que le philosophe rencontre, c'est le corps qui l'empêche d'arriver au vrai et au bien. Les besoins du corps, ses passions, ses faiblesses, ses plaisirs et ses douleurs sont comme autant de clous par lesquels l'âme lui est rivée; c'est par le corps qu'elle est entraînée dans ces régions inférieures et obscures où elle est en proie au vice et à l'erreur. Il faut donc que le philosophe, s'il veut atteindre à la vertu et à la vérité, sépare son âme du corps; il faut qu'il la délivre du lien des sens dont elle se sert, et lui apprenne, dès cette vie, à mourir, en quelque sorte, si la mort est la séparation du corps et de l'âme. La philosophie sera donc comme un apprentissage et comme une anticipation de la mort véritable. Cette vie nouvelle de l'âme est la seule vie réelle, la seule vraiment digne de l'homme. L'âme recueillie en elle-même, au-dessus des troubles et des vertiges que le corps lui donne, quand elle reste unie à lui, se reconnaît alors pour un principe divin, immortel, intelligent, simple, indissoluble. Elle est invisible et immatérielle. Il n'y a que le corps qui puisse être perçu par les sens. Mais si l'âme échappe à la prise des sens, s'ils ne peuvent ni la voir ni la toucher, l'âme se voit et se touche elle-même. Elle se confond si peu avec le corps qu'elle se sent faite pour lui commander, le combattre, et, au besoin, l'anéantir. C'est elle qui anime le corps et qui le fait ce qu'il est; car sans elle il n'est plus qu'un cadavre; sans elle il se corrompt; et l'homme a beau vouloir conserver cette vaine dépouille, tout l'art des Égyptiens n'y peut rien; le corps tombe bientôt en dissolution, tandis que l'âme se sent réservée à des destinées toutes différentes[7].

Cette vie de l'intelligence et de la sagesse que la philosophie assure à l'âme, on sait assez ce qu'elle est dans le système de Platon. L'âme est alors en rapport avec les Idées, c'est-à-dire, avec les notions générales et universelles, dont elle ne voit dans le monde des sens que des cas particuliers et des ombres. Aristote a beaucoup combattu la théorie des Idées; et je ne veux pas dire qu'elle soit inattaquable de tous points. Mais s'il a nié surtout que les Idées pussent exister à part et indépendamment des êtres que nos sens nous révèlent, il n'a jamais nié qu'elles existassent. Comment, en effet, aurait-il pu le nier? Sa théorie de l'entendement n'est point autre à cet égard que la théorie même de son maître. L'universel est le seul objet de la science pour Aristote aussi bien que pour Platon. Mais, selon Aristote, les sens et le corps sont indispensables pour former l'universel, collection de ce qu'il y a de commun dans chacun des phénomènes. Suivant Platon, au contraire, le témoignage des sens n'est pour l'âme qu'une occasion de s'élever à la notion universelle qu'elle porte en elle, et qu'elle y doit retrouver, quand elle sait rentrer en soi sous la conduite de la philosophie. Après l'excitation toute passagère par laquelle le corps a provoqué l'âme, il n'a donc plus rien à faire dans le monde de l'intelligence. L'âme y est seule avec les Idées qu'elle comprend et qu'elle contemple, mais qu'elle ne fait pas, comme Aristote l'a pensé.

IV.

On le voit: si, dans l'ordre actuel des choses, l'âme est unie au corps, si elle n'en peut être matériellement séparée, elle peut du moins, selon Platon, se distinguer si parfaitement de lui qu'elle se fait une existence dans laquelle le corps n'est plus réellement pour rien. L'âme en est donc profondément distincte. Et notez bien qu'il ne s'est agi jusqu'ici dans les théories de Platon que de faits réels, tous vérifiables à la plus scrupuleuse analyse, et non point de ces hypothèses qui confirment la distinction de l'âme et du corps, qui en sont des conséquences plus ou moins certaines, mais qui ne la démontrent pas. Je veux parler de cette éternité que Platon attribue à l'âme, de cette vie antérieure où l'âme sans le corps a connu directement les Idées dont elle ne fait que se souvenir ici-bas, de ces existences successives par lesquelles l'âme doit passer pour recouvrer sa pureté première, de ces récompenses et de ces peines que lui réserve la justice des dieux, selon qu'elle aura bien ou mal vécu. Ces croyances, qui sont le fond du Platonisme, ont sans doute une immense importance. Mais même en les négligeant, on peut affirmer, sans la moindre hésitation, que Platon a procédé comme Descartes dans cette grande distinction de l'âme et du corps, et que sa théorie a la même vérité, si d'ailleurs elle présente aussi les mêmes périls.

Mais Platon est allé plus loin que Descartes, en insistant encore plus que lui sur les moyens qu'il convient d'employer pour bien discerner l'âme du corps. Il a même indiqué les causes qui le plus ordinairement empêchent les hommes de pouvoir faire cette distinction, et de se bien connaître eux-mêmes. Descartes prévoyait, en terminant ses principes (4e partie, § 201, éd. de M. Cousin), «qu'il ne serait pas approuvé par ceux qui prennent leurs sens pour la mesure des choses qui se peuvent connaître.» Et il ajoutait «qu'à son avis, c'était faire grand tort au raisonnement humain que de ne vouloir pas qu'il allât au-delà des yeux.» Platon a vingt fois répété que, pour bien connaître la véritable nature de l'âme, «on ne doit pas la considérer dans l'état de dégradation où la mettent son union avec le corps et d'autres maux; et qu'il faut la contempler attentivement, des yeux de l'esprit, telle qu'elle est en elle-même, dégagée de tout ce qui lui est étranger. Ceux qui verraient Glaucus le marin, disait-il encore, auraient peine à reconnaître sa première forme, parce que les anciennes parties de son corps ont été, les unes brisées, les autres usées et totalement défigurées par les flots, et qu'il s'en est formé de nouvelles de coquillages, d'herbes marines et de cailloux, de sorte qu'il ressemble plutôt à un monstre qu'à un homme tel qu'il était auparavant. Ainsi, l'âme s'offre à nos regards défigurée par mille maux. Mais voici par quel endroit il convient de la regarder. C'est par son goût pour la vérité. Considérons à quelles choses elle s'attache, quel commerce elle recherche, comme étant par sa nature de la même famille que ce qui est divin, immortel, impérissable. Considérons ce qu'elle peut devenir, lorsque, se livrant tout entière à cette poursuite, elle s'élève par ce noble élan du fond des flots qui la couvrent aujourd'hui, et qu'elle se débarrasse des cailloux et des coquillages qu'amasse autour d'elle la vase dont elle se nourrit, croûte épaisse et grossière de terre et de sable.» (République, liv. X, p. 273, trad. de M. Cousin.) Puis, dans cette sage conciliation que Platon a tentée entre le sensualisme ionien et l'idéalisme de Mégare, il employait la douce ironie qu'il avait apprise de Socrate, à se moquer «de ces hommes semés par Cadmus, de ces vrais fils de la terre, qui soutiennent hardiment que tout ce qu'ils ne peuvent pas palper n'existe en aucune manière; de ces terribles gens qui voudraient saisir l'âme, la justice, la sagesse, ou leurs contraires, comme ils saisissent à pleines mains les pierres et les arbres qu'ils rencontrent, et qui n'ont que du mépris, et n'en veulent pas entendre davantage, quand on vient leur dire qu'il y a quelque chose d'incorporel.» (Sophiste, p. 252, trad. de M. Cousin.) Platon n'est pas parvenu à convaincre tous ces profanes, comme il les appelait encore; Descartes n'a pas davantage persuadé tous les profanes de son temps. Mais Platon et Descartes ont montré la route; les esprits attentifs et sérieux n'ont plus qu'à les y suivre.

Maintenant est-il besoin de dire que Platon a fait de l'âme une substance, au sens le plus rigoureux de ce mot? Tout ce que l'on vient de voir ne le prouve-t-il pas assez? Et pour l'immortalité, que dire encore, que tout le monde ne sache? Disons toutefois que dans la philosophie de Platon, ce dogme a une importance et un caractère qu'il n'a point ailleurs. Les religions, même les plus positives et les plus éclairées, se contentent d'affirmer que l'âme est immortelle, tout comme elles affirment que Dieu est. La philosophie va beaucoup plus loin: elle ne se contente pas d'affirmer, elle démontre. Elle cherche des preuves, les classe, les discute, pour en faire ressortir, avec d'autant plus d'évidence, la vérité que doit accepter la raison après l'avoir soumise librement à son examen. Depuis le Phédon, la République et les Lois, l'esprit humain a-t-il trouvé des arguments nouveaux? en a-t-il trouvé de plus solides? Et est-il personne qui ne puisse adopter ceux qui donnèrent à Socrate son imperturbable foi devant une mort inique et cruelle? Quel immense intérêt s'attachait donc, pour Platon, à cette question qui achève et comprend toutes les autres? La vie de l'homme, telle qu'elle nous est faite ici-bas, lui apparut comme une énigme indéchiffrable, et digne de pitié plutôt que d'étude, si rien ne la suit. L'homme, s'il ne se rattache à rien de supérieur, s'il ne se rattache point à Dieu, lui apparut comme un être inexplicable et monstrueux. De là, dans son système, cette grande croyance de l'immortalité, qui fait du Platonisme une sorte de religion tout aussi inébranlable, et, sur quelques points, beaucoup plus complète que toute autre. En un mot, après Socrate et Platon, les siècles n'ont eu, sur ce dogme, absolument rien à faire, ils n'ont eu qu'à le sanctionner.

Ceci nous explique sans la moindre peine pourquoi la morale de Platon est à la fois si vraie et si sublime, si profonde et si pratique. C'est une conséquence, quand une fois on a compris la vraie destinée de l'âme, de comprendre aussi, dans toute son étendue, la loi qui lui est imposée. Le philosophe n'a plus, comme le vulgaire, qu'à interroger sa conscience; il y trouve la voix intérieure qui parlait si haut à Socrate, et que tout homme porte en lui, si d'ailleurs tout homme ne sait pas l'entendre aussi bien, et la suivre aussi docilement. Le philosophe n'a donc qu'à recueillir ces infaillibles oracles; et mieux il les aura écoutés, plus son langage prendra de grandeur et d'autorité. Si Platon a mieux parlé de la morale que ne l'a fait Aristote, si surtout il a su l'inspirer mieux que son disciple, n'en cherchons pas d'autre cause. Platon a mieux compris la nature de l'âme, parce qu'en ne voyant en elle que la pensée, il l'a prise par son essence, et ne l'a point dénaturée en lui prêtant des facultés qu'elle n'a point. Platon même en ceci est bien plus grand que Descartes: parti d'un principe identique, il en tire des conséquences morales que le philosophe moderne a passées sous silence, conséquences qui n'avaient plus, il est vrai, au dix-septième siècle, la même importance qu'au sein du paganisme, mais que la science du moins réclamait comme un indispensable complément[8].

V.

Ainsi, conduit par une exacte analyse des faits, Platon a posé d'abord la distinction de l'âme et du corps et la substantialité de l'âme; il a posé son immortalité véritable avec le cortége obligé des récompenses et des peines; il a découvert la loi morale et l'a montrée, dans toute sa puissance et sa pureté, au fond de la conscience humaine. Sur ces divers points, nous avions trouvé Aristote, ou à peu près muet, ou tout au moins obscur; Platon, au contraire, a répondu avec une clarté et une assurance admirables. En sera-t-il de même sur la question de la méthode? Oui, sans doute; et en ceci la solution de Platon n'a été ni moins complète, ni moins sûre. On peut déjà facilement pressentir ce qu'elle doit être. Il est impossible à l'âme de se placer en face d'elle-même, sans reconnaître bientôt cette évidence suprême qui accompagne tout acte de conscience, et qui de là se répand sur toutes les notions que l'âme peut saisir directement en elle. Or ces notions ne concernent pas l'âme toute seule; elles s'appliquent aussi au monde extérieur, aux êtres, aux phénomènes qui, sans elles, demeureraient parfaitement incompréhensibles à l'intelligence, parce qu'ils seraient sans lois. Il faudra donc que l'âme rentre en elle-même, non pas seulement pour se comprendre, mais aussi pour comprendre tout ce qui n'est pas elle. De là, la dialectique, «science toute rationnelle qui, sans invention des sens, s'élève à l'essence des choses,» et les entend aussi parfaitement qu'il est donné à l'homme de les entendre: science supérieure à toutes les sciences physiques, supérieure même à toutes les sciences intelligibles, parce que c'est elle seule qui a le secret de toutes les autres et connaît leurs limites et leurs rapports. On peut dire que «la dialectique est l'air dont les autres sciences ne sont qu'un vain prélude.» Elle est la plus vraie de toutes, parce qu'elle ne s'occupe que de ce qui ne passe point, et que la vérité ne se fonde que sur ce qui est. On a souvent représenté la dialectique platonicienne comme la méthode qui, des idées particulières, s'élève de degré en degré à des notions de plus en plus générales, pour aboutir par toutes les voies à cette idée suprême et universelle du bien, «qui illumine le monde intelligible, comme le soleil éclaire le monde des sens.» La dialectique est bien cela sans doute; mais elle est plus encore: elle est la méthode unique, applicable à tous les cas, aux plus humbles comme aux plus relevés: en un mot, elle est la méthode, au sens même où Descartes l'a plus tard entendu. De là vient que Platon déclare que le philosophe est le seul à posséder la dialectique, tout comme Descartes n'a demandé la méthode qu'à la seule philosophie. De là vient encore que Platon interdit la dialectique à la jeunesse, et qu'il veut qu'elle couronne, et non qu'elle précède la culture des sciences particulières. C'est qu'en effet, pour bien connaître et montrer le chemin, il faut d'abord l'avoir parcouru.

Telle est la portée véritable de la dialectique platonicienne; c'est là ce qui lui assigne le grand rôle qu'elle joue dans l'histoire de la philosophie. Elle est l'antécédent direct de la méthode cartésienne, laquelle est le fondement de toute la philosophie moderne. Comprendre autrement la dialectique de Platon, c'est la méconnaître. Aristote le premier l'a entièrement méconnue; et, si l'on a bien compris pourquoi le système péripatéticien est sans méthode et sans base, on voit tout aussi clairement pourquoi le disciple n'a point accepté la méthode du maître: c'est qu'Aristote n'a point constaté dans l'âme ce grand fait de la réflexion sur lequel Platon a tant insisté. Aristote a rabaissé la dialectique presque au niveau de l'art des sophistes; et bien d'autres après lui ont répété cet anathème. Peut-être la dialectique vulgaire de son temps ne valait-elle pas davantage; peut-être même celle que Kant a voulu ressusciter ne vaut-elle pas beaucoup mieux; mais on peut l'affirmer contre Aristote et contre Kant, ce n'est pas là la dialectique de Platon.

Certes, je ne veux pas dire que la méthode platonicienne soit à l'abri de toute critique, ni qu'elle soit sans danger. Le demi-scepticisme des cinq Académies qui se sont succédé est un fâcheux symptôme. Le mysticisme des Alexandrins est encore plus déplorable, ainsi que l'idéalisme sorti de l'école cartésienne; mais ce sont là des aberrations et des conséquences immodérées de la méthode; ce n'en sont pas de légitimes applications. Il faut donc répéter que la méthode de Platon est la vraie méthode, et que qui ne l'adopte pas court le risque de ne point s'entendre complétement avec soi-même, et de parcourir la carrière sans la bien connaître, quel que soit d'ailleurs son génie.

Aristote aurait donc pu apprendre de Platon d'abord ce qu'est la méthode philosophique, et de quelle faculté de l'âme elle ressort; il aurait pu apprendre de lui quel est le vrai fondement de la morale; il aurait pu apprendre de quelle importance est le dogme de l'immortalité, appuye sur l'étude de la conscience humaine; enfin, il aurait pu apprendre que ce dogme, cette morale et cette méthode reposent uniquement sur cette essentielle distinction de l'âme et du corps.

Mais, certes, Aristote n'a rien ignoré de ce qu'enseignait Platon; et s'il s'est décidé pour des solutions contraires, c'est à parfait escient. Malheureusement les siècles ont prononcé dans ces grandes controverses, et c'est à Platon qu'ils ont donné raison. Le témoignage même des siècles ne serait rien; mais l'observation attentive des faits s'élève contre Aristote, et c'est la vérité qui dépose contre lui. Il faut le déclarer, quoi qu'il en coûte: Aristote, en contredisant Platon, a rétrogradé vers le passé; il a rebroussé chemin à peu près jusqu'à l'Ionisme; et malgré la sagacité des développements nouveaux qu'il a donnés à des principes surannés, le germe que contenaient ces principes n'a pas tarde à reparaître: si le maître lui-même a su échapper au sensualisme, son école presque tout entière y est fatalement tombée.

C'est donc à une condamnation presque absolue d'Aristote que nous sommes arrivés en le comparant à Platon. Le jugement eût été le même si nous en avions appelé à Descartes; la réponse n'aurait pas changé pour être donnée à deux mille ans de distance, parce que la vérité ne change point. Voilà, ce semble, ce grand Traité de l'âme bien abaissé; voilà d'immenses erreurs et des lacunes non moins immenses. Par quels mérites se relèvera-t-il donc à nos yeux? Ces mérites, les voici; et s'ils sont moins élevés que nous ne l'eussions désiré, ils le sont bien assez encore pour justifier toute la gloire du péripatétisme.

Rendons d'abord toute justice à la forme même de l'ouvrage et à sa composition. De toutes les œuvres d'Aristote, sans en excepter même la Logique ni l'Histoire des animaux, celle-ci est certainement la plus accomplie. Le plan est, comme on l'a vu plus haut, parfaitement simple et parfaitement suivi. Après une vue générale et rapide des parties principales de son sujet, Aristote s'enquiert de la tradition, qu'il examine assez longuement; puis, traitant la question du point de vue qui lui est propre, il étudie l'une après l'autre les quatre grandes facultés qu'il reconnaît à l'âme; et il termine par des généralités qui résument ce qui précède. La plupart des ouvrages aristotéliques ne nous sont arrivés que dans un état de désordre et de mutilation qui permet rarement d'en juger l'ensemble. Jusqu'à présent la sagacité des érudits a échoué devant la Métaphysique, que personne n'a pu restituer légitimement. On sait quelle est l'interversion des livres de la Politique. On sait les lacunes de la Poétique, les doubles et triples rédactions de la Rhétorique et de la Morale. L'Histoire même des animaux n'est point terminée; et le dixième et dernier livre, qui n'appartient point à Aristote, ne nous donne pas, et nous ne trouvons point ailleurs, le grand résumé qui devrait compléter des théories aussi vastes et les relier entre elles. La Physique n'est pas davantage à l'abri de toute critique. La Logique même, tout admirable qu'en est la composition, présente quelques taches: les parties diverses de cette construction colossale ne se tiennent pas assez entre elles; et, bien que les rapports de subordination qui les unissent incontestablement se révèlent à une étude patiente, les meilleurs esprits ont pu s'y tromper, dans l'antiquité comme dans les temps modernes. La biographie d'Aristote, on le sait, peut nous expliquer fort bien les défauts qui nous choquent dans ses œuvres. Élève de Platon jusqu'à l'âge de quarante ans à peu près, plus tard mêlé aux affaires politiques de l'Asie Mineure et de la Macédoine, précepteur d'Alexandre, Aristote, selon toute apparence, ne publia pas un seul de ses ouvrages avant cinquante ans.

À cette époque même, livré tout entier à l'enseignement d'une nombreuse école, il ne paraît pas qu'il ait pu donner à cette publication tous les soins nécessaires. L'exil et la mort vinrent le surprendre à soixante-deux ans, avant qu'il eût pu mettre la dernière main à aucun de ses travaux; et ses manuscrits, confus et inachevés, devinrent l'héritage d'un élève bien capable de les comprendre, mais qui ne prit pas la peine de les classer, laissant ce soin pieux à des mains moins habiles et moins éclairées. Par une exception peut-être unique, le Traité de l'Âme, s'il n'a pas reçu toute la perfection qu'un auteur plus minutieux pourrait donner à ses écrits, a reçu cependant toute cette perfection qu'Aristote prétendait, à ce qu'il semble, donner aux siens. C'est dans le Traité de l'Âme, plus que partout ailleurs, qu'on peut bien voir ce qu'est toute sa manière, cette ordonnance grandiose et lucide des pensées, ce style concis et ferme jusqu'à l'obscurité et à la sécheresse axiomatiques, sans ornements d'aucun genre qu'une admirable justesse, une incomparable propriété d'expressions, une vigueur sans égale, et, au milieu d'une apparente et réelle négligence, des allures où éclate toujours la puissance du génie.

Ce sont là les qualités extérieures du style aristotélique; il en a d'autres plus profondes, dont la philosophie lui doit plus particulièrement tenir compte. La forme que la science y revêt est celle même qu'elle a depuis lors conservée, et qu'elle ne changera point. Nous ne savons pas au juste ce qu'était la forme adoptée par la philosophie antérieurement à Platon. Je ne parle pas de cette philosophie qui écrivait en vers et conservait, au grand préjudice de la pensée, les indécisions de la poésie, sans en garder les grâces. Mais les ouvrages de Démocrite, dont le génie a tant de rapport avec celui d'Aristote, ne sont point parvenus jusqu'à nous; et les rares fragments qui nous en restent ne permettent pas d'en porter un jugement bien précis. Les Sophistes n'ont pu rien faire pour la science, parce qu'ils ne la prenaient point au sérieux. Quant à la forme du dialogue adoptée par Platon, c'est une exception absolument inimitable, d'abord par la perfection où Platon a su le porter, et ensuite par l'insuffisance même du procédé. On peut voir ce que le dialogue a fourni à Leibniz et même à Malebranche. Entre les mains du disciple de Socrate, il a produit des chefs-d'œuvre qu'Aristote avait essayé d'imiter, bien vainement sans doute. Platon non plus, tout grand artiste qu'il est, n'aurait certainement pas choisi de lui-même une telle forme, et son génie livré à lui seul n'en eût pas tiré un tel parti. Mais Socrate avait posé trente ans devant lui. Le dialogue, la discussion, avait été toute sa puissance et tout son enseignement. En voulant reproduire l'esprit, si ce n'est tout à fait les doctrines de Socrate, Platon n'avait pas à choisir. Le récit aurait glacé ces vivantes démonstrations; et cela est si vrai, bien que Xénophon ne s'en soit pas aperçu, que Platon n'a été ni le seul, ni même le premier à reproduire ces conversations qui avaient instruit Athènes, et l'avaient charmée tout en l'irritant. Que devenaient ces conversations, du moment que Socrate cessait d'y figurer en personne? L'art a fait beaucoup sans doute pour les dialogues de Platon, mais la réalité a fait encore plus. Si les Platons sont bien rares, les Socrates le sont davantage. Le dialogue platonicien ne serait désormais possible qu'à la condition d'un nouveau personnage aussi merveilleux, et peut-être même à la condition d'une catastrophe aussi lamentable. La philosophie s'interdira donc à jamais le dialogue, sous peine de se laisser entraîner à une imitation vaine. Que le dialogue reste le monopole éternel de Platon, puisqu'il n'a été donné qu'à lui seul d'avoir un Socrate pour maître. Que ce soit pour lui un titre de gloire aussi incontestable, s'il est moins grand, que la théorie des Idées. Mais le dialogue ne peut être la forme vraie de la science, malgré les services qu'il lui a rendus une fois. Aristote peut donc légitimement passer à nos yeux pour avoir donné à la philosophie la forme qui lui est propre. Il semble bien que d'autres sciences, la médecine, par exemple, avaient déjà trouvé la leur. Mais la philosophie s'ignorait encore. Aristote le premier lui fit tenir le langage qui lui convient; et le Traité de l'Âme est son chef-d'œuvre, de même qu'avec la Métaphysique, il renferme ses théories les plus importantes.

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